Les créances de la terre: chroniques du pays Jamaat (Jóola de Guinée-Bissau) 9782503526669, 9782503561202

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Les créances de la terre: chroniques du pays Jamaat (Jóola de Guinée-Bissau)
 9782503526669, 9782503561202

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Les créances de la terre. Chroniques du pays jamaat

Illustration de couverture : bákiin Bulãpan - Esana. Cl. O. Journet

Bibliothèque de l’école des hautes études

sciences religieuses

Volume

134

Odile Journet-Diallo

Les CRéances de la terre Chroniques du pays jamaat (JÓola de Guinée-bissau)

La Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses La collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses, fondée en 1889 et riche de plus de cent-trente volumes, reflète la diversité des enseignements et des recherches menés au sein de la Section des sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études (Paris, Sorbonne). Dans l’esprit de la section qui met en œuvre une étude scientifique, laïque et pluraliste des faits religieux, on retrouve dans cette collection tant la diversité des religions et aires culturelles étudiées que la pluralité des disciplines pratiquées : philologie, archéologie, histoire, philosophie, anthropologie, sociologie, droit. Avec le haut niveau de spécialisation et d’érudition qui caractérise les études menées à l’EPHE, la collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses aborde aussi bien les religions anciennes disparues que les religions contemporaines, s’intéresse aussi bien à l’originalité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes  – judaïsme, christianisme, islam –  qu’à la diversité religieuse en Inde, au Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie et l’Égypte anciennes, dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection n’oublie pas non plus l’étude des marges religieuses et des formes de dissidences, l’analyse des modalités mêmes de sortie de la religion. Les ouvrages sont signés par les meilleurs spécialistes français et étrangers dans le domaine des sciences religieuses (chercheurs enseignants à l’EPHE, anciens élèves de l’École, chercheurs invités…). Directeur de la collection : Gilbert Dahan Secrétaire de rédaction : Francis Gautier Secrétaire d’édition : Cécile Guivarch Comité de rédaction : Mohammad Ali Amir-Moezzi, Jean-Robert Armogathe, Jean-Daniel Dubois, Michael Houseman, Alain Le Boulluec, Marie-Joseph Pierre, Jean-Noël Robert

À la mémoire de Wagam, décédé le 29 septembre 2006 à Esana

Remerciements Je remercie l’École Pratique des Hautes Études pour avoir financé un certain nombre de mes missions de terrain en Guinée-Bissau et m’avoir ouvert les portes de sa collection, ainsi que mon laboratoire de rattachement, anciennement « Systèmes de Pensée en Afrique Noire », devenu aujourd’hui composante du Centre d’Études des Mondes Africains (CNRS-EPHE-Paris I-Université de Provence), pour le soutien et la qualité des échanges scientifiques qu’il m’a toujours apportés. Je remercie également les autorités bissau-guinéennes et sénégalaises qui m’ont autorisée à mener des enquêtes ethnographiques dans une région frontalière souvent troublée. Pour l’édition des schémas et photographies, cet ouvrage a bénéficié d’une aide du CEMAF. Le « merci » n’existe pas en jóola : que les villageois Kujamaat, et plus particulièrement ceux de Esana, qui m’ont tolérée puis acceptée avec bienveillance trouvent ici mes plus vifs souhaits de paix et de prospérité. Pour emprunter leurs termes, que la terre leur soit fraîche ! Je ne pourrais citer ici tous celles et ceux qui m’ont plus particulièrement aidée dans mes enquêtes, mais aucun ne s’offusquera du fait que je salue d’abord la mémoire de ceux aujourd’hui disparus : le grand Wagam et les deux vice-rois, Ãpakapeña et Ulãgebe ; Ulãgul et Jeejo, devins et guérisseurs. Ils étaient responsables des plus grands cultes du village et n’ont jamais ménagé leur peine pour m’en faire comprendre la complexité. Ma gratitude est grande envers les ritualistes tels Jamam et sa femme Cabra, Leenis, Jakor, Eñala, Alobos, Sullen, Sikely, Jënebë, Sibebukan, Akimbaye, Nijay, qui, chacun(e) à sa façon, m’ont introduite dans l’intimité de leurs pratiques rituelles et m’ont éclairée sur les catégories de pensée jamaat. Je suis tout aussi reconnaissante à celles et ceux qui se prêtèrent, sans ménager leur temps, à des entretiens plus formels : Sally, partie à Yale, Aynogute, Ampajënëbë, Bountay, Ernest et Illalo. Je ne saurais évoquer les conditions de mes séjours à Esana sans accorder une mention spéciale à toutes les femmes buñalen et à leurs inénarrables aînées, Nyabey et Wayno, qui m’ont intégrée à leur association rituelle : leur rudesse feinte n’a jamais caché leur extrême gentillesse. Parmi elles, Kaws Ajam, sous ses dehors de farceuse, me fut d’une aide extrêmement précieuse pour la transcription de chants de funérailles, de luttes ou d’initiation dont elle connaît à fond l’immense répertoire. Que l’on me permette ici de rendre hommage à quelques-unes des grandes responsables de culte, Tillen, infatigable officiante du puissant Ekuŋey, Umanta et Ñasiñaru, dont l’âge et la maladie n’ont pas altéré l’impressionnante lucidité. Il me faut dire enfin ce que je dois à Jirum qui fut, depuis toujours, un tuteur discret et attentionné, à sa famille et à ses proches, Kuanga, Ousmane, Daniel, ainsi qu’à mon fidèle collaborateur, Ansoumana Sambou. Au cours de la rédaction de ces pages, j’ai souvent douté de l’intérêt de tel ou tel développement : je suis particulièrement reconnaissante à Michel Cartry pour ses relectures attentives et ses remarques précieuses. Certains passages de ce livre doivent beaucoup aux questions et aux suggestions de Alfred Adler que je remercie ici, ainsi que Gérald Gaillard pour ses commentaires et Huguette Journet pour les corrections apportées au manuscrit.



AVANT-PROPOS Acam etaam, « qui paie la terre », tel est le nom qui fut attribué à une femme du village de Esana, au nord-ouest de la Guinée-Bissau, parce qu’elle avait perdu un grand nombre d’enfants. Qu’il s’agisse de travail, de rites de procréation, d’homicide, de règles d’évitement ou de représentations eschatologiques, l’expression « payer la terre » condense à elle seule l’ensemble des questions qui serviront de fils conducteurs à l’exploration des pratiques sociales et religieuses de l’une des sociétés de la région dite des « Rivières du Sud » : les Jóola-Fúlup, ou, comme ils se dénomment euxmêmes, les Kujamaat, « ceux qui comprennent (la langue) ». Dans une première acception, les Kujamaat entendent par etaamay « la terre », tout à la fois le sol, le territoire et les habitants qui en sont originaires. Comme environnement physique, et quelle que soit l’ingéniosité de techniques agraires qui, depuis des siècles, ont transformé les mangroves en rizières fertiles, cette terre n’est pas une sinécure. Le travail est particulièrement dur, les récoltes sont toujours suspendues aux aléas climatiques ou à l’invasion de prédateurs, les guerres nationales et l’exode rural ont mis à mal le réseau de digues qui protégeaient le riz des eaux salées. En tant qu’espace social, la terre est le lieu de conflits et de déchirements récurrents, que ce soit entre unités villageoises, entre sous-quartiers, entre segments de lignage, voire et surtout entre parents. Elle doit sans cesse être reconstruite. En l’absence de ces institutions si familières à d’autres régions d’Afrique de l’Ouest comme la chefferie, la maîtrise de la terre, le lamanat ou les castes, les Jóola semblent incarner non seulement un modèle d’émiettement politique « frisant l’anarchie », selon les termes de Louis-Vincent Thomas (Les Diola), mais aussi d’un relatif égalitarisme entre sexes et générations. Les différences de statut liées à la naissance restent contenues dans d’étroites limites. Ainsi l’exercice des quelques fonctions, comme celle de forgeron, dont l’accès est conditionné par l’appartenance à certains segments de lignage ne dispense d’aucune autre activité, pas plus qu’il n’engendre de hiérarchie ou n’est associé à quelque pratique endogamique. L’un des paradoxes que les Jóola partagent avec la plupart des sociétés côtières pratiquant la riziculture de mangrove est que leurs techniques agraires exigent une mobilisation sur le long terme d’une main-d’œuvre stable et abondante sans qu’apparemment aucune autorité ne puisse la garantir. Cette première observation renvoie à une question récurrente qu’il paraît peutêtre naïf de formuler encore après tant de travaux consacrés aux sociétés « sans État », souvent qualifiées, plus par commodité que par adéquation à la définition qu’en donnait Edward Evan Evans-Pritchard, de « segmentaires » : de quel ordre est le dispositif qui fait « tenir » et se reproduire une société dépourvue d’institutions politiques et/ou religieuses centralisées et marquée, aujourd’hui encore, par l’externalité de ses rapports à l’État moderne ?

. L.-V. Thomas, Les Diola, essai d’analyse fonctionnelle sur une population de Basse-Casamance, 2 vol., Dakar, IFAN, 1959, p. 201. . La seule exception est celle de ce prêtre sacré qu’est le « roi ». . E. E. Evans-Pritchard, The Nuer. A description of the modes of livelihood and political institutions of a Nilotic people, Oxford, Clarendon Press, 1940.



Avant-propos Il serait difficile d’assigner les Jóola à l’un des grands types dégagés par John Middleton et David Tait lorsqu’ils distinguaient, parmi les sociétés acéphales, trois modèles : « lignager », « villageois » et « à classes d’âge ». À l’échelle de la région des Rivières du Sud, comme à celle des sociétés jóola, les « cas intermédiaires » se révèleraient sans doute les plus nombreux tant la gamme des agencements sociaux mis en œuvre par ces anciennes paysanneries, diversement affectées par l’histoire, paraît étendue et propre à fournir matière à de nouveaux raffinements taxinomiques. Mais ce genre d’entreprise ne conduirait qu’à collectionner des cas de figure relatifs à une période, une sous-région, un sous-groupe, sans pour autant livrer un quelconque moyen d’approcher ce qui, ici et là, « fait société ». S’en tenir par ailleurs à la seule description du jeu des institutions ou des différentes unités sociales kujamaat, qu’elles soient d’ordre territorial ou généalogique, à l’analyse de leurs modes d’articulation, serait supposer que les mécanismes ainsi dégagés suffisent à assurer, de manière quasi automatique, un minimum de cohésion sociale. Elle laisserait entièrement ouverte la question de leur reproduction, ou plus exactement, selon l’heureuse formule de Georges Balandier de leur « continuel processus d’engendrement ». Ce processus, on ne saurait pour autant en limiter l’observation à la façon dont par exemple les sociétés résorbent les conflits et rétablissent leur équilibre (Max Gluckmann) ou, selon les positions plus radicales de Edmund Leach, génèrent une instabilité permanente faite de compromis entre éthiques opposées. Il s’éprouve dans les moindres occasions de la vie sociale comme dans les manifestations rituelles les plus spectaculaires. Au-delà de la description des institutions et des règles énoncées à leur propos, nous avons souvent pris le parti de nous appuyer sur ces chroniques villageoises, ces « affaires » de famille ou de voisinage, ces histoires de vengeances et contre-vengeances qui courent de génération en génération, ces jalousies et suspicions qui ne cessent de resurgir çà et là, tant il est vrai que l’égalité formelle en est le meilleur terreau. En traitant publiquement de ces affaires, que ce soit à l’occasion d’un interrogatoire de mort, d’un procès, d’un sacrifice, d’une réunion d’association, la société kujamaat fait pour ainsi dire feu de tout bois, dès lors qu’il s’agit de prévenir et de réparer les transgressions ou de contrôler l’usage de la violence. Mais la mise en scène de ces discordes et des interminables « disputes » auxquelles elles donnent lieu n’épuise pas la question. Il n’est guère de pratique rituelle qui ne concoure à rééditer en permanence un travail dont l’ancienneté de l’implantation des populations locales pourrait donner l’illusion qu’il est depuis longtemps achevé. Ce travail qui consiste, en un même mouvement, à s’assurer des relations entre des unités territoriales mouvantes et entre des habitants souvent déchirés entre plusieurs appartenances, n’a pas de fin. La nécessité de contrôler les terres et la force de travail collective qu’exige leur culture est inextricablement liée à celle qui consiste à s’assurer de la continuité d’un

. J. Middleton, D. Tait, Tribes without rulers. Studies in African segmentary systems, Londres, Routledge et Kegan Paul, 1958. . De cet étonnant foisonnement témoigne l’ouvrage collectif et unique en son genre de G. Gaillard dir., Migrations anciennes et peuplement actuel des Côtes guinéennes (“Cahiers lillois d’économie et de sociologie”), Paris, L’Harmattan, 2000. . G. Balandier, 1974, Anthropo-logiques, Paris, PUF, p. 205. . M. H. Gluckmann, Order and Rebellion in Tribal Africa, Londres, Cohen et West, 1963. . E.R. Leach, Political Systems of Highland Burma. A Study of Kachin Social Structure, Londres, Bell and Sons, 1954 (trad. fr. : Les systèmes politiques des hautes terres de Birmanie, Paris, Maspero, 1972).

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Avant-propos processus de procréation. Dans d’autres sociétés, c’est à partir de cette triple nécessité que l’on pourrait définir les fonctions politiques et rituelles de certains personnages incarnant une forme de pouvoir (chef politique, doyen de lignage, maître de la terre, prêtre, etc.) auxquels il revient d’entretenir les relations entre les entités qu’ils représentent et entre les humains et les puissances invisibles. En tant que tels, ils sont les principaux acteurs de la circulation de biens, de personnes, de signes. Que ces fonctions, comme nous aurons l’occasion de le voir, soient ici démultipliées selon la nature de l’espace et des unités sociales en jeu complexifie notre interrogation initiale : comment se reconstruit le lien qui, en l’absence de toute autorité centralisée, attache les gens à leur « terre » et à ses vicissitudes ? Cette question n’est pas sans évoquer celle qui oriente le travail de Danouta Liberski-Bagnoud, Les dieux du territoire, à propos d’une société voltaïque, les Kasena. Malgré d’évidentes différences, dont la moindre n’est pas celle de l’inexistence chez les Jóola de cette double figure de l’autorité qu’incarnent respectivement le chef et le maître de la terre, le minutieux cheminement suivi par Danouta Liberski-Bagnoud, invitant à repenser le rapport entre liens du sang et liens du sol, entre en résonance avec un certain nombre de questions que nous aurons à nous poser ici. Car c’est précisément sur ce rapport que les faits observés en milieu jamaat remettent en cause la généralité d’un modèle d’organisation lignagère considéré comme commun aux sociétés jóola. Mais, tout comme dans de nombreuses sociétés voltaïques, l’on ne saurait comprendre ce lien au sol hors de son inscription dans les divisions de l’espace associées à ces sanctuaires boisés que les habitants appellent « peaux de la terre », on ne pourrait saisir grand chose du fonctionnement social jamaat en laissant de côté l’ultime acception du terme etaam : par synecdoque, et souvent pour éviter de les nommer, etaamay désigne aussi les puissances censées résider dans ses profondeurs. Ces puissances intermédiaires entre les humains et Emitey, le créateur, maître du ciel et de la pluie, sont appelées ukiin (sing. : bákiin). Le même terme désigne tout à la fois l’entité propitiée, le sanctuaire et l’autel où sont effectués les libations de sang ou de vin de palme lors des sacrifices. Les ukiin circonscrivent si finement l’espace social et symbolique que, même si les villageois convertis à l’Islam ou au christianisme s’abstiennent d’y sacrifier, ils ne peuvent guère échapper  – sinon par un exil définitif –  à leur juridiction. Or vis-à-vis de ces puissances, il semble que nul ne soit jamais quitte. Des observations réitérées à chaque séjour dans un village jamaat ressort un fait récurrent : il n’est guère d’adulte, homme ou femme, qui n’ait le souci, plus ou moins pressant, de trouver un poulet, du vin de palme, voire une chèvre ou un porc, afin de régler une dette sacrificielle qu’il aurait lui-même contractée, volontairement ou non, ou qu’il aurait héritée d’un parent défunt, bref qui ne vive, comme le disent les Jóola sans un « fil » ou une « corde attaché(e) ». Cette expression a pour origine le geste du prêtre ou du féticheur lorsqu’il attache au cou de celui qui vient se mettre sous la protection de son bákiin une petite ficelle de fibre ou de coton, appelée uhècaw. Cette cordelette ne sera détachée qu’à la mort du sacrifiant, puis restera entreposée dans le sanctuaire. Ce genre de fil, appelé aussi kaneew, (« corde », mais aussi « dette ») que l’on porte en d’autres occasions (deuil, intronisation à la charge d’un bákiin, grossesse) sert de métaphore pour désigner tout emprunt mais aussi toute forme d’emprise : quelqu’un

. D. Liberski-Bagnoud, Les dieux du territoire. Penser autrement la généalogie, Paris, CNRS Éditions (“Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme”), 2002

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Avant-propos devait-il mourir accidentellement, c’est que, déjà nouée, « la corde de la mort ne se casse pas ». Mais les relations que les Kujamaat entretiennent avec les puissances de la terre engagent à d’autres catégories de dépense que celle des libations de sang ou de vin de palme versées sur leurs autels. Il exige par exemple que, toutes affaires cessantes, chacun prenne une part active, non seulement aux grands rituels calendaires qui mobilisent la communauté villageoise, mais aussi aux événements occasionnels, funérailles ou sacrifices, qui impliquent son unité d’appartenance locale ou lignagère. De quel ordre sont ces différentes créances, de quelle nature est cette obligation, puissamment intériorisée, d’être en permanence exposé au risque d’avoir à puiser dans ses biens, dans son temps, dans ses forces physiques, pour s’éprouver et être reconnu comme une personne à part entière ? Cette commune condition de débiteur, de très nombreuses réflexions développées à partir de matériaux issus des sociétés les plus diverses ont montré comment elle pouvait s’articuler non seulement avec une théorie du lien social, mais aussi avec la notion de croyance. On se souvient que Émile Benveniste, dans son Vocabulaire des institutions indo-européennes10, traitait de cette notion dans la section relative non pas à la « religion », mais aux « obligations économiques » en tant qu’elle apparaît étroitement associée dès les commencements à celle de « créance ». Dans le crédit accordé avec la conviction d’un retour sous forme d’appui ou de protection, il voyait le sens originel de la croyance. Les vertus sociales de la dette et de l’alternance des positions de débiteur et de créancier, y compris entre générations, dont Panurge faisait déjà un éloge dithyrambique11, ont été moult fois réexaminées depuis la parution du texte lumineux de Marcel Mauss, L’Essai sur le don12. Ces deux dernières décennies ont été notamment marquées par les nombreuses relectures de l’Essai, questionnant le don comme paradigme13, comme énigme14, ou encore invitant à le distinguer radicalement des autres formes de transfert qui composent l’« échange »15. L’abondance de la littérature mobilisant la notion de dette semble souvent brouiller les pistes en lui conférant parfois une portée explicative si générale qu’elle en efface tout l’intérêt. Qu’un villageois jamaat demande à son voisin de lui prêter de l’argent en lui disant : « Attache-moi un fil ! », ne suppose pas que la dette qu’il contracte alors soit de même ordre qu’une dette sacrificielle  – encore faudrait-il établir d’autres distinctions dans cette catégo-

10. E. Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, t. 1, Économie, parenté, société, Paris, Éditions de Minuit, (1969) 2003, p. 171‑179. 11. Cf. François Rabelais, « Comment Panurge loue les debteurs et emprunteurs », Le Tiers Livre, chap. iii et iv. 12. M. Mauss, « Essai sur le Don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », L’Année sociologique, série 2, t. I (1923‑1924), repris dans Id., Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, (1re éd. 1950) 1989, p. 153. 13. Cf. notamment les nombreux articles et ouvrages de Alain Caillé et des contributeurs à la Revue du MAUSS. 14. Dans son ouvrage L’énigme du don (Paris, Libraire Arthème Fayard, 1996), Maurice Godelier développe la distinction clairement énoncée par Mauss entre des objets que l’on peut donner et échanger et ceux qui sont soustraits à l’échange. En relisant, à la lumière d’autres matériaux, l’ouvrage de Annette Weiner (Women of Value, Men of Renow : New Pespectives in Trobriand Exchange, Londres, University of Texas Press, 1976), il propose notamment de transformer la formule « Keeping-while-Giving » en « Keeping-for-Giving ». De ces réalités qui ne peuvent ni circuler ni être négociées, il donne, à la fin de sa conclusion, comme principe ultime que « le premier lien entre les humains, celui de la naissance, n’est pas négocié entre ceux qu’il concerne » (p. 295). 15. Cf. A. Testart, « Les trois modes de transfert », Gradhiva 21 (1997), p. 39‑58.

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Avant-propos rie –, ni que ces deux types de dette (d’ailleurs nettement distinguées dans le vocabulaire) suffisent à expliquer le caractère permanent de l’état de dette. Nous verrons qu’une certaine catégorie de rites jóola relève bien de ces « prestations totales de type agonistique » auxquelles Mauss proposait de réserver le nom de potlatch16 et nous examinerons le rôle qu’ils jouent dans l’activation de chaînes d’appartenance locale et dans la définition d’« aires rituelles » construites à partir non pas d’un centre, mais d’un calendrier et d’un itinéraire. Nous rencontrerons aussi des échanges de prestations totales ou partielles qui semblent, a priori, moins marquées par la compétition. Mais la nature de ces créances qui mettent tout individu en état de dette permanente reste problématique. En anthropologie, la figure idéal-typique de cet état de dette est sans doute la relation qui lie les « preneurs » de femmes aux « donneurs », relation régulièrement rappelée en société patrilinéaire par le comportement transgressif et/ou les droits rituels du neveu utérin dans la maison de son oncle maternel. Nous verrons ici que cette dette qui s’acquitte en deux temps (avant l’installation de l’épouse dans la maison maritale et à la mort des enfants qu’elle aura mis au monde) reste contenue, dans la mesure où les parents maternels ne cèdent pas tous leurs droits ni sur les enfants de leur fille ni sur le pouvoir procréateur de celle-ci. L’acquittement des prestations matrimoniales coûte quelques mois de travail au fiancé au moment du mariage, et, une génération plus tard, un grand pagne funéraire à ses agnats ; mais cela ne semble pas suffire à constituer ici cette créance en modèle d’obligation permanente, en dette inextinguible17. La remarquable analyse que Charles Malamoud18 faisait, dans « La théologie de la dette dans le brahmanisme », de la notion de dette originaire dans la pensée brahmanique a parfois été galvaudée et, au prix de glissements sémantiques douteux, assimilée à une théorie généralisante de la primauté du social sur les individus et de la nécessité universelle du lien social. De ce point de vue, des études particulières qui, tout en mettant entre parenthèses cette notion de dette de vie, accordent une fine attention à certaines modalités sociales de la dette semblent plus fécondes : c’est par exemple le cas des analyses développées dans l’ouvrage d’Alain Marie, L’Afrique des individus considérant l’enchaînement de cycles de dettes comme le moteur, le « noyau énergétique de la reproduction »19. L’auteur examine les avatars contemporains de la « dette communautaire » en milieu urbain et les apories de l’individualisation dans une conjoncture où les solidarités, plus que jamais nécessaires, sont aussi plus que jamais aléatoires et contraignantes. Cependant, tout éloignés que soient les faits jóola de la théologie védique de la dette, c’est à un autre titre que le

16. M. Mauss, « Essai sur le Don », op. cit., p. 153. 17. Dans d’autres groupes jóola de Casamance, tel celui du « Mof Evví », il existe bien une autre forme de créance quasi permanente, mais qui semble relever plus des hésitations du système d’héritage que de la circulation matrimoniale : ainsi, dans les années qui suivent le décès d’un homme, les paternels sontils tenus de remettre à la disposition de ses maternels la parcelle de rizière (dite gamoen) que ces derniers avaient jadis confiée à leur fille au moment de son mariage. Comme le note Paolo Palmeri qui a travaillé dans cette région, le gamoen n’est pratiquement jamais réclamé par les maternels. Une telle requête ébranlerait tout le territoire car tous les créditeurs exigeraient à leur tour leur créance, impliquant tout le monde dans des querelles sans fin ; cf. P. Palmeri, Retour dans un village diola de Casamance, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 308‑312. 18. C. Malamoud, « La théologie de la dette dans le brahmanisme », dans C. Malamoud (dir.), Purusartha, vol. IV, La Dette, Paris, EHESS, 1980. 19. A. Marie, L’Afrique des individus, Paris, Karthala, 1997, p. 78.

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Avant-propos texte de Malamoud nous retient en nous invitant à réexaminer différentes formes de dettes secondaires. Pour vivre en assumant cette dette fondamentale, explique Malamoud, on la fractionne, en substituant au créancier unique des créanciers multiples : les dieux, les ancêtres, la descendance, les autres hommes, le texte même du Veda qui doit être transmis de génération en génération… La dette, ainsi différée, se transpose en devoirs : offrir des sacrifices, procréer, étudier et réciter le Veda, faire l’aumône, etc. En payant ces dettes partielles, l’homme s’achète une personne distincte de ce qui est la propriété de Yama. Point de texte à transmettre chez les Jóola, mais des objets, des lieux et des savoirs rituels. En l’absence de toute figure assimilable au « roi des morts », la question du créancier originel demeure. Il n’est pas sûr que nous ayons de réponse à cette question. Sans pour autant chercher à articuler les éléments d’une nouvelle théorie de la dette, nous la garderons comme horizon. Et si nous choisissons d’en suivre quelques méandres, c’est qu’elle permet de mettre en évidence un certain état de tension permanente, différemment éprouvé selon les individus, mais dont on peut faire l’hypothèse qu’il est constitutif du mode de fonctionnement social jamaat. La polysémie du terme etaam invite à l’illustrer par un petit conte jóola20, qui explique pourquoi le caméléon se déplace si précautionneusement : celui-ci a gardé le souvenir de ce temps où les premiers êtres vivants n’étaient pas à l’aise sur la terre. Le sol était si fragile que les animaux craignaient de marcher vite, de peur que l’écorce terrestre ne se brisât. Le conte fait ici écho aux représentations d’un monde composé de différentes strates : l’eau souterraine, la terre, l’eau céleste, les pierres du ciel. Mais il peut aussi nous servir de métaphore pour introduire à un certain art de vivre en société. Sous les apparences d’une sociabilité peu contrainte par les multiples protocoles qui, en d’autres sociétés africaines plus hiérarchisées, régissent les relations entre catégories sociales, aînés et cadets, hommes et femmes, la vie au village n’en est pas moins tissée de précautions, d’obligations, d’inquiétudes et de dissimulations. Très souvent mentionnées dans les récits de voyageurs ou les écrits coloniaux, les populations « felup » ou « kujamaat » installées dans l’actuelle Guinée-Bissau, ont été très peu étudiées en tant que telles21. En proposant une nouvelle étude sur l’une de ces sociétés que l’histoire récente de la « rébellion casamançaise » a contribué à réifier tour à tour comme exemple d’une irréductible authenticité ou d’une sauvage anarchie, il ne s’agit pas seulement d’ajouter un nouveau tableau monographique, aussi justifié que serait ce parti, à la mosaïque des études sur les Jóola. Au cours de missions étalées sur une quinzaine d’années dans le village de Esana (appelé par les Portugais “Suzana”), j’ai été de plus en plus happée par cette urgence ethnographique consistant à reprendre des enquêtes approfondies là où les faits observés remettaient en question des données tenues pour acquises à l’échelle du pays jóola, mais aussi à rendre compte  – en premier lieu et à titre de modeste hommage, à ceux qui furent mes hôtes au fil de ces années –  de ce que j’ai pu saisir de la spécificité

20. « Le caméléon et l’origine du monde » dans L.-V. Thomas, Et le lièvre vint, récits populaires diola, Dakar, NEA, 1982, p. 215‑216. 21. La seule littérature disponible se limite aux articles de A. Da Cunha Taborda, « Apontamentos ethnographicos sobre os Felup de Susana » Bissau, Boletim Cultural da Guiné Portuguesa, vol. V, n° 18 (1950), p. 187‑223, et « Apontamentos ethnograficos sobre os Felup de Suzana : 2a parte », Bissau, Boletim Cultural da Guiné Portuguesa, vol. V, n° 20 (1950), p. 515‑561, et à la thèse de Bruno Maffeis, L’essere supremo e gli spriti subalterni neele concezione religiosa dei Felupe, Milan, Universita Catholica, Faculta di Lettere e Filosophia, 1970.

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Avant-propos des modalités d’un « vivre ensemble » dont ni la conquête, ni la colonisation, ni la guerre ne purent venir à bout. Cette double préoccupation et le souci d’articuler les différentes dimensions les plus aptes à rendre compte de ce mode de fonctionnement social m’ont souvent conduite à limiter outrageusement la description ou l’analyse détaillée de tel ou tel rituel. J’espère avoir l’occasion d’en livrer ultérieurement les développements nécessaires.

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Notes sur la transcription Classé dans le sous-groupe « bak » de l’ensemble des langues ouest-atlantiques, le jóola comporte de très nombreuses variantes dialectales, d’ordre lexical et phonologique. Les premières études publiées datent de 1909 (R. P. Wintz pour le jóola kasa) et de 1940 (R. P. Weiss pour le jóola fogny). Le jóola fogny a depuis été analysé par J. David Sapir (1965). En l’absence de toute étude approfondie du jóola jamaat parlé en Guinée-Bissau, je me suis référée au système de transcription simplifié utilisé par J. David Sapir pour le jóola fóoñi (A dictionary of the Kujamaat-Jóola language, en collaboration avec M. Bara Goudjabi, Amang Badji, Kalilou Badji et Chérif Afo Coly, non publié mais disponible sur le site en construction ). Cette transcription est la plus proche du code sénégalais de transcription des langues vernaculaires. On distingue quatre sortes de voyelles : brèves relâchées a : comme dans « patte » ã : nasalisé, comme le « an » dans « banc » o : comme dans « pomme » i : comme dans « dire » e : comme « e » de recteur u : comme dans l’anglais « book » brèves tendues á : comme « œu » dans « œuf » ó : comme dans « beau » é : comme dans « épi » í : comme dans « pic » ú : comme « ou » dans route

longues relâchées aa oo ii ee uu

longues tendues áa óo ée íi úu

Les consonnes sont : p b m f w

t d n s

c j ñ l r y

k g ŋ h

c : palatale sourde-occlusive, (comme « ti » dans « tiens ») j : palatale sonore-occlusive (comme « di » dans « diable ») ñ : palatale nasale (comme « gn » de « agneau ») ; ŋ : a une articulation dorsale-nasale (comme « ng » dans « parking ») h est toujours aspiré, g, s, t sont toujours durs w : semi-voyelle, prononcée comme « ou » dans « oui » y : semi-voyelle, prononcée comme « ill » dans « faille »

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Notes sur la transcription Les principaux affixes de classe sont les suivants : Singulier a/-/aw (añíilaw, « l’enfant ») y/-/ey e/-/ey (ou ay) ji/-/j(u) u/-/aw ka/-/ak(u) b(bá, bu)/-/ab(u) m(ma, mu)/-/am(u) ñ/-/(ay) ti/-/t(u)

Pluriel ku/-/ak(u) (kuñíilaku, « les enfants ») s/-/as(u) s/-/as(u) (ou si/-/es(u)) ba/-/ab(u) (ou mu/-/am(u)) ku/-/ak(u) u(w)/-/aw u/-/aw(u) u/-/aw(u) u/-/aw(u)

Pour les ethnonymes et toponymes, j’ai reproduit la graphie communément utilisée dans les textes historiques ou sur les cartes par les auteurs cités. Ainsi de « diola », « jóla » ou « joola » pour jóola ; de « Felup », « Feloupes », « Feloup » pour fúlup ; de « diamat » pour jamaat ; de « Oussouye » pour Usuy ; de « Suzana », « Susana », « Suzanna », pour Esana, etc.

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Notes sur la transcription

FOGNY (Filham) KOMBO (Diouloulou - Kafoutine) Diouloulou

BULUF ( Bignona)

KARONE (Hilol) BLIS (Niomoune - Itou) Kartiak

Thiobon

ESULALU (Pointe Saint Georges)

Hillol BIGNONA

KASA (Ziguinchor et ouest) Tendouk

KWATAY (Diembereng) Niomoun

a

HER ou ER (Kabrousse) BANDIAL (Séléki)

C

sa

m

a

nc e

Pointe St Georges

Banjal

M'lomp

ZIGUINCHOR

HULOÑ (Brin) OUSSOUYE

HULUF (Oussouye)

Diembereng Enaya

BAYOT (Nyassya)

Efoc Youtou

DIAMAT (JAMAAT) "Floup" Kabrus

CALEQUISSE (Floup non Diamat)

Kerouheye

Aramé

e

u

c

h

Susana

C

N

a

i

o

R 0 2 4

8

12

16 km

Carte des dialectes jóola et baynuk, d’après J. D. Sapir, A Grammar of Diola-Fogny.

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INTRODUCTION Les Floup, nus, anarchistes, égalitaires avaient toujours refusé toute dépendance, tout esclavage, toute hiérarchie, d’où entre villages, au temps jadis, une bonne marge d’insécurité et de vendettas qui donnaient du prix à la vie, et qu’on réglait à coup de cérémonies et de compensations honorables. C’est ce type d’organisation, fréquente en Afrique, que j’ai appelée plus tard « anarchie équilibrée ». Avec, de ma part beaucoup d’admiration, car, en Europe, ça n’a jamais bien marché. L’anarchie avait peut-être contribué à stimuler l’initiative ; en tout cas les Floup avaient triomphé d’une nature si étrangement hostile par des travaux originaux et immenses…

Appelé auprès du gouverneur du Sénégal en 1943, c’est en ces quelques lignes que Hubert Deschamps22 résumait les grands traits d’un mode d’organisation sociale en des termes très proches, bien que plus flatteurs, de ceux que l’on retrouve sous la plume des chroniqueurs et voyageurs qui, pendant quatre siècles, eurent à connaître la région comprise entre la Casamance et le rio Cacheu. Pourtant, à l’image de la mangrove, toujours mouvante, de ces paysages à la familiarité trompeuse où l’on se perd à chaque détour de bolon, les sociétés considérées comme « jóola »23 semblent encore se jouer de leurs observateurs. Certes, elles ont fait l’objet d’une abondante littérature. Du côté de la Casamance, Louis-Vincent Thomas en anthropologie et Paul Pélissier en géographie humaine apportaient, dans les années 1960, une contribution majeure à leur connaissance. Dans Les Diola, Louis-Vincent Thomas en proposait une analyse fonctionnelle fournissant au passage une monographie tout aussi importante que méticuleuse, complétée par plusieurs dizaines d’articles principalement publiés dans Notes Africaines et le Bulletin de l’IFAN : rites, religion, éducation, littérature orale, mouvements de population, parenté, morale, etc, rien ne semble avoir échappé à l’attention qu’il leur a portée pendant plus de vingt ans. Si ses travaux constituent un legs considérable, la valeur ethnographique de ces matériaux a sans doute été desservie par les catégories d’une psychologie sociale un peu surannée que l’auteur leur appliquait. Prenant comme objet, à l’échelle du Sénégal, « le dialogue du paysan et de la terre »,

22. H. Deschamps, Roi de la brousse (mémoires d’autres Mondes), Paris, Berger-Levrault, 1975, p. 270. 23. De nombreuses hypothèses ont été formulées quant à l’origine de cet ethnonyme dont tout porte à croire qu’il est d’adoption récente. L.-V. Thomas (Les Diola, op. cit.) et J. Girard (Genèse du pouvoir charismatique en Basse-Casamance (“Initiation et études africaines” 27), Dakar, IFAN, 1969) en faisaient un terme tiré des langues locales, signifiant « les vivants » ou « les venants ». Plus crédibles sont les thèses attribuant cette appellation soit aux Wolofs (E. Bertrand-Bocandé, « Note sur la Guinée Portugaise ou Sénégambie méridionale », Bulletin de la Société de Géographie de Paris, 3e série, vol. XI et XII (1849) et P. Pelissier, Les paysans du Sénégal. Les civilisations agraires du Cayor à la Casamance, St-Yrieix-La Perche, imprimerie Fabrègue, 1966), soit aux Manding (A. Teixeira Da Mota, Guiné Portuguesa, 2 vol., Lisbonne, Agência General do Ultramar dos territórios do ultramar, 1954, p. 150) : selon cette dernière version corroborée par plusieurs de mes informateurs, le mot jóola serait dérivé du verbe djôrô, « payer », et djôlà signifierait « celui qui paye ». A. Carreira et F. Quintino Rogado (Anthroponimia da Guiné Portuguesa, Lisbonne, Junta de investigaçoes cientificas do Ultramar (“memória” 49, (1964), p. 243)) préciseront : « celui qui paie par contrainte résultante soit de la contrainte, soit de la coutume », donc un tributaire.

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Introduction Paul Pélissier dans Les Paysans du Sénégal24, expliquait de son côté que « la diversité des conditions naturelles, le cloisonnement humain qu’elle a facilité, l’originalité de la civilisation rurale, exigent et justifient en pays diola, une analyse plus fine, plus détaillée, que celle des populations établies dans un milieu plus homogène et plus anonyme, et chez lesquelles une organisation politique ancienne a assuré l’unification des structures, de la culture et des techniques ». Depuis, historiens, sociologues, ethnologues, géographes, linguistes se sont succédés, explorant tour à tour telle ou telle dimension, telle ou telle micro-région… La diversité culturelle et linguistique des sociétés jóola, renforcée par l’effet éminemment contrasté des mouvements historiques qui les affectèrent, rend certes impossible toute généralisation. En adoptant un point de vue d’ensemble et moyennant quelques nuances, la typologie dressée par L.-V. Thomas et P. Pélissier s’impose toujours : on distinguera facilement les Jóola de la rive sud de la Casamance, installés dans une zone de rias et de forêts, essentiellement riziculteurs, attachés à la religion locale ; ceux de l’ouest de la rive nord, présentant une même organisation sociale mais ayant adopté l’Islam et la culture de l’arachide ; enfin, entourant cette deuxième région d’une couronne nord-ouest/sud-est, les groupes « mandinguisés ». Mais dès que l’on se rapproche, tout se brouille. Les divisions historiques, voire géographiques, ne recoupent pas les divisions linguistiques. Dans son Dictionnaire Français-Dyola et Dyola-Français publié en 1909, le Révérend Père Ed. Wintz reconnaissait l’existence de cinq dialectes, distinctions reprises par M. de Lavergne de Tressan25. Louis-Vincent Thomas26 en notera très précisément toutes les insuffisances : ne serait-ce que pour la région à laquelle nous nous intéresserons ici, étaient regroupés sous une même appellation (huluf) trois dialectes (karone, esulelu, felup) entre lesquels une intercompréhension directe est quasiment possible, faute d’utiliser un autre dialecte qui serait commun aux locuteurs en question (tels le « Fogny » et le « Kasa »). Le meilleur aperçu de la répartition de ces différents dialectes est donné par Jean David Sapir27 qui en distingue quinze. Mais des variantes lexicales aux transformations phonétiques, comment rendre compte, écrivait Louis-Vincent Thomas, qu’il y ait de si profondes différences entre villages voisins et des ressemblances si remarquables entre villages éloignés ? Entre les Jóola esyl de la rive sud de la Casamance et ceux de la région du Buluf, au nord, les migrations sont relativement simples à reconstituer. Par contre, entre les communautés villageoises du sud, comprises entre la Casamance et le rio Cacheu, auxquelles la priorité qu’elles accordent à la riziculture inondée et aux institutions liées à la religion locale semble conférer une profonde unité, les différences d’ordre linguistique vont jusqu’à mettre en doute leur appartenance à une même ethnie28. Ce fractionnement dialectal (Paul Pélissier en

24. P. Pélissier, Les paysans du Sénégal. Les civilisations agraires du Cayor à la Casamance, St-Yrieix-La Perche, Impr. Fabrègue, 1966, p. 624. 25. M. De Lavergne De Tressan, Inventaire linguistique de l’Afrique Occidentale française et du Togo, Dakar, IFAN, 1953. Les cinq dialectes distingués étaient les suivants : her (Kabrousse), dyiwat (Diembereng, Boukote), huluf (région karone, esulelu, felup), bayot (Nyassya, Effok, Youtou, Kerouhey, Cassalol), fogny (région de Bignona) 26. L.-V. Thomas, Les Diola, op. cit., p. 507 27. J. D. Sapir, A Grammar of Diola-Fogny, Cambridge, Cambridge University Presse, 1965. Voir carte supra. 28. Ainsi en ce qui concerne les Ehing et/ou les Bayot, à l’est du marigot de Kamobœul, dont M. R. Schloss (The Hatchet’s Blood. Separation, Power, and Gendeer in Ehing Social Life, Tucson, The University of

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Introduction arrivait à la conclusion qu’il y aurait autant de dialectes que de gros villages) est un trait commun à toutes les langues de la région. Selon Stéphane Bühnen29, ces différenciations à l’intérieur et entre des langues apparentées ne pourraient s’expliquer que par des mouvements de dispersion et de colonisation de nouvelles mangroves effectuées sur le long temps. Elles s’expliqueraient moins par l’isolement géographique de chaque communauté que par leur émiettement politique. On ne saurait pour autant ignorer les obstacles naturels à des échanges plus denses entre villages, notamment sur la rive sud. L’absence de pistes, les lacis du réseau hydrographique, les zones de forêts et de marécages concourent à isoler chaque territoire villageois de ses voisins. Comme l’écrivait Yasmine Marzouk30, « on comprend que la bibliographie sur les Jóola pèche plutôt par son abondance et son éclatement, comme si les auteurs avaient adopté la structure de l’objet étudié ». Cet indiscutable air de famille qu’ont pourtant les villages jóola au regard de leurs voisins, il est difficile de le formaliser. La seule tentative d’analyse transversale est l’ouvrage d’une anthropologue, Olga Linarès, Power, Prayer and Production31, qui montre qu’au-delà des différenciations historiques et culturelles des principales régions jóola, un même principe d’économie politique s’impose, celui de l’élaboration d’un consensus villageois en vue d’une meilleure gestion des hommes et des terres. Si cette conclusion reste sans doute en deçà du travail d’enquête mené par l’auteur dans trois villages casamançais représentatifs des effets contrastés des mouvements historiques qui ont affecté la région (islamisation, développement de cultures d’exportation), elle invite néanmoins à repenser cet « air de famille » en termes autres que ceux d’une apparente communauté du point de vue des pratiques religieuses ou économiques. Enfin, s’il est une caractéristique commune aux travaux publiés, c’est de porter la marque d’effets de terrain, impitoyablement infligés aux chercheurs : la division des compétences, des savoirs sociaux et rituels, la méfiance ou la défiance qui règnent entre responsables de cultes ou d’associations, entre « animistes » et convertis, les barrières du secret entre générations et entre sexes, rendent pratiquement impossible le recours à ce qu’il est convenu d’appeler des « informateurs privilégiés ». Tout accès au savoir en matière de pratiques rituelles et religieuses est a priori subordonné à l’initiation au culte qui les organise. Le chercheur étranger est suspect, non pas tant pour ce qu’il pourrait apprendre, que par ce qu’il pourrait divulguer. Aussi reste-t-il en permanence doublement tributaire et de son statut dans les catégories sociales locales et des événements qui, en sa présence  – souvent difficile à négocier –  lui sont donnés à voir ou à entendre.

Arizona Press, 1988) affirme qu’ils constituent l’une des rares populations de la région qui « ne sont pas des Jóola » 29. S. Bühnen, « Place names as an historical source : an introduction with examples from southern Senegambia and Germany », History in Africa, 19 (1992), p. 45‑101. 30. Y. Marzouk, « Du côté de la Casamance : pouvoirs, espaces et religions », Cahiers d’Études africaines, (1993) 131, XXXIII-3. 31. O. Linares, Power, Prayer and Production. The Jola of Casamance, Senegal, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 1992.

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Introduction Gens de la mangrove Situés au cœur des « Rivières du Sud »32, entre la Casamance (Sénégal) et le rio Cacheu (Guinée-Bissau), les habitants mentionnés en 1506 sous le terme de « Felupos » par Valentim Fernandes33 se rattachent à l’ensemble des populations de riziculteurs de mangrove peuplant le littoral de la Gambie à la Sierra Leone : Balant, Baga, Manjak, Nalu, Pepel. Comme la plupart de ces derniers, leur langue relève du groupe bak (branche « nord » du groupe ouest-atlantique). L’ethnonyme « felupos », orthographié selon les auteurs « feloupes », « flup » ou « felup », serait construit à partir du radical lup ou luf (selon les différentes prononciations) qui signifie « boueux »34. Aujourd’hui réservé à un sous-groupe jóola de la zone frontalière entre la Guinée-Bissau et le Sénégal, il semble avoir été utilisé par tous les voyageurs et chroniqueurs du xve au xviiie siècle pour désigner l’ensemble des populations qui composent l’ensemble « jóola ». L’aménagement de la mangrove et la culture fort ancienne de la variété africaine de riz Oriza glaberrima constituent le trait par lequel se distinguent remarquablement de nombreuses populations des « Rivières du Sud » : endiguées, défrichées, dessalées, les mangroves sont reconverties en rizières au prix d’un travail sur plusieurs générations. Les géographes s’accordent sur l’originalité de ces techniques de mise en valeur du terroir, qui n’ont guère d’équivalent dans d’autres régions africaines ni même dans d’autres régions du monde : conquête et aménagement des parcelles sur terre salée, lessivage des sols, maîtrise des entrées et sorties d’eau salée ou saumâtre par un système de buses qui permet de contrôler à la fois acidité et salinité des sols, efficacité du billonnage pratiqué avec cet outil remarquable qu’est le kajendu jóola (identique au kop baga ou kèbindé balant), repiquage et parfaite adaptation d’innombrables variétés de riz, d’origine africaine et asiatique, ont suscité l’admiration de tous les observateurs. « Tout l’équipement technique des cultivateurs, toute leur expérience et toute leur science sont au service de la rizière », écrivait Paul Pélissier35. De Eanes

32. De cette entité historique à géométrie variable selon les périodes et les auteurs, nous retiendrons ici la proposition de M.‑C. Cormier‑Salem, J.-P. Chauveau et S. Bouju d’intégrer aux Rivières du Sud les îles du Saloum au nord et d’en limiter l’expansion méridionale au Cap-Mount (« L’identité humaine des Rivières du Sud : unité historique et situation d’interface », dans M.‑C. Cormier‑Salem, J.-P. Chauveau et S. Bouju (éd.), Rivières du Sud. Sociétés et mangroves ouest-africaines, Paris, Éd. de l’IRD, 1999, p. 29). Les « Rivières », du point de vue des Anglais, sont septentrionales et désignées sous les termes de North Rivers, Northern Rivers ou encore Upper Guinea Coast. Dans tous les cas de figures, la région Casamance - rio Geba est toujours en position centrale. 33. A. Teixeira da Mota (éd.), Description de la côte occidentale d’Afrique, Sénégal au cap de Monte, archipels, par Valentim Fernandes, 1506‑1510 (“Centro de Estudos da Guiné Portuguesa” 11), Bissau, 1951. 34. Cf. S. Bühnen (op. cit.). Le Dr P. Maclaud (« La Basse Casamance et ses habitants », Bulletin de la Société de Géographie Commerciale de Paris, 1907) insistait sur cette caractéristique en termes peu flatteurs : « Les limites de leur habitat coïncident presqu’exactement avec la zone marécageuse de la Basse Casamance (…) à tel point qu’on a pu dire sans trop d’exagération que partout où il y a de la vase en Casamance, il y a des Diola ; de même que partout où il y a des Diola, il y a de la vase ». 35. P. Pélissier, op. cit., p. 710.

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Introduction Gomes de Zurara36 à Eustache Delafosse37, les premiers récits relatant la progression des Portugais le long des côtes font pratiquement tous allusion à l’importance de cette riziculture tout le long du littoral des Rivières du Sud, depuis la Gambie jusqu’à la Sierra Leone. Si les ensembles ethnolinguistiques actuels étaient déjà mentionnés par les découvreurs portugais des xve et xvie siècles sous le même nom et presque au même emplacement38, l’origine et l’ancienneté de l’implantation de ces sociétés restent énigmatiques. Deux hypothèses s’affrontent ou se conjuguent selon les populations considérées39. La première est celle du peuplement-refuge, défendue notamment par Paul Pélissier40 et Walter Rodney41 : de vieilles paysanneries égalitaires, contraintes de fuir les pressions de sociétés hiérarchisées et guerrières, se réfugient dans les zones côtières de mangrove où ils développent des techniques de mise en valeur du milieu particulièrement performantes : dessalage des terres, conquête des marais transformés en rizières, travaux d’endiguement permettent une agriculture intensive, et vont de pair avec de très fortes densités démographiques. La deuxième est celle d’un vieux fonds de populations autochtones entre les estuaires de la Casamance et du rio Cacheu à partir duquel se seraient opérées des migrations le long du littoral. Quelques éléments de réponse ont été apportés par les fouilles d’amas coquilliers effectuées en particulier par Olga Linarès42 dans deux sites de Casamance. La construction de ces amas s’étale sur une période d’environ 2 000 ans, depuis la fin du Néolithique jusqu’au xviie siècle. Elle témoignerait de la succession de deux vagues de populations : la plus ancienne, des groupes humains peu nombreux et itinérants, n’exploitant pas vraiment les ressources de la mangrove, puis, arrivée vers le début de notre ère, d’une population vivant de la pêche, de la cueillette des huîtres et de la

36. E. Gomes Da Zurara, Chronica do descobrimiento e conquista da Guiné, Textos de Historia publicados por José de Brangança, Porto, 1937, 2 vol. (trad. fr. : Chroniques de Guinée, rédigées entre 1464 et 1468, préface et traduction de Léon Bourdon, Dakar, Mémoires IFAN 60, 1960). 37. E. Delafosse, Voyage à la côte occidentale d’Afrique, (1479‑1480), éd. Chandeigne (“Collection Magellane”), 1992 (1re éd. 1897). 38. Cf. P. E. H. Hair, « An ethnolinguistic Inventory of the Upper Guinea Coast Before 1700 », African Language Review, vol. VI, 1967, p. 32‑70 et J. Suret-Canale, « The Western Atlantic Coast 1600‑1800 », dans J. F. A. Ajayi et M. Crowder (éd.), History of West Africa, London, Longman, vol.1, 1976, p. 387‑441. À quelques exceptions près, on retrouve dans les descriptions de Valentim Fernandes (A. Teixeira da Mota (éd.), Description de la côte occidentale d’Afrique…, op. cit.) les mêmes ensembles qu’actuellement : entre le Cap-Vert et la Gambie : les Sercos (Sereer) et les Barbacijs et Broçalos (déformé du wolof buur ba siin et bar salum, désignant les royaumes du Sine et du Saloum) ; sur la rivière de Gambie, le royaume mandinga ; dans le royaume de Casamance, un mélange de Mandinga, Balangas (Balant) et au sud, les Falupos (Felup) entre le fleuve Casamance et le Cacheu ; sur le fleuve san domingos (rio Cacheu), les Banhüns (Baïnuk) ; plus au sud les Cassanga qui sont en relation d’amitié avec les Banhüns, les îles Buam (Bijagós) ; sur le rio Grande, les Çapeos (Sapes), la région des Beaffares (Beafade), le peuple Chocholijs (Kokoli). À la hauteur du cap Mount, les habitants de la côte appelée Serra Lyoa sont les Bolloes (Bullom) et les Temynis (Temne). 39. Pour un bilan des différents travaux sur cette question, l’article ci-dessus cité de M.-C. Cormier-Salem, J.-P. Chauveau et S. Bouju, « L’identité humaine des Rivières du Sud », est fort utile. 40. P. Pélissier, op. cit. 41. W. Rodney, A history of the Upper Guinea Coast : 1545 to 1800 (Oxford Studies in African Affairs), Oxford, Clarendon Press, 1970. 42. O. Linares de Sapir, « Shell middens of lower Casamance and problems of Diola Prehistory », West African Journal of Archeology, vol. I (1971), p. 23‑54.

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Introduction riziculture inondée, et disposant de troupeaux de bovins. Malgré les controverses, il semble attesté que dès les premiers siècles après J.-C, vivaient dans la mangrove des communautés qui l’exploitaient et qui échangeaient entre elles. Comme nous le mentionnions plus haut, l’ancienneté du peuplement et la précocité des aménagements rizicoles en zone de mangrove seraient corroborés par l’observation des différenciations linguistiques. Il n’en reste pas moins que « les témoignages archéologiques sont malheureusement insuffisants pour lever les incertitudes qui pèsent sur la filiation entre ces populations et celles dont témoignent les premiers écrits portugais au xve » (Marie-Christine Cormier-Salem43). Les traditions orales sont ici d’un faible secours, soit qu’elles réfèrent à des événements récents, soit qu’elles reproduisent le stéréotype fort répandu d’une origine moyen-orientale44, soit enfin qu’elles admettent tout bonnement que « Dieu les a fait tomber sur cette terre » (Emitey ebetelo bukanaku di etaamay, comme le disent les Kujamaat). Les zones littorales ont été diversement affectées par les migrations en provenance du Mande, qu’elles se fassent par infiltration pacifique, interpénétration ou conflits guerriers débouchant sur l’assimilation ou l’éviction des populations locales. Ces migrations se firent en plusieurs vagues : les premières antérieures à l’avènement de Sunjata, notamment le long du fleuve Gambie45 ; la suivante liée à l’expansion du Mali, aux xiiie et xive siècles et à la vaste expédition militaire de Tirimagan, qui sera à l’origine du puissant royaume du Gabou. Au xvie siècle, le Gabou s’étend de la Gambie au rio Geba, de la Falémé aux plaines marécageuses à l’est. Cette expansion aura plus d’effet sur les populations voisines, telles les Baïnuk et les Beafade, que sur les Jóola des zones littorales : Baïnuk et Beafade, souvent présentés comme les premiers occupants de la région, avaient développé des réseaux d’échanges et d’alliances et dominaient le commerce à longue distance du sel, de l’indigo, des tissus, etc. Remplacés par les Manding dans leur rôle d’intermédiaires commerçants, ils se retrouvent également en situation de repli face à l’expansion démographique des Jóola et des Balant à partir du xvie siècle. Selon Peter Mark46, cette expansion démographique serait liée à une meilleure efficacité des techniques de culture grâce à l’acquisition de plus grandes quantités de fer en échange des produits locaux : l’outil de labour traditionnel, le kajendu devient plus performant dès lors que son extrêmité est renforcée d’une lame de fer. Les Baïnuk seront en partie absorbés par les Jóola dans leur mouvement d’expansion vers la rive nord de la Casamance. Au sud du rio Geba, les populations Nalu et Baga, soumises aux pressions des Susu, d’origine mande, seront peu à peu absorbées par ces derniers. Dans cet ensemble, les Peuls n’interviendront en tant qu’unité politique qu’à partir de la fin du xve siècle : venue du Macina et du Kingui, l’armée dirigée par Diallo Demba par-

43. M.-C. Cormier-Salem et alii, art. cit., p. 165. 44. Ce thème apparaît dans de nombreuses contributions à l’ouvrage dirigé par G. Gaillard (op. cit.). 45. L’affaiblissement progressif, puis la chute du Wagadu, ont alimenté ces premières vagues migratoires lesquelles, selon Djibril Tamsir Niane (Histoire des Mandingues de l’Ouest. Le royaume du Gabou, Paris, Karthala, 1989) et Yves Person (« Problèmes de l’histoire du Gabou », Éthiopiques 28 (1981, n° spécial), Les traditions orales du Gabou, p. 60‑72), se seraient déroulées sur une longue période : des débuts de l’agriculture au xiiie s. 46. P. Mark, A Cultural, Economic, and Religious History of the Basse-Casamance since 1500, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 1985.

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Introduction court et soumet les pays Wolof et Baïnuk, avant d’atteindre le Rio Grande où elle est finalement écrasée par les Beafade.

Lith. A.C. Lemos, Biblioteca Nacional, Lisnonne (C.C. 19 V.) © Biblioteca Nacional Digital, Lisboa – Content E v.1.4

Les « Felup », des découvreurs et commerçants Enfouie dans la végétation sur le chemin qui permet de rallier le village de Suzana au rio Cacheu, une borne en pierre, érigée en 1946 par les Portugais, commémore le 500e anniversaire de la découverte des premiers Felup. Mais comme en témoigne l’un des meilleurs connaisseurs du sujet, Avelino Teixeira da Mota47, on ignore en fait l’année réelle de la découverte de l’actuelle Guinée-Bissau ainsi que le nom de son auteur. Le découvreur « traditionnel », Nino Tristão, n’aurait pas dépassé la Gambie, mais il semble que Alvaro Fernandes ait atteint le Cap Roxo en 1446. Il est remar-

47. Sur ces expéditions, les travaux de Avelino Teixeira Da Mota constituent une référence incontournable. C’est à lui qu’il revient notamment d’avoir édité les principales cartes et bon nombre des récits écrits au cours de ces voyages. De 1946 (A descorba da Guiné) à sa mort, il n’a cessé de produire de nouvelles synthèses concernant les côtes guinéennes.

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Introduction quable de constater qu’alors que le nom des Falupos est constamment mentionné dans les récits des voyageurs, il semble qu’au xixe siècle on n’en connaisse guère plus sur eux qu’au début du xvie. Vers l’année 1456 est écrit le premier récit d’un navigateur vénitien, Diogo Gomes48, qui explore l’estuaire de la Casamance et mentionne le royaume baïnuk du Kasa Mansa en amont. Alvise Ca’Da Mosto, gentilhomme vénitien engagé au service de l’Infant Dom Henri, réalise un voyage jusqu’en Gambie en 1455, puis deux ans plus tard, aux îles du Cap Vert, à l’embouchure du rio Grande (Geba), et aux îles Bijogo. Ca’Da Mosto ne mouille que quelques heures à l’embouchure de la Casamance avant de doubler le Cabo Roxo, ainsi dénommé pour la couleur de ses falaises, et rallier la rivière Sainte-Anne (rio Cacheu). Il rapporte en même temps le récit du navigateur portugais Pedro da Sintra qui avait atteint les côtes de la Sierra Leone en 1452 à bord de deux caravelles et dressé des cartes de la côte. Ni l’un ni l’autre n’ont pénétré plus avant dans les terres, mais Ca’Da Mosto fut informé, par « truchemens », que le fleuve se nommait Casamansa, du nom du seigneur Noir qui y résidait trente milles avant et était occupé à mener une guerre contre un autre seigneur49. Si, de son côté, Valentim Fernandes distinguait bien Falupos et Banhüns (Baïnuk ou Baynun), ses descriptions plus ethnographiques prêtent parfois à confusion. Ainsi lorsqu’il décrit le personnage du Mansa Falup, despote ivrogne et particulièrement cruel50, il semble bien qu’il parle de l’un des rois baïnuk, lesquels contrôlaient à l’époque toutes les voies navigables, de la Gambie au rio Geba, et dominaient le commerce à longue distance. Ce faisant, il livre une description très précieuse des autels hatichira des Banhün et des rituels qui s’y effectuent : Les Banuns vénèrent une pièce de bois qu’ils appellent hatichira et ils consacrent le bois de cette manière : ils prennent un bâton fourchu qui doit être coupé avec une nouvelle hache, même la tête doit être neuve et ils creusent une tranchée dans la terre et là ils ont une calebasse de vin de palme qui contient trois ou quatre canadas et aussi d’huile dans à peu près la même quantité, et dans un panier environ un quart de riz à piler. Ils apportent là un chien vivant et alors ils versent le vin, l’huile et le riz dans un trou et, avec la hache neuve, ils tuent le chien ; ils coupent la tête et laissent tout le sang couler dans le trou sur le vin, l’huile et le riz. Finalement, ils jettent dedans la hache et mettent le bâton fourchu au-dessus de tout cela, le couvrant avec la terre et, à la fourche du bâton qui sort du trou, ils pendent des herbes de la forêt et, pour mener à bonne fin cette cérémonie ils appellent ensemble les anciens respectés dans la région et ils préparent le chien avec grand soin et ils le mangent et à partir de ce moment, ils commencent à vénérer cette pièce de bois et il est craint que nul ne prendra ou touchera quelque chose qui est placé à côté, par peur de mourir51.

Il est troublant de retrouver là, à quelques différences près (huile de palme, hache) les principaux gestes rituels qui accompagnent en pays jóola l’implantation d’un bákiin.

48. De prima inventione de la Guiné, traduit et édité par T. Monod, R. Mauny, G. Duval, De la première découverte de la Guinée, Bissau, Centro de Estudos Da Guiné Portuguesa, 1959. 49. A. Ca’Da Mosto, Relation des voyages à la Côte occidentale d’Afrique, publié par C. Schefer, Paris, Leroux, 1895, p. 174. 50. V. Fernandes (A. Teixeira da Mota (éd.), Description de la côte occidentale d’Afrique…, op. cit.), p. 62 sqq. 51. Ibid., p. 71.

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Introduction C’est dans un texte écrit en 1594 par André Alvares de Almada, commerçant capverdien et fin observateur des populations qu’il traversait, que l’on trouve les informations les plus fiables sur les Felup. De Almada parle des « Arriates » (habitants des îles Karones sur la rive nord de la Casamance) et des « Feloupes » qui habitent plus au sud, jusqu’à l’entrée du Rio de San Domingos (rio Cacheu) : Ces Arriates et ces Feloupes sont encore à apprivoiser. Ils sont très noirs (...). Ils ne se circoncisent pas comme les autres noirs. Ils résident au long de cette côte, entourés vers l’intérieur par les Mandingues. Ils travaillent à leurs terres et à leurs pêcheries, et tiennent ces occupations à l’honneur. Ils n’ont guère d’esclaves faute de commercer avec les nôtres. Sans doute, quelques-uns sont vendus, non par eux, mais par ceux qui les avoisinent et les capturent en guerre. Quand ils [les Manding] commencèrent ces conquêtes de guerre, ils capturaient beaucoup de gens, car ils les prenaient en groupe ou en nombreuses compagnies installées le long des plages ou des marigots, à manger le poisson ou les huîtres. Et à la capture d’une bande, l’autre ne fuyait point ni ne se défendait. À la longue il leur advint meilleur sens, car ils luttent maintenant, et se défendent et tuent et capturent leurs ennemis.

Il ajoute un peu plus loin, en parlant du rio de Casamance : En cet estuaire, il y a plus de vingt-cinq ans que n’entrent les navires à cause de la guerre des nègres, qui, ayant vers l’intérieur guerre avec le roi de Casamance, décidèrent de lui défendre l’entrée de leur rio. Ainsi firent-ils, et prirent même à l’entrée plusieurs bâtiments des nôtres, car le rio est très étroit, et ses nègres assemblèrent force pirogues dont ils attaquèrent les navires. C’est pourquoi on n’utilise plus cette entrée et on n’entre plus dans le rio que par la voie de San Domingos52.

Cette dernière remarque restera d’actualité jusqu’au début du xixe siècle. Rappelons que dans les années qui suivent la découverte, en 1460, de l’archipel inhabité qu’ils nommeront Cabo Verde, les Portugais vont y développer une politique active de métissage et de peuplement avec des populations arrachées au littoral. De 1466 à 1550, ils détiennent le monopole du commerce dans la zone appelée Guiné de Cabo-Verde, de l’embouchure du Sénégal au Cabo Ledo (actuelle Sierra Leone). Les traitants privés, afro-portugais pour la plupart, feront des estuaires des Rivières du Sud les plaques tournantes de la traite des esclaves. À partir du xviie siècle, sous la pression des compagnies hollandaises, françaises et anglaises, les centres de gravité du trafic se déplaceront au nord en Gambie, et au sud en Sierra Leone. Mais jusqu’au xixe siècle, le pays felup opposera un obstacle féroce à toute incursion étrangère et sera soigneusement évité par les voyageurs et les commerçants. La pénétration impossible par la Casamance se fera plus au sud, par le rio Cacheu. Valentim Fernandes notait la présence, dès 1506, de Portugais chrétiens traitant avec des noirs dans la maison du Casa Mansa. Peu après 1581, les Portugais fondent en pays baynun un village de Blancs appelé San Domingos, lequel donnera son nom au rio dont Alvares de Almada écrit en 1594 qu’on y « trouve plus d’esclaves que dans tous les autres en Guinée ». Le poste portugais installé à Cacheu est le premier comptoir à être forti-

52. A. Alvares De Almada, « Trata do breve dos rios de Guiné do Cabo Verde, dês do rio de Sanaga até os baixos de a, os baixos de Santa an », dans A. Brasio (éd.), Monumenta missionária africana. Africa Ocidental (“Academia portuguesa da historia”, Serie 2, vol. iii), Lisbonne, Agencia general do Ultramar, 1964. Le document avait été traduit en français par A. Chataigner à Bathurst en 1951 : « Extrets du Traité Bref des Rios de Guiné du Cap-Vert. Fait par le Capitaine André Alvares d’Almada, l’an 1594 ».

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Introduction fié par les moradores53 en 1588 ; en 1601 commence la construction de la première église, et il acquiert le statut de Vila en 160554. Le trafic et la traite passeront donc en amont, à l’intérieur des terres, suivant un axe nord-sud traversant le pays baïnuk (de l’est de la Gambie par le marigot de Vintam et le Soungrougrou pour rejoindre le rio Cacheu)55. Fondé en 1645 par le Capitaine de Cacheu, le bourg de Ziguinchor naîtra comme une étape sur cette route intérieure, et non comme une escale desservant la navigation sur la Casamance. Peuplé de luso-africains et de leurs esclaves, il restera sous la dépendance hiérarchique de la capitainerie de Cacheu jusqu’à ce qu’il soit cédé aux Français en 1886. Le témoignage d’André Alvares de Almada est par ailleurs particulièrement précieux sur les techniques d’endiguement des rizières et le repiquage du riz : Les Noirs font des champs de riz dans ces plaines ; ils font des levées de terre à cause du fleuve mais, malgré cela, le fleuve les rompt et inonde bien des fois les rizières. Une fois le riz poussé, ils l’arrachent et le transplantent dans d’autres terrains mieux égouttés.

Au cours du xviie siècle, les sources se diversifient, même si les textes ibériques et cap-verdiens sont encore abondants56. En ce qui concerne la région qui nous occupe, deux traits reviennent constamment : les Felup ne veulent avoir de commerce avec personne, notamment en matière de traite ; leur pays est riche. Tous les observateurs contemporains ou ultérieurs le confirmeront, à commencer par Olfert Dapper : Les habitants de cette côte (entre Cabo Roxo et San Domingo) ne veulent point trafiquer avec les Blancs ni entrer dans leurs vaisseaux, qu’ils n’aient des otages ; disant qu’il y a eu des Blancs qui, sous prétexte de commerce et d’amitié, ont enlevé des gens de leur païs57.

La majeure partie du manuscrit du sieur Michel Jajolet de Lacourbe, concernant sa traversée de la Casamance au cours du voyage qui le conduisit en 1685 au Rio Grande, a disparu, mais tout laisse à penser qu’elle a été recopiée par le Père Jean-Baptiste Labat dans sa Nouvelle Relation de l’Afrique Occidentale publiée en 172858. Outre un témoignage précis sur les techniques de la riziculture inondée, Labat59 rapporte encore :

53. Ce terme portugais désignait les habitants « civilisés », c’est-à-dire lusitanisés et christianisés, d’une localité. 54. On retrouve de nombreuses informations sur la vie de ce comptoir (lettres, traités et relations) dans A. Brasio, Monumenta, vol. IV (1600‑1622), 1968. 55. Une incertitude demeure quant à l’itinéraire reliant Ziguinchor au rio Cacheu : les traitants empruntaient-ils, comme le répètent de nombreux auteurs, le marigot de Kamobeul ou bien une voie terrestre un peu plus à l’est (il n’y a qu’une vingtaine de kilomètres entre Ziguinchor et San Domingos) ? Tout porte à croire que c’est bien par voie de terre que passaient les traitants, selon l’itinéraire que suivra d’ailleurs André Brue en 1700 (cf. J.-B. Labat, Nouvelle Relation de l’Afrique occidentale, 5 t., Paris, G. Cavalier, 1728). 56. Des sources postérieures au xvie s., un article de G. Gaillard (« Brève évocation d’une histoire de la constitution du savoir ethnologique relatif à la Guinée Bissau », dans G. Gaillard (éd.) op. cit., p. 539‑577), présente un tableau contextualisé, précieux pour sa clarté. 57. O. Dappert, « Description de l’Afrique » (1668, trad. fr. 1686) dans Objets interdits, Paris, éd. Dapper, 1989. 58. Cf. J. Boulègue, « Contribution des sources françaises à la connaissance de l’actuelle Guinée-Bissau à la fin du xviie siècle », History in Africa, 28 (2001), p. 43‑51. 59. J.-B. Labat, op. cit., t. 5, p. 45.

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Introduction Les deux côtés de cette Rivière (Casamance) sont habités par des Foupes braves, c’est-à-dire sauvages en termes portugais ; ces gens n’ont et ne veulent avoir aucune communication avec les blancs et sont presque continuellement en guerre avec leurs voisins, quels qu’ils puissent être ; ils sont hardis et entreprenants.

Au xviie et particulièrement au xviiie siècle, les nations européennes se livrent une concurrence acharnée pour contrôler la traite, rivalisant pour faire affaire avec les lançados, Portugais du Cap Vert ou métis, à la fois commerçants, interprètes, gérants des entrepôts et esclavageries, capitaines de navires. Ils s’appuient sur les grumetes, Africains plus ou moins lusitanisés et christianisés qui se mettaient au service des Blancs comme marins et interprètes. Alors que tout au long du xviie siècle le port de Cacheu ne cesse de faire l’objet des attentions des Portugais, de l’autre côté du rio, les Felup semblent toujours offrir le même obstacle à toute pénétration extérieure. À la suite de Walter Rodney, les principaux historiens60 qui ont travaillé sur la région ont affirmé que Jóola et Felup restèrent largement indifférents au commerce des esclaves. Peter Mark61 conteste la généralité de cette affirmation en s’appuyant sur les témoignages de Francisco de Lemos Coelho, commerçant et négrier cap-verdien62. Ce dernier avait refusé l’offre extrêmement généreuse d’un général anglais pour aller explorer la région du rio Saint-Jean, habité par des Felup, parce que, écrivait-il, « c’était ordre de l’étranger et ne me paraissait pas faire ce qu’il doit celui qui ouvre à l’ennemi une mine, que Dieu peut vouloir garder à nos Portugais. » Cette « mine », il la décrivait comme mine de cire et de miel, puis de peaux, de nègres et d’ivoire. Sur les « Falupes », il livre quelques informations : Pour revenir à ces Feloupes, qui habitent cette terre des 12 degrés, au bord de mer, ce sont des nègres noirs, j’appelle noirs les très foncés. Ils vont nus avec quelque peau de chèvre ou des palmes tressées. Ils sont actifs à tirer le vin de palme, à façonner leurs terres et à pêcher. Ce sont de grands éleveurs. Il y a force bétail de vaches et chèvres dans leur pays. Ils n’ont aucun commerce avec nous. Ils parcourent tout l’estuaire de San Domingos, peuple sauvage, très bons pilotes de cette barre, ou ils vont continuellement en leurs almadies. Qu’y entrent des navires nôtres, qui ne naviguent pas bien dans le chenal, ils sont à la guerre (…) Et quand des navires faisaient naufrage, tous les nôtres qu’ils capturaient, ils les tuaient sans les vouloir vendre ni rançonner. Ces nègres se comprennent bien avec les Bourames en la terre de qui les nôtres habitent et par leur intermédiaire déjà ils rançonnent les gents qu’ils ont capturé au lieu de les tuer. On va racheter les captifs dans le pays même de ces nègres. Si on continue à les fréquenter, ils vont s’apprivoiser complètement, il y aura grand commerce, car là sont beaucoup de troupeaux et les esclaves afflueront. Comme chez eux on ne vend pas de nègres, leur

60. Parmi eux, citons notamment G. Brooks (Landlords and Strangers. Ecology, society and trade in Westerne Africa, 1000‑1930, San Francisco, Westview Press, 1983), B. Barry (La Sénégambie du xve au xixe siècle. Traite négrière, Islam, conquête coloniale, Paris, L’Harmattan, 1988), D. T. Niane (op. cit.). Dans son ouvrage Polyglotta Africana, A Comparative Vocabulary of nearly Three Hundred Words and Phrases, in more than One Hundred Distinct African Languages, ([1re éd. 1854], Fourah Bay College, The University College of Sierra Leone, 1963), le Révérend Sigismund Wilhelm Koelle dit de son informateur fúlup qu’il était le seul originaire de la région résidant à Freetown parmi les 60 000 à 70 000 esclaves qui y furent débarqués par les Anglais au milieu du xixe s. 61. P. Mark, op. cit. 62. F. Coelho De Lemos, Duas descricões seiscentistas da Guiné (1669‑1684), Lisbonne, Academia portuguesa de história, 1953.

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Introduction nombre a cru tant, ne tenant plus en leur pays, ils passèrent le rio de San Domingos et occupèrent à son embouchure, le pays de la rive sud appelé Poutame. Et semble qu’ils entrent en commerce depuis quelque temps avec les nôtres du Rio de San Domingos (…). On en tire quelques esclaves, du bétail qui est le principal article de traite chez les Bijagos et déjà les Bourames se rassemblent là en une foire à jour fixe63.

S’ils ne vendent pas leurs semblables, ces Felup riverains du rio Cacheu semblent déjà plus corruptibles. P. Mark64 se réfère à un autre passage de Coelho décrivant trois villages Felup dont l’historien dit qu’ils étaient fortement impliqués dans la traite. Dans la mesure où il est au centre de sa démonstration, je reprends cet extrait en portugais : Toda costa (from Fogny, or ‘Jame’ to Cacheu) são Falupos… da banda do norte pouco distante da agua as aldeas de Bosol, Usol et Jafunco… são muyferteis de arros, e muitos negros que vendem, os homens são muy guerreiros, a muytas vezes tem guerras com os brancos de Cacheu com quem fazem pazes por amor do trato, e vão a elle todos os dias com as canoas carregadasda mantimentos, e peixe secco, e negros. Sur toute la côte (du Fogny ou “Jame” à Cacheu) sont les Felup… Sur la rive nord, près de l’eau, sont les villages de Busol, Usol et Jafunco (qui) sont très fertiles en riz et ont beaucoup de Noirs qui vendent, les hommes sont très belliqueux et souvent ils firent la guerre aux Blancs de Cacheu avec lesquels ensuite ils firent la paix par amour du commerce, et ils y allaient chaque jour avec des canots chargés de nourriture, de poissons séchés et de Noirs.

Mais il semble qu’une double ambiguïté pèse sur la lecture que, de ce court extrait, propose Peter Mark quant à la localisation de ces villages d’une part, et quant à l’identité de leurs habitants de l’autre. Se fondant sur la correction qu’apporte Coelho dans un deuxième manuscrit écrit quinze ans plus tard (les Jafunco sont alors appelés Jabon, homologuant ce groupe aux Jaboundos du nord de la Casamance que décrivait de Almada quatre vingts ans plus tôt), P. Mark assimile le village de Usol à celui de Thionk-Essyl sur la rive nord de la Casamance dans l’actuelle région du Buluf. De ces Jaboundos, André Alvares de Almada disait qu’ils parlaient bagnoun et se comprenaient très bien avec les Cassangas. Curieusement, c’est au prix de moindres contorsions que l’on pourrait assimiler ces trois villages (Jafunco, Busol et Bosol) à ceux de Jifunk, Bulol et Eosor sur la rive nord de l’embouchure du rio Cacheu, précisément dans l’estuaire de San Domingos dont Coelho parlait plus haut. Les glissements phonétiques seraient beaucoup plus crédibles sans compter l’argument géographique (il est impossible de parcourir chaque jour la distance entre le Buluf et le poste de Cacheu). Ceci dit, et dans l’un ou l’autre cas, l’on se retrouve embarrassé quant à l’origine et la nature du trafic, l’identité de ses auteurs comme de ses victimes. En 1510, Valentim Fernandes écrivait que le rio San Domingos était peuplé de Bagnun. S’il s’agissait des villages de Jifunk, Bulol et Eosor, cela voudrait-il dire qu’un siècle et demi plus tard, les Felup les auraient entièrement supplantés ? S’il s’agit de Thionk-Essyl, dont de solides arguments prouvent qu’il fut peuplé à partir du xviie siècle par des villageois venus en ce pays baynun depuis la région d’Esyl au sud de la Casamance, qui vendait qui ?

63. Cité par P. Mark, op. cit., p. 45. 64. Cité par P. Mark, op. cit., p. 154.

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Introduction Le xviie siècle est en effet une période charnière dans la transformation des relations entre Felup et Baynun lesquels, à l’exception des zones côtières, constituaient la population dominante de la région et contrôlaient la plupart des réseaux commerciaux. Ce sont eux qui allaient de village en village acheter les biens (notamment la cire payée avec du fer) et se saisir de captifs qu’ils revendaient aux Portugais. L’usage désormais généralisé d’outils aratoires dotés de lames de fer, la transformation de leurs armes traditionnelles, l’acquisition de fusils de traite, permettaient aux Felup tout à la fois de meilleurs rendements, la conquête de nouvelles terres de mangrove et une attitude désormais offensive envers les Baynun. Dans un ouvrage plus récent, Shrines of the Slave Trade, Robert Baum65 a rouvert le dossier relatif à l’implication des Felup dans la traite. Sans nul doute, tout au long du xviie siècle, les habitants des villages les plus proches des cours d’eau des deux côtés de la Casamance furent-ils victimes de raids éclairs menés par des Baynun, des Mandinka ou des Afro-portugais qui les capturaient lorsqu’ils allaient cultiver leurs rizières. On sait par exemple qu’un certain nombre d’entre eux furent envoyés au Brésil, à Hispaniola, au Pérou et au Vénézuela66. De ce fait, leur rôle dans la capture ou la vente de captifs est resté méconnu. C’est à partir de nombreuses enquêtes orales menées dans le groupe dit « Esulalu » (dans la région comprise entre le village de Oussouye et la Pointe St-Georges) que R. Baum en reconstitue les modalités. Au xviie siècle, les Felup venus des villages Kujamaat plus au sud avaient pratiquement absorbé les anciens habitants Koonjen, un sous-groupe baynun, dont ils avaient d’ailleurs adopté un certain nombre de cultes. C’est à partir du xviiie siècle, au moment où la concurrence entre Européens permet aux vendeurs locaux de tirer meilleur profit de la traite que, tout en apprenant à se défendre plus efficacement (fortification de l’habitat, surveillance serrée des enfants, travail en groupe, etc.), les Esulalu se seraient aussi mis à pratiquer la capture et la vente de captifs. Méfiants vis-à-vis de toute activité de commerce, les Jóola n’ont jamais hanté les marchés et, pour tout commerce, n’avaient affaire qu’à des intermédiaires africains. En Esulalu, leur participation à la traite se serait greffée sur une pratique locale qui consistait à rançonner des voleurs de bétail pris sur le fait ou des prisonniers de guerre originaires de groupes non-esulalu. Le captif, immobilisé par une entrave en bois appelée hudjenk mais au demeurant bien traité, était gardé jusqu’à ce que ses proches viennent le réclamer et s’acquitter du prix de ce « transfert de vie » (six bœufs pour une femme, sept pour un homme). Peu à peu, de petits groupes de villageois, habiles à la guerre et à l’embuscade, commencèrent à conduire des raids dans des groupes de la rive nord ou du Huluf, plus au sud, dont ils étaient eux-mêmes victimes. Ces captifs ne pouvaient être vendus que si personne ne cherchait à les récupérer. Leurs ravisseurs les confiaient alors à des intermédiaires qui allaient les vendre à Diembering ou Niomoune (les deux seuls villages jóola qui auraient commercé directement avec les traitants européens) ou bien dans les comptoirs portugais. Les conditions de capture et de vente éventuelle étaient strictement définies et leur transgression exposait aux malheurs envoyés par les instances garantes de l’intégrité du lignage. Ainsi était-il interdit de se saisir d’un villageois esulalu, de tuer ou de frapper un captif, d’omettre de sacrifier une part du bétail composant

65. R. M. Baum, Shrines of the Slave Trade. Diola religion and society in precolonial Senegambia, New-York - Oxford, Oxford University Press, 1999. 66. Ainsi Frédéric Bowser (TheAfrican Slave Trade in colonial Peru 1524‑1650, Oxford, Oxford University Press, 1974) estime-t-il qu’avant 1650, environ 387 Felup avaient été emmenés au Pérou.

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Introduction la rançon ou la vente. Au fur et à mesure que se développait ce genre de raids, de nouveaux autels, dérivés des anciens autels lignagers, furent installés : intégrant la fameuse entrave de bois dans leur composition, ils avaient pour fonction essentielle de protéger les captifs mais aussi la famille de celui qui les avait capturés. Certains villages s’opposèrent à l’introduction de ces autels qui généraient de profonds changements dans les modes d’accès aux fonctions d’officiant (le critère de richesse l’emportant désormais sur les autres modes d’élection, tels la maladie, les visions ou le rêve). Parmi ces nouveaux autels, l’un d’eux, appelé hupila hudjenk, portait le nom du premier captif de son propriétaire67. Deux autres catégories d’autels, réputées beaucoup plus dangereuses, furent introduites ici ou là : l’une traitant des rapts d’enfants (enfermés auprès de l’autel installé dans le grenier intérieur à la maison) et l’autre exigeant pour son installation le sacrifice d’un captif. Les profits tirés des rançons et des ventes de captifs eurent entre autres effets de creuser les inégalités sociales et économiques entre les acteurs de raids et le commun des villageois. Mais les protections, au demeurant chèrement acquises contre les « effets polluants » de la capture, n’étaient que temporaires pour ceux qui s’y livraient, leur famille et leur descendance. Baum rapporte qu’en Esulalu, certains de ces descendants exécutent encore aujourd’hui des sacrifices propitiatoires sur de tels autels68. Il signale également que le développement de cette élite de nouveaux riches était freiné par l’opinion commune qui associait surcroît de richesse et pratique sorcellaire. Pour n’avoir jamais eu l’occasion de voir, dans les villages kujamaat que j’ai parcourus, de tels autels « à entrave », je ne saurais aucunement en tirer la conclusion que leurs habitants n’ont jamais vendu de captifs car il est difficile de supposer, compte tenu de la proximité géographique des centres de traite et des villages qui pratiquaient des raids, que les Kujamaat s’en seraient abstenus. Si l’usage du terme amikele, « esclave » est banni à Esana, il est utilisé dans le proche village de Katon pour désigner l’origine de certains habitants. La question de l’esclavage de traite hante jusqu’à nos jours l’imaginaire felup : « attraper une personne » relève d’un ensemble d’actes réputés particulièrement ñíiñi (interdits, dangereux) qui exigent un traitement rituel approprié. Le seul moyen d’échapper à la vindicte de l’instance garante de ces interdits est de lui construire un autel. C’est précisément lors du rituel d’installation d’un tel autel (pour un gendarme retraité qui souffrait des articulations), que je vis surgir et manipuler les mêmes fers de cheville que ceux dont on entravait les esclaves de traite. À l’instar du lien qui, en diverses sociétés ouest-africaines, unit définitivement un meurtrier à sa victime, les kidnappeurs jóola et leur descendance ont irrémédiablement partie liée avec ceux qu’ils firent captifs. Nous aurons l’occasion d’y revenir. Entre Portugais et Français À l’orée du xixe siècle, il ne reste pas grand chose de l’hégémonie commerciale et maritime portugaise dans ce qu’est devenue la Guiné de Cabo Verde. Le territoire de l’actuelle Guinée-Bissau, qui se réduit à quelques comptoirs (Ziguinchor, Cacheu, Farim, Bissau, Geba, Bolama) n’est plus, selon les termes de René Pélissier, que « la

67. R. M. Baum, op. cit., p. 111. 68. Ibid., p. 124.

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Introduction dépendance oubliée d’un archipel misérable69 ». Le commerce et la traite maritimes sont dominés par les goélettes et chaloupes françaises et anglaises de Gambie et de Gorée qui visitent plusieurs fois par an les postes portugais. Si la traite négrière est officiellement abolie par un traité luso-britannique de 1810, elle se poursuit probablement jusqu’à la fin des années 185070, alimentée par préfets et gouverneurs métropolitains ou cap-verdiens et par des trafiquants métis tirant souvent parti de leurs relations avec les populations locales. De leur côté, les autorités françaises commencent à s’intéresser sérieusement à la Casamance. Il est probable que depuis le xvie siècle, des marins en aient exploré les rives, tout au moins à l’embouchure. Au xviiie siècle, ils avaient établi un mouillage sur la rive nord, près du village karone de Itu. En 1778, l’administrateur général Le Brasseur avait déjà adressé à l’Amiral de France un plaidoyer en faveur de l’exploitation des ressources de la côte occidentale et notamment de la Casamance. « Qui peut empêcher la France de remonter une rivière dont le commerce n’a été cédé par aucun traité (…) ? » Cet appel sera véritablement suivi d’effet lorsque le Baron Roger, gouverneur du Sénégal, décide d’aller visiter la Rivière en 1826. C’est le début d’une implantation qui opère d’abord par des traités conclus avec des populations jóola négociant la cession de quelques terrains afin d’y établir des comptoirs : en 1828, le résident Dangles acquiert ainsi des concessions à Mbering (Brin), une quinzaine de kilomètres en aval de Ziguinchor et, de part et d’autre de l’embouchure, à la pointe de Jogue au nord et de Jembering, au sud. Huit ans plus tard, le lieutenant de vaisseau Malavois se fait refuser le droit de bâtir un comptoir par les gens de Itu. Il retourne sur la rive sud, et négocie avec le village de Kañut l’achat de l’île de Carabane. Un an plus tard (1837), les Français obtiennent d’un roi baïnuk malinkisé la cession d’un terrain à Sedhiou (Seju), sur la rive nord de la moyenne Casamance, à plus de 130 km à l’est de Ziguinchor. Ce fut un véritable « coup de poignard dans le dos des lusitanisés de Ziguinchor71 » qui se retrouvent bloqués à l’ouest et à l’est. Pour résister à ce type d’intrusion du côté du sud, les Portugais, à l’instar des Français, vont passer traité avec deux « rois » felup et construiront un fortin à Bolor (Bulol) sur la rive nord du rio Cacheu. Deux personnages hors du commun, au demeurant liés, incarnent les ambitions françaises et portugaises dans la région comprise entre la Casamance et le rio Cacheu : le très entreprenant Nantais Emmanuel Bertrand-Bocandé, homme d’affaires puis résident de Carabane, et le fougueux Honório Pereira Barreto, métis capverdien né à Cacheu et éduqué au Portugal, tour à tour commerçant et gouverneur de Guiné. Ce dernier tente par tous les moyens de résister à l’implantation française : traité avec mépris par les Français, avec indifférence par Praia et par les Anglais auxquels il demande de l’aide, il lui vient à l’esprit « l’idée de conclure des traités avec tous les gentios (indigènes), traités que, je le constate, les autorités n’approuvent pas72 ». Il se porte acquéreur d’un certain nombre de terrains dans des villages baïnuk ou felup. Sans doute surestimait-il l’affection que ledit gentio pouvait porter

69. R. Pélissier, Naissance de la Guiné. Portugais et Africains en Sénégambie (1841‑1936), Orgeval, Pélissier, 1989, p. 27. 70. Cf. A. Carreira, « O tráfico de escravos nos rios de Guiné e Ilhas de Cabo Verde (1810‑1850) », Estudos De Antropologia Cultural, Lisbonne, 1981, p. 14. 71. R. Pélissier, op. cit., p. 42 72. Cf. J. Walter, Honório Pereira Barreto : Biografica. Documentos. Memória sobre o estado actual da Senegambia portuguesa, Bissau, 1947, p. 162‑163.

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Introduction aux métis de Ziguinchor. Dans son Memória sobre o estado actual de Senegambia portugueza, tout entier tourné vers les questions économiques, il ne parle guère des populations locales. Dans le souci de lutter contre la concurrence étrangère (notamment britannique), et de développer ses propres affaires, Bertrand-Bocandé par contre est soucieux de préserver ses alliances avec les populations, même s’il n’hésite pas, parfois, à faire donner de la force. Sa passion pour les insectes l’avait poussé à explorer les marigots de Basse-Casamance. Mais il en avait également profité pour apprendre le créole portugais et le malinke ; en 1849, il rédige un long texte, « Note sur la Guinée Portugaise ou Sénégambie méridionale » où il établit une longue liste des « tribus » casamançaises et guinéennes et s’attache à repérer les liens entre noms claniques et divisions territoriales. Comme nous l’indiquions73, il est le premier à avoir formulé une hypothèse crédible quant à l’origine de l’ethnonyme « diola ». Par ailleurs, sans doute est-ce lui qui conseillera à Barreto d’accepter la cession de Ziguinchor aux Français afin d’obtenir d’eux qu’ils ne s’infiltrent pas plus au sud, au-delà du village de Yutu (sur la frontière actuelle héritée de la convention de 1886). Dans les années 1860, certains villages inquiets des répressions menées par les Français sous la houlette de Pinet-Laprade, commandant supérieur de Gorée, tenteront de jouer de la rivalité France/Portugal en demandant protection aux autorités de Ziguinchor. Mais la partie était perdue, Pinet-Laprade déniant toute autorité du Portugal sur la Casamance à l’exception de Ziguinchor. L’ère d’une expansion qui se voulait « pacifique » parce que plus favorable au commerce, comme la souhaitaient Barreto et Bertrand-Bocandé, avait déjà été mise à mal dès les années 1850 par les premières attaques jóola contre Carabane. Du côté portugais, ce sont les villages felup installés à l’embouchure du rio Cacheu qui infligeront à l’armée coloniale l’une de ses plus sanglantes défaites, connue dans la littérature sous le nom de « désastre de Bolor » (1878). Résistances jóola Pendant presque un siècle, les populations désormais dénommées « Jóola » se sont opposées à l’implantation coloniale. Christian Roche74 du côté sénégalais et René Pélissier75 du côté guinéen ont retracé les épisodes de cette longue résistance, à partir d’une minutieuse exploitation des archives coloniales. La rivalité entre Portugais et Français se solde par la signature de la convention de 1886 qui fixe la frontière entre leurs possessions respectives, par laquelle Ziguinchor devient française. D’une certaine façon, cette partition offre une certaine sécurité aux Felup qui ne cesseront de la franchir dans l’un ou l’autre sens lorsqu’ils chercheront à échapper aux poursuites militaires. Cette résistance, nous ne l’évoquerons qu’à grands traits. Au cours du xixe siècle, en Basse-Casamance, les Jóola eurent à se battre sur deux fronts : d’une part contre l’offensive guerrière puis culturelle de leurs voisins manding, « assimilant » après de farouches résistances une large partie des villages jóola de l’est et du nord de la Casamance ; de l’autre contre l’armée et l’administration coloniales.

73. Supra, n. 23. 74. C. Roche, Conquête et résistance des peuples de Casamance (1850‑1920), Dakar-Abidjan, Nouvelles Éditions Africaines, 1976. 75. R. Pélissier, op. cit.

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Introduction Les Français pensaient habile de mettre à la tête des villages jóola des intermédiaires africains, wolof ou manding, dévoués à l’administration coloniale. Parmi eux, nombreux étaient ceux qui commettaient brigandages, vols, rapts de femmes. Échec pour l’administration, cette politique engendrera de longues rancœurs dans les populations jóola. Dans les années 1880‑1890, les Français tentèrent de s’appuyer sur le marabout diaxanke Fode Kaba, entré dans le Foñi avec ses alliés Malinké. À la faveur des défaites du chef diaxanke contre les Anglais, ils auraient voulu s’en rapprocher pour « organiser le pays jóola ». Peine perdue. Fode Kaba meurt dans son tata76 en 1901, attaqué par les Français. Les Jóola du Foñi resteront vivement hostiles aux chefs de cantons musulmans, très souvent malinké, mis en place par l’administration française mais, paradoxalement, se convertiront massivement à l’Islam après la mort du chef diaxanke. Un « prêtre » jóola venu de Kerueye (de l’autre côté de la frontière) prendra le nom de « Fodé Kaba » pour diriger des attaques contre les Français au cours des années 1902 à 1909. Au vu des contraintes dont les archives rapportent que ce prêtre était l’objet (en période d’hivernage, il ne voyageait pas car son simple regard suffisait à « compromettre les récoltes77 »), tout porte à croire qu’il s’agissait bien de l’un de ces personnages porteurs de la royauté sacrée que les Jóola nomment áyi. Au cours des années 1880 à 1910, en Haute-Casamance et dans la partie orientale de la Guiné, les autorités coloniales auront affaire au très habile Muusa Molo, que Gallieni qualifiait de « l’un des chefs les plus intelligents de toute cette partie du Soudan » et René Pélissier de « seigneur de guerre retors ». Muusa Molo pactise avec Français et Portugais ou se joue d’eux, comme il le fait de ses vassaux, en fonction de ses ambitions à l’intérieur de la constellation fula (peule) du Fouta Djalon et du Firdu, plus au nord. Nous n’entrerons pas dans cette page de l’histoire tout aussi complexe qu’abondamment documentée78, si ce n’est pour en signaler l’un des effets sur la répression des résistances felup : à partir du début du xxe siècle, les Portugais parviendront à neutraliser ou soudoyer une partie des chefferies fula, réussissant à les utiliser contre les « éparpillements animistes79 ». Ainsi les exactions de Muusa Molo notamment dans le Firdu jetèrent ses rivaux dans les bras des Portugais. Ces derniers enrôlèrent des milliers d’auxiliaires peuls, qu’ils soient originaires du Fouta Djalon (futa fula), du Firdu (fula forros), ou des populations par eux absorbées (fula pretos), qu’ils conduiront ultérieurement contre les « animistes ». Face aux troupes coloniales, hors l’affrontement direct et l’embuscade, les formes de résistance des villageois jóolapassent par le refus de l’impôt, les mauvais traitements infligés aux traitants et, pour échapper aux expéditions punitives, la fuite dans la forêt après avoir démonté les toitures des maisons et parfois même déménagé bétail et provisions de riz. Par pillage d’épaves et de traitants, sans doute aussi par troc, ils s’équipent de fusils à pierre ou à piston80 mais les armes traditionnelles (flèches, lances) sont tout aussi utilisées : ainsi la mort du lieutenant Truche à Seleki (1886),

76. Enceinte fortifiée. 77. C. Roche, op. cit., p. 283. 78. R. Pélissier, Naissance de la Guiné, op. cit., exploite à ce propos un document clé pour la compréhension des relations entre le Firdu et les Portugais, le texte de Francisco Antonio Marques Geraldes, « Guiné portugueza », Boletim da Societade de Goegrafica de Lisboa 8 (1887). 79. R. Pélissier, op. cit., p. 19. 80. Le lieutenant administrateur Zimmer de Ziguinchor estimait le nombre de fusils détenus par les Felup du Sénégal à 6 200 (cf. C. Roche, op. cit., p. 281).

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Introduction qui fit sensation jusqu’à Saint-Louis, fut-elle occasionnée par une blessure à la sagaie empoisonnée. Il fallut presque un an aux Français pour récupérer les restes et la tête du lieutenant. En 1888, les Jóola ne sont toujours pas soumis. Tel village qui se soumettait un jour et payait son impôt était en rébellion le lendemain. Les archives coloniales regorgent des déplorations des administrateurs ou résidents qui se succèdent : C’est triste à dire, mais il faut convenir que tous les villages jóola à l’exception de quelques-uns qui ont des rapports fréquents avec nos commerçants, ne reconnaissent l’autorité de personne… Les ordres sont lettre morte pour ces gens abrutis par l’alcool qui, cependant, ne sont pas en rébellion (administrateur Martin81). La pacification des groupements réfractaires (est) un perpétuel recommencement… (administrateur Guyon82).

En 1917, Joost Van Vollenhoven, gouverneur général de l’AOF qui s’était par ailleurs opposé aux excès du recrutement, qualifiait la Basse-Casamance de « verrue dans cette colonie dont elle devrait être le joyau83 ». François Clozel y voyait un « anachronisme dans l’ensemble de nos territoires d’Afrique84 ». On ne saurait toutefois reprocher aux administrateurs pris dans l’action d’être moins perspicaces que ceux de leurs collègues qui se piquent de relations à caractère anthropologique. Hormis les notes précieuses du lieutenant des Spahis, Hyacinthe Hecquard85, les textes descriptifs de l’époque ressassent les mêmes stéréotypes : Les Feloupes sont encore très sauvages et dans un état social précaire (…). La famille n’y existe pas à proprement parler car la plus hideuse promiscuité est la chose ordinaire ; la vente des enfants y est une coutume enracinée et l’ivrognerie est poussée à un point excessif. Comme les peuplades les plus sauvages et les plus abruties, ils sont naturellement cruels, perfides et voleurs [… d’où] les très rudes leçons qu’on a dû leur donner.

Enfin, péché suprême : Le Feloupe a une excellente opinion de lui-même et se croit beau. (Laurent Jean-Baptiste Bérenger-Feraud86) Les tentatives méritoires qu’ont entreprises les gouvernements européens pour arracher le Diola à sa barbarie n’ont pas eu, jusqu’à présent, de résultat bien appréciable (…). Le seul bénéfice qu’il ait tiré de quatre siècles de contact avec les Européens, c’est l’amour de l’alcool, quelques superstitions nouvelles et une diminution du respect inné qu’ont les sauvages pour les civilisés de race blanche ! (Dr Maclaud87)

81. Rapport d’ensemble de l’administrateur Martin, Archives du Sénégal, 13 G 466(2), 1891 82. Rapport de l’année 1906 par l’administrateur Guyon au lieutenant-gouverneur du Sénégal, Archives du Sénégal, 13 G 378. 83. Le gouverneur général au lieutenant-gouverneur, 17 novembre 1917, Archives du Sénégal, 13 G 384. 84. Lettre du gouverneur Clozel au gouverneur Cor, 8 avril 1916, Archives du Sénégal, 13 G 383. 85. H. Hecquard, Voyage sur la côte et dans l’intérieur de l’Afrique Occidentale, Paris, Imprimerie de Benard et Compagnie, 1853. 86. L. J.-B. Bérenger-Feraud, « Étude sur les populations de la Casamance », Revue d’Anthropologie, Paris, 1874, p. 285 sqq. 87. Dr Maclaud, op. cit.

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Introduction Du côté portugais, les archives rendent compte des expéditions militaires et des révoltes felup durant tout le xixe siècle, mais les épisodes récurrents sont surtout localisés dans la région ouverte sur le rio Cacheu, au sud de l’actuel “Susana”88. En 1831, les Portugais avaient obtenu des villageois felup l’autorisation de construire une factorie et un fortin à Bolor (Bulol), presídio destiné à devancer l’installation des Français à l’embouchure du rio Cacheu. Quelques années plus tard, les intempéries et les incuries ont déjà jeté à bas les ouvrages en terre, mais, au terme de différents traités, les Portugais se sont engagés à protéger les Felup de Bolor. En 1878, les quatre villages voisins (Jufunco, Ossor, Igim, Lala89), qui cherchent un passage pour écouler leurs produits vers le rio, attaquent et rasent le village. Plutôt malgré lui, le gouverneur de Guiné finit par organiser une expédition pour reconquérir Bolor et débarque le 30 décembre, avec une troupe d’environ trois cent hommes (moradores, grumetes, gens de Bolor et environ cent cinquante auxiliaires Pepel). Surpris par l’attaque des guerriers de Jifunk et de ses alliés, l’armée paniquée reflue vers la mer, se rue vers une chaloupe qui s’échoue, tandis que le gouverneur lève l’ancre de la goélette. Plus de deux cent de ses hommes seront massacrés ce jour-là. Le « désastre de Bolor » préfigure plus de quatre décennies de guerres et de guérillas. Au début du xxe siècle, trois quarts de siècle après leur entrée officielle en BasseCasamance, la situation n’a guère évolué depuis le temps où Bertrand-Bocandé cherchait à recueillir des traités de suzeraineté. L’administration est impuissante à établir son autorité sur la rive nord de la Casamance ; sur la rive sud, seuls trois ou quatre villages paient l’impôt. Les chercheurs de caoutchouc  – les traitants –  se font régulièrement attaquer. Les Felup ignorent toujours les chefs de poste, les responsables de bákiin prônent le refus de l’impôt et la lutte contre les Blancs. La zone frontalière, celle des villages kujamaat, est particulièrement troublée : en 1900, un rapport de l’administrateur Valgi déplorait un affrontement sanglant entre Suzanna et Itu (sans doute confondu avec Yutu ?) qui avait laissé sur le terrain 60 morts et plus de 180 blessés. Du côté portugais, une opération punitive est menée contre Jufunco en 1901 à qui l’on reproche de faire passer le caoutchouc récolté en Guiné vers Ziguinchor. Un poste douanier est ouvert à Arame à quelques kilomètres au sud de la frontière pour surveiller les passages vers la Casamance. Les Felup d’Arame attaquent le poste deux ans plus tard, d’où une nouvelle expédition portugaise. En 1905, lors de la campagne d’abornement de la frontière à son tronçon occidental (Varela, Sukujak), militaires français et portugais chargés de protéger la mission mixte de délimitation conduite par Maclaud et Muzanty sont attaqués à Baseor et à Kerueye. La riposte sera sévère. Dans le fonds des archives françaises, le nom de Susana réapparaît à propos des affrontements qui opposèrent les troupes coloniales (françaises et portugaises) aux partisans du roi de Kerueye surnommé Fodé Kaba, qui se déplaçait entre villages sénégalais (Sukujak, Usuy, Yutu, Efok) et guinéens (Sukujak, Kerueye). Entre 1902 et 1904, Fodé Kaba attaque à plusieurs reprises le détachement de Usuy (Oussouye). Le lieutenant Raymond, premier résident du nouveau poste qui venait d’y être installé, se heurte d’abord à la résistance passive du roi Sihalebe et à l’hostilité ouverte d’un autre détenteur de bákiin, Jimayon. Raymond fit arrêter le roi ; transféré à Seju,

88. Cf. R. Pélissier, op. cit., p. 124‑125 89. Selon l’orthographie actuelle : Jihunk, Eosor, Egin, Elalab.

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Introduction ce dernier se laissera mourir de faim plutôt que d’avoir à transgresser les interdits de sa fonction90. C’est encore un autre ahaan bákiin (« grand homme du bákiin »), appelé Jiñabo91, qui animait la résistance du proche village de Séléki. Réuni à Enampor avec d’autres responsables, ils avaient pris la décision d’attaquer le camp français. Mais Jiñabo fut tué pendant la nuit par une sentinelle et le capitaine fut étonné de découvrir le corps de cet homme particulièrement « jeune et beau ». Les habitants s’empressèrent de cacher et d’exiler son jeune fils, craignant qu’il ne fût pris en otage et envoyé à l’école des fils de chefs à Saint-Louis. Selon les sources françaises92, les villages de Susana, Kasalol et Kerueye, fidèles à leur roi et refusant toujours de payer l’impôt, furent pillés et incendiés en mars 1908 par une importante colonne portugaise (composée d’une majorité d’« auxiliaires » indigènes). Fodé Kaba s’enfuit. À la même date, les sources portugaises93 font état d’une opération coup de poing, avec plus de 130 hommes et un canon, contre le village de Varela (Bila), qui avait empêché les gens de Bolor de payer l’imposto de palhota. De l’autre côté de la frontière, un an plus tard, les villages de Efok et Yutu s’opposèrent violemment au lieutenant français qui venait percevoir l’impôt. À la fin de l’année 1911, Susana s’affronta au détachement militaire venu de Arame pour procéder au recensement. En mai 1912, une colonne partie de Cacheu prit les villages de Bugin et Ejaten (à la frontière) avant d’incendier Susana de manière si drastique qu’on en voyait la fumée jusqu’à Cacheu94. On ne s’étonnera pas qu’au moment de la première guerre mondiale, surtout après avoir appris l’anéantissement, en novembre 1914, de la compagnie de tirailleurs sénégalais envoyés dans la Somme, la plupart des villages jóola de Casamance se soient opposés aux recrutements successifs : pour échapper à la conscription, Efok et Yutu émigrèrent en Guiné. De nombreuses recrues s’enfuirent en forêt. Dans les années 1970, le vieux Tété Diedhiou, interprète colonial et conseiller coutumier était encore hanté par cette véritable « chasse à l’homme » que fut le recrutement. Dans la plupart des épisodes de résistance, un trait doit être noté : les femmes y ont joué un rôle fondamental. L’administrateur commandant de Coppet en fit l’amère expérience : À Djembering, les femmes ont contraint le même lieutenant (Lemoine) à se retirer rapidement avec les quinze tirailleurs dont il était escorté. Que ceci ne fasse point sourire. M. Lemoine qui est tombé en héros à la bataille d’Arras, avait toutes les qualités de sang-froid et de perspicacité requises pour éviter un incident de cette nature, et là où il a échoué, d’autres pourraient ne pas réussir (...). Ce sont également les femmes de Karounate qui, en décembre 1915, m’ont empêché de conduire à Ziguinchor les recrues réellement volontaires qui avaient consenti à s’y rendre. Les femmes diola agissent par l’insulte, en leur faisant honte de leur lâcheté. Certaines de ces insultes, celles qui ont

90. La dépouille de Sihalebe sera envoyée au Museum de Paris par Maclaud. Son squelette est enregistré sous le n° 19 822. 91. Son nom sera donné au lycée de Ziguinchor. 92. Cf. C. Roche, op. cit., p. 283. 93. Cf. R. Pélissier, op. cit., p. 270‑271. 94. Ibid., p. 300-302.

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Introduction trait à la virilité des Diola, ne manquent jamais d’exaspérer les hommes. Je souhaite à mon successeur de ne pas avoir l’occasion d’en faire l’expérience95.

De nouveaux incidents éclatent en 1917 à Ñãbalã qui refuse de payer l’impôt : le village sera rasé et incendié. Même chose à Varela dont les habitants, avec ceux de Cataõ (Katõ), harcèlent le poste militaire installé à Kasalol. Si, du côté casamançais, les affrontements armés cessent après 1920, les Felup de la région de Susana seront encore pris dans la tourmente au cours des années 1933 à 1935. À la suite d’une sombre affaire  – un avion français de la base de Dakar ayant disparu dans une tornade, des témoins affirmèrent l’avoir vu se diriger « vers le sud » –  le chef de canton de Susana, Mamadu Cissé, dirige les recherches vers Jifunk. Prêtres et responsables arrêtés avouent sous la torture avoir achevé les deux aviateurs et détruit l’avion dont nul ne retrouvera jamais trace. Une série d’opérations punitives sont menées contre Jifunk et les villages voisins. Selon René Pélissier96, mille cinq cent à deux mille Floup de la région se réfugient en Casamance. Jifunk et les villages alliés résistent quelques temps, mais la répression est brutale. De nouveaux incidents éclatent en 1934 lorsque les Portugais veulent renforcer le maillage administratif de la région. L’année suivante, sous la force des armes, Susana et les seize villages qui en dépendent devront s’acquitter d’un impôt augmenté de plus du tiers, afin de « rembourser » les dépenses engagées pour les mettre au pas. En Casamance, les Jóola ne prennent plus les armes, mais continuent de résister passivement jusqu’au début des années 1940. La situation économique du Sénégal est alors particulière : en obligeant les paysans à payer l’impôt en liquide, les colons avaient imposé la culture de l’arachide. Celle-ci ayant détrôné les cultures vivrières (le mil notamment) dans toutes les régions du nord et du centre du pays, la colonie se retrouvait dépendante de l’importation de riz indochinois. La guerre arrêta ces importations et les cultivateurs sénégalais du bassin d’arachides revinrent à la culture du mil. « Mais les militaires avaient droit au riz et nul ne songeait, pour si peu de chose qu’une guerre, à modifier le sacro-saint règlement… » rapporte Hubert Deschamps97. L’intendant de Dakar, ayant appris par l’administrateur de Ziguinchor que les Jóola avaient des greniers pleins, exige un déblocage immédiat de ces réserves ainsi que la réquisition du bétail. À cette saisie des biens les plus précieux voire sacrés pour les Jóola, s’ajoutaient le recrutement et le travail forcé. Un vent de rébellion soufflait dans toute la région du sud de la Casamance, des révoltes éclataient dans divers villages. Les autorités cherchent les « meneurs » de ces résistances et finissent par arrêter Alin Situe, une prêtresse jóola en qui d’aucuns, à commencer par Deschamps, verront la « Jeanne d’Arc » casamançaise. À ce moment critique intervint la visionnaire de Kabrousse. C’était une « reine », c’est-à-dire une magicienne fétichiste, qui devint brusquement célèbre en « faisant tomber la pluie » dans une grande sécheresse. Elle usa de son prestige pour exciter l’opinion. Les Floup anarchistes comme un seul homme refusèrent leur riz. On envoya des militaires, l’un d’eux fut tué. Les soldats détruisirent le gros village d’Effoc en interdi-

95. Rapport de l’administrateur de Coppet pour son successeur, juillet 1917, Affaires politiques. Rapports et correspondances sur la situation politique de la Casamance, Archives du Sénégal, 13 G 384, 1917. 96. R. Pélissier, op. cit., p. 377-388. 97. H. Deschamps, op. cit., p. 271.

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Introduction sant de le rebâtir, et se répandirent dans la brousse en tirant des coups de fusil en l’air. Les Floup se sauvèrent en Guinée-Portugaise ; cela leur était souvent arrivé au temps de la conquête ; ils partaient puis revenaient au départ des soldats. L’ennui cette fois, c’est qu’ils n’étaient pas revenus (…) Je me consolai en allant rendre visite à la « reine de Kabrousse » qu’on avait réussi à capturer. Dans la cour de la prison, je vis une grande jeune femme, mince, la tête rasée, belle, d’une autorité magnifique. Elle me prit à partie avec autant d’aisance que Jeanne d’Arc s’adressant aux Anglais. J’avais compté sur elle pour faire revenir ses compatriotes ; mais elle avait sa mission98.

Quelques mots s’imposent sans doute à propos de cet épisode que l’histoire ultérieure a constitué en véritable dossier à l’appui des revendications indépendantistes casamançaises. Comme d’autres jeunes villageoises de la région, Alin Situe était partie à Ziguinchor puis à Dakar travailler comme domestique. À la suite de plusieurs rêves auxquels elle n’avait pas donné suite, elle était tombée malade et revenue au village. Pour Jean Girard99, le culte fondé par Alin Situe était nouveau. La maladie de cette jeune femme aurait été interprétée comme un « avertissement divin » pour ne pas avoir livré un message de Dieu, selon lequel le village devait faire la « charité » d’un bœuf noir pour obtenir la pluie. Rentrée à Kabrousse, elle avait convoqué les villageois pour leur en faire part. Ce faisant, écrit l’auteur, elle aurait fondé un nouveau culte se superposant à tous les autres  – qu’ils soient de nature lignagère ou royale –  et incarnant une forme de pouvoir charismatique. S’y seraient ralliés un ensemble d’adeptes d’ethnies et de religions diverses. Devenue leader de la « révolte floup » laquelle avait tant préoccupé les administrateurs coloniaux, la prêtresse prônait l’unité, le refus de l’impôt et des réquisitions, le retour à une ancienne variété de riz rouge. Pour d’autres chercheurs100, le rôle de Alin Situe dans la résistance casamançaise a été très largement surestimé. L’organisation villageoise jóola et la totale indépendance de chaque village en matière de décision collective rend d’ailleurs peu crédible l’idée qu’une responsable de culte puisse imposer quoi que ce soit aux villages voisins. Étayé de témoignages historiques, c’est l’un des arguments les plus convaincants développés par Paul Diedhiou. Le deuxième tient à la nature même du culte que nous décrirons ultérieurement. Nous aurons l’occasion de revenir plus loin sur ce personnage, notamment sur la nature du culte qu’elle entretenait et que nous retrouverons à Esana. Le fait d’avoir subi à maintes reprises les exactions de l’armée coloniale ne prédisposait pas pour autant les Felup guineenses à s’engager, deux décennies plus tard, dans la lutte de libération nationale. Lorsque la guerre de libération nationale éclate en 1963, une grande partie des villageois sont enrôlés dans l’armée portugaise conduite par l’implacable Spinola. Beaucoup moins nombreux sont ceux qui « partent dans la forêt », c’est-à-dire se rallient au PAIGC101 de Amilcar Cabral dans les rangs duquel, par contre, s’engageront massivement d’autres animistes comme les Balantes.

98. Ibid., p. 271. 99. J. Girard, op. cit. 100. Il revient en particulier à Paul Diedhiou, natif du village Yutu, d’avoir repris la discussion dans le détail dans sa thèse : « Le processus de construction de l’identité jóola. Analyse socio-anthropologique des conflits en milieu ajamat », Besançon, Université de Franche-comté, 2002. 101. Partido Africano da Independência da Guiné e Cabo Verde

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Introduction « Gardons-nous de théoriser lorsque l’on veut trouver des corrélations entre la résistance primaire et la guerre d’indépendance » note René Pélissier102. « La participation des Floup et des Bissagos aux côtés du PAIGC a été collectivement négligeable, alors que sans parler de Canhabaque, le triangle floup était stratégiquement bien situé pour jouer le rôle d’abcès de fixation ». Les Portugais, secondés par les Cap-verdiens  – métis la plupart –, ont massivement utilisé grumetes et « auxiliaires » indigènes, Papel, Biafada, Foula et mandingue. Si le recours aux auxiliaires musulmans est plus difficile à évaluer dans le triangle floup qu’ailleurs, il est évident qu’il fut la condition sine qua non d’une victoire portugaise face aux animistes. « Le capital de rancunes intra-guineenses que cette exploitation des divisions ethnico-religieuses a suscité a joué un rôle majeur dans la guerre de libération103 ». Christianisation et islamisation En évoquant les relations entre Portugais et chefferies musulmanes, René Pélissier remarquait que ce ne serait pas le moindre des paradoxes de cette conquête qui se voulait chrétienne, qu’elle finisse par s’appuyer massivement sur ceux qui furent les acteurs d’une intense campagne d’islamisation en Guiné, après s’être de multiples fois opposée à eux. La très importante production missionnaire (notamment jésuite) rassemblée dans la somme éditée par Brasio couvrant la période initiale des années 1500 à 1622 pourrait laisser croire qu’au cours de quatre siècles de présence, les Portugais se seraient livrés à une entreprise d’évangélisation soutenue. Rappelons qu’au xvie siècle, l’évangélisation relevait du monopole des rois catholiques dans les pays qu’ils exploraient, avant qu’elle ne passe, un siècle plus tard, aux mains de la Congrégation papale de la Propaganda de fide. Les inévitables conflits qui en résultèrent affaiblirent sans doute la position des missionnaires, d’autant que leur espérance de vie dans ces régions était en général fort limitée. Mais il faut surtout retenir que ceux-ci ne se déplaçaient guère hors des comptoirs où étaient bâties leurs églises : leurs fidèles se recrutaient pour l’essentiel dans la population des traitants, des grumetes et assimilados (noirs ou métis ayant obtenu la citoyenneté portugaise). De ce fait, jusqu’à la fin du xixe siècle, le christianisme resta marginal et souvent superficiel aussi bien du côté de la Casamance que de la Guinée. Dans le comptoir portugais de Ziguinchor, une église en bois avait été construite en 1848. D’après les archives françaises, certes bien souvent malveillantes envers les métis portugais, il y avait bien un prêtre « indigène » à Ziguinchor en 1870, mais il ne savait pas dire la messe. Les luso-africains pratiquaient un catholicisme « mêlé de paganisme », ils aimaient à se parer de scapulaires et de chapelets pour se protéger des esprits malfaisants104. En Casamance, ce sont des évêques français qui, à partir des années 1876, commencèrent à créer des postes à Carabane, Tendouk, puis une mission à Ziguinchor (1887). Jusque là, leur connaissance de la religion locale pourrait être résumée par les propos du Père Lacombe qui, à la suite d’une excursion apostolique en Casamance, écrivit à l’évêque de Dakar : Les Diolas et les Balantes (…) sont adonnés aux fétiches les plus grossiers et ne rendent de culte qu’au génie du mal qu’ils désignent sous le nom de boekin. Cette

102. R. Pélissier, op. cit., p. 400. 103. Ibid., p. 409. 104. Cf. C. Roche, op. cit., p. 69.

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Introduction singulière divinité a ses prêtres et prêtresses et ne rend d’oracles qu’après l’immolation d’un porc ou d’un chien. Elle inspire une grande terreur à ses adorateurs. C’est elle qui donne la mort et cause tous les maux par l’intermédiaire de ses suppôts appelés sorciers dans le pays. Ces sorciers, dit-on, auraient le pouvoir de prendre toutes les formes qu’ils veulent et même de s’introduire dans le corps humain pour extraire l’âme et la manger105.

On est bien loin de la description que faisait Valentim Fernandes des rituels effectués sur les hatichira banhun… Dans le Fogny, l’évangélisation fut vite stoppée par le mouvement de conversion à l’Islam corrélatif d’une acculturation rapide au mode de vie manding. Les pères de la congrégation du Saint-Esprit concentreront leurs efforts sur les régions restées résolument animistes et renforceront leurs positions dans le Sud, dans un contexte souvent hostile. Une mission, précédant de peu un petit séminaire, est ouverte à Oussouye en 1927. À voir aujourd’hui les vastes bâtisses sises au milieu d’immenses jardins soigneusement enclos que sont ces missions, on se représente mal ce que fut la vie des premiers missionnaires isolés dans les villages felup. Leurs qualités d’aventuriers devaient être à la hauteur de leur détermination d’évangélistes. Il en est qui durent faire le coup de feu pour s’imposer106. Les relations entre nouveaux convertis et villageois fidèles aux ukiin furent souvent violentes : les seconds empoisonnaient les premiers, lesquels se répandaient à l’occasion en insultes et anathèmes. L’abbé Nazaire Diatta107 se souvient de l’un des chants particulièrement agressifs qui couraient chez les chrétiens : « Pissez sur le bákiin, rendez-le puant, vous les femmes chrétiennes ! » L’implantation d’une mission fut souvent à l’origine de la création d’un quartier séparé dans le village. Pour attirer les femmes et les jeunes, les missionnaires avaient deux atouts : le dispensaire et l’école. Malgré l’opposition des aînés qui, lorsqu’ils ne pouvaient refuser la scolarisation des enfants, avaient recours à des pratiques magiques visant à « leur boucher les oreilles », les écoles et petits séminaires furent néanmoins la pépinière non seulement d’un clergé local, mais aussi de nombreux fonctionnaires qui allaient faire carrière dans l’État sénégalais. Comme nous le verrons dans les dernières pages de cet ouvrage, les points de conflits entre « animistes » et chrétiens sont restés remarquablement stables des débuts de la christianisation jusqu’à aujourd’hui : opposition du clergé à l’initiation masculine et à la participation de leurs ouailles à toute cérémonie liée de près ou de loin aux ukiin. Dans les années 1950, Louis-Vincent Thomas avait relevé de nombreux exemples d’apostasie ou de va-et-vient, au gré des circonstances, entre les deux registres de croyance et de pratiques. Quant à Nazaire Diatta, abbé et chercheur, profondément préoccupé par l’écartèlement qu’imposait aux chrétiens la première vague d’évangé-

105. Cité par le Révérend Père spiritain Louis Le Hunsec, dans son texte « 35 ans de bonheur en Casamance », St Martin d’Hères, Copy-offnet, 10 rue A. Allais, 1989. 106. Je me réfère ici aux récits, hélas non publiés, de l’intarissable R. P. Govers, spiritain néerlandais qui servit dans la région d’Oussouye dans les années 1950. Personnage haut en couleur, il fut l’un des seuls à s’intéresser de près à la religion jóola et à tolérer de nombreux rites traditionnels (à l’exception des interrogatoires de mort). 107. N. Diatta, « La mission chrétienne aujourd’hui : leçon du passé, nouveau départ », Colloque “Les spiritains : trois siècles d’histoire missionnaire (1703‑2003)”, Institut Catholique de Paris, doc. dactylog. prêté par l’auteur, 2002.

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Introduction lisation, il ne cesse de réfléchir depuis trente ans à ce que pourrait être « une herméneutique chrétienne de bakiin ». Du côté des Felup guinéens, les missionnaires de la PIME (Pères italiens des Missions Étrangères) n’ont pas ces états d’âme et interdisent toujours à leurs fidèles de participer aux rites traditionnels. Malgré l’ancienneté de sa présence, nous l’avons dit, le christianisme n’avait guère pénétré les régions rurales guinéennes108  – dont le pays felup –  , où la première mission ne fut bâtie à Esana qu’à la fin des années 1940 après que les villageois s’y sont opposés pendant des années. L’un des premiers actes de fondation par les Pères avait été de débroussailler l’immense terrain où ils allaient s’installer, une forêt en laquelle était implanté le plus important sanctuaire des femmes, le Karaay. Néanmoins, le père fondateur s’était attiré quelques sympathies parmi les jeunes du village pour ses prises de position par rapport aux exactions de l’armée portugaise, tandis que deux sœurs italiennes se dévouaient au dispensaire. Des catéchistes furent formés, mais point d’abbé. Qu’il s’agisse des pères ou des sœurs, les successions ne furent pas très heureuses, et nombreux sont les anciens convertis qui sont aujourd’hui en froid avec la Mission. Au moment même où commençait l’évangélisation de la Casamance, ses initiateurs la considéraient déjà comme perdue d’avance dans toutes les régions de la rive nord (Fogny et bientôt Buluf) où l’islamisation avait fait de très rapides progrès. De ce mouvement qui débuta dans les premières années du xxe siècle, nous ne dirons que quelques mots dans la mesure où il n’eut guère d’effet sur les Jóola du sud. Dans les régions orientales et septentrionales, l’établissement de la paix entre guerriers manding et jóola entraîna un étonnant renversement dans les rapports entre les deux populations ; n’inspirant plus la crainte, les Manding, devenus commerçants ou marabouts, furent accueillis dans les villages jóola avec déférence et admiration. Les Jóola non seulement se convertirent mais adoptèrent le mode de vie manding, abandonnant au passage le kajendu et tous les travaux des rizières laissés à la seule charge de leurs femmes. En une génération, les Jóola furent quasiment assimilés. Bien différent fut le mouvement d’islamisation de la région du Buluf initié, dans les années 1930, par des marabouts peuls, maures, wolof et toucouleur. Hormis les interdits portant sur le porc et le vin de palme, cet Islam n’apportait pas de véritable changement dans les institutions villageoises et l’organisation du travail. Il préserva la continuité d’un certain nombre de rites (initiation masculine, séquences de rites funéraires et, sous couvert de « charités », entretien de quelques ukiin, notamment ceux des femmes). De même il n’affecta guère certaines croyances (double animal, notions de séparation entre sexes et générations). Ce mouvement se poursuivra jusque dans les années 1980 où l’ensemble des régions du nord de la Casamance, à l’exception des Blis-Karones seront islamisées. Le pays jamaat restera à l’écart : dans la plupart des cas, les conversions à l’Islam ne concernent que des individus aux trajectoires relativement atypiques.

108. Les statistiques publiées par des organismes internationaux quant aux pratiques religieuses à l’échelle nationale sont instructives. Ainsi trouve-t-on pour l’année 2000 : Traditional beliefs 45.2 %, Muslim 39.9 %, Roman Catholic 9.9 %, other Christian 4.1 %, other 1.7 % (Worldorga, Statesmen, Guiné Bissau).

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Introduction Les sociétés villageoises kujamaat, repérages

Les groupes jóola de la rive sud de la Casamance

Pour de nombreux informateurs et observateurs, la région située entre la rive sud de la Casamance et le rio Cacheu constituerait le berceau d’origine de la plupart des groupes jóola qui essaimèrent sur la rive nord109. Ses habitants ont fait l’objet de maintes tentatives de classification découpée en sous-groupes, aux limites et aux appellations toujours mouvantes, selon les auteurs, les périodes historiques et les critères retenus  – parfois confondus –, qu’ils soient d’ordre géographique, administratif, linguistique ou culturel. Le découpage administratif, du côté sénégalais, répartissait les villages en cinq cantons : d’ouest en est, Diembering, Pointe-St-Georges, Feloup, Brin-Seleky et Bayot. La classification de Louis-Vincent Thomas a longtemps prévalu : il distinguait « les Floup de la région d’Oussouye, les Diamat (Effoc-Youtou), les Dyawat (Diembereng), les Haer (Kabrousse), les Diola Pointe-St-Georges (Kagnout-Mlomp), les Diola de Brin-Seleky, les Bayot ». Du côté

109. Cf. P. Pélissier, op. cit., p. 663.

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Introduction portugais, les habitants de la région comprise entre la frontière et le rio Cacheu, à l’ouest de Saõ Domingos, sont divisés entre Felup et Bayot. Par la suite, des chercheurs plus attentifs aux modes de constitution des territoires, aux migrations locales, aux scissions et aux déplacements villageois, redéfiniront et complexifieront ces unités d’appartenance. Ainsi, par exemple, les « Diola de Brin-Seleky » se trouveront-ils intégrés à l’histoire du Mof Evví, « territoire du roi de la pluie » d’Enampor110, par lequel ont migré les gens de l’actuel village de Yutu, lui-même intégré à l’ensemble « jamaat ». Mais les gens du Mof ne se reconnaissent guère dans cette appellation et se dénomment eux-mêmes esúkurin, « les villages des rivières »… Dans l’exercice toujours renouvelé consistant à attribuer auto- et hétéronymes, nous entrerons ici du point de vue contemporain des villageois de Esana : s’ils se reconnaissent aujourd’hui dans les appellations de « Felup » et de « Jóola », les villageois se désignent eux-mêmes comme Kujamaat (sing. : ajamaat : « celui qui comprend le langage », i.e. « la personne humaine » (dite aussi anaw). Signalons que d’autres groupes, au Sénégal, se désignent comme tels, notamment les Kujamaat de la région des Kalounayes au nord de la Casamance, étudiés par Jean David Sapir. Dans la bouche d’autres Jóola islamisés ou plus insérés dans l’économie moderne, le mot ajamaat a une consonance péjorative : c’est pour eux une façon de stigmatiser les villageois les plus conservateurs, voire à leurs yeux, les plus bornés. Il est difficile d’estimer autrement que par des ordres de grandeur le nombre d’habitants de la région. D’après les derniers recensements, la population jamaat ou felup peut être estimée, du côté guinéen, à plus de 20 000 habitants. Au début des années 1950, Antonio Cunha Taborda donnait le nombre d’environ 8 000 habitants111. D’après les enseignants chargés de répertorier la population scolarisable du village de Esana, le plus important de la région, il comptait en 2001 plus de 2 000 habitants résidant en continuité, auxquels s’ajoutent environ 500 « originaires » partis travailler à l’extérieur. Du côté sénégalais, les estimations sont encore plus aléatoires depuis la destruction de plusieurs quartiers et villages (dont Kahèm, Kagit, les quartiers de Kagar et Kanokindo à Yutu) pendant le récent conflit casamançais. Avant ces événements, les villages kujamaat devaient compter plus d’une dizaine de milliers d’habitants. C’est souvent en fonction de leurs variantes dialectales que les Kujamaat se divisent eux-mêmes en plusieurs territoires. Ainsi distinguent-ils : ● kajimaku kata kajamutay le territoire des kajamutay, c’est-à-dire de ceux qui utilisent ce terme comme synonyme de elobey, « la parole ». Il s’agit, de part et d’autre de la frontière sénégalo-guinéenne, des villages suivants, distants de 5 à 25 km de Esana :

110. Cf. P. Palmeri, op. cit. 111. A. Cunha Da Taborda, « Apontamentos ethnograficos sobre os Felup de Suzana », Boletim Cultural da Guiné Portuguesa 18 (avril 1950), p. 190.

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Introduction

- Esana, - Kataõ, - Kasolol, - Ejaten, - Bujin, - Efok, - Yutu,

- Esuke (comprenant les cinq quartiers fort dispersés de Baseor, Teñat, Jirak, Keruey, Kahim), - Yal, - Bilá (Varela), - Esúkujak, - ainsi que les villages insulaires de Ejin, Jihunk, Bulol, Elalab, Eosor (regroupés sous le nom de Kesukey)

● kajimaku kata kasikeney, le territoire des kasikeney, à savoir ceux qui utilisent ce terme comme synonyme de elobey. Tous situés en Guinée-Bissau, également distants de 5 à 25 km de Esana, ce sont les villages de : - Kesu, - Ñaban, - Elia, - Egam, - Erame, - Kulagen, - Jobel - Ñãbalã - analuufay (en territoire sénégalais), composé de deux ensembles : ✓ Sihèlek avec les villages de Emaye et Butengu (distants de 15 à 20 km) ✓ Esubuhan : villages de Esahut, Jaken jóola, Jaken wolof, Janten (distants de 25 à 28 km). - huluf : villages de Ejungu, Jiwant, Kalobone (à environ25 km).

Toutes ces appellations se déclinent en de multiples surnoms et hétéronymes : ainsi le village de Esana peut aussi être appelé esúbujal, « village des forêts », par les gens de Elalab, Jihunk, Bulol, eux-mêmes appelés esúmulo, « villages du marigot » par les gens de Esana. Ces différenciations fondées sur des critères linguistiques ne doivent cependant pas faire illusion : à l’intérieur de chaque territoire, des villages peuvent pratiquer des parlers forts différents, tels ceux de Esana et de Ejaten, pourtant liés par une forme relation duelle et exclusive parlée en termes d’« amitié ». En l’absence d’autres critères véritablement discriminants, il semble que le seul sur lequel on puisse s’appuyer pour dessiner les contours de cet ensemble « jamaat » soit d’ordre rituel : c’est en effet à l’occasion d’une série de grands rites tour à tour organisés par chaque village que s’éprouve concrètement cette communauté d’appartenance. Il s’agit notamment de luttes inter-villageoises, de rites d’intronisation, d’initiations. Cette communauté ne signifie pas pour autant unité politique ou territoriale. Les anciennes guerres ont structuré ce groupe en plusieurs « blocs » entre lesquels l’inimitié reste vivace et l’inter-mariage extrême rare : parmi les épisodes les plus marquants dans la tradition orale locale, et pour ce qui est des villages actuellement existants, les guerres de Yutu contre Bujin, de Esana contre Yutu (début xxe siècle), et contre Erame laissent aujourd’hui des traces profondes. Il serait d’ailleurs plus exact de parler de « chaînes de villages » toujours susceptibles de se rompre et de se recomposer, que de « groupes » ou de « sous-groupes » identitaires. À l’est du méandre de Kamobël, depuis le marigot de Nyassia au nord jusqu’au rio Cacheu, se trouvent les populations Bayot et/ou Ehing. Selon certains informateurs de Esana, les « Ehing » (ou Esing) sont ceux que l’on appelle au Sénégal « Bayot », lesquels se désignent eux-mêmes par le nom de Kagere. Pour d’autres, s’ils ont la même langue, ils se distinguent par leurs ukiin et leur calendrier rituel. C’est de cette région que proviendraient de nombreux villageois kasikeney (Erame, 48

Introduction Elia, etc.). Dans son ouvrage The Hatchet’s Blood, Marc Schloss112 affirme par ailleurs que Bayot et Ehing ne sont pas des Jóola et qu’ils seraient liés aux habitants du village de Edii (Ejin ?), locuteurs d’un dialecte erame. Cette affirmation selon laquelle les Ehing (environ 3 000 personnes) sont « l’un des quelques peuples de la Casamance qui ne sont pas des Diola » laisse perplexe. Si l’on admet que les populations « jóola », sans avoir jamais véritablement formé de groupe homogène, partagent quelques traits fondamentaux qui les opposent fortement à d’autres groupes, d’origine mande par exemple, il est surprenant de constater qu’à quelques variantes près, les « spécificités » ehing participent de ces traits communs à presque toutes les sociétés jóola  – qu’il s’agisse de la division du travail, des tensions dans le droit foncier, et surtout de la constellation des interdits liés à la puissance (spirit) Odieng, qui est au cœur de l’ouvrage de Marc Schloss. On pourrait noter qu’en chaque domaine évoqué (droit foncier, interdits, initiation, royauté), les différences entre Ehing et Kujamaat se révèleraient bien moindres qu’entre par exemple Kujamaat et Jóola du Buluf. Si les différences linguistiques entre ce groupe et le groupe felup sont manifestes, elles ne sont pas plus importantes qu’entre le parler de Esana et celui de Erame. On ne peut par ailleurs s’empêcher de faire de curieux rapprochements, à propos notamment des chants initiatiques recueillis par M. Schloss. Accepter la proposition de cet auteur conduirait donc à abandonner définitivement, et pour toutes les sociétés ainsi dénommées, le terme « jóola ». Autant il conviendrait d’affiner les différenciations internes à cet ensemble, autant faudraitil réinventer un autre qualificatif pour désigner l’ensemble de traits qui leur sont propres : la pratique de la riziculture inondée associée à une organisation sociale de type « acéphale », avec une faible hiérarchisation des statuts liés à la naissance113 ; une patrilinéarité traversée d’hésitations sur les mêmes questions (rizières confiées à une fille du lignage) ; un même attachement aux cultes des ukiin ; des modes de division similaires du travail, de l’espace et du temps. En pays jamaat, les modalités de la division du travail liées à la riziculture inondée sont dans leurs grandes lignes identiques à celles qui ont été souvent décrites, depuis les travaux de Paul Pélissier, dans les sociétés Jóola du sud de la Casamance ou dans les îles de l’estuaire. Au sein de cette production, la plus valorisée socialement, hommes et femmes effectuent en alternance des tâches reconnues comme également astreignantes et rudes. Les hommes défrichent, édifient et entretiennent les digues, labourent rizières et champs avec cet admirable outil qu’est le kajendu, sorte de pellebêche au très long manche évoquant une longue rame114 ; en saison sèche, ils récoltent le vin de palme et les régimes de palmistes, pêchent au filet, chassent, font les clôtures. Les femmes préparent et épandent la fumure dans les rizières, sèment dans les pépinières, repiquent et récoltent le riz ; en saison sèche, elles confectionnent l’huile de

112. M. R. Schloss, The Hatchet’s Blood. Separation, Power, and Gendeer in Ehing Social Life, Tucson, The University of Arizona Press, 1988. 113. Ainsi, dans les cas de figure où l’accès à une fonction spécialisée  – telle celle de forgeron, fossoyeur, ou sculpteur de tambour –  est conditionné par l’appartenance à certains segments de lignage, interviennent toujours des mécanismes électifs ou des rites d’acquisition du sanctuaire voué à cette activité qui en interdisent la transmission directe. Les autres activités artisanales ou musicales peuvent indifféremment être pratiquées par tout villageois qui s’y révèle habile. 114. Sur l’adaptation de cet instrument aratoire aux sols et sa multifonctionnalité (pelle et charrue à la fois), cf. Y. Marzouk-Schmitz, « Instruments aratoires, systèmes de cultures et différenciation intraethnique », Cahiers de l’ORSTOM, série Sciences Humaines, vol. XX (1984), n° 3‑4, p. 399‑425.

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Introduction palme, pêchent à la nasse. Les deux sexes collaborent à la construction des maisons, les femmes préparant les briques de terre et la paille de la toiture, les hommes faisant la maçonnerie, la charpente et l’assemblage du toit. Aux productions traditionnelles des Kujamaat (riz, vin et huile de palme, manioc, huîtres, viande de chasse) s’ajoutent aujourd’hui les cultures maraîchères et l’arboriculture, notamment, du côté guinéen, l’anacardier. Depuis une quinzaine d’années, les villageois ont massivement développé ces plantations, misant sur la demande de noix de cajou au niveau national. Les noix sont vendues, le jus et le vin sont consommés sur place. Tous les sixième jour de la semaine jóola, au lever du jour, se déroule un marché où les femmes des villages des îles (Elalab, Bulol) et des villages plus dotés en forêts (autour de Esana) échangent, à volume égal, une série de produits : poissons, riz, huile et vin de palme, fruits, etc. La feuille de tabac peut y servir d’équivalent monétaire. À maints égards, la vie des villages kujamaat évoque les descriptions faites il y a plus de quarante ans par Louis-Vincent Thomas ou Paul Pélissier en pays felup. Le relatif enclavement de la région  – tout au moins du côté guinéen –  suffirait-il à expliquer la pérennité d’institutions sociales qui demeurent étonnamment vivantes malgré les bouleversements subis pendant la guerre de libération nationale et les difficultés actuelles qu’éprouvent les villageois à assurer leur survie matérielle ? Les habitants sont pourtant loin d’avoir vécu dans un isolat culturel et n’ont guère échappé aux tribulations de l’histoire moderne. Aux temps de la colonisation portugaise, un aéroport fonctionnait à Esana, les missions catholiques portugaise et italienne sont implantées depuis longtemps, Amilcar Cabral avait installé sa villégiature à Varela… Mais ces contacts, peut-être précisément parce qu’ils étaient imposés, n’ont pas ébranlé les fondements de l’identité culturelle jamaat. Dans le village de Esana, nombreux sont les actuels responsables de sanctuaires qui avaient été enrôlés pendant plusieurs années dans l’armée portugaise. L’intransigeance actuelle de la mission catholique de Esana à l’égard des cultes traditionnels semble se retourner contre elle : si les jeunes catholiques s’abstiennent de sacrifier aux puissances du terroir, ils refusent d’abandonner les pratiques rituelles qui leur sont liées. L’appropriation des rizières reste le principal enjeu des rivalités entre villages, entre lignages, entre agnats et utérins, voire entre frères de même père. Pour elles on s’accuse, on s’attaque, on se tue. Mais le travail des rizières est devenu de plus en plus ingrat. Dans « ce merveilleux pays où l’eau salée pénètre comme dans les pores d’une éponge »115, la production est fortement dépendante d’un travail assidu et d’une pluviométrie non seulement suffisante, mais aussi régulière. Les onze années d’une guerre de libération nationale particulièrement cruelle (1963‑1974) ont profondément dégradé la riziculture : déplacements de populations, insécurité et tueries, écroulement ou destruction des digues et diguettes protégeant les rizières de l’eau salée, ont contraint les villageois à abandonner plus de la moitié des parcelles cultivées116. À la

115. A. M. Hochet, Paysanneries en attente, Guinée-Bissau, Dakar, ENDA, Études et Recherches, 1983, p. 6. 116. Cf. à ce propos les articles de A. Chéneau-Locquay, « La dynamique des systèmes ruraux dans les pays des Rivières du Sud : une montée de la dépendance, des risques accrus », de E. Penot, « La riziculture de mangrove balante », et de N. Laudié, « Évolution des stratégies paysannes et dynamique du couple cajou-riz-importé » dans A. Chéneau-Loquay et A. Leplaideur (éd.), Les rizicultures de l’Afrique de l’Ouest. Actes du Colloque international cnrs-cirad, cédérom, cirad, 1998.

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Introduction guerre a succédé une très longue période d’insuffisance pluviométrique. Revenu à un meilleur niveau ces dernières années, le régime des pluies reste cependant marqué par son irrégularité, piégeant pour ainsi dire les villageois dans le calendrier des opérations agricoles. En juillet 2001, je retrouve un village exténué : « Ici, le travail va tuer quelqu’un ». Les pluies sont arrivées plus tôt que prévu et en abondance. Les hommes n’avaient pas fini de débroussailler et de brûler les souches dans les pépinières et les champs de riz de montagne (en semis direct). Les premières semences sont noyées. De l’aube jusqu’au soir, hommes et femmes s’acharnent avec coupe-coupe et kajendu tout en craignant que, comme l’an dernier, les pluies ne s’arrêtent brusquement après le repiquage… Certains, au risque de moindres rendements, sèment en direct dans les rizières profondes. Des pères de famille dont les fils se sont dispersés et des femmes, laissées seules par leurs maris récemment engagés dans l’armée guinéenne, courent après quelque argent pour engager une association de travail… Mais la pluie n’est pas seule en cause. Les aléas de la politique et de l’économie bissau-guinéenne ont profondément fragilisé les conditions de vie au village. De 1974 à 1987, toute l’activité économique était sous le contrôle de sociétés d’État. Compte tenu de la faiblesse du pouvoir d’achat et de l’inconvertibilité de la monnaie nationale (le peso) ainsi que de la pénurie systématique de produits de première nécessité, celles-ci instaurent une économie de troc qui n’est guère à l’avantage des paysans117. Le retour à l’économie de marché en 1987‑1988 a eu des effets inégaux dans les sociétés paysannes, stimulant une production agricole désormais susceptible d’apporter des revenus monétaires, mais laissant les villageois à la merci des commerçants venus de Bissau chercher huîtres, noix de palmistes et de cajou, en véritables héritiers des anciens ponteiros. Cette dépendance est particulièrement forte dans la zone jamaat du fait du délabrement des pistes et de la rareté des véhicules. L’intégration de la Guinée-Bissau à la zone CFA, en 1997, a singulièrement appauvri les habitants des régions rurales y compris les fonctionnaires, enseignants et agents de santé118. Lors de campagnes évoquant singulièrement les méthodes de la traite, les commerçants reviennent au troc : en 2003, un sac de riz était échangé contre un sac de noix de cajou, et il est désormais interdit de vendre les noix contre de l’argent. Pendant les trois années qui suivirent la guerre qui opposa les troupes gouvernementales du président Joao Bernardo Vieira au général Ansoumana Mane (1998-1999), les villageois avaient vainement attendu les traitants. Sur fond de déficit céréalier, les ressources monétaires s’étaient provisoirement taries. Revenus à Esana pour l’organisation de la grande initiation du búkut, ceux qui avaient l’habitude d’émigrer à Ziguinchor pour trouver du travail ou y vendre leurs produits (huile et vin de palme, poisson et huîtres séchées) n’avaient pas pu repartir compte tenu de la tension qui règnait encore à la frontière après plusieurs incursions de rebelles casamançais en territoire guinéen. Après une relative accalmie sur ce front, de violents combats éclatèrent en 2006 dans la région de Saõ-Domingos ; l’unique car desservant les villages accessibles depuis la piste menant à Varela sautait sur une mine. L’instabilité politique du régime

117. Ainsi, dans les années 1985 à Esana, un litre d’huile de palme (vendu à 500 F. CFA à Ziguinchor) était échangé contre 3 kg de riz décortiqué (valant 300 F. CFA à Ziguinchor). 118. À titre indicatif, dans les années 2000‑2001, un enseignant percevait, lorsqu’il était payé, 19 500 F. CFA (30 euros) par mois, alors que le sac de riz était vendu 12 500 F. CFA (19 euros). La situation ne s’est guère arrangée depuis et la plupart des enseignants sont obligés de travailler aux champs pour nourrir leur famille.

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Introduction bissau-guinéen (depuis 1999, deux autres coups d’État eurent lieu avant que l’ancien président Vieira ne revienne au pouvoir en 2005), les aléas du marché de l’anacarde en lequel les villageois avaient mis beaucoup d’espoirs et l’abandon des structures sanitaires rendent l’horizon bien précaire. Pourtant, au début de l’année 2007, les villages kujamaat étaient repris d’une grande fièvre rituelle : Esana allait organiser la cérémonie de esãgey pour pourvoir tous les autels d’initiation laissés vacants par la mort de leurs détenteurs, tous les villages affluaient à Erame, puis à Ñaban et à Egam pour les grandes luttes rituelles ; à l’issue des luttes, le gros tambour à lèvres d’Erame annonçait le retour du búkut.

Rizières en saison sèche (Esana, 2007).

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CHAPITRE I « NAÎTRE DU VILLAGE » Si une personne vient habiter chez toi, tu diras : « j’ai mis au monde quelqu’un d’un autre village ». (une femme de Esana)

La primauté du principe de résidence sur celui de descendance dans la constitution du groupe local, primauté sur laquelle se fonderaient les communautés villageoises, avait été posée par Robin Horton119 comme l’un des traits caractéristiques des stateless societies. Si, comme nous aurons l’occasion de le montrer, l’exemple jamaat corrobore, in fine, cette proposition générale, il serait bien difficile d’imputer cette primauté à un principe d’organisation imparable et mécaniquement appliqué. C’est au terme de multiples détours, aménagements sociaux et rituels que se refondent périodiquement ces liens d’appartenance. De ces liens, rien ne garantit qu’ils soient durablement acquis, d’autant que nombre d’entre eux ont été imposés par la violence. Au regard des récits de fondation, des chartes mythiques qui, en d’autres sociétés ouest-africaines, disent les commencements d’un village ou d’une communauté, les discours sur les origines recueillis auprès des villageois kujamaat sont singulièrement concis. Ils se bornent à évoquer l’une ou l’autre des deux figures suivantes : les premiers habitants d’un village (kacúkumi kukiin, « ceux qui ont commencé à habiter »), sont soit « tombés là », soit « sortis » d’ailleurs. Ainsi, pour les gens de Esana, les habitants du groupe kásikeney (Elia, Ñaban, Erame, Nyãbalã) sont des gens que « Dieu a jetés (Emitey betuli) à côté du marigot ». À l’emplacement de l’actuel Esana, Emitay ne semble avoir « jeté » qu’une petite poignée d’habitants regroupés dans la concession ewãg, dont aujourd’hui tous les descendants sont morts ou dispersés. « Nous sommes tous nés de Esana. Esana a toujours existé et existera toujours », martèlent cependant les détenteurs des grands ukiin de ce village lorsqu’on les interroge sur l’histoire locale. Dans leur bouche, comme dans celle de cette femme citée ci-dessus, l’appartenance villageoise ne peut se dire autrement qu’en termes d’engendrement. Or la plupart de ces villages dont les aînés se plaisent à affirmer l’unité historique, ne peuvent guère référer à une autochtonie d’origine. Beaucoup se sont formés par agglutination, absorption ou dispersion. Dans cette histoire, les guerres inter-villageoises qui ont émaillé l’histoire de la région jusqu’aux années 1930 ont joué un rôle majeur. Quel que soit toutefois le caractère problématique de cette appartenance, c’est toujours elle qui est demandée, juste après le nom, lors d’une première présentation : Aw bey ? (« d’où es-tu ? »). Référence identitaire permanente  – comme en témoignent en ville les regroupements d’ « originaires » –  mais aussi unité sociale parfaitement autonome, esúkey, le village, est le cadre premier de la

119. R. horton, « Stateless Societies in the History of Western Africa », dans M. Crowder & J. F. Ade Ajayi (éd.), The History of West Africa vol. 1, New-York, Columbia University Press, 1972.

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Chapitre i structuration en associations, en groupes d’âge et de sexe, de l’organisation des cultes et de l’appropriation collective des terres, rizières, brousse et forêts qui l’entourent. Chaque village détient ses propres ukiin, lesquels interviennent dans les principaux évènements liés au cycle de la vie (initiation des garçons, accouchement, mort), à la venue des pluies, la fécondité de la terre et des humains, ou encore aux aléas de la vie sociale (vol, vengeance, meurtre, guerre, etc.). À l’échelle régionale, une seule instance, celle de la royauté de Keruey, paraît occuper une position supra-villageoise. Placé au sommet de la hiérarchie des cultes, chargé de l’intronisation de ses homologues dans chaque village jamaat, présidant aux grandes manifestations intervillageoises, les fonctions politiques du roi de Kerueye sont au demeurant étroitement limitées à son pouvoir d’arbitre dans le déclenchement ou l’arrêt d’une guerre. Pour le reste, il n’agit qu’en tant qu’instrument rituel destiné à assurer la venue des pluies et l’alternance des saisons. Dans le village qui l’a fait roi, chacun de ses subordonnés n’a guère d’autre pouvoir que celui d’initier et d’organiser le déroulement des rites agraires et de convoquer les villageois, par le biais de ses tambourinaires, lorsqu’un danger menace la collectivité. Dans des discussions à bâtons rompus et au terme de multiples digressions pour expliquer ce que c’est « d’être du village », et la nature des liens qu’implique ce mode d’appartenance, les villageois finissent en général par évoquer un seul et même interdit fondamental, celui du crime sanglant entre co-villageois, bukirá. Si les Jóola traitent rituellement tout fait d’homicide, intentionnel ou non, et quelle qu’en soit la victime, comme une forme particulière d’écoulement sanglant « sauvage » (nous y reviendrons plus loin), la notion de bukirá excède la problématique générale du meurtre (kamúk). Pour l’instant, précisons seulement que tuer au fusil ou à l’arme blanche un co-villageois engage à des dépenses sacrificielles si considérables dans l’ensemble des grands sanctuaires villageois, qu’elles équivalent à un véritable bannissement120. En outre, le meurtrier d’un co-villageois est obligé de divorcer et il lui est à jamais interdit de se remarier dans les environs. Ce qui apparaît en filigrane de ces premières et sommaires indications, c’est bien la question de la façon dont les Jóola conçoivent la spécificité de cet espace qu’est esúkey : en associant d’emblée la nature des liens qui unissent entre eux les habitants d’un même village à un interdit de sang dont la réparation rituelle exigerait des sacrifices démultipliés dans l’ensemble des sanctuaires villageois (et non de quelques-uns seulement, comme c’est le cas pour un meurtre hors-village), ce traitement du meurtre indique clairement l’impossibilité d’opérer une distinction entre espace social et espace sacrificiel. Nous aurons l’occasion de l’éprouver dans les chapitres ultérieurs. Par ailleurs, qu’aucun autre dispositif institutionnel que ce seul interdit de bukirá ne soit évoqué comme ultime garant de l’unité

120. Comme le rappelait M. cartry dans son article « La dette sacrificielle du meurtrier dans les sociétés des bassins des Volta, d’après quelques récits d’administrateurs-ethnologues », Destins de meurtriers, M. cartry et M. detienne (dir.), Systèmes de pensée en Afrique noire, 14 (1996), p. 251‑304, l’évaluation des « amendes » et réparations sacrificielles dans les sociétés sans construction juridique n’a pas grand chose à voir avec l’intentionnalité du geste, mais bien plutôt à la détermination « des sphères d’appartenance sacrificielle des personnages impliqués dans une affaire de meurtre ». Les faits kujamaat ne peuvent qu’abonder cette observation : un meurtre hors-village et hors contexte de guerre engage le meurtrier à sacrifier un bœuf au bákiin d’initiation de son propre village, un porc au grand bákiin des femmes et un autre au bákiin du meurtre. Mais s’il s’agit d’un meurtre intra-villageois, ces sacrifices ne sont qu’une entrée en matière (« c’est comme si tu allais frapper à une porte et demander ce que tu dois faire »). Le meurtre en contexte de guerre n’engage qu’au rituel sacrificiel propre au bákiin du meurtre.

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« Naître du village » villageoise, laisse augurer de l’ampleur des questions que laisse ouvertes l’affirmation péremptoire de sa pérennité. Comment se forme un village jamaat, quelles en sont les composantes, comment s’établissent ses rapports avec les villages voisins, c’est ce que nous commencerons par examiner à partir de l’exemple du village où se sont déroulées la plupart de mes enquêtes. I. Esana, la formation d’un village Rien de plus déconcertant, pour qui arrive par l’unique piste qui relie São Domingos à Varela, que l’entrée dans Esana : après avoir longé les baraques délabrées du camp militaire, des bâtiments de moellons noircis laissés à l’abandon, d’anciens magasins portugais couverts de tôles rouillées, on passe devant une arche en béton décrépit datant de la colonisation, sur laquelle s’écaillait un souhait de bienvenue à Suzana, aujourd’hui effacé par la suie. Un ancien château d’eau en ciment éventré, un petit dispensaire en travaux, un chemin adjacent qui ouvre sur la perspective des grilles d’une immense mission catholique, quelques maisons en pisé, une ou deux boutiques minuscules, un énorme kapokier, et la piste de latérite reprend, rectiligne, à travers les rizières. Le voyageur pressé, n’ayant aperçu que les traces assez désolantes de l’histoire récente, ne peut soupçonner qu’il vient de traverser un village de plus de deux mille cinq cent habitants que d’aucuns ont qualifié de « centre fétichiste jóola ». Le nom de « Suzanna » n’apparaît pourtant dans les archives coloniales françaises qu’au début de l’année 1900 : un rapport de l’administrateur Valgi déplorait un affrontement sanglant entre Suzanna et Itu (Yutu certainement)121. Sur la Carta da Guiné portuguesa de 1843122, on ne retrouve indiqués que les villages de Bolor (Bulol), Jafunco (Jifunk), Socojaque (Eskujak), Lalem (Elalab). Dans Polyglotta Africana123, le Révérend Sigismund Wilhelm Koelle mentionnait Katon comme « capitale » du pays fúlup. Nous avons parlé plus haut des affrontements et expéditions militaires qui ont agité la région aux xixe et xxe siècles. À partir des années trente, le village constituera cependant une agglomération suffisamment importante pour être érigée en centre administratif de la sous-région. Aux débuts de la guerre de libération nationale, rares sont les villageois qui « partiront dans la forêt » pour se rallier au PAIGC mais, de l’un ou l’autre côté, tous ceux qui ont vécu ces années en gardent une amère et précise souvenance : Le premier Blanc qui est venu ici pour faire la guerre s’appelait Félix. Si je te raconte ce qui s’est passé, tu vas pleurer. Vers le camp militaire, c’était très sombre, c’était une forêt dense. Alors ils nous ont dit de débroussailler. On débroussaillait, on débroussaillait. Tout d’un coup tu entendais : poum ! C’étaient les Blancs qui frappaient les gens. Té, té té… Ce n’est pas quelqu’un qui me l’a dit, moi j’y étais. Tu peux écrire, et quand tu iras chez toi, tu pourras raconter que c’est moi, Jèèjo, qui t’ai dit tout ça. J’étais là. Oui, les militaires de Bolama, s’ils te frappent, tu ne peux même pas croire que c’est une personne qu’ils frappent ! Et lorsqu’ils étaient arrivés au village, ils avaient pris un homme, il l’avait entouré de paille, et ils l’avaient brûlé vif. Oui, c’est ce qu’ils faisaient.

121. C. roche, op. cit., p. 278. 122. Lith. A. C. Lemos, Biblioteca Nacional, Lisbonne, [C.C. 19 V.]. 123. S. w. koelle, Polyglotta Africana, op. cit., p. 28.

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Chapitre i Mais la mémoire de cette guerre et de ses atrocités est rarement évoquée indépendamment d’une discussion d’ensemble sur l’histoire du village : ceux qui ont rallié le PAIGC comparent la lutte d’Amilcar Cabral contre les Portugais à celle de leur héros local, Ãbona, contre les villages ennemis ; ceux qui ont été enrôlés dans l’armée coloniale ont en quelque sorte halluciné cette expérience pour la revivre dans les termes des guerres conventionnelles kujamaat. Il est difficile de dater les principaux événements qui aboutirent à la formation du village, mais un certain nombre d’indications laissent penser que les guerres menées contre les villages voisins de Kaïpa et Sabotul, qui ont été au cœur de ce processus, ont dû se dérouler au cours du xixe siècle (même si certains informateurs situent ces événements à des époques beaucoup plus lointaines, « avant l’arrivée des Blancs »). Dans sa configuration actuelle, Esana semble née de la convergence de trois mouvements : la fusion de hameaux dispersés dans les forêts proches ; le ralliement de petits villages voisins ; l’absorption d’une partie des habitants de gros villages voisins vaincus par la guerre. Dans les traditions orales, un héros, Ãbona, en est le fédérateur. 1. La geste d’Ãbona Maintes fois, on m’a raconté l’histoire, déjà signalée par Louis-Vincent Thomas124 de ce grand guerrier originaire du village de Kesu et surnommé apúran besúk, « celui qui fait sortir les villages ». Selon la version qu’il avait recueillie, Ãbona, venu du sud, aurait franchi le rio Cacheu, combattu des populations qui connaissaient l’industrie du fer et aurait apporté cette technique aux villages de la région d’Erame et de Suzana. Les gens de Esana ne nous ont rien dit de ce détail d’importance, lequel n’a guère de pertinence historique125, mais s’inscrit dans un ensemble de représentations du passé qui accréditent l’ancienneté de la fondation villageoise. Parmi les récits donnés par cinq informateurs, je retiendrai ici la version la plus détaillée. Les narrateurs sont des villageois, pères ou mères de famille « ordinaires », originaires de lignages descendants des villages ralliés à Esana. Aucun responsable de culte ne s’est épanché sur la question. Sur certains épisodes, les informations divergent : quant à la chronologie des faits (l’épisode de Kaïpa est-il antérieur ou postérieur à la destruction de Sabotul ?) ; quant aux responsabilités des uns et des autres (Buhámul a-t-il refusé ouvertement de collaborer avec Ãbona ou a-t-il été trahi ?). Autant de variantes qui sont en général à rapporter à l’origine des ancêtres du narrateur. Le premier bákiin à avoir été « planté » dans la région est Káyák, le bákiin de la royauté. Son sanctuaire principal est aujourd’hui à Keruey, mais il vient du village de Kesu. À l’époque, lorsqu’ils voyaient une femme portant de la paille sur la tête, les gens de Kesu s’amusaient à y mettre le feu en empêchant la femme de déposer la paille. C’est pourquoi les autres villages leur ont fait la guerre et ont emporté Káyák. Cela se passait avant l’arrivée de Ãbona. Ici, à Esana, il n’y avait qu’une concession, ewãg. Ils s’entre-déchiraient à coups de couteau, ils sont tous morts.

124. L.-V. Thomas, Les Diola, op. cit., p. 492, et « Le Diola et le temps, recherches anthropologiques sur la notion de durée en Basse-Casamance. Notes linguistiques par J. D. Sapir », Bulletin de l’IFAN XXIX, série B (1967), p. 366. 125. Si l’on suit la thèse de p. mark (op. cit.), l’introduction du fer dans la région remonterait au minimum au xvie s.

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« Naître du village » Avant Ãbona, il y avait une île au large de Yale (Varela). Elle s’appelait Peñat. Dans cette île, il y avait un homme clairvoyant. Au centre de sa maison, il y avait un trou qu’il ouvrait lorsqu’il recevait des étrangers. Alors il chantait une chanson et l’eau remontait dans ce trou avec tous les poissons qu’il voulait. Puis il refermait le trou avec une autre chanson. Un jour il est parti en voyage. Il a dit à sa femme : « je pars en voyage, mais il ne faut jamais ouvrir le trou pour prendre le poisson ». Mais la femme a voulu essayer : elle a ouvert et commencé à chanter. Elle a pris du poisson. Mais la deuxième chanson, pour faire redescendre l’eau et refermer le trou, elle ne la connaissait pas. L’eau a continué à monter, elle a submergé toute l’île : certains ont nagé jusqu’aux îles des Bijago, d’autres sont morts noyés, d’autres enfin sont venus à Esana et dans les villages alentour. C’est pourquoi les Bijogo, ce sont des Jóola. Ãbona était venu de Kesu, pour garder des troupeaux : un de ses descendants vit ici, ou bien c’est le descendant de celui qui l’avait amené pour garder son troupeau. Ãbona était un clairvoyant. Il voulait réunir tous les petits villages de la forêt pour n’en faire qu’un. Il a commencé à faire la guerre à ceux qui refusaient. Au début, il faisait la guerre tout seul. Il cassait les villages. Beaucoup ont été dispersés, d’autres sont venus d’eux mêmes à Esana : Sita, Geèl, Likew, Sibojin, Epayan. Il est alors parti dans la forêt de Kaïpa. Il a dit aux gens qu’il fallait se réunir pour former un seul village. Mais il y avait là-bas un autre clairvoyant, Buhèmul (hèmul : « bailler »), qui a dit qu’il refusait126 . Ãbona a répondu que s’il en était ainsi, il viendrait le lendemain pour lui faire la guerre. Quand Ãbona est parti faire la guerre à Kaïpa, il est d’abord tombé dans un piège posé par Buhámul : comme on le fait pour attraper les gros animaux, celui-ci avait creusé un grand trou caché par des bâtons recouverts de sable. Il s’est caché. Quand Ãbona est tombé dans le trou, Buhámul l’a pris ; Ãbona a imploré sa pitié, et promis de ne pas faire la guerre. Buhámul ne l’a pas écouté et l’a amené à ses frères. Au lieu de le tuer, les frères sont allés le vendre vers Usuy (à Emaye ou à Siganar) pour l’échanger contre des bœufs. Ils ont ramené les bœufs. Là-bas Ãbona est tombé malade : il avait des petits boutons, comme la gale. « Ah ! on nous a vendu quelqu’un qui est malade ! » dirent les gens d’Usuy qui l’ont laissé partir. Mais c’est lui-même qui s’était donné cette maladie. Ãbona est parti à Efok et puis il est revenu à Utem (quartier de Esana). Une fois guéri, il est reparti faire la guerre à Kaïpa. Les gens ont dit : « vous voyez, il fallait le tuer ! ». C’est alors qu’Ãbona a affronté Buhámul ; tous les deux étaient des clairvoyants. Ils ont lancé leur coupe-coupe, et se sont affrontés à la lutte. Ils ont lutté, lutté, jusqu’au moment où Buhámul, qui avait plus de force, a terrassé Ãbona. Il s’est mis à sortir sa langue et l’a enroulée autour du cou de Ãbona pour l’étrangler. Ãbona, dans un dernier sursaut, a sorti son couteau et lui a coupé la langue. Buhámul est mort. Après qu’Ãbona eut tué Buhámul, les gens de Kaïpa ont frappé leurs tambours et ont fui pour se réunir à Esana. Ils ont emporté avec eux leurs kutíilaku (autels de lignage). Ainsi les gens de Kaïpa n’ont pas fait la guerre, mais ils ont fui. Esana leur a pris une grande partie de leurs rizières, mais leur en ont laissé quelques-unes car Buhámul avait tout de même terrassé Ãbona.

126. Sur cet épisode, il existe d’autres variantes : Ãbona aurait lié amitié avec Buhëmul pour mieux infiltrer le village (cf. A. julliard, « Regards ethnographiques sur le peuplement Felup-Ajamat », dans G. gaillard (dir.), Migrations anciennes et peuplement actuel des Côtes guinéennes, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 93‑113).

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Chapitre i Ãbona a ensuite détruit le village de Kabuy : dispersés par Ãbona, une grande partie des habitants sont partis dans des villages manjak. Ils ont emporté l’un de leur bákiin très puissant : c’est le kobyana des manjak. Tout le monde en a peur. Et puis les histoires ont commencé avec Sabotul. Sabotul était un immense village, il avait des rizières jusqu’à Elalab, Ejin, Katõ… Les gens de Kasendèbak (un quartier de Sabotul) venaient aux danses de lutte à Bukekelil (sous-quartier de Utem) et ils fléchaient les lutteurs portés sur les épaules des aînés. Ou bien ils tuaient des jeunes dans les champs. Ou encore ils enflammaient les bottes de paille que les femmes portaient sur la tête, ils tuaient les femmes enceintes et ils leur ouvraient le ventre. Les gens de Esana ont attrapé des gens de Kasendebak et les ont tués. Après ils sont partis avec Ãbona pour faire la guerre à Sabotul, mais à Sabotul, ils étaient trop nombreux. Ils sont rentrés. Alors Ãbona est parti tout seul la nuit et les a dispersés. On a brûlé toutes les maisons de Sabotul. Beaucoup de gens sont venus à Esana. On leur a donné des rizières à cultiver. D’autres sont partis dans d’autres villages. Il y en a jusqu’à Canchungo.

De toute évidence, Sabotul fut historiquement l’un des plus anciens et des plus importants village de la région, implanté à proximité d’un large marigot permettant de rallier le rio de Cacheu. En 1950, Cunha Taborda127 rapportait que selon une légende felup, c’est dans « la province de Sabatul » que « Dieu lança le premier couple qui est à l’origine de la tribu ». Par force ou poussés par la crainte, d’autres villages sont encore venus se réfugier à Esana, comme l’avait fait Kaïpa : Les gens de Jibák ont échappé de peu à la guerre : un jour, ils avaient tué un homme de Esana qui était venu pour faire forger une lame de kajendu. Ensuite, ils avaient coupé une branche d’arbre pour faire croire que l’homme était mort en tombant : mais ses parents de Esana ont vu comment la branche avait été coupée et ont décidé de leur faire la guerre. Ceux de Jibák ont fui et ont couru se réfugier dans le Káyák de Esana où ils ont frappé les tambours. Les gens de Esana leur ont dit : « vous avez de la chance, vous garderez vos rizières, mais vous resterez pour habiter à Esana. » Il y avait un autre village, Karõ, après Jibák. Karõ n’a pas été attaqué directement, mais, derrière Jibák, est parti se joindre à Esana. Ensuite a éclaté le problème de Buhor avec Efok. Toutes les rizières actuelles du sous-quartier de Kugel (de la sortie de Esana jusqu’à Kasolol) appartenaient à Buhor. C’est là-bas que se trouvait aussi le Usilay, le bákiin du marché. Les gens de Buhor qui étaient des forgerons, tuaient des gens. Quand les femmes venaient pour le marché, les enfants montaient aux arbres, et cassaient leurs gourdes. Leur vin se renversait. Les gens d’Efok sont venus leur demander de sermonner leurs enfants. Les parents ont répondu qu’ils ne savaient rien. Un jour, un homme d’Efok était allé à Bujin pour faire forger quelque chose. Comme là-bas, il y avait un décès, les gens de Bujin l’avait envoyé chez leurs parents de Buhor. Là, on le tue. Ce sont les ancêtres du ãk Ekilinkom, aujourd’hui implanté à Esana, qui avaient fait le coup. Les gens d’Efok, ne voyant pas revenir leur parent, sont allés à Bujin d’où on les a envoyés à Buhor : là, on leur dit qu’on n’a pas vu cet homme. Les gens d’Efok cherchent s’il n’est pas enterré quelque part,

127. « Apontamentos ethnographicos sobre os Felup de Susana », Op. cit., p. 187

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« Naître du village » et finissent par trouver sa tombe. Ils veulent le déterrer, mais ceux de Buhor refusent, car ils lui avaient coupé la tête. Ceux d’Efok repartent donc à Bujin pour annoncer qu’ils vont fusiller les gens de Buhor (à cette époque, ils avaient des fusils à poudre). Les gens de Efok leur disent : « non, c’est à nous de le faire ». Les Bujin insistent. Mais les gens d’Efok reviennent dans la nuit à Buhor, mettent le feu aux maisons, se battent, jusqu’à ce que tous les habitants fuient. Seule la maison de Ekilinkom (les premiers assassins) a apporté son autel utíilaw. Comme ils étaient parents avec les gens de Esana  – beaucoup plus proches –, ceux d’Efok leur ont dit : « nous, nous habitons trop loin ; prenez donc leurs rizières, et ils apporteront le Usilay chez vous ». Esana a donc pris toutes les rizières, mais les gens de Buhor ont insisté pour cultiver dans les leurs : « tuez-nous si vous voulez, mais nous allons cultiver ». D’ordinaire, pour fixer les limites d’une parcelle, le cultivateur s’assied et jette une pierre de chaque côté, à gauche et à droite, devant, derrière. Le chef de famille de Ekilinkom n’a pas voulu faire ainsi. Il a fait un grand tour en courant pour délimiter ses terres. C’était un nouveau partage. Puis il est allé là où pousse la paille. Il a fait la même chose, en courant. Au moment où il le faisait, il a rencontré un vieux de Esana qui se met en colère. L’homme de Ekilinkom lui dit : « de toutes façons, nous sommes maintenant des gens de Esana ! » Lui, c’était une forte tête. D’autres ont eu peur de réclamer des terres à Esana. Ekilinkom leur en a donné car elle avait fini par en avoir beaucoup. En ce temps, Ãbona était reparti à Kesu.

Ejaten

Bujin

Esah Buhor

Gábin

Esana

Sita Kasu

Likew

Sibojin Geèl Epayan Karô Jibëk Kaïpa Kabuy

Erame

Sabotul Ñaban

O C E A N

Elalab

Carte des villages absorbés Esana (indiqués en italique) Les villages absorbés (en par titalique) par Esana

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Chapitre i À l’origine des regroupements de population qui transformèrent le paysage initial, on trouve ainsi posés la trahison d’une femme, le meurtre gratuit, mais surtout les abominables exactions perpétrées par des voisins aux mœurs décidément trop sauvages. Le combat de titans entre Buhámul et Ãbona, les exploits surhumains d’un guerrier solitaire, nous projettent dans un univers épique voire mythique qui est aussi celui de violences étranges : la manière extrêmement codée dont sont narrées ces histoires de vengeances ou d’unification mérite que l’on s’y arrête un instant. Flécher les champions de lutte, enflammer les bottes de paille sur la tête des femmes, tuer les enfants dans les champs, ouvrir le ventre des femmes enceintes, etc., de quel ordre sont en effet ces crimes bannis de toute guerre conventionnelle ? Lorsque les villageois parlent des « champions de lutte », ils évoquent les jeunes hommes qui, parvenus au terme de leur carrière de lutteur, s’apprêtent au mariage. Quant aux énormes bottes de paille apportées par les femmes, elles n’ont d’autre usage que la couverture de la maison, dont nous verrons plus bas à quel point elle est associée au mariage et à la sexualité. Il est donc bien question ici d’atteintes ciblant les conditions même de la procréation et de la reproduction, pour ainsi dire tuées dans l’œuf. Dépeindre ainsi les provocations des voisins sous les couleurs de l’hubris laisse entendre, tout en le justifiant, que les réponses qui leur furent données ne pouvaient qu’être de même nature. Car on sait bien qu’à l’origine du village est une violence impensable en termes de sociabilité ordinaire : la prédation des terres et des habitants des villages vaincus. Les derniers affrontements mentionnés sont ceux qui opposèrent Esana à Yutu et Erame : Plus tard, les gens de Esana ont fait la guerre à Yutu. C’était dans les années 1900. Comme les premiers [les gens d’Esana] avaient tort, ils étaient en train de perdre. Ils demandent alors à arrêter la guerre. Yutu refuse. Les guerriers d’Esana envoient chercher le roi de Keruey : mais ceux de Yutu basculent son tabouret sacré, eremborumey. Le roi repart à Keruey et appelle les gens de Esana pour leur demander de venir sacrifier du vin et un bouc. Ceux de Esana ne veulent pas y aller, pour ne pas que l’on dise qu’ils ont peur. Finalement, c’est un homme, Sikutè, qui envoie son double hyène apporter le vin et le bouc. Une fois le sacrifice fait, le roi « a pêché » les gens de Yutu avec son bákiin pour les pousser à venir attaquer Esana. Yutu vient jusqu’à Bukekelil, jusqu’à Ujíil128 où ils commencent la guerre. Les gens de Esana s’étaient cachés, ils les ont tués et repoussés jusqu’à Erame. Yutu a demandé que la guerre cesse. Les gens d’Esana n’ont pas brûlé les maisons de Yutu, ce qui mit en colère les habitants d’Efok, proches voisins, car ils auraient bien aimé que ceux de Yutu ne puissent revenir dans leur village, et encore plus qu’ils ne puissent reprendre leurs terres. Il y avait eu aussi une guerre avec Erame : il y avait un responsable de bákiin de Esana qui avait menti, il était allé au marigot se recouvrir de boue et était revenu dire que c’étaient les gens de Erame qui l’avaient blessé. Esana leur a fait la guerre, mais Erame les a battus et chassés, car les gens de Esana avaient tort. Erame n’a pas brûlé Esana, mais a exigé des rizières situées entre Erame et Kesu.

Des récits recueillis à Yutu, de l’autre côté de la frontière, par Paul Diedhiou129 précisent les motifs initiaux du conflit avec Esana : l’ami d’un villageois de Yutu,

128. C’est la place où se regroupent les chasseurs de Utem lors du rite dont nous parlons plus bas. 129. P. Diedhiou, op. cit.

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« Naître du village » originaire de Ñãbalã, avait par bravade volé la plus belle vache de Esana. À son retour, il avait fait détour par Yutu. Les gens de Esana, suivant les traces de la vache, avaient donc déclaré la guerre à ceux de Yutu qui avaient accepté de s’y engager après avoir testé l’innocence de leur ressortissant. D’autres conflits datant du début du xxe siècle laissent une marque encore cuisante aujourd’hui : c’est le cas des relations entre Bujin (côté guinéen) et Yutu. À la suite d’une affaire de vol de vin de palme, Yutu avait détruit Bujin et absorbé ses habitants et ses terres, ce qui supposait des allers et retours de part et d’autre de la frontière. Cette situation perdurera jusqu’aux années qui suivirent l’indépendance de la Guinée-Bissau, lorsque l’armée guinéenne refusera que les habitants de Yutu viennent cultiver leurs rizières à proximité de Bujin. Cette situation sera à nouveau exploitée par les indépendantistes casamançais qui promirent une réunification des terres relevant de Yutu. Les narrations qui rendent compte de la transformation d’un hameau en voie d’extinction en un gros village sont beaucoup plus prolixes sur les hauts faits de Ãbona et la sauvagerie des voisins que sur le mode même de règlement des conflits, à savoir cette double captation de rizières et d’habitants. Lorsqu’un village l’emportait de façon manifeste sur le champ de bataille, il partait brûler le village vaincu dont l’emplacement restait désormais interdit d’accès et, plus encore, d’exploitation. Les habitants qui n’avaient pu fuir étaient emmenés dans le village vainqueur et dispersés entre les diverses concessions qui leur confiaient des terres à cultiver. « Lorsque vous arrivez dans le village, si vous trouvez quelqu’un devant vous, vous ne le tuez pas, vous le prenez dans votre concession ». Aujourd’hui encore, il est toujours interdit d’évoquer ces adoptions forcées. Celui qui dirait à tel ou tel : « tu es de tel village vaincu », « tu n’es pas du village », etc., devra sacrifier au bákiin de l’initiation. En matière d’origine, la loi du silence est de rigueur, le su doit être tu : mais seuls les descendants des vainqueurs restent obstinément attachés à cette règle. D’une personne qui a quitté son village de sa propre volonté, par contre « on peut en parler, ce n’est rien ». Pendant des siècles, ses descendants pourront retourner habiter leur maison d’origine. Cette saisie d’habitants s’accompagnait non seulement de la saisie des champs et des rizières des villages détruits, répartis entre les différents lignages des vainqueurs, mais aussi de la saisie de leurs ukiin, soit que leurs sanctuaires soient déménagés, soit que l’on en confie la responsabilité à des gens du village vainqueur qui viendront périodiquement à leur emplacement initial pour y sacrifier (quand bien même ils auraient « planté » chez eux une annexe de ce bákiin). Ainsi, les grands sanctuaires (initiation, royauté) des anciens villages de Sabotul, Kaïfa, Kabuy, sont restés sur place, aujourd’hui enfouis dans une végétation quasi impénétrable. Jusqu’à présent, les descendants des vaincus sont toujours écartés de la détention des ukiin de leurs ancêtres. Cette appropriation d’ukiin concerne également les habitants qui auraient fui ailleurs : ils doivent venir sacrifier dans les ukiin du village vainqueur avant de retourner dans ceux de leur village d’adoption. Quant aux autels lignagers liés aux terres, ils étaient transférés dans le village vainqueur et installés dans les maisons de ceux qui avaient récupéré les rizières. Les vaincus étaient quant à eux intégrés au titre de sacrifiants aux autels de leurs « tuteurs », lesquels leur avaient confié d’autres rizières à cultiver (évidemment beaucoup plus petites et moins productives que celles qu’ils possédaient). Si l’on arrachait ainsi des terres à leurs usufruitiers et des habitants à leur village, il est cependant un lien que personne n’aurait osé défaire : celui qui attache un certain ensemble de terres à une instance particulière, fixée dans cet autel que nous qualifions provisoirement de 61

Chapitre i « lignager », utíilaw ata etamay, « l’autel des terres »130. Le cas des villageois voisins venus volontairement s’installer dans le village fédérateur est tout à fait différent : ils ont apporté leurs propres ukiin pour les intégrer aux ukiin autochtones homologues, « comme on met de l’eau dans un même seau ». De cette histoire volontiers gommée du discours des responsables d’ukiin, lorsqu’ils affirment : « Nous sommes tous nés de Esana… », le paysage porte pourtant de fortes empreintes. Lorsque l’on sort du village, et que l’on parcourt les vastes étendues de rizières, de champs et de palmeraies soigneusement entretenus, surgissent çà et là des zones de sous-bois inextricables, un peu inquiétants, dont émerge quelque kapokier séculaire. Ces lieux marquent l’emplacement des anciens villages détruits. Seuls quelques responsables de culte se fraient parfois un passage dans cette épaisse végétation pour venir sacrifier dans les sanctuaires qui y restent enfouis. Les Kujamaat ne pourraient maintenir la fiction d’une parenté « par le village » sans l’inscrire dans un espace sacrificiel initial que l’on ne peut plier aux vicissitudes de l’espace social. C’est bien par un coup de force que l’on transforme des responsables d’autels ou de sanctuaires en simples sacrifiants et que l’on dote les ukiin des vaincus de nouveaux officiants. Ce faisant, ce coup de force confirme bien deux choses : on ne peut accaparer des terres et des habitants sans prendre en charge les autels et les puissances dont ces derniers dépendaient ; des vaincus ne peuvent être intégrés au village qu’en étant repositionnés sur cette toile en quelque sorte élargie. Il n’empêche que l’affirmation d’unité entre villageois « tous nés de » soit chaque jour démentie par de permanentes querelles à propos de l’appropriation des terres  – rizières, champs et palmeraies. J’avais longtemps mis ces querelles sur le compte d’héritages contestés à l’intérieur d’un lignage, ou entre patri- et matrilignages (les femmes peuvent hériter de rizières de leur père, mais à leur mort, la destination de celles-ci est souvent controversée). De tels conflits, à l’intérieur du village, prennent des voies détournées ; mais au fil du temps et des circonstances, se dévoile l’importance des conflits nés des revendications actuelles des originaires des villages vaincus. Les revenus attendus des plantations d’anacardiers (vente de vin et de noix de cajou) ont fait resurgir ces tensions. Il y a quelques années, un grand sacrifice eut lieu au bákiin Akuy, réservé aux hommes initiés, afin que les « gens de Kaïpa et de Karõ puissent récupérer leurs champs » (palmeraies et clairières). Mais au cours du sacrifice, un vieux intervint pour interrompre le rite : « Si vous le faites, que deviennent… ? ». Il n’osa pas terminer, mais tout le monde avait compris qu’il faisait allusion aux rizières qui, dans la foulée, risquaient d’être revendiquées par les descendants des habitants de ces deux anciens villages. 2. De la guerre Du fait de leurs effets actuels, le souvenir des guerres inter-villageoises, dont les dernières remontent aux premières décennies du xxe siècle, hante de façon très précise les descendants des anciens protagonistes.

130. Le terme etaamay ne peut être conjugué qu’au singulier : si je traduis le syntagme utíilaw ata etaamay par « autel des terres », c’est qu’il s’agit bien ici des portions de sol, champs et rizières affectées à tel ou tel patri-groupe et non de cet espace indivisible qu’est un territoire villageois ou encore l’espace souterrain où résident les ukiin.

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« Naître du village » Les Jóola ont souvent été décrits comme de farouches guerriers, engagés dans de perpétuels conflits internes ou externes. Leur courage et leur endurance, leur habileté au tir et à l’embuscade ne font certes aucun doute. Approcher les réalités kujamaat sous l’angle de la guerre pourrait accréditer l’idée que ces activités seraient constitutives d’un ethos particulier, à l’instar de ce qu’il a pu devenir par exemple chez les Bijogo où la guerre était identifiée comme l’« activité des hommes accomplis »131. De nombreux faits s’opposent ici à cette interprétation : dans les chants funéraires, les qualités les plus exaltées des défunts sont celles dont ils ont fait preuve à la lutte ou à la culture des rizières. Dans les récits ci-dessus, éclipsant la participation des villageois, les exploits guerriers sont attribués à un ou deux héros qui ont usé de stratagèmes et magies divers. De manière générale, nul ne se vante particulièrement ou n’est vanté pour avoir guerroyé et tué. Si les guerres réelles ne sont pas vraiment l’objet de glorifications personnelles, la guerre n’en est pas moins une activité hautement ritualisée. Revenons un instant sur ses modalités conventionnelles. La guerre (utíik) a ses surnoms : ejaney (« la lance ») ; súlejan (« enfoncer le fer dans le manche de la lance en la chauffant ») ; buyaoor (« on s’entrepique »). Elle s’oppose à la rixe (bugagalenoor) née d’un différend entre membres d’un même village ou de deux villages alliés. La rixe exclut l’effusion de sang : on peut frapper à coups de bâton ou de gourdin, mais toute blessure sanglante engage son auteur à de lourdes obligations sacrificielles. Il est même possible que la famille de la victime vienne casser la maison du meurtrier. Nous l’avons dit, l’homicide, lorsqu’il survient entre membres d’un même village, ne peut conduire qu’au bannissement définitif. Soit un différend qui éclate entre deux individus de deux villages distincts, par exemple à la suite d’un vol de vache ou d’une usurpation foncière. Celui qui s’estime lésé va en parler aux membres de sa famille, de sa concession, de son quartier. S’il persiste dans ses accusations, le responsable du bákiin de l’initiation convoque tous les hommes sur une place en dehors du village pour discuter (kawaloor) des torts ou raisons de chaque partie (nous verrons que c’est sur cette même place que l’on se réunit pour dépecer les animaux tués lors des chasses rituelles). Si les principaux détenteurs d’ukiin ne sont pas persuadés du bon droit du plaignant, ils envoient des neveux utérins dans l’autre village pour dire qu’ils reconnaissent leurs torts. Pendant ce temps, tous les hommes vont attendre dans l’enceinte du bákiin d’initiation. Les neveux reviennent. S’ils disent que les autres ne veulent rien savoir et qu’il faut faire la guerre, on les renvoie une deuxième fois. S’ils reviennent à nouveau en disant : « Il faut faire la guerre », alors on dépêche quelqu’un chez le roi de Keruey qui peut encore tenter une conciliation. Cependant il est encore un autre moyen de lever le doute en matière de culpabilité : les responsables demandent à l’accusateur de partir le premier tendre un guet-apens à un villageois ennemi et de rapporter sa tête132.

131. C. henry, Les îles où dansent les enfants défunts. Âge, sexe et pouvoir chez les Bijogo de Guinée-Bissau, Paris, CNRS - éd. MSH, 1994, p. 41. 132. Ce procédé, appelé hutium, est également évoqué par p. diedhiou (op. cit.) dans le village proche de Yutu.

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Chapitre i En revanche, si le village est persuadé dès la première réunion d’avoir raison (muhalum), il part sans autres préalables  – incontournables, ceux-ci –  qu’une série de sacrifices dans les ukiin de la royauté, de la chasse et de la guerre (Kañagen et Katafaku), de l’initiation masculine, et de la maternité (le Karaay des femmes). Dès que la décision a été prise avec l’aval du roi, les guerriers sont tenus à l’abstinence sexuelle et leurs armes deviennent ñíiñi (interdites de contact). Les femmes du principal sanctuaire féminin, le Karaay, resteront à l’intérieur de leur bákiin pendant toute la durée des affrontements. Dans tous les propos recueillis, une chose est affirmée avec insistance : celui ou ceux pour qui la guerre éclate doivent être dans leurs bons droits. Dans son ouvrage consacré aux proverbes jóola133, Nazaire Diatta cite et commente plusieurs dictons qui font allusion à la responsabilité de l’initiateur d’une guerre : Atina ayoolarite, bare angacaam kayabutaay (en langue juaat) (fautif / n’est pas tué / mais paye la punition) : « L’instigateur n’est pas tué, mais il paie pour les morts ».

N. U. Diatta explique que celui qui est à l’origine de l’affrontement n’est pas censé mourir sur le champ de bataille, mais sera obligé de livrer, un à un, tous ses frères aux morts qui réclament vengeance. Ainsi se retrouvera-t-il témoin de l’extinction de son propre lignage. Atuuta ho hutiik emanjuu ho : « Qui lance une guerre en devient la poule » i.e. il sera le premier à mourir comme la poule du sacrifice.

L’auteur fait ici allusion à une autre éventualité : cet homme dont le village a pris la défense, monte sur le palmier le plus avancé pour observer l’ennemi et est souvent descendu à coups de flèches ou de fusil. Enuuyuun labetebet hutiik : « C’est le traître qui provoque la guerre ».

Lorsque la guerre était déclarée, et que le jour en était fixé par les aînés, les hommes se rassemblaient par ebãd (ensemble de concessions voisines) avant de partir sur le champ de bataille. Ils se vêtaient souvent de beaux pagnes teints à l’indigo (kawol, pagnes funéraires) et se paraient de tiges de volubilis, cette plante rampante appelée eraarak, que l’on verra réapparaître lors de maints rituels masculins. En se parant de la sorte, les guerriers prévoyaient qu’ils puissent mourir dans les combats et donc être enterrés sur place, « avec leur sang », sans être lavés ni habillés. En cas de blessure, une règle d’évitement que nous verrons également imposée aux chasseurs, s’appliquait entre guerriers liés par le sang ou par le fait d’avoir partagé une même partenaire sexuelle : celui ou ceux qui étaient liés au blessé par ce type de relation devaient s’éloigner rapidement de lui, faute de quoi il mourrait d’hémorragie. Il pouvait arriver cependant que, si l’un des protagonistes manifestement dominé demande l’arrêt des hostilités avant la fin de la bataille, le conflit puisse se régler sans que son village ne soit incendié. Dans ce cas, l’affaire se règle avec une forte amende en bœufs ou en rizières, appelée kabeen. Mais arrêter une guerre en cours était l’apanage des seuls « rois ». Un certain nombre de conventions semblent avoir limité le nombre de morts lors des guerres inter-villageoises : si de jeunes non-initiés pouvaient partir sur le champ de bataille, il était interdit de les tuer à l’arme blanche ou au fusil. Si leur sang venait

133. N. diatta, Proverbes jóola de Casamance, Paris, Karthala, 1998, p. 134, 148, 243.

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« Naître du village » à couler, le village aurait immédiatement « perdu toutes ses forces ». Il en était de même si, par hasard, une femme était tuée aux alentours de la bataille. Par ailleurs, qu’un homme tue plus d’un ennemi était considéré comme démesuré. Un villageois raconte que son grand-père, lors de la guerre contre Yutu, avait fini par se faire arracher son fusil par son propre père parce qu’« il tuait trop ». Lorsqu’un guerrier ennemi était tué, on lui tranchait la tête, que l’on rapportait au village en l’accrochant par le menton à un bâton en forme de crochet, appelé ebanoor  – du nom d’une ombrette (scopus umbretta) au crâne allongé à l’arrière par une large huppe –  que nous verrons réapparaître lors de maint rituel masculin. Ne pas rapporter la tête de la victime c’était, aux dires des vieux, s’exposer soi et sa descendance à de graves afflictions. La tête de l’ennemi était enterrée jusqu’à la dessiccation des chairs, puis le crâne était entreposé dans un endroit secret de la maison du détenteur du bákiin du meurtre : Baliŋ. C’est auprès de ce même bákiin que tout meurtrier est tenu d’effectuer une série de rituels qui ne s’achèveront qu’au moment de ses funérailles. Le détenteur de Baliŋ viendra alors exhiber, devant l’estrade où trône le mort, les crânes des anciennes victimes des guerres villageoises134. Dans de nombreuses sociétés africaines, maints observateurs ont décrit les modalités de la prise en charge rituelle, plus ou moins longue, des faits d’homicide. Michel Cartry notait qu’à partir des années 1930, « les occasions d’observer les rituels liés au meurtre et à la guerre se font de plus en plus rares (...). De tels rituels, quand ils n’ont pas purement et simplement cessé d’exister, ne se maintiennent plus que dans une sorte de clandestinité »135. En milieu kujamaat, ces rituels sont pratiqués jusqu’à nos jours car ils s’appliquent encore à ceux qui ont été amenés à tuer un ennemi pendant la guerre de libération nationale ou plus récemment, lors des évènements de Bissau en 1998. Les principaux actes en sont rééditées à la mort du meurtrier, en marge de la scène funéraire, comme il me le fut encore donné à voir en 2003. Je n’ai eu l’occasion d’assister qu’à cette dernière séquence ; les trois premières me furent décrites par d’anciens meurtriers. Nous y reviendrons ultérieurement, n’en retenant provisoirement qu’un point : les Jóola ne peuvent traiter d’un acte lourd de violence entre humains qu’en le replaçant sous la juridiction d’une puissance villageoise qui tient dès lors les auteurs sous son emprise. Pour mieux préciser les enjeux de ces rituels, rappelons aussi qu’il était recommandé aux guerriers de ne pas s’acharner sur le cadavre d’un ennemi. Nazaire Diatta cite encore ce dicton : ejan anafutariite (« à la guerre, un homme ne doit pas être cruel »), en expliquant qu’il était courant que les combattants percent les corps à coups de lance, les défigurent, etc. Or écrit-il, cet ennemi est appelé à se réincarner : s’il est défiguré, estropié, c’est ainsi qu’il viendra renaître dans la famille de son tueur. Ce retour de la victime dans la descendance du meurtrier n’est pas sans rappeler la manière dont les auteurs de raids chez les Jóola Esulalu, évoqués dans l’introduction, attribuaient à l’autel de leur lignage le nom du premier captif dont ils s’étaient saisis. Ces autels de lignage, écrivait Robert Baum, étaient censés protéger les captifs mais aussi la famille de ceux qui les avaient capturés. Des générations plus tard, ils réclamaient encore des sacrifices. Tout se passe comme si, pour éviter un retour terrifiant dans la famille et dans la descendance du bourreau, du meurtrier ou du ravisseur,

134. Cette séquence a été supprimée depuis qu’a éclaté le conflit casamançais de l’autre côté de la frontière toute proche. 135. M. cartry, « La dette sacrificielle du meurtrier », op. cit., p. 252.

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Chapitre i il fallait fixer sous une forme ou une autre la victime dans les autels du vainqueur. Notons pour l’instant que le traitement des crânes des ennemis tombés au combat, intégrés au bákiin et plus tard présentifiés devant la dépouille du meurtrier, indique bien que victimes et meurtriers (mais aussi leurs descendances) ont irrémédiablement partie liée, qu’ils se retrouvent en quelque sorte parentalisés sous l’égide de ce bákiin136. C’est aussi à l’occasion de ces rites que les langues se délient pour évoquer la manière dont les combattants ont vécu l’une ou l’autre de ces guerres non conventionnelles qui ont agité le pays depuis la guerre de libération. Il y a quelques années, le grand frère de mon tuteur, enrôlé pendant six ans dans l’armée portugaise, venait tout juste de terminer les sacrifices à Baliŋ. Il racontait à cette occasion à ses camarades d’âge quelques épisodes tout aussi confus que dramatiques des opérations auxquelles il avait participé : On avait un chef qui nous a dit : « Comme je vous ai regardés, j’ai vu que vous étiez beaux. Je ne dis pas que vous êtes beaux pour aller voir les femmes, non, vous êtes beaux pour aller dans la forêt. Moi, on m’a envoyé ici parce que je n’aime pas les Noirs. On va dans la forêt. Celui qui fait le fou ou qui n’aime pas ma tête, il sera tué ! ». Alors j’ai appelé mon copain, c’était un gars d’Egam. Je lui ai dit : « Tu as entendu ? Celui-là, il va nous vendre ». – « Il va nous vendre à combien ? » – « Toi, on dit qu’à Egam vous êtes bêtes. Ce n’est pas qu’il va nous vendre, mais c’est qu’il va nous amener à un endroit où on va nous tuer ». Le chef nous a emmenés dans la forêt de Conakry. J’ai dit aux copains : « La vente est arrivée ! ». Le chef a pris des gars qu’on n’a jamais revus. Il y avait des avions qui passaient, von, von, la centrale qui s’allume… Je te le jure, mon frère, on s’est dispersé sur un terrain. Ceux qui étaient de l’autre côté ont tous été pris. Nous, on n’a pas tiré, je ne vais pas mentir. Je leur ai dit de ne pas tirer. On était à côté de la route où il y avait un chef du PAIGC qu’on appelait « fou sans pitié ». Il y avait quelqu’un dans le village qui nous a montré le chemin pour sortir. C’est pour cela que nous leur avons échappé. Là-bas, personne ne te montre le chemin, c’est toi qui dois savoir comment courir. Quand on est arrivé dans le camp, tout le monde était mort ou presque, il y en avait qui avaient les jambes coupées. J’ai trouvé huit fusils. Je les ai vendus. Moi qui ai mauvais esprit, qu’est-ce que j’allais faire avec ?

Un ami lui demande : – Toi, tu avais quel travail dans l’armée ? – Moi ? Dans l’armée, j’avais deux gourdes, une pour l’eau, une pour le cana (rhum local). Une fois, on n’avait rien à boire que l’eau du marigot. On a marché, marché, jusqu’à trouver un puits. On puisé pour boire, tous. J’ai dit aux autres : « Le singe ne creuse pas de puits, il y a des gens ici. Faites vite, on va partir ». Les autres étaient là en train de nous regarder. On a jeté une grenade. Et puis, c’étaient des femmes. – Les femmes ont de la force ! – Si tu ne rencontres pas le groupe des femmes, tu n’es pas parti en guerre. Donc, on était autour du puits. Je savais que mes copains allaient fuir. Il y en a un qui a soulevé son bazooka, on lui a tiré sur les fesses. Et puis Dieu est sorti (on a eu de la chance). Ce sont des abeilles qui

136. Nous évoquerons plus loin quelques séquences des rituels qui traitent du lien si particulier noué entre le meurtrier et sa victime, ou, pour reprendre les termes de M. cartry et M. detienne (Introduction à Destins de meurtriers, op. cit., p. 19), de cette « forme impossible d’appariement ».

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« Naître du village » ont envahi le terrain, les coups de fusil ont cessé, on a pu s’échapper. Une autre fois, le chef a envoyé un message à Spinola pour lui dire que l’armée allait se disperser, sinon les autres nous auraient tous finis. Alors c’est à nous les commandos que l’affaire est restée. Je suis allé voir mon chef : « On va me tuer là ». – « S’ils veulent te tuer, tu n’as qu’à m’appeler ». – « Non, s’ils veulent me tuer, moi aussi je vais les tuer ». Alors j’ai crié aux copains : « Moi, je vais me protéger et vous protéger avec ce fusil ! ». Un hélicoptère nous a pris. On était là dedans, il y avait un arrosoir pour jeter les obus. Quand ça tombe, tiou… L’hélicoptère, il ne se pose jamais, il faut sauter et puis continuer. Dedans, il y a un endroit où il ne faut pas aller ; sinon tu as gâté ta tête [tu vas mourir], le vent va te prendre… J’ai demandé : « Où est-ce qu’on va nous descendre ? – Tu vas bientôt le savoir. – Si senhor… ». Après on était allé jusque vers le marigot, quand on a marché, il y en avait qui voulaient marcher sur le riz. J’ai dit « non, non, il ne faut pas marcher sur le riz qu’on mange ! ». Arrivé au marigot, j’ai placé mes gars, je me suis levé et je suis parti. J’ai entendu les coups de feu, mes gars avaient fusillé les autres. J’ai dit : « Voilà ce que je veux ». Après on est sorti comme je le voulais. On a compté tous les militaires et on est remonté dans l’hélicoptère. On m’a donné le galon. Notre père (notre chef) m’a dit de prendre chaque fois les devants. Je lui ai dit : « Non, moi c’est là que Dieu m’a appelé. Après c’est fini. »

Il y aurait beaucoup à dire de tels récits dont je ne livre que quelques extraits. Pour l’instant, nous ne retiendrons qu’un aspect : pris dans cette guerre moderne, le narrateur relate son expérience en fonction des catégories d’appréhension propres aux guerres traditionnelles. Il met l’accent sur les moments où il s’est retenu de tirer, où il a empêché ses camarades de piétiner le riz, où il a été confronté aux femmes. Mais il a tué et, plus de vingt ans plus tard, entame les sacrifices à Baliŋ. 3. Des alliances fragiles : aires rituelles et chaînes de villages Nous avions évoqué dans l’introduction les difficultés auxquelles se confronte toute tentative de délimitation des unités d’appartenance supra-villageoises. En l’absence d’institutions fédératives d’ordre politique, social ou administratif à l’échelle de la région, ces unités ne se distinguent véritablement ni par des critères linguistiques (des villages aux parlers différents peuvent être fortement liés entre eux), ni par ce qui, de près ou de loin, correspondrait à une « conscience de groupe » affirmée, et encore moins par le partage d’un certain nombre de traits culturels communs (mode de production, parenté, pratiques religieuses, institutions villageoises, etc.) que l’on retrouverait aisément dans d’autres groupes « jóola », voire dans d’autres populations voisines. Le cycle de l’initiation masculine Dire comme nous l’avons écrit plus haut que le seul lien sur lequel on puisse s’appuyer pour dessiner les contours de certaines unités d’appartenance soit d’ordre rituel ne suppose pas ici que les villageois en question se rattacheraient à un même culte voire à un même lieu de culte. Ce qui fait lien, c’est le mouvement d’échanges mis en branle par la circulation de rites collectifs identiques à l’intérieur d’une chaîne de villages. Cette circulation s’inscrit dans un calendrier rituel commun. Il en est ainsi de l’initiation masculine du búkut, qui ouvre et ponctue le cycle des intronisations aux principaux ukiin masculins : organisée tous les trente ans, cette initiation « tourne » selon un ordre en principe immuable entre différents villages établis de part et d’autre 67

Chapitre i de la frontière. Ce vaste ensemble, incluant des villages bayot ou esing et des villages esúkuring déborde largement la région jamaat. Une première chaîne de villages appelée esubúkut (villages du búkut) se dessine : Séléky et les villages du groupe esúkuring →Bakunum (groupe esing) →Erame → Ñãbalã →Ejungu →Karunat →Kabrus →Ejaten →Bulol →Yutu →Bujin →Emay et Jaken → Ejin →Esana →Jihunk →Yal →Elalab → Katõ → Kasolol, etc. Tous les villageois de cet ensemble sont invités de droit dans le village organisateur où affluent soudain des milliers de visiteurs. À l’issue du rite, les responsables de la forêt d’initiation se tourneront vers leurs homologues du village suivant pour leur rappeler : « la grande marmite s’est penchée de votre côté ». À eux de se montrer à la hauteur des bombances et festivités qui viennent de se dérouler. Mais ce lien reste relativement lâche : appartenir à ce vaste ensemble n’exclut nullement hostilités, rixes ou guerre. Par contre, certaines séquences du rite mettent en scène des liens d’amitié institutionnalisée entre certains villages. À l’issue du búkut, lorsque les initiés sont revenus au village mais vivent encore à l’écart de leurs maisons, ils sont emmenés dans un autre village pour effectuer ce qu’on appelle ujúuraw, « se faire voir ». Les responsables du deuxième village sacrifient pour la promotion des nouveaux initiés, et les mettent sous la protection de leurs « clairvoyants ». Ce village, plus ou moins éloigné, est considéré comme une sorte d’alter ego du premier. Ces amitiés se fondent sur une certaine densité des liens entre parents dispersés. Ainsi de Katõ et de Esana : de nombreuses familles originaires des anciens villages de Kaïpa, Buhor, Jibëk, Sabotul, etc., se sont dispersées entre les deux villages. Si, lors des rassemblements de luttes, des rixes peuvent éclater, il est entendu qu’il ne pourra y avoir de guerre entre les deux villages. Des gens de Katõ viennent sacrifier dans leurs ukiin à Esana. Dans d’autres cas, ceux qui se sont installés à Esana vont sacrifier à Katõ. Lorsque les femmes organisent la grande fête du karaay, elles vont danser à Katõ, mais elles sacrifient d’abord au bákiin de Esana. À ces liens historiques s’ajoutent ceux qu’ont créés des alliances matrimoniales répétées : entre deux villages où l’on retrouve de nombreux parents utérins (iilaw anoraw, « sein/un seul »), on évitera l’affrontement guerrier. Ces « amitiés » peuvent aussi se fonder sur d’anciens faits de migration volontaire d’un village à l’autre : tel est le cas de Esana et Ejaten, dont on dit qu’« ils sont comme un seul homme ». Les luttes rituelles Entre ces deux types de relation, l’une très étroite, l’autre beaucoup plus ténue, existe une autre forme de collaboration rituelle relativement paradoxale, puisqu’en signant les bonnes relations existant entre plusieurs villages, elle risque à chaque fois de les mettre en péril : c’est celle qui naît de l’organisation des luttes. La pratique de la lutte comme « jeu » relevant de l’agôn, est appelée kekuj : il s’agit d’une lutte sans frappe (à la différence de la lutte sereer revisitée par les arènes dakaroises), hormis le violent coup de tête initial qui signe l’engagement du combat, le moment où, après s’être cherchés des mains, en position courbée, parfois sur les genoux, les adversaires réussissent à s’attraper. L’objectif est de terrasser l’adversaire, c’est-à-dire lui faire toucher le sol des deux épaules. La lutte est autant affaire de force que d’habileté ; les qualités d’un lutteur sont exaltées par les chants exécutés pour lui tout au cours de sa vie et surtout après sa mort. Cet exercice est pratiqué par tous les garçons, mais aussi par les filles lorsqu’elles ont des comptes à régler entre elles. Les enfants l’apprennent peu à peu, en imitant leurs aînés ou en réponse aux provocations de ceux-ci. Le lieu par excellence de ces affrontements et de ces jeux non 68

« Naître du village » programmés entre jeunes, mais aussi des séances d’entraînement plus formalisé en vue des luttes inter et intra-villageoises, ce sont les champs et les rizières. La lutte est réservée aux jeunes gens célibataires. En tant que rituel masculin, elle s’oppose à deux autres événements : l’initiation et les chasses collectives dont nous parlerons plus loin. Si le sang doit couler, en forêt, lors de l’initiation et de la chasse, aucune goutte ne doit en être versée ni chez les lutteurs ni dans le public, lors des séances de lutte. L’abstinence sexuelle exigée périodiquement des chasseurs est supposée permanente chez les lutteurs, dont la carrière cesse dès lors qu’ils se marient. D’un champion qui se fait terrasser, on dira tout de suite qu’il a eu des relations sexuelles. Il existe trois modalités d’affrontements entre quartiers et villages : - la première, appelée urãg (de karãg, « être trouvé, être paru »137) est organisée à l’initiative de deux quartiers liés par une amitié ou des relations de parenté particulières. Les lutteurs se présenteront magnifiquement parés (pagne, longue queue de fils torsadés, grelots attachés derrière les genoux et coiffure spéciale). Les jeunes des deux quartiers initiateurs ne luttent pas entre eux, mais les visiteurs affrontent les jeunes des autres quartiers du village qui les invitent. Pour l’occasion, le quartier qui reçoit organise une fête, dûment agrémentée de vin de palme et d’énormes plats de riz à la viande. Il se doit de « gaver » ses invités. Une nuit de danses (ekonkon) et de beuveries clôt ces deux journées de festivités que les invités, qui ont déjà « avalé l’hameçon » (numeraleban kabutumak) devront rendre l’année suivante ; - la deuxième, appelée buríiboor (de eríib, « aller chercher quelqu’un »), oppose les jeunes de deux quartiers de villages distincts sur un autre mode. Une délégation arrive à l’improviste dans le village choisi et, à l’aide d’une corne utilisée comme instrument à vent, convie les jeunes du quartier visité à se rassembler. À moins d’accepter d’être humiliés ou de vouloir se déclarer ennemis, ces derniers ne peuvent se dérober et devront rendre le défi un peu plus tard en allant à leur tour provoquer leurs partenaires. Les hommes adultes comptabilisent victoires et défaites de chaque camp, tout en veillant à ce que soient respectées les règles qui veulent qu’on ne lutte qu’à l’intérieur d’une même promotion d’âge et avec un adversaire avec lequel n’existe aucun lien de parenté. Par un échange de défis réciproques mettant en jeu son honneur, chacune des parties pérennise les relations pacifiques qui existent entre elles ; - la troisième forme, ewãgen138, est de loin la plus spectaculaire car elle met en rapport l’ensemble des villages kujamaat, dans un rayon d’une vingtaine de kilomètres autour de Esana, à savoir : Kasalol, Bujin, Yutu (Sénégal), Efok (Sénégal), Ejaten, Emaye (Sénégal), Esúkè (Esúkujak / Teniat / Baseor / Kerueye / Kahim-Sénégal), Katon, Yal, Varela (Bile), Elalab, Eosor, Jihunk, Ejin, Bulol, Erame, Ñaban, Egam (Elia), Kulegë, Ñãbalã, Kesu. Le cycle débute dès la fin des récoltes à partir de Esana. Elle diffère également des deux précédentes formes sous un double rapport : ces séances de luttes sont obligatoirement articulées au sacrifice particulier qui permet aux détenteurs d’ukiin de consommer le riz de la nouvelle récolte. De ce fait, elles mettent en jeu les plus importants ukiin du village, celui du roi (Káyák) et celui que l’on appelle Bulãpan, bákiin de protection des natifs du village. Organisées tour à tour sous la tutelle de l’un de ces deux ukiin, les fêtes d’ewãgen sont un moment

137. p. diedhiou (op. cit. p. 153) associe cette étymologie à l’idée de la surprise créée par la réapparition d’une personne que l’on n’avait pas vue depuis longtemps. 138. Selon certains informateurs, ewãgen dériverait de kuwãgen, deuxième partie de la saison sèche, appelée aussi úulew.

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Chapitre i particulièrement délicat pour éprouver l’état des relations inter-villageoises. Nous reviendrons plus tard sur la dimension religieuse de cet événement, ne l’envisageant pour l’instant qu’en tant que dispositif destiné à prouver et éprouver l’état des relations inter-villageoises. Pour le village organisateur, ou plus exactement pour le responsable chargé de l’organisation, les préparatifs d’ewãgen sont un véritable casse-tête. Il convient d’abord d’arrêter la date : à partir de l’ewãgen qui vient d’être réalisé, le desservant de Káyák ou de Bulãpan entame un compte à rebours de six mois lunaires dont le terme doit en principe correspondre avec l’arrivée des premières pluies. Si ce décompte se fait six mois par six mois, c’est que tous les trois ans solaires, un nouveau mois lunaire est intercalé en fin de saison de sèche. Le responsable enchaîne alors un nouveau compte de six mois, tout en sachant qu’il doit anticiper la date des luttes de six semaines139 afin de l’annoncer au village. Le cinquième íyéy, « dimanche jóola », qui précède, il envoie dans chaque village des émissaires porteurs d’un petit fagot de six bâtonnets. En arrivant, l’émissaire enlève un bâtonnet en présence du responsable du bákiin homologue et lui remet le faisceau restant, afin qu’il en jette un chaque íyéy. Le íyéy précédant le début des luttes, le responsable organisateur se retire avec les principaux détenteurs de sanctuaires dans son bákiin, où il effectue des libations de vin de palme. Ils ressortent pour parcourir, en tenue d’apparat et munis de tous leurs attributs rituels (bâton, harpon, hochets, couvre-chefs, coquillages, etc.) les principaux chemins par lesquels déambuleront, à travers le village, les cortèges des lutteurs et de leurs supporters. Interrogés sur ce quadrillage préalable de l’espace villageois, les responsables expliquent qu’il s’agit de traiter préventivement l’espace où pourraient jaillir « paroles » et conflits. Le village se prépare dans la fébrilité : les hommes récoltent de grandes quantités de vin de palme, les femmes pilent du riz en vue de la réception des invités. Les neveux utérins résidant dans d’autres villages viennent prêter main-forte. La veille de l’événement, ils apportent eux aussi leur contribution en vin que l’on verse dans une immense calebasse en forme de gourde, entreposée à côté de celle qu’emplissent les habitants du quartier où est implanté le bákiin invitant : lorsque celles-ci sont pleines, le tambour à lèvres résonne et deux femmes natives du quartier partent en criant dans tout le village. Pendant la nuit, les garçons du quartier organisateur vont chaparder dans les maisons et les jardins clôturés poulets, bananes, maniocs avec lesquels ils festoient sur la place avant de commencer à danser. Le lendemain matin, avant que n’arrivent les délégations étrangères, tout le monde s’affaire. Les hommes repartent récolter le vin, les femmes et les nièces utérines de la famille du responsable (c’est lui qui régale) cuisinent d’immenses marmites de riz de l’année passée auquel elles intègrent une poignée de riz nouveau. Elles agrémenteront les plats de poissons ou de viande de porc si l’année est faste. Tous les détenteurs d’ukiin du village et leurs homologues invités vont alors

139. La semaine jóola est de six jours, ponctuée par le íyéy, réservé aux activités rituelles et au marché par troc.

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« Naître du village » sacrifier dans le bákiin organisateur avant d’effectuer les gestes qui leur permettront de consommer le riz de la nouvelle récolte. Les lutteurs se préparent à l’écart : pagne noué entre les jambes, fils de reins avec une queue de fils de coton, jambières en rônier, grelots derrière les genoux, coiffure, bracelets, auxquels ils ajoutent pour les danses toutes sortes d’ornements modernes, parapluies, lunettes, etc. Même les tout-petits, dès lors qu’ils tiennent debout, participent aux luttes. Au milieu de l’après-midi, les danses commencent sur chacune des places de sousquartier. Les lutteurs de chaque sous-quartier du village organisateur se dirigent ensuite vers la grande aire de lutte, à la périphérie du village, faisant quelques détours pour passer devant certains sanctuaires. Aux carrefours où convergent les différents cortèges, les démonstrations redoublent. Les invités n’entrent pas encore dans le village. Ils sont conduits à l’emplacement qui leur est réservé autour de l’aire où vont se dérouler les combats. Les lutteurs s’alignent en position accroupie, par catégorie d’âge et par quartier. Une grande tension règne sur l’immense place dont les responsables d’ukiin font le tour à plusieurs reprises avant le début des luttes lesquelles, le premier jour, ne dureront guère plus d’une heure. À tour de rôle, les lutteurs de chaque village vont se chercher un adversaire à leur taille dans une autre délégation. Sans prononcer un mot, ils le désignent du doigt ; celui-ci accepte ou refuse le combat. Dès ce moment, l’aire de lutte semble être le théâtre de plusieurs scènes juxtaposées. Du côté des lutteurs, et surtout avant qu’ils n’aient combattu, règne une grande tension muette. Dès que les combats se sont engagés, les supportrices endiablées (mères, sœurs, petites amies) commencent à déferler sur l’aire, en frappant violemment le sol avec de longues nervures de rônier faisant jaillir d’épais nuages de poussière. Une partie des adultes, parmi les plus âgés, observe avec attention les combats pour vérifier que les enfants ne luttent pas avec un parent ou que l’affrontement ne dure pas trop longtemps ; l’autre déambule un peu en arrière : de violentes discussions, voire des bagarres, éclatent parfois. Depuis le début de l’après-midi courent toujours diverses rumeurs : telle délégation profiterait de ewãgen pour régler ses comptes avec telle autre, etc. Les responsables des ukiin du village qui reçoit, terriblement anxieux, ont tendance à interrompre prématurément les combats. La première séance s’achève. Les vainqueurs sont ramenés sur les épaules de leurs camarades. Tandis qu’avec leurs proches, ils vont danser et festoyer dans le village, les responsables se retirent à nouveau dans leur bákiin. Ils procèdent à la répartition des centaines de litres de vin de palmes rassemblées la veille entre les différentes délégations. Les danses endiablées organisées sur la place du sous-quartier où est implanté le bákiin tutélaire sont l’occasion de parades, manifestations de force, exhibitions de toutes sortes des lutteurs et de leurs parents qui visent à impressionner l’adversaire. Elles se poursuivent toute la nuit, agrémentées de séances de pantomimes et de clowneries entre adultes mariés, mettant en dérision la vie de couple qui attend les lutteurs à l’issue de leur carrière. Le lendemain matin, les luttes recommencent, en commençant par les plus petits. Les plus âgés, ceux qui sont déjà engagés sur la voie du mariage, s’affrontent dans l’après-midi. C’est alors que se distinguent les véritables champions : chaque vil71

Chapitre i lage, par le biais d’opérations sacrificielles et magiques, a détourné sur celui qu’il considère comme son meilleur lutteur, et à l’insu de celui-ci, toutes les forces des autres. Chaque village, ou plus exactement, certains de ses « clairvoyants », cherchent à annihiler la force des champions adverses. Ainsi les combats sont-ils tout à la fois démonstration sportive et affrontement de forces invisibles. Périodiquement, les détenteurs d’ukiin présents suspendent les luttes pour refaire le tour du terrain en scrutant le public. Car ce qui leur importe à cet instant est moins les prouesses de leurs fils et jeunes frères que le maintien de relations pacifiques entre les milliers de participants dont la plupart sont échauffés par l’ambiance et le vin de palme. Qu’une goutte de sang s’écoule, le détenteur de Káyák ou de Bulãpan en sera tenu personnellement responsable ; il sera contraint à de très lourds sacrifices. L’organisation de ewãgen est également un moment dangereux pour d’autres raisons : on soupçonne toujours que les villages invités puissent déposer chez leurs hôtes, dépotoir potentiels, diverses maladies. D’où ces déambulations récurrentes destinées à inscrire chaque trajet ou segment d’espace parcouru sous la tutelle du bákiin. L’organisation rituelle des luttes semble ainsi mettre en scène une série d’aléas qu’elle tente de maîtriser. « La lutte est un terrain glissant » énonce un dicton, faisant allusion à l’issue d’autant plus incertaine du combat que les adversaires ignorent de quelles opérations occultes leurs forces ont pu faire l’objet. À l’échelle des relations inter-villageoises, les facteurs d’incertitude sont démultipliés. L’organisation des luttes est une preuve de la bonne entente régnant entre villages : entre partenaires de lutte, on ne se fait pas la guerre et réciproquement. Mais cette preuve ne peut être administrée autrement qu’en exposant ces relations aux risques de nouveaux déchirements. En réunissant en un même lieu des milliers de personnes entre lesquelles d’anciens conflits sont toujours susceptibles de réapparaître, la société villageoise remet en jeu, lors de chaque manifestation, les équilibres internes à la région. L’état de tension dans lequel les responsables d’ukiin vivent le déroulement des luttes intervillageoises révèle leur enjeu : non pas fondamentalement la domination d’un village sur l’autre, mais la mise à l’épreuve de la continuité d’une relation pacifique entre les deux. La rivalité se joue tout autant dans la capacité à dépenser qu’à celle de contenir bagarres et conflits éventuels. Que la mise en spectacle d’un affrontement physique sans effusion de sang en soit l’occasion n’est par ailleurs pas du moindre intérêt. La lutte incarne un type de lien social qui se situe à égale distance de la guerre ou du meurtre et de la parenté réelle ou symbolique : on ne lutte pas entre germains, cousins parallèles ou croisés du côté paternel comme du côté maternel, ni entre membres de sous-quartiers ou de villages liés par une amitié institutionnalisée qui les fait se considérer « comme une seule personne ».

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« Naître du village »

Sur l’aire de luttes (Erame, 2007)

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Chapitre i

Champion de lutte parvenu au dernier grade (Erame, 2007)

II. Les découpages de l’espace villageois : divisions, emboîtements, évitements 1. Quartiers et sous-quartiers Tenter de dresser le plan d’un village jamaat est de prime abord une expérience déroutante. Les quartiers sont toujours à l’écart de la piste ou de la route principale, dissimulés par une abondante végétation arborée. On s’enfonce alors par des chemins qui sinuent entre clôtures en nervures de rônier, jardins, bosquets, pour déboucher sur une place ou sur une autre, aménagée sous d’immenses fromagers. Les murs ou les vérandas des maisons que l’on dépasse ne laissent rien transpirer de ce qui se passe à l’intérieur. D’une année à l’autre, l’espace bâti peut offrir un visage tout différent : à l’emplacement d’une maison familière, on retrouve une ruine, puis un jardin de manioc ; une nouvelle maison a jailli sur un espace dont on a oublié l’ancienne affectation. Ce n’est donc pas à partir du bâti que l’on se repérera, mais à partir des trajets qui relient certains points fixes : carrefours, places de danse, sanctuaires. Par ailleurs, et bien que leur matérialisation ne puisse jamais s’appréhender d’un seul coup d’œil (ici un enclos de jardin, là le mur arrière d’une maison, ailleurs un sentier), les limites des principales unités spatiales sont intangibles.

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« Naître du village »

Plan schématique du village de Esana

Ces unités élémentaires repérables dans tout village jóola (même si parfois les termes qui les désignent diffèrent), sont les « quartiers » (kèlum), « sous-quartiers » (ugut), groupes de « concessions » voisines (ebãd), et « concessions » (ãk). L’usage que nous faisons ici du terme « quartier » n’est pas de pure convention : ces unités, parfois distantes de plusieurs centaines de mètres voire d’un ou deux kilomètres, sont fortement individualisées et facilement identifiables dans le paysage. Le village de Esana en comporte quatre : deux quartiers « historiques », Utem et Endongon, et deux quartiers plus récents : Fulakunda (que traverse la piste principale) et Santa Maria, construit par les premiers convertis au catholicisme sur un 75

Chapitre i terrain attenant à la mission. Utem et Endongon étaient d’abord séparés par une zone vierge, une « forêt » disent les plus âgés, d’environ un kilomètre de diamètre. C’est à cet endroit qu’a été construit le quartier « Fulakunda », centre administratif, qui du point de vue villageois représente l’espace le plus indifférencié : commerçants peuls, fonctionnaires « étrangers », dispensaire, casernement, école et mosquée y sont installés. Sorte d’« implant », ce centre n’interfère guère dans l’organisation interne des composantes du village. Lors des grands rituels villageois (chasses, luttes, initiations, funérailles), les natifs du village qui habitent Fulakunda ou Santa Maria se rattachent toujours à la concession et au sous-quartier de résidence de leurs pères ou grand-pères. Chaque unité d’appartenance locale est dotée d’un nom et de multiples surnoms (kasal) qui se transmettent de génération en génération. Ainsi Esana est-il tour à tour surnommé : - Burofaye, nom du village (côté Sénégal) dont seraient originaires les habitants de l’ensemble appelé esúkuring et de Yutu, - Katiigena, « s’agenouiller » (pour tirer des flèches), i.e. ils ne reculent jamais, - Esúk anoote, « un village/je n’irai pas », i.e. le village que l’on ne quitte pas pour un autre, - Basúk uyagulore, « le village là/à croquer », i.e. le village où l’on peut manger de tout (fruits, manioc, etc.). Il en est de même pour les quartiers et les sous-quartiers. Mais nos interlocuteurs ont oublié la signification de la plupart de ces surnoms. La pluralité et la variété de ces toponymes qui interviennent notamment dans les chants funéraires ou les chants de lutte sur le mode : « x (nom ou surnom du village, du quartier) a dit », ou : « x est sorti (pour aller à la guerre) », etc., contribue à affirmer que chacune de ces unités, quelles que soient les variations de leur composition, est posée comme un acteur collectif, doté d’une histoire, d’une identité et d’une individualité propres. Des alliances unissent deux à deux chaque sous-quartier : elles se traduisent principalement par une entraide rituelle. Ainsi lorsqu’un sous-quartier doit sacrifier ou organiser une manifestation, son homologue lui fournit du vin de palme en abondance.

Quartiers et sous-quartiers alliés du village de Esana.

À la différence de l’exemple bijogo140, un village ne se forme pas à partir d’un centre mais uniquement à partir d’un emboîtement de relations espace central/périphérie, qui se démultiplient à chaque échelle considérée. Ainsi, si chaque quartier dispose d’une place collective à toutes ses composantes, celle-ci se trouve en périphérie : c’est là que sont organisées les grandes luttes inter-villageoises, placées sous la tutelle du bákiin installé dans le quartier en question.

140. C. henry, op. cit., p. 74.

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« Naître du village » Pour appréhender ce mode d’organisation spatiale, le plus simple est de repartir du sous-quartier, ugut, unité d’observation privilégiée pour saisir l’articulation entre groupes sociaux d’une part, et construction d’un univers symbolique de l’autre. À cette échelle, deux types d’espaces attachent chaque habitant, pris dans ses coordonnées individuelles d’âge et de sexe, à une topographie remarquablement fixe : 1/ Le centre, la place de danse (ukulaw) qui tire son nom de la fonction qu’elle joue dans les rituels funéraires  – le radical kul signifie « larmes » : c’est là qu’est construite l’estrade funéraire où est exposé le défunt, qu’il soit homme ou femme, jeune ou vieux. Le ukul est un espace indifférencié du point de vue des sexes et des âges, un espace public de rencontre sur lequel ne pèse aucun interdit. S’il peut occasionnellement être investi pour des activités rituelles liées à un bákiin, aucun sanctuaire permanent n’y est installé ; en revanche on y trouve, sous une toiture de chaume, le gros tambour à lèvres kagutaku que l’on bat lors des funérailles, des luttes ou de l’initiation. Sur le ukul se déroulent devant tout le monde  – hommes, femmes et enfants –  les danses de funérailles, les danses de luttes, les danses des futurs initiés, une partie des danses de certains rites d’intronisation, les danses des filles et des jeunes. C’est encore aux alentours du ukul que l’on dit que les âmes des défunts à renaître viennent guetter les femmes en quête d’un ventre hospitalier. Par ailleurs, lors des grands rites villageois, le passage par chaque ukul est obligatoire  – comme s’il fallait, par les danses et les défilés, retracer la géographie des liens qui unissent chaque sous-quartier au quartier, chaque quartier au village. 2/ En périphérie des habitations, sont installés ces lieux éminemment chargés d’interdits que sont : - la maternité traditionnelle, Erúŋun ; - la hutte menstruelle, erumun ; - le bákiin associé à l’initiation masculine, Ekobey, lieu obligé de la défécation des initiés ; - l’annexe du Karaay (bákiin des femmes), où sont enterrés collectivement les placentas des enfants nés dans le sous-quartier ; - et, un peu plus à l’écart, le cimetière où sont enterrés hommes et femmes adultes141, et le bákiin Katol qui lui est associé. 3/ Enfin chaque sous-quartier dispose, en forêt, de son propre « camp » initiatique. De l’examen de ces données, il appert que le sous-quartier se pose comme une unité singulière, non pas en tant que composante élémentaire du village, mais comme espace de contrôle de fonctions directement liées au corps (accouchement, mort, écoulement de sang, défécation), celles-là même qui, nous le verrons, sont exclues de la maison. Relativement au sous-quartier, le quartier, kèlum, est une unité dont la pertinence se situerait plutôt au niveau socio-politique : défense, guerre et chasse, organisation des cérémonies inter-villageoises. Les deux espaces collectifs qui lui sont spécifiquement associés sont l’aire de luttes et la place dite úkus où les hommes se retrouvaient lors des préparatifs d’une guerre et se retrouvent toujours pour partager le gibier abattu lors des chasses rituelles (cf. infra).

141. Les enfants en bas-âge sont enterrés sous le mur arrière de la maison, les jeunes non mariés dans la cour.

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Chapitre i 2. L’espace domestique : concession (ãk) et maison (eluuf) C’est faute de mieux que je traduis le terme ãk par « concession ». Groupe élémentaire de co-résidence, regroupant de trois à dix maisons conjugales, le ãk est doté d’une forte individualité : à l’instar des quartiers et sous-quartiers, chacun a son nom, ses surnoms, et apparaît sur la scène sociale et rituelle comme une personne morale. À la suite de Louis-Vincent Thomas, la plupart des observateurs des sociétés jóola ont assimilé le ãk (pl. : siãk) à un segment de patrilignage regroupant les ménages d’un homme et de trois à quatre de ses fils ; plusieurs siãk constitueraient le sous-quartier, habité donc par les membres d’un même lignage ; le quartier serait enfin la réunion de trois ou quatre lignages. Dans ce schéma idéal, même nuancé par la prise en compte d’ « adoptions » en cas d’extinction du ãk, unités de filiation et unités de résidence se recouperaient. Ce modèle a peut-être quelque pertinence dans certains villages de Basse-Casamance, mais ne peut en aucun cas être retenu ici. L’enquête, au demeurant fort laborieuse, menée sur l’origine des habitants de chaque ãk des deux principaux quartiers de Esana (cf. annexe) m’avait permis de constater qu’à deux exceptions près, aucun ãk n’est formé par un unique segment de lignage. Chaque unité de résidence comprend des membres de lignages divers, mêlant autochtones et étrangers. Les membres d’un même patrilignage voire d’un même segment de patrilignage sont dispersés entre différentes unités de résidence. Cette dispersion ne concerne pas seulement les lignages étrangers, mais aussi les autochtones : les lignages qui habitaient ewãg, première concession de Esana, se sont segmentés il y a plus d’un siècle et se sont dispersés entre les sous-quartiers composant actuellement Endongon et Utem. Le ãk qui avait conservé le nom de ewãg est aujourd’hui éteint. Cette observation remet radicalement en cause le modèle d’une congruence entre unité de filiation et de résidence. Comme en témoignent le schéma ci-dessous, les origines locales des segments de lignage établis à Esana sont extrêmement diverses. Les immigrés ont eu tendance à se regrouper par origine, mais pas forcément par segments de patri-lignage : dans le ãk où se concentrent des originaires d’un même village il s’agit, dans la grande majorité des cas, de familles non-apparentées. La fréquence des réponses donnant « Esana » pour origine du segment de patrilignage des pères de famille interrogés est en partie un artefact, dans la mesure où la question des origines, particulièrement chez les plus âgés, reste marquée du sceau de l’interdit de parole. Seuls 16 chefs de famille sur les 198 qui ont bien voulu nous répondre disent descendre des premiers habitants de la concession ewãg. Il arrive également que le village mentionné comme village d’origine n’ait pu être qu’une étape dans un trajet migratoire antérieur : ainsi des habitants des villages dispersés par Esana qui ont fui dans un premier village d’adoption avant de poursuivre leur migration.

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« Naître du village »

Composition des ãk de Esana selon les villages d’origine des différents segments de lignage

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Chapitre i Sur le schémas ci-dessus (Composition des ãk de Esana) sont regroupés, sous le nom commun qu’ils conservent, des ãk qui se sont formés par scission avec le ãk principal, ou par division initiale de groupes d’immigrants d’une même origine : c’est le cas, dans le quartier de Endongon et dans le sous-quartier de Katame, des deux concessions Elúbaji (division initiale des originaires de Likew) ; dans le sous-quartier de Ñakun, de Dighal (deux concessions qui ont fait scission avec Jirem Kaagal sises à Kugel). C’est le cas à Utem, dans le sous-quartier de Ñakelen, de Ebarro et de Bagujan (chacun formé de deux concessions voisines fortement liées, mais dont les habitants n’ont rien en commun) et de Kelenkiin-Kuet (deux concessions qui ont fait scission). Des ãk peuvent porter le même nom sans pour autant que les propriétaires des maisons qui les composent soient liés par la parenté ou l’origine locale : ainsi, les deux EluSãbun de Katama (Endongon) et de Etama (Utem) n’ont a priori rien de commun. Saisir la composition interne des différents ãk ne doit pas faire oublier qu’il ne s’agit là que de fournir le cliché d’une réalité transitoire. Les déplacements individuels d’une résidence à l’autre introduisent un jeu permanent dans les appartenances résidentielles (voir schéma Exemple de va-et-vient entre ãk et quartiers). Prenons l’exemple d’un homme d’âge mûr, J., détenteur de nombreux ukiin dans l’un des ãk du sous-quartier de Ñakelen (Utem). Son grand-père paternel était natif d’un ãk de Kugel, dans le quartier de Endongon. Pour des raisons tues, il était venu s’installer dans un ãk de Utem, dans le sous-quartier de Etama. Mais là-bas, il ne parvenait pas à avoir d’enfant ; il était donc reparti à Kugel où son fils (le père de J.) est né. Après la naissance de J., ce père s’était engagé dans les démarches d’acquisition d’un important bákiin. On lui avait alors demandé de retourner « là où il était né », à Utem, formule qui ne renvoyait pas à son lieu de naissance réel (Endongon), mais au lieu où son père s’était confié à un bákiin, lorsqu’il était jeune marié. Quant à J., qui a vu le jour à Kugel (Endongon), puis est parti avec son père à Etama (Utem), il a fini par s’installer dans le sous-quartier voisin, Ñakelen pour se rapprocher des sanctuaires qu’on lui avait confiés. De tels va-et-vient entre concessions et quartiers, la plupart du temps motivés par la tentative de fuir malheur ou maladie, ne sont pas rares. Selon les régions jóola, les différentes maisons qui composent le ãk sont, ou non, regroupées, voire soudées, autour d’une cour centrale comportant parfois, comme c’est le cas dans le Mof Evví, un imposant impluvium (gaserumal). Louis-Vincent Thomas142 et Paul Pélissier143 avaient remarquablement décrit les différentes formes architecturales que peut emprunter le ãk : structure linéaire en « fer à cheval » ou circulaire, offrant l’image d’une petite forteresse. S’il y a une cour centrale, c’est autour de cette cour qu’est aménagée la véranda où se déroule l’essentiel de la vie collective de la maisonnée : discussions, repos, accueil du visiteur, travaux artisanaux. C’est aussi là qu’on boit le vin de palme. En milieu jamaat, la plupart des ãk ont une

142. l.-v. thomas, Les diola, op. cit., et « Pour une systématique de l’habitat diola », Bulletin de l’IFAN, série B, 1964, p. 78‑106. 143. p. pélissier, op cit.

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« Naître du village » structure plus aléatoire144. Même si les limites en sont bien définies, les maisons qui les composent sont rarement rassemblées autour d’une cour commune. Elles semblent même parfois se tourner le dos, ou bien elles sont séparées par un jardin enclos. L’enclos (kafat) qui entoure fréquemment la maison est délimité par de hautes clôtures en nervures de palmes ; il est en général plus vaste à l’arrière et sur les pourtours de la maison : on y cultive du manioc, des arbres fruitiers, on peut y faire quelques pépinières de riz. Les qualités architecturales de l’habitat jóola ont été précisément mises en évidence par Paul Pélissier et Louis-Vincent Thomas, auxquels tous les auteurs ultérieurs se sont référés et je n’y reviens pas : murs épais, charpente imposante, isolation thermique par plafonnage et circulation d’air, confort et intimité des vérandas… Les techniques de construction et l’organisation intérieure de la maison jamaat n’ont guère changé, hormis l’adoption, par les plus riches, des tôles de toiture à la place de la paille145. L’édification de la maison par le futur époux constitue la principale étape du mariage. Elle commence deux années à l’avance, lorsque le jeune, déjà engagé dans les rites et les démarches prématrimoniaux, commence à préparer le matériel qui lui permettra de construire : il va chercher les bois de palétuvier, couper et équarrir les troncs de rônier qui serviront de poutres, tailler les portes dans les contreforts d’un kapokier, préparer les outils en rônier nécessaires pour crépir et tailler les briques de terre mouillée, les feuilles de rônier destinées à recouvrir cette terre (et éviter qu’elle ne sèche) ou les murs en construction si les pluies commencent précocement. C’est pendant les derniers mois de la saison sèche qui précède le mariage que, aidé de ses camarades d’âge, il monte les murs et pose la charpente et la toiture. Entrer dans un espace d’habitation, c’est d’abord enjamber une série de seuils (uyúrum) composés d’un énorme bois fourchu en forme de Y ou d’une barrière à claire-voie, qui atteignent au minimum une cinquantaine de centimètres de hauteur. Il faut encore enjamber un muret de banco de la même hauteur pour pénétrer dans la véranda de la maison. Outre ses fonctions pratiques vis-à-vis des divagations du petit bétail, le seuil fournit une métaphore courante pour parler de la femme et de son sexe : au dicton répandu dans de nombreux groupes jóola, « la femme est un seuil146 », répondent une série d’usages. Ainsi, dit-on chez les Kujamaat, lorsqu’une épouse s’assied sur le seuil de la maison, c’est pour signifier à son mari sa colère et son refus des rapports sexuels. La sexualité conjugale, que le seuil métonymise, est très étroitement associée à la fonction masculine de bâtisseur. Un court récit sur l’origine du mariage et de la maison, dont N. Diatta147 et M. Schloss148 ont rapporté deux versions très proches, nous permettra de dessiner quelques implications de cette association. Selon le récit rapporté par M. Schloss :

144. On ne retrouve pas ici les anciennes formes d’habitat collectif courantes dans les villages implantés un peu plus au nord. Mais même dans ces grandes maisons, le ménage conjugal était parfaitement indépendant. 145. Aux inconvénients thermiques et esthétiques des tôles, les villageois opposent des arguments pratiques : un toit de paille doit être repris tous les ans et la paille tend à devenir une denrée de plus en plus rare. 146. Cf. N. diatta, Proverbes jóola, op. cit., p. 186 147. Ibid., p. 31 : dans cette version, la femme habite dans une termitière, et c’est grâce au pagne elongoñ cousu de cauris qu’elle séduit l’homme. 148. M. r. schloss, The Hatchet’s Blood, op. cit., p. 31‑32. Je reprends ici cette version plus développée que celles que j’ai pu recueillir à Esana.

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Chapitre i Quand Dieu envoya l’homme et la femme sur la terre, la femme creusa un trou dans lequel elle s’installa. L’homme lui dit qu’il allait la rejoindre là, mais elle refusa. Alors l’homme lui dit : « Ah, ne nous a-t-il pas dit de nous installer là-dedans ? ». Mais la femme dit : « Non, je ne veux pas », et elle frappa l’homme. En ce temps, l’homme n’avait pas de forces dans ses mains, rien. Oui, il n’avait pas de mains. Après un moment, Dieu descendit leur rendre visite. Il trouva l’homme complètement assommé. L’homme dit : « Elle m’a tué. Tu as dit qu’elle était bonne, mais quand je suis allé pour rester avec elle, elle a refusé et m’a frappé. Où vais-je demeurer ? » Dieu appela la femme et lui dit de s’asseoir avec l’homme. La femme dit : « Comment ? Il n’est pas bon, il veut voir ce que je fais ». Dieu lui dit de venir. Quand elle arriva, il lui prit les mains et tira, tira. Elle n’avait plus aucune force. Dieu dit à l’homme de venir : « Je vais te montrer la maison. Tu construiras une maison. » Dieu dit à l’homme de puiser de l’eau et celui-ci se mit à construire. Il bâtit et bâtit. Il alla chercher du bois et construisit le plafond. Dieu lui dit : « Dépêche-toi, la pluie va bientôt tomber. Quand elle tombera, la femme viendra et restera avec toi ici. » - « Elle qui a essayé de me tuer ? Jamais ! ». Dieu dit : « Non, non, attends ». L’homme alla aux champs et rapporta de la paille. Il coupa de la paille et la lia, puis Dieu lui dit : « Couvre la maison, la pluie arrive ». Il plut durant trois jours. Il plut. Il plut. Il plut. L’eau entrait dans le trou de la femme. La femme sortit en courant du trou en disant : « Ouah ! Où vais-je demeurer maintenant ? » Elle alla trouver l’homme et lui dit : « Je veux rester ici. » Mais l’homme refusa : « Non, tu m’as chassé de ton trou ; maintenant notre père m’a montré cette maison et m’a dit de rester ici ». La femme rétorqua : « Ha, comme je suis plus forte que toi, nous allons nous battre aujourd’hui ». Ils se battirent, l’homme la frappa et la chassa. La femme partit se plaindre à Dieu : « La pluie est venue et a ruiné ma maison. Ce n’est pas bon. » Dieu dit : « Mais n’y a-t-il pas ici l’autre personne ? » La femme répondit : « Il est ici, mais quand j’ai dit que nous allions rester ensemble, il a refusé. Nous nous sommes battus et il m’a frappée jusqu’à ce que mon corps devienne brûlant. » Dieu lui dit : « Retourne ; dis-lui que j’ai dit qu’il devait vivre avec toi, que je vous ai envoyés du ciel sur la terre pour que vous ayez une personne comme moi je vous ai eus. » Elle partit et dit cela à l’homme, mais il refusa. Elle retourna vers Dieu qui lui dit d’essayer à nouveau, mais l’homme refusa encore. Quand elle revint, Dieu lui dit de s’asseoir. Elle s’assit. Il lui dit : « Prends ce chapelet de grains et attache-le autour de tes hanches ». Elle attacha le chapelet. Dieu dit : « Regarde là encore, quels grains sont les plus beaux ? » Elle choisit d’autres grains encore et les attacha aussi. Dieu dit : « Retourne à nouveau vers lui, quand il voudra refuser, va vers lui et fais résonner les grains avec tes mains. Ils résonneront, yiiss. Quand les grains feront cela, tu resteras. » Elle partit et quand l’homme la chassa, elle fit résonner les grains… yiiss. L’homme dit : « Reviens, reviens ». La femme : « Mais tu m’as dit de partir ! » - « Non, non, reviens ! » Elle revint, ils s’étendirent ensemble. Le mariage vient de là.

L’homme sans maison est un homme faible, « sans forces », « sans mains », sans femme, sans descendance. C’est de construire qu’il tire sa virilité et s’attache la femme qui, elle, doit renoncer à son indépendance et séduire l’homme pour habiter. On

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« Naître du village » remarquera que la tension initiale entre les sexes (une femme forte qui vit dans son trou/un homme diminué, impuissant149 errant sous la pluie) n’est pas vraiment réglée par la construction de la maison et l’hospitalité finale de l’homme. Car si la femme est contrainte d’accepter la cohabitation, on ne sait pas si elle accepte pour autant que l’homme puisse désormais voir « ce qu’elle fait ». Nous aurons amplement l’occasion de commenter cette secrète activité de la femme, mais pour mieux comprendre la portée du récit, précisons tout de suite que ce que la femme doit cacher à l’homme, ce sont tout à la fois ses menstrues et la manière dont elle met au monde les enfants. L’organisation interne de la maison reproduit une logique implicite d’imbrication d’espaces concentriques, de l’enclos extérieur, de la véranda, de la pièce centrale aux chambres et greniers, avec une gradation dans l’intimité, dans ce qui est montré ou caché. Cette gradation n’opère pas de la périphérie au centre, mais dans un va-etvient entre le centre et la périphérie, ou encore le devant et l’arrière. Reprenons notre visite à partir de l’enclos ou de la cour qui entoure la maison : il s’agit encore d’un espace de circulation certes filtrée, mais ouverte. La véranda (buhãd) aménagée sur le pourtour de la maison est spacieuse, le toit débordant largement le corps du bâti. Espace de transition, tout à la fois intime et ouvert, elle est protégée des regards par un muret assez élevé, ou encore une clôture à claire-voie : on y reçoit les visiteurs, on y parle, on y mange, on y bricole. Sous la véranda du « devant » sont installés, le cas échéant, les autels que nous appellerons provisoirement « lignagers » (utíil, pl. kutíil) que détiendrait le propriétaire. La véranda joue ici le rôle de la cour dans les habitats plus concentrés. Mais elle a un remarquable avantage : de là, et sans être vu, on peut observer tout ce qui se passe à l’extérieur. Pour entrer dans la première pièce de la maison, la pièce centrale, on enjambe un nouveau seuil. Seuls les habitants de la maison, ou des intimes, le franchissent. Cette pièce où sont entreposés les canaris, récipients de terre cuite contenant l’eau à boire, communique avec l’endroit où l’on pile, où l’on cuisine et où l’on enferme la volaille pendant la nuit. En les traversant, on débouche sur la porte « arrière » de la maison : etíingey yemokey, « la grande porte », celle dont on arrose les montants de vin de palme lors d’une levée de deuil afin que pour le défunt « le chemin soit clair » (buríiŋabu buhul). Ce qui est le plus précieux et le plus vulnérable se trouve ainsi dans les pourtours, les « coins » les plus abrités : les chambres-greniers qui n’ont pas d’ouverture sur l’extérieur. Les greniers (bukág) sont toujours installés dans les pièces les plus reculées, les plus secrètes, les plus inaccessibles, souvent même dans la chambre de leur propriétaire. Mari et femme ont chacun leur propre grenier, constitué de sortes de vastes étagères sur lesquelles on entrepose les gerbes de riz. Si une épouse peut aller puiser dans le grenier de son mari affecté à la consommation familiale, le grenier de la femme reste interdit de regard pour l’homme. Un dicton faisant allusion à l’homme qui construit sa maison évoque cet interdit : « Pose le plafond du grenier et regarde une dernière fois150. » Dans son commentaire, Nazaire Diatta assimile ce grenier à un

149. Le terme sembe, « force » peut aussi désigner la puissance sexuelle ; quant à l’expression « sans main », elle peut s’entendre en fonction de la manière dont les Jóola désignent un homme ‘‘complet’’ : kabanan, ‘‘fini/homme’’, mais aussi ‘‘vingt’’, le nom du nombre référant aux vingt doigts. Un homme sans main est une moitié d’homme. 150. N. diatta, Proverbes jóola, op. cit., p.195‑196

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Chapitre i « véritable autel ». Lorsqu’elle y entre, la femme doit garder le silence sinon, dit-on, le riz « s’envolerait ». Les sanctuaires individuels acquis par le propriétaire de la maison ou son épouse sont, quant à eux, installés dans de petites chambres fermées donnant sur une section peu fréquentée de la véranda. La fonction de protection de la maison est tout entière symbolisée par sa toiture : kanehen, dérivé de kahend, « le chapeau, le couvre-chef ». L’architecture de la charpente, la couverture en rouleaux de paille tressés, renouvelée par tiers tous les ans, en sont particulièrement soignées, le vocabulaire technique qui s’y rapporte est extrêmement précis. Un surnom, souvent attribué à un certain nombre d’ukiin, nous invite à accorder une égale attention à cette dimension de l’espace qu’à ses divisions horizontales. Lorsque, à l’orée d’un sacrifice, l’officiant invoque son bákiin, il utilise fréquemment l’apostrophe : « Jigoèn ! », usant là d’un surnom siginifiant « Celui qui couvre », c’est-à-dire, comme l’expliquent nos informateurs, celui qui protège et retient, comme la poule étend ses ailes sur ses poussins.

Une véranda (Esana, 2005).

Lieu qui doit tout à la fois protéger et retenir le riz et les humains qui l’habitent, la maison doit cependant rester ouverte à la circulation des enfants à naître (kúuwa), 84

« Naître du village »

« Plafonne et regarde une dernière fois » (Esana, 2003, cl. Elsa Rivière).

des puissances dont l’autel peut être installé à l’intérieur et, lors d’un décès, des anciens défunts. En témoignent à nouveau les recommandations faites dans la vie quotidienne et surtout lors des funérailles, de ne pas s’asseoir sur le seuil. C’est en suivant le traitement initial du cadavre d’une personne qui vient de décéder que l’on verra de la manière la plus évidente se dessiner, dans l’espace domestique, une série de gradations ordonnant les différentes opérations de mise à l’écart. Lorsqu’une personne rend l’âme dans la maison, on sort le corps par la porte arrière et on l’installe en position assise contre le mur, le temps que s’écoulent selles et sanies. Puis on le lave et le couche sur des feuilles de bananier avant de procéder, dans la cour arrière, à son habillement. Une fois installé sur la claie qui servira de brancard pour l’interrogatoire on l’amène, par l’extérieur, auprès de l’autel de lignage, puis hors de l’enclos, sans jamais avoir retraversé la maison. Une personne qui décède hors de sa maison n’est ramenée chez elle que si c’est là qu’est installé l’autel utíil de son patrigroupe. Sinon on la transporte directement dans la maison de famille où est sis cet autel. On la dépose sur la véranda arrière où on la lave et la prépare. Encore une fois, on ne traverse la maison ni dans un sens ni dans l’autre. On passe par derrière pour 85

Chapitre i revenir sur la devanture. On dépose le corps tout à côté de l’autel pour les premiers sacrifices. L’un et l’autre appelés à « revenir » rapidement, un petit enfant est enterré sous le mur arrière, un jeune dans l’enclos arrière de la maison. Mais un adulte est toujours enseveli dans le cimetière du sous-quartier. L’éloignement le plus radical est celui qui touche les détenteurs des plus grands ukiin ou encore, les malades atteints de certaines maladies comme la lèpre. Ils ne doivent en principe rendre leur dernier souffle que dans l’enceinte du bákiin auquel leur fonction ou leur affliction les ont liés. Deux types d’« événements » sont par ailleurs radicalement expulsés de l’espace domestique : tout écoulement de sang et, en cas d’accouchement, de liquide amniotique d’une part, et, de l’autre, la défécation. En période menstruelle, une femme passe ses nuits dans la hutte erumun, construite dans chaque sous-quartier ; une femme accouche dans la maternité-bákiin Erúŋun (il y en a une par sous-quartier) ; un homme initié défèque dans l’enceinte de l’un des ukiin d’initiation appelé Ekobey ; les femmes et les non-initiés vont en brousse. Écoulements de sang et défécation sont ainsi « contenus » dans d’autres espaces spécialisés et exclusifs selon les sexes, des espaces installés en périphérie des habitations. Pourquoi la maison, lieu en principe réservé à la sexualité, ne peut-elle abriter que des corps « fermés » ? En envisageant provisoirement ces interdits du point de vue de l’espace151, s’esquisse l’une des figures du lien qui unit les villageois à leur « terre ». Que les hommes initiés ne puissent déféquer en dehors de leur bákiin, que les femmes ne puissent accoucher ni enterrer les placentas de leurs enfants ailleurs que dans les ukiin réservés à cet effet a bien à voir avec une logique de fixation des unes et des autres dans cette terre villageoise. La particularité de l’exemple jóola tient peut-être à ce que ce mode d’emprise sur des fonctions corporelles éminemment associées, nous le verrons, aux définitions de l’identité sexuelle, soit exercé par des instances collectives qui sont d’ordre villageois. Le schéma ci-dessous cherche à illustrer la position respective qu’occupent la maison conjugale et la place de danses (ukul) à l’échelle de chaque sous-quartier dans l’organisation des déplacements de personnes, de matières et d’entités invisibles. On le voit, seuls la nouvelle épouse (après un arrêt dans une maison tierce) et le riz entrent directement dans la maison ; seuls les habitants en situation d’excrétion imminente la quittent sans passer par le ukul. Tous les autres itinéraires rituels, de la maison à quelconque espace collectif, transitent par cette place : les âmes des enfants à naître, les défunts, les initiants, les lutteurs.

151. Les codifications spatiales qui encadrent très précisément les différentes sortes d’excrétions corporelles sont certainement universelles, mais la fonction de médiation qu’elles jouent dans un certain mode d’inscription territoriale l’est sans doute beaucoup moins. Une notation de M. Dacher dans son article « Organisation politique d’une société acéphale : les Gouin du Burkina Faso », L’Homme 144 (1997), p. 7‑29, est ici précieuse. Chez les Gouin, il est un personnage, le nelengjigangtiengo, « celui du couteau du village », sorte de chef de terre qui porte toutes les caractéristiques attribuées aux chefs sacrés (il est garant, dans son être, de la paix et de l’intégrité du village, il ne peut parler fort, etc.) : « Cette contiguïté mystique avec la communauté villageoise se doublait d’une sorte de contiguïté spatiale car il ne devait pas quitter le territoire villageois, passer la nuit ailleurs, ni déposer ailleurs aucune de ses sécrétions ; donc s’il lui fallait absolument partir pour la journée, il emportait une gourde dans laquelle il enfermait tout ce qui sortait de son corps et le rapportait au village. »

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« Naître du village » Outre les maisons conjugales, on remarque dans chaque sous-quartier un certain nombre de maisons aux dimensions plus modestes, composées d’une salle, d’une chambre et souvent d’un ou deux sanctuaires individuels : ce sont des maisons de veuves, revenues s’installer auprès de leur ãk natal. Ces petites maisons, que l’on appelle ungomew, servent également d’espace de transition aux nouvelles accouchées entre la maternité traditionnelle et la maison conjugale.

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SOUS-QUARTIER

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Maison (eluuf)

Place de danses (ukul)

Cimetière katal)

Maternité traditionnelle (erungun)

Champs de luttes (utit)

Forêt d'initiation (kareñ)

Hutte menstruelle (erumun)

Défécation des initiés (bákiin ekobey)

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Chapitre i 3. Les sanctuaires « plantés » dans le village S’il peut les dépasser sans qu’ils ne se signalent particulièrement à son attention, le promeneur le plus pressé ne pourrait arpenter quelque chemin sans croiser ici une sente à peine dessinée menant vers un obscur taillis, là un petit enclos confectionné de branches de bois rouge fichées en terre, un pieu fourchu planté au pied d’un fromager, ou, plus à l’écart, une clôture de branchages touffus ne laissant transparaître de l’espace qu’elle dissimule que son entrée en chicane. En période d’hivernage, lorsque les sanctuaires qu’ils abritent disparaissent dans la végétation, il n’en soupçonnerait même pas l’existence. Par contre, s’il est accompagné d’une personne du village, il apprendrait vite que pour aller d’un point à un autre, les trajectoires varient selon l’âge, le sexe ou le statut de son compagnon. Ce n’est pas seulement comme points fixes que les sanctuaires voués aux puissances ukiin marquent l’espace villageois, mais aussi en ce qu’ils génèrent d’itinéraires obligés, de trajets de contournement spécifiques, qui impriment sur le sol un maillage à géométrie variable selon l’état de chacun et les interdits propres à tel ou tel bákiin. Qu’il enjambe le seuil d’une cour, puis d’une véranda, le visiteur apercevra, adossée au mur, une petite construction de banco agrémentée de plumes de poulets ou quelques mâchoires d’animaux. Il remarquera parfois, donnant sur cette véranda, une ou deux lourdes portes très basses et hermétiquement fermées. Les sanctuaires implantés à l’intérieur du village offrent en effet une image des plus hétéroclites. Dans sa matérialité d’autel ou de sanctuaire, un bákiin n’est guère comparable à des objets tels que, par exemple, les boli ou les yapèrè de l’aire mandé, que l’on sort, que l’on porte, que l’on crépit. Il évoquerait plus les pangol serer ou les tuur wolof et lebu. Une fois « planté » (le même terme, kagiten, s’applique à l’action de planter un arbre ou un bákiin) il ne bouge plus, du moins du vivant de son détenteur (et pour les plus importants, à jamais). Si certains de ces ukiin, sis à l’extérieur de l’espace domestique, peuvent parfois être déplacés, ils le sont toujours entre des lieux fixes et pour ainsi dire « réservés ». Quelle qu’en soit l’importance, un bákiin comporte toujours un élément central, en quoi consiste sa « bouche » : trou creusé dans la terre ou canari semi enterré où l’on verse vin de palme, sang, ou eau, lors des sacrifices. Dans les ukiin installés en plein air, un pieu fourchu est planté au centre, coquillages de libation, canaris, cornes et mâchoires des animaux sacrifiés sont accrochés sur les bois ou déposés à terre. Des sections de tronc éventuellement installés devant l’enclos servent de bancs aux sacrifiants. Un village peut compter une bonne centaine, parfois plus, de ces sanctuaires, que l’on peut ordonner dans un premier temps en fonction des liens qui rattachent un sanctuaire principal à ses multiples annexes disséminées dans chaque quartier et sous-quartier. Ces annexes (ubíyéy), lorsqu’il s’agit d’une certaine catégorie d’ukiin éminemment liés à la division sexuelle ou à la royauté, suivent la division des sousquartiers en ebãd. Dans les autres cas, elles sont disséminées par quartier ou sousquartier. Un même bákiin possède ainsi plusieurs autels ou sanctuaires : le bákiin « mère » planté en brousse, des « enfants » dans le village, des annexes réparties selon les unités géographiques, des autels individuels dans la maison ou la cour de leur détenteur. Ne faisant ici que parcourir la topographie villageoise, nous réservons à un chapitre ultérieur le soin d’analyser la nature et la fonction de ces sanctuaires et des puissances auxquelles ils sont dédiés.

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« Naître du village » 4. L’espace non habité : champs, rizières, brousse et forêt Inaliénables, ne pouvant être saisies de ce fait que par la violence, toutes les terres, cultivées ou non, sont strictement appropriées par tel ou tel village. Une certaine catégorie de puissances en sont considérées comme les premiers propriétaires, et tout différend foncier sera réglé dans le cadre de leurs cultes. Leur répartition entre les différents segments de lignage est extrêmement rigoureuse en ce qui concerne les rizières et les palmeraies. Elle est plus labile lorsqu’il s’agit des mangroves ou des forêts : cependant, lorsqu’un villageois désire en faire une exploitation plus systématique que la cueillette ou la pêche ordinaire (abattre un arbre, installer un barrage à poisson), il doit en demander l’autorisation au détenteur du bákiin de la royauté ou de l’initiation masculine. Lorsque tous les habitants d’un village se réunissent pour défricher ou aménager de nouvelles surfaces cultivables, ce sont encore ces responsables qui arbitrent le partage ultérieur entre les différents patri-groupes. Dans le cas des surfaces non cultivées, razziées lors d’une guerre, il était courant que chaque doyen de lignage délimite l’étendue de sa parcelle par un jet de pierre en direction des quatre points cardinaux. Les « champs » dits butat, sont établis sur des sols forestiers récemment défrichés dans des zones de palmeraies : on y aménage les pépinières, on y cultive le riz de montagne (ehampãghay) en semis direct, ou bien on y plante des anacardiers et d’autres arbres fruitiers. En soi, leur exploitation ne fait pas l’objet de prescriptions rituelles spécifiques, mais la tension foncière sur ces champs qu’engendre le développement de la filière du cajou est source de nouveaux conflits dont le règlement se traite, comme chaque fois qu’il s’agit de terres, dans le cadre des ukiin de l’initiation masculine. C’est aussi dans l’espace des butat que les récolteurs de vin de palme installent de petits campements où ils aiment à se retrouver entre amis pour boire et bavarder. Le terme butãda (pl. utãda) est réservé aux rizières inondées dont les Kujamaat distinguent deux grandes catégories : des rizières « hautes » (erãjay) où l’on sème un peu serré (quand le riz pousse, on repique un certain nombre d’épis dans les rizières profondes) et des rizières profondes (másinkiem). On y chemine sur d’étroites diguettes délimitant des parcelles savamment disposées et servant tout à la fois à retenir l’eau et à délimiter les droits d’appropriation. Pour parer aux aléas pluviométriques, chaque segment de lignage dispose d’un certain nombre de parcelles réparties entre les différentes zones plus ou moins profondes et, selon les années, plus ou moins productives152. L’affectation des terres inondées à la culture du riz (emaano) est quelque chose d’imprescriptible : ainsi un cultivateur qui avait planté des anacardiers sur une parcelle « haute » qu’on lui avait prêtée a dû non seulement rendre cette parcelle et arracher les arbres, mais faire d’importants sacrifices au bákiin de l’initiation masculine. Nous aurons l’occasion de revenir sur la manière dont le travail des rizières s’inscrit de façon centrale dans l’ensemble des représentations qui construisent l’identité sexuelle en milieu jóola. Toute intervention dans l’espace des utãda nécessite une série d’opérations rituelles collectives que nous détaillerons ailleurs. Espaces interstitiels non cultivés, arãb, la brousse, et kareñ, la forêt, n’en sont pas moins précisément délimitées, comme en témoignent les règles de partage du gibier

152. La remarque de p. pélissier (op. cit., p. 694) est toujours aussi valable : l’étonnant enchevêtrement des parcelles et des propriétés rend quasiment impossible l’établissement d’un quelconque cadastre.

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Chapitre i tombé en travers d’une frontière entre deux territoires villageois (cf. infra). Brousse et forêt sont exploitées de manière sporadique : abattage d’arbres, chasse, pêche, cueillette. Pour aller aux champs, au marigot, au village voisin, chaque villageois traverse ou côtoie friches, mangroves, pâturages, futaies qu’un sous-bois inextricable d’arbustes et de lianes rend difficilement pénétrables. Pour les hommes comme pour les femmes, la brousse et la forêt sont le lieu de rencontres inquiétantes (animaux sauvages, sorciers) ou sidérantes (génies, revenants). Les bolons et leurs abords entrent dans cette catégorie spatiale : on y est à la merci d’étranges épisodes avec les animaux aquatiques, notamment les hippopotames dont la plupart sont considérés comme les doubles d’êtres humains. C’est en effet au fin fond de la forêt ou dans les profondeurs du marigot qu’est situé le monde des doubles animaux : beken, réplique inversée du monde villageois. On comprend alors que cet espace « brousse » ne se laisse pas assigner à ses déterminations physiques ou, plus exactement, qu’il relève d’abord d’une topographie imaginaire. Ainsi, selon les heures et les saisons, la brousse sera lointaine ou toute proche. Aux heures où le soleil est au zénith ou bien au crépuscule, elle pénètre le village : tel, à Esana, ce terrain en friche sis juste derrière la mission catholique, où se déroule une fois par semaine (le 6e et le dernier jour) le marché traditionnel, Usilay. Espace où se retrouvent les sorciers anthropophages, c’est aussi là qu’est érigée « l’échelle » qu’utilisent une certaine catégorie de clairvoyants dont il sera question plus loin, lorsqu’ils vont rendre visite à Dieu. Dans les forêts touffues, à quelques kilomètres du village, sont enfin implantés les sanctuaires « mères » des grands ukiin villageois. Ils quadrillent l’espace « sauvage » de manière aussi rigoureuse que l’espace villageois et génèrent aussi, comme c’est le cas à l’intérieur du village, des trajets et des itinéraires changeants selon l’état de celui ou celle qui les parcourt. Pour l’essentiel, ces sanctuaires sont ceux des ukiin d’initiation masculine autour desquels seront installés les camps initiatiques (Akuy, Jenëbá, Katokut, Mañomita), le grand Karaay des femmes, le bákiin de pluie ouvert aux deux sexes Kãdenben, le bákiin de la royauté (Káyák) et le bákiin « coiffant » de nombreux rites d’intronisation, Kasent. « Lieux exceptés153 », ces ukiin le sont d’abord en ce qu’ils excluent toute affectation de la portion de brousse ou de forêt qui les dissimule à une quelconque exploitation (défrichage, cueillette, plantation, etc.), y compris lorsque le village auquel ils étaient rattachés a disparu depuis longtemps. Depuis ces ukiin de forêt, et de proche en proche, essaiment dans l’espace villageois les sanctuaires de quartier, de sous-quartier, jusqu’aux sanctuaires individuels installés dans la maison de leur propriétaire ou à proximité de celle-ci. Mais pour penser l’espace jóola, et comme y invitait Christine Henry154 à propos des rituels bijogo, il nous faut faire référence autant à des mouvements, des jeux de passage d’individus, de puissances, de substances entre des lieux ou des points de fixation, qu’à la seule opposition centre-périphérie  – opposition qui se trouve ici démultipliée à chaque échelle.

153. Je dois ici à D. liberski-Bagnoud d’avoir attiré mon attention sur cette belle formulation de Stefan Czarnowski (« Le morcellement de l’étendue et sa limitation dans la religion et la magie », Actes du ve congrès international d’histoire des religions, Paris, 1923) qui inspire l’analyse menée par elle sur les « peaux de la terre » kasena. 154. C. Henry, Les îles, op. cit., p. 188.

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« Naître du village » III. L’unité villageoise mise à l’épreuve : une chasse rituelle (upít) On ne chasse pas pour la viande.

Si les alliances inter-villageoises sont périodiquement éprouvées lors de l’organisation des luttes, les chasses rituelles en constituent en quelque sorte le pendant lorsqu’il s’agit de refonder l’unité villageoise. Brossée à grands traits, la description de leur déroulement donne un nouvel éclairage sur les agencements sociaux et symboliques de l’espace villageois jamaat. 1. L’organisation des chasses Chaque année, si un aucun événement exceptionnel ne s’y oppose, ont lieu de grandes battues collectives organisées tour à tour par chaque quartier du village. Elles se déroulaient autrefois pendant la saison sèche. Aujourd’hui elles se pratiquent en début de saison des pluies, avant la mise en culture des rizières inondées. Personne ne m’en avait parlé avant qu’un beau matin de juillet 1996, alors que je venais d’arriver à Esana, je n’aperçoive un long groupe de chasseurs de tous âges, armés d’arcs et pour quelques-uns de fusils, défiler d’un pas décidé. Ils étaient presque trois cents et se dirigeaient vers un espace découvert, à la lisière du quartier, où ils se regroupèrent autour d’un féticheur qui prit la parole. Cet espace porte un nom, ujiil, « creux ». C’est là qu’avait eu lieu, au début du siècle, une bataille restée célèbre avec les guerriers du village de Yutu. M’étant approchée, l’un des chasseurs me demanda de m’éloigner : « Va-t’en ! C’est interdit pour les femmes155 ». Quatre autres chasses eurent lieu dans la quinzaine qui suivit. Lors des chasses collectives, les villageois des deux quartiers plus récents, Fulakunda et Santa Maria, rejoignent le quartier d’origine de leur patrilignage. Le jour décidé, c’est toute la population masculine en état de marcher, bambins et vieillards compris, qui se rassemble pour partir en forêt. Chaque quartier doit organiser trois grandes sorties, appelées upít (contraction de ukayal upamal, « allons chercher »). Dûment distinguée de la chasse individuelle (jaloneyaju, « l’affût »), upítaw est présentée tour à tour comme un exercice militaire (upítaw et ujíikaw, la guerre, « c’est la même chose, c’est le moment d’éprouver les forces du village ») et comme un rituel de prévention (« on verse le sang des bêtes pour éviter que le sang humain ne coule »). Upítaw est placée sous la tutelle du bákiin Kañagen (« l’arc »), ce bákiin que les hommes ont planté pour les aider à tuer les ennemis tout comme les animaux de brousse mais qui, en retour, exige sa part de sang. Quoi qu’il en soit, aucun individu mâle n’ose s’y dérober. « Quand on dit qu’on va à la chasse, personne ne restera chez lui. Ce serait la fin du monde. Même un agent des eaux et forêts ne pourrait empêcher la chasse, s’il insiste, il va mourir ». L’initiative en revient aux jeunes en âge de se marier. Deux jours avant le départ, jour du íyéy, « dimanche » jóola, les jeunes subtilisent des poulets dans le village et les apportent aux principaux responsables de culte qui les gardent chez eux. Ils demandent au détenteur du bákiin « de l’arc » de fixer la date  – upítaw –  ne pouvant avoir lieu que le deuxième et le quatrième jour de

155. Par la suite, je pus observer directement tout ce qui se passait dans le village. Ce que je restitue de la chasse en forêt m’a été raconté par plusieurs villageois.

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Chapitre i la semaine jóola (qui en compte six), le troisième jour étant réservé aux activités rituelles des femmes. Jusque là, « on ne dit rien aux femmes, de peur que les animaux fuient. » Le lendemain, à l’aube, les jeunes passent de maison en maison pour avertir toute la population masculine ; ils vont demander du vin de palme aux récolteurs. À partir de ce moment, les chasseurs doivent s’abstenir de relations sexuelles mais aussi de toute manifestation publique, bals ou matches de football. Les femmes sont censées ne rien savoir, hormis les responsables du bákiin Karaay (lié à l’enterrement des placentas) et de ses annexes. À elles aussi, les jeunes ont apporté des poulets et du vin. Pendant cette journée, hommes et femmes détenteurs d’ukiin commencent à « mouiller » leurs autels de ce vin. C’est la nuit qu’ils ouvriront la chasse en sacrifiant, chacun de son côté, les poulets et ce qui reste du vin « pour bien voir les animaux et pour qu’aucune flèche ni aucune balle ne tombe sur quelqu’un ». Toutes les femmes sont alors informées. Jusqu’à la fin de la chasse, leurs responsables resteront confinées dans leurs ukiin, faute de quoi les hommes rentreraient bredouilles ou se blesseraient entre eux. Très tôt le lendemain matin, les hommes se réveillent et se regroupent sur les petites places (urèrëw, pl. kurerëku) communes à un ensemble de maisons voisines, dans chaque sous-quartier. Cette unité intermédiaire entre le ãk et le sous-quartier, nous l’avons vu, s’appelle ebãd : c’était, lors des guerres d’autrefois, l’unité de base de l’armée villageoise. Les annexes du grand bákiin Karaay des femmes sont également distribuées par ebãd : au moment où les chasseurs se préparent à partir, les responsables de ces annexes, munies d’une calebasse de vin consacré, viennent en asperger les chasseurs. Ils vont partir, la plupart jusqu’à la tombée de la nuit, avec pour mission de tuer tout animal rencontré. Il leur est interdit d’emporter à boire ou à manger. Les différents groupes convergent vers l’un des lieux-dits qui marquent les principaux points de sortie vers la brousse : c’est le moment dit bujamooral, « on va s’entendre ». À chacune des trois chasses successives, on change de lieu de regroupement et d’orientation. Les responsables d’ukiin se livrent alors à de longues exhortations marquées par le leitmotiv : « Quand on parle de chasse, il faut faire très attention. Nous allons entrer dans la forêt. Vous devez savoir qu’on ne tire jamais tant qu’on n’a pas l’animal en ligne directe, quand il y a une personne entre l’animal et la flèche. Blesser une personne, c’est une chose grave. Tout animal qui sort dans la forêt, il faut le tuer ». C’est la première des quatre ou cinq étapes des battues qui s’annoncent. Le détenteur de l’un des ukiin sollicités avant la chasse s’avance. Il prend une branchette d’arbre et, l’approchant de sa bouche, parle à voix basse. Il demande à son bákiin de leur « faire voir » le gibier, mais aussi les capacités et l’esprit des jeunes. Il s’agit de vérifier si les jeunes se sont conformés à tous les rituels préalables, s’ils ont fourni intégralement poulets et vin de palme pour les sacrifices initiaux (même si ces jeunes sont des convertis) et ont respecté l’interdit sexuel qui leur était imposé. S’ils ont négligé un sacrifice, transgressé les interdits ou se sont moqué des vieux, la chasse sera mauvaise. Par contre, s’ils tuent de nombreux animaux, on sacrifiera au retour à ce bákiin et, en cas de guerre, il sera l’un des premiers à être « arrosé ». Le responsable tend alors cette 92

« Naître du village » branchette à un enfant impubère, lui demande d’en croquer une feuille, de cracher et de la lancer dans la direction où ils vont chasser. Les adultes d’âge mûr entrent les premiers dans l’espace que l’on va encercler. Ils sont désignés comme bujuumabu, « ceux qui se tiennent debout ». Une seconde vague se forme avec « ceux qui coupent », sikúmpasu. Pendant ce temps, d’autres se placent sur les côtés. Une troisième vague entre (bukaalabu, « ceux qui sont au milieu »). Enfin, « ceux qui sont derrière » (buyuutèbu) ferment l’espace. Ce sont en général les plus jeunes qui se retrouvent dans cet espace périphérique, moins touffu. Hormis les vieux qui ne disent rien, les chasseurs se localisent en s’interpellant régulièrement par leur nom. Ils doivent toujours progresser sans se retourner pour poursuivre le gibier qui réussirait à franchir ces barrières successives. Lorsque l’espace a été ratissé, à l’appel de la corne ugègaw, tout le monde sort pour se regrouper à nouveau. Le même scénario se reproduit dans une nouvelle portion de forêt mise sous la tutelle d’un autre bákiin. Au fur et à mesure qu’ils sont tués, les animaux  – biches, antilopes, porcs-épics, perdrix, etc. –  sont rapportés au village par les enfants (les plus petits étant « libérés » les premiers) et entreposés jusqu’au soir dans l’enceinte de Kañagen, sous la garde des jeunes chasseurs. Les plus petits animaux, tels les serpents, sont abandonnés sur place. S’il est devenu rare aujourd’hui d’en rencontrer, deux espèces terrifient encore les chasseurs : la panthère (esaamay) et le buffle (eraakoy). La panthère, parce qu’elle « se venge toujours »  – réputée rancunière, elle est capable, une fois blessée, d’attendre quelques jours, cachée au bord d’un chemin, pour attaquer les passants – ; le buffle, parce qu’il est difficile d’échapper à sa charge. Un accident récent a ravivé les hantises des villageois. Les aires de chasse de chaque village sont précises, elles correspondent aux limites des espaces exploités par les uns et les autres, qu’il s’agisse de champs débroussaillés ou de forêt. En principe, si l’animal tombe de part et d’autre de cette limite, autrefois marquée par un sillon, chaque village doit en principe récupérer la part qui est tombée sur son territoire. Dans le déroulement de la chasse, deux moments méritent une attention plus particulière : celui du traitement du gibier abattu et celui de l’accident, véritable secret de chasse. 2. Le traitement du gibier abattu : articulation des unités de résidence et des catégories d’âge Lorsque l’animal atteint d’une flèche ou d’une balle tombe, on lui perce la carotide, puis on lui introduit dans la gueule un morceau de bois en forme de crochet, kagulukëm, pour la maintenir ouverte. Mais ce crochet est aussi appelé ebanoor, du nom de cette ombrette porteuse d’une grande huppe sur l’arrière de la tête que nous avons vu apparaître lors de la guerre ; il reviendra sur la scène lors de la circoncision. D’après certains informateurs, certains responsables de culte recueillent le sang des animaux tués pour aller le verser secrètement dans le creux d’un baobab, mais nous n’en savons guère plus sur cette opération.

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Chapitre i Le gibier entreposé dans l’enceinte du bákiin est transporté à la tombée de la nuit dans la maison du responsable de Kañagen. C’est le lendemain matin que se déroule le partage selon des règles minutieuses156, véritables mises en acte d’une articulation subtile entre unités de résidence et classes d’âge. - Les chasseurs apportent le gibier en un lieu-dit du quartier appelé ukus  – où l’on se réunissait autrefois pour décider d’une guerre –,  et commence le dépeçage. On découpe les pattes qui sont mises de côté. - Sur chaque animal, on compte trois côtes à partir de la hanche. On découpe. La partie inférieure est mise de côté. - On fait le partage des morceaux réservés, non pas à ceux qui ont tué l’animal, mais à leurs unités de résidence de type ebãd (celle d’où sont partis les chasseurs avant de se regrouper et que l’on définit aussi comme « le lieu où l’on partage la viande »). Il est entendu que le « premier à tuer » est celui qui a touché l’animal, soit en tirant, soit même en le frôlant. Le deuxième est celui qui l’a achevé et saigné. Le foie et le cœur sont pour le ebãd du premier, le reste pour celui du deuxième tueur. Les hommes du deuxième ebãd emportent leur morceau sur la petite place urrirëw : on coupe le cou qui revient à celui qui a tué. La tête est bouillie à l’eau pour tous les membres du ebãd. On n’enlève pas la peau de la tête, mais on brûle les poils. Une fois que c’est cuit, la peau et la chair sont intégrées au reste de la viande. Les os, la moelle et le cerveau sont partagés entre gens de la même génération. - On retourne sur la place du quartier, le ukus, où le partage va reprendre. Là, chacun rend compte de ce qui s’est passé dans son propre ebãd. Puis arrivent six personnes spécialistes du partage, appelées jejiiten. Des feuilles de bananier sont étalées sur le sol, de façon à constituer six tas entre lesquels les spécialistes vont distribuer les cuisses, puis les pattes avant. S’il reste une patte, on la redécoupe pour la répartir entre les six tas. Puis on fait de même avec les râbles, les côtes et le reste des abats. Lorsque les jejiiten ont fini leur travail, ils appellent d’autres hommes pour débiter en petits morceaux la viande de chaque tas. Le partage commence par la distribution aux plus âgés des jarrets et de bons morceaux de cuisse. Promotion d’âge par promotion d’âge, on fait en sorte que les tas s’épuisent au même rythme. En se présentant, chacun explique : « Je prends la viande de tel (mon fils)… », car la crainte est forte d’être accusé d’en voler. La viande n’est pas destinée aux chasseurs mais à tout individu mâle : même le nouveau-né qui n’est pas encore sorti de la maternité, aura sa part. C’est la seule occasion où une naissance est prématurément rendue publique, afin, dit-on, que ceux qui attaqueraient l’enfant soient tenus d’en rendre compte.

156. Les modalités que je décris sont celles que j’ai observées dans le quartier de Endongon.

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« Naître du village » - Une fois la distribution terminée au ukus, les pères de famille font lutter les enfants et les jeunes, sous-quartier contre sous-quartier, afin, disent-ils, d’éprouver leurs forces en cas de guerre. - Dans chaque ebãd, les morceaux distribués à chacun sont rassemblés et cuisinés, en sauce, dans des marmites communes (autrefois dans des canaris particuliers que l’on entreposait dans la maison du gardien de Kañagen). La part du tueur qui avait été prélevée, notamment le foie et le cœur, sera mélangée à la viande reçue au ukus, à l’exception du cou qu’il peut faire cuire chez lui. Enfin on répartit le contenu des marmites dans des bols individuels, en servant les convives du plus vieux au plus petit. Notons que les femmes, qui ne sont jamais comptabilisées dans l’ensemble de ces opérations, ne sont pas pour autant exclues de la consommation de la viande de chasse. Chacune peut en recevoir de son mari, son père, son frère ou son fils.

Enfants surveillant le gibier dans l’enceinte du bákiin Kañagen (Esana, 1997).

3. L’accident de chasse À maintes reprises, les chasseurs ont tenté de me persuader qu’« ils n’avaient jamais entendu parler d’accident depuis leurs grand-pères ». Et puis, peu à peu, des allusions et des discussions à voix basse m’ont laissé entendre que l’accident de chasse était un événement non seulement récurrent, mais préparé, voire attendu : Si quelqu’un est blessé, il est aussitôt emmené à l’écart. Les vieux éloignent les autres : « Ukayal, ukayal ! » (allez-y, allez-y !) On va le soigner secrètement. Il y a des gens qui ont un pouvoir pour soigner les blessures. Ils partent avec certaines feuilles dans leur sac. Ils peuvent même savoir que le fils de tel ou tel sera blessé. C’est là le véritable secret de la chasse.

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Chapitre i L’autre jour, mon neveu, le petit frère de E. a reçu une balle dans le front. J’ai voulu toucher pour voir, mais les vieux m’ont dit : « Non, vas-t-en ! ». Tu as vu l’enfant, le surlendemain, il n’avait plus de pansement, il était cicatrisé. S’il s’agit d’une blessure à la tête ou au ventre, les vieux déplacent la blessure vers l’orteil. Tu vois, quelqu’un qui aide les autres, qui est gentil, s’il est blessé, il sera soigné. Mais si tu dis que tu es le plus fort, si dès qu’on te dit quelque chose, tu frappes, alors là on te laissera.

Ne pas soigner est la marque de la désapprobation et la sanction collective d’un comportement jugé inadmissible pour la collectivité villageoise (il s’agit en général d’un aîné, tout au moins d’un homme initié sur lequel on n’a pas d’autre moyen de pression). De ce blessé, rapidement emporté à l’écart, ne doivent en particulier s’approcher ni ses proches parents, ni un homme qui lui serait lié par le fait d’avoir eu des relations sexuelles avec une même femme que lui, comme c’est le cas du guerrier blessé. On dit qu’il mourrait d’hémorragie157. L’accident mortel met par contre son auteur dans la position du meurtrier hors contexte guerrier, c’est-à-dire, comme nous l’avons déjà dit, soumis à de si importantes prescriptions sacrificielles et sociales (il doit quitter sa femme et ne jamais se remarier dans la contrée) qu’il est concrètement et définitivement banni du territoire. « On ne chasse pas pour la viande » : de fait, malgré d’impressionnants tableaux  – souvent une quinzaine d’antilopes et gazelles par jour et par quartier –  un bon chasseur peut, individuellement, s’en procurer bien plus que la part qu’il obtient à l’issue de la répartition collective. En tant qu’entraînement guerrier, ces chasses mobilisent toute la moitié masculine du village, mais les véritables raisons d’une telle mobilisation restent encore obscures. Entraînement guerrier, mais aussi prévention de la guerre, puisqu’en abreuvant Kañagen du sang des animaux de brousse, il ne réclamera pas de sang humain. Notons d’ailleurs que cette « protection » n’est valable que pour le quartier qui organise la chasse. Comme c’est le cas dans bien d’autres sociétés, y compris européennes, les chasses rituelles upít sont étroitement imbriquées dans le calendrier agraire (elles doivent avoir lieu avant la mise en culture des rizières) et l’on peut voir dans cette sorte de vaste balayage de la brousse et des champs, provisoirement laissés à l’abandon, une manière de réinscrire ces terres dans une relation particulière avec les puissances qui en garantissent la fertilité. Comme d’autres chasses africaines, elles associent en un « rituel insécable », selon les termes de Marguerite Dupire158, une série d’opérations sacrificielles et divinatoires dans le souci de délimiter un territoire dont elles marquent les points forts en alternant moments de rassemblement et de dispersion. Par l’inscription du temps et de l’espace de la chasse dans la sphère des ukiin, par les modes de traitement de l’accident, upítaw est également un moment fort de réaffirmation du pouvoir des aînés. Ces derniers, même s’ils disent d’eux-mêmes qu’ils « ne sont que de vieux taureaux », ont entre leurs mains différents moyens de contrôler les cadets et de sanctionner les plus impertinents. Mais il est tout aussi possible que se joue à ce moment là un épisode d’une « affaire » récurrente entre deux aînés. L’un des ukiin sollicités « ne répond pas » ou « frappe »

157. Bel exemple de ce que F. héritier (Les deux sœurs et leur mère, Paris, éd. Odile Jacob, 1994) appelle « inceste du troisième type ». 158. M. dupire, « Chasse rituelle, divination et reconduction de l’ordre socio-politique chez les Serer du Sine (Sénégal) », L’Homme XVI (1976), n° 1, p. 5‑32 : p. 5.

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« Naître du village » (accident) pour venger tel ou tel. Les interdits et les règles d’évitement qu’elle met en scène, l’apparition de enaboor, ce crochet en bois que l’on enfonce dans la gueule de l’animal, nous mettent enfin sur la voie de l’exploration des configurations où s’articulent différentes figures de l’effusion de sang : blessure-sexualité-meurtre. Nous y reviendrons plus loin. Pour tenter de définir cette entité qu’est le village, esúk, nous avons tour à tour évoqué un discours, des modes d’agencement spatiaux, des questions de limites territoriales et certains modes d’articulation violents ou pacifiques entre les différentes unités locales. L’exemple des luttes et des chasses rituelles donne un premier aperçu de la méticulosité et de l’ampleur des procédés par lesquels les Kujamaat réinscrivent à chaque fois sur le sol les liens qui unissent entre elles des unités de co-résidence dûment individualisées. Chacun de ces événements est placé sous la juridiction d’un ou de plusieurs des grands ukiin villageois auxquels, comme le révèlent déjà les modalités des guerres villageoises, sont indissociablement liés le territoire et ses habitants. Les Kujamaat ne tentent pas d’articuler ce territoire à une origine généalogique commune entre des lignages fondateurs et des lignages allogènes, toute fictionnelle serait-elle159. Le héros au nom duquel est attaché la formation de Esana, Ãbona, était lui-même un étranger et l’on en sait bien plus sur lui que sur les premiers habitants de la seule concession autochtone, Ewãg. D’une rencontre originelle ou historique entre « venus d’ailleurs » et « déjà là », les Kujamaat ne disent rien sinon que les uns étaient plus forts que les autres et l’on ne trouve dans les institutions ou les rites nulle trace d’un modèle d’alliance fondatrice. Seul s’impose un discours « brut » d’engendrement par les lieux. Revenons un instant sur les chasses rituelles : on remarquera que l’unique occasion qui autorise la transgression du secret de la maternité160 est précisément le moment du partage final de la viande du gibier abattu lors de ces chasses upít : en associant l’annonce prématurée d’une naissance à cette opération de délimitation et de défense du territoire villageois, les Kujamaat semblent bien rappeler que l’enfant est d’abord « né du village ». Nous ne pouvons pour l’instant rien dire de plus de la nature de cette entité esúk, ni de la manière dont est pensée cette opération d’engendrement. Il faudra interroger, sous ses multiples facettes, la manière dont se construisent et se vivent les liens qui attachent les habitants à leur territoire et à chacune de ses divisions. Mais si rien n’est affirmé avec plus de force que l’unité villageoise, rien pourtant ne paraît plus aléatoire. Nous n’avons fait qu’esquisser les relations qui pouvaient exister entre des entités locales substantivées, aux contours et à l’identité remarquablement pérennes quelles que soient l’identité et l’origine de leurs habitants. En observant de près la composition interne des ãk, nous nous sommes aperçus que ces unités n’étaient guère fondées sur le principe de cohabitation de gens liés par la parenté et qu’aucun mécanisme institutionnel ne présidait à l’affectation d’un ménage à l’une ou l’autre. S’ils ne correspondent pas forcément à des unités de co-résidence, les groupes de filiation n’en dessinent pas moins un autre réseau de relations obligées. Comment un villageois « navigue »-t-il entre ces différentes sphères d’appartenance et s’acquitte-t-il des obligations qui le rattachent à chacune ?

159. Ce que font, par exemple, les Kasena (cf. D. liberski-bagnoud, op. cit., p. 95‑105) 160. Tant que la mère n’est pas sortie de l’enclos de la maternité où elle est recluse pendant quatre jours, nul ne peut rien savoir de l’enfant qu’elle a mis au monde.

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CHAPITRE II LA PERSONNE ÉCARTELÉE Mieux que ne le feraient de longs commentaires, un court récit peut introduire le contexte social et affectif en lequel se jouent de nombreux drames individuels : les affres par lesquelles se construit une vocation, le prix à payer pour une réussite, une rivalité fratricide, l’inanité des efforts consentis pour se concilier les envieux, tout y est mis en place en un saisissant raccourci : Détenteur de nombreux ukiin, Jukunta était aussi sculpteur de tambours à lèvres (kagut). Ces instruments impressionnants d’environ deux mètres de long et un mètre de diamètre sont taillés dans le tronc d’un gros caïlcédrat et leur fabrication met en œuvre des techniques que peu d’artisans maîtrisent. Il revient aux villageois d’abattre l’arbre choisi par le sculpteur et de transporter le tronc à l’endroit où ce dernier travaillera. Après avoir coupé la bonne section, dégagé des pieds et des portants, il faut en effet évider cette masse cylindrique à partir d’une fente de quatre à cinq centimètres de large, creusée dans la longueur de la section du tronc. Le sculpteur travaille dans un enclos bien protégé à l’écart du village. On dit d’ailleurs qu’il se transforme en fourmi pour entrer à l’intérieur du tambour. Il a le droit de fusiller à bout portant tout visiteur qui ne se serait pas annoncé. Jukunta était le seul à savoir fabriquer de tels tambours à cent kilomètres à la ronde et il avait fourni en tambours à lèvres la plupart des villages de la région. Ces tambours ne sont utilisés qu’à des fins rituelles : funérailles, intronisations, luttes, initiations. On peut les entendre de façon extrêmement distincte à une distance de plus de quinze kilomètres. Ces dernières années, un kagut était payé soit par un bœuf, soit par une somme de 100 000 à 180 000 F. CFA (plus de 4 à 6 fois le salaire d’un enseignant guinéen). Un jour où je le trouvai seul sous sa véranda et un peu plus prolixe qu’à l’ordinaire, Jukunta m’a résumé les grands épisodes de sa vie dans les termes suivants : Ce n’est pas mon père qui m’a appris à sculpter, mais le frère de mon grand-père, dont je porte le nom, sculptait les tambours à lèvres. Moi j’ai vu cela en rêve, je me suis vu sculpter. Ce rêve est revenu souvent. Entre-temps, un de mes parents était mort, et lors de son interrogatoire, le brancard s’était dirigé vers le responsable de Akuy (bákiin de l’initiation masculine). Je suis allé sacrifier là-bas. On m’a alors dit qu’il fallait sculpter. J’ai commencé. Et je suis tombé malade. J’avais très mal aux côtes. On m’a dit que c’était Ekobey (autre bákiin lié à l’initiation). Je suis allé à Ekobey. Là on m’a dit : « C’est Ekobey qui t’a fait renaître, et toi tu vas sacrifier à Akuy ! ». J’ai sacrifié un bœuf et j’ai guéri. J’ai parlé à mon grand-frère de mes rêves et il m’a dit d’attendre. Mais comme je rêvais à nouveau, j’ai recommencé à sculpter. Mon grand frère devait lui aussi faire un gros sacrifice à Akuy, mais il ne le faisait pas. J’ai sculpté un tambour pour le village de ejaten, ils m’ont payé avec un bœuf et avec ce bœuf, j’ai fait le sacrifice pour mon frère. Mais celui-ci était sorcier. Il était mauvais. C’est moi qui l’ai tué. Là, sur la route. Il était mauvais. Quand j’ai fait le ulãg du bákiin Katafaku, mon frère

. Tournée sacrificielle pour acquérir un bákiin (nous y reviendrons au chap. v). . Bákiin qui traite des chutes d’arbre et de la mortalité infantile.

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Chapitre ii m’a suivi et il l’a fait aussi. Quand j’ai été pris par le bákiin du grand ulãgaw, lui qui l’avait déjà fait, m’a accusé de vouloir le suivre. Quand je suis allé là-bas pour le rite, il a dit que je faisais ça pour le suivre. Moi j’ai dit : « Si c’est pour cela, que le bákiin me tue ! Si ce n’est pas pour cela, si effectivement c’est moi qui ai été pris par le bákiin, qu’il (mon frère) meure avant que je fasse le grand ulãg ! » Les gens ont dit : « Non, non, non, il ne faut pas dire ça… » Mais là, comme mon frère me fatiguait trop, j’ai appelé un féticheur pour le prendre : celui-ci l’a bien attrapé (J. fait le geste de saisir par les poignets). Avec ses amis féticheurs, ils ont creusé un trou et l’ont jeté dedans. C’est moi qui suis venu le piquer avec mon harpon. Je l’ai piqué, piqué et je l’ai découpé en morceaux. Mon grand frère est mort trois jours après… Certains disent que je me transforme pour entrer dans le tronc d’arbre, mais ce n’est pas vrai, je prends un outil qui ressemble au harpon d’un féticheur, mais en plus grand. Je le fais en deux semaines. Mais quand je sculpte, c’est interdit de voir. Après, je me suis marié, j’ai voulu arrêter, mais je suis encore tombé malade : les doigts. Le bákiin m’a dit de reprendre. Mais j’ai attendu. Ma femme n’avait toujours pas d’enfant. Le bákiin m’a encore dit de reprendre. J’ai repris, et j’ai eu des enfants. Mais avant de sculpter, j’ai fait des sacrifices à tous les ukiin du village. Comme je gagne quelque chose de plus avec les tambours, les gens du village ne m’aiment pas. J’ai même dû tuer un autre gars dans les mêmes conditions. Et pourtant, comme j’ai plus que les autres par mon travail, j’ai donné un bœuf pour le Kátit (bákiin ouvert à tous les hommes et femmes du village), un bœuf pour le quartier, encore un autre pour Ekobey. Au Karaay des femmes, j’ai donné trente litres de vin de palme. J’ai encore donné un coq à Akuy, un coq à Ekobey, un coq au bákiin du roi… Tout ça pour rien ! Les Jóola sont mauvais.

Jukunta s’était tu brusquement, l’air épuisé. Il est mort quelques mois plus tard, au cours de l’année 1995. Je n’ai malheureusement pas pu savoir quelles avaient été les leçons de son interrogation. Avec beaucoup de discrétion et d’hésitations, son fils a repris l’activité de sculpteur, mais plus de dix ans après, personne n’a encore réinstallé l’autel de lignage qu’entretenait Jukunta. S’il est rare que les ravages provoqués par la rivalité, ici fatale, entre frères de même père, soient aussi crûment décrits, il s’agit bien là d’une réalité structurelle dans la société jamaat. Rivalités destructrices et déchirements hantent de si nombreuses histoires de vie qu’ils ne sauraient être considérés comme le seul fait d’une trajectoire individuelle particulièrement heurtée. En nous appuyant sur quelques repères sociologiques, nous tenterons d’abord d’esquisser les lignes de tension qui traversent les relations de parenté et, ce faisant, les différents rôles qu’un même individu est amené à y assumer. Nous verrons notamment comment la relation entre frères agnatiques s’oppose radicalement à celle qui unit le couple frère/sœur. Sur l’origine de ces tensions internes dont la teneur n’est révélée, par fragments, que lors de rares confidences, d’un jugement ou de l’interrogatoire d’un mort, les Kujamaat ne tiennent guère de discours. Pour approcher la manière dont les villageois pensent ces déchirures, il faudra tourner notre attention vers un complexe d’idées et de notions d’un autre ordre : celui des conceptions relatives aux différen-

. L’intronisation au « grand ulãgaw » suppose d’énormes dépenses en riz, gros bétail (il faut notamment nourrir tout le village pendant une semaine), vin de palme, etc. Les nouveaux intronisés en sortent totalement démunis pour quelques années. . « Le prendre », c’est-à-dire prendre cette composante de la personne que les Jóola appellent yaloor (cf. infra).

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La personne écartelée tes instances dont est faite une « personne », à leur devenir, leur dispersion, voire, à l’instar de Jukunta piquant et découpant son frère en morceaux, à leur possible manipulation. I. Ramifications et déchirements dans la parenté Chez les Jóola de la rive sud de la Casamance (et, peut-être, au nord), il paraît singulièrement difficile de raisonner en termes de clans. On peut trouver ça et là quelques traits permettant d’esquisser les contours d’unités sociales supra-lignagères qui se réfèrent à une origine commune, mais celle-ci est d’ordre géographique et non généalogique. Ces unités ne donnent lieu à aucune forme de mobilisation rituelle et leur existence ne constitue pas de système à l’intérieur duquel elles se différencieraient par des appellations, ou par référence à un récit de fondation. Il en est de même en pays jamaat : en l’absence de noms, d’interdits spécifiques ou de spécialisation qui leur seraient propres, aucune tradition historique ne permet de reconstituer des unités claniques. Les Kujamaat ignorent les patronymes : les jeunes qui sont aujourd’hui dotés d’un nom de famille l’ont adopté de façon souvent arbitraire en puisant dans le stock des patronymes des villages jóola sénégalais ou encore dans les noms portugais. Pour les plus âgés, l’opération de recensement national, au printemps 1994, m’avait donné l’occasion d’assister à quelques scènes rocambolesques d’adoption, sur le vif, d’un patronyme dans la file d’attente. Seuls les patronymes Jeeju, Sambu et Jaata sont liés à une spécialisation fonctionnelle : Jeeju désigne les lignages de forgerons (sans qu’ils soient fédérés au sein d’un même clan), Sambu (de Sãbun, « feu ») et Jaata désignent des lignages liés aux Jeeju dans les rituels relatifs à la forge. Mais Jeeju, Sambu, Jaata sont souvent utilisés comme prénoms et, comme tels, ne renvoient nullement à cette implication. Quoi qu’il en soit, au vu des aléas qui président ici à l’affectation d’un patronyme et aux transformations dont il peut être l’objet, celui-ci lorsqu’il existe ne peut guère servir d’indicateur d’une quelconque appartenance clanique, voire même lignagère. 1. Tensions dans la filiation La métaphore la plus couramment employée par les Kujamaat pour parler de parenté (ebajoorum, « le fait de se mettre au monde ») est celle d’une plante rampante, telle le calebassier ou le volubilis (ipoma asarifolia), qui s’agrippe au sol et s’étend dans toutes les directions. Si cette métaphore ne leur est pas particulière, elle réfère ici, pour l’essentiel, aux remariages successifs des femmes. « La femme est une feuille sur l’océan », « la femme, c’est le kapok », « la femme est la liane à calebasse », autant de proverbes qui font allusion à cette mobilité matrimoniale et aux ramifications de la parenté utérine (iilaw anoraw, « sein/un seul »). Dans les théories de la conception, l’enfant est censé prendre son sang et ses forces aussi bien du côté de son père que de sa mère, de manière indéterminée : « S’il a les forces de sa maman, c’est qu’il a eu plus de sang d’elle. S’il a celles de son papa, c’est qu’il a reçu plus de sang de lui. Au moment où il est venu pour naître, quand les sangs se sont mélangés, c’est l’un ou l’autre qui l’a emporté ». Le rôle respectif des géniteurs est par ailleurs décrit de manière tout aussi lapidaire que péremptoire :

. Cf. N. diatta, Proverbes jóola, op. cit., p. 185-189.

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Chapitre ii aníinaw abaj añíilaw, kabaj-baj, abè anaaraw abami (abajomi) añíilaw (homme/le/a/ enfant/le/mais/femme/la/elle a eu/enfant/le) : « L’homme a l’enfant, il l’a, mais c’est la femme qui met au monde (qui a eu) l’enfant ». C’est encore de manière aléatoire que se transmet, par le père et par la mère, cette part essentielle du moi qu’est le double animal avec lequel chacun a un rapport privilégié. Nous y reviendrons. Paradoxalement, dans ce système à prédominance patrilinéaire, lorsque l’on parle à bâtons rompus de parenté, c’est toujours la parenté utérine qui est mise en avant. La figure du neveu utérin (asãmpul) ou celle de la « fille mariée ailleurs » (aríimaan) est bien plus fréquemment évoquée que celle du fils, du frère, ou de l’épouse. Variante que l’on pourrait dire affaiblie des systèmes omaha, la terminologie jamaat résiste à développer les implications habituellement associées à ces systèmes, notamment celle qui, comme l’indiquait Françoise Héritier, rabaisse la sœur à une position de cadette ou de fille. Si ego appelle ãpaom (mon père) le frère de son père et le frère de sa mère, il distingue l’ensemble de ses parents maternels masculins, toutes générations confondues appelés simpaay, de l’ensemble des agnats masculins de la génération G+1, appelés kumpaay. Les règles de la terminologie omaha, et notamment la règle de projection oblique qui exprime l’équivalence formelle entre deux types de parents de générations différentes, fonctionnent ici au niveau collectif en ce qui concerne les agnats de la mère (akíila simpaayom : c’est l’un de mes parents utérins masculin) et ceux de la lignée de la tante paternelle, mais non au niveau individuel. Dans les termes d’adresse, les cousins croisés matrilatéraux et patrilatéraux s’appellent « frère » et « sœur », bien que les premiers soient collectivement désignés comme des simpaay et les autres comme des kusunpul (pl. de asãmpul, neveu utérin) ou des furíiman (sing : aríiman, ici nièce utérine). Si j’appelle « ãpaaom » le frère de ma mère, c’est que, me disait une femme, « comme ma mère m’a mise au monde, lui aussi m’a mise au monde ». À la génération G+1, seule la sœur du père est dûment distinguée par le terme d’adresse et de référence asupaapom. Pour tous ses agnats, elle est aríiman, fille du lignage mariée à l’extérieur, de même que sa fille et la fille de sa fille. Par ailleurs, la relation de germanité ne se dit qu’en fonction de l’identité ou de la différence de sexe entre le locuteur et le frère ou la sœur désigné : atí pour les germains de même sexe, frère parlant de son frère, ou sœur parlant de sa sœur ; alíin, pour des germains de sexe différent, frère parlant de sa sœur ou sœur parlant de son frère. Ces termes qui mettent en avant l’identique et le différent, restent, dans la différence, symétriques. Pour les Jóola, le sexe de l’enfant est considéré comme le résultat aléatoire de la course entreprise par les kuwúa, composantes de défunt(e)s à renaître, pour entrer dans le sein de sa mère. La terminologie n’établit pas de distinction en fonction de l’âge relatif dans la relation de germanité. S’il est besoin, on précise : uma arerom, « celui/celle-ci m’a

. Cette affirmation oppose ici baj, ‘‘avoir’’ et bam, ‘‘mettre au monde’’. Kabaj-baj est un verbe d’insistance, marquée par la réduplication du radical. Dans le syntagme abajom mi, mi subordonne le verbe mais en mettant en relief le sujet antérieurement placé (c’est elle qui). . F. héritier, L’exercice de la parenté, Paris, Gallimard, 1981. . Un tableau d’ensemble des termes de parenté est donné en annexe. .Terme « de sexe relatif » que C. barraud considère comme un « fait sociologique tout à fait remarquable » (« La distinction de sexe dans les sociétés. Un point de vue relationnel », Esprit 213 (mars 2001), L’un et l’autre sexe, p. 105‑129).

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La personne écartelée donné (le sein) », inje irarol, « je lui ai donné » ou bien atíiom (alíinom) iñetaw ande irahemi, « frère (sœur) j’ai têté et donné ».

Les termes de référence

Il est rare qu’en parlant de filiation les informateurs n’évoquent pas spontanément la notion de buyuunen, « franchir quelque chose », qu’ils associent aussitôt à ce terme récurrent dans les chants funéraires : jitangool, « ceux qui ont été dispersés ». Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, briser les chaînes de filiation à l’intérieur desquelles se transmettaient les rizières des vaincus, tel a été l’un des principaux effets des guerres villageoises. Les adoptions forcées n’ont pas effacé le souvenir des origines de chacun, mais la confiscation des autels des terres, la dispersion des membres des segments de lignage des villages vaincus, deux à trois générations plus tard, brouille souvent les reconstitutions généalogiques.

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Chapitre ii Les membres d’un patrilignage ou d’un segment de patrilignage « autochtone » sont eux-mêmes fréquemment dispersés entre plusieurs unités de cohabitation, du type ãk, voire entre plusieurs quartiers. Ce qui les unit, c’est l’appropriation collective d’un certain nombre de rizières ainsi que l’entretien des autels qui se transmettent dans le lignage, notamment l’autel des terres, utíilaw ata etaamay. Cet autel est confié au doyen du patri-groupe et se transmet par voie collatérale. À chaque utíil correspond en principe un segment de patrilignage, appelé eleken (parcelle de rizière). Cette unité de base n’a pas de grande profondeur généalogique (rarement plus de deux générations à partir des membres vivants les plus âgés), les déplacements volontaires ou forcés entre villages des membres d’un même patrilignage ayant entraîné scissions et recompositions. Le utíil peut être partagé (gigitoor) lorsque les membres du patrilignage se dispersent. L’autel des terres est de fait beaucoup plus lié à un espace géographique et symbolique, celui des rizières, qu’à un groupe de descendance généalogique. Il peut incorporer et assimiler des étrangers au lignage, qu’ils soient venus volontairement ou par force. Partager le même lot de rizières, sacrifier au même utíilaw, que l’on habite ou non ensemble, c’est ce qui fait la réalité de ce qu’il conviendrait plutôt d’appeler « patri-groupe » : Il arrive que des gens viennent d’un autre village pour s’installer avec d’autres dans le même ãk. Ce sont des gens qui par exemple viennent de loin, Epoc, Erame, ils ne peuvent pas repartir cultiver là-bas. Ils arrivent ici, ils ont leur tuteur. Leur tuteur ne les considère pas comme des étrangers, mais comme membres de la famille à part entière. Ils se partagent les rizières. Ils ont alors le même utíilaw. Tout ce que leur tuteur a, c’est pour eux tous. Il les considère alors comme fils ou frères. Ils intègrent la famille. Demain, personne ne pourra leur dire : « ces rizières là sont pour moi, etc. ».

À l’intérieur de cet espace social eleken, on distingue une autre unité, désignée par le nom du grand canari, où sont entreposés les pagnes tissés, de très grande taille, destinés aux funérailles : urumáw, dit aussi ururáw. Ce canari hermétiquement fermé est caché dans le grenier de riz d’un aîné10. Mais à la différence de l’autel des terres, il peut exister plusieurs de ces canaris par patri-groupe. Lorsque celui qui en a la garde meurt en laissant des enfants non mariés, le canari sera confié à celui qui prend les enfants en charge, sinon à celui de ses germains avec lequel il est le plus proche. S’il n’y a aucun homme qui soit en position de le reprendre, on le confiera à une agnate aríiman. Dans la vie quotidienne, urumáw désigne souvent un petit groupe d’agnats qui ont l’habitude d’aller récolter du vin de palme ensemble ou de s’entraider systématiquement dans la culture des rizières. Le spectacle des autels des terres, autrefois adossés au mur de la véranda de leur détenteur défunt et qui, une fois que la maison a été détruite, se retrouvent isolés en plein air, au milieu d’un champ de ruines, puis d’un jardin de manioc sans que personne n’ose encore les transférer, offre une image troublante de la réalité du patrigroupe. Ses membres ne sont liés ni par l’autorité d’un patriarche, ni par la co-résidence, ni par la coopération ou la consommation, mais par l’usufruit d’un territoire commun lui-même dispersé dans l’espace. C’est ce lien à l’autel des terres que les villages vainqueurs, lors des anciennes guerres, prenaient soin de couper, en intégrant

10. Sur l’ouverture du canari, on ajuste le fond d’un autre canari cassé et on colmate les deux parties avec de l’argile.

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La personne écartelée terres et autels dans des patri-groupes différents de ceux qui recueillaient les vaincus, et leur confiaient de nouvelles terres. Mais cette coupure continue à hanter les descendants de ces derniers, lesquels, par la quête de leurs doubles « cachés », tentent, nous le verrons plus loin, de reconstituer les chaînes de filiation brisées.

Un autel des terres en plein champ après la destruction de la maison de son détenteur (Esana, 2007).

Le patri-groupe eleken constitue un espace social placé sous le signe d’un échange de droits et de devoirs. Il est marqué par des concurrences internes récurrentes entre parents agnatiques proches, et tout particulièrement entre frères de même père. De manière générale, tout porte à penser que ces cercles de « l’entre-soi » que sont tour à tour les unités de parents ou de co-résidents, sont le lieu de rivalités d’autant plus lourdes et destructrices qu’elles n’ont d’autre mode d’expression légitime que l’interrogatoire rituel de l’un des protagonistes après sa mort (nous en reparlerons au chapitre suivant). « Ton frère de même père est ton sorcier personnel » disent fréquemment les Jóola. Cette tension entre frères agnatiques (tín, de même père, ou tew, de mêmes père et mère), les Jóola la réfèrent directement aux modalités de transmission des terres : en effet, dès lors qu’intervient un évènement familial (décès d’un père, mariage

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Chapitre ii d’un fils), toutes les parcelles et champs appartenant aux membres vivants du lignage sont remis en commun et redistribués à chacun par le chef de famille le plus âgé. Lorsqu’un jeune homme est prêt à se marier (à savoir qu’il a bien engagé la construction de sa maison), le doyen du patri-groupe réunit tous les agnats mâles, et appelle un neveu utérin pour sacrifier au utíil. Ils partent dans les champs procéder à une nouvelle répartition. Celle-ci se fait par ordre d’âge, jusqu’au dernier. Qu’il se voie attribuer de grandes ou de petites parcelles, personne n’a rien à dire : « Si un vieux n’aime pas tel ou tel de ses petits-fils, il peut le léser en lui donnant une parcelle alors qu’il en donne deux à un autre. Mais tu dois te maîtriser et te taire. Dire quelque chose, c’est ñíiñi. » Il est aussi possible qu’un jeune marié soit doté de parcelles plus conséquentes s’il prend en charge l’un de ses cadets qui cultivera avec lui. À la suite de Francis Snyder11 qui examinait en détail le cas des Jóola Bandial, la plupart des chercheurs ayant travaillé dans d’autres groupes jóola se sont trouvés confrontés à la complexité des règles qui régissent la transmission des terres et notamment de celles qu’un patrilignage confie à ses agnates, mais qu’il récupère deux ou trois générations plus tard. Nous avions signalé dans l’avant-propos (note 17) le cas des habitants du Mof Evvi chez lesquels il faut encore distinguer ces rizières confiées provisoirement à une agnate et à sa descendance, de la parcelle dite gamoen qui est confiée à une femme au moment de son mariage, mais que le groupe marital est censé remettre à la disposition des « donneurs » à la mort du fils de cette femme. Comme il est extrêmement rare que les maternels réclament cette parcelle12, elle finit par être intégrée et transmise dans le patri-groupe marital. À la question de l’héritage de terres par les femmes, Marc Schloss consacrait de son côté de longues pages, sans pour autant donner d’autre interprétation que celle fournie par les Ehing, à savoir que « les femmes nourrissent leurs enfants et leur mari pendant la moitié de l’année ». Pour lui, les droits des femmes à la terre sont fondés sur leur contribution à la production du riz, des enfants, et au nourrissage de ces derniers. Reconnaissant que le même travail, dans d’autres sociétés africaines ne donnait aucun droit similaire aux femmes, il en concluait que les droits à la terre sont définis par des notions de genre, autant et peut-être davantage, que des notions de filiation13. Si, contrairement à ce qui se pratique dans d’autres groupes jóola, une femme jamaat ne peut hériter de rizières profondes, il est par contre fréquent que son père, outre des bœufs, lui donne des parcelles de type butat, pour cultiver le riz de montagne. Elle pourra les transmettre à ses propres enfants ou petits-enfants. Mais, après trois générations, son patrilignage d’origine a le droit de récupérer les terres pour les confier à une autre fille du lignage sur le point de se marier. Au-delà la question de l’héritage de terres par les femmes, la répartition et la transmission des droits d’usage sur les rizières est beaucoup plus complexe que ce que la seule règle associant un patri-groupe à un lot de terres laisserait supposer. En effet,

11. F. snyder, « L’évolution du droit foncier Diola de Basse-Casamance (rép. du Sénégal) : étude d’anthropologie juridique des rapports entre les hommes et les terres chez les Diola Bandial », Paris, université Paris I-Sorbonne (thèse de doctorat), 1973. 12. Une telle requête, référant à des faits parfois fort anciens, mettrait en mouvement un circuit dans lequel tous les créditeurs exigeraient à leur tour leur créance. Comme le note p. palmeri (op. cit., 1995, p. 312), « lorsque quelqu’un se risque à exiger son gamoen, le Mof Evvì dans son entier est parcouru d’une agitation qui implique tout le monde dans des discussions et des disputes sans fin ». 13. M. r. schloss, The Hatchet’s Blood, op. cit., p. 144.

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La personne écartelée les rizières réellement cultivées n’appartiennent pas forcément à l’ensemble eleken auquel on est affilié. Certaines ont pu être prêtées par des individus ou des familles qui ne pouvaient les cultiver, d’autres ont été gagées en échange d’un bœuf, enfin il en est qui ont été confiées par des parents maternels à titre définitif ou provisoire. De plus, il arrive qu’à la mort du chef de famille gestionnaire de l’ensemble des rizières, celui qui est amené à lui succéder (collatéral ou fils aîné) ait émigré en ville ou dans un autre village. Son représentant se retrouve confronté à un véritable casse-tête dont la solution, toujours provisoire, exige d’interminables concertations14. En cas d’extinction du segment agnatique, un neveu utérin peut venir habiter chez ses oncles maternels, reprendre leur utíil et leurs rizières qu’il transmettra à ses enfants. Il est par ailleurs fréquent qu’un fils, après s’être disputé avec ses frères de même père, vienne habiter dans le ãk natal de sa mère et qu’on lui confie des rizières ; cependant, il reste toujours rattaché au utíil de son père. On peut aussi appeler un neveu utérin lorsque tous les agnats adultes ont disparu, ne laissant dans la maison que des enfants. Le neveu reprend rizières et utíil, mais tôt ou tard, la patrifiliation reprendra ses droits et ses contraintes. En témoigne par exemple le cas de ce père de famille installé chez un grand-oncle maternel, où il cultivait les rizières qui, à l’époque, avaient été confiées à son propre grand-père. Cet homme avait déjà perdu deux enfants déjà grands, avant que l’interrogatoire de sa troisième fillette, décédée à son tour, n’exhume le problème : le dit grand-père avait eu tort de ne pas renvoyer son fils (le père de l’infortuné) cultiver dans son propre patri-groupe une fois que les enfants de l’oncle maternel avaient grandi. Dans ce cas, il n’était pas question de pression foncière (les surfaces étaient largement suffisantes pour tous les descendants présents), mais de qualité relative des terres et l’on peut se demander si l’interprétation des décès infantiles, quatre générations plus tard, ne portait pas plutôt la marque de la jalousie des agnats que de l’exaspération des utérins. Mise à mal par des déplacements forcés ou sujette à aménagements par absorption, la filiation agnatique reprend paradoxalement tous ses droits dans d’autres circonstances, lorsqu’il s’agit de paternité biologique : ainsi l’enfant né hors mariage et élevé chez les parents ou le mari de sa mère dépendra du utíil de son géniteur. Au moment de se marier, c’est là-bas qu’il retournera pour obtenir ses parcelles. Si son père biologique refuse de le reconnaître, ses maternels lui confieront quelques parcelles, mais pas à part égale d’avec ses demi-frères. Un jour  – parfois deux à trois générations après –  le lignage du père sera poussé à le réintégrer, lui ou sa descendance mâle, dans son utíil. Des décès d’enfants non expliqués, ou la stérilité d’une fille, sont souvent imputés à de telles occurrences. Comme dans la plupart des sociétés patrilinéaires qui interdisent le mariage avec la cousine croisée, le neveu utérin jamaat est un chapardeur rituel dans la maison de son oncle (« c’est là où on peut voler des poulets »). Sa liberté de parole y est bien plus grande que celle des agnats de sa génération, mais ses prérogatives n’atteignent pas la dimension extravagante et transgressive souvent décrite dans d’autres sociétés africaines. Dans la littérature ethnologique, le comportement du neveu a souvent été mis en rapport avec les modalités de l’échange matrimonial, soit qu’il revendique des biens

14. françoise ki-zerbo (Les sources du droit chez les Diola du Sénégal, Paris, Karthala, 1997, p. 123‑135) livre une série d’exemples, recueillis dans la proche région du Huluf, de ces cas de « cogestion » ou de « multigestion ».

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Chapitre ii que son oncle aurait acquis grâce au mariage de sa mère (dans des sociétés où la dot est particulièrement importante), soit qu’il conteste l’alliance scellée à la génération précédente parce qu’elle lui interdit désormais de trouver une épouse à portée de main, soit encore, comme chez les Dogon, qu’il soit hanté par la nostalgie d’une union incestueuse avec sa jumelle perdue dont un mariage avec sa cousine croisée matrilatérale serait le meilleur substitut15. Relativement à ces analyses, il est difficile de statuer sur la véritable teneur de la relation avunculaire jamaat : Quand tu as un problème, tu vas chez ton oncle maternel, même si c’est chez ses petits-fils, tu es toujours neveu ou nièce. Tu peux prendre un poulet et personne ne dira rien. Tu es asãmpul de la famille de ta maman. La nièce comme le neveu peut prendre des poulets dans la concession. Personne ne lui dira : « Laisse, il ne faut pas prendre ! » Parce que si tu le dis, le jour où tu vas mourir, personne ne viendra pour te porter, te laver, personne ne s’occupera de toi.

Le rôle essentiel du neveu est celui d’arbitre et d’acteur dans les principaux rites exécutés dans le patrilignage de sa mère. S’il y a décès, ce sont les neveux (ou nièces selon le sexe du défunt) qui s’occupent du corps, le sortent de la maison pour le laver, le préparer, l’installer sur un matelas de feuilles de bananier posé sur une ancienne porte en bois (epenjeney). Si le corps gonfle, ils le déplacent pour rajouter des feuilles fraîches sur la couche. Ils veillent toute la nuit, avant de commencer l’érection de l’estrade funéraire sur la place du ukul. Ce sont eux (elles) qui viendront attacher le cadavre en position assise sur l’estrade, puis, en fin d’après-midi, descendront le corps et démoliront l’estrade. C’est pourquoi les Kujamaat se plaisent à dire « asãmpulew est ñíiñi (le neveu est objet d’interdit), il ne faut jamais se fâcher avec lui ». Le cas échéant c’est à lui, « le porteur de choses avariées »16, que revient la tâche de dégager une place parmi les anciens cadavres dans le tombeau familial, à condition qu’il ait également la qualité d’atol (fossoyeur), initié au bákiin du cimetière. Que le neveu puisse impunément voler nourriture et poulets chez son oncle ne pose guère problème. Ces privilèges sont au demeurant relativement limités au regard des services rituels qui lui incombent lors des funérailles et lors de la transmission de l’autel utíil. Sans pour autant être les véritables ordonnateurs du rite, c’est encore aux neveux qu’il revient d’officier lors de la levée de deuil. À la différence de ce qui se passe dans d’autres groupes jóola, la levée de deuil intervient dans un laps de temps assez court après le décès : six semaines jóola. Cette période porte d’ailleurs le nom des actrices qui occupent à ce moment le devant de la scène funéraire : les sœurs et filles du patri-groupe mariées, uríimenaw (autre forme de pluriel de aríiman). À la mort de l’un de leurs agnats, sœurs et tantes viennent s’installer dans la maison du

15. Dans son article « La dette sacrée de l’oncle maternel » (Systèmes de Signes, Paris, Hermann, 1978, p. 272‑298), l. de heusch, réexaminant les matériaux Thonga, Dan, Tetela, et Dogon, développait la thèse que la singularité de comportement du neveu utérin aurait son origine dans l’impossible synthèse entre la forme simple de l’échange généralisé (mariage avec la cousine croisée), idéalisée mais interdite, et les formes complexes en vigueur dans les sociétés en question. Dans le cas dogon, il avançait l’idée que le désir de compensation de la jumelle perdue passerait désormais par « le désir de la mère », ce qu’avaient contesté A. Adler et M. Cartry (1971). 16. Cf. le dicton felup : asánful, jigalo makuuñe ! (« Le neveu utérin, le porteur de choses avariées ! »), recueilli par N. diatta, Proverbes jóola, op. cit., p. 287.

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La personne écartelée défunt où elles passent la nuit et une partie de la journée. Les tantes maternelles du mort les rejoignent. Pendant la première semaine, aucune d’elles ne part aux champs. À la fin de la deuxième semaine, les cousines plus éloignées sont libérées, les autres passent une partie de la journée et la nuit dans la maison pendant six semaines. Si le défunt était un enfant, les furíimen sont nourries par le père de ce dernier. S’il s’agit d’un homme marié, ce sont elles qui ont la tâche de « descendre » peu à peu le riz du grenier du défunt, de le piler et de le préparer. Ce riz leur est exclusivement réservé17. Le dernier íyéy (6e jour de la semaine), les agnat(e)s de la maison convoquent les neveux utérins. Tous viennent s’asseoir en cercle dans la cour arrière. Le choix de celui qui va « prendre la maison » relève des furíimen. Ce dont il est question ici ne concerne ni l’épouse, ni les terres, mais les quelques objets personnels du défunt qui lui étaient tout particulièrement liés : son arc et ses flèches, son coupe-coupe, sa lancette enkanum pour récolter le vin de palme. Ces objets sont en général confiés à l’un de ses germains ; seul l’outil de labour, le kajendu, est donné à l’aîné des fils. C’est encore une aríiman, désignée par les autres, qui organise la distribution du riz restant, d’abord à chacune des sœurs et tantes agnatiques, puis à l’épouse et aux enfants. Cependant, que l’épouse reste dans la famille ou parte se remarier ailleurs, elle devra réserver sur sa part un petit panier de riz paddy que chaque agnat mélangera à ses propres provisions. Lorsqu’il s’agit d’une défunte, le veuf donne du riz aux sœurs de sa femme, mais en moindre quantité s’il a des enfants. Une fois réglé le partage, un asãmpul se lève et vient verser du vin de palme sur le linteau (ejonciey) de la porte arrière. Il délie les deuilleur(se)s de leur état en venant devant chacun(e) d’entre eux pratiquer un geste que l’on appelle kepúuleen (que nous bornerons ici à qualifier de geste de déliaison) : il fait glisser ses deux mains de part et d’autre de chaque deuilleur(se) assis à terre, de la tête aux pieds, leur lance un peu de sable, et leur recrache du vin sur différents segments du corps. Enfin, et nous aurons l’occasion d’y revenir, si le défunt en était détenteur, c’est au neveu utérin que l’on confie l’autel utíil en attendant son transfert chez un autre agnat. De leur côté, les oncles et tantes maternels sont aussi tenus de contribuer aux prescriptions rituelles et sacrificielles liées au cycle de vie des enfants de leurs sœurs. Si son neveu s’est montré particulièrement valeureux aux luttes, un oncle peut organiser une fête en son honneur, tuer un porc et offrir du vin pour ses camarades d’âge. Lors d’un décès, c’est une tante ou une cousine maternelle qui prend place sur l’estrade à côté du mort afin de l’éventer. En remerciement, elle reçoit l’un des pagnes qui ont été offerts pour le décès. Mais il arrive aussi que la relation de prédation matérielle oncles/neveux s’inverse et que les premiers jouent le rôle des seconds lorsqu’ils sont tenus de fournir en urgence des animaux sacrificiels pour un rite concernant leur quartier (le cas le plus courant étant la prise, par force, d’un responsable de bákiin dans leur lignage) : ce sont alors les oncles qui investissent les maisons de leurs neveux pour attraper des poulets. Ces échanges de services rituels et de droits sur la volaille ne laissent guère place à l’agressivité ou la provocation. Que le neveu ait un pouvoir d’arbitrage dans tous les conflits internes à la maison de son oncle explique qu’on puisse le craindre. Il est en revanche assuré de trouver auprès de ses maternels assistance et protection si besoin est. Généralement plus pacifiques et bienveillantes

17. Que la veuve ne puisse « descendre » le riz du grenier se comprend au regard d’interdits, que nous examinerons dans un chapitre ultérieur : assimilée en ces temps à une femme en règles, elle est soumise aux mêmes interdits, dont l’interdit de « monter en haut ».

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Chapitre ii que les relations entre agnats, les relations entre cousins croisés peuvent aussi être le champ de graves conflits, tel celui que nous relaterons plus loin. Nés de problèmes liés à l’usufruit des terres (droit d’exploitation des rizières ou des palmeraies des oncles maternels), ces conflits témoignent de tensions récurrentes entre patri- et matri-filiation. Dans la gestion des problèmes du patri-groupe, les furíimen jouent un rôle fondamental. Sans doute a-t-on souvent porté plus d’attention au comportement singulier du neveu utérin qu’au rôle et au statut de sa mère dans la maison où elle est agnate. Tous les observateurs des sociétés jóola ont cependant été frappés par la tonalité des relations frères/sœurs, faite de confiance et d’assistance mutuelle ainsi que par l’importance du rôle joué par les sœurs dans la maison de leurs frères18. Elles interviennent dans leurs démêlés conjugaux, elles révèlent les cas de sorcellerie qui menacent leur groupe agnatique, elles décident des modalités de la succession d’un homme marié. Elles organisent le partage le riz restant dans ses greniers. Elles peuvent aussi se voir confier le canari de pagnes funéraires urumáw dont nous parlions plus haut, ou encore, comme nous le verrons plus bas, « l’autel des doubles animaux » particulier à leur patri-groupe. À plus d’un titre, on peut considérer l’aríiman comme la véritable garante de l’unité du patri-groupe. Ce dernier, toujours mis à mal par les rivalités entre frères, ne « tient » souvent que grâce à leurs sœurs. À l’inverse, celles-ci comptent toujours sur eux en cas de besoin. Dans les chants funéraires, le thème des sœurs que la mort d’un frère laisse à l’abandon revient fréquemment : Bawulobañ kulíino jikaol, eñab elufey elohè, bujalabu ooe Bawulobañ, ses sœurs l’ont crié, éléphant, la maison est tombée, avec son champ ooo eketeyo ebujoli Kapilik ebujo huyo oo woo jikobèn nabe balíiney La mort nous a tué Kapilik elle l’a tué en saison des pluies vous attendez, il a laissé ses sœurs Ekundugen Ahañíil oooe nasange ahooo kulíinol kukahomol, ebaho Ekundugen, Ahañil a disparu ses sœurs pleurent, c’est la fin Ulisebe oo anakete Kulíinol jikawol Woo o, esaamay Kulíinol kuñesol, nanèpe Ulisebe est mort, Ses sœurs pleurent Panthère ! ses sœurs l’ont cherché, il a disparu

18. Dans un article consacré au statut des femmes comme épouses et comme agnates : « Kuseek and Kuriimen : Wives and kinswomen in Jola society », Canadian Journal of African Studies 22 (1988), 3, p. 472‑490, O. linares rapporte cette expression couramment employée par les Jóola esulelu : « un homme qui n’a pas de sœur va boire l’eau des flaques ».

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La personne écartelée Erabe, nakete o abètuli Kulíinol kukawol, buhirá Erabe est mort, Il les a laissées, Ses sœurs pleurent, c’est le malheur, etc.

Comment interpréter ce retour dans la maison paternelle des « filles mariées ailleurs » ? Pourquoi sont-elles les seules habilitées à pénétrer le grenier de leur frère et les premières à manger le riz du mort ? On comprend que le conjoint survivant soit écarté du grenier du défunt : la métaphore alimentaire associant directement consommation de nourriture et sexualité est partagée par tous les Jóola qui disent que si le veuf ou la veuve, pendant cette période de deuil, mangeait du riz de leur conjoint, ce serait comme s’il(elle) le « mangeait deux fois »19. Mais cela ne nous dit rien des raisons pour lesquelles ce sont les sœurs et non les frères qui « descendent » et consomment ce riz. Nous rappelions plus haut que les femmes kujamaat ne peuvent hériter de rizières profondes et que l’égalitarisme et la réversibilité de la relation frère/sœur, par ailleurs si souvent affirmée, se heurtait aux règles de la transmission. Est-ce cette faille, cette dette implicite envers les filles du lignage, que rappelle le rite uríimenaw ? Par ce simulacre de pillage post-mortem, les agnates viendraient-elles réclamer des droits dont le mariage les a privées ou laisseraient-elles surgir la nostalgie d’un monde sans maris et sans belles-sœurs, où frères et sœurs resteraient unis jusqu’à leur mort ? On se souvient des réticences initiales de la première femme du petit mythe relatif à l’origine de la maison, à cohabiter avec cette « autre personne » appelée à devenir son mari. Mais de frère, il n’était pas encore question. 2. Une distance teintée d’hostilité : les relations d’affinité Tous les affins, sans distinction de sexe ou de génération, sont désignés comme kulol (sing. : alol). De manière générale, les relations avec les deux groupes d’affins (parents du conjoint et parents du conjoint d’un sibling) sont distantes, polies et potentiellement hostiles20. Du côté féminin, cette méfiance s’exprime entre autres par l’habitude qu’ont les femmes, lorsqu’elles partent en voyage, de confier leurs jeunes enfants à leur propre mère plutôt qu’à une quelconque parente de leur mari. La première mesure prise par celle qui perd ses enfants coup sur coup est de fuir cette maison maritale. Pour les hommes, la méfiance se lit dans le respect distant d’un mari de sœur vis-à-vis du frère de celle-ci, et à l’inverse, par l’affiche d’une certaine indifférence du frère vis-à-vis du mari de sa sœur. C’est au nom de cette réserve teintée d’hostilité entre affins que les Kujamaat expliquent leur aversion pour le mariage entre cousins croisés, lequel compromettrait la qualité des relations avec les neveux utérins.

19. Cet interdit s’applique également à toute nourriture carnée provenant des animaux mis à mort à l’occasion du décès. 20. Ce qui concorde avec les observations de O. linares (« Kuseek and Kuriimen », op. cit., p. 476) : « Rather than creating ties of alliance, marriage usually separates affines from cognates ».

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Chapitre ii Pour mieux en préciser le cadre, nous évoquerons à grands traits les structures de l’alliance, avant de donner un aperçu de la mise en place progressive des conditions de la conjugalité à travers les rituels du mariage. De type semi-complexe, le système d’alliance interdit le mariage dans le patrilignage des père et mère d’ego et dans les lignées de ses grand-mères paternelle et maternelle. La prohibition du mariage entre cousins croisés, s’étend aussi aux cousins croisés classificatoires (pour ego masculin par exemple : cousine croisée d’un frère de mère différente ou sœur, de mère différente, d’une cousine croisée patrilatérale). Un mariage contracté à l’extérieur entre de tels cousins ignorant leur véritable lien de parenté serait immédiatement rompu s’ils revenaient au village. La distinction que font les Kujamaat entre tew (même père, même mère) et tin (même père) est celle qu’utilisent les informateurs pour décrire les possibilités d’union entre enfants issus de cousins croisés : ceux-ci peuvent se marier, du côté paternel si les grand-parents des conjoints ne sont pas de même père (tin) et, de manière moins restrictive, du côté maternel, si les grands-parents ne sont pas de mêmes père et mère (tew) (cf. schéma en annexe). On dit dans ces cas que la « parenté a vieilli » (ebajoorumey ehallène eban). Notons que c’est à ce même échelon générationnel que les terres léguées à une femme doivent retourner à son patrilignage et que, dans la terminologie, les descendants du fils de la tante paternelle passent de la position de asãmpul à celle de asalíinken, petit fils de sœur. Cependant les prohibitions liées à une ascendance commune sont souvent brouillées par l’intégration définitive d’individus extérieurs au patri-groupe eleken. Dans ce cas, les interdits liés à la consanguinité se cumulent à ceux liés au partage du même utíil pendant au moins deux générations, mais les premiers ne survivent guère à la disparition du plus âgé des « transplantés ». C’est au moment des luttes que, en séparant deux partenaires liés par une ascendance qu’ils ignorent, les aînés font connaître aux jeunes leurs relations de parenté réelle. Deux frères ne peuvent épouser deux sœurs, mais « l’échange immédiat de sœurs » (réelles ou classificatoires) est possible. Le terme d’« échange » ne doit cependant pas faire illusion. Compte tenu de la nature des prestations matrimoniales, uniquement composées de biens immédiatement consommés et de la totale autonomie du fiancé en la matière, la compensation matrimoniale donnée pour une sœur ne peut être utilisée pour obtenir une épouse à son frère. Dans la mesure où ces biens (vin de palme, poulets et porcs) sont à chaque fois anéantis, on ne peut parler d’une circulation de biens matrimoniaux entre deux lignages ou deux segments de lignage Si par ailleurs un homme ne peut avoir simultanément deux épouses nées dans le même patri-groupe, il peut néanmoins, en cas de divorce, épouser une sœur classificatoire de sa précédente épouse à condition que cette dernière soit déjà remariée ailleurs, et par là rendue définitivement étrangère à sa maison. Que les Kujamaat, par ailleurs si sourcilleux en matière de mise en contact sexuel direct ou indirect entre consanguins, acceptent ces unions, nous amène à nouveau à interroger le rapport entre co-résidence et parenté. Car aux interdits énoncés plus haut, il nous faut en ajouter un autre qui lui, n’a rien à voir avec la consanguinité ou toute autre forme de consubstantialité : celui qui s’applique aux co-habitants de lignages non apparentés au sein d’un même ãk. La communauté de résidence s’affirme ici comme équivalente à une communauté de sang. Cet interdit toutefois n’est valable qu’à la génération d’ego. Malgré l’extension des prohibitions matrimoniales, la plupart des mariages primaires s’effectuent dans une aire de proximité limitée à quelques villages voire, pour les plus importants, au village même. Pour Esana, cette aire correspond au terri112

La personne écartelée toire des Kajamutay, à l’exception des villages avec lesquels de durables inimitiés rendent ces mariages problématiques. Sur un échantillon, certes réduit (cent cinquante mariages recensés sur deux générations), il apparaît que les deux tiers des unions ont été réalisées à l’intérieur du village, les autres entre Esana et Katon, Bujin, Ejaten, Kasolol, Efok et les villages de l’ensemble Jihunk, Eosor, Elalab. Cette endogamie territoriale est facilitée, rappelons-le, par les faits d’adoption de gré ou de force d’un individu à un autre eleken que celui de son père. Les étapes du mariage L’âge au mariage est relativement tardif (20‑22 ans pour la fille, 25‑27 ans pour le garçon). Hormis pour rappeler les prohibitions matrimoniales, les parents n’interviennent guère dans le choix des conjoints, pas plus que dans la vie conjugale du jeune couple. Il est fréquent qu’un enfant, garçon ou fille, atteignant l’âge de 10‑12 ans, son père et sa mère commencent à lui constituer un grenier de riz à partir de la récolte d’une parcelle qu’ils lui ont affectée. Ce riz est destiné à grossir les provisions qui serviront lors la première année de son mariage. Si le mariage signe l’indépendance matérielle du fils vis-à-vis de son père, il marque aussi son entrée dans des relations beaucoup plus équivoques : celles qui le lient à cet ensemble élargi d’agnats qu’est le eleken, et dont il peut mesurer la nature au moment même où on lui alloue ses propres rizières. Pour une fille, le mariage signifie avant tout l’éloignement d’avec sa maison natale. Nous avancions dans l’avant-propos que la dette contractée par les « preneurs » de femmes vis-à-vis des « donneurs » ne pouvait pas vraiment nous livrer le modèle de l’obligation permanente éprouvée par tout Jamaat envers les multiples puissances du territoire. Les jeunes mariés ne s’en plaignent pas moins des efforts que leur a coûté l’installation de leur promise. Les étapes du mariage sont étroitement liées à celles de leur carrière de lutteur. Deux ou trois années avant d’entrer dans la catégorie des « grands lutteurs », chaque jeune entame les premières démarches auprès de la famille de la fille qu’il aime secrètement et qu’il a choisie comme future épouse. Il mandate l’un de ses aînés (oncle ou grand frère) pour aller présenter quelques gourdes de vin de palme chez le père de la fille : si la famille donne son accord, le messager et les parents partagent ce vin ensemble. Lorsqu’il atteint le premier grade des six dernières années qui anticipent la fin de cette carrière de lutteur, le garçon effectue un rite que l’on pourrait qualifier de « fiançailles », ejuloor (« s’entre-regarder », « se donner à voir »), lequel consiste en une sorte de présentation publique de la promise de chacun des garçons de cette classe. Un soir, les jeunes de la même classe d’âge se réunissent dans la maison de leur « tuteur », un homme du sous-quartier auquel ils ont coutume de se confier. Ils apportent chacun un coq, des poulets et du vin. Ce coq et ces poulets, ils sont allés les chercher dans les jours qui précèdent chez des maternels résidant dans un autre village : ils s’y sont présentés en pleine nuit, sans dire un mot, magnifiquement parés, porteurs d’une lance et accompagnés de deux garçonnets maquillés de kaolin chargés de porter la volaille. Le soir venu, à l’heure où tout le monde dort, ils partent donc par petits groupes réveiller leurs promises pour les amener chez leur tuteur. Chacune des filles doit assommer le coq de son promis en le frappant par terre. Puis toute la promotion raccompagne les filles en frappant des bâtons et en chantant. Ils s’arrêtent devant chaque maison et, tour à tour, appellent les gens : « Savez-vous qui est ma femme ? C’est telle, fille de tel et telle ! » La tournée de présentation ne prend 113

Chapitre ii fin qu’aux environs de 6 heures du matin. Les jeunes donnent les poules et les coqs à cuisiner à la femme de leur tuteur pour le repas de midi, qu’ils mangeront entre eux. Une fois dévoilée l’identité de leurs promises respectives, ils ne les fréquenteront guère jusqu’au moment du mariage. En attendant, chacun(e) de son côté ira s’amuser avec ses petit(e)s ami(e)s (asubar). Dès qu’un jeune a effectué le rite ejuloor, son eleken lui confie des premières parcelles de rizières (kacarat). Ces parcelles, le jeune homme les cultive avec ses camarades qui se sont fiancés en même temps que lui. Leurs promises vont repiquer et récolter chez les uns et les autres à tour de rôle. La récolte est mise de côté en vue du mariage et s’ajoute aux provisions déjà engrangées pour le garçon. Une deuxième étape a lieu dans l’année qui précède le mariage, dite kakaan ebãdey (faire ebãdey), du nom de cette unité locale que nous avons vue intervenir dans les chasses rituelles, cet ensemble de quelques concessions défini comme « le lieu où l’on regroupe la viande ». Les garçons s’y sont déjà préparés dans les années précédentes en se procurant une truie dont ils ont élevé les petits en vue de ce rituel. Chacun va tuer de deux à dix cochons : leurs parents partagent la viande en deux parts en alternant pièces supérieures et inférieures, cuisses et pattes, l’une qu’ils gardent, l’autre que les jeunes vont emporter, chacun accompagné de tous les autres, chez les parents de leur promise respective. Ces derniers prennent leur part, en réservant celle de leur fille laquelle partira rejoindre ses amies en un autre lieu où elles festoieront ensemble. Puis quelques jeunes reviendront les chercher pour les emmener dans la maison où se sont regroupés leurs promis. Sur le chemin, elles croquent des noix amères de bukunum (capera procera) qu’elles s’amuseront à jeter discrètement dans la sauce préparée par les garçons, la rendant immangeable. Des simulacres de combats s’engagent à coups de seaux d’eau. Tous passent la nuit dans cette maison, dans deux chambres séparées. Le lendemain, les filles retournent préparer à manger pour elles, tandis que leurs promis retournent manger chez leurs parents. Ces festivités qui alternent repas collectifs par catégorie de sexe, et chahuts juvéniles entre les deux sexes, peuvent durer pendant quelques semaines en fonction de la quantité de viande réunie. C’est le dernier acte d’une vie d’insouciance. Le futur marié se voit alors attribuer ses propres rizières : sa promise ira épandre la fumure pendant la saison sèche. En même temps qu’il achève la construction de sa maison, il entame une tournée sacrificielle appelée bufos (« laver ») dans les ukiin et les autels de lignage détenus par les parents paternels et maternels de sa promise. Il doit leur fournir un gros canari de vin de palme et des poulets, dont le beau-père précise le nombre en lui faisant remettre un fagot de bâtonnets. Comme c’est aussi la coutume dans d’autres villages jóola il doit aller, et cette fois-ci sans se faire prendre, chaparder les poulets chez ses oncles et cousins maternels. Toutes les transactions avec la future belle-famille se font par l’intermédiaire d’un émissaire, ami du marié, et ce sont encore certains de ses amis qui accompagnent la fiancée lors de ces sacrifices. Le jour du mariage, le futur époux offrira encore à ses beaux-parents un porc, un gros coq et à nouveau d’importantes quantités de vin. Au total, la quantité de vin de palme exigée peut paraître importante (de soixante à cent litres), mais tout jeune homme normalement doté de courage à la récolte peut se la procurer de façon autonome. Aucun bien durable n’est engagé dans ces prestations. Rappelons-le, c’est à l’occasion du décès d’un fils ou d’une fille de sœur que se concrétise la créance des « donneurs » de femme sur les « preneurs » : si les oncles maternels doivent à ce moment fournir un pagne funéraire aux paternels, ceux-ci doivent leur en restituer trois. Puisqu’ils ne consistent pas en un transfert de biens matrimoniaux durables, quel est l’objet de ces 114

La personne écartelée sacrifices bufos ? Louis-Vincent Thomas21 voyait dans les rites analogues qu’il avait observés dans d’autres groupes voisins, une « technique de purification de la jeune fille » et « surtout une cérémonie d’adieu » visant à « désintéresser les dieux du foyer de la future épouse ». Or nous l’avons vu plus haut, le déplacement de la fille dans une autre maison est loin de la couper définitivement de sa maison natale : le mariage la fait accéder au statut très valorisé de aríiman. Elle joue un rôle de premier plan dans les rites familiaux et peut se voir confier certains autels détenus par son patri-groupe. Dès lors qu’elle rencontrera quelque problème, c’est d’abord aux autels de ce patrigroupe qu’elle viendra sacrifier. Ce qui est en jeu n’est donc pas sa propre personne, toujours intégrée au cercle des sacrifiants de son segment agnatique (et bien souvent aussi, maternel). Mais le fait que ce soit le fiancé qui fournisse ici le vin et les animaux sacrificiels invite à une autre lecture : que peut bien soustraire le fiancé à la juridiction des autels et ukiin de sa belle-famille si ce n’est le pouvoir de procréation de sa future épouse ? Dès leur conception, les enfants à venir seront mis sous la protection des autels de la famille maritale. Il n’en demeure pas moins que tous les sacrifices du bufos, aussi lourds soient-ils, ne sauraient couper ces enfants de la maison maternelle et empêcher la filiation utérine de faire retour sous des jours inattendus. Du côté de la maison maritale, l’intégration d’épouses toujours « d’ailleurs » n’est pas sans poser problème. Il est ainsi une affliction (et un bákin associé) qui touche bétail et enfants lorsque les belles-sœurs présentes dans une maison ne s’entendent pas : on l’appelle kaneew, de ce même terme qui désigne aussi la « corde » et la « dette » et qui renvoie précisément ici à une dégradation des liens fragiles créés par l’alliance. Même si sa maison est terminée, le futur mari n’y habitera pas tant que sa promise n’y sera pas amenée. Il continue à préparer des palmiers pour pouvoir récolter en quantité à l’arrivée du jour du mariage. Un dernier sacrifice, butek, est réalisé au utíil du père de la fille. On amène celle-ci dans la maison d’une responsable de bákiin. Le butèk est l’acte décisif pour marquer la coupure de la fille d’avec la maison paternelle : à partir de ce moment, elle ne pourra plus aller manger le riz de ses parents. Une fois terminé le sacrifice, elle va passer la journée chez un ami du fiancé avant qu’on ne l’amène, au milieu de la nuit, chez ce dernier. Dans l’après-midi qui précède la nuit de mariage, les agnates du marié viennent avec mortiers et pilons piler le riz fourni par le marié. Les deux familles festoient chacune de son côté, celle de la fille avec le riz qu’elle leur a donné, toute la viande provenant du jeune époux. Lorsque la nuit est tombée, tous les adultes mariés du village convergent vers la maison du jeune couple qu’ils investissent. Un grand feu a été allumé devant et derrière la maison. Avant que le cortège des hommes n’amène le garçon (l’arrivée de la fille est plus discrète), celuici subit un petit rituel appelé kare uwaane, « le dire des vieux » dans un bosquet aux alentours. On présente deux bâtons au futur marié, l’un qui représente Kareñ, la forêt d’initiation, l’autre, le Karaay des femmes, et on lui demande de choisir l’un des deux. On lui dit alors : « Tu t’es couché avec une autre femme ; si quelqu’un le fait avec la tienne, tu seras content ? » Et on le frappe. Les deux cortèges qui amènent le garçon et la fille, portés sur les épaules comme des champions de lutte, convergent à quelque temps d’écart vers la nouvelle maison. Le garçon est torse nu, la fille ne porte qu’un pagne. L’homme entre par la porte de devant, la fille par celle de derrière. S’ils sont portés sur les épaules c’est, comme le disent les villageois, « parce qu’ils vont lutter sur le lit ».

21. L.-V. Thomas, Les diola, op. cit., p. 259-261.

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Chapitre ii L’ambiance qui préside à cette nuit nuptiale est des plus étranges : tandis que les hommes et les femmes (tous pères et mères de famille) se pressent dans la salle d’entrée, vident les provisions de vin et se déchaînent en paillardises et en obscénités, les deux jeunes mariés, assis contre le mur, le bras de l’homme posé protocolairement sur les épaules de la femme, arborent une mine des plus piteuses. On vient de leur faire passer une dernière épreuve : le passage d’une ligne tracée sur le sol à l’entrée de leur chambre, qu’on les a poussés de part et d’autre à franchir en premier. C’est le uhuñ, l’épreuve de la honte : celui qui passe la ligne le premier est censé être le premier à se déshabiller pour coucher avec son partenaire ou encore le premier à péter. C’est une façon de dire que dans le mariage, il n’y a plus de honte. Le père et la mère de la fille n’ont pas le droit d’assister au mariage. Avant que les délégués du fiancé ne viennent chercher la fille, ils se sont déjà retirés dans une autre maison. La jeune mariée repart chez elle tôt le matin, cela pendant quatre jours. Dans la maison, ce sont les camarades du jeune marié qui cuisinent et boivent. Le marié envoie de la viande chez ses beaux-parents. Le quatrième jour, la mariée demande à son mari des poissons et cuisine le soir pour les amis de son mari et pour ses tantes. Le mari ne mange pas. Après le repas, on jette et on brise les anciens canaris dans lesquels la jeune femme a cuisiné. Cela, expliquent les aînés, pour leur signifier que désormais « les canaris ne vont pas se remplir tout seuls ». Le cinquième jour, la fille revient pour s’installer définitivement dans la maison maritale. Désormais les mariés ne dépendant plus de leurs parents, ces derniers n’ont plus rien à exiger du jeune couple. Au moment de la séparation, leur message est clair : « Prends ton grenier, et va avec ta femme (ton mari). À partir d’aujourd’hui, c’est pour vous. Maintenant, débrouillez-vous. Si vous ne travaillez pas, vous ne mangerez pas. Nous n’y pouvons plus rien ». Comme nous aurons plus loin l’occasion d’y revenir, l’indépendance économique du jeune couple n’est que l’une des expressions de la coupure inter-générationnelle, si fortement affirmée en pays jóola. Mettant l’accent sur les règles de commensalité associant étroitement travail des rizières et nourriture, la plupart de ces rituels brièvement évoqués rappellent le statut du ménage conjugal en tant qu’unité de production et de consommation. L’homme et la femme œuvrant alternativement dans les champs et les rizières sont appelés à « mélanger leur sueur » pour faire pousser le riz comme ils « mélangent leur sang » pour engendrer des enfants. Des époux n’ont pas le droit de divorcer pendant l’hivernage, période intensive de culture des rizières. Chacun a son propre grenier, interdit de regard au conjoint. Les récoltes sont réparties entre greniers personnels selon des modalités qui dépendent du partage de l’obligation alimentaire au sein du couple, étant entendu que le grenier de l’homme est la base de l’accumulation destinée aux obligations rituelles du ãk et du quartier (funérailles, luttes, initiation, etc). À cette fin, une partie de ce riz pourra éventuellement servir à l’acquisition de bovins. À Esana, le produit des butat (riz de montagne) est affecté aux greniers féminins, celui des rizières inondées au grenier masculin. Pendant les six premiers mois qui suivent la récolte, l’épouse puise dans son grenier pour cuisiner, les six mois suivants, c’est le mari. En cas de divorce, l’épouse emporte tout son riz. Ces règles de partage sont l’une des raisons du faible taux de polygynie qui se limite en général à deux co-épouses , la deuxième étant en général recherchée pour pallier la stérilité de la première. Hormis le fait qu’elles sont placées sous le signe d’une grande égalité, y compris dans les attitudes et les modes d’adresse (les deux époux s’appellent par leur prénom), on ne peut guère énoncer de généralité sur la nature des relations entre conjoints, 116

La personne écartelée laquelle oscille entre méfiance et complicité. Dans la mesure où les institutions ne semblent pas contrarier le choix et les sentiments des partenaires, on considère non seulement que les problèmes conjugaux relèvent des seuls intéressés, mais aussi qu’en cas de rupture, un(e) autre partenaire doit être cherché(e) au plus vite. Affections, entente et mésentente sont toujours supposées être réciproques et il est entendu que l’affectif n’a de légitimité qu’en tant qu’il concourt à faire face aux exigences du travail, de la procréation et de l’entretien des enfants. Je connais pourtant au village quelques hommes et femmes, jeunes ou vieux, qui ne sont jamais véritablement remis du départ ou de la disparition de l’être aimé, et sont pour cela méchamment raillés par leurs promotionnaires. Ce tableau, esquissé à grands traits, des principales positions que peut occuper un individu au cours de sa vie dans un système de relations toujours problématiques, quel rapport entretient-il avec le « modèle de la personne » ? Ou, pour reprendre les termes de Pierre Smith22, se trouve-t-il un « point de rencontre » qui serait « sans doute aussi le point d’origine où s’engendrent simultanément les deux types de modèles » (celui des relations entre personnes et celui de la personne) ? II. La « personne » jamaat Que « la personne » (ajamaataw) soit constituée de multiples composantes, que par ailleurs ces composantes et leur mode d’articulation se transforment au cours de la vie, n’a rien de très original au regard des systèmes de représentations africains. Bien qu’ils soient loin d’atteindre la dimension de ces « édifices majestueux »23 qu’ont construit les sociétés dogon ou malinke par exemple, les faits jóola peuvent aisément se prêter à l’image de ce « feuilletage » proposée par Françoise Héritier24 à propos de l’identité samo. Il serait par contre difficile de leur appliquer le même genre de distinction que celle qu’elle établissait entre « composantes » et « attributs » : ces attributs (dont le nom, l’homonyme surréel, la marque de l’hérédité, etc.), disait-elle, « soit précisent son identité sociale, soit établissent un lien entre l’homme lui-même et le monde extra-humain »25. Chez les Kujamaat, les liens avec le monde extra-humain sont partie intégrante des composantes « nécessaires », tandis qu’un attribut tel que le(s) nom(s) uniquement référés à des caractéristiques ou péripéties individuelles, ne livre que peu d’informations sur l’identité sociale. Les Kujamaat distinguent communément : - le corps, doté d’un capital de force (sembe), siège de certaines composantes localisées dans un organe ou un segment : la faculté de penser (búinum) est logée dans la tête (ukow), le sentiment et le ressentiment dans le foie (ubrikaw) et ce que nous appellerons provisoirement l’« âme » (yaloor), dans le cœur (ejunde) ou plus largement dans la poitrine (esigir). Être savant, c’est « avoir une tête », être fâché, c’est « avoir le foie ». Parmi les fluides, le sang (asímew) est prépondérant en ce qu’il produit tous les autres (lait, sperme, sueur, salive, urine). Il circule dans le corps de deux façons :

22. « Principes de la personne et catégories sociales », La notion de personne en Afrique Noire, Paris, Éditions du CNRS, 1973, p. 467‑490. 23. Selon l’expression de J.-P. olivier de sardan (« Personnalité et structures sociales. À propos des Songhay », La notion de personne en Afrique Noire, Paris, éd. CNRS, 1973, p. 421). 24. « L’identité samo », dans C. Lévi-Strauss, L’identité, Paris, PUF, 1983, p. 51-81 : p. 65. 25. Ibid., p. 52.

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Chapitre ii dans les veines et sous la peau, comme une sorte de flaque qui doit être répartie de façon homogène. Tous ces fluides sont considérés comme « chauds ». Le sang est indifféremment hérité de celui du père ou de la mère ; - les principes appelés saloor (pl. de yaloor), terme que les Jóola francophones traduisent par « silhouette » ou « âme silhouette »26 : chaque personne en possède six. L’un de ces yaloor, le dernier à quitter le corps, occupe la fonction de principe vital ; - le double animal, ewúúm, véritable alter ego de l’individu : chacun en possède de quatre à six. Ces éléments constitutifs sont loin d’être tous rassemblés en un même espace dont le corps constituerait en quelque sorte l’enveloppe ou l’apparence visible. C’est aux deux derniers principes, yaloor et ewúúm, que nous nous intéresserons ici. A priori tout jamaat, homme ou femme, se construit à partir des mêmes composantes. En revanche, les aléas de la vie sociale d’une part, les positions acquises dans le domaine de la maîtrise ou de la responsabilité de la communication avec les instances invisibles de l’autre, agissent sur la manière plus ou moins favorable dont ces composantes sont agencées. Retrouver ces différentes composantes, identifier la puissance qui a guidé l’une ou l’autre et s’acquitter de sa dette envers elle, remettre à leur bonne place celles qui errent ou ont été retenues en un lieu caché, constitue un véritable travail mobilisant tour à tour le rêve, la « clairvoyance », le sacrifice. Plutôt que dans la nature de chacun des éléments constitutifs de la personne, c’est dans ce travail et dans la capacité des individus à le réaliser que se manifestent les effets de trajectoires sociales particulières. 1. Yaloor, des va-et-vient entre deux mondes La mort, c’est comme la marée. Tu pars à marée basse et tu reviens à marée haute. (un guérisseur de Esana)

On ne saurait s’en étonner, les Kujamaat ne livrent jamais, à qui les interroge sur ces composantes et leur devenir, de théorie construite et définitive. C’est en recoupant de multiples récits, commentaires et interrogatoires de morts, que se précisent les éléments permettant de redessiner le paysage où évoluent principes spirituels et forces vitales. Le responsable du grand bákiin villageois Bulãpan27 me confiait un jour : Moi qui te parle, je suis déjà mort. Avant de venir renaître ici, j’étais né à Katõ. Quand je suis mort, je suis resté là-bas dans Jirãmb (bákiin de la royauté). Quand le bákiin sortait, j’ai essayé de fuir, une fois, deux fois. Mais il m’a rattrapé. Il m’a dit : « Où vas-tu ? – À Esana. – Non, reviens ». La troisième fois, je suis arrivé ici à Esana dans le bákiin Ekobey. Jirãmb m’a poursuivi. Mais Ekobey lui a dit : « Non, c’est fini, il est venu se confier à moi ». Jirãmb n’a pas osé me reprendre. C’est Ekobey qui m’a fait renaître. J’ai sacrifié là-bas un porc. Jirãmb est venu me dire : « Tu dois payer un bœuf ». Mais comme je n’avais pas de bœuf, j’ai tué trois chèvres au jirãmb de Esana. J’ai aussi sacrifié une poule à Sãbunasu, un coq à Kareñaku, une poule au Karaay (…).

26. N. diatta le traduit par « ombre » (Proverbes jóola, op. cit., p. 225) 27. Cf. chap. v.

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La personne écartelée Quand je vais mourir ici, je vais repartir pour renaître à Katõ. D’ailleurs le bákiin (jirãmb) est déjà venu prendre mon yaloor. Il m’a emmené, il a ouvert une porte (qui coulisse vers le haut), il l’a refermée, puis une deuxième et une troisième. Après il a refermé les trois portes à clé, et il est reparti à sa place. C’est pourquoi je te dis que je suis déjà mort.

Son épouse intervint alors : – Une fois j’ai vu trois personnes qui venaient le chercher. Il était dans le bákiin. Je lui ai dit : « Il y a des gens qui t’attendent ». Il m’a fait signe de me taire. J’avais vu quelqu’un de long, très beau, avec un boubou noir. – Lui : Le bákiin n’osait pas entrer dans Bulãpan. – Elle : Une fois, j’avais vu cet homme à Katõ. Quand ils avaient organisé les luttes. J’étais partie là-bas avec les enfants. Quand j’ai vu les trois hommes qui l’attendaient à l’entrée de la maison, j’ai bien reconnu la personne qui tapait le kãdãñelaku (tambour de la royauté). Ils sont repartis, et mon mari m’a dit : « Attends, tu vas bientôt entendre le tambour de Jirãmb ». Peu après on l’a entendu. – Lui : L’autre jour, jirãmb, qui est très grand, très beau, était venu ici avec un fil et un couteau à double tranchant. Il a tendu le fil. Ekobey est sorti : « Qu’est-ce que tu fais ? » Jirãmb a laissé le fil et le couteau. S’il l’avait coupé, il aurait tué mon yaloor. Mais ce jour là, il n’a pas pu me tuer. – Quand je vais mourir pour renaître à Katõ, les ukiin vont se disputer : Bulãpanabu voudra me garder. Mais mon yaloor est déjà parti. Celui qui reste avec moi, c’est le dernier, celui qui parle, le jour où le bákiin voudra m’emmener, il viendra le tuer. Aujourd’hui, comme tu me vois ici, je suis déjà revenu à Katõ, dans un garçon de quatre ans environ. L’enfant, je le connais, mais il ne me connaît pas. Mais le père de l’enfant, lui, il le sait. Il m’a vu en rêve venir lui dire : « C’est moi, je viens dans ta maison pour renaître et c’est toi qui va me mettre au monde ». Il est allé voir sa femme pour lui dire : « Tel est venu, il est là dans la chambre. »

On pourrait s’interroger sur la part idiosyncrasique de tels récits nourris des rêves de leurs auteurs. Que dans l’extrait ci-dessus, le rêve de la femme du responsable s’imbrique avec celui de son mari pourrait simplement témoigner d’une grande intelligence entre époux. Mais les motifs de ces récits sont par ailleurs si récurrents que l’on peut affirmer qu’il s’agit bien d’un ensemble de représentations communes. Au cours de l’année 2002, une dizaine de vieux responsables d’ukiin sont décédés. Pour la moitié d’entre eux, les interrogatoires ont conclu qu’ils avaient été tués par le bákiin qui les avait fait renaître, lequel était très précisément identifié. Pour donner une idée de ce qu’est yaloor (pl. saloor), les anciens prennent souvent l’image d’un couteau qu’on dégaine : à la mort, yaloor sort du corps comme le couteau sort de sa gaine. Tandis que le corps reste sur l’estrade funéraire avant de « s’écrouler », yaloor que les parents défunts ont « tirée » puis « mise debout », devient apúr ñotaw (« sortir/marcher ») ou encore ecálá-cálá (« enlevée définitivement »). C’est elle que l’on peut voir sur le chemin qui sort du village tandis que se déroulent les danses funéraires. Yaloor est aussi le principe impliqué dans les affaires de sorcellerie : le sorcier (asay) ou, plutôt, le yaloor du sorcier, emprunte l’apparence d’une autre personne ou d’un animal pour s’emparer du yaloor de sa victime qu’il transforme en animal à des fins de dévoration. Nous verrons enfin yaloor intervenir dans des affaires de doubles animaux, lesquels en sont également pourvus.

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Chapitre ii Ce principe n’est pas propre aux êtres humains : riz, bétail, pagnes, perles, richesses et même ukiin ont aussi leur yaloor. Ce qui distingue la personne de ce point de vue, c’est qu’elle en possède six28. Ce nombre nous a maintes fois été précisé par nos informateurs. Ces six saloor n’ont pas la même importance. Le dernier à rester dans le corps jusqu’au dernier souffle, c’est « celui qui parle » (alãkenoor), celui-là que l’on peut croiser sur un chemin alors que le défunt est encore sur l’estrade. Il part « là où se trouvent ceux qui sont déjà morts » (mbibibo bukana kaketakuban). Le deuxième, que l’on appelle awúka, anime le mouvement naissance-mortrenaissance. Le terme awúka (ou awúa) est construit sur le radical wú, communément utilisé dans plusieurs dialectes jóola comme verbe signifiant « réincarner » (Katõ iwúmi, dikeyil iwú Esana : « je suis né à Katõ, je suis venu renaître à Esana »). Dans le cas évoqué ci-dessus, c’est celui qui, après avoir été enfermé par le bákiin, est déjà « tombé » (eloloe) dans le corps d’un enfant. « Tomber » (kalolo) est le terme lui aussi utilisé dans plusieurs groupes jóola pour décrire les différentes phases de cette transmigration de l’awúa29. Les pérégrinations de l’awúa sont guidées par deux puissances attractives : un bákiin qui, ayant pour lui un attachement particulier, l’amène dans tel ou tel quartier, tel ou tel village ; un autel de lignage implanté dans tel ou tel ãk qui, à condition d’être régulièrement entretenu, assure « la germination de la maison ». Mais ce qui attire particulièrement les kuwúa, dit-on, c’est le bruit, la bonne humeur, les danses et les chants. Venus aux aguets dans les alentours de la place de danse, ils choisissent une femme dans le ventre de laquelle ils iront se loger. Le temps de la réincarnation n’est pas toujours aussi précipité que celui de ces personnes âgées qui disent être déjà revenues. Awúa et ecálá cálá peuvent demeurer de longues années soit dans le bákiin qui les retient (non pas dans le sanctuaire, mais « dans sa maison »), soit dans les villages des morts. Villages éloignés mais connus, où ils construisent, cultivent, sacrifient, bref, mènent la même vie que de leur vivant, dans le même état (jeune ou vieux) et muni des mêmes biens. Car le défunt part avec les saloor du riz, du bétail, des pagnes, etc., qu’il possédait. Le monde des morts est l’exacte reduplication de celui des vivants : ainsi un homme trop vieux pour cultiver doit pouvoir y engager une association pour s’occuper de ses rizières, faute de quoi, il mourrait rapidement de faim une deuxième fois. Louis-Vincent Thomas30 parlait d’un « mythe » casamançais selon lequel les jeunes gens morts quittaient leur tombe immédiatement après l’enterrement pour aller vivre dans une autre région en évitant de se faire démasquer. Que les morts aillent vivre dans d’autres régions, et qu’en voyageant, on puisse les rencontrer, constitue chez les Kujamaat une représentation commune qui s’applique à tous les défunts sans qu’ils ne soient pour autant supposés s’extraire de leur tombe.

28. Dans différents groupes jóola, l.-v. thomas avait recueilli plusieurs variantes de ces représentations dont il notait la « réelle complexité de structure et de sens », et en dressait un tableau d’ensemble fort intéressant. Il expliquait que chez les Floup, le principe yal se dédoublait en une âme « lourde » et une âme « légère » (Les Diola, op. cit., p. 621-636). 29. Le « cycle des âmes » tel que le décrit M. schloss chez les Ehing, offre une variante assez proche : le principe (‘‘soul’’) qui anime le corps d’une personne et lui donne vie est connu comme da. L’âme da est divisée en deux côtés : le da gauche est celui qui peut être volé par un sorcier et récupéré, l’autre qui constitue l’âme ‘‘véritable ; qui voit dans les rêves’’. Elle se transforme à la mort en afuga (littéralement, elle ‘‘tombe’’ afuga). Elle va vivre dans les profondeurs des rizières avant de ‘‘tomber’’ dans le ventre d’une femme pour renaître (The Hatchet’s Blood, op. cit., p. 48). 30. Les Diola, op. cit., p. 624.

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La personne écartelée Pour les Casamançais, les villages des morts sont situés en Guinée-Bissau, pour les Kujamaat de Guinée, les morts partent vivre en Casamance. Certains vieux précisent même, avec force détails, le lieu où ils résident ou résidaient à une certaine époque : C’était avant l’avant-dernier Karaay (soit il y a plus de soixante ans). J’étais parti en Gambie. Sur la route entre Diouloulou et Kartiak, j’ai vu une place, comme un ukul, d’où partait une route toute droite et bordée d’arbres marqués au coupe-coupe. On m’a dit que c’est là-bas qu’habitaient les ecálácálá. Ils ont un autre village à Ziguinchor, à l’endroit qu’on appelle Kurtuba.

Les funérailles sont le moment privilégié de la communication entre les vivants et les défunts du village qui y assistent et dirigent le brancard lors des interrogations : ainsi peuvent-ils parfois détourner le kasaab du nouveau mort pour rétablir la vérité à leur propre sujet. Par contre, les rencontrer au hasard d’un voyage serait fatal à leurs parents vivants. Au terme d’un temps variable, le défunt meurt à nouveau et l’ensemble de ses saloor, suivant le trajet de awúa, reviennent se réincarner chez les vivants. Les quatre autres saloor ont en général attendu les deux premiers dans le monde des morts avant de revenir avec awúa. Selon les cas, ils « entrent » dans l’enfant dès les premiers jours ou, lorsque le vieux qui revient est encore tenu en vie par son ecálá cála, au cours de ses dix premières années. Ils sont ensuite « tués » l’un après l’autre, à différentes étapes du cycle de vie  – pendant la jeunesse, après le mariage, lorsque la personne a « un problème » avec un bákiin. Mais leur disparition ne provoque pas de maladie grave. Ces saloor ont-ils une fonction de simulacre ou de leurre pour parer aux différentes attaques sur la personne ? Représentent-ils des états auxquels, en mûrissant, cette personne doit renoncer ? L’usage du terme « tomber » qui réapparaît, comme nous le verrons plus loin, au moment des premières règles ou de la circoncision, inviterait à formuler de nouvelles hypothèses à ce propos. Mais nos informations sont pour l’instant trop partielles pour pouvoir les étayer. Il nous faut mentionner deux autres mutations possibles de ecálá cála, deux états que l’on pourrait traduire par le terme de « revenant », mais qui sont bien distincts. Amaraw est le revenant d’une personne qui n’a pas été enterrée selon les pratiques funéraires coutumières. C’est le cas par exemple du noyé dont on n’a pas retrouvé le corps. Il est condamné à errer en brousse, sans forces. On peut l’apercevoir lorsque le soleil est au Zénith. Il est en général inoffensif, sauf s’il est porteur d’une maladie : alors il terrasse la première personne venue, lui ouvre la bouche pour cracher sa maladie dedans. Apúrá puráw (« le sorti définitivement ») est le revenant d’un sorcier (asay). On dit que ses anciennes victimes refusent qu’il reste avec elles au village des morts. Habillé de blanc, ou seulement vêtu d’un pagne, avec de longs cheveux, des yeux enfoncés, de grandes oreilles, poussant des cris pitoyables, il erre aux alentours du village. Il marche en pointant et rentrant les fesses d’un mouvement saccadé. En général, il se fait dévorer par les hyènes au bout de deux ou trois semaines, ou bien il disparaît. Il y a quelques années, l’apúrá purá d’un défunt récent errait dans un sous-quartier de Kugel depuis plus de trois mois. De nombreux villageois, hommes ou femmes, convertis ou non, l’avaient entendu ou croisé. La journée il dormait dans un sanctuaire du bákiin des femmes, le redouté Karaay. La nuit il errait sous les manguiers. La rencontre avec un apúrá-purá ne provoque pas de maladie particulière, mais saisit d’une frayeur qui engendre après coup un état hagard et de violents tremblements. Certains ne s’en remettent pas.

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Chapitre ii De ce bref aperçu émergent quelques considérations : Le destin des différents saloor semble n’être qu’un va-et-vient entre deux mondes. Ici aucune distinction n’est faite entre des défunts « ancestralisés », fixés dans un monde tel que le usanjol (l’ « abreuvoir ») des autres groupes jóola, et des défunts non ancestralisés. Pour autant les morts ne se fondent pas dans une masse anonyme de saloor. Tous sont chantés pendant plusieurs générations, et le nom des détenteur(rice)s d’ukiin est conservé dans cette liste impressionnante de prédécesseurs que tout responsable doit réciter en introduction à chaque sacrifice. Comment s’articulent ces processus d’individuation et ces allers-retours entre deux mondes, qui s’effectuent souvent en direction de lignages différents ? Les deux principes qui guident le passage d’un monde à l’autre, le bákiin villageois et l’autel utíil implanté dans un ãk où co-résident les membres de différents segments de lignage, ne garantissent nullement le retour de l’awúa dans une même famille, « parmi les enfants qu’il aurait mis au monde ». Mais dans les cas où il retient prisonnier cet awúa, on dit que le bákiin attend en fait le moment propice pour qu’il puisse renaître dans le patri-lignage originel du défunt. Ainsi se pose une nouvelle fois la question des rapports complexes entre filiation et « liens du sol ». À ce mouvement semblent cependant échapper les saloor de certaines personnes affligées d’un handicap jugé grave. Tel était le cas d’un enfant d’une douzaine d’années décédé en 2005 et enterré sans interrogation, ni exposition au ukul, bien que les femmes aient exécuté les chants funéraires (ñukul) sans interruption, des heures durant. On avait apporté son lit paré de beaux draps à un carrefour proche de la maison de son père, abrité sous un baldaquin. Plus de soixante-dix femmes chantaient et pleuraient. Aveugle de naissance, il était considéré comme « gâté » et sa mort avait été imputée au fait qu’« il avait mal aux yeux ». Cet enfant, aux dires des vieux, n’était pas appelé à revenir. Sans doute renaîtrait-il sous la forme d’un animal de brousse, biche ou singe. « Alors on va tirer sur lui ; il reviendra encore comme un autre animal jusqu’à être tué. Ses saloor n’iront pas jusqu’au monde des kuwúa. Emitey (le Créateur) les fera remonter là-haut et transformera son corps en sable. C’est fini, il ne reviendra plus. » Pendant longtemps, mes observations ont rejoint celles qui avaient pu être effectuées dans d’autres groupes jóola : il n’y avait, dans l’eschatologie jamaat, rien de comparable à cette notion de « projet » ou d’« option prénatal(e) », si communément répandue notamment dans les sociétés voltaïques. Cependant, s’il n’existe pas en jóola de terme que l’on pourrait traduire par « destin individuel » ou « projet prénatal », de nouvelles informations tendent à nuancer cette question. Plusieurs informateurs expliquent qu’une fois dans le village des morts, on peut demander à Emitey de renaître dans tel ou tel autre village, avec plus de richesses, ou encore en changeant de sexe : « Si un bákiin te tue, tu reviens, il te tue encore… Tu peux alors demander à Emitey de changer de sexe. Ou bien, si chaque fois qu’il y a une guerre, c’est toi que l’on tue, tu peux aussi demander de revenir en femme ». Cette « demande » n’a toutefois d’effet que sur la renaissance d’ego, sans impliquer d’une façon ou d’une autre sa descendance. La pluralité des saloor, qui peuvent se retrouver dispersés en plusieurs lieux, témoigne avant tout de la labilité des déterminants de l’individuation. Nul n’est jamais un seul à une même place. Les théories du double animal, ewúúm, introduisent dans ce jeu un nouveau degré de complexité.

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La personne écartelée 2. Un monde diffracté : siwúúm, les doubles animaux Il y avait une femme au village de Ñaban qui avait pour double un énorme hippopotame. Celui-ci était venu dans nos rizières à Esana31. On avait décidé de le prendre. On l’a encerclé. Au milieu de la nuit, à Niaban, la femme s’est réveillée en hurlant : « Allez vite à Esana, ils m’ont encerclée, ils vont me tuer ! ». Les hommes de Niaban sont partis pour venir ici, mais lorsqu’ils sont arrivés, ils ont entendu résonner le gros tambour à lèvres annonçant la mort de l’hippopotame. À leur retour au village, la femme était décédée. (Esana, chroniques villageoises, 1993)

C’est dans le cadre d’un travail collectif mené au sein du Laboratoire « Systèmes de Pensée en Afrique Noire », réexaminant la notion de totémisme, que j’avais été amenée à reprendre des enquêtes sur cette notion de double animal que j’avais initialement un peu trop rapidement classée comme simple composante de la personne32. Les quelques développements que Louis-Vincent Thomas lui consacrait dans son abondante monographie, traduisaient son embarras. Avec beaucoup d’acuité, il avait bien noté qu’un même sujet pouvait posséder, « outre son ewum personnel, une pluralité de totems d’origine paternelle et maternelle », mais il avait du mal à rendre compte de l’« aspect religieux » du totem et de son intégration au « fétiche clanique » kuhulung. Pour résoudre cette question, il écrivait à propos des rites effectués sur cet autel, « c’est moins l’âme du totem qui compte que la totalité des ancêtres qu’il représente ». La présence du double « est un symbole » permettant d’assurer la cohésion du groupe par le maintien simultané de tous les éléments de la filiation clanique. L’intérêt de ses premières remarques ethnographiques était alors rabattu sur une théorie du totémisme comme « aspect fondamental d’une religion plus ample, la religion de l’unité sociale »33. En milieu jamaat, il m’a longtemps semblé aventureux de constituer ces doubles animaux en espèces totémiques. Car avant d’être métaphorique, la relation au double animal est d’abord posée comme une relation ontologique. À chaque humain sont associés des alter animaux, composantes intimes de la personne. S’il n’avait existé un précédent, à savoir l’article de Jean David Sapir, « Fecal animals »34, qui développait à propos de la notion de double animal dans un groupe jóola de la région du Fogny (nord de la Casamance) l’idée d’un « totémisme complémentaire », j’aurais hésité à faire le lien entre ces deux champs. Comment comprendre la portée classificatoire du système des doubles animaux lorsqu’il s’agit de penser le monde social ? Les matériaux recueillis par J. David Sapir constituaient au demeurant une variante qui semblait trop éloignée de ceux qui m’étaient familiers, dans les régions plus méridionales, pour pouvoir d’emblée le suivre dans sa démonstration. Afin de mieux cerner la spécificité du cas jamaat, je ferai un rapide détour par l’examen de deux variantes du système des doubles : celui étudié par Sapir et celui des Jóola de la Pointe St-Georges, dits « esulelu » (au nord du village de Usuy) sur laquelle j’avais eu l’occasion de mener une enquête plus ponctuelle. Ce regard comparatif me fut ici indispensable pour comprendre des explications qui, au fur et à mesure qu’elles m’étaient livrées, me laissaient de plus en plus perplexe.

31. Niaban et Esana sont distants d’une dizaine de kilomètres. 32. Les résultats de ces enquêtes ont été publiés en 1998. Je les reprends ici sous une forme légèrement modifiée. 33. Les Diola, Op. cit., p. 619-621 34. J. D. Sapir, « Fecal animals : an example of complementary totemism », Man 12 (1977), p. 1‑21.

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Chapitre ii La notion commune d’ewúúm Dans son article « Principes de la personne et catégories sociales », Pierre Smith développait l’idée que toutes les variantes sociales ou mythiques de la notion de double, telles qu’elles se déploient dans différents systèmes de pensée ouest-africains, avaient en commun de mettre en jeu un mutuel renoncement à une partie de soimême en faveur de l’autre35. Si les faits qu’il développe lui permettent aisément de retrouver cette dimension, Jean David Sapir suggérait cependant de commencer par définir les différentes figures du « double » au regard des trois conditions suivantes : - que la personne et son double soient discontinus (c’est la seule condition nécessaire) ; - qu’ils partagent une destinée commune ou une conscience commune ; - que la personne et son double soient complémentaires l’un de l’autre, de telle sorte que l’un met en avant ce à quoi l’autre a dû renoncer ou qu’il a dû laisser au second plan. De manière générale, les variantes jóola du double animal répondent bien aux deux premières conditions : le double animal est l’objectivation discontinue d’une part essentielle du moi. Sa destinée est entièrement liée à celle de son homologue humain comme en témoigne, parmi bien d’autres, le court récit rapporté ci-dessus. L’idée de complémentarité, relativement affirmée dans les cas fogny et esulelu, est plus problématique chez les Kujamaat. Littéralement, ewúúm signifierait : « résultat de transformation » (on retrouve le radical wú, « réincarner » signalé plus haut). Ewúúm n’a cependant rien à voir avec l’animal en quoi peut se transformer un sorcier (alaghor, « celui qui se transforme »), même si, dit-on, les sorciers jouent de cette possible confusion. Les doubles empruntent toujours l’apparence d’animaux sauvages, à l’exception, dans certains groupes jóola, de certains animaux d’élevage bizarres, telle ces vaches sans corne dont on dit parfois qu’elles abritent, pour le régénérer, l’awúa d’un défunt mutilé ou défiguré. Animaux du marigot, de la forêt ou de la brousse, ils sont réputés difficiles à capturer, soit qu’ils demeurent invisibles, soit qu’ils disparaissent dans un nuage de poussière à l’approche du chasseur, soit que le fusil ou l’arc pointé sur eux ne réagisse pas à la détente, soit encore que la balle ou la flèche ne réussisse pas à les transpercer. Mais si le double est blessé, son homologue humain subira une même atteinte au même endroit du corps. D’une personne évanouie, on dira qu’elle « a été attrapée à son ewúúm », que celui-ci a été immobilisé sur le point d’être tué, ou encore, s’il s’agit d’un double aquatique, qu’il a été laissé par la marée, accroché quelque part. Une parente, généralement une tante paternelle, parcourt le village en criant : « Lâchez mon neveu ! ». Si le double meurt, son alter ego meurt aussi, à moins d’une intervention rituelle spécifique et rapide. À ce niveau de généralité, la notion d’ewúúm est commune à l’ensemble des groupes jóola de la Basse-Casamance et du nord de la Guinée-Bissau. Sa mise en rapport avec une quelconque unité sociale est a priori impossible, d’autant plus que, comme nous l’avons vu, il apparaît singulièrement difficile de raisonner en termes de clans

35. L’auteur posait comme définition structurale du double le fait qu’il ne se définisse que par « la relation d’inversion ou d’opposition à ce dont il est le double, et plus spécialement à celui des traits distinctifs de la personne qui est mis en valeur dans le contexte donné. (…) Le double est donc toujours en quelque sorte un adversaire, celui qui en soi aurait pu vaincre, cette tendance de soi réprimée et réalisée par un autre » (op. cit., 1973, p. 483).

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La personne écartelée ou de s’appuyer sur des patronymes pour identifier une appartenance lignagère. Le double-animal jouerait-il ce rôle ailleurs rempli par le patronyme ? Ce n’est le cas dans aucun de nos trois exemples. Dans le cas étudié par J. D. Sapir, les espèces choisies comme siwúúm ne sont jamais associées à tel ou tel clan ou tel ou tel lignage. Dans celui des Jóola « esulelu », comme dans celui des Kujamaat que nous développerons, les membres de lignages de même nom peuvent avoir des doubles différents, alors que des individus de deux lignages ou segments de lignage non apparentés peuvent avoir un même animal pour ewúúm. Les faits jóola ne relèvent pas assurément d’un « totémisme clanique ». Si l’on admet depuis Radcliffe-Brown que celui-ci ne soit qu’une variété du totémisme, le problème demeure toutefois entier. Car pour comprendre comment la notion d’ewúúm peut révéler quelque chose de la façon dont les Jóola se représentent leurs divisions sociales, il faut postuler que le totémisme puisse également fonctionner sur d’autres modes que celui de l’homologie interne entre deux séries : unités sociales/ objets ou espèces totémiques. Les doubles chez les Kujamaat du Fogny et les Jóola esulelu J. D. Sapir rapportait que chez les Kujamaat du Fogny36, le double animal est un beau jour excrété par son homologue humain sous forme, par exemple, d’un léopard, d’une antilope, d’un singe (en général pour les hommes), d’une antilope, d’un lézard ou d’un serpent (généralement pour les femmes). L’important, soulignait l’auteur, est de considérer le lieu où cet animal va chercher refuge : s’il s’agit du double d’un garçon, d’un homme, ou d’une fille non encore mariée, il part dans le périmètre de la résidence du lignage agnatique de la mère de celui(celle)-ci. Mais lorsque la fille se marie, son double part vivre auprès de ou dans la maison de ses propres agnats. L’animal et son « producteur » sont unis de telle sorte que tout ce qui arrive à l’un arrive à l’autre. Personne et double, expliquait-il, désignent en même temps les deux moitiés d’une métonymie basée sur une communauté de sang et d’ « âme ». Il développait alors son analyse dans deux directions : (1) Il s’attachait d’abord à montrer comment « l’idiome ewúúm » permet de penser la dualité du moi et la dualité de ses appartenances. Cependant la relation individu-double est asymétrique et inégale : un ewúúm est une forme d’excrément, quelque chose dont on s’est débarrassé, mais que l’on n’a pas éliminé. Plus exactement, c’est quelque chose qui est déplacé, mis à l’arrière-plan, de même que pour avoir une personnalité sociale viable, l’individu qui a deux foyers doit mettre de côté, déplacer l’un en faveur de l’autre. (2) Puis, de cet « idiome ewúúm », il développait deux modèles analogiques. À partir des permutations possibles de la relation entre une moitié (personne ou double) d’un moi et une moitié (personne ou double) d’un autre moi, le premier modèle fait apparaître quatre types de relations interpersonnelles. En effet, quand un Jóola foñi  – et c’est aussi le cas dans nos autres exemples –  dit : « A a parlé, ou fait telle chose à B », cela ne veut pas seulement dire que l’humain A a fait ceci à l’humain B, ou au double B, mais aussi que le double de A a fait ceci à l’humain B, ou au double B. Les combinaisons possibles de cette relation humain-double circonscrivent les quatre rôles qu’un homme peut alternativement jouer vis-à-vis de ses parents :

36. Pour éviter les confusions avec les Kujamaat de Guinée-Bissau, nous les désignerons ici comme ‘‘Fogny’’

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Chapitre ii - comme agnat (relation de personne physique à personne physique, relation de corésidence agnatique, marquée par la compétition) ; - comme neveu utérin (relation de double à personne physique, relation de familiarité) ; - comme oncle maternel (relation de personne physique à double, relation de protection et d’aide) ; - comme cousin parallèle matrilatéral (relation de double à double, chez l’oncle maternel, relation non compétitive). S’il s’agit d’une femme, la même combinatoire permet de la situer tour à tour comme épouse, comme agnate mariée ailleurs, comme épouse de frère, comme sœur. Sont par contre absents de ce jeu totémique les parents utérins d’une femme mariée et les beaux-parents d’un homme (parents de son épouse et parents des maris de ses sœurs). Entre ces catégories, les relations ne sont développées ni entre personnes physiques, ni entre doubles. La projection de la métonymie personne/ewúúm dans le champ des relations sociales permet de rendre compte de la majorité des situations interpersonnelles. Sapir soulignait en particulier l’analogie existant entre la position des siwúúm qui cherchent refuge dans ou autour de l’enclos et celle de leurs homologues humains, kusunful (neveux utérins) et furimen (filles du lignage mariées ailleurs) : ces deux catégories cherchent un refuge « par rapport au huis clos où se déroule leur vie quotidienne et qui est si souvent caractérisé par la concurrence, la compétition au sujet des terres, la jalousie et la sorcellerie ». Il déclinait enfin un deuxième modèle analogique en faisant jouer les variables : personnes physiques/doubles vs agnats (masculins et féminins), cousins parallèles matrilatéraux, épouses. Ce modèle met en relief l’ultime dualité du système entier : comme personne physique, un homme vit avec son père, ses frères et ses enfants ; mais comme double, il vit plutôt avec sa mère, les sœurs de sa mère et leurs enfants. Pour Sapir, ces représentations contribuent à mettre en évidence le poids de la matrifiliation dans une organisation sociale patrilinéaire. « Parler de siwúúm, c’est dire que l’affaire est exclusivement un problème de kusunful (neveux utérins) ou de furimen (natives du lignage mariées ailleurs) ». Au cours de son développement, l’auteur décrivait un rituel appelé kajupen (également mentionné par Louis-Vincent Thomas), destiné à permettre à un malade  – dont le double aurait été détruit ou blessé –  de se retrouver en position de produire un nouveau double : le malade étreint une chèvre, ventre contre ventre. Le maître du rituel frappe légèrement le dos de l’animal, qui sera ensuite immolé, afin de transférer le yut (l’ « âme sang ») de l’animal au malade. Le grand intérêt de cette démonstration est sans aucun doute d’avoir montré comment l’ewúúm permet de penser les différenciations et les oppositions non pas entre unités discontinues d’unifiliation, mais au sein même de la parenté, en faisant notamment ressortir le caractère toujours problématique de la co-résidence. À un niveau plus général, elle invite à centrer l’attention non pas tant sur les rapports entre espèces animales en tant que telles, que sur les lieux où elles résident. La dualité du moi que mettait en évidence Sapir prend, dans le groupe esulelu37, une figure bien particulière puisqu’ici c’est le double lui-même qui se dédouble. À chaque patrilignage est associé un ewúúm spécifique que seules les furimen, les agnates mariées ailleurs, ont la faculté de reconnaître. À la liste des espèces animales

37. Esulelu, ‘‘les gens du fond’’ (du point de vue des villages installés plus au sud).

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La personne écartelée mentionnées par Sapir, les Esulelu, qui vivent au bord de la Casamance, ajoutent un grand nombre d’espèces aquatiques (mulet, requin, crocodile, et, beaucoup plus fréquemment mentionné, hippopotame, ekaw, « la masse »). Figurent aussi dans la liste des serpents venimeux, comme la vipère, que l’on évitera de tuer. Les insectes sont exclus de la liste. La plupart du temps, ces animaux demeurent invisibles et se révèlent très difficiles à capturer. Le peu de relations que les humains peuvent entretenir avec ces siwúúm sont des relations de protection et de respect réciproque : les furimen mettent en garde les chasseurs ou les pêcheurs trop acharnés. Des interdits de lieux protègent aussi les siwúúm : telle cette zone, à la confluence du marigot de Kamobeul et de la Casamance, où il est interdit de pêcher. À cet endroit, au demeurant dangereux pour la navigation, on raconte d’ailleurs que des hippopotames ont fréquemment sauvé de la noyade des piroguiers qui avaient chaviré. Cependant, il n’y a pas d’interdit alimentaire sur l’espèce animale liée à tel ou tel lignage : ceux qui ont pour ewúúm le poisson mulet en pêchent et en mangent. Car sous l’apparence du mulet, l’ewúúm n’est pas un poisson ordinaire et sait se dissimuler. Mais cet ewúúm se dédouble sous la forme d’un varan de petite taille, de type « gueule tapée », appelé jibalas (« petite gueule tapée »). Jibalas est devenu, chez les Esulelu, le terme générique désignant le double animal. Hypostase de ewúúm, jibalas prend le devant de la scène. « C’est à lui que l’on pense lorsque l’on parle d’ewúúm » précisent les informateurs. Quel que soit le statut ou le sexe de son homologue humain, jibalas réside chez les oncles maternels. Il est fortement impliqué dans la vie quotidienne et rituelle. Tout adulte veille à ce que personne ne tue ces petits sauriens que l’on distingue aisément des « gueules tapées » ordinaires qui avalent les poussins. Ils sont couramment évoqués pour traiter des bagarres entre enfants : « Oui, on vous a bien vus, si vous continuez, vous détruirez quelque chose ! ». Menacer de maltraiter le jibalas de leur neveu est également, pour l’oncle maternel, le seul mode de contrainte qu’il puisse exercer à son encontre : « Tu refuses de m’écouter, tu verras, je vais te (i.e. ton jibalas) sortir, te laisser sécher au soleil et bien te battre ! ». Non moins remarquable est l’intervention de jibalas dans les rituels de naissance et de funérailles : à la naissance de chacun de leurs enfants, les furimen reviennent chez leur père pour faire un sacrifice de coq et de vin de palme sur l’autel lignager de leur maison natale. Ce sacrifice porte un nom spécial : këhiit, que les chrétiens et les musulmans ont tôt fait de traduire par « baptême ». Il s’agit, dit-on, de confier le double de l’enfant au ufila, et par extension à ses oncles maternels. D’autres sacrifices auront lieu au ufila, à chaque étape du développement de l’enfant (marche, sevrage, etc). Si ces rituels sont négligés, le jibalas de l’enfant « va errer seul, comme perdu ». L’enfant tombe malade. On dit alors : jibalas ol ajo, « son double est sorti ». Au moment des funérailles, le troisième ou quatrième jour après l’enterrement, a lieu un sacrifice appelé kanonen, signant la séparation définitive du mort d’avec les vivants. Ce sacrifice a lieu après une visite au cimetière lors de laquelle les neveux utérins, munis d’un coq, ont allumé un feu et effectué des libations de vin de palme et d’eau enfarinée sur la tombe. De retour, ils égorgent le coq dans la chambre du mort, puis le déposent sur l’autel lignager. Le kanonen « commence le mort », en permettant au défunt d’accéder au usanjol (l’ « abreuvoir »). Le sacrifice et les libations kanonen sont effectuées en parallèle chez l’oncle maternel : car, pour « commencer le mort », il faut que son double soit lui aussi explicitement congédié. À la fin du sacrifice, c’est en ces termes que s’exprime le responsable du ufila : ewúúmey ol eje, « son double est parti », ou encore : ajo kahakol, « il part/son enterrement », i.e., il part avec tout son bien, double compris. 127

Chapitre ii Le rituel kajupen existe aussi chez les Esulelu, pour redonner vie à quelqu’un qui est au bord de la mort : ce rituel s’effectue très discrètement avec un bœuf que l’on égorge et dont on transfère le yal à la victime. Ce transfert est supposé redonner également vie au jibalas. Si l’on développait le même modèle analogique que celui de Sapir au niveau des relations interpersonnelles, nous retrouverions, définis par le rapport humain/jibalas, les quatre rôles qu’un homme peut alternativement jouer vis-à-vis de ses parents. Cependant les relations entre cousins parallèles matrilatéraux  – kusunful dont les doubles cohabitent chez l’oncle –  sont considérées ici comme fortes et compétitives et non comme sporadiques et relativement indifférentes (les jibalas sont d’une même espèce, ce que ne sont pas les siwúúm vivant ensemble chez les Kujamaat). Du côté des femmes le système esulelu diffère notoirement du précédent puisque, lorsqu’elles se marient, leur jibalas reste dans le patrilignage de leur mère. Les doubles de la mère et du fils ne cohabitent pas. Mais pour l’instant nous ne pouvons guère aller plus loin dans l’interprétation du système esulelu en tant que forme de représentation des relations intra-familiales. On notera cependant que, sous la figure d’une double incarnation du double, ce modèle opère la distinction entre un système formel de différenciation des patrilignages par l’ewúúm (qui n’est pas identifié par son mode de résidence) et une relation substantielle et vitale entre un humain et son jibalas (spécifié par sa résidence). À l’instar de l’exemple foñi, c’est la relation agnats/utérins qui est mise en exergue dans l’énoncé général du système, mais sous une autre variante : quel que soit son sexe ou son statut matrimonial, la vie d’une personne est toujours entre les mains du patrilignage de sa mère. Retour aux Kujamaat de Guinée-Bissau : des doubles démultipliés Avant même d’entamer des enquêtes plus centrées sur la notion de double, de nombreux récits racontés en d’autres occasions avaient souvent attiré mon attention sur la relation intime qui peut exister entre une personne mal en point et un animal chassé ou blessé. Il y avait un gars du village qui était excédé par un hippopotame qui venait ravager ses rizières chaque fois qu’il avait le dos tourné. Il est alors parti en pleine nuit et a essayé de le tirer au fusil. Le coup n’est pas parti. Il s’est alors précipité sur l’animal avec son coupe-coupe et l’a frappé jusqu’à ce qu’ils arrivent au marigot où l’hippopotame a disparu. Le lendemain, un autre homme est arrivé au dispensaire couvert de blessures. Personne n’a pu soigner correctement ses plaies. L’homme est allé consulter un clairvoyant qui lui a dit de partir chez le premier cultivateur avec une noix de bukunumabu38 afin de lui demander de lui faire kepúulen39 : « c’est vrai, j’ai déconné dans tes rizières et tu m’as blessé ». Ils sont allés sacrifier à l’autel de double de la maison, mais l’homme est quand même mort, car il fallait aussi faire le jugement public.

38. Carapa procera. 39. Ce geste rituel de déliaison consiste à souffler sur la personne en pulvérisant de la salive, mêlée de vin de palme ou de particules de noix mâchée. Nous en reparlerons plus loin.

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La personne écartelée Si de tels récits abondent, les Kujamaat, comme les autres Jóola, répugnent à parler de leurs propres doubles. Quant aux principes généraux de la théorie des siwúúm, ils me furent livrés tout d’abord de manière extrêmement contradictoire. Identification des doubles : Les espèces animales mentionnées comme siwúúm potentiels vivent dans la mer, les marigots ou leurs abords (requin, baleine, poissons de diverses espèces, hippopotame, crocodile, loutre) ; dans la forêt ou la brousse (éléphant, buffle, antilope, panthère, hyène, singe, python, serpent cracheur) ; dans les arbres (aigle, grue). À la différence des exemples précédents, les charognards n’en font pas partie, ni aucune espèce de lézard. De cette liste se dégage une caractéristique commune à la plupart de ces espèces : leurs portées peuvent se réduire à un seul rejeton à la fois. En ce qui concerne les exceptions trop manifestes à cette règle, comme c’est le cas pour le crocodile, les Kujamaat précisent qu’« il y en a deux sortes : les ordinaires qui vont pondre leurs œufs dans les rizières près du marigot et les siwúúm qui vont accoucher au fond de l’eau d’un seul enfant ». L’ensemble des siwúúm circonscrit par ailleurs la totalité des éléments de l’environnement : l’eau, la terre (brousse et forêt), les airs. Ils jouent de ce point de vue un rôle régulateur : on sait par exemple qu’il est dangereux de récolter en une fois une trop grande quantité d’huîtres. Les doubles qui s’en nourrissent risquent d’attraper et de noyer le pêcheur impénitent. Cette dimension du totémisme, Marguerite Dupire la soulignait à propos des Sereer Ndut qui, disait-elle, incluent dans un même système de représentations apparentement aux différents éléments de l’environnement et maîtrise de ceux-ci : « Du contrôle rituel de la nature, on passe insensiblement à sa protection »40. Ewúúm naît dans la brousse ou dans le marigot quelques jours, voire quelques semaines, avant son homologue humain. Leur destinée est si intimement liée que dans toute discussion où il est question de doubles, les locuteurs ne précisent plus s’il s’agit de l’ewúúm ou de son alter humain (anaw) : « Nous l’avons cherché dans le puits »… « J’étais tombée dans la mare », etc. De manière générale, il y a toujours précession des doubles sur les humains. Tout ce qui advient dans la vie individuelle ou sociale d’une personne est déjà advenu dans le monde des doubles. Ainsi, qu’il s’agisse de mariage ou de relations sexuelles, il faut, disent nos informateurs, « que leurs doubles se soient déjà aimés ». Cet étroit parallélisme suppose que l’on ne puisse s’unir qu’entre humains possédant un double de même espèce. « Comment une panthère pourrait-elle aimer une antilope ! ». Cette évidence jamaat m’avait d’abord profondément déconcertée compte tenu de l’extension des prohibitions matrimoniales et du nombre d’espèces animales fournissant des doubles aux habitants d’un seul village. Sachant que chaque patrilignage possède un autel, utíil at’ewúúmey, associé à une espèce animale particulière, il y avait là une énigme. Laquelle fut au demeurant vite levée lorsque je compris que l’espèce représentée par cet autel n’était que l’une de celles qui fournissent à un individu ses multiples doubles (de quatre à six, parfois plus). « Comme tu as plusieurs doigts, tu as plusieurs doubles ». Un homme fort (ata sembe) est celui qui dispose de doubles nombreux, évoluant dans les différents espaces de la brousse, du marigot, des airs.

40. M. dupire, « Totems sereer et contrôle rituel de l’environnement », L’Homme 31 (1991), n° 118, p. 58.

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Chapitre ii Cette démultiplication des doubles, si elle répondait à de premières questions, en posait évidemment de nouvelles. L’identité de l’un des doubles d’un individu, directement transmise par ses géniteurs, est donc bien connue puisque c’est celle à laquelle chaque lignage est attaché par ce petit autel où s’effectuent les rituels destinés à soigner les maladies provoquées par cette espèce. Cet autel n’est pas forcément implanté dans l’unité de résidence où l’on habite, compte tenu de la dispersion fréquente des segments de lignage entre plusieurs ãk. À Esana, sur les trente-sept ãk qui composent le village, seize autels de doubles sont implantés. Deux espèces animales sont représentées deux fois (eñeriñey, la hyène et eluney, le serpent cracheur), mais correspondent dans les deux cas à des lignages non apparentés. Tous les lignages représentés dans le village n’y ont pas forcément leur utíil. Certains l’ont laissé à son emplacement d’origine ou bien ont accepté d’en laisser la garde à un segment du même lignage installé dans un autre village. Si le commun des villageois ne connaît ordinairement que l’ewúúm dont l’autel est entretenu par son patrilignage, cet ewúúm n’est pas forcément celui avec lequel il aura le plus d’affinité, celui avec lequel ses attaches seront les plus fortes (ewúúmey janu jumi jak jak, « le double que tu vois bien, bien »). Soit un exemple : un homme et une femme mariés peuvent avoir chacun un patrimoine de doubles  – qu’ils ne connaissent pas forcément –  dans lequel ils auront en commun deux ou trois siwúúm de même espèce. L’homme issu d’un lignage associé à eñogay (l’hippopotame) sait qu’il a au moins un double eñogay. Sa femme, originaire d’un lignage associé à eñeriñey (hyène) sait qu’elle a au moins un double hyène. Puisqu’ils ont pu se marier, il se peut que la femme ait aussi un double hippopotame, ou que le mari ait aussi un double hyène. Mais il est tout aussi possible que les premiers de leurs doubles à s’unir aient été leurs doubles pythons. Dans cette deuxième hypothèse, leur premier enfant aura pour double principal un python, mais les enfants suivants pourront en avoir un autre. Aucune règle systématique ne préside à la constitution de ce stock de doubles. Ainsi un individu peut-il être lié beaucoup plus fortement à un ewúúm autre que celui dont son patrilignage possède le utíil : sans qu’ils ne le sachent, cet ewúúm privilégié faisait partie du patrimoine de ses géniteurs. Ces doubles dont on ignore l’existence peuvent se révéler, au cours de la vie, par une affection, une blessure, une maladie. Ainsi de cet homme qui se débattait, soudainement pris de suffocation. Au même moment des pêcheurs étaient en train de retirer leur filet, ils avaient pris un certain poisson que, pour une raison ou une autre, ils ont rejeté à l’eau. L’homme fut apaisé dans l’instant et au retour des pêcheurs, il ira « se confier » à l’autel du double poisson. Ou encore celui-ci qui, pris à la gorge, toussait, essayait en vain de cracher. Sur l’indication d’un clairvoyant (ana juke, « celui qui voit »), il part au utíil de ioney, le crocodile, qui, lui dit-on, avait avalé trop goulûment des poissons et gardait des arêtes coincées dans la gorge. Certains siwúúm se manifestent fréquemment par des troubles du comportement chez l’enfant : ainsi de celui qui pleurniche sans arrêt, qui frappe sa mère lorsqu’elle le prend, qui ne mange pas, on dira que son double est ailleurs, dans un ãk où il n’est pas pris en charge. Ses parents iront là-bas pour y faire les rituels appropriés. Dans le cas d’un enfant pleurnicheur, on s’orientera vers un utíil de hyène ; si l’enfant ne mange pas, vers celui du python. 130

La personne écartelée On raconte aussi que les doubles, entre eux, peuvent se jouer des tours afin de nuire à certains humains : certains se transforment en individus de sexe opposé. Un double femelle prend ainsi l’apparence d’un mâle pour aller copuler avec un autre double femelle. L’homologue humain de cette dernière ne pourra jamais avoir d’enfants.

Les doubles kujamaat et les maisons de beken (schéma simplifié).

Interdits et rituels liés aux doubles : Hormis l’interdit  – très général dans nombre de sociétés africaines –  qui pèse sur le marsouin, il n’y a pas d’espèce animale qui puisse être considérée chez les Jóola comme véritablement ñíiñi (interdite, dangereuse), qu’il s’agisse de la tuer ou de la manger. L’hippopotame, remarquable parmi les siwúúm, est mangé sauf par ceux qui savent en avoir un pour double. Les seuls véritables interdits alimentaires sont des interdits liés au sacrifice, qu’ils concernent viande, boisson ou toute autre nourriture consacrée à tel ou tel bákiin. En matière de doubles, c’est plutôt la crainte de se faire du mal, de faire du mal voire de tuer un de ses enfants qui prédomine. Lorsque des parents apprennent que leur enfant possède tel ou tel double, ils cessent de chasser l’espèce en question et conseillent à leurs fils d’éviter de la tuer. Mais cette règle d’évitement n’est pas particulière à un lignage, ni partagée par tous les membres de ce lignage. Par contre, la mise à mort d’un hippopotame  – presque toujours considéré comme ewúúm –  est traitée rituellement comme un meurtre. Avant de prendre la décision de le chasser, les hommes du quartier se réunissent et sacrifient aux principaux ukiin réservés aux hommes : Káyák, bákiin de la royauté, Kareñ, bákiin de l’initiation, Kañagen, « l’arc », bákiin de la chasse et de la guerre, Bulãpan, bákiin de protection du village, mais aussi au Karaay, grand bákiin des femmes, lié à la fertilité. Le jour 131

Chapitre ii dit, une tranchée servant de piège est creusée. Lorsqu’il s’y retrouve prisonnier, l’hippopotame est tué au harpon, à l’arc et au fusil. Il est retiré du fossé et découpé sur place. Mais dès leur retour sur la place du quartier, les hommes font battre le gros tambour à lèvres et organisent les ñukul, danses que l’on pratique lors des funérailles de toute personne adulte. Le premier chasseur à avoir atteint l’animal devra sacrifier, avec l’aide de ses camarades d’âge, de nombreux poulets et cinq porcs aux ukiin Baliŋ (traitant les affaires de meurtre), Kareñ (initiation masculine) et Karaay. Chacun s’attend à l’annonce d’un décès humain dans les proches environs. Des rituels mis en œuvre dans les affaires de doubles, le kepúulen est central. Reprenons l’exemple de cet homme atteint de maux de gorge et que l’on a dirigé vers l’autel des doubles crocodile. La scène se déroule sous la véranda de la maison, devant l’autel en pisé adossé au mur. Le chef de famille, détenteur du utíil, prend la noix de bukunum que le malade a apportée et une louche en fruit de rônier qu’il remplit de l’eau du canari familial. Ioniey, toi qui prends à la gorge, Voici notre frère, Il dit que tu l’as pris, Toi qui vis dans l’eau, voici l’eau. Je verse l’eau qui fait vivre la personne Qu’il retourne chez lui avec le corps frais.

Il prend la noix, en croque et recrache de petits morceaux sur l’autel. Il donne le reste au malade pour qu’il la croque aussi, la mâche bien et se frotte le corps avec. En dehors du kepúulen, un rituel pratiqué aux mêmes fins que le kajupen évoqué dans les deux autres exemples existerait chez les Kujamaat : il s’agirait toujours de réintégrer yaloor, le corps de la victime, mais en utilisant un arbre au lieu d’un animal domestique. Mais sur ce rituel, très rarement évoqué, l’enquête reste à mener. Hormis ces deux rituels, les relations entretenues avec les doubles ne semblent guère faire appel à des procédés qui recourraient à des instrumentations intermédiaires, objets, gestuelle ou paroles. Pour une large part, qu’il s’agisse du rêve envoyé par tel ou tel bákiin, ou de la « clairvoyance », les formes de mise en relation doubles-humains semblent relever d’un mode plutôt médiumnique qu’instrumental. J. David Sapir rapportait que les Kujamaat affirment qu’un homme et son double sont en communication, chacun ayant pleinement connaissance de ce que fait l’autre. Chez les Kujamaat, comme nous l’avons vu, il n’est pas donné à tout le monde de connaître même son double principal et, à plus forte raison, les actions de tel ou tel double, les dangers qui les guettent ou les lieux où il réside. Seuls de rares « clairvoyants », dont cette femme du village de Ñaban dont l’histoire est racontée ci-dessus, « voient » ou « sentent » leur double « travailler ». Ainsi peuvent-ils le voir venir au secours d’une personne (sous son apparence humaine ou animale) partie en brousse ou au marigot. Un jeune homme du village de Esana raconte un tel épisode : L’autre jour, j’étais allé pêcher en pirogue avec un ami. À un moment, une femelle hippopotame avec son petit nous a barré la route. Alors mon ami a commencé à l’insulter de tous les noms. J’ai essayé de le faire taire. L’hippopotame nous a repoussés dans les palétuviers et nous a coincés là toute la nuit. Ensuite elle nous a libérés. À notre retour au village, il y a une femme

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La personne écartelée qui m’a dit : « ton ami a de la chance que tu aies été avec lui, sinon je vous faisais chavirer et je vous aurais noyés !» 

Sur ce lien ewúúm-humain, les informations restent toutefois contradictoires : la conclusion du récit du cultivateur excédé par l’hippopotame laissait entrevoir que le double de ce dernier, ravageur de rizières, n’était pas innocent. Il est mort, dit-on, de ne s’être pas soumis à un jugement public.

Autel de doubles (Esana, 2007).

Malgré l’affirmation générale d’une précession des siwúúm sur leurs homologues humains, certains cas mettent en scène des doubles manipulés par leur alter humain. Certains clairvoyants ont ainsi des fonctions bien précises, tel ce vieux que les femmes, lorsqu’elles partaient à une pêche collective, se devaient d’avertir afin qu’il écarte de leurs nasses les poissons doubles d’habitants du village. Elles partirent un jour, de très bon matin, sans rien dire. Mais il les a entendues et leur a crié : « Ah ! Vous allez au marigot ? Vous me trouverez là-bas ! » Lorsqu’elles s’apprêtaient à rentrer dans l’eau, un serpent est sorti des herbes et a mordu l’une d’elles. L’action d’un humain sur un double est fréquemment, si ce n’est toujours, médiatisée par l’intervention de yaloor. Chaque ewúúm a un yaloor. Des informations recueillies à ce sujet, aucune théorie définitive et univoque ne se dégage ; yaloor semble intervenir de deux manières : il « se pose » sur le double avec lequel ego a un rapport privilégié ; ou bien s’il s’agit d’un sorcier, son yaloor, sous une apparence quelconque, vient appeler quelqu’un, le désignant ainsi au yaloor d’un double qui

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Chapitre ii l’emportera, quelques heures ou quelques jours plus tard, dans les profondeurs du marigot. Que ce soit par le biais du rêve, de yaloor, de la clairvoyance ou encore de certains ukiin, les relations doubles à doubles laissent toujours place, a priori ou a posteriori, à une intervention de leurs homologues humains. Ainsi cet homme âgé, qui a perdu un œil, explique : « Est-ce que je suis né borgne ? Non, c’est le double de mon oncle paternel qui avait attaqué le mien dans le marigot. Pour sauver mon deuxième œil, ma mère a demandé à l’oncle de faire le kepúulen. » Le monde de beken Dans les exemples fogny et esulelu, nous avons vu que les relations humains / doubles, double/double, etc., s’exerçaient par le biais d’une communauté de résidence, les doubles habitant dans l’enclos ou dans la brousse proche de la maison. Ici, la partition humains/doubles se développe en une partition générale de l’espace : esuk (village) / beken (monde des doubles). Les doubles ne résident pas dans l’espace social des humains, mais c’est cet espace lui-même qui a son envers ou son double dans le monde des siwúúm : bekenabu, où ils vivent regroupés en maisons, par espèces, à l’instar de leurs homologues humains. Ou, plus exactement, l’espace social est démultiplié en autant de « maisons » que les membres de chaque ãk peuvent avoir de doubles. Bekenabu est toujours situé à une certaine distance du village ou des rizières, en forêt ou dans les profondeurs du marigot ou de la mer. Dans ce monde, la relation humain/animal est inversée : Tu vois par exemple un crocodile qui n’est pas un ewúúm : il entraînera sa victime dans les palétuviers où il la mangera. Mais un crocodile ewúúm l’emmènera dans les profondeurs. Làbas, c’est comme sur la terre, ils vivent en famille. Ils sont là comme nous qui sommes en train de bavarder. S’ils t’emmènent, les uns voudront t’épargner, mais les autres refuseront, car maintenant tu les auras découverts. Alors ils t’égorgent et te dépècent comme un animal.

L’inversion de cette relation n’est en fait que le prolongement de l’inversion générale village/brousse. Mais si les doubles kujamaat ne s’aventurent guère dans le village humain, à la différence des sauriens et serpents fogny et esulelu, les humains, eux, ont affaire à la brousse, qu’ils la fréquentent pour pêcher, chasser, ou pour rejoindre des rizières éloignées. Lieu des rencontres sidérantes avec un génie ou un bákiin, lieu d’éventuels guet-apens, lieu d’errance des revenants, la brousse (ou la forêt, le marigot) est toujours inquiétante même pour ceux qui en sont les plus familiers. C’est là qu’interviennent, pour protéger les villageois ou pour s’en défendre, les siwúúm. Les « maisons » de beken sont loin de correspondre à la réalité sociale de la division d’un quartier ou d’un village en siãk. Et ce pour deux raisons qui se conjugent : le ák, unité de co-résidence, ne rassemble pas les membres d’un même lignage ; les cohabitants humains d’un ãk n’ont pas un même patrimoine de doubles. Lorsqu’un homme se marie, on dit que ses doubles vont chercher ceux de sa femme (tout au moins ceux qu’elle possède en commun avec lui) pour les ramener dans leurs maisons communes. Mais cette opération peut être bloquée par d’autres doubles qui auront capturé et retenu prisonnier tel ou tel, ou encore l’auront caché en un lieu inaccessible. S’ensuivent alors des désordres dans la destinée de son homologue humain (stérilité, troubles du comportement). Bekenabu est le lieu où pourraient se lire, de manière topographique, les éléments idéaux d’une harmonie individuelle et collective jamais atteinte. 134

La personne écartelée « Il y a des enfants qui se détachent de leurs parents, qui ne restent pas dans leur ãk. Ils ont un double autre part et ils vont là-bas. Il faut les laisser faire ». Qu’un enfant puisse avoir plus d’affinités avec d’autres parents que ses géniteurs ou ses proches, ce fait psychologique est en quelque sorte légitimé par le système des siwúúm : un double secondaire hérité, par voies diverses, de parents éloignés devient son principal alter ego. L’exemple jamaat complique le schéma des deux premiers cas évoqués plus haut en intégrant au moi des appartenances plus éloignées, mais surtout méconnues a priori. Toutes les histoires de doubles mettent en scène une quête aléatoire, quête de doubles cachés par mauvaise intention, ou errants à la lisière de beken. Identifier et retrouver un double inconnu, source d’afflictions diverses, est une préoccupation courante. D’une union stérile, on commencera par imputer la cause à une dispersion des doubles des conjoints et nous verrons plus loin (chap. iv) que cette quête constitue le travail essentiel des initiatrices au rite kañalen destiné à assurer une descendance à des femmes en mal d’enfant. Tout en recomposant des chaînes de filiation, les théories du double animal proposent un modèle original d’individuation qui s’articule en partie avec les théories de la conception : rappelons-le, un enfant qui naît réincarne le yaloor d’un défunt qui, au terme de multiples épisodes, revient comme awúa. L’enfant peut être porteur de l’awúa de n’importe quel ancêtre du côté paternel ou maternel. Mais le jeu se brouille à nouveau lorsque, échappant à toute logique lignagère, le retour de l’awúa suit la voie de tel ou tel bákiin auquel il était resté attaché. Perdu dans ce jeu complexe d’images en miroir et d’attractions diverses, on pourrait enfin se demander ce que le système des doubles nous dit de la manière dont les Kujamaat se représentent les divisions du monde social. Nous avons assez insisté sur ce point, l’espace jamaat est marqué par une série de déchirements et de morcellements historiques. Thème récurrent des chants de lutte ou de funérailles, la dispersion hante l’imaginaire villageois. Aux anciens conflits s’ajoutent d’autres motifs : la pratique courante du « déguerpissement thérapeutique » (lorsque l’on souffre, soi, son conjoint ou ses enfants, d’une maladie chronique) ; la mort d’un chef de famille avec des enfants jeunes (ils sont partagés et dispersés) ; enfin la guerre de libération nationale qui a engendré de profondes divisions entre ceux qui se sont battus du côté des Portugais et ceux qui ont combattu avec le PAIGC. « Récupérer » un double caché, kidnappé ou errant, faire en sorte qu’il soit pris en charge au bon endroit de beken, autant d’opérations qui visent en quelque sorte à recomposer, dans l’espace des doubles, un espace social ou plus exactement des chaînes de filiation qui, du côté des humains, ont été brisées. Appliquée aux faits kujamaat, la réflexion de Claude Lévi-Strauss : « Le totémisme se ramène à une façon particulière de formuler un problème général : faire en sorte que l’opposition au lieu d’être un obstacle à l’intégration, serve plutôt à la produire »41, pourrait conduire à développer, dans la même ligne ou à son encontre, quelques hypothèses interprétatives. L’intégration, entendue au sens sociologique, se réalise ici par la volonté permanente, sans cesse réaffirmée, de l’unité villageoise, mais aussi des unités de résidence, quartiers, sous-quartiers et siãk. Souvenons-nous de l’interdit évoqué au chapitre précédent pesant sur toute déclaration publique du genre : « je viens de tel village » ou : « toi, tu viens de… ». Dans la vie sociale et rituelle, nous avons jusqu’alors relevé

41. C. Lévi-Strauss, Le totémisme aujourd’hui, Paris, PUF, (1962) 1991, p. 132.

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Chapitre ii maintes occurrences où les liens du sol semblent l’emporter sur les groupes de filiation. Filiation qui peut elle-même être subvertie par les liens de co-résidence puisque lorsqu’un lignage s’éteint, les « adoptés » du ãk en reprennent les rizières et les autels. Face à cette intégration locale, le système des siwúúm permet de recomposer, à travers les segmentations, des appartenances lignagères souvent occultées par les aléas de l’histoire locale. Mais il réintroduit toutes les oppositions séculaires que le système villageois s’efforce, avec tant d’opiniâtreté, de gommer. La littérature ethnologique a peut-être accordé moins d’importance à la question de la résidence qu’à celles de la filiation, de l’alliance ou des systèmes d’appellation. Les matériaux jóola invitent à porter une nouvelle attention à cette dimension où se nouent des liens tout aussi problématiques comme en témoignent par exemple les attaques en sorcellerie entre agnats ou entre belles-sœurs vivant dans un même ãk, ou encore les va et vient entre deux siãk que l’on peut observer dans une lignée de deux ou trois générations. Si tant est que l’idome siwúúm puisse jouer le rôle d’opérateur totémique, ce n’est pas tant en ce qu’il permet d’avoir recours aux divisions des espèces animales mais aux divisions spatiales, ou plus précisément résidentielles, qui structurent un espace autre, celui où les doubles des humains vivraient en harmonie, beken.

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CHAPITRE III « DISPUTES » JÓOLA

Par le terme elob, les Jóola désignent une catégorie de « parole », que l’on serait tenté de qualifier de « lourde » ou de « grave ». Il s’agit non seulement de certaines paroles prononcées en contexte rituel, mais aussi de celles dont la profération met en péril la paix sociale ou familiale. Elob désigne donc aussi, comme c’est le cas dans d’autres langues africaines, tout ce que l’on pourrait traduire par « affaire », « dispute », « conflit », « bagarre », bref toute situation susceptible de donner lieu à un affrontement violent. C’est de cette parole-là que les Jóola disent « qu’elle ne pourrit pas comme une banane ». Il est significatif qu’ils qualifient également de « mensonge » (macalaam) aussi bien la divulgation d’une histoire objectivement fausse que celle d’une histoire vraie risquant de mettre à mal un équilibre politique que l’on sait fragile : dans les deux cas, leur auteur peut être puni par la démolition de sa maison  – ce qui équivaut à un bannissement du village –. « Mentir », « mêler les gens » (kagugujoor), « dénoncer », « avoir la langue mince » (ulèlin usilè) sont une seule et même chose. En cela, on aura compris que elob s’oppose à la parole de sociabilité ordinaire, uwèen, terme que les Jóola francophones traduisent par « jeu », ou encore urèrem, « plaisanterie, bavardage ». Par extension, toute parole rituelle destinée à réparer une faute ou reconstruire une entente menacée relève du registre elob. Louis-Vincent Thomas notait aussi que, parmi les différents termes utilisés pour désigner une « confession » publique ou privée, elob est réservé à celle qui concerne une « violation d’interdit sexuel, des atrocités, un vol de riz, de miel ou de rizières ». L’importance que les Kujamaat attachent à débusquer la moindre « parole » risquant de porter atteinte à l’entente minimale nécessaire à la cohabitation ou au travail en commun est évidemment à mettre en rapport avec les caractéristiques de leur organisation sociale. Loin de générer de la solidarité, le principe d’égalité formelle qui régit les rapports entre villageois exacerbe non seulement les comportements de dissimulation, mais aussi l’inquiétude éprouvée par chacun quant aux intentions des autres et à l’image que les autres ont de ses propres intentions. Souvenons-nous du récit de Jukunta, le sculpteur de tambours à lèvres. Le sens vieilli du terme « disputes » ou « disputations » pourrait aussi bien s’appliquer à ces interminables investigations qui émaillent un rite sacrificiel, une interrogation de mort, ou toute autre réunion publique lorsqu’il s’agit de qualifier la nature de la faute commise par tel ou tel, l’acceptation ou non, le cas échéant, du mode

. Cf. N. diatta, Proverbes jóola, op. cit., p. 255. . Deux autres catégories de parole sont également distinguées : sicukesu, ‘‘parler en secret’’ et ujamoral, ‘‘se concerter’’. . l.-v. thomas, Les Diola, op. cit., p. 293. . Ces prémisses qui orientent les réflexions d’a. weiner sur la dynamique de l’échange trobiandais, nous pourrions les appliquer à toutes les catégories d’interaction sociale en milieu jóola (La richesse des femmes ou comment l’esprit vient aux hommes, Iles Trobriand, Paris, Éditions du Seuil, 1983, p. 229‑245 (trad. fr. de Women of Value, Men of Renow : New Pespectives in Trobriand Exchange, London, University of Texas Press, 1976).

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Chapitre iii d’énonciation de l’aveu, le degré d’implication des proches. Tout observateur assistant à ce genre de débat collectif ne peut qu’être frappé par le pointillisme, la lenteur, le caractère répétitif des énoncés. Personnages, situations, paroles rapportées, événements  – liés de près ou de loin à l’affaire en question –  sont développés dans leurs moindres détails. Pourquoi ces détours, ces retours en arrière, ces redites lassantes ? À y regarder de plus près, on s’aperçoit en fait qu’il ne s’agit jamais de répétitions à l’identique, ne serait-ce que par la qualité et la position des différents locuteurs qui, se succédant, apportent leur caution à la version énoncée, les précisions contextuelles qu’ils ajoutent, etc. Dans le premier chapitre, nous avons évoqué deux modes d’ajustement des relations entre villages et quartiers : la guerre et la circulation de rituels collectifs mettant en jeu tour à tour l’affrontement et le rassemblement des différentes parties. Ni l’un ni l’autre de ces modes ne peut concerner des gens liés par la parenté. Non seulement les interdits relatifs à toute forme d’écoulement sanglant y sont redoublés, mais on refuse même la mise en scène d’un affrontement ludique entre parents. C’est pourtant dans le champ de cet « entre-soi » que les tensions sont les plus dévorantes et les haines les plus tenaces. En milieu jamaat, bon nombre de décès sont imputés à ces « affaires de famille » qui surgissent au grand jour lors de deux moments bien précis : le bataalen (que nous appellerons provisoirement « jugement public ») et le kasaab (interrogation du mort). Deux moments lors desquels, au cours d’investigations tout aussi minutieuses que dirigées, il s’agit à la fois de réaffirmer certaines normes de la vie sociale et de désamorcer les risques d’un éventuel cycle de violences. De ces « disputes » traitant d’affaires qui ne peuvent plus être contenues dans le secret du ãk ou de la maison, nous donnerons quelques exemples. Chacune pourrait être résumée en quelques mots mais, afin de donner un aperçu des tours et des détours qu’emprunte la parole destinée à les élucider, je préfère ici livrer quelques moments de ces débats publics. I. Un « jugement public » : une affaire entre agnats et utérins Ce que, faute de mieux, j’appelle ici « jugement public » n’est pas chose fréquente et celui auquel j’ai assisté remonte au mois de janvier 1990. Un matin, jour de íyéy, tous les adultes de Esana étaient convoqués sur l’une des places du quartier de Utem pour assister au procès qui opposait l’un des leurs à quelques-uns de ses cousins et camarades d’âge. L’affaire jugée (une fausse accusation de vol) remontait à trois années en arrière. Dans le rôle du principal accusé, l’homme, que nous appellerons Ãpa, était gravement malade ; l’un de ses enfants et son frère également. Au cours des deux années précédentes, le petit groupe qu’il forme avec ses complices avait perdu trois enfants, dont la mort avait déjà été imputée à l’ « affaire » en question. C’est cette série de malheurs qui les avait conduits à accepter l’épreuve judiciaire du bataalen, dont je propose ci-dessous de suivre les minutes.

. Le íyéy, 6e et dernier jour de la semaine jóola, est réservé aux activités rituelles et sacrificielles collectives. Les villageois en profitent pour s’adonner à diverses activités (réfection des clôtures, corvées de bois, etc.), mais personne ne doit travailler dans les rizières.

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“Disputes” jóola Sur la signification exacte du terme bataalen, je n’ai pas pu recueillir d’explication plus précise. À s’en tenir aux procédures judiciaires du droit occidental contemporain, il s’agirait là d’un bien curieux procès. Le principal accusé « avoue » dès les premières minutes ; les accusés, avant même de comparaître, ont déjà très lourdement payé leur faute. Et voilà que, derrière une affaire de vol de viande et de fausse accusation, se juge un problème de droit foncier. Bien que le bataalen n’atteigne pas la dimension dramaturgique d’un rituel judiciaire tel le mutere kukuya, auquel Pierre Bonnafé a consacré tout un ouvrage (Nzo lipfu, le lignage de la mort), on pourrait tout aussi bien se demander à son propos : « qu’est-ce que cette cérémonie dont l’issue est connue de tous et qui découvre quand même un criminel ? ». L’organisation et le déroulement d’un bataalen pose une série de questions : est-ce la nature de l’affaire, des relations entre parties impliquées ou encore le fait d’avoir épuisé tous autres modes de règlement qui oblige ces parties à s’y soumettre ? Que juge-t-on au juste des actes ou de leurs auteurs ? Qui va mener l’accusation ?

Les principaux protagonistes du procès

Du côté de Ãpa sont également sur la sellette ses germains paternels Jagasa, Acun et Bumisa, ainsi que Jilãpen, un de ses camarades d’âge mais habitant le même sousquartier que Ati. Trois « affaires » vont être soulevées tour à tour. La première (une fausse accusation de vol de viande de biche proférée par Ãpa à l’encontre de Ati) aurait pu être assez vite réglée, si elle n’en engageait pas deux autres : l’une relative au droit de

. Le R. P. Wintz (Dictionnaire français-dyola et dyola-français, précédé d’un essai de grammaire, Abbeville, Paillard, 1909), sous l’orthographe batalle, traduisait : « discorde, plainte », mais on retrouve aussi en Jóola fogny le verbe ebaat, « jurer, maudire » (cf. j. d. sapir, A dictionary of the Kujamaat-Jóola language, en collaboration avec M. Bara Goudjabi, Amang Badji, Kalilou Badji et Chérif Afo Coly, http://etext.virginia.edu/african/Kujamaat). . P. Bonnafé, Nzo Lipfu, le lignage de la mort. La sorcellerie idéologie de la lutte sociale sur le plateau kukuya (“Recherches oubanguiennes” 5), Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative, Université de Paris X, 1978, p. 86.

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Chapitre iii récolter sur les palmiers de ses oncles maternels ; l’autre relative à la pratique des « mauvais sacrifices » (sacrifices de vengeance personnelle). Les deux premières affaires, mettant en scène toutes les facettes du conflit de Ati avec ses ses oncles et cousins maternels, seront développées tout au long du procès. La troisième affaire, soulevée par une belle-sœur de Ãpa, le « mauvais sacrifice » que Ãpa et ses frères seraient allés effectuer, ne sera pas jugée, l’assistance s’y opposant. Installation Contrairement à ce que l’on pourrait attendre dans la mesure où hommes et femmes y sont conviés, le procès ne se déroule pas sur l’une des places publiques ukul, mais devant une annexe villageoise du bákiin de l’initiation masculine (Kareñ). Ce que nous pouvons dire pour l’instant relativement au choix de ce lieu, c’est qu’il est dicté d’une part par le statut social commun aux protagonistes  – initiés et mariés –  et de l’autre, par la nature du conflit (le problème foncier qui va se profiler en arrière-plan des premiers chefs d’accusation). Nous réservons à un chapitre ultérieur le soin de développer les implications de cette association initiation/accès aux terres, ne retenant ici que cette inscription initiale des débats dans cet espace sacrificiel.

Devant le petit enclos qui délimite l’espace central du bákiin, contenant les éléments qui en constituent l’« autel » (bâton fourchu, trou, canaris), deux troncs d’arbre équarris servent de banc : sur l’un s’installe le détenteur du bákiin, les responsables des principaux ukiin du village, et en face, l’assistant qui fait office de sacrificateur, d’autres responsables et quelques chefs de famille. En arrière, de part et d’autre, les protagonistes : Ati, assis sur un tabouret et, en face, les accusés dispersés « pour qu’ils se puissent se concerter », les membres de leur famille et le groupe des femmes. Ãpa est le seul homme assis à terre. Tous les adultes mariés du quartier sont non seulement invités, mais tenus d’assister à cet événement. L’assistance (plus de deux cent personnes) prend place sans trop tarder, les hommes assis sur leur petit tabouret, les femmes accompagnées de leurs jeunes enfants, sur une natte posée à terre. Les « accusés » ont aussi apporté de gros bidons de vin de palme déposés à côté du bákiin. Le second, assistant du détenteur de l’annexe, en prélève dans un canari où il puise pour verser quelques libations de vin de palme à 140

“Disputes” jóola l’intérieur de l’enclos. Il prononce les paroles rituelles qui ouvrent ordinairement tout sacrifice. Le silence s’installe dans une ambiance tendue. Apparemment, l’ordre des prises de parole n’est pas codifié à l’avance, pas plus que ne sont désignés les orateurs habilités à intervenir. Ce qui n’empêche que le déroulement de la parole suive ici un mode extrêmement spécifique, tant dans la succession des interventions que dans la rhétorique qu’elles mobilisent. Les premiers à parler sont les plus proches de l’accusé (Ãpa), Ãpa lui-même, puis la victime de la fausse accusation, Ati. À partir de la quinzième prise de parole, aucun des accusés ne pipera mot. Personne ne prendra leur défense, pas plus qu’ils ne l’auront fait eux-mêmes. Dans la dernière partie du procès, la parole est essentiellement aux femmes (tantes, mère, belle-sœur) : ce sont elles qui orientent toute la fin de la discussion. Elles font éclater le cadre relativement formel où se trouvait enserrée la discussion, laquelle aurait pu s’arrêter beaucoup plus tôt. Comme on le verra, les responsables d’ukiin interviennent relativement peu, se limitant, à l’exception de quelques questions destinées à recentrer le débat, à quelques récapitulations et recommandations. Minutes du procès 1er acte - Qui a volé la viande de biche ? : des premiers aveux refusés Les premiers à prendre la parole sont les proches, parents ou amis de Ãpa. Pris par l’urgence d’affirmer immédiatement leur innocence et de régler l’affaire au plus vite, ils pressent Ãpa d’avouer. Ce que celui-ci fait immédiatement et à trois reprises, mais en enchâssant cet « aveu » dans une forme d’énonciation visant à laisser supposer que l’aveu n’est proféré que pour mettre un terme à l’affaire. Cette figure rhétorique est immédiatement refusée et dénoncée autant par ses parents que par ses amis. Pour l’assistance, Ãpa refuse encore de reconnaître qu’il est coupable du vol de viande. Le premier à prendre la parole est Jagasa, l’aîné des frères de Ãpa. Comme tous ceux qui la prendront après lui, il reste assis à sa place. Le dispositif initial (l’installation dans un espace sacrificiel) semble suffisant à donner à sa parole le statut de elob et donc à garantir qu’il ne la profère pas à la légère. Jagasa : Je n’étais pas au village lorsque le problème a éclaté. C’est à mon retour de Ziguinchor que j’ai trouvé cette histoire. Quand Ãpa est tombé malade, ainsi que son enfant, il est allé voir Ati pour lui demander de lui faire le kepúulen*. Ati lui a répondu : « Vous avez dit que c’est moi qui ai volé la viande. Comment se fait-il que ce soit moi qui doive faire le kepúulen ? ». « Il faut le faire de toute façon », lui a dit Ãpa. « Quand mon enfant se sera relevé, on se réunira pour régler le problème. » * Le kepúulen est un geste rituel qui consiste à souffler en pulvérisant sa salive sur la personne que l’on veut protéger ou délivrer d’un mauvais sort. Omniprésent dans la pratique cultuelle comme geste inscrivant le sacrifiant dans l’espace de protection d’un bákiin, il acquiert un pouvoir spécifique en cas de conflit entre individus. L’offensé, sollicité par

. Nous détaillerons dans le dernier chapitre ces modes d’invocation.

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Chapitre iii l’offenseur, mâche la noix de bukunum (capera procera) dont il lui recrache la pulpe au visage. Ce geste doit « effacer de la bouche dont elle est sortie » la parole d’imprécation de l’offensé et suspendre l’affaire jusqu’à ce qu’elle soit jugée publiquement. En l’occurrence, puisque Ati était dit être le voleur de viande, c’est lui qui aurait dû implorer Ãpa de lui faire ce geste.

Un ami de Ãpa : Ãpa ! il ne faut pas dissimuler le problème. Si c’est toi qui a pris la viande, il faut dire la vérité. Tu vois tous les gens qui sont assis là ? Même les vieux ont laissé leur travail pour venir vous écouter. Il ne faut pas avoir honte, ni peur de dire la vérité. Personne ne va te frapper. Si c’est toi qui as fait la chose, il faut dire : « oui, c’est moi ! »

Ãpa (à son ami) : C’est moi qui avais tué la biche. On en avait grillé une partie avant de repartir. Je vais donc dire la vérité : c’est moi qui ai pris la viande qui restait. Je le dis pour régler une bonne fois la question.

L’ami de Ãpa : Non, il faut dire la vérité ! Tu es déjà malade. Il faut dire la vérité, il ne faut pas avoir honte, car tu sais que je jour où je mourrai, ou bien le jour où toi tu mourras, si toi ou moi n’avons pas de pagne à donner, nous n’aurons pas honte de nous présenter au Ukuhañor* pour dire : « je n’ai rien pour toi ». * Ukuhañor, synonyme de ukul : place où est construite l’estrade sur laquelle est exposé le mort avant d’être enterré. Les amis proches du défunt offrent en général un pagne funéraire qu’ils déposent devant l’estrade. Tu dois dire la vérité, tu ne dois pas avoir peur. Moi je sais que tu es malade, tout le village le sait. Tu n’as pas cultivé tes rizières cette année à cause de cette maladie. Ton frère aussi est malade, il n’a pas cultivé non plus. Il faut dire la vérité. Tout ce qu’il y a dans ta tête, il faut le dire devant tout le monde. Je sais qu’aujourd’hui, il est rare que les gens aillent récolter du vin de palme au même endroit ; ce que vous avez fait en allant récolter ensemble, c’est pourtant ce que nos pères et nos grand-pères nous ont toujours dit de faire. Et si, récoltant ensemble, vous tuez une biche, vous devez la partager comme ils nous l’ont dit aussi. Toi tu es malade ; si tu meurs, ton frère ne pourra pas récupérer tes enfants, car il ne pleut pas. Il n’y a pas de riz, les gens ont faim. Quand les enfants voient leur papa venir, ils courent vers lui et voilà que celui-ci n’a rien à leur donner… Tu dois dire la vérité. Si tu meurs, tu vas laisser tes enfants à Acun et à Jagasa, tes frères. Avec la famine, les enfants n’auront pas de quoi manger et les gens de Esana diront que Acun et Jagasa n’ont pas voulu s’occuper de tes enfants. Acun qui est aussi gourmand que moi, est-ce qu’il peut donner à manger à tes enfants ? Tu sais que si ce jugement devait se faire à Bukekelil (autre sous-quartier de Utem), je n’y serais pas allé, et je n’aurais pas parlé, car tu n’es pas venu m’avertir. Je n’aurais pas parlé. Mais puisque c’est ici, chez moi, je fais comme à chaque fois que je trouve des gens en train de parler, je parle !

(L’ami ne peut s’empêcher de plaisanter. Il reconnaît d’ailleurs être ihEkobil : « quelqu’un qui ne peut retenir sa langue ».)

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“Disputes” jóola Ãpa : J’ai dit que c’est moi qui ai volé la viande, parce que je suis le seul à être malade. C’est pour cela que je suis allé trouver Ati pour lui demander de me pardonner. Si je n’avais pas pris la viande, est-ce que je serais malade ? Non. Donc c’est moi. Si ce n’était pas moi, je ne serais pas malade. C’est moi qui ai tué la biche, et nous en avions gardé une partie. J’ai été le premier à accuser Ati d’avoir pris la viande, alors que c’était moi.

2e acte - L’instruction de l’affaire par Ati Tout le monde sait à ce moment-là que cet aveu formel, même s’il avait été sincère, n’aurait pu être accepté tant que la lumière n’aurait pas été faite sur toutes les causes et les conditions de ce vol de viande, mais surtout de son corollaire, l’acte qui a véritablement déclenché l’affaire, la fausse accusation à l’encontre de Ati. C’est ce dernier qui va mener cette deuxième partie du procès, déroulant sa propre histoire et les raisons de son amertume et de sa colère. Ati : Moi, je récoltais avec Kubelebe (son frère). Chaque fois que j’allais dans mes palmiers où je récoltais, je ne trouvais rien. Et je suis trop jeune pour aller demander à d’autres du vin chaque fois que j’en ai besoin. J’ai donc décidé d’aller trouver quelqu’un pour lui demander de me céder une partie de ses palmiers à récolter. Mon grand-frère m’a dit : « Vas-y ! Si tu vas là-bas, tu pourras nous donner du vin à boire ». Au retour des rizières, la nuit, je suis allé chez mes oncles maternels et j’ai appelé Acun. « Acun, appelle ton frère, Ãpa. Je viens vous demander où vous récoltez, parce que là où je vais, les palmiers ne donnent rien. Je voudrais récolter avec vous, et nous rentrerions ensemble au coucher du soleil. » Acun m’a répondu : « Mon frère, c’est cela que tu es venu nous dire ? Ces palmiers, tu peux y venir récolter comme bon te semble, et toi tu viens nous demander l’autorisation ? — Non, je devais vous avertir. » Il m’a dit : « Les palmiers n’appartiennent à personne ; tu arrives sur place, tu récoltes. — Oui vous êtes mes oncles mais je devais vous avertir avant d’y aller. Je sais par exemple que si quelqu’un venait dans mon champ, moi je ne serais pas content. Si un de mes neveux venait pour récolter*, où irais-je ? » * Il est de coutume que les neveux utérins puissent récolter dans les palmeraies de leurs oncles maternels (et de leurs cousins maternels croisés) sans avoir à demander leur accord. Mais ce principe ne va pas toujours sans poser de problèmes. Ati avait donc pris toutes les précautions nécessaires. Le lendemain donc, je suis allé récolter et ce jusqu’à la fin de la saison. J’ai fait de même l’année suivante. La troisième année, je suis tombé d’un palmier. Buyre (neveu de Ati) était venu un jour me chercher pour aller pêcher du poisson au filet. Et nous étions partis avec Acun, et nous avons ramené du poisson. Au retour nous avons gardé les poissons, et puisque le lendemain était un jour de íyéy, nous avions décidé d’aller troquer des palmistes au marché contre d’autres poissons, afin d’en avoir suffisamment pour le lendemain. Nous sommes allés chercher des palmistes et c’est ce jour-là que je suis tombé du palmier. Ãpa ! écoutes bien ce que je vais te dire. Quand Ãboya a envoyé ma mère me dire d’aller chez toi, je n’y suis pas allé. Elle l’a encore envoyée et je n’y suis pas allé. La troisième fois, je ne suis toujours pas parti. C’est ce jour-là que tu es venu à la maison pour me demander de te faire le

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Chapitre iii kepúulen, et je l’ai fait, car je n’étais pas fâché contre toi, mais fâché parce que l’on m’avait accusé d’avoir pris la viande pour mon enfant. Je voulais d’abord que tu me dises qui a pris la viande. C’est pourquoi au début, je ne voulais pas te faire le kepúulen. Dès que tu me diras qui a pris la viande, je te pardonnerai définitivement, et nous mettrons un terme à cette histoire. Il faut dire clairement qui a pris la viande, mais il ne faut pas dire : « Il y a ceci, il y a cela… ». Les gens ne peuvent pas comprendre ce que tu veux dire, et tous ceux qui sont assis là ont laissé leur travail pour nous écouter. Donc, si tu t’expliques clairement, nous saurons la fin mot de l’histoire, et qui t’a dit : « C’est moi qui ai pris la viande. »

Acun : Ati ! Ãpa a dit que c’est lui qui a pris la viande. Puisqu’il le reconnaît, il faut lui pardonner, afin que son enfant et lui même retrouvent la santé, et que l’affaire soit terminée !

Buyre (neveu de Ãpa) : Ati, il ne faut pas me parler du problème de la biche, car je n’étais pas là à ce moment. C’est lorsque tu es tombé du palmier que j’étais là. Le problème de la biche ne me concerne pas, c’est un problème qui vous concerne. Moi je n’en fais pas partie.

Si Buyrè, cité par Ati, prend bien soin de rappeler qu’il n’est pas mêlé à l’affaire du vol de viande, c’est qu’il sait  – et le déroulement du procès le prouve –  à quel point toute parole peut se retourner contre son locuteur. Ãpa : Ati ! Je t’ai dit que c’est moi qui ai pris la viande, alors je ne vais pas mentir en disant que c’est Bumisa. Non, c’est moi.

Jañak : Ãpa ! Il faut parler correctement pour que vous puissiez vous comprendre. Pour Ati, tu ne dis pas la vérité, mais tu dis ce que tu dis uniquement pour que l’affaire cesse.

Une femme : Oui, tu dis cela pour en finir… Et puis, tu t’es vu avec ton bonnet ! C’est vraiment vilain la façon dont tu portes ton bonnet ! D’ailleurs, toi même, tu es franchement vilain ! Ati ! tout le monde est venu vous écouter. Il faut être clair, pour que cette affaire soit réglée une bonne fois. Tout le monde est là pour cela. Ce problème doit se régler car nous sommes tous du village de Esana. Nous avions eu une histoire avec les gens de Yutu, mais elle a été réglée. À plus forte raison, nous qui sommes du même village, nous devons régler ce problème. Nous avions même demandé des excuses aux Blancs, et ils ont fini par nous excuser*. Ce que nous avons fait avec d’autres, nous devons le faire à plus forte raison entre nous, qui sommes tous Jóola. * La femme fait allusion à la guerre de libération contre les Portugais. À leur arrivée dans un village, à titre d’intimidation, les Portugais fusillaient quelques villageois, ou encore les brûlaient au milieu d’une botte de paille. Tous les habitants étaient alors obligés d’aller implorer pitié.

Un homme : Ati, il faut revenir sur ce que tu disais tout à l’heure à propos de la récolte de vin. D’après ce que tu as dit, sur ton terrain, tu ne faisais pas de bonne récolte ?

Le dernier aveu de Ãpa (à partir de ce moment-là, il ne pipera plus mot) n’a pas eu plus de succès que les précédents. Le dernier intervenant tente d’orienter le 144

“Disputes” jóola débat vers la véritable affaire, celle de la récolte des palmiers, mais Ati n’en a pas encore fini avec celle de la fausse accusation et de la profonde blessure qu’il en a éprouvée. Il va enchaîner sur son deuxième grief : Ãpa lui a interdit de récolter les palmiers que lui (Ati) avait préparés. Ati : Voilà ce qui m’a mis en colère : l’an passé, je prêtais mon fusil pour chasser la biche. Quand il y avait de la viande, on se la partageait, et les chasseurs me réservaient une partie supplémentaire. J’ai toujours refusé cette part, parce que le fusil, c’est mon père qui me l’a donné pour chercher de la viande. Je ne voulais pas prendre plus de viande que les autres.

(Ati refusait de prendre « la part du fusil ») En ce temps-là, je ne volais pas de viande ! Et voilà que vous vous êtes mis à m’accuser d’avoir volé. C’est cela qui m’a mis en colère. Je voudrais que celui qui a pris la viande se prononce clairement. Uyawobolal est mon petit frère : s’il a besoin de viande, il peut venir chercher mon fusil et partir chasser. À son retour il me ramène le fusil et prend la viande. Le fusil, c’est comme une marmite (i.e. : cela se prête). Quand je suis venu pour la première fois récolter avec vous, c’est ce jour que vous avez tué la biche. Nous nous sommes partagé la viande, et ensuite, vous m’avez accusé d’avoir emporté le reste. Et c’est toi-même, Ãpa, qui as dit avoir vu les traces de mes sandales, comme celles que je porte aujourd’hui ! Ces sandales là, quand je suis venu récolter, je les avais oubliées dans la voiture de Kayo, et depuis je n’en portais plus ! – Rires

dans l’assemblée –

Et c’est encore toi qui dis que tu as vu les traces de pied de mon fils, qui m’aurait aidé à porter la viande à l’endroit où je l’aurais cachée ! Ãpa, tout ce que tu dis est faux ! Comment aurais-je pu aller récolter, retourner à la maison chercher mon fils, et repartir encore jusqu’aux palmiers où nous récoltions pour aller chercher la viande ? Ãpa, tu m’as dit d’arrêter d’aller récolter avec vous à cause du vol de la viande. Mais ce n’est pas cela. Il fallait me le dire ouvertement : il fallait venir chez moi, et me demander d’arrêter de récolter, tout comme moi, je suis allé chez vous pour vous demander de récolter sur vos palmiers. J’étais si fâché que j’en ai pleuré en rentrant chez moi. Le lendemain après cette histoire, je suis allé débroussailler le champ de ma mère. Au retour, j’ai trouvé Ãpa sur le palmier que j’avais préparé. Il m’a demandé d’attendre pour boire avec eux. J’ai refusé, parce que c’était les palmiers où je récoltais. Quand il m’a dit de prendre du vin, je lui ai répondu : « Ça va, je suis un peu pressé, je vais au marigot. » Je ne voulais pas boire ce vin, celui des palmiers que j’avais moi-même préparés. Kuyendimo nous a rencontrés là-bas : « Ati ! Tu es là ? – Oui. – Tu as préparé des palmiers ? – J’ai arrêté depuis hier. – Pourquoi ? ». Alors je lui ai expliqué ce qui s’était passé : « Mes frères ont dit que c’était moi qui ai volé la viande, et j’ai crié : ah bon, c’est moi qui ai volé la viande ? ». Il m’a dit : « Ce que vous avez fait hier, c’est mauvais. » Et lorsque je suis tombé du palmier, c’est Ãpa qui avait mon fusil. Il l’a gardé jusqu’à ce que je revienne de Bissau.

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Chapitre iii Ãpa, est-ce que ce jour-là vous aviez récolté beaucoup de vin ? Jilãpen avait rapporté un litre, et toi, un tout petit peu, dans un petit canari. C’est parce que vous étiez fâchés, en m’accusant d’être le voleur. S’il y avait eu suffisamment de vin, est-ce que je serais parti ailleurs pour en boire ? Quand je suis arrivé à l’autre emplacement de récolte, j’ai vu les traces du vélo d’Akesue. J’ai demandé où il était. Vous m’avez répondu qu’il était reparti chez lui. Je vous ai dit que j’étais venu lui demander du vin. Vous m’avez dit alors : « Ah bon, c’est le vin de Akesue que tu veux boire, et pas le nôtre ? – Non, je disais cela seulement parce que j’avais vu les traces de son vélo. Donnez-moi donc du vin ».

En empêchant Ati de récolter les palmiers qu’il avait préparés, Ãpa a fait fi de cette règle générale qui veut que seul le travail donne droit à la consommation. Préparer les palmiers est une tâche assez ingrate qui consiste à nettoyer le tronc, couper les palmes pour atteindre la cime de l’arbre, là où le récolteur commencera à les inciser. Mais pour Ati, cette usurpation a une autre dimension que les détails annexes (le fusil prêté, le refus de boire le vin proposé par Ãpa) mettent en relief : la profonde déception d’un neveu bafoué chez des maternels qu’il respectait et en lesquels il avait toute confiance. Ati glisse d’ailleurs à cette occasion que c’est avec le fusil qu’il lui avait prêté que Ãpa a tué la fameuse biche. Ãpa n’ayant plus rien à dire, l’un de ses comparses, Jilãpen, tente de se dédouaner. Son insistance montre qu’il suppute déjà l’opinion qui prévaudra à son égard à la fin du procès. Jilãpen : Ati ! Il faut tout raconter. Est-ce qu’à ce moment-là je n’ai pas dit quelque chose ?

Ati : Jilãpen, moi j’étais là, à côté de moi, Ãpa, et toi à côté de lui.

(Il trace le plan sur le sol) Quand Ãpa m’a dit d’arrêter de récolter, toi tu m’as appelé, et tu m’as dit que puisque les autres voulaient que j’arrête, c’est que c’était bien moi qui avais pris la viande. Donc je n’avais qu’à m’arrêter de récolter. Toi, Jilãpen, tu suivais la parole de Ãpa. Alors, je t’ai dit : « Jilãpen, nous sommes tous les deux nés à Nyakelen. Et toi, au lieu de m’aider, tu aides ceux qui sont d’un autre quartier ! Quand tu m’as retrouvé ici, tu devais au moins te taire. » Et tu m’as répondu : « Non, je vais parler ! » N’est-ce pas ce que tu m’as répondu ?

Jilãpen : Oui, mais il y a des gens qui disent que c’est moi qui ai créé le problème. Moi je dis que non. Car Ãpa t’avait déjà dit d’arrêter de récolter.

3e acte - Première tentative de clôture Celle-ci est tentée par le deuxième second du roi, faisant office d’intérimaire depuis le décès du précédent roi (nous l’appellerons par commodité « vice-roi »). À ce titre, il a hâte que le procès finisse : d’autres sacrifices l’attendent en ce jour de íyéy, et il prend les devants, anticipant les conclusions, en particulier les conseils et les exhortations publiques destinées à éviter tout rebondissement. Cette tentative échoue. Contre l’avis de ceux qui, parce qu’ils sont proches de Ãpa ou parce qu’ils 146

“Disputes” jóola sont pressés, voudraient clôre rapidement la discussion, Ati poursuit sa narration en revenant encore une fois sur l’amertume d’avoir été traité d’étranger et de voleur par ses cousins. Ulãgebe : Sisana ! Vous entendez ce que disent les enfants ? L’enfant là (Ãpa) demande des excuses à son neveu, en reconnaissant qu’il a tort. Et tous les vieux de Esana sont là, ils ont laissé leur travail pour venir écouter. Le voleur, quand il va prendre quelque chose, il y va rapidement. Tu vas, tu prends, tu reviens… Et toi, tu accuses ton frère en disant que c’est lui qui a volé, alors que tu sais que ce n’est pas lui ? Et tu crois que cela va lui plaire ? Ati n’a pas pris la viande, il était en colère : il fallait que quelqu’un en meurre pour qu’il soit satisfait. Mais comme vous êtes tous de Esana, il fallait que vous vous pardonniez. Eh, les femmes ! Maintenant on va se séparer, mais il ne faut pas qu’une fois arrivées chez vous, vous insultiez Ãpa en le traitant de « filo de puta » (en créole) ! Si vous le faites, ce ne sera pas réglé. Les femmes ! vous entendez ? Il ne faut plus parler de cette histoire !

Jagasa : Ulãgebe, tu sais bien que c’est toujours comme ça. Quand tu crées un problème, tes parents vont t’insulter. Mais à cause de cela, tu ne vas pas encore faire une autre histoire.

Le détenteur du bákiin Kareñ : Jagasa, ce n’est pas cela. Il ne faut pas que nous retournions aux problèmes de nos ancêtres. Il faut qu’on avance. Si Nyesewey* insulte Ãpa, est-ce qu’elle va pouvoir repartir débroussailler dans les mêmes champs, cultiver et apporter du riz pour donner à ses enfants ? Ce sera vraiment difficile ! * Nyesewey est la mère de Ati, tante paternelle de Ãpa. Elle a hérité d’une part des rizières de son père qui jouxtent celles de Ãpa.

Ulãgebe : Ãpa ! Comment peux-tu reconnaître les traces de quelqu’un qui est passé, surtout avec des chaussures ? Quand quelqu’un va voler, il porte des chaussures justement pour qu’on ne puisse pas reconnaître la trace de ses pieds ! Et toi tu arrives à reconnaître la trace des chaussures de Ati ! Avoir traité ton frère de voleur, c’est mauvais ! Ne te fâche pas pour mes façons de parler. Je te donne un bon conseil parce que tu es malade. Tout le monde l’a dit, ce que tu as fait, cela mettrait en colère n’importe qui. Ati a raison.

(Ulãgebe ne résiste pas au plaisir de revenir sur cette histoire de traces, dont il est certain qu’elle lui attirera un petit succès dans l’assemblée). Ati : J’avais appelé Ayamakel, la femme de Ãpa : « – Ãpa n’est pas là ? – Si, il est là. – Dis-lui de venir, nous allons discuter chez Acun. – Non, m’a-t-il dit, je vais au marigot. On ne va pas reparler de ce problème. Nous t’avons dit d’arrêter de récolter, c’est fini. »

Le détenteur de Kareñ : Acun ! C’est à toi de parler maintenant.

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Chapitre iii C’est la première fois que ce responsable intervient pour donner la parole. Mais à la place de Acun, c’est sa tante paternelle, Atiiryo (tante maternelle de Ati) qui la prend. Acun en est presque soulagé : fortement impliqué sans avoir jusque là été directement pris à parti, lui non plus ne dira mot jusqu’à la fin. C’est aussi à partir de ce moment qu’après avoir laissé parler leurs fils, mari et neveux, les femmes vont intervenir pour exposer au public la réalité interne de relations de parenté fort éloignées, dans le cas présent, de l’irénisme idéalement souhaité. Atiiryo (tante maternelle de Ati) : Vous connaissez Janten. Janten a mis au monde Jikun, Katenjol, Nyesewey, puis moi, ainsi que Abaya. Nous que vous voyez ici, nous sommes tous de la même famille. Nous devons donc savoir que nous sommes tous les mêmes et que celui-ci ne devait pas cesser de récolter le vin à cet endroit. Moi telle que vous me voyez, je ne peux pas dire à quelqu’un de quitter un champ où sa maman, ou bien ma maman cultive ! Ati est venu vous demander s’il pouvait récolter sur vos terres, et vous lui dites d’arrêter à cause d’un problème de viande de biche ! Puisqu’il récoltait avec vous, vous ne deviez pas l’empêcher de continuer car vous êtes tous des frères ! Dès que quelqu’un commence le travail des palmiers, c’est lui qui doit récolter. L’année suivante, personne d’autre ne doit récolter à sa place. C’est toujours à lui de le faire. Ãpa, tu ordonnes à ton frère d’arrêter de récolter, alors qu’il a préparé les palmiers. Et toi, dès que tu lui as dit ça, tu montes sur ses palmiers, tu prends le vin pour le donner à boire à ta femme, ou bien pour l’échanger au marché, et tu coupes les palmistes pour faire de l’huile de palme ! Lorsque les palmistes étaient mûrs, tu pouvais au moins lui laisser les couper pour avoir de l’huile, mais tu ne l’as même pas fait. Tu crois que c’est bien ce que tu as fait ? Vous avez fait cela parce que Abaya n’était pas là. Sinon, on vous aurait dit une chose que vous n’avez jamais entendue (i.e. une insulte grave, dont on a du mal à se remettre) ! Ati, Ãpa, vous qui êtes là devant le ubiyèw (annexe du bákiin), vous êtes des frères. Puisque Ãpa ne veut pas écouter ce qu’on lui dit, toi, pardonne-lui pour mettre un terme à cette histoire. Ati, on va se séparer, excuse-moi. Les gens sont assis là. Un homme qui pleure, pensez-vous que ce soit pour rien ? Non, un homme pleure soit parce qu’on l’a frappé, soit parce qu’il a perdu son enfant. Lorsque nous avons parlé, tu as pleuré pendant une semaine. Je te demande de m’excuser. Tu ne veux pas que tous les enfants de tes frères meurent ? Il faut nous excuser.

Atiiryo précise et insiste sur les liens de parenté qui unissent Ãpa et Ati. Le conseil qu’elle donne à Ati  – même s’il ne veut rien savoir, excuse-le puisque c’est ton frère –, elle en donne un exemple en demandant elle-même des excuses, en se rangeant formellement dans le rang des accusés, au nom de la préservation de la paix à l’intérieur de la parenté. La crainte, terrible et justifiée, du conflit entre cousins, Ajaamo, la mère de Ãpa, l’exprimera elle aussi un peu plus tard. Ati (à Atiiryo et à Acun) : Quand je revenais un jour de Santa Maria, ce n’est pas toi, Acun qui m’avait demandé de porter le vin de palme pour aller au kãdõg (bákiin de la forge) ? C’est parce que tu n’as pas de neveu que tu m’as demandé de porter la gourde ? Ce qui m’a fait mal, c’est que vous n’ayiez

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“Disputes” jóola pas respecté votre parole. Car moi, je suis venu jusque chez vous pour vous demander de me céder un emplacement pour récolter. Et lorsque vous avez voulu me dire d’arrêter, vous n’êtes pas venus me le dire à moi, mais vous l’avez dit devant d’autres gens. C’est ce qui m’a fait mal au cœur, c’est ce qui m’a fait pleurer. Peut-être es-tu toi-même voleur comme un chat ? Parce que le chat vole toujours. Et même s’il ne vole pas, on dit qu’il a volé.

Un parent de Ãpa et Acun : Toi, est-ce que tu irais voir tes parents pour leur demander l’autorisation de récolter sur leurs terres ? Tu n’irais pas non plus les voir pour leur exposer tes problèmes après avoir dit à l’un d’eux de cesser de récolter sur tes propres terres.

4e acte - Rebondissements : l’affaire du mauvais sacrifice Nyãgalol (femme de Jagasa, le frère aîné de Ãpa) : Sisana ! Vous qui êtes réunis ici, je vais vous dire ce qui s’est passé. Un jour j’ai vu Ãpa, Acun et Bumisa (grand-frère de Acun et Ãpa). Chacun avait une gourde de vin, je les ai vus avec une gourde de vin. Ils ont vidé ce vin dans une gourde plus grande. Je leur ai dit : « Bumisa ! dis-moi où vous emportez ce vin. – Nous allons là ». Ãpa a dit : « C’est pour notre problème de viande perdue ». – « Ah ! revenez avec ce vin ! Nous, nous voulons rester ici en tranquillité ; nous étions à Ziguinchor. Vous, vous êtes là, en bonne santé. Vous prenez du vin pour aller sacrifier. Mais si vos enfants meurent, au moment où nous revenons au village, on dira que c’est Jagasa votre grand-frère qui tue les enfants ! » Ãpa qui portait la gourde, s’est arrêté et a dit : « C’est vrai ». Mais Bumisa et Acun lui ont dit : « viens, ne l’écoute pas, on y va ». Ils sont allés sacrifier.

Ãpa, à juste titre, craint les représailles du bákiin, mais devant ses frères, il ne peut reculer. Moi, je vous ai tous élevés. Je suis vieille maintenant. Je vous parle. Ce n’est pas la peine de m’écouter, vous n’avez qu’à faire ce que vous voulez ! Le fils de Jilãpen est mort. Le brancard a dit que c’était à cause de la viande. Ton fils est mort, Ãpa, le brancard a dit la même chose. Alors j’ai dit à Ãpa et à Acun d’aller chercher du vin : « Prenez-le, on ira d’abord sacrifier là où vous avez sacrifié, après on ira voir Ati pour lui demander pardon, et reconnaître nos torts. » Ils m’ont répondu qu’ils n’avaient pas de vin. L’enfant de Bumisa est mort. Le brancard a encore dit que c’était à cause de la viande. S’il était vrai que Ati ait pris la viande, comment se faisait-il que ses enfants ne meurent pas, et que ce soient les vôtres ? Ãpa ! c’est toi qui as mangé la viande avec ta femme, Ayamakel. J’ai fini.

Nyãgalol reprend l’affaire sous un autre jour : de quoi exactement sont morts les enfants de Jilãpen, de Bumisa et de Ãpa ? Les interrogations menées sur les enfants avaient imputé leur mort à cette affaire de viande. Mais il est des interrogations dont les conclusions ne sont pas acceptées par l’assistance. Ainsi, pour l’enfant de Jilãpen les villageois n’ont pas cru à cette conclusion parce que Jilãpen n’était pas dans le groupe des récolteurs lors de la chasse à la biche. Si, par ailleurs, Ãpa et ses frères restés à Susana accusent à tort Ati devant un bákiin, ce bákiin se retournera

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Chapitre iii contre eux en tuant leurs enfants. Mais si ces morts coïncident avec le retour de Jagasa et de sa femme, c’est eux que l’on risquera d’accuser. La révélation de Nyãgalol a provoqué un brouhaha dans l’assistance. Ce qui est en question, c’est le sacrifice effectué par les trois frères. Ce sacrifice a toutes les apparences de ce que les Kujamaat appellent buyuuè : sacrifice de vengeance, toujours effectué en secret, destiné à provoquer la mort d’un offenseur. On le qualifie de « mauvais » (jakut) car nul ne peut en prévoir les conséquences. Ajaamo doit attendre pour prendre la parole. Ajaamo (la mère de Ãpa) : (...) J’avais demandé à Ãpa ce qui s’était passé. Il m’a expliqué. J’ai dit : « Hin ! Vous avez commencé » (les histoires de famille tant redoutées). Silamulobo est à Ziguinchor, Akesuwen* est à la mission (i.e. s’est converti au christianisme). Si Ãpa m’avait écouté, il serait parti chez Ati pour lui demander des excuses. Mais il n’a pas voulu. Ensuite, j’ai entendu des gens dire que ce serait moi qui aurais demandé à Ati de quitter le champ de mes enfants. C’est pour cela que l’enfant de Ãpa est mort. Je suis repartie dire à Ãpa d’aller demander des excuses à Ati.

*Silamulo et Akesuwen sont d’autres frères paternels de Ãpa. Pendant les deux années où ils récoltaient ensemble, lorsque j’arrivais vers leurs palmiers, je prenais dans le vin de Ãpa, et dans celui de Ati, et je buvais quand je voulais, autant que je voulais. Pour moi, ce sont mes enfants. La troisième année, Ati est tombé d’un palmier. Et vous, vous avez eu une telle histoire alors que vous êtes des frères ! Qu’est-ce que vous allez devenir ? Vous n’en avez pas fini ?

– Elle pleure – Après que vous soyez allés sacrifier, toi, Ãpa, tu es tombé gravement malade, tu n’as pas cultivé. Acun a vu son corps enflé, son visage était tout gonflé. De votre frère Ati, vous avez gâté le nom. Et c’est toi, Ãpa qui a pris la viande. Ce n’est pas quelqu’un d’autre, c’est toi ! Moi ta maman, je n’ai rien su de cette histoire de viande, je n’en ai jamais mangé.

Yoyaño (tante paternelle de Ãpa et Acun) : Acun ! toute cette affaire est dans votre esprit. Vous savez comme elle a commencé. C’est vous qui avez menti. Cette gourmandise, vous croyez que nous n’en avons pas entendu parler ? Bien sûr que si, nous la connaissons.

Ulãgebe : Lorsque vous êtes tombés malades, vous n’avez pas apporté du vin pour faire un sacrifice ?

Personne ne répond à la question de Ulãgebe. Ati : Lorsque vous avez dit que la viande était perdue, vous avez sacrifié pour me tuer. Moi je suis à la mission (je suis catholique), je prie dans ma tête.

Ulãgebe : Tu n’as pas pris de vin pour aller sacrifier ? Tu dis que tu ne sacrifies pas, tu n’es plus « enaayaw » (sacrifice). Donc, pour toi, c’est le Dieu du père (le prêtre de la mission) qui les a tués ?

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“Disputes” jóola Ati : C’est ce que je vous ai dit à Epunga (lieu où il récoltait). Est-ce que je ne vous l’ai pas dit ?

Ulãgebe : Oui, c’est vrai.

Ati : Mais je n’ai pas pris de vin pour aller sacrifier.

C’est alors qu’intervient W., le détenteur de Bulãpan, bákiin de protection générale des natifs, l’un des plus importants du village. Reprenant ou plutôt retournant les questions de Ulãgebe (Ati a-t-il sacrifié pour se venger de ses cousins, ceux-ci sont-ils allés sacrifier pour se « soigner » ?), W. revient directement au témoignage de Nyãgalol sur le fameux sacrifice qu’auraient fait Ãpa et ses frères juste après le vol de viande. Sa question est particulièrement grave, parce qu’elle met en cause le responsable qui a accepté de faire un tel sacrifice, ainsi que tous ceux qui ont pu avoir recours à de telles pratiques. Le public refuse que ce débat soit engagé. On s’achemine donc vers la fin du procès. Les responsables d’ukiin reprennent chacun des problèmes soulevés par le conflit, cette fois-ci d’un point de vue général (la question des terres, de la fausse accusation, du mauvais sacrifice). Mais il reste à traiter le cas du malheureux Jilãpen, lui qui ne faisait partie ni de la famille, ni du groupe des récolteurs, mais n’avait pu s’empêcher de se mêler de l’affaire. L’une de ses tantes maternelles va se charger de l’accabler dans une violente charge. W. : Et le vin dont la femme de Jagasa a parlé, où êtes-vous allés avec ?

Des gens dans l’assistance : Non, non, non, il ne peut pas le dire !

W. : Vous étiez fâchés contre Ati, et vous lui avez dit d’arrêter de récolter, mais ce n’est pas le problème de la biche qui est en question. C’est à vous qu’appartiennent les champs. Et vous lui avez dit d’aller récolter du vin, pourquoi ?

(Si vous ne vouliez pas, il fallait le dire tout de suite. C’est donc qu’il y avait autre chose ; Ãpakapeña y reviendra plus loin). Ãpa, c’est toi qui a tué la biche ? Ensuite, c’est toi qui as dit qu’une personne avait volé la viande ? Et vous dites qu’il est allé manger la viande la nuit, qu’il est allé manger la nuit avec son enfant, comme les sorciers ? Si quelqu’un te traitait de sorcier, tu serais content ? Esana, notre village ! Voici Ãpa qui vient d’avouer que c’est lui qui a caché la viande. Quand les autres sont rentrés chez eux, il est reparti pour prendre la viande là où il l’avait cachée. Buvons maintenant son vin afin qu’il soit guéri ! Ãpa, regarde le visage de ton frère ! La question des terres est une question dangereuse. Si tu fais cela à propos de rizières, c’est peut-être un peu moins grave.

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Chapitre iii Il est possible en effet, dans certaines conditions, de demander à un cousin croisé de restituer les rizières qu’on lui avait prêtées. Cette restitution dans la majorité des cas, n’intervient cependant qu’à la mort dudit cousin. On vous a dit aussi : « Les femmes ! lorsque ce problème sera réglé, il ne faudra pas les insulter. » Si vous les insultez, Nyesewey ne va-t-elle pas arrêter de débroussailler ? Vous êtes tous les mêmes, c’est pour cela que je parle ainsi. Si vous commencez à insulter, il ne faut pas exagérer, sinon nous serons dans très une mauvaise situation.

Des femmes : Ce qu’ils ont fait, c’est mauvais !

Ulãgebe (qui a toujours hâte d’en finir) : À mon avis, vous devez aller chercher du vin et donner à boire aux gens de Utem, comme amende. Ãpa, Bumisa, Acun, vous allez ensuite vous réunir pour régler définitivement l’affaire. Si Ati vous demande quelque chose, vous n’avez qu’à le lui donner. Il vous demandera peut-être un porc, ou de l’argent. C’est la même chose.

Nyalopol (tante maternelle de Jilãpen) : Toi, Jilãpen, un jour tu m’avais dit que tu voulais aller récolter dans nos palmeraies. Je t’avais dit : « Non, n’y vas pas. Il n’y a pas d’homme en ce moment dans notre maison, alors tu seras seul là-bas. » Tu m’avais répondu : « Cela ne fait rien, j’y vais. » Et après avoir récolté là-bas, tu reviens trouver Ãpa et ses frères, qui sont en train de discuter avec leur cousin. Et toi, tu ne peux pas te taire ! Il faut que tu t’en mêles ! Et comme ils ont dit à Ati d’arrêter de récolter, toi aussi il faut que tu lui dises d’arrêter ! Estce que tu fais partie des membres de cette famille ? Toi, tu récoltes loin d’eux. Tu es né dans ma famille, mais pas dans l’autre ! Ces gens-là parlaient avec leur cousin : « Tu es notre cousin, c’est pourquoi tu es venu récolter sur nos terres… » Ati ! quand tu as appelé Ãpa et Acun, est-ce que tu avais aussi appelé Jilãpen ? Lui qui a parlé, est-ce qu’il était partie prenante dans cette affaire ? Ce que vous faites est mauvais. Toi, Jilãpen, chaque fois que tu entends quelque chose, il faut que tu t’en mêles. Alors qu’il s’agit de problèmes qui ne te concernent pas. S’il y avait des hommes dans notre maison, serais-tu allé récolter dans nos palmeraies, pour ensuite repartir là où les Ãpa récoltaient ? Je t’avais prévenu. Je t’avais dit que là où tu voulais aller, il n’y aurait personne, et que tu serais tout seul. Tu as voulu y aller. Tu trouves des gens en train de piler dans mon mortier, et toi aussi tu piles, en ne sachant même pas à qui appartient le mortier ! Pourquoi ? Bon, après tu viens trouver les Ãpa pour leur dire que tu as peur de la panthère et que tu veux boire du vin avec eux. Jilãpen ! tu as dit que c’est toi qui a reconnu les traces de pieds de Ati et de son enfant lorsqu’il était parti chercher la viande pour faire le sorcier ! Toi qui as dit cela, si tu allais au musayamo*, est-ce que tu irais avec tes enfants ? C’est toi qui es à l’origine de l’affaire. C’est pour cela que ton enfant est mort le premier.

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“Disputes” jóola Ah ! te voilà ! te voilà ! Tu as une tête qui ressemble à une mouche tsé-tsé ! Et tu cultives deux terres : les miennes et celles de Kahal. Quand je pense à toutes les fois où tu nous dis que tu es un homme ! Et voilà que tu avais dit que tu craignais la panthère ! Donc tu mens ! Tu es vraiment bête comme un barrage à poissons** ! * Place où se réunissent les sorciers ** Il s’agit du barrage à poissons fabriqué avec des tiges de palme et de la paille de riz, installé en bordure du marigot : quand la marée monte, le poisson passe le barrage par le trou réservé à cet effet, quand elle descend, il ne peut ressortir et se retrouve à sec sur la rive.

5e acte - Vers la conclusion Il revient au premier « vice-roi », que ses fonctions rituelles n’empêchent pas d’être un fin récolteur, de mettre le doigt sur le véritable déclencheur de l’affaire : Ati récoltait plus vite et mieux que ses cousins. Le début de son intervention est inaudible. « Il parle comme un bákiin » disent les auditeurs, faisant allusion à la voix transformée de certains ukiin de divination. Ãpakapeña (vice-roi du quartier de Utem) : Ãpa, vous avez mal agi. Nous qui récoltons dans les champs de Ãpakaselu, si toi tu nous demandais de venir récolter avec nous pour que nous buvions ensemble, est-ce que nous refuserions ? Mais si tu viens avec nous et que tu sois paresseux, est-ce que je ne risque pas de récolter tous les palmiers ? Tu sais que chaque récolteur essaie de dépasser l’autre par émulation. C’est pour cela que vous vous êtes fâchés contre Ati et que vous l’avez accusé d’avoir volé la viande. C’est parce qu’il récoltait mieux que vous. Et vous lui avez dit d’arrêter de récolter ?

Ayñol (détenteur des principaux ukiin du quartier de Bukèkèlil) : Les gens de Manojago (sous-quartier natal de Ati) ont raison devant vous. C’est vrai. Voici Ãpa, le fils de Katenjol. Les enfants, quand on leur parle, ils n’écoutent pas. Et voilà l’affaire qu’ils ont provoquée. Maintenant ils ont vu : lorsque nous, les vieux, leur disons toujours « Cette chose est ñíiñi, c’est dangereux », il n’est pas facile d’échapper aux conséquences. Si tu fais quelque chose d’interdit, tu auras tort devant tout le monde. Si c’est avec un autre village, tu vas provoquer une guerre entre les deux villages. C’est la deuxième fois que vous provoquez de telles histoires. La première fois, ton père Ãpañakelen vivait. Est-ce que c’est bien vous qui avez amené du vin pour aller sacrifier contre une personne qui vous aurait fait du mal ou vous aurait volé ?

(Oncle paternel de Ãpa, Ãpañakelen était mort dans l’année qui a suivi son intronisation au bákiin Bulãpan. Cette mort avait été imputée au fait qu’il avait utilisé son bakin à de mauvaises fins.) Nous qui vous avons mis au monde, nous avons peur d’aller faire le buyuuè. Buyuuèbu finit une maison (tue ses membres jusqu’au dernier). Et si quelque chose arrive encore demain, comme votre frère Jagasa vient d’arriver, on va dire qu’il est sorcier et que c’est lui qui tue vos enfants. C’est d’ailleurs ce que l’on est en train de dire de moi, parce que je suis le seul vieux de ma concession.

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Chapitre iii Aussi, avant de faire buyuuèbu, il faut savoir ce qui se passe exactement. C’est ce que nous avons toujours fait ici. Quand nous étions allés débroussailler nos champs à Utem, nos frères de Edongol nous ont dit qu’eux avaient déjà fini leur brousse. Ils nous ont demandé : « Finissez de débroussailler, ensuite vous nous laisserez ce qui reste ». C’est difficile de dire à son neveu d’arrêter de récolter dans le champ de son oncle maternel ! C’est ce que nous ont dit nos pères. Si c’était quelqu’un d’autre qui vous ait demandé, et qu’avec lui vous ayez eu des problèmes, vous auriez pu lui dire d’arrêter de récolter. Mais vous ne pouviez pas dire cela à votre neveu à cause d’un problème de viande dont vous l’accusiez d’être le voleur.

Il y avait des années que le quartier de Utem n’avait pas débroussaillé de nouvelles rizières. Il disposait donc d’une réserve. Le quartier de Edongon cultivait toutes ses terres disponibles : c’est pourquoi les gens de Edongon ont demandé à ceux de Utem de leur laisser les terres qu’ils ne mettraient pas en culture après avoir préparé celles qui leur paraîtraient les plus fertiles. Ati ! Cette histoire de biche dont vous venez de parler, moi que tu vois ainsi, moi qui habite Kawjenum (nom de sa concession), actuellement je suis bien vieux dans ce village : eh bien moi, tel que tu me vois, j’ai vraiment honte !

Nyesewuey (mère de Ati) : Acun et Ãpa ! cette affaire est terminée. Maintenant, allez ensemble, comme vous le faisiez en tant que frères. Quand Ati est tombé du palmier, je voulais venir vous trouver pour vous demander de me couper les palmistes de Ati pour préparer de l’huile de palme, et la vendre pour acheter du riz que j’aurai donné à manger aux enfants. Ati, alors, ça n’allait vraiment pas. Pour moi, il allait mourir. Mais c’est comme si quelqu’un m’avait dit de ne pas y aller, et je suis restée chez moi. Des gens lui disent de s’asseoir, quelqu’un d’autre veut parler.

Les femmes : Vous voulez que seuls les hommes parlent, et empêcher les mamans de parler !

W. : Ãpa ! Il ne faut pas seulement considérer à quel point tu es malade pour dire que c’est toi qui as pris la viande. Tu dois dire la vérité. Si c’est toi, tu dis que c’est toi. Si ce n’est pas toi, tu le dis. Des gens m’ont dit que c’est toi qui avais vu les traces laissées par ton frère au moment où il serait allé cacher la viande pour la manger. Si c’est vraiment cela, il faut le dire, et nous règlerons l’affaire. Mais c’est mauvais de mentir à propos de quelqu’un qui n’a rien fait. Si tu as un sérieux problème avec quelqu’un en général, c’est à cause des mensonges. Maintenant tu dis la vérité, si c’est toi qui as pris la viande. Tu vois, il y a des vieux qui sont assis là, ainsi que des enfants de rien du tout, pour écouter tes mensonges. Tu avais dit la fois passée que vous alliez parler de ce problème : tous les gens sont là pour vous écouter. Jusqu’alors Ati était trop en colère. Si tu étais allé lui dire : « Réglons ce problème », il t’aurait répondu : « Non, on ne va pas le régler comme ça ». Au début, il était si fâché qu’il n’a pas voulu régler tout de suite l’affaire.

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“Disputes” jóola Le responsable de Kareñ : Celui qui a provoqué l’affaire, le voilà : c’est Jilãpen. C’est pour cela que son enfant est le premier à mourir. Maintenant cette affaire est terminée.

Sur ces derniers mots, l’assistant du responsable fait une dernière libation dans l’enclos du bákiin. Les villageois répartissent le vin de palme qu’Ãpa, ses frères et ses agnats avaient apporté dans de grands canaris autour desquels ils se rassemblent pour boire avant de se disperser. L’affaire, publiquement entendue, est à nouveau renvoyée au cercle familial : Ãpa et les accusés se réuniront avec Ati et s’acquitteront de la somme ou de la tête de bétail que ce dernier pourra leur réclamer en dédommagement. Si le bataalen offre l’image familière d’un « jugement public » en ce qu’il convoque des parties opposées par un différend devant des « notables » et une large assistance chargés de les « entendre », cette apparence cède vite au regard de la manière dont il se déroule. Car, sur cette scène, il n’y a à proprement parler ni juge, ni accusateur, ni défenseur. Les responsables d’ukiin ici présents n’interrogent guère les parties (hormis la question directe de W. qui est rejetée) et leur propre autorité dans la direction des débats est plus d’une fois mise à mal. Leurs interventions consistent pour l’essentiel à commenter des principes généraux dont ils sont censés garantir l’application. Ce n’est pas non plus Ati, en position de plaignant, qui mène véritablement l’accusation : il s’étend longuement sur le fondement de son amertume (la confiance bafouée) et ne fait que demander à Ãpa de lui dire clairement qui a volé la viande. Le ton de la charge de Nyalopol à l’encontre de Jilãpen évoque plus celui de la morigénation parentale que celui d’une mise en accusation judiciaire (« Tu trouves des gens en train de piler dans mon mortier, et toi aussi tu piles, en ne sachant même pas à qui appartient le mortier ! Tu ressembles à une mouche tsé-tsé, etc. »). On se sera aperçu dès les premières minutes que le bataalen n’a guère pour objet de discuter de la culpabilité « des accusés » ou de la peine à leur infliger. Si leurs délits sont longuement qualifiés, ils n’ont aucune défense à opposer, pas plus d’ailleurs qu’ils n’ont de défenseurs. L’« affaire », dont pratiquement tout le monde connaît les épisodes, paraît déjà jugée sur le fond et les coupables ont déjà été très lourdement sanctionnés. Rappelons-le, l’interrogation funéraire de chacun de leurs trois enfants décédés avait conclu que ces morts étaient liées au vol de viande, donc à l’intervention de l’une ou l’autre des puissances (on n’en saura pas plus) sous la juridiction desquelles se trouvent les protagonistes. C’est précisément pour mettre fin à la vindicte des ukiin que Ãpa a supplié Ati de lui faire le geste du kepúulen, s’engageant par là-même à accepter l’épreuve tout à la fois humiliante et coûteuse du bataalen. Humiliante par la posture (assis à même le sol, contraint d’« avouer » devant tous ses co-habitants) qu’elle exige de celui qui apparaît ici plutôt dans une position de sacrifiant que d’accusé ; coûteuse par la quantité de vin de palme qu’il doit fournir le jour même et l’« amende » qui lui reste à payer. Cet aveu est du même ordre que celui qu’une personne peut être amenée à faire, en privé, lorsqu’elle a transgressé tel ou tel

. Les Kujamaat appellent aarej l’acte d’aller confesser une faute devant un autel. Dans d’autres groupes jóola, l-v. thomas notait, outre le terme elob, deux autres modalités de ‘‘confession’’ : kahuso pour n’importe quelle faute ordinaire et eheb pour les crimes de sorcellerie, de nécrophagie ou de meurtre (Les Diola, op. cit., p. 293).

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Chapitre iii interdit ou offensé gravement tel ou tel. Si celui de Ãpa doit être publiquement proféré c’est qu’il met en jeu, à partir de l’exemplarité d’un cas longuement commenté, deux principes inaliénables : l’accès du neveu utérin aux palmiers de l’oncle est un droit indiscutable ; nul ne peut indûment consommer les fruits du travail d’autrui. Nous l’avions vu au chapitre précédent, les droits du neveu utérin chez ses oncles maternels ne se limitent pas à certaines privautés (vol de poulets) ou prérogatives sociales (pouvoir d’arbitrage dans les conflits). L’accès aux rizières des maternels est une possibilité toujours ouverte ; l’accès à leurs palmeraies est un droit permanent. Ne pouvant formellement s’opposer aux droits de Ati, Ãpa et ses frères ont tout fait pour le chasser, et ce d’autant qu’il se révélait plus habile qu’eux à la récolte. Qui pis est, ils ont aggravé leur cas en attendant pour le faire qu’il ait préparé les palmiers. Ceci dit, la fonction déclaratoire de ce rituel judiciaire est loin d’en épuiser l’analyse. Trois actes semblent s’y jouer simultanément : la discussion d’un problème de terres entre cousins croisés, l’exposition d’un problème de jalousie et de confiance trahie, la déploration de la profonde mise à mal des relations familiales. Cette dernière est essentiellement le fait des femmes dont la virulence, notamment celle des tantes paternelles de Ãpa, témoigne de la volonté d’épuiser tous les fondements possibles à un éventuel rejaillissement de l’affaire. Il est par ailleurs frappant de constater à quel point, dans ce long dépliement de la parole, tout est question de rhétorique. On remarquera par exemple que toutes les interventions de la plupart des orateurs mêlent inextricablement témoignage et autodisculpation. La mère de Ãpa elle-même, profondément affectée par la conduite de son fils, prend soin de préciser que cette viande, elle ne l’a jamais vue. Jagasa et sa femme insistent longuement sur le fait qu’ils sont étrangers au malheur qui frappe leurs frères et beaux-frères. Cette dimension est plus particulièrement remarquable avec cet aveu qui ne sera jamais accepté : Ãpa a reconnu, à quatre reprises, être l’auteur du vol de viande et jusqu’à la fin, on le presse de « dire la vérité ». De quel vice de forme sa parole est-elle frappée pour être irrecevable ? Dans un premier temps, et les autres orateurs le relèvent à maintes reprises, c’est un aveu pipé par son énonciation paradoxale : « Si je suis malade, c’est donc que c’est moi ». Dans un deuxième temps, il est encore disqualifié par son laconisme et l’apparente rigueur formelle qui lui permet de ne rien dire d’autre : « J’ai dit que c’est moi, alors je ne vais pas mentir pour dire autre chose ». On ne saura jamais comment cette viande a été dérobée, qui a dit à qui avoir vu les traces de Ati, qui le premier l’a accusé, comment on lui a signifié de laisser les palmiers, etc. Soumis à la justice des ukiin, Ãpa résiste encore à céder à celle des hommes, en leur renvoyant leurs propres mots. L’assistance n’en est pas dupe, mais n’obtiendra rien de plus. La qualification des délits mériterait, elle aussi, de longs commentaires dont nous n’esquisserons ici que quelques pistes. Ãpa et les siens sont coupables (1) de vol, (2) de fausse accusation, (3) d’avoir chassé leur neveu des palmeraies, (4) d’avoir sacrifié contre Ati. De manière générale, une profération de type alaaol (accuser quelqu’un) est considérée comme quelque chose d’au moins aussi grave, voire plus, qu’un vol de viande de chasse individuelle. Accuser à tort est un acte qualifié de ñíiñi (interdit relevant de la juridiction des puissances ukiin). Et c’est à ce grief qu’une large partie des discussions est consacrée. Comme son auteur même (« Tu es franchement vilain avec ton bonnet ! »), l’accusation de vol lancée par Ãpa est ridiculisée (il aurait vu des traces de sandales quand Ati marchait pieds nus, Ati serait allé manger de la viande 156

“Disputes” jóola comme un sorcier avec son enfant, etc.) ; autant de développements qui permettent en fin de compte d’esquiver une confrontation directe entre les deux cousins, malgré l’insistance de Ati. Par trois fois ce dernier, prenant Ãpa au mot, avait refusé de lui faire le kepúulen et il n’est pas sûr qu’à l’issue de ce procès, ses sentiments aient changé. Mais de cet aspect de l’affaire, on fera l’économie. N’est-ce pas précisément parce que Ati, « qui est à la mission », n’est pas susceptible d’aller sacrifier contre son cousin ? Les questions de Ulãgebe le laissaient entrevoir. La manière de traiter du troisième grief (l’interdiction de récolter) concourt à cette même esquive. Tandis que Ati la développe sur le registre du bafouage subi, les « vieux » y reviennent d’un point de vue général. La conclusion, tout à fait inattendue pour qui n’est pas initié aux arcanes de ce genre de débat, court-circuite définitivement la question initiale du mensonge de Ãpa envers son cousin. On sait maintenant pourquoi Jilãpen fut le premier à perdre son enfant  – et peut-être est-ce la seule révélation de ce procès – : en se mêlant au groupe des récolteurs au moment où ils disaient avoir vu la trace de Ati, et lui signifiaient de se retirer, en « suivant la parole de Ãpa », il a commis un acte équivalent à celui de ce dernier. Quant au quatrième chef, qui n’est même pas introduit pas Ati, mais par la belle-sœur de Ãpa, l’assistance en refuse l’examen. Pourtant tout le monde sait désormais que là est la raison essentielle des afflictions dont souffrent les accusés (Nyãgalol l’a laissé entendre en leur demandant d’aller immédiatement « sacrifier là où ils étaient allés » pour contrecarrer les conséquences désastreuses du buyuuè). On en restera donc sur ce point à des propositions très générales. Pourquoi ce filtrage ? Pour être implicites, les limites du bataalen n’en sont pas moins claires : on veut bien juger du problème de droit foncier sous-jacent à la fausse accusation de vol, on veut bien rappeler les dangers du buyuuè, mais surtout pas impliquer de nouveaux personnages ou d’autres affaires. Tout est mis en œuvre pour éviter de déplacer la discussion sur des terrains plus aléatoires et nettement moins circonscrits. Si W. pose la question, c’est qu’il ne craint rien. Mais il n’en est pas de même de chacun de ses « collègues » responsables de bákiin qui sont ici présents. Toutes les paroles ici prononcées devant le bákiin exposent leurs locuteurs à être frappés par lui si elles étaient insincères. D’où sans doute leur caractère extrêmement formel, hormis lorsqu’il s’agit de digresser sur quelque détail cocasse. D’où aussi la manière dont leur déroulement contourne les zones d’ombre, les abîmes de nondit qui ne manqueront pas de rejaillir ultérieurement. Trois interrogations de morts n’étaient pas encore venues à bout de cette affaire. Et quelques années plus tard, j’apprenais incidemment que de nouveaux décès lui avaient été imputés. Cette lecture ne pourrait enfin faire fi de la part des émotions (rire, peur, honte) engagées dans ce procès et qui s’expriment ici sous une forme moins codifiée que lors d’autres moments rituels tels les funérailles. La mère de Ãpa termine son discours en larmes, une tante insiste sur le fait que Ati avait pleuré de rage et de déception (« Un homme qui pleure, est-ce pour rien ? »). Le bataalen est l’une des rares occasions où sont explicitement données à voir et à entendre les implications affectives de la transgression de certaines normes sociales.

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Chapitre iii II. L’interrogation du mort (le rite du kasaab) Lors des funérailles kujamaat (et autrefois des funérailles jóola en général10) se déroulent deux interrogations pratiquées sur le cadavre lui-même, une le matin, visant à déterminer la cause de la mort, l’autre le soir, consistant à faire parler le mort sur un certain nombre de problèmes villageois. Le mort est installé sur une sorte de brancard confectionné en bois de palétuvier, orné de cornes de bœufs. Deux traverses permettent son port à l’épaule par quatre porteurs. Le mort est censé répondre aux diverses questions posées par l’assistance par les mouvements qu’il imprime au brancard. L’interrogation du matin a lieu sur la place centrale du quartier devant tous les adultes mariés, à l’exception de certaines séquences qui peuvent se dérouler dans l’intimité d’un sanctuaire, et que seuls entendront ceux qui ont le droit d’y pénétrer. Il se situe entre deux types d’actions rituelles : les premières qui s’effectuent dans l’intimité de la maison et, le cas échéant, d’un certain nombre d’ukiin, et les secondes qui se déroulent sur la place publique où le corps, superbement paré, va trôner jusqu’au soir. Dans la nuit qui suit le décès, les agnats et les neveux utérins ont entamé une tournée de sacrifices aux ukiin que le défunt pouvait détenir. Tant que ces sacrifices (qu’on appelle kabahúl, « ouvrir ») n’ont pas été effectués, toute annonce publique est suspendue. Si le défunt détenait de nombreux ukiin, cela peut parfois durer jusqu’au surlendemain. Ce n’est que lorsque ces tournées sont terminées que s’élèvent les premiers cris et que l’on va frapper le gros tambour à lèvres. Que la mécanique complexe des rites funéraires ne puisse se mettre en branle avant cette tournée sacrificielle, qu’il faille s’acquitter d’obligations auprès des ukiin avant même que les humains ne soient avertis, appelle une série de questions sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir dans un chapitre ultérieur. Ce n’est qu’à cette séquence très particulière qu’est le kasaab mené le matin (et à ses éventuels rebondissements dans celui du soir) que nous nous intéresserons ici. Quels que soient l’âge et la situation du défunt11, agnats et utérins se réunissent le soir de la mort devant l’autel utíil du patri-groupe pour y verser du vin de palme et se concerter à propos du lendemain. Pendant la nuit, des neveux (ou nièces) utérins viennent laver le corps qui a été sorti sous la véranda arrière de la maison. Ils le massent avec de l’huile de bukunum et l’installent sur un tapis de feuilles de bananier déposées sur une ancienne porte en bois (epenjen). Assises autour du corps, sous la véranda ou dans la cour arrière de la maison, les femmes le veillent en psalmodiant les chants des défunts de ses lignées paternelles et maternelles. Au petit matin, tandis qu’une partie des neveux utérins s’active à édifier l’estrade funéraire sur la place de danse du sous-quartier, d’autres terminent la préparation de la civière sur laquelle ils déposeront le mort, à plat ventre, la tête relevée, le menton reposant sur les mains. Puis agnats et neveux utérins retournent à l’autel utíil auprès duquel on dépose le défunt bien attaché sur la civière.

10. l.-v. thomas a retranscrit quelques interrogatoires dans Les Diola, op. cit., et dans Cinq essais sur la mort africaine (Dakar, Université des Lettres, 1968). 11. Notons qu’à la différence d’autres groupes jóola, les Kujamaat pratiquent l’interrogation même sur de très jeunes enfants.

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“Disputes” jóola C’est en écoutant la question alors posée au mort par le responsable de cet autel et les commentaires qui m’en furent donnés que j’ai compris que l’on ne pouvait pas vraiment se satisfaire de la traduction courante du mot kasaab par « interrogatoire », comme je l’avais fait par commodité. En versant du vin de palme sur l’autel, le responsable prononce ces mots : ikáyil uyú bunukabu mbusaabi, ay mbasaabi ? C’est à dire : « je suis venu/verser/le vin de palme/nous allons (saab) toi. Qui/va saab toi ? ». À plusieurs reprises, on m’expliqua qu’à ce moment tous les défunts du patri-groupe reviennent (on dit que les clairvoyants peuvent les voir, mais que s’ils les fixent dans les yeux, ils tombent) : c’est l’un de ces anciens défunts, assisté d’un ou deux autres, qui va saab12 le mort en orientant les mouvements du brancard grâce à une corde invisible qu’ils tirent en avant ou en arrière. Ce qui est donné à voir lors d’un kasaab, ce sont d’un côté des hommes et des femmes rappelant des épisodes de leur vie et formulant des questions et, de l’autre, des porteurs de brancard allant et venant avec le mort. Mais sur la scène invisible, ce sont un ou deux anciens défunts qui dirigent les mouvements du brancard (mouvements que les porteurs disent irrésistibles). Le verbe saab désigne donc à la fois l’action de questionner et l’impulsion donnée au brancard soit pour répondre aux questions, soit, comme nous le verrons, pour les orienter. On pourrait alors traduire les paroles initiales prononcées au utíil par cette approximation : « Je suis venu verser du vin de palme pour que nous fassions ton interrogation. Qui va mener ton interrogation ? ». Une fois le sacrifice terminé, les femmes commencent à chanter. On attend l’arrivée des porteurs (des hommes expérimentés qui ne font pas partie de la famille) qui ont été sollicités dans la nuit. En général, l’un d’eux au moins a assisté à la réunion de la veille au utíil. Les autres cherchent parfois à se dérober, car c’est un travail exigeant. Souvent tu as envie de refuser. Mais tu sais qu’un jour toi aussi tu auras besoin de porteurs pour un décès dans ta famille. C’est difficile. Quand tu portes le brancard, qu’il tire et que tu essaies de résister, on dirait que quelqu’un t’a attaché les pieds et tu tombes avec. Les porteurs, c’est comme les roues d’une voiture, quand le moteur tourne, les roues avancent.

L’ensemble porteurs-brancard-nouveau et ancien(s) défunt(s) est désigné par un seul terme : buyiñabu. C’est en référence à sa future position dans ce dispositif que l’on dit souvent à une personne que l’on soupçonne de dissimuler la vérité : « Toi, tu crois donc qu’un jour, tu n’auras pas quatre pattes ? ». L’allocatif « tu » utilisé systématiquement tout au long du kasaab ne permet guère de savoir à quelle composante de l’ensemble s’adressent les questions. Et les termes que j’emploie tour à tour, « brancard », « défunt », « porteurs », etc., ne sont ici que des raccourcis arbitraires. Aux questions posées, cet étrange équipage qu’est le buyiñ répond par des mouvements codés : pour une réponse positive, il avance vers son interlocuteur du moment, qui l’arrêtera en saisissant de la main droite le barreau transversal sur lequel repose la tête du mort. Puis l’interrogateur le repousse, signifiant ainsi qu’il accepte la réponse. Sinon, il s’écarte du brancard qui entre dans la foule, laquelle se disperse aussitôt. Pour souligner l’importance du « oui », le brancard peut foncer littéralement sur le questionneur qui doit se faire aider pour le repousser. Le brancard recule pour une

12. Le terme saab est absent du dictionnaire de J.-D. Sapir, mais le R.P. Wintz nous met sur la piste dans son Dictionnaire dyola-français, op. cit., en traduisant le terme -sab(ka) par « expliquer, analyser »

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Chapitre iii réponse négative, ou se balance sur place s’il ne veut pas répondre. Il peut aussi choisir son questionneur en se dirigeant droit sur lui. Il n’y a pas d’interrogateurs désignés par avance : camarades d’âge, parents, conjoint(e), tous ceux qui se sentent concernés ou pensent être impliqués peuvent prendre la parole. Les acteurs et les spectateurs de ce drame mortuaire sont souvent extrêmement tendus et il arrive que l’interrogation progresse dans une ambiance houleuse. S’il suscite de trop violentes discussions, les porteurs fichent en terre le brancard, la tête du mort en bas, afin de ramener le calme. Les quatre porteurs chargent donc le brancard sur l’épaule et s’ébranlent en direction des ruines ou de l’emplacement de l’ancienne maison d’un ascendant (dont la plupart du temps la mort ne remonte pas à plus de dix ou quinze ans). Le premier interrogateur (en général un frère du mort) commence : « C’est tel (nom de l’ancien propriétaire de cette maison) qui va mener ton interrogation ? » Les mouvements du brancard confirment ou infirment : on connaît alors l’identité de cet ancien défunt. Les porteurs rejoignent alors la place centrale du quartier où se déroulera l’essentiel du kasaab devant tous les adultes mariés, à l’exception de certaines séquences qui peuvent se dérouler dans l’intimité d’un sanctuaire et que seuls entendront ceux qui ont le droit d’y pénétrer.

Interrogation du mort (Esana, 1995).

Le kasaab consiste ainsi en une séance divinatoire, plus ou moins longue, où le brancard, mû par un ancien défunt supposé détenir la meilleure part de vérité sur ce décès, oriente la recherche en montrant des lieux ou des personnages présents. Ce 160

“Disputes” jóola faisant, chacun peut exprimer sa version des causes du décès tout en cherchant à se dédouaner des suspicions qui pourraient planer sur lui. On est par ailleurs souvent frappé par le décalage qui peut exister entre la gravité des faits énoncés lors du kasaab et sa conclusion, visant dans presque tous les cas, à un apaisement général. J’avais eu l’occasion de livrer la transcription de l’interrogation d’un homme âgé d’une quarantaine d’années13. Les premières interrogations avaient conclu que cet homme était décédé parce qu’il « bouffait » les enfants de l’un de ses frères. Il avait donc été tué par le bákiin du bois d’initiation que détenait son patrilignage. Il s’agissait bien sûr de réaffirmer quelques principes incontournables, y compris dans leurs nuances (« Tu as bien fait d’aller manger les enfants de ta maison plutôt que ceux d’autrui » disait l’un des questionneurs), mais tout autant de désamorcer les risques d’un éventuel cycle de violences. En conclusion, un aîné du défunt avait insisté : « Tes enfants vont vivre et vivront longtemps. Comme un serpent qui enlève sa peau et puis s’en va, nous les garderons bien, rien ne leur arrivera… Tu es mort, mais tes deux enfants sont là. Moi, je suis peut-être sorcier, mais ces enfantslà ne vont pas mourir. Ils vivront encore longtemps ». Afin de donner un plus large aperçu des thèmes sélectionnés lors d’une interrogation mais surtout des modalités de leur exploration, j’en livre ci-dessous trois autres exemples fort différents. 1. Une faute individuelle qui fait écran Il s’agit ici d’une femme née à Nyakelen (Utem), mariée une première fois à Katama (Endongon), puis remariée, après le décès de son premier mari, avec un neveu utérin de la famille de ce premier mari, à Kugel. Décédée la veille dans son quartier natal, elle avait été transportée à la tombée de la nuit dans la maison de son deuxième mari où eut lieu la veillée nocturne. Pour ce transfert, elle avait été déposée dans un grand pagne attaché à ses deux extrémités à une longue perche portée par deux femmes. L’interrogation commence dans la maison du deuxième mari. Là, le brancard ne fait que se balancer. Puis il part brusquement vers la place du sous-quartier, d’où il revient, mais cette fois devant la maison du premier mari (qui se trouvait toute proche de celle du deuxième). Mais le brancard se balance toujours et il faut procéder à un changement de porteur. Ce début rendu difficile par le désaccord des porteurs, augurait de divergences quant à l’opportunité de faire surgir quelque affaire que certains auraient préféré taire. Mais celle-ci fera retour au tout dernier moment, lors de la clôture de l’interrogatoire final. Le frère du premier mari : – Kajoro ! Il faut nous dire ce qui tu t’as tuée. Emmène-nous dans la maison où nous trouverons quelqu’un* qui pourra nous le dire ! * Ce « quelqu’un » est l’ancien défunt qui va diriger l’interrogation. L’interrogateur attend que le brancard se dirige vers les ruines de la maison du premier mari.

Le brancard ne bouge pas.

13. O. Journet, A. Julliard, « Interrogation du mort en pays joola-felup », Systèmes de pensée en Afrique Noire 9 (1989), Le deuil et ses rites, p. 135-153.

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Chapitre iii – Eh ! on te parle et tu ne viens pas vers nous ! On te parle, tu ne recules ni n’avances, donc nous, nous ne pouvons rien dire ! *Les deux porteurs à l’avant du brancard ne s’entendent pas. Le porteur placé à l’avantgauche sort. On repose le brancard à terre. Après une attente assez longue, un autre vient le remplacer.

Kumuka, frère du deuxième mari (Jihina) : – Nous habitons presque ensemble, et tu ne veux pas nous parler ! Tu as préféré faire le grand tour, aller jusqu’à la place du ukul, pour revenir vers la maison de ton premier mari !

Le brancard avance (Oui). – Puisque tu es venue jusque-là, c’est donc lui (le premier mari) qui va nous dire ce qui t’a tuée ? (Oui) 

Tout le monde quitte la maison pour aller sur la place de Katama, où l’espace est plus large. – Là où tu te tiens debout, c’est là qu’on doit t’interroger ? (Oui) – C’est là que tu te trouves debout, pour nous dire ce qui t’a tuée ? (Oui) – Nous, nous pensons qu’il faut aller dans un bákiin pour que tu nous dises ce qui t’a tuée. (Oui) 

Le brancard se dirige vers le bákiin Bulak (lié à la guerre). – On t’interroge et tu nous parles de Bulakab ?

Le brancard recule (Non) – Quand tu as quitté Katama pour venir te marier ici à Jibëk, nous n’avions pas d’enfant suffisamment grand pour que tu puisses le tuer et croquer sa viande. On ne va pas dire que c’est un bákiin qui t’a tuée parce que tu aurais bouffé un enfant ? (Non) – Elinkiin que tu vois comme ça, ce n’est pas toi qui l’a reçu, c’est la première femme de Jihina.

(Jihina, le deuxième mari, est devenu détenteur du bákiin elinkiin alors qu’il était marié avec sa première femme). – Moi je ne sais pas de quoi tu es morte. Et comme tous les gens de Esana sont là, il faut nous le dire. Nous de la concession, nous ne savons pas ce qui t’a tuée. Quand tu es tombée malade pour la première fois, tous les gens de Kugel se sont réunis. Après cela, tu étais guérie. Tu as cherché du vin que tu as donné aux gens pour les remercier. C’est toi qui a donné le vin, personne ne te l’a demandé. Tu étais contente qu’ils t’aient aidée, c’est pourquoi tu leur avais donné.

(Les gens s’étaient réunis car on avait cru qu’elle était attaquée en sorcellerie).

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“Disputes” jóola Le brancard se dirige du côté de la place qui ouvre sur la brousse. Les femmes comprennent qu’elles ne doivent pas s’approcher. Tant qu’il se dirige du côté des maisons, tout le monde peut suivre. Saadya (un co-résident du ãk de Jihina) : – Un jour tu étais partie vers la forêt ugayor. Peut-être étais-tu entrée dedans pour savoir ce qu’il y a là-bas et pourquoi les hommes y vont ?

(ugayor : nom du pagne que les hommes portent autour des reins. Au sens figuré, il désigne un endroit strictement réservé aux hommes. Il s’agit ici d’une forêt où les hommes se retrouvaient en temps de guerre). (Non) – Peut-être avais-tu une diarrhée et, comme c’était trop loin d’aller en brousse, tu es partie là-bas ? (Oui) – C’est tout simplement cela qui t’a tuée ? (Oui) – Tu ne savais pas que personne, même un homme, n’a le droit d’aller déféquer là-bas ? (Non) (i.e. je le savais) – Tu le savais ? Pourquoi l’as-tu fait, alors que depuis que tu étais fillette, tu savais que c’est interdit ? Tu as été mariée à Katama, et tu n’es jamais allée là-bas. Et tu viens dans notre concession et c’est à ce moment que tu pars là-bas pour déféquer ? C’est à cause de la diarrhée que tu n’as pas fait attention ? (Oui)

Kaligani (un homme de la concession du premier mari) : – Voilà donc ce qui t’a tuée. C’est vrai que tu ne l’as pas fait exprès. Moi aussi je le sais. Voici la forêt ugayor, et c’est là que tu es allée. Toi tu vas déféquer là-bas ? Tu as eu tort envers le bákiin elak. Et chaque fois que quelqu’un a tort envers ce bákiin, il le tue.

Le brancard fonce (Oui, oui !) Jihina, le deuxième mari (aux hommes de l’assistance) : – Dites-moi si je peux poser la question devant les femmes, pour leur faire savoir la cause de sa mort.

Les hommes : – Non, ce n’est pas interdit, mais il ne faut pas dire qu’elle est allée déféquer dans la forêt. Il faut seulement dire qu’elle a offensé ce bákiin.

Le brancard revient là où sont restées les femmes. Trois hommes se succèdent pour reposer la même question : – Donc tu as eu des problèmes avec elakey ? (Oui)

Un frère du premier mari : – Maintenant, puisque tu es morte à cause du bákiin, nous devons sacrifier pour que tes enfants vivent longtemps ? (Oui) – Qu’est-ce que l’on va sacrifier ? un porc ?

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Chapitre iii (Non) – Une chèvre ? (Non) – Un coq ? (Oui)

Le brancard s’en va. L’interrogation aurait pu prendre un tout autre cours si la version à laquelle adhérait le premier porteur avait emporté l’unanimité. Nous avions pensé qu’elle allait soulever quelque histoire opposant la maison du premier mari à celle du deuxième. Personne n’ayant voulu en parler, le kasaab du matin se trouve réduit au cas presque idéal-typique d’une transgression individuelle. Mais avant que la femme ne soit enterrée c’est un autre problème, interne à la maison du deuxième mari, qui va réapparaître lors de l’interrogation du soir. La défunte a été définitivement « habillée »  – enveloppée dans douze pagnes cousus –, et le brancard, tout enturbanné de folioles de rônier, revient sur la place. Tout le monde se presse. Deux femmes promotionnaires de la morte vont d’abord se succéder : La première amie : – Tu t’es dirigée vers moi. Est-ce que tu aurais eu des problèmes avec moi ? (Non) – Est-ce que ce serait pendant les travaux de notre association au moment du repiquage ? (Non) – Ou alors lorsque nous allions épandre la fumure dans les rizières ? (Non) – Au moment de la récolte ? (Non) – Mais tu t’es dirigée vers moi ! (Oui) – Est-ce que c’est parce que je t’avertissais toujours lorsque quelqu’un voulait te faire du mal ?

Le brancard fonce sur elle (oui, oui !) La deuxième amie : – Tu viens vers moi ? (Oui) – Comme tu viens vers moi, j’ai eu des problèmes avec toi ? (Non) – Est-ce que c’est parce que je vous disais toujours qu’il ne faut pas parler derrière les gens ni faire de mal à quelqu’un ? (Oui, oui !)

Le brancard repart brusquement vers la maison du deuxième mari, suivi uniquement par les hommes et se dirige vers l’un des cousins agnatiques de celui-ci.

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“Disputes” jóola Le cousin du deuxième mari : – Tu viens vers moi, c’est qu’il y a quelque chose que tu vas me dire à propos des rizières ? (Oui) – C’est ce qui s’est passé après la mort de mon grand-père ? (Oui) – Quand mon grand-père est mort, mon père a refusé de partager les rizières avec ses frères. Moi j’avais dit à mon frère qu’il fallait que l’on rassemble toutes les rizières pour cultiver ensemble avec les frères du papa et ses fils. Il a refusé. Il est tombé d’un palmier et il est mort. C’est pour ça ? (Oui) – Donc maintenant, il faut rassembler toutes les rizières pour refaire le partage ? (Oui, oui !)

Le brancard fonce sur lui, revient tournoyer sur la place avant d’être rapidement emporté vers le cimetière. Ainsi, si la mort de l’épouse ne pouvait directement être imputée à ce différend foncier, ceux qui voulaient le voir évoquer lors de l’interrogation du matin ont tout fait pour qu’il surgisse enfin lors de celle du soir (signalons qu’entre les deux interrogations, les porteurs ont encore changé). La fin de l’interrogation  – lorsque le brancard quitte définitivement la place –  ne signifie pas que les causes de la mort aient été définitivement éclaircies. Elle intervient lorsque tous les acteurs présents ont épuisé les occasions de rappeler publiquement le rôle que chacun aurait pu jouer dans la vie du défunt et les situations où il y a été impliqué. 2. Un voleur très honoré La suite des cérémonies funéraires, lorsque le mort aura été installé sur l’estrade et que débuteront les danses ñukul (« pleurs »14), est encore plus paradoxale. Du foisonnement des rites qui se déroulent dans le temps qui précède l’enterrement et mériteraient de longs développements, nous n’examinerons ici que l’une de leur dimension, celle de la résonance des leçons du kasaab sur les différents acteurs de la scène funéraire. Nous en donnerons ici un rapide exemple. L’homme que nous appellerons « Ajãkil », est décédé en avril 2003, âgé d’une soixantaine d’années. Ses enfants sont relativement jeunes, les derniers étant adolescents. Il détenait deux ukiin importants : Jasãg (lié à l’initiation) et Sãbun (lié au feu et à la lèpre). Cela ne l’empêchait d’être fasciné par les manières des commerçants musulmans au point de confier l’une de ses filles à élever par un vieux Peul du village, de porter bonnet, boubou et chapelet. Il était considéré comme un homme riche. Lors des grandes cérémonies d’initiation, cinq ans auparavant, nous avions enregistré une série de chants, composés par les initiants, qui faisaient allusion à ses capacités de voleur : « Chaque chèvre, c’est pour lui. Ajãkil est un voleur de chèvres, il est fâché, nous l’avons chanté, etc. » Son interrogation développera cette version.

14. Le terme désigne les chants, les danses, le pas de danse et, par extension, l’ensemble des cérémonies funéraires.

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Chapitre iii Nous n’avons pas pu ce jour-là en enregistrer l’intégralité, mais nous en résumons les principaux actes. Après être resté quelques minutes devant les ruines d’un ancien défunt, le brancard traverse la place du sous-quartier et file vers les premières rizières, à l’orée du quartier de Utem. Dès les premières questions, il apparaît que c’est lui qui « gâtait (ajakene) les choses ». Le brancard se dirige d’abord vers le sanctuaire de Jasãg, puis vers l’endroit où, un jour, il avait caché le riz qu’il venait de voler dans les rizières d’autrui (de ce riz déjà récolté que les gens laissent dans les rizières avant de l’engranger). Des gens l’avaient vu, il était tout nu, et est allé se cacher. Le brancard repart vers le sanctuaire de Sãbun : on révèle qu’Ajãkil avait aussi envoyé sa femme voler le miel d’une ruche appartenant au détenteur du bákiin, tout en lui disant que c’était la sienne. Peu de temps après, sa femme était couverte de plaques évoquant la lèpre. Le brancard commence par nier. Quelques-uns de ses frères insistent : « Nous t’avions dit d’arrêter cela. Tôt ou tard, la « chose » (miñamu15) va te tuer ». Puis divers intervenants rappellent que lorsqu’il est tombé malade, Ajãkil était prêt à avouer mais qu’il était trop tard. Il ne pouvait plus parler. Le brancard revient sur la place, au milieu d’un cercle très dense. Pour que tout le monde soit informé, des hommes reprennent les questions posées à l’orée des rizières. Il se dirige vers l’une de ses filles, en larmes : « Tu as vu ton interrogatoire ? Papa, tu as vu ? Ce que tu as fait, c’est mauvais ! » De nouvelles questions lui sont posées, notamment par sa première femme qui rappelle qu’il était parti à Ziguinchor au moment même où elle allait faire le rituel du kañalen16 dans un autre village. Il doutait de son innocence dans la mort de ses enfants. D’autres femmes lui demandent pourquoi l’une des filles de sa deuxième épouse ne parvient pas à avoir d’enfant. La voix cassée, la première reprend pour que soient levés les soupçons dont elle est l’objet. Le brancard coupe court. Une heure plus tard le mort, paré de ses plus beaux atours, est installé sur l’estrade, maintenu assis sur la banquette aménagée à cet effet. Pendant ce temps, ses sœurs, cousines, tantes maternelles, filles, nièces partent au marigot pour s’enduire le corps et la tête de boue. L’installation du mort terminée, tous les neveux s’en vont. Seules restent les femmes. L’enchaînement et l’entremêlement des différentes actions  – gestes, chants, paroles, mimes –  qui vont se dérouler dans les heures qui suivent offre un exemple particulièrement saisissant de ce que Michael Houseman et Carlo Severi17 désignaient sous le terme de « condensation rituelle », et de la mise en place d’« un réseau de relations modifiées ». Peu à peu, en un même espace, vont s’imbriquer différentes scènes donnant simultanément à voir attitudes, émotions, situations les plus antinomiques.

15. Le terme est utilisé pour désigner, sans le nommer, un bákiin. 16. De ce rite qui concerne les femmes en mal d’enfants, nous reparlerons dans le chapitre suivant. 17. M. Houseman et C. Severi, Naven ou le donner à voir. Essai d’interprétation de l’action rituelle, Paris, CNRS éditions - Éditions de la MSH, 1994.

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“Disputes” jóola Comme c’est l’habitude, une cousine maternelle monte s’asseoir à la droite du défunt pour l’éventer. Une dizaine de parentes s’asseyent juste devant l’estrade et s’adressent à lui tour à tour, sur un ton déchirant. Ce groupe de femmes restera dans la même position jusqu’au soir (à l’exception d’un moment où, le soleil tapant trop fort, elles se réfugient sous l’estrade). Les deuilleuses couvertes de boue reviennent et commencent à danser autour de l’estrade en chantant sans discontinuer les chants des défunts des lignages paternels et maternels du mort. L’ambiance est toute à la tristesse et à la tension de la séparation. Arrive alors sur la place, en provenance de la maison d’Ajãkil, une longue file de femmes, porteuses d’immenses paniers débordant de gerbes de riz puisées dans son grenier. Elles les disposent sur l’estrade. À la suite de ce groupe apparaît une autre femme, uniquement vêtue du petit pagne passé entre les jambes que portent les hommes lorsqu’ils travaillent aux champs. Avec un kajendu, elle mime avec application les gestes du labour. Ajãkil qui, à peine deux heures plus tôt, se révélait voleur de riz (crime abominé), de chèvres et de miel, commence à être honoré et loué comme un exceptionnel cultivateur. Il trône maintenant au milieu d’un volumineux tas de gerbes. Une de ses sœurs, au pied de l’estrade, s’adresse à lui d’un ton pitoyable. Les danses continuent sur un rythme fort soutenu, les pleureuses se lamentent. C’est à ce moment que surgit une jeune femme, camarade d’âge de l’une des filles, habillée de l’un des caftans du mort, de son bonnet, portant chapelet et parapluie et poussant avec suffisance le vélo du défunt, sur le porte-bagages duquel est attaché un gros bidon. Elle monte sur l’estrade au moment où la première épouse, d’une voix cassée, poursuit le récit que le brancard ne lui a pas laissé terminer. La femme travestie se met à haranguer le public à la manière du défunt : « Que tous ceux et celles qui ont de l’huile de palme à vendre me l’apportent ! Je vais à Kagit ! (village de l’autre côté de la frontière sénégalaise) ». Puis elle repart avec le vélo, en disant qu’elle va chez Sekou, le vieux Peul qu’Ajãkil admirait. La première épouse, sur l’estrade, raconte les épreuves qu’elle a endurées pendant qu’elle faisait le kañalen afin de prouver qu’elle n’était pour rien dans la mort de ses enfants. Puis elle parle des pagnes qu’elle a achetés avec son mari, de ceux que ses enfants ont apportés, et se défend d’avoir fait quoi que ce soit contre la fille de sa co-épouse. Pendant ce temps, un peu à l’écart, la jeune femme en caftan, avec un sérieux imperturbable, dirige une pseudo-prière musulmane, suivie par trois de ses amies. Puis elle s’assied avec componction dans le fauteuil en plastique du défunt et se met à égrener son chapelet. Quelques femmes parmi le public assis autour de la place rient sous cape. Les deuilleuses continuent à chanter et danser avec énergie (elles ne mangeront pas avant la nuit). Deux batteurs de tamtam s’installent et commencent à taper les rythmes des danses ñukul. Alors que l’après-midi avance et que les hommes se font toujours attendre (ils sont en train de boire soit le vin de palme des sacrifices, celui qui a été apporté au utíil), la deuxième épouse et ses filles arrivent de Bissau. Elles se précipitent en hurlant devant l’estrade avant d’aller rejoindre le groupe des danseuses. Une autre femme fait alors le tour du public pour expliquer que les deux épouses s’entendaient comme des sœurs et qu’il faut que cela continue. 167

Chapitre iii Les hommes reviennent enfin sur la place avec, en tête, les « confrères » du défunt, détenteurs d’ukiin similaires aux siens. Ils se mettent à danser autour du cercle formé par les femmes, en chantant d’une voix virile des chants d’initiation. Dans le sens inverse, les associations de promotionnaires des enfants de Ajãkil, peu à peu renforcées de nouveaux(elles) arrivantes, entament des danses qui n’ont plus rien à voir avec les ñukul. Les batteurs les suivent et se mettent à frapper les rythmes d’ekonkon, ces danses festives qui accompagnent les luttes. Trois cercles concentriques de danseurs sont maintenant en place : les femmes, les plus proches de l’estrade ; les hommes, en sens inverse, accompagnés de quelques femmes kañalen ; enfin tout autour, le troisième cercle des groupes d’âge, dans le même sens que les femmes. La jeune femme en caftan continue à arpenter la place avec cette morgue que tout le monde connaissait au défunt. Quelques jeunes hommes la relaient dans la scène du vélo. Tandis que trois des filles expliquent devant l’estrade comment chacune se faisait choyer par la co-épouse respective de leurs deux mères, leurs camarades se déchaînent sur la place en organisant çà et là de petits cercles de bugër  – danse purement ludique. Tout au long de l’après-midi, parents et amis défilent devant le mort pour lui présenter les pagnes qu’ils lui offrent pour l’« habiller ». Le public, hommes, femmes et enfants du village ou d’ailleurs, assis ou debout tout autour de la place, observe calmement ces différentes scènes, faisant quelques commentaires sur l’identité de tel ou tel, ses liens avec le défunt, etc. Des hommes se détachent du cercle pour se précipiter à grands sauts sur les troncs d’arbre où ils fichent leur coupe-coupe, quelques-uns tirent des coups de feu avec de vieux fusils de traite, et parfois un kalachnikov. Ces scènes de bravoure si caractéristiques des funérailles jóola ont été mainte fois décrites (entre autres par Louis-Vincent Thomas, Marc R. Schloss, Paolo Palmeri), et je ne les développerai pas plus, ne retenant ici qu’une simple question : qui se soucie, au moment où l’on descend le cadavre de l’estrade pour son ultime préparation et pour la dernière interrogation, de savoir si Ajãkil était ou non un fameux voleur de chèvres, de riz et de miel ? La plupart des hommes sont à moitié ivres, les jeunes sont surexcités, les femmes épuisées et pressées de rentrer chez elles allumer leurs feux. Tout le monde se précipite lorsque l’on rapporte le cadavre cousu dans des pagnes blancs et noirs pour l’attacher sur le brancard. Il repart pour un dernier sacrifice au utíil, avant de revenir une dernière fois tournoyer sur la place et « piquer » vers quelques amis ou frères de Ajãkil qui ne feront qu’exalter ses qualités et lui demander quels sacrifices effectuer aux deux ukiin qu’il détenait (et qui l’ont tué). Tard dans la nuit, les filles du défunt (Ajãkil avait aussi des fils, mais beaucoup plus jeunes) et leurs amies font tour à tour irruption à grand bruit dans les maisons du village qu’elles connaissent bien : elles dansent avec frénésie les chants qu’elles avaient composés en l’honneur d’Ajãkil lorsqu’il faisait fonction de « tuteur » d’un certain nombre d’entre elles. Pendant quatre jours, elles organiseront festins et festivités sur la place du sous-quartier du défunt, et le cinquième jour, les frères d’Ajãkil immoleront un bœuf pour nourrir tous les amis des enfants. Bref, au terme de cette première semaine de festivités funéraires, les abominables délits dont Ajãkil était accusé semblent avoir été bel et bien oubliés.

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“Disputes” jóola 3. Une affaire d’empoisonnement Toute autre est la tonalité du dernier exemple : c’est la première fois (relativement à la trentaine d’interrogations auxquelles j’ai eu l’occasion d’assister) que le kasaab ne s’oriente pas vers l’apaisement des relations et des situations qu’il a révélées. Le contraste d’avec le cas précédent est d’autant plus frappant que les deux décès eurent lieu à quelques jours d’intervalle. Malade depuis sept ans, âgé d’environ quarante-cinq ans, l’homme que nous appellerons Ulibalil est décédé dans le quartier de Santa Maria où il se faisait soigner. Ancien militaire de l’armée guinéenne, il avait effectué les rituels du bákiin traitant des meurtriers, Baliŋ. Il avait vécu de longues années avec sa femme à Ziguinchor avant qu’il ne se sépare d’elle (elle n’avait pas voulu le suivre dans le village où il s’était installé, et était restée en ville). La veille au soir, une femme est venue m’avertir en affirmant qu’il avait été empoisonné. Cette version ne fera plus de doute au terme de l’interrogation. Dans la nuit, le cadavre d’Ulibalil est ramené à Utem, dans la maison de l’un de ses frères. Vers 7 heures du matin, le brancard est posé à terre devant la maison (au dehors de la clôture), au milieu des femmes assises qui chantent. Les porteurs se font attendre, l’un des pressentis reste prudemment à l’écart. Finalement ils arrivent, chargent le brancard et se dirigent immédiatement vers la maison détruite d’un oncle du patrilignage du défunt, Sibukayon. Notons que l’épouse de Ulibalil n’a pas encore eu le temps de revenir de Ziguinchor au moment où se déroule l’interrogation. Le kasaab est mené à un rythme rapide, les questions sont courtes et ne laissent place à aucune autre hypothèse. Un cousin paternel de Ulibalil : – C’est Sibukayon qui va faire ton interrogation ? (Oui)

Le brancard retourne à l’entrée de la maison. Un homme de la même concession, mais d’un autre lignage : – Est-ce que tu as touché quelque chose et ce quelque chose t’a tué ? (Non) – Est-ce que c’est toi qui t’es tué ? (Non) – Quelqu’un t’a croqué (« kutokoñ », terme désignant une dévoration sorcellaire) ? (Non)

Un deuxième cousin paternel de Ulibalil : (Il répète deux fois les mêmes questions, et obtient les mêmes réponses) Le brancard se détourne brusquement et fonce sur les sentiers du quartier jusqu’au fond opposé, vers la maison d’un autre cousin paternel qui n’habite pas la même concession : Sibèkèwuli. Sibèkèwuli : – Ulibalil ! Comme tu es venu dans ma maison, c’est de là que vient ta mort ? (Non) – Comme tu es venu jusqu’ici, peut-être que ta mort vient de ta femme ?

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Chapitre iii Le brancard ne bouge pas. Sibèkèwuli : – Comme tu étais malade, c’est ta femme qui t’a empoisonné ?

(Le brancard fonce sur lui – oui, oui, oui) – Elle t’a empoisonné avec le vin ? (Non) – Avec le riz ? (Non) – C’est elle par elle-même (« uwomè atãgaaol » : celle-ci qui appartient à elle) ? (Non) – Est-ce qu’elle a préparé le riz et que quelqu’un est venu t’empoisonner ? (Oui)

Le porteur à l’avant gauche laisse un moment sa place à un neveu de la famille. Mais le brancard ne bouge pas tant que le premier porteur ne revient pas. Le deuxième cousin paternel : – C’est elle-même, par elle-même ? (Non) – Tu as dit qu’elle a envoyé quelqu’un ? (Oui) – Peut-être que c’est en buvant du vin ? (Non) – C’est quelque chose qui était dans le riz ? (Oui) – C’est quelqu’un qui lui aurait donné pour t’empoisonner ? (Oui)

Le brancard fonce alors vers un jeune adulte, du nom de Afay. – Est-ce que Afay te connaît ?

Un neveu intervient : – Il faut que Afay parle.

Les gens : – Non, non, il risque de se tromper, il n’a pas l’habitude de poser les questions.

Le neveu insiste. Le brancard est toujours devant Afay. Afay : – Nous nous étions retrouvés à Kasolol et nous étions parti chez Bulebe, le guérisseur. Ce que tu m’avais dit la dernière fois quand on est parti chez Bulebe, c’est ça ? Ce que je sais, c’est que lorsqu’on est parti là-bas, le bákiin nous a dit que c’est ta femme qui t’a empoisonné. (Oui)

Le brancard se retourne. Une sœur du défunt : – Quand vous êtes partis pour rester à Ziguinchor, c’est moi qui connaissais quelqu’un là-bas, au camp militaire. Je vous ai dit de rester là-bas. Vous êtes restés avec d’autres gens de Esana.

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“Disputes” jóola Vous êtes restés longtemps, et après vous êtes allés à Faghot (vers Ñagis). Quand votre enfant est mort, Ajamut (la femme de Ulabulil) est partie et t’a laissé pour revenir à Ziguinchor. Tu revenais la voir de temps en temps. Quand tu venais la voir, c’est à ce moment qu’elle t’a empoisonné ? (Oui) – Il faut bien parler, parce que j’ai peur que l’on dise que c’est ta femme qui t’a empoisonné. Je n’aime pas ces paroles !

Le brancard reste sur place. – Ton enfant qui est malade, il a la même maladie que toi ? Vous avez mangé ensemble ? (Non) – Comme l’enfant est malade et qu’il est à l’hôpital, on dit qu’il a les intestins qui se nouent, si on le soigne, est-ce qu’il va guérir ? (Non)

Banégë (elle fait partie de la même association de kañalen que Ajamut, l’épouse du défunt) : – L’enfant va mourir ? (Non)

Un cousin paternel de Ajamut : – Tu dis que c’est notre sœur qui t’a empoisonné ? (Oui) – Elle t’a donné du vin ?

Le brancard part vers une autre maison. « Il est fâché » disent les femmes autour. Le même cousin : – Tu dis que c’est notre sœur qui t’a tuée ? (Oui) – Est-ce que c’est en buvant du vin ? (Non) – Est-ce que c’est en mangeant du riz ? (Oui) – C’est elle qui a pris la chose et l’a mise dans le riz ? (Non) – Elle a envoyé quelqu’un ? (Oui) – Donc la parole est finie !

Le brancard avance, s’arrête devant Banégë (qui avait voulu parler un peu plus tôt). Banégë : – C’est ta femme qui t’a tué ? Nous sommes restées avec elle dans la même maison à Colobane, toi tu étais à Faghot. Peut-être que quand tu venais la voir, elle ne te regardait même pas. C’est au moment où elle ne s’intéressait pas à toi qu’elle t’a fait la chose (araaw) ? (Oui)

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Chapitre iii – C’est à cause de la parole de l’autre qui veut la marier, c’est pour cela qu’elle t’a empoisonné ? (Oui)

Asekol (une parente de Ajamut) : – Tu dis que c’est ta femme qui t’a tué ? (Oui) – Il faut nous dire pourquoi elle t’a tué !

Le brancard part sans répondre. Le mort est emporté et déposé sous un arbre à proximité de la place. Les neveux l’installent sur l’estrade et les femmes restent seules à danser et chanter jusqu’au milieu de l’après-midi. Un peu en retrait, le long du chemin qui mène à la place, se sont installés une quinzaine d’hommes sur les troncs installés devant l’enclos du bákiin des meurtriers, Baliŋ. Ils boivent et discutent. Les autres hommes reviennent enfin pour les ñukul, poussent un viril woohoo et se mettent en branle, mais l’organisation générale laisse une impression de flou. Les danses s’arrêtent fréquemment, les gens se regroupent pour discuter en divers endroits. Seuls les hommes de Baliŋ donnent l’impression d’exécuter sans faiblir leur prestation rituelle (nous en avions parlé à grands traits au premier chapitre) : tour à tour, chacun va prendre la lance fichée devant le bákiin, partir en courant le long d’un sentier qui sinue autour de la trajectoire du chemin d’entrée sur le ukul, surgir sur la place en criant et brandissant la lance. Arrivé devant l’estrade, il la balance trois fois en direction des quatre points cardinaux puis, toujours bondissant, fait le tour de l’estrade. Il recommence trois fois, puis revient devant le bákiin, se recule d’une dizaine de mètres, se précipite en criant sur la clôture devant laquelle il feint de ficher violemment la lance. Il répète cette scène trois fois avant de revenir s’asseoir au milieu de ses collègues. Pour rappeler les qualités militaires du défunt, on accroche de grosses chaussures de l’armée au poteau de l’estrade, un jeune en uniforme vient tirer des coups de feu avec son fusil kalachnikov. Des parents, amis, viennent présenter leurs pagnes devant l’estrade. Une femme explique : « Nous étions ensemble à Ziguinchor, souvent je venais te voir, toi aussi, tu étais très gentil. Comme on nous voyait toujours ensemble, les gens disaient que tu étais mon petit ami. Voilà le pagne, pour que tu dises à ceux qui sont morts : « Voilà le pagne que m’a donné asubarom (« ma chérie ») ». Une autre vient, avec deux billets de 500 F. CFA : « Je n’ai pas eu le temps de trouver un pagne. Voilà tout ce que j’ai ». Les autres : « Donc, tu l’as habillé, avec ça on peut acheter un pagne ». Une autre encore : « Nous étions ensemble à Ziguinchor, je peux dire que vraiment, tu étais très gentil », etc. Enfin sa femme, Ajamut, arrive de Ziguinchor. Elle n’est accompagnée que de l’une de ses sœurs et d’une de ses amies de l’association rituelle des femmes kañalen. Elle reste quelques minutes devant l’estrade, puis elle part sur un chemin à l’écart, seule. Tandis que les danses continuent, d’autres femmes viennent peu à peu former groupe autour d’elle. Ajamut sort les pagnes qu’elle a apportés. La question des pagnes est à ce moment-là cruciale. Il y a en effet deux catégories de pagnes : ceux que l’on donne pour « habiller le mort » et qui seront enterrés avec 172

“Disputes” jóola lui ; ceux que l’on donne à la famille du défunt pour approvisionner le fonds de pagnes qui servira à d’autres funérailles. Chacun doit se souvenir avec exactitude des donateurs afin de lui rendre la pareille lorsque, à son tour, il sera affecté par un décès. Si les sœurs et parentes paternelles du défunt refusent tous les pagnes de l’épouse, elle est bannie du village, mais si elles prennent celui qui devrait revenir à la famille, cela voudrait dire que « le mariage est fini » et que la femme n’a plus statut d’épouse dans le ãk. Après une bonne demi-heure de discussions, elles reviennent au bord du ukulaw. Les sœurs de Ulibalil ont pris un pagne pour habiller ce dernier, mais ont refusé celui qui devait aller à la famille. Le corps est descendu de l’estrade, emporté dans une natte vers une petite clairière jouxtant la place. Les danses continuent, dans une ambiance heurtée. On apporte un long banc pour les détenteurs du bois sacré et les hommes de Baliŋ. Le brancard est rapporté sur la place, puis déposé sous les arbres. On en détache le corps, cousu dans un grand pagne blanc, et on l’emporte à nouveau vers la maison où se trouve l’autel utíil pour le dernier sacrifice. Un jeune a été commissionné pour chercher un poulet et on l’attend. Mais quand il revient, le corps a déjà été ramené au ukulaw, taché du sang d’un poulet que l’on a trouvé ailleurs. Les femmes se précipitent en un groupe dense en criant. Réinstallé sur le brancard, le défunt est interrogé une dernière fois sur la place, plus particulièrement par les hommes de Baliŋ. Ulibalil avait terminé les sacrifices, le bákiin n’est donc pour rien dans sa mort. Mais personne ne repose la question de l’empoisonnement. Avant qu’il ne quitte la place, le cortège des meurtriers retournent dans l’enclos du bákiin pour terminer leur vin. Ce n’est que lors d’un ultime questionnement effectué dans une petite clairière, sur le trajet du cimetière, que la question revient. Seuls assistent à ce dernier échange les fossoyeurs et les parents proches. L’un d’eux m’en rapporta l’essentiel : – Donc, ce que tu as dit ce matin, c’est vrai ? Parce que moi j’ai peur (des problèmes entre les deux familles). (Oui) – Si on t’avait laissé partir, tu serais retourné vers la maison de ta femme ? (Oui) – Donc c’est ta femme qui t’a empoisonné ? Elle t’a donné du riz et l’autre a mis la chose dedans ? (Oui) 

Pour beaucoup de villageois, hommes, femmes, jeunes, la question est entendue : « Elle l’a empoisonné (ou bien c’est celui qui la courtise qui lui a donné le poison), c’est ce qu’ils ont dit ». Certains mettent le doigt sur les éléments d’une certaine morale conjugale que l’épouse n’aurait pas respectée : elle n’avait pas voulu suivre son mari, elle voyait un autre homme, sans lui demander clairement de divorcer. Pendant les sept années où il tentait de se soigner au village, elle n’est venue qu’une fois, et cela pour effectuer les rituels d’acquisition d’un bákiin, mais « elle ne s’intéressait plus à lui ». Des femmes qui l’ont connue à Ziginchor abondent dans cette accusation : « Tout le monde voyait l’autre venir chez elle. Ils auraient 173

Chapitre iii dû se cacher ». Le lendemain matin, une réunion a lieu dans la maison d’un frère du défunt. La malheureuse accusée prend la parole d’une voix cassée : – Nous nous sommes mariés ici, après nous sommes allés à Ziguinchor. Une fois là-bas, notre mariage n’était pas un bon mariage. Et tout le monde le sait, comment nous avons vécu à Ziguinchor. Je ne vais pas parler beaucoup. Quand je suis arrivée hier, il avait déjà dit que c’est le poison qui l’a tué. Moi, Anarway de Cacheu (sa maman est de Cacheu), je ne connais pas le poison qu’on donne à quelqu’un pour qu’il meure. Je ne suis pas restée avec quelqu’un qui me montrerait un médicament à donner à un autre pour que ce dernier meure. Ou bien qu’il boive cela et qu’il meure. Je ne connais pas ça ! Un homme aurait donné du médicament à Ulibalil pour l’empoisonner, il en serait mort, c’est celui qui m’aime pour me marier, peut-être c’est ce médicament qui l’a tué ? Hiii ! Et vous dites que c’est moi qui ai tué Ulibalil, moi Anarway de Cacheu ? J’aurais tué Ulibalil ? Vous dites que peut-être celui qui l’a empoisonné, c’est dans le riz ou dans quelque chose et qu’il en est mort ? Je vous dis donc que c’est moi qui ai tué Ulibalil. C’est ce que j’ai à dire.

(silence) Une de ses tantes maternelles intervient : – On a fait l’interrogation de Ulibalil et quand on parle, on dira qu’à l’interrogatoire… Partons !

D’autres tantes (pour mettre un terme à la discussion) : – Voici Acu (notre fille) qui nous a mis des enfants au monde. Combien ? Trois. Ulibalil est mort, c’est Dieu qui l’a pris !

Un de ses cousins paternels : – Les pagnes que tu as donnés pour habiller ton mari, ils les ont ramenés. Il faut réfléchir, même lorsque vous vous êtes disputés, il ne faut pas refuser les pagnes. Vous avez entendu cela tout simplement (qu’elle l’aurait empoisonné). Quand tu fais cette chose avec le yaloor, tu le sens ici en personne. C’est toi seul qui le sais. Lève-toi ! (arrêtons la discussion).

La famille de Ulibalil reste mutique. De toute évidence, l’affaire n’est pas finie. Les neveux du défunt l’ont « habillé » avec le pagne donné par sa femme, mais les sœurs ont refusé le pagne de la famille. Ce qui la veille avait été interprété comme un signe d’apaisement (« elles ne l’ont pas rejetée ») est en fait une mesure de contention : l’épouse ne pourra se remarier en dehors de la famille sans qu’elle ne soit faite « laver » par ses beaux-parents, c’est-à-dire sans avoir offert un certain nombre de sacrifices au utíil mais aussi aux différents ukiin que pourrait détenir la famille. Les paternels du mari peuvent laisser passer des années avant d’accepter de faire ces sacrifices. Ajamut retourne dans la maison maritale où elle est obligée de rester avec ses belles-sœurs jusqu’à la levée du deuil. Mais, au titre de son statut de femme soumise au kañalen, elle obtient d’aller passer la nuit chez son ancienne tutrice, là où elle avait effectué le rite.

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“Disputes” jóola Des vérités instables ou les « mensonges de l’homme » Très généralement, l’énoncé des causes officielles de la mort révélées par le kasaab, consiste la plupart du temps en variations autour de trois types d’interprétations : - on peut mourir d’avoir été « bouffé » par un sorcier (je ne connais cependant pas de cas qui ait débouché sur l’identification d’un sorcier en vie : la plupart du temps, les sorciers que l’on accuse sont déjà morts ou ils se révèlent tels lors de leur propre kasaab) ; - on peut mourir de l’action d’une personne « mauvaise » qui aurait utilisé le poison ou le pouvoir d’un bákiin. - ou bien, et c’est le cas le plus général, d’avoir été tué par un bákiin, soit parce qu’on en a enfreint les interdits, soit parce qu’on n’a pas réglé une dette sacrificielle, soit encore parce que ce bákiin est celui qui vous a fait renaître et qui, un beau jour, vous rappelle. Les effets d’une transgression non traitée se transmettent dans la descendance, notamment lorsqu’il s’agit de problèmes de terres refusées ou usurpées : c’est ainsi que sont expliquées de très nombreuses morts d’enfants imputées à une appropriation indue de rizières par un grand-père ou un grand-oncle depuis longtemps décédé. Cependant, lorsque la mort n’est imputée à aucune transgression, mais seulement au fait que le bákiin « est parti » avec le défunt, on dira aussi que c’est « la volonté de Dieu (emitey) ». Mais dans la plupart des cas, ce que l’on recherche excède de beaucoup l’explication finale que ce large canevas permettra toujours de donner à une mort. Les interrogations concernant le dévoilement d’affaires jusque-là occultées ou ignorées ont un statut paradoxal. Le kasaab est un moment considéré comme essentiel par les Kujamaat et il est fréquent de voir ramener au village des malades gravement atteints (aussi bien vieux que tout petits) jusqu’alors soignés dans hôpital urbain éloigné, à cette seule fin qu’en cas de décès ils puissent être interrogés. La foule présente suit toujours avec grande attention l’énoncé des questions et les mouvements du brancard. Lorsque des épisodes ne peuvent être écoutés par les non-initiés au bákiin dans lequel les porteurs se sont retirés quelques moments, les interrogateurs prennent soin par la suite de reformuler cette partie en termes généraux à l’intention du public. Il n’en reste pas moins que les conclusions sont rarement tenues pour définitives par l’ensemble des assistants. Elles s’arrêtent sur l’une des explications possible et légitime sans pour autant remporter de conviction unanime. Dans les commentaires murmurés à mi-voix par les auditeurs, on entend parfois cette expression : mutuutumam mata anaw, « les mensonges (au sens de création de toute pièce) de l’homme ». Quelle que soit la version retenue, nul ne se sent obligé d’y adhérer. Si à l’issue de la troisième interrogation évoquée ci-dessus, la majorité des assistants semble se rallier à l’hypothèse de l’empoisonnement, c’est que celle-ci permet d’exprimer la réprobation villageoise vis-à-vis d’un comportement conjugal jugé douteux : en s’y ralliant, chacun peut faire montre de sa propre moralité. La concision de l’interrogation qui ne laissait guère place à d’autres hypothèses était d’une certaine façon dictée par le contexte : la femme est installée à Ziguinchor ; le défunt, depuis son retour au village, n’habitait plus dans sa famille mais était hébergé dans une famille catholique. L’un et l’autre s’étant en quelque sorte mis à l’écart des affaires du village, il était difficile de mobiliser quelqu’une de ces affaires à l’occasion du décès. Mais ce n’est pas pour autant que tous soient persuadés que l’épouse (ou l’amant) ait réellement empoisonné le mari : « elle l’a empoisonné, c’est ce qu’ils ont dit ». En « piquant » soudain vers des lieux précis ou des membres du public appelés à prendre la parole, les impulsions du brancard orientent l’exploration vers certains 175

Chapitre iii épisodes du passé proche ou lointain du défunt comme de ses ascendants et de leurs relations avec parents et co-habitants. Or cette exploration a été, pour ainsi dire, initialement précontrainte par le choix du défunt appelé à mener le jeu. Rappelons-le, ce n’est pas un mort très ancien ; la plupart des gens présents l’ont connu. Et, – ce que les exemples ici choisis pour leur concision ne permettent pas de mettre en évidence –, c’est aussi la propre interrogation de ce mort qui est souvent reprise à l’occasion d’un nouveau décès. Les mouvements du brancard dessinent progressivement un cadre de questionnement de plus en plus défini. Ce rétrécissement du champ exploré ne va pas toujours de soi : des interrogateurs insatisfaits reviennent à la charge et s’irritent de ce que le brancard ne réponde pas à leurs questions ; des porteurs, comme nous l’avons vu, ne s’accordent plus ; de rebondissement en rebondissement, le kasaab n’en finit pas. Ce sont ces sélections successives qui font parler de « mensonges ». Quoi qu’il en soit lorsqu’il se termine, des pans entiers de l’histoire restent en souffrance et, tout comme à la suite d’un bataalen, ils ne manqueront pas de resurgir. Là où l’interrogation fait par contre force de loi, c’est dans l’obligation d’exécuter les prescriptions sacrificielles réclamées par les anciens défunts. Les proches du mort vivent dans la hantise d’être à leur tour frappés dans leurs biens, leur intégrité physique ou leur descendance faute de s’être acquittés de ce fardeau. Ces dettes héritées s’ajoutent aux dettes acquises par tout un chacun dès sa naissance et au fil de ses différentes inscriptions dans la vie sociale. Cependant, quel que soit le poids immédiat de ces prescriptions, le fait qu’elles soient énoncées et définies a quelque chose d’apaisant pour les survivants. Les ressorts de cet « apaisement » tiennent à de multiples facteurs que nous ne développerons pas ici. Notons simplement que le dernier cas (l’histoire de l’empoisonnement) est le seul qui n’ait pas débouché sur la formulation d’une demande de sacrifice : Ajamut n’est ni « détachée » de sa bellefamille, ni tolérée au village. Situation impossible (elle est repartie à Ziguinchor et jamais revenue), mais au demeurant beaucoup plus rare que celle qui pèse sur de nombreux villageois qui redoutent une toute autre menace : celle des dettes oubliées ou tues, de son vivant, par le défunt. D’interrogation en interrogation, on voit ainsi resurgir d’anciennes histoires que l’on pensait closes. Le relatif scepticisme mais aussi le provisoire soulagement avec lequel est souvent accueillie la version retenue tient aussi, bien évidemment, à ce que chacun connaît de la vie des acteurs impliqués et de sa propre vie tant il est vrai qu’il est impossible, en milieu d’inter-connaissance, de se sentir dédouané de toute implication dans une quelconque affaire. Le jugement de Ãpa et de ses amis le montrait bien.

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CHAPITRE IV LA NOTION DE ÑÍIÑI ET LES FIGURES DE LA SÉPARATION Qu’ont en commun des actes aussi divers que voler, accuser à tort, déféquer, etc., dont nous venons de voir qu’ils réclamaient également un minutieux examen et engageaient leurs auteurs à accomplir tel ou tel sacrifice ? Les Kujamaat répondraient qu’ils sont tous ñíiñi. Cette notion jusqu’ici rencontrée dans des contextes fort différents (guerre, répartition des rizières, etc.), je l’ai provisoirement traduite par « interdit » au sens où sa transgression, qu’elle relève directement ou non de la juridiction des ukiin, comporte un danger vital. Dans chaque occurrence où elle apparaît, il serait difficile de la rabattre sur l’une ou l’autre des acceptions communément retenues des termes de « sacré », ou d’« impur », bien qu’elle puisse tour à tour les englober. Peuvent ainsi être frappés ou chargés de ñíiñi un état de la personne (femme en couches, nouveau circoncis), un statut (tel celui du roi), un espace (bákiin, forêt), un acte. De cette catégorie participent des faits aussi disparates que le meurtre, le vol, la négligence des rituels liés au cycle agraire, la violation d’espaces ou de savoirs interdits, la défécation dans l’espace du village, l’accouchement dans la maison, le fait de provoquer une bagarre, etc. La qualification de ñíiñi engendre une série de prohibitions qui sont tour à tour  – ou tout à la fois –  pratiques, scopiques et proxémiques. Ainsi, ce que l’on pourrait appeler pour faire vite, l’interdit du meurtre, ne s’applique pas seulement à l’acte de tuer, mais aussi au fait d’avoir vu tuer ou d’avoir manipulé le cadavre de la victime. Volontaire ou non, la violation de ces différents types d’interdits provoque les mêmes effets : « échauffer » le transgresseur, le rendre malade, voire le faire mourir, lui ou ses descendants et, le cas échéant, « gâter » (kajaken) telle ou telle région de l’espace villageois ou des champs cultivés. Le contact avec le ñíiñi, ou sa violation, en dehors d’un cadre rituel précis, contamine et altère. Seuls des sacrifices appropriés sont susceptibles de lever les effets de sa transgression. Lors de ses enquêtes menées au cours des années 1960 chez les Jóola Fogny au nord de la Casamance, Jean David Sapir avait rencontré différentes manifestations rituelles d’un principe général appliqué à différentes sortes de « pollution », appelé kujaama, et classé par les Fogny dans la catégorie des « esprits sans autel » (« unattached spirits »). Dans la droite ligne du travail de Mary Douglas qui venait tout juste d’être publié, il définissait ce principe comme « the inauspiciousness of mixing categories that are somehow thought of as being properly separate and apart ». Kujaama se manifeste par des interdits, des afflictions et des actes rituels qui réfèrent tous à des situations « polluantes » entre générations, entre époux à la mort de l’un ou l’autre, enfin entre ancienne et nouvelle récolte. Sous la catégorie ñíiñi des Kujamaat de Guinée-Bissau, nous retrouvons les mêmes interdits (portant sur la commensalité entre parents et enfants mariés, le contact avec une fille menstruée, la consommation immédiate du nouveau riz), mais intégrés à

. M. Douglas, Purity and danger : a analysis of concepts of pollution and taboo, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1966. . J. D. Sapir, « Kujaama : Symbolic Separation among the Diola-Fogny », American Anthropologist 72 (1970), p. 1330‑1348.

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Chapitre iv un spectre beaucoup plus large et faisant intervenir non pas une unique puissance, mais une série d’ukiin tour à tour concernés. Qu’ils s’inscrivent de façon plus ou moins directe dans le registre des domaines traités par le système religieux des ukiin, la plupart des actes ou des états réputés ñíiñi semblent bien mettre en jeu une idée de séparation ou de frontière que ce soit entre les sexes, les espaces, les temps, les états de la personne, les substances (catégories de sang, d’excrétions, etc.) mais aussi les savoirs et les pratiques. Ces séparations ou incompatibilités qui prennent la forme d’écarts à maintenir, s’organisent selon une combinatoire complexe. Bien que pour l’instant nous ne puissions encore expliquer en quoi des actes tels que le vol ou la diffamation ont à voir avec ce genre d’écarts, l’affinité de la notion de ñíiñi avec les manières de penser et d’instaurer séparations et disjonctions nous amènera à en développer quelques figures. Autant qu’à leur agencement structural, nous nous intéresserons à leur mise en place progressive. Les modalités de la division sexuelle, telles qu’elles se déploient dans le domaine rituel et symbolique, peuvent en donner un premier éclairage. I. Séparation des sexes Dans les toutes premières années de la vie, un enfant, fille ou garçon, est appelé jañíil (petit). Il n’est doté que tardivement d’un prénom (vers un ou deux ans). Choisi en fonction des anecdotes qui ont marqué la période de sa naissance, ce prénom ne marque aucun rang de naissance. Du côté féminin, on distinguera la « fille » (bájarabu, qui devient asunguru lorsqu’elle est nubile), de la jeune femme mariée, ajeg. La virginité n’est pas en tant que telle un marqueur pertinent, et elle ne fait pas l’objet de procédures de contrôle au moment du mariage. On dira tout au plus qu’une telle « connaît l’homme » si une grossesse survient. C’est le premier accouchement suivi d’un sacrifice au bákiin Karaay qui fait d’elle une femme (anaare). Mais la femme « qui ne produit pas », celle dont l’union reste stérile, se retrouve dans une position bâtarde : exclue des grandes associations et des activités rituelles liées aux ukiin de femmes, elle est quelque sorte rejetée dans une catégorie socialement inexistante. Les garçons sont appelés ãpa ou ajaajó jusqu’à l’approche de l’initiation lorsqu’ils deviennent ákuláw. Le mariage fera d’eux un homme, aníine. Les termes d’adresse acu (« fille ») et ãpa (« fils ») sont utilisés par des locuteurs qui peuvent avoir l’âge du père ou de la mère de l’interpellé, mais aussi, quels que soient leurs âges respectifs, par ceux ou celles qui, au regard de tel ou tel bákiin, sont en position d’initié(e) visà-vis de ce dernier. De part et d’autre, la construction de l’identité sexuée s’opère en plusieurs temps, lors desquels sont mises en œuvre des opérations complexes qui combinent séparation, apprentissages et révélations, épreuves et positionnement spécifique dans l’espace religieux, notamment sacrificiel. De manière générale, les Jóola n’usent que modérément de procédures de marquage physique pour différencier socialement les deux sexes : l’excision est non seulement ignorée, mais souvent bannie des villages du

. À l’époque où j. d. Sapir menait ses enquêtes, les Fogny étaient déjà largement islamisés. Comme il le remarque, la présence des puissances traditionnelles restait reconnue plus par les afflictions qu’elles engendrent que par leurs effets bénéfiques. Les modes d’action et la portée générale de kujaama expliquent sans doute que parmi les autres sinaati (autre appellation des ukiin), ce principe ait pris une position centrale.

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La notion de ñiñi, les figures de la séparation sud de la Casamance (une excisée ne peut y sacrifier, y accoucher, non plus qu’y être enterrée). La circoncision aujourd’hui pratiquée lors de l’initiation masculine a été tardivement introduite (il y a environ un siècle). La façon dont les signes de la différenciation sexuelle, faiblement inscrits dans la matérialité des corps, s’imposent dans l’espace rituel et symbolique a ceci de remarquable qu’elle associe le façonnement de l’identité sexuée à la mise en place de liens indéfectibles à une certaine terre. Ces liens, noués par étapes, passent par le traitement des substances ou des éléments chûs du corps de chaque villageois en des lieux particuliers réservés à l’un ou l’autre sexe. Bien que jouant essentiellement sur des spéculations relatives au sang, les référents et les procédures rituelles utilisés pour définir les sexes sont loin d’être symétriques. Cependant, sans en donner une description exhaustive, nous tenterons d’éclairer la manière dont ils s’articulent par la circulation de signifiants d’une part, et de l’autre, par un jeu sur les secrets propres à l’un et l’autre sexe. Initiation et mariage pour l’homme, accouchement et intégration au Karaay pour la femme, confèrent la qualité d’anahaan, de « vieux », d’aîné. Appliqué aussi bien à un homme qu’à une femme, le terme anafaan ou anahaan signifie tout à la fois « adulte », « initié », « ancien ». Mais il y a toujours plus anahaan que soi en fonction du nombre d’initiations ou de guerres auxquelles un homme a assisté, du nombre d’enfants qu’une femme a mis au monde (au Karaay, certains emplacements du sanctuaire ne sont accessibles qu’aux femmes ayant engendré plus de cinq enfant), enfin, des statuts acquis par l’acquisition d’ukiin. 1. Construire une femme Lorsqu’une jeune fille « voit » ses premières règles (kajuk uleeñ, « voir la lune »), elle avertit sa mère qui contacte discrètement celles des camarades de sa fille qui ont déjà l’expérience de la hutte (ou de la case) menstruelle, erumun, édifiée dans chaque sous-quartier et réservée aux femmes en période menstruelle. Une petite fête y est organisée entre jeunes filles et les aînées enseignent la nouvelle quant aux interdits liés à son état : ne pas pénétrer ni dormir dans la maison, manger à part, ne pas « aller en haut », ne pas puiser ou prendre d’eau dans le canari familial, ne pas toucher le sel, ni le riz, ne pas cuisiner pour d’autres. Aller « en haut » (aatya), c’est aussi bien s’asseoir sur un objet quelconque (siège, lit), que monter à un arbre, se dresser pour descendre du riz du grenier, etc. De manière générale, les femmes mariées dorment au moins trois nuits dans erumun, et pour les épouses d’hommes gardiens d’ukiin liés à l’initiation, six nuits. C’est souvent en ces périodes que, mises à l’écart de l’essentiel des tâches domestiques, les femmes restent le plus tard à travailler dans les champs de type butat. Dans l’application de ces interdits, on observe certaines gradations : ainsi lorsqu’une mère se retrouve seule dans la maison avec de très jeunes enfants, elle pourra leur cuisiner du poisson, mais jamais du riz. Les jeunes filles qui connaissent erumun sont organisées en deux groupes d’âge : celles qui sont officiellement fiancées et les plus jeunes. Chacune choisit dans le sousquartier une fillette non pubère, qu’on appelle ariteñaw, « celle qui suit » et qui sera l’objet d’un rituel bien particulier, condensant à la fois toutes les étapes de la vie d’une femme. Après les récoltes, les filles s’installent dans la maison d’un tuteur qu’elles ont choisi. La petite est recluse pendant une semaine et choyée comme un bébé. Elle peut réclamer tout ce qu’elle veut à manger, on la porte pour aller faire ses besoins. Entretemps, les grandes lui apprennent une danse spéciale qu’elle va exécuter chaque soir

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Chapitre iv de maison en maison et lors des íyéy sur la place du ukul, magnifiquement habillée du pagne rouge à cauris que les femmes portent lors de certaines grandes cérémonies. Dès lors qu’elle fréquente erumun, une fille n’a plus le droit de consommer le produit des sacrifices effectués dans les ukiin masculins, ni de les approcher. Mais, jusqu’à son premier accouchement, elle perd aussi le droit qu’elle avait de consommer celui des sacrifices aux ukiin de femmes. Si les rites associés aux premières règles signent la séparation d’avec le monde masculin, les femmes se montrent plus exigeantes pour reconnaître telle ou telle comme l’une des leurs. À leurs yeux seul compte l’engendrement pour savoir « ce que c’est qu’être femme ». Le premier accouchement n’est pas seulement un passage obligatoire pour accéder au statut de femme et aux puissantes associations liées aux ukiin féminins, mais il emprunte aussi à l’initiation toutes ses caractéristiques séquentielles et sa violence rituelle. Lorsqu’une jeune mariée s’aperçoit qu’elle est enceinte, elle sort de la maison simplement vêtue d’un petit pagne et se précipite sur le premier camarade d’âge ou frère de son mari en lui frappant le dos : « C’est toi qui m’a fait cela ! » Quelques mois avant la naissance, le mari doit lui fournir un grand pagne blanc, kagunoluum (« ce avec quoi on se couvre »), avant que l’on amène la jeune femme devant l’autel du patri-groupe marital pour y faire une libation de vin. Sa mère et sa belle-mère vont sacrifier pour elle au bákiin Karaay où on leur remet une cordelette que la future mère portera au cou jusqu’à l’accouchement. Le pagne, qui n’est donné qu’à la première grossesse, symbolise tout à la fois le passage de l’enfant à naître de l’état d’awúua à celui d’humain vivant, et le nouveau statut que cet enfant, qui en est « la couverture », va conférer à sa mère. Quant à la cordelette, la mère devra la rapporter au sanctuaire du village au cas où elle accoucherait au loin. Dès les premières douleurs annonciatrices de la naissance, la femme part précipitamment vers la maternité. Même là où une salle ou une annexe réservée du dispensaire villageois concurrence la case traditionnelle de Erúŋun, s’affirme toujours cet interdit majeur : aucune goutte de liquide amniotique et a fortiori de sang ne doit s’écouler dans la maison. Si la parturiente se laisse surprendre, la maison tombe immédiatement sous la coupe des ukiin Erúŋun et Karaay dans l’enceinte desquels sera emporté tout ce que la responsable jugera bon en fonction de la gravité de la situation. Si l’enfant y naissait, la maison pourrait même être incendiée. Nous comprendrons mieux plus loin les raisons de cet interdit si fortement affirmé jusqu’à nos jours. Une fois passée la palissade qui cache aux regards des passants la case de Erúŋun , la femme se met nue. La responsable du lieu allume un feu à l’intérieur de

. Dans les différentes séquences rituelles où elle est requise, la couleur blanche réfère aux moments et aux espaces de transition entre deux mondes ou deux états. . L. J.-B. Bérenger-Féraud avait bien relevé ce fait dans la Casamance de la fin du xixe s. : « Chez les Feloup, les femmes ont la curieuse habitude d’aller accoucher loin de leur village, et de rester quinze jours dans le bois après la parturition. Celle qui accoucherait par hasard dans son habitation, serait dépouillée de ses biens et verrait sa case incendiée » (Les peuplades de Sénégambie. Histoire, ethnographie, mœurs et coutumes, Paris, éd. Leroux, 1879, p. 420). . Cette case est construite par les femmes sur un plan circulaire : rappelons-le, il n’y a dans le village d’autre case ronde que celles qui contiennent certains ukiin.

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La notion de ñiñi, les figures de la séparation la case. Tandis que les anciennes font marcher la parturiente, elles lui expliquent, s’il s’agit d’une primipare, ce qui va se passer ; elles lui disent que, « comme elle va saigner, c’est comme cela que saignent les hommes à l’initiation ». La future mère s’accroupit sur un pagne posé à même le sol et doit en principe expulser son enfant sans aide et en silence. Elle ne doit ni crier, ni parler, ni gémir tandis que les femmes qui l’entourent l’encouragent, voire la houspillent et la bousculent. Le travail et l’expulsion doivent être rapides ; sinon on la fait encore marcher, voire esquisser des pas de danse. Si l’enfant tarde à naître, elle est soumise à un interrogatoire serré : a-t-elle eu un amant pendant sa grossesse, a-t-elle tenté d’avorter, a-t-elle violé un interdit, offensé un bákiin ? Comme le rappelle le dicton fúlup, « engendrer, c’est accepter de voir glisser sa ceinture », l’accouchement est une mise à nu, dans tous les sens du terme. La parturiente est dépouillée de tout attribut social, de toute intimité, de toute parole. Qu’en ces instants, on dise que la mère frôle la mort et qu’elle combat « telle une panthère » n’est pas simple image. Il y a là comme un vacillement. Pour parler de l’accouchement, les femmes usent souvent de l’expression Emitey ewooli, « Dieu t’a appelée ». Après l’expulsion de l’enfant, les aînées se taisent aussi ; elles ne s’occuperont vraiment de l’enfant qu’après la délivrance. Après avoir coupé le cordon (autrefois avec une coquille d’huître), le placenta, précieusement recueilli par une des prêtresses du bákiin Karaay  – ces femmes que l’on désigne comme « celles qui vont enterrer la chose la nuit » –, est emporté dans un grand canari pour être enfoui secrètement dans le sol du bákiin. Afin de ne pas « fermer » le pouvoir de procréation de la mère, on le dépose en terre, la face maternelle tournée vers le bas et la face fœtale vers le haut. La manière dont on le désigne, jaayol, « la maman de celui-ci » laisse entendre que c’est une part d’elle-même qui doit être expulsée avec ce placenta, sorte de mère du dedans, dont la mort serait avec lui portée en terre. Arguant que c’est sur lui qu’est « assis » l’enfant, les femmes utilisent également un autre terme pour le désigner : ulikaw, « le tabouret »10. « Être assis » n’est pas une formule banale chez les Jóola : dans la vie courante, elle ne réfère pas tant à une posture, qu’à une forme de présence totalement intégrée à l’espace-temps environnant. Dans le cadre des rites d’intronisation à la charge d’un bákiin, elle sert à décrire l’assignation définitive à une puissance. Support de l’assise initiale de l’enfant dans ce monde, ce « tabouret » prélevé sur le corps de la mère est ainsi intégré au plus important sanctuaire des

. Allumer ce feu est la tâche par excellence qui symbolise pour les Kujamaat les fonctions de la responsable de erúngun. Dans certains villages voisins, comme à Youtou, cette fonction est mise en scène de manière spectaculaire dans les rites qui se déroulent juste avant l’enterrement d’une accoucheuse : lorsque la nuit est tombée, les femmes allument des feux sur la place, y embrasent des flambeaux et, dans une ambiance fantasmagorique, entament les danses et les chants du Karaay. . Ce temps de latence, marqué par le silence, n’est pas aussi strictement codifié qu’il l’est par exemple dans l’exemple gourmantché (cf. M. Cartry, « Les yeux captifs », Systèmes de Signes. Textes réunis en hommage à Germaine Dieterlen, Paris, Hermann, 1978, p. 79‑110), mais pour les Jóola, il est hors de question de manipuler l’enfant avant la sortie du placenta. . Cette façon de désigner le placenta comme « mère » de l’enfant est sans doute moins répandue que celle qui réfère à un « compagnon », un « frère », un « jumeau ». On la retrouve toutefois chez les Eve qui désignent le placenta par le terme ameno, « la mère de l’individu » (cf. C. Rivière, « La naissance chez les Eve du Togo », Journal des Africanistes, LI, 1/2 (1981), p. 75). 10. G. Gaillard (« Les Biafada », volumes à l’appui de l’Habilitation à Diriger des Recherches, Université des Sciences et Technologies de Lille 2004, t. 2, p. 279) a relevé la même appellation chez les Biafada/Yola de Guinée, mais sans plus de commentaires de leur part pour l’instant.

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Chapitre iv femmes, renforçant sa puissance en même temps qu’il lie indéfectiblement l’enfant à cette « terre ». La nouvelle accouchée, dont le silence continue à trancher sur le bavardage des parentes plus âgées qui l’entourent, reste recluse jusqu’à ce que le cordon ombilical de son enfant soit tombé. Celui-ci est enterré avec les cheveux du bébé et de sa mère dans l’enceinte de Erúŋun avant leur sortie (les hommes doivent tout ignorer de l’aspect du bébé à la naissance, et notamment le fait qu’il puisse naître avec des cheveux). À l’exception des femmes qui ont déjà des enfants et parlent entre elles par expressions ou gestes codés, personne ne peut avoir de nouvelles quelconques avant la sortie de la maternité. Cette mise à l’écart de la maison conjugale est prolongée par un séjour de un mois dans la maison d’une veuve. Le père pourra alors rendre visite à sa femme et à son enfant. Les interdits qui entourent la parturition visent autant les hommes que les femmes nullipares ou les femmes menstruées qui doivent éviter jusqu’à la vue d’un linge séchant dans l’enclos de la maternité. Aussi préfère-t-on éviter les sentiers qui passent à proximité de Erúŋun. Cet interdit s’étend au monde animal : qu’une chèvre ou une vache en gésine agonise à proximité de la maison de ses propriétaires, personne ne s’approche. Sans doute une femme pourrait-elle aider l’animal, mais la plupart d’entre elles se dérobent car, disent-elles, « il faut trop de courage ». Le dernier acte est un sacrifice au bákiin Karaay  – celui de son quartier marital –  que la jeune mère doit réaliser à condition qu’elle ait déjà été installée dans la maison de mari. Ce sacrifice effectué avec de la farine de riz et un porc, signe l’intégration aux puissantes associations liées aux ukiin féminins et le droit de consommer le produit de tous les sacrifices effectués par les femmes. Mais c’est surtout par la divulgation d’un ultime secret que s’achève le processus qui, d’une fillette jouant au maternage, a fait une mère socialement accomplie. Or ce secret est celui qui renvoie à ce qui représente l’échec le plus flagrant, le « ratage » le plus complet du processus de procréation : la mort d’une femme enceinte ou en couches. Lors du sacrifice au Karaay, on explique à la nouvelle mère ce qu’est Eripay, bákiin planté dans l’enceinte de la maternité et présidant à l’extraction du bébé du ventre de sa mère lorsque celle-ci est décédée avant ou pendant l’accouchement11. Comme en bien d’autres sociétés africaines, la mort d’une femme en couches est considérée comme une véritable menace pour tout le village12. Pendant que les aînées, dans le secret de Erúŋun, se livrent à cette pénible opération avant de procéder à l’interrogatoire de la défunte, il est interdit aux hommes de déambuler dans le village ou d’élever la voix. Il serait prématuré dans le cadre de ce chapitre de développer toutes les implications de l’association établie entre la mort d’une parturiente et la survie du groupe entier, comme si l’interruption brutale d’une gestation devait compromettre tout processus de reproduction. Nous en retrouverons plus loin l’écho à propos du déroulement ordinaire des rites liés au cycle agraire. On notera simplement ici qu’en dépit de la désaffection progressive

11. Dans d’autres régions jóola, les femmes procèdent à cette extraction en opérant la parturiente avec une hachette et un poignard. À Esana, elles extraient l’enfant par les voies naturelles, travail qui dure des heures et que toutes décrivent comme épouvantable. Après l’interrogatoire exécuté dans Erúŋun, le corps est rendu à ses parents pour la suite des rites funéraires. 12. Signalons par exemple les rituels Kissi rapportés par D. Paulme (Les gens du riz, Paris, Plon, 1954, p. 129 sqq.), les rites Agni (C. H. Perrot, Les Anyi-Ndenye et le pouvoir aux 18e et 19e, Paris, Publications de la Sorbonne, 1982, p. 32) ou encore ceux qu’exécutent les femmes mauka, appelés le « koman des femmes » (cf. M. Diabaté, « Les enfants de la lumière. L’initiation des jeunes filles en pays mauka », Paris, E.P.H.E. (mémoire), 1984, p. 243 ssq).

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La notion de ñiñi, les figures de la séparation des cases Erúŋun pour les maternités villageoises construites par l’administration, ces prescriptions rituelles et les interdits liés à la procréation constituent jusqu’à nos jours ce que l’on peut considérer comme le « noyau dur » des pratiques et des représentations liées à la séparation des sexes. En témoigne la manière dont furent traités de récents accidents (accouchement d’une jeune fille dans la maison de ses parents, cas de rétention placentaire, mort d’une jeune femme enceinte) à Esana ou dans les villages voisins ainsi que les extraordinaires précautions et détours pris lorsqu’il y avait lieu de transporter ces femmes dans l’enceinte de Erúŋun ou de Eripay. À l’effectuation des trois étapes qui construisent une femme, la participation des hommes semble exclue. Les hommes peuvent contribuer aux préparatifs de certaines étapes : ainsi revient-il au mari de remettre à sa femme avant son premier accouchement le grand pagne blanc qu’elle portera lors des derniers mois de la grossesse ; il devra l’aider à trouver le vin de palme apporté au Karaay. Si par malheur sa femme décède dans le Erúŋun, il sera contraint de fournir un gros porc aux femmes de Eripay. Il est pourtant une occasion lors de laquelle un homme, même s’il est rigoureusement mis à l’écart, est directement sollicité : en cas de dystocie, une femme responsable de Erúŋun va discrètement demander au mari de la parturiente d’enlever, s’il en porte, ceinture et pantalon afin « d’ouvrir le chemin de l’enfant ». 2. Construire un homme Première séparation d’avec les femmes C’est par la révélation initiale d’un autre secret, associé au repositionnement dans l’espace des ukiin et à l’accès aux produits sacrificiels, que débute le cycle qui fabriquera une nouvelle génération d’hommes. Au cours de la période qui sépare deux grandes initiations masculines, a lieu un premier rituel collectif appelé ekin, lors duquel les garçons sont placés pour la première fois « du côté des hommes ». Le rite se déroule dans l’un des ukiin associés à la royauté, Kalak. Très tôt le matin, les enfants sont d’abord emmenés, chacun porteur d’un poulet, vers l’un des anciens emplacements de Káyák, bákiin royal13. Là, on les rase : la moitié entièrement, l’autre moitié en leur laissant une petite touffe : ce sont ceux qui partiront le lendemain. Si quelqu’un passe alors à proximité avec un panier, du poisson, etc., on lui arrache tous ses bagages. On dira que le poisson, pour avoir été mis en contact avec les gens présents, est désormais ñíiñi. On le fait griller sur place et on le mange là. Les enfants qui ont gardé une touffe de cheveux rentrent à la maison. Pendant ce temps, les anciens ont pris les poulets et partent dans les deux ukiin liés à la royauté. Ils sacrifient un bœuf à Káyák et les poulets des enfants à Kalak. Ils reviennent et emmènent les enfants dans ce dernier bakin planté dans une petite forêt, en dehors du village : là on les sépare par egut, segment de patrilignage. C’est à ce moment que les pères doivent rassembler tous leurs enfants biologiques, ceux qu’ils auraient engendrés avec une « femme d’autrui » ou avec une ancienne petite amie, mais qui vivent (et retourneront vivre) avec leur mère et le

13. Cet emplacement est appelé kaluñëku (ruine, hutte dans les champs, de eluñen « tombe »).

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Chapitre iv mari de celle-ci. C’est là « qu’on trouve le mélange » (kugusoor asímew, mélanger le sang) ; les pères n’osent se dérober par crainte du bákiin. On lave la tête des enfants avec du vin de palme, puis on leur fait croquer des morceaux du foie des poulets après leur avoir fait exécuter le geste du kepúulen, en recrachant un petit bout mâché en direction de l’est puis de l’ouest14. Lorsqu’ils ont fini de consommer tous les morceaux, les enfants, en ligne, sont raccompagnés au village au rythme des chants de Káyák. Ainsi les jeunes garçons sont-ils placés du côté des hommes en pénétrant pour la première fois dans un bákiin qui leur est réservé et en partageant un secret dont les femmes doivent ignorer qu’ils puissent avoir connaissance, à savoir l’identité de leur géniteur lorsque celui-ci est un autre que leur père social. Après ekin, ils ne pourront plus jamais consommer le produit d’un sacrifice aux ukiin de femmes, ni, provisoirement, à ceux qui sont réservés aux hommes initiés. Après l’initiation du búkut, les jeunes devront faire un deuxième ekin. Cette foisci un bœuf sera tué au Kalak, la viande sera cuisinée et partagée au Káyák. Désormais, le garçon aura droit à toute viande sacrifiée par les hommes, à toute discussion concernant l’homme, sauf, pour ceux qui ne sont pas encore mariés, celles qui concernent les « secrets de la maison ». « Jusqu’à maintenant, nous disait un informateur, les femmes sont en train de chercher à savoir ce qu’est ekin. Elles savent ce qui se passe dans kareñaku (la forêt de l’initiation), mais dans ekin, rien. Même Jijuwa, la très grande responsable du Karaay ne le savait pas ». Nous l’avons vu, ce que les femmes doivent ignorer c’est le fait que leurs enfants savent ; quant au reste, elles le connaissent d’autant mieux que c’est l’une des premières questions posée par les aînées à la parturiente lors de l’accouchement. L’étude menée par Paul Diedhiou15 dans le proche village de Yutu a attiré mon attention sur l’autre dimension fondamentale de ce rite, dimension que n’évoquaient qu’à demi-mots mes informateurs de Esana en soulignant qu’il s’agissait du rite « le plus important pour le village ». À Yutu, ce passage qui signe la séparation d’avec les femmes s’appelle ekankat. Pendant la journée où il s’effectue, les étrangers (vaincus de guerre ou adoptés) qui l’ont subi ailleurs doivent quitter le village. Par contre, s’ils y envoient leurs enfants, il serait non seulement mal vu, mais dangereux pour ces derniers de repartir définitivement dans leur village d’origine. Comme son homologue ekankat, ekin, véritable réengendrement par le village, identifie définitivement un individu mâle à ce dernier.

14. Chez les Ehing, M. R. Schloss rapporte un rite très proche, appelé echin. Avant que les enfants ne soient amenés au sanctuaire, ils sont rasés. Un aîné tue un coq au-dessus d’un trou où il laisse couler le sang. Puis il place sa tête dans le trou. Dans la soirée, on amène les enfants, on les place un par un la tête au-dessus du trou. À ce moment, les aînés chantent : « Oo echin danse sur le dos. Notre vieux frappe légèrement son bâton, c’est fini ». Après le chant, l’un des aînés tape l’arrière de la tête de l’enfant avec un bâton taché du sang du coq. On donne à chacun une poignée de riz dans laquelle est caché un petit morceau de foie cru du coq. Pour les jeunes, dit l’auteur, le chant et le symbolisme de ce rituel restent impénétrables. Lui-même d’ailleurs n’en dit pas plus là-dessus (M. R. Schloss, The Hatchet’s Blood, op. cit., p. 70). 15. P. Diedhiou, op. cit., p. 89 et 180.

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La notion de ñiñi, les figures de la séparation L’initiation du búkut Les cérémonies qui entourent l’initiation masculine du búkut constituent l’un des moments les plus spectaculaires du calendrier rituel jamaat. L’initiation a lieu tous les trente ans, selon un comput établi en fonction des rites d’intronisation destinés à pourvoir les ukiin d’initiation laissés vacants par la mort de leur détenteur. Ces rites appelés esãgey et dont nous reparlerons plus loin, se déroulent tous les six ans et doivent avoir été organisés six fois entre deux initiations (le premier esãgey a lieu dans les mois qui suivent la sortie des initiés, le dernier dans les mois qui précèdent leur départ). L’année qui suit le cinquième esãgey est organisée la grande cérémonie du karaay (prise des gardiennes des ukiin de femmes), dont la périodicité est la même que celle du búkut. Ainsi à Esana, les plus âgés des « vieux » qui menaient les cérémonies de 1998 avaient été eux-mêmes initiés en 1938 (les documents portugais attestent que c’est bien cette année-là qu’eut lieu l’initiation). À leurs dires, la périodicité de trente ans avait alors été respectée16.

Comput du búkut (Esana)

Comme nous l’avons vu au premier chapitre, le búkut tourne de village en village, selon un cycle de rotation fixe, dessinant en quelque sorte les contours d’une vaste aire d’appartenance rituelle. Son organisation prend la dimension d’un véritable potlatch quant aux destructions somptuaires de riz, de bétail, à l’exhibition de costumes, de parures, qui offrent un contraste saisissant avec l’extrême discrétion dont font preuve habituellement les Jóola à l’égard de leurs richesses. En 1965, Louis-Vincent Thomas qui venait d’assister au búkut du village de Niomoun dans la région bliskarone notait : « Cette circoncision revêt à nos yeux une importance capitale : elle est probablement le dernier búkut authentique que connaîtra la région. Le búkut ne saurait survivre. Tout d’abord parce qu’il saigne à blanc le village. Une fois les fêtes de retour achevées, les greniers sont vides, le cheptel décimé. Les préparatifs et les festivités désorganisent complètement la vie sociale et les premières pluies risquent

16. Je n’ai pas de confirmation là-dessus. Susana aurait, d’après les sources françaises citées par C. Roche (op. cit., p. 283) fait partie des villages incendiés par les Portugais en mars 1908, mais les sources portugaises auxquelles se fie R. Pélissier (Naissance de la « Guiné », op. cit., p. 271) ne concordent pas sur ce point.

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Chapitre iv de tomber sur trop de rizières en friche17 ». Pourtant, quarante ans plus tard, malgré les guerres et les difficultés économiques, la plupart des villages jóola continuent à organiser leur búkut. Tous ceux qui le pratiquent affirment que c’est là un des rituels majeurs de leur société. C’est en tous cas, dans la construction de l’identité masculine et jóola, le référent incontournable et univoque : le non-initié (ákuláw), une fois passé par le statut de ambaj (nouvel initié), devient homme (aníine), défini par la devise aníine kabay (l’homme est une lance). À condition qu’il en ait l’âge (cf. infra), il accède directement aux droits au mariage, à la terre, à la guerre avec effusion de sang et devient également apte à manipuler et enterrer les morts. Avant l’initiation et le mariage, les garçons et les jeunes hommes n’ont aucun de ces droits : les armes perforantes leur sont interdites (les enfants utilisent des flèches à marteau), ils sont censés ne pas avoir de relations sexuelles avec pénétration, ils s’affrontent entre eux par la lutte, forme de combat qui exclut toute effusion de sang. D’un lutteur qui se fait trop souvent terrasser, on dira que « c’est fini pour lui, il connaît la femme ». Par les chants d’initiation que les jeunes reprennent chaque soir et chaque íyéy pendant les mois qui précèdent leur départ, les futurs initiés ont à savoir qu’ils vont affronter un oiseau terrifiant, jabanoor (ou ebanoor), qui va les terrasser voire les tuer.

L’oiseau ebanoor et son nid

17. L.-V. Thomas, « Le Búkut chez les Diola de Niomoun », Notes Africaines 108 (1965), p. 112.

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La notion de ñiñi, les figures de la séparation Ooo akulëw, jabanoor jabanor busohor nabobuken Le futur nitié, Jabanoor, quand il le prend, il tremble. Oo akulëw, Jabanoor akallo Le futur initié, Jabanoor l’a terrassé. Kulemba kulobule yanor, kukolie Kulemba (surnom de Jabanoor), dis-leur une seule parole, ils ont peur.

Nous avons déjà vu apparaître, à propos de la guerre et des chasses rituelles, le nom de cette ombrette porteuse d’une huppe qui prolonge de manière étrange l’arrière de sa tête ; cet oiseau a également la particularité de construire un nid remarquable par ses dimensions et son architecture18. C’est encore par le même terme que les initiés désignent le circonciseur  – lequel apparaît dans la forêt déguisé en grand oiseau ; c’est enfin le nom donné au bâton en forme de crochet que les nouveaux circoncis attachent à une ficelle passée autour des reins pour soutenir leur pénis. Dans les chants d’initiation, jabanoor et ses multiples surnoms en viennent à désigner l’institution elle-même : Jabanor naheñol, Kuka nabrike, oo saali o Jabanor l’a chanté, Kuka (nom d’un vieux) est fâché, oo, la coupure du pénis…

Après une période préparatoire active d’environ un an, les jeunes partiront en forêt pour une retraite de trois mois au milieu de la saison sèche (ces dernières années, en Guinée-Bissau, le calendrier scolaire s’était encore plié au calendrier rituel). Pendant leur réclusion, l’espace et le temps sont en quelque sorte « gelés » : aucune activité agricole ni rituelle (funérailles notamment) ne pourra être accomplie. Le búkut est un moment de ré-ancrage dans la filiation et la patri-localité  – un enfant doit saigner dans le bois où a saigné son père –  mais aussi de renouvellement des générations : le vieux qui a annoncé que le temps du búkut était venu doit mourir avant le départ en forêt. Je n’ai bien évidemment jamais pénétré dans une forêt d’initiation. Sur ce qui s’y passe, je ne dispose que de récits qui me furent racontés à l’abri d’oreilles indiscrètes et, à titre comparatif, de la description par Marc Schloss du rite que les Ehing appellent kombutsu, co-organisé avec les villages jóola voisins (notamment Erame). Par contre, j’ai pu assister aux rites qui précèdent le départ des initiés et ordonnent leur sortie. Rigoureusement placée du côté des femmes en ces occasions, c’est de leur point de vue que j’en déroulerai la chronologie. En principe mises à l’écart de cette grande affaire masculine, les femmes n’en suivent pas moins le déroulement avec la plus extrême vigilance et ce d’autant plus que, dès l’annonce du rituel et à chaque temps de passage d’une étape à l’autre, une active participation est requise de leur part. La séparation des jeunes d’avec le village, comme leur réintégration finale, suivent une gradation dont chaque moment est minutieusement organisé, tant en ce qui concerne le marquage des objets remis aux initiants que celui de l’espace. Avant qu’il ne devienne lui-même une sorte d’« intouchable », c’est pour ainsi dire par « pans »

18. Installés aux fourches des plus grands arbres, les nids de ces oiseaux, entièrement couverts, atteignent un diamètre de 1,50 à 2 m.

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Chapitre iv que l’environnement du néophyte bascule dans le ñíiñi : d’abord les soirées consacrées aux chants et aux danses, ensuite les bâtons qu’il frappe pour les rythmer, puis le confinement dans des espaces spécifiques, enfin ses attributs corporels. - Lorsque les récoltes sont terminées, vers la mi-janvier, les responsables de Kareñ, le principal bákiin de l’initiation19, se réunissent une première fois pour sacrifier et fixer le mois du départ. « Le temps du búkut est venu ». C’est en sortant de cette réunion initiale qu’ils vont voir en secret les responsables des grands ukiin féminins. Débute alors une période de quatre semaines entièrement consacrée à des tournées sacrificielles au grand Karaay, au Karaay de chaque quartier (là où sont enterrés les placentas), et au Erúŋun (bákiin de la maternité traditionnelle) de chaque sous-quartier. Le vin de palme est fourni par les hommes de Kareñ qui, lors de ces tournées, restent à l’entrée de chaque sanctuaire. Les hommes retournent en forêt dans leur bákiin et c’est alors qu’ils vont battre le rythme du búkut sur le gros tambour à lèvres pour annoncer à tout le village la mise en branle du rituel. Chaque sacrifice à Kareñ se fait le deuxième jour (kagabut) de la semaine jóola, et aux ukiin féminins, le troisième jour (kéejit). - À partir de ce moment, les femmes quoique extrêmement attentives, prennent une position de retrait. Trois mois passent. On arrive à cette période de fin de saison sèche (fin avril) lors de laquelle on commence à préparer l’organisation du dernier esãgey du cycle. Les vieux retournent dans leur bois pour fixer la date de la première remise de « bâtons » (siwak) aux futurs initiés. La nature de ces bâtons, utilisés pour frapper le rythme des danses que les jeunes doivent exécuter chaque soir, dans chaque sous-quartier, pendant les mois qui précèdent leur départ, marque leur progression dans l’état d’initiant. Lors de la première étape, il s’agit d’un morceau de bois et d’un pilon qu’ils iront chercher dans les maisons du village après avoir fourni les vieux en vin de palme pour un nouveau sacrifice. Chaque soir, avant de rentrer chez eux, les danseurs laissent leurs pilons en tas sur la place. Une semaine plus tard, le gros tambour à lèvres annonce le début des rites d’intronisation de nouveaux responsables aux sanctuaires de Kareñ laissés vacants. À la fin de ces rites, on leur demande de remplacer leurs pilons par d’autres gourdins qu’ils cherchent en forêt. Ces bâtons ne sont pas encore ñíiñi : même une fillette peut en prendre pour piler. Ils dansent ainsi jusqu’au mois de septembre. Ils franchissent alors une nouvelle étape, marquée par la remise de deux petits bâtons (señuyasu) qui cette fois sont ñíiñi. Aucune femme ne peut y toucher et si l’un est déposé sur le chemin, elle comprend qu’il faut faire un détour. Mais elles savent où sont déposés ces bâtons chaque nuit et se moquent des hommes : « Les vieux commencent à être fatigués, lorsqu’il pleut trop, ils doivent ramasser tous les bâtons que les jeunes ont laissés là pour les emporter auprès de leur bákiin ». Notons que jusque là, rien n’empêche les femmes de venir sur la place assister aux

19. Kareñ est aussi le terme générique utilisé pour tout bákiin d’initiation.

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La notion de ñiñi, les figures de la séparation danses et aux chants qu’elles connaissent souvent aussi bien, si ce n’est mieux, que les initiants. C’est aussi durant cette période que les hommes doivent sacrifier un bœuf à chacun des principaux ukiin masculins de la royauté et de l’initiation : Káyák/Kasent/ Akuy, etc. Les femmes participent très activement à ces préparatifs en aidant les hommes à accumuler provisions de riz, de bétail, de poisson séché, d’huile de palme. Celles qui vivent en ville cotisent pour l’organisation au même titre que les hommes : plus de cent kilos de riz par personne et de fortes sommes d’argent. Le riz sera stocké dans la maison du doyen de chaque ãk. Les hommes initiés partent ensuite couper du bois vers le marigot qu’ils entassent en vue du temps de la réclusion, jusqu’au moment où les femmes commencent à récolter le riz de montagne. Après la récolte, ils entament l’édification de l’immense clôture qui délimitera l’espace du camp, qui s’étend au-delà de la forêt. Tous leurs neveux utérins venus des villages alentour viennent les aider à ce gigantesque travail. De nombreux chemins reliant un village à l’autre seront désormais coupés. - Plus d’un an après l’annonce initiale, on arrive aux temps qui précèdent le départ en forêt. Le doute plane encore sur le jour, ou plutôt la semaine exacte de ce départ que les vieux n’annonceront qu’au dernier moment. La veille (un këcëlë, premier jour de la semaine), les femmes vont sacrifier dans le Karaay et dans tous les ukiin féminins avant que les neveux utérins, concession par concession, ne viennent raser les enfants. Pendant ce temps, les femmes restent sur la place de danse. Les cheveux sont enterrés dans l’annexe de Kareñ propre à la concession ou à l’ensemble ebãd. Ceux des garçons qui sont entièrement rasés passeront la nuit à la lisière du village, en ce lieu précis où ils déposaient leurs bâtons siñeyasu. Ils ne reviendront plus au village, mais les femmes pourront encore aller leur rendre visite. Les plus jeunes, auxquels on laisse une petite touffe sur la tête, partiront dans les jours suivants. Tout au long de la journée, des milliers de personnes, venues de villages parfois fort éloignés, sont arrivées en bruyants cortèges. Les danses reprennent sur les places de chaque sous-quartier, avant que tous ne se retrouvent sur la plus grande place du village. Les néophytes, torse nu, sont vêtus d’une jupe en fibres de rônier appelée ewasuwasay, en référence à ce bruit de crissement continu qui s’élève au rythme des pas de danse. Lors de leurs visites à l’enclos où sont regroupés leurs fils, les femmes leur prodiguent à distance de derniers conseils : « Quand tu vas dans le bois, s’il plaît à Dieu, tu reviendras. Mais tout ce qu’on te dit là-bas, il faut l’accepter. Si on te dit que c’est ñíiñi, il ne faut pas toucher. Si ton papa te dit : ‘‘fais ceci’’, il faut le faire. De toute façon tu reviendras, s’il plaît à Dieu ». Le départ se fait en plusieurs vagues réparties sur quelques jours à partir du kagabut. Le íyéy (quatre jours après), c’est le tour des tout-petits, de ceux qui sont à peine sevrés. La mère vient s’accroupir pour leur donner à téter une dernière fois avant qu’ils ne soient rasés et emmenés par leur père. Dans la plupart des villages de la région, plusieurs centaines d’enfants et de jeunes se retrouvent en forêt (ils étaient plus de onze cent lors de l’initiation de 1998 à Esana). Chaque

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Chapitre iv

Danse des plus jeunes initiants avant le départ en forêt (Jihunk, 1999).

quartier « réserve » un jeune qui « fermera le bois » le kagabut suivant, lorsque seront entrés les derniers retardataires revenus de la ville. Au moment où les néophytes vont être entraînés vers la forêt, les femmes responsables du Karaay, de Erúŋun, de Kãdenben (bákiin de pluie) arrivent avec un canari d’eau (ou de vin de palme) ; avec de la paille de riz, elles en aspergent les initiants. Chaque matin, les enfants et les jeunes en partance, regroupés par catégorie d’âge, sont conduits en dansant dans une vaste clairière en direction du bois. Ils sont maintenant recouverts d’une sorte de masque léger en fibres fraîches (eropay). Les plus petits sont bien encadrés par les femmes et les pères. Tout au long du trajet, les femmes balancent les bras vers eux en criant d’une voix cassée leurs souhaits de paix. Lorsque le début de l’immense cortège arrive à l’orée de la brousse, les femmes s’arrêtent : les hommes se mettent brusquement à courir avec les néophytes. D’autres les rattrapent en une vaste débandade. Certains menacent les femmes avec leurs gourdins : « repartez ! repartez ! ». Les plus jeunes enfants sont emportés sur les épaules de leur père ou de leur oncle. Ce moment de la séparation tant redoutée des mères est d’autant plus brutal que, dans l’ambiance surchauffée des jours précédents, elles ont été accaparées de travail. Elles restent là, sans mot dire, soucieuses, immobiles. Parfois l’une d’elles se plaint : « Qui va me donner à manger ? il est parti… » Une autre : « Non, quand il sortira, il va se marier, tu seras bien choyée… » Certains petits enfants, réservés pour les jours suivants, se débattent dans les bras de leur mère pour partir avec leurs frères. C’est alors que des hommes, souvent des hôtes venus de villages extérieurs, viennent narguer les femmes avant de les renvoyer brutalement vers le village :

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La notion de ñiñi, les figures de la séparation Ooo, namaale nabolatol namaale Il est parti, celui qu’elle chérissait, il est parti !

Les néophytes sont répartis entre deux à quatre camps d’initiation selon la taille du village. À Esana, les différents sous-quartiers se répartissent entre les quatre bois qui correspondent aux sanctuaires des ukiin d’initiation : Akuy (pour le plus gros du quartier de Ñakun) ; Jiñëbá (pour Kugel, le restant de Ñakun et une partie de Katama) ; Katokut (pour Bukekelil et une partie de Katama) ; Mañomita enfin (pour Ñakelen et Etaama). - Durant la retraite des initiés, les femmes ne sont pas obligées de rester en permanence au village. Elles peuvent notamment aller au marigot pêcher à la nasse et emprunter un chemin qui longe la clôture de l’un des « camps ». Dans ce cas, elles se regroupent pour partir ensemble, et dès qu’elles quittent le village, marchant les yeux baissés, ne regardant que le chemin, elles se mettent à crier en se passant la main sur la tête : Ohoo alinom di bilè ! ohoo di bilè, Oho mon frère j’arrive !

Si des initiés sont par là, ils se couchent par terre pour ne pas être vus. La principale tâche des femmes consiste à cuisiner chaque jour pour les hommes et les initiants20. Elles le font collectivement dans chaque ãk, en cuisinant dans deux grandes marmites : une pour elles, une pour les hommes. Les premiers jours, les néophytes n’ont droit qu’à du riz blanc, agrémenté par la suite de poisson séché puis de poisson frais. Lorsqu’elles cuisinent une sauce, celle-ci est mise à part pour les aînés. Pour les tout-petits, elles préparent une bouillie de riz spéciale avec une sauce à base de palmistes. Chaque jour et à l’heure de chaque repas, elles apportent les marmites et les canaris d’eau qu’elles ont puisée à mi-chemin entre le village et la forêt. Des neveux utérins font les intermédiaires et viennent chercher l’eau et la nourriture. On les appelle ayaam, « accompagnateurs ». Il n’est nullement interdit aux pères de famille de revenir passer la nuit au village, mais en général ils préfèrent rester en forêt pour surveiller les enfants. Outre ce travail culinaire, les femmes composent des chants pour chaque initié de la nouvelle génération et s’occupent à teindre à l’indigo les pagnes baalis que leurs fils, frères, fiancés et petits amis porteront le jour de la sortie. Lorsqu’elles parlent de cette période, les femmes nient toute anxiété : « On ne fait que danser, de toute façon, ils ne font que s’amuser. Dès qu’on entend les tam-tam dans le bois, nous on danse aussi ». Pourtant, j’en ai entendu plus d’une avouer combien,

20. Cependant, dans d’autres villages comme Egam (Elia) ou Erame, ce sont les hommes qui cuisinent en forêt, envoyant chercher les provisions de riz au fur et à mesure de leurs besoins.

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Chapitre iv depuis qu’avait été annoncée la date de l’initiation, elle avait « la poitrine serrée », « le cœur qui battait fort ». - Au bout de deux mois a lieu une première sortie des initiés. La veille (premier jour de la semaine), « les femmes ne peuvent même pas manger. Chacune a vraiment envie de voir son enfant, mais il se peut qu’il ait péri ». Bien que les intermédiaires ayaam maintiennent jusqu’au bout la fiction d’un fils vivant en transmettant à sa mère les demandes qu’il aurait faites, la suspension des visites du père au domicile fait présager à certaine qu’un malheur est arrivé. Dans ce cas, c’est au deuxième chant du coq qu’un neveu utérin viendra prévenir la mère. Les gens ont jusqu’au lever du soleil pour pleurer et crier. Puis, ils devront se résigner au silence. Les initiants arrivent à la lisière du village, le corps et le visage entièrement recouverts de fibres. Chaque père se met devant ses enfants et appelle sa femme : « Estce que tu connais celui-là ? – Non – C’est tel ! Et celui-là ?… » Les plus petits sont portés sur les épaules par un neveu utérin. Les initiés repartent pour quelques semaines avant une deuxième présentation devant les femmes en liesse. Parés d’une jupe de fibres, de colliers de fruits rouges, d’une sorte de casque en folioles de rônier magnifiquement décoré, les nouveaux initiés vont danser avec de grands bâtons pyrogravés. Le groupe des initiés et celui des mères et sœurs dansent face à face, et c’est alors que les femmes vont chanter les chants qu’elles ont composés pour chacun. Entre eux, aucun contact direct : ils se parlent par l’intermédiaire d’un parent utérin. Ils vont encore dormir quelques nuits dans les annexes villageoises du bákiin Ekob (lié à la défécation des initiés). Le jour, ils dansent de concession en concession et se font tour à tour honorer par leurs mères qui, pour mettre en valeur les qualités de leurs fils, distribuent fruits, riz, en chantant continuellement. Ils visitent ensuite la famille de leur promise, leurs oncles maternels, etc, jusqu’à un rituel final effectué dans un village voisin, allié rituel (ici, Ejaten) que l’on appelle ujaraw : « aller se faire voir ». Tous les nouveaux initiés se retrouvent pour danser ensemble dans les deux quartiers, puis se mettent en route. Les plus petits, qui ne peuvent marcher jusqu’à l’autre village, repartent dans le Ekob, avec quelques vieux. Dans le village allié, après avoir dansé et sacrifié un ou plusieurs bœufs dans l’un des ukiin d’initiation, on emmène les initiés sur une place à l’orée des rizières où ils se placent en lignes. Six fois de suite, un responsable, muni de ses attributs rituels remonte en courant chaque ligne en s’accroupissant à chaque extrêmité. D’après mes informateurs, il s’agit tout à la fois de « compter les forces » du village et de mettre les jeunes sous la protection de leurs alliés. Ce n’est qu’après ce rituel qu’ils déposent leurs bâtons dans Ekob, en prennent d’autres, changent d’habits, et enfin, peuvent retourner dans leur ãk. On y tue un porc pour chacun, comme s’il s’agissait d’honorer un étranger. Alors seulement ils peuvent parler à leurs mère, sœurs et amies. Ils raccompagnent enfin les utérins qui faisaient les intermédiaires. Ceux-ci ont le droit de s’emparer de ce qui leur plaît dans la maison de leurs oncles et cousins : radio, photographies, etc. Si l’initiation est incontournable pour devenir homme, elle n’a guère d’effet si elle n’est validée par un troisième acte : le mariage, buyáb, dont nous avions vu qu’il 192

La notion de ñiñi, les figures de la séparation consiste en trois épreuves : une tournée sacrificielle (bufos), la construction de la maison et l’installation de l’épouse. Il paraît important de souligner que les « droits » auxquels ouvre l’initiation sont de fait des obligations : ne pas se marier, ne pas construire sa maison, ne pas cultiver ses terres, c’est abdiquer de son identité tout à la fois masculine et jamaat. Il arrive que des accidents de parcours, annihilant les conditions sociales de l’exercice de la masculinité, conduisent à des situations où c’est la virilité même qui est mise en doute21. L’homme se retrouve alors dans la position de celui qui est « sans forces ». Comme le révélait le petit mythe d’origine des techniques de construction évoqué dans le premier chapitre, la figure initiale de l’homme « sans force » est celle de l’homme sans maison et/ou sans femme. On est bien loin ici d’une définition essentialiste ou définitive de la masculinité. 3. Circulation de signifiants et jeux sur les secrets La littérature ethnologique nous a habitués à ce fait récurrent que les initiations masculines « tribales » réalisent la séparation sociale des sexes par « l’appropriation mimétique des propriétés ou des capacités naturelles de l’autre sexe22 ». Dans l’exemple jamaat, cette forme d’appropriation semble réciproque : rites féminins et masculins empruntent tour à tour des objets, des postures, des expressions symboliquement associés à l’autre sexe. Faute d’avoir pu les observer directement, une large part de ces procédés m’échappe. Un certain nombre de mes matériaux (notamment des chants initiatiques recueillis à Esana et dans quelques autres villages), ainsi que les informations livrées par les travaux de Nazaire Diatta d’une part, de Marc Schloss de l’autre, permettent cependant d’en indiquer quelques-uns. De nombreux commentaires, aussi bien livrés par des femmes que par des hommes, ont d’abord en commun de mettre en rapport les moments d’écoulement de sang féminin avec la guerre. Ainsi, lorsque l’on constate qu’une fille a eu ses règles, on cite souvent ce dicton : alúndaw laloke, « la tourterelle vineuse a chanté ». Nazaire Diatta rapporte que le chant particulier à cette tourterelle de couleur rougeâtre est interprété de la façon suivante : Aiyoo, j’étais allé à la guerre Ils m’ont donné le bouclier à porter J’ai reçu un coup de lance par derrière La nuque en l’air je me suis retrouvé.23

21. Ainsi de cet homme jeune, dûment initié, ayant construit sa maison, épousé la femme qu’il aimait et dont il avait déjà un enfant. Peu de temps après, sa femme était partie avec le directeur d’école. Comme il l’aimait vraiment, il ne voulait pas se remarier. Petit à petit, l’amitié de ses camarades d’âge s’est transformée en moquerie permanente. On l’avait affublé du sobriquet tekk tekk  – bruit de l’écumoire cognant la marmite –  puisqu’il était seul à faire sa cuisine, et bien d’autres encore plus infâmants. Seules les femmes mariées avaient pitié de lui et priaient pour « que son visage s’éclaircisse, pour que les filles l’aiment… » 22. Cf. A. Zempleni, « Initiation », dans P. Bonte, M. Izard, Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, PUF, Paris 1991, p. 376. 23. N. Diatta, Proverbes jòola, op. cit., p. 145.

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Chapitre iv Dans la même logique et comme il l’était en d’autres temps, en d’autres lieux, chez les Aztèques24 ou les Spartiates25 par exemple, l’accouchement est évoqué dans les termes d’un combat qui fait de la femme l’égale du guerrier. Une femme qui a « beaucoup accouché » (anabukoore) est louée au même titre que le guerrier ou le lutteur le plus émérite. Lors des cérémonies associées aux rites d’intronisation aux ukiin féminins, et à tous ceux qui mettent en scène l’exaltation de la maternité, figurent toujours dans la panoplie des actrices le grand pagne noir baliis, symbole du courage guerrier26, et souvent le casque colonial. Cette apparente réciprocité dans l’échange d’images, de symboles, d’attributions entre les deux sexes semble toutefois trouver rapidement ses limites. Si, à l’arrivée dans Erúŋun, la responsable prévient la parturiente : « Comme tu vas saigner, c’est comme cela que saignent les hommes à l’initiation », il est vrai que pour le reste, c’est l’accouchement qui fournit à l’initiation ses signifiants les plus remarquables. Revenons un instant au moment du départ des néophytes vers la forêt initiatique. Arrivés à la lisière des champs ou des rizières, au point où les femmes s’arrêtent, initiants et initiateurs entament soudain, comme pris par une urgence irrépressible, une véritable course (katey), laquelle n’est pas sans évoquer celle de la parturiente en travail qui se précipite vers Erúŋun. Arrivés à l’orée de l’espace boisé où ils disparaissent, les aînés les entraînent dans un petit espace en chicane : ils doivent « s’habiller », c’est-à-dire se mettre nus. Une fois passé un rideau de fibres de palmier, ils se retrouvent face à face avec la fameuse ombrette, en position accroupie et avec laquelle certains s’apprêtent à combattre. Le circonciseur tire le couteau qu’il tient derrière lui tandis que les aînés se pressent en criant autour du jeune ou, s’il s’agit d’un petit, viennent pour le maintenir fermement. Chaque circoncis, plus ou moins hébété, est conduit dans une petite clairière où on le fait asseoir sur une termitière, le pénis soutenu par le petit bâton en forme de crochet dont il a déjà été question. Retenons pour l’instant ces deux éléments, l’état d’hébétude et la posture (assis sur la termitière). Depuis des mois, les futurs initiés ont répété des chants dont les paroles sont fréquemment ponctuées de l’expression saali o ou encore emuŋen saali qui en est la forme développée. Dans la vie quotidienne, il s’agit d’un juron que seuls les hommes initiés sont habilités à proférer. Emuŋen désigne à la fois la douleur cuisante provoquée par une déchirure ou une coupure et l’état de faiblesse ou de fièvre, de réchauffement corrélatif d’un écoulement de sang. Le terme s’applique aussi bien à la douleur de la coupure de la circoncision qu’à la douleur de l’accouchement. Saali est le nom donné à la ligne de coupure de la peau du pénis lors de l’excision du prépuce.

24. Fray Bernardino de Sahagun, Florentine Codex, General History of the Things of the New Spain, VII. Texte aztèque et traduction anglaise de C. E. Dibble et A. J. O. Anderson, University of Utah and School of American Research, Santa Fe (New Mex.) 1950‑55, p. 167. 25. Cf. N. Loraux, « Le lit, la guerre », L’Homme (1981), 21/1, p. 37‑67). 26. N. Diatta (« Le taureau, symbole de mort et de vie dans l’initiation de la circoncision chez les Diola (Sénégal) », Paris, EHESS [mémoire] 1979) écrivait à propos de ce pagne noir à franges : « Il fait de celui qui le porte un guerrier, une femme en état de grossesse prête d’accoucher, ou un encore un homme adulte prêt d’éjaculer. »

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La notion de ñiñi, les figures de la séparation Ce refrain, emuŋen saali, on le retrouve dans différents corpus recueillis dans des villages jóola parfois éloignés : à Bakunum, village ehing où a travaillé Marc Schloss, à Niomoun, village karone au nord de la Casamance, où j’avais enquêté dans les années 1980, à Esana et à Jihunk (qui célébrait le búkut en 1999). Curieusement, et malgré de grandes variantes dialectales, les thèmes de ces chants et les termes directement liés à l’opération, emuŋen, saass (onomatopée évoquant le bruit du couteau) sont identiques. Dans le corpus d’environ cent cinquante chants que j’ai pu enregistrer dans la phase de préparation du búkut à Esana, il est essentiellement question de la peur ou de l’impatience de l’initiant, du combat contre jabanoor, mais aussi des habitudes et des travers des « vieux », responsables des bois d’initiation. Hormis un seul chant, que les femmes détestent entendre (« Woo, la femme, le bout cassé du clitoris »), on n’y trouve guère d’évocation directe du sexe ou de la sexualité. Ce n’est qu’une fois circoncis que les initiants comprendront des paroles qui jusqu’alors n’avaient été que fredonnées par les aînés, ou apprendront des chants qui font plus explicitement allusion à la sexualité d’une part, à l’accouchement de l’autre. Oo, nos frères sont rouges, Réjouissons-nous, les rouges ! Les petites femmes, leur sexe est rouge comme la peau des vaches…

(Les aînés) : Le vagin de la fille, Il pue comme l’eau de vaisselle.

(Les initiés) : Le vieux a l’anus ridé comme une peau de vache séchée. Vagin évasé, Le vieux a baisé sa femme Il a mis de l’eau blanche. (Niomoun) Oo, la fille, elle a mis bas comme une chèvre, Emuŋen ! La matrice a une longue bouche, Si tu regardes, il y a des dents Le pénis entre. Saass La femme avait un gros vagin, Quand elle urinait sortit un enfant. (Ehing)

Dans la même veine, M. Schloss27 rapporte également l’un des récits, des plus fantaisistes, que les initiateurs livrent aux initiants à propos de l’accouchement : Comme vous saignez maintenant, le sexe d’une femme saigne quand elle accouche. Une femme étend ses jambes, elles sont tenues ouvertes avec un bâton de cuisine et un pagne est étendu pour saisir l’enfant. (…) Une femme va lécher l’enfant. On lui donne de l’eau à boire pour voir si c’est une personne. Parfois un linge est mis dans la bouche de la femme pour étouffer ses cris. À la naissance, on coupe le clitoris de la mère. C’est

27. M. R. Schloss, The Hatchet’s Blood, op. cit., p. 78.

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Chapitre iv leur Kombutsu (nom ehing de l’initiation). Le clitoris est coupé trois fois, pour les trois premières naissances. Cela permet à l’enfant de sortir plus facilement. L’enfant sort de son sexe. Quand la femme a une mauvaise posture, du sang sort de son sexe. Maintenant, vous pourrez vous coucher avec des femmes plus aisément.

L’auteur note que ces récits ne sont pas uniformes et rappelle à l’occasion que les aînés qui les racontent n’ont eux-mêmes jamais vu d’accouchement. Une même image est par ailleurs utilisée pour décrire le prépuce et la matrice, celle d’une « poche » (eboot). L’acte de l’excision du prépuce est appelé kafitik, « couper » ou kanaya, « tomber ». Kanaya est le terme également utilisé pour parler des guerriers touchés au combat, mais aussi pour décrire la façon dont l’enfant à naître vient se loger dans le ventre d’une femme. L’exploration des rapprochements sémantiques qui associent circoncision et accouchement demanderait sans nul doute à être poursuivie. Je n’en signalerai ici qu’un dernier exemple. À la fin des cérémonies, les initiés rapportent chez eux un bâton dont l’écorce, sur un segment d’une vingtaine de centimètres, a été en quelque sorte épluchée, comme on le fait d’une banane. Ils le conservent précieusement dans leur chambre ; aucune femme, aucun non-initié ne peut y toucher. Pendant leur retraite, il arrive que certains initiés, mal circoncis, aient dû être opérés une deuxième fois. Ils sortent alors avec un bâton « épluché » sur deux segments en opposition : ce bâton est appelé Bulunt, terme que l’on réserve aux géniteurs d’enfants jumeaux et au bákiin qui traite de ce genre de naissances, au demeurant calamiteuses aux yeux des Jóola. La position des nouveaux circoncis, assis sur une termitière  – considérée comme une excroissance de la terre –  renvoie directement aux interdits de posture communs à l’espace de erumun et de Erúŋun. Comme une femme qui saigne, l’initiant n’a pas le droit « d’aller en haut », qu’il s’agisse de monter sur un arbre ou de s’asseoir sur un quelconque siège, bûche ou tronc qui s’interposerait entre lui et la terre. Le reste du temps, ils dorment ou s’asseyent à même le sol. Ainsi n’est-ce que lors de la dernière initiation de Esana en 1998 que des infirmiers, autorisés à visiter le camp, ont obtenu que les enfants puissent se coucher sur des nattes ou des feuilles de bananier. On remarque par ailleurs que, dans l’enclos initiatique, tous les passages d’un espace à l’autre sont marqués par un rideau ou un portique de fibres que l’on franchit en se baissant légèrement. Alors que dans l’espace villageois on passe son temps à enjamber des seuils, ici on reste en contact permanent avec le sol. Que l’initiation emprunte autant de marqueurs à l’accouchement ne dit rien de ce que les femmes peuvent en savoir. Dans la période préparatoire qui instaure la séparation progressive des futurs initiés, elles observent de très près le déroulement des opérations. L’une d’elles me rendait compte avec humeur des erreurs de protocole commises par les « vieux » qui avaient donné les bâtons siwak avant la cérémonie d’esãgey et s’étaient, de surcroît, trompés de place pour le faire. Elles connaissent fort bien les chants du búkut et, par ailleurs, ne peuvent être dupes quant à la nature du combat livré contre ebanoor. Un chant de femmes ehing se moque des initiés : Ils sont partis dans le bois comme des léopards, Ils sortent en marchant à petits pas28.

28. Ibid., p. 107

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La notion de ñiñi, les figures de la séparation À propos des épreuves infligées, toutes les femmes mariées savent que l’on « trompe les gens » (kupuntu bukanu) : « On dit aux initiés qu’ils vont manger de la bonne viande alors qu’ils vont souffrir ». La question pour elles est plutôt celle de l’attitude à adopter, notamment vis-à-vis de leurs plus jeunes enfants comme le signalait une mère : « Les femmes ignorent ce qui se passe dans la forêt. Mais comme tu vois le sexe de ton enfant à son retour, tu sais qu’il est parti pour cela. Tu le sais, mais tu ne le diras à personne. Si c’est encore toi qui le laves, tu iras voir un responsable de Kareñ ou de Ekob pour qu’il te fasse le kepúulen. Tu lui diras : ‘Le vent m’a prise aux côtes’». « Prendre aux côtes » ou à la poitrine, nous le verrons, est la façon dont les ukiin de l’initiation « frappent » ceux qui en transgressent les secrets. D’autres mères refusent désormais de laver leur enfant et en confient la tâche au père. Une mère veille par ailleurs à ce que ses enfants initiés ne partent plus en brousse ou au marigot avec des non-initiés. Elle se retiendra également de l’insulter sur le mode par ailleurs fort répandu entre pairs : Esánumi ! (« Ton anus ! »). Que quelqu’un l’entende, elle devra sacrifier ou payer une amende à tel ou tel bákiin d’initiation. En ces occurrences, la barrière du secret semble bien s’être déplacée entre hommes et femmes initiés d’un côté, non-initiés de l’autre. Une querelle conjugale, immortalisée dans des chants très appréciés à Esana, pourrait illustrer ces jeux : Oo Aysabol nemiro poho Aysabol connait tout Oo e o Aysabol nanore emunge saali Aysabol a juré « emunge saali » Aysabol o o alokindin wa narièm esánumol Aysabol, le futur initié, qu’est-ce qu’il mange ? son anus (celui de Aysabol).

Ces chants tirent leur origine d’un échange d’insultes entre époux. Aysabol, une femme du village voisin de Yutu, s’était disputée avec son mari. Pour se venger, elle lui avait dit qu’elle connaissait tous les secrets de l’initiation des hommes. Il lui avait alors répondu : « Tu es gourmande comme une femme enceinte », ce qui constituait une double insulte. S’étendant au registre de la sorcellerie, l’accusation de gourmandise est, aux yeux des Jóola, particulièrement grave. De plus, les hommes ne doivent pas parler des affaires relatives à la grossesse. La femme lui avait alors rétorqué : « Toi, tu es gourmand comme un initiant ». Autre insulte : une femme ne doit pas parler d’initiation, d’autant plus que, dans le cas présent, le mari était détenteur d’un bákiin de la forêt. Pour en finir, le mari lui avait lancé l’insulte d’anus, réservée aux échanges verbaux entre égaux (ou d’aîné à cadet). Ce à quoi elle avait répondu par le juron des hommes initiés (emuŋen saali). Le dernier chant surenchérit en condensant les ultimes figures de la transgression des frontières entre sexes et âges, sur lesquelles jouait l’échange injurieux initial. Nous y avions fait allusion en parcourant les grandes divisions de l’espace villageois, l’initiation masculine a, entre autres effets, une réorganisation des fonctions corporelles masculines, marquant définitivement l’opposition entre des corps féminins pensés comme « ouverts » et des corps masculins contrôlant tous leurs orifices, notamment l’anus : en principe, les initiés ne peuvent déféquer que dans les annexes villageoises du sanctuaire de Ekob, en secret ; les femmes et les enfants vont 197

Chapitre iv en brousse. Pour préserver cette fiction, un homme pris d’un besoin naturel dans les champs feindra, par exemple, d’aller chercher une feuille de rônier ou quelque branche pour s’éloigner quelques instants. Nous reviendrons plus bas sur le rôle central que joue le sang comme opérateur de la série de disjonctions qui se mettent en place à chaque étape de la maturation des unes et des autres. II. Séparation des âges et des générations : Les Kujamaat ne connaissent pas à proprement parler de « système » de classes d’âge et de générations, tels ceux dont d’autres sociétés notamment d’Afrique de l’Est offrent souvent l’exemple29. Les étapes de la maturation d’un individu sont référées à des critères de nature différente : étapes du développement psychomoteur dans la petite enfance, intégration à un groupe d’âge par le biais des luttes et des associations de travail, initiation, statut vis-à-vis de tel ou tel bákiin, etc. S’ils ne sont pas dûment institutionnalisés en classes, des groupes d’âge commencent à se dessiner, du côté des garçons, dès qu’ils sont capables de marcher et de participer aux luttes. Pour les enfants des deux sexes, elles se concrétisent dès l’enfance par le biais des associations de travail et de jeux. Ces associations sont de deux types : les unes se calquent sur la proximité des âges biologiques (de 0 à 3 ans d’écart environ, correspondant à l’intervalle inter-génésique moyen30) ; elles sont désignées par le même terme que le mariage, buyáb, et se forment par recrutement volontaire. Dès cinq à six ans, filles et garçons à l’intérieur de chaque sous-quartier aiment s’organiser en associations : ils se choisissent un « tuteur » chez lequel ils se regroupent et passent périodiquement la nuit. Ils commencent à offrir leurs services pour les travaux des champs et se font rétribuer en riz et en vin de palme. Ordinairement, garçons et filles dorment séparément chez leurs tuteurs respectifs, mais ils se retrouvent lors de leurs fêtes. L’autre mode d’association (epálum, de afaal ou apaal, « ami ») est moins strictement lié à l’âge, et se fonde sur des liens d’amitié plus particuliers. Des différents critères sur lesquels se fondent les associations (voisinage, intégration à tel ou tel bákiin, ou à tel ou tel rituel), la proximité d’âge est le seul qui puisse créer de véritables relations de parité et surtout de plaisanterie. « On y est entre égaux (égales), donc on peut facilement plaisanter ». De ce point de vue, les manifestations inter-relationnelles du principe d’aînesse ont quelque chose de paradoxal : on se méfie plus de ses aînés à l’intérieur d’une même génération qu’entre générations, du moins entre ascendants et descendants. Ainsi ai-je plus d’une fois été témoin de scènes semiburlesques lors desquelles de grands enfants critiquaient ou tenaient publiquement tête à leur père ou à leur mère. Se retrouvant en compagnie sous la même véranda, un grand fils disait à son père : « Regarde-toi, tu ne te laves même pas, tu bois, tu oublies de manger, mais surtout tu oublies de te laver, etc. » ; ou encore, lors d’une réunion de kañalen, un fils en âge de se marier échangeait avec sa mère :

29. Cf. notamment A. M. Peatrick, La vie à pas contés. Génération, âge et société dans les Hautes Terres du Kenya (Meru Tigania-Igembe), Société d’ethnologie, Nanterre 1999. 30. S’ils sont nés plus rapprochés, des frères ou sœurs qui se succèdent participeront cependant à des associations différentes.

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La notion de ñiñi, les figures de la séparation - Elle : Aujourd’hui, tu joues, le lendemain tu es malade, je ne comprends pas. Tu n’as qu’à mourir, comme ça je serai à l’aise.

- Le fils : C’est toi qui vas mourir et me laisser là. Tu vas monter sur un palmier et tu vas tomber !

- Elle : Parce que je monte sur les palmiers ?

- Le fils : Si tu ne montes pas sur un palmier, je vais t’envoyer un serpent !

- Elle : Si tu touches la mort, tu vas mourir !

- Le fils : C’est moi qui vais t’enterrer.

Pour les garçons, le pâturage, véritable école d’endurance, est l’un des moments essentiels de l’apprentissage des relations d’âge. Dès quatre ou cinq ans, les enfants sont envoyés surveiller les vaches du quartier rassemblées en un seul troupeau, durant la période qui va des semences à la récolte (juillet à janvier environ)31. Les premiers temps, les plus jeunes reviennent au village pour prendre leur repas de midi, ensuite ils resteront en brousse toute la journée en se nourrissant des produits de la pêche effectuée par les aînés. Les modalités du partage des poissons (cuisinés par les plus jeunes) mettent en place la règle d’aînesse : le plus âgé choisit en premier la part qui lui convient et ainsi de suite. Sur l’ordre des aînés, des courses entre cadets sont organisées pour ramener les bêtes qui se sont éloignées, courses à l’issue desquelles les derniers revenus sont frappés à coups de bâton par les premiers. Une autre formule de pâturage, pratiquée alternativement par les enfants de chaque concession, préalablement divisés en plusieurs groupes, consiste à mener les bêtes en brousse, de l’aube au crépuscule, sans manger ni boire. Les jeunes bergers qui développent vite des liens de familiarité élective avec telle ou telle vache du ãk organisent des combats entre les jeunes mâles du troupeau (combats appelés du même terme que la lutte, kakuj), qui leur permettent de sélectionner celui qui sera le « champion » du quartier et, en tant que tel, échappera à la castration. Lorsqu’ils grandissent, cette organisation en groupes d’âge va de pair avec une institution appelée asubar (le baynoor des autres groupes jóola), forme d’amitié particulière mais non exclusive entre un garçon et une fille, et comportant jeux, affrontements physiques, partages alimentaires. Chacun(e) peut avoir deux ou trois petit(e)s ami(e)s choisis dans différents sous-quartiers. Selon les régions et les périodes, les réglementations visant les relations sexuelles et d’éventuelles grossesses prémaritales sont assez variables, allant de l’interdit (prévoyant cependant une réparation rituelle) à l’extrême tolérance. Ce qui est en jeu est plutôt la paternité ou la maternité sociale qui ne peuvent s’exercer que dans le cadre du mariage, une fois que le garçon a construit sa maison et que sa fiancée l’y a rejoint. On peut noter que la patri-virilocalité introduit une différence de taille entre la « carrière associative » d’une femme et celle d’un homme : à moins de déménagement

31. Après les récoltes, les vaches ne sont plus surveillées dans la journée, mais ramenées chaque soir au village.

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Chapitre iv plus ou moins forcé, l’horizon quotidien de ce dernier sera toute sa vie limité à son ãk et à son quartier natal. Qu’il s’agisse d’entraide économique, d’événements rituels, de prises de décision collectives, il se retrouvera toujours associé, de la naissance à la mort, aux mêmes partenaires. Seule sa qualité d’asãmpul dans la maison natale de sa mère lui permet d’échapper à ce cadre lors de moments plus particuliers mais elle ne fonde pas d’autre type de regroupement que celui qu’exige occasionnellement les fonctions rituelles des neveux. En revanche pour les femmes, intégrées dès leur premier accouchement aux associations cultuelles de leur quartier marital mais ayant toujours la possibilité, si elles ne se sont pas mariées trop loin, de continuer à participer à leurs associations d’« amies » dans leur quartier natal, l’horizon social reste toujours beaucoup plus ouvert. Du côté des garçons, ce n’est que pendant les six dernières années de la carrière d’un lutteur (augmentées d’autant d’années qu’un jeune est retenu dans le dernier échelon) qu’apparaissent ce que l’on peut véritablement appeler des « grades ». Les jeunes atteignent le premier grade l’année où ils effectuent le rite ejuloor dont nous avons parlé plus haut. Ils sortent du sixième échelon l’année où ils se marient. Même s’il ne débouche pas sur un mariage avec la promise désignée, ejuloor comme le disent les hommes, « cela te poursuit toute ta vie ». Les jeunes qui l’ont effectué ensemble resteront organisés en buyáb toute leur vie, même s’ils peuvent en même temps faire partie d’associations regroupées sur un autre critère, notamment celui de l’amitié. Quant aux filles ainsi rapprochées, quelque soit leur âge biologique, elles sont également considérées comme appartenant à une même promotion. Mais elles se retrouvent plus fréquemment dans des associations d’amies qui ne sont pas liées à ce rite que toutes n’ont pas encore subi, d’autant qu’à la différence des garçons, elles sont loin d’habiter toutes le même sous-quartier. À partir d’ejuloor, chaque grade est dûment repéré et nommé en fonction de la coiffure qu’arborent les jeunes lors des cérémonies de luttes inter-villageoises. Les cinq premiers grades se distinguent également par le port d’un ceinturon composé de franges de fils blancs. - le premier grade porte le nom de ugabaw (« l’enceinte », coiffure ronde dessinée par une tresse, une mince bande de crâne rasé ou un ruban entourant la chevelure) ; - le deuxième, kumenpako (« ils se rassemblent ») ou ugabaw kugaba (« deux tours ») : deux cercles concentriques sont tracés sur la tête ; - le troisième, upendaw (« les boutons ») : il s’agit de rangées de boutons cousus qui dessinent quatre méridiens sur la tête ; - le quatrième, ungomëw (« bœuf sans corne ») : trois rangées de tresse soulignent ces méridiens et une plaque de fer triangulaire (bãbelen) est fixée sur un côté de la tête ; - le cinquième, entiney : même coiffure avec, fixée au centre, une pièce de fer de type valve de chambre à air, dans laquelle on peut planter une plume ; - le sixième, enjeekurey (« cauris ») : la tête est entièrement recouverte de cauris et surmontée d’un dispositif cruciforme confectionné avec trois plumes de coq (cf cliché p 80). Arrivés au dernier stade, les lutteurs portent le pagne noir des guerriers et peuvent en principe se marier dans l’année qui suit, sauf s’ils sont retardés par les aînés soucieux de se réserver un grand champion de lutte ou, bien sûr, si le temps du búkut n’est pas encore venu. Dans d’autres régions jóola où l’intervalle entre deux initiations masculines est plus court (20 ans), l’articulation des classes d’âge avec le calendrier du búkut ne pose pas de problème. Au regard d’autres systèmes qui, pour articuler cycles

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La notion de ñiñi, les figures de la séparation individuels, classes d’âge et générations, ont dû développer d’ingénieuses solutions32, le cas des Kujamaat paraît relativement simple ; mais le retard de l’âge au mariage pour les plus âgés des non-initiés leur pèse souvent. Plutôt que de piétiner dans le sixième échelon, ils préfèrent souvent émigrer en ville pour les quelques années qui les séparent de l’initiation. La question est en quelque sorte concentrée dans le camp initiatique où se trouvent rassemblés des jeunes de tous âges, du bambin de deux ans au gaillard de presque trente ans ; les rôles des initiateurs en sont démultipliés. De ce point de vue, les plus jeunes sont favorisés à tous égards : leurs plaies cicatrisent plus vite, ils sont l’objet des soins attentifs de leurs pères, très tôt ils pourront participer aux initiations organisées par les autres villages et se permettre de fustiger de plus grands qu’eux ; enfin, ils se marieront dès qu’ils le voudront. Plus on approche de l’année du futur búkut, plus s’affirme, sous forme de rivalité, l’opposition structurale entre initiés et non-initiés, entre « vieux » et « jeunes ». Dans le village, les plus grands des non-initiés et leurs cadets constituent maintenant un groupe de jeunes en pleine force de l’âge et en pleine possession de leurs moyens : c’est le temps où s’affirment les « grands lutteurs », fiers de leur capital de force physique  – sembe –, attribut particulièrement valorisé chez les Jóola et qu’ils ne perdent aucune occasion de mettre en valeur. Pendant la saison sèche, ils parcourent le pays au gré des différentes organisations de lutte. Leur allure et leur comportement n’est pas sans évoquer ceux de la classe d’âge des kalo chez les Bijogo, tels que les décrit Christine Henry : « On leur demande d’être beaux, courageux, généreux, beaux parleurs pour vanter leur clan, bons danseurs ou bons musiciens, d’organiser des fêtes où l’alcool de canne et le vin de palme couleront à flots »33. Face à cette génération turbulente, qui bénéficie de surcroît de la relative impunité du non-initié et d’une vie sans trop de souci (« le garçon est un chien, son seul souci c’est le ventre » ou encore « le garçon est un sot », « un Manding », autant de proverbes qui font allusion à la vie insouciante des jeunes qui peuvent aller manger où ils veulent sans être chargés de responsabilités), les initiés répètent souvent qu’ils « ne sont que de vieux taureaux ». Cette opposition est renforcée par la grande autonomie intergénérationnelle en milieu jóola, et souvent la liberté de propos entre pères et fils. Les jeunes passent beaucoup plus de temps entre eux, en associations, que dans leur propre ãk. Souvent ils se sont construit une chambre indépendante sous la véranda de la maison d’un ami ou d’un tuteur, loin du ãk paternel. Un jour que nous nous étonnions de voir le vice-roi du village perché sur sa maison en train de plafonner tandis que ses grands fils dansaient sur la place du quartier, il nous dit que c’était de leur âge et qu’il ne pouvait pas les obliger à l’aider. On entend souvent les jeunes mariés regretter amèrement leur vie de célibataire. Pourtant, les grands non-initiés commencent à se trouver dans une position difficile : ils ne peuvent toujours pas se marier, tout en sachant que leurs promises s’amusent avec leurs petits amis ; ils sont toujours exclus des réunions sacrificielles des hommes, lors desquelles se prennent les décisions de politique interne ; les femmes les chahutent : « Vous n’êtes que des hyènes à tourner autour des filles, vous êtes des jeunes de rien du tout et vous faites le travail des initiés (enceinter des filles), etc. »

32. De tels dispositifs ont notamment été analysées par Hervé Le Bras, « Les politiques de l’âge », L’Homme 167‑168 (2003), p. 25‑48. 33. C. Henry, op. cit., p. 115.

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Chapitre iv Parmi les chants que reprennent chaque nuit les futurs initiés, nombreux sont ceux qui raillent les aînés, en particulier les responsables d’ukiin. Ces chants ont été composés lorsque ces responsables avaient été saisis au cours des précédentes cérémonies d’esãgey. Le plaisir que manifestent les néophytes à les exécuter ne saurait être nié. Pour en donner le ton, en voici quelques-uns : - Jaanga oo asekol namaale, oooo ambaj, oé dikaï dirinkul Baynaw. Jaanga, sa femme a fui, allez demander à Baynaw (chez qui elle s’était réfugiée) - Oooeo anaaney eñosore aowé. Les vieux se sont disputés (ils étaient allés discuter dans la forêt sacrée et se sont disputés) - Ooo umunëw sike, Eboña nane atokawaw, akobol detaam. Le taureau baisse la tête, Eboña (Ebihë) a dit qu’il refuse, il attend par terre (Eboña a dit qu’il ne monte pas récolter le vin, il attend par terre (i.e., il va voler le vin de ses frères) - Oo neriñe Gambin, Asuntil Jehuwa nasowulol apúulen. Oo une fois qu’il est arrivé à Gambin, A. (son neveu) a pris Jehuwa pour lui faire le kepúulen. (Le vieux était allé se cacher pour échapper à la responsabilité d’un bákiin lié à l’initiation) - Soge nanure nabamban yaray, Kanta alondor ! Soge a juré, il a fini les femmes, Kanta, retourne avec lui ! (dans la forêt) (i.e. quand il va au marigot il se met nu, les femmes qui le voient peuvent en mourir. Il faut qu’il retourne dans la forêt pour qu’on lui rappelle cela) - Soge nahañol bajaamenabe buloloorwé, nabasilob di bukulëbu. Sogè est plus riche que lui, il a fini les chèvres, il (l’ami, Akuka) a des problèmes avec les futurs initiés. (i.e., l’ami de Sogè est allé voler des chèvres, les futurs initiés ont composé cette chanson sur lui et il les a insultés.) - Ooé Jabanoor nayeghol, Akuka nabrike, saali ooo. Jabanoor l’a chanté, Akuka est fâché, saali ooo. - Oeoo yaéyaé ahokyo, Akuka akúute sijaamen. Chaque (chèvre) c’est pour lui. Akuka est un voleur de chèvres. - Ooo amañen, Esaroñen, asubor ujuraw. Le responsable de bákiin, Esaroñen (qui casse les bras) ses petites amies sont des jeunes filles. (Ce responsable a un verger et, en échange des pommes de cajou, il profite des filles).

Cependant, dans ce temps même où ils peuvent se permettre de persifler les « vieux », les jeunes sont soumis à une règle implacable : ils ne peuvent quitter la place de danse tant que le responsable de l’initiation n’a pas retiré son bâton d’amañen de la fente du gros tambour à lèvres qui est au centre. Ce responsable, souvent, est allé dormir, si bien qu’au bout d’un certain temps les jeunes sont obligés de chanter de plus en plus fort pour tenter de le réveiller… Cette insolence qu’en certains moments rituels les cadets sont autorisés à manifester vis-à-vis de leurs aînés, on la retrouve 202

La notion de ñiñi, les figures de la séparation dans des sociétés proches. Ainsi, chez les Balanta Brassa de Guinée-Bissau, Diana Lima Handem34 signalait des séquences analogues lors des festivités qui précèdent l’initiation du fô (fanadu en kriol) : les initiants profèrent des chants irrespectueux et obscènes visant leurs aînés, lesquels répondent par des cadeaux. L’auteur ouvrait une piste d’interprétation en notant qu’en répondant aux insultes par des cadeaux, les aînés confirment les initiants dans leur statut d’« intouchables », d’« amers ». Toujours à propos de cette période pré-initiatique, elle décrivait un autre rite d’inversion (le kusunde) lors duquel les futurs initiés apparaissaient sur la scène comme des sortes d’incarnations d’ancêtres. Elle ne poursuivait pas dans cette direction et retournait à des arguments psychologiques ou fonctionnalistes : en ayant libéré leur agressivité, les cadets seraient ainsi préparés à affronter les futures épreuves avec plus de sérénité ; la libération des pulsions permettant, ce faisant, de recréer l’ordre et la paix sociale. Si les aînés kujamaat ne répondent pas par des cadeaux aux insultes des initiants, ils ne peuvent pour autant rien leur opposer. Nous avons vu comment au fur et à mesure qu’approche le jour du départ, les néophytes entrent graduellement dans le ñíiñi. Cet état est en particulier symbolisé par ce léger masque de folioles vertes de palmier qui leur recouvre le visage et le corps, et qu’ils revêtent au moment d’être entraînés vers la forêt35. Il serait difficile de préciser quelle catégorie d’êtres ils « présentifient » à cet instant, mais on peut noter qu’ils s’apprêtent, non pas à être opérés par un circonciseur, mais à livrer un combat avec cette entité plus ou moins mystérieuse, incarnation tout à la fois abstraite et zoomorphe de l’institution initiatique qu’est ebanoor. Face aux plus grands et bouillants néophytes, la force des « vieux taureaux » est de disposer de l’accès aux ukiin, à la connaissance des choses de la brousse et de la forêt et de la maîtrise des questions foncières. C’est pendant leurs séjours en brousse ou en forêt, qu’il s’agisse de chasses collectives ou de réclusion initiatique, que les jeunes sont particulièrement exposés aux représailles des aînés, et ils savent qu’ils risquent de payer cher leur inconduite ou leur insolence : le danger qui les guette est d’être victimes d’une hémorragie incontrôlable du fait d’une blessure qui ne parviendrait jamais à cicatriser. Plus lourd encore est le risque de se voir attribuer, par les aînés de leur patrigroupe, les rizières les plus petites ou les moins productives lorsqu’ils vont se marier. Les jeunes vivent donc avec cette double menace suspendue au-dessus de leur tête. Signant la séparation définitive des générations, le mariage met pratiquement fin à cette dépendance des fils vis-à-vis du bon vouloir de leurs aînés mais aussi de leurs obligations alimentaires réciproques. Le rite de mariage, lors duquel on casse les vieux canaris utilisés dans les premiers jours de la mise en ménage de la jeune mariée, rappelle que le jeune couple ne dépend désormais que de lui-même pour sa survie. Mais à l’inverse, le mariage instaure aussi un retrait définitif des parents de la vie du jeune ménage. Les interdits de commensalité sont, de ce point de vue, très stricts : des parents ne doivent pas manger dans le plat de leurs enfants mariés. Avec le dernier sacrifice fait sur l’autel de son patri-groupe, le lien de commensalité de la future épouse d’avec ses parents a été coupé avant même qu’elle intègre la maison

34. D. Lima Handem, « Nature et fonctionnement du pouvoir chez les Balanta Brassa », thèse EHESS, Paris 1985, p. 304. 35. Dans d’autres groupes jóola de Casamance, ils s’enduisent le corps et le visage de kaolin blanc, qui les rend presque méconnaissables.

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Chapitre iv conjugale. En cassant le vieux canari où, pour la première fois, la jeune mariée vient de cuisiner pour les furíimen et les amis et frères de son mari, on tranche celui qui la rattache aux agnats de celui-ci. À ce premier repas cuisiné par sa femme, le marié n’a pas touché puisque c’est lui qui partagera désormais son riz avec elle. De ces interdits, similaires chez les Ehing, Marc Schloss36 proposait une interprétation pragmatique : le ñíiñi de la commensalité servirait à couper court à des demandes éventuellement excessives des parents en matière alimentaire. Il remarque d’ailleurs que cet interdit ne s’applique pas à la relation d’un gendre avec son beau-père, lesquels ont rarement l’occasion de manger ensemble. Observant les mêmes interdits chez les Fogny, Jean David Sapir avançait une autre explication : pour les Jóola, le sang et le riz seraient inextricablement liés à la sexualité. Un homme et une femme mélangent leur sang pendant les relations sexuelles de même qu’ils mélangent leur travail pour produire le riz. Le sang passe d’une génération à l’autre et ce flux ne peut être « retourné » ou renversé de la jeune génération vers la plus ancienne. Manger de la nourriture qui a touché la bouche de son enfant marié, et par extension, manger dans le même bol que lui, était posé par Sapir comme une forme d’inceste symbolique entre parent et enfant. Le fait qu’en cas de violation de cet interdit, seuls les parents sont susceptibles de tomber malades, l’amenait à considérer celui-ci comme générateur d’une sorte de « situation œdipienne inversée » protégeant l’enfant des intrusions parentales : pour un parent, manger dans le même bol que son enfant marié, ou toucher sa fille menstruée ou nouvellement accouchée, c’est manifester une volonté de surveillance des performances sexuelles de son enfant. Dans ce contexte, écrivait-il, « Kujaama offers symbolic protection that permits the child, if nothing else, to eat, copulate, and reproduce in peace and without parental meddling »37. Les faits kujamaat (felup) ne nous permettent guère d’avancer de nouveaux éléments pour alimenter l’une ou l’autre de ces deux interprétations, au demeurant non exclusives, ou d’en proposer de radicalement nouvelles. En dehors des repas collectifs organisés dans un cadre rituel ou lors des réunions d’association, l’aversion éprouvée à manger dans la maison d’autrui, parent ou ami, est générale sans que l’on puisse toujours distinguer la crainte d’un éventuel empoisonnement de celle d’être taxé de parasite. La rigueur de l’interdit entre ascendants et descendants mariés est certes d’un autre ordre dans la mesure où elle met en jeu le mouvement d’un processus de procréation et de reproduction. Le riz récolté est assimilé à l’enfant nouveau-né et le pouvoir de les produire est définitivement transmis au nouveau couple lors du mariage. Les aînés ne peuvent reprendre ce qu’ils ont déjà donné. L’interdit de commensalité n’empêche pas cependant qu’un jeune marié, dont le père est âgé, continue à travailler avec lui dans les rizières pendant quelques années. Mais la récolte de chaque parcelle sera toujours engrangée dans le grenier qui correspond à leurs parcelles respectives.

36. M. R. Schloss, The Hatchet’s Blood, op. cit., p. 122. 37. J. D. Sapir, « Kujaama… », op. cit., p. 1342.

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La notion de ñiñi, les figures de la séparation III. Spéculations sur le sang Qu’il s’agisse de la guerre, de la chasse, de la circoncision, de l’accouchement, des menstrues, on aura remarqué que les Kujamaat, comme la plupart des Jóola, se montrent particulièrement attentifs à toute forme d’écoulement de sang. S’ils ne semblent pas établir de distinctions aussi raffinées que celles que posent d’autres populations ouest-africaines38 entre les différentes qualités intrinsèques de ce fluide, ils se montrent extrêmement vigilants sur les conditions de son épanchement. De manière générale, toute effusion de sang est prise dans un faisceau d’interdits, de lieu, de contact, de regard, d’écoulement « sauvage ». De ce point de vue, asím, le sang, est l’opérateur symbolique d’une série de disjonctions entre hommes et femmes, femmes et femmes, hommes et garçons, tout autant qu’entre espaces et activités. Les filles sont séparées des hommes dès leurs premières règles, les garçons le sont définitivement des femmes lorsque leur sang coule. Une femme qui saigne n’est pas seulement mise à l’écart du monde masculin, mais aussi de certains espaces mixtes, voire même féminins : la maison, les rizières et les ukiin propres aux femmes. Lors des sacrifices au Karaay par exemple, les femmes en règles restent en retrait à l’entrée du sanctuaire et ne peuvent boire le vin dès lors qu’il a été consacré par les premières paroles de la prêtresse. De même éviteront-elles de passer à proximité de l’enclos de la maternité. Le contact, la vue, l’approche du sang de l’accouchement met en péril les capacités procréatives aussi bien des hommes que des femmes. On comprendra, a fortiori, les incompatibilités qui existent entre espaces ou activités masculins et saignements féminins (réels ou supposés) : lors des guerres inter-villageoises, on disait que l’irruption d’une femme (toujours susceptible d’avoir ses règles) sur le champ de bataille impliquait l’arrêt des combats. Dès l’annonce d’une chasse collective, une fille ou une femme ne pourra plus s’approcher des arcs, flèches ou fusils entreposés dans la maison. Les principales occasions pour les hommes de faire couler le sang sont marquées par l’apparition de ce fameux crochet ebanoor, différemment employé lors de la chasse, de la guerre, de l’initiation, et qui ne peut être manipulé que dans un contexte d’abstinence sexuelle temporelle (avant une chasse, une guerre) ou permanente (avant l’initiation). Notons en ce qui concerne ce dernier interdit que la banalité de sa transgression conduit les aînés à faire d’importants sacrifices, aux frais des jeunes, aux ukiin de l’initiation. Cette logique d’incompatibilité s’étend ici à un ensemble de situations ou de faits apparemment hétéroclites, mais que les Jóola assimilent à un acte sanglant. L’incision à la lancette de la feuille du palmier pour en récolter le vin (la sève étant appelée asím39) et le labour des rizières en font partie : ainsi, lorsqu’on « la fend » (kãbul etaam), la terre est réputée saigner, en référence aux petits animaux rouges qui en sortent. Dans son étude sur l’initiation40, Nazaire Diatta s’était attaché à repérer dans le monde animal une série d’espèces porteuses de la symbolique sexuelle d’un écoulement de sang provoqué : tels le varan ou le lézard rouges au sortir de leur trou, ou encore cet oiseau rouge, awuun, qui attrape les insectes mouillés dans la rosée, tous animaux qui semblent ressortir « sanglants » de leur union avec la terre. La capture

38. Cf. par exemple les spéculations lobi analysées par M. Cros (Anthropologie du sang en Afrique. Essai d’hématologie symbolique chez les Lobi du Burkina Faso et de Côte d’Ivoire, Paris, L’Harmattan, 1990). 39. Littéralement le verbe kasíimen, utilisé pour un sacrifice animal ou l’extraction du vin de palme, signifie « tirer le sang ». 40. N. Diatta, « Le taureau… », op. cit.

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Chapitre iv de tels animaux est l’une des épreuves imposées aux néophytes lors de l’initiation masculine. Le temps de ces différentes activités ou, dans le cas des femmes, de ces différents états, doit être dissocié de celui du sacrifice : il est interdit de cultiver les rizières les jours de íyéy réservés aux sacrifices publics. Inversement, nous l’avons vu, toute activité sacrificielle est suspendue pendant le séjour des initiants dans la forêt. De même il n’est pas question d’organiser des chasses rituelles ou d’expédition guerrière l’année du búkut. Nous avons fait allusion, à propos de l’accident de chasse, à cette autre prescription visant à écarter immédiatement d’un blessé tout à la fois ses consanguins et tout homme qui aurait partagé avec lui une même partenaire sexuelle, faute de quoi il risquait de mourir d’hémorragie. De tels évitements et mises à l’écart, repérés dans maintes sociétés dans les registres les plus divers, ont été rapportés, notamment dans les analyses de F. Héritier41, aux représentations prohibant le « cumul de l’identique ». S’il est ici un personnage sur lequel se concentre en permanence le spectre des interdits liés au danger de tels cumuls, c’est bien áyi, le roi. Le statut singulier des rois jóola au regard de leurs homologues dans des sociétés proches (baynuk, balant, manjak, bijogo, biafada, etc.) tout autant que leur positionnement dans la galerie des chefs et rois sacrés d’Afrique, mériterait de longs développements qui n’ont pas leur place ici. Ce n’est que sous l’angle des affinités qu’entretient la structure symbolique de la royauté avec ces spéculations et les séparations qu’elles mettent en place que j’en dirai quelques mots. Être séparé, le roi jamaat l’est à plusieurs titres : il a quitté son ãk, il habite à l’écart du village à proximité de son bákiin, il n’a plus de rapports avec ses parents ; lors de son intronisation, ses tantes paternelles ont donné les pagnes funéraires qui lui seraient revenus à sa mort. Il est séparé tant du groupe des hommes  – dans certains cas, il est le seul à pouvoir consommer le produit des sacrifices à Káyák –  que de celui des femmes ; il est mis en permanence dans la position « d’une femme qui saigne », dans cet état de chaleur que les Jóola associent à tout écoulement de sang. Le roi ne peut ni manger, ni boire  – y compris lors des sacrifices qu’il préside –, ni satisfaire un quelconque besoin physique devant des tiers (hormis la première épouse royale et peut-être ses collègues)42. On ne le salue que par le terme d’adresse maan, réservé aux ukiin. D’après N. Diatta43, les rois, comme certains responsables de grands ukiin, étaient autrefois condamnés à l’abstinence sexuelle et leurs épouses, dans le plus grand secret, réservées aux membres du « conseil » (ses assistants rituels et certains vieux des patri-groupes à l’intérieur desquels se transmet la royauté). Cette règle ne semble plus en vigueur chez les Kujamaat. Par contre, si un villageois est surpris à coucher avec l’une des épouses du roi, tous les champs de son patri-groupe peuvent être saisis par Káyák.

41. F. Héritier, « Symbolique de l’inceste et de sa prohibition », La fonction symbolique. Essais d’anthropologie, réunis par M. Izard et P. Smith, Paris, Gallimard, 1979, p. 209‑243 et Les deux sœurs et leur mère, Paris, Éditions Odile Jacob, 1994. 42. Comme nous l’avions signalé plus haut, c’est ainsi qu’en 1903, Sihalebe, un roi d’Usuy, arrêté par les Français et enfermé avec d’autres prisonniers, se laissa mourir de faim devant ses gardiens stupéfaits. Sa dépouille fut transportée au Musée de l’homme. 43. N. Diatta, « Le mariage royal », note dactylographiée prêtée par l’auteur, Jembereng, 1974.

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La notion de ñiñi, les figures de la séparation Il est interdit au roi de porter pantalon, il ne peut s’habiller que de rouge et de noir. Cet habit rouge, banaabu, ne doit jamais être en contact avec la pluie. Personne ne doit l’apercevoir tête nue (à partir de son intronisation, il ne se coupe plus les cheveux). Le roi ne peut ni voir ni approcher la mer, il ne peut traverser un cours d’eau, traverser une rizière sous peine de « brûler » le riz, toucher la terre de ses pieds nus, se déplacer pendant la saison des pluies, entrer dans la maison de quiconque, au risque qu’elle ne prenne feu. Il ne peut s’asseoir que sur son tabouret royal (efenjeng ou ulik) qu’il emporte partout. Ce tabouret fait partie des regalia, avec le petit balai (ulas) et le bâton (utãpãg) dont il ne se départit jamais en public. Tenu à l’écart de l’espace domestique, il l’est aussi des ukiin de l’initiation masculine, même s’il lui revient de surveiller le déroulement chronologique des opérations rituelles. Le roi jamaat semble cumuler sur sa personne les fonctions et les interdits qui, en d’autres sociétés africaines44, peuvent être attribués à deux personnages différents, l’un voué à la pluie, l’autre à la terre : intimement lié à la terre et à la pluie, le roi jamaat doit se tenir à distance de l’une et de l’autre. C’est à double titre qu’il est lié à la terre : d’abord en tant que desservant du bákiin qui définit l’aire de juridiction de tous les autres, il est le seul à pouvoir autoriser l’ouverture d’une guerre et à pouvoir l’arrêter ; une année sur deux, il organise les luttes inter-villageoises. Ensuite, en tant que ce bákiin Káyák est également garant de la fertilité des rizières, des champs et des palmeraies, c’est à lui qu’il revient d’initier et de surveiller le déroulement des rites agraires (nous y reviendrons au chap. vi). Mais il est en même temps intimement lié à la pluie, que son propre corps, véritable « corps-fétiche »45, doit attirer. D’où l’interdit qui lui est fait de quitter sa maison, attenante au sanctuaire, pendant l’hivernage. Ayant été construit comme instrument rituel destiné à assurer la venue des pluies et l’alternance des saisons, il doit assurer sans faillir cette fonction. Son principal travail consiste à se tenir là, « assis »46, dans cet état d’« immobilité inquiète »47 auquel l’astreint sa fonction. Assumer cette position est d’autant plus difficile qu’à la différence de nombreux exemples, aucun objet ni aucun personnage ne peut lui servir de « doublet », même pour le temps d’un simple rituel. Comme nous le verrons plus loin en examinant les rites d’intronisation, ce serait plutôt le roi lui-même qui serait construit comme le doublet du bákiin auquel il a été intégré. La combinatoire des fonctions qui lui sont attribuées relativement à la terre et à la pluie, tout en le tenant également écarté de l’une et de l’autre, semble engendrer quelques paradoxes. Nous avons vu plus haut que tout écoulement de sang devait être contenu dans un espace spécifique (hutte menstruelle, maternité, forêt initiatique) et qu’il prohibait toute posture assimilée à un « aller en haut ». Or le roi, brûlant en permanence, ne peut toucher la terre et ne s’assied que sur son tabouret. Mais ce tabouret, tout comme le bonnet rouge qu’il

44. Ainsi, par exemple, chez les Samo du Burkina Faso, cf. F. Héritier, « La paix et la pluie. Rapports d’autorité et rapport au sacré chez les Samo », L’Homme 13/3 (1973), p. 121‑138. 45. Selon le terme proposé par Luc de Heusch, « Introduction », Chefs et rois sacrés, Systèmes de Pensée en Afrique noire 10 (1990), p. 8. 46. D’après les informations de L.-V. Thomas (Les Diola, op. cit., p. 652) c’est d’ailleurs dans cette position qu’il sera enterré. 47. J’emprunte ici l’expression que A. Adler appliquait à l’état du roi moundang chargé de veiller sur la terre de Léré (La mort est le masque du roi, Paris, Payot, 1982, p. 395).

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Chapitre iv porte, est si intimement lié à sa personne qu’on peut le considérer comme une sorte d’extension de son propre corps : c’est en quelque sorte l’ensemble de ce dispositif qui est projeté aux points de rencontre du ciel et de la terre, des hommes et des femmes, de l’eau et du feu. L’articulation du masculin et du féminin dans le dispositif de la royauté jóola est tout à la fois interne au personnage royal et projetée à l’extérieur, dans les relations entre Káyák et l’ensemble des autres ukiin qui se trouvent sous sa juridiction d’une part, et entre ces autres ukiin, de l’autre. Nous y reviendrons au chapitre suivant. Quoi qu’il en soit, le roi est en permanence surveillé par les villageois qui, aujourd’hui, tolèrent fort mal les entorses au règlement royal que se permettent certains intronisés de la dernière génération : « Tel a déménagé, parce qu’il trouvait qu’autour de sa maison, c’était trop touffu. Autrefois on n’aurait jamais toléré ça, ni qu’il porte une montre, qu’il prenne une moto, qu’il se déplace pendant l’hivernage, qu’il fume en public ! Quand on apportait du tabac au roi, personne ne savait où il allait fumer ça… Et celui-ci (réfugié d’un village du Sénégal détruit par l’armée), on l’a vu aller pêcher au marigot, il va gâter la terre… ». Cependant, l’application de cette logique d’ensemble régissant disjonctions et incompatibilités laisse encore de côté une distinction qui, pour les Jóola, semble de prime abord fonder la définition des identités sexuées. Alors que certains saignements sont le résultat d’un acte pratiqué sur un autre corps par un agent extérieur (lors de la chasse, du sacrifice, de la guerre, de la défloration, mais aussi, comme nous l’avons vu, de la culture de la terre, et de la récolte du vin de palme), d’autres ne sont que la manifestation de processus internes involontaires (menstrues, lochies). À différentes reprises, Françoise Héritier avait formulé l’hypothèse que le ressort fondamental de tout le travail symbolique greffé sur le rapport des sexes serait cette opposition maîtrisable/non maîtrisable, voulu/subi, relative aux écoulements de substances corporelles (sang, sperme, lait notamment). Dans l’ouvrage qu’elle publiait en 200248, elle remettait en question cette hypothèse : faire de l’opposition maîtrisable/non maîtrisable le ressort fondamental de la hiérarchisation entre les sexes reviendrait à supposer la valorisation du vouloir  – l’actif –  sur le subi  – passif. Celà met en évidence le fait que tout écoulement de sang menstruel soit pensé comme « passif ». Or, et pour ne s’en tenir qu’à des faits africains49, on sait que cette association est loin d’être indiscutable. Ainsi, dans l’analyse qu’il faisait des rites curatifs nkula,

48. F. Héritier, Masculin/Féminin II. Dissoudre la hiérarchie, Paris, Éditions Odile Jacob, 2002, p. 19. Je rappelle ici son argumentation : « Pour répondre à la […] question […] de la valorisation systématique du masculin, j’ai tout d’abord pensé, je le rappelle, que la source de la hiérarchie se trouvait implicitement dans l’observation de certaines caractéristiques de la différence. La valeur serait déniée au féminin parce que les pertes de sang menstruelles ne peuvent être que subies, alors que la valeur du masculin dépend de la capacité volontaire d’influer ou non sur des phénomènes biologiques : faire saigner ou se faire saigner. Mais c’est poser comme existant déjà au préalable la valorisation du vouloir (masculin) sur la passivité (féminine). Ainsi, même si cet argumentaire psychologique peut être retenu, car il est évident que des classements intellectuels ne peuvent être dépourvus d’affects et d’émotions, ce n’est pas là néanmoins le moteur efficace ». 49. On pourrait aussi évoquer ces sociétés amérindiennes où, comme le font en particulier les Yanomami, se trouvent traitées de manière très similaire la première menstruation d’une femme et la situation d’un meurtrier. Cf. J. Lizot, « Sang et statut des homicides chez les Yanomami centraux » dans Destins de meurtriers, Systèmes de pensée en Afrique Noire 14 (1996), p. 105‑126.

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La notion de ñiñi, les figures de la séparation Victor W. Turner50 se demandait pourquoi les femmes traitées pour des dysménorrhées étaient identifiées à des hommes qui répandent le sang. Les détails du rite lui laissaient supposer que pour les Ndembu, une femme, en perdant son sang menstruel, renonce de façon active au rôle maternel et nourricier que l’on attend d’elle. Elle se comporterait alors comme un homme (chasseur ou homicide) qui tue. Si rien ne permet de dire que les Jóola imputeraient directement les menstrues à un renoncement actif à la procréation, il appert cependant que le traitement rituel des différents écoulements sanglants comme de ceux qui les provoquent, les subissent mais aussi entrent à leur contact par un simple regard51, ne tient guère compte des oppositions volontaire/involontaire, actif/passif. Il est vrai que dans les rituels que nous avons jusqu’ici évoqués, les Jóola associent sans équivoque virilité adulte et pouvoir de faire couler le sang. Mais l’examen des seules prescriptions liées à la guerre nous mettent sur la voie d’une autre manière de penser le rapport entre l’état et l’action, l’être et le faire. Nous l’avons dit ailleurs, tout meurtrier, même en contexte de guerre, est soumis à un traitement individuel spécifique. Mais la manière de tuer et le statut des victimes peuvent engager d’autres conséquences collectives quant à l’issue du conflit. Ainsi, un village dont les guerriers auraient tué une femme était assuré de la défaite, ayant de ce fait « perdu toutes ses forces ». On allait droit au même dénouement si certains tuaient à l’arme blanche ou au fusil un non initié se battant dans le camp adverse : vis-à-vis de ce genre d’adversaire, seul le gourdin était autorisé. Sur le champ de bataille, un guerrier pouvait donc être confronté à trois catégories d’ennemis que l’on pourrait schématiquement ranger dans l’une des trois catégories suivantes : - un jeune non-initié : censé n’avoir jamais saigné et ne pouvant lui-même faire saigner, il peut être tué, mais sans effusion de sang ; - une femme : éventuellement en état de saigner, ne faisant pas saigner elle-même, elle ne peut être tuée ; - un homme initié : ayant déjà saigné, pouvant faire saigner, il peut être tué avec effusion de sang. Verser le sang d’une femme supposée saigner provoque les mêmes effets que verser le sang d’un jeune lui-même non habilité à provoquer de blessure sanglante. Un double mécanisme de pensée se présente alors : l’un fuit le cumul de l’identique (dans le cas du sang féminin) et l’autre prescrit un mode d’action, subi ou exercé en fonction de l’état de la personne. Cet exemple particulier n’est au demeurant que l’une des applications d’un principe général, que révèlent les faits de langue lorsqu’ils nomment par un même terme un rite et l’état de celui qui l’effectue52. Enfin, si l’on s’en tenait à l’opposition passif/actif, cet ensemble de spéculations ferait surgir un paradoxe majeur : fait insolite dans le paysage général des cultes africains, mais plus ordinaire dans un certain nombre de sociétés des « Rivières du sud », les femmes détentrices d’ukiin manient elles-mêmes le couteau sacrificiel. L’immolation d’animaux par les femmes n’est aux yeux des Kujamaat ni marginale, ni particulièrement inquiétante. Dans le cadre du travail collectif mené sous la direction de

50. V. W. Turner, The forest of symbols, N.-Y., Cornell University Press - Ithaca, 1967, p. 42. 51. Rappelons-le, qu’il s’agisse d’accouchement, de menstrues, de blessure sanglante, de meurtre, les interdits scopiques sont traités au même titre qu’un contact direct. 52. Ainsi l’ensemble des rites qui s’effectuent dans la maison du défunt pendant la période du deuil sont-ils appelés par le terme qui désigne le statut de leurs principales actantes : urimënew. Ou encore, les parents de jumeaux, obligés de sacrifier au bákiin Bulunt, sont eux-même dits « Bulunt ».

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Chapitre iv Michel Cartry sur le sacrifice en Afrique Noire (Sous le masque de l’animal53), j’avais tenté de rendre compte des spécificités du sacrifice pratiqué par les femmes. Je ne ferai ici qu’en rappeler l’argument à grands traits. Après avoir examiné les spécificités des rites sacrificiels effectués par les femmes au regard des rites masculins, j’avais noté que le spectre des interdits liés au sang féminin apparaissait comme le paradigme des interdits liés au sacrifice. Puis, reprenant l’hypothèse extrêmement séduisante formulée à propos des faits gourmantché par Michel Cartry54 d’une affinité entre le schéma sacrificiel et le modèle de la naissance, il m’était apparu que les faits jóola invitaient à considérer l’accouchement lui-même comme référent implicite du rite sacrificiel. Une étroite correspondance pouvait être établie entre l’écoulement du liquide amniotique, enclenchant un processus irréversible55, et la nécessité des libations d’eau ou de vin de palme qui inaugurent tout sacrifice, qu’il comporte ou non l’immolation d’un animal. Dès lors que l’officiant(e) a commencé à verser avec son coquillage ou sa louche calebasse les premières gouttes de vin ou d’eau sur l’autel, tout ce qui a été apporté dans le sanctuaire est désormais consacré au bákiin. Le modèle de l’accouchement et de la naissance condense, en un raccourci saisissant, les actes qui s’enchaînent dans la logique du sacrifice jamaat : perte, jeux d’identification (la parturiente est tour à tour placée en position de victime et de sacrifiante), transfert de forces, réalisation des effets attendus. La logique du sacrifice sanglant pratiqué par les femmes n’en reste pas moins problématique. Le sacrifice masculin prend place parmi une série d’actes pensés comme homologues mais dissociés les uns des autres. Pratiqué par les femmes, il s’inscrit dans le prolongement d’événements vécus individuellement et dont le déclenchement semble échapper à tout contrôle. En réexaminant ces matériaux, il me paraît de plus en plus évident que les écoulements de sang féminin ne peuvent plus être considérés comme de simples événements subis passivement. Dans le temps même où ils surviennent en elles, les femmes deviennent les actantes de leur transformation rituelle. Immédiatement réinscrits dans le temps et l’espace codés d’une relation aux puissances de la terre, les femmes dirigent les effets qu’ils génèrent par les rituels appropriés. Il ne suffit pas de dire que chez les Jóola, l’opposition maîtrisable/non maîtrisable n’engendre, en tant que telle, aucune dépréciation du sexe féminin. Car transposée dans le champ des ukiin, nous le verrons plus loin, cette opposition devient toute relative, à condition bien sûr que l’on ait parcouru le chemin qui permet d’y accéder.

53. « Le sang des femmes et le sacrifice : l’exemple joola », dans Sous le Masque de l’Animal. Essais sur le sacrifice en Afrique Noire, M. Cartry (dir.), Paris, PUF, 1987, p. 241‑266. 54. M. Cartry écrivait : « L’immolation, loin d’être un meurtre, est comme la reproduction du geste de la sage-femme, lorsque, coupant le cordon, elle sépare l’enfant d’avec son placenta » (« Le statut de l’animal dans le système sacrificiel des Gourmantché », Systèmes de Pensée en Afrique Noire, Le Sacrifice II, 1, cnrs-ephe [1978], Cahier 3, p. 54‑55). 55. C’est l’une des observations de H. Hubert et M. Mauss, dans l’« Essai sur la nature et la fonction du sacrifice » (1889) qui m’avait mise sur la voie. Ils écrivaient : « À partir du moment où il est commencé, il doit se poursuivre jusqu’au bout sans interruption et dans l’ordre rituel. […] Les forces qui sont en action, si elles ne se dirigent pas exactement dans le sens prescrit, échappent au sacrifiant et au prêtre et se retournent contre eux, terribles. » (dans M. Mauss, Œuvres, 1. Les fonctions sociales du sacré, Paris, éd. de Minuit, 2000, p. 226).

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La notion de ñiñi, les figures de la séparation IV. Le kañalen, un exemple de subversion rituelle des frontières Si seuls les rituels évoqués ci-dessus peuvent construire un adulte jamaat, rien ne garantit, du côté des femmes, que la transformation attendue parvienne à son terme (mettre au monde un enfant vivant) ou que ce terme, apparemment atteint, ne se dérobe pas sans cesse (l’enfant meurt). La fréquence de femmes dont l’union reste stérile ou dont les enfants meurent prématurément est une situation malheureusement banale en zone rurale africaine. Dans la région elle était abondée, jusqu’à ces dix dernières années, par une mortalité infantile de 0 à 5 ans particulièrement élevée56. Si la plupart des sociétés africaines disposent de procédures rituelles pour traiter des accidents de la procréation, qu’il s’agisse de mortalité infantile, d’avortements spontanés ou de stérilité, il semble difficile de trouver dans la littérature disponible un équivalent comparable à celui qu’ont élaboré les Jóola. Parmi les procédures les plus courantes figurent souvent la mutilation du corps de l’enfant décédé ou encore l’attribution de prénoms conjuratoires aux enfants nés après une série de décès, feignant ainsi un total désintérêt vis-à-vis de leur survie. Les Jóola ont recours à ces deux procédés, mais développent un rituel original, le kañalen, dont la spécificité tient à la fois à la durée et au traitement particulièrement astreignant auquel il soumet la mère en mal d’enfants. Qu’ils soient islamisés, christianisés, attachés ou non aux cultes des ukiin, tous les groupes jóola villageois ou citadins pratiquent ce rite, de même que les Baynuk. Leurs proches voisins, Manding, Balant, Manjak et Mankañ, connaissent des rituels homologues, le jimbaya ou le kabuatã57, qui mettent en œuvre, a minima, les procédures suivantes : départ plus ou moins durable de la femme de sa maison maritale, changement d’identité voire « animalisation » de la mère, bouffonnerie rituelle. Loin de figurer dans la catégorie de rites peu à peu tombés en désuétude  – comme c’est le cas du côté de la Casamance –  le kañalen s’est considérablement développé depuis deux générations. Ayant mené des recherches dans une autre région jóola il y a une vingtaine d’années, Didier Fassin58 évaluait à un quart de la population féminine le nombre de femmes faisant ou ayant fait le kañalen. Dans les villages kujamaat, mes données me conduisent à approximer cette part à plus d’un tiers. Au regard des étapes rituelles ci-dessus évoquées, le sort d’une femme en mal d’enfant n’a ni définition ni statut précis. Bien plus que l’enfant né hors mariage, c’est elle qui fait figure de bâtarde. Permanente, diffuse, indéfinissable, sa souffrance ne peut être désignée que par le terme très général de bulátábu, « le malheur ». Celle qui n’a jamais enfanté est exclue des sanctuaires féminins ; nombreux sont les chants exécutés lors des cérémonies du Karaay qui brocardent la femme stérile. Elle est debout comme un piquet de bois sec, La femme stérile, elle rit comme un coq Sa tête est malade. (chant de Karaay, Esana)

56. Un sondage que nous avions réalisé auprès de 250 femmes lors d’une première mission à Esana en 1987, avec A. Julliard, donnait un taux de 390 ‰ en ce qui concernait des génitrices âgées de moins de cinquante ans. 57. Sur le kabuãta, cf. en particulier M. Teixeira, « Un rituel d’humanisation des nourrissons », Journal des Africanistes, 71/2, 2001b, p. 7‑35. 58. D. Fassin, « Rituels villageois, rituels urbains », L’Homme 104 (1987), p. 54‑57.

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Chapitre iv Celle qui perd ses enfants n’a plus le cœur à y retrouver ses compagnes. Le cas le plus fréquent, celui d’une femme qui perd successivement plusieurs enfants en bas âge, renvoie de prime abord à une situation de deuil impossible. Relativement à celui des morts adultes, le cas des jeunes enfants est particulier. Appelés à « revenir » au plus vite, leur enterrement est rapide, parfois bâclé, du moins dépouillé de la plupart des actes qui mettent en œuvre ce « double travail mental » de déconstruction et de reconstruction de l’image ou du souvenir du mort, tel que l’avait formulé Robert Hertz59 (1907). Si les Kujaamat prennent le temps de les soumettre à l’interrogatoire, comme on le fait pour tout défunt, ce n’est que pour tenter de faire apparaître d’éventuels conflits ou transgressions parmi leurs ascendants. Le cadavre de l’enfant est parfois malmené, jeté à terre, tiré par les pieds. S’il meurt dans l’enceinte de la maternité, il est enterré sur place. Ces jeunes défunts ne seront plus jamais évoqués ni dans les chants funéraires, ni sur les autels de lignage. Ne bénéficiant guère de traitements rituels qui les doteraient d’un nouveau statut, aménageant ainsi le souvenir ou l’oubli, ces enfants trop précocement repartis laissent leurs parents dans l’attente d’un retour  – attente périodiquement déçue dans le cas de morts successives. Il arrive qu’une telle déception, sans cesse ravivée, conduise la mère au bord de la folie : avant de s’engager dans le rite, la plupart des buñalen ont connu une période de prostration ou d’errance, un état que d’aucunes expriment en ces termes : « J’ai vu le canari de mon enfance », i.e. « J’aurais préféré ne pas vivre ». Preuve vivante de l’échec des tentatives antérieures  – consultations, sacrifices –  et des puissances supposées garantir la fécondité humaine, cette femme porte sur elle une forme d’opprobre sociale qui ne se réduit pas seulement à celle de son statut d’épouse inféconde. Tant de vaines attentes et de revers peuvent faire douter l’ensemble des femmes de l’intérêt de leurs efforts en matière de procréation. Ce que rappelait un jour la responsable du principal bákiin de femmes dans un village de l’estuaire de la Casamance : La mort, c’est la mort ! Si c’était en notre pouvoir, qu’elle commence par les vieux, et non par les enfants ! Moi qui suis là aujourd’hui, debout devant vous, je le dis, la mort des enfants est quelque chose de détestable ! Le fait d’être enceinte est une tromperie, je le dis et le répète, c’est une tromperie que d’être enceinte. Une femme a cinq enfants et les voit mourir, elle ne veut plus en avoir. Même s’ils meurent, il ne faut jamais demander de rester stérile, il faut demander davantage. Arrêtez ces histoires ! Continuez à chercher des enfants ! Moi, je n’enfante plus ; ce n’est pas parce que je l’ai voulu, c’est Dieu, moi je n’ai jamais demandé d’arrêter. (Niomoun, 1981)

Pour traiter de ces afflictions, les femmes Jóola ont donc recours à un rite dont la phase active est étalée sur trois ou quatre ans mais dont celles qui s’y sont soumises porteront la marque toute leur vie. De précédentes enquêtes menées en Basse-Casamance m’avaient permis d’en donner de premières descriptions60. Dix ans plus tard, la reprise de ces enquêtes en milieu jamaat à Esana et auprès de femmes ori-

59. R. Hertz, « Contribution à une étude sur la représentation collective de la mort », dans Mélanges de Sociologie Religieuse et de Folklore, Paris, Félix Alcan, (1907) 1938. 60. Cf. O. Journet, « La quête de l’enfant », Journal de la Société des Africanistes, 51/1-2 (1983), p. 97‑117.

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La notion de ñiñi, les figures de la séparation ginaires du village émigrées à Ziguinchor, ne laissait pas apparaître de grands changements quant à la trame du rituel que je résumerai ci-dessous. Par contre, elle devait me fournir de nouvelles informations quant à ses modes d’action. Dans les histoires de vie livrées par les buñalen, je retrouvais les propos récurrents et monotones évoquant les échecs répétés dans le domaine de la procréation, les longues périodes de prostration ou d’errance, la dureté des épreuves initiales du rituel. De prime abord, l’accumulation de ces récits me rendait plus particulièrement sensible le côté « maniaque et désespéré » par quoi Claude Lévi-Strauss caractérisait le rituel61. Mais l’intérêt que je portais à ce rite fut vite interprété comme une demande de protection pour ma propre descendance et, bon an, mal an, je fus intégrée à l’une des associations de buñalen62. Bien qu’ayant fréquenté de manière plus intime ces associations rituelles, je ne suis pas certaine d’en avoir acquis la pleine intelligence. C’est à titre d’hypothèses que je livre ici quelques analyses des procédés souvent paradoxaux mis en œuvre par ce rite qui joue simultanément sur les frontières entre hommes et femmes, entre animaux et humains, sur la sévérité des épreuves et leur mise en dérision, sur la contrainte et le rire. La trame du rite Une femme perd successivement deux, trois, voire six ou sept enfants en bas-âge. Ou bien ses grossesses n’arrivent pas à terme, ou encore son union reste stérile. Au début d’une nouvelle grossesse, ou après plusieurs années d’infécondité, elle fuit (cas le plus fréquent à Esana) ou bien, elle est capturée en pleine nuit par d’anciennes buñalen pour se retrouver à la lisière d’un quartier, dans un autre village, où elle sera « adoptée » par une famille. Elle y demeurera jusqu’à ce que l’enfant né du kañalen atteigne l’âge de trois ou quatre ans. Durant son exil il est interdit, à elle comme à son enfant, de retourner dans les alentours de sa maison maritale. La mère et l’enfant sont confiés à une association d’hommes, de femmes ou de jeunes pour lesquels elle travaille et qui, en retour, la surveillent et la protègent. Durant son exil, elle est tour à tour astreinte à des rôles codés d’esclave et de bouffonne. À l’orée du rite, la future añalen est soumise d’entrée de jeu à une série d’épreuves humiliantes : on la laisse en plein soleil pendant les consultations préalables, puis on la déshabille, elle est palpée, soumise à un interrogatoire serré : qu’a-t-elle fait ? qu’a-t-elle mis dans son ventre ?, etc. Puis, alors qu’elle est agenouillée et recouverte du pagne de la responsable du rituel, les autres femmes mènent autour d’elle une ronde à quatre pattes. On la fait manger à même le sol, sans se servir de ses mains et boire dans un canari où l’on a craché et jeté de la terre. On la conduit dans la maison de ses futurs tuteurs, lesquels n’ont rien demandé mais ne peuvent se dérober. Les anciennes lui choisissent un nouveau nom, puisé dans divers registres. Les uns font allusion à son malheur initial : Acam etaam (elle paie la terre), Anemeenil

61. L’homme Nu, Paris, Plon, 1971, p. 608. 62. Des matériaux ainsi recueillis, il en est beaucoup qui m’auraient échappés si j’étais restée dans une position extérieure. Mais l’obligation de respecter certains codes de conduite et la raison reconstruite de mes séjours au village m’interdisent désormais, auprès des femmes, l’expression de toute curiosité. « Tu veux savoir ce qu’est le kañalen, c’est ça ! » me dirent mes nouvelles amies en me tendant une calebasse de vin de palme souillé de terre. J’avais évoqué les paradoxes de cette position dans un court article (« Catégories de genre et relation ethnographique » dans R. Carré, M. C. Dupré, D. Jonckers (dir.), Femmes plurielles, Paris, éditions de la MSH, 1999, p. 21‑28).

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Chapitre iv (elle a fini la maison), Kabunta (la trompeuse, ie. elle met au monde des enfants, mais ils meurent), Eteybo (où court-elle ?) ; ou encore aux épreuves qu’elle endure : Kawos ajam (l’oreille entend - les insultes). D’autres empruntent au registre sexuel ou scatologique : Efel eluli (vagin lisse), Aloyenel (pet), etc. ; ou encore à la modernité urbaine : HLM, Toyota, Suzuki, etc. Ce changement nominal peut être accompagné d’un changement formel d’appartenance ethnique. On lui remet une série d’attributs rituels : une moitié de calebasse dont elle se couvrira la tête63, des colliers de graine qu’elle porte croisés sur la poitrine, un ou des segments de branchette torsadée64 qu’on lui attache au cou ou au poignet, des boucles d’oreille confectionnées avec des cauris. De cette cuisante entrée en matière, les femmes gardent le souvenir toute leur vie : Nous qui sommes là assises, toutes, nous avons toutes reçu des injures. Pour moi, c’était chaud, très chaud. Lorsque je suis arrivée à Bugin (village où elle était partie faire le kañalen il y a plus de vingt-cinq ans), j’étais assise sous le soleil, seule. Une femme a commencé à dire aux autres que je l’avais insultée. Elles m’ont toutes encerclée en m’injuriant, elles restaient là à crier et à me regarder. Et moi, jusqu’à ce moment, mes excréments n’avaient même pas encore servi d’engrais ! (elle venait d’arriver). Puisque tu prends ton enfant et que tu le bouffes comme les vautours, comme je le faisais, on t’insulte. Tu sais que tu n’as rien fait, mais tu ne dis rien. Quand on t’insulte, ce n’est que l’oreille qui entend. (Réunion de buñalen, Esana, 1994)

Conformément à une pratique fort répandue en Afrique lorsqu’il s’agit d’un enfant né après le décès de ses aînés, l’enfant né du kañalen se verra attribuer un nom de dérision, tel que : « on a déjà enterré », « c’est la troisième fois qu’il revient », « on n’en peut plus »), « en attendant » (on l’élève), « moitié », « recoin de fromager » (décharge), « bouteille », etc. Tout le monde  – hommes compris –  s’accorde pour dire que le kañalen est une chose grave et particulièrement difficile. Les brimades par lesquelles il s’inaugure vont se poursuivre durant de longs mois. Vexations et humiliations sont le lot presque quotidien d’une añalen qui doit se laisser battre, insulter, bousculer, arracher son pagne sans mot dire. Qu’il s’agisse de piler, d’aller chercher du bois, de puiser, de cuisiner, elle ne peut refuser aucune corvée. Elle est soumise à des épreuves absurdes où l’on retrouverait aisément la marque de l’initiation : au moment où le soleil est au zénith, on l’envoie porter une nouvelle dans un village éloigné et, pour qu’elle aille plus vite, on lui arrache ses sandales. Arrivée au village, elle apprend que cette nouvelle, tout le monde la connaissait déjà… On lui demande d’aller pêcher en pirogue, alors qu’elle n’en a jamais manœuvré. Certains tuteurs même se plaignent de la sévérité du rituel : « On te confie parfois une femme plus âgée que toi et il faut la maltraiter, c’est difficile ! » À celle qui pleure, on apporte une calebasse en lui proposant ironiquement de la remplir de ses larmes. Lors de toute manifestation publique, elle doit avaler du vin

63. Dans les premiers temps du rite, cette calebasse lui sert aussi à boire, à manger, et à se protéger la poitrine des « vents mauvais ». Une fois qu’elle aura été raccompagnée chez son mari, on lui en donnera une autre, décorée de perles et de cauris. 64. Le symbolisme de ce segment appelé « bois du kañalen » n’est pas très clair. Aux dires de certaines informatrices, il représenterait l’action d’« enlever le malheur de la femme », en référant à la manière particulière de le confectionner : l’effet torsadé est obtenu en enlevant la liane parasite qui, sur l’arbre, s’était étroitement enroulée autour de la branchette.

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La notion de ñiñi, les figures de la séparation de palme souillé de terre, boire à genoux dans un seau, etc. Si l’enfant tombe malade, le premier geste est de bastonner sa mère : « On se tue pour avoir un enfant, on s’habille de loques, on mange du sable », résume l’une d’elles. Aux dires des plus âgées, le rite se serait pourtant adouci au cours des dernières décennies : Autrefois, c’était encore plus chaud. On marchait nues. On ne portait que le kupãdã (cachesexe). Il y a des gens qui pouvaient rire du matin au soir en vous regardant. Dès qu’ils vous voyaient, ils éclataient de rire. Mais nous voilà, nous sommes toujours là. On nous appelle kuriŋa (les vautours) ou kupúra púrew (les fantômes), mais nous ne devons jamais nous fâcher. Nous nous sommes maîtrisées jusqu’à nos jours. Maintenant nous sommes vieilles, mais nous continuons à faire le kañalen. (Réunion de buñalen, Esana, 1996)

Traitée comme un animal, l’añalen est véritablement « ensauvagée ». Mais ce qui confère au rite une tonalité si particulière tient à la manière, toujours déconcertante, dont des brimades qui évoquent si fortement les procédés initiatiques s’articulent avec une autre série d’attitudes obligées : bouffonnerie et extravagance, qui constituent le « donné-à-voir » le plus spectaculaire du rite. « Tu as beau perdre tes enfants, ici on ne fait que plaisanter… » Véritable école de l’inversion et de la dérision, le kañalen cultive les comportements qui se jouent des conventions sociales les plus élémentaires65. Quels qu’en soient le temps et le lieu (dans le cercle de l’association ou dans l’espace public), ils recourent à un même type de répertoire que les initiantes et leurs aînées s’ingénient à enrichir de mille variantes : en guise de salutation, les impétrantes se présentent à coups de sifflet ou de cris inarticulés ; attifées de vieux shorts d’homme ou de guenilles, elles sèment le désordre dans le déroulement de n’importe quelle réunion ou cérémonie publique ; lors des luttes ou des funérailles, fréquemment travesties en hommes, arborant un air martial, elles dansent à leurs côtés et se moquent de tous. Elles provoquent le public, jettent leurs pagnes et se roulent à terre. Elles pètent. Alors qu’elles sont soumises à la plus stricte abstinence sexuelle66, elles composent des paillardes : - Abajut (« elle n’a pas »), quand elle se couche, elle laisse son sexe ouvert, Elle n’a pas de clé pour le fermer, que doit-elle faire ? - Il lui a dit de lui prêter sa matrice, il enfonce. Attention ! - Moi qui aime les hommes, quand je marche, mes fesses bougent, trois sexes peuvent entrer un à un, etc. (Chants de kañalen, Esana).

Sans qu’elles soient confortées par un quelconque ñíiñi qui ferait d’elles des intouchables, les outrances des buñalen sont admises par tous même si certains esprits chagrins le déplorent. Par quelle opération une femme en grande détresse a-t-elle été transformée en pitre exhibitionniste ? Nous y reviendrons un peu plus bas.

65. Une excellente illustration en est par exemple donnée par le film documentaire de Ulla Fels, Die Macht des Lachens, Kanyalangsfrauen in Gambie, ARTE, 1994. 66. Lorsqu’il s’agit d’une femme dont l’union est jusqu’alors restée stérile, elle est contrainte d’accepter des partenaires du quartier d’adoption jusqu’à ce que survienne une éventuelle grossesse.

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Chapitre iv Au terme de la période active, lorsque l’enfant atteint l’âge de trois ou quatre ans, l’añalen et son enfant, magnifiquement parés67, sont raccompagnés par les associations du quartier adoptif, leurs tuteurs et les parents de ces derniers, dans la maison maritale. Autant le départ de la mère était pitoyable, autant son retour, en cas de réussite, est triomphal. Dure journée pour le mari qui doit à la fois restaurer l’ensemble des accompagnants, tuer un gros porc en remerciement, fournir des centaines de litres de vin de palme, mais surtout écouter sans mot dire les discours lourds de menaces qui lui sont adressés, à lui et aux membres de ses patri- et matrilignages. La suspicion formelle qui pesait initialement sur la mère a fait place aux imprécations qui le visent, lui et ses parents. À l’issue du festin de remerciement qu’offrent les agnats de l’enfant né du kañalen à l’association qui avait adopté la mère, les anciennes rappellent aux parents qu’elles ont « déjà jeté leur engrais dans les rizières » et qu’ils doivent maintenant mettre au monde un autre enfant. Une añalen le restera toute sa vie, en tant que membre actif de l’association des buñalen de son quartier marital. En cas d’échec, une femme peut repartir se confier ailleurs. Les responsables d’associations sont d’ailleurs fréquemment choisies parmi celles qui ont subi plusieurs fois ce long périple. À Esana, les deux grandes associations regroupant toutes les femmes qui ont effectué le rituel occupent une position incontournable dans la vie sociale et rituelle du village, prenant le pas sur tout autre forme de regroupement féminin lorsqu’il s’agit de l’entraide au travail ou dans la lutte contre diverses calamités. On se confie à elles pour lutter contre la maladie, les malheurs répétés, la sorcellerie. Le kañalen occupe une place singulière parmi les rites destinés à prévenir ou à combattre l’affliction mais aussi parmi tous ceux qui traitent de la différence sexuelle. Il est peut-être le seul qui ne s’inscrive que de manière indirecte dans l’espace d’une relation aux puissances ukiin. Sacrifier fait partie des recours thérapeutiques mis en œuvre par celles et ceux qui prennent en charge cette mère en mal d’enfants, au même titre que des consultations au dispensaire ou chez le marabout. Les ukiin que les femmes de Esana et de certains villages alentour ont installés dans la maison où elles se réunissent semblent relativement récents. Des femmes de la région émigrées en ville ont elles aussi « planté » un nouveau bákiin, mais elles l’ont fait à partir d’un autre sanctuaire existant au village qui n’était pas initialement lié au kañalen. Le fait de l’« arroser » parfois ne les dispense en rien de tous les comportements obligés qui constituent la structure du rite. L’essentiel du travail des buñalen consiste à rechercher les doubles égarés de la femme qui s’est confiée à elles, et plus tard à investir occasionnellement la maison maritale afin d’effrayer les sorciers supposés s’attaquer à l’enfant68. Si l’añalen échoue à « produire » c’est, entre autres raisons, que l’un de ses doubles ewúum a été capturé, caché, et ne peut donc s’unir au double homologue de son mari. Les enfants qui repartent ou tardent à venir sont le produit raté d’unions désassorties entre doubles non appariés. Cette quête de doubles suppose de longues concertations à partir des rêves de l’une ou de l’autre, des visites à tous les autels de doubles du village ou des villages voisins. Lorsque les femmes buñalen se réunissent, elles sacrifient et « envoient » leurs doubles respectifs, chaque espèce de son côté, à la

67. Le costume d’apparat de l’añalen est composé d’un pagne court rouge brodé de cauris, de nombreux colliers croisés sur la poitrine, de la calebasse décorée de franges de perles qu’elle porte en couvre-chef, du bâton de fertilité entièrement recouvert de fines perles. 68. Sur les implications de ce « travail », nous reviendrons dans le dernier chapitre.

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La notion de ñiñi, les figures de la séparation recherche du (des) double(s) de la femme qui perd ses enfants. Plus exactement, elles vont sacrifier sur différents autels capables de leur montrer le chemin par la voie du rêve : Ici quand une femme se confie à vous, c’est parce que quelqu’un l’a prise et l’a emmenée quelque part (i.e. « a pris l’un de ses doubles »). Le plus souvent, on l’emmène dans la mer et on a beau chercher, on n’arrive pas à la trouver. L’autre fois, je vous ai dit ce que j’avais vu en rêve. Tout Esana s’était réuni. On l’avait trouvée dans le puits et on l’avait tirée du puits pour la faire sortir. Je vous avais dit : « les enfants, il faut crier ! ». Vous aviez détaché vos pagnes et dansé, et vous aviez dit : « oui, nous sommes soulagées. Naylo nous a indiqué où aller, dans les kutíilaku (pl. de utíil, autel de doubles) ». Réunion de buñalen. Esana, 1999.

En condensant en un même rite une série de procédés, le kañalen se prête à une pluralité de lectures, dont je ne développerai ici que quelques aspects. Au niveau le plus général, il relève d’une pratique courante en pays jóola que certains auteurs, comme Didier Fassin, ont appelé un « déguerpissement thérapeutique ». En cas de maladie chronique ou de suspicion d’attaque en sorcellerie, il est fréquent que la personne affligée ou malade quitte sa maison. En fuyant le quartier de son mari, l’añalen peut espérer échapper aux influences maléfiques des sorciers anthropophages (kusay) ou de certains génies responsables des va-et-vient de l’enfant entre leur monde et celui des humains. Cette logique de détournement, à laquelle participe l’attribution de prénoms de dérision, va jusqu’à son terme en dépouillant la mère de tout ce qui constituait son identité sociale, voire son identité d’être humain. Par sa structure, ce rite s’apparente à une longue initiation qui prolongerait et intensifierait le moment de l’accouchement, marqué par une mise à l’écart, la violence rituelle et la production d’une nouvelle identité. Comme celui de la femme en travail, le départ de l’añalen a lieu de manière imprévisible et à l’insu de tous. L’interrogatoire initial, l’agressivité des anciennes, rappellent étrangement l’attitude des accoucheuses dans la maternité traditionnelle lorsqu’elles pressent de questions, houspillent et bousculent la parturiente avec d’autant plus de virulence que l’expulsion du bébé tarde. Tout au long de ses années d’exil, l’añalen se trouve elle-même comme « retenue » dans la position de la parturiente. Dans cette perspective, le kañalen rééditerait dans la longue durée cette première initiation, en quelque sorte ratée. Mais à la différence de l’accouchement qui se déroule dans l’isolement et le plus grand secret, le kañalen est un rituel spectaculaire. Hormis l’interdiction qui lui est faite d’approcher le quartier de la maison maritale, l’añalen n’est pas assignée à un espace ñíiñi et les épreuves qu’elle subit sont publiques. Bien qu’elle connaisse, de l’extérieur, et comme tout villageois, la dureté des procédés mis en œuvre par le rite, l’impétrante découvre chaque jour les raffinements inventés en la matière par ses aînées. Elle est de ce point de vue dans la situation de tout novice soumis à des actions plus ou moins violentes et insensées, indissociables de la transformation que le rite est censé opérer. Mais de quelle transformation s’agit-il ? La transformation identitaire que produit, à son terme, l’initiation, est ici brutalement imposée à l’orée du rite lorsqu’on affuble l’añalen du nouveau nom qu’elle gardera toute sa vie. S’il s’agit d’une mère qui perdait ses enfants, elle était

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Chapitre iv déjà intégrée au monde des femmes. Certes, pour avoir effectué le kañalen et quels qu’en soient les résultats, elle jouira dans la maison maritale d’un nouveau statut (son mari ne pourra la répudier). Le déclenchement du rite visant un autre effet, on peut s’attendre à ce que les dispositifs par lesquels il agit ne jouent pas sur mêmes configurations relationnelles que celles qui sont si habilement mobilisées par toute initiation69. Entre initiantes et initiées (anciennes buñalen), pas de barrière dans la vie quotidienne, mais une parfaite obéissance des premières aux secondes dans le rite ; entre initiées et non-initiées d’une part, initiantes et non-initiées de l’autre, pas de véritable barrière non plus sinon celle de la convenance qui suppose que l’on ne s’immisce pas dans une association dont on ne fait pas partie. Hormis la résonance psychique du travail que le rite effectue sur la personne de l’añalen, il ne comporte, à véritablement parler, ni secret tu ni secret exhibé. Quelle que soit la connaissance que l’on puisse avoir de la dureté et du raffinement atteints par certaines épreuves initiatiques, on ne peut qu’être frappé par la manière particulièrement drastique dont le kañalen traite de la détresse initiale de la mère.On se souvient des critiques faites à Lévi-Strauss par des auteurs comme Thomas O. Beidelman et Victor Turner à propos des rapports entre rituel et affectivité70. Admettre que l’affectivité ne soit pas le ressort du rituel ne saurait empêcher de penser qu’il offre d’incomparables dispositifs pour la traiter. En expulsant toute expression de peine, de chagrin ou de compassion, en poussant à bout celle qui s’y soumet, le kañalen semble se construire contre l’affectivité. Un détour par la manière dont sont mises en forme les souffrances liées à l’accouchement ou à l’initiation permet de mieux préciser quelques particularités du kañalen. Si les trois rituels infligent aux impétrant(e)s un type de souffrance morale et physique qui leur est propre (menaces, brimades, épreuves physiques et morales), les deux rituels féminins ont en commun, et en opposition avec l’initiation masculine, de se greffer sur ou de donner sens à une douleur ou une souffrance dont l’origine n’a, a priori, rien à voir avec l’effectuation du rite. Par contre, ils diffèrent entre eux quant à l’identification et au traitement de cette souffrance. Pour la parturiente, l’impératif de courir immédiatement vers l’enclos de la maternité lorsqu’elle entre en travail, le fait qu’elle soit immédiatement prise en charge par les accoucheuses, contient l’anxiété générée par l’imminence d’un événement que les Jóola considèrent comme une confrontation à la mort. Cette inquiétude ou cette anxiété est indissociable d’une douleur physique dûment nommée : emuŋen, douleur cuisante associée à une déchirure, un saignement et un « échauffement » du corps parfois fatal. Nous l’avons vu plus haut, parmi les nombreux signifiants que s’empruntent l’un à l’autre accouchement et initiation, emuŋen occupe une place centrale. Le devenir homme passe par l’expérience vécue d’une douleur assimilée à celle de l’accouchement, laquelle

69. Cf. M. Houseman, Conférences des années 1999 à 2001, EPHE, Annuaire de la section des Sciences Religieuses t. 107 (2000), p. 85‑94, t. 109 (2002), p. 97‑104. 70. Aux objections de V. W. Turner : « les symboles et leurs rapports [...] sont aussi et peut-être surtout un ensemble de moyens évocateurs pour susciter, canaliser et domestiquer des émotions puissantes telles que la haine, la peur, la tendresse et le chagrin », C. Lévi-Strauss répondait dans le Finale de L’Homme Nu : « Dans le cas particulier du rituel [...] l’aspect affectif n’est pas une donnée primitive. L’homme ne ressent pas, ne peut ressentir d’anxiété devant l’incertitude de situations simplement vécues, sauf dans le cas où la situation vécue serait d’origine physiologique et correspondrait à un désordre interne et organique » (Paris, Plon, 1971, p. 608‑609).

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La notion de ñiñi, les figures de la séparation devient en quelque sorte l’un des principaux emblèmes de l’initiation71. La souffrance de l’añalen en revanche n’a pas de nom. Rien ne vient remplir ni mettre en forme la vacance de celle qui « reste là jour et nuit à penser », qui « est seule dans sa maison », qui « n’a personne », qui « marche partout sans savoir où elle va ». Avec les deux autres rites, et sous ce premier aspect, le kañalen ne partage pour l’instant qu’une caractéristique : le silence et la parfaite soumission exigés de l’initiant(e) lorsqu’il doit subir sans broncher les mortifications infligées par ses initiateurs. Il exige d’elle la même obéissance et le même stoïcisme que ceux qu’on attend de l’initiant après qu’il a été circoncis. Cette simple observation ne ferait que conforter l’idée d’une initiation de « rattrapage », si l’on n’était confronté à cette différence majeure qu’ici, il ne s’agit pas seulement d’engendrer une nouvelle identité mais aussi de traiter d’un deuil impossible. On se souvient de la réflexion de Marcel Mauss lorsqu’il prenait en exemple ces « macérations souvent fort cruelles » que s’infligent les femmes lors des rites funéraires australiens : « nous savons, disait-il, qu’elles sont infligées précisément pour entretenir la douleur et les cris »72. Ici, si les cris sont exclus, la douleur qu’il s’agit d’entretenir n’est pas celle que pouvait éprouver l’añalen avant que ne se déclenche le rite, mais bien celle qu’il lui inflige. En transformant une femme isolée dans son malheur en novice prise en charge par des aînées, en l’obligeant à réagir sur un même mode à la souffrance indicible liée à la perte ou à l’incomplétude qu’à la douleur physique et morale infligée par le rite, le rite opèrerait un déplacement de l’une à l’autre. En recourant à des procédés parfois si absurdes ou caricaturaux qu’ils finissent par conduire à l’hilarité générale, en portant en dérision l’inanité de ses propres dispositifs, le rite inviterait en quelque sorte à rire de l’inanité de l’expérience vécue. Peutêtre pourrait-on risquer à son propos l’expression de « piège à affects ». Ce faisant, il propose une mise en forme du travail de deuil pour la mère. Les séquences burlesques voire obscènes qui émaillent le rituel ne sont pas sans rappeler les mises en scène homologues qui, lors des funérailles d’un adulte, et plus encore d’un vieillard, introduisent la dérision dans le bel ordonnancement du rite. La mort, sous la figure du défunt présent, est moquée ; elle ne doit pas empêcher les personnes en deuil de vivre. Dans une telle perspective, les procédures mises en œuvre dans le kañalen, doublées de l’attention collective qui transforme une expérience individuelle en un événement public, opèrent bien une reconstruction, non pas de l’image des enfants perdus, mais du statut de la mère. De femme amputée de descendance, elle devient une mère en combat pour la survie de son nouvel enfant. Quelle que soit l’issue du rite, celle qui s’y est soumise sera toujours respectée. Nous nous demandions comment une femme en proie à une souffrance qui lui avait fait perdre le goût de vivre pouvait être ainsi transformée en histrionne exhibitionniste. Il nous faut revenir aux premiers temps du rite : l’aspect sans doute le plus déroutant, du point de vue de l’ethnographe comme de l’impétrante, tient alors à ce mélange toujours incertain, de la part des initiatrices, d’intransigeance dans l’imposition des épreuves et d’autodérision. Elles se moquent d’elles-mêmes autant que de celle qu’elles persécutent. Au cours des premiers mois, survient un moment où soudain la novice, excédée par leur cruauté ou la gratuité de leurs accusations, se

71. L’autre étant jabanoor. 72. M. Mauss, « L’expression obligatoire des sentiments (rituels oraux funéraires australiens) », Journal de Psychologie 18, 1921 rééd.1968, p. 86.

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Chapitre iv rebelle et leur demande, en termes peu amènes, de se taire. Elles répondent alors par un déchaînement de plaisanteries lesquelles, au lieu de la prendre pour cible, ne visent que leurs propres travers et ridicules. Au regard de la complexité des jeux d’identification auxquels donne lieu par exemple un rite tel que le naven iatmul, ce moment où, pour employer les termes de Gregory Bateson73, la relation « complémentaire » entre initiatrices et novice commence à faire place à une relation « symétrique », joue sur une gamme d’interactions certes plus limitée. Elle n’en mérite pas moins une attention particulière. La réponse des initiatrices à la soudaine (et éphémère) révolte de l’añalen consiste à mettre en place, sous forme inversée, un nouveau mode de relation entre initiatrices et initiante, ou plus exactement entre des actantes qui parodient leurs positions respectives. Inspirée par ses aînées qui y excellent, l’añalen apprend progressivement les arcanes de son rôle de bouffonne. Toujours soumise aux corvées qu’on lui impose, elle devient de moins en moins vulnérable à l’humiliation puisque c’est elle qui désormais anticipe l’assignation à la posture ridicule qui lui était assignée. Sans attendre qu’on lui enjoigne de boire ou de manger comme un chien, elle prend ses comparses à leur propre jeu, s’empare des meilleurs morceaux du plat, y plonge ses mains souillées et s’essuie la bouche dans leurs pagnes. Celles-ci feignent alors d’être exaspérées : « Qui nous a amené cet animal ? Regardez-le ! Qui veut l’acheter ? Notre animal qui broute ! Si on l’emmenait pour la vendre, personne n’en voudrait, même pour 500 F. CFA ! Qu’est-ce qu’elle fait ? Elle renverse tout le bol ? Apportez une corde, on va l’attacher dans la maison, demain on l’amènera au marché ». On l’insulte (« Ton anus ! »), elle réplique en redoublant de grossièreté (« L’anus qui est le tien chie, par deux fois ! »). Ce moment de basculement de la gravité à la dérision, chaque réunion de buñalen, quelle que soit l’occasion qui la provoque (paiement de cotisation, sollicitation d’aide, concertation sur les efforts à déployer dans la quête des doubles ou la lutte contre la sorcellerie, remerciement, etc.), le réédite selon une trame suffisamment fixe et prévisible pour qu’on puisse le considérer comme central dans l’accomplissement du rite. Sous la véranda de la maison qui accueille l’association, les femmes arrivent une à une. Après s’être saluées genou à terre, elles s’assoient en silence. Les premières prises de parole sont graves, l’auditoire attentif. Les plus âgées tancent et font mine de renvoyer les retardataires qui devront s’acquitter d’une amende. On fait taire les chuchotements. De temps à autre, pour ponctuer une parole, une añalen crie ou siffle. Au bout d’un certain temps, les femmes qui interviennent à tour de rôle sont de plus en plus souvent interrompues par un chant entonné par telle ou telle et repris par le groupe. Certaines tentent encore de forcer l’assemblée au calme : « Taisez-vous ! vous savez que tout à l’heure, nous ne pourrons plus nous entendre ! » Lorsque le vin de palme commence à circuler, l’ambiance s’échauffe brusquement. Les oratrices ont de plus en plus de mal à se faire écouter. Des femmes se mettent à danser en jetant leur pagne. Quelques temps plus tard, celles qui conservaient jusque là une attitude des plus digne se lèvent brusquement pour surenchérir dans la provocation et les grivoiseries de leurs amies. Au moment où l’ambiance est à son comble, arborant le masque de la plus extrême concentration comme si elle atteignait là l’acmé de ses compétences rituelles, l’une ou l’autre danseuse va découvrir son sexe ou ses fesses au milieu des compagnes déchaînées qui se pressent autour d’elle. La réunion se

73. G. Bateson, La cérémonie du Naven, Paris, Éd. de Minuit, 1971 (trad. français e de Bateson 1936 et 1958).

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La notion de ñiñi, les figures de la séparation poursuit jusque tard dans la nuit. Le passage d’un registre à l’autre semble obéir à de subtiles conventions que seule une longue expérience du rite permet de maîtriser, mais une fois déclenché le temps du rire et de la dérision, il n’est plus possible de revenir en arrière. L’étymologie du mot kañalen m’était par ailleurs restée énigmatique jusqu’à ce que quelques femmes m’en proposent la définition suivante : kañalen serait la contraction de l’expression ku añiilaw ol, littéralement, « les gens/de l’enfant/à lui », c’est-à-dire, selon mes informatrices, « les gens auxquels est confié l’enfant du mari de l’añalen ». Sans être absolument certaine de la justesse de cette reconstitution, j’en retiens plutôt les commentaires : « Tous ces gens vont venir chez le mari avec du vin de palme en l’insultant, lui et sa famille. Ils lui diront : ‘‘l’enfant nous appartient désormais et nous allons le surveiller de près’’ ». La manière dont s’est construit le lien particulier entre une femme, son enfant et un milieu qui lui est initialement étranger mérite quelques remarques. À chaque étape du rite, les relations entre novice/initiatrices et tuteurs se présentent sous une double face : au moment même où elles commencent à accuser la femme qui se confie à elles, les initiatrices engagent leur propre responsabilité quant à l’issue du rite. L’ayant dépouillée de toute marque d’identité antérieure, elles lui donnent un nom, une maison, un statut. Cette « fille » venue à elles devient « leur enfant ». Tandis qu’elles la maltraitent, elles déploient parallèlement d’innombrables efforts en vue de la protéger, et de protéger son enfant : consultations aux ukiin, recherche de doubles, visites au dispensaire, chez le marabout, etc. Autant les anciennes se souviennent des souffrances endurées, autant elles évoquent avec nostalgie l’attachement que leur témoignait leur milieu adoptif : « Les gens du village m’aimaient comme un homme aime une femme » disait l’une d’elles. Quant à l’enfant du kañalen, il est l’objet d’une surveillance assidue ; on le cache aux yeux des inconnus, on le couvre de protections, on lui interdit d’aller jouer trop loin de la maison de ses tuteurs. Cette sorte de parenté rituelle qui se consolide au fil des jours se pose ouvertement en concurrence avec la maison maritale de l’añalen et tend à remettre en question les droits du père sur sa progéniture. Il est d’ailleurs fréquent qu’à l’issue du rituel, l’enfant retourne dans la famille d’adoption de sa mère pour y être élevé. Celle-ci sera intégrée à l’association des buñalen de son quartier marital, lesquelles prendront en quelque sorte le relai de ses mères adoptives face aux mauvaises intentions dont est toujours suspecté le lignage marital. Les fonctions sociales et psychologiques du kañalen sont loin d’en épuiser la compréhension. D’autres procédures pourraient sans doute aboutir aux mêmes résultats ou bien l’on pourrait se contenter de quelques-unes de celles qu’il met en œuvre (éloignement, changement d’identité par exemple). Qu’il s’agisse des normes de la communication verbale, de la bienséance, de la division sexuelle, de la séparation entre humains et animaux, le kañalen condense de multiples formes d’inversion. On pourrait de ce point de vue le rapprocher d’une série de rites féminins qui recourent au travestissement sexuel, à la bouffonnerie voire à l’obscénité en cas de catastrophes naturelles74. Pour une large part, ces rites échappent aux lectures fonctionnalistes que

74. Les exemples africains sont innombrables. Pour n’en citer que quelques-uns, on peut évoquer celui des Agni (J.-P. Eschlimann, Les Agni devant la mort (Côte d’Ivoire), Paris, Karthala, 1985, p. 211‑212), des Dogon (E. Jolly, « Diffusion de trois cultes dans le sud du pays dogon », Journal des Africanistes, t. 64, fascicule II (1994), p. 25‑27), des Moundang (A. Adler, 1982, op. cit., p. 329‑331), des Sereer (M. Dupire, « Chasse rituelle, divination et reconduction de l’ordre socio-politique chez les Serer du Sine

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Chapitre iv des auteurs comme Max Gluckman75 ou Victor Turner76 ont pu appliquer à d’autres exemples d’inversion qui permettrait à l’ordre social de se reproduire par la mise en scène périodique et rituelle de sa contestation. S’il est vrai que dans d’autres régions jóola, mandinguisées ou islamisées, la parfaite légitimité des effets attendus du rituel permet aux femmes une liberté de parole qu’elles n’ont peut-être pas dans la vie quotidienne, les femmes kujamaat n’ont guère besoin du kañalen pour contester les prérogatives masculines ou l’ordre social. Elles peuvent le faire ouvertement et en dehors de tout contexte rituel. Une autre piste me paraîtrait ici plus féconde, celle que proposait Alfred Adler77 à propos du rituel d’« imitation des maris » effectué par les femmes moundang en cas de sécheresse. Pour lui, l’inversion consisterait en « un passage à la limite, c’est-à-dire à la différence comme différence nulle ». C’est ainsi, disait-il, que l’on peut concevoir que le rite de travestissement ait une action sur la nature : en touchant aux fondements de l’ordre social, les femmes aident au rétablissement de l’ordre cosmique. Dans le cas du kañalen, les femmes vont encore plus loin : ce n’est pas tant la différence sexuelle qui est rendue caduque, que la différence entre humanité et animalité. De ce jeu sur les frontières de l’ordre social et de l’espèce humaine, elles attendent qu’enfin réussisse ce passage entre deux mondes, celui des enfants à naître et celui des vivants. Quant aux formes d’expression collective de l’obscénité que mobilise le kañalen, elles semblent encore résister aux interprétations que proposaient d’autres auteurs à propos de cette catégorie de rites, si répandus en Afrique, qui ont en commun d’y recourir pour conjurer un malheur collectif. On se souvient que Edward Evan EvansPritchard78, examinant un ensemble de chants et de pantomimes licencieux le plus souvent réalisés par des femmes dans quelques sociétés bantoues, leur attribuait une fonction de décharge émotive, ou encore, lors de travaux collectifs pénibles, de stimulant et de compensation à l’effort physique. De son côté, Geneviève Calame-Griaule, s’appuyant sur les chants qui accompagnent les travaux agraires en pays dogon, soulignait la portée cathartique de ces obscénités, source de fertilité et de fécondité79. D’autres chercheur(e)s ont tenté d’articuler l’obscénité pratiquée par les femmes en cas de guerre ou d’épidémies comme manipulation des pouvoirs ambivalents attribués aux parties génitales féminines80. Toutes ces interprétations ont peut-être une part de pertinence dans le cas du kañalen, et nous y reviendrons ultérieurement, mais ne nous en livrent pas la clé. Tout autant qu’aux théories de Gluckman sur les rituels de rébellion, il serait facile de décliner les objections à ces différents types d’argu-

(Sénégal) », L’Homme, 16/1 (1976), p. 24), des Akwapem (M. Gilbert, « The Cimmerian Darkness of Intrigue : Queen Mothers, Christiany and Truth in Akuapem History », Journal of Religion in Africa XXIII, 1 (1993), p. 8). 75. M. H. Gluckman, Order and Rebellion in Tribal Africa, Londres, Cohen & West, 1963. 76. V. W. Turner, Schism and Continuity in an African Society, Manchester Univ. Press, 1957. 77. A. Adler, La mort et le masque du roi, op. cit., p. 331. 78. E. E. Evans-Pritchard, The position of women in primitives societies and other essays in social anthropology, Londres, Faber, 1965 (trad. fr. La femme dans les sociétés primitives et autres essais en anthropologie sociale, Paris, PUF, 1972). 79. G. Calame-Griaule, Ethnologie et langage. La parole chez les Dogons, Paris, Gallimard NRF, 1965, p. 301‑306. 80. Cf. par exemple, à propos des Akan, l’article de Adam Jones : « ‘‘My Arse for Akou” : A Wartime Ritual of Women on the Nineteenth-Century Gold Coast », Cahiers d’Études africaines 132 (1993), p. 545‑566.

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La notion de ñiñi, les figures de la séparation ments, laissant inexpliqués, comme le rappelait Alfred Adler, le rapport des moyens aux fins. Il est vrai que si ce rite se dérobe sans cesse à l’analyse, c’est qu’il se présente comme une véritable machine à parodier, se nourrissant de toute situation, de toute interaction inédite, mais aussi et surtout de ses propres dispositifs au moment même où il les met en acte. En portant en dérision, au nom de la préservation de la descendance, le processus initiatique lui-même, le kañalen ne brocarde pas tant les prérogatives de l’autre sexe que les procédés par lesquels se construit la séparation.

Autel de buñalen (Esana, 2007).

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CHAPITRE V « PRENDRE UN BÁKIIN SUR LE DOS »

Les chemins de traverse que nous avons jusqu’alors empruntés mettent au moins une chose en évidence : il n’est guère possible de parler d’espace, de personne, de conflits ou de séparations sans buter, à un moment ou un autre, sur quelque bákiin. Donnée omniprésente du paysage physique et mental, il convient de nous y arrêter enfin. Comment émergent ces instances dont les sanctuaires et les autels quadrillent le territoire jamaat ? Comment sont-elles captées et entretenues pour devenir puissances clairement identifiées ? Comment sont-elles positionnées les unes par rapport aux autres ? Qu’est-ce que « détenir » un bákiin ? Autant de questions auxquelles nous ne saurions donner ici de réponse définitive mais qui nous orienteront dans l’exploration de cet univers complexe. Si, pour les Kujamaat, pratiquer les cultes des ukiin, c’est « être enaay », (« quelqu’un qui sacrifie »)  – par opposition au christianisme ou à l’Islam –, cette référence ne permet pas pour autant de définir un champ de pratiques homogènes. Chaque bákiin a ses propres attributions, son propre mode d’acquisition, son propre mode d’adresse. À la mort de leur détenteur, leurs autels ne seront pas traités de la même façon. I. Premières approches De manière générale, les Jóola postulent l’existence d’un dieu créateur, appelé Emitey ou Ateemit (ata, employé tantôt comme déictique, tantôt comme marque d’un lien de possession/emit : la pluie, l’année, le ciel). Dans certains groupes, on l’appelle aussi Atuuta, « celui qui crée de toute pièce » (la racine tuut est aussi celle de batuut, le mensonge) ; ou encore Atãbatuun, « le premier qui invente ». Les surnoms ou les dictons particuliers à Emitey expriment tous la même idée : Ateemit sembe, « Dieu est force », « Dieu est la force même » ; ce à quoi les responsables d’ukiin ajoutent souvent : Emitey eseeliseeli, « Dieu est très habile ». Il est rare que ce dieu lointain, considéré comme à l’origine de toutes choses, soit invoqué directement. Lorsqu’il intervient, dans le cadre de certains rites d’appel à la pluie auxquels nous nous intéresserons plus loin, nous verrons qu’il est bien difficile de le dissocier d’autres instances convoquées en ces occasions. Emitey est par ailleurs absent du mythe, aussi bref que dense, qui court dans tous les groupes jóola et raconte la mise en mouvement de l’univers : un python appelé ejuunfur vivait, dit-on, dans une mare en pleine forêt. Il en sortit un jour pour aller se mesurer à un grand rônier. Lorsqu’il atteignit le sommet, le ciel se mit à gronder, la pluie s’abattit d’un coup. Le grand rônier s’écroula, tandis que mourait un vieux. L’immense reptile se transforma alors en un taureau rouge aux cornes multiples et partit s’enfoncer dans la mer. On dit aussi que celui qui trouverait l’une de ses écailles serait riche pour toujours. Ce motif d’une puissance maritime incarnée par un vieux python est récurrent dans toutes les populations littorales des côtes de Guinée. On la retrouve notamment chez les Manjak, sous un nom très proche, ujûnpor, puissance incarnée en une vache sans corne ou un python qui vomit des richesses et de l’eau mais peut avaler les 225

Chapitre v humains. Chez les Bijogo, on appelle elamundi les manifestations d’un vieux python qui serait allé vivre dans la mer. Dans ses recherches sur l’herméneutique des rites jóola, Nazaire Diatta s’est longuement penché sur ce mythe de ejuunfur et sur certaines de ses actualisations dans les rites initiatiques. Pour lui, ejuunfur est ce qui fait lien entre le ciel et la terre, l’eau du ciel et l’eau de la terre, le feu du ciel (l’orage) et la pluie. Il est « l’alternance heureuse des saisons », « le lieu où se rencontrent tous les éléments de l’univers ». Sa métamorphose en taureau, symbole de force et de fougue, mais aussi de puissance génésique, signifierait que cet univers est arrivé à maturité. Faute de pouvoir observer directement ce qui se passe dans la forêt initiatique, nous n’entrerons pas ici dans l’exégèse de l’auteur lorsqu’il constitue ce python-taureau en symbole focal de l’initiation masculine. Du mythe, nous retiendrons seulement pour l’instant que, tout en incarnant l’histoire de la mise en branle des saisons et de la vie mortelle, il qualifie les fonds maritimes comme lieu de résidence de toutes les puissances et richesses. Sur l’origine des ukiin, les Jóola ne sont pas plus prolixes que sur celle des habitants de la région. Comme il « a fait tomber » les hommes sur cette terre, Dieu leur a envoyé les ukiin. Lorsque, passant outre les sarcasmes, voire l’hilarité de mes interlocuteurs : « Pourquoi demandes-tu ? C’est vous les Blancs qui nous l’avez appris ! », j’insistai pour en savoir un peu plus, je recueillis de la bouche d’un homme réputé dans le traitement des pathologies liées aux doubles animaux, ancien converti au christianisme aujourd’hui revenu aux cultes des ukiin, cette extraordinaire interprétation de la Genèse : Nos parents ne nous ont rien dit sur l’origine des hommes. C’est chez les abbés qu’on a entendu cela. Ils disent que Emitey a fait Adam tout seul. Lorsqu’il l’a fait, il l’a envoyé dans une grande forêt et lui a dit d’aller chercher là-bas s’il trouvait une personne. Lorsque Adam partit, deux pigeons le suivaient en le regardant. Il a marché, marché, marché et puis il est revenu : « Je n’ai vu personne, je n’ai vu que deux pigeons qui me suivaient partout en me regardant. » Emitey lui a dit : « Retourne là-bas ! » Il a encore marché, marché, marché. Les deux pigeons le suivaient. Il a marché jusqu’à l’endroit où il s’était arrêté la première fois et il a encore continué, comme Emitey lui avait dit de le faire : « Tu verras une personne là-bas ». Au bout d’un moment il a encore fait demi-tour. Alors il a entendu les pigeons qui roucoulaient derrière lui. Il s’est retourné et a aperçu Eba qui venait vers lui. Lorsqu’ils se sont rencontrés, ils se sont embrassés et c’est comme ça qu’ils se sont mariés et ont vécu ensemble. Ensuite Emitey a envoyé les ukiin comme ses messagers pour dire ce qu’il voulait et ce qu’il ne voulait pas. Il a planté un arbre « muryayam » et a dit au bákiin : « Avant de prendre les fruits de cet arbre, il faut me le demander ». « Oui, on te le dira ». Le bákiin est revenu vers Adam et Eba : « Ce que Emitey a dit, ce n’est pas vrai. Il faut manger les fruits de cet arbre ». Eba s’est levée, a coupé un fruit et l’a mangé. Elle en a donné à Adam. Le bákiin avait un gros serpent avec lui, ils avaient peur du serpent, c’est pour cela qu’ils ont mangé le fruit. Mais lorsque

. Cf. M. teixeira, Rituels divinatoires et thérapeutiques chez les Manjak de Guinée-Bissau et du Sénégal, Paris, L’Harmattan, 2001a, p. 45. . C. henry (op. cit., 1994, p. 89). Chaque clan possèderait ce genre de puissance : elle n’est pas matérialisée par un objet, on ne lui rend pas de culte, mais elle peut tuer. . N. diatta, « Anthropologie et herméneutique des rites jóola (funérailles, initiations) », Paris, EHESS (thèse 3e cycle), 1982.

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« Prendre un bákiin sur le dos » Adam allait avaler le morceau, Emitey a crié et Adam n’a pas pu avaler le fruit qui s’est coincé au niveau de son cou. C’est pour ça que les hommes ont cette bosse sur le cou (ekundakay). Alors Emitey a envoyé Gabriel qui est venu avec un coupe-coupe de feu. Il a coupé le lien qui existait entre Emitey et les ukiin. Comme les ukiin travaillaient pour Emitey, ils lui ont demandé de les payer. Emitey a dit : « Maintenant partez. Tout ce que vous me demanderez sur terre, je vous le donnerai ». C’est pourquoi les ukiin ont beaucoup de forces. Quand on va sacrifier, tout ce qu’on demande, on le voit.

Je l’entendis encore, à quelques variantes près, racontée par le suppléant du roi. Les missionnaires italiens qui depuis des décennies traduisent dans leurs prêches en jóola, « Satan » par bákiin, n’avaient certainement pas prévu une telle chûte. La plupart des Kujamaat s’accordent pour dire que « le bákiin vient de la mer », d’où la présence d’objets marins, coques et coquillages, dans les sanctuaires et la parure des responsables. Sorti de cet univers aquatique, le bákiin réside au plus profond de la forêt, où il vit seul ou en famille. Mais les détenteurs de culte diront aussi que le bákiin siège « dans la terre », dans ce milieu souterrain auquel est fortement lié le destin des habitants. Il peut prendre l’apparence d’un personnage anthropomorphe : les responsables de culte le décrivent alors comme un être « court », de la taille d’un enfant de dix ans, mais extrêmement fort et d’une carrure impressionnante, blanc ou noir. On peut le rencontrer en brousse, et lors des sacrifices, invisible aux yeux des participants, il est là, assis près de l’autel. Il peut également apparaître sous la forme d’un serpent, voire d’un insecte. Ainsi, pendant un sacrifice au Karaay, je fus surprise de voir la prêtresse fixer soudain les feuillages en face d’elle et s’adresser à quelque être invisible : « Tu es arrivé ? » C’était un papillon venu se poser là. En continuant de parler tout en versant le vin de palme dans le trou creusé en terre, elle ne le quittait pas du regard. Elle me dit plus tard que « Karaay est un papillon (kãpénting) et les abeilles sont ses “soldats” ». Être de la mer, être de la terre, le bákiin, sur ordre de Emitey, gouverne également les vents, bons ou mauvais, qui apportent la santé ou la mort au village. Pour conserver sa force (sembe, au sens physique du terme), un bákiin doit être régulièrement abreuvé de sang ou de vin de palme. Il incombe à son responsable de gérer adroitement cette force, afin de ne pas la disperser : ainsi est-il impossible, pendant les jours qui précèdent les luttes, de sacrifier pour d’autres causes à certains ukiin, accaparés par le travail qu’ils auront à fournir auprès des grands lutteurs. « On ne peut pas demander trop de choses à la fois au bákiin, il ne pourrait rien faire de bon ». De son intervention, il est par contre bien difficile de maîtriser le moment précis : il arrive qu’il agisse trop tôt ou trop tard. Dans sa matérialité, un bákiin se présente d’abord comme un lieu séparé, qu’il soit abrité ou en plein air, et comme un ensemble de composants apparemment hétéroclites. Son mode d’agencement et sa morphologie empruntent les formes les plus diverses : petit enclos tapi à l’ombre d’un grand arbre ou enfoui dans la végétation d’un jardin, clôture plus imposante édifiée à la périphérie d’une place, case ronde, petite chambre à l’intérieur de la maison (case et chambre étant nommées d’un même terme, ubool), autel en banco adossé au mur, véranda toute entière investie des objets cultuels, clairière aménagée au milieu d’un bois épais, etc. En forêt, un même sanctuaire peut être divisé en plusieurs ‘‘places’’ séparées par un petit sentier ou un dispositif en chicane : selon leur degré d’initiation à ce bákiin, les assistants pénètreront ou 227

Chapitre v non plus avant. C’est ce même principe qui, dans l’espace habité, préside à la répartition entre sanctuaire principal et annexes (kagan ou ubiyew). La diversité de ces agencements se déploie cependant à partir d’un même fondement, parfois dépouillé à l’extrême, et désigné par la métaphore de la « bouche » (butum) : il s’agit d’un canari semi-enterré dans le sol, voire pour les plus grands ukiin, d’un simple trou d’une vingtaine de centimètres creusé directement dans le sol où l’on verse libations de vin de palme, d’eau et de sang. Dans la terre sont enfouis des objets liés au domaine traité (fer, poteries), et dans les sanctuaires ‘‘mères’’, un objet rare en cette région de mangrove : une pierre (élenkiin). C’est d’ailleurs par ce terme, élenkiin, que l’on désigne le sanctuaire principal de tout bákiin. Un bâton fourchu est fréquemment planté à côté de cette cavité, les poteries, le coquillage (de type cymbium neptuni), la calebasse ou la coque de baobab qui servent aux libations sont intégrés à cet ensemble minimal, dûment délimité par une clôture en segments de bois rouge (caïlcedrat, dit « bois de fer »), ou un muret de banco.

La « bouche » du bákiin Bulãpan (Esana, 2007).

L’exemple de l’installation d’un autel dans le ãk (concession) de sa future détentrice nous permettra de suivre la mise en place de ces éléments. Depuis plusieurs années, Jibol souffre d’une toux persistante. Lors de plusieurs consultations, des devins l’ont orientée vers le bákiin Kajotõg. Elle a attendu deux ans, car elle s’était engagée dans d’autres rites d’acquisition. Elle a alors demandé au détenteur du sanctuaire principal de Kajotõg de son quartier marital de lui

. De manière plus restrictive dans d’autre groupes jóola du huluf (région d’Usuy), élenkiin désigne le bákiin de la royauté.

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« Prendre un bákiin sur le dos » faire le keepulen, geste initial par lequel elle est engagée dans le rite d’acquisition du bákiin. Puis elle a cherché la chèvre et le vin exigés par Kajotõg. Ce détenteur étant décédé entre temps, c’est l’un de ses homologues, W., qui vient officier. Jibol est à la fois épouse et nièce utérine dans le ãk : son mari étant décédé récemment, la maison qu’elle habite aujourd’hui va bientôt être détruite. Aussi est-ce dans la maison en finition de l’un des hommes de ce ãk que l’on va installer son autel. Au petit matin, deux neveux utérins sont déjà occupés à préparer la terre mouillée et à la malaxer en vue de l’édification du petit muret qui contiendra le bákiin, adossé, ‘‘collé’’ (katèpen) contre le mur de côté de la maison. Jibol, le sourire aux lèvres, leur apporte de l’eau. Assis dans la cour, W. confectionne de grands nœuds en folioles de rônier sèches. Il les attache à deux bâtons d’une cinquantaine de centimètres. Les neveux commencent à monter le muret de terre, tandis qu’un à un arrivent des hommes, neveux et agnats, porteurs de grosses gourdes de vin. Certains reprochent à Jibol de ne pas les avoir prévenus plus tôt. Elle le reconnaît et, en bonne maîtresse de cérémonie, les invite à aller boire à l’ombre de la véranda d’une voisine lorsque le sacrifice sera terminé. W. prend son tabouret et va s’asseoir sur le muret, les deux pieds à l’intérieur de l’espace ainsi circonscrit. Il commence à verser du vin sur le sol. Il trace quelques sillons avec un kajendu (l’outil de labour), creuse et ameublit la terre. Il demande alors aux hommes, à l’exception d’un neveu de la famille, de s’éloigner sur l’autre côté de la maison. Il se fait passer sa besace et en sort quelque chose qu’il enfouit discrètement dans le sol avant de faire s’approcher Jibol qui s’agenouille à sa droite. Il m’expliquera plus tard que cet objet que personne n’a pu voir est une sorte de petite bouteille dont il ne laisse que le col affleurer. Il fait alors tourner les deux bâtons enrubannés de rônier au dessus-de la tête de Jibol, trois fois de suite, et s’adresse au bákiin : Bákiin, maan

(Il cite alors un dizaine de noms d’anciens détenteurs de Kajotõg, aujourd’hui décédés). Bákiin ! Jimingen ! (« qui appuie sur le mur ou le sol - qui terrasse ») Jisohelèkè ! (« qui prend le cou ») Jibáwul ! (« qui ouvre », comme on ouvre le chemin du mort) Jisoh miñ ! (« qui prend la chose »)

Il plante les deux bâtons enturbannés dans le bákiin et rappelle les autres. Les discussions reprennent : « Le vin est frais ? L’autre jour, une femme avait pris un bákiin, on avait fini dix bidons de 20 litres, etc. » W. les fait taire et s’adresse à nouveau au bákiin : Jibol nane usohol… (Jibol dit que tu l’as prise).

Tour à tour, Jibol, les neveux puis les agnats vont prendre la parole. Ils rappellent que Kajotõg était un bákiin de la concession, mais que lors d’un incendie, il avait été enseveli sous les murs écroulés et qu’ils n’ont pas encore eu le temps de récupérer et de traiter ses composants, (notamment la coquille de libation qui devait revenir à Jibol et les petits canaris qui y avaient été installés pour chaque membre 229

Chapitre v de la famille). Les orateurs souhaitent que Jibol retrouve la santé, que les maisons cessent de brûler dans leur concession, que celle-ci abonde en animaux, que les palmiers « saignent » bien, que tout le monde ait « le corps frais ». W. ponctue ces prises de parole en versant du vin sur la terre fraîchement remuée en même temps qu’il profère d’une voix forte le terme d’adresse consacré : Maan, maan. Lorsqu’il reprend la parole, tout le monde se tait. Il raconte comment Kajotõg l’avait pris lui-même et comment il a intronisé un certain nombre d’hommes et de femmes dans les villages environnants. Il explique que ce bákiin est une aríimaan, une femme née dans le segment de lignage qui revient régulièrement reprendre quelqu’un de ce même segment. Il faudra donc retrouver la coquille de l’ancien détenteur et les canaris de la famille. Puis il explique à Jibol qu’il reviendra le prochain íyéy pour terminer l’implantation et lui montrer comment sacrifier. Les neveux apportent la chèvre et l’un d’eux l’égorge en faisant couler le sang, selon les indications de W., sur le sol, sur les deux bâtons et sur le mur de la maison. W. veille à ce que le sang coule dans la petite bouteille qu’il reviendra plus tard déterrer, vider du sang, et laver soigneusement avant de la réinstaller. Le sacrifice est fini. Jibol est radieuse et s’occupe de la répartition du vin. La chèvre est jetée sur un feu pour brûler les poils, avant d’être grillée. D’autres rites d’installation d’un nouvel autel sont beaucoup plus complexes, notamment lorsqu’il s’agit d’ukiin dont l’acquisition est dictée par le fait d’avoir commis certains actes tels qu’avoir tué, blessé, ligoté une personne. Nous y reviendrons plus loin. Au fur et à mesure des années et des sacrifices, un sanctuaire s’enrichit des mâchoires et des cornes, des plumes, des animaux sacrifiés, ainsi que des instruments rituels (poteries et coquillages de libation en particulier) de ses détenteurs défunts. Ces reliques et objets consacrés au bákiin, et en quelque sorte absorbés par lui, ne sont pas simples décorations, comme en atteste l’anecdote suivante. Un matin de janvier 1990, menacé par l’incendie d’une toute proche maison, Bulãpan, bákiin de protection générale, faillit brûler. Tandis que des hommes du quartier grimpés sur la toiture s’efforçaient d’éteindre les flammèches, le responsable restait obstinément assis dans son sanctuaire : « Si le bákiin doit brûler, je préfère brûler avec ». Il expliquera par la suite qu’en cas de destruction matérielle du sanctuaire, il aurait dû réitérer tous les sacrifices accomplis ici depuis l’installation du bákiin, et remplacer tous les objets de culte. Tâche impossible lorsque l’on considère la composition de Bulãpan. Installé sous la véranda arrière de la maison, sur une longueur d’environ huit mètres, son principal autel consiste en un trou creusé dans le sol, entouré d’un amas de gros coquillages, instruments de libations des détenteurs défunts, et de quatre piquets de bois fichés en terre, eux-mêmes coiffés d’une coquille où sont piquées des plumes de coqs. Posés à terre face à l’autel, de longs troncs équarris servent de bancs aux participants. Le mur est entièrement tapissé de milliers de mâchoires et de plus d’une centaine de cornes d’animaux sacrifiés. Sur toute la longueur du sanctuaire sont encore suspendues les mâchoires qui n’ont pu trouver place sur le mur, et des gerbes de riz. À l’entrée de la véranda sont appuyés une quinzaine de vieux harpons, attributs rituels ayant appartenu aux détenteurs défunts de ce même bákiin ; deux hochets en calebasse sont accrochés au milieu des mâchoires. Dans le fond sont encore entreposés d’imposants canaris exclusivement réservés à la cuisine des grands sacrifices.Par la véranda, on accède à un enclos entouré d’une clôture de bois rouge, à l’intérieur duquel est érigé 230

« Prendre un bákiin sur le dos » un deuxième autel (marqué d’un pieu fourchu) où s’effectue la mise à mort des porcs. Véritables archives du sacrifice dans les domaines qu’il régit, Bulãpan pourrait également être comparé à une sorte de registre d’état civil : à la naissance de chaque enfant du village a été « plantée » sous terre une petite poterie (ebeg), où l’on a effectué le sacrifice d’un œuf et, quelque temps plus tard, d’un porc. Ces poteries dont le col affleure parfois à la surface sont rangées par lignage et par ordre de naissance. Le responsable doit savoir retrouver chacune lors de sacrifices ultérieurs à la demande de tel ou tel natif du village. Dans ce processus d’accumulation permanente, un bákiin intègre des objets fabriqués ou naturels, minéraux, animaux, mais aussi végétaux (les arbres qui poussent dans l’enceinte des ukiin de forêt lui appartiennent) et organiques (sang, placentas, cordons ombilicaux, excréments). Il agit en quelque sorte comme un aimant, retenant en sa place tout ce qui y pénètre : une parturiente trop pressée, un amañen distrait laisseront définitivement dans le bákiin les vêtements qu’ils auront oublié d’enlever à l’entrée. Tout détenteur de bákiin est par ailleurs habilité à fabriquer des objets, le plus souvent à partir de folioles de rônier ou d’un piquet surmonté d’un coquillage, qu’il accroche à un arbre ou plante dans son champ pour les inscrire dans la sphère de contrôle de son bákiin. Ni autels, ni fétiches, ces objets appelés ubaalen témoignent que l’espace, l’arbre, les biens qu’il désigne sont frappés de ñíiñi et que celui ou celle qui se les approprierait risque d’être attaqué par le bákiin. Chaque bákiin destiné à des sacrifices collectifs possède enfin ses instruments de musique dont on joue pour convoquer les villageois, tels les tambours du roi (Kãdãgñel), la flûte traditionnelle en bois (ujègaw) et la corne (kërum) des ukiin d’initiation et de guerre, le gros tambour à friction  – toujours caché –  des ukiin de divination. Hormis sans doute quelques grands ukiin villageois comme Káyák (royauté), Kareñ (initiation), Karaay (fécondité), les noms donnés à chaque bákiin sont souvent variables d’un village à l’autre. Il est souvent difficile d’en reconstituer l’étymologie sauf lorsqu’elle s’impose d’elle-même, référant - soit à la topographie (kareñ, « forêt » / Bulãpan, synonyme, emprunté à des villages voisins de buhãd, « véranda » / Erúŋun, ‘‘enceinte où l’on accouche’’), - soit à un objet ou un acte caractéristique du domaine traité (Kañagen, « arc » consacré à la guerre et à la chasse / Kataf, de l’onomatopée taf, traitant du fait d’avoir fléché quelqu’un /Ejãk, « entrave », traitant de l’acte d’avoir faite prisonnière une personne), - soit encore à l’état de ceux qui sont obligés d’y sacrifier (Bulunt, de alunt, ‘‘parent de jumeaux’’).

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Chapitre v

Le bákiin du meurtre, baliŋ (Esana, 1995).

Bulunt, bákiin des parents de jumeaux (Esana, 2007).

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« Prendre un bákiin sur le dos » II. Oppositions et différenciations Aux dires de tous ceux qui l’ont connu dans les années 1950 lorsqu’il sillonnait infatigablement les villages jóola de Basse-Casamance, Louis-Vincent Thomas n’avait de cesse de faire l’inventaire de tous leurs ukiin et des attributs par quoi ces « sanctuaires », « autels » et « puissances religieuses » se différenciaient. Notant dans son ouvrage à quel point il était délicat d’en réaliser une taxinomie, il déclinait plusieurs critères : géographique, topologique, de « signification » (dont la répartition sexuelle), de durée, de hiérarchie, de spécialisation fonctionnelle, et était amené à en présenter une série de listes plus ou moins concordantes. Repoussant à d’autres occasions le soin de mettre en regard, à une échelle élargie, les convergences et dissemblances entre ces ensembles, nous nous contenterons ici de faire jouer, jusqu’à leurs limites, deux types de discriminants. 1. La division sexuelle des cultes Principaux ukiin  réservés aux hommes Kareñ - annexes, bois sacrés ; initiation Ekobey - défécation des initiés Katol - enterrement Káyák - royauté Sãbun - feu Kãdãg - forge Kasent - prise de bákiin par tournée sacrificielle Bulãpan - protection générale des natifs Kañagen - guerre, chasse Kataf - action de flécher Baliŋ - meurtre Ejãk - action de ligoter

Principaux ukiin réservés aux femmes Karaay - enterrement placentas, fécondité Erúŋun - accouchement Eripay - traitement des femmes mortes enceintes ou en couches Eñani Eñaney - folie

Ukiin ouverts aux hommes et aux femmes (charge et fréquentation) Kãdenben - décisions collectives, appel à la pluie Kasara - appel à la pluie, récoltes Ãkuren - divination, guérison Ámum - divination, maux de tête Bulunt - naissance de jumeaux Usilay - marché Kajotõg - toux, faiblesse, Unijaw - vol Kanew - problèmes d’alliance Buluk - morsures de serpent, etc.

. l.-v. thomas, Les Diola, op. cit., p. 590‑612.

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Chapitre v L’espace social et religieux que définit l’ensemble complexe des ukiin laisse apparaître une première ligne de fracture fondée sur la division sexuelle : en résumé, tout ce qui se rapporte aux initiations, à la royauté, au droit villageois, à l’histoire lignagère est sous la tutelle d’ukiin réservés aux hommes ; tout ce qui touche à la procréation et à la fertilité dépend des ukiin réservés aux femmes. Un sacrifiant de sexe opposé ne peut approcher le sanctuaire principal et est exclu de la consommation du produit sacrificiel. Ce partage des compétences est clair aux yeux de tous et les Jóola ont tôt fait de l’imposer à leurs observateurs. Dans un article antérieur, j’avais tenté d’en explorer les implications dans la pratique sacrificielle et rituelle. Plus tard, des enquêtes plus approfondies sur l’ensemble des ukiin de Esana m’ont amenée à affiner cette première présentation. L’opposition entre ukiin exclusivement réservés aux hommes ou aux femmes s’intègre dans une division plus générale qui porte sur le principe même de la différenciation : certains ukiin ne tolèrent pas l’indifférenciation sexuelle, tandis que d’autres peuvent indifféremment être détenus par un homme ou par une femme. Le tableau ci-dessus donne un premier aperçu de cette répartition. Cette division recoupe en partie une autre distinction : celle qui tient aux modes d’accès à la charge d’un bákiin. La plupart des responsables des ukiin exclusivement réservés à un sexe sont « pris » par rapt (usoy, de -so, « saisir, prendre par force »), la plupart des autres acquièrent leur bákiin par une lourde tournée sacrificielle (ulãg). Réservant provisoirement la question des cas qui échappent à ce recoupement, examinons ce deuxième principe d’opposition 2. Les deux voies d’accès à la fonction de amañen Le détenteur d’un bákiin est communément appelé amañen, ou encore an, ou anaare-bákiin (« homme » ou « femme » du bákiin). Un dicton rappelle les risques qui incombent à sa position : « la tête rasée ne poussera pas » (celui qui prend indûment un bákiin mourra avant que ses cheveux, rasés lors de son intronisation, ne repoussent). Les détenteurs d’un bákiin acquis par tournée sacrificielle sont également appelés alak (guérisseur, devin). Comment devient-on chargé de l’entretien et de l’office d’un bákiin ? Usoy, le rapt Cette voie est la plus radicale : le candidat choisi est capturé à l’improviste par les conseillers et adjoints au bákiin lors des fêtes calendaires qui ponctuent l’intervalle entre deux rituels initiatiques masculins (búkut). À cette occasion donc sont pourvus tous les sanctuaires laissés vacants par la mort de leur détenteur(rice). En dehors des ukiin de la royauté, toutes les prises des responsables d’ukiin exclusivement réservés à l’un ou l’autre sexe s’inscrivent dans un calendrier lié à l’initiation masculine du búkut. Comme nous l’avons indiqué au chapitre précédent, l’intervalle qui sépare deux initiations est calculé de telle sorte que six cérémonies dites esãgey, chacune séparée par six ans, ont pu se dérouler. La première est décidée dans l’année qui suit la sortie des initiés, la dernière l’année qui précède l’ouverture de la forêt, soit 5 intervalles de 6 ans. Lors de esãgey sont pris les responsables des ukiin liés à l’initiation, souvent au terme de véritables chasses à l’homme qui peuvent durer deux ou trois jours. Ils restent reclus pendant une semaine dans leur bákiin.

. O. journet, « Le sang des femmes et le sacrifice : l’exemple joola », dans M. cartry (dir.) Sous le Masque de l’Animal. Essais sur le sacrifice en Afrique Noire, Paris, PUF, 1987, p. 241‑266.

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« Prendre un bákiin sur le dos » Tous ces ukiin se transmettent à l’intérieur d’un, ou alternativement de deux ou trois patrilignage(s). Très généralement, nul ne tient à en assumer la charge. Le usoy donne fréquemment lieu à des situations tragiques ou rocambolesques, les élus – particulièrement ceux qui ont émigré en ville ou dans d’autres régions –  cherchant à échapper à ceux qui viennent les enlever. Ils peuvent tout aussi bien être pris dans un village voisin pour être ramenés à cette occasion dans leur village natal. Selon la démographie du lignage dont c’est le tour, le choix est plus ou moins ouvert mais la plupart du temps, ceux qui s’étaient exilés avaient un juste pressentiment et ils finissent tôt ou tard par être pris et initiés. Ils devront reconstruire leur maison à proximité de leur bákiin. Une fois capturé, le futur amañen est d’abord emmené dans la forêt où est planté le bákiin « mère » pour être initié à ses fonctions. « Être pris » de la sorte, c’est désormais être assigné définitivement à une charge et à résidence : on dit du nouveau responsable « qu’on l’a assis ». Peu importe son âge, il suffit qu’il soit déjà marié, s’il s’agit d’un homme ; et qu’elle ait accouché et soit intégrée au Karaay, s’il s’agit d’une femme. Lors des cérémonies de esãgey comme de karaay, on commence donc à pourvoir le plus important des sanctuaires, puis toutes ses annexes, une à une, en un mouvement implacable. Le futur amañen est emmené dans le sanctuaire principal, en brousse. Il y passe la nuit avec les autres impétrants pendant une semaine jóola ; le jour, entièrement recouverts d’un pagne noir, ils viennent assister aux danses sur la place publique. Puis chacun continuera sa retraite dans une annexe proche de sa maison. Dans le même temps, l’ordinand envoie quelqu’un de ses proches chercher du vin et, lorsqu’il s’agit d’un grand sanctuaire, un porc. Le plus souvent, ce sont ses parents qui l’aident ; la ponction économique faite sur la personne même de l’intéressé(e) est de toute façon bien moindre que celle qu’engage l’acquisition d’un bákiin par tournée sacrificielle. Du côté des femmes, c’est lors de la grande cérémonie appelée karaay que seront saisies les responsables de ce sanctuaire et de ses annexes, ainsi que celles de tous les ukiin de la maternité et de l’accouchement (Erúŋun et Eripay). karaay débute dans l’année qui suit le cinquième esãgey du cycle initiatique. La cérémonie se déroule en deux temps : la première année, on prend d’abord la principale responsable et quelques semaines plus tard, toutes celles qui doivent pourvoir les sanctuaires vacants. Les rites qui s’effectuent la deuxième année consistent à « balayer la cendre », c’est-àdire en quelque sorte, à terminer ce travail rituel en remplaçant les quelques responsables qui seraient décédées depuis l’année précédente. La périodicité de cet événement est donc la même que celle de l’initiation masculine, trente ans. Bien que l’objet des deux rites soit fort différent, l’organisation du karaay  – quant au nombre d’invités (tous les habitants en état de marcher des villages kujamaat), à la beauté des danses, à la générosité des agapes –  rivalise avec celle du búkut. Les mêmes scènes de liesse et d’ivresse se reproduisent dans chaque quartier. Ces ukiin de femmes se transmettent en général par les agnats du patrilignage. Les responsables les plus anciennes viendront discrètement voir l’aîné du segment de lignage dont c’est « le tour » et lui demanderont : « Toi, à qui veux-tu donner ton bákiin ? ». L’épouse choisie  – la sienne ou celle de l’un de ses agnats –  doit être native du village. Même si le mari en question n’a qu’une épouse, née au village donc tout indiquée, les femmes viendront poser la question. Car si les époux ne s’entendent pas, l’on peut toujours craindre que, quels que soient les risques qu’elle encourt, la femme décide un jour de partir (ce qui engagerait à de très lourds sacrifices). Mais il arrive aussi que le mari, désireux d’épouser une autre femme qui jusqu’alors s’y refusait, en 235

Chapitre v profite pour demander à ce qu’on la saisisse. Prise par le bákiin, la malheureuse élue se retrouve également assignée à un mariage dont elle ne voulait pas. Il est cependant quelques villages voisins, comme Elalab, où les femmes héritent de la charge des ukiin détenus dans leur propre patrilignage. Dans ce cas, elles reviennent s’installer dans leur concession natale, suivies ou non de leur mari en fonction de l’importance du bákiin et de la sévérité de ses interdits (la responsable du « grand » Karaay est par exemple tenue à l’abstinence sexuelle). Arrêtons-nous un instant sur ce grand rituel d’intronisation collective des gardiennes des ukiin de femmes. Compte tenu du nombre de sanctuaires à pourvoir, les prises de responsables s’effectuent en plusieurs temps. La première année, on se saisit de la responsable principale, puis trois à quatre semaines plus tard, de toutes les autres gardiennes. L’année suivante, on recommence l’opération pour remplacer celles qui seraient décédées entre temps. Pendant le mois qui précède le karaay, tous et toutes les responsables d’ukiin « à bâton » sacrifient à tour de rôle dans leurs sanctuaires. Lorsque la date approche, ils annoncent aux femmes qu’elles doivent les retrouver le lendemain matin à environ deux kilomètres après la sortie du village, au lieu-dit jisankër, ‘‘le campement’’, près de la piste de Saõ Domingos. Très tôt réveillées, les femmes préparent à manger et s’en vont à l’exception de celles qui n’ont jamais eu d’enfants (ajamut uwaane, « celle qui ne connaît pas l’état de femme ») que l’on renvoie brutalement, au cas où personne ne les ait averties la veille qu’elles ne pourraient partir. Arrivées au « campement », toutes les femmes s’asseyent, les responsables des grands ukiin partent dans l’enceinte de Kãdenben. C’est là qu’ils vont fixer la date du karaay. Deux hommes et deux femmes initiés à Kãdenben ressortent et viennent scruter le grand groupe des femmes présentes. Ils les passent longuement en revue avant de s’arrêter sur celle qu’ils ont déjà choisie. Lorsqu’ils l’ont repérée, ils se précipitent brusquement sur elle et la saisissent pour l’emmener dans Kãdenben lui faire le kepúulen. Nous ne savons pas de quelle sorte de kepúulen il s’agit ici : lavage de la tête ou de différents segments du corps au vin de palme ou pulvérisation de salive, de vin mêlé de sang sacrificiel. Par ce geste, elle est définitivement assignée au bákiin. Elle est ramenée là où se trouve la foule des femmes, portée sur les épaules d’un homme et couverte d’un pagne noir. Tous les responsables sortent de kádenben, et un immense cortège se forme derrière le porteur en direction d’une annexe du Karaay à l’orée du village, appelée karibilá. Le bákiin installé dans une clairière a été couvert d’une toiture de paille. On frappe le grand tambour à lèvres, les responsables dansent et chantent, s’arrêtent pour refrapper le tambour, reprennent, tandis qu’à l’intérieur du bákiin, les femmes sacrifient. À la troisième interruption des danses, on fait descendre la femme des épaules de son porteur. Elle restera jusqu’au soir dans le Karibilá avec les autres détentrices d’ukiin de femmes. Les hommes se dispersent, les femmes vont danser sur la place du sous-quartier de Kugel, à proximité du grand sanctuaire du Karaay. Puis elles

. À titre d’exemple, lors du dernier karaay du village de Esana en 1991, quarante-cinq gardiennes furent saisies, sous-quartier par sous-quartier. Six d’entre elles habitaient en Gambie, au Sénégal ou à Bissau : elles durent revenir définitivement au village.

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« Prendre un bákiin sur le dos » reviennent au karibilá où elles apportent du riz pour cuisiner et manger sur place. La nouvelle responsable doit envoyer quelqu’un chez elle demander à un neveu de lui apporter un porc. De nouveaux sacrifices sont faits et toutes les femmes veillent et dansent jusqu’au lendemain matin. Lorsqu’elles se dispersent, la nouvelle intronisée enlève le pagne qui la recouvrait toute entière et donne la date de la prochaine grande réunion, trois ou quatre iyew plus tard. Les danses continuent, tournant de sous-quartier en sous-quartier. La nouvelle responsable envoie des femmes dans tous les villages alentour pour avertir ses homologues. Les femmes préparent leurs pagnes cousus de clochettes, eloñloñ. C’est aussi pendant cette période que les responsables viennent discrètement demander aux hommes des lignages dont le sanctuaire est vacant de leur indiquer la femme qu’il voudrait voir « prise ». Un matin de këcëlë, premier jour de la semaine, les responsables convoquent toutes les femmes mariées à venir passer la nuit dans le principal Karaay du village, à Kugel. On dit aux anciennes de sortir pour entourer le sanctuaire et l’on commence à se saisir des nouvelles jusqu’au matin. Entre chaque « saisie », les femmes chantent et battent le tambour à lèvres. Certaines s’échappent et partent dans la forêt, d’autres, pressentant qu’elles seraient choisies, ont fui dans un village voisin ; on les poursuit, parfois pendant un jour ou deux. Quand toutes ont été prises et soumises au kepúulen, les danses vont commencer : les femmes quittent Kugel en direction du Usilay, cette place du marché qui jouxte l’ancien sanctuaire du Karaay autrefois implanté sur le terrain qu’occupe la mission catholique. Le mari de chaque nouvelle responsable doit fournir un porc et du vin de palme, et les femmes vont commencer à sacrifier, bákiin par bákiin, annexe par annexe. Les danses, hommes, femmes, enfants mêlés, continuent pendant trois jours au Usilay. Une fois que les hôtes des autres villages sont repartis, les femmes de Esana reprennent leurs danses au ukul de Kugel. Après un dernier sacrifice de « fermeture », elles avertissent les jeunes qu’ils peuvent reprendre les luttes et les danses d’ekonkon qui avaient été suspendues depuis le début des rituels. L’année qui suit, les cérémonies et les festivités reprennent ; il s’agit maintenant de ‘‘balayer la cendre’’ (kahomèn këgumpë), et de remplacer celles qui seraient mortes dans l’année. Les femmes ne retournent pas à Kãdenben, mais dans le Karaay de Kugel, et reprennent les danses de la première année jusqu’à la fin de l’hivernage. Qu’il s’agisse du Karaay, de Erúŋun, de Eripay du côté des femmes, ou de tous les ukiin liés à Kareñ du côté des hommes, la prise de responsabilité d’un bákiin est d’emblée placée sous le signe de la contrainte. Tous les six ans, l’organisation de esãgey donne lieu aux mêmes scènes de poursuite : ceux qui tentent à tout prix d’échapper au bákiin sont non seulement les jeunes adultes émigrés en ville, mais aussi les plus

. Lorsque les Pères italiens se sont installés dans les années 1930, ils avaient fait raser ce bákiin. Tous les villageois qui avaient été mobilisés pour ce travail sont morts brutalement ou sont devenus fous. Lors des cérémonies du karaay, les femmes demandent toujours à passer par le chemin qui traverse la mission, mais la plupart du temps, les pères refusent d’ouvrir leurs grilles.

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Chapitre v âgés qui, déjà pourvus d’autres ukiin, aimeraient échapper à cette nouvelle charge. Lors du dernier esãgey, l’homme qui détenait déjà le plus grand nombre d’ukiin dont le très impressionnant Bulãpan, sachant qu’il était pressenti pour une annexe de Kareñ, était lui-même parti se cacher en brousse… Les rites d’intronisation d’un nouveau roi sont la forme ultime du usoy. Nous avons évoqué précédemment le poids des interdits qui pèsent sur áyi. Une fois que l’homme a été choisi par les seconds de Káyák, il est saisi et immédiatement conduit dans le sanctuaire de forêt où il restera reclus pendant une semaine. Esana n’a plus de roi depuis une trentaine d’années ; le précédent n’avait pas survécu plus d’un an à sa prise de fonction, mais les villageois âgés d’une cinquantaine d’années ou plus se souviennent très précisément de ce jour où le roi de Kerueye et ses assistants armés de lances avaient investi le village et commencé à tuer à tour de bras les porcs et chèvres qu’ils trouvaient là. Tous avaient peur, jusqu’à ce les gens de Káyák aillent se saisir du futur roi. De son côté, le roi du petit village de Bujin m’avait raconté comment des gens étaient venus le chercher dans les champs où il travaillait, à plusieurs kilomètres de chez lui. Comme il refusait de partir avec eux, ils l’avaient violemment frappé puis traîné jusque chez lui : sa maison était remplie d’hommes qui faisaient griller des poulets et avaient égorgé l’un de ses porcs. De là, sans ménagement, il avait été entraîné dans le sanctuaire de Káyák où il avait retrouvé deux autres villageois pris comme seconds. À maints égards, les rites d’intronisation royaux peuvent être considérés comme des funérailles anticipées : les parents paternels et maternels offrent les pagnes qu’ils auraient dû fournir lors du décès de leur fils et neveu, sa maison est cassée, on chante les chants funéraires de tous ses ascendants. À l’arrivée dans le sanctuaire, le futur roi est brutalement transformé en autel vivant : on le couche, la tête au-dessus du trou où se font les libations de sang et de vin de palme, jusqu’à ce que le liquide déborde ; puis il est arrosé du sang de tous les animaux  – également saisis au hasard à travers le village –  sacrifiés à cette occasion. Il est rasé, à l’exception d’une touffe de cheveux qu’il ne devra plus jamais couper. On coiffe l’initiant du bonnet rouge dont il ne devra plus se départir. Autant de faits qui incitent à penser que le roi n’est pas seulement assigné à son bákiin mais qu’il lui est entièrement intégré, au même titre que les regalia dont il ne se sépare jamais (tabouret, bâton, petit balai, habits rouges). Rappelons-le, aucun objet ni aucun personnage ne peuvent lui servir de « doublet », que ce soit le temps d’un rituel ou de façon permanente. C’est lui qui, tout entier, est construit comme doublet du bákiin. Acquisition par tournée sacrificielle : le ulãg. Deuxième voie d’accès aux fonctions de responsable, cette démarche personnelle n’est pas pour autant délibérée. Le bákiin, sous son apparence anthropomorphe ou animale, sera apparu à la personne qu’il a choisie, lors d’un déplacement solitaire en brousse ou lors d’un rêve. Il l’aura appelée par son nom et, se retournant pour répondre, elle n’aura vu personne. Ou bien il l’aura « saisie » dans une crise, un évanouissement, une maladie spécifique ; il se sera acharné à la tourmenter par des ennuis répétés. Une consultation divinatoire, plus exactement plusieurs consultations concordantes, permettront d’identifier le bákiin qui réclame ainsi son amañen (plus souvent désigné alak, en référence à ses fonctions de guérisseur et de devin). Par

. D’après les informations rapportées par L.-V. thomas (Les Diola, op. cit.), c’est par cette touffe que l’on tirera le cadavre royal jusqu’à sa tombe.

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« Prendre un bákiin sur le dos » une tournée sacrificielle particulièrement fournie en sang et en vin de palme, le futur détenteur doit attirer le bákiin dans le sanctuaire qu’il va reprendre ou planter auprès de sa maison. Dans cette société de riziculteurs, faire le ulãg est une affaire longue et coûteuse du fait de la quantité de sacrifices exigés. S’y dérober trop longtemps revient à se mettre en danger de mort. Telle est du moins la conclusion à laquelle aboutissent un certain nombre d’interrogatoires de personnes décédées dans leur âge mûr. Le ulãg permet de reprendre un bákiin déjà « planté », ou de fonder un nouveau sanctuaire (enserré toutefois dans une chaîne de filiations d’ukiin préexistants). Certains responsables (il ne s’agit alors que d’hommes) peuvent être appelés à faire ce qu’on appelle le « grand ulãg » qui leur permettra de sacrifier et d’organiser les rituels propres à tous les ukiin relevant de cette catégorie. Selon les cas, le ulãg peut se dérouler de manière individuelle (ainsi de Kajotõg que nous évoquions plus haut) ou collective. Le plus spectaculaire de cette catégorie de rites, « le grand ulãg » auquel je n’ai malheureusement jamais eu l’occasion d’assister, reste de loin l’épreuve la plus coûteuse : le candidat doit pouvoir fournir a minima un bœuf, une chèvre, un chien, six porcs, des dizaines de poulet, des centaines de litres de vin et plus d’une tonne de riz. Pendant une semaine, la ou les femme(s) de l’impétrant ainsi que les épouses de ceux qui ont déjà subi ce rite, souvent venues d’autres villages, cuisinent pour les vieux et les habitants du quartier. Dans les années 1990, seuls huit hommes dans tout le village de Esana l’avaient accompli. Il n’en reste aujourd’hui que deux, tous les autres étant décédés. Si les responsables se souviennent fort bien de ce que leur a coûté cette épreuve, ce sont des villageois témoins du rite qui m’en ont plus décrit les grandes séquences. La scène initiale se passe dans la cour de la maison où le futur responsable a construit la case ubool, qui abritera ceux des objets cultuels qui sont interdits de regard10. Une hutte est construite à proximité. Le matin du lendemain qui suit son entrée dans cette hutte, les sacrifices commencent. L’intronisant est emmené dans le bákiin d’où il ressort aspergé du sang du chien mêlé à celui d’un porc. Il reste immobile, debout en plein soleil pendant que battent les tambours, jusqu’au moment où il tombe évanoui en état de quasi-catalepsie. La scène dure des heures. Les femmes commencent à le pleurer. Il ne se réveillera qu’au crépuscule, faisant mine d’apprendre à monter au palmier avec la ceinture et à labourer au kajendu. Puis il sera emmené en forêt avant de revenir dans la hutte où il restera cloîtré toute la semaine. Les autres rites de ulãg ont lieu pratiquement chaque année. En fin de saison sèche, vers les mois d’avril ou de mai, après la période des grandes luttes intervillageoises, tous les villages kujamaat sont repris d’une grande fièvre rituelle. Les années qui ne sont pas consacrées aux cérémonies propres aux ukiin de l’initiation et du Karaay se déroulent les deux rites d’intronisation collective aux ukiin de Ãkuren et de Ámum. Dès la fin des rites d’Ãkuren commencent ceux de Ámum.

10. Cette case ronde est composée de deux pièces : une chambre minuscule et basse de plafond, communiquant avec la petite salle où est installé un tambour à friction. C’est dans cette chambre que, lorsqu’un responsable est suffisamment malade pour que l’on puisse craindre pour ses jours, on s’empresse de l’enfermer de peur qu’il ne rende l’âme ailleurs, et devant des témoins qui auraient alors à faire de très importants sacrifices au bákiin.

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Chapitre v Ãkuren, « pêcher le bákiin » De ce bákiin, les vieux responsables disent souvent qu’il est « le premier », « qu’il prend les devants », que ce soit en termes d’ancienneté ou de fonction jouée dans le système général des ukiin11. Bákiin de divination, c’est vers lui que s’oriente initialement un consultant inquiet d’une décision à prendre ou affligé d’une maladie ou d’une série de malheurs. Si le mal dont souffre le sacrifiant ne relève pas de sa compétence, le (la) responsable de Ãkuren l’oriente vers un autre sanctuaire. La plupart de ces devins sont également guérisseurs et ont de solides connaissances en matière de phytothérapie. Mais ils sont également réputés pour leurs pouvoirs anti-sorcellaires, qu’il s’agisse de récupérer (kegámun) le principe vital d’une victime ou de piéger un sorcier sur les lieux où ce dernier aurait l’habitude de venir festoyer. Ãkuren possède un sanctuaire collectif dans chaque quartier, dont l’un contient la pierre élenkiin et une série de sanctuaires individuels, installés dans la maison de leur propriétaire (petite chambre appelée ubool). C’est là que l’on vient consulter. Parmi les diverses techniques divinatoires utilisées par les détenteurs de Ãkuren (corne attachée le long d’une cordelette que le devin tend entre son poignet et son gros orteil, petit pendule, natte miniature, instrument à friction, etc.), l’oniromancie occupe une place de choix.

Sanctuaire individuel de Ãkuren (Esana, 1997).

11. Ce bákiin, connu sous le nom de bakulem ou buhinkor, est répandu dans tous les groupes de la rive sud de la Casamance. Les techniques de divination qu’il mobilise sont pratiquement identiques (cf. l-v. thomas, Les Diola, op. cit., p. 758).

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« Prendre un bákiin sur le dos » Pour faire le ulãg, les candidats  – hommes et femmes –  doivent fournir au minimum trois porcs, une chèvre, de nombreux poulets, une grande quantité de riz pilé et de vin de palme. À l’origine de cette démarche, « le bákiin est venu les trouver » en rêve, sur la route, ou bien les a frappés d’une maladie chronique. Plusieurs devins auront confirmé qu’il s’agit bien de Ãkuren. Selon les années on peut compter, par village, de quatre à dix personnes entamant le ulãg. Chaque candidat est encadré et instruit par le détenteur de l’un des deux sanctuaires principaux qui lui apprendra peu à peu ses techniques de divination et de soin. Le jour de la semaine consacré à Ãkuren est le quatrième (kabakiren). Avant de fixer la date de la construction de la hutte de réclusion (búul), les anciens doivent se réunir quatre fois. La première fois, ils ont convoqué les candidats pour leur raser une partie du crâne. À chacune de ces réunions les impétrants, hommes et femmes, leur fournissent du vin à boire. Ce faisant, ils se préparent au ulãg en pilant (ou en faisant piler par les femmes de la concession) de grandes quantités de riz. Ce riz est déjà entièrement voué au bákiin comme en témoignent les attentions qui veulent que, lors de ce travail de pilage, aucune graine ne tombe à terre et que le son qui s’échappe du van soit proprement ramassé et brûlé. Si un animal domestique en mangeait, on dit qu’il en mourrait. Il faut également aller ou envoyer une association de jeunes chercher au marigot une vingtaine de piquets de palétuvier en vue de l’édification de la hutte qui sera installée à proximité du sanctuaire élenkiin. De forme rectangulaire, presque carrée, d’environ vingt mètres de côté, celle-ci est tapissée et recouverte de feuilles de palmier attachées sur les piquets de rônier. C’est encore aux candidats de rétribuer ceux qui les aident dans cette tâche. Durant cette période de préparatifs, les anciens se voient attribuer un travail consistant à retrouver, dans les parcelles de rizières du ãk natal (ou marital) de chaque intronisant, le petit piquet de bois rouge (egiley) consacré à Ãkuren. Je fus souvent témoin d’interminables discussions lors desquelles un homme âgé, incapable d’aller courir les rizières, tentait d’expliquer aux autres où se trouvait le piquet perdu… Les rites d’intronisation se déroulent en plusieurs séquences : 1. sacrifice d’installation du canari (katewaku) dans le sanctuaire du maître d’initiation de chaque candidat. Au début de la session, après les premiers sacrifices effectués par les anciens dans la case elenkiin, les candidats, la tête et le corps entièrement recouverts d’un pagne noir, sont amenés tels des aveugles dans le ubool de leur maître d’initiation. Six poulets et deux des cochons fournis par chacun sont égorgés tour à tour audessus de l’autel et du canari que chacun aura fait apporter en vue de la fondation de son propre ubool. Le fond de ce canari de taille moyenne a été au préalable rempli d’eau. Une fois terminés les sacrifices de chaque intronisant, tous sont raccompagnés dans la hutte de réclusion. Le kabakiren qui suit l’achèvement de la hutte, les anciens y entrent. Au crépuscule, ils vont chercher les candidats un à un, en cortège, la tête et le corps recouverts d’un pagne sombre, tenant à l’épaule celui ou celle qui les précède. Les candidats sont introduits à tour de rôle dans la case de élenkiin, où six des poulets et deux des porcs fournis par chacun vont être égorgés au-dessus de l’autel 241

Chapitre v principal et du canari de l’impétrant. Le fond de ce canari de taille moyenne où l’on recueille l’essentiel du sang a été au préalable rempli d’eau. Toujours recouvert de son pagne noir, l’impétrant reste assis à terre. Une fois terminés les sacrifices de tous les candidats, on les raccompagne à la hutte où ils resteront reclus pendant quatre jours. Les ancien(ne)s repartent alors dans le deuxième quartier réitérer la même séquence pour les autres candidats. 2. Réclusion dans la hutte Celle-ci est ouverte à tous les détenteurs de Ãkuren du village et des alentours. D’énormes quantités de vin de palme et de nourritures les plus diverses y affluent en permanence. Les animaux sacrifiés y sont cuisinés par les impétrants dans d’immenses canaris (kurum) réservés à cet effet. Les bombances des aînés sont suivies dans le plus parfait silence par les intronisant(e)s qui ne peuvent piper mot, même en direction des visiteurs venus les aider dans les prestations de nourriture à fournir. Le jour du íyéy, le dernier porc et la chèvre apportés par chaque candidat sont sacrifiés à élenkiin. La viande est rapportée dans la hutte dans de grands paniers. 3. Sorties dans les rizières Au petit matin du cinquième jour (premier de la semaine) du rite, les impétrants, toujours couverts d’un pagne noir, sont emmenés dans les rizières. Ils emportent avec eux les gros canaris, les paniers de viande, de riz, l’eau pour cuisiner. Cette séquence est rigoureusement interdite à tout non-initié. Celui qui chercherait à approcher le groupe est menacé de mort. Tout ce que l’on peut en savoir, c’est que « les nouveaux apprennent à sacrifier ». Le lendemain, tous repartent avec leurs ustensiles et ingrédients pour cuisiner et réviser ce qu’ils auront appris la veille. C’est alors qu’ils vont prendre le rejeton de Ãkuren propre au segment de patrigroupe de chaque intronisant. S’il s’agit d’une femme mariée, on ira le chercher dans les rizières de son mari ; si ce dernier est mort et qu’elle n’est pas remariée, c’est dans les rizières de sa propre famille paternelle que l’on ira le chercher, à moins qu’elle ne continue à résider dans le ãk de son époux défunt. Ainsi la destination finale du sanctuaire individuel du nouveau ou de la nouvel(le) initié(e) suivra toujours le chemin des terres qu’il ou elle cultive. Anciens, initiateurs et intronisants commencent à parcourir les rizières ; ils se disposent en trois cercles qui progressent en rondes à travers les parcelles. Les anciens piquent la terre d’un harpon dont ils ne sont pas séparés depuis le début des opérations. Ils arrosent de vin les piquets de chaque ãk, boivent et poursuivent leur périple, toujours piquant la terre de leur harpon. Il s’agit de « pêcher le bákiin »12 qui sera entretenu par chacun des intronisants. Le groupe rentre le soir, ramenant l’un après l’autre, dans le ubool de chacun des maîtres d’initiation, cette présence invisible et impalpable pour les non-initiés.

12. Littéralement : jãbalob etaamay, « pêcher la terre au filet ».

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« Prendre un bákiin sur le dos » Arrivés devant le ubool, les gens s’alignent de part et d’autre de la porte et se mettent à crier, pour saluer l’entrée du bákiin. Quelques anciens entrent à sa suite. Il arrive que les vieux le voient s’échapper, alors tout le monde court sur plusieurs centaines de mètres, le cercle se reforme et on le ramène devant la porte. Ce n’est que lorsque le nouveau détenteur aura fini son apprentissage et construit son propre ubool que son initiateur installera chez son élève le bákiin qu’il héberge provisoirement. Au terme de cette épuisante journée, tous vont encore danser sur les trois places du quartier où est implanté élenkiin. 4. « Activation » du canari du nouvel initié Cette opération rituelle appelée jalepe (de lepe, boue) a lieu le jour suivant. Elle consiste à remuer l’eau et le sang qui reposent depuis cinq jours dans le canari de chaque intronisant. Tous repartent pour danser dans la cour de chaque initiateur tour à tour. Cette danse s’exécute en faisant cercle autour des harpons fichés en terre des responsables les plus âgés qui restent assis devant la maison. 5. Sacrifice de sortie Ce sacrifice a lieu au sanctuaire d’élenkiin. Des plats de riz à la viande et à l’huile de palme sont préparés dans la maison de chaque intronisant : seuls les anciens en mangent. Le lendemain, les élèves des anciens détenteurs se regrouperont chez leurs maîtres respectifs pour être à nouveau rasés et finir le vin de palme. Ils s’y réuniront pendant encore deux semaines lors desquelles ils n’iront pas travailler en brousse. Avant de pouvoir prétendre au harpon, l’initiant devra poursuivre l’apprentissage des techniques divinatoires et thérapeutiques, ce qui peut durer quelques années. Alors il pourra construire son propre ubool et y faire transférer son canari. Le ulãg n’est ici qu’un commencement, une condition préliminaire à l’acquisition de savoirs. Ámum, « être avalé par le bákiin » Amené du village de Yal par une femme, Ámum est, comme Kãdenben, un bákiin d’implantation relativement tardive (dans les années 1930 ou 1940). En matière de ponction rituelle, le ulãg de Ámum est l’une des opérations les plus coûteuses pour l’impétrant, en deuxième position derrière le « grand ulãg » (celui qui permet de recevoir le Bulãpan). Paradoxalement, Ámum semble beaucoup moins consulté que d’autres ukiin dans la vie quotidienne. Il traite des maux de tête dans un cadre plutôt familial et n’intervient comme instrument divinatoire que lors des rites d’intronisation13. Ceux-ci se déroulent collectivement en deux temps, séparés d’un à trois ans. Ámum a deux sanctuaires principaux installés dans chaque quartier du village, l’un étant le « siège » (élenkiin), l’autre une annexe. C’est à proximité de l’un ou l’autre de ces deux sanctuaires de type ubool (case) qu’est édifiée la hutte de réclusion. Le ulãg est ouvert aussi bien aux hommes qu’aux femmes, mais il est devenu une affaire presque exclusivement féminine. C’est d’ailleurs une femme qui détient élenkiin, même

13. Ámum « parle » en mugissant par le biais d’un tambour à friction, d’où son nom qui emprunte au bruit grave émis par l’instrument : « mmuuh, mmuuh ».

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Chapitre v si le ubool qui le contient est construit dans la concession d’un homme initié. Ces dernières années, six à dix femmes composaient les promotions des candidates à l’acquisition de Ámum. Avant de s’engager dans ce long parcours, une femme doit s’assurer qu’elle a bien été « prise » par Ámum. Il n’y a pas d’âge prescrit pour faire le ulãg, mais ce sont en général des femmes d’une quarantaine à une soixantaine d’années (voire plus) qui osent l’entreprendre. 1. Tout commence par des maux de tête répétés et des rêves où apparaît la gardienne du bákiin. La candidate va chercher du vin et vient annoncer à la responsable qu’elle veut faire le ulãg. Après les récoltes, elle prépare un grand canari de riz au poisson (poisson séché, mulets, huîtres) pour tous ceux et celles qui détiennent déjà le bákiin. Si l’année suivante la récolte est encore bonne, « elle sait que c’est bien ce bákiin qui l’a prise ». Elle prépare à nouveau un grand canari de riz au poisson et dix litres de vin de palme pour ses aîné(e)s dans le rite. La troisième année, si tout va bien, elle cherche encore du vin et prépare à manger en moindre quantité, car elle est maintenant associée à toutes les autres candidates. Lors de cette présentation collective, elles sont rasées une première fois et on leur remet un collier (kabãd) confectionné avec une foliole de rônier repliée en un petit losange attaché par un fil. En fin de saison sèche (en mai), chacune invite des jeunes filles à venir piler chez elle pendant une ou deux semaines et en échange, leur prépare de bons plats. La quantité de riz pilé en vue du ulãg est considérable : plusieurs centaines de kilogrammes. Une femme nous montre trois paniers d’environ deux cents kilos, et encore deux de cent kilos chacun. Mais ce n’est qu’une part de ce qu’elle doit fournir : deux porcs, une chèvre et de nombreux poulets sont également requis, à quoi il faut ajouter toutes choses agréables à manger, huîtres, manioc, bananes, fruits divers. La candidate pile encore une dizaine de kilos de riz pour les jeunes qu’elle envoie au marigot chercher des piquets de palétuvier (chaque impétrante doit en fournir une vingtaine pour la construction de la hutte). Lorsque toutes ont fini, la date est fixée pour la construction de la hutte. L’intérieur en est séparé en deux vastes espaces : l’un qui fonctionne comme une sorte de salle commune, l’autre où seuls peuvent pénétrer les déjà initié(e)s. Au centre de la première pièce, celle des « nouvelles », un tronc mince et écorcé d’où partent quelques branchettes décorées de nœuds en feuilles de rônier est planté. Mais les éléments du bákiin principal qui ont été apportés dans la hutte se trouvent dans l’espace arrière, divisé en trois parties : une alcôve où est déposé le bákiin, une autre où est entreposé le tambour à friction, une troisième qui sert de dortoir aux hommes. La première session du ulãg va commencer, celle qu’on appelle buñenabu, « les mains ». Nous n’avons pas d’autre explication que celle-ci : le rite en question est analogue au fait de « mettre un bracelet » (allusion au bracelet des féticheurs ?). Le quatrième jour de la semaine (kabakiren), les ancien(ne)s de Ámum vont passer la nuit dans la hutte : ils y mangent et boivent jusqu’au lendemain soir (uriloor). Ils partent alors à travers le village pour aller chercher, de maison en maison, chaque candidate. Le matin, toutes sont rassemblées autour du sanctuaire élenkiin. 244

« Prendre un bákiin sur le dos » À chaque fois, ils entrent à l’intérieur de la maison pour effectuer un geste rituel dont j’ignore la teneur et ressortent avec l’impétrante, la tête et le corps recouverts d’un pagne noir. Celle-ci est confiée à l’une des anciennes. Un cortège se forme derrière l’un des hommes de Ámum qui bat un tambour, et les ancien(ne)s. En aveugles, les candidates suivent à la queue leu leu, rangées en deux files ; la première la main posée sur l’épaule d’une aînée, les autres tenant le pagne de la précédente. Tout le groupe s’arrête devant le sanctuaire du quartier (ubool) à proximité duquel est construite la hutte, les nouvelles assises en ligne face aux ancien(ne)s qui chantent et dansent. Puis le cortège repart vers la hutte d’où les impétrantes ne ressortiront pas avant une semaine. Les paniers de riz ont été comptés un à un. Dans la nuit, les sacrifices animaux commencent, le linteau de la porte du ubool est abondamment arrosé de sang. Lors d’une récente « session », dix porcs, dix chèvres et soixante poulets avaient été tués dès le premier jour. Mais il restait encore une dizaine de porcs. Le lendemain affluèrent vers la hutte des femmes porteuses d’énormes paniers d’huîtres, des hommes chargés de bonbonnes de vin de palme venant aider leurs parentes ou amies pour le ulãg. Chaque après-midi, d’immenses bols de riz à la viande sont apportés à l’extérieur sur une place ombragée et tous les enfants du quartier viennent y manger. L’ambiance qui règne dans cette hutte est tout à la fois celle d’une immense cuisine, d’une salle de fête et d’un enclos initiatique. D’un côté, assises ou allongées sur des feuilles de bananier (ces feuilles que l’on utilise d’habitude pour coucher un défunt), recouvertes de leur pagne, immobiles et silencieuses, les impétrantes. Au centre, le tronc écorcé, émergeant d’un tas de coquilles d’huîtres et couvert de mâchoires de porc ; tout autour, de grands canaris remplis de vin et de grands paniers de riz ; en divers endroits, des foyers sur lesquels on cuisine dans des canaris le riz à la viande mais aussi ce plat de choix composé de farine arrosée de sang. Les anciennes tour à tour chantent, dansent et se reposent sur des nattes le long du mur opposé à celui des nouvelles. Ces dernières n’ont pas le droit de manger les plats des anciens : une de leurs parente ou amie cuisine un plat pour elles à la maison, et le leur apporte ; lorsqu’elle arrive, elle n’échange pas un mot avec l’impétrante mais parle à sa « marraine » qui prend le riz, le partage en deux et repart avec la moitié. À l’arrière, les hommes mangent et boivent. Le matin du íyéy suivant, les impétrantes sont emmenées en brousse, à travers les rizières, sur une jolie place de l’autre côté d’un petit bolon que l’on appelle du nom de l’une des opérations qui s’y déroule, uñaw (« se raser »). Ce jour-là, nul n’a le droit d’aller se promener de ce côté. Elles reviennent le soir, toujours en file mais cette fois la tête et le torse découverts, habillées d’un pagne bleu à rayures. Les anciennes portent des pagnes cousus de perles (le fameux eloñloñ). Elles iront danser au ukul du sous-quartier où se déroulera un rituel de louange appelé esokey, honorant le courage au travail, la gentillesse, la serviabilité de chacune. Les femmes des différentes concessions natales des impétrantes apportent au centre de la place une marmite de riz, un kajendu paré de gerbes ou un coupe-coupe orné de folioles de rônier, un panier utilisé pour transporter la fumure dans les rizières. Parmi l’assistance, celles qui « ont confiance en elles » relativement à ces 245

Chapitre v qualités viennent chercher les outils de culture et simuler le débroussaillage, le labour ou l’épandage de fumure. Une femme réputée « gentille » viendra prendre la marmite pour distribuer le riz dans l’assistance. Toutes les autres se précipitent sur celles qui jouent le jeu en leur jetant de l’herbe sur le dos. Si personne ne bouge, cela signifie que l’impétrante n’est pas aimée dans sa concession. Tard dans la nuit du lendemain, les candidates sont raccompagnées chez elles, une à une, avec des danses et des chants. 2. Pour celles qui avaient déjà effectué buñenabu lors des années précédentes, la deuxième session commence dès que s’achève la première pour les nouvelles. Le íyéy qui suit le raccompagnement des « premières années », les ancien(ne)s entrent dans la hutte construite dans l’autre quartier pour entamer le rite bumerabu, « l’avalement ». L’année où j’ai pu y assister, six femmes se présentaient. Auparavant, les candidates du deuxième tour avaient repris leurs tournées culinaires pour les anciens en préparant à plusieurs reprises un canari de riz cuisiné avec poisson séché, huîtres et vin. Après la récolte elles avaient été rasées, on leur avait confectionné leur collier de rônier et, vers le mois de mai, elles avaient envoyé des jeunes chercher des piquets pour la hutte, cette fois-ci confectionnée avec de la paille tressée (plus difficile et plus coûteuse à trouver). Les prestations alimentaires exigées des candidates sont aussi lourdes que pour la première tournée. Le jour dit (lendemain du íyéy), le cortège des responsables était allé chercher, toujours une à une, les candidates à leur domicile. À la différence de la première année, les recluses ont le droit de sortir la journée pour aller chercher le vin de palme réclamé par les rugissements périodiques du bákiin. Lorsqu’elles sortent, elles attachent leur pagne sous la poitrine, mais doivent rester nues en dessous. L’ambiance intérieure de la hutte était assez semblable à celle décrite plus haut : çà et là, des foyers, des femmes somnolant ou mangeant sur des nattes (les anciennes), sur des feuilles de bananier (les nouvelles). Chaque soir, les ancien(ne)s dansaient autour du poteau central avec le esewuey, leur maracas rituel. Pendant la deuxième nuit, le bákiin mugissait longuement dans les deux quartiers du village. Le lendemain avait lieu l’« avalement » (bumerabu, de amer, « avaler »). En milieu d’après-midi les six intronisantes, torse nu, pagne court, la main sur l’épaule de leur guide, sortirent en file de la hutte pour aller danser au ukul de Katama où un nombreux public de femmes, d’hommes et d’enfants les attendait. Le cercle de danse se forma avec une quarantaine de femmes. Seules quelques anciennes trop âgées pour danser étaient restées dans la hutte. Au centre, l’un des trois hommes initiés à Ámum battait le tambour. La responsable principale piquait le sol çà et là de son harpon. Après avoir dansé pendant une heure environ, la file se reforma pour partir en direction de l’enclos du ubool tandis que les spectateurs se précipitaient pour trouver une bonne place autour de la clôture. Le cercle se reforma autour du batteur et de la responsable. Les intronisantes, en état de jeûne depuis la veille, semblaient danser mécaniquement sur les rythmes et les chants de Ámum. Au sixième tour de danse, l’un des hommes de Ámum ficha son 246

« Prendre un bákiin sur le dos » harpon en terre, reprit la danse, puis soudain se détacha du cercle et marcha vers la première intronisante. La foule se mit à hurler tandis que résonnait le tambour à lèvres du sous-quartier. L’homme prit la femme par les deux bras, dans le dos, la poussa brutalement vers la porte du ubool, la retira en arrière, trois fois de suite avant de la forcer à se baisser pour y entrer. Avec la responsable, ils entrèrent dans la case à sa suite. Le bákiin mugit. La danse continuait. Les deux responsables ressortirent. Environ une dizaine de minutes plus tard, des anciennes ressortirent l’intronisante couchée sur le dos, raide, recouverte d’un pagne noir. Elles la hissèrent sur les épaules de deux des danseuses, l’une à la hauteur des épaules, l’autre des genoux. Seuls les bras de la femme, rejetés en arrière, dépassaient du pagne. « Avalée, tuée par le bákiin », elle resta ainsi tendue à l’horizontale tandis que les porteuses l’emmenaient à vive allure dans la hutte. Toutes les dix minutes, les femmes furent ainsi prises une à une. Le lendemain, elles partirent à travers les rizières pour être rasées à l’endroit de uñaw. Rentrées à la hutte, elles iront encore danser au ukul où se déroulera le même rite esokey, avec marmite de riz, panier à fumure, coupe-coupe et kajendu. Au milieu de la nuit, on les raccompagnera chez elles, en dansant jusque dans la cour du ãk de chacune. Le lendemain elles iront récupérer leurs canaris dans la hutte, abandonnant toutes les provisions restantes à la gardienne de Ámum. Lors des deux kabakiren suivants (quatrièmes jours de la semaine jóola), elles retourneront à la hutte puis au bákiin du ubool avec une dame-jeanne de vin de palme. Le ulãg est terminé. Ce rite en deux temps appelle quelques observations. Au fur et à mesure des années, il semble y avoir une véritable surenchère dans les prestations à fournir. Par effet de cascade, les amies des impétrantes augmentent elles aussi leur aide. L’un des vice-rois du village en faisait la réflexion à son épouse d’un ton peu amène : « Nous n’avons jamais vu que des femmes aident leurs amies pour le ulãg avec un porc ! Ce que vous faites est mauvais ! » Le ulãg de Ámum tend désormais à concurrencer le « grand ulãg » des hommes et l’on serait tenté d’y voir une nouvelle forme de compétition entre les sexes dans l’action rituelle. Autrefois, des femmes auraient eu accès au grand ulãg, certains disent même que ce serait une femme qui l’aurait introduit dans le village. Mais par la suite, incapables de fournir suffisamment de ce vin de palme qu’elles ne peuvent récolter, elles en auraient été écartées. Les rites d’acquisition de Ámum mobilisent les mêmes modes de mise en relation avec l’instance : d’abord, d’énormes ponctions sur l’avoir, ensuite, une mise à mort par le bákiin. Le cumul des prestations fournies lors des deux sessions engage les candidates dans des dépenses qui sont à peine moins considérables que celles exigées des candidats au grand ulãg. Mais elles sont beaucoup plus nombreuses à le faire. Le cumul des prestations fournies lors des deux sessions engage les candidates dans des dépenses à peine moins considérables que celles exigées des candidats au grand ulãg. Mais elles sont beaucoup plus nombreuses à le faire. Quant à leur état au sortir de la séquence de l’ « avalement », il n’est pas sans évoquer celui de l’intronisant lorsqu’il tombe en catalepsie après avoir été arrosé du sang du chien.

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Chapitre v De manière générale, les hommes n’aiment pas que les femmes importent de nouveaux ukiin. S’ils ne peuvent s’y opposer, ils tentent d’en limiter la diffusion ; c’est la plupart du temps peine perdue, comme en témoigne le seul bákiin acquis par tournée sacrificielle dont la responsabilité est exclusivement féminine : Eñaniñaney, introduit de Erame à Esana par une femme dont le mari avait fait le grand ulãg. Cette femme tombait souvent évanouie et un devin l’avait orientée par ce bákiin dont elle devait faire le ulãg. Les hommes en ayant refusé l’implantation, le mari dut plaider la cause de sa femme devant tous les hommes réunis à Kareñ. Ils finirent par accepter à condition qu’elle soit la seule ; peine perdue, quelques mois plus tard, une autre femme était prise et Eñaniñaney finit par s’implanter solidement dans le village. La démesure alimentaire semble constitutive des rites de ulãg. Pour accéder à un bákiin, il faut d’abord nourrir et abreuver les aînés dans le rite, ce qui n’est pas sans rappeler les festins que les cadets bijogo ou balant doivent régulièrement offrir à leurs aînés14. La différence est ici que ces prestations ne concernent pas l’aînesse en tant qu’âge ou génération (un fils ou une fille n’a pas à fournir de prestations à ses ascendants), mais uniquement en tant que position vis-à-vis des ukiin. Si les cérémonies d’intronisation « par force » sont tout aussi marquées par l’abondance du boire et du manger, leur coût est supporté par l’ensemble des villageois et non pas par les seuls initiants. Le fait d’avoir déjà effectué un ou deux ulãg, voire plus, ne saurait cependant protéger un détenteur d’ukiin d’être « pris » plus tard lors des rituels du usoy, et de se voir en sus imposer la responsabilité d’un ou de deux autres sanctuaire(s). 3. Le harpon et le bâton : deux séries d’objets, deux champs, deux modes de relation aux ukiin À ces deux voies d’accès à la maîtrise rituelle d’un bákiin  – rapt et tournée sacrificielle –  correspondent deux attributs bien différents : le bâton (utãpãg) dans le premier cas, le harpon (ujokos) dans le deuxième. C’est d’ailleurs en m’étonnant des usages bien différenciés de ces objets que j’avais été conduite à tracer une ligne de démarcation entre les deux modes de relation qui peuvent lier un responsable à son bákiin15. Le harpon Pourquoi un harpon dans une population dont toutes les attentions matérielles et rituelles sont orientées vers la pratique de la riziculture ? Je pensais avoir un élément de réponse dans l’idée énoncée plus haut que « le bákiin vient de la mer ». Mais à ce type de questionnement, les gens du ulãg m’ont longtemps opposé des réponses dilatoires. Ce sont des récits de doubles et de chasse, racontés en d’autres occasions, qui m’ont permis de mieux comprendre son rôle rituel. Le harpon, le long duquel sont enfilés de petits anneaux de fer, est rarement utilisé comme arme : les pêcheurs de la côte (Niominka pour la plupart) s’en servent pour la pêche aux très gros poissons (requins par exemple) ; les Kujamaat n’y ont recours que pour la chasse à l’hippopotame (eñogay) : tous animaux qui, dans les conceptions jóola de la personne, sont

14. Cf. C. henry, op. cit., et D. lima handem, « Nature et fonctionnement du pouvoir… », op. cit. 15. O. journet, « Le harpon et le bâton (Joola-felup, Guinée-Bissau) », Systèmes de Pensée en Afrique Noire, cahier 12 (1993), Fétiches II, p. 17‑37.

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« Prendre un bákiin sur le dos » considérés comme doubles d’êtres humains vivants. Ainsi, nous l’avons vu plus haut, la mise à mort de cet animal est-elle rituellement traitée comme un meurtre. Tandis que la lance (ejan) est réservée au combat contre des êtres physiques visibles, il apparaît que le harpon est utilisé chaque fois que l’action se situe dans le domaine de pratiques occultes pour l’individu ordinaire. Utilisé en cas de force majeure contre un double hippopotame, il est également l’arme privilégiée de la lutte contre les sorciers kusay (de type witch). Selon les théories kujamaat, certaines maladies sont liées au fait qu’une « personne mauvaise », « dont la tête est sale »…, s’est emparée du yaloor qui siège dans le cœur, afin de le transformer en animal et le dévorer. C’est avec son harpon, précédé du cliquetis de ses petits anneaux de fer, que l’amañen va attaquer l’agresseur pour récupérer ce « cœur » volé. Ou bien on apprendra que tel amañen, décidé d’en finir avec un sorcier depuis longtemps suspecté, est parti en pleine nuit piquer de son harpon le tronc d’un gros fromager. Et l’on découvrira au pied de l’arbre une branche cassée, dévoilant à l’endroit de sa brisure des cuillers et de l’eau qui coule. Le sorcier, qui venait s’y cacher pour manger, meurt le lendemain. Dans ces combats le harpon « pique » ou bien vient se ficher en terre devant la personne visée, lui liant les genoux et la paralysant. Le harpon est par ailleurs entièrement soumis aux interdits de contact avec les lieux ou les personnes qui doivent rester rigoureusement séparés du bákiin qu’il représente : son détenteur, s’il s’agit d’un homme, peut entrer dans une maison sans avoir à s’enquérir de l’éventuelle présence d’une une femme en règles, ou récemment accouchée. Il laissera simplement son harpon au-dehors (un amañen “à bâton” resterait quant à lui, à l’extérieur). Les détenteurs de harpon peuvent aussi posséder une série d’objets du même type : - le grand coquillage epatey (de type conus papilionaceus) que portent en collier ou en bandoulière ceux qui ont effectué le plus lourd des rites d’acquisition d’un bákiin par tournée sacrificielle : il frappe à la tête ou tombe devant celui qui oserait s’attaquer aux protégés du bákiin, le paralyse ou le rend fou. Dans cette fonction, epatey est inséparable de la corde ebãbuyèmube, sur laquelle il est enfilé ; - le hochet-calebasse esewuey : il attaque les personnes animées de mauvaises intentions en « leur prenant la tête » : celle-ci se met à tourner et à résonner comme le hochet lui-même, provoquant la folie ; - sans posséder à proprement parler d’efficacité opérationnelle, les bracelets de fer (bañenlenk), portés par les détenteurs de harpon, symbolisent au moins deux choses : l’invulnérabilité de l’amañen, et l’action du bákiin. Les bracelets de l’amañen sont « comme ceux que portent les lutteurs » pour empêcher leur adversaire de les saisir par le poignet. Cercles fermés, ils évoquent tout à la fois le travail du bákiin qui « englobe », « enserre », « termine » une affaire. Le bâton Porté par les hommes détenteurs des ukiin de Kareñ (initiation), ou Káyák (royauté), il s’agit d’un bâton de bois rouge, taillé dans du caïlcedrat, d’une longueur d’environ 1,50 mètre, et agrémenté à ses deux bouts d’un capuchon de cuivre. Confié au responsable de culte lors de son intronisation, il est élément du bákiin au même titre que la grande coque kasènd (de type cymbium Neptuni) qui sert aux libations de vin et de sang, ou encore le petit tabouret royal erèmborum (etalay). Seuls leurs propriétaires peuvent les porter ou les toucher. Pour les femmes, il s’agit plus généralement d’un bâton plus court souvent recouvert de rangs de perles, qu’elles portent en 249

Chapitre v bandoulière. Les détentrices du Karaay possèdent aussi une louche-calebasse (kayèm) qu’elles accrochent au mur de leur maison (une autre louche éventuellement composée d’une coque de baobab reste en permanence dans le bákiin). Sur le détail de la taille de ces bâtons ou de la préparation de ces sortes de louches, je n’ai guère d’informations, si ce n’est qu’ils sont remis au (à la) responsable après avoir été « arrosés » de vin et de sang, et qu’ils le seront régulièrement lors de sacrifices ultérieurs. Insignes et parties intégrantes du bákiin, ces objets, à la différence de la série précédente, n’ont pas de mode d’action spécifique. Leurs détenteurs ne soignent ni ne prescrivent. Ils ne manipulent pas leurs attributs comme armes magiques lors de combats nocturnes. Alors que leurs homologues « à harpon », en sus du sacrifice, consultent leur bákiin pour des prescriptions et mènent, grâce à leurs instruments rituels, une guerre invisible contre les agresseurs de leurs consultants, les responsables « à bâton » ne peuvent qu’entendre les confessions (jarèd) de celui ou celle qui a transgressé les règles du bákiin, et sacrifier. Dépositaires de la force du bákiin, ils ne peuvent la diriger. L’efficacité attribuée au petit balai royal, constitué d’un faisceau de pailles, semblerait contredire cette opposition : il peut en effet faire tomber tout ce qu’il touche sous la coupe du bákiin Káyák, qu’il s’agisse de femmes, de riz ou de bétail. Ce pouvoir toutefois n’est autre que la projection de celui du bákiin, force d’attraction qui, telle un aimant, capte et incorpore tout ce qui relève des domaines qu’il traite. Ainsi les restes d’une maison brûlée sont-ils transportés à Sãbun, les grands canaris qui ont servi à apporter l’eau du bain de l’accouchée et du nouveauné s’accumulent dans eruŋun, les placentas dans le sol de Karaay, les excréments des initiés dans Ekob, les bracelets des féticheurs défunts dans Katolaku, et, dans chaque bákiin, cornes, mâchoires, plumes, coquilles ou calebasses de libation… Tous objets ou substances devenus par là-même ñíiñi en tant que constituants du bákiin. Dans les pages suivantes, nous utiliserons le harpon et le bâton comme raccourcis pour désigner les deux catégories d’ukiin, distinguées en fonction de leur mode d’acquisition. Le tableau suivant, regroupant les principaux ukiin villageois de Esana, tente de mettre en évidence l’articulation des deux principes de classification ci-dessus évoqués : mode de partition en fonction de la différenciation sexuelle des cultes et mode d’acquisition du bákiin. Aux fonctions attribuées à ces ukiin sont ici ajoutées quelques-unes des afflictions qu’ils sont censés traiter. À la différence des ukiin « à harpon », la plupart des ukiin « à bâton » fonctionnent sur le mode de l’exclusion réciproque, autant dans les domaines traités (l’initiation, « affaire des hommes »/la fertilité et l’accouchement, « affaire des femmes ») que dans la pratique sacrificielle. Nous l’avons vu, initiation masculine et accouchement, référents ultimes de l’identité et de la différence des sexes, tirent leur portée rituelle d’un ensemble de spéculations sur l’écoulement de sang. Les interdits liés à ces deux types d’évènements sont au premier chef des interdits d’ordre scopique, et corollairement d’ordre cognitif : une femme peut mourir pour avoir aperçu des circoncis dans la forêt ; il en est de même pour un homme qui aurait vu une femme accoucher. Toutefois, les afflictions provoquées par les ukiin garantissant cette séparation n’ont pas trait, comme on serait tenté de l’augurer, à la vision, mais consistent en dysfonctionnements d’organes internes : tandis que les ukiin réservés aux femmes frappent « au ventre », le « mal aux côtes » produit par les ukiin liés à l’initiation est l’expression d’un grave trouble de la respiration, l’une et l’autre affliction engendrant déperdition et appauvrissement du sang. Diffuses et indéfinissables au regard de la précision des nosographies livrées par les guérisseurs « à harpon », mais d’autant plus mortelles, 250

« Prendre un bákiin sur le dos »

Ukin acquis par tournée sacrificielle (ulãg) « à harpon » Hommes Kasent (prise de bakin) Bulãpan (protection générale, luttes) Kanãgen (guerre, chasse, rétention urinaire) Baliŋ (meurtre, folie) Kataf (fléchage, chûtes) Balakab (fractures, chûtes) Jilibam (luttes, gale) Egulay (vol, articulations) Ejãk (avoir ligoté, articulations) Liima (contre-sorcellerie)

Femmes Eŋany Eŋaney (alliance, folie)

Ukin confiés par force (usoy) « à bâton » Hommes Kareñ (initiation, mal aux côtes) Akuy, Jasãg, Katukut, Kupanduk, Agongol, Mañomita (annexes de Kareñ) Ekobey (défécation des initiés) Katol (enterrement, maux d’yeux) Sãbun (feu, lèpre) Kãdang (forge, eczéma) Káyáku (royauté)

Femmes Karaay (enterrement, placentas, épidémies, fécondité, maux de ventre) Karibilá (annexes de Karaay) Erunguney (accouchement) Eripay (opération des femmes mortes en couches)

Officiants hommes Kátit (enfant de Kãdenben)

Officiantes femmes Ekuŋey (enfant de Kãdenben)

« sans bâton »

Hommes et/ou femmes Ãkuren (divination, guérison) Ámum (divination, maux de tête) Bulunt (jumeaux, enflements du corps) Kanew (alliance, diarrhées enfants) Emotay (vol, articulations, maux de dents) Buluk (piqûres de serpent, déboîtements, blessures par bris de canaris) Ugõk (vol, maux de reins, marche des enfants) Unijaw (vol, rétention urinaire) Usilay (marché, échanges) Kajotõg (toux, faiblesse)

Hommes et/ou femmes Kãdenben (décisions collectives, pluie, chenilles…) Kasara (enfant de katit)

les attaques des ukiin « à bâton »  – « mal aux côtes », « maux de ventre » –  ne se « soignent » pas par des médecines. Seuls la confession  – anticipation préventive de l’interrogatoire du mort –  et le sacrifice peuvent y remédier. Mais comment rectifier ou remédier à la division sexuelle ? Inscrite au cœur de la pensée classificatoire et de la pratique rituelle, référent primordial des règles du ñíiñi, elle ne peut donner prise à des opérations de transformation. Son analogon cosmique  – la séparation et la succession des saisons sèche et pluvieuse, dont le roi, prêtre de Káyák, et les femmes de Karaay sont garants dans leur personne physique –  peut connaître des perturbations, mais ne peut être défait. Tout au plus est-il possible d’en différer les effets : retarder par exemple le moment de l’initiation pour conserver au village ses meilleurs lutteurs (l’initiation masculine ouvre la voie au mariage, état incompatible avec la pratique de la lutte) ; « attacher la pluie » en début d’hivernage lorsque, cette année-là, les jeunes séjournent dans le bois des initiés. Bien différent est le champ relativement hétéroclite traité par les ukiin « à harpon » : protection, guérison, divination, vol, accidents, meurtre, guerre, etc., tous registres qui ont pour seul point commun d’appartenir à des secteurs de la vie sociale 251

Chapitre v sans lien direct, pour la plupart, avec la division des sexes. Dans leur grande majorité, les maladies qu’ils provoquent attaquent les sens, les os, la peau, la tête, les articulations, la locomotion, fonctions qui ne relèvent pas de l’ensemble bio-physiologique « interne » constitué, dans les représentations kujamaat du corps, par la série œsophage-poumons-cœur-foie-intestins. Sans développer ici cet ensemble de représentations, nous noterons simplement que les ukiin « à harpon » visent préférentiellement ce qui, du corps, est directement investi dans les formes de la sociabilité quotidienne (ouïe, vue, parole, apparence extérieure, mobilité). Que les affaires de la vie en société, avec les conflits qu’elles comportent, soient si minutieusement prises en charge par les ukiin « à harpon » n’est pas sans rapport avec ce que nous avons longuement évoqué dans les chapitres précédents : le caractère aléatoire des rapports sociaux, les tensions structurelles, les jalousies et suspicions qui ne cessent de resurgir çà et là, tant il est vrai que l’égalité formelle en est le meilleur terreau. C’est à l’intérieur de ce champ, toujours mouvant, jamais épuisé  – puisqu’au moment du décès il faudra encore y revenir –  que se développent une série de pratiques magiques qui prennent comme supports des objets mobiliers tels que coquillages, cornes, harpons, hochets, etc. Si l’on considère la relation qui lie un amañen à son bákiin, l’opposition harpon/bâton permet encore d’esquisser une ligne de démarcation entre deux modèles : médiatisation et dédoublement du rapport au bákiin d’une part, inféodation et incorporation au bákiin de l’autre. Si, dès leur installation, les détenteurs du harpon engagent leur avoir pour acquérir et conserver ce pouvoir d’orienter la force de leurs ukiin, c’est au prix d’une dépossession de soi, d’une transformation plus ou moins radicale de leur être que se noue la relation particulière des responsables « à bâton » à la puissance qu’ils desservent16. Brutalement inauguré au cours des rituels d’intronisation, un processus d’altération irréversible de leur être les a consacrés au bákiin, les transformant, selon la formule de András Zempleni17 en « êtres sacrificiels » plutôt qu’en féticheurs. Pour les détentrices du grand Karaay ou de Kãdenben, l’exigence d’abstinence sexuelle définitive est expliquée par la « jalousie du bákiin ». Dans le cas du roi, le rapport intime initié par l’anticipation de la mort de l’intronisant et sa transformation en autel et en victime va se conclure, en cas de sénilité ou de maladie grave, par une mise à mort réelle : d’après quelques informations discrètement livrées, en cas de défaillance, le roi serait mis à mort par un coup de hache qui lui briserait le crâne ou la colonne vertébrale. De leur relation au bákiin, les détenteurs « à harpon » ne sortent pas moins indemnes. Un manquement de leur part aux règles du sanctuaire et du rituel sacrificiel, un mauvais usage de leur pouvoir, cupidité ou négligence dans l’accomplissement de leurs fonctions, seront chèrement payés. Qu’éclatent par exemple de sanglantes

16. Nous pourrions en partie reprendre ici les termes de la différenciation proposés par A. de Surgy à propos de faits évhé (« Examen critique de la notion de fétiche à partir du cas évhé (Togo) », Systèmes de Pensée en Afrique Noire, Cahier 8, Objets enchantés, mots réalisés) : « ...par opposition à un prêtre ayant été ‘‘saisi” par une divinité ou à tout autre intermédiaire entre les hommes et les invisibles puissances qui l’environnent, l’homme méritant le titre de féticheur négocie moins avec des esprits qu’il ne réussit à les dominer et, contrairement aux actes d’adoration, d’adulation ou de prière, les actes fétichistes sont de nature à produire immédiatement ou quasi-automatiquement leurs effets », à cette réserve près que la pratique des desservants « à bâton » ne comporte guère d’adoration ou d’adulation. 17. A. zempleni, « Des êtres sacrificiels », dans M. Cartry (dir.), Sous le Masque de l’Animal, op. cit., p. 267‑317.

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« Prendre un bákiin sur le dos » bagarres à l’occasion des luttes villageoises, le responsable du bákiin tutélaire devra aussitôt immoler du gros bétail prélevé sur son propre avoir. S’il est sorcier lui-même, le bákiin, dit-on, le tuera rapidement. Libre néanmoins aux gens du harpon d’orienter l’énergie de leur bákiin dans telle direction, d’attaquer, à la demande d’un sacrifiant, telle ou telle personne, d’interpréter les demandes et prescriptions que leur transmet, par voie de rêve ou de divination, la puissance qu’ils ont « plantée ». Les détenteurs du harpon peuvent pratiquer buyuèbu, le « mauvais » sacrifice qui consiste à demander la mort de celui qu’on accuse de faire du mal ou de voler. Grâce au harpon, ils sont préservés des dangers et des contraintes qu’impose une trop grande intimité avec le bákiin. En canalisant la puissance de ce dernier, le harpon et les objets qui lui sont associés opèrent tout à la fois la coupure et la jonction, à la demande, entre la puissance et son détenteur. Cette opposition entre deux types de liens à la puissance n’engage pas pour autant de différence radicale dans le schéma général de toute intronisation qui est bien celui d’une initiation : mise à l’écart, réclusion, mise à mort symbolique, transformation radicale (on ne sait qui se trouve sous cet épais pagne noir qui recouvre entièrement des intronisants incapables de se mouvoir seuls). Sur ce point, les rituels du ulãg rejoignent ceux du usoy. Pourtant ce processus initiatique se greffe sur des opérations différentes. Car il s’agit bien dans un cas de « confier un bákiin à une personne choisie par le village », laquelle aurait préféré de loin fuir cette fonction et, dans l’autre, d’acquérir le bákiin que l’on a, d’une manière ou d’une autre, personnellement rencontré. Lorsqu’un candidat, arrivé au sommet de ses capacités d’accumulation de biens sacrifiables, paie par de fastueuses dépenses l’honneur d’être tué ou avalé par le bákiin, ce moment donne à voir, en condensé, une image fulgurante de la main-mise de cette instance sur la personne de l’amañen. On ne saurait pour autant assimiler ce moment rituel à la totale et définitive emprise des ukiin à bâton sur leur desservant. À l’instar des quelques exemples évoqués plus haut laissant apparaître la dimension compétitive de l’acquisition de nouveaux sanctuaires, pourrait-on par ailleurs trouver un fondement historique à cette distinction entre les deux voies d’accès à la maîtrise d’un bákiin ? Dans l’étude qu’il faisait des transformations induites par la traite dans les pratiques religieuses des Jóola Esulalu, Robert Baum mettait en évidence une tension entre deux types de relation aux ukiin qu’il opposait en termes de « spiritual authority » et de « technical mastery »18. Dans les ukiin les plus anciens, écrivait-il, les prêtres, choisis en fonction de leur expérience vécue d’une maladie ou d’une vision, de leur pouvoir de clairvoyance ou de leur charisme, étaient considérés comme les intermédiaires entre Emitey et le commun des mortels. Dans les ukiin plus récents, implantés pour protéger la personne et les descendants des razzieurs et vendeurs d’esclaves, la richesse devint un critère essentiel. Là où autrefois n’étaient exigés qu’un porc, un poulet ou du vin pour accéder à la maîtrise d’un autel, c’était maintenant vingt à quarante animaux qu’il fallait sacrifier. On pourrait penser voir ici l’origine de l’inflation sacrificielle qui caractérise souvent les rites du ulãg, si les compétences associées à ces deux types de maîtrise rituelle n’étaient pas, dans l’analyse de Baum, curieusement déplacées : car, chez les Kujamaat tout au moins, la vision est bien plutôt cultivée par les détenteurs du harpon, tandis que choix héréditaire et routine rituelle seraient plus caractéristiques des ukiin « à bâton », indifférents à la richesse personnelle de leur détenteur. Par contre, Baum soulignait que les candidats

18. r. m. baum, Shrines of the Slave Trade, op. cit., p. 181.

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Chapitre v à la détention de l’un de ces autels apparus avec la traite étaient précisément ceux qui avaient commis un acte particulièrement grave (capturer ou tuer). Appliqué aux Kujamaat, ce critère pourrait opposer dans le champ des ukiin « à harpon » ceux qui sont liés au meurtre ou au fait d’avoir ligoté, et l’ensemble des autres, si les prestations sacrificielles exigées lors du ulãg et les sanctions encourues à s’y dérober n’étaient pas exactement du même ordre. La manière dont s’est mise en place la distinction entre ulãg et usoy garde encore toute sa part d’énigme. III. De quelques brouillages classificatoires Le fait qu’une même personne puisse cumuler des charges, les unes imposées par force, les autres acquises par tournée sacrificielle, complique souvent les tentatives de repérage de distinctions ou d’oppositions pertinentes dans cette nébuleuse qu’offre à première vue la multiplicité des instances et sanctuaires villageois. Ainsi, dans son texte de 195019, A. Cunha Taborda avait bien remarqué l’articulation entre les deux modes d’accès à la maîtrise d’un culte et les différentes catégories d’ukiin. L’auteur distinguait trois types d’ukiin : le xinabu koerõ (que nous orthographions ici Kareñ) où seuls pouvaient sacrifier les circoncis ; le xinabu katit, commun aux hommes et aux femmes ; et le xinabu Karaay, réservé aux femmes mariées ayant déjà enfanté. Jusquelà, nos matériaux sont en accord. Mais curieusement, les termes de l’opposition qu’il avait décelée entre les différents modes d’accès à la charge d’un bákiin sont inversés. Ainsi, d’après l’auteur, le détenteur de katit cumulerait des fonctions sacerdotales et des fonctions politiques, percevant tribu de chacun de ses sujets. Il serait choisi de façon héréditaire et intronisé de façon automatique le vingtième jour qui suit le décès de son prédécesseur. Le roi de Kerueye ne serait ainsi rien d’autre qu’un alelehu supérieur pouvant sacrifier dans n’importe quel sanctuaire de katit. L’amañeno par contre ne serait pas choisi de façon héréditaire, mais appelé par rêve. Il aurait l’obligation d’offrir de nombreux sacrifices pour être intronisé. Lors de son intronisation, effectuée en deux temps, il simulerait un évanouissement et serait transporté comme un cadavre. Pour franchir le second degré et devenir amomehu, il lui reviendrait encore de rassembler de nombreux animaux à sacrifier (ces dernières indications semblent bien évoquer le rite de Ámum que nous décrivions plus haut). On aura reconnu dans le texte de Cunha Taborda l’opposition entre un choix héréditaire et un choix électif, (encore qu’il y aura lieu de nuancer cette distinction), entre un rite « automatique » et une lourde tournée sacrificielle, mais dans sa description, les personnages sont interchangés. Il est vrai que le cas d’un bákiin comme Kátit  – nous y reviendrons – sème la confusion, mais ce que décrit l’auteur des rites d’intronisation des responsables de Kareñ et de Karaay renvoie précisément à certaines séquences typiques de l’acquisition, par tournée sacrificielle, des deux principaux ukiin « à harpon », Ãkuren et Ámum, telles que nous les avons décrites plus haut. C’est à d’autres paradoxes, ceux que révèle la seule lecture du tableau précédent, que nous nous intéresserons ici. On pourrait ainsi s’étonner que parmi les ukiin « à harpon », qui traitent avec tant de détails des aléas de la vie en société, il n’en est pas qui soient en rapport avec les questions foncières. Nous avons pourtant vu à quel point elles pesaient sur les rela-

19. A. da cunha taborda, « Apontamentos ethnograficos sobre os Felup de Suzana », Bissau, Boletim Cultural da Guiné Portuguesa 18 (1950).

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« Prendre un bákiin sur le dos » tions sociales. Des rizières peuvent être prêtées, confiées, gagées, ou encore usurpées ; mais les différends auxquels peuvent donner lieu ces opérations sont toujours traités dans les ukiin d’initiation des hommes. Les autels domestiques de type utíil, qui suivent le destin de cet ensemble de personnes et de terres appelé eleken, n’interviennent pas dans la gestion de ces différends. Comme nous l’avons indiqué dans le deuxième chapitre, les sacrifices au utíil ont pour principal objet d’assurer la « germination de la graine et de la maison », c’est-à-dire de protéger la graine semée et d’attirer les défunts à renaître. Que les questions d’appropriation des terres ne soient pas réglées dans cet espace, on peut le comprendre pour des raisons pragmatiques : d’abord parce qu’elles débordent souvent le cadre strictement lignager ; ensuite parce que les confiner à ce cadre éminemment conflictuel les rendraient à coup sûr aussi explosives qu’insolubles. Mais cela ne répond pas à la question initiale : pourquoi sont-elles traitées dans l’espace des ukiin « à bâton » ? Sans doute trouverions-nous une réponse en gardant à l’esprit les représentations que les Kujamaat (et sans doute la plupart des Jóola) se font tant de l’espace villageois que de la personne. Le lien d’un homme aux terres qu’il exploite n’est pas de même nature que celui qui le lie à d’autres biens : d’abord parce que ces terres ne sont qu’une part prélevée sur une surface plus vaste initialement mise sous la tutelle des ukiin villageois ; ensuite parce que c’est bien au prix d’une transformation constitutive de sa personne  – l’initiation –  qu’il pourra accéder aux droits de cultiver et de récolter ses propres champs20. Autre paradoxe : si l’on considère les ukiin directement impliqués dans des affaires d’écoulement sanglant et de définition de l’identité sexuelle, il semble curieux que les ukiin du meurtre (Baliŋ), de la chasse et de la guerre (Kañagen), et de l’acte même de flécher (Kataf) soient, par leur mode d’acquisition, du côté du « harpon », alors que ceux qui gouvernent le feu et la forge (Sãbun et kãdãg) sont du côté du « bâton ». La fabrication des flèches, des lances et des fusils pour tuer serait-elle, dans ses implications, plus remarquable que l’exécution de l’acte lui-même ? Nous verrons plus loin, en examinant les modalités de transmission des sanctuaires et de leur charge, que Baliŋ, Kataf et Kañagen partagent avec les ukiin « à bâton » une caractéristique commune : ils ne bougent ni ne sont détruits à la mort de leur détenteur. Cette position singulière appelle à complexifier l’analyse en suivant la manière dont les Kujamaat articulent en une véritable casuistique deux types de raisonnements, l’un relatif aux domaines traités, l’autre aux conditions d’accès à la charge d’un bákiin : traitant du feu et de la forge, associés à des activités quotidiennes  – quoiqu’affectant de manière indélébile le corps de ceux qui les exécutent21 –  Sãbun et Kãdãg se transmettent par voie héréditaire, alors que l’acquisition des ukiin du meurtre et de la guerre sanctionne un acte accompli de manière individuelle et exceptionnelle. Un autre groupe d’ukiin résiste encore à l’application de notre schéma de partition croisée : celui de Kãdenben, Kátit et leurs « enfants » (ou, selon les versions, leurs répondants à l’échelle de chaque quartier) : Ekuŋey et Kasara. Ces ukiin qui, dans le tableau ci-dessus, apparaissent au bas de la colonne « à bâton », ne s’intègrent pas

20. Les proches Ehing mettent de même le traitement des questions foncières sous la tutelle des puissances de l’initiation. Le partage des champs est régi par l’« esprit » Echin mobilisé lors des rites préliminaires à l’initiation des garçons (cf. M. r. schloss, The Hatchet’s Blood, op. cit., p. 136). 21. En témoignent les séquences particulières aux funérailles des forgerons : avant qu’il ne soit enterré, les hommes du lignage détenteur du bákiin font plusieurs fois le tour du cadavre avec les torches enflammées pour le délier de son intimité avec le feu.

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Chapitre v véritablement aux règles du double partage relatif à la partition sexuelle d’une part, aux attributs des responsables de l’autre. Ainsi avais-je rangé dans un premier temps le bákiin Kátit du côté du « harpon », car l’homme qui le détenait était toujours porteur de cet attribut, qu’il était ouvert aux hommes et aux femmes et que les questions qui y étaient débattues concernaient fréquemment une prise de décision collective au niveau du village. C’était faute de l’avoir fréquenté en période de début des pluies, au moment où se manifeste sa véritable fonction. Kátit, planté sur les terres du quartier d’Endongon mais en lisière des trois sous-quartiers, est dit être un « enfant » ou un homologue du grand bákiin Kãdenben. Le siège principal de ce dernier est situé dans une épaisse forêt, à quelques kilomètres du village, non loin de l’un des lieux voués au Karaay. D’après quelques indications biographiques et évènementielles, ce bákiin, que certains disent d’origine manjak, a été importé à Esana il y a plus d’une soixantaine d’années, à un moment de vacance totale des ukiin de la royauté. Il est officiellement confié à une femme, mais secrètement, c’est un homme qui sacrifie. Il joue un rôle majeur dans les rites d’appel à la pluie et la croissance du riz, mais aussi dans les décisions collectives concernant le village. À la différence des ukiin plus anciens, l’histoire de son arrivée court encore dans le village, mais sous des versions différentes : Il y avait des anciens qui étaient dans les champs, à quelques kilomètres du village (en allant vers Erame). Un jour, l’un d’eux a été pris par Kãdenben. C’était un vieux de Ñakun. Il récoltait du vin et se reposait. Alors il a vu une personne qui venait vers lui, comme toi et moi. Il s’est dit que c’était un étranger, il l’a salué et demandé son nom : « C’est moi, Kãdenben. – Tu es qui ? – Je suis bákiin. Je veux rester ici dans votre village pour garder les gens ». L’homme n’avait jamais vu un bákiin comme une personne avec laquelle on parle. Ceux qu’il voyait jusqu’alors, ce n’étaient pas des personnes. Il est tombé et s’est posé la question : « Qu’est-ce qui m’est arrivé ? ». Le bákiin l’a laissé, ce qui avait pris son corps est parti. Le bákiin lui a dit : « Il faut informer les villageois que tu as un bákiin et qu’il veut rester ici ». Le gars est revenu au village, mais il a eu peur de parler aux gens. Il s’est tu. Pendant trois jours, le bákiin attendait. Il n’a rien dit. La nuit suivante, le bákiin lui est apparu en rêve : « Pourquoi n’as-tu pas parlé aux villageois comme je te l’avais dit ? ». Lui a répondu : « J’ai eu peur de le dire, les gens auraient dit que je mens, que ce qui m’est arrivé n’est pas vrai ». Le bákiin a dit : « Maintenant je te comprends, je vais te laisser et aller dans l’autre quartier, à Bukekelil ». Arrivé là, il a pris un autre vieux. Le nom du gars de Ñakun, je l’ai oublié. C’est ancien, ancien… Cette histoire, c’est ce que nos pères nous ont raconté. C’est comme ça, quand tu as un enfant, tu lui racontes ce qui s’est passé, et lui le racontera à ses enfants. Le bákiin est sorti de Ñakun pour aller prendre un vieux de Bukekelil. Le vieux se posait des questions : « Tu es qui ? – C’est moi. – Qui ? – Kãdenben. – Tu es quoi ? – Je suis bákiin. J’ai trouvé là-bas un homme de Ñakun, je l’ai pris et je lui ai demandé d’aller le dire au village, mais il n’a rien dit. Je suis venu pour rester avec vous, il faut informer le village. Toi, de Bukekelil, il faut informer les villageois. Après vous partirez là où j’habitais à Bulañ (derrière Ñakun), vous tuerez un porc ou un bœuf que seuls les gens de votre quartier vont manger. Ceux de Endongon ne pourront que boire le vin. »

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« Prendre un bákiin sur le dos » Lorsqu’ils ont tué le bœuf, avant de rentrer, le bákiin leur a dit : « Si vous voulez demander quelque chose à Emitey, il faut venir chez moi. Moi j’irai le trouver pour lui demander ». S’il ne pleut pas et que l’on veut la pluie, on ira là-bas sacrifier. Au moment où l’on rentre, la pluie commence à tomber. Le bákiin a dit : « Si vous voulez faire karaayaku, il faut d’abord venir me trouver, après vous retournerez au Karaay faire ce que vous avez à faire ». C’est pourquoi Kãdenben, depuis qu’il est venu, est plus fort que tous les ukiin qui sont là. C’est aussi pourquoi Esana est plus fort que tous les autres villages, parce qu’il est le seul à avoir Kãdenben. Puis le grand bákiin, qui avait des enfants, les a enlevés pour les distribuer aux quartiers du village.

À Ñakun, c’est Kátit et à Utem, c’est Ekuŋey. Les sacrifices qu’on fait à Utem sont plus forts que ceux de Endongon parce que c’est le premier fils de Kãdenben qui est venu à Bukekelil. Ainsi, si on sacrifie pour que la pluie tombe à Kátit, on va chercher un bœuf, on l’amène à Kátit, on pile du riz, puis on amène tout à Ekuŋey, à Bukekelil. Ensuite, on amène le bœuf à Kãdenben, c’est là-bas qu’on va le tuer. Quand tu reviens, la pluie tombe. C’est le bákiin qui a dit de faire comme ça. Quand on sacrifie pour avoir beaucoup d’eau et que l’on fait comme ça, ça va tomber. Quand Kãdenben est arrivé, il n’y avait pas Káyák, mais jirambaju22. Cette version ne fait pas l’unanimité. Elle est en particulier contestée ou précisée par les femmes dont l’une me livra le récit suivant : Kãdenben vient des Manjak, c’est « un bras » de Kobyana (la « corne » des Manjak). Le bákiin a dit qu’il vient de Kobyana. Il avait un pagne noir attaché à la taille et un autre attaché à la poitrine. Quelqu’un était venu et a trouvé une vieille de Ñakun : « Je veux habiter ici, à Bulam (vers l’actuel sanctuaire de Kãdenben). C’est à partir de moi que l’on va donner la date du karaay. Quand vous viendrez ici, hommes et femmes, tout le monde pourra manger la viande ». Après avoir parlé, il est reparti et leur a indiqué où il allait habiter. C’est là-bas qu’on va sacrifier. Et puis il a disparu. La femme est allée voir la famille de Kibel à Ñakun, mais le vieux a dit : « Non, chez nous, cela ne se fait pas. Le vin, oui. Mais les hommes ne peuvent pas manger la viande du Karaay. » Le vieux propriétaire de Bulam et le bákiin sont tombés d’accord. La première famille c’était celle de Kiben (décédé en 2002), l’arrière-arrière grand père de Kiben. C’était peut-être quand Esana a commencé à être un village. Les arrière-arrière-petits-fils de ce vieux ont indiqué au bákiin la famille de Paaki à Endongon. Après ils sont allés avec la famille de Kiben et de Paaki à Utem, dans la famille de Sijalepok. Arrivés à Utem, ceux de Utem ont dit qu’ils vont bouffer la viande du Karaay.

Un Manjak peut aller y sacrifier, mais il s’arrêtera à Ekuŋey. Quelqu’un de Esana peut aller sacrifier à Kobyana, vers Cacheu, après Canchungo. Lorsqu’il y a guerre, les gens vont à Kãdenben pour dire qu’ils vont attaquer tel village. À ce moment, il y a beaucoup de monde, il y en a même par terre, des gens que l’on ne voit pas. Le bákiin a dit que c’est une femme qui va sacrifier. C’est dur parce qu’elle ne va plus se marier.

22. Notre informateur fait allusion à une période où Káyák n’avait plus aucun desservant.

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Chapitre v Ce bákiin est mauvais, il est jaloux, il ne veut pas que tu ailles chez les hommes, si tu le fais, il te tue.

Pour notre interlocutrice, Kátit ne serait pas un « enfant » de Kãdenben, il viendrait du village de Yal, à peu près à la même époque, et aurait lui-même engendré le bákiin Kasara. Sans avoir d’autre argument pour trancher entre ces deux versions, il s’avère que ces deux ukiin, Kátit et Kasara (dont la sphère d’extension s’étend aux villages frontaliers du côté du Sénégal23) sont aussi le lieu où se déploient, en parallèle au sacrifice, de nouveaux modes de communication religieuse dont les femmes sont les principales actrices. Des données recueillies dans des villages frontaliers, à Yutu notamment24, laissent présager de leur affinité, voire de leur proche parenté avec le culte entretenu par la célèbre Alin Situe, que nous avions évoquée dans l’introduction. Le terme kasara ne doit pas faire illusion : il est appliqué dans toute la région à des rites les plus divers. Emprunté au wolof sarax, lui-même dérivé du mot arabe saddaq (aumône), kasara désigne également un ensemble de cultes pepel et manjak, introduits dans des périodes historiques similaires (pression coloniale accrue, pénurie alimentaire) sans que l’on puisse nullement inférer que ces cultes aient une quelconque parenté. Selon les régions (ou selon les auteurs ?) le kasara est un nouveau mouvement religieux centré sur une communication directe avec Dieu25, ou simplement un culte parmi d’autres26. Sous le nom jamaat balibá que nous retrouverons à Esana, l’entité liée au kasara  – entité dont nous ne pouvons encore préciser la nature –  se serait manifestée à une femme de Yutu avant Alin Situe. Les rites qui lui sont dédiés comportent des sacrifices de bœufs noirs et une forme de transe que nous examinerons au chapitre suivant. Mais relativement aux autres, ce culte n’a rien de supérieur ou de fédérateur. On ne peut y organiser de cérémonies pendant les années de esãgey, de búkut ou de karaay. Le décès d’une jeune personne dans le village fait également surseoir à leur organisation, alors qu’il n’en est rien pour le karaay ou le búkut. Si cet ensemble d’ukiin  – Kãdenben, Ekuŋey, Kátit, Kasara –  est essentiellement mobilisé dans le cadre de cultes d’appel à la pluie, ils peuvent aussi, comme tout autre bákiin, assurer la protection de tous les villageois en diverses circonstances. Le champ traité par ces ukiin dépasse les frontières de la division sexuelle quant aux domaines traités : ainsi, lors de la guerre qui a éclaté à Bissau en 1999, les hommes sont venus demander protection à Kãdenben. Beaucoup d’entre eux, rentrés indemnes, doivent aujourd’hui y sacrifier un porc, voire un bœuf. Par contre, les règles qui président à la prise de leurs responsables peuvent être durcies : de manière générale, ils(elles) sont saisis par force à l’intérieur des lignages qui les ont les premiers plantés. Ekuŋey et Kãdenben ne peuvent être confiés qu’à des femmes, filles ou nièces dans ces lignages, mais les critères de sélection sont plus restrictifs que pour les autres ukiin de femmes : elles ne doivent plus avoir vu leurs règles

23. Tout porte à penser qu’il s’agit du même Kasara que celui de la célèbre Alin Situe de Kabrus, bákiin également répandu à Yutu et dans les villages environnants. 24. Cf. p. diedhiou, op. cit. 25. E. l. crowley, op. cit. 26. Cette distinction est notamment rappelée par M. teixeira (Rituels divinatoires et thérapeutiques…, op. cit.) Chez les Manjak, le culte de possession Kasara se distingue par le fait que les possédées portent un petit brancard rouge sur la tête.

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« Prendre un bákiin sur le dos » depuis six ans, elles sont désormais tenues au célibat et à l’abstinence. La responsable de Kãdenben est assistée de deux « secondes ». Sur la question des origines et du fonctionnement de Kãdenben, les différents commentaires témoignent des tensions qui existent aujourd’hui dans la vie rituelle entre hommes et femmes d’une part, entre anciens et nouveaux ukiin de l’autre. Selon une version masculine, les responsables femmes n’entrent pas jusqu’au cœur du sanctuaire de Kãdenben, seuls deux hommes y pénètrent, « mais les femmes ne doivent pas le savoir ». Pourquoi cette mise en scène ? Le commentateur explique que si Kãdenben est d’abord apparu à un homme, et qu’il rassemble les hommes et les femmes, il a aussi demandé à ce que passent par lui les cérémonies de l’un des ukiin féminins les plus exclusifs : le Karaay. Mais si les hommes avouaient aux femmes qu’ils entrent dans la partie la plus secrète du bákiin, en leur faisant croire que ce sont les femmes, « elles pourraient dire que les hommes ne les prennent pas pour des personnes, ce qui poserait un grave problème… » Ce jeu illustre à bien des égards la réalité des rapports entre les sexes dans la vie rituelle jamaat : coopération sur un fond de tension entretenu par la production de secrets réciproques. L’autre question qui reste posée est celle de la relation existant entre ces ukiin d’implantation plus récente et les anciens ukiin « à bâton » voués aux mêmes polarités : bonne venue des pluies et fertilité des terres. Que Kãdenben et ses homologues se soient manifestés dans le village à un moment de totale vacance de Káyák pourrait expliquer qu’ils aient pris un rôle majeur dans les cultes d’appel à la pluie, jusquelà fonction essentielle du roi. Qu’ils aient gardé cette importance, à Esana tout au moins, tient peut-être au fait que le village n’a plus de véritable roi depuis 1961. Ne pouvant toutefois supplanter le Karaay, Kãdenben a dû composer avec les grands ukiin de femmes. Ce faisant, il introduit une nouvelle figure dans la configuration de l’ensemble des cultes : celle d’ukiin où se retrouvent ensemble, pour des sacrifices collectifs, hommes et femmes, voire dans le cas de Kasara, hommes, femmes, jeunes et enfants. J’en étais restée à ces considérations lorsque, en janvier 2005, une situation inédite m’obligea à reprendre l’enquête sur l’opposition harpon/bâton. Le détenteur de Bulãpan, dont l’état avait été jugé critique par ses proches, avait été transporté dans le minuscule réduit de son ubool d’où il ne sortait plus et où il se laissait mourir. Quelques mois auparavant, il avait commencé à instruire le seul initié susceptible d’être appelé à le remplacer, mais ce dernier, trop porté sur le vin de palme et le cana, ne retenait rien. On se préparait aux funérailles. Ne pouvant me résigner à ce verdict, et moins effrayée que les villageois par l’éventuelle vindicte du grand bákiin, je lui donnais quelques soins. Il se rétablit peu à peu et quelques semaines plus tard réintégra sa maison. C’est à cette occasion que les langues se délièrent : « C’est lui qui tient la terre27. S’il meurt, nous serons un village de Blancs ». Pourtant, hormis Káyák, la plupart des autres sanctuaires étaient pourvus. Les rites de esãgey, de Ãkuren, de Ámum avaient tous eu lieu récemment, et des chrétiens qui s’étaient quelque peu éloignés de la mission avaient même repris la charge de quelques ukiin. Je compris donc, au gré des informations livrées à cette occasion, que le rôle de Bulãpan excédait de loin sa position prédominante dans le champ des ukiin à harpon et que la crainte et le respect qu’inspirait son actuel détenteur ne tenaient pas seulement à sa prestance, sa mémoire, son inaltérable et incisive lucidité.

27. Asohomi etaamay, « qui a pris la terre ».

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Chapitre v Deux tâches rituelles majeures, au demeurant liées, lui incombent en effet : - la maîtrise du calendrier rituel des cycles liés aux ukiin « à bâton » : en sus de la fonction qui est la sienne de fixer chaque année la date des luttes et du sacrifice de consommation du nouveau riz, c’est lui qui assure le comput des années qui séparent les initiations, les cérémonies de esãgey et du karaay, et qui fixe la date de ces événements ; c’est encore lui qui enclenche les rites qui doivent conduire à la prise d’un nouveau roi, arrête le choix du futur intronisé et décide du jour où les gens de Káyák viendront se saisir de ce dernier. - la réfection des points focaux des grands sanctuaires de Kareñ et du Karaay que constituent les trous creusés dans la terre, où l’on verse les libations de vin et de sang. Pour cela, il part de nuit, seul, et les « arrange » proprement, recreusant le trou et l’agrémentant parfois d’une sorte de petite margelle. Lorsqu’ils viendront sacrifier, les gens sauront que l’année est bien venue d’organiser ces événements. D’autres faits invitent encore à reconsidérer les relations entre Bulãpan et les ukiin « à bâton » : en cas de guerre, le détenteur de Bulãpan est, avec le roi, la deuxième personne astreinte à résidence. Si le roi est interdit de déplacement  – hormis des va-etvient entre sa maison et son bákiin –, le détenteur de Bulãpan est quant à lui confiné dans l’un des bois de l’initiation masculine jusqu’à la fin des hostilités. En période d’hivernage, on lui construit une hutte ; il ne retournera jamais dormir chez lui. Ce serait, dit-on, gâter la guerre. Enfin, lors du déroulement des initiations du búkut, y compris dans les villages kujamaat les plus éloignés, il attendra chez lui que tous les hommes et les néophytes soient entrés dans la forêt pour y pénétrer dans la nuit, à l’insu de tous. Ces données factuelles ne remettent pas en question l’opposition harpon/bâton en elle-même, mais elles donnent à réfléchir sur les subtilités d’une articulation qui reste encore à explorer. Noué au prix d’une véritable décapitalisation rituelle ou d’un renoncement forcé et définitif à toute mobilité, que devient le lien qui unissait un bákiin à son détenteur lorsque meurt ce dernier ? IV. Les temps et les chemins de la transmission d’un autel ou d’un sanctuaire En ouvrant cette nouvelle entrée pour mettre à l’épreuve les distinctions que nous avons dessinées dans cet ensemble complexe, nous commencerons par suivre le destin matériel des éléments qui composent un bákiin avant de nous pencher sur les modalités de la transmission de sa charge. Dans la mesure où nous ne saurions parler de transmission de charges rituelles en ignorant ce qu’il advient de celles qui président au devenir du groupe domestique et des terres, nous examinerons également le traitement des autels de type utíil. Lorsqu’un chef de famille décède, il est de coutume de « casser » sa maison dans les mois qui suivent sa mort. La paille de la toiture est enlevée, la charpente et les plafonds sont démontés ; les pluies du prochain hivernage se chargeront d’écrouler les murs dont la terre, une ou deux saisons plus tard, sera retournée et cultivée en pépinière de riz ou en champ de manioc. Dans les cas les plus courants, ces opérations peuvent être différées  – jamais plus d’un an ou deux –  lorsqu’une veuve habite encore dans la maison. Mais il arrive que la destruction définitive du bâti et, plus encore, la mise en culture de l’emplacement, paraissent sans cesse repoussées : tandis que, faute d’entretien de la toiture, une partie de la maison s’écroule, une autre reste soigneusement protégée des intempéries. Ou bien, enserré par les pousses de la nouvelle plantation, un abri en feuilles de rônier recouvre un autel autrefois adossé 260

« Prendre un bákiin sur le dos » au mur disparu de la maison principale. Dans certains cas, l’emplacement ne sera jamais cultivé avant la troisième génération de descendants. On se souvient aussi de la manière dont les anciennes guerres ont imprimé au paysage des marques indélébiles en interdisant d’accès, et plus encore d’exploitation, l’emplacement des villages détruits. Autant de précautions qui témoignent de la prégnance de certaines catégories de puissances que la mort de leur desservant n’aura pas pour autant congédiées de l’espace domestique ou villageois où fut initialement « planté » leur autel ou leur sanctuaire. 1. Destins des objets et des lieux de culte Au terme d’opérations rituelles qui débutent au moment des funérailles de son desservant et s’achèvent à l’intronisation de son successeur, les composants matériels d’un bákiin seront traités selon l’une des trois modalités suivantes. Des ukiin inamovibles Il s’agit pour la plupart des ukiin « à bâton » : ukiin réservés aux femmes, liés à l’enterrement des placentas et plus généralement à la fécondité des femmes et des champs, à l’accouchement, et au traitement des femmes mortes en couches et, du côté des hommes, de ceux qui sont liés à l’initiation, à l’enterrement, au feu et à la forge. Le sanctuaire principal est installé à l’extérieur du village, en forêt, les annexes à proximité des quelques concessions habitées par les membres des deux ou trois lignages qui ont « une part dans ce bákiin ». Dire que ces sanctuaires ne bougent pas revient à dire que c’est à leur responsable de venir s’installer, voire de construire une nouvelle maison à proximité du bákiin. La seule transformation dont ils peuvent être l’objet est le changement d’orientation de l’entrée dans l’aire sacrificielle (du nord au sud ou de l’ouest à l’est alternativement). Au fur et à mesure des générations, les responsables successifs viendront donc arroser de vin de palme et de sang sacrificiels ce lieu où fut initialement « planté » le bákiin. Ces sanctuaires ainsi plantés au lieu même de leur première installation génèrent des trajets de contournement complexes en fonction de leurs interdits spécifiques, et interdisent toute autre occupation du sol. Ils imposent à l’espace villageois et à la brousse environnante un marquage initial qui constitue la géographie première du territoire. Dans cet ensemble un seul cas de transport d’objets rituels peut être mentionné, lequel toutefois n’a rien à voir avec quelque succession. Erúŋun est tout à la fois bákiin et maternité traditionnelle ; celle-ci est composée d’une case ronde (forme architecturale qu’aucune maison d’habitation n’emprunte) construite à l’intérieur d’un enclos parfaitement hermétique aux regards. Lorsque cette case doit être refaite, la responsable emporte discrètement en pleine nuit les éléments qui composent l’autel dans la maternité d’un autre sous-quartier. Si, pendant cette période, un sacrifice doit être fait à Erúŋun, on mouillera de sang et de vin l’emplacement mis à nu du bákiin. Lorsque les travaux (uniquement menés par les femmes) seront terminés, les responsables de l’autre sous-quartier rapporteront, toujours en pleine nuit, les éléments de l’autel qui seront arrosés d’abondantes libations de vin de palme. Le cas de Káyák, bákiin de la royauté, est particulier : le sanctuaire principal pour toute la région jamaat, installé dans l’un des quartiers d’un village à la frontière séné-

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Chapitre v galo-guinéenne, Kerueye, est inamovible28. Par contre, comme nous le verrons, les annexes de Káyák se déplacent lorsqu’est pris un nouveau roi. S’adjoignent à ces ukiin tous ceux qui, bien qu’ils relèvent a priori d’une autre classe, celle des ukiin à harpon, traitent de rapports à la terre plus occasionnels : écoulement de sang provoqué par la chasse, la guerre (Kañagen), le meurtre et la rixe sanglante (Baliŋ), l’acte même de flécher (Kataf). À cet inventaire, il faut enfin ajouter deux autres ukiin de brousse, dont on dit qu’ils « ont mis au monde » quelques enfants dans le village : le premier, Kasent, détenu par un homme, est la « mère » de tous les ukiin « à harpon », imposant sanctuaire, où s’accumulent d’énormes canaris et où se déroulent une grande part des rituels d’intronisation. Mais ses « enfants », dont le principal est Bulãpan, bougent. L’autre est Kãdenben, plus récemment implanté. Tous ces sanctuaires restent entretenus, selon des modalités diverses, après la mort de leur responsable en titre. Aucun des objets de culte, aucune des reliques sacrificielles n’est détruit ni déplacé : mâchoires, cornes, louche-calebasse (pour les femmes) ou coquillage de libation (pour les hommes), couteau sacrificiel, canaris servant à la cuisine ou au transport d’eau, de placentas, sièges, etc., tout reste en place. Des ukiin, des objets et des autels que l’on déménage (« transfert » : jalojaju) Nous venons de le dire, le grand bákiin de la royauté, implanté dans son petit quartier, ne bouge pas. Les sanctuaires installés dans chaque village, tout imposants soient-ils, n’en sont que des annexes (durant le règne du roi de tel ou tel village, la principale annexe a statut de bákiin autonome et la deuxième annexe est secondaire). À l’échelle du village, Káyák, au moment où est pris un nouveau roi, migre d’un quartier à l’autre. Dans les temps d’interrègne, qui durent parfois plusieurs décennies29, deux cas de figure peuvent se présenter. Soit le roi défunt avait de son vivant un ou deux adjoints que l’on prend alors comme officiants ; le bákiin reste à proximité de la maison du dernier roi, une plus petite annexe est toujours ouverte dans le quartier de l’avant-dernier roi, là où retournera le bákiin principal lors de l’intronisation du véritable successeur. Soit, si ces adjoints intérimaires décèdent avant le nouveau règne, Káyák n’étant plus entretenu change de statut : tous les objets rituels qui le composent (cornes et mâchoires des animaux sacrifiés, canaris, etc.) sont entreposés sur une estrade analogue à l’estrade sur laquelle est installé un défunt lors des danses funéraires. Le bákiin change de nom : on l’appelle désormais jiramb, « l’estrade ». Ce sont tous ces objets que l’on transférera, moyennant d’immenses sacrifices, dans le quartier du nouveau roi. Jirambaju redevient Káyák. N’ayant jamais eu l’occasion d’y assister, je n’ai guère de précisions sur les conditions de ce transfert, sinon qu’il se déroule dans une ambiance particulièrement sanglante : c’est du sang de tous les animaux sacrifiés que seront abondamment arrosés le nouveau roi, son bâton et tous les objets qui composent Káyák. Tous les autres ukiin déplacés relèvent de la catégorie des ukiin « à harpon ». Ces ukiin  – à l’exception de ceux que nous évoquions plus haut –, dont le champ d’intervention paraît relativement hétéroclite, ont en commun de traiter des modes d’ins-

28. Kerueye est l’un des cinq quartiers du village dit Esukey. Il faudrait encore préciser que ce sanctuaire de Káyák provient du village de Kesuh, plus à l’est de la région où est toujours implanté le premier Káyák. Lors des grandes occasions, le roi de Kerueye commence par aller sacrifier à Kesuh. 29. Le dernier roi du village de Esana, pris en 1957, est mort en 1961. Il n’a toujours pas de remplaçant, mais deux vice-rois entretiennent le bákiin.

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« Prendre un bákiin sur le dos » cription des habitants dans l’espace villageois et des « affaires » de la vie en société. Installés dans une case ronde (ubool) et/ou sous la véranda de la maison de leur détenteur, ils ne sont pas la propriété d’un lignage, mais doivent nécessairement être « plantés » dans tel sous-quartier, voire telle concession, selon un ordre de rotation immuable. Ainsi le sanctuaire principal (élenkiin) de Ãkuren et de Ámum, sera-t-il déplacé, six ans après la mort de son détenteur, dans un autre quartier (le nombre 6 est l’opérateur de base de toutes les prescriptions sacrificielles et des découpages calendaires). La case qui l’abrite sera détruite. Les sanctuaires individuels en revanche seront détruits avec la maison, à l’exception du harpon entreposé dans le sanctuaire principal et des petits canaris (ebeg) représentant les membres de la famille proche (épouses et enfants) du détenteur. Précieusement prélevés avant la destruction, ces petits canaris seront « replantés » dans un sanctuaire homologue, celui de l’initiateur ou d’un membre des lignages paternel ou maternel du défunt. Le cas de l’imposant Bulãpan diffère en ce qu’il n’a qu’un seul détenteur pour tout le village. Là encore, il ne peut être transféré avant que six ans ne se soient écoulés après la mort de son détenteur. Pendant cette période, c’est le responsable du bákiin de brousse qui « a mis au monde » Bulãpan, Kasent, qui va y sacrifier. Les hommes de la concession entretiennent très soigneusement la toiture de paille. C’est lorsque le nouveau propriétaire aura préparé la véranda du mur arrière de sa maison que le déménagement sera entrepris. Opération extrêmement délicate puisqu’il faut tout emporter : les petits canaris enterrés à fleur de terre, les milliers de mâchoires, cornes, des animaux ici sacrifiés depuis des siècles, les instruments rituels de tous les détenteurs défunts (harpons, perles, coquillages), les troncs sur lesquels on s’assied, les tabourets, etc. Le transfert commence la nuit : les quelques initiés du grand ulãg emportent tout ce qui doit rester invisible. Puis, la journée suivante, les neveux utérins du défunt se chargent d’apporter tous les autres objets rangés dans de grands paniers. Le bákiin est ainsi reconstitué à l’identique dans la maison de son nouveau responsable. Dans le ubool (qui avait été édifié bien auparavant, comme nous le verrons), on apporte de nuit le tambour à friction. Une fois qu’il est transféré, on achève de démonter la toiture de la maison du défunt et on casse l’ancienne case où « mugissait le taureau ». Mais l’espace ainsi remis à nu n’est pas pour autant rendu à la vie ordinaire. On attendra que se succèdent deux à trois générations avant de commencer, comme on le fait d’ordinaire, quelque culture de jardin sur l’ancien emplacement de la maison et de la case. Font aussi l’objet d’un transfert les autels de lignage installés contre le mur de la maison du plus âgé des agnats. Les Kujamaat ne parlent pas de bákiin mais de utíil à propos de ces autels qui, rappelons-le, sont de deux sortes : - utíil ata etaamay : autel « des terres », associé à la germination de la graine et de la maison, i.e le retour de l’awúa du défunt en la personne d’un nouveau-né ; le détenteur du utíil est celui qui décide, lors de chaque évènement familial touchant à la composition du segment de lignage (mariage d’un jeune, mort d’un chef de famille) de la répartition de l’ensemble des parcelles collectivement détenues par le lignage. - utíil at’ewuumey (autel lié au double animal). Comme le précédent, cet autel n’est pas obligatoirement installé dans la maison où l’on réside, compte tenu de dispersion des segments de lignage entre plusieurs siãk. Généralement, il suit l’autel des terres. Leur transmission se fait de manière collatérale. Le utíil devrait donc être déménagé chez un germain du défunt avant que la maison ne soit cassée. Telle est du moins la règle générale. Cette opération non seulement délicate mais aussi périlleuse, 263

Chapitre v puisqu’il faut tout prendre en bloc, avec les petits murs de banco qui délimitent l’autel, revient aux neveux utérins. Ils devront creuser la terre par-dessous et installer l’ensemble sur une sorte de brancard  – rappelant étrangement le brancard utilisé lors de l’interrogation d’un mort –  qu’ils porteront à l’épaule. D’importants sacrifices sont exigés si une partie de l’autel se casse à l’occasion du transfert. Cependant, la règle qui veut que le utíil soit déménagé avant que l’on ne démolisse la maison est loin d’être toujours appliquée. Les raisons de ces atermoiements, nous les examinerons bientôt après avoir dit quelques mots du troisième cas de figure. Des ukiin et des objets que l’on détruit (on dit à ce propos : kwapuyo urumaw, « ils cassent le canari ») Un bákiin comme Bulãpan ne peut s’acquérir qu’au terme d’une longue démarche sacrificielle que peu de candidats dans le village sont capables de mener à son terme. Sans pour autant présumer qu’ils soient ultérieurement choisis comme responsables en titre, ceux qui réussissent cette épreuve qu’est le « grand ulãg » peuvent édifier dans leur cour cette fameuse case ronde (ubool) dont nous parlions plus haut. À leur mort, il n’est que trois objets qui seront préservés et entreposés dans le ubool d’un homologue : le harpon, le gros coquillage epatey, et les colliers de perles blanches ou transparentes que seuls peuvent porter les gens du « grand ulãgaw ». À part cela, cette case et tout ce qu’elle contenait  – gros canaris destinés à la cuisine du sacrifice ou au vin de palme, canaris enterrés, etc. –  sera détruit. Il est d’autres ukiin (« à harpon ») qui peuvent aussi être installés en deux lieux distincts de la maison : chambre intérieure et case ronde dans la cour. La case ronde est cassée en même temps que la maison du défunt. Tous les sanctuaires individuels, ceux que leur détenteur aura installés dans une petite chambre, sont entièrement détruits avec la maison. Cette petite chambre (ubool), toujours très basse de plafond, a été aménagée selon quelques normes générales : petit autel en banco, « batteries » de canaris semi-enterrés, plumes de poulets, mâchoires et cornes d’animaux sacrifiés accrochés au-dessus de l’autel, etc. Mais une part est laissée à la fantaisie du propriétaire : agencements décoratifs, objets rares accrochés au mur et « caches » personnelles de quelques biens que le détenteur désire soustraire aux convoitises familiales… En principe, rien de ce qui a été implanté au moment de l’installation de l’autel, de ce qui est personnellement lié à son détenteur, ne ressortira de ce bákiin. Des instruments rituels du propriétaire, on ne prend que le harpon qui sera entreposé dans le sanctuaire principal. Comme le remarquait avec humour un informateur : « Le bákiin maintenant, est-ce qu’il s’en va ? Est-ce qu’il va prendre un autre type ? Ou bien est-ce qu’il va mourir avec lui ? Je ne sais pas, on casse tout. » Une part des objets contenus dans le ubool doit cependant en être extraite avant sa démolition : il s’agit des petits canaris, ebegey, ici enterrés pour placer les membres du ãk, les enfants, et éventuellement les petits-enfants du détenteur sous la protection particulière du bákiin. Ils seront réinstallés dans le ubool d’une personne du ãk (pas nécessairement du même segment de lignage) détentrice du même bákiin. Ce jour-là, on cuisine un grand canari de riz au poisson, les hommes du ãk apportent de nombreuses gourdes de vin de palme et, dans la nuit, après les avoir une dernière fois ‘‘arrosés’’ dans l’ancien sanctuaire, des neveux utérins transféreront les petits canaris dans le ubool d’accueil. Une ou deux semaines plus tard, on casse le grand canari du défunt. Tous les membres du ãk se réunissent et apportent encore de grandes quantités de vin. On 264

« Prendre un bákiin sur le dos » appelle une petite fille devant l’ancien ubool : en lui prenant les bras pour guider ses gestes, on lui fait toucher la terre de la paume, et du dos des deux mains ensemble, et cela six fois de suite. À l’intérieur, un homme se saisit du grand canari qu’il a enfin extrait du sol, lève les bras et le jette violemment à terre. Rien ne s’oppose plus à ce que la maison soit démolie, mais ici encore, on ne cultivera pas tout de suite à son emplacement. Sans doute peut-on voir dans le geste (peu commenté par les acteurs du rite) de cette petite fille du ãk un dernier acte de déliaison entre la puissance entretenue par le défunt, qui semble encore présente dans ce canari, et les descendants du mort. De ce premier balayage mené au ras des lieux et des objets constitutifs d’un bákiin au moment où il se retrouve en vacance d’officiant, un constat se dégage : également frappés du sceau de l’instance qui y fut fixée  – sceau que les Jóola qualifieront sans plus de précision, de ñiñi30 –, leur devenir paraît globalement indissociable : ou tout reste en place, ou presque tout est déménagé ou presque tout est détruit. Ce « presque », nous l’avons vu, tient aux deux catégories d’objets qui semblent échapper à ce traitement d’ensemble : les outils rituels tels le harpon, les perles, et coquillages epatey qui ne transitent qu’entre des lieux voués à la même instance ; les petits canaris des sacrifiants décédés, laissés à l’abandon lors d’un transfert, ou, à l’inverse, ceux des proches survivants du détenteur défunt, qui seront préservés de la destruction. D’avoir été, ou de s’être un jour « confié »31 à une instance, un sacrifiant gardera toujours l’empreinte de cette mise en relation, toute occasionnelle fût-elle, tout comme en garderont trace les lieux et les objets qui en furent les supports. C’est bien là-dessus que butent les neveux chargés du transfert ou de la destruction d’un sanctuaire. Entre deux types d’autels, les uns détruits, les autres conservés ou reproduits à l’identique, il n’est a priori guère d’opposition significative dans le principe qui préside à leur installation. À partir d’un noyau d’origine (pieu, objets enterrés, trou creusé, poteries, etc.), un bákiin se constitue toujours par accumulation d’objets et de matières qui constituent de véritables archives de l’activité rituelle qui s’y est déroulée depuis sa fondation. Ces matières oblatoires accumulées sont indissociables de toutes les paroles ici prononcées, des fragments d’histoire individuelle et des « affaires » qui ont été enfouis dans ce trou en quoi consiste sa « bouche ». Mais les traces de ces paroles et de ces attaches sont pour les unes vouées à la disparition, pour les autres précieusement conservées. On aura remarqué que l’essentiel des ukiin inamovibles, confiés par force à leurs responsables, sont ceux qui traitent de certaines mises en contact direct avec la terre (écoulements de sang, enterrement). Outre des objets communs à tous, leurs sanctuaires incorporent des éléments d’une nature particulière : fragments chûs des corps des sacrifiants (placentas, cordons, cheveux, excréments), ou de leurs victimes (crânes d’ennemis), objets qu’un port permanent a presque intégrés à ce corps (bracelets des féticheurs entreposés dans le bákiin du cimetière). Du côté des ukiin « à harpon », le principe de distinction entre sanctuaires transférés et sanctuaires détruits semble à première vue relativement simple : tandis que les sanctuaires de type elenkiin et les activités qui s’y déroulent restent sous le contrôle

30. Cf. chap. iv. 31. « Confier », riten, est le terme par lequel on désigne couramment une relation d’affinité élective et de confiance réciproque, telle celle qui peut unir un jeune à un père de famille auquel il finit par demander de venir habiter chez lui.

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Chapitre v collectif de tous les responsables liés à ce bákiin, les sanctuaires individuels, lieux de consultation divinatoire ou de prise en charge thérapeutique, relèvent quant à eux, de la seule responsabilité de leur détenteur. Chacun peut y développer ses propres techniques et ses propres interprétations à partir du fonds de savoirs que lui aura transmis son maître d’initiation. Toujours suspicieux à l’égard de toute entreprise d’accumulation privative de biens ou de savoirs, les Jóola se méfient de la relation que, dans le secret de son petit ubool, un amañen entretient avec l’instance qu’il a ici piégée. En détruisant ces sanctuaires individuels, tout se passe comme si la société villageoise se défendait du danger que contient en germe cette part de création et d’improvisation personnelles. Une question reste néanmoins en suspens : le cas de Bulãpan montre bien que, même déménagée, une puissance a des adhérences au lieu où elle a un jour, été plantée. Il en reste bien quelque chose dans la terre des murs qui l’ont hébergée. 2. Transmission de la charge d’un sanctuaire ou d’un autel Des modes de cette transmission, il est impossible de donner un principe général, si ce n’est celui-ci : un bákiin ne se transmet jamais directement de père à fils ou, dans le cas des ukiin de femmes, de mère à fille, de tante à nièce. Si, dans tous les cas de figure, aucun calcul ne peut résoudre par avance la question du choix de l’héritier, deux types de contraintes en limitent les possibles. Doivent en effet être respectées : - des conditions d’alternance soit entre lignages qui ont « une part dans ce bákiin »32, soit entre quartiers et sous-quartiers du village, selon un cycle de rotation intangible ; - des conditions rituelles qui conjuguent un ordre calendaire et un ordre initiatique. Qu’il soit pris par force, ou qu’il se sente invité  – à la suite de divers incidents –, par le bákiin même à reprendre la charge, l’héritier est soumis à une initiation dont le déroulement s’inscrit dans une temporalité collective dûment prescrite. Un guérisseur réputé ne transmettra rien de ses savoirs à un quelconque disciple, fût-il son fils, qui ne se serait pas au préalable soumis aux rites d’acquisition du bákiin spécifique à son champ d’action. Revenons au moment du décès d’un homme ou d’une femme détenteur de bákiin. C’est dans l’enceinte même de leur bákiin que, pour certains, la mort doit advenir : le roi ou celui qui en fait fonction33, le responsable de Bulãpan et ceux qui ont terminé le « grand ulãg ». Dès lors que la maladie ou l’épuisement les ont rendus incapables de se mouvoir, ils ont été transportés dans la petite case aménagée à cet effet, tout comme le lépreux mis sous la coupe de Sãbun, bákiin du feu. Rares sont ceux qui osent s’approcher de la lourde porte pour leur apporter quelque soutien : en ces moments, le bakiin est là tout entier dans ce corps agonisant qu’il a fallu mettre à l’écart de l’espace habité.

32. « avoir une part dans le bákiin », c’est faire partie des deux ou trois lignages qui ont initialement « planté » ce bákiin dans l’espace villageois. Bien qu’il soit fort possible qu’elle ait à voir avec certains modes de transmission, je laisserai pour l’instant de côté la question de cette implantation initiale  – qu’il s’agisse d’un bákiin rencontré un jour en brousse ou d’un bákiin emprunté à des voisins – car sur ce point, dont les villageois n’aiment guère parler, de nouvelles enquêtes s’avèrent nécessaires. 33. Ces personnages n’en ressortiront pas puisqu’ils sont enterrés dans l’enceinte de ce même bákiin. Leur mort est annoncée trois jours après en ces termes : « Il a disparu » ou encore, selon des expressions courantes en d’autres sociétés africaines : « La terre s’est brisée », « les pierres du ciel sont tombées »…

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« Prendre un bákiin sur le dos » Avant même que les cris funèbres ne retentissent dans le village, les proches sont allés chercher les « seconds » de ce bákiin, lesquels vont entamer une série de sacrifices, appelés kábáwul (« ouvrir »), consistant en libations qui, dans la nuit, seront suivies de sacrifices d’animaux. Dans le même temps, comme on le fait pour tout défunt, des membres du patrilignage cherchent du vin à verser sur l’autel du lignage. Selon l’importance et le nombre des ukiin détenus par le défunt, les sacrifices se poursuivront jusqu’au lendemain. Au moment de l’interrogation du kasaab, quels que soient les détours empruntés par les questionneurs ou les porteurs, la déambulation du défunt devra obligatoirement faire escale dans chacun des ukíin qu’il détenait34. Dans l’après-midi, alors que le défunt, magnifiquement paré, trône sur son estrade, l’exécution des danses et des chants funéraires est soudain interrompue par le cortège de tous ses homologues rituels, ceux et celles qui détiennent, à un titre ou à un autre, le même bákiin. En grand apparat, munis de tous leurs instruments rituels, ils entament les chants particuliers à ce bákiin et, à plusieurs reprises, exécutent six tours de danse autour de l’estrade. Moment fort qui retient l’attention des participants et, dans une ambiance d’autant plus surchauffée que le défunt détenait de nombreux ukiin, ouvre aux scènes de bravoure les plus éblouissantes : mise à feu de vieux fusils de traite35, attaque d’un kapokier au coupe-coupe, simulacres de bataille, etc. Au cas où le mort détenait un bákiin « à harpon », l’ambiance atteint son paroxysme lorsque l’aîné de ses homologues rituels saisit ce harpon et, devant l’estrade, vient en un geste rapide effectuer cette séquence dûment nommée añañorol, « on le détache ». Accompagné des clameurs de la foule, il balance le harpon du défunt en direction des quatre points cardinaux, puis disparaît. À ma connaissance, un tel geste n’a pas cours dans le cas des détenteurs d’ukiin « à bâton » : si leurs homologues viennent bien danser autour de l’estrade funéraire munis de leurs bâtons, exécutant parfois six fois de suite les six tours réglementaires, ils n’exécutent ici aucun geste particulier sur le bâton du mort pour l’instant entreposé dans le sanctuaire. Incorporés dès leur saisie à leur bákiin, tout porte à croire que la mort n’introduit pas de réelle rupture dans le lien particulier qui les unit à l’instance qu’ils représentent. C’est encore au moment des funérailles que doivent être réglées les dettes sacrificielles liées à la prise du bákiin : une partie des animaux et quantités de vin que le détenteur n’aurait pas fini de « payer » doivent être sacrifiés sur la place publique, avant l’enterrement ; l’autre partie, les descendants et collatéraux du défunt se la voient publiquement prescrire. Lorsqu’il s’agit de Baliŋ (meurtre), on allait autrefois chercher dans le sanctuaire du détenteur les crânes d’anciens ennemis dont il était dépositaire, pour les exposer devant l’estrade. Quels que soient les rites particuliers qu’ils réclament, les ukiin détenus par le mort sont au centre de la scène funéraire.

34. Il y a quelques années, en pleine guerre entre l’armée sénégalaise et les indépendantistes casamançais, un réfugié sénégalais décédait dans un village frontalier de Guinée-Bissau. La plupart des villageois s’accordaient pour dire qu’on pouvait l’enterrer sur place car « c’était la même terre ». Mais l’homme détenait le bákíin Kareñaku. Au risque d’être criblés de balles, quatre hommes se chargèrent du cadavre pour aller l’enterrer selon les règles. 35. On se souviendra longtemps dans le village de Esana des funérailles d’un homme qui détenait de si nombreux ukiin que les danses funéraires se poursuivirent trois jours durant. Au cours du deuxième jour, une femme dans l’assistance reçut une balle mortelle sans que personne ne s’en rende compte.

267

Chapitre v L’intérim Au terme de cette journée enfiévrée, le corps, désormais réduit à son statut de cadavre, est porté en terre. Les agnates de la concession, mariées ailleurs, viendront piler le riz du défunt, manger et passer la nuit dans la maison pendant quatre à six semaines. Dans la première semaine qui suit l’enterrement, réunions et sacrifices se poursuivent dans le(s) sanctuaire(s) qu’il(elle) détenait, mais il est fréquent que toutes les dettes du mort ne puissent être réglées durant cette période. Jusqu’à leur extinction, elles se transmettront à l’intérieur du patrilignage faisant peser sur ses membres l’ombre de l’instance créancière. À la fin des six semaines de deuil, tandis que se déroulent dans l’espace domestique les derniers rites consistant à « donner la maison » du mort36, ses homologues rituels se réunissent à nouveau dans l’aire ou les aires sacrificielle(s) jusqu’alors entretenue(s) par le défunt pour confier celles-ci à un officiant intérimaire. S’il s’agit d’un bákiin « à bâton », et que le défunt ne soit détenteur que d’une annexe, le principal responsable (la femme du « grand » Karaay, l’homme de Kareñ, ou encore le roi de Kerueye) viendra faire un sacrifice. Puis les second(e)s, assistant(e)s rituel(le)s qui avaient coutume d’accompagner le (la) responsable en titre, prennent provisoirement le relais. Le sanctuaire est laissé en l’état. À la fin de la période de deuil (six semaines jóola) les assistants désignent, pour le Karaay, une « conseillère » détentrice d’une autre annexe qui viendra entretenir le bákiin, c’est-à-dire, pour l’essentiel, veiller à ce que le trou où l’on verse les libations ne se bouche pas et, lorsque des rites collectifs l’exigent, sacrifier. Dans les ukiin de la maternité traditionnelle, Erúŋun et Eripay, les accoucheuses vont quérir pour les sacrifices (dans l’un des sous-quartiers voisins) l’une des homologues de la responsable défunte. Pour assurer l’intérim de la charge des ukiin liés à l’initiation, les conseillers désignent un neveu utérin (il doit être initié et marié), lui font subir un rituel que l’on pourrait qualifier d’ « accréditation », car il ne s’agit pas d’une véritable intronisation mais de cette catégorie de rite appelé keepulen, ayant ici valeur de mise sous la tutelle du bákiin. Mais en confiant ce sanctuaire au neveu utérin, on lui confie également les rizières et les champs du défunt : c’est là l’une des raisons pour lesquelles l’autel de lignage lié aux terres, le utíil, n’est pas toujours transféré au moment où l’on casse la maison. Le neveu utérin, le temps de l’intérim, entretiendra aussi le utíil avant que ce dernier ne retourne au patrilignage du défunt. De ces personnages, second, conseillère, neveu utérin, on dit « qu’ils ont pris le bákiin sur le dos », « comme on porte un enfant ». Cette période d’intérim, on sait quand elle finira : lors des prochains rituels calendaires qui auront pour objet de pourvoir, en une fois, tous les sanctuaires vacants. Si l’on est au début du cycle, ces rituels auront lieu dans six ans pour les ukiin liés à l’initiation masculine, trente ans pour les ukiin de femmes. Dans le cas des ukiin « à harpon », le choix de l’intérimaire obéit à des logiques différentes. Parfois, il n’est même pas d’intérimaire. C’est à l’issue des rites funéraires que l’on choisit celui (ou celle) qui reprendra définitivement le bákiin. Cette personne fait partie de ces gens qui, sans pour autant avoir la charge du bákiin, ont déjà fait des tournées sacrificielles de type ulãg qui les positionnent comme détenteurs poten-

36. Cf. chap. ii.

268

« Prendre un bákiin sur le dos »

bákiin

mode d’acquisition

domaine

intérimaire

période

Karaay inamovible

« conseillère » fertilité/enterrement rapt + initiation détentrice 1 à 30 ans placentas d’une annexe

Kareñ inamovible

initiation masculine

rapt + initiation neveu utérin

1 à 6 ans

Káyák (principal) inamovible

royauté

rapt + initiation seconds

rarement moins de 10 ans

Káyák (annexe) transféré

royauté

rapt + initiation

seconds + roi de Kerueye

parfois des décennies

Bulãpan transféré

protection générale/ luttes

tournée sacrificielle + initiation

détenteur du bákiin « mère »

6 ans

homologue du détenteur défunt

6 ans

Ãkuren tournée àmum divination, guérison sacrificielle transfert du sanc+ initiation tuaire principal utíil transféré

autel des terres autel des doubles

héritage collaténeveu utérin ral + sacrifice

indéterminé (quelques mois à quelques années)

Tableau des principales modalités de l’intérim

tiels : c’est le cas de Baliŋ, lié au meurtre, de Kañagen lié à la guerre et à la chasse, de Kataf lié à l’acte de flécher une personne : pour faire vite, on peut dire par exemple que les sacrifices exigés d’un meurtrier, lorsqu’ils sont menés à leur terme, équivalent à un ulãg. Il en est de même d’un bákiin tel Ejãk, lié au traitement de celui qui a été amené à ligoter quelqu’un : se traiter, c’est prendre la charge d’un sanctuaire. S’il est plusieurs pressentis, on choisit le futur responsable en fonction de son antériorité dans l’accomplissement des rituels. Dans d’autres cas, l’intérim est assuré par le détenteur du bákiin « mère » de celui qui se retrouve vacant. Il en est ainsi de Bulãpan, enfant de Kasent. Ces ukiin, « enfants » au demeurant prestigieux des grands ukiin de brousse (aux caractères moins définis que ceux des ukiin « à bâton »), restent en pleine activité pendant la période d’intérim : on peut par exemple organiser les grandes séances de lutte intervillageoises sous la tutelle de Bulãpan, en parlant alors des « grandes luttes de telle (l’épouse du détenteur défunt) ». Car après tout, reconnaissent les villageois, elle aussi a fortement contribué aux dépenses requises par le ulãg de son mari. Autre cas (en ce qui concerne la véritable succession, nous nous retrouverons cependant dans la même situation que Bulãpan) : les sanctuaires principaux d’ukiin tels Ámum et Ãkuren, avant d’être déplacés, sont entretenus par un homologue rituel du défunt, celui qui possède l’annexe du bákiin dans le quartier adverse. Les autels individuels, voués à la destruction, ne sont plus entretenus. 269

Chapitre v Comme on l’aura pressenti, la question de l’autel de lignage lié aux terres est particulièrement délicate dans la mesure où elle est entièrement liée à l’héritage des rizières inondées et des champs de brousse. En attendant son affectation définitive, c’est un neveu utérin qui l’entretient. Le temps de la transmission Les années passent ; hormis quelques cas rapidement réglés, les grands sanctuaires attendent toujours leur véritable desservant. On entre dans une période où commencent à se conjuguer rythmes calendaires et règles d’alternance entre lignages et entre unités résidentielles (hors filiation). Nous l’avons vu plus haut, en dehors des ukiin de la royauté, toutes les prises de responsables « à bâton » s’inscrivent dans un calendrier lié à l’initiation masculine du búkut, ponctué par les cérémonies de esãgey et du karaay. En matière d’ukiin « à bâton », il n’y a pas d’acquisition de sanctuaire autrement que par voie de succession. Le cas des ukiin « à harpon » est plus complexe, dans la mesure où les héritiers potentiels d’un sanctuaire vacant ont déjà effectué les rituels qui les considèrent comme amañen. Pour la plupart, ces héritiers potentiels possèdent déjà un autel individuel acquis en dehors de toute succession. Tout porte à penser que ces ukiin acquis individuellement ont un statut bien différent de celui des « annexes » des ukiin « à bâton » : il faut les attraper, les fixer, les installer ; ils se manifestent en dehors de tout processus de succession, mais doivent s’insérer dans une chaîne de filiation entre ukiin de même nature. Bref, il semble bien qu’il s’agisse de « rejetons » qui, n’étant fixés dans un autel que le temps de la vie de leur détenteur, vont et viennent de façon aléatoire, entre brousse et village. Ainsi n’est-il pas exclu qu’un tel bákiin puisse parfois nomadiser avec son propriétaire : tel ce féticheur errant, ayant fui le village où il avait perdu parents, femmes et enfants. Sans résidence fixe, il transportait avec lui son bákiin Ãkuren, réduit à sa plus simple expression : la coquille de libation kasend, et son instrument divinatoire, une corne de gazelle fixée sur une corde par l’intermédiaire de quatre grelots. Cet instrument divinatoire lui servait d’autel, lorsque, avant chaque consultation, il y sacrifiait un poulet ou du vin de palme. Mais revenons aux sanctuaires de type élenkiin qui sont déménagés après la mort de leur détenteur : tandis que l’accès à la charge de tels ukiin relève d’une démarche individuelle, indifférente à toute règle de filiation ou de résidence, les déplacements du sanctuaire sont entièrement soumis à un ordre de rotation immuable entre unités résidentielles. Six ans après la mort du détenteur précédent, le bákiin doit migrer, selon un ordre de rotation intangible, de quartier à quartier, de sous-quartier à sousquartier, de ãk à ãk. L’héritier sera choisi parmi ceux qui ont terminé le ulãg du dit bákiin : si personne ne l’a fait, on attendra. Il est hors de question de « sauter » un sous-quartier ou un quartier. Si plusieurs personnes sont en position de reprendre le bákiin, on choisira celui qui a terminé l’épreuve dans le temps le plus reculé, ou bien encore, si ce dernier a décidément trop d’ukiin, le deuxième en antériorité. Une fois de plus, nous sommes en présence d’une règle qui opère un véritable maillage de l’espace villageois, une sorte de « verrouillage » des relations entre les unités de résidence. Rappelons les conditions particulièrement délicates de certains de ces déménagements. Les personnes qui en sont chargées sont d’abord les initiés au bákiin : ainsi pour Bulãpan, les quelques hommes qui ont fait le « grand ulãg ». Ceux-ci transportent, de nuit, tous les éléments qui doivent rester invisibles au public (tambour, 270

« Prendre un bákiin sur le dos » canaris enterrés), puis entrent en scène les neveux utérins, lesquels transportent tout (!) le reste dans de grands paniers. Pour d’autres ukiin, seuls les initiés ont à charge de transporter ces objets accumulés qui, avant qu’ils ne soient minutieusement réinstallés, évoqueraient plutôt un véritable bric-à-brac. De la transmission des autels de lignage, nous avons à plusieurs reprises évoqué les enjeux. Les singulières précautions prises pour déménager cet autel (il faut l’emporter d’un bloc, sans casser la partie de banco sur laquelle il s’adosse) démentent l’apparente modestie de sa composition et des sacrifices dont il est l’objet (avant les semences, avant la consommation du riz nouveau et lors des funérailles d’un agnat). Ces sacrifices consistent essentiellement en vin de palme, graines de riz et poulets lors des funérailles ; il est rare d’y immoler de plus gros animaux. Mais entretenir un utíil, c’est décider de l’affectation des parcelles au sein du lignage. Lourde responsabilité, puisqu’à chaque événement familial (décès, mariage d’un fils), toutes les terres sont remises dans le « pot commun » avant d’être réaffectées. Le utíil étant installé dans la maison de l’aîné du segment de patrilignage, il est assez exceptionnel que ce dernier n’ait pas quelque responsabilité dans un bákiin villageois, ce qui, comme nous l’avons vu, complique les trajets de sa transmission. Lorsque la succession est définitivement réglée dans la sphère des ukiin villageois détenus par le défunt, le neveu utérin cède sa double charge : le bákiin est repris par un nouveau responsable, le utíil est transporté chez l’aîné du patrilignage, un germain du défunt. Mais il arrive que le défunt n’ait plus de collatéraux  – tout au moins initiés et mariés – : s’il détenait un bákiin « à bâton », celui qui lui succède dans la charge reprendra l’autel des terres, les champs et les rizières. Il viendra construire sa maison dans le ãk « éteint » ou bien fera transférer l’autel à côté de celui de son propre patrilignage. Si le défunt n’avait pas de bákiin, c’est un neveu utérin qui reprendra maison, terres et utíil. C’est bien par commodité que nous avons souvent qualifié ces autels de « lignagers ». S’il est vrai qu’y sont enregistrés tous les événements familiaux (naissance, mariage, mort) et que s’y retrouvent généralement les membres d’un même segment de patrilignage, ces autels sont pour ainsi dire indifférents à l’armature généalogique de ce segment. À la pérennité de la relation qui lie un utíil à un ensemble de terres  – cet espace géographique appelé eleken, « parcelle » ou « ensemble de parcelles », qui d’ailleurs donne son nom à l’unité sociale qui le cultive –, s’oppose l’instabilité des groupes de descendance qui les mettent en valeur. Et l’on comprend que, à la différence de certains autels que l’on rencontre dans d’autres villages jóola de Casamance, on ne saurait ici invoquer quelque ancêtre commun. Nous avons vu au chap. ii que, s’il fallait trouver trace de ces chaînes de filiation gommées par l’histoire villageoise, c’est vers l’espace des autels de doubles et des rituels qui leur sont liés qu’il faudrait se tourner. Mais là encore, aucun ascendant humain ne sera nominalement invoqué. Faute d’autels à eux consacrés, quand bien même tous les défunts  – jeunes ou vieux –  sont chantés en maintes occasions, les Jóola Kujamaat n’auraient-il pas d’ancêtres ? Cette question évoque d’emblée l’image de ces accumulations d’instruments rituels (coques et coquillages de libation, colliers, bracelets, etc.) ayant appartenu aux anciens responsables et qui figurent en bonne place dans tous les grands ukiin pérennes (qu’ils soient « à bâton » ou « à harpon »). Incorporés au dispositif d’ensemble, transmis de génération en génération, ces attributs, comme tous les autres objets entassés là, ne sont pas seulement supports de la lourde présence du bákiin, mais aussi du lien intime que les défunts entretenaient, en les manipulant, avec l’instance. De cette incorporation, nous allons le voir, témoignent les rites oraux d’appel à l’instance lorsque, à l’orée d’un sacrifice, l’amañen doit réci271

Chapitre v ter d’une traite la liste des noms de ses prédécesseurs. Tout se passe comme si des instances ancestrales ne pouvaient exister qu’intégrées à un bákiin ou, en d’autres termes, qu’un défunt n’accède au statut d’ancêtre qu’à la condition d’avoir été voué comme officiant à ce type d’instance. Mais l’appel à ces « ancêtres » ne fonde aucun discours généalogique. Quels sont donc les principes qui circulent au gré des détours si singuliers commandant l’affectation d’un amañen à son bákiin (ou l’inverse) ? Pour tenter d’éclairer cette question, il nous faut entrer sur la scène où se déroule l’activité rituelle principielle des Kujamaat, la scène sacrificielle.

Itinéraires de quelques ukiin transférés dans le village de Esana

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CHAPITRE VI SACRIFIER C’est avec eux (les dieux) qu’il était le plus nécessaire d’échanger et le plus dangereux de ne pas échanger. Mais, inversement, c’était avec eux qu’il était le plus facile et le plus sûr d’échanger. La destruction sacrificielle a précisément pour but d’être une donation qui soit nécessairement rendue (Marcel Mauss ).

Rappelons-le, c’est par le terme enaayaw, ‘‘le sacrifice’’, que les Kujamaat distinguent les cultes des ukiin des autres religions présentes dans la région, Islam et christianisme. Ils utilisent aussi le terme kawasen (ou uwasen) répandu dans tous les autres groupes jóola pour désigner l’acte de sacrifier. Mais le verbe le plus communément employé est kayúken, « verser sur, mouiller », qu’il s’agisse d’un sacrifice animal ou végétal (vin de palme, riz, œuf) : nikáyil maniyúken, « je suis venu pour mouiller », annonce le sacrifiant à l’orée de sa demande. En cas de sacrifice animal, on pourra toujours préciser par la suite que l’on va « verser le sang » (kasíimen). D’avoir arrosé la terre, le sacrifiant et les bénéficiaires du rite attendent d’être « rafraîchis ». Cette représentation du danger, du déficit de force vitale ou du malheur comme quelque chose de chaud, les Jóola la partagent avec tant d’autres sociétés africaines que nous ne nous y attarderons pas. Nous ne saurions d’ailleurs développer ici toutes les dimensions du sacrifice jamaat. S’ils ont souvent partie liée, les termes et les modalités de cet « échange » avec les dieux qu’évoque Mauss ne sont pas de même nature que ceux de l’échange entre les humains. Dans le bref passage de l’Essai qu’il consacrait au « présent fait aux hommes et (au) présent fait aux dieux », Mauss laissait entendre que les esprits des morts et les dieux, « véritables propriétaires des choses et des biens du monde », seraient en quelque sorte des partenaires plus incontournables, mais aussi plus fiables. Ces « quelques indications », selon les termes de l’auteur, ont donné du grain à moudre à maint chercheur préoccupé des rapports entre échange, don et sacrifice. De toute évidence, l’économie sacrificielle jamaat ne saurait être simplement rabattue sur les autres formes de don ou d’échange qui ont cours entre les hommes. Les modalités de la destruction sacrificielle laissent entrevoir que ce que l’on escompte de cette « donation » n’est pas seulement monnayable en termes de bienfaits matériels, de santé, de prestige. En examinant les particularités de cette activité qui balaie tous les cultes et tous les rites kujamaat, nous essaierons aussi de faire apparaître cette part implicite qui fait que tout sacrifice n’est jamais que l’annonce d’autres sacrifices à venir ou, en d’autres termes, que la réalisation du but assigné à la destruction sacrificielle ne peut jamais être acquise une fois pour toutes.

. M. mauss, « Essai sur le don… », art. cit., p. 167. . Du radical sen, « offrir », « présenter » . M. godelier par exemple conteste l’idée que le sacrifice soit un « contrat » entre les hommes et les dieux : « L’humanité se trouve face à des êtres vis-à-vis desquels il ne peut y avoir d’équivalence possible dans les dons et contre-dons » (L’énigme du Don, Paris, Libraire Arthème Fayard, 2002, p. 258‑259).

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Chapitre vi I. Kayúken, « mouiller » la terre À l’image de la multiplicité des ukiin et des champs qu’ils traitent, les occasions voire les obligations de sacrifier sont des plus diverses. Sacrifices furtifs dans l’intimité d’une véranda, d’une case ou d’une minuscule chambre, sacrifices mobilisant l’ensemble de la population adulte dans quelque grand sanctuaire, sacrifices que l’on soupçonne par les allées et venues des « vieux » munis de leurs gourdes de vin entre leur maison et tel sanctuaire, il n’est guère de jour où, quelque part dans le village, ne soit arrosée la terre. Cette activité incessante n’est suspendue, par phases, que lors des gros travaux des rizières ou de la retraite des initiés en forêt. Il est par contre interdit de cultiver les rizières le jour du íyéy réservé aux sacrifices collectifs, les deux activités étant entendues comme un même travail de mise en relation directe avec etaamay. L’activité sacrificielle est posée comme tout aussi indispensable aux bénéficiaires du rite qu’à la pérennité du sanctuaire comme lieu privilégié de mise en relation avec l’entité propitiée. Le sacrifice, disent les Kujamaat, régénère la puissance bákiin en augmentant sa « force », mais aussi, en enfouissant en sa « bouche » paroles et matières oblatoires, il le retient en ce lieu. Pour que la relation puisse être établie, il faut que ce lieu soit régulièrement entretenu, « mouillé ». Un sanctuaire abandonné est en quelque sorte une voie de connexion coupée. Lorsque l’on vient sacrifier dans un bákiin trop longtemps négligé et que soudain le détenteur s’étonne d’un détail qui, dans le rite, témoigne à ses yeux de l’activité du bákiin, il s’écrie à son adresse, soulagé : « Donc, tu vis ! », ce que l’on serait presque tenté de traduire par « ça marche ! » Envisagée du point de vue du sacrifiant, la première distinction qui vient à l’esprit est celle qui opposerait des sacrifices dont les effets visent un ou quelques individus à ceux qui ont pour bénéficiaire un collectif, le village, le quartier, le ãk, etc. Cette distinction est loin d’épuiser la variété des catégories et des occasions de rite sacrificiel : consultation divinatoire, demande de soin, réparation d’une transgression, règlement d’une dette individuellement contractée ou héritée d’un parent, croissance du riz, lutte contre la sécheresse, les épidémies, les invasions de prédateurs, intronisation, transfert d’un bákiin, organisation des luttes, sacrifice de remerciement, présentation d’un enfant au utíil, etc. Les Kujamaat distinguent ces différents types de sacrifice - en fonction de la nature de l’objet traité : par exemple, buñuken, sacrifice lié à la venue des pluies et à la croissance du riz ; Bulunt, sacrifice pour protéger les parents de jumeaux ; - de certaines modalités du rite : buromum (de karomunen, mordre), sacrifice lors duquel le sacrificateur ou le sacrifiant croque un morceau de foie ou un grain de riz ; eraaney (de baraan, boire), sacrifice collectif n’exigeant que du vin de palme ; - de l’effet visé : kawos (remercier) ou, en certaines circonstances que nous expliciterons plus loin, busees (fumure) ; bufos (laver, ici réservé aux sacrifices sur les autels de lignage) ; kepúulen (« crachoter », geste qui clôt tout sacrifice, mais auquel on résume le sacrifice d’intronisation des détenteurs d’ukiin « à bâton » ; kábáwul (« ouvrir » le chemin du défunt) ; - ou, tout simplement, du nom du bákiin concerné.

. Que ce soit par exemple les mouvements de l’agonie de l’animal ou le fait qu’il vienne mourir devant le principal sacrifiant.

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Sacrifier 1. Les biens sacrifiés Les rites du ulãg examinés dans le chapitre précédent donnent un aperçu de l’ampleur de la dépense matérielle que les candidats à l’acquisition d’un autel sont disposés à effectuer. À l’issue de l’opération, ils se retrouvent littéralement « sur la paille ». Comme en témoignait l’exemple de notre sculpteur de tambour à lèvres, ce processus de décapitalisation peut être entendu comme un laminage périodique des inégalités individuelles générées par une différence de potentiel économique. Mécanique redoutable qui contraint tout villageois, homme ou femme, à prendre la charge d’un bákiin « à harpon » dès lors qu’il se trouve en position de relative aisance. Un tel dispositif de consumation obligée s’étend à l’échelle inter-villageoise, par le biais du cycle des grands rituels liés aux cérémonies des ukiin « à bâton », búkut, karaay, esãgey, ou encore de l’organisation des grandes luttes rituelles. Pour se montrer à la hauteur de leurs hôtes venus par milliers, tous les villageois cotisent des mois à l’avance pour faire provision de riz, de bétail, de vin de palme. Lors d’un búkut, ou d’une fête de Karaay, les immolations d’animaux prennent l’allure d’un véritable holocauste : c’est par centaines qu’à l’échelle du village, bœufs et cochons sont tués. La fièvre qui s’empare du village lors de ces fêtes, la frénésie des danses, des exhibitions, les quantités de nourritures et de boissons qui circulent évoquent à plus d’un titre les pages que Mauss consacrait au potlatch nord-ouest américain. Mais si l’ensemble des biens détruits participent de cette catégorie de « prestations totales de type agonistique », ceux qui sont directement sacrifiés aux ukiin, pour être agréés par ces derniers, doivent quant à eux être porteurs d’un certain nombre de caractéristiques. Leur nature et leur quantité font l’objet de prescriptions particulières en fonction de la nature du sacrifice. Nous ne ferons ici qu’évoquer à grands traits les principes généraux qui président au choix de la matière oblatoire ou de la victime animale. Ils ne sauraient atteindre le degré de sophistication de certains codes sacrificiels, qu’ils portent sur les caractéristiques physiques de l’animal sacrifié ou sur les modalités de sa transformation en « animal signe ». Dans la sélection des biens « sacrifiables », qu’il s’agisse de nourritures végétales ou animales, le premier principe est ici celui de l’autochtonie. On ne peut utiliser que celles « dont disposaient les premiers ancêtres » : poules et poulets, mais non canards ; œuf de poule et non d’autre volaille, vin de palme et non cana (sorte de rhum local) ni vin de cajou ; porcs, chèvres et bœufs, mais non moutons ; riz « rouge » local, repiqué dans les rizières profondes (variété dite emaanamaanay) et non sinwa ou autres variétés asiatiques (ou, plus généralement, importées). Notons que ce principe s’applique également à la tenue des officiants et des sacrifiants lorsqu’ils pénètrent dans le

. Et dans la même logique aujourd’hui, la quantité de munitions, cartouches, grenades, explosifs mis à feu. . Cf. G. le moal (« Introduction à une étude du sacrifice chez les Bobo de Haute Volta », Systèmes de Pensée en Afrique Noire, cahier 5 (1981), Le Sacrifice IV, p. 99‑125 et « Code sacrificiel et catégories de pensée chez les Bobo de Haute Volta », Systèmes de Pensée en Afrique Noire, cahier 6 (1983), Le Sacrifice V, p. 9‑66) à propos du choix des victimes sacrificielles chez les Bobo. . Cf. M. cartry, « Le statut de l’animal dans le système sacrificiel des Gourmantché », Systèmes de Pensée en Afrique Noire, cahier 2 (1976), p. 141‑176, cahier 3 (1978), p. 17‑58, cahier 5 (1981), p. 195‑216, Le Sacrifice I, II, IV.

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Chapitre vi sanctuaire de certains ukiin « mères » qui interdisent le port de tout vêtement cousu. Nous reviendrons plus bas sur quelques implications de ce premier principe. Parmi les biens sacrifiables, le vin de palme (bunuk) mérite une attention particulière : considéré comme le « sang » du palmier, il est non seulement de tout sacrifice, mais sa libation constitue à elle seule un vrai sacrifice. Lorsque, en cas d’urgence, il est remplacé par de l’eau, c’est pour annoncer que l’on reviendra verser du vin. Comme le riz, il est le produit par excellence du travail des terres et des palmeraies. Le vin de palme a ses surnoms et ses devises. Il échappe à l’échange marchand. Si l’on en manque pour un sacrifice, on peut en obtenir par troc à volume égal contre du riz, ou bien se faire aider par des parents, mais on ne l’achètera pas. Au moment où il (elle) verse, le sacrificateur (la sacrificatrice) invite le bákiin à « boire » ou à « prendre ». Dans le langage ordinaire, deux verbes différents sont employés selon que l’on boit de l’eau (siben) ou du vin de palme, du jus de pomme de cajou, du cana (jaken). Or c’est par le premier terme (siben) que l’on convie le bákiin à boire le vin de palme ou le sang, comme si c’était là la seule boisson propre à étancher sa soif. Le riz est offert sous forme de grains ou de farine crue finement pilée et agglomérée en boulettes. Rappelons que le riz offert au bákiin ne peut provenir que des rizières inondées et relever d’une espèce locale. La feuille de tabac local peut également participer au sacrifice : elle est alors enterrée dans la terre de l’autel. Du sacrifice d’œuf, toujours associé à des libations de vin de palme et à l’immolation d’un poulet, je n’ai jusqu’alors connaissance que de deux occurrences dans le cadre d’un même bákiin, Bulãpan : lorsqu’il s’agit de « planter » le petit canari d’un enfant dans le sol du sanctuaire et lorsqu’un candidat au « grand ulãg » vient se présenter. Dans le premier cas, l’œuf est délicatement brisé après l’immolation du poulet et l’officiant laisse couler une partie du blanc sur l’autel. Le reste de l’œuf est remis au père de l’enfant pour qu’il soit intégré, à l’état cru, à la bouillie ou aux morceaux de foie du poulet que l’on donnera à manger à l’enfant. Les animaux sacrifiés ne peuvent être que des animaux domestiques, catégorie désignée par le terme bacam (de cam, « payer ») en opposition aux animaux sauvages (bañukuren). Un deuxième tri opère en fonction de la nature du sacrifice et de l’identité du bákiin. Le devin, le mort interrogé ou encore le détenteur du bákiin concerné fixe le nombre de bêtes à tuer. À l’intérieur d’une même espèce, seul le déterminant couleur peut opérer, en quelques cas, un lien entre la victime et l’effet souhaité du sacrifice. À l’instar des gros nuages d’hivernage, les taureaux sacrifiés pour la venue des pluies seront de préférence noirs. Pour le dernier sacrifice réalisé avant l’enterrement à la porte arrière de la maison, ou bien pour la présentation d’un nouveau-né au utíil, on choisira un poulet blanc « afin que son chemin soit clair ». Coqs, poules et poulets peuvent être de tous les sacrifices ; leur couleur n’intervient que pour les sacrifices au utíil (blanc), lors des funérailles d’un prêtre « à bâton » (rouge) ou de certaines séquences de l’initiation masculine. La chèvre, exclue des ukiin réservés aux femmes, occupe une place privilégiée dans tous les sacrifices

. N. diatta (Proverbes Diola, op. cit., p. 397) en rappelait quelques-uns : « Bunuk ! Ma mère est la grande sœur de ta mère ! Parenté en ligne directe ! Dès qu’on te voit, on sourit ! On te souffle dessus alors que tu n’es pas chaud ! Toi qui coupes les jambes ! » La parenté évoquée, expliquait-il, est celle que se trouvera toujours une personne qui demande à boire avec le récolteur sollicité. . Il s’agit bien de « payer » au sens où le définit le robert, « mettre quelqu’un en possession de ce qui lui est dû » sans nullement réduire cette opération à une transaction monétaire.

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Sacrifier aux ukiin royaux et dans les rites d’acquisition d’un bákiin par ulãg. Le chien apparaît également lors du grand ulãg ou lors des funérailles d’un homme particulièrement valeureux. Le porc (de l’espèce dite du « cochon africain », à poils longs, le plus souvent gris ou noirs) peut être sacrifié à tous les ukiin, pour des occasions d’une relative importance, mais l’offrande la plus prestigieuse est toujours celle d’un ou de plusieurs bovins. Ces derniers sont requis pour certains sacrifices d’appel à la pluie, pour les cérémonies liées aux grands ukiin « à bâton », pour les funérailles d’un homme mûr, pour réparer un meurtre commis hors contexte de guerre. Le statut de l’animal relativement à la procréation n’intervient que pour les porcins et les bovins : on ne sacrifie pas de femelle en état de procréer. En sacrifiant petit et gros bétail, les Kujamaat ponctionnent, à des degrés divers et dans certaines catégories que nous préciserons plus loin, de leur avoir. Les poules et poulets peuvent parfois être immolés en dehors du cadre sacrificiel, par exemple pour recevoir des étrangers. Si les méthodes d’élevage des poules et des cochons semblent échapper à un véritable calcul en termes de rentabilité économique (les Kujamaat se contentent de les protéger des prédateurs ou de les empêcher de divaguer dans les jardins), ils peuvent à l’occasion s’acheter et se vendre10. Mais lorsqu’il s’agit de les sacrifier, il faut obligatoirement les puiser dans son propre cheptel, les acquérir par troc en échange de riz ou de vin, ou les chercher auprès de parents auxquels on est lié par de fortes relations, quitte à parcourir des dizaines de kilomètres. Chèvres et bovins quant à eux, échappent à l’échange marchand et sont exclusivement voués à des fins sacrificielles. À l’égal des greniers remplis à craquer d’un riz parfois devenu immangeable, les bovins sont le signe par excellence de la richesse mais aussi du courage au travail : on ne peut les acquérir que par troc contre un autre bien prestigieux et d’origine locale (plusieurs centaines de kilos de riz). Nous avions évoqué ces affinités électives que, dès leur plus jeune âge, les Kujamaat entretenaient avec leurs bovins. Les Jóola ne traient pas leurs vaches, et l’idée d’utiliser des bœufs comme animaux de bât leur répugne11. Leur seule fonction utilitaire est la production de fumier : en saison sèche, ils divaguent librement dans les champs et les rizières, sous la surveillance des enfants. Mais ils sont ramenés chaque soir dans les enclos proches des maisons. Rappelons que dans le mythe d’ejuunfur, le taureau est associé à la mise en branle des saisons et à l’origine de toute richesse ; dans la vie quotidienne, le taureau incarne la puissance virile et la vache un idéal de beauté12. La remarque que faisait Michel Cartry13 à propos de la capitalisation de vaches par les Gourmantché du Burkina Faso, évoquant la « gratuité d’une sorte de passion inutile, irréductible à toute visée économique fondée sur une recherche de rentabilité » s’appliquerait parfaitement au cas présent. De manière générale, les biens offerts, en tant que matérialisation de son propre travail, des relations d’échange qu’il a entretenues avec ses parents ou alliés ou encore des dépenses que lui a coûté leur acquisition (dépenses non monétaires, précisons-le tout de suite) sont pris dans une relation particulière avec la personne du sacrifiant. En acceptant

10. Au vu des revenus locaux, le coût d’un porc est très élevé, de 15 000 à 40 000 F. CFA (23 à 60 €) selon sa taille. 11. Dans d’autres groupes plus au nord qui ont adopté certaines formes de culture attelée, les villageois ont choisi des espèces importées. 12. Akilebe, « des yeux de vache » est l’un des surnoms les plus laudateurs. 13. M. cartry, « Le statut de l’animal dans le système sacrificiel des Gourmantché », Systèmes de Pensée en Afrique Noire, cahier 2 (1976), p. 163.

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Chapitre vi de se séparer d’un bien précieux par son potentiel de reproduction ou par les efforts qu’a nécessités son acquisition, le sacrifiant se voit momentanément dépouillé de la part de lui-même attachée à l’usage ou à l’accumulation de biens ou de signes de prestige. Ce n’est qu’au prix de cette perte qu’il peut espérer ouvrir une communication avec « la terre ». Des animaux rangés dans la catégorie bacam, nous l’avons dit, tous ne sont pas sacrifiables. Sont exclues les espèces de volailles ou d’ovins importées depuis la colonisation. À quels registres de l’avoir renvoient respectivement ces deux sortes de bétail ? Pour mieux définir le statut des animaux sacrifiés par les Jóola, arrêtons-nous un instant à l’argumentation développée par M. Cartry, lorsque, à propos des faits gourmantché, il commençait par opposer deux catégories d’animaux domestiques selon qu’ils pouvaient ou non être traités comme « moyens de rapport ». Il entendait par là des possessions, des biens « qui n’ont pas d’abord leur valeur en euxmêmes mais en fonction des biens supplémentaires ou complémentaires qu’il est dans leur nature de produire ou de reproduire en série14 ». Cette expression, disait-il, « ne préjuge rien quant à la nature du désir qui est en jeu dans cette tendance à l’accumulation ». Reprenant alors l’expression de Georges Bataille, il montrait qu’en tant que « moyens de rapport », ces animaux semblaient bien avoir un statut de « choses réduites à ‘l’état de choses’ ». Si, au sens où le précise Cartry, tous les animaux d’élevage jóola peuvent sans doute être considérés comme « moyens de rapport », il faut cependant réintroduire ici une ligne de démarcation initiale et à laquelle les Kujamaat restent fermement attachés jusqu’à aujourd’hui : celle qui oppose des biens résolument exclus de l’échange marchand et ceux que l’on peut vendre ou acquérir contre de l’argent. Dans la première sphère, les règles de l’échange, si échange il y a, ne sont pas déterminées par les caractéristiques objectives des produits, mais par le rapport que ceux-ci entretiennent avec des pratiques sociales ou rituelles spécifiques. De manière générale, les Jóola qui méprisent le commerce (« activité de paresseux » ou « de Manding » disent-ils) ont toujours répugné à vendre leur riz ou leurs bœufs. Pour satisfaire leurs besoins monétaires, ils préféraient s’adonner à de nouvelles cultures (comme l’arachide du côté du Sénégal ou l’anacarde en Guinée-Bissau) ou même trouver du travail en ville. Certains produits pouvaient servir de médiateurs entre ces deux sphères d’échange rigoureusement cloisonnées : ainsi pendant la période coloniale, pour payer l’impôt en numéraire, les Jóola préféraient échanger à volume égal du riz contre des arachides qu’ils allaient aussitôt vendre. Ou bien des commerçants d’ethnies voisines acceptent l’échange par troc (dix poules pour un pagne tissé par exemple15). Si, du côté sénégalais, ce cloisonnement semble aujourd’hui mis à mal pour de multiples raisons, il reste fondamental dans l’économie jamaat. À Esana, le marché traditionnel Usilay, placé sous la tutelle du bákiin éponyme, est un lieu d’observation privilégié pour comprendre l’idée que se font les villageois de cette coupure entre différentes catégories de biens. Non seulement l’argent y est exclu, mais les choses échangées ne peuvent l’être que selon des équivalences en volume, ou encore en

14. Ibid., p. 170. 15. d. pacheco pereira mentionnait que ces pagnes tissés circulaient comme monnaies dans tous les autres fleuves de Guinée. Cf. r mauny. (éd.), Esmeraldo de situ orbis. Côte occidentale d’Afrique, du sud marocain au Gabon, par Duarte Pacheo Pereira vers 1506‑1508, dans ‘‘Bissau, Centro de Estudos da Guiné Portuguesa, coll Memorias” 19, 1956.

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Sacrifier feuilles de tabac local, strictement définies. Si l’on s’amusait à les traduire en termes de prix urbains ou de quantité de travail incorporé, ces équivalences pourraient parfois paraître aberrantes : au Usilay, on échange une feuille de tabac contre une calebasse de crevettes, un grand pot de riz pilé contre le même volume de vin de palme, un panier de mangues contre un panier de poisson, etc. Les conditions de la tenue de ce marché quasiment furtif (dans une clairière extérieure au village et dénuée de tout étal, il se tient à l’aube du íyéy et ne dure pas plus d’une demi-heure) laissent augurer de l’embarras qu’éprouvent les Kujamaat relativement à ces transactions caractérisées par la remise immédiate d’une contrepartie. L’économiste Jean-Michel Servet16 observait à ce propos que, loin d’exprimer le résultat d’une confrontation entre une offre et une demande avec acquittement immédiat, ce rapport d’échange traduisait dans chaque opération particulière un besoin unilatéral : ce qui domine n’est pas la valeur de la contre-partie offerte, mais le service rendu, « la nécessité de répondre aux besoins des autres pour que l’on réponde ultérieurement aux siens ». Le principe d’autochtonie recouvre donc en un premier temps cette disjonction entre deux types d’échange : a priori, s’il y a bien des choses « réduites à l’état de choses », ce sont d’abord celles qui, d’origine « étrangère », peuvent être vendues au grand jour  – canards, arachide, noix et vin de cajou, produits maraîchers, bref, celles qui, dans les termes de l’économie occidentale, ont statut de marchandises. Cependant, certains produits locaux échangés au Usilay (fruits, poissons, coquillages, gibier abattu par un chasseur individuel) peuvent aussi être proposés contre argent à des étrangers17. Si ces produits autochtones doivent nécessairement figurer dans les prestations de nourritures exigées lors des cérémonies de ulãg, d’intronisation ou d’initiation, on ne pourrait pour autant les offrir en sacrifice à un quelconque bákiin. Pour être agréées, les matières sacrificielles  – qu’elles soient végétales ou animales –  doivent d’une part être attachées à la personne du sacrifiant par une relation d’appropriation individuelle, et de l’autre, en suivant les spéculations kujamaat, être véhicules de ce principe vital qu’est yaloor, principe dont il semble bien que les espèces animales ou végétales importées soient dépourvues. Y aurait-il un lien que nous soyons à même d’esquisser entre ces deux conditions ? Il est difficile de dire que les biens sacrifiés par les Kujamaat soient des biens qui auraient été entièrement été réduits à l’état de choses. Hérités des ancêtres, exceptés du lien marchand, ne pouvant s’acquérir qu’en échange d’autres produits sacrificiels, autant de caractéristiques qui leur confèrent, préalablement à tout sacrifice, un statut particulier. Néanmoins, le seul fait qu’ils soient objet d’appropriation individuelle pose bien problème quelque part. Toutes ces choses vivantes, censées avoir à l’origine été « jetées » par Emitey ont « la terre » comme propriétaire initial, « terre » par laquelle transitent les saloor entre le monde des vivants et celui des morts. En domestiquant ou en intervenant sur le processus de reproduction de ces choses vivantes afin d’en jouir à des fins utilitaires ou de prestige, tout se passe comme si l’homme prétendait se rendre maître de cette circulation. L’examen des rites et des sacrifices liés au cycle agraire nous permettra

16. j. m. servet, « Monnaie-riz et échanges à volume égal chez les Diola de Basse-Casamance », Cahiers Monnaie et financement 7, (1978), p. 16. 17. Il n’est cependant que de voir les tactiques de dissimulation déployées par celui ou celle des villageois qui, pour faire face à un besoin pressant d’argent, vient dans le plus grand secret et en pleine nuit proposer à l’ethnologue la papaye ou le régime de bananes dissimulés sous son pagne, pour comprendre que ce type de tractation ne va pas sans poser de problème aux Kujamaat.

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Chapitre vi plus loin de préciser cette hypothèse. Mais revenons tout d’abord à la manière dont s’enchaînent les principaux actes constitutifs d’un sacrifice. La nature de l’objet traité, les circonstances, le type de bákiin sollicité, dictent au rituel un certain nombre d’actions spécifiques et de variantes dont nous ne prélèverons que quelques exemples. Mais toutes se greffent sur un schéma d’organisation commun. 2. Aperçu général sur le déroulement d’un sacrifice Quel que soit le bákiin sollicité, les différentes séquences du rite sacrificiel enchaînent en un même mouvement les actes suivants : - préparation du sanctuaire - premières libations - adresse au bákiin - énoncé de la liste des prédécesseurs défunts - formulation, par le sacrifiant, de sa demande - reformulation par les assistants au sacrifice - reformulation par l’amañen - libation finale ou mise à mort de l’animal - consommation des produits sacrificiels - rite de sortie de l’aire sacrificielle L’entrée Prenant les devants pour pénétrer dans l’espace du sanctuaire, le (la) responsable « arrange » rapidement l’aire sacrificielle, balaie les feuilles ou les brindilles qui auraient pu l’envahir, ôte la poussière de la coquille ou de la calebasse de libation, secoue les canaris. Dans les ukiin sis en plein air, il veille surtout à débarrasser l’autel, ou plus exactement la cavité où seront versées les libations, des feuilles ou de la terre qui a pu s’y accumuler. Les assistants entrent après avoir enlevé leurs chaussures et, dans certains ukiin, tout vêtement cousu (pantalon, camisole, etc.) Ils s’asseyent à terre (ce que font en général les femmes) ou sur les troncs qui entourent l’autel et présentent leur gourde ou leur bidon de vin à l’amañen pour qu’il commence à le transférer dans l’un des canaris du bákiin. Juste avant cette opération, l’officiant propose à boire à ceux ou celles qui, de par leur statut, ne pourront plus toucher à ce vin dès qu’il aura été mis en contact avec l’un des objets cultuels. Du canari, il verse une première fois du vin (ou, en cas de nécessité, de l’eau) dans sa coquille, sa louche-calebasse ou sa coque de fruit du baobab (pour les ukiin réservés aux femmes), en appelant son bákiin selon le terme consacré : - Bákiin ! Maan ! Il (elle) peut aussi préciser : Bákiin ata (Karaay, Bulunt, etc.) S’il s’agit d’un bákiin « à harpon », il commence à frapper le sol avec sa coquille. Puis il enchaîne sur les formules d’adresse particulières au bákiin. À l’instar de l’écoulement du liquide amniotique, annonce inéluctable de l’imminence de l’accouchement, cette première libation enclenche véritablement le processus sacrificiel.

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Sacrifier Le kasaboor, adresse au bákiin Cette adresse initiale est composée de deux types de formules : la liste des différents surnoms du bákiin ; celle des noms des précédents détenteurs du sanctuaire. La première est toujours énoncée et revient régulièrement ponctuer le déroulement ultérieur du sacrifice. La deuxième est énoncée de manière plus facultative, elle peut être résumée ou développée dans son intégralité. Chaque bákiin est doté de plusieurs surnoms. Loin de permettre d’identifier des traits spécifiques à une « figure » singulière ou aux fonctions particulières attribuées à tel ou tel bákiin, ces surnoms n’introduisent qu’aux caractéristiques génériques de ce type d’instances (renommée, force, caractère redoutable). Ils témoignent surtout de la permutabilité des positions entre l’instance, l’officiant, l’animal sacrificiel, le sacrifiant ou le candidat au ulãg. En voici quelques exemples : (Karaay) Anken !, « Du courage ! » Angekol !, « Du courage avec ton bâton ! » Kuboñe nu kaï !, « Quand on t’envoie, tu t’en vas ! » Jikingen !, « Celui qui tape (ta tête sur un mur ou sur un bâton) ! » Ajaamo besúkebu bobo !, « On l’entend dans tous les villages là-bas ! » Ajaamo Bissau !, « On l’entend jusqu’à Bissau ! » Ayi !, « Roi ! » (Bulãpan) Jilámen !, « Celui qui fatigue les gens ! » Jikoliol !, « Celui dont on a peur ! » Ebee lunde !, « Le bœuf meugle ! » Atokent aawal !, « Si tu n’arrives pas (à faire le ulãg), laisse ! » Akuli kayog !, « (Celui qui vient) a peur, il retourne ! » Jiyumbayow !, « Celui qui casse le riz (il faut piler pour le ulãg !) » Jonten !, « Il demande des comptes ! » Jiromb aseekol !, « Le tambour à lèvres de sa femme ! » Jimingen !, « Celui qui terrasse ! » Atiika !, « Le guerrier ! » Akilesúk !, « Le maître du village ! » Jigohen !, « Celui qui couvre ! » Jilomen !, « Celui qui enserre ! » (Káyák) Bákiin, etaamay, balosabu !, « Bákiin, la terre, le sable ! » Busonabu !, « Le trou ! » Ejanjan !, « Le joli ! » Jañala !, « Il tue ! » Acálámubu !, « Il sort par là ! » (Ekuŋey) Bákiin etaamay, « Bákiin, la terre » Aynen bukan, « Qui aide les gens » Kasít, « La plume » Jankel, « Le beau » Añarolil, « Il nous prend » (Kajotõg) Jiwoolen, « Il effraie »

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Chapitre vi Etaam esebáhule, « La terre est ouverte » Uso ekumba uñal, « Tu prends le porc pour le tuer » Jibáwul !, « Celui qui ouvre ! » Jiso miñ !, « Qui prend la chose ! »

Cette première partie du kasaboor, dans sa longueur et sa forme d’énonciation, présente des différences notables selon que l’on s’adresse à un bákiin « à bâton » ou « à harpon ». J’avais été frappée en un premier temps par les variations de ces formes d’énonciation selon que le kasaboor était exécuté par un homme ou par une femme. Du côté des femmes, cette adresse initiale empruntait plutôt le mode d’une salutation ; du côté des hommes, celui d’une convocation. Mais il m’apparut ensuite que cette opposition devait être englobée dans cette division plus générale que nous avons dessinée au chapitre précédent : le kasaboor est beaucoup plus insistant dans les ukiin « à harpon » qu’ « à bâton », comme s’il s’agissait dans le premier cas de convoquer avec force appels, une puissance dont la présence, dans le deuxième cas, ne fait pas de doute. La deuxième partie du kasaboor, lorsqu’elle est développée dans son intégralité, peut être impressionnante. Ainsi le détenteur d’un bákiin comme Bulãpan peut énoncer une liste de plus de deux cents cinquante noms de défunts qui se sont succédés à la charge du bákiin. L’apprentissage de cette liste est, aux dires des responsables, l’une des tâches les plus fastidieuses de leur fonction. En confrontant plusieurs enregistrements de cette liste, j’avais été étonnée de l’ordre apparemment aléatoire de l’apparition des noms. De toute évidence, il ne s’agissait pas d’une reconstitution chronologique. Comme nous l’expliqua par la suite l’amañen, elle prend en réalité appui sur une sorte de balayage topographique : « Je vais dans tel sous-quartier, dans telle concession, je les appelle, quand j’ai fini, je vais à… » (ni kay be…, dísaborool, ebane ni kay…) Dans cette promenade mentale, il lui arrive de « sauter » (jar) une concession pour partir dans un autre sous-quartier avant d’y revenir. Figurent aussi dans cette liste des hommes de villages voisins, mais dont les grands-parents habitaient les villages dispersés par Esana. Comme ils ont dû revenir faire le ulãg à Esana, ils doivent être cités au même titre que les autres. Prononcé d’une voix forte ou basse, le kasaboor est toujours énoncé sur un rythme rapide, soutenu, le cas échéant par la cadence de la coquille frappée au sol. Seule la formule maan, maan permet à l’amañen de reprendre son souffle et ses esprits au cours de cette exécution. Est-ce parce qu’il s’appuie sur des données spatiales  – dont nous avons vu qu’elles étaient l’objet d’un permanent « retricotage » –  et non chronologiques que ce type de kasaboor est plus fréquent et développé du côté des ukiin « à harpon » qu’ « à bâton » ? Nous ne saurions encore y répondre. Le kasaboor se termine par de nouvelles libations : Bákiin ! uyab ! (« prends ! »), usiben ! (« bois ! »). Le (la) responsable annonce que « tel est là » et décline en quelques mots l’identité du sacrifiant ici présent. Il (elle) se tourne alors vers ce dernier : ulob ! (parle !). Formulation des demandes Pour expliquer les raisons qui l’amènent à venir sacrifier, un sacrifiant emprunte souvent de longs détours, rappelant les circonstances, les rencontres, les consultations antérieures, les maux qui l’ont conduit à cette démarche. Il reconnaît éventuellement qu’il a pu commettre une erreur dans tel ou tel domaine, et demande au bákiin de

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Sacrifier l’excuser et de le protéger ainsi que ses proches. En formulant sa requête, il s’adresse directement au bákiin. L’amañen ponctue ces paroles de libations et de maan, « prends ! », ujanten !, « écoute ! », reprenant de temps en temps l’énoncé des surnoms du bákiin. Même pour un sacrifice individuel, il est rare que l’on vienne seul pour sacrifier. Des accompagnateurs, mais aussi les « seconds » ou homologues du responsable vont reprendre ces paroles, les amplifier de ce qu’ils peuvent connaître de l’affaire, broder sur tel ou tel thème et associer aux demandes du premier sacrifiant une série d’autres demandes annexes. Au cours de ces prises de parole successives, la discussion peut dévier sur un tout autre sujet et transformer un simple comparse en nouveau sacrifiant. Le cercle des bénéficiaires, personnes ou objets, s’élargit. « Des animaux, qu’il y en ait ! Que l’on dise à chaque instant : ‘‘voici la bouteille” ! Et les enfants qui sont là, qu’ils s’entendent ! Qu’ils aient la santé ! », etc. Chaque orateur termine son discours par la formule consacrée : « Ma parole est finie » (karuma kumba kubaahe ou elobe bumbe bubaahe). Il revient alors à l’amañen de reprendre l’ensemble de ce qui a été dit et de le reformuler à sa manière, tout en remplissant à plusieurs reprises sa coquille, sa louchecalebasse ou sa coque de baobab de vin de palme. Il rajoute aux demandes formulées de nouveaux souhaits, élargis aux biens, au bétail, à la descendance du sacrifiant. Il appelle à nouveau son bákiin. Il lui rappelle fréquemment que c’est de son efficacité que dépend sa crédibilité : « Si tel ne guérit pas, s’il lui arrive quelque chose, on saura que ce qu’on dit de toi est faux ». Après avoir formulé des souhaits qui tournent autour d’un même thème : « Que son corps soit frais, que le corps de ses enfants soit frais, etc », il termine en évoquant, selon une figure rhétorique commune, tous les malheurs qui pourraient s’abattre sur les sacrifiants afin de mieux les conjurer : Celui-là marche sur la route et quelque chose lui arrive ? Il prend une voiture qui se renverse et tombe dans le marigot ? Les neveux, s’ils montent au palmier, leur ceinture casse ? Hiii ! Ils viennent pour dire qu’il y a un décès ici ? Celle-ci, on entend que quelque chose est arrivée à ses enfants ? Elle court jusque là-bas pour les trouver couchés déjà attaqués par la chose ? Alors que toi (au bákiin) tu es là, debout ? Hiii ! (sacrifice à Ãkuren)

Cette séquence est d’autant plus longue que les participants sont nombreux. Elle peut parfois durer quelques heures, surtout lorsqu’il s’agit de sacrifices collectifs en vue d’un effet qui concerne tout le village (appel à la pluie, sacrifices agraires, lutte contre des épidémies, etc). Du sacrifice le plus modeste au plus considérable, une même logique préside à l’émission de ce flux de paroles prononcées en direction de la « bouche » du bákiin. Découpées, ponctuées, en quelque sorte enchâssées par le geste de l’officiant qui verse le vin et convie le bákiin à le boire, elles sont enfouies dans le sol avec les libations. Ultime libation ou immolation de l’animal Celle-ci n’intervient qu’une fois que sont épuisées toutes les paroles. Elle se déroule sur fond d’un parfait silence. Lorsque le sacrifice ne consiste qu’en libations, l’officiant(e) vide le canari où il (elle) avait réservé la part du bákiin dans sa coquille ou sa louche et verse le liquide une dernière fois en appelant la puissance par ses différents surnoms. Lorsqu’un animal doit être immolé, il aura été amené dans l’enceinte du bákiin dès le début du 283

Chapitre vi rite. Tenu en main par le sacrifiant (s’il s’agit d’un ovin) ou attaché à proximité, il ne subira pas de rites préparatoires, mais sera brièvement présenté au bákiin à la fin des demandes : « C’est un gros poulet » ou : « Autrefois, il fallait un bœuf. Voici la chèvre, c’est un animal à poils », etc. La technique de mise à mort la plus usitée est l’égorgement. Plus rare, et toujours associé à un autre geste qui fait couler vin et sang sur l’autel, est l’enterrement d’un poulet vivant. Cette occurrence apparaît lorsqu’il s’agit « d’enterrer » une menace révélée par rêve. Un autre cas particulier, mais qui ne met pas directement en jeu tel ou tel bákiin, est celui des mises à mort d’animaux sur la place où se déroulent les danses funéraires. Pour honorer le défunt, on assomme coqs et poulets sur la claie qui emporte le mort vers le cimetière. Louis-Vincent Thomas signalait qu’un bœuf pouvait à cette occasion être tué de manière particulière, soit à coups de lance, soit en lui sectionnant les jarrets avant d’aller l’égorger sur le utíil. La règle unanimement respectée en matière d’immolation est qu’un animal, quelle que soit sa taille, est toujours égorgé « en l’air » (atya), debout s’il s’agit d’un bœuf, soulevé à l’aide de deux gros bâtons passés sous le ventre s’il s’agit d’un porc, portée à bout de bras s’il s’agit d’une chèvre. « Le bákiin n’aime pas que l’on tue par terre », « il ne faut pas que le sang touche directement le sable » répondent laconiquement les ritualistes interrogés à ce propos. Une femme réputée pour être « clairvoyante » me précisait un jour : « Lorsqu’un bákiin te prend pour te tuer, il te prend « en l’air ». Tu tombes, tu râles et tu meurs. C’est pourquoi nous aussi, nous devons prendre l’animal ‘‘en l’air’’ ». De manière générale, c’est le (la) responsable du bákiin qui joue le rôle du sacrificateur, hormis dans certains cas, lorsqu’il (elle) n’en a pas la force. Ainsi lorsque les femmes du Karaay, habiles à égorger les porcs, doivent égorger un bœuf, elles préféreront aller chercher un homme du lignage à l’intérieur duquel se transmet le bákiin. S’il s’agit d’un coq, d’une poule ou d’un poulet, le sacrificateur le balance d’est en ouest à trois ou quatre reprises avant de l’égorger au-dessus du trou et d’arroser au passage les éléments qui l’entourent : anciens coquillages, piquets, murs. Il le dépose devant l’autel et observe la direction où le mènent ses dernières convulsions. S’il vient mourir aux pieds du sacrifiant principal, c’est un excellent signe. Sinon, le sacrificateur n’en déduira pas que le sacrifice est refusé, mais qu’il « reste quelque chose à descendre », c’est-à-dire qu’il faudra revenir. Lorsque la disposition de l’autel le permet, une chèvre sera également égorgée au-dessus de celui-ci, portée par quelques assistants ; un porc ou un bœuf sera immolé devant l’autel, ou à proximité devant un petit enclos consacré au bákiin si celui-ci est installé dans la maison. Le sacrificateur recueille alors du sang dans son coquillage ou sa louche de libation, pour le verser directement dans la bouche du bákiin, souvent mêlé au vin. Cette dernière libation, tout au plus ponctuée d’un dernier Bákiin ! (« Prends ! »), clôt le sacrifice. La dépouille est ensuite jetée sur un feu pour brûler poils ou plumes avant d’être découpée sans autre forme de procès. Certains sacrifices, notamment lors des funérailles, prescrivent des règles très précises de répartition des morceaux dans lesquelles nous n’entrerons pas ici. La cuisine sacrificielle se fait sur place : la viande est grillée (poulet, chèvre, bœuf) ou bouillie dans les grands canaris réservés aux cuisines sacrificielles (porc). Le foie de l’animal est partagé entre le détenteur du bákiin, ses homologues, et s’il y a droit, le sacrifiant. Rappelons-le, la consommation du produit sacrificiel est strictement liée au statut du sacrifiant ou de l’assistant vis-à-vis du bákiin en question. Ce principe s’applique de manière plus complexe dans les ukiin réservés aux femmes, puisque les initiées au bákiin sont périodiquement mises à l’écart lorsqu’elles ont leurs règles. Dans certains cas (l’exemple type est celui de 284

Sacrifier certains sacrifices à Káyák), seul le détenteur du bákiin a le droit de consommer la viande et le vin, et il est des cas où l’on enterre un bœuf, soustrait à la consommation, presque entier.

Sacrifice d’une chèvre lors de la fondation d’un autel de Kajotõg.

Une modalité particulière, que nous avons signalée lors du rite ekin effectué par les jeunes garçons, est celle qui donne souvent son nom à une catégorie de sacrifice, buromum : le sacrifiant croque un peu du riz en grains ou en boulette, ou encore du foie cru de l’animal, le recrache à droite, recroque un autre morceau, le recrache à gauche, et finalement mange le reste. Cet enchaînement de gestes de rejet et

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Chapitre vi d’absorption est l’une des modalités particulières d’une catégorie plus générale que nous examinons ci-dessous, le kepúulen. Le sacrifice à proprement parler est terminé. Les assistants se remettent à bavarder, on termine le vin. Ceux qui n’ont pas droit à la consommation du produit sacrificiel sont congédiés. Mais ils ne peuvent quitter l’aire sacrificielle avant d’avoir subi un dernier rituel. Le kepúulen, rite de sortie Du radical púuleen, « crachoter » (comme on le fait pour humecter une feuille de tabac), le kepúulen est un geste omniprésent dans les pratiques rituelles. Nous l’avons évoqué à maintes reprises, qu’il s’agisse de rites liés à des affaires de doubles animaux ou encore à l’effacement d’une parole de malédiction. Celui qui est pratiqué à l’issue du sacrifice prend différentes formes : avant de quitter l’aire sacrificielle, tout assistant au sacrifice se présente devant le détenteur du bákiin qui, posant un doigt sur différents points du corps du sacrifiant, souffle en pulvérisant un peu de salive ou de vin de palme en direction des organes ou segments ainsi désignés : le front, le cœur (le plus souvent aux ukiin détenus par un homme), le ventre, les reins (aux ukiin détenus par une femme). Ce geste est parfois précédé d’un lavage au vin de palme de la tête, des avant-bras, d’un arrosage des pieds, ou encore d’une onction des mollets. Le sacrifiant doit alors rentrer chez lui sans se retourner. Pour tenter d’en comprendre la signification, nous le rapprocherons des autres occurrences du kepúulen. Toutes ont en commun de travailler sur une mise en relation qu’il convient soit de nouer, soit de délier. Une première occurrence est celle du kepúulen pratiqué en guise de sacrifice. Le détenteur du bákiin cherche une noix de bukunum (carapa procera), sur laquelle il énonce le kasaboor. Puis il(elle) croque un petit morceau de cette noix amère, le mâche et crache deux ou trois fois par terre, verse de l’eau sur le sol, avant de remettre la noix au sacrifiant qui, rentré chez lui, en croquera à son tour et s’enduira le corps (ou celui d’un autre bénéficiaire du sacrifice) des fragments écrasés mêlés à sa salive. Nous avons vu cette technique pratiquée de la même façon sur les autels de doubles. Là, l’acteur du rite est un « clairvoyant » (anajuke) qui a le pouvoir de sauver un double en danger. Il utilise également la noix de bukunum. Le bénéficiaire du rite lui offrira en échange de ce geste une importante compensation. Par ailleurs, lorsqu’une personne est prise par force (usoy) pour prendre la charge d’un bákiin, de manière définitive ou temporaire, les Kujamaat résument cette action par l’expression : « on lui a fait le kepúulen ». Il ne s’agit pas là d’un substitut au sacrifice, mais bien d’une mise sous la coupe du bákiin. Le kepúulen effectué dans cette circonstance, qui consiste pour l’essentiel à laver la tête du nouvel amañen du vin et du sang des libations, est le geste qui lie de manière indéfectible le desservant à son bákiin. Si cette fonction lui est confiée de manière temporaire, il ne pourra en être délié que par un autre kepúulen, recourant cette fois à la formule du « crachotement ». Une autre occurrence, plus complexe car elle met en jeu la bonne volonté d’une personne attaquée ou offensée, est celle qui a pour ainsi dire, valeur de pardon. Ce type de kepúulen, pratiqué avec la noix de bukunum, est demandé à la victime par l’attaquant (que ce soit lui ou l’un de ses doubles qui soit fautif) ou l’offenseur qui souffre à son tour de divers maux. Dans le cas de l’offense, comme l’illustrait l’affaire de la fausse accusation de vol de viande narrée au troisième chapitre, le kepúulen doit effacer la parole de malédiction ou de colère proférée par la victime à l’encontre

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Sacrifier de son offenseur. « C’est la bouche qui a parlé (pour demander vengeance) qui doit recracher sa parole par le kepúulen ». Le kepúulen effectué à l’issue du sacrifice ne recourt pas à cette noix. On le comprend aisément dans la mesure où il n’y a pas d’autel à remplacer, ni de parole imprécative à effacer. Simplement pratiqué avec la salive ou le vin, parfois mélangé au sang de l’animal sacrifié, il garde une part d’ambiguïté. Quel est l’effet ici visé ? Ce recours aux gestes de recracher ou de cracher sur, est communément répandu dans d’autres groupes jóola et en de multiples occurrences. Nous ferons ici un nouveau détour par les matériaux recueillis chez les Diola-Fogny par Jean David Sapir18. Dans l’analyse qu’il faisait de l’ensemble des rites liés au principe kujaama, il décrivait, entre autres, deux moments rituels intervenant au moment des funérailles, lorsqu’il s’agit de traiter une veuve afin de prévenir l’état de pollution où la mettrait la consommation d’une part du riz ou du mil cultivé avec son conjoint. Ces deux moments illustrent deux modalités du kepúulen jamaat : lors du premier (katiñen), l’officiante (une veuve, agnate du défunt) met un morceau de boulette de mil dans la bouche de la veuve et des deux compagnes qui l’encadrent (elles aussi, veuves et agnates du défunt). Elles le recrachent, puis l’officiante leur pose un autre morceau dans sur chaque paume de la main, puis sur le dos de la main. À chaque fois, elles la jettent à terre. Les deux premiers gestes sont répétés avant qu’elles ne mangent le morceau de boulette (celui qui vient d’être posé dans leur paume19). Puis on leur apporte de l’eau dans une petite louche en calebasse : elles la recrachent une première fois, l’avalent la deuxième fois. Enfin, l’officiante lui apporte un mélange de farine et d’eau qu’elle avale. Lors du deuxième moment (kalacen), exécuté dans la foulée, l’officiante crache une partie de cette mixture sur la poitrine, le visage et le bord du cuir chevelu de la veuve. Une expression fogny résume la première séquence dans les termes suivants : « Tu vas tiñen20 pour que le poison sorte » (panutiñen man busikak bupúr). Sapir explique qu’il s’agit donc là d’enlever de la nourriture l’effet de pollution généré par le rapprochement indu entre un mort et une vivante, tandis que le deuxième geste (« cracher sur ») consiste à enlever cet effet de la surface du corps de la veuve. Il s’agit bien dans les deux cas de réparer les effets du mélange indu de catégories séparées. À la fin de son article, l’auteur faisait rapidement allusion à des rituels qui, à l’opposé, recherchaient le contact entre un « esprit » (enaati, équivalent de bákiin) et un individu. En milieu jamaat, le kepúulen pratiqué à l’issue du sacrifice semble mêler les deux opérations. De manière générale, sortir du sanctuaire sans subir le rite, même si l’on y est entré par mégarde ou par insouciance comme c’est souvent le cas des jeunes enfants, c’est risquer d’être attaqué par le bákiin et le geste devra être effectué même hors contexte sacrificiel. Il s’agit donc bien de rompre une emprise lourde de danger, d’évi-

18. j. d. sapir, « Kujaama : Symbolic Separation among the Diola-Fogny », op. cit., p. 1333, 1344‑1345. 19. Sapir avance que l’opposition paume/dos de la main ne symbolise pas l’opposition vivant/défunt, mais homme/femme : en rejetant le mil placé sur les deux paumes et le dos de la main, elles rejettent ce qui, dans la nourriture, est associé au partage conjugal. En ne mangeant pas le mil du dos de la main, les participants mettent symboliquement de côté la part de la femme, rendant ainsi les produits alimentaires conjugaux « now purely ‘male’ » et propres à la consommation. Cela n’a rien à voir avec le sexe du défunt, puisqu’un veuf subit les mêmes rites. 20. Nous ne saurions en dire plus sur ce verbe tiñen dont Sapir ne donne pas ici de traduction et qui ne figure pas non plus dans son dictionnaire du Jóola Fogny.

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Chapitre vi ter, comme le disaient Henri Hubert et Marcel Mauss21, « les déviations possibles de la consécration déchaînée ». Dans le même temps cet acte rituel projette, en direction de divers organes vitaux de son bénéficiaire, quelque chose du lien qui vient d’être noué par le sacrifice entre ce dernier et le bákiin. Porteur de cette marque, le sacrifiant doit retourner directement chez lui et éviter de se laver jusqu’au lendemain. S’il rêve du détenteur du bákiin où il a sacrifié, il saura que ce dernier le protège. La transformation d’une emprise violente, aux effets imprévisibles, en une protection individualisée et dirigée, tel semble ici l’effet visé par l’alchimie sacrifielle. 3. Identifier et circonscrire le bákiin Dans cette perspective, l’extrême variété des rites associés au sacrifice, compte tenu de la nature de l’objet ou de l’action dont ils traitent, pourrait se réduire à quelques modalités de transformation de la relation un jour nouée entre le sacrifiant et telle ou telle puissance. Au niveau individuel, le rêve et la maladie sont les deux signes essentiels par lesquels se manifestent les ukiin. Les détenteurs de certains sanctuaires détiennent par ailleurs les techniques qui permettent de les faire parler : dans le cadre d’une consultation individuelle, le bákiin se fait entendre par la voix contrefaite du devin ; lors des cérémonies d’intronisation du grand ulãg et de Ámum, il s’exprime par la « voix du taureau » qui émane du sanctuaire. Le bákiin emplit alors le quartier de ses mugissements périodiques pour réclamer encore du vin ou du sang. La plupart des maladies ou afflictions individuelles sont interprétées en termes d’attaque ou de saisie par le bákiin, soit parce que la personne (ou ses ascendants) en aurait enfreint un interdit, soit parce que le bákiin aurait besoin d’elle pour implanter un autel. Il s’empare de son corps de manière brute et douloureuse, ce qui le conduit à consulter. Par divers procédés, le devin doit d’abord identifier cette puissance. Les Kujamaat (et les Jóola en général) ne recourent pas aux techniques géomantiques si répandues dans d’autres sociétés d’Afrique de l’Ouest. En dehors de l’oniromancie, omniprésente dans les pratiques cultuelles, ils utilisent pour l’essentiel trois types de techniques mises en œuvre dans le cadre des chambres-sanctuaires de Ãkuren. La plus usitée est celle de la corne : cette corne, obturée par de la cire d’abeille, est percée un peu en retrait de la pointe d’un trou dans lequel glisse une cordelette en fibres de rônier dont le devin enroule une extrémité à son gros orteil et l’autre à son pouce. La tension de la corde, sous l’impulsion des mouvements du pouce, fait balancer la corne en divers sens avant qu’elle ne « tienne » en position stable, soit en direction du consultant, soit dans la paume du devin. Une autre technique, souvent pratiquée par les femmes, consiste à interpréter la manière dont se déploie ou se replie une natte miniature tenue dans la main gauche. Tout en observant la corne ou la petite natte qu’il a en main gauche, le devin tape régulièrement le sol avec un coquillage de libation ou une corne simple. Chaque fois qu’il ouvre un autre registre d’investigation, il trace un trait sur la terre avec cette dernière ou avec son doigt22.

21. H. hubert - M. Mauss, « Essai sur la nature et les fonctions du sacrifice » (1889), dans M. Mauss, Œuvres, 1. Les fonctions sociales du sacré, Paris, éd. de Minuit, 2000, p. 236. 22. Des modes de lecture et d’interprétation des mouvements de tous ces instruments, je ne peux dire beaucoup plus : à ce jour, aucun responsable n’a rien voulu me livrer. Rappelons que toute connaissance dans ce domaine reste rigoureusement subordonnée à l’acquisition du bákiin par la voie du ulãg.

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Sacrifier La troisième consiste à faire parler le bákiin, toujours à l’abri des regards, soit par l’intermédiaire d’un instrument (tambour à friction, mirliton) ou de la voix contrefaite de son détenteur. Parfois, un devin peut aussi confectionner une sorte de petit pendule avec deux noix de palmiste, qu’il tient en équilibre sur son socle (un petit coquillage en forme de cône). Il le pose sur son index, sur le rebord de l’autel, sur l’une des mâchoires accrochées au-dessus. Avant de commencer la consultation, l’amañen exécute les rites d’appel au bákiin et les premières libations. Suivons par exemple le début d’une consultation à Ãkuren : Entré dans la petite chambre-sanctuaire, le devin salue son bákiin : « Maan ! ». Il transfère le vin de la gourde apportée par le sacrifiant dans son coquillage de libation et en verse dans le principal canari de l’autel adossé au mur et dans les plus petits enfouis sur les devants. Il entame un rapide kasaboor et s’adresse au sacrifiant : « Tu as dit que tu viens mouiller la terre parce que tu es malade ? ». Il reprend le kasaboor. « Bákiin ata Ãkuren ! Celui qui vole dans les airs ! Le beau ! Celui qui prend le devant ! (en référence à son rôle d’ordinateur des sacrifices ultérieurs) ». Il continue les libations et enjoint son bákiin : « Lève-toi ! On va partir ! Il a dit qu’il est malade, qu’il a des enflures de corps, il ne peut plus travailler. » Il prend sa corne accrochée au-dessus de l’autel, plie et déplie la cordelette à laquelle elle est fixée, pour la balancer rapidement d’est en ouest. Il replie la cordelette pour faire tourner l’instrument trois fois autour de son poignet gauche. Il le pose par terre et arrose le sol de chaque côté de la corne. Il le reprend, verse encore du vin à terre, et cite à voix basse les noms des détenteurs défunts, toujours ponctués de « Maan, maan ». S’adressant à la corne, il dit : « Montre-lui ce qui l’a pris ». Tout en faisant s’agiter la corne, il demande au sacrifiant de raconter une nouvelle fois les conditions de l’apparition de son mal, les démarches qu’il a entreprises. Il trace un trait sur le sol et actionne à nouveau sa corne. La maladie relève-t-elle de ses compétences ou du domaine d’un autre bákiin ? Il dépose enfin la corne et se retire dans une toute petite alcôve aménagée derrière l’autel. « Etaamay, maan ! ». Le bákiin répond d’une voix aigue et nasillarde. Le devin reprend : « Bákiin ! Celui qui vole dans les airs, qui prend les devants ! Le beau ! Il demande ce qui l’a pris. » Le bákiin répond de sa voix haut perchée. Il traduit la parole du bákiin : « Il faut qu’il revienne. Il ne doit pas avoir peur ». Il poursuit son dialogue, ponctué de : « Prends ! Tu as raison ! ». Il ressort de son alcôve. Selon les cas, il oriente son patient vers un autre sanctuaire ou lui demande de revenir se faire soigner chez lui. Quelle que soit la conclusion de la consultation préalable et l’orientation proposée (s’engager dans le ulãg, poursuivre un traitement avec le même devin guérisseur, aller voir tel autre bákiin), le sacrifice exigé initialement, comme ceux qui s’ensuivront, ont comme effet d’intervenir sur cette inquiétante emprise, d’en libérer le sacrifiant en ramenant la force qui l’habite au lieu où elle doit être circonscrite. La mécanique du sacrifice consiste ici à retourner la force du bákiin à la terre, via cette « bouche » où sont versées les libations. Si le malade ou l’appelé par le bákiin n’est pas pour autant considéré comme possédé, ce schéma de transfert de la force ou de l’entité qui agissait du dedans du corps vers le dehors (l’extérieur du corps, puis 289

Chapitre vi l’autel) n’est pas sans évoquer celui qui est à l’œuvre dans les rituels de possession, tels le ndëpp lebu, ou le vodûn fon ou yoruba lorsqu’il s’agit de transformer une transe initiale « sauvage » en une transe domestiquée23. Le fait que le sacrifiant, au cours de cette opération de transfert, n’ait pas besoin d’être mis en contact étroit ou accolé avec la victime animale ou le produit des libations, est sans doute à mettre en rapport avec les représentations que nous examinions plus haut : les biens qu’il apporte sur la scène sacrificielle sont déjà porteurs de cette part de lui-même investie dans les modalités de son acquisition. Mais, pour circonscrire et renvoyer le bákiin qui le tourmente là où il siège d’ordinaire, le sacrifiant doit d’abord rappeler (ou confesser) la scène initiale qui l’a lié à la puissance : transgression d’un interdit scopique ou pratique, ou, dans le contexte du ulãg, rêves ou rencontres répétées. Dans certains cas, le rituel est plus exigeant puisqu’il faudra rejouer l’acte initial qui, d’un coup, a mis l’individu sous la coupe du bákiin. C’est le cas notamment du meurtrier en contexte de guerre ou de tout homme qui aurait vu tuer quelqu’un à l’arme blanche ou au fusil ou encore qui aurait manipulé le cadavre de la victime. J’avais fait allusion à ce rituel au premier chapitre et nous en avions entraperçu une séquence lors des funérailles d’un ancien militaire. Il mériterait à lui seul de bien plus amples développements, mais je n’en évoquerai ici à grands traits, que les principales séquences : 1/ La première, appelée úkak (« crier »), se déroule en pleine nuit. Le meurtrier, après avoir averti le détenteur de Baliŋ, vient déclarer qu’il a commis ou assisté à un (ou plusieurs) meurtre. Il apporte un coq et du vin. Il précise la date du prochain sacrifice qu’il viendra effectuer. On lui met en main une lance et on lui demande alors de reculer de plusieurs mètres, puis de se précipiter en hurlant en direction du bákiin. En s’agenouillant, il fiche sa lance juste au-devant de l’enclos qui protège l’autel, tandis que le responsable du bákiin, assis, verse le vin dans la « bouche » du bákiin. Il répète ce geste six fois de suite. Le sacrificateur égorge le poulet et les participants boivent le vin de palme mélangé au sang. Les anciens de Baliŋ mangeront le coq grillé. 2/ La nuit prévue, le sacrifiant revient avec un porc. Ce sacrifice relève de la catégorie buromun : une fois le porc sacrifié, le foie sera coupé en petits morceaux dont le meurtrier devra avaler une partie, crue, mélangés au vin. Lors de ces sacrifices à Baliŋ, tous les participants sont tenus à l’abstinence sexuelle depuis la veille et pendant les trois jours suivants. 3/ Le meurtrier attend les premières pluies, part sur un chemin et boit l’eau d’une flaque boueuse en prenant bien soin que personne ne le voie. Sur cette dernière séquence, je n’ai pour l’instant recueilli aucune explication24.

23. Cf. A. zempleni, « Des êtres sacrificiels », dans M. Cartry (dir.), Sous le Masque de l’Animal, op. cit. 24. M. r. schloss fait allusion au rôle rituel de la saleté dans les rites initiatiques ehing à propos du breuvage de vin mêlé à la cendre des feuilles qui avaient servi de pansement aux circoncis. Ses informateurs, questionnés sur la raison de l’ingestion de ce breuvage par les initiants, firent référence au fait qu’un meurtrier qui aurait vu trop de sang devait aussi ingérer quelque chose de sale et qu’un même traitement était prescrit aux personnes souffrant de saignements de pied. Tout en reconnaissant qu’il n’avait guère d’autres exemples ou exégèses sur la question, il écrivait : « A symbolic antipathy between certains forms

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Sacrifier 4/ Au moment du décès du meurtrier, dans la nuit qui suit l’annonce de sa mort, tous les hommes de Baliŋ, armés d’arcs, s’éloignent vers les rizières d’où ils reviennent pour tirer des flèches dans les portes des parcs à cochons, en criant et en chantant les chants des anciens meurtriers. Le lendemain matin, ils vont tuer un coq au bákiin du quartier des deuilleurs. Ils fabriquent un nœud en feuille de rônier (ubaalen) qu’ils trempent dans le sang du coq et se présentent en file une première fois sur la place ukul. Ils retournent au sanctuaire d’où chacun tour à tour, courant sur le chemin en portant haut sa lance, rejoue trois fois la séquence úkak devant l’estrade funéraire, puis encore trois fois devant l’enclos du bákiin. C’est alors que les parents (agnats et descendants) du meurtrier doivent apporter un porc que le responsable de Baliŋ égorgera. Ce dernier sacrifice s’appelle kabaaj, « le fait d’avoir (sa part) ». À ce moment-là, les danseurs et les parentes du défunt groupés autour de l’estrade s’écartent et le responsable de Baliŋ doit venir, avec ses assistants, exhiber devant l’estrade funéraire les crânes des anciennes victimes des guerres villageoises (depuis le début du conflit casamançais, cette séquence a été supprimée). Si le meurtrier n’avait pas terminé les sacrifices dus à Baliŋ, ses parents, héritant de la dette, devront à leur tour tuer deux porcs ce jour-là. La réédition de l’acte initial, sous des formes stéréotypées, est caractéristique d’un autre rite évoqué plus haut, celui que doit effectuer toute personne ayant un jour ligoté ou fait prisonnière une autre. Celle-ci doit édifier un autel au bákiin Ejãk qui traite de ce genre d’affliction et soigne les maladies des articulations (rhumatismes, luxations, lumbagos, etc.) Comme celui de Baliŋ, les principales séquences du rite initial seront rééditées lors des funérailles du « ligoteur ». En avril 1997 un homme du village, ancien gendarme émigré à Ziguinchor, souffrant de rhumatismes, était revenu à Esana pour se soigner. Le devin consulté lui dit qu’il avait « été pris par Ejãkey » et qu’il ne pourrait trouver de soulagement tant qu’il n’aurait pas fait le ulãg. Quelques semaines plus tard, ayant réuni les biens nécessaires (un coq, une chèvre et un gros porc, en sus de six grands canaris de vin de palme), il avertit ses parents et le détenteur du principal sanctuaire de Ejãk. Très tôt le matin, ses neveux utérins vinrent ériger l’autel en banco contre le mur de la véranda de la maison qu’il avait depuis longtemps déserté. Peu à peu, les gens arrivèrent jusqu’à former un groupe assez nombreux. Mais on attendait encore deux personnages essentiels pour commencer le sacrifice : un homme et une femme, étrangers au village, que des gens de Ejãk postés à l’affût sur la route avaient été chargés d’aller « saisir ». Pour que ces prisonniers forcés acceptent de perdre leur journée, on leur expliqua rapidement de quoi il s’agissait ; s’il arrive qu’ils se débattent, on les frappe. Ils furent enfin amenés, tenus dans le dos par les deux poignets. Un ancien détenteur commença les libations en répétant ce que lui avait expliqué l’impétrant. Divers participants prirent la parole, pour demander, dans le cas présent, que le nouveau responsable reste à demeure afin de soigner

of bleeding ant dirt seems to permit dirt to be used to control bleeding » (The Hatchet’s Blood, op. cit., p. 95).

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Chapitre vi d’éventuels malades, notamment les membres de sa famille ou les enfants d’éventuels « ligoteurs » qui n’auraient pas été traités de leur vivant. Les participants au rite calmaient et menaçaient tour à tour les prisonniers qui commençaient à s’impatienter. C’est alors que l’on apporta la chèvre, les pattes arrière attachées à la hauteur des genoux, les pattes avant croisées et également attachées aux genoux. On la déposa à terre devant l’autel. Quelques anciens de Ejãk et leurs épouses entamèrent une ronde autour en faisant cliqueter des fers forgés sur le modèle des entraves que les négriers attachaient aux pieds des esclaves. Ils enjambèrent plusieurs fois la chèvre en la frappant avec ces entraves. Pendant ce temps, le coq était égorgé sur l’autel, puis le porc avec le sang duquel on arrosa encore largement l’autel et les murs qui l’encadrent. Enfin, on transperça la carotide de la chèvre et on lui trancha la gorge. Le porc ensuite sacrifié sera partagé en deux, une moitié pour l’assistance, l’autre pour les étrangers qui avaient été pris. On leur donnera également une bonne quantité de vin à rapporter chez eux avant de les libérer, en fin de journée et ils auront désormais le statut de neveux utérins dans le ãk du nouveau détenteur. Au moment de son décès, le rituel de la chèvre entravée et frappée de fers d’esclaves sera recommencé à l’identique. En rejouant l’acte qui avait initialement placé le commettant sous la coupe du bákiin, ces rites  – mode particulier de ulãg –  transforment une relation immanente et fatale (on peut en mourir, soi ou sa descendance) en une relation médiate qui est celle qu’entretient tout responsable « à harpon » avec la puissance qu’il dessert. Il est rare qu’un seul sacrifice y suffise et, quoi qu’il en soit, cet acte initial sera encore réédité sur la scène funéraire. Rappelons-le, la relation qui unit un détenteur « à bâton » à son bákiin fonctionne à l’inverse : le responsable saisi par force n’est ni malade ni tourmenté. Par contre, il le sera gravement s’il rompt cette relation en fuyant ses fonctions. Le kepúulen initial par lequel on l’assigne à son sanctuaire (on « l’assied ») agit alors comme un geste de liaison irréversible. Mais, comme nous l’avions déjà signalé, il est une autre sorte de verdict rendu par la terre. Lorsqu’un homme ou une femme commence à entreprendre les démarches initiales au ulãg, il attend deux ou trois années de suite pour voir ce que ses rizières produisent. De bonnes récoltes sont le signe décisif du bien-fondé de son entreprise. Plus généralement, la fertilité des rizières rassure toujours les villageois quant aux dispositions des ukiin à leur égard. II. Fendre la terre, faire germer la graine, appeler la pluie Sans doute, comme le remarquait André-Georges Haudricourt25, cultiver les plantes ne suppose d’exercer sur elles qu’une action indirecte et négative ; on ne les fait pas pousser en leur tirant dessus. Par contre, c’est bien par une intervention directe,

25. A. g. haudricourt, « Domestication des animaux, culture des plantes et traitement d’autrui », L’Homme 2 (1962), n° 1, p. 40‑50. Les techniques de la riziculture jóola inviteraient plutôt à inverser le rapport qu’il établissait entre l’idée de domestication, qui serait ici du côté de l’agriculture, et celle d’« accompagnement » qui caractérise plutôt le rapport des villageois à leurs bêtes.

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Sacrifier « forçant » la nature que l’on domestique la terre. La dualité de ce rapport à la nature, les représentations et le déroulement des rites liés au cycle agraire jamaat semblent bien la mettre en évidence. Nous avons plus d’une fois évoqué l’étroite intégration du travail des rizières à la symbolique des sexes et de la procréation. Labourer, c’est « piquer la terre », « l’ouvrir », « la faire saigner », intervention qui s’inscrit dans l’ensemble des marqueurs de l’identité sexuelle masculine26. Les deux opérations strictement féminines, repiquage et récolte, mettent d’abord en jeu une délicate transplantation du plant germé de l’espace plus indifférencié des butat (champs de brousse) à l’espace sacralisé des rizières inondées, puis une coupure définitive entre la graine et la terre. Au-delà de l’impression d’évidence qu’elle semble comporter (par exemple dans l’homologie formulée de façon lapidaire par certains « vieux » : « La terre, c’est comme une femme. Cette année, elle s’est couchée sur le ventre, il n’a pas plu… »), l’exemple jamaat invite en même temps à réexaminer l’association établie entre le traitement rituel et social de la fertilité des femmes et de celle des terres cultivées. De quelles questions communes traitent les rites qui accompagnent le cycle fécondation-gestation-naissance de la graine et de l’enfant ? Pour les Kujamaat, tout processus de procréation est animé, conduit par le mouvement d’un ou de plusieurs principes vitaux (saloor) qu’il s’agisse de celui d’un défunt à renaître ou du grain de riz conservé comme semence. C’est ce principe qui est mis sous la protection des autels domestiques (kutíil). Le corps de la femme et la terre cultivées seraient ainsi identiquement pensés comme le lieu où, périodiquement, ces saloor prennent corps sous la forme d’un nouvel enfant ou d’une nouvelle pousse. Il semble bien par ailleurs qu’à chaque naissance se joue tout autre chose qu’un simple événement biologique, aussi périlleux soit-il pour les vies de la parturiente et de l’enfant. C’est en tout cas ce qui ressort de l’examen des interdits et des rituels liés à l’accouchement  – règles d’évitement, postures, paroles, traitement du placenta –  et surtout au décès d’une femme en couches, considéré comme une calamité pour tout le groupe. Il semblerait en être de même à chaque moment du processus de procréation. Les nombreuses et très riches descriptions relatives aux rites et aux représentations liés au cycle agraire dans d’autres sociétés de l’Afrique occidentale et centrale, mettent en évidence la principale fonction qui leur est assignée : assurer le renouvellement du cycle (qu’il soit ou non associé au renouvellement de la royauté) ou, en d’autres termes empruntés à Michel Cartry27 à propos du coït rituel que, chez les Gourmantché, la mère doit au géniteur de l’enfant dans le temps qui suit sa naissance, « conjurer la menace que la fin d’une gestation puisse signer la fin de toute procréation ». Pour examiner la manière particulière dont les Kujamaat pensent l’articulation entre fécondité humaine et fertilité des terres d’une part et, de l’autre,

26. Que l’opération de labour soit pensée comme une opération violente, forçant la nature et destinée à provoquer une germination est loin d’être propre aux Jóola. On retrouve par exemple les mêmes représentations chez les paysans kabyles : « Le mariage et le labour sont l’un et l’autre conçus comme des actes masculins d’ouverture et d’ensemencement destinés à provoquer un gonflement » écrivait à ce propos p. bourdieu (« Le sens pratique », Actes de la recherche en sciences sociales, SH-EHESS, n° 1 (1976), p. 70). Là cependant s’arrête l’analogie : car si, chez les Kabyles, tout acte de séparation (notamment la moisson considérée comme un meurtre) relève exclusivement des hommes, chez les Kujamaat, ce sont les femmes qui récoltent. 27. M. cartry, « Les yeux captifs », Systèmes de Signes. Textes réunis en hommage à Germaine Dieterlen, Paris, Hermann, 1978, p. 97.

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Chapitre vi conjurent la menace de l’extinction du cycle, reprenons un instant la chronologie des opérations culturales et des rites agraires. 1. Les rites liés au cycle agraire Les Kujamaat classent sous un même terme, buñuken, tout sacrifice lié à la croissance du riz et à la bonne venue des pluies. S’agissant des rizières, aucun travail agricole ne peut commencer avant l’ouverture rituelle de la saison correspondant, dans le calendrier jamaat, au début de l’année (emit : ciel, pluie, année), lorsqu’arrivent les pluies d’hivernage, vers la fin juin28. C’est en se calant sur cette période du retour escompté des pluies qu’au moment des récoltes précédentes (décembre-janvier), les principaux responsables d’ukiin ont entamé un calcul à rebours en fonction duquel ils désignent chacun des six derniers mois lunaires de l’année. S’ils ne découpent pas aussi précisément cette période d’attente, la plupart des cultivateurs se repèrent en observant le déplacement des Pléïades dont ils savent que le lever héliaque correspond habituellement avec l’apparition des premières pluies. Les contraintes du calendrier agricole La période des trois ou quatre dernières semaines de la saison sèche (à partir de fin mai) est appelée buríiŋ, « chemin ». C’est un moment charnière lors duquel on se prépare à la fois à l’imminence d’une saison pluvieuse  – dont on espère qu’elle dure jusqu’à la fin du mois d’octobre et qu’elle soit suffisamment abondante pour remplir les rizières –, et à la perspective d’au moins trois mois entièrement consacrés à leur culture. Avant les premières pluies, les femmes auront dû mettre à feu les parcelles débroussaillées pour finir de les nettoyer dans les clairières de type butat (réservées au « riz de montagne ») et les hommes terminer de monter ou de réfectionner les toitures de paille de leur maison, vérifier le bon état des digues et des buses qui permettent l’écoulement des eaux douces en évitant la remontée de l’eau salée dans les rizières, faire affûter la lame de leur kajendu, etc. Dès qu’auront été réalisés les sacrifices initiaux les autorisant à entamer les travaux, les hommes partent labourer les butat et les terrains réservés aux pépinières de riz avec cette immense bêche en forme de pagaie qu’est le kajendu. Derrière eux, les femmes sèment les graines qui ont été précieusement réservées depuis la récolte précédente29. Si l’année est favorable, on entre dans la période des pleines pluies d’hivernage, kajam (« entendre », en référence au chant d’un petit martin-pêcheur qui les signale quelques jours à l’avance). Les hommes commencent la culture des rizières inondées (butãda) en commençant par les plus profondes30. La distinction entre les deux ter-

28. On constate depuis plusieurs années que les pluies arrivent plus tard, décalant le début des opérations de presque un mois lunaire, ou bien obligeant à recommencer les ensemencements trop tôt commencés. 29. Si le geste de semer (bet, « jeter », « terrasser en projetant son adversaire par terre ») est plutôt féminin, c’est, d’après mes informateurs, pour des raisons pratiques : l’homme laboure, la femme sème sur ses pas, puis l’homme recouvre les graines avec son kajendu. 30. Ces rizières profondes, très productives, sont aussi celles qui seront les plus difficiles à cultiver lorsqu’elles seront remplies d’eau. Pour des descriptions beaucoup plus détaillées des techniques de la riziculture jóola, cf. entre autres, P. Pélissier (Les paysans du Sénégal, op. cit.,), F. g. snyder (« L’évolution

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Sacrifier mes employés pour désigner l’opération de labour  – ejusey pour les champs butat, et ewañ pour les rizières inondées –  ne concerne pas deux techniques différentes (dans l’un et l’autre cas, le kajendu imprime sur le sol un réseau de billons et sillons d’une admirable régularité), tout au plus une différence de hauteur des billons (de 30 cm en moyenne dans les butat, et jusqu’à 1 m dans les butãda). Elle indique surtout la différence de statut entre ces deux types de terres, différence que nous avons entrevue à propos de la sélection des espèces de riz « sacrifiables » et sur laquelle nous reviendrons plus loin. Le jour où les hommes partent dans les rizières butãda signe le moment où l’on passe du grenier de la femme au grenier de l’homme : depuis la récolte, la femme puisait dans ses provisions pour nourrir la famille ; à partir de la mise en culture des rizières profondes, c’est le grenier du mari qui doit nourrir la maisonnée jusqu’aux prochaines récoltes. Les labours continuent pendant plusieurs semaines. Lorsque les plants des pépinières ont atteint une quinzaine de centimètres, le repiquage (esuwen) va commencer. Portant sur la tête l’immense panier où elles ont entreposé les jeunes pousses, les femmes parcourent à pied ou en pirogue de fort longues distances pour aller les replanter dans telle ou telle parcelle31. Le repiquage s’étale sur plusieurs semaines du mois d’aôut au mois d’octobre. Les travaux d’hivernage, véritablement épuisants, qu’il s’agisse du labour ou du repiquage en pleine eau, ont leur propre devise : an aamak alaañ jasua ! (« le gros devient tout maigre ! »). Pris dans la double contrainte d’être prêt et d’avoir terminé chaque opération à temps, hommes et femmes s’acharnent sans répit de l’aube au crépuscule, sous un soleil cuisant, sous la pluie, dans une terre lourde et boueuse ou dans une eau peuplée de sangsues. Mais il arrive que les perturbations climatiques sursoient à ces efforts : les pluies tardent ou bien, après quelques tornades, cessent brutalement. Faut-il semer, et anticipant de bonnes pluies, continuer la culture, repiquer dans des rizières presque sèches ou reprendre les semences ? Chacun scrute le ciel avec inquiétude, et l’on finit par retourner dans les ukiin déjà sollicités pour recommencer les sacrifices. La saison des pluies se termine à la fin du mois d’octobre. Commence la première période de la saison sèche, appelée kaban (« c’est fini »). Le riz des rizières inondées mûrit, les enfants y sont envoyés dès l’aube pour chasser les oiseaux. Çà et là, on commence à récolter les variétés précoces de riz « de montagne ». À partir de décembre, la récolte des rizières profondes commence. Elle se termine en général dans la troisième semaine de janvier. Ce sont les femmes qui sont chargées de cette opération : les épis sont coupés un à un au couteau, liés en gerbes déposées sur la diguette de la rizière, avant d’être rapportées au village dans de grands paniers. La fin des récoltes ouvre la période appelée úulew, « la saison vide ». Les rizières sont provisoirement délaissées à la divagation des troupeaux, les hommes se consa-

du droit foncier Diola de Basse-Casamance » op. cit.), O.linares (Power, Prayer and Production, op. cit.), A. chéneau-loquay (« La dynamique des systèmes ruraux dans les pays des Rivières du Sud : une montée de la dépendance, des risques accrus », Les rizicultures de l’Afrique de l’Ouest, Actes du Colloque international Cnrs-Cirad, Cd Rom, 1998) et y. marzouk (« Histoire des conceptions hydrauliques étatiques et paysannes en Basse-Casamance, Sénégal, 1960‑1990 », dans dupré g. (dir.), Savoirs paysans et développement, Paris, Karthala, 1991). 31. C’est en référence à cette activité fondamentale que l’on dit que « la femme part se marier avec son doigt » (i.e. le pouce avec lequel elle enfonce chaque plant dans le billon).

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Chapitre vi crent pour l’essentiel à la récolte du vin de palme et à l’entretien des champs de manioc et des vergers. Les femmes travaillent à la fabrication de l’huile de palme, au séchage des huîtres et des poissons, puis au pressage des fruits d’anacardier qui leur procureront quelques revenus. Fin avril, début mai, l’imminence du retour de la saison des pluies accélère le rythme des travaux. Les femmes repartent dans les rizières épandre la fumure (busees, préparée avec le fumier et les cendres de feuilles brûlées), les hommes cessent de récolter le vin de palme et terminent en hâte la toiture des maisons ; c’est aussi à cette période qu’ont lieu les travaux collectifs d’édification ou de réfection des digues qui protègent les rizières de la remontée des eaux salées. Dès le début du mois de mai, tout le monde partira débroussailler les champs butat. On éclaircit au coupe-coupe les palmeraies, afin de préparer les pépinières. Le cycle rituel Aussi fin connaisseur serait-il des arcanes de la riziculture ou de la météorologie, aucun individu ne prendrait l’initiative d’entamer de son chef telle ou telle de ces opérations dans ses propres parcelles. Mise en culture, labour, repiquage, récoltes sont étroitement enchâssés dans un cycle rituel qui place chaque intervention sur la terre sous la coupe de l’un ou l’autre des ukiin villageois. Si l’opération d’épandage de la fumure n’exige pas, à ma connaissance, de sacrifice particulier32, le débroussaillage (buñápábu) en revanche doit être précédé de deux sacrifices, l’un à Akuy (bákiin d’initiation masculine), l’autre au Karaay, exécutés les jours de la semaine réservés à chacun de ces ukiin (le deuxième jour de la semaine pour les hommes, le troisième pour les femmes). Ces sacrifices relèvent de la catégorie ujamooral, « on va s’entendre ». La responsable du Karaay envoie ses messagères dans chaque quartier pour annoncer aux femmes que le débroussaillage peut commencer. Celui ou celle qui devancerait le sacrifice risquerait fort de se blesser avec son coupe-coupe. Pour la mise à feu des champs débroussaillés, seules les femmes, auxquelles revient ce travail, vont sacrifier au Karaay. Elles annoncent au village qu’elles « vont brûler les champs » (kayaben) la semaine suivante, jour pour jour. Au moment de la mise à feu, les hommes se mettent en cercle tout autour de chaque parcelle incendiée pour tuer les animaux qui s’enfuient, mais cette chasse n’a rien de rituel à la différence de celles que nous avions décrites dans le premier chapitre. Ces dernières d’ailleurs ne tardent pas être organisées. Si les commentateurs mettent en avant le caractère « militaire » des grandes chasses rituelles (upit), nous avions signalé les autres dimensions de ce vaste « balayage » de la brousse et des champs, notamment dans la manière dont il réinscrit ces portions du territoire villageois provisoirement laissées à l’abandon dans une relation particulière aux ukiin. Kañaagen, bákiin de la chasse et de la guerre, réclame sa part de sang, mais rappelons-le, tous les autres ukiin sont à ce moment-là sollicités. Tandis que les femmes du Karaay veillent dans leur sanctuaire, chaque détenteur de bákiin place tour à tour tel ou tel espace parcouru sous la tutelle de la puissance qu’il dessert.

32. Dans la bouche des femmes, l’expression « jeter la fumure » est une métaphore privilégiée pour parler des efforts qu’elles consacrent aux femmes en mal d’enfants qui viennent se confier à elles.

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Sacrifier Jusque là, ces différents sacrifices (qui se limitent en général au vin de palme) visent avant tout à protéger le corps des humains des risques de blessure liés aux travaux de préparation des surfaces cultivées. Dans le calendrier rituel, upitaw signe le passage d’une période consacrée aux rites concernant la reproduction des humains et des institutions villageoises à celle qui n’a d’autre polarité que la germination et la croissance du riz. À proprement parler, le cycle des rites liés à la graine débute par un premier sacrifice au grand bákiin de brousse, Kãdenben, effectué par ses seul(e)s responsables. Il a lieu juste avant que l’on ne commence à semer les pépinières et, selon les années, il s’enclenche sur les rituels de Kátit comportant notamment le sacrifice d’un bœuf noir. Les détenteurs des plus anciens ukiin « à bâton » ne considèrent pas ce sacrifice comme obligatoire. Pourtant, à maintes reprises lors de ces dernières années, j’ai pu constater qu’avec les rites du kasara ils prenaient une place de plus en plus importante dans l’ensemble des pratiques rituelles liées au cycle agraire. Nous leur accorderons plus loin une attention particulière. Dans les jours qui suivent le sacrifice à Kãdenben débute une autre série de sacrifices sous l’égide du bákiin royal. Ce sont eux qui, avant l’arrivée de Kãdenben, inauguraient véritablement le cycle. Le desservant de Káyák envoie ses tambourinaires avertir les villageois de l’ouverture de la saison. Ses « soldats » parcourent le village pour y attraper des poulets, un porc ou une chèvre en vue du sacrifice ; les villageois fournissent vin de palme et riz. De leur côté, les femmes se réunissent au Karaay avec du vin de palme. Les hommes sacrifient au bákiin d’initiation Kareñ. À partir de ce moment, le roi est tenu de rester immobile, dans sa maison à proximité du sanctuaire. Par la suite tous les détenteurs d’ukiin sacrifient de manière individuelle dans leur propre sanctuaire33. Enfin chaque doyen de segment de lignage ira verser du vin (même s’il ne s’agit que d’une gourde de deux ou trois litres) sur son utíil pour assurer « la germination » des grains semés. Kasiijen, « germer », le même terme est utilisé lorsqu’on offre sur cet autel des libations destinées à assurer la « germination de la maison », c’est-à-dire le retour en cette maison d’âmes de défunts à renaître. Ce n’est qu’à partir de ce moment-là que chacun pourra partir à son gré travailler les pépinières et les champs de riz de montagne. Lorsque l’on voit que le riz des pépinières et des champs a suffisamment grandi, on entame une nouvelle tournée de sacrifices dans tous les ukiin déjà sollicités avant le repiquage dans les rizières inondées. De nombreux sacrifices d’animaux sont encore faits à Káyák. Les femmes retournent au Karaay. Tout comme pour la mise en culture des champs, personne n’a le droit d’aller repiquer avant ces sacrifices. Les hommes terminent les labours : ils repartent à Kareñ pour faire le sacrifice dit kawalen ujendaw (déposer les kajendu). À la fin du repiquage, les femmes iront de même au Karaay pour faire le kawalen kabok, « déposer les feuilles de rônier », en référence aux feuilles qu’utilisent les repiqueuses comme parapluie pour les protéger, elles, leur enfant au dos ou le panier de pousses qu’elles portent sur la tête. Commence une période d’attente inquiète : si les pluies s’arrêtent trop vite, les femmes retournent au Karaay et les hommes à Kareñ

33. L.-V. thomas (Les Diola, op. cit., p. 683) parlait à propos de ces rites de sacrifices de « congédiement » (kabab) aux ukiin que l’on va provisoirement délaisser. Plutôt que d’un véritable congédiement, il s’agirait plutôt en milieu jamaat de réorienter les ukiin vers une seule polarité, la fertilité des rizières

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Chapitre vi pour de nouveaux sacrifices, appelés kaalan (« être à mi-chemin »), afin de demander que l’eau remplisse les rizières. Lorsque l’on voit de tel ou tel côté que le riz est déjà mûr, les mêmes opérations sont rééditées dans les grands ukiin afin que les récoltes puissent commencer et « que le riz arrive dans de bonnes conditions dans les maisons ». La fin des récoltes (ejaley) est marquée par un important sacrifice dans le Karaay du village, dit kawalen sisapasu, « déposer les couteaux ». Un gros porc est tué, cuisiné et mangé dans le bákiin où les femmes resteront jusque tard dans la nuit. Ce sacrifice sera répété dans les sanctuaires du Karaay de chaque sous-quartier. À partir de ce moment-là, celle qui, pour des raisons diverses, voudrait quitter le village, pourra partir. Et chacune pourra consommer le riz nouveau de son grenier. C’est aussi à partir de ce sacrifice que l’interdit de divorcer pendant les travaux des rizières est levé. Mais le cycle est loin d’être terminé. Une description chronologique des rites qui s’enclenchent à la fin des récoltes risquerait de donner la fausse image d’une exécution linéaire selon laquelle une opération rituelle une fois terminée, on passerait à la suivante : dans cette période s’imbriquent une série de rites qui ont chacun leur temporalité et leur manière propre de circonscrire l’espace villageois : 1/ dans les annexes du Karaay, les sacrifices « déposer les couteaux », qui s’effectuent chaque troisième jour de la semaine (káhájit, réservé aux rites féminins), se poursuivent pendant six semaines34. 2/ au utíil de chaque patri-groupe (eleken), les hommes mariés et les neveux utérins se réunissent le jour de leur convenance, avant d’engranger leur riz, pour y verser du vin et y déposer une gerbe de riz nouveau : « Voici notre riz, dit le responsable, il faut qu’il reste lourd ». Aux dires des Kujamaat, il s’agit alors de se prévenir d’attaques sorcellaires auxquelles, comme le nouveau-né, le riz fraîchement récolté se révèle particulièrement sensible35. Sous des apparences ordinaires, les gerbes une fois pilées ne livreraient que des grains vides ou dépourvus de toute force. 3/ dans chaque bákiin « à harpon », le détenteur doit effectuer le sacrifice buromum (mordre) qui lui permettra de consommer son nouveau riz. Il verse sur l’autel du vin de palme mêlé à quelques grains de riz non pilé ; par deux fois, il prend en bouche un grain qu’il casse, mâche un peu et recrache au vent, à gauche puis à droite.

34. Au début du mois de février 2005, alors que les récoltes avaient été particulièrement mauvaises, une femme me disait avec amertume : « on continue à déposer les couteaux alors qu’on a déjà fini le riz nouveau… » 35. Chez les Jóola Fogny, j. d. sapir (« Kujaama », op. cit.) décrivait un rite effectué juste avant d’engranger la récolte par les membres de la famille nucléaire. Ils doivent boire une médecine dite ebun kujaama, décoction d’une plante où l’on mélange riz nouveau et ancien riz. Il citait l’une de ses informatrices : « The Diola say that before the old and new harvest come together it is like a father and his daughter or a mother and her son. Therefore it is necessary that they obtain the ebun kujaam and drink it mixed with milk, saying that the kujaama is to be found between the old rice and the new rice. But this is not dangerous. It can be considered as though the rice of this year is living, that of last year is dead  – like the body of a man and his widow. » (p. 1337). Pour n’y avoir jamais assisté ni n’en avoir jamais entendu parler, je ne peux pour autant affirmer que ce rituel n’aurait pas existé chez les Kujamaat. Il semblerait toutefois difficile de l’interpréter en termes de pollution entre générations, sexes, morts et vivants. Ce qui importe ici c’est d’abord une relation particulière à l’autel des terres, une question de mise à l’abri et de transfert de yaloor.

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Sacrifier Notons que de ce riz nouvellement engrangé et qu’il n’avait pas le droit de manger jusque là, seul était concerné le riz récolté dans les rizières profondes (butãda). 4/ au bákiin Bulãpan, se déroule, un jour de íyéy, le sacrifice inaugurant l’ensemble rituel insécable nommé ewãgen dont nous avions parlé à propos de l’organisation des luttes inter-villageoises. Ewãgen désigne tout à la fois l’organisation de ces luttes et le sacrifice buromum (« mordre ») cette fois effectué par tous les hommes du village détenteurs d’un bákiin « à bâton ». Rappelons-le, le vin de palme fourni par les neveux et les hommes du quartier a été rassemblé la veille dans deux énormes gourdes en calebasse auprès de la maison du détenteur de Bulãpan. Très tôt le matin, l’épouse et les nièces de ce dernier s’activent à cuisiner une imposante marmite de riz prélevé dans les provisions restantes des années passées. Elles y intègrent une très petite quantité de riz nouveau. Si l’année est faste, on tuera un porc pour le repas, sinon on prépare du poisson. Dans la matinée, les hommes récoltent le vin de palme dans leurs palmeraies. À leur retour, ils se réunissent dans le sanctuaire (installé sous la véranda arrière de la maison de son détenteur) : le responsable mélange dans le grand coquillage de libation vin de palme et riz nouveau non pilé. Il est le premier à exécuter le geste du buromum (mordre et recracher par deux fois un grain de riz) puis arrose l’autel de ce mélange. Les cuisinières distribuent les plats entre les détenteurs d’ukiin installés dans le sanctuaire, les neveux assis sous la véranda de la maison, et les femmes regroupées sous un arbre de la cour. Avant de commencer à manger, le responsable de Bulãpan donne à chaque convive un grain de riz : tour à tour, ils effectuent le buromum avant de prendre et d’avaler une pincée de riz cuit. Le repas achevé, on boit le vin de palme apporté la veille. « C’est ainsi que chaque année je donne à manger à tout le village », me disait un tel responsable. S’ils détiennent quelque autre bákiin, les neveux venus d’ailleurs pour participer à ce sacrifice devront le réitérer dans leurs propres sanctuaires. C’est dans l’après-midi même que commencent les danses d’ekonkon et les premières séances de luttes intervillageoises (il se peut que celles-ci soient renvoyées à plus tard lorsque les récoltes ont été trop mauvaises, mais rien ne saurait repousser le sacrifice initial à Bulãpan, ni l’organisation des premières danses). 5/sur les places ukul de chaque sous-quartier tour à tour, et que les luttes aient effectivement lieu ou non, s’enclenche un double cycle de danses : danses des lutteurs pendant au moins six semaines, le jour de chaque íyéy et dans la nuit qui précède ; plus rassemblées dans le temps  – chaque jour, pendant une semaine d’affilée –, danses des jeunes filles36 (uyokoñáw). Dans l’effervescence festive qui entoure ces exhibitions juvéniles, un geste retiendra notre attention : celui qu’exécutent les mères lorsque, remontant la file des danseurs ou des danseuses, elles en aspergent le dos de grains de riz nouveau décortiqué, en provenance de leurs greniers. Elles leur offrent également à même la bouche de grandes cuillers de bouillie de riz. Ce geste, je ne l’avais pas initialement distingué de tous les actes d’encouragement et de louanges habituellement prodigués en ces occasions : ajouter aux parures des danseurs, les asperger de talc, déployer un pagne sous leurs pas, etc., autant de performances qui relèvent de ce que l’on appelle bagalen, « honorer ». Mais le caractère systématique

36. À Esana, cette danse n’avait pas été exécutée depuis vingt ans lorsque, en janvier 2005, les jeunes femmes décidèrent de la réhabiliter pour leurs jeunes sœurs et filles. Toutes les femmes ressortirent alors leurs pagnes indigo, cousus de grelots, que requiert le pas de cette danse afin d’encadrer les jeunes filles et fillettes.

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Chapitre vi et appliqué de cette aspersion de riz (chaque jeune, chaque enfant en est l’objet) lui confère une autre portée, sur laquelle nous reviendrons un peu plus loin. Qu’un responsable ne puisse manger son riz avant d’en avoir offert à son bákiin rappelle que les puissances de la terre en sont tout à la fois les pourvoyeuses et les destinataires initiales. Mais le rite témoigne aussi de l’emprise du bákiin sur les biens de celui ou de celle qu’il a un jour « saisis ». L’exemple du traitement de la récolte des rizières d’une personne morte de lèpre le met en évidence de manière encore plus frappante. Une maladie comme la lèpre relève des compétences de Sãbun, bákiin associé à la forge et au feu. Lorsqu’un malade vient demander à Sãbun de l’aider, il est d’abord hébergé dans la maison du détenteur. En toute dernière extrémité, on lui construit une hutte à proximité du bákiin où il demeurera jusqu’à sa mort. Pendant ce temps, ses rizières sont cultivées par les membres de son elenken. Le riz récolté est alors entreposé dans une hutte construite dans la cour de la maison du doyen du segment de lignage. C’est « le riz de Sãbun » qu’il faudra « descendre » pendant la saison sèche. Les agnats et les neveux utérins du malade défunt vont se réunir dans le bákiin où ils vont transférer les gerbes de riz, réparties en six paniers qu’ils disposeront en deux lignes, alternant chacune avec une grosse gourde de vin de palme. Le détenteur de Sãbun prélèvera un peu de riz de chaque panier, croquera quelques grains qu’il recrachera sur l’autel autour duquel il déposera également quelques gerbes. Le reste sera distribué entre le détenteur de Sãbun et les membres de la famille du défunt. Faute de ce passage obligé par le sanctuaire, il n’y aurait d’autre solution que de tout brûler. Les sacrifices du riz nouveau et les danses des lutteurs et des jeunes filles ouvrent la deuxième période de la saison sèche, úulew, « vide » du point de vue de l’activité rizicole, mais toujours marquée par une intense activité rituelle : les luttes se poursuivent à l’échelle de tout le pays jamaat, placées alternativement sous l’égide de Káyák et de Bulãpan. On règle ça et là des dettes sacrificielles, et chaque village organise les rituels d’intronisation de nouveaux responsables d’ukiin. C’est à cette période qu’ont lieu périodiquement les cérémonies de esãgey, du búkut ou du karaay. Les rites de fiançailles ejulorey, les fêtes d’associations, les mariages, les raccompagnements de buñalen, animent le village jour et nuit. Le vin de palme coule à flots. Le tableau ci-après donne une vue d’ensemble de l’enchaînement des différents moments du cycle agraire. Pendant ce temps où les troupeaux de bovins divaguent dans les rizières et que sommeille le principe vital du riz, l’essentiel des rites collectifs semble centré sur deux objectifs : assurer les conditions de la reproduction humaine, pourvoir tous les sanctuaires d’hommes ou de femmes laissés vacants par la mort de leur détenteur. récoltes. Mais déjà, surtout lorsque l’année a été mauvaise, l’attention se focalise sur l’hivernage à venir : dès que l’on peut, on organise les rites particuliers au culte kasara, visant le retour d’une bonne saison pluvieuse et de bonnes récoltes. Ce tableau demande à être mis en perspective avec ce qu’il ne montre pas vraiment, à savoir la série d’alternances qui rythment le calendrier des travaux et de l’année : - saison sèche úulew / saison des pluies kajam : temps voué aux rites familiaux et villageois/temps voué au travail des rizières ; 300

Sacrifier

Mois Saisons/kujamaat Opérations culturales Labours ejusey (champs, kajam pépinières) Juil. (« entendre ») ewãn (rizières profondes) Semis Pleine saison des Aôut pluies

Repiquage (esuwen) Fin des labours

Activités rituelles Sacrifices initiaux à Kãdenben, Kátit, Káyák, Kareñ

Acteurs Hommes et femmes Hommes

Karaay

Femmes

Sac. préalables à Káyák Karaay Sac. « déposer les kajendu » à Akuy

Hommes Femmes

kaban Sept. (« c’est fini ») arrêt des pluies Oct

Fin du repiquage

Sac. « déposer les feuilles de rônier » au Karaay

Nov.

Surveillance du riz

Luttes entre quartiers

Déc.

buñag (début saison sèche)

Récoltes (ejaley) Fin des récoltes engrangement

Fév.

úulew (« vide ») Mars

Epandage fumure (busis) Débroussaillage (bughápábu)

avril Mai

juin

buríing (« chemin ») Arrivée des pluies

Brûlis (kayaben)

Femmes

Garçons Femmes

- Sac. « déposer les couteaux » au Karaay

Femmes

- Sac. au utíil

Luttes intervillageoises

Hommes du eleken Hommes détenteurs de bákiin « à bâton » Tout le village

Luttes, danses de jeunes filles Rites du kasara

Jeunes/ hommes et femmes

- rites d’ewãgen à Bulãpan : . Sac. du riz nouveau « mordre »

Janv.

Hommes

Rites de ulãg ou de esãgey, búkut, Karaay Sacrifice ujamooral (« on va s’entendre ») à Akuy Karaay

Sacrifice ujamooral au Karaay Chasses rituelles(upit) Suite des rites kasara

Hommes et/ou femmes Hommes Femmes Femmes Hommes Hommes, femmes, enfants

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Chapitre vi - travaux masculins (opérations violentes sur la terre) / travaux féminins (manipulations de la graine et des épis) ; - passage des champs butat aux rizières butãda / passage du grenier de la femme à celui de l’homme. - première période de la saison sèche (buñag) / deuxième période (úulew) : suspension de l’activité sacrificielle (hormis les rites d’ouverture et de fermeture de chaque opération agraire) / fièvre rituelle et sacrificielle Le passage de l’un à l’autre terme des deux premières oppositions est placé sous la tutelle de l’un ou l’autre des ukiin « à bâton », ce qui ne nous étonnera guère au vu de la fonction qui est la leur de traiter toute mise en contact avec ou toute intervention directe sur la terre. Il revient au roi ou à son remplaçant d’ouvrir la saison, aux hommes de Kareñ d’ouvrir et de clore les labours, aux femmes du Karaay d’ouvrir et de clore le repiquage, et à elles encore de clore la récolte. Personne ne peut commencer l’un de ces travaux avant les sacrifices préalables, ni le poursuivre après ceux qui en signent la fin. Par contre, dès que chacune de ces opérations est enclenchée, toute activité sacrificielle est suspendue (hormis lorsque les effets attendus sont déjà compromis par une invasion de chenilles, d’insectes ou un arrêt prématuré des pluies). Nous avions déjà évoqué cette incompatibilité entre travail des rizières et sacrifice au regard des spéculations jóola relatives aux différentes catégories d’écoulement de sang. Si elles s’appliquent bien à aux activités de labour, de repiquage ou de moisson, ces spéculations échouent cependant à rendre compte de la suspension de toute activité sacrificielle pendant les phases de germination et de maturation37 du riz. Pour les Kujamaat, nous l’avons dit, le riz comme les humains est investi de ce principe vital qu’est yaloor. Si ce dernier est perdu par négligence ou dérobé par sorcellerie, il n’a plus ni force ni saveur. Comme pour les humains, les transmigrations de ce principe peuvent être appelées par de nombreux rituels, mais elles ne peuvent être contrôlées par les ritualistes au moment où elles se réalisent. De ce point de vue, chaque sacrifice lié au cycle agraire pourrait être entendu comme une minutieuse préparation aux transformations du yaloor contenu dans la graine ; par contre, une fois l’opération en cours, toute intervention pourrait la mettre à mal et tout se passe comme s’il était dangereux, voire provocant, de demander encore à « la terre » de la favoriser. En contraste avec tous les sacrifices précédents, c’est au bákiin Bulãpan, celuilà même qui coiffe tous les ukiin « à harpon », qu’au moment d’entrer dans la saison « vide », l’on effectue le rituel ewãgen. Il paraît étonnant que des détenteurs du bâton viennent effectuer le sacrifice leur permettant de manger leur propre riz dans le sanctuaire du plus grand bákiin « à harpon ». Rappelons-le, Bulãpan est un bákiin dont l’office n’est accessible qu’aux hommes qui ont effectué le très coûteux et spectaculaire rite du « grand ulãg ». Il préside à tous les autres rituels d’acquisition de bákiin par tournée sacrificielle. Il a pour vocation de protéger tous les natifs du village  – représentés par leur petit canari enfoui dans le sol du sanctuaire –  et, en alternance avec le bákiin de la royauté, de garantir le bon déroulement des manifestations inter-villageoises. Mais on se souvient aussi des fonctions très particulières qui sont imparties à son détenteur dans le champ des ukiin « à bâton » : chargé du com-

37. Nombreux sont les exemples, dans les sociétés les plus diverses, d’une telle retenue rituelle au moment où les épis mûrissent. C’est, entre autres, le cas des Kasena chez lesquels s’impose une sorte de silence rituel lorsque le mil encore sur pied « accouche » (cf. D. liberski, « Note sur le calendrier kasena », Systèmes de Pensée en Afrique Noire 7 (1986), Calendriers d’Afrique, p. 111).

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Sacrifier put des années qui séparent deux initiations ou deux cérémonies du karaay, cloîtré dans l’un des bois sacré de Kareñ en cas de guerre, il lui revient aussi de réaménager en secret les trous sacrificiels des grands sanctuaires d’hommes et de femmes. Cette position charnière et unique entre deux catégories d’ukiin, par ailleurs dûment distinguées, il la tient en particulier de la responsabilité qui lui est confiée de maîtriser le calendrier rituel et de l’ajuster au cycle naturel. Si le compte à rebours qui permet de se préparer à la venue des pluies est une responsabilité partagée, par contre c’est au seul détenteur de Bulãpan qu’il revient de caler la date du rituel de ewãgen sur la fin effective des récoltes. Voici comment l’un d’eux expliquait la manière dont il entame ce nouveau comput : Donner la date, c’est quelque chose que je sens dans mon cœur. Je regarde les rizières de Utem là où le riz mûrit plus vite. Alors je commence à compter : je m’assieds pendant six uriloor (5e jour) ; le íyéy qui suit, j’avertis les gens de Esana qu’ewãgen aura lieu dans six íyéy. Trois uriloor avant, je demande aux neveux du quartier d’apporter du vin et j’appelle tous les hommes du village à Akuy (bákiin de l’initiation) : « Peut-on organiser les luttes cette année ? Est-ce qu’on aura assez de riz ? ».

En tenant compte de cette fonction d’ajustement calendaire, on comprend un peu mieux que les principaux rites exécutés à la fin des récoltes se déroulent sous l’égide de Bulãpan, même si une part d’obscurité continue à planer sur le rôle qu’il joue vis-à-vis des ukiin « à bâton ». Mais la position charnière que joue Bulãpan au moment des rites de ewãgen ne tient pas seulement à cette fonction ordonnatrice du calendrier. Rappelons que les véritables héros des luttes ewãgen, exhibés par chaque village, sont ceux qui ont atteint le dernier grade, « ceux qui luttent pour la dernière fois » avant de se marier, c’est-à-dire avant de se trouver à leur tour en position d’engendrer et de travailler leurs propres rizières. La plupart des chants d’ekonkon insistent sur cette imminence : « Tel est vieux, laissez-le construire sa maison, sa femme l’attend, etc. ». Les danses de jeunes filles (uyokoñáw) sont le pendant féminin des danses de lutteurs : la génération des pères et mères y prête une même attention et se déchaîne avec le même enthousiasme pour les encourager, voire pour forcer les plus timides à danser. Ce qui se joue, en ce moment qui associe de manière imprescriptible le sacrifice de consommation du riz nouveau à l’organisation des luttes inter-villageoises, (ou tout au moins des danses d’ekonkon), c’est bien le passage d’un cycle rituel centré sur la procréation de la graine à un cycle centré sur celle des humains. Les gestes d’aspersion, par les femmes, de grains ou de bouillie de riz nouveau sur le dos, mouillé de sueur, des jeunes danseurs et danseuses semblent bien en être l’un des opérateurs. Ewãgen est le rite qui articule la fin du cycle agraire avec l’entrée d’une classe d’âge dans la procréation. Or nous venons de voir que lors du sacrifice à Bulãpan, on cuisinait essentiellement le riz des années passées en y mêlant une poignée de riz nouveau. Pour nourrir les invités, on ne puise pas dans les nouvelles récoltes, mais dans celles qui furent engrangées l’année précédente. Ainsi, ce grand rituel ewãgen doit-il être considéré comme la véritable clôture non pas du cycle qui vient de s’achever, mais de l’année qui l’a précédée. On peut ainsi mettre en abîme cette fin du cycle agraire avec le début d’un nouveau cycle de procréations : lorsqu’ils ont lutté pour la dernière fois, les jeunes terminent leur maison et leur promise les rejoint avant l’hivernage de la même année. Lorsque le riz récolté cette année-là sera consommé aux fêtes d’ewãgen de

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Chapitre vi l’année suivante, tout porte à penser que la nouvelle mariée sera grosse d’un enfant à venir. L’articulation entre la fin d’un cycle agraire et l’entrée d’une nouvelle promotion d’âge au stade virtuel de la sexualité procréatrice ne s’opère pas sur le mode d’un ajustement en termes de « flux tendus », mais elle joue plutôt sur un décalage entre une fin déjà achevée et un commencement encore à venir. Tout se passe comme si la nouvelle récolte, survenue entre-temps, était l’amorce du renouvellement d’un processus associant étroitement fertilité humaine et fertilité des terres. En consommer prématurément les fruits risquerait de compromettre les gestations à venir. Mais le bel ordonnancement sacrificiel des rites centrés sur la croissance de la graine n’est pas toujours respecté. Ou bien des « affaires » non réglées dans le village en oblitèrent les effets. Alors la pluie ne vient pas, des invasions de chenilles ou de crabes dévorent les nouvelles pousses, des maladies s’abattent sur les villageois, les empêchant d’aller cultiver. On se retourne alors vers Kãdenben en commençant par se réunir là où sont implantés ses « enfants », ou tout du moins, en ce qui concerne Kátit (puisque les informations divergent sur ce point), ses homologues. 2. Réapparition de Emitey Comme nous l’avions mentionné dans le chapitre précédent, l’ensemble Kãdenben, Kátit, Ekuŋey, kasara constitue un groupe d’ukiin introduits dans le village dans les années 1930 ou 1940, et très proches des cultes de Kasara, ufila ou Baliba des villages frontaliers. Ouvert aux hommes et aux femmes, Kátit est le seul lieu où sont convoquées ces sortes d’assemblées générales ayant vocation à prendre un certain nombre de décisions collectives, notamment lorsqu’une épidémie menace le village. Ainsi lorsqu’en saison sèche souffle le vent venu de l’intérieur des terres, « le vent de la mort » : au fur et à mesure des différentes prises de parole et des révélations d’une certaine catégorie de clairvoyants (cf. infra) se précise la nature des sacrifices qu’il faudra effectuer dans tel ou tel autre bákiin. En attendant, Kátit est censé suspendre ces vents mortels, ce qui engagera par la suite à de nouveaux sacrifices de remerciement. Selon de nombreux informateurs, Kasara et Kátit seraient nés dans la mer, au large de Bilá, à un endroit nommé urungew. Tous les trois ans, les gens de Yal et de Bilá se retrouvent dans une anse à marée basse pour y sacrifier des bœufs et des porcs. Louis-Vincent Thomas38 a décrit le rite de kasara qu’il avait observé dans les années 1950 chez les Jóola Dyiwat et Bliss-Karone. Celui-ci consistait en une distribution de boulettes de farine de riz effectué sur la place publique lors de laquelle, écrivait-il, un des adjoints du desservant du bákiin racontait aux patriarches un rêve qu’il avait fait peu avant. Il évoquait également dans le même passage le kasila, rite d’appel à la tornade emprunté au bákiin de Alin Situë, qui comportait l’immolation de bœufs noirs dont on consommait toute la viande sur place. Chez les Kujamaat, les rites du kasara se déroulent en deux temps : après les récoltes et en tout début d’hivernage. La première session est organisée dans les semaines qui suivent ewãgen, alors que se poursuivent encore les danses d’ekonkon (cependant suspendues pendant la semaine consacrée au kasara). Elle s’inscrit dans deux types

38. l.-v. thomas, Les Diola, op. cit., p. 737.

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Sacrifier d’espaces : les ukiin de Kátit et de Kasara d’une part, les places (ukul) de tous les sousquartiers de l’autre. Elle se déroule durant six jours, à partir de la nuit qui précède le uriloor (5e jour, consacré à Kãdenben et Kátit) jusqu’à la nuit du uriloor suivant. À la différence des danses qui « tournent » de sous-quartier en sous-quartiers, elle s’effectue en même temps dans tous les sous-quartiers. La décision d’entreprendre le rite est prise à Kátit lors d’une réunion à laquelle sont convoqués tous les adultes, hommes et femmes, du village. Dans la nuit qui précède la date fixée, les responsables du Kasara de chaque sous-quartier vont sacrifier dans leur bákiin alors désigné par son aspect matériel, káguñáku, sorte de kiosque couvert d’une toiture de paille ronde, peu éloigné du ukul. Il est courant qu’un même bákiin, générant annexes et enfants, puisse être propitié en des lieux différents. Mais ici, l’appellation káguñáku laisse entendre que chaque Kasara comporte un autre élément constitutif. Cet élément, c’est celui qui va être dévoilé pendant une semaine. Cette même nuit en effet, les responsables reviennent rapidement sur la place pour diriger l’opération consistant à creuser dans la terre sablonneuse un trou de forme cubique et d’environ un mètre d’arête. Dans le monticule de terre qui se forme, on remarque des os et des arêtes de poisson. Le travail est exclusivement confié aux fossoyeurs du sous-quartier et on appelle cette fosse eluñey, « la tombe ». C’est cette tombe qui va se trouver au centre des rituels suivants. Les deux responsables du Kasara, celui (ou celle) qui officie dans le bákiin couvert et celui qui est voué au trou, y versent un peu de vin de palme. Ce dernier y plante également une ou deux longues branches de palétuvier qu’il a rapportées du marigot. Aux coins, on installe des pieux enturbannés de folioles de rônier. Très tôt le matin, les femmes, les jeunes filles et les enfants du quartier vont puiser d’énormes bidons d’eau dans une mare ou un puits éloigné, au milieu ou à proximité des rizières. L’officiant transvase cette eau dans un gros canari pour la verser dans la fosse. Cette scène se répétera plusieurs fois par jour, la « tombe » engloutissant des centaines de litres vite absorbés par le sable. Dans la matinée, on apporte un porc (parfois un bœuf) acheté par tout le sous-quartier : il est égorgé au-dessus et sur les bords de la fosse, laquelle commence à s’agrémenter de gerbes de riz, de gourdes et de bouteilles accrochées aux branches de palétuvier, de maniocs et de bananes déposés à ses entours. La cuisine de kasara L’animal est découpé sur des feuilles de bananier et la cuisine du kasara va commencer. La femme du responsable a apporté une énorme marmite où elle commence à faire bouillir les morceaux de viande et de graisse enfilés sur des fibres de rônier. Les hommes retournent à leurs palmeraies, les femmes repartent puiser. Seuls le responsable, son épouse et une ou deux vieilles femmes veillent sur le trou. Les femmes et les enfants reviennent avec leurs bidons dont l’eau, immédiatement versée dans le trou, est maintenant mousseuse. En début d’après-midi, des femmes arrivent peu à peu, porteuses de ces briques de terre qui servent de pierres de foyer. Elles apportent leurs marmites, bols, ustensiles et du bois. Elles commencent à préparer, avec cette même eau venue de brousse, le nouveau riz des rizières inondées. L’eau de lavage du riz est jetée dans le trou. De leur côté, les hommes boivent et s’affairent à confectionner les entonnoirs pour la récolte du vin. 305

Chapitre vi Lorsque le riz est cuit, le ou la responsable du bákiin couvert va prélever dans chaque marmite, une cuiller de riz qu’il jette à l’ouest puis à l’est, avant d’en mettre dans un fond de canari cassé qui lui sert de plat. Il s’approche du trou où il jette quelques petits morceaux de viande qu’il découpe au bord, ainsi qu’un peu de riz. Puis, porteur de ce plat et d’une gourde de vin, il part avec le responsable du trou vers le bákiin couvert où ils sacrifient. La distribution de viande commence : un premier partage se fait entre les bols des femmes et des hommes, lesquels appellent les jeunes garçons, famille par famille, pour donner à chacun une brochette de deux ou trois morceaux (couenne + graisse) qu’ils iront manger ensuite autour du bol qui leur est réservé, ãk par ãk. On leur remet leur part un par un, en comptant également les absents. Les morceaux des pattes sont également découpés et distribués individuellement aux garçons. Lorsque le riz est cuit, le détenteur du bákiin couvert va prélever dans chaque marmite une cuiller de riz, qu’il jette à l’ouest puis à l’est, avant d’en mettre dans un fond de canari cassé qui lui sert de plat. Il s’approche du trou où il jette quelques petits morceaux de viande ainsi qu’un peu de riz. Puis, porteur de ce plat et d’une gourde de vin, il part avec son homologue voué au trou vers le bákiin couvert où ils sacrifient. En fin d’après-midi, dans une ambiance de pique-nique tout à la fois collectif et individualisé, le repas commence : hommes et garçons d’un côté, femmes, filles et petits enfants de l’autre, tous répartis autour de leurs bols, ãk par ãk. Une fois que tout le monde a fini, les femmes viennent verser dans le trou toute l’eau de lavage des marmites, des mains, des bouches, les restes de riz et les os. Puis les gens se dispersent, sauf deux ou trois femmes et quelques vieux qui restent là. Tout reste en place, marmites, bois, tabourets, bidons. À la nuit, les femmes rapportent des bidons d’eau qu’elles entreposent autour du trou et reprennent la cuisine, les enfants tapent les tambours et dansent dans un coin. La nuit est déjà avancée quand les hommes reviennent et s’asseyent autour de quelques feux du même côté de la tombe. Après le repas, les hommes et quelques femmes assises de l’autre côté se resserrent. Le responsable de la tombe commence à y verser du vin et à parler, bientôt relayé par quelques autres hommes et femmes dans des propos très généralement composés de souhaits collectifs de pluie, de bonnes récoltes, de santé. L’un ou l’autre termine en entonnant un chant et les danses commencent. De telles scènes de cuisine, travestissant le ukul en une sorte de vaste aire de piquenique, vont se répéter pendant six jours. Outre l’animal acquis collectivement par le sous-quartier, chaque ãk est tenu d’apporter un grand panier de riz pilé, deux gerbes de riz, et de sacrifier un porc. À ceux qui n’ont pas pu à en trouver un, les autres ne donneront rien et ils devront se contenter de poisson. Ainsi les commensaux que le rite rassemble sur une même place n’ont pas forcément le même menu. Le véritable partage n’est assuré qu’au niveau des co-habitants d’un même ák. Par contre, le bákiin sera nourri de toutes les parts prélevées dans chaque marmite.

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Sacrifier Le jour où il est décidé d’offrir et de distribuer la farine de riz, les jeunes filles apportent leurs mortiers et pilons sur la place ; l’une des femmes présentes en répand tout autour de la tombe, tandis qu’une autre prépare des galettes de farine crue malaxée avec du sucre et de l’eau. Les organisatrices appellent des enfants qui n’attendaient que cela, pour venir frapper les rythmes de Kasara. Ils s’installent avec un sérieux qui dissimule à peine la fierté qu’ils ont à être sollicités comme acteurs incontournables du rite et les danses reprennent. Les galettes sont distribuées à tous ceux qui sont présents au ukul. La logique du sacrifice dans le kasara semble anticiper le processus de « consécration » des nourritures sacrifiées et consommées sur la place. Ainsi, lors des longues discussions nocturnes qui tournent autour de la question du menu du lendemain, il est bien rappelé que, si les femmes doivent partir au marigot pour pêcher, il faudra d’abord en avertir « la terre », qu’avant d’aller récolter le vin, les hommes doivent venir sacrifier, attendu que tout le produit de la pêche ou des palmiers devra, ce jourlà, parvenir au ukul pour y être consommé. Le moindre détournement à d’autres fins ferait l’objet d’âpres discussions et de graves amendes. Les particularités du dispositif sacrificiel À ces activités culinaires sont inextricablement associés une série d’actes les plus divers qui tous sont considérés comme uwasen, « sacrifices » : libations de vin de palme sur l’autel du bákiin couvert et sur la « tombe », libations d’eau  – cette eau douce qui vient des rizières –, remplissage et débordement de celle-ci, ou encore, comme nous le verrons, transes. Lors des premières tournées d’eau, avant de la verser par gros canaris, l’officiant en prélève d’abord dans une plus petite poterie pour humecter divers endroits de la tombe. « Il faut remplir plusieurs fois par jour pour que la terre boive (etaamay mbasiben) ». Et qu’elle boive à satiété, pourrait-on ajouter, car ce qui paraissait impossible la veille (que la fosse déborde) doit s’accomplir dans la journée qui suit uriloor ; sinon, ce serait signe que « le sacrifice est ‘‘gâté’’ ». Et c’est avec une certaine inquiétude que les responsables de chaque « tombe » vont visiter de temps en temps leurs homologues des autres sous-quartiers pour voir où ils en sont. En général, l’eau commence à stagner en flaque plus ou moins permanente dès le lendemain des premières cuisines, la graisse, les os, l’eau gluante de la préparation du riz contribuant à colmater le fond. Les fosses creusées en périphérie de chaque ukul, à un emplacement apparemment aléatoire, ont ceci de remarquable que, lorsque l’eau déborde enfin, toutes les rigoles s’écoulent vers l’Est, quelle que soit l’orientation du trou, observation rapidement commentée par les vieux : « C’est de là que chaque année viennent les premières pluies ». Lorsque le trou déborde, les responsables envoient des jeunes taper le gros tambour à lèvres. Jusque-là, ce trou évoque, considérablement agrandi, celui qui, au cœur de tout sanctuaire, reçoit le produit des libations. Lorsque l’officiant y verse du vin, il emprunte les mêmes gestes et les mêmes ponctuations des paroles énoncées par les sacrifiants : « maan ! uyab ! (prends !), usiben ! (bois !) ». Mais, dans le champ des autres ukiin, il n’en est pour autant aucun qui soit appelé « tombe ». À l’extension du processus de consécration des nourritures en amont des opérations culinaires répond celle des restes que l’on observe à leur aval : dans la nuit du uriloor suivant, les fossoyeurs reviendront boucher cette tombe où, après avoir versé les dernières réserves d’eau, ils entasseront toutes les briques des foyers. Les responsables emporteront dans le bákiin couvert, où ils termineront la nuit autour 307

Chapitre vi d’un feu, les canaris, gerbes de riz, mâchoires d’animaux sacrifiés et bois de chauffage restants. La particularité de cette série d’actes ne tient pas tant à la mise en scène massive du double effet visé  – faire boire la terre et amorcer la pluie –, qu’au traitement de cette fosse en termes de « tombe » d’une part, et de l’autre, la transformation provisoire du ukul en un espace consacré (hormis les marmites et cuillers, tout ce qui a été apporté durant cette semaine est destiné à y être consumé). À la question des raisons de ce dépliement, de cette extension provisoire du sanctuaire sur le ukul, on pourrait certes invoquer des raisons pratiques (la place étant bien plus vaste que le káguñáku), mais au vu de la manière dont les villageois s’accommodent de l’exiguïté du bosquet de Kátit en investissant les chemins qui l’entourent lorsqu’ils s’y rassemblent tous, il faut bien formuler d’autres hypothèses. Encore une fois, on est en présence d’un rite qui mobilise, dans une mécanique implacable et à l’échelle de tout le village, les unités de co-résidence les plus proches, ãk et ugut (sous-quartier), contraintes de pêcher, de cuisiner, de boire et de manger ensemble, en public, ce à l’opposé de l’habitus jóola du repas pris à l’ombre des regards, sous la véranda d’une maison conjugale. L’espace du kasara est un espace où se mêlent hommes, femmes et enfants, également sollicités comme acteurs du rite. Que l’essentiel du rite se déroule sur le ukul n’est pas étonnant de ce point de vue. Mais il faut aussi garder à l’esprit la fonction que joue le ukul dans le cycle des principes vitaux (saloor) : c’est de là que le dernier yaloor abandonne définitivement le corps exposé sur l’estrade funéraire, c’est là que reviennent les anciens défunts pour pousser le brancard de l’interrogatoire ; c’est là aussi que, attirés par les chants et la bonne humeur, les âmes des défunts à renaître sont à l’affût. Le ukul, en tant qu’espace a priori indifférencié, est un lieu privilégié pour des rencontres éphémères entre humains et ceux des êtres invisibles qui ne sont pas cantonnés dans la sphère d’un bákiin particulier. Aucun autre sacrifice ne semble par ailleurs traiter de manière aussi drastique les restes de la cuisine sacrificielle. Sans doute, l’analogie formulée par Hubert et Mauss à propos du sacrifice grec entre les restes de la victime et le cadavre d’un défunt (« En somme, la victime sacrifiée ressemblait aux morts dont l’âme résidait à la fois dans l’autre monde et dans le cadavre. Aussi ses restes étaient-ils entourés d’un religieux respect : on leur rendait les honneurs39. ») pourrait-elle s’appliquer à tous les autres sacrifices, mais elle prend ici un relief particulier avec cette manière singulière de traiter tous les reliquats d’une semaine d’agapes collectives. En l’absence de toute glose de la part de mes informateurs, mes hypothèses sur la question sont bien minces. L’acte d’ensevelir quelque chose dans le sol d’un bákiin est une manière de mettre sous son entière tutelle la réalisation d’une parole ou le destin de la personne visée par le sacrifice. On peut en signaler quelques occurrences : enterrement d’un poulet vivant pour s’assurer des effets d’une malédiction ou, au contraire, barrer la route à un danger révélé lors d’un rêve ; enterrement des restes d’un animal lorsque le cercle des sacrifiants autorisés à consommer est réduit à une ou deux personnes. Mais l’enterrement n’est pas un geste constitutif du sacrifice jóola. Ici, briques de foyer, os, coquilles, écailles, arêtes, eaux de lavage, etc., soustraits aux chiens, aux porcs ou à la dissolution, sont traités comme la dépouille mortelle du défunt et enterrés par les mêmes acteurs. Rappelons que c’est sous l’enveloppe corporelle qui était la leur au moment de la mort que vivent les défunts dans leur village, en attendant que leurs

39. H. hubert et M. mauss, « Essai sur la nature et les fonctions du sacrifice », op. cit., p. 237.

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Sacrifier principes vitaux viennent se réincarner. Il se pourrait bien qu’en enterrant tous les restes matériels d’une semaine de bombances, les sacrifiants cherchent à s’assurer du retour des âmes du riz, de l’eau, et des animaux par eux les plus prisés. Les briques de foyer enterrées ou amoncelées à la surface se dissoudront sur la tombe aux premières pluies. La projection sur l’espace public du ukul de cet élément essentiel au dispositif qu’est la « tombe », mais aussi le discours des responsables qui affirment tout simplement qu’ils viennent ici « demander à Dieu du riz et de bonnes pluies », expliquent sans doute que le culte kasara se prête aux interprétations les plus diverses, non seulement de la part des observateurs, mais très certainement aussi des fidèles. Les uns le tirent vers un culte rendu à Emitey, et c’est à ce titre que l’on voit certains Musulmans peuls ou mandingues depuis longtemps installés au village se présenter devant la fosse, porteurs de vin de palme ou de cana, pour encourager les sacrifiants tout en se faisant reconnaître, sur un mode qui leur paraît légitime, comme membres à part entière du sous-quartier. Les autres le ramènent à un statut commun de bákiin. Il est remarquable que lorsqu’ils versent du vin dans la fosse, les responsables n’invoquent pas une quelconque puissance appelée Kasara mais, tour à tour et de manière aléatoire, atamitaw, báliba, Jaata. Quels sont la nature et le statut de ces entités ? Revenons un instant sur ces vocatifs : Atamitaw, contraction de ata emit, littéralement « celui (celle) de Dieu », couramment traduit par « l’envoyé de Dieu », désigne aussi les personnes qui, au cours des cérémonies, tombent en transe. Interrogée sur ce qu’est Bálibá, l’épouse du responsable de Bulãpan, elle-même détentrice d’autres ukin, répondait sans hésiter : « Báliba, c’est un nom de Emitey ». Puis elle enchaînait : Il y a très longtemps, on a entendu que quelqu’un était descendu du ciel, ssrililili, tip, et était tombé par terre. C’était comme une personne, c’était une femme ; elle a demandé aux gens de venir : « Je m’appelle Bálibá, c’est moi qui prend les gens qui tombent ». Après elle a couru en criant, tombant, se relevant, tombant et appelant tous les gens : « C’est moi Bálibá, c’est Emitey qui m’envoyée. Je suis Emitey, il m’a dit de prendre une personne comme ça qui vous réunira pour vous dire de faire kasaraaku. Cette personne dira ‘il faut faire ceci, il faut faire cela… Il faut creuser un trou et vider là-dedans tout ce qui vous sert à laver et tous vos restes’ ». Et puis elle a disparu. Cela, c’était bien avant la naissance de Alin Situe ; Alin Situe, c’est elle qui a montré aux gens comment faire.

Son mari ajoutait : Kasara vient de Yer, de Kabrus, c’est le bákiin de Situe. Elle, c’est Emitey qui l’a prise. À cette époque, j’étais encore tout jeune, un homme est venu à Esana. C’était un homme grand, très fort. Quand Emitey le prenait, il se promenait tout nu et prenait les enfants sur son passage pour les porter sur son dos. Puis, d’autres ont été pris.

Quant à « Jaata », il s’agit du patronyme de Alin Situe. Les chants exclusivement réservés au culte kasara ne permettent guère de se prononcer sur le statut de Bálibá qui apparaît tout à la fois comme instance allocutaire ou prise à témoin, comme puissance que l’on loue et puissance qui possède : ABálibá ubonketuli, manusaray. Bálibá, pardonne-nous, on va faire le kasara.

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Chapitre vi ABálibá eeowe, ajak d’emit. Bálibá, le beau de Emitey. Ubasawo unèpè, Bálibá. Les gerbes ont disparu, Bálibá. Ukëlulèl, nu jikérayo cëu, ooowe Bálibá. Quand nous sortons (le matin), nous regardons fixement en l’air, (pour voir s’il va pleuvoir), oowe Bálibá. ABálibá, ulomor tiyèn, nu gaè. ABálibá, nous dormons dehors, nous sommes fatigués. (lorsque quelqu’un tombe la nuit, tout le monde reste dehors) Bálibá aoowe, jibisisor, bacar alèrami. Bálibá, on chancelle, la faim n’a pas de parents. Jibo sibe oowe Bálibá usoh kuñíil, kíine kújuk ! Tuez les bœufs, Bálibá, prends les enfants ! Que les hommes voient ! ABálibá, kulèwol kambabáhulo. Báliba, tapez les mains pour qu’il(elle) puisse s’ouvrir (respirer). (allusion à la transe : l’atamit étouffe)

Bref, « on ne sait pas si báliba est Emitey, un enfant de Emitey ou la première femme qui est descendue » concluait mon informatrice au terme d’une discussion nourrie. Pour obscurcir l’affaire, il faut aussi noter qu’il arrive que pendant cette semaine, des sacrifiants viennent devant la fosse exposer un problème individuel et sacrifier leur propre vin ou poulet afin de trouver apaisement. L’officiant emprunte alors les modes d’adresse si familiers en tout autre sanctuaire : Bákiin, maan ! en énonçant un rapide kasaboor. Entre les arguments de Paul Diedhiou exposés au chapitre précédent (le kasara, culte qui aurait préexisté à Alin Situe, ne diffère guère de ceux que l’on rend aux autres ukiin), les propos de mes informateurs et le détail des gestes rituels, je ne statuerai pas ici sur le véritable statut de Báliba. Par contre, c’est bien le seul culte dans le cadre duquel des sacrifiants sont appelés à partir visiter Emitey. Atamitaw, des femmes qui tombent Lors de cette semaine passée à cuisiner, danser et festoyer jour et nuit, il arrive qu’une personne, très généralement une femme, se mette soudain à crier, à tituber, à tourner sur elle-même, avant de partir en une course effrénée de ukul en ukul. Les Kujamaat n’ont qu’un mot pour désigner cette transe : « tomber », mais une femme atamit m’en décrivait plus précisément les symptômes dans les termes suivants : Lorsque que tu danses, si Emitey veut te dire quelque chose, il te frappe vers le front. Cela fait “dut”. Tu as la poitrine qui se déchire (esigirey elib), tu étouffes (ulit) comme si tu avais bu trop d’eau. Tout devient sombre autour de toi. Tu peux tomber sur une souche, sur une clôture, mais tu ne vas pas rien sentir.

Chaque sous-quartier compte entre deux et cinq atamit confirmés, mais il peut arriver qu’un enfant ou un(e) jeune puisse tomber à l’improviste  – signe prémonitoire de sa future capacité d’atamit. Mais, comme on le fait des hommes qui seraient saisis, on les emmène directement chez eux de crainte qu’ils ne se blessent ou ne bles310

Sacrifier sent quelqu’un. Ainsi, sur la place publique, les transes les plus abouties concernentelles toujours des femmes. Suivons l’une d’elles40 : C’est la troisième nuit de la semaine consacrée au kasara. Sur la place de l’un des sous-quartiers de Endongon, comme sur tous les ukul, à peine éclairés de quelques feux, les danses ont repris après le repas du soir. Les derniers bidons d’eau de la journée ont été versés dans la fosse qui déborde. Les chants redoublent à cet instant, mais bientôt les danseurs, fatigués, proposent d’un commun accord de lever le camp jusqu’au lendemain. C’est alors qu’une femme venue d’un autre quartier fait irruption au milieu du groupe, s’approche vivement du trou, s’agenouille au bord et repart. À peine les gens présents ont-ils le temps de la voir passer qu’elle a déjà disparu. Et c’est soudain l’une des leurs qui se met à crier, à tituber, à s’accrocher à une jeune fille, qui se dégage. Les danses et les chants interrompus reprennent alors de plus belle. « Eh bien, ce n’est pas cette nuit que nous allons dormir ! », lance un vieux. L’atamit, une femme d’une quarantaine d’années, court en tous sens sur la place et la voilà partie à toute vitesse jusqu’au ukul voisin. Un groupe de jeunes filles et de garçons s’engouffre dans son sillage mais a du mal à la suivre. D’autant qu’après avoir plongé sa tête et ses mains dans l’eau du trou, elle a repris sa course en direction du troisième ukul. Elle revient enfin sur la place de son sous-quartier. Après des courses erratiques autour de la place, elle finit par se précipiter au bord du trou, où elle s’aplatit, la tête et les mains plongés dedans. Elle reste dans cette position pendant plus de quinze minutes. « Elle boit » disent les assistants qui ont arrêté de danser mais continuent à chanter, alignés en deux files qui bornent le trajet qui va du centre de la place au trou. Assis sur son tabouret au bord de la fosse, l’officiant l’aide doucement à se relever et à s’asseoir contre ses jambes, en la soutenant sous les bras. Il lui verse encore de l’eau de la fosse sur la tête. Elle est inanimée, les chants cessent, les gens discutent, les vieux racontent des histoires d’autrefois, les filles commentent la rapidité de la course. Après une vingtaine de minutes, l’atamit pivote lentement vers les vieux assis par derrière. Elle se relève soudain, et disparaît dans l’obscurité pour réapparaître de l’autre côté de la place. Les femmes se remettent à chanter avec entrain. Elle court encore en tous sens, balance les bras en direction de la fosse, revient à quatre pattes devant le trou, se remet la tête dedans pendant quelques instants, repart en courant. Elle revient en titubant à reculons, heurte le groupe de danseuses avant de se raccrocher au dos de l’officiant en entourant ses épaules. Elle reste encore longtemps dans cette position, semblant lui parler à l’oreille (en fait, elle ne parvient pas à articuler trois mots), puis glisse assise à côté de lui. Les femmes chantent de manière endiablée : « C’est pour l’aider » disent-elles. Enfin, l’officiant demande que l’on fasse chauffer de l’eau. Au bout d’un moment, il l’aide à se relever, et la soutenant sous le bras, titubante, il l’amène devant le feu des femmes où se sont regroupées deux ou trois atamit expérimentées, auxquelles

40. La scène se passait en février 2005.

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Chapitre vi il la confie. Elles l’emmènent dans un proche bosquet pour l’aider à se laver. De là, soudain, et d’une voix claire, l’atamit interpelle ses amies : « Attendez-moi, je me lave et on repart ensemble ! ». Elles : « Hi ! c’est elle qui parle comme ça ? ». Encore toute mouillée, elle revient saluer tout le monde, ses amies, les femmes, les vieux, les enfants : Saforal ! (Saluons-nous !). Les autres femmes lui répondent : Jëlëjef ! (Merci ! en wolof). Elle enchaîne : Uwasen ubahe ! (« Le sacrifice est fini ! »). Ses amies : Uwasen ujake ! (« Le sacrifice est bon ! »). Tout le monde se disperse pour rentrer rapidement chez soi. Des gestes de l’atamit, le plus étonnant aux yeux mêmes des Kujamaat reste évidemment la manière dont elle s’abreuve et se lave dans ce qui, au fil des jours, est devenu un véritable cloaque. Toutes d’ailleurs n’y parviennent pas forcément, et pourtant, disent-elles : Quand tu te laves et que tu bois dans le trou, tu écartes l’eau et tu la vois claire comme celle d’un puits. Tu la trouves très bonne et tu bois. De toute façon, tu ne seras pas malade, c’est un sacrifice.

On serait tenté, en s’arrêtant à l’aspect peu ragoûtant que la fosse prend au fil des jours et sur lequel insistent les femmes : « on s’y mouche, on y jette l’eau avec laquelle on se rince la bouche, etc. », d’explorer les représentations jóola de la « saleté », ou plus exactement de l’eau souillée, au regard de certains gestes rituels qui y recourent. On se souvient de l’obligation faite au meurtrier de boire dans une flaque boueuse. Mais nous laisserons ici cette voie en suspens pour nous attacher seulement à cette nouvelle forme de mise en contact des atamit avec le produit en quelque sorte concentré et déjà consacré de tous les sacrifices préalables. Tout se passe comme si, en se plongeant dans la fosse et, pour ainsi dire, en fermant la boucle d’une mécanique sacrificielle poussée à son point ultime, elles se trouvaient elles-mêmes projetées, comme ces restes, aux confins du monde des vivants et de celui de l’invisible. Cette immersion initiale les rend aptes à partir un peu plus tard visiter Emitey et l’on s’attend, à observer le mode d’accomplissement de cette plongée, à de plus ou moins précises révélations. Les transes qui agitent les femmes lors de la première session du kasara sont interprétées comme un signe de Emitey, signe auquel elles auront à répondre plus tard, soit dans les semaines qui suivent, soit lors de la deuxième partie du rite qui a lieu dans la période intermédiaire entre la fin du débroussaillage et la mise en culture des rizières. Dans cette période agitée de buríiŋ, lorsque la pluie est supposée venir rafraîchir la terre et avant même que le roi ou celui qui en tient lieu ait ouvert la saison des cultures, les villageois, hommes et femmes, sont censés se réunir à Kátit pour sacrifier un bœuf noir. C’est là, disent les adeptes les plus fervents de ce bákiin, que doivent commencer les sacrifices buñuken. Cependant, il arrive souvent que les villageois les retardent et se voient contraints de les effectuer plus tard dans le cycle. Que ce soit donc avant ou après ce sacrifice, les atamit, pendant leur sommeil, vont envoyer leur yaloor « dans la maison de Emitey ». Elles viendront raconter ce voyage au responsable de Kátit, lequel convoquera tous les villageois pour leur en rendre compte dans les termes suivants : « Un enfant est venu me dire que Emitey nous demande tel ou tel sacrifice ». Ces rêves sont décrits comme de périlleuses ascensions aux résultats toujours aléatoires. Les atamit peuvent entamer leur voyage seules ou en petit groupe. Elles se retrouvent au Usilay, cette vaste clairière en friche, à l’extérieur du village, où se 312

Sacrifier tient tous les íyéy le marché traditionnel. On dit que lorsque le soleil est au zénith, les clairvoyants évitent de le traverser par un certain chemin où guettent des sorciers armés de bâtons. C’est là, expliquent les atamit, que se trouve une grande échelle qui traverse un nuage. « Emitey est à l’intérieur ». Une amie añalen qui jusqu’alors ne m’avait jamais parlé de sa compétence me racontait l’une de ses expéditions menées avec quelques amies : Arrivées au Usilay, nous trouvons l’échelle. Nous montons. Nous montons. Il faut traverser quatre couches de nuages. Nous trouvons un premier homme : « Père, pardon, il faut nous aider avec du riz. » Il répond : « Allez voir l’autre qui est là-bas ! » Nous montons encore. Au deuxième nous demandons : « Père, pardon, nous avons besoin de riz. – Vous avez fait le sacrifice ? – Oui, tu n’as pas vu la viande ? – Non. Bon, allez voir, notre père est là-bas ! » Alors nous arrivons devant le vieux, assis avec une barbe jusqu’aux genoux. « Père ! » Il ne répond pas. « Nous sommes venues pour que tu nous aides avec du riz. – Tous les autres villages ont fait buñukenabu, sauf vous. Vous l’avez fait ? – Oui. » Il nous emmène vers une maison à étages. Arrivés en haut, il nous montre une chambre : « Voilà du riz, prenez ». Il y a trois chambres, avec trois variétés de riz. Il nous dit : « Ce riz, vous allez l’éparpiller dans vos champs ». Nous commençons à redescendre. Le deuxième homme nous arrête : « Qui vous a donné du riz ? – C’est notre papa. – Bon, partez ! ». Le dernier homme nous arrête encore : « Qu’est-ce que vous faites ? Vous ne devez pas passer par là. – Père, pardon, nous n’avons pas de riz cette année ». Il fait descendre l’échelle, srrrr… nous descendons avec de petits paniers, et nous allons jeter le riz dans les champs. Un premier groupe d’abord, là où il s’arrête, le deuxième groupe continue, puis le troisième…

Le lendemain, jour de íyéy, elles remonteront pour dire à Emitey qu’elles ont bien fait ce qu’il avait demandé. Il leur répondra : « Je vais demander aux enfants d’aller se laver là-bas dans la mare d’eau douce (mumal áliyámu) ». C’est alors que les pluies avaient repris. Mais tous les voyages n’ont pas d’issue aussi heureuse. L’année suivante, la même amie était repartie avec trois autres jeunes femmes et quatre femmes âgées plus expérimentées, pour s’enquérir des raisons du retard des pluies. Quand nous sommes arrivées, les plus âgées ont pris la parole. Emitey leur a répondu : « Vous, vous êtes trop vieilles, je ne comprends rien de ce que vous dites, laissez parler les plus jeunes. » On lui a expliqué : « Nous, on ne connaît pas très bien, c’est pour cela qu’on a demandé à nos mamans de venir. » Alors Emitey nous a montré un fleuve où se baignaient des enfants. Mais c’était de l’eau “rouge” (salée) qui aurait fait mourir le riz dans les pépinières. « Prenez cette eau ». Nous n’avons pas voulu. Emitey s’est mis en colère : « Vous m’emmerdez, vous faites trop de bruit, dégagez ! ». Et il a même retiré l’échelle. On lui a demandé de la remettre, ne serait-ce que pour les mamans. « Débrouillez-vous ! » Ce fut terrible. Les quatre femmes plus âgées, celles qui n’ont pas pu se trouver des ailes, sont tombées très malades et sont décédées peu après.

« Emitey est mauvais ! » concluait notre narratrice qui ne « remonta » pas pendant quelques années. Lorsqu’elle repartit, en 2002, Emitey a refusé de parler ; il a tourné la tête de l’autre côté lorsque nous l’avons salué. Si nous étions encore remontées, il nous aurait fait tomber.

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Chapitre vi Il ne plut pas non plus. En réponse aux prières de ses « enfants », ce patriarche atrabilaire qu’est Emitey n’oppose au mieux que l’exigence de nouveaux sacrifices, au pire l’arbitraire de ses humeurs. Dans l’espace religieux, les atamit constituent une sorte de nouvelle confrérie au demeurant fort discrète en dehors des périodes consacrées à Kátit ou Kasara. Ils ne subissent pas de rite d’intronisation, ni ne sacrifient pour devenir messagers divins. Ils se révèlent le jour où, lors des sacrifices de kasara, ils tombent. Ce type de relation que l’on pourrait qualifier de chamanique41 ne peut être dissociée des lourdes opérations sacrificielles dont elle renforce et conforte l’obligation. Ce faisant, elle instaure bien un nouveau mode de communication religieuse, une mise en relation directe avec cet Emitey que les puissances de la terre semblaient avoirpresque entièrement supplanté dans les pratiques religieuses kujamaat. Dans d’autres groupes jóola de Basse-Casamance (huluf, dyiwat, bliss-karone notamment), il est un autre rite qui met en scène cette relation directe : le ñukul emit (« pleurs funéraires/ciel, pluie »), rogations qui mobilisent toutes les femmes du village. Après avoir fait le tour des grands ukiin, portant sur la tête des calebasses d’eau et brandissant des branchages ou des palmes, elles traversent les rizières en direction de leur bákiin de forêt (ehuña, homologue du Karaay) où elles restent jusqu’à la nuit42. Les mêmes processions se renouvellent pendant les cinq jours suivants. Les chants qui accompagnent cette cérémonie sont la seule occasion, notait Louis-Vincent Thomas, où Dieu soit directement interpellé. Je n’ai jamais eu l’occasion d’assister à ce type de rogations chez les Kujamaat (ce qui ne saurait pour autant signifier qu’elles soient inconnues) ; si leurs modes d’action sont bien différents, elles ont néanmoins en commun avec les rites du kasara d’enchâsser toute demande à Dieu dans le dispositif fourni par les ukiin. III. L’ombre portée du sacrifice Les Kujamaat se plaisent à dire qu’ils « n’ont pas de gris-gris, seulement le bákiin » et que toute leur pratique religieuse se résume au sacrifice, mode unique de communication avec les puissances invisibles. Conscients des obligations matérielles auxquelles les contraint l’entretien de leurs ukiin, ils ne se résignent qu’à contrecœur à l’implantation dans le village de telle ou telle nouvelle instance43. Mais ils savent aussi qu’ils ne peuvent se contenter de sacrifier vin de palme, riz ou bétail pour être quittes avec etaamay, cette terre qui exige, en alternance ou en complément, d’autres formes d’investissement.

41. Luc de Heusch me suggérait à ce propos l’expression de « chamanisme à l’envers ». 42. La première description de ce rite, observé à Karabane, est due à H. hecquard (1853) : « Depuis quelque temps, la pluie avait cessé, le riz jaunissait sur pied, et tout le monde s’inquiétait pour la récolte. Les femmes se rassemblèrent, prirent des branches d’arbre dans leurs mains ; puis, séparées en deux bandes qui se croisaient en dansant, elles parcoururent l’île, chantant et priant leur bon génie de leur envoyer la pluie. Ces chants continuèrent deux jours entiers ; mais le temps ne changea pas. De la prière, elles passèrent aux menaces ; les fétiches furent renversés et traînés dans les champs au milieu d’injures qui ne cessèrent qu’avec la pluie » (Voyage sur la côte et dans l’intérieur de l’Afrique Occidentale, Paris, Imprimerie de Benard et Compagnie, 1853). 43. Outre le bákiin Eñaniñaney, venu de Erame, c’est aussi le cas de la corne de Kobyana empruntée aux Manjak de Canchungu et plantée à Esana sous le nom de Liima.

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Sacrifier 1. Puiser dans les corps L’implication quotidienne du corps et de ce capital de force sembe, si précieux aux yeux des Kujamaat, est certes une nécessité d’ordre vital et social dans une société où l’âpreté au travail dans les rizières  – vertu cardinale de tout Jóola, homme ou femme –  est le seul moyen légitime de subvenir à ses besoins. Qualité sociale éminente, exaltée dans les chants, mimée lors des rites funéraires ou les rites de ulãg, le courage à travailler la terre est tout à la fois pensé comme un devoir vis-à-vis des ‘‘pères’’ qui l’ont défrichée et cultivée pendant des générations44, et une condition indispensable à l’activation des puissances qui y résident. Il est d’autres formes d’engagement physique qui mériteraient d’être reconsidérées : celles qu’exige la réalisation même de nombreux rituels. Le très banal constat du temps et de l’énergie que les villageois, hommes et femmes, consacrent aux journées de danses, aux interminables déambulations, aux nuits blanches passées dans un sanctuaire, etc., laisse ouverte une série de questions sur la nature et la fonction de ces formes de dépense d’autant plus obligées qu’en milieu d’interconnaissance, toute absence à ces diverses manifestations ne manque pas d’être remarquée et d’engendrer la suspicion. De manière générale, l’effervescence et le caractère volontiers spectaculaire des danses et des cortèges qui accompagnent l’exécution de tout grand rituel collectif sont jugés indispensables à son succès et son efficacité. Souvenons-nous que Mauss, en reconnaissant qu’il avait fait délibérément abstraction de leur dimension esthétique, traitait à la même aune les objets ou les festins échangés et « les danses qu’on exécute alternativement, les chants et les parades de toutes sortes, les représentations dramatiques qu’on se donne de camp à camp et d’associé à associé45 ». Ainsi, pour apprécier la réussite des cérémonies du búkut, les plus âgés s’appuient-ils souvent sur deux critères : « le sang a bien coulé, les femmes ont bien dansé ». À considérer de plus près toutes ces performances et ces « parades », un autre aspect se fait jour. Lorsqu’il s’agit d’un rituel qui mobilise plusieurs villages, chaque carrefour, chaque lieu de rencontres, chaque itinéraire doit être piétiné, martelé par l’ensemble des cortèges. Kafimboor, « se rencontrer » est une séquence dûment nommée et récurrente de tous les rites publics. Les différentes délégations se rejoignent en des points précis, avec force démonstrations. On danse aux carrefours, aux points de ralliement, sur la place de chaque sous-quartier avant de se retrouver sur l’aire commune au village. Cette mise en scène de la rencontre entre quartiers, sous-quartiers, et villages est minutieusement réglée quant à la topographie de l’espace habité mais aussi des trajectoires particulières générées par chaque bákiin en fonction de l’implantation, de la hiérarchie et de la chronologie d’implantation de ses différents sanctuaires. Les détenteurs des ukiin tutélaires de l’événement seront tenus personnellement responsables de la moindre défaillance dans cette organisation, lors des luttes par exemple46.

44. Chez les Ehing, cette obligation est confortée par les théories de la circulation des âmes des défunts qui vont des hommes aux rizières où elles séjournent jusqu’à ce qu’elles se réincarnent. (M. R. Schloss, The Hatchet’s Blood, op. cit., p. 47‑48) 45. M. mauss, « Essai sur la nature et les fonctions du sacrifice », op. cit., p. 274. 46. Lors des dernières cérémonies de la prise de responsables du Karaay les femmes, prises par le temps, avaient traversé le village en empruntant un chemin plus court, passant à proximité du bákiin du meurtre. Un an après, elles durent s’acquitter d’un important sacrifice à ce dernier.

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Chapitre vi Ainsi la configuration de l’espace public et religieux est-elle périodiquement redessinée par les pas des danseurs qui le parcourent jusqu’à épuisement. Aux marges de la scène sacrificielle circonscrite par tel ou tel bákiin se déploient ainsi une série de rites, qui sont autant de manières d’utiliser le corps comme instrument d’une mise en rapport avec l’espace des instances invisibles. Nous nous arrêterons pour l’instant au fait que, dans certaines circonstances, cette forme de dépense peut être posée comme une véritable alternative au sacrifice. Je n’avais jusqu’alors envisagé cette équivalence qu’à titre d’hypothèse, suggérée par les réflexions de certains aînés assimilant l’organisation même des luttes ewãgen à un « grand sacrifice ». L’organisation de ces manifestations, qui « tournent » entre une vingtaine de villages, suppose bien sûr d’importantes dépenses en nourriture et un certain nombre de sacrifices au bákiin mobilisé (en dehors du sacrifice du riz nouveau). Avant les luttes, chaque lutteur peut également sacrifier individuellement pour augmenter sa chance. Mais ce n’était pas là ce que visait l’aphorisme de mes informateurs. De manière générale, la lutte sert de référent lexical ou métaphorique dans le champ d’autres pratiques rituelles associées à la maîtrise de forces adverses : de l’abondant répertoire des termes techniques désignant les différentes prises sont issus un certain nombre de surnoms d’ukiin, tels Jilomen (« qui enserre »), Jilampen (« qui entoure de ses longs doigts »), Jimingen (« qui terrasse »), etc. ; les bracelets portés par les féticheurs sont considérés comme analogues à ceux que portent les lutteurs pour empêcher leur adversaire de les saisir au poignet ; avant l’initiation, on raconte aux néophytes qu’ils devront lutter contre un étrange oiseau qui va les terrasser, autant d’allusions à cette activité essentielle dans la formation d’un futur adulte. Les luttes et les fêtes qui leur sont associées sont une spectaculaire exhibition de performances, d’énergies contenues et d’affrontements physiques sans effusion de sang. Sur le champ de luttes comme dans l’ambiance surchauffée des danses d’ekonkon, qui se prolongeront pendant deux nuits, les responsables veillent à ce que n’éclate aucune bagarre, à ce que ne soit versée aucune goutte de sang. Mais le temps même des affrontements entre jeunes est relativement restreint au regard de l’ensemble des actes qui leur est associé, notamment des danses bien particulières d’ekonkon exécutées jour et nuit : les danseurs et danseuses tournent sur le ukul, avançant et reculant tour à tour en exécutant un pas sauté qui martèle le sable. Comme elles le font sur l’aire de lutte après chaque combat, les mères, sœurs et petites amies des lutteurs, déchaînées, investissent la place en frappant avec force le sol à l’aide de longues nervures de palme. Ce geste consistant à frapper vigoureusement le sol n’est pas sans évoquer la façon dont le sacrificateur « appelle » son bákiin en tapant le bord du trou sacrificiel avec son coquillage de libation. Tous gestes dont on peut faire l’hypothèse qu’ils ont ceci en commun de solliciter « la terre » et en quelque sorte de l’activer. Combats pacifiques hautement ritualisés, les luttes inter-quartiers ou intervillages sont une mise à l’épreuve des relations entre des unités sociales qui ne sont liées ni par la parenté, ni par une alliance institutionnalisée, telle celle qui unit deux à deux les sous-quartiers de Esana. Rappelons-le, on ne lutte pas entre parents agnatiques, entre germains maternels ni entre partenaires d’une entraide rituelle permanente. Cette distinction entre adversaires possibles et exclus n’a évidemment rien à voir avec l’existence d’éventuels sentiments d’affinité ou d’inimitié. Les Jóola se plaisent à dire que c’est de l’ultime affrontement entre deux champions que naissent les amitiés les plus indéfectibles et l’on sait qu’entre partenaires interdits à la lutte, les relations peuvent être bien plus conflictuelles qu’entre partenaires autorisés. 316

Sacrifier Par contre, les lutteurs entre lesquels le combat est interdit sont toujours susceptibles de faire partie du même cercle de sacrifiants devant les autels lignagers ou dans les ukiin de proximité. En ce sens, les luttes rituelles semblent bien faire pendant au sacrifice ou à toute forme d’écoulement sanglant sous un double rapport : elles font s’affronter, sans effusion de sang, des adversaires virtuellement ennemis à la guerre ; elles interdisent de redoubler une relation de consanguinité ou d’alliance sacrificielle. Mais de la réussite de cet évènement on attend, comme de tout sacrifice collectif, que la « terre soit rafraîchie ». Un événement d’un autre ordre, survenu récemment, devait en quelque sorte me confirmer cette équivalence entre activité sacrificielle et dépense rituelle de temps et d’énergies. Le principal second du roi, qui depuis la mort de ce dernier entretenait le bákiin de Káyák, était mort dans de mauvaises conditions. Malade, il avait d’abord été évacué à l’hôpital de Saõ Domingos, distant d’une quarantaine de kilomètres. Comme son état était grave, ses proches, craignant qu’il ne décède au loin, l’avaient ramené au village. Il passa de vie à trépas dans sa maison, grave entorse aux règles de Káyák qui stipulent que le roi, ou celui qui assure l’intérim, rende l’âme dans l’enceinte du bákiin où est aménagée une petite case prévue à cet effet. Le décès du viceroi ne fut annoncé que six jours après son enterrement par cette formule canonique : « Il a disparu ». Le roi de Kerueye venu présider aux cérémonies funéraires, rappela qu’en un tel cas il fallait effectuer un très lourd sacrifice (plusieurs bœufs, des dizaines de chèvres, etc.). Mais il savait que l’année avait été difficile et que les gens n’avaient rien récolté. Il demanda alors aux villageois de danser pendant six semaines entières, chaque jour, depuis le matin jusqu’au milieu de l’après-midi. Si par ailleurs les corps masculins sont mobilisés au même titre que les corps féminins dans de nombreux rites collectifs, il semble bien que les seconds le soient plus fréquemment et plus intensément. Lors des funérailles, les femmes dansent trois fois plus longtemps que les hommes ; ce sont encore elles qui s’installent pendant une à six semaines, selon la proximité du lien qui les unit au défunt, dans la maison mortuaire avant que l’on ne traite définitivement les biens du mort. Lors des rituels masculins (initiation, chasse, guerre), les femmes responsables ne quittent pas leur sanctuaire (on n’observe guère l’inverse). En cas d’épidémies ou de malheurs répétés, elles sont les premières à se mobiliser : nuits passées dans les sanctuaires ou sous une véranda pour d’interminables réunions, plongées dans l’eau du marigot pour repousser les forces maléfiques, interventions collectives nocturnes pour investir tel ou tel ãk dévasté par quelque sorcier, etc. Nous venons de voir que lors du kasara, seules les atamit femmes accomplissaient ce « sacrifice » en quoi consiste leur folle équipée de ukul en ukul et leur plongée dans la fosse ; les hommes, dès les premiers signes de transe, sont emmenés chez eux. En décrivant un rite comme le kañalen, quelque chose dans le traitement infligé à l’impétrante, mais aussi dans le comportement de ses aînées, semblait bien échapper à une simple lecture en termes de transformation initiatique, d’inversion ou de thérapie. Dans les efforts déployés par les anciennes buñalen pour venir au secours de celle des leurs dont le double animal a été caché, égaré dans le monde invisible de beken, la part des libations faites sur les kutíil est mineure relativement aux modalités d’une quête qui les mène de village en village : Si une femme se confie à vous, vous aurez du mal, vous allez marcher jusqu’à être épuisées. Si vous ne réussissez pas, les gens sauront que vous avez fait de votre mieux. Parfois vous revenez le soir, les pagnes sur la tête avec la sueur qui perle sur votre corps. Vous avez vraiment du mal

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Chapitre vi à trouver pour cette fille. Vous arrivez parfois très tard dans la nuit (…). Il ne faut pas rester ici à ouvrir nos bouches seulement. Si quelqu’un vous dit de l’aider, il faut continuer à marcher, marcher et encore marcher sur les routes… (réunion de buñalen à Esana, juillet 2001)

Les fatigues auxquelles consentent les anciennes constituent en quelque sorte l’écho assourdi de celles qu’elles ont endurées pendant la phase active du rite. Elles visent un même effet : tenter d’intervenir sur un processus de reproduction défaillant. L’acharnement tout particulier mis à dépouiller la personne de l’añalen de son identité sociale voire humaine, à traquer ses affects, à puiser dans ses forces, met au premier plan le rôle instrumental conféré à un corps séparé de toute inscription sociale, dénudé de toute subjectivité, de toute dignité, bref un corps réduit à sa seule existence biologique, un corps que l’on pourrait ici qualifier de « chose vivante ». Que l’une des plaisanteries favorites des aînées dans le rite soit de le proposer à la vente va bien dans ce sens. Il en serait ainsi de certaines des exhibitions sexuelles auxquelles s’adonnent les plus anciennes des buñalen lorsque, à la fin d’une réunion ou d’une fête publique, elles dévoilent avec jubilation un corps renvoyé à sa trivialité anatomique. Nous avions vu qu’il était bien dans la nature du rite de parodier jusqu’à ses propres procédés ; il n’empêche qu’en le caricaturant, ce geste n’en souligne pas moins l’un des rouages essentiel. De quelles particularités les corps féminins sont-ils porteurs pour être ainsi systématiquement « enrôlés », parfois mis à mal et manipulés comme instruments, voire comme matière oblatoire ? À la différence d’autres sociétés africaines qui s’appuient sur une représentation de l’ « ouverture » des corps féminins comme marque de disqualification radicale sur la scène sociale et religieuse47, les Jóola leur confèrent une fonction de communication sélective, à l’image de ces seuils surélevés qu’il faut successivement enjamber pour pénétrer une maison. Toutefois ce recours au corps des femmes, surtout dans les situations les plus désespérantes48, semble relever de chaînes opératoires plus complexes que celles que propose un symbolisme lié aux seules particularités anatomiques, et dont je ne ferai ici qu’en suggérer quelques-unes. C’est dans la manière dont sont pensés et reconstruits les évènements biologiques qui le traversent que l’on pourrait chercher ce qui qualifie ce corps comme ultime secours aux moments où la vie vacille. En frôlant la mort et en laissant en terre une part d’elles-mêmes chaque fois qu’elles accouchent, les femmes sont créditées d’une aptitude à affronter les espaces indistincts où s’ouvrent les brèches entre le monde des morts, celui des puissances invisibles et celui des vivants. Pensés comme plus particulièrement perméables aux forces et aux entités qui transitent d’un monde à

47. C’est par exemple le cas des Hausa de l’Ader dont N. échard (« De la prohibition à la prescription : sens et non-sens de la virginité des filles en Afrique de l’Ouest », dans La première fois, Paris, Ramsay, 1981) rapporte qu’en l’absence de marquage pratique des menstruations ou de l’allaitement, ils considèrent le corps féminin comme « une sorte de passoire qui laisse à tout moment s’échapper des substances dont l’origine et la nature sont suspectes » ou encore celui des Chagga, étudiés par B. gutmann (Das Recht der Dschagga, Münich, C. H. Beck, 1909), qui semblent offrir la figure idéale-typique d’une opposition poussée à son terme. S. F. Moore (« The secret of the men : a fiction of Chagga initiation and its relation to the logic of Chagga symbolism », Africa, XLVI, 4 [1976]) rappelait la radicalité de cette construction qui passe par le façonnement initiatique des corps masculins définitivement fermés par une suture symbolique de l’anus. 48. Commentant le dicton fúlup : « C’est la femme qui éteint le feu », N. diatta écrivait : « Il arrive que des situations échappent complètement au contrôle des hommes surtout quand il s’y mêle du métaphysique. Alors on se tourne vers les femmes » (Les Diola, op. cit., p 174).

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Sacrifier l’autre  – à commencer par les défunts en quête de réincarnation –, leurs corps sont également considérés comme les plus aptes à provoquer ou à contenir les échanges entre les deux univers. Cette fonction de médiation conférée aux femmes sur la scène cosmologique répond aussi à celle qu’elles jouent dans le monde en ouvrant les uns aux autres des ãk toujours potentiellement hostiles. Qu’on la saisisse dans ses rôles d’épouse ou de aríimaan, une femme est toujours d’ailleurs. Mais on se souvient aussi que dans les deux courts récits mettant en scène la rencontre initiale de l’homme et de la femme, c’est l’homme qui doit aller chercher cette « autre personne » qu’est la femme. Installée dans son trou, sa termitière ou au fond de la forêt, elle est déjà là et ne semble avoir besoin de personne. Pour la trouver ou la convaincre, l’homme doit s’en remettre à Emitey. Qui plus est, dans le premier récit, la femme refuse que l’homme voie ce qu’« elle fait ». Emitey doit donc inonder son trou et lui retirer toute sa force pour qu’elle accepte la cohabitation. N’est-ce pas cette force initiale d’une femme capable de faire quelque chose seule, dans le trou qu’elle a creusé dans la terre, cette force qu’on lui a arrachée en brisant son intimité avec la terre, que traquent et tentent d’orienter tous les rites qui font du corps des femmes leur instrument ? Exécutés en contrepoint ou en alternative au sacrifice, on pourrait plus généralement se demander si les multiples rites qui mettent en jeu la « fatigue » des actants et semblent avoir pour but principal d’extirper du corps la moindre parcelle de ce qu’ils recèlent d’énergie vitale, ne consistent pas à déployer la mécanique que, dans le bref instant de l’immolation de l’animal ou de la dernière libation, condense tout sacrifice. 2. Une tâche sans fin : ouvrir et fermer la parole Aussi scrupuleux soit-il par ailleurs à s’acquitter de ses obligations, nul Jamaat ne saurait prétendre être quitte de toute dette sacrificielle. La raison la plus commune tient d’abord à la manière même dont se déroule le procès sacrificiel. Rappelons qu’au moment où ils reformulent les demandes initiales du sacrifiant, ses accompagnateurs et les éventuels comparses du responsable rappellent avec force détails les raisons qui ont conduit tel ou telle à sacrifier et, ce faisant, passent en revue tout ce qui touche à la vie du ãk, voire du quartier où réside le sacrifiant : afflictions diverses, série de décès, cas d’infécondité, incendies, négligences rituelles, etc. La même logique est à l’œuvre quel que soit le nombre de sacrifiants. Entre la demande initiale et celle que reformule une dernière fois l’amañen, une série d’éléments nouveaux sont apparus. Le cercle des bénéficiaires s’est considérablement élargi, les demandes se sont démultipliées : « Et que le visage de celui-ci s’éclaircisse pour qu’il retrouve femme, que ceux-ci qui montent au palmier, leur ceinture ne se casse pas, que celle-ci ait un enfant d’ici l’année prochaine, que son père malade retrouve la fraîcheur, que le chemin qui conduit à Bissau s’ouvre. Et des animaux, qu’il y en ait dans le ãk… », etc. Que l’une de ces demandes se réalise et le cercle du participant concerné, même absent de la scène, aura noué à son insu une relation particulière avec le bákiin. Compte tenu de la diversité de ses inscriptions sociales et des multiples lieux d’attache où un jour, il aura ainsi été désigné comme bénéficiaire du rite, il est toujours susceptible d’éprouver l’emprise de telle ou telle puissance à laquelle un sacrifice, une demande formulée par un tiers l’aura lié. Cette incertitude en laquelle vit tout Jamaat quant à la nature de ses relations aux puissances de la terre est par ailleurs alimentée par le fait que pèsent sur lui les transgressions passées ou les dettes non liquidées de ses ascendants. Là encore, il en 319

Chapitre vi ignore souvent la teneur et ce n’est qu’au hasard d’un interrogatoire, d’une maladie, ou plus dramatiquement de la mort de l’un de ses enfants qu’il risque de les découvrir. Le fils d’un homme âgé, lequel détenait de nombreux ukiin et venait de décéder, s’en plaignait amèrement : Mon père m’a créé beaucoup de problèmes. Il ne m’a pas expliqué grand-chose lorsqu’il est tombé malade. Il m’avait simplement dit que lorsqu’il mourrait, je n’avais qu’à préparer à manger pour les gens de ma génération. Au dernier moment, il m’a parlé d’un homme qu’il avait frappé à mort à Eosor. J’ai demandé aux vieux de s’approcher de lui pour qu’il leur dise au moins quels étaient les sacrifices à finir. Mais il était trop tard. Les gens ont pleuré parce qu’il ne leur avait laissé aucun message. Tous les sacrifices qu’il a laissés, je les ai à peine commencés et je ne sais même pas comment continuer. Voilà ce qu’il m’a fait, lui qui m’a mis au monde !

Enfin, chacun sait qu’un jour ou l’autre se manifestera à lui le bákiin qui l’« a fait renaître » et que, s’il veut continuer à vivre, il lui faudra bien s’acquitter de cette dette initiale. Dans la série des lieux où sont publiquement exposés des actes, des affaires, des suspicions cachées (réunions, interrogatoires de mort, procès), la scène sacrificielle occupe une position bien particulière puisqu’elle a tout à la fois vocation à faire jaillir ces « paroles » dans leur moindre détail et à les clore. Fragments d’histoires individuelles ou collectives, enchâssées dans le flux des libations, elles retournent à la terre via la « bouche » du bákiin. La dernière libation de vin ou de sang est censée « les fermer » (kalinken, « comme on ferme un trou, une tombe » commentent les informateurs). Nombreux sont les termes d’adresse aux ukiin qui évoquent la fonction qui leur est assignée : mettre terme aux paroles qui couraient dans le village et dont divers évènements (interrogatoires de mort, consultations, rêves, etc.) avaient au préalable révélé l’importance. Chacune de ces paroles, prise dans le flux des matières oblatoires qui s’écoule sur l’autel, est ainsi incorporée au bákiin qui en devient en quelque sorte le dépositaire collectif. Les reliquats de l’activité sacrificielle qui s’accumulent dans le sanctuaire (mâchoires, plumes, cornes, etc.) en constituent l’unique trace matérielle. L’autre réceptacle de ces paroles est bien sûr la mémoire du détenteur du bákiin. D’un sacrifice à l’autre, l’amañen est celui qui est en meilleure position pour apprécier, au gré de leurs rebondissements, les enjeux, les tensions qui alimentent les « affaires » qui circulent dans le village. Sans doute est-ce là l’un des principes du respect ou de la crainte qu’ils inspirent. Mais, de ces affaires, chaque amañen ne détient encore qu’un fragment. Dans d’autres sanctuaires se déploient des procès discursifs parallèles, impliquant d’autres protagonistes voire les mêmes, engagés dans la même affaire ou dans d’autres. Tant que ces fragments d’histoires ne sont pas appelés à surgir dans l’enceinte d’un grand bákiin villageois, ils sont traités séparément, dans leurs différentes versions. Un même sacrifiant, déçu des résultats de tel ou tel sacrifice, se tournera vers un autre sanctuaire. Mais le fait d’avoir « mouillé » à un premier endroit lui a déjà « attaché un fil ». Il devra y retourner un jour ou l’autre pour reformuler sa demande, remercier ou simplement manifester qu’il n’a pas oublié qu’il s’était confié là. De nouvelles complications surgissent lorsque son segment de lignage est originaire d’un ancien village dispersé ou vaincu à la guerre, puisqu’il doit alors calquer son périple sacrificiel sur le parcours suivi par le bákiin d’origine : commencer par un sacrifice 320

Sacrifier initial au bákiin du village de ses ascendants, qu’il ait ou été ou non déplacé par le vainqueur, puis poursuivre dans le sanctuaire homologue de son village résidentiel. À chaque étape peuvent réapparaître des éléments de lui inconnus et se profiler d’autres obligations. Lorsqu’il s’agit de sacrifices collectifs (à l’échelle du quartier ou du village), chacun sait que la circonstance qui les occasionne permet aussi de laisser dans l’ombre d’autres affaires latentes, bref qu’une « parole » en dissimule toujours une autre. Mais dans l’entre-temps de ces paroles à venir et de celles qui viennent d’être fermées, les participants au rite, ne serait-ce qu’en goûtant au vin de palme offert, auront bu ce que les Kujamaat se plaisent à qualifier eux-mêmes de « poison » (busik). L’expression n’est pas réservée au seul sacrifice et s’étend à d’autres occasions rituelles tel, par exemple, le remerciement qu’une personne doit aux gens auxquels, un jour ou l’autre, elle s’était « confiée ». C’est encore de la scène du kañalen que j’extrairai cette courte illustration : Une femme et son mari étaient venus avec du vin remercier les buñalen qui avaient investi leur ãk, pendant toute une nuit, pour effrayer les sorciers supposés tuer leurs enfants. Lors d’une prise de parole, l’une d’elles expliquait :  La chose49 qui était là-bas était vraiment chaude. Nous étions parties la nuit et nous avions tapé par terre avec des feuilles de rônier. Nous les avons insultés, ils couraient partout et se cognaient au mur (…). Mais aujourd’hui ils nous ont donné du poison. Nous continuerons à surveiller les enfants. Nous avons pris ce poison. Même celle qui n’en a pas bu en fait partie. Et comme ils nous ont empoisonnées, c’est fini. On ne mettra plus d’enfant sur l’estrade funéraire.

Pour avoir bu ce « poison », les femmes sollicitées se retrouvent engagées dans un travail qui excède la seule protection des enfants déjà nés, puisque de ce seul fait elles sont censées jeter leur « engrais » (busees), c’est-à-dire favoriser la venue de nouveaux enfants. D’où le nom de busees également donné à de tels sacrifices de remerciement lesquels, à leur tour, réamorcent la chaîne d’une interdépendance infinie où les ukiin et les devoirs qu’on leur doit entretiennent et médiatisent les attentes des uns envers les autres. Sans doute l’une des premières raisons qui pousse une personne à aller sacrifier est-elle de trouver un soulagement à l’affliction dont elle est déjà victime ou dont elle se croit menacée. Si elle n’est jamais certaine de ce soulagement à venir, elle s’attend par contre à effet plus immédiat : instaurer ou restaurer la confiance que les autres peuvent avoir en elle dans le sens où elle se montre également liée aux mêmes instances et aux mêmes obligations. Mais ce genre de preuve, pour reprendre les termes que Christian Geffray50 appliquait à la circulation des biens dans la kula ou encore à certains homicides yanomani, est « irrémédiablement défectueuse ». Elle exige d’« être reproduite sans relâche, puisque le doute n’est jamais que refoulé ». En milieu jamaat, comme en témoignaient les « affaires » que nous avions évoquées au troisième chapitre, le doute réciproque quant aux intentions de l’autre et à l’image que les autres s’en

49. Rappelons que le terme miñamu, « la chose », est employé tantôt pour parler d’un bákiin, tantôt de la sorcellerie. 50. C. geffray, Trésors. Anthropologie analytique de la valeur, Strasbourg, Éditions Arcanes, Apertura, 2001, p. 77.

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Chapitre vi font est permanent, à commencer par celui qui plane dans les cercles les plus étroits de la parenté et de la co-résidence. Chaque sacrifice donne l’occasion d’en lever une petite part, de croire qu’il pourrait en être de même en dehors de l’assemblée ici réunie et nul ne boude ces moments d’apaisement éphémère lorsque, une fois l’animal immolé ou la dernière libation versée, le vin et le tabac se mettent à circuler et que la parole laisse place à la causerie. De toute évidence, les effets attendus du sacrifice sont d’un autre ordre et d’une autre nature que la jouissance matérielle des biens auxquels les villageois acceptent de renoncer. L’aléa des conditions naturelles aussi bien que sociales de la vie excède en permanence les moyens mis en œuvre pour tenter de le maîtriser. Si on entendait les termes de Mauss au sens d’un « donnant-donnant » ou d’une prestation-contre prestation, il s’en faudrait de loin que la « donation » opérée par la destruction sacrificielle soit « nécessairement rendue » et, si elle l’était, ce rendu serait toujours susceptible d’être repris. Qu’un sacrifice individuel ne produise aucun des effets attendus, on pourra toujours invoquer le fait que le sacrifiant n’a pu s’acquitter dans un délai acceptable de la prescription qui lui avait été faite, qu’il aura tu certaines des circonstances qui l’avaient amené à sacrifier, que son affliction n’était pas imputable au bákin propitié. Ce genre d’échec, on aura même pu l’anticiper comme le montrent les précautions oratoires de l’officiant lorsqu’il se positionne vis-à-vis de son bákin non plus comme orant mais comme observateur : « Si tu ne guéris pas, on saura que ce n’est pas toi » ou « On saura que tu n’es pas là », ou encore : « On saura que ce qu’on dit de toi est faux ». Pourtant, l’énoncé même de l’idée qu’une instance puisse défaillir, déserter, voire n’être que tromperie ne remet pas en question la nécessité qu’il y avait et qu’il y aura encore à sacrifier. Dans le cas de sacrifices collectifs destinés pour l’essentiel à accompagner et encadrer un processus de procréation, à en assurer les conditions et à protéger les acteurs de ces opérations, le champ des occurrences susceptibles d’annihiler l’action du bákiin ouvre la voie à de multiples explorations. Alors on reprend l’examen des multiples manquements, négligences, oublis, susceptibles d’avoir, selon l’expression jamaat, « fait tourner le dos à la terre ». Et pour interroger celle-ci, les Kujamaat n’ont d’autre moyen que le sacrifice, tout en sachant que, quoi qu’il advienne, ils lui devront toujours autre chose. Quelle est donc cette « grande chose », comme l’appelait Mauss, que les dieux (les ukiin) sont là pour « donner à la place d’une petite51 » ? Leurs dons initiaux certainement, le sol, le riz, l’eau, le mouvement des saloor qui animent toute procréation, autant de choses qui n’ont pas de prix. Le fait que parmi les fruits de ces dons initiaux, les Kujamaat ne sacrifient que ceux des biens qui sont exclus de l’échange marchand, que les forces puisées dans leur propre corps puissent en fournir l’équivalent, va bien dans ce sens. La paix, tout autant : nous avons vu à quel point elle était fragile tant à l’échelle de la région ou du village que de la parenté. Mais ce genre de réponses n’a de sens que pour ceux qui, du fait de leurs relations aux instances qu’ils ont si précisément « installées », partagent la même expérience et attendent les mêmes effets. 3. Le feu au village. Une guerre larvée : ukiin, christianisme et Islam Échapper à des dettes héritées à leur insu, mais aussi aux affaires de vengeance et de contre-vengeance qui courent de génération en génération est sans doute l’une des

51. M. mauss, « Essai sur le Don… », op. cit., p. 169.

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Sacrifier premières raisons qui, depuis l’installation d’une mission catholique dans le village au cours des années 1930, avait poussé certains habitants à se convertir. Malgré les qualités personnelles du premier Père venu à Esana, les rapports entre les premiers convertis et ceux qui restaient attachés aux ukiin furent particulièrement conflictuels. Lui-même abbé jóola, Nazaire Diatta rappelle comment, dans certains villages de Casamance, les Chrétiens refusaient désormais de participer aux rites collectifs (funérailles, initiations, etc.), profanaient les lieux de culte (on se rappelle la destruction du Karaay sis dans l’enceinte de la mission de Esana) et raillaient les pratiques religieuses traditionnelles. En pays jamaat, les villageois accusaient ceux des leurs qui fréquentaient la mission d’aller raconter aux pères « tous les secrets » des ukiin et du village, et n’hésitaient pas à recourir au poison. C’est pour s’en protéger que les Chrétiens de Esana avaient fondé le nouveau quartier de « Santa Maria » sur des terres concédées à la mission par le gouvernement colonial. Les tensions s’apaisèrent peu à peu au gré d’aménagements dans les pratiques ; si les Chrétiens ne sacrifient pas ouvertement, ils participent aux luttes, aux funérailles et aux festivités qui entourent les rites d’intronisation52. Mais jusqu’à aujourd’hui les anciennes rancœurs, avivées par l’intransigeance des pères missionnaires, ressurgissent en diverses occasions, lors de certains décès et plus particulièrement lors des initiations masculines. À elle seule, la conversion ne suffit pas à protéger un individu ou ses descendants des poursuites d’un bákiin et, en cas de décès, l’absence de l’interrogatoire ne dispense pas d’une anamnèse familiale. En 2003, le décès d’un jeune séminariste, petit-fils de l’un des premiers convertis du village, en donne un exemple. Il avait été piqué par un serpent en travaillant dans le jardin d’une annexe de la mission à une cinquantaine de kilomètres et décéda pendant le transport. Sa mère, ayant croisé à plusieurs reprises un mauvais serpent en brousse, en avait eu le pressentiment. Après l’avoir veillé toute la nuit, les femmes de la famille insistèrent pour garder le corps, allongé sur un catafalque improvisé dans la cour de la maison paternelle, pendant qu’elles chantaient les ñukulay en bonne et due forme. La configuration des lieux où se déroulèrent les rites funéraires contribuait à rendre la scène encore plus dramatique : la maison était bâtie juste en face des grilles de la mission et de la porte de l’église. Celles-ci étaient grandes ouvertes ; les religieuses et l’abbé attendaient le corps pour commencer la messe. Entre ces deux « scènes », les deuilleuses couvertes de boue arpentaient à pas rapides le chemin, criant et chantant avec véhémence les défunts de la famille. En effectuant leurs allers-retours sur un rythme soutenu, elles barrèrent ainsi le passage jusqu’au soir. De temps en temps l’une d’elles se détachait pour parler au défunt et, ce faisant, rappeler l’histoire de la famille. Le grand-père, détenteur de nombreux ukiin, fréquentait la mission pour apprendre le jóola aux missionnaires. Il s’était fait baptiser et le père lui avait fait signer un papier où il demandait à être enterré dans le cimetière catholique. Au moment de son décès, le père ressortit ce papier, les villageois acceptèrent à condition qu’on les laisse auparavant effectuer tous les sacrifices « d’ouverture » dans les ukiin détenus par le vieux. Mais les enfants du mort refusèrent et firent enterrer leur père selon le seul rituel catholique. Tous les sanctuaires et annexes domestiques du défunt restèrent dans la maison qui s’écroulera dessus. Le fils aîné (père du jeune

52. Du côté casamançais, les ordinations de prêtres jóola empruntent toujours aux rites d’intronisation des grands responsables d’ukiin leur dimension somptuaire, notamment en matière d’immolations d’animaux.

323

Chapitre vi séminariste) mourut dans d’obscures conditions. Peu de temps après, c’était le tour de ses deux frères. Le jeune homme était le dernier fils de la famille. « Voilà que le bákiin a fini la maison ».

Aujourd’hui, la question la plus brûlante dans l’histoire des rapports entre « gens de la mission » et « gens du sacrifice » reste celle de la participation à l’initiation du búkut. Les Pères missionnaires qui se sont succédés à Esana ont toujours prêché leurs fidèles de ne pas envoyer leurs enfants dans le bois, tout en leur promettant travail ou sacs de riz. Lors de l’initiation de 1968, au moment du départ, le Père avait enfermé les enfants qui étudiaient à la mission. Les hommes s’étaient regroupés en face des bâtiments et avaient envoyé des émissaires chez le chef d’arrondissement pour exiger leur libération. En 1998, les habitants de Santa Maria n’ont pas tous pris la même décision mais ils s’étaient mis d’accord sur le fait que cela ne devait en rien nuire à leurs relations ultérieures. Mais, tandis que la plupart des enfants de chrétiens étaient partis au búkut, les autres sont venus à la mission pour être circoncis dans un « bois des chrétiens » installé par le missionnaire dans des bâtiments à l’arrière de son terrain. Dès lors, comme le disent les habitants, « le feu était dans le village ». Tous les doyens de lignage qui avaient prêté des rizières excédentaires à ceux qui en avaient besoin leur ont reprises. Des parents, des amis proches ne veulent plus boire ensemble. Les gens rentrent tous leurs canaris d’eau à l’intérieur de la maison, de crainte d’être empoisonnés. Plus que jamais la méfiance règne. Les hommes scolarisés sur lesquels s’appuyaient les pères se sont fait exclure de l’église parce qu’ils avaient envoyé leurs enfants dans la forêt. « Cela nous fait mal et cela ne nous fait pas mal, parce qu’il y a plusieurs voies pour trouver Emitey » concluent-ils aujourd’hui en ajoutant qu’ils laissent désormais à leurs enfants le choix de « choisir tout chemin qui les intéresse ». Depuis quelques années, des protestants évangéliques brésiliens sont venus s’installer dans le village, attirant un petit nombre de catholiques déçus. Mais en prônant la stricte obligation de ne pas approcher les ukiin, de ne consommer aucune viande qui y aurait été sacrifiée, et de ne pas participer aux danses de funérailles, ils durcissaient encore des divisions bien plus sociales que confessionnelles. Hormis les enfants, peu d’adeptes persévérèrent à leurs côtés. À la grande différence des régions jóola plus septentrionales, les Kujamaat sont très peu islamisés. La présence de musulmans (appelés kujillyèwu, du wolof julli, « prière selon le rite musulman ») n’est pourtant pas nouvelle dans la région et les habitants n’expriment aucune antipathie à leur égard. À Esana, la plupart sont des commerçants peuls (Fula) arrivés au village en 1966 pendant la guerre de libération nationale. Ils habitaient dans le village de Sangatut (à côté de Erame) où ils avaient été attaqués par le PAIGC. Une partie d’entre eux avaient été massacrés. Des villageois de Esana sont partis proposer aux rescapés de venir s’installer dans le village, dans le quartier administratif où ils construisirent leurs maisons et boutiques. Les villageois leur cédèrent quelques lopins de forêt à défricher et cultiver. Nombre d’entre eux se marièrent avec des filles Jóola. Malgré certaines distances alimentées par le mépris des uns envers le travail paysan et des autres envers le commerce, la cohabitation était relativement paisible jusqu’en mai 2000, où éclatèrent de graves incidents transformés par la presse guinéenne en une « guerre des Felup contre les

324

Sacrifier musulmans53 ». À l’origine de cette affaire, un problème d’affectation foncière : les villageois kujamaat avaient décidé de construire une maternité et un logement pour des personnels de santé sur un terrain proche du dispensaire, le long de la piste principale. Ce terrain qui appartenait à un segment de lignage avait été utilisé comme cimetière jusqu’à l’arrivée des Portugais qui le transformèrent pour en faire un marché. Au moment de l’indépendance, le terrain avait été rendu aux villageois. En début de saison sèche, en 1998, les villageois commencèrent la construction. Mais le village organisait cette année là le búkut, la guerre éclatait à Bissau et les hommes n’eurent pas le temps de finir la couverture. Les pluies abattirent les murs. L’année suivante, les Fula décidèrent de construire une nouvelle mosquée sur ce même terrain et commencèrent à fabriquer des briques avec la terre de la construction démolie. Les Kujamaat s’inquiètèrent et allèrent demander au commandant du campement militaire d’intervenir. Prenant acte de l’inaction des autorités locales, ils se réunirent dans le principal bákiin d’initiation (Kareñ), fabriquèrent un bâton de type ubaalen et vinrent le planter sur le terrain litigieux. Quelques Peuls l’arrachèrent et allèrent le rejeter dans l’enceinte du bákiin. Lorsqu’ils commencèrent à préparer les poutres de la toiture, hommes et femmes, à l’appel du tambour à lèvres, se retrouvèrent sur la place de réunion de Endongon ; ils décidèrent qu’il n’était pas nécessaire de repartir à Kareñ. Les hommes, armés de pilons, investirent le terrain et démolirent la future mosquée. Dans la foulée, ils cassèrent les maisons des Peuls qui s’étaient ouvertement mêlés à cette histoire. Le commandant demanda à tous les Peuls de partir à Saõ Domingos parce que, dit-il, il ferait bombarder le village. Mais un certain nombre d’entre eux, qui avaient refusé de prendre part au conflit, préférèrent rester, ce qui ne posa aucun problème. Cependant en 2005, le conflit n’était pas réellement terminé : les Fula exilés rêvaient de revenir au village, mais la plupart des villageois s’y opposaient toujours. En exergue à toutes les relations que les Kujamaat font encore de cet événement, ils mettent en avant l’ingratitude des Peuls : « Nous nous sommes sacrifiés pour les sauver et voilà qu’ils ont voulu nous faire du mal ». Plus grave et irrémédiable fut l’affaire du ubaalen arraché pour être rejeté dans le bákiin qu’il représentait : par ce geste, les Peuls se raillaient doublement d’une coutume dont ils montraient avoir parfaite connaissance. Dès lors, aucun compromis n’était possible. Cet épisode, brièvement relaté, suffirait à rappeler que l’adoption formelle de nouveaux habitants, y compris par le biais de la cession de terres et de femmes (la relation ne fonctionne ici qu’à sens unique), n’engendre en tant que telle aucune forme particulière d’échange ou d’entente. Mais tout villageois se raccroche à l’idée qu’il devrait en être ainsi et que la reconnaissance, à tous les sens du terme, devrait se transmettre de génération en génération. Chacun connaît dans le même temps la précarité de liens de cohabitation qui ne sont pas inscrits dans la géographie des ukiin. Quelle est donc la spécificité de ces liens noués dans la pratique sacrificielle, qui les caractérise tant de ceux que pourraient instaurer d’autres formes de relation ? En remettant en présence les hommes avec l’un ou l’autre de leurs ukiin, chaque sacrifice les lie entre eux, non pas du simple fait qu’ils participent au même cercle

53. Une anthropologue américaine, Joanna Davidson, a enquêté un peu plus tard sur cette affaire. La relation très complète qu’elle a publiée en 2003 (« Mato, Mesquita e Maternidade : A Case Study of Diola Land Practices and Conflicts in Susana, Guinea Bissau », Department of Anthropology Faculty of Arts and Sciences Emory University Atlanta, Georgia, publié dans Regulamento de Lei da Terra na Guiné Bissau, Rome, FAO), recoupe étroitement les informations que nous avions recueillies un an auparavant.

325

Chapitre vi de sacrifiants, mais aussi et surtout parce qu’ils partagent alors certaines modalités d’une attente, d’une certaine forme d’escompte de l’avenir et adoptent à cette occasion une même attitude vis-à-vis de ce qui advient. À plusieurs reprises, Mauss avait attiré l’attention sur l’importance de cette notion d’attente collective au regard de celle de contrainte, de force, d’autorité. Aux psychologues auxquels il s’adressait en 1924, il rappelait comment toute une partie de la magie, du droit, de l’art n’était que « système d’attentes suscitées, déchargées, de jeux alternés d’attentes déçues et satisfaites54 ». Dix ans plus tard, il y revenait en discutant des fonctions sociales de la monnaie : « Nous sommes entre nous, en société, pour nous attendre entre nous à tel et tel résultat ; c’est cela la forme essentielle de la communauté55 ». C’est bien cette communauté d’attente qui, dans l’épisode ci-dessus, fut mise en dérision par le geste des Peuls. Outre la blessure provoquée par l’ingratitude de ceux qu’ils avaient accueillis, la fureur des villageois kujamaat trouvait moins son origine dans la transgression de l’interdit signifié par le ubaalen que dans le mépris ainsi affiché envers l’effet qu’ils escomptaient de leur mobilisation rituelle. Dans cette affaire, tous les Kujamaat, convertis ou non, s’étaient retrouvés à Kareñ et tous, qu’ils soient « du sacrifice » ou de « la Mission », furent également outrés de l’arrachage du ubaalen. Car si les Chrétiens du village s’abstiennent de pratiquer ouvertement le sacrifice, la mise en forme de leurs attentes collectives et individuelles n’en reste pas moins entièrement façonnée par le mode d’expression que permet le système des ukiin. On le voit bien lorsqu’un un émigré fraîchement revenu des contrées les plus lointaines, n’a de cesse, lorsqu’il arrive au village, de s’acquitter d’abord des prestations qui lui revenaient à l’occasion d’un décès survenu en son absence, mais aussi, plus discrètement, d’entamer une tournée sacrificielle dans ceux des ukiin auxquels, un jour ou l’autre, il se serait « confié » ou dont il attend aujourd’hui une aide plus particulière. Il y a fort à parier qu’en pays jamaat, aucun villageois converti ne se sentirait tout à fait à tranquille s’il n’avait l’assurance que, quelque part dans le village, un amañen ne continuait d’arroser la terre et que ne résonnaient encore ces paroles si familières : Bákiin, Maan ! la terre ! Le joli !…Voici leur gourde, ils disent qu’ils sont venus pour verser… Toi qui barres les choses, la chose les prendrait ? Ils tomberaient malades alors que tu te tiens là debout ? On met quelqu’un sur l’estrade ? Cela, on ne veut plus l’entendre !… Qu’ils aient le corps frais ! Et tous ceux qui sont venus là, qu’ils soient frais eux-aussi. Des enfants, qu’il y en ait ! Des gerbes, qu’il y en ait ! Qu’à peine poussé, le riz soit dévoré par les insectes ? Qu’une fois rentrés, ils tombent malades ? Qu’en allant à la pêche, leur pirogue chavire ? Non ! Nos enfants qui sont partis, va là-bas, toi qui voles dans les airs, pars ! Surveille-les ! Bákiin ! Maan ! Tu entends ce qu’on dit là ? Prends ! Bois !… 

54. M. Mauss, « Rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie », dans Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, (1re éd. 1950) 1989, p. 307. 55. Intervention à la suite d’une communication de F. simiand : « La monnaie, réalité sociale » dans M. mauss, Œuvres 2 : Représentations collectives et diversité des civilisations, Paris, Éditions de Minuit, 1983, p. 117.

326

CONCLUSION Un constat initial, celui de l’obligation généralisée à s’acquitter de dettes sacrificielles multiples, nous a ici conduits à déplier quelques-unes des questions tout à la fois communes et singulières que pose le fonctionnement social et rituel de la société jamaat. Celui-ci offre simultanément l’image d’une implacable logique de fixation des unités locales, des habitants, des instances, des autels, et d’une incertitude permanente quant à l’efficacité des mécanismes qui assurent cet ancrage au demeurant crucial dans l’économie de la riziculture inondée. En parcourant les cadres sociaux de cet état de dette permanente, il est vite apparu que sur le sol des Kujamaat se superposaient sans se recouvrir une série de « toiles », aux fils plus ou moins solides, aux mailles plus ou moins serrées. Ce sont d’abord des chaînes de villages dessinant les contours d’aires rituelles fondées sur la circulation de rites identiques (initiations, intronisations, luttes) et le partage d’un même calendrier. Là où elles sont les plus serrées, elles circonscrivent généralement des aires matrimoniales ; elles n’en sont pas moins toujours sujettes à ruptures ou recompositions, et chaque événement rituel est à la fois preuve et épreuve de la qualité des relations inter-villageoises. Le moindre débordement dans le déroulement des manifestations rassemblant des milliers d’habitants venus de villages différents, ouvre la voie à une série de créances : d’abord celles des ukiin tutélaires envers les responsables de l’organisation rituelle puis, si les choses s’enveniment, du village offensé envers une catégorie de biens qui, soustraits de l’échange parce que fondamentalement inaliénables, ne peuvent être pris que par la force, à savoir les terres du village offenseur. Bien qu’officiellement interdite, la guerre fait toujours partie des éventualités auxquelles se prépare un village ; le caractère militaire de l’organisation des chasses rituelles en témoigne. À la relative labilité de cette première toile s’oppose le maillage extrêmement serré de chaque territoire villageois en unités de co-résidence, lesquelles font l’objet d’un incessant et minutieux travail d’articulation et de verrouillage. Entre elles, les relations sont régulièrement réactivées, que ce soit par les formes de mobilisation et les circuits déambulatoires obligés lors de chaque rituel collectif, ou encore par les modes de transmission des autels et sanctuaires. La primauté de l’inscription dans l’espace villageois sur toutes les appartenances possibles d’un individu est en quelque sorte imprimée dès sa naissance par l’enterrement de son placenta dans le sanctuaire collectif du Karaay et non dans quelque lieu de l’espace domestique comme c’est le cas dans la plupart des sociétés ouest-africaines. Elle est réaffirmée tout au long de sa vie par le mode de prise en charge de chaque étape de sa maturation (cf. chap. iv). Par contre, son « affectation » à l’une ou l’autre de ces unités résidentielles semble plus aléatoire. Les membres d’un même patri-groupe sont à la fois dispersés entre différents ãk et liés à une même entité spatiale, celle de cet ensemble de terres (très rarement contiguës pour ce qui est des rizières), qu’est eleken. C’est dans ce cadre, dont seule la gestion commune d’un patrimoine inaliénable est censée garantir la bonne marche, que surgissent les plus sombres affaires de vengeances et d’attaques occultes. Mais ici encore, quels que soient les avatars subis par ce patri-groupe (extinction démographique, dispersion, agglutination), un lien reste remarquablement fixe et inaltérable : celui qui unit une surface segmentée du sol, quels qu’en soient les possesseurs, à l’autel utíil qui lui est associé. Les précautions qui président au déplacement de ce dernier nous en ont montré l’importance. 327

Conclusion En suivant la complexité des agencements qui articulent, sur fond d’instabilité permanente, des unités sociales de nature différente, nous avons sans cesse été renvoyés à une autre toile, celle qui se tisse à partir des points nodaux que constituent les ukiin : instances captées, plantées, génératrices d’interdits, de trajectoires et d’attaches spécifiques, ils impriment à l’espace sa géographie première. Chacune pourrait être considérée comme une hypostase de cette terre initiale à laquelle est renvoyé, à chaque étape de la vie d’une personne, quelque chose de son corps. En cette terre qui n’est morcelée ni par les différenciations généalogiques ni par les avatars de l’histoire locale, transitent les « âmes » du riz et des défunts à renaître. Elle correspond pour ainsi dire à un espace de gestation, une aire d’enterrement en laquelle sont enfouis placentas, prépuces, sang et dépouilles mortelles. La vie individuelle et collective jamaat se déploie dans les entrelacs de ces diverses inscriptions. Chacune est le cadre de circulation de dettes de nature différente. L’étude des composantes de la personne nous a mis sur la voie d’une allégeance initiale : on ne naît pas, on ne fait jamais que renaître, et de ce retour du monde des morts, tout individu est déjà redevable. Un accident personnel ou mettant en péril sa descendance, un rêve récurrent, l’orienteront vers le bákin qui l’avait attiré vers tel ou tel quartier, tel ou tel village. Outre la composante du défunt qu’il réincarne, chaque enfant est aussi porteur de diverses formes d’emprise héritées de ses ascendants, connus ou inconnus : emprises liées à des liens rompus (c’est le cas des pathologies liées aux doubles) ou au contraire à des liens qu’il faut dénouer (dettes sacrificielles). De ce fardeau initial qui l’inscrit d’abord dans une terre puis dans une généalogie, toute bousculée soit-elle, il ne lui est pas impossible de s’accommoder, fût-ce au prix de longues et coûteuses démarches. Mais les obligations liées à son destin individuel et à ses ascendances ne constituent qu’un versant de celles que lui dictent ses autres appartenances sociales. La plupart des analyses relatives aux modalités sociales de la dette dans les sociétés africaines montrent que les aînés occupent jusqu’à leur mort une position de créanciers. Chez les Joola, cette proposition ne s’applique pas directement à la dette inter-générationnelle entre pères et fils : dès le mariage (qu’il peut contracter à ses propres frais), et même avant, dans la mesure où il peut se constituer ses propres réserves, un fils cesse d’être débiteur de son père et des agnats de ce dernier. La transmission collatérale du contrôle des terres court-circuite la relation père/fils, mais nous avons vu que si les cadets du patri-groupe ne sont pas obligés d’aider leurs aînés, ils vivent cependant dans la sourde inquiétude d’être particulièrement mal lotis lors de la répartition des rizières. C’est en tant que « nés » du village, soumis à la juridiction de ses différents ukiin, qu’hommes et femmes sont tenus de puiser régulièrement dans leurs biens et dans leurs forces pour s’assurer de la reproduction du cycle vital. Si les hommes évoquent souvent la difficulté du travail que leur a coûté le bufos (sacrifices aux autels de leurs futurs beaux-parents), c’est aussi parce que cette première tournée n’a fait qu’inaugurer une longue carrière de sacrifiant. Au moment où ils accèdent directement à la terre qui les fait vivre, ils en deviennent les éternels obligés. Ils le sont collectivement, lorsqu’il leur faut faire face aux aléas de l’environnement et individuellement, lorsqu’ils doivent réparer quelque violation d’interdit ou encore gérer les relations particulières qu’ils entretiennent avec les autres villageois et l’aléa des rapports sociaux n’a rien à envier à celui qui préside au cycle des renaissances. La stabilité et la cohésion des différentes unités sociales n’est jamais donnée d’avance ; les relations qui s’y nouent sont marquées du sceau de la précarité et de la défiance. Pour prévenir ou 328

Conclusion traiter « les paroles qui courent dans le village », pour rétablir les conditions sinon du consensus, du moins du compromis, on n’économisera ni temps, ni ressources, ni énergies. Les « disputes » que nous avons évoquées nous en ont donné un aperçu. Or il est apparu que la seule scène où l’on puisse tenter de se dédouaner vis-à-vis des autres est celle du sacrifice, mais qu’il s’agit là d’un travail sans fin. Un travail qui se complique dès lors que l’on bénéficie de conditions favorables et d’une relative aisance. Chacun est conscient du principe fondamental qui, s’il ne donne jamais lieu à explicitation, alimente les suspicions et expose inévitablement aux attaques du voisinage : la réussite individuelle dans l’accumulation de biens ou de pouvoir, ou encore, selon l’heureuse formule de Marie-Christine et Edmond Ortigues, « le drame de dépasser ses frères ». L’accomplissement des rites d’intronisation ou d’acquisition d’un bákin, les surenchères ostentatoires auxquelles donnent lieu les dépenses du ulãg, éclairent d’un jour particulier l’une des figures de cette obligation à « payer la terre ». On ne saurait nier de ce point de vue l’efficacité de la régulation exercée par le système des ukiin et l’économie sacrificielle qui lui est liée : en opérant périodiquement, par le biais de rites de type ulãg, une décapitalisation rituelle des membres les plus aisés de la communauté, il abrase les inégalités liées à la richesse ; en capturant de jeunes adultes pour leur confier tel ou tel sanctuaire, il les assigne à domicile et leur interdit toute éventuelle réussite à l’extérieur. Ce faisant, les rivalités individuelles, provisoirement expulsées du champ de la richesse économique ou du pouvoir, font retour dans celui de la maîtrise des relations aux ukiin et, au gré des sacrifices qui s’y déroulent, de la connaissance d’un certain état des relations intra-villageoises et des intentions d’autrui. Contrarier les tentatives d’individualisation tout en offrant le seul moyen légitime de les affirmer n’est pas le moindre paradoxe des modalités d’assomption des différentes dettes qui lient un villageois à sa « terre ». Mais qu’ils soient ou non détenteurs de bákiin, voire même convertis aux religions venues d’ailleurs, dans leur relation aux différentes instances qu’ils ont si minutieusement construites, les villageois sont toujours débiteurs : pour être reconnu comme tel et garder confiance, pour exister aux yeux des autres et continuer à vivre, un Jamaat n’a d’autre choix que d’accepter tout au long de sa vie de se mettre des « fils au cou ».

. M.-C. et E. Ortigues, Œdipe africain, Paris, Plon, 1966.

329

Annexes

Liste des quartiers, sous-quartiers et ãk du village de Esana · UTEM Sous-quartier

Buhor Kásu Esin Sabotul Bujin Buyuy Ñaban Esana Buhor

Nombre de maisons 3 1 1 1 1 1 2 1 1

Ñaban Ewãg (Esana)

4 2

Erame Kaïfa Piñat Kaïfa Jibëk

4 1 1 2 1

Bãbaha

Jibëk

3

Bagujan

Kabuy Seleky

3 3

Kawojenum

Kasolol

9

Jinomo Jiroyab

Erame

5

Jinomo Kãdãgi

Ñaban

4

Katya

Kaïfa Kasolol

3 3

Ebarro

Bujin Karõ / Ñaban Sabotul Eosor

3 3 7 1

Ebarro Katap

Bujin Ewãg (Esana)

2 3

Ãk

Umel

ETAMA

Etama Kagut

EluSãbun Kelenkin Kuet

ÑAKELEN

Kárunor

BUKEKELIL

Origine locale des chefs de famille

331

Annexes · ENDONGON

KATAMA

ÑAKUN

KUGEL

332

Ekilikom

Buhor

5

Elubaji

Likew

6

Elusãbu

Esah (vers Bujin)

4

Etakaru

Buhor

3

Ejina

Eyèhè (vers Ejaten)

7

Dighal

Likew Sita Seleky

3 3 3

Jihunk

Geèl

3

Ejobokupoy

Epayan

2

Mãga

Epayan

6

Buñet

Sibojin

2

Siraay

Sabotul Geèl

2 7

Kunari

Geèl

3

Kahagh

Gãbin Bujin Sibojin

2 1 3

Etya

Piñat Esana Buhor Kaïfa Kabuy

5 8 1 1 2

Kalenkentu

Ewãg

11

Jirám Kaagal

Likew

3

Jirám Jiba

Kaïfa Likew

1 14

Gines

Esana

3

Annexes

Exemple de va-et-vient entre ãk et quartiers (ch. 1, p.80).

Possibilités d’unions entre enfants descendant de cousins croisée

333

Annexes

Les termes de référence et d’adresse (voir tableau ci-contre)

terme de référence

terme d’adresse

1 - ãpom (pl. kumpaom)

« ãpaom »

1’ - ãpaom (pl.simpaom)

« ãpaom »

(mon) père

avec la précision : omo anyakanaw abajom mi aliinol (celui-ci, la femme qui m’a mis au monde, c’est son frère) ou : afañor aliin inyaom (le mari de la soeur de ma mère) 2 – inyaom

« aho »

mère

3 – asupapom

« asupapom »

soeur du père

4 - ãmpaom ahan

« ãpaom »

grand-père

5 - inyaom ahan

« aho »

grand-mère

6 – atíiom

« atíiom »

frère ou sœur (germains de même sexe)

7 – alíinom

« alíinom »

frère ou soeur (germains de sexe différent)

8 – afañorom

« afañorom » (ou prénom)

conjoint

9 – asãpul

« atíiom »

fils de la soeur

10 – aríimaw

« alíinom »

fille de la soeur

11 – añolom

« ãpa » (pour un garçon)

enfant

« acu » (pour une fille) 12 – asalinken

prénom

petit neveu utérin

13 - ebajelãkene umbo

« ãpa », « acu »

petit-enfant ou « nene » (pour les deux sexes)

x - alol

« alolom »

affin

y - (pas de terme)

prénom

affin

334

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GLOSSAIRE acam acu afal afañoor ajaajó ajamaat-aw (pl. kujamaat) ãk-aw ákuláw Ãkuren-aw Akuy alak-aw alãkenoor alíin (pl. kulíin) alol (pl. kulol) amañen-aw amar-aw amikele Ámum-áw an-aw anahaan anaare anajuke añalen-aw (pl. buñalen-abu) añañor añíil-aw aníine ãpa ãpaom apúrá-purá apúr ñotaw arãb aríiman-aw (pl. uríimen ou furíimen) arinten-aw ariteñ-aw asaara, atemit-aw asãmpul-aw (pl. kusunful) asay-aw (pl. kusay)

voir -cam « fille » (terme d’adresse) ami aimé, conjoint garçon celui qui comprend le langage ; la personne unité de résidence regroupant plusieurs maisons conjugales futur initié bákiin de divination et de guérison bákiin de l’une des forêt d’initiation de Esana devin, guérisseur principe vital lié à la parole germain de sexe opposé à celui du locuteur affin terme générique pour tout responsable de bákiin revenant esclave autre bákiin de divination humain vieux, initié femme celui qui voit, clairvoyant femme qui effectue le rite kañalen détacher enfant homme (vir) « fils » (terme d’adresse) (terme de référence), « mon père » « sorti/sorti », revenant « sortir/marcher », principe vital séparé du corps après la mort brousse agnate mariée à l’extérieur personne qui accompagne celui (celle) qui accompagne personne messagère de Emitey (Dieu) dans les rites du Kasara « neveu utérin », tout enfant dont la mère est une agnate de ego sorcier anthropophage 345

Glossaire aseloor-aw asím-ew asubar asungur-aw atemit-aw atíi atol-aw atya ayaam-aw awúua (pl. kuwúua) baalis bájar-abu bákiin-abu (pl. ukiin) Bálibá Baliŋ-abu bañukuren-abu batalen-abu beken-abu bufos marié buhãd buínum bukirá bukor bukunum-abu búkut-ábu Bulãpan-abu bulunt-ábu/Bulunt-ábu bumer-abu bunãg-abu buñáp-ábu buñen-abu bunuk-abu buñuken-abu busees-abu busik-abu butãda butat

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messagère du bákiin Karaay sang petit(e) ami(e) jeune fille envoyé de emitey germain du même sexe que celui du locuteur fossoyeur en haut accompagnateur, messager âme d’un défunt qui vient renaître pagne tissé teint à l’indigo fille puissance de la terre, sanctuaire, autel instance invoquée dans le rite d’appel à la pluie dit kasara bákiin du meurtre animal de brousse jugement public monde où résident les doubles animaux « lavage », tournée de sacrifices dus par le futur dans les ukin de sa belle-famille véranda esprit, faculté de penser meurtre sanglant entre co-villageois enfanter noix (amère) de l’arbre capera procera cérémonie de l’initiation masculine « véranda », nom du bákiin de protection générale des natifs du village état de parent de jumeaux / bákiin de protection des parents de jumeaux avalement (-mer, avaler) début de la saison sèche débroussaillage mains ; première session d’un rite de prise de bákiin par tournées sacrificielles vin de palme sacrifice lié au cycle agraire (appel à la pluie, croissance du riz) fumure poison rizières inondées champs « de plateau » non inondés, clairières dans les palmeraies

Glossaire butek butum-abu buyáb buyiñ-abu buyuu-ey cál(ka-) cam(ka-) ebajoor ebajoorum-ey ebanoor (ou jabanoor) ebãd-ey ecálá-cálá ejan-ey ejãk-ey/Ejãk-ey ejonc-ey ejuloor ejus-ey ejuunfur ekin-ey Ekob-ey Ekuŋey eleken élenkiin elob-ey eloñloñ eluf-ey eluñ-ey emaanamaan-ay emaano emit-ey Emitey, ateemit emuŋen enaay-aw eñerin-ey

sacrifice offert par le fiancé sur l’autel du patrilignage de sa promise bouche mariage, association d’âge (-yab : prendre) ensemble du brancard, du cadavre et des porteurs lors de l’interrogatoire du mort sacrifice de malédiction sortir, enlever payer, mettre quelqu’un en possession de ce qui lui est dû se mettre au monde parenté nom d’une ombrette (scopus umbretta) par lequel on désigne un bâton en forme de crochet, le personnage du circonciseur et l’institution initiatique elle-même groupe de concessions voisines principe vital sorti du cadavre (synonyme de apúr ñotaw) lance action de faire prisonnier qqn. / bákiin lié à cet acte linteau « se regarder les uns les autres », rite de présentation publique des fiancés labour des champs de plateau python mythique transformé en taureau rite de passage subi par les garçons plusieurs années avant l’initiation bákiin lié à la défécation des hommes initiés bákiin « enfant » de Kãdenben ensemble de rizières gérées par un groupe agnatique ; ce groupe lui-même pierre, sanctuaire principal de tout bákiin parole, dispute, affaire pagne féminin cousu de rangs de perles maison tombe espèce de riz « rouge » autochtone, cultivé dans les rizières profondes terme générique pour le riz ciel, année, pluie dieu créateur douleur cuisante sacrifice hyène 347

Glossaire enkanum lancette utilisée pour récolter le vin de palme eñog-ey hippopotame epat-ey grand coquillage rituel porté en bandoulière epenjen-ey ancienne porte de bois eraarak variété de volubilis erakoy buffle Eripay bákiin lié au traitement des femmes mortes en couche erumun hutte ou case menstruelle erúŋun/Erúŋun case d’accouchement / bákiin lié à l’accouchement esãg-ey rite d’intronisation collective (et forcée) à certains ukin d’hommes esaam-ay panthère esewu-ey maracas rituel esigir-ey poitrine, côtes esúk-ey village esulelu village du fond esuwen-ey repiquage esyl groupe jóola (rive sud de la Casamance) etaam-ay terre (sol, territoire, ensemble des puissances tutélaires liées à ce territoire) etíing-ey porte de derrière Ewãg nom de la première concession du village de Esana ewãgen-ey rite associant le sacrifice de consommation du riz nouveau à l’organisation des luttes intervillageoises ewañ-ey labour des rizières inondées ewúum-ey (pl. siwúum-esu) double animal furíimen pl. de aríiman hatichira autels baynun (baïnuk) hudjenk (ujenk) entrave hupila (upila, ufila) autel lignager iilaw sein ; iilaw anoraw, « un seul sein », i. e. parent utérin iñaay mère íyéy-ew 6e et dernier jour de la semaine joola jabanoor voir ebanoor jaken boire autre chose que de l’eau (e)jam entendre, comprendre -jamo renommé jamaat dialecte parlé par les Kujamaat jared-eju aveu, confession jibalas petit varan, double animal jirãmb-áju/Jirãmb-áju estrade ; bákiin de la royauté kabakiren-aku 4e jour, réservé aux sacrifices et rituels masculins ainsi qu’aux intronisations aux ukin de divination (ka)ban finir 348

Glossaire kábáwul kácál-áku kacál kafat kagabut-aku káguñ-áku káhájit-aku (ka)jaken kajam (ka)jãten kajendu kajim-aku kajonkõt-aku Kajotõg (ka)kajen kajupen kamúk kañaagen-aku/Kañaagen-aku kañalen Kãdenben kãdãñel-aku Kalak kaneew (ka)púr kareñ-aku/Kareñ-aku karaay/Karaay (ka/bu)-romum karibilá karuma-ku kasaab-aku kasara/Kasara (ka)saboor-aku kasend-aku Kasent (ka)siben (ka)símen

« ouvrir », sacrifices faits avant l’enterrement d’une personne sur l’autel du patri-groupe et dans les ukiin qu’elle pouvait détenir (sortir, apparaître), 1er jour de la semaine voir cál(ka-) enclos (deux) 2e jour kiosque rond couvert d’une toiture de paille 3e jour, réservé aux sacrifices et rituels de femmes boire du vin de palme saison des pluies écouter outil de labour territoire (au sens d’aire linguistique) porte taillée dans les contreforts du fromager bákiin traitant des maux de gorge et de cou gâter, abîmer rite de transfert de force vitale à un malade meurtre l’arc ; bákiin de la chasse et de la guerre rituel effectué par les femmes qui perdent leurs enfants en bas-âge ou dont l’union reste stérile grand bákiin coiffant tous les rites masculins et féminins. Notamment invoqué pour la pluie tambour de la royauté bákiin lié à la royauté corde, dette ; nom d’un bákiin et d’une affliction liée aux mésententes entre belles-sœurs dans la maison maritale faire sortir forêt ; bákiin de l’initiation masculine cérémonie d’intronisation ; principal bákiin des femmes, lié à la maternité et à l’enterrement des placentas mordre annexe du bákiin Karaay voix, parole interrogation rituelle du mort nom d’un rituel d’appel à la pluie ; bákiin qui lui est associé rite d’adresse au bákiin en début de sacrifice coquillage de libation bákiin « mère » des ukiin « à harpon » boire de l’eau verser le sang 349

Glossaire Katafaku Kátit Katol-aku (ka)walen (ka)wasen kawos-aku Káyák kayem-aku (ka)yúken kekuj kel kelum-ey kepúulen kiin kumpaay kutíil laa (ka-) lol (ka-) macalaam miña-mu ñiiñi ñukul-ay (e)púr osile sãbun-asu/Sãbun-asu saloor-esu sembe siben simpaay sinwa siwúum-esu tew tín ubaalen ubiyéw ubool-aw ubrik-aw ugut-ey ujokos-aw uhèc-aw uhuñ (de puñor, avoir honte) 350

bákiin lié au fait de flécher bákiin ordonnateur des rites d’appel à la pluie bákiin du cimetière déposer sacrifier l’oreille bákiin de la royauté louche calebasse verser lutte simple piquer (façon de parler de l’attaque d’une puissance ; miñamu mukeli, « la chose va te piquer ») quartier geste rituel consistant à souffler en crachotant habiter ensemble des agnats masculins de la génération + 1 relativement à ego voir utíil accuser tomber mensonge chose ; force invisible (bákiin ou sorcellerie) interdit ensemble des chants et danses funéraires sortir mince feu ; bákiin du feu associé à la forge pl. de yaloor force boire de l’eau ensemble des parents maternels « chinois », espèce de riz importée pl. de ewúum de mêmes père et mère de même père nœud réalisé en tige de feuille de rônier utilisé pour marquer un objet, un arbre ou un espace ñíiñi annexe d’un bákiin case ronde ou petite chambre abritant un bákiin foie ; colère sous-quartier harpon petite ficelle de fil ou de coton attachée au cou d’un sacrifiant épreuve de la honte

Glossaire ukak uko-wu ukul-aw ulãg-aw uleeñ ulik-aw ungomew upit-aw urerem uriloor uríimenaw urur-áw (urum-áw) usilay/Usilay usoy utãpãg-aw utíik utíil-aw (pl. kutíil-aku) utíit úulew uwaane uween-ey uyúrum yaloor-ey (pl. saalor-esu) yaraay (toujours au pluriel)

crier tête place de danses de chaque sous-quartier rite d’acquisition d’un bákiin par tournée sacrificielle lune, règles tabouret maison d’habitation d’une veuve chasse collective rituelle jeu, bavardage 5e jour de la semaine, réservé aux rites des ukin Kãdenben, Kátit, Kasara rite de deuil des agnates d’un défunt grosse poterie en terre cuite (canari) ; groupe d’agnats proches qui entreposent leurs pagnes funéraires dans un même canari marché au troc, extrêmement rapide, qui a lieu le matin du íyéy ; bákiin du marché (de -so, prendre par force) rapt rituel bâton rituel guerre autel propre à un patri-groupe champ de luttes saison sèche pl. de ahaan jeu, plaisanterie, parole légère seuil principe vital les femmes

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Index

Index des noms de lieux, de langues et d’ethnies Arame 39-40 Erame 48-49, 52-53, 56, 60, 69, 73-74, 104, 187, 248, 256 Arriates 29 Baga 24, 26 bak 17, 24 Balant 24, 26, 211 Baynuk (Baïnuk/Baynun Bagnun/ Banhün) 26-28, 32-33, 211 Bayot 46-49 Beafade (Biafada) 26-27, 43 Bijogo 28, 57, 63, 201, 226 Bila 40 Bissau 34 Bolama 34, 55 Bourames 31-32 Brin 35, 46-47 Bujin (Bugin) 40, 48, 58-59, 61, 69, 113, 214, 238 Buhor 58-59, 68 Bulol (Bosol/Bolor) 32, 35-36, 39-40, 48, 50, 55, 69 Buluf 22, 32, 45, 49 Cacheu 21-25, 27-32, 34-36, 39-40, 46-48, 56, 58, 174, 257 Cabo Roxo 28, 30 Carabane 35-36, 43 Cassangas 32 Diembering (Diembereng) 33, 46 Effoc (Efok) 39-41, 46, 48, 57-60, 69, 113 Ehing 48-49, 106, 187, 195, 204 Ejaten 40, 48, 68-69, 113, 192 48-49, 58, 68-69 Ejin Elalab 48, 50, 55, 58, 69, 113, 236 Eosor 32, 48, 69, 113, 320, 332 Usol 32 Emaye 48, 57, 69 Enampor 40, 47 Erame 48-49, 52-53, 56, 60, 69, 73-74, 104, 187, 248, 256 Esana (Suzanna / Susana) 18, 39-41, 55-62, 68-69, 75-76, 78-80, 149 Esahut 48 Esuke 48 Esulelu 127-128 Felup (Fúlup/Falupos Floup) 9, 18, 21, 27-28, 29-33, 36, 39, 41-43, 45-47, 324 Fode Kaba (« Fodé Kaba ») 37, 39-40 Fogny 19, 22, 32, 44-45, 123, 125, 177, 204, 287 353

Index Fouta Djalon 37 Firdu 37 Fula 324-325 Gabou 26 Geba 26, 28, 34 Huluf 22, 33, 48, 314 Jifunk (Jihunk, Jafunco, Jufunco) 32, 39, 41, 48, 55, 69, 113, 190, 195 Jaken jóola 48 Jaken wolof 48 Janten 48, 148 Jibëk 68, 162 Jogue 35 Kabrousse (Kabrus) 41-42, 46, 309 Kagit 47, 167 Kahim 48, 69 Kaïpa 56-58, 62, 68 Kalounayes 47 Kañut (Kagnout) 35, 46 Kasolol (Kasalol) 40-41, 48, 58, 68-69 113, 170 Katõ (Katon) 34, 41, 55, 58, 68-69, 113, 118-120 Keruey 48, 54, 56, 60, 63 Kesu 48, 56-57, 59-60, 69 Kesukey 48 Malinke 36, 116 Mande 26 Manding 201, 211, 278, 309 Manjak 24, 211, 225, 257 Mof Evvi 106 Nalu 24, 26 Ñaban 48, 52-53, 69, 123, 132 Ñãbalã (Nyãbalã) 41, 48, 53, 61, 68-69 18, 33, 39, 44, 46, 57, 123 Oussouye (Usuy) Pepel (Papel) 24, 39, 43 Peñat 57 Peul(s) 26, 165, 167, 325-326 Pointe St-Georges 123 Sabotul (Sabatul) 56, 58, 61, 68 Saõ (San) Domingos 29, 31-32, 47, 236, 317, 325 Seju (Sedhiou) 35, 39 Seleky 46-47 Sierra Leone 24-25, 28-29 Sukujak 39, 55 Susu 26 Tendouk 43 Varela 39-41, 48, 50-51, 55, 57, 69 Wolof 27 Yal (Yale) 48, 57, 69, 243, 258, 304 Youtou (Yutu) 36, 39-40, 46-48, 55, 60-61, 65, 69, 76, 91, 144, 184, 197, 258 354

Index

Index des noms propres · Personnages Ãbona 56-61, 97 Alin Situe 41-42, 258, 309-310 Cabral 42, 50, 56 Clozel 38 Dangles 35 Diedhiou 40, 42, 60, 184, 310 Fernandes 24, 27-29, 32, 44 Fode Kaba 37 Guyon 38 Jajolet de Lacourbe 30 Jimayon 39 Jiñabo 40 Lacombe 43 Le Brasseur 35 Malavois 35 Mamadu Cissé 41 Martin 38 Muusa Molo 37 Nino Tristão 27 Pereira Barreto 35 Raymond 39 Roger 35 Sihalebe 39 Spinola 42, 67 Valgi 39, 55 Van Vollenhoven 38 · ukiin Agongol 251 Akuy 62, 90, 99-100, 189, 191, 251, 296, 301, 303 Ãkuren 233, 239-242, 251, 254, 259, 263, 269-270, 283, 288-289 Ámum 233, 239, 243-247, 251, 254, 259, 263, 269, 288 Bálibá 309-310 304 Baliba Baliŋ 65-67, 132, 169, 172-173, 239, 255, 262, 267, 269, 290-291 Bulak 162 Balakab 251 Bulãpan 69-70, 72, 118-119, 131, 151, 153, 228, 230-231, 233, 238, 243, 251, 259-260, 262-264, 266, 269-270, 276, 281-282, 299-303, 309 Buluk 233, 251 Bulunt 196, 231-233, 251, 274, 280 Ejãk 231, 233, 251, 269, 291-292 Ekob (ey) 77, 86, 99-100, 118-119, 192, 197, 250 Ekuŋey 255-258, 281, 304 Eñani Eñaney 233 Eripay 182-183, 233, 235, 237, 251, 268 355

Index Erúŋun(ey) 77, 87, 180-183, 188, 190, 194, 196, 231, 261 Jasãg 165-166, 251 Jilibam 251 Jirãmb 118-119 Kãdãg 233, 255 Kãdenben 90, 190, 233, 236-237, 243, 251-252, 255-259, 262, 297, 301, 304-305 Kajotõg 228-230, 233, 239, 251, 281, 285 Kalak 183-184 Kañagen 64, 91, 93-96, 131, 231, 233, 255, 262, 269 Kanew 233, 251 Karaay 45, 64, 77, 90-92, 100, 115, 118, 121, 131-132, 178-184, 188-190, 205, 211, 227, 231, 233, 235-237, 239, 250-252, 254, 256-257, 259-260, 268-270, 275, 280-281, 284, 296-298, 301-302, 314, 323, 327 Kareñ 115, 131-132, 140, 147, 155, 188-189, 197, 231, 233, 237-238, 248-249, 251, 254, 260, 268-269, 297, 301-303, 325-326 Karibilá 236, 251 Kasara 233, 251, 255, 258-259, 304-305, 307, 309, 314 Kasent 90, 189, 233, 251, 262-263, 269 Kataf 231, 233, 251, 255, 262, 269 Katol 77, 233, 251 Katokut 90, 191 Kátit 100, 251, 254-258, 297, 301, 304-305, 308, 312, 314 Káyák 56, 58, 69-70, 72, 90, 131, 183-184, 189, 206-208, 231, 233, 238, 249-251, 257, 259-262, 269, 281, 285, 297, 300-301, 317 Liima 251 Mañomita 90, 191, 251 Sãbun 101, 165-166, 233, 250-251, 255, 266, 300 Unijaw 233, 251 Usilay 58-59, 90, 233, 237, 251, 278-279, 312-313

Index des auteurs Adler, A. 7, 222-223 Almada, A.A. de 29-31, 32 Balandier, G. 10 Barraud, C. 102 Bateson, G. 220 Baum, R.M. 34-35, 68, 253 Benveniste, É. 12 Bérenger-Féraud, L.J.-B. 38 Bertrand-Bocandé, E. 36-37, 40 Bonnafé, P. 139 Brásio, P.A. 30, 44 Bühnen, S. 23 Ca’da Mosto, A. 28 Calame-Griaule, G. 222 Carreira, A. 21, 35 Cartry, M. 7, 65, 210, 277-278, 293 356

Index Coelho de Lemos, F. 31, 32 Coppet, M. de 40, 338 Cormier-Salem, M.-C. 26 Da Cunha Taborda, A. 14, 48, 59, 254 Dacher, M. 86 Dapper, O. 30 Davidson, J. 325 Delafosse, E. 24 Deschamps, H. 21, 41 Diedhiou, P. 40, 42, 60, 184, 310 Douglas, M. 177 Dupire, M. 96, 129 Evans-Pritchard, E.E. 9, 222 Fassin, D. 211, 217 Fernandes, V. 24, 27-29, 32, 44 Gaillard, G. 7 Geffray, C. 321 Girard, J. 42 Gluckman, M. 222 Gomes, D. 24, 28 Haudricourt, G. 292 Hecquard, H. 38 Henry, C. 90, 201 Héritier, F. 102, 117, 206, 208 Hertz, R. 212 108, 314 Heusch, L. de Horton, R 53 Houseman, M. 4, 166 Hubert, H. 21, 41, 288, 308 Koelle, S.W. 55 Labat, J.-B. 30 Lavergne de Tressan, M. de 22 Lévi-Strauss, C. 135, 213, 218 Liberski(-Bagnoud), D. 11, 90 Lima Handem, D. 203 Linares, O. 23, 25, 110 Loraux, N. 194 Maclaud, C. 38-39 Malamoud, C. 13-14 Marie, A. 4, 13, 26, 329 Mark, P. 26, 31-32 Marques Geraldes, F.A. 38 Marzouk, Y. 23 Mauss, M. 12-13, 219, 273, 275, 288, 308, 315, 322, 326 Palmeri, P. 168 Pélissier, P. 21-22, 24-25, 49-50, 80-81 Pélissier, R. 34, 36-37, 41, 43 Roche, C. 36 Rodney, W. 25, 31 357

Index Sapir, J.-D. 17, 19, 22, 47, 123-128, 132, 177, 204, 287 Schloss, M. 49, 81, 106, 168, 187, 193, 195, 204 Servet, J.-M. 279 Smith, P. 117, 124 Snyder, F. 106 Teixeira da Mota, A. 27 Thomas, L.-V. 9, 21-22, 44, 46, 50, 56, 78, 80-81, 115, 120, 123, 126, 137, 168, 185, 218, 233, 284, 304, 314 Turner, V.W. 209, 218, 222 Walter, J. 25, 31 Weiss, R.P. 17 Wintz, R.P.E. 17, 22 Zempleni, A. 252 Zurara, G.E. da 25

Index rerum accouchement, accoucher 86, 180-183, 194-196, 205, 210, 217-218, 250 accusation(s) 138-141, 143, 145, 155-157, 173, 197, 63, 219 affins 111 âge (catégorie, classe de –) 69, 71, 77, 91-94, 102, 106, 113, 198-201, agnat(e/s) 109, 126, 271, 104, 110, 126, 287, 13, 50, 102, 106-108, 110, 125-126, 155, 235, 291, 328 agraire (cycle, rites) 96, 177, 182, 279, 293-294, 297, 300, 302-304, ahaan 40, 353 anahaan 179, 347 aînés / cadets 14, 44, 53, 96, 197-200, 202-204, 328 aire (rituelle) 185, 261, 268, 280, 286, 306, 328 ãk (pl. siãk) 78-80, 104, 107, 112, 120, 134-136, 191-192, 199-201, 228-229, 264-265, 270-271, 292, 306, 327, 332, 263 alak 234, 238, 347 autel(s) 11, 61-62, 65, 83-85, 88, 140, 158-159, 203, 216-217, 320 · d’esclaves 32-34 · des terres 104-105, 120, 122-123 · de double animal 129-130, 132-133 · installation d’un 228-229 · transmission de 260-261, 263-264, 266-271 autochtone, autochtonie 97, 104, 53, 275, 279 aveu, avouer 138, 141, 143-144, 155-156, 151, 166, 191, [confesser] 290 awúa (pl. kúuwa) 120-122, 124, 135, 263, 84 bákiin (pl. ukiin) 11, 28, 88-93, 131-132, 172-173, 177-178, 212, 216, 225-228, 229-260 · et guerres entre villages 60-66 · et chasse 91, 95, 97 · et renaissance 118-120, 135 · et transgression 161-165, 168, 175 358

Index · adresse au – 281-282 · voix du – 289 bâton (symbole ou attribut rituel) 115, 188-189, 248-253, 261-262, 302, 325 bœufs (bétail sacrificiel) 277-278, 304, 317 biologique (paternité) 107, 200 brousse 89-90, 96, 121, 124, 129, 227, 238 búkut 67-68, 185-192, 200-201, 206, 260 butat 89, 106, 116, 293-296, 302 calendrier 48, , 67, 96, 185, , 234, 260, 270, 294, 297, 300, 303, 327 capture(r/é) 29, 33-34, 205 124, 127, 254, 31, 134, 234-235 chasse 40, 89-93, 95-96, 149, 205-206, 248, 255, 262 Chrétiens, christianisation, missionnaire 29, 43-45, 127, 227, 259, 323-324, 326 clairvoyant 57, 68, 72, 90, 128, 130, 132-133, 159, 286, 304, 313 clan 101, 125, 201 commensal(ité) 116, 177, 203-204, 306 défécation 77, 192, 233, 163, 197 dette(s) 11-14, 111, 113, 115, 118, 175, 176, 267-268, 274, 291, 319-320, 300, 322, 327-329 devin, divination 153, 231, 233-234, 238, 240-241, 248, 253, 269, 276, 288-289, 291 double animal (ewúum, pl. siwúum) 122-135, 212, 216-217, 263, 286, 317 ebãd 64, 75, 88, 92, 94, 189 ebanoor 65, 93, 186, 196, 203, 205 eleken 104-105, 107, 112-114, 255, 271, 298, 301, 327 élenkiin 228, 240-244, 263, 270 elob(ey) 47-48, 137, 141 Emitey 11, 26, 53, 122, 181, 225-227, 253, 257, 279, 304, 309-310, 312-314, 319, 324 enaay (voir aussi sacrifice) 225 esãgey 52, 185, 188, 196, 202, 234-235, 237-238, 258-260, 270, 275, 300-301 esclave(s), esclavage 21, 29-32, 34, 213, 253, 292 esúk(ey), « le village » 53-98 etaam(ay) (voir aussi terre) 11, 14, 281, 289, 307, 314, 328-329 fertilité 96, 207, 222, 234, 250, 292-293, 304 force (sembe) 117, 129, 201, 225, 227, 315 frères 100, 104-105, 107, 140-142 funéraires (rites, chants, danses) 63-64, 76-77, 119, 121-122, 158, 165, 168, 206, 212, 219, 238, 262, 267-268 germain(s) 72, 102, 104, 109, 139, 263, 271, 316 grenier 34, 83, 104, 109, 111, 113, 116, 167, 179, 204 295, 298, 302 guerre 15, 28-29, 31-33, 37, 40-43, 50-51, 54-58, 60-68, 72, 138, 144, 153, 193, 205, 209, 222, 255, 260, 290, 322, 324-325, 327 harpon 70, 100, 132, 242-243, 248-256, 262-265, 267-268, 292, 298, 302 359

Index hatichira 28, 44 haut (aller en -) 179, 181, 196, 207 hériter, héritage, héritier 62, 102, 106, 111, 117, 206, 208, 266, 269-270 individualisation 13, 329 individuation 122, 135 initiation 23, 44-45, 49, 51-52, 54, 61, 63-64, 67-69, 77, 86, 89-90, 140, 178-181, 184-189, 191-198, 201-203, 214, 217-219, 233-235, 296-297 interdit (ñíiñi) 34, 54, 61, 64, 77-78, 83, 92, 100, 106, 108, 116, 135, 137, 156, 177-178, 180-182, 188-189, 199, 203-207, 215, 231, 251, 274, 290, 298, 326, 328-329 intérim 268-269, 317 interrogation du mort 158-161, 164-165, 168-169, 174-176 inversion 134, 203, 215, 221-222, 317 islamisation 23, 43, 45 jugement 100, 128, 133, 138, 142, 155, 176 juridiction 11, 65, 97, 115, 155-156, 177, 207-208, 328 kañalen 135, 166-168, 171-172, 174, 198, 211-224, 317, 321 karaay (cérémonie) 185, 211, 235-237, 257-258, 260, 270, 275 kasara (rite) 233, 251, 255, 258-259, 297, 300-301, 304-313, 317 kepúulen 128, 132, 134, 141, 144, 155, 157, 184, 197, 202, 236-237, 274, 286-287, 292 lignage · et résidence 78-80 · segment de – et terres voir eleken · fille du – 102, 106, 108, 111 · egut 183 · patrilignages ayant une « part » dans un bákiin 235, 261 luttes (rituelles) 68-75 · et grades d’âge 200 · et rites de procréation 303-304 · et sacrifices 315-317 maison (espace, mythe d’origine) 74, 77-78, 81-88 marché 21, 50-52, 58, 66-67, 90, 143, 148, 220, 226, 233, 237, 251, 278-279, 313, 325 mariage 13, 48, 111-116, 121, 129, 173-174, 178-179, 186, 192, 198-201, 203-204, 211 matrilatéral, matrifiliation 126 meurtre, meurtrier 34, 54, 60, 63-66, 72, 96, 131-132, 177, 209, 232-233, 249, 251, 254-255, 262, 267, 277, 290, 312 miñamu (« la chose ») 166 mythe 111, 120, 193, 225-226, 277 parenté 21, 101-110, 148, 221 · par le village 62 360

Index · rituelle 72, 76, 221 patrilinéaire, patrilinéarité 13, 49 102, 126 personne 30, 33-34, 47, 55, 72, 78, 82, 99-101, 104, 106, 108, 111, 115, 117-121, 123-129, 132 placenta 181, 293, 327 pollution 177, 287 procréation 11, 60, 115, 117, 181-183, 204, 209, 211-213, 234, 277, 293, 303, 322 python 129-130, 225-226 quartier, sous-quartier 69, 74-78, 91, 191, 298-299, 303-306 récolte (du riz et du vin de palme) 71, 113-114, 116, 144-146, 157, 164, 176, 208, 244, 246, 292-294 règles (menstrues) 178-180, 193, 205, 249, 284 renaissance 120, 122 résidence · principe de – 53 · unités de – 76, 78, 80, 93-94, 97, 104, 112, 125-126, 128, 130, 134-136, 270 · assigné à – 235, 260 revenant 121, 147 rivalité 36, 72, 99-100, 201 rêve 34, 99, 118-119, 132, 134, 217, 238, 241, 253-254, 256, 284, 288, 304, 308, 328 riz 24, 37, 41-42, 49-51, 67, 69-71, 104, 106, 109-111, 113, 115-116, 166-168, 177, 179, 182, 185, 239, 241-247, 273-279 rizières 9, 24-25, 30, 61-62, 88-89, 91, 96, 103-104, 106-107, 110-111, 113-114, 116, 120, 152, 154, 241-242, 274-277, 291-303 roi, royauté 39, 47, 54, 146, 206-208, 238, 251-252, 259, 263, 266, 297, 302 sacrifice(s) 11-12, 60, 62, 64, 69, 84, 92, 273-326 149-150, 253 · mauvais – · et incompatibilités 205-206 · funéraires 267-268 saisir (par force) 33, 41, 61, 88, 234-238, 249, 260, 267, 288, 291, 316 sanctuaire(s) 11, 54, 61-62 ; voir aussi autel et bákiin · composition d’un – 227-228, 230-231 · bákiin « mère et annexe » 56, 228, 240, 264, 266 · individuels 239, 240, 242-243 · rites d’entrée / de sortie d’un – 280-282, 286-288 sang 11-12, 28, 54, 63-64, 69, 72, 77, 86, 88, 91, 93, 96, 126, 205-210 · mélange de – 101-184 · et riz 204 · activation d’un autel 230, 242-243 · farine arrosée de – 245 · et forme d’affliction 251 361

Index · sacrifice sanglant (kasiimen) 273 · « boire le sang » 276, 284, 288, 290 · de chien 239 secret 65, 93, 95, 97, 138, 150, 182-184, 188, 197, 206, 217-218, 266, 303 semaine jóola 50, 90-91, 108-109, 188-189 sexuelle · division sexuelle des cultes 88-89, 178-179, 233-234, 258 · séparation des sexes 177-182, 222-251 · relations – 64, 69, 91, 96, 186, 204, 205-206, 215 sœurs 108-112, 115, 126, 136 sorcellerie, sorcier 99, 105, 110, 119, 121, 124, 126, 133, 136, 151-153, 157, 161, 162, 175, 197, 216-217, 220, 240, 249, 251, 253, 302, 317 taureau 202, 225-226, 263, 277, 288 terre · etaam voir etaam · lien à la – 86, 179, 181, 207, 262, 278, 319 · terre / ciel 207, 225-227, 279 · « faire saigner », activer la – 205, 293, 302, 316, 321 · siège des ukiin 11, 227 · « tenir la terre » 259 · « mouiller » la – 274, 289 · des murs 260, 266 terres 10, 29, 33, 88-89, 96 · prédation des – 60-62 · autel des – voir autel territoire 9, 23, 34, 38, 47-48, 90, 96-97 totémisme 123, 125, 129, 135, 342 transe 258, 290, 309-310, 317 transmission 105-106, 108, 111, 255, 260, 263, 266, 270-271, 327-328 travail 13, 146, 276-277, 315 · des rizières 9, 24, 45, 49-51, 116, 156, 204, 274, 303 · rituel 118, 135, 159, 212, 216, 235, 329 · des « vieux » 201 · femme en – 181, 194 ubool 227, 239-247, 259, 263-266 ukul 77, 86, 108, 121-122, 140, 142, 162, 172, 180, 237, 245-247, 291, 299, 305-311, 316-317 ulãg 238-239, 241, 243-245, 247-248 usoy 234-235, 238, 248, 251, 253-254, 286 utíil (pl. kutíil) voir autel (des terres / de double animal) utérin [neveu] 13, 102-110, 156, 161, 192, 268, 270-272 vin de palme 11-12, 28, 31, 45, 276 virilité 41, 82, 193, 209 vol 54, 61, 63, 137-139, 140, 143, 151, 177 yaloor (pl. saloor) 116-122, 132-135, 174, 249, 293, 302, 312

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Table des matières

Remerciements.........................................................................................7 Avant-propos...........................................................................................9 Notes sur la transcription...................................................................... 17 Introduction.......................................................................................... 21 Gens de la mangrove.............................................................................. 24 Les « Felup », des découvreurs et commerçants...................................... 27 Entre Portugais et Français.................................................................... 34 Résistances jóola.................................................................................... 36 Christianisation et islamisation.............................................................. 43 Les sociétés villageoises kujamaat, repérages.......................................... 46

Chapitre I Naître du village.................................................................................... 53 I. Esana, la formation d’un village.......................................................... 55 II. Les découpages de l’espace villageois................................................. 74 III. L’unité villageoise mise à l’épreuve : une chasse rituelle (upít).......... 90

Chapitre II La personne écartelée............................................................................. 99 I. Ramifications et déchirements dans la parenté...................................101 II. La « personne » jamaat.....................................................................117

Chapitre III « Disputes jóola »................................................................................ 137 I. Un « jugement public » : une affaire entre agnats et utérins...............138 II. L’interrogation du mort (le rite du kasaab).......................................158

Chapitre IV La notion de ñíiñi et les figures de la séparation................................... 177 I. Séparation des sexes...........................................................................178 II. Séparation des âges et des générations :............................................198 III. Spéculations sur le sang...................................................................205 IV. Le kañalen, un exemple de subversion rituelle des frontières............211

Chapitre V « Prendre un bákiin sur le dos »............................................................ 225 I. Premières approches...........................................................................225 II. Oppositions et différenciations.........................................................233 III. De quelques brouillages classificatoires...........................................254 IV. Les temps et les chemins de la transmission d’un autel ou d’un sanctuaire................................................................260 363

Chapitre VI Sacrifier................................................................................................ 273 I. Kayúken, « mouiller » la terre.............................................................274 II. Fendre la terre, faire germer la graine, appeler la pluie......................292 III. L’ombre portée du sacrifice.............................................................314

Conclusion........................................................................................... 327 Annexes............................................................................................... 332 Bibliographie....................................................................................... 337 Glossaire.............................................................................................. 347 Index.................................................................................................... 355

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BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES, SCIENCES RELIGIEUSES

Déjà publié : vol. 105 J. Bronkhorst Langage et réalité : sur un épisode de la pensée indienne 133 p., 155 x 240 mm, 1999, PB, ISBN 978-2-503-50865-0 vol. 106 Ph. Gignoux (dir.) Ressembler au monde. Nouveaux documents sur la théorie du macro-microcosme dans l’Antiquité orientale 194 p., 155 x 240 mm, 1999, PB, ISBN 978-2-503-50898-7 vol. 107 J.-L. Achard L’essence perlée du secret. Recherches phiolologiques et historiques sur l’origine de la Grande Perfection dans la tradition ‘rNying ma pa’ 333 p., 155 x 240 mm, 1999, PB, ISBN 978-2-503-50964-9 vol. 108 J. Scheid, V. Huet (dir.) Autour de la colonne Aurélienne. Geste et image sur la colonne de Marc Aurèle à Rome 446 p., 176 fig., 155 x 240 mm, 2000, PB, ISBN 978-2-503-50899-5 vol. 109 D. Aigle (dir.) Miracle et Karæma. Hagiographies médiévales comparées 446 p., 176 fig., 155 x 240 mm, 2000, PB, ISBN 978-2-503-50965-7 vol. 110 M. A. Amir-Moezzi, J. Scheid (dir.) L’Orient dans l’histoire religieuse de l’Europe. L’invention des origines, Préface de Jacques Le Brun 246 p., 155 x 240 mm, 2000, PB, ISBN 978-2-503-51102-3 vol. 111 D.-O. Hurel (dir.) Guide pour l’histoire des ordres et congrégations religieuses (France, xvie-xixe siècles) 467 p., 155 x 240 mm, 2001, PB, ISBN 978-2-503-51193-7

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vol. 112 D.-M. Dauzet Marie Odiot de la Paillonne, fondatrice des Norbertines de Bonlieu (Drôme, 1840-1905) xviii + 386 p., 155 x 240 mm, 2001, PB, ISBN 978-2-503-51194-5 vol. 113 S. Mimouni (dir.) Apocryphité. Histoire d’un concept transversal aux religions du Livre 333 p., 155 x 240 mm, 2002, PB, ISBN 978-2-503-51349-5 vol. 114 F. Gautier La retraite et le sacerdoce chez Grégoire de Nazianze 457 p., 155 x 240 mm, 2002, PB, ISBN 978-2-503-5134-9 vol. 115 M. Milot Laïcité dans le Nouveau Monde. Le cas du Québec 180 p., 155 x 240 mm, 2002, PB, ISBN 978-2-503-52205-X : vol. 116 F. Randaxhe, V. Zuber (éd.) Laïcité-démocratie : des relations ambigües 170 p., 155 x 240 mm, 2003, PB, ISBN 978-2-503-52176-2 vol. 117 N. Belayche, S. Mimouni (dir.) Les communautés religieuses dans le monde gréco-romain. Essais de définition 351 p., 155 x 240 mm, 2003, PB, ISBN 978-2-503-52204-1 vol. 118 S. Lévi La doctrine du sacrifice dans les Brahmanas 216 p., 155 x 240 mm, 2003, PB, ISBN 978-2-503-51534-7 vol. 119 J. R. Armogathe, J.-P. Willaime (éd.) Les mutations contemporaines du religieux viii + 128 p., 155 x 240 mm, 2003, PB, ISBN 978-2-503-51428-6 vol. 120 F. Randaxhe L’être amish, entre tradition et modernité 256 p., 155 x 240 mm, 2004, PB, ISBN 978-2-503-51588-6 vol. 121 S. Fath (dir.) Le protestantisme évangélique. Un christianisme de conversion x + 392 p., 155 x 240 mm, 2004, PB, ISBN 978-2-503-51587-8 366

vol. 122 Alain Le Boulluec (dir.) À la recherche des villes saintes viii + 184 p., 155 x 240 mm, 2004, PB, ISBN 978-2-503-51589-4 vol. 123 I. Guermeur Les cultes d’Amon hors de Thèbes Recherches de géographie religieuse xii + 664 p., 38 ill., 155x240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51427-8 vol. 125 L. Châtellier, Ph. Martin (dir.) L’écriture du croyant viii + 216 p., 155 x 240 mm, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51829-X vol. 126 (Série “Histoire et prosopographie de la Section” N° 1) M. A. Amir-Moezzi, C. Jambet, P. Lory (dir.) Henry Corbin. Philosophies et sagesses des religions du Livre 255 p., 5 fig., 155 x 240 mm, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51904-0 vol. 127 J.-M. Leniaud, I. Saint Martin (dir.) L’historiographie de l’histoire de l’art religieux en France à l’époque moderne et contemporaine. Bilan bibliographique (1975-2000) et perspectives 299 p., 155 x 240 mm, 2005, PB, ISBN 978-2-503-52019-7 vol. 124 S. Georgoudi, R. Piettre-Koch, F. Schmidt (dir.) De la cuisine à l’autel. Les sacrifices en questions dans les sociétés de la Méditérrannée ancienne xviii + 458 p., 155 x 240 mm. 2005, PB ISBN 978-2-503-51739-0 vol. 128 (Série “Histoire et prosopographie de la Section” N° 2) S. C. Mimouni, I. Ullern-Weité (dir.) Pierre Geoltrain ou Comment « faire l’histoire » des religions ? 398 p., 155 x 240 mm, 2006, PB, ISBN 978-2-503-52341-2 vol. 129 H. Bost Pierre Bayle historien, critique et moraliste 280 p., 155 x 240 mm, 2006, PB, ISBN 978-2-503-52340-4 vol. 130 (Série “Histoire et prosopographie de la Section” N° 3) L. Bansat-Boudon, R. Lardinois (dir.) Sylvain Lévi. Études indiennes, histoire sociale ii + 536 p., 155 x 240 mm, 2006, PB, ISBN 978-2-503-52447-4

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vol. 131 F. Laplanche, I. Biagioli, C. Langlois (dir.) Autour d’un petit livre. Alfred Loisy cent ans après 351 p., 155 x 240 mm, 2006, PB, ISBN 978-2-503-52342-2

À paraître prochainement : vol. 132 L. Orekovic Le diocèse de Senj en Croatie de la Contre-Réforme aux Lumières vol. 133 T. Volpe Science et théologie dans les débats savants du xviie siècle : la Genèse dans les Philosophical Transactions et le Journal des savants (1665-1710)

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