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Les cérémoniaux catholiques en France à l’époque moderne Une littérature de codification des rites liturgiques
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Église, liturgie et société dans l’Europe moderne Collection dirigée par C. Davy-Rigaux, B. Dompnier et D.-O. Hurel
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Les cérémoniaux catholiques en France à l’époque moderne Une littérature de codification des rites liturgiques
Ouvrage dirigé par
Cécile Davy-Rigaux, Bernard Dompnier et Daniel-Odon Hurel
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Représentation d’une messe en musique (22 x 28,6 cm) extraite de Encomium Musices, gravée par Adriaen Collaert d’après Johannes Stradanus, vers de Johannes Boghe [Bochius], clerc de la ville d’Anvers, édité par Philippe Galle vers 1589-1596.
All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without prior permission of the publisher. © 2009, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. D/2009/0095/22 Isbn 978-2-503-52950-9 Printed in the E.U. on acid-free paper
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Abréviations Arch. du Min. des Aff. étr. Arch. nat. Arch. dép. aug. avt Bibl. Bibl. dioc. Bibl. mun. BnF corr. éd., éds f° MC Mgr ms., mss n.p. r rév. s.d. s.n. s.l. s.l.n.d. t. trad. v vol.
Archives du ministère des Affaires étrangères Archives nationales (Paris) Archives départementales augmenté(e) avant bibliothèque bibliothèque diocésaine Bibliothèque municipale bibliothèque nationale de France (Paris) corrigé(e) éditeur(s), édition(s) folio Minutier central des notaires (Archives nationales) Monseigneur manuscrit, manuscrits non paginé recto révisé(e), révision sans date sans nom sans lieu sans lieu ni date tome(s) traduction verso volume(s)
Les références bibliographiques entre crochets carrés [ ] renvoient à la Liste-Index des cérémoniaux imprimés donnée en fin de volume (p. 543 sqq.).
Principes de transcription des textes anciens Les textes originaux en français cités ont été transcrits selon les règles préconisées dans L’Édition des textes anciens, xvie- xviiie siècles, (B. Barbiche et M. Chatenet (dir.), Paris, Inventaire général, 1990 ; 2e éd. : Paris, Inventaire général, 1993 (« Documents et méthodes », n°1) ; version abrégée et remaniée disponible à l’adresse suivante : http://theleme.enc. sorbonne.fr/document28.html). 5
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Avant-propos « Liturgie et société en France aux xviie et xviiie siècles : pour une lecture historique et musicologique des rites liturgiques ». Tel était, au départ, le titre général donné à cette recherche interdisciplinaire menée entre 2003 et 2005 et qui trouve son premier résultat dans le présent livre collectif. Celui-ci a l’ambition d’être, bien plus que de simples actes, un ouvrage fondé sur une réflexion menée à partir des communications et discussions qui réunirent une trentaine de personnes 1 à l’occasion de quatre séminaires 2 organisés dans le cadre d’une Action Concertée Incitative (ACI) financée par le Ministère de la Recherche. L’objectif de cette réflexion était de poser les fondements d’une étude des pratiques liturgiques diocésaines et monastiques dans une perspective d’anthropologie culturelle de la France des xviie et xviiie siècles et, au-delà, de l’Europe moderne. À cette fin, il nous semblait méthodologiquement pertinent de partir d’une source non seulement négligée jusqu’à présent, mais aussi représentative des xvie-xviiie siècles. Le cérémonial s’imposa en raison de sa « modernité » (en 1600 le Caeremoniale episcoporum post-tridentin fonde clairement la littérature des cérémoniaux) et de l’absence d’inventaires le concernant, à la différence des bréviaires, missels, rituels et processionnaux 3. En outre, le cérémonial nous a semblé le plus approprié pour une approche globale visant à extraire la question liturgique d’un profond silence historiographique et de lui accorder toute sa place dans l’histoire culturelle et sociale de l’Ancien Régime. Cette source parle à l’historien : traitant du seul déroulement extérieur de la liturgie (gestes, postures, mouvements, manières de réciter ou de chanter), le cérémonial la contextualise d’emblée ; censé décrire, régenter et fixer les usages cérémoniels (ou les manières de procéder) d’une
Dans ce séminaire « fermé », qui s’est cependant déroulé devant des auditeurs « actifs », on est passé, au fur et à mesure du déroulement des différentes sessions, d’une quinzaine d’intervenants programmés à presque une trentaine. 2 Pour les quatre séminaires étalés sur deux ans (décembre 2003 à mai 2005), le choix des lieux a été aussi pratique que « signifiant » : Centre national de pastorale liturgique à Paris, CERL (Centre d’études des religions du livre) à Villejuif, abbaye Saint-Pierre de Solesmes, Maison des Universités à Paris. 3 Voir notamment : W. H. Jacob Weale, Bibliographia Liturgica. Catalogus Missalium vetus latini ab anno M.CCCCLXXIV impressorum, H. Bohatta (éd.), Londres, B. Quaritch, 1928 (2e éd. : Stuttgart, A. Hiersemann, 1990) ; Hans Bohatta, Bibliographie der Breviere, 1501-1850, Leipzig, K.W. Hiersemann, 1937 (2e éd. : Stuttgart, A. Hiersemann ; Nieuwkoop, B. de Graaf, 1963) ; Robert Amiet, Missels et bréviaires imprimés : supplément aux catalogues de Weale et Bohatta, Paris, Éd. du CNRS, 1990; Annick Aussedat-Minvielle et Jean-Baptiste Molin, Répertoire des Rituels et Processionnaux imprimés conservés en France, Institut de recherche et d’histoire des textes, CNRS, 1984. 1
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assemblée religieuse plus ou moins vaste, il permet d’observer la diversité ou la régularité des pratiques et d’analyser les enjeux identitaires, hiérarchiques ou politiques qui se dessinent en arrière-plan. En tant qu’ouvrage intellectuel, le cérémonial apparaît comme un objet riche et complexe : la pertinence et la permanence de certaines structures formelles, les normes et les constantes en matière de discipline ecclésiastique et de bienséance, la représentation idéale qui le sous-tendent se mêlent à une multitude d’adaptations propres, d’évolutions, et à la prolifération de détails concrets, parfois étonnamment triviaux. Il offre en définitive une multitude de niveaux d’approche et une somme de « contradictions » (notamment dans sa tentative pour concilier la norme universelle du culte et le respect des traditions particulières), qui en font une source exemplaire tant pour l’étude des diverses réalités sonores et visuelles mises en œuvre dans les sanctuaires que pour l’approche des systèmes de représentation d’Ancien Régime. Mais ce corpus pose des problèmes spécifiques : d’une part, celui des limites du genre et de ses catégories internes (tout livre titré cérémonial n’en est pas nécessairement un, et inversement, un réel cérémonial du point de vue du contenu ne porte pas forcément ce titre) ; d’autre part, celui des compétences techniques nécessaires et celui des méthodologies à éprouver pour pouvoir aborder l’analyse d’une littérature foisonnante et spécialisée relative à l’ordonnancement des offices et des gestes qui les accompagnent et au détail des attributs des différents officiers. Il nous a donc paru primordial d’entreprendre un travail de recensement préparant l’exploitation systématique des sources, dont on trouvera une première proposition à la fin de l’ouvrage (cf. Liste-Index des cérémoniaux imprimés infra et, sous forme électronique, une description détaillée d’un bon nombre d’entre eux : cf. http://www.irpmf.cnrs.fr/). Si, dans le but de concentrer notre étude sur un corpus cohérent, nous avons ainsi choisi les cérémoniaux 4 imprimés dans la France catholique des xviie et xviiie siècles, nous avons néanmoins souhaité bénéficier du regard complémentaire de spécialistes des périodes antérieures (Moyen Âge) ou postérieures (xixe siècle), d’aires géographiques (pays de Liège) ou de confession (Réforme calviniste) différentes ; celui-ci permet à la fois de mieux dégager les structures fondamentales de notre objet principal et aussi de mieux en révéler, par contraste, les spécificités pour ce qui concerne la France moderne. Après une introduction qui recherche les emplois multiples des termes « cérémonies », « cérémonial », « cérémoniaux » dans la catholicité post-tridentine, les vingt-trois contributions centrales sont réparties en quatre axes. Le premier s’intéresse plus spécifiquement à l’histoire d’un livre liturgique et normatif et à la typologie de ses sources, à travers divers angles d’approche : typologie des cérémoniaux en milieu diocésain et monastique, leurs origines médiévales, leurs éditeurs, l’examen monographique de certains d’entre eux entre le xviie et
Après réflexion, c’est volontairement que nous avons choisi cette forme au pluriel de « cérémonial », plutôt que « cérémonials », pour désigner ces ouvrages ; d’une part, quand le pluriel est employé à l’époque, ce qui est extrêmement rare (on parle presque toujours du cérémonial au singulier : celui qui est propre ou en général), les deux formes coexistent ; d’autre part, la forme « cérémoniaux » nous semble plus appropriée pour désigner le livre – à l’instar de « processionnaux » – par distinction avec le substantif qualifiant un ensemble de comportements qui relèvent du cérémonial ou des « cérémonials ». 4
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le xixe siècle, genèse d’un cérémonial et principes qui sous-tendent leur établissement au xixe siècle. Le deuxième axe se centre sur la question de la liturgie et des enjeux et débats, souvent âpres, qu’elle suscite, tant en France qu’à Rome ou chez les réformés, et dont les cérémoniaux constituent un terrain d’expression. Le troisième aborde, plus particulièrement à travers les milieux conventuels ou monastiques masculins et féminins, les tensions qui se révèlent entre la rigidité des prescriptions et leurs nécessaires adaptations aux lieux et aux temps. Le dernier axe s’attache aux apports spécifiques des cérémoniaux en matière de régulation des comportements, parmi lesquels les questions de la discipline et de la gestuelle liées à l’élément musical au sein des offices offrent un bon angle d’approche. Les pages qui suivent contribuent à définir le cérémonial dans sa forme comme dans son contenu et montrent combien, dorénavant, les livres liturgiques doivent être considérés comme une source incontournable non seulement pour l’histoire des pratiques cultuelles et des débats intellectuels au sein du catholicisme, mais aussi pour l’ensemble des rapports entre Église et société. La complexité des sources mise en évidence par notre entreprise et la nouveauté de ce type d’approche de l’histoire culturelle des phénomènes religieux ne permettent pas un recul suffisant pour apporter des réponses de synthèse aux problématiques posées. Nous osons croire néanmoins que le présent ouvrage aidera, par son expérimentation d’approches et de méthodes variées et complémentaires, comme par ses conclusions partielles, au développement de l’usage des sources liturgiques par la communauté des chercheurs. Dans cette perspective, il ambitionne de constituer une introduction aux études historiques des sources liturgiques. Cécile Davy-Rigaux, Bernard Dompnier, Daniel-Odon Hurel
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Remerciements Nous voudrions adresser nos remerciements à tous les participants au séminaire, contributeurs ou auditeurs, dont les apports et les questions ont permis d’enrichir la réflexion commune ; à Mme Françoise Dupuis, bibliothécaire du Centre National de Pastorale Liturgique et à la communauté des moines de Solesmes pour leur accueil et pour la mise à disposition d’ouvrages durant les séances de travail ; à Nicole Lallement ; à David Penot pour son aide à la préparation du manuscrit ; à Jean-Yves Hameline, Fabien Guilloux et Alexis Meunier pour leurs relectures précises et précieuses ; au premier encore pour la mise à disposition généreuse de sa collection particulière ; à la Bibliothèque de la Maison de la Conférence des Évêques de France pour la reproduction de Caeremoniale episcoporum ; à Laurent Guillo et à Xavier Bisaro, pour nous avoir communiqué les listes de cérémoniaux qu’ils avaient établies. Enfin, nous remercions notre éditeur Brepols, particulièrement en la personne de Christophe Lebbe, pour son écoute et sa patience.
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Introduction Par Jean-Yves Hameline
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Cérémonies, cérémonial, cérémoniaux dans la catholicité post-tridentine Quand nous proposons à nos lecteurs de définir le cérémonial comme « l’ensemble des prescriptions relatives à la forme extérieure des actions et des fonctions du culte divin », nous sommes amenés à nous donner comme objet, non pas directement la connaissance des « rites et cérémonies », ou des actions elles-mêmes, ce qui reviendrait à une étude générale des formes du culte divin (ensemble qui, par la suite, recevra le nom de « liturgie »), mais celle des énoncés prescripteurs 1 qui en établissent le statut canonique, définissent le degré de solennisation et la qualification des agents, déterminent les conditions pratiques de leur réalisation. Ce faisant, nous nous mettons en position d’observer du point de vue du législateur et de ses relais le phénomène conjoncturel que semble bien avoir représenté l’entreprise de restauration cérémonielle des pratiques cultuelles, issues des recommandations et des orientations du concile de Trente, perspective dont nous acceptons l’hypothèse, et dont on devine l’importance dans la construction historique du visage moderne du catholicisme romain et de ses institutions cultuelles. Toutefois, il va sans dire que, comme pour tous les objectifs pastoraux engagés par ce même concile, aussi bien au niveau du Saint-Siège que des synodes provinciaux, l’intérêt pour les « cérémonies » de l’Église et le bon ordre du culte divin ne peut être considéré comme une véritable nouveauté 2. Lorsque s’ouvre le concile, l’organisation générale des offices et du culte est largement stabilisée et, en ce qui touche à l’Ordo missae, son ossature générale est assez uniformément partagée dans le monde catholique. Le Canon de la messe y remplit bien sa fonction de « règle » antique et intangible 3. Sur le terrain, les institutions capitulaires, les chapelles curiales et papales, les diverses familles religieuses, sont pourvues de leurs coutumiers et de leurs cérémoniaux, et, d’une manière générale, les particularités
La notion de « prescription » est prise ici dans son sens le plus général, sans engager le débat dont nous trouverons la trace ultérieurement, entre « prescriptif » et « directif ». Signalons toutefois qu’un des contenus possibles des énoncés que nous disons prescripteurs peut porter sur le taux plus ou moins élevé de la prescriptivité. 2 Sur l’exagération de la vision du concile de Trente comme « fait de commencement », voir : Alphonse Dupront, Genèse des temps modernes, Rome, les Réformes et le Nouveau Monde, textes réunis et présentés par D. Julia et Ph. Boutry, Paris, Gallimard, Le Seuil, (« Hautes Études »), 2001, p. 177. 3 Sur les variations observables entre les missels en usage à l’époque du concile de Trente : Jean-Marie Pommarès, « L’origine du Missel romain dans la réforme de saint Pie V », Aspects historiques et théologiques du Missel romain, Centre International d’Études Liturgiques, 2000, p. 237-255. 1
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locales concernant surtout le calendrier des saints et l’accomplissement de certaines fonctions solennelles ne sont pas considérées comme mettant en cause la substantia des actions sacrées et l’unité du culte divin. On peut admettre toutefois que la diffusion de l’imprimerie a posé de manière certainement nouvelle par rapport aux pratiques médiévales la conformité des livres d’église entre eux. En revanche, les débats préparatoires à la rédaction des Decreta de observandis et evitandis in celebratione missarum, lors de la XXIIe session, tenue en 1562, font apparaître chez les Pères un sentiment d’urgence à engager la correction des lacunes et des négligences de la pratique, et à redonner aux célébrations du culte divin une dignité qu’ils estiment en péril, en vue d’une véritable édification du peuple chrétien et d’une juste réponse aux critiques humiliantes des leaders protestants. On peut penser que la mise au point du Ritus servandus in celebratione missarum à partir de l’Ordo missae de Jean Burckard (Rome, 1502) 4, et sa prescription générale liée à la promulgation du Missale romanum de 1570, visait en premier lieu à apporter une solution extensive à ce qui apparaissait comme un état alarmant des manières de célébrer. La Bulle de Clément VIII, en tête de la réédition de 1604, insistera davantage sur les aspects théologiques et proprement ecclésiastiques de l’unité rituelle et cérémonielle. L’effort pastoral introduit par les prescriptions conciliaires, qui se voudra aussi catéchétique, comme on le sait, s’appuiera sur une réaffirmation doctrinale et sur une considération théologiquement renouvelée de la médiation sacramentelle et des formes manifestes du culte divin, et en particulier des cérémonies de la messe, comme l’avaient affirmé contre les positions protestantes les canons et décrets de la session XIII (1551). Une haute théologie du Sacrifice, distinguée pour l’Eucharistie de la théologie du Sacrement, renforçait l’importance accordée à l’accomplissement rituel et cérémoniel de la messe, et à la qualification « sacerdotale » du ministre qualifié. Aussi bien, chez Charles Borromée et chez ses émules d’outre-monts, la formation d’un clergé à la hauteur des circonstances passera par le renouvellement de l’image du prêtre prêchant et célébrant, comme, plus en avant dans le xviie siècle, on le constatera en France, à travers les écrits de Pierre de Bérulle ou de Charles de Condren, et les actions de formation de saint Vincent de Paul, d’Adrien Bourdoise ou de Jean-Jacques Olier. Trois aspects de ce phénomène de restauration cérémonielle pourraient dès lors être retenus : le premier concernerait le statut théologique et la plus-value que l’on pourrait dire « religieuse » 5 apportés aux actions et aux fonctions cultuelles par leur réalisation cérémonielle, perspective ouvrant vers une conception théologiquement fondée de l’extériorité active du culte divin, vers une herméneutique des actions rituelles (laquelle
Tracts on the Mass, J. W. Legg (éd.), London, Harrison and sons, 1904 (Henry Bradshaw Society, vol. XXVII, Ordo Missae Joannis Burckardi), p. 119-174. 5 Nous nous permettons de faire remarquer qu’à chaque fois que nous employons le substantif « Religion » ou l’adjectif « religieux », il s’agit le plus souvent de la « vertu de Religion », telle qu’on la trouve présentée dans la Somme Théologique de saint Thomas, IIa-IIae, Q. 81, et dont on connaît l’importance chez les disciples de Bérulle. 4
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oscillera, comme on le verra entre fondation historique et interprétation figurative) ou vers des justifications de caractère pastoral, comme les Pères du concile de Trente en avaient donné l’exemple 6 ; le second s’intéresserait à tout ce qui touche aux données proprement comportementales, individuelles et collectives, et à la connotation de valeur, voire de bienséance, qu’on pouvait leur attacher en particulier dans les comportements réglés touchant les actions, les choses sacrées et les personnes, jusqu’à constituer une sorte de « civilité » cérémonielle. Le troisième, plus proche des préoccupations canoniques, s’intéresserait à la manifestation de l’autorité en matière de culte divin au point d’articulation toujours sensible d’une morale des actes humains et d’une discipline de l’observance. Cette étude du « cérémonial » ainsi précisée dans ses objectifs équivaudrait mutatis mutandis à la reconstitution d’un de officiis ecclésiastique en matière de culte divin. On devine aisément que ce champ spécifique de la pratique ecclésiastique, dont la totalisation approchée (ce que nous visons par le terme commode et imprécis d’« ensemble ») est une opération qui est propre à notre position d’étude, déborde dès lors très largement la simple prise en compte des publications portant nommément le nom de Caeremoniale, tel, en premier lieu, le Caeremoniale episcoporum de 1600. Nous serions ainsi amené, au moins provisoirement, à distinguer trois emplois du terme « cérémonial » : 1/ comme catégorie générale de conduites cultuelles réglées (ordre ou champ cérémoniel) ; 2/ comme répertoire établi de prescriptions cérémonielles effectives, portant sur la forme, le mode, la distribution séquentielle des actions et les rapports hiérarchiques entre les agents (ordre des cérémonies) ; 3/ comme ouvrage spécial portant effectivement le nom de cérémonial.
Une pe r it ia La constitution de cet objet d’étude, et l’appréciation de sa réalité et de son poids historiques, sont confortées par l’existence, en concomitance avec la publication des livres post-conciliaires, de ce qu’à l’époque on pouvait appeler une « matière », une res, objet d’une expertise, d’une peritia, où s’illustreront des auteurs considérés par la suite comme de vraies autorités, au premier rang desquels Bartolomeo Gavanti, plus connu et cité sous le nom de Gavantus 7. Barnabite, proche d’Urbain VIII lors de sa réforme du Bréviaire, consulteur éminent de la Sacrorum rituum Congregatio (SRC), cet auteur, qui est aussi un homme de relations, publie en 1628, à Milan, un Thesaurus sacrorum rituum, qui sera comme le fondement de cette peritia nouvelle. Dans l’avis au lecteur, en tête de l’ouvrage, Gavantus Les auteurs modernes parleraient ici d’une « théologie de la Liturgie ». Concile de Trente, session xxii, Cap. v. De solemnibus Missae sacrificii caeremoniis. Nous citons ce passage in extenso ci-après. 7 Ce domaine d’expertise s’étendra vers une prise en compte de plus en plus méthodique et argumentée des res liturgicae. C’est dans ce même cadre que l’on verra, pour désigner cet ensemble, s’établir et se diffuser le substantif « liturgie », jusque là réservé, dans l’esprit de la terminologie grecque, à la désignation de l’appareil cérémoniel de la messe établi dans les diverses traditions chrétiennes. Il est frappant, en 1735, de voir Merati dans la Préface qui fait suite à celle de Gavantus, dans sa réédition commentée de l’œuvre centenaire de son prédécesseur, utiliser à plusieurs reprises l’expression de res liturgica, que Gavantus ignore, et plaider pour le développement, en ce domaine dont la vitalité lui apparaît incontestable, d’une peritia étendue. 6
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cite nommément et avantageusement un certain nombre de hauts personnages romains et italiens, engagés avec ferveur dans l’entreprise de rénovation des formes pratiques du culte divin, qui, sous les règnes de Grégoire XIII et de Clément VIII, devait aboutir à la correction du Missel, à la confection et à la publication du Pontifical et du Cérémonial des évêques 8. C’est cette collégialité d’intérêt et de recherche qui l’a poussé, écrit-il, à combler la regrettable lacune que représentait, en dépit de travaux spéciaux d’une haute tenue, l’absence d’un ouvrage d’ensemble, couvrant la matière (à savoir dans un premier temps la messe et le bréviaire) de manière complète et systématique. « Libere dicam quod sentio, écrit-il, nemo rem nostram in hoc genere pertractavit integre ». Par la suite, les auteurs publiant sur cette « matière » (res nostra) feront souvent état de ce type de relations et de consultations per colloquium ou per litteras 9.
D iff icultés L’approche du « cérémonial », ou du « champ cérémoniel » tel que nous en avons proposé l’usage, se heurte d’emblée à une série de difficultés, qui, d’ailleurs, n’ont pas échappé aux contemporains. La première difficulté tient à une certaine indécision dans l’emploi des termes appropriés, ou, si l’on veut, du lexique. Une seconde difficulté tient à la dispersion des supports éditoriaux, et à la diversité de statuts et de circonstances de leur publication et de leur diffusion. Cette indécision lexicale n’est sans doute que la partie sensible d’une question autrement redoutable qui tient à la nature même de la sacramentalité catholique, telle que viennent de la définir les Pères assemblés à Trente, et à l’ampleur du projet réformateur, soucieux d’en intégrer toutes les dimensions, aussi bien théoriques que pratiques. Ainsi, quand nous évoquons la « forme extérieure des actions du culte divin », expression courante à l’époque, cette extériorité de production se présente comme une superposition, ou plus précisément (même si le terme est un peu incongru) un emboîtement de plusieurs instances : comme acte public, et donc manifeste, la « forme extérieure » relève d’une logique de l’action (ipsa actio) qui en détermine la morphologie externe, règle la qualification des agents et l’organisation séquentielle des éléments. Dans le cas des actions sacramentelles, la configuration des éléments sera soumise à la logique du signe, et à l’intégrité du modus significandi, comme le rappelle avec clarté le Catechismus ad parochos, (Pars II, de Sacramentis). Mais cette logique de l’action, référée à l’intégrité de la matière et de la forme, est toujours prise en charge par une logique de la pratique. Celle-ci peut se décliner en logique de la mise en œuvre, ou modèle de la pratique, dont les énoncés prescripteurs pourront aider à dégager la dimension proprement comportementale, à la fois dans la « manière », le « modus », le protocole interrelationnel, et nombre d’industries dispositives en rapport avec l’effectuation in situ et in tempore. Cette instance apparaît bien comme celle 8 Alphonse Dupront évoque cette effervescence dans la Rome de Clément VIII, et de Filippo Neri, à travers la figure chaleureuse de l’archevêque de Monreale, Ludovico de Torrès, membre de la Commission de rédaction du Caeremoniale episcoporum (A. Dupront, op. cit., p. 218-221). 9 C’est le cas de Michel Bauldry et de la Commission des prêtres de la Mission, dont nous parlerons plus loin.
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du « cérémonial ». Reste une troisième instance qui concerne l’application ad casum de la forme de l’action et de la modélisation de l’acte, pratique du modèle, à la charge des agents, mais dans une certaine mesure, prévue et régulée par l’institution au moyen de directives pastorales et d’évaluations casuistiques 10.
Une certaine indécision du lexique : Ritus & caeremoniae Les exercices du culte divin sont habituellement nommés à l’aide de désignations directes qui évoquent leur forme ou leur fonction : messe, office divin, heures, procession, dédicace, etc. Les termes génériques les plus fréquents sont actiones, terme auquel se joint souvent celui de functiones, ce dernier vocable désignant l’accomplissement d’une action programmée du culte divin par un appareil ecclésiastique qualifié. À l’intérieur d’une même functio, le terme actiones peut dans certains contextes se voir opposer à preces ou à verba. L’ordonnancement général d’une fonction, portant sur les actions, les personnes, les choses, en leur site rituel et leur distribution séquentielle, recevait le plus souvent le nom d’Ordo 11. Lorsque des termes tels que Ritus & cæremoniae apparaissent, ils semblent désigner plutôt un champ global et facile à identifier d’actions cultuelles, sans prétendre engager par l’un et l’autre terme une nature bien définie et différenciée des objets désignés. Plus, même, les termes Ritus & cæremoniae tendaient à former un groupe lexical un peu figé, comme si l’usage, tacitement, laissait flotter une certaine indécision, sans trancher entre les deux. On peut penser, dans un tel cas, à un simple phénomène de redondance verbale, permettant de soutenir la communication sémantique, par allongement morphématique sans véritable apport de contenu, comme on le voit dans le langage juridique, phénomène qui subsiste dans l’expression us et coutumes, par exemple 12 . Plus précisément, on peut penser que l’expression Ritus & caeremoniae palliait l’absence de terme générique, tels que le deviendront plus tard les termes liturgia ou res liturgica. Des auteurs vraiment graves reconnaissent qu’il est difficile de différencier à coup sûr ces deux termes. Ainsi, le jésuite Tobia Lohner dans son Instructio practica prima de S. S. missae sacrificio… publiée en 1676 à Augsbourg, et souvent rééditée, avoue l’indécision lexicale qui subsiste entre ritus et caeremoniae, en particulier pour ce qui concerne l’Ordo missae : « Quid sit Ritus, seu, ut alii vocant, caeremonia missae ? Resp. Esse actionem quamdam Le chapitre de defectibus missae était un exemple revêtu de la plus haute autorité, de cette gestion casuistique de la pratique du modèle. 11 Cette indécision du lexique (qu’il y aurait certainement risque à vouloir trop réduire) est évoquée, pour la période antérieure, dans la contribution suivante de Jean-Baptiste Lebigue. 12 Le texte latin de la Vulgate, en Exode, 18, 20, rapportant les conseils de Jéthro à Moïse, écrit : « Ostendasque populo ceremonias et ritum colendi. » La Bible de Louvain traduit : « & monstre au peuple les ceremonies et façons de le (Dieu) reverer ». M. de Sacy : « …& d’apprendre au peuple les cérémonies et la manière d’adorer Dieu ». Saint Thomas cite ce texte en ouvrant la Question 101 de la 1a 2ae, a. 1, sur les praecepta caeremonialia de l’Ancienne Loi. D’une façon générale, dans la littérature théologique le terme caeremonialia désignera le plus souvent les actes cultuels de l’Ancien Testament. 10
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externam seu sensibilem ad sacrificium missae religiosè ac decenter offerendum institutam… 13 » Plus loin, c’est le terme ritus qu’il emploie « si strictius sumantur pro actionibus ab ipso sacerdote exerceri solitis ». Mais la présence des adverbes religiose ac decenter atteste en cette matière l’impossibilité de négliger la manière ou le modus, logique comportementale de la pratique, par où précisément se réintroduit un des aspects de la dimension cérémonielle telle que nous essayons de l’appréhender 14. Lexique conciliaire Cette indécision de frontières entre ritus et caeremoniae avait reçu le soutien paradoxal du concile de Trente, session 22, Cap. 5. (De solemnibus missae sacrificii caeremoniis). Cumque natura hominum ea sit, ut non facile queat sine adminiculis exterioribus ad rerum divinarum meditationem sustolli, propterea pia mater Ecclesia ritus quosdam, ut scilicet quaedam submissa voce, alia vero elatiore in missa pronuntiarentur, instituit ; caeremonias item adhibuit, ut mysticas benedictiones, lumina, thymiata, vestes aliaque id genus multa ex apostolica disciplina et traditione, quo et majestas tanti sacrificii commendaretur, et mentes fidelium per haec visibilia religionis et pietatis signa ad rerum altissimarum, quae in hoc sacrificio latent, contemplationem excitentur.
L’emploi de ritus est explicité par l’exemple (ut scilicet) des tons de voix, en particulier la prescription de réciter le Canon submissa voce (prescription grave reprise par le canon 9). L’emploi de caeremoniae, immédiatement consécutif, est explicité par la référence à des mysticas benedictiones, lumina, thymiata, vestes. L’usage de ces adminicula exteriora étant fondé sur une requête de la nature humaine dans son approche des choses divines, que l’Église prend en compte avec attention. Il semble que le terme ritus soit employé ici pour désigner, avec une forte charge prescriptive, le mode d’accomplissement d’une action sacrée réglée par le législateur. Les caeremoniae, bien que fondées en légitime antiquité (ex apostolica disciplina et traditione), apparaissent considérées surtout dans leur effet religieux, facilitant l’accès au mystère célébré tout en induisant une profonde révérence. C’est le même emploi qui apparaît dans le texte de la Constitution Quo primum tempore par laquelle Pie V instaure l’usage du Missale romanum de 1570. On peut y lire que les ecclésiastiques de tous rangs devront lire ou chanter la messe juxta ritum, modum et normam, quae per missale hoc a nobis nunc traditur, et qu’ils ne pourront se permettre d’y ajouter ou réciter alias cerimonias, vel preces quam quae hoc Missali continentur. La différenciation des termes permet de lire dans ritus l’équivalent d’un programme global prescrit, et dans preces et caeremoniae, une différenciation des actions programmées distribuées en deux catégories communément reçues.
13 Nous le citons d’après la onzième édition : Tobia Lohner, Instructio practica prima de SS. Missae Sacrificio../.. Editio undecima, Augustae Vindelicorum, Typis et sumptibus Joannis Caspari Bencard, 1759, p. 3. 14 Notre article : « Célébrer dévotement après le concile de Trente », La Maison-Dieu, 218, 1999/2, p. 7-37.
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La Profession de foi catholique demandée par Pie IV (9 Décembre 1564) rappelle la qualification dogmatique du Septénaire sacramentel, et ajoute : Receptos quoque & approbatos Ecclesiae catholicae ritus, in supradictorum omnium sacramentorum solemni administratione recipio, et admitto. Cette formulation issue des textes promulgués par le concile, session VII, canon XIII, sera reprise en tête du Rituale romanum de 1614. « Si quis dixerit, receptos et approbatos Ecclesiae catholicae ritus in solemni sacramentorum administratione adhiberi consuetos aut contemni, aut sine peccato a ministris pro libito omitti, aut in novos alios per quemcumque ecclesiarum pastorem mutari posse : A[nathena] S[it] » Il semble que le terme ritus comporte ici de manière prédominante une signification générale d’usages réglés et prescrits. Son emploi le tient proche de mos, ou de consuetudo. Toutefois, chez les auteurs traitant des formes du culte divin et des Sacrements de l’Église, il est clair que le terme ritus désigne aussi et souvent l’action sacrée elle-même, sans toutefois jamais effacer le trait lexical de règle prescrite. Cette orientation sémantique se verra précisée en certaines occurrences par l’utilisation de l’expression ritus externus, comme on peut le lire au canon II de la même session 15. Cette double charge sémantique permet de comprendre une certaine oscillation de l’emploi selon le poids ou l’insistance accordés à l’upsa actio ou à la prescription d’observance. À l’épreuve du français Il peut être éclairant de se référer sur ce point au témoignage de l’une ou l’autre traduction de ces expressions en français. La première constatation à faire est celle d’une certaine résistance de la langue à l’emploi en français du substantif rite encore écrit rit dans le Dictionnaire de Furetière (1690), qui le définit : « Manière de faire les ceremonies de l’Eglise » en renvoyant dans ses exemples à un autre emploi du terme ritus en référence aux grandes familles linguistiques ou nationales connues, rit grec ou rit romain. Les rédacteurs de langue française traduiront ritus tantôt par usage(s) tantôt par cérémonie(s). L’oratorien Claude Arnaud, traduisant pour son Abrégé l’intitulé même de Gavantus utilise l’expression, pour lui certainement équivalente, de « cérémonies ecclésiastiques » 16. L’abbé Chanut, dans sa traduction des textes du concile (1674), utilise le terme d’usage pour traduire le terme ritus, lorsqu’il est question des tons de voix et de la langue latine (session XXII, canon 9) mais dans sa traduction du passage cité plus haut (session VII, canon XIII), il écrit : Si quelqu’un dit que les cérémonies receûës & approuvées dans l’Église catholique, et qui sont en usage dans l’administration solennelle des Sacrements peuvent être sans péché ou
15 L’expression ritus externus ou exterior apparaît en particulier à propos de la formation de l’intention (de faire ce que fait l’Église) à l’occasion de l’administration des Sacrements. Voir la 28e Proposition condamnée par Alexandre VIII en 1690 : Valet baptismus collatus a ministro, qui omnem ritum externum formamque baptizandi observat, intus vero in corde suo apud se resolvit : non intendo, quod facit Ecclesia. 16 Claude Arnaud, Abrégé du Thresor des Ceremonies ecclesiastiques du R. P. Gavantus composé en latin, Troisième édition reveüe et corrigée exactement, Lyon, P. Bailly, 1649. (1re éd. 1636 : l’une des trois approbations est de Michel Bauldry).
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méprisées ou obmises selon qu’il plait aux ministres, ou estre changées en d’autres nouvelles, par tout pasteur, quel qu’il soit : qu’il soit anathème.
De même, le Rituel d’Alet, dans la traduction qu’il donne du même passage n’hésite pas à traduire ritus par « cérémonies » : Si quelqu’un dit que les ministres des Sacrements peuvent, sans commettre aucun péché, mépriser ou omettre entièrement, selon leur volonté, les cérémonies de l’Église catholique, reçues, approuvées & usitées dans l’administration solennelle et publique des Sacrements, ou que le Pasteur particulier de chaque Église les peut changer ou en faire de nouvelles, qu’il soit anathème 17.
Mais le même Rituel d’Alet dans sa présentation d’ensemble traduira ritus par « usage » : Il nous a semblé que nous ne pouvions mieux faire que de joindre ces instructions au Rituel romain, afin que vous eussiez dans un même livre tout ce qui se doit pratiquer extérieurement dans l’administration des Sacrements, selon les usages reçus et autorisés par l’Église catholique 18.
Sacrorum rituum Congregatio Selon l’indication des dictionnaires, le terme ritus désigne aussi bien une action sacrée qu’un usage légitime et formellement établi. C’est sans doute aussi dans ce second sens qu’il faut entendre le terme dans la dénomination de la Sacrorum rituum Congregatio, fondée par Sixte-Quint (Constitution Immensa Dei Aeterni, 22 janvier 1588). Le texte de cette constitution emploie quatre fois l’expression groupée Sacri ritus et caeremoniae. L’énoncé des tâches qui incomberont à la nouvelle Congrégation énumère les rites, les cérémonies, les livres, sans éprouver le besoin de préciser davantage : Quinque Cardinales delegimus, quibus haec praecipue cura incumbere debeat, ut veteres ritus sacri ubivis locorum, in omnibus Urbis, Orbisque ecclesiis, etiam in capella nostra pontificia, in missis, divinis officiis, sacramentorum administratione ; ceterisque ad divinum cultum pertinentibus, a quibusvis personis diligenter observentur, caeremoniae, si exoleverint, restituantur, si depravatae fuerint, reformentur, libros de sacris ritibus et caeremoniae, in primis Pontificale, Rituale, Caeremoniale, prout opus fuerit reforment et emendent…
17 Il semble bien que le terme rite pour désigner une action particulière n’apparaisse pas en français avant la fin du xviie siècle. C’est l’avis du Dictionnaire historique de la langue française, A. Rey (dir.), Dictionnaires Le Robert, 1992, Tome III, p. 3261-3262. 18 Beuvelet, proche de Bourdoise au séminaire Saint-Nicolas-du-Chardonnet, dans un ouvrage explicitement destiné à la formation pastorale, ne retient que le terme « cérémonies », pour désigner les actions sacrées engagées dans la célébration du Baptême. Il les distribue en antécédentes, concomitantes, postérieures. Mathieu Beuvelet, Instruction sur le Manuel par formes de demandes et réponses familières../..Septième édition, Lyon, A. Laurens, 1677, p. 52. La définition qu’il propose à la suite de la question : « Qu’est-ce que Ceremonie ? » peut enrichir notre dossier : « Ceremonies en general, n’est autre chose qu’un acte extérieur de religion, par lequel nous rendons à Dieu quelque culte et reverence, & qui signifie quelque chose d’intérieur, sous des choses visibles. », ibid., p. 51.
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Ritus servandus Tout se passe en un premier temps comme si le substantif ritus ne s’imposait pas d’emblée pour désigner précisément l’action sacrée dans sa forma constitutive et son opus propre. Ainsi, outre missa ou missae, la messe est désignée par sacrificium, actio (sacra, sancta)… La celebratio, déploiement privé ou public de cette actio, est réglée par un Ritus servandus, lequel se compose d’actions, de prières et de cérémonies à observer 19. On retrouve ici l’emploi très romain du substantif ritus, proche sémantiquement de mos et de consuetudo ; voisinage que renforce l’emploi de l’adverbe rite. C’est le sens que présente la formulation très nette du Rituale romanum : de Sacramento… rite administrando. Le grammairien latin Sextus Pompeius Festus auteur d’un De significatione verborum, sur la fin du iie siècle, cité par Bréal et Bailly, proposait : Ritus mos vel consuetudo, ou Ritus est mos comprobatus in administrandis sacrificiis 20. La formulation, connue des écrivains chrétiens par l’abrégé de Paul Diacre, est certainement à rapprocher de celle du Missel romain : Ritus servandus in celebratione missarum, qu’on serait presque tenté de traduire par « usage réglé à suivre dans la célébration de la messe ». Le Catechismus ad parochos, publié en 1566, et très proche de la lexicologie du concile de Trente, fait une longue et riche description-explication des ceremoniae et preces que le Rituale prescrit dans l’administration ordinaire du Baptême, les isolant toutefois de l’acte baptismal proprement sacramentel, défini par sa matière et sa forme, sans toutefois employer en ce point le terme ritus 21. Lorsque ce terme est utilisé, au chapitre de l’Extrême-onction, dans l’expression ungendi ritus, le contexte fait apparaître qu’il ne s’agit pas de l’acte d’oindre en tant que « forme » sacramentelle, mais de la manière déterminée par la pratique universelle de l’Église de l’accomplir sur un certain nombre de parties du corps. Cette acception du substantif ritus est clairement exprimée dans le Hierolexicon de Dominico Magri, publié à Rome en 1677. L’article ritus renvoie à caeremonia, lequel substantif est défini : « Actio sacra cum exteriori religionis cultu. » Après des considérations étymologiques assez communes, l’auteur termine : « …itaque differt caeremonia a cultu, sicut aqua a Ce type d’emploi est observable dans la IIIa Pars, Q. 83 : de ritu hujus sacramenti. Ayant abordé dans les Questions précédentes les données relevant d’une théologie sacramentelle : matière, forme, ministre, saint Thomas s’intéresse à ce que nous avons appelé le « modèle de la pratique ». Il y évoque les déterminations de temps, de lieux, la disposition et l’usage d’objets adéquats, l’organisation séquentielle des paroles : lectures, adresses, prières. Le dernier Article de la Q. 83 est un court traité de defectibus . Le terme ritus au singulier, dans l’intitulé de la Question, semble bien désigner l’ordonnance ou la règle d’effectuation de l’ensemble. Il n’est employé qu’une fois pour désigner une action particulière. Saint Thomas, suivant en cela un usage très commun, préfère employer un susbtitut pronominal neutre singulier ou pluriel. On le trouve avec évidence dans l’intitulé de l’Article 5 :Utrum ea quae in celebratione hujus sacramenti aguntur sint convenientia, et par la suite fréquemment répété. Or ces « actions que l’on accomplit dans la célébration du Sacrement », et dont la description et l’interprétation, le plus souvent figurative, couvrent tout l’ensemble séquentiel de la messe, recevront chez d’autres auteurs le nom de « cérémonies », que saint Thomas préfère réserver aux actions cultuelles de l’Ancienne Loi. 20 Michel Bréal, Anatole Bailly, Dictionnaire étymologique latin, Paris, Hachette, s. d., p. 310. 21 Catechismus ad Parochos ex Decreto Concilii Tridentini editus. Ex PII V. Pont. Max. jussu promulgatus…, Lyon, Ph. Borde et L. Arnaud, 1664. Pars II, De Baptismi…§ XL, p. 158-162. Nous utilisons aussi pour désigner cet ouvrage de l’appellation commune de Catéchisme romain. 19
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lavacro ; nam caeremonia, juxta sacr. Trident. sensum, est ipsa actio ; Ritus autem est modus praescriptus, quo actio ipsa sacra facienda sit 22 ». Les cérémonies solennelles dans l’administration des Sacrements C’est sans doute du côté de la théologie des Sacrements, dont on sait à quel point elle se présenta comme un enjeu décisif à l’encontre des positions protestantes, qu’il faut chercher l’origine d’une différenciation dans l’usage lexical dont le résultat sera de conférer au terme caeremoniae une connotation un peu négative de supplémentation de moindre importance, une « disgrâce », pour employer la spirituelle expression de Bremond à propos de la prière « vocale ». La doctrine de l’École utilisait le concept de forma pour désigner l’intégrité de l’action consécratoire ou sacramentelle, doctrine classique exposée clairement dans le Catechismus ad Parochos et que l’on pouvait retrouver dans le Rituale romanum, Titulus II, C. 1, § De forma baptismi 23. Toutefois, la conception théologique de la validité sacramentelle, attachée à l’intégrité de la matière et de la forme, en dépit des efforts pour justifier la valeur religieuse et catéchétique des éléments échappant à cette intégrité ainsi restreinte, ne pouvait guère éviter d’introduire une opposition latente entre élément indispensable et élément, qu’on ne saurait certes sans témérité, dire facultatif, mais dont on ne pouvait non plus, sans erreur cette fois, dire nécessaire. Le catéchisme romain est sur ce point très clair, mais il est certainement intéressant pour notre propos de voir ses rédacteurs s’efforcer de compenser cette disgrâce théorique par une brillante défense et illustration des cérémonies, désignant par ce terme tous les actes manifestes (ante oculos positi) dont la tradition de l’Église entoure la célébration solennelle afin d’en déployer la signification religieuse, et conduire les fidèles à un réel affermissement de leur foi et de leur charité 24 . Toutefois, on peut penser que des questions telles que celles que pose le De Defectibus in celebratione missae, concernant l’intégrité et la validité de la consécration eucharistique, comme aussi celles que pose la pratique du Baptême donné en situation d’urgence, ont pu favoriser le développement de cette distinction, à la fois pratique et spéculative, entre des actions essentielles, nécessaires et suffisantes pour la validité (necessitatis causa) et des actions liées au déploiement significatif de la célébration publique (solemnitatis causa),
22 Dominico Magri et Carolo Magri, Hierolexicon, sive Sacrum Dictionarium…, Rome, P. Bernardon, 1677, p. 96. Le rapport du culte et des cérémonies avec celui du bain et de l’eau est assez inattendu, et cette assertion laisse entendre de la part des auteurs, pourtant graves, qui en traitent, une belle liberté mentale. Ce Dictionnaire est d’ailleurs pour le sujet qui nous occupe du premier intérêt. 23 Au Titulus I, §11 sont assez clairement désignés trois catégories d’actions sacrées: 1/ forma, 2/ preces, 3/ ritus et caeremoniae. Ces trois catégories se retrouvent, entre mille exemples citables, dans la Theologia Moralis de saint Alphonse de Liguori, IV, Lib. VI, Tract. I. De Sacramentis in genere. Cap. II. Dubium II. De Ministro Sacramentorum. « Peccat…1/ qui verba formae corruptè, inarticulatè, indevotè pronuntiat. 2/ Qui materiam, vel formam, vel caeremonias, contre Ecclesiae morem, quamvis accidentaliter, sine causa mutat, vel ommitit (Alphonse de Ligori, Theologia Moralis, T. IV, Anvers, Janssens et Van der Meulen, 1822, p. 338). 24 Voir Catechismus ad Parochos, op. cit., Pars II, § XV, p. 121.
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actions qui, dans le cas du Baptême, recevront le nom de « cérémonies » 25. Ainsi, dans le Rituale parisiense ad romani formam expressum, de 1654, à la question posée au parrain et à la marraine d’un enfant baptisé antérieurement sine solemnitate : « Que demande-il (ou elle) ? Respondebitur : Les Cérémonies du Baptesme 26 ». Dans des ouvrages postérieurs, on voit cependant apparaître une nouvelle différenciation, par un glissement du terme ritus de la désignation d’un usage réglé vers la désignation d’une action formellement déterminée. Et le terme ritus ayant été ainsi érigé en véritable catégorie, c’est à l’intérieur de cette catégorie que l’on va voir se différencier l’essentiel et l’accidentel. On trouve cette nouvelle disposition lexicale chez le savant GaëtanMarie Merati, à une époque évidemment plus tardive, en laquelle certains auteurs n’ont pas hésité à déceler un certain durcissement de la pensée et du contrôle institutionnel en matière de culte et de sacrements. Dans ses Novae observationes & additiones ad Gavanti commentarium, publiés en 1739, il admet l’indécision des auteurs quant au fait de donner un contenu nettement différencié à Ritus et à Caeremoniae : « Diximus supra, materiam circa quam versantur rubricae esse caeremonias et ritus : quid veniat nomine ritus, prout distinguitur à caeremonia, non conveniunt Doctores ». Et Merati de citer les emplois différents de ces deux termes chez le cardinal Bona, ou chez Quarti, ou chez Suarez. Finalement, il se rallie à la position des ces deux derniers auteurs, auxquels il joint Bellarmin, sur le fait que la différenciation la plus importante doit consister à distinguer dans la distribution de l’Ordo missae (qui est l’objet de son ouvrage, mais il est facile d’extrapoler cette conception aux Sacrements en général) ce qui est essentiel et ce qui est accidentel. Ce qui est essentiel appartient à la confection du Sacrement institué par le Christ, telles que, dans la messe, la Consécration des deux espèces et la communion du Prêtre. On pourra les nommer Ritus essentiales et les distinguer dès lors des Ritus accidentales, lesquels consistent en « actionibus, precibus, aliisque circumstantiis ab Ecclesia adjunctis quae dicuntur sacramentalia, & caeremoniae sacrae 27 ». Une quinzaine d’années après Merati, l’Oratorien Pierre Collet écrit sans hésitation de plume : « Il y a des rits essentiels, et d’autres qui ne le sont pas, et ces derniers se nomment communément cérémonies 28 ». Reste que les rites essentiels aussi bien
Rituale romanum : « de Ritibus & Caeremoniis Baptismi, Tit. II, c. I, n°28 : Caeremoniae autem qui in Baptismi collatione praetermissae quavis ratione fuerint, quamprimum in ecclesia suppleantur… » 26 Rituale parisiense ad romani formam expressum authoritate I. & R. D. D. Joannis Franscisci de Gondy, Parisiensis Archepiscopi editum, Paris, S. et G. Cramoisy, G. et N. Clopejeau, 1654, p. 18-19. 27 Thesaurus Sacrorum Rituum ; op. cit., p. 3. 28 Pierre Collet, Traité des Saints Mystères où l’on résout les principales difficultés qui se rencontrent dans leur célébration (1753), 8e édition, Paris, Librairie de la Société Typographique, 1817, T. I, p. 16. Le même Pierre Collet, dans son Tractatus de Sacramentis in genere après avoir défini les cérémonies comme : Actus externi religionis ad Dei cultum, ejusdemque cultûs ornatum legitimè instituti, propose une classification qui peut nous être utile pour observer l’emploi du terme sur la fin de la période que nous nous sommes proposés d’examiner : Caeremoniae dividuntur 1°. In divinas, quae Deum ipsum autorem habent ; & ecclesiasticas, quae ab Apostolis eorumque successoribus institutae fuerunt ; 2°. In eas quae circa personas versantur, ut exorcismi, aspersio aquae ; & ea quae versantur circa locum, tempus, etc, ut Templorum consecrationes, sanctificatio Quadragesimae ; 3°. In generales, quae ubique, et particularesquae nonnisi certis in locis observantur… ; 4°. In temporales, quae ad tempus institutae sunt,… ; & perpetuas, quae perpetuo vigere debent, ut ritus essentiales Sacramentorum ; 5°. In essentiales, quae sinè rei interitu omitti non possunt, quales sunt de circa materiam, formam, intentionem, personnam & potestatem 25
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que les accidentels, doivent, dans leur réalisation, trouver la manière adéquate à leur signification et effectivité sacramentelle, et capable d’inspirer aux fidèles de véritables sentiments de religion. Et par là même réapparaissent des indications que nous avons pu dire, de notre point de vue, « cérémonielles », mais dont nous apercevons une sorte de dérive vers le souci de l’édification et ce que les auteurs modernes appelleront des conduites « pastorales » 29. Toutefois, l’établissement d’une hiérarchie de valeurs quant à l’accomplissement des actions sacrées entre un noyau rituel essentiel et des enveloppes cérémonielles accidentelles n’a pas pu ne pas jouer un rôle aussi important que difficile à définir, dans l’organisation mentale de l’expérience du culte divin. Elle libère le « cérémoniel » du côté de la « solemnitas », ou même de l’amplification publique de la piété et de la ferveur, comme on le voit dans le cas du culte eucharistique, et a certainement facilité son extension et son application dans le domaine de l’étiquette et du protocole. Mais, a contrario, elle a pu donner une base à l’attachement des fidèles à la messe « privée » ou messe basse, messe en quelque sorte « miniaturisée » et réduite à la seule dimension du Ritus servandus. Elle a pu aussi, et très paradoxalement, renforcer une position radicale qui tendra à réduire les amplifications cérémonielles et à simplifier l’exercice du culte, ramené à des formes plus strictes et plus antiques, sinon apostoliques. Dans la langue française de Furetière, ou de La Fontaine, il est patent que « faire des cérémonies » est l’équivalent de « faire des embarras » 30.
Dispersion, en partie circonstancielle, des énoncés dans des supports variés et successifs La publication des livres romains ne constitue évidemment pas en matière de cérémonial un départ absolu, loin s’en faut : la perspective éditoriale reste fondamentalement réformiste (conduire les choses ad meliorem formam) 31. Tous les historiens du culte catholique font remarquer à quel point, comme nous l’avons dit, se maintient une réelle continuité des formes, en particulier pour ce qui concerne l’Ordo missae. Il n’est pas question
Ministri versantur ; integrantes, quae licèt ad Sacramenti substantiam non pertineant, ad solemnitatem ejus complendam graviter praescriptae sunt, ut in Missâ mixtio aquae cum vino ; & accidentales, quae nec spectant ad essentiam, nec sensu mox exposito actionem ministerii complent, sed adornant, ut genuflectio, tunsio pectoris. (Pierre Collet, Institutiones Theologiae moralis, T. IV, nouvelle édition, Lyon, J.-M. Bruyset, 1768, p. 157-158). 29 « Dum Sacramentum aliquod ministrat, singula verba, quae ad illius formam et ministerium pertinent, attente, distincte, et pie, atque clara voce pronuntiabit. Similiter et alias orationes et preces devote ac religiose dicet ; nec memoriae, quae plerumque labitur, facile confidet, sed omnia recitabit in libro. Reliquas praeterea caeremonias ac ritus ita decenter, gravique actione peraget ad caelestium rerum cogitationem erigat, et attentos regat. » Rituale romanum (1614), Titulus 1, Caput unicum, § 11. 30 Fénelon utilise l’expression « chrétiens de cérémonie » pour désigner des fidèles assistants aux exercices de la Religion, sans véritable conviction ni disposition intérieure. On se rappelle évidemment la formule galante adressée par le Renard répondant à l’invitation (perverse) de la Cigogne : « Volontiers, lui dit-il, car avec mes amis / Je ne fais point cérémonie ! ». 31 On se reportera pour ce qui est de la période antérieure, à l’article particulièrement documenté de JeanBaptiste Lebigue, infra.
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non plus d’abolir les laudabiles consuetudines, qui forment souvent un fond original dans les établissements ecclésiastiques de type capitulaire ou collégial, et qui relèvent de l’autorité locale (laquelle verra s’opposer souvent l’évêque et son chapitre), même s’il est patent que la Sacrorum rituum Congregatio s’efforce d’en contrôler la légitimité 32. Ces consuetudines, la plupart du temps considérées comme immémoriales, peuvent être consignées dans des ordines, coutumiers, recueils de décisions synodales, ou s’apparenter à des traditions non écrites. Parmi ces coutumes à extension réservée, et hautement louables sans être imitables, il ne faut pas oublier la situation privilégiée des cérémonies papales, et de certains grands sanctuaires romains. Les visiteurs ne manquaient pas d’en observer les particularités. Une littérature abondante et savante y était consacrée 33. Les livres romains La dispersion des énoncés en matière cérémonielle est patente dans les publications échelonnées et, sur des points de détail, pas toujours cohérentes entre elles, des livres romains 34. Michel Bauldry au chapitre premier de son Manuale sacrarum caeremoniarum rédigé sous Urbain VIII 35, ne manque pas de rappeler les textes majeurs publiés dans les éditions romaines : on rappellera donc avec lui l’existence des Rubricae generales breviarii (1568), des Rubricae generales missalis et du Ritus servandus in celebratione missarum accompagnant l’édition du Missel romain (1570), texte reconduit dans les rééditions ultérieures, sous Clément VIII (1604) et Urbain VIII (1634). Bauldry y ajoute la mention du Rituale romanum (1614) et du Pontificale romanum (1596), et parmi les ouvrages les plus importants pour son propos, le Caeremoniale episcoporum (1600) 36. Il est facile de remarquer que les énoncés proprement cérémoniels ne se présentent pas de la même façon dans ces différents ouvrages : le Bréviaire ne connaît que des rubriques 32 Un décret de la S.C.R. du 11 juin 1605, adressé aux Diocèses du Royaume d’Espagne déclare : « Librum Caeremonialem immemorabiles, et laudabiles consuetudines non tollere ». Un autre décret du 17 juin 1606 étend la portée du décret précédent « etiam in quibuscumque aliis regnis et locis, per totum Christianum orbem ». 33 On cite volontiers sur ce sujet le travail d’un religieux sacristain du Palais Apostolique sous Clément VIII : Angelo Rocca, Thesaurus pontificiarum antiquitatatum necnon rituum ac caeremoniarum, Editio secunda, Rome, F. Amidei, 1745. 34 Aimé-Georges Martimort, Les « Ordines », les ordinaires et les cérémoniaux, Turnhout, Brepols, 1991 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, fasc. 56). 35 Michel Bauldry, moine bénédictin savant et voyageur, fait paraître un Manuale sacrarum caerimoniarum juxta ritum romanum (cf. infra Liste-Index [Bauldry Manuale* 1637]). Une seconde édition augmentée parue en 1646, sera souvent reproduite. Dans l’avis au lecteur, il y fait état des entretiens qu’il a eu avec des peritissimi viri de Sainte-Geneviève, de l’Oratoire, de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, de Saint-Sulpice, de Saint-Lazare. J.-J. Olier le fera venir instruire les jeunes ecclésiastiques du séminaire de Saint-Sulpice. Nous citons [Bauldry Manuale] d’après une réédition vénitienne, ex Typographia Balleoniana, 1778. 36 Dans la Constitution Apostolicae sedis du 17 juin 1614, en tête du Rituale romanum, Paul V rappelait lui aussi les publications de ses prédécesseurs.
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(calendrier, distribution séquentielle des actions définies par leur structure et leur énoncé textuel et la mention de leur forme : hymnus, psalmus, antiphona etc, rares indications du niveau de production sonore : secreto ou clara voce) 37. Outre les rubriques concernant la distribution des actions selon les exigences du calendrier, le Missel comporte un véritable cérémonial, le Ritus servandus in celebratione missarum 38, lequel sans être véritablement nouveau, constituera sans doute un des éléments les plus fermes de la « cérémonialisation » post-tridentine, ne serait-ce que par sa liaison avec ce que l’on peut appeler l’inculturation de la messe basse 39, comme messe « dévote », et de très loin la plus fréquente, aussi bien pour le prêtre que pour les fidèles, et, à ce titre fait majeur du catholicisme moderne. Le Pontifical, centré sur l’officium propre de l’évêque, comporte beaucoup plus d’énoncés touchant la réalisation pratique d’actions sacrées mettant en jeu l’ordo rerum et l’ordo hominum : ordinations, dédicace des églises, bénédictions et consécrations. Le Rituel, ouvrage composite et d’autorité moins déterminée, comporte de nombreuses indications concernant la réalisation pratique de l’administration des Sacrements, et surtout, on y a joint, comme héritage des anciens Sacerdotale, l’important Ordo exsequiarum. Il n’est pas besoin de signaler combien cette forme pratique de la ritualité funèbre, étendue en amont à l’Extrême-onction, et à l’Ordo commendationis animae a pu revêtir d’importance, comme fait de civilisation et véritable cérémonial de la mort, dans la pratique quotidienne, voire familiale et paroissiale, aussi bien que dans les cérémonies extraordinaires impliquant la société civile. Le Caeremoniale episcoporum de 1600, publié par Clément VIII, venait pallier la restriction cérémonielle qui marquait le Ritus servandus du Missel, dans lequel la messe solennelle n’apparaissait que comme une sorte d’extension ornée d’une messe privée qui en constituait le noyau inamovible. Il envisageait d’emblée les fonctions sacrées comme des manifestations publiques et ecclésiastiques du ministère épiscopal et de sa maison dont le style et les manières pourraient s’étendre aux églises de moindre rang. Avec cette importante publication, la charge sémantique du terme cérémonie(s) et de ses dérivés, dont en premier lieu celui de cérémonial, outre la culture de haute bienséance et de domesticalité à la fois familière et respectueuse (car il s’agit bien de la « maison » du Prélat, et, partant, de la « maison » de Dieu) qu’elle attache aux actions publiques de religion, se verra toutefois marquée, de par l’origine plus curiale que capitulaire du Caeremoniale episcoporum, par une fixation inévitable à une logique protocolaire déterminant les préséances et les
De manière assez succincte, Gavantus insèrera à la fin de son commentaire des rubriques du Bréviaire, un triple cérémonial correspondant à la récitation privée, à la récitation au chœur, et à la récitation solennelle, pour laquelle il se réfère au Caeremoniale episcoporum. Le maintien d’un minimum de gestes et attitudes dans le cadre de la récitation privée est une donnée importante à signaler. Claude Arnaud en donnera dans son Abrégé une traduction française (op. cit., p. 563-572). 38 Pour une histoire succincte du Ritus servandus, lire : Pierre Jounel, Les premières étapes de la Réforme Liturgique, II, Les Rites de la messe, Paris–Rome–Tournai–New York, 1967, p. 6-13. cf. aussi Cyrille Vogel, Introduction aux sources de l’histoire du Culte chrétien au Moyen Age, réédition anastatique, Spoleto, Centro Italiano di studi sull’alto Medioevo, 1981, p. 212-214. Sur l’Ordo Missae de Jean Burkard, voir supra note 3. Également l’ouvrage cité de A. G. Martimort, op. cit., note 34. 39 Nous employons pour la commodité l’expression « messe basse » qui nous semble faire corps avec cette inculturation du Ritus servandus en France. Dans les documents canoniques on parle plutôt de missa privata, en opposition avec les différentes formes de la missa solemnis. 37
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comportements hiérarchiques entre protagonistes d’une même fonction, et la manifestation qualifiée de l’appareil ecclésiastique, dans le cadre d’une société civile de positions et de devoirs 40. Les conciles provinciaux Par ailleurs, les nombreux conciles provinciaux qui se tiennent dans les pays catholiques au cours des décennies qui font suite à la clôture du concile de Trente (1563) 41, sans entrer le plus souvent dans les détails des actions et des fonctions cultuelles, comporteront d’importantes monitions et prescriptions concernant l’application et la discipline à apporter dans l’accomplissement du culte divin. Ces préoccupations concernant la restauration d’une valeur et d’un prestige attachés aux formes extérieures du culte font corps avec un ensemble de soucis pastoraux et institutionnels, tels que la résidence et la participation effective à l’office des bénéficiers, la clarification des fonctions cléricales, la formation du clergé (on dirait tout aussi bien d’un clergé), la doctrine chrétienne ou l’instruction des fidèles, l’exercice fervent de la Religion. Ce dernier point, plus difficile à promouvoir comme à contrôler, pourra donner lieu à des pratiques de « dévotion », dont certaines, comme les Quarante heures, d’origine romaine, pourront être considérées et traitées comme des extensions du culte canonique, et réglées par un cérémonial 42. Évolutions Plusieurs phénomènes viendront prolonger, amplifier et « travailler » ce courant d’intérêt et ce processus d’institutionnalisation concernant le champ cérémoniel : 1/ l’entrée en jeu des relais territoriaux et principalement diocésains, posant dès lors la question de leur dépendance ou de leur autonomie vis-à-vis du Siège Apostolique, 2/ les conditions de
La réception très large du Caeremoniale episcoporum, y compris dans des lieux par ailleurs réticents quant à une trop grande hégémonie romaine, peut sans doute en partie s’expliquer par la couverture que ses dispositions protocolaires apportaient aux évêques dans leur rapport avec les autorités royales, la noblesse titrée et les pouvoirs municipaux. 41 La série des conciles milanais sous Charles Borromée, constituera un corpus de référence. Pour la France, on s’en rapportera à : Paul Broutin, La Réforme pastorale en France au xviie siècle : Recherches sur la tradition pastorale en France après le concile de Trente, Paris–Rome–Tournai–New York, Desclée et Cie, 2 vol., 1956. 42 Instruction dite « Clémentine », du Pape Clément XI, du 21 janvier 1705, confirmée par Clément XII le 1er septembre 1730. On y trouve les règles qui ordonneront l’usage et les usages intéressant l’exposition et les saluts du Saint-Sacrement. Il est clair que la contrainte où nous nous trouvons d’examiner en premier lieu les énoncés des ouvrages canoniques les plus communs, nous oblige à laisser de côté les « cérémonies extraordinaires », dont on sait qu’elles ont tenu une place primordiale dans le déploiement institutionnel, festif, fervent ou piaculaire, des manifestations du catholicisme post-tridentin : jubilés, canonisations, synodes, pèlerinages, processions, expositions de reliques, bénédictions, dédicaces, sans parler des missions et des réunions de confréries, pouvaient quelquefois s’imposer à la vue des populations avec plus d’éclat et d’attrait que le cursus canonique, et proposer par elles-mêmes une déclinaison originale du cérémonial. On se rapportera aux communications du colloque du Puy-en-Velay, des 27-29 octobre 2005 : «Les Cérémonies extraordinaires du Catholicisme baroque», à paraître, sous la direction de Bernard Dompnier. 40
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« réformation »dans lesquelles vont se trouver placés les ordres religieux et les congrégations anciennes et nouvelles, amenés à reconsidérer leurs coutumiers ou leur pratique du chœur 43, 3/ la situation d’enseignement généralisé et de pastoration active dans laquelle se trouve engagée l’Église post-tridentine (théologie, prédication, catéchisme, civilité chrétienne), faisant de la scène rituelle et cérémonielle une surface de manifestation dont on attend des fruits de fréquentation et de piété, 4/ la reconquête d’une dignité, voire d’une majesté du culte divin, donnant lieu à un impressionnant réinvestissement religieux, et, chez de très grands spirituels la formation d’une réelle sensibilité à la célébration du culte divin, mais aussi donnant lieu à une certaine inflation protocolaire, dans une civilisation marquée par les contentieux de préséances, et l’apparat souvent concurrentiel des appareils 44. Toutefois il est possible de penser que la constitution de la figure du « bon prêtre », formé par les lazaristes, les eudistes, ou par ces Messieurs de Saint-Sulpice à une célébration digne, pieuse, modeste, quoique soucieuse des subtils degrés de solennité, ait pu, quand l’influence des séminaires commencera à porter ses fruits, et sur un point où l’opposition des courants jansénistes ne jouera pas, bien au contraire, en partie dépasser les antinomies protocolaires où se perdaient les institutions capitulaires et les procédures bénéficiales. 5/ Il va sans dire que la dispersion des énoncés en matière de prescriptions cérémonielles se trouvera multipliée par le processus de consultations-réponses de la Sacrorum rituum Congregatio, réponses faisant autorité sous formes de décrets, mais limitées et sujettes à interprétation quant à leur destination territoriale, dispositif ouvrant la voie à une abondante littérature casuistique. Effort pédagogique Cette dispersion des énoncés est un des arguments évoqués par les éditeurs de manuels. Les Prêtres de la Congrégation de la Mission, avertis par la pratique des retraites de formation sacerdotale à Saint-Lazare, auxquelles reste attaché le nom de saint Vincent de Paul, le formulent avec clarté en tête d’un Manuel des cérémonies romaines qui connaîtra une large audience : C’est pourquoy, depuis quelques années, qu’il a plû à Dieu de ressusciter en son Église la grace et l’esprit du sacerdoce, plusieurs ont utilement travaillé à recueillir les saintes ceremonies de l’Église, à les mettre en ordre, à les éclaircir, & à les abreger, afin que tous les prêtres s’en pûssent instruire aisément, & que les negligens, n’eussent plus occasion de dire, qu’il leur
On ne saurait négliger le développement d’un secteur original et quantitativement important de l’activité catholique proprement cultuelle, aux lendemains du concile de Trente, en particulier dans la mouvance franciscaine ou jésuite sous la forme des Confréries: c’est précisément sous Grégoire XIII que se voient ériger et se multiplier de nombreuses Confréries, dont Louis Chatellier a montré l’importance sociale et religieuse, et dont il souligne l’originalité dans la direction laïque des assemblées et de la célébration de l’office divin (Louis Châtellier, L’Europe des Dévots, Paris, Flammarion (Nouvelle Bibliothèque scientifique), 1987). 44 On peut penser ici à l’action de la Compagnie du Saint-Sacrement, et à son attachement à « l’équipage du Roi du Ciel » sur l’itinéraire du Saint-Viatique, au cours duquel M. de Renty ne craignait pas de faire s’arrêter quelque carrosse à six chevaux ! cf. Alain Tallon, La Compagnie du Saint-Sacrement, Paris, Le Cerf, 1990. 43
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estoit difficile d’apprendre des ceremonies dispersées en tant de livres, digerées avec peu de methode, conceuës en des termes obscurs, & écrites par quelques-uns si au long qu’elles composoient de gros volumes, dont la seule veüe rebutoit de leur lecture 45.
Le cérémonial en perspective C’est cette dispersion des énoncés, l’hétérogénéité de leurs supports et de leur statut canonique, théologique ou pastoral, concernant le domaine des ceremonialia, qui nous incite à esquisser une sorte de typologie approchée. Elle se veut plus incitatrice que systématique et plus préoccupée de faire apparaître des fonctions ou des fonctionnements que de délimiter des catégories. Cette exploration quelque peu raisonnée voudrait permettre d’évoquer au passage un certain nombre de questions que ce premier effort de classement fait apparaître en chacun des items proposés. Il va sans dire que le tracé des frontières en est sans rigueur, et que les fonctions ou les fonctionnements imaginés ont pu se trouver réalisés sous des formes et des supports très différents. Il est également clair que s’il nous est nécessaire de mentionner au passage des ouvrages, des auteurs, ou des lieux de production, cette esquisse ne constitue en aucune façon une bibliographie méthodique du sujet. Cérémonial écrit Nous entendons attirer l’attention en ce point sur l’existence ou non d’une consignation par écrit de la prescription cérémonielle. Cette dernière détermination l’oppose à la condition d’une simple tradition orale, ou au mode de transmission per usum. On peut l’identifier dans les coutumiers capitulaires ou monastiques, les registres de délibération, les statuts synodaux. Mais l’imprimé permettra des diffusions plus étendues, faisant intervenir des fonctions croisées de documentation, d’instruction, de science, ou de prestige. C’est déjà le cas de l’ouvrage de Paris de Grassi De caeremoniis cardinalium et episcoporum in eorum dioecesibus libri duo publié à Rome en 1564 et superbement réédité à Venise en 1582, ancêtre direct du Caeremoniale episcoporum de 1600. De même, l’Ordo servandus de Jean Burckard assurera au Ritus servandus du Missel de 1570, qui le démarque de très près, le prestige d’une antécédence typographique et d’une prédiffusion autorisée. Un autre aspect des choses, sans doute moins remarqué, peut apparaître sous notre intitulé de « cérémonial écrit », qu’il faudrait sans doute muer en « cérémonial décrit » et en « cérémonial rédigé ». Ce sont toutes les difficultés proprement rédactionnelles que devront vaincre les producteurs d’énoncés en matière de cérémonies. Les actions in situ, les attitudes corporelles, les opérations instrumentales ou protocolaires ne manqueront pas d’exiger un vocabulaire à la fois précis et bienséant. L’elocutio propre à ce genre relevé, mais aussi technique, d’énoncés, devra en quelque sorte participer du caractère discret, ferme et religieux qu’on attendra du Magister ceremoniarum, personnage qu’on peut dire
[Lazaristes 1670], Avis au Lecteur.
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emblématique, que consacre le chapitre V du Premier livre du Caeremoniale episcoporum de 1600. Beaucoup de commentaires se heurteront à des obscurités de rédaction dans les énoncés officiels, mais, a contrario, la lexicologie des expressions et attitudes corporelles pourra bénéficier de catégorisations souvent très fines, et certains ouvrages, comme celui de Michel Bauldry, connaîtront un succès éditorial conséquent de par la qualité et la clarté de leur rédaction 46. Par contre, cette qualité rédactionnelle ne passera pas sans mal du latin au français. L’adaptation du Caeremoniale episcoporum demandée au sieur du Molin, Primicier d’Arles, par l’Assemblée générale du Clergé de France en 1645, et publié seulement en 1657 47, donne une idée de la difficulté par son style besogneux et peu clair. Il faut croire que la religion n’a pas été sans évoluer avec la langue, quand on mesure au contraire une réelle élégance et habileté dans la rédaction du Cérémonial des religieuses de Montmartre, publié en 1669 48. Il est vrai que les ordres religieux féminins avaient déjà une pratique multi décennale de cérémoniaux rédigés en français. On ne peut dès lors que prendre en considération l’importance de l’Abrégé de Gavantus, rédigé en cette même langue, par l’oratorien Claude Arnaud, dès 1636 49. Cérémonial prescrit Cette caractérisation, on le devine, pourrait faire l’objet d’une étude séparée ; et certains seraient sans doute tentés de lui accorder la première place. Le degré d’impérativité de la prescription rituelle et cérémonielle, qui a fait l’objet d’une abondante littérature canonique, peut être tiré de la nature proprement religieuse ou sacramentelle des actions sacrées que vient appuyer la rédaction de la prescription, et l’exhibition de ses titres d’autorité 50. Il peut se dégager des textes de promulgation des Livres authentiques 51. La création par Sixte-Quint de la Typographia Vaticana, en 1587, incita Clément VIII, en premier lieu pour le Missel, à réserver à cette seule instance romaine l’impression de l’édition faisant autorité, permettant toutefois à d’autres éditeurs de l’imprimer hors de Rome, juxta exemplar in dicta Typographia nunc editum, sous le contrôle des ordinaires des lieux. Urbain VIII renforça ces dispositions en préconisant une vigilance plus grande des autorités locales sur la conformité des nouvelles impressions avec l’original. Il reste que les ordinaires des lieux
Voir dans ce volume, la contribution de Monique Brulin. Cf. [Du Molin Église* 1657]. 48 Cf. [Sainte-Catherine Bénédictines Montmartre 1669]. 49 Abregé des ceremonies ecclesiastiques du R. P. Gavantus, op. cit. 50 Il va sans dire que la rédaction des énoncés laisse parfois affleurer de subtiles nuances entre le prescrit et le conseillé, lorsque la matière s’y prête et n’affecte pas la substance ou la validité des actions rituelles. Ainsi en estil pour les énoncés affectant le chant et la musique (en particulier le jeu de l’orgue) dans le [CE 1600], livre 1, c. 28. 51 À l’échelon provincial ou diocésain, on devine tout l’intérêt des Mandements en tête des nouveaux livres, surtout lorsqu’il s’agira de justifier des réformes et de motiver les prescriptions. Voir en cet ouvrage la contribution de Bernard Dompnier. 46 47
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disposant déjà de livres d’Église et d’un calendrier des saints chargé de figures locales et d’offices propres, durent la plupart du temps aménager des éditions diocésaines, et qu’un domaine de jurisprudence ecclésiastique se constitua de facto. On sait que ce domaine pouvait devenir domaine sensible et l’est devenu, mais l’histoire des rapports conflictuels, surtout à partir de l’épiscopat de François de Harlay à Paris, entre l’Église de France et le Saint-Siège, dépasse de beaucoup le cadre de cet article, et on peut penser que, quelle qu’ait été la susceptibilité des chapitres, la défense des particularités cérémonielles coutumières ne revêtait pas la même importance canonique et doctrinale que la refonte calendaire et textuelle des bréviaires et des parties lues ou chantées du propre de la messe. Reste que l’on ne peut s’empêcher de penser que c’est l’intérêt même pour le culte divin, son intégration heureuse à la vie intellectuelle et spirituelle des prêtres, son application religieuse et ses répercussions sur le mode de vivre et de paraître par le moyen du cérémonial, qui a sans doute conduit à engager en ce point des réformes et des refontes, jusqu’à engager un conflit d’autorité 52. Sans doute faut-il, à propos du « cérémonial prescrit », se situer à un niveau de généralité plus élevé. Le « cérémonial » prend en charge la régulation de ce que l’on peut désigner comme « l’apparaître de l’appareil ». En amont de toute fonction méliorative d’apparat ou de prestige (mais qu’il conviendrait plutôt de considérer comme un « style »), il constitue une manifestation du Droit par la soumission même de l’appareil (in personnis) à sa propre règle d’apparence. L’ordre de l’ostension est soudé à l’ostension de l’ordre. Il est, dans ce cas, presque inévitable que se développe une majoration du contrôle, et une pratique tutioriste de la casuistique rubricaliste, reproche que les liturgistes modernes feront presque d’un commun accord à la période qui nous retient. Plus profondément, ne peut-on pas penser que cette époque éprouve à un degré de tension particulièrement élevé la nécessité commune à toute conjoncture d’articuler droitement en matière de culte la logique de l’action avec celle de l’observance, dans un contexte où la forme cérémonielle de l’action est investie d’une haute valeur religieuse, catéchétique et pastorale. Mais la logique de l’observance en tant qu’observance (et dont il n’est pas permis de mettre en doute la valeur religieuse) peut à de certains moment inverser le rapport de contenant à contenu, jusqu’à faire de l’observance un contenu prédominant sur l’action même et sa particularité d’ipsa actio. Cette tension, dont le déséquilibre est sans doute un des moteurs secrets ou explicites de tout projet réformateur, se trouvait renforcée par une ecclésiologie d’obédience et de gouvernement universel, par la hantise des responsables catholiques à relever par la ferveur et la dignité de l’apparaître les humiliations que les critiques protestantes avaient portées à l’encontre du culte romain et le haut investissement moral dont allait être chargé l’accomplissement intentionnalisé des actes cultuels 53.
Ce souci porté par les autorités ecclésiastiques territoriales à la maintenance, à la promotion et au contrôle du culte divin, étendu du clergé au peuple fidèle, apparaît dans le fait lui-même et les procès-verbaux des Visites Pastorales. Cf . Dominique Julia, « La Réforme post-tridentine en France d’après les procès-verbaux de visites pastorales : ordre et résistances », dans La Societa religiosa nell’età moderna, Naples, Guida, 1973, p. 311-397. 53 Il suffit de prendre connaissance des énoncés portant sur les defectus ministri, touchant la direction de son intention, et ses dispositions d’âme et de corps, dans le chapitre de defectibus missae, du Missel romain. Énoncés 52
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On pourrait en d’autres termes relever une tension également très accentuée entre ce qui relèverait d’une réelle poétique théologique du culte, indéniable à cette époque, et un formalisme de l’observance et de son imposition, tension résolue avec un certain bonheur dans l’exercice du culte divin propre à Saint-Sulpice, et à beaucoup de maisons religieuses, comme en témoigne la place accordée au chant, et à l’accomplissement heureux des fonctions du culte divin chez les collaborateurs et continuateurs de Jean-Jacques Olier 54. Cérémonial enseigné Comme nous l’avons vu, les processus de réforme à l’œuvre dans les ordres religieux, tant féminins que masculins, et dans les clergés capitulaire, collégial et paroissial, vont très vite exiger des instruments de diffusion, de formation et d’instruction. À dire vrai, le cérémonial lui-même, à la manière des didascalies théâtrales, est dans son principe énonciatif d’une information en vue d’une pratique ; aussi, dans beaucoup de cas, et certainement pour ce qui est des cérémoniaux ou des coutumiers des religieuses, c’est le texte même du cérémonial, qui pouvait servir de base aux commentaires que pouvaient en faire des supérieurs ou leurs délégués, dans le cadre de la vie commune et de la préparation des offices. La formation des clercs et des prêtres inclura en première instance l’enseignement des règles de conduites pour la célébration individuelle de la messe et l’acquittement de la récitation du bréviaire. En deuxième instance apparaissent la connaissance et l’aisance à acquérir dans la participation à des offices solennels. Mais le « cérémonial enseigné » s’adresse aussi aux agents en responsabilité, et en particulier aux maîtres de cérémonies des maisons épiscopales, des chapitres et des maisons religieuses. L’ouvrage de référence qui s’imposera par son sérieux et son ampleur est certainement, nous l’avons dit, le Thesaurus sacrorum rituum de Gavantus, fondement de cette peritia en matière cérémonielle dont nous avons parlé plus haut. Le Manuale sacrarum caeremoniarum juxta ritum S. Romanae ecclesiae de Michel Bauldry, également rédigé et publié sous Urbain VIII, et dont l’auteur fait état de ses respectueuses relations avec le précédent, tente de rapprocher en un même ouvrage les perspectives de la large manifestation publique de l’appareil ecclésiastique, dispensées dans le Caeremoniale episcoporum, de la pratique individuelle du Ritus servandus. Il y ajoute le souci des adaptations nécessaires à l’accomplissement des fonctions du culte divin dans les églises de moindre rang. La sûreté
dont le ton particulièrement grave peut donner une idée de ce que sera celui des commentateurs. 54 Que l’on pense à la contribution considérable de Guillaume-Gabriel Nivers à la réestimation du « chant grégorien », et, si originale et novatrice en son temps et sa portée propre, à ses trois livres d’orgue, sans parler des Motets écrits pour les bénédictines du Saint-Sacrement, au voisinage de Saint-Sulpice. Cécile Davy-Rigaux, Guillaume-Gabriel Nivers, Un art du chant grégorien sous le règne de Louis XIV, Paris, CNRS-Éditions, (Coll. « Science de la Musique »), 2004. cf. aussi notre contribution : « Le bonheur du chant dans la musique d’église », Le plaisir musical en France au xviie siècle, Th. Favier et M. Couvreur (dir.), Sprimont, Mardaga, 2006, p. 97-106. Dans le même ouvrage : Cécile Davy-Rigaux, « Plaisir musical et élévation de l’âme dans les nouveaux chants ecclésiastiques », p. 191-208.
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de ses informations et de ses jugements et la clarté de ses descriptions ont, comme nous l’avons dit, certainement contribué à la diffusion et aux rééditions, en particulier vénitiennes, de cet ouvrage. Nous ne pouvons pas mentionner ici en détail les entreprises et les ouvrages destinés à la formation du clergé. Pour la France, on y retrouverait les noms d’Adrien Bourdoise, de Mathieu Beuvelet, de Charles Demia 55, et les orientations pastorales ou théologiques de Pierre de Bérulle, de saint Vincent de Paul, de saint Jean Eudes ou de Jean-Jacques Olier. On peut suivre la mise en place de ces entreprises et institutions de formation dans l’ouvrage de Paul Broutin, que nous avons cité. Retenons pour notre esquisse de typologie fonctionnelle que les énoncés concernant le cérémonial mis à part, les manuels de cérémonies proprement dits, comme celui des lazaristes, ou les petits recueils d’instruction pour la célébration de la messe, destinés aux ordinands, font corps avec des ouvrages plus largement centrés sur l’action pastorale, ou sur la spiritualité sacerdotale. Ainsi, on réédite en 1676 l’Instruction des prêtres d’Antoine de Molina le chartreux (1608), comportant près de soixante pages, en son Troisième Traité, sur la célébration de la messe. Dans la mouvance post-bérullienne qui prévaut à Saint-Sulpice, le Traité des Saints Ordres attribué à J.-J. Olier, ou même les Examens particuliers de M. Tronson constituent des documents de premier ordre pour connaître l’armement théologique de la figure du prêtre célébrant (préférentiellement une certaine théologie du Sacrifice) et la formation chez ce même ecclésiastique d’une conscience du cérémonial religieusement construite. Par ailleurs, les énoncés concernant les rubriques et les cérémonies s’étendent à la mise en œuvre du Rituel, et, en particulier, à l’administration des Sacrements, dans un souci prédominant d’application et de diligence pastorale. Les rituels diocésains pourront ainsi devenir de véritables manuels de pastorale, ou s’appuyer sur des ouvrages spéciaux. Un modèle en avait été donné par l’Avvertimenti per l’Ufficio del Rettore Curato de l’archevêque italien Jean-Baptiste Costanzo, traduit en français à plusieurs reprises, et enrichi d’emprunts aux Acta de l’Église de Milan, sous le titre de Pastoral de St Charles 56 . P. Broutin cite longuement le chapitre consacré à la figure du « prêtre à l’autel », emprunté par Costanzo aux écrits de saint Charles ; les considérations théologiques y débouchent comme naturellement vers une sorte d’éthologie prescriptive, toute fondée sur un juste exercice de la vertu de Religion. Le Rituel d’Alet, publié par Nicolas Pavillon, en 1667, et réédité par la suite, contient un chapitre développé sur la « messe de Paroisse », qui par certains côtés peut être considéré comme un « cérémonial rural » à destination des fidèles 57. Plus prosaïques, voir vraiment grondeurs, peuvent être aussi les énoncés de
Charles Démia, Trésor clérical ou conduites pour acquérir et conserver la sainteté ecclesiastique… Seconde édition, Lyon, J. Certe, 1694. Voir aussi : Claude de la Croix, prêtre du séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, Le Parfait ecclésiastique. Diverses Instructions sur toutes les fonctions cléricales disposées en tables, et rédigées en livre, corrigées et augmentées par des ecclésiastiques du même Séminaire, Paris, 1665. La 3e partie est consacrée à l’accomplissement du culte divin dans les paroisses de petites dimensions et de faibles ressources. 56 P. Broutin, op. cit. p. 347 sqq. 57 Il va sans dire que nous ne traitons ici que de la proposition cérémonielle. L’effectivité des prescriptions de leur évêque, certainement très révéré, chez les semi-montagnards du bourg d’Alet, relève d’une autre discipline. 55
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monitions rappelant les fidèles à la bienséance et à la modestie du vêtement et de la tenue, comme on peut en lire sous la plume de Mathieu Beuvelet 58. Cette exploration ouverte par le concept de « cérémonial enseigné », si on accepte de le laisser travailler en extension (au risque bien sûr de le perdre, ou tout au moins de ne plus le discerner qu’avec peine), ne peut pas ne pas rencontrer les énoncés, groupés ou dispersés, destinés à la formation ou à l’édification des fidèles. Le nombre des Instructions pour suivre la messe imprimées au xviie siècle décourageait Henri Bremond. On ne peut éviter de citer l’ouvrage de François de Harlay, archevêque de Rouen, l’oncle du futur archevêque de Paris, dans lequel le souci d’une intelligence tonique et fervente des actions sacrées de la part des fidèles est tout à fait impressionnant. Nicolas Le Tourneux, dans son ouvrage de 1680 semble en faire grand cas 59. Nous mettrions volontiers en évidence trois types de supports : 1/ les Prônes et la prédication. 2/ Le catéchisme, en particulier le catéchisme des Sacrements et le catéchisme des Fêtes 60. Sur ce point, le Catechismus ad parochos avait donné l’exemple d’une approche des Sacrements faisant une large place aux « cérémonies de l’Église » et à leur pouvoir d’édification de la foi, même si pour le Sacrifice de la messe, il renvoyait aux ouvrages spéciaux. Ainsi, il prévoyait explicitement le commentaire et l’explication des cérémonies aux fidèles assemblés pour l’une ou l’autre célébration sacramentelle, et particulièrement pour celle du Baptême 61. Par ailleurs, son rôle ne fut pas mineur dans l’établissement d’un ton, d’un lexique, d’une phraséologie pour écrire, dans le latin très habile et bien sonnant de Jules Poggiani, des choses du culte, de la prière, et des mystères de la Foi. En français, les textes ne manquent pas : un des plus significatifs en ce domaine de l’instruction chrétienne est certainement la Troisième partie des Devoirs d’un chrétien envers Dieu par demandes et par réponses de saint Jean-Baptiste de la Salle, paru en 1703, et intitulé : Du Culte exterieur et public que les chretiens sont obligez de rendre a Dieu, et des moyens de le luy rendre 62 . Les deux premières parties : Des Exercices publics de la Religion chrétienne, et Des cérémonies qui se font dans les exercices publics de la Religion chrétienne, constituent un véritable petit rituel-cérémonial, accordant une place importante aux dispositions intérieures et aux
Mathieu Beuvelet, Instructions sur le Manuel par forme de demandes et de reponses familières pour servir à ceux qui dans les Seminaires se preparent à l’administration des Sacremens, Lyon, A. Laurens, 1677, p. 205. Il va sans dire que cet ouvrage très développé de formation pastorale contient bien autre chose que ces passages un peu sourcilleux concernant les « dispositions extérieures ». Mais il eût été facile d’évoquer le « cérémonial grondé », à travers les morigénations de prédicateurs ou d’écrivains, pas forcément jansénistes, sur l’inguérissable mauvaise tenue des fidèles à l’église. 59 La manière de bien entendre la messe de paroisse faite par feu Messire François de Harlay, Archevesque de Roüen, imprimée de nouveau par l’ordre de Messire François de Harlay, Archevêque de Paris… pour servir d’instruction à ses Diocésains, Paris, F. Muguet, 1685. Cet ouvrage, écrit l’archevêque préfacier de la nouvelle édition, « entre dans le véritable esprit des ceremonies dont l’Eglise accompagne ce Mystere ». 60 Jean-Claude Dhotel, Les origines du catéchisme moderne d’après les premiers manuels imprimés en France, Paris, Aubier, Éditions Montaigne, (« Théologie », 71), 1967, p. 190-202. Sur le catéchisme romain, id., p. 82-96. 61 Catechismus ad Parochos, Pars II, « de Baptismi Sacramento », § 1. 62 Cahiers lasalliens, Textes, Études, Documents, 22, 1964, reproduction anastatique. Voir aussi : Yves Poutet, « Une méthode d’éducation chrétienne vers 1705 : saint Jean-Baptiste de la Salle, les enfants et la messe », dans Histoire de la messe, xviie-xixe siècles, J. de Viguerie (dir.), Université d’Angers, Centre de Recherches et d’Histoire religieuse et d’Histoire des idées, 1980, nouvelle éd., 1985, p. 95-113. 58
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dispositions extérieures, aux postures du corps et à l’accomplissement des actions corporelles. 3/ Avec les manuels et traités de civilité chrétienne, dont le plus connu est sans nul doute celui du même saint Jean-Baptiste de la Salle, nous saisissons comme une limite extrême du champ de dispersion de nos énoncés, du côté de l’école et l’éducation domestique, et, nous trouvons l’occasion de confronter de la sphère ecclésiastique à la sphère profane les conceptions et le lexique d’une bienséance que l’on veut chrétienne 63. Cérémonial raisonné La peritia d’un maître des cérémonies pouvait le faire s’estimer en droit de répondre aux questions quis, quid, ubi, quando, qui auraient plutôt relevé des rubriques. Les questions quomodo, quibus auxiliis volontiers auraient trouvé leur solution dans le cérémonial. Restait la question cur ? Car l’action sacrée est à tout le moins censée sensée, si l’on peut dire. La ratio qui la fonde relève à la fois d’un modus significandi, et d’un modus tradendi. Certes, la perspective « historique » ne deviendra que peu à peu critique, mais ce que l’on pourrait appeler le sentiment de l’antécédence en matière de rites n’est jamais absent, soit qu’on invoque la radicalité théologique du « Faites ceci en mémoire de moi », ou, à un niveau très subalterne, qu’on s’en tienne à l’assertion « qu’on a toujours ici fait de cette façon ». Toutefois, la perspective réformiste engagée par les travaux des Commissions qui préparaient les nouveaux livres romains, conformément aux orientations du concile, supposait non seulement une emendatio, mais une restitutio, laquelle supposait à son tour, une recherche concernant les états plus anciens des livres et des fonctions sacrées, comme l’exprimait avec une certaine satisfaction la Constitution Quo primum tempore du 29 juin 1570, en tête du nouveau Missale romanum. Par ailleurs, l’heure est à la controverse historique et patristique avec les protestants, et les noms de Bellarmin ou de Baronius figurent dans le cercle des savants amis de Gavantus. Ce dernier avait pu utiliser un ouvrage apprécié de Sixte-Quint, publié à Rome en 1591, après la mort de son auteur, Jean-Étienne Duranti, Premier président du Parlement de Toulouse : De Ritibus Ecclesiae catholicae Libri tres, plusieurs fois réédité par la suite. Duranti y faisait preuve d’une érudition patristique et canonique tout à fait remarquable, représentant une véritable entrée de la « positive » en matière de culte divin 64. Par contre, subsistait très fortement l’idée que les cérémonies étaient des scènes figuratives, à interpréter « mystiquement ». Gavantus, outre les causae historicae qui fondent
Jean Pungier, « La civilité de Jean-Baptiste de la Salle, ses sources, son message, une première approche », Cahiers Lassaliens, Textes, Études, Documents, 58/1996, 59/1997, 60/2000. Dans un Traité de la civilité publié anonymement à Lyon, en 1681, au chapitre IV, « des choses saintes », on peut trouver aussi une sorte de petit rituel-cérémonial couvrant toutes les occasions d’actes religieux à la maison et à l’église (id., 58/1996, p. 233-234). 64 Jean-Étienne Duranti, De Ritibus Ecclesiae Libri tres, quinta et novissima editio, Lyon, P. Landry, 1606. Sur le développement de la « théologie positive » : Léopold Willaert, Après le concile de Trente, la Restauration catholique, I 1563-1648, (Histoire de l’Église depuis les origines jusqu’à nos jours, fondée par A. Fliche et V. Martin, 18), Paris, Bloud et Gay, 1960, p. 230-258. Jacques Le Brun, « Théologie et Spiritualité », dans Le xviie siècle, Diversité et cohérence, J. Truchet (dir.), Paris, Berger-Levrault, 1992, p. 213-221. 63
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les Rites dans une tradition porteuse qui en éclaire le sens et les fonctions, fait intervenir des causae mysticae : « eae, quae sensum reddunt, vel allegoricum, vel tropologicum, vel analogicum ». Il convient d’ajouter que cette herméneutique associationniste d’imagination et d’intuition pour laquelle, personnellement, nous n’arrivons pas à partager la déconsidération où l’ont tenue maints liturgistes contemporains du premier rang, trouvait un champ également privilégié dans l’étymologie et la richesse des appellations. Cette approche, qui avait trouvé une sorte d’expression classique et, si l’on peut dire en une telle matière, systématique, dans le Rationale Divinorum officiorum de Durand de Mende 65, se maintient très fortement durant tout le xviie siècle 66. C’est elle en effet qui peut-être convient le mieux à l’elocutio poétique et visionnaire qui est, par exemple, celle de Jean-Jacques Olier dans son Explication des cérémonies de la grand’messe de paroisse selon l’usage romain, laquelle, toutefois, à la différence du Rational de Durand, se révèle toute imprégnée de christologie bérullienne 67. Il ne peut pas être question ici de faire l’histoire des travaux et des études concernant le culte divin qui se multiplient au cours du xviie et du xviiie siècle, et dont l’ampleur et la qualité impressionne 68. Leur lien avec l’essor de la théologie positive est évident, mais les controverses et les réformes imposent aussi des explorations proprement « spéculatives » et canoniques. On voit ainsi se différencier des domaines tels que la recherche documentaire et philologique, la théologie spéculative et spirituelle, le terrain canonique de la pratique ecclésiastique, participant tous d’un intérêt actif pour le champ sacramentel et cérémoniel, comme lieu d’expérience et d’édification pour l’Église 69. On peut lire une convergence de ces domaines d’études vers une approche raisonnée et vraiment pénétrante des formes pratiques du culte divin et de cette articulation des savoirs dans l’ouvrage bien connu de l’oratorien Pierre Le Brun sur les Prières et cérémonies de la messe 70. Dans sa préface, Pierre
Guillaume Durand, Rationale Divinorum Officiorum, I-IV, A. Davril et T. M. Thibodeau (éd.), Turhout, Brepols, Corpus Christianorum, Continuatio mediaevalis, CXL, 1995. 66 Dans une langue proche de celle de saint François de Sales, on peut lire dans la ligne de Guillaume Durand: Claude Villette, Les Raisons de l’Office et des Ceremonies qui se font en l’Eglise Catholique, Apostolique & Romaine, nouvelle édition, Rouen, Manassez de Preaulx, 1625 (1re éd. : 1611). 67 Jean-Jacques Olier (« Prestre, ancien Curé de la Paroisse du Fauxbourg S. Germain lez-Paris, Instituteur, Fondateur, & premier Superieur du Seminaire de S. Sulpice »), Explication des ceremonies de la grand’messe de paroisse selon l’usage romain, Paris, J. Langlois, 1687. (Approbations de 1657). 68 Sur ce point particulier, cf. dom Guy Marie Oury, « Les explications de la messe en France du xvie au xviiie siècles », dans Histoire de la messe, xviie-xixe siècles, op. cit., p. 81-93. On lira avec profit dans cet ouvrage les contributions proches de notre sujet de Charles Tesseyre, « L’Eucharistie et le concile de Trente », p. 27-35. Raymond Darricau, « La messe et le prêtre dans l’esprit de l’École française », Yves Poutet, « La méthode préconisée par saint Jean-Baptiste de La Salle pour faire suivre la messe aux enfants », p. 95-113, Jean de Viguerie, « La dévotion populaire à la messe dans la France des xviie et xviiie siècles. », p. 7-25. 69 Le développement de la science érudite dans les matières religieuses à la fin du xviie siècle et au début du xviiie bénéficie des travaux du regretté Bruno Neveu : Érudition et religion aux xviie et xviiie siècles, Paris, Albin Michel, 1994. Cécile Davy-Rigaux en a montré l’extension dans le domaine du culte divin et du chant ecclésiastique : C. Davy-Rigaux, Guillaume-Gabriel Nivers…, op. cit., p. 303-407. 70 Pierre Le Brun, Explication littérale, historique et dogmatique des prières et des cérémonies de la messe, suivant les anciens auteurs et les monuments de la plupart des Églises, Paris, Fl. Delaulne, 1716. On peut évidemment y joindre : Joannis Bona, Rerum liturgicarum Libri Duo (1670),Opera omnia, Anvers, J.-B. Verdussen, 1723. 65
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Le Brun fait apparaître en quelques lignes ce qu’ont pu être les difficultés rencontrées pour parvenir, vers la fin du siècle, à cette approche intelligente et avertie, des cérémonies du culte divin : il fallait repenser et établir l’origine et l’établissement des prières et cérémonies, et pour dépasser la difficulté d’en découvrir le sens, écarter les propositions des prétendus mystiques, et celles des prétendus littéraux. Cette intelligence nourrie de la doctrine des Pères, pourraient dès lors fonder une célébration juste, écartant toute extrémité vicieuse. On sait que dans sa critique des « prétendus littéraux », Le Brun s’en prend à Claude de Vert, pourfendeur sans doute excessif des interprétations allégoriques, et, quant à lui, moyennant une incontestable érudition, prônant une explication simple, littérale et historique, non dénuée de prosaïsme, voire d’un esprit un peu systématique et quelquefois puéril dans son érudition même, de démystification 71. Cérémonial représenté Le cérémonial est si l’on peut dire d’essence représentative. Son déploiement ostensif constitue une scène manifeste en vue d’une réception proprement religieuse. Mais les reproductions artistiques de scènes empruntées directement à la célébration du culte divin, mis à part les faits miraculeux attachés à la messe de saint Grégoire, ou à celle de saint Bruno, de saint Ignace (Rubens), où à la vie de quelque martyr, ne sont pas fréquentes. C’est moins le cas d’œuvres gravées représentant des tableaux de mœurs, ou des scènes cultuelles liées à des évènements d’importance. Nous ne retiendrons ici que des « représentations » de scènes cérémonielles directement liées à un projet ecclésiastique, catéchétique ou canonique, et plus à titre d’évocation que d’étude. Il est difficile de ne pas prêter attention aux illustrations du Pontifical et du Cérémonial des évêques reproduites presque à l’identique d’une édition à l’autre. Leur lecture reste évidemment difficile, autant, d’ailleurs, que la définition de leurs objectifs. Elles n’ont pas de portée prescriptive, et ont certainement dû très vite accuser leur âge, touchant l’allure des personnages, les vêtements, les décors. Deux éléments nous paraissent à retenir : le cadre spatial du Caeremoniale episcoporum et, pour une grande part celui du Pontificale romanum, est résolument curial, plutôt que capitulaire ; les personnages sont représentés comme graves, sans raideur, participant à la scène avec une certaine liberté. On a plutôt l’impression d’une allure aisée de personnages engagés dans une séance où l’on fait appel de leur part à une civilité de bonne et juste composition, ce qui n’exclut pas des moments de participation plus marquée, mais sans exagération ni insistance. La discrétion du magister ceremoniarum se devine. Des chantres se tiennent un peu en retrait, mais à peu de distance de la scène. L’exactitude des illustrations par rapport aux prescriptions rubricales mériterait sans doute d’être examinée de près, encore que l’ethos qui s’en dégage, compte tenu des conventions iconographiques, peut paraître plus significatif pour nous renseigner non pas tant sur les comportements réels que sur les habitus du regard dans la restitution des scènes (voir Planches fig. 1-15).
Claude de Vert, Explication simple, littérale et historique des Cérémonies de l’Eglise, seconde édition mise en meilleur ordre par l’Auteur avant sa mort, 3 vol., Paris, Fl. Delaulme, 1709, 1710, 1713.
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L’allure du « nouveau clergé » pourrait se lire sur les statues des nouveaux saints, tels que saint Ignace et ses compagnons, saint Charles Borromée, saint François de Sales, sans parler des portraits gravés des célébrités ecclésiastiques du siècle, ou des saints Pères habillés et parés à la façon moderne 72. Nous retiendrons encore trois types de supports iconographiques pouvant être rapportés de manière très étroite à cet établissement visuel du cérémonial. Monsieur Olier, sur la fin de sa vie, à un moment où la formation du clergé à Saint-Sulpice commence à trouver ses repères et ses méthodes, en particulier par la place importante accordée à l’intelligence et à l’observations des « cérémonies » dans un spécial esprit de « religion », fit peindre un tableau représentant en son centre le prêtre à l’autel au moment de l’élévation, entouré de multiples personnages représentant tous les ordres de l’Église du ciel et de l’Église de la terre, et plus indistinctement, les « membres de l’Eglise » souffrante dans les flammes du Purgatoire. Il est sans doute important de noter l’aspect que l’on pourrait dire « schématique » de cette cérémonie sacrée entre toutes, dégagée de toute référence aux limites d’un édifice, et empruntant sa concision au cérémonial de la messe basse du prêtre avec le seul jeune servant agitant la clochette. La visée dogmatique et catéchétique est évidente, mais sa portée religieuse est précisément fondée sur la réserve de sens disponible dans une scène cérémonielle, qui n’instruit les fidèles que parce qu’elle instruit l’Église 73. C’est également le Ritus servandus de la messe basse qui apparaît suivi au plus près dans de petits ouvrages présentant à la suite 34 ou 35 scènes de la messe, depuis l’entrée du prêtre jusqu’à la bénédiction finale. Le Célébrant, paré avec la plus grande exactitude, est accompagné d’un ou deux petits servants, tantôt en habit de clercs, tantôt en habit laïque. Chaque scène de la messe renvoie à un épisode de la Passion, suivant une tradition bien établie parmi les « méthodes » destinées à suivre la messe 74. Le cérémonial scénographique du ritus servandus est ramené, révérence parler, à une sorte de sémaphore de gestes, d’attitudes et de positions qui, outre le repérage de l’ordre séquentiel des « arrêts sur image », et compte évidemment tenu des gestes proprement « rituels », peut être considéré comme
On peut se rapporter pour se faire une simple idée de la chose aux illustrations et commentaires accompagnant : Bernard Dompnier, « L’institution ecclésiale », dans Le xviie siècle, diversité et cohérence, op. cit., p. 190-201, en particulier le saisissant tableau d’Antoine (ou Louis ?) Le Nain, représentant la procession d’entrée de ministres sacrés lors d’une messe pontificale (ibid., p. 190) (voir Planches, fig. 19 et 20). 73 [M. Faillon], Vie de Monsieur Olier, Fondateur du Séminaire de Saint-Sulpice, 4e éd., Paris, Poussielgue, Wattelier, 1873, t. 3, p. 176. La scène de l’Élévation de la messe représentée en frontispice de l’édition de 1726, de l’Explication du Père Pierre Le Brun, est celle d’une messe solennelle, sans référence aux âmes du Purgatoire. À l’époque contemporaine, le grand Catéchisme en images, de La Bonne Presse, reprendra la disposition de l’image conçue par M. Olier (voir Planches, fig. 16). 74 Cette allusion aux « méthodes pour suivre la messe » pourrait suggérer la rédaction d’un paragraphe qui concernerait le « cérémonial prié » (voir Planches, fig. 17-20, 28-31). Nous nous contentons de renvoyer à : Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France…, T. IX, « La vie chrétienne sous l’Ancien Régime », Paris, Bloud et Gay, 1938, p. 129-206. Voir aussi : Histoire de la messe, xviie-xixe siècles, op. cit. La mise en rapport des actions du prêtre à l’autel selon le Ritus servandus avec des événements de la vie du Christ rapportés par les Évangiles, n’est pas ignorée de Gavantus qui y consacre un chapitre, un peu égaré, à vrai dire, à la fin de la Pars II, au Titre XVI : Mystica expositio Missae secundum ordinem totius Vitae Christi, quam repraesentat. Merati n’en fait aucun commentaire. 72
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un sommaire schématique de presque tout le répertoire du corps célébrant et priant du prêtre catholique dans une sorte de miniaturisation qui en renforce l’aspect idéogrammatique, à la fois hiératique et familier 75. Signalons enfin que le « cérémonial représenté » trouve peut-être une de ses plus originales réalisations dans l’attitude et les gestes des bras ouverts de Dieu le Père présentant son Fils en croix en la haute partie centrale d’un grand nombre de retables, précisément au dessus de la place où le prêtre célébrant la messe, saluera les fidèles, bras ouverts, en leur faisant entendre le Dominus vobiscum 76 . Cérémonial débattu La pratique du cérémonial ne semble pas avoir en aucun temps donné lieu à ce qui pourrait s’appeler une « possession tranquille », mais à l’époque qui nous intéresse, bien en amont des débats qui porteront sur les pratiques, un débat plus fondamental est rendu aigu par la querelle avec les protestants sur la légitimité des médiations sacramentelles et des formes cultuelles, débat que nous avons vu rebondir avec la distinction entre éléments essentiels et éléments non essentiels, au point de rendre difficile à justifier l’existence de ces derniers autrement que par des arguments de convenance. Cette nature contentieuse du cérémonial est évidemment renforcée par la conjoncture réformiste. Le processus de réforme auquel la pratique du cérémonial est liée engage une pression, et suscite des résistances, comme on le voit de la part de certains chapitres ou communautés religieuses. Un premier domaine de débat, nous l’avons vu plus haut, apparaît avec l’ajustement des usages locaux par rapport aux directives qui se veulent de portée « universelle ». On verra par exemple débattre de l’interprétation, de l’extension et de l’application de la clause des deux cents ans d’antériorité, fondant pour certains usages une légitimité locale. Même débat pour ce qui concerne l’identification des laudabiles consuetudines, débat que les susceptibilités locales ne manquent pas quelquefois de rendre un peu sensible 77.
75 Un des premiers ouvrages gravés de ce genre, dont le frontispice représente le Christ au Jardin des Oliviers, entouré des instruments de la Passion, annonce : Le Tableau de la Croix représenté dans les ceremonies de la Ste messe ensemble le trésor de la dévotion aux soufrances de N. S. I. C. Le tout enrichi de belles figures, Paris, F. Mazot, 1651 (voir Planches, fig. 18-20). Les scènes de la Passion sont représentées dans un nimbe nuageux au dessus de l’autel où le Prêtre célèbre sa messe privée, assisté de deux enfants de chœur en culottes, bas, et surplis long. Sur certaines images l’un des deux tient un livre ouvert, ou un chapelet. Ils se tiennent sans raideur, semblant même se faire des signes l’un à l’autre. Un ange d’allure enfantine circule librement avec des mimiques dévotes et facétieuses et beaucoup d’intérêt pour l’instrumentaire des chandeliers. Les publications ultérieures garderont le même rapport entre scènes de la Passion et moments de la messe, mais changeront le décor, l’allure des protagonistes, et le texte des prières d’accompagnement. Il est remarquable qu’on puisse suivre presque jusqu’au milieu du xxe siècle la continuité de ces productions. 76 Michèle Ménard, Une histoire des mentalités religieuses aux xviie et xviiie siècles, Mille retables de l’Ancien diocèse du Mans, Paris, Beauchesne, 1980, p. 201-249. 77 L’Avertissement au lecteur dans [Lazaristes 1689] reconnaît qu’il est vrai « qu’il y a quelques endroits, où l’on n’a pû se conformer parfaitement au Ceremonial des évêques, comme on l’auroit bien desiré ; mais parce qu’il
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Une morale de la célébration Un deuxième domaine de débat porte cette fois sur l’accomplissement des actions en elles-mêmes, dans leur rapport de conformité (on disait « d’exactitude », ce qui pour des contemporains de Descartes n’est pas sans portée) au modèle prescrit. Une première question agitait en amont les théologiens et les canonistes. Elle portait sur le point où s’originait et se fondait la prescription, et l’obligation en conscience : était-ce sur la rubrique, en tant que prescrite et prescrivante, sollicitant une obéissance religieuse indépendante en quelque façon de son contenu (prescription d’observance) ; était-ce sur l’ipsa actio, dont la force prescriptive se soutenait dès lors de sa signification, et de son intégration à la célébration accomplie des saints mystères. Des auteurs graves en ont débattu, mais on sent chez beaucoup l’hésitation à provoquer un quelconque amoindrissement de l’autorité de la rubrique. Les questions et les « doutes » les plus significatifs avaient été rassemblés dans le Missel de 1570, au chapitre de defectibus pour ce qui concernait la célébration de la messe. Dans ce texte, à vrai dire sans réelle nouveauté par rapport à ce que l’on pouvait lire dans le Décret ou dans la Tertia Pars de la Somme Théologique (Q. 23, Art. 6), il est question avant tout des opérations nécessaires à l’intégrité de l’action sacramentelle, et des conduites à tenir s’il survient quelque évènement pouvant la mettre en défaut. À cette problématique, qui est d’abord une sorte de casuistique opérationnelle, quoique mettant en jeu des données psychologiques aussi importantes que celle de l’intention du ministre, s’ajoute une sorte de lourde cotation morale, évaluant les manquements en terme de culpa ou de peccatum, dans une matière considérée dans sa généralité comme grave, et requérant des positions tutioristes, ou, à tout le moins probabilioristes. Par là, on le devine, ne manque pas de s’introduire une casuistique cette fois vraiment morale, dont on sait la tendance à se développer de manière autonome, et presque abstraite, en dépit de son point de départ foncièrement pragmatique. Ainsi, Gavantus (I, Pars III, Tit. XI) considère comme bien établie à son époque, chez les Théologiens et les Sommistes, la distinction entre rubricae praeceptivae et rubricae directivae, mais fait état de débats portant, comme on s’en doute, sur l’application même de cette distinction, redoutablement liée à celle de levis aut lethalis culpa. Casuistique cérémonielle De manière moins transcendante, il est vrai, beaucoup de questions se posaient qui portaient sur l’interprétation de certaines rubriques, sur des lacunes éventuelles de certains énoncés, sur des divergences décelées entre les livres autorisés, et sur la manière d’exécuter certaines actions individuelles ou collectives. On devine que les interprétations pouvaient varier, de même que les solutions pratiques observables dans les sanctuaires de poids. On
n’est pas en usage en ces endroits — là, les plus Intelligens estiment qu’il est à propos de suivre en cela la coutûme louable des païs où l’on se trouve, puisqu’aussi bien le meme Ceremonial permet de la suivre quelquefois, pour éviter les singularitez qui peuvent donner sujet de murmure au peuple. »
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voit donc se développer une sorte de casuistique étendue et que l’on pourrait dire plus « technique », dans laquelle interviennent les auteurs graves (Gavantus, Quarti, Arnaud, Bauldry, parmi les plus cités avant 1660). Outre l’appréciation de la gravité de la matière, et de la force prescriptive de la rubrique, les auteurs s’appuient le plus souvent sur trois sortes de considérations : 1/ le sens proprement religieux de l’ipsa actio, relayé par une sorte de logique rubricale, que les Lazaristes du Manuel désignent du terme de méthode, 2/ la commodité d’exécution, 3/ la bienséance teintée de modestie et de gravité exigée dans la manifestation du culte divin, avec l’évitement de ce qui pourrait provoquer étonnement ou scandale. Dans une sorte de retractatio placée en tête de la deuxième édition du Manuel, les rédacteurs évoquent trois types de difficultés qui ont suscité des interrogations et des « doutes ». Ces trois types donnent une assez bonne idée des catégories de doutes rencontrés et jugés dignes d’être retenus par les periti : le premier concerne une attitude corporelle (« en faisant la génuflexion on panche un peu la teste et les épaules d’une même action sans courber le corps »), le second évoque les conséquences de la concurrence en un même jour d’un office férial et d’une Octave sur la détermination d’un texte à lire, le troisième porte sur la détermination de la couleur des ornements des divers officiers, lors d’une messe devant le Saint-Sacrement exposé. Cette approche « méthodique » du cérémonial se distingue, on le voit, par son côté analytique, voire atomistique. Caractéristique que l’on retrouve, comme on le sait, et non sans virtuosité intellectuelle, dans la méthodologie casuistique. Une piété cérémonielle Si l’on porte l’attention vers la vie quotidienne des prêtres et la manifestation de leur ministère cultuel au sein des populations paroissiales, on peut penser que c’est sans doute l’exercice effectif du Ritus servandus qui, une fois exclue toute forme de célébration désinvolte ou irrévérencieuse, a posé de manière pratique et quotidienne la possibilité d’articuler l’exactitude d’une célébration religieusement conforme, sacramentellement efficace, liée à la juste confection des signes sacrés, et le taux minimal, ou, mieux, optimal, de dévotion protégeant de la routine, en évitant toutefois les excès que pourrait apporter une humeur peu réglée, potentiellement troublante, risquant de déborder l’exercice du rite lui-même. On a pu voir dans l’excès de la pression rubricale une sorte d’étouffoir, lié au contrôle têtu de la totalité du parcours cérémoniel, à son morcellement analytique, à son lourd investissement en terme de culpabilité, sans parler d’une institution ecclésiastique se donnant au moyen des choses du sanctuaire une sorte d’espace protégé, garantissant à des prêtres mieux formés et incontestablement dignes d’estime, un recours, voire un refuge, entre la trivialité du quotidien et les vertiges du rationalisme incroyant des élites 78. Mais il est difficile de nier qu’il y ait eu une piété proprement cérémonielle, découvrant dans l’accomplissement heureux des « cérémonies » un chemin qui mène à une zone sensible de la Religion et du sentiment religieux. L’assentiment le plus inattendu viendra peut-être de Jean-Jacques Rousseau, au plus fort de la critique sarcastique du cérémonial et de la « superstition », issue des Lumières. Assailli de doutes, mais dévoué à ses paroissiens, le vicaire savoyard met une sorte de respect Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975 (Bibliothèque des Histoires).
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redoublé dans l’accomplissement des saints Mystères. Le cérémonial à la fois le préserve et l’engage. La poétique du rite atteint en quelque part de l’âme une sensibilité dont l’écrivain tire un véritable poème en prose, un des plus beaux éloges du cérémonial. Jean-Yves Hameline Institut catholique de Paris
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Partie I
Histoire, sources, typologies
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Les cérémoniaux manuscrits à la fin du Moyen Âge Le cérémonial est un livre qui décrit avec plus de précisions que l’ordinaire le déroulement des rites tout au long de l’année liturgique et dans les circonstances exceptionnelles de la vie conventuelle, le rôle qu’y jouent chacun des acteurs avec leur vêtement, leurs gestes, leurs attitudes, les déplacements qu’ils doivent effectuer, l’ordre des processions et des cortèges, en un mot les cérémonies. Mais à la différence des ordinaires, le cérémonial ne détermine pas les lectures, prières et chants qui, au long des jours, incombent à ces divers acteurs et à l’ensemble de la communauté canoniale, monastique ou conventuelle. C’est cette absence d’indication des textes qui caractérise surtout le cérémonial, celui-ci supposant donc que l’on possède par ailleurs un ordinaire, ou bien que les livres liturgiques que l’on utilise donnent ces textes in extenso et à la suite, sans que l’on ait à les rechercher 1.
Le mérite majeur de cette caractérisation du cérémonial par Mgr Martimort est sa souplesse, qui permet de réunir sous une même désignation un ensemble de livres hétéroclites, certes apparentés, mais très variés de forme et de contenu. Plus restrictive, elle rejetterait hors de ce corpus des manuscrits que l’usage a accoutumé depuis longtemps de nommer cérémoniaux. Le pivot de la définition est l’opposition à l’ordinaire : car si ce dernier contient fréquemment la description de cérémonies, sa nécessité première est de fournir l’incipit des textes (oraisons, chants et lectures) pour tout ou partie des offices, messes et processions de l’année. L’ordinaire pallie ainsi les difficultés naissant de la multiplicité des livres liturgiques dans un chapitre ou une abbaye, de l’économie de la copie, qui dissuade le scribe de reproduire pour une nouvelle occurrence un texte déjà présent dans le même manuscrit, et de l’absence de renvois d’un livre à l’autre. Cette fonction est en effet absente des cérémoniaux ; mais, et on le verra à la fin de cet article, la distinction entre cérémonial et ordinaire n’a clairement prévalu dans les ordres et congrégations régulières qu’à la fin du Moyen Âge. Par ailleurs, les titres portés sur les manuscrits sont de peu de secours. Liber ceremonialis, Ceremoniale, Ceremoniarium, Liber ceremoniarum peuvent couvrir ce que l’on identifierait aujourd’hui comme des rituels, des ordinaires, des coutumiers ou des pontificaux. Les bibliothécaires des xviie et xviiie siècles ont été fort généreux de ces termes pour intituler des manuscrits ne répondant pas à la classification déjà plus rigoureuse des livres liturgiques à l’époque moderne. Et le plus souvent, ces formulations sont passées telles quelles dans les catalogues postérieurs, compliquant d’autant leur dépouillement. Aimé-Georges Martimort, Les « Ordines », les ordinaires et les cérémoniaux, Turnhout, Brepols, 1991 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, fasc. 56), p. 89.
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Pareil flottement provient de l’acception très large des termes d’ordo, ceremonia, consuetudo, usus, ritus, dont découlent ceux d’ordinaire, de cérémonial, de coutumier, de liber usuum et de rituel. Cérémonie, coutume, usage ou rite recoupent souvent les mêmes réalités. La stricte ségrégation que nous faisons aujourd’hui entre ce qui est cultuel ou non ne vaut pas pour le Moyen Âge, et ces quatre termes servent également à caractériser le déroulement d’un sacrement d’extrême-onction et des funérailles, celui d’une messe dominicale, de l’élection d’un pape, un programme de lectures au réfectoire, l’office d’une fête, la distribution de livres au début du carême, etc. La connotation cultuelle est plus forte pour ritus, moindre pour consuetudo, usus et ceremonia. Mais tous peuvent être l’objet d’un ordo, description d’une action liturgique ou non, contenant ou non les incipit ou les textes complets nécessaires à sa célébration. C’est d’ailleurs sous cette forme d’ordines, isolés ou assemblés en recueils, qu’ont été rédigées, dès le Haut Moyen Âge, les premières descriptions de rites que ne contenaient pas les livres de la messe et de l’office : les Ordines romani 2. Ces petits « guides » autonomes constituèrent le matériau original à partir duquel furent ensuite élaborés les livres de rites et de prescriptions, dont les cérémoniaux sont un des ultimes rejetons. La confusion entretenue par ces différents termes explique la prudence montrée par Mgr Martimort dans sa caractérisation du cérémonial. En réserver ou en refuser le nom à tel ou tel manuscrit sur des critères anachroniques serait parfaitement vain. Il m’a semblé plus pertinent d’examiner les différents types de textes susceptibles d’entrer dans le cadre assez large de cette définition. Comme pour tout autre livre liturgique, c’est l’identification des diverses exigences auxquelles ils répondent qui permet de procéder à des regroupements. Trois principaux besoins ont abouti à la rédaction de cérémoniaux : la codification et la mémoire des cérémonies auxquelles participent le pape et les membres de la Curie ; la commodité de posséder dans un livre particulier les prescriptions et les textes pour la célébration de fêtes ou de rites spéciaux ; enfin, les tentatives de congrégations régulières pour coordonner le culte et la vie religieuse de leurs maisons.
Le cérémonial papal Bien connus désormais grâce aux travaux de Marc Dykmans et de Bernhard Schimmelpfennig 3, les cérémoniaux de la chapelle et de la cour du pape présentent une certaine ressemblance avec les Ordines romani. Ils ne font pas l’effet de codes exhaustifs et rigoureusement bâtis ; mais plutôt celui de recueils d’indications variées, dont la destination
Les plus anciens de ces Ordines romani ont été édités par Michel Andrieu : Les Ordines romani du haut moyen âge, Louvain, 1931-1961 (Spicilegium sacrum Lovaniense, 11, 23, 24, 28, 29). Les recueils où ils sont compilés n’entrent pas dans le propos du présent article, consacré à la fin de la période médiévale. Pour leur bibliographie cf. A.-G. Martimort, op. cit., p. 20-45. 3 Marc Dyckmans, Le cérémonial papal de la fin du Moyen Âge à la Renaissance, Bruxelles-Rome, Institut historique belge de Rome, 1977-1985 (Bibliothèque de l’Institut historique belge de Rome, 24-27), 4 t. ; Bernhard Schimmelpfennig, Die Zeremonienbücher der römischen Kurie im Mittelalter, Tübingen, Niemeyer, 1973 (Bibliothek des deutschen historischen Institut in Rom, 40). 2
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n’est pas purement cultuelle. Leur objet est de fixer « l’étiquette » régissant la Curie et le rôle de ses membres : on peut donc y trouver des précisions tant sur les messes célébrées par un cardinal que sur le déroulement des conclaves ou du dîner suivant l’élection d’un nouveau pape. Ce ne sont pas pour autant des compilations informes. À partir du dernier tiers du xiiie siècle, les usages de la cour romaine ne sont plus notés en plusieurs ordines séparés 4 , mais structurés par un plan d’ensemble dans des traités plus étoffés : on peut dès lors parler de cérémoniaux. Il paraît indispensable toutefois de bien distinguer entre un texte identifié comme un cérémonial papal et le livre liturgique qui le contient. Le « Cérémonial de Grégoire X », celui du « cardinal évêque » de Latino Malabranca, le « Cérémonial cardinalice », celui « de Stefaneschi », etc., sont le fruit d’un patient et admirable effort de critique textuelle et historique pour retrouver les archétypes de textes tronqués, continuellement modifiés et noyés au milieu d’autres pièces. Mais dans les manuscrits eux-mêmes, ils sont rares, sinon inexistants sous la forme que leur restitue l’édition. Par exemple, le « Cérémonial de Grégoire X » publié par M. Dykmans n’est complet que dans un seul des treize manuscrits collationnés (Paris, Bibl. de l’Arsenal, ms. 526, f° 89-119v°). Qui plus est, il y est accolé à plusieurs ordines et documents antérieurs ou postérieurs, mais copiés par la même main : il n’y a nulle raison d’abstraire ces derniers du « cérémonial-livre ». Dans les autres témoins apparaît soit le texte réduit à sa première partie, soit augmenté par l’ajout d’un Ordo romanus ; parfois contaminé par des cérémoniaux plus tardifs, plus souvent encore inséré au milieu d’eux 5. Difficile donc d’affiner la typologie du « cérémonial-livre » quand il peut joindre et mêler ainsi diverses traditions textuelles concurrentes. En tel cas, le choix des matières traitées n’aide pas forcément à déterminer la qualité du destinataire. De même, la réunion de divers « cérémoniaux-textes » dans un même livre peut aussi être l’œuvre d’un érudit et non la commande d’un personnage participant aux usages de la Curie. Ce qui n’empêche pas les livres eux-mêmes d’avoir leur tradition propre, quand appendices et notes marginales portées sur un manuscrit sont insérés dans les nouvelles copies ; mais il n’existe pas de forme structurée qu’on puisse proposer comme modèle à leur identification. Seule l’analyse du contenu et des cérémonies décrites permet de caractériser le « cérémonial-livre ». C’est avec la même prudence qu’il faut évoquer le cérémonial épiscopal, établi principalement à partir du « cérémonial du cardinal-évêque » de Latino Malabranca et d’un ordo de la messe épiscopale que Guillaume Durand l’Ancien avait introduit dans son pontifical 6. Les rites
Certains de ces ordines antérieurs ont pu continuer à apparaître isolément dans les manuscrits, quoiqu’intégrés par ailleurs aux cérémoniaux. C’est notamment le cas des ordines du couronnement impérial étudiés par Reinhard Elze, Die Ordines für die Weihe und Krönung des Kaisers und der Kaiserin, Hannovre, Hahnsche, 1960 (Fontes juris Germani antiqui in usum scholarum ex Monumentis Germaniae Historicis separatim editi, IX). 5 M. Dykmans, op. cit., t. I, p. 40-58. 6 Chap. 18, dans Michel Andrieu, Le Pontifical de Guillaume Durand, Vatican, Biblioteca apostolica vaticana, 1973 (Studi e testi, 88 ; Le Pontifical romain au Moyen Âge, 3), p. 631-662. 4
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propres aux cardinaux-évêques pouvaient en effet être aisément adaptés à tous les évêques 7. Le cérémonial papal parvient au dernier stade de son évolution au xve siècle, au moment où il subit la concurrence d’un autre type de documents : les diaires. À partir de 1406 avec François de Conzié, les maîtres des cérémonies commencent à consigner au jour le jour le protocole, les incidents et circonstances de la vie publique à la Curie, y compris réceptions, cortèges et voyages. Les diaires constituent une sorte de jurisprudence de l’étiquette curiale. Parallèlement, les cérémoniaux continuèrent d’enregistrer les usages en formation. Ils prirent au xve siècle la physionomie qu’ils gardèrent pendant les siècles suivants et furent imprimés dès 1516.
Les cérémoniaux hybrides On ne peut faire abstraction d’une seconde série de manuscrits souvent intitulés cérémoniaux dans les catalogues, et susceptibles de correspondre à la définition de Mgr Martimort, à ceci près qu’ils reproduisent partie ou totalité des textes nécessaires aux cérémonies. Celles qui y sont traitées sont de nature à les apparenter aux rituels et aux pontificaux 8. Par exemple, le ms. 189 de la bibliothèque municipale d’Amiens, de la première moitié du xvie siècle, tient du cérémonial par la description des rites, du rituel par la présence des deux premiers ordines de profession monastique et d’extrême-onction, et du processionnal à cause des répons copiés et notés dans la dernière partie du volume 9 : f° 1-6 : Ordo de profession monastique bénédictin. f° 7-36v° : Ordo d’extrême-onction et de funérailles. f° 37-38v° : Ordo pour la réception de l’évêque du lieu, d’un archevêque, d’un légat du siège apostolique, du roi ou du pape. f° 39-43v° : Ordo pour la bénédiction des cierges lors de la fête de la Purification de la Vierge. f° 43v°-44v° : Ordo du mercredi des Cendres. f° 44v°-50 : Ordo de la bénédiction des Rameaux.
7 L’un de ces cérémoniaux épiscopaux, le Pontificalis ordinis liber, a été la principale source d’inspiration du Caeremoniale episcoporum publié sur ordre de Clément VIII. Cf. A.-G. Martimort, op. cit., p. 109. 8 L’occasion de consulter bon nombre des manuscrits évoqués dans la suite de cet article m’a été donnée par les recherches préparatoires à la publication en 2008 d’un nouveau catalogue : Pascal Collomb, Jean-Baptiste Lebigue et Olivier Legendre, Catalogue des ordinaires des bibliothèques publiques de France. Je tiens donc à témoigner ma gratitude à Éric Palazzo pour m’avoir fait profiter du résultat du recensement qu’il a mené à l’Institut de recherche et d’histoire des textes entre 1992 et 1999 et qui est la base de ce futur ouvrage. 9 Une partie des manuscrits cités à partir d’ici dans le présent article ont fait l’objet de notices détaillées dans Jean-Baptiste Lebigue et Benjamin Suc, Catalogue de manuscrits liturgiques médiévaux et modernes, Orléans, Institut de recherche et d’histoire des textes, 2006 (Ædilis, Publications scientifiques 7), accessible en ligne à l’adresse suivante : http://www.cn-telma/liturgie/.
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f° 50-63v° : Ordo du lavement des pieds du Jeudi saint, lecture de la Passion, adoration de la croix, bénédiction du feu lors de la vigile de Pâques. f° 63v°-65 : Répons de procession pour l’Ascension. f° 65-67 : Répons de procession pour la Fête-Dieu. f° 67-68v° : Répons de procession pour la Visitation de la Vierge. f° 68v°-70 : Répons de procession pour l’Assomption de la Vierge. f° 70-71v° : Répons de procession pour la fête de la dédicace. f° 72-73v° : Répons de procession pour la paix ou pour obtenir la victoire. f° 74-75v° : Bénédictions de matines. Un autre manuscrit, contemporain de ce dernier (Paris, BnF, ms. latin 15618), contient les rubriques explicatives, les chants, copiés in extenso (et même les intonations des psaumes), pour la consécration et la re-consécration d’une église (f° 3-67v°), la bénédiction d’un cimetière (f° 68-79), la réconciliation d’une église et d’un cimetière (f° 79-90v°) ou d’un cimetière seul (f° 90v°-93v°) et la bénédiction d’une cloche (f° 94-104). Si tous ces rites réclament la présence d’un évêque, ce n’est pas à lui qu’est destiné ce livre : les oraisons et les bénédictions qu’il doit prononcer ne sont signalées que par leurs incipit. On a là une sorte de manuscrit complémentaire destiné au chantre et au cérémoniaire, rassemblant des pièces liturgiques et des indications qu’on s’attendrait à trouver, pour les premières, dans un antiphonaire et, pour les autres, dans un pontifical. Les assemblages les plus variés prolifèrent à l’époque moderne et jusqu’au début du xviiie siècle. L’avènement de l’imprimerie n’a pas entravé la copie manuscrite. Les rubriques détaillées évoquent celles de cérémoniaux, mais les livres de ce type ont été rédigés à une fin plus précise : réunir, à l’intention d’un ministre particulier, toutes les indications et les textes nécessaires à certaines cérémonies, en lui évitant de recourir à plusieurs autres livres. Ils tirent leur origine des libelli rituels 10, nombreux au Moyen Âge, employés non seulement pour dispenser des sacrements (baptême, extrême-onction et funérailles, pénitence, etc.), mais aussi pour assurer des cérémonies propres ou absentes des livres liturgiques les plus courants 11 : messes votives, chants propres d’une fête, consécration des fonts, profession monastique, etc. Ils font aussi penser à ces ordines « volants », dont peu ont été conservés, et qui devaient pallier l’insuffisance de prescriptions dans les autres livres liturgiques en certaines circonstances particulières. On n’en donnera comme exemple tardif que ces feuillets, datables pour deux d’entre eux de la fin du xve siècle, précisant le déroulement et
On ne peut user véritablement du substantif « rituel » que pour les exemplaires imprimés après le concile de Trente, lorsque le rituel se spécialise pour devenir le livre des rites et sacrements dispensés par le prêtre, par opposition au pontifical destiné au seul évêque. Cf. Éric Palazzo, Histoire des livres liturgiques. Le Moyen Âge, des origines au xiiie siècle, Paris, Beauchesne, 1993, p. 197, 200. 11 À la fin du Moyen Âge, il semble que l’utilisation des libelli pour la diffusion des textes d’une ou plusieurs fêtes particulières ait presque disparu, alors qu’elle a joué un rôle déterminant jusqu’au xiiie siècle. Cf. Éric Palazzo, « Le rôle des libelli dans la pratique liturgique du Haut Moyen Âge : histoire et typologie », Revue Mabillon, nouv. série t. I (1990), p. 22-25. Ensuite, leur rédaction semble plutôt répondre à des facilités pratiques, sachant que missels, bréviaires, pontificaux, ordines, rituales et processionnaux pourvoyaient déjà à la plupart des besoins. 10
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reproduisant les chants et les oraisons d’un chapitre provincial, probablement celui des célestins de la province de France 12. La confusion des genres, qui a fait désigner ces livres de nature composite par le terme de cérémonial, s’est prolongée fort tard à l’époque moderne. Un ordo rituel du xviie siècle à l’abbaye du Paraclet, pour la prise d’habit et la profession des religieuses et des sœurs converses, a reçu, de la même main que le texte, le titre de cérémonial bénédictin 13. Même si la nature de ces manuscrits les rapproche davantage d’ordines rituels ou de pontificaux, la présence d’indications précises sur le déroulement des actions liturgiques empêche de leur dénier tout à fait l’appellation de cérémonial.
Le cérémonial et les livres de la législation conventuelle à partir du xiie siècle Face au cérémonial papal et à ces compositions hybrides, une troisième catégorie de livres peut entrer dans la définition de Mgr Martimort. Il s’agit des cérémoniaux des monastères des observances de Bursfeld et de Chezal-Benoît, rédigés dans la seconde moitié du xve siècle. Le choix des matières, purement liturgiques, et leur traitement méthodique en font des synthèses organisées, où l’agencement du texte n’est plus fondé sur l’exemplarité des cérémonies décrites, mais sur le traitement en série des éléments qui les composent. Si ces deux cérémoniaux semblent isolés au Moyen Âge et appartenir plutôt aux créations de l’époque moderne, ils sont en réalité l’ultime et non l’unique solution adoptée par les ordres monastiques et réguliers pour consigner les usages, cultuels ou non, de la vie religieuse dans leurs établissements. Le cérémonial n’a en effet pas d’ancêtre parmi les livres de prescriptions des communautés séculières. Cela tient à des nécessités différentes. Celles d’un chapitre séculier, de collégiale ou de cathédrale, se limitent à indiquer des oraisons, chants et lectures de la messe, de l’office et des processions, à décrire la préparation, les intervenants et le déroulement des cérémonies et à conserver la mémoire de particularismes locaux. Autant de besoins auxquels répond exactement un ordinaire doté de quelques rubriques générales. Les rares éléments concernant des usages non cultuels (synode, jeûnes, repas et collations, circulation dans l’église et le cloître, etc.) peuvent s’y intégrer en n’y occupant qu’une place mineure. Certaines congrégations monastiques ou régulières, comme les moines de Saint-Denis ou les chanoines de Toussaint d’Angers, ont pu faire aussi le choix d’un ordinaire 14. Mais bon nombre des grands ordres ont procédé autrement. Les exigences auxquelles ils étaient Paris, Bibl. Mazarine, ms. 4311, pièces n° 21-23. Paris, BnF, ms. latin 10532, f. [A] : « Cérémonial bénédictin pour les vestures et professions des religieuses du royal et célèbre monastère du Paraclet ». 14 On possède pour l’ordinaire de Saint-Denis, inexactement intitulé « cérémonial » au xviiie siècle dans ses deux témoins les plus anciens, la remarquable édition de Edward B. Foley, The First Ordinary of the Royal Abbey of Saint-Denis in France, Fribourg, The University Press, 1990 (Spicilegium Friburgense, 32). Pour celui de Toussaint d’Angers, cf. Angers, bibl. mun., ms. 86. 12 13
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confrontés diffèrent de celles d’un chapitre séculier. Pour eux, la sauvegarde de particularismes locaux est un souci secondaire ou inexistant, voire un danger à combattre. L’indication des oraisons, des chants et des lectures, quand ils disposent de livres liturgiques « étalonnés » par l’Ordre et conservent une pratique communautaire des offices et de la messe conventuelle, n’est pas indispensable. En revanche, il leur faut édicter des normes permettant d’administrer et d’organiser la vie quotidienne dans les établissements, décrire le rôle, le vêtement, les gestes et l’attitude de leurs membres, et pas seulement des acteurs du culte, normaliser le choix de certains chants, oraisons ou lectures pour quelques occasions où les livres liturgiques classiques se montrent insuffisants et, éventuellement, rassembler les décisions justificatives (statuts et définitions) des chapitres généraux ou provinciaux sur ces différents points. Les bénédictins des observances de Bursfeld et de Chezal-Benoît ont répondu à ces besoins en distinguant nettement entre les matières cultuelles et les autres. Les premières ont fait l’objet d’un cérémonial, les secondes d’un recueil de statuts organisé, en fait un véritable coutumier, dépourvu de toute prescription liturgique. Souvent, ces deux éléments sont intégrés dans un même volume, mais en constituent les deux sections distinctes. C’est le cas dans le plus ancien témoin subsistant du cérémonial de Bursfeld 15, le ms. latin 13925 de la Bibliothèque nationale de France, daté de Saint-Adalbert d’Egmont en 1502 16, mais aussi dans son édition incunable imprimée à Marienthal et dans celle de 1528-1529 17. On retrouve une disposition semblable avec le cérémonial de Chezal-Benoît, accolé également aux statuts dans le ms. latin 13322 de la Bibliothèque nationale de France 18. En fait, ces deux textes assemblés forment un tout et sont issus de la refonte raisonnée de l’organisation de la vie religieuse dans son entier. C’est par cette vision d’ensemble que ces cérémoniaux et statuts accouplés s’apparentent aux libri usuum, coutumiers, libri ordinis, statuts et prétendus ordinaires des congrégations monastiques et régulières des siècles antérieurs : comme ces derniers, ils tentent d’apporter une réponse globale à tous les aspects de la vie religieuse. C’est leur répartition, sur un critère strictement cultuel, qui constitue leur vraie nouveauté. Les tentatives antérieures sont souvent fondées, en effet, sur la rédaction de plusieurs livres distincts, mais complémentaires et parfois redondants. Les coutumiers, l’ordinaire et les statuts de Prémontré, édités par Pl. F. Lefèvre 19, sont le fruit d’une même législation. Tous traitent de matières cultuelles, y compris le recueil de statuts. Quant à l’ordinaire, il
15 Dans les divers exemplaires, manuscrits ou imprimés, contenant le cérémonial et les statuts de Bursfeld, le premier est intitulé ordinarium divinorum, alors que les seconds sont produits sous le titre de ceremoniae. Ce qui n’ôte rien à l’identification de la première partie comme cérémonial, mais donne un nouveau témoignage de la confusion qui demeurait encore entre les termes de cérémonie, ordo et coutume. 16 Charles Samaran et Robert Marichal, Catalogue des manuscrits en écriture latine portant des indications de date, de lieu ou de copiste, t. III, Paris, CNRS, 1974, p. 349. 17 Aimé-Georges Martimort, La documentation liturgique de dom Edmond Martène, Vatican, Biblioteca apostolica Vaticana, 1978 (Studi e testi, 279), p. 561. 18 Ibid., p. 563. 19 L’ordinaire de Prémontré d’après les manuscrits du xiie et du xiiie siècle, Louvain, 1941 (Bibliothèque de la Revue d’histoire ecclésiastique, fasc. 27) ; Les statuts de Prémontré réformés sur les ordres de Grégoire IX et d’Innocent IV au xiiie siècle, Louvain, 46 (Bibliothèque de la Revue d’histoire ecclésiastique, fasc. 23) ; Coutumiers
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ne saurait être comparé à celui d’une communauté séculière : sur 71 chapitres, seuls 42 sont consacrés aux offices et aux messes du temporal et du sanctoral (chap. 16-58), sans que tous les incipit des pièces nécessaires à leur célébration soient toujours cités. Le reste est constitué de prescriptions générales : tenue des chanoines à l’église, ornementation de l’autel, luminaires, vêtements liturgiques, description des messes matutinale et conventuelle ordinaires, des processions des dimanches et fêtes, degré et caractère de la solennisation des fêtes, offices et messes pour les défunts, donc autant de chapitres qui pourraient figurer tels quels dans un cérémonial. Aucune « recette » n’a prévalu au Moyen Âge. Moins marqués que les précédents par l’héritage cistercien, les chanoines réguliers de Saint-Victor de Paris ont établi, au plus tard au début du xiiie siècle, la version définitive de leur Liber ordinis 20, assimilable à un coutumier, ainsi qu’un ordinaire 21. Ce dernier est plus proche d’un ordinaire séculier que celui des prémontrés, par le soin donné à fournir les incipit d’oraisons, lectures et chants, et par son plan strictement calqué sur le déroulement du temporal et du sanctoral 22 ; il ne contient presque aucune rubrique générale ; il est de plus dénué de toute indication étrangère à la stricte célébration des messes et des offices. Pourtant, en annexe aux ordinaires de SaintVictor de Paris, on trouve un assemblage assez désordonné de prescriptions, traitant pêlemêle des processions, du jeûne quadragésimal, de la célébration des anniversaires des défunts, ou encore du soin à donner au linge d’autel, ces prescriptions ne figurant pas, pour la plupart, dans le Liber ordinis, qui contient pourtant de nombreux développements touchant au culte. Il se peut que cet appendice, qui a aussi circulé indépendamment de l’ordinaire 23, soit la compilation de statuts réglant des questions liturgiques ou approchantes, non retenus dans le Liber ordinis et peut-être accumulés au fil des décisions successives prises par le chapitre général : l’implication locale de certaines indications, notamment celles sur les stations que les processions parisiennes font à l’église abbatiale de Saint-Victor, explique peut-être qu’on les ait consignées hors du coutumier de l’ordre. Bien d’autres entreprises ont vu le jour pendant la fin du Moyen Âge. Une des moins heureuses est un « Breve » de Saint-Germain-des-Prés composé en 1395 (v. st.) sous la direction de l’abbé Guillaume l’Évêque (Paris, BnF, ms. latin 12087) 24. Celui-ci se proposait, d’après le
liturgiques de Prémontré, du xiie et du xive siècle, Louvain, 1953 (Bibliothèque de la Revue d’histoire ecclésiastique, fasc. 27). 20 On doit à Luc Jocqué et Louis Milis l’édition critique du Liber ordinis Sancti Victoris Parisiensis, Turnhout, Brepols, 1984 (Corpus Christianorum, continuatio medievalis, 61). 21 La liste la plus complète des ordinaires victorins manuscrits a été donnée par Luc Jocqué, « Les structures de la population claustrale dans l’ordre de Saint-Victor au xiie siècle : un essai d’analyse du Liber ordinis », dans L’abbaye parisienne de Saint-Victor au Moyen Âge, J. Longère (éd.), Turnhout, Brepols, 1991 (Bibliotheca victorina, 1), p. 56, note n° 6. 22 Ce choix d’un ordinaire « strict » tient peut-être au fait que le sanctoral victorin contient davantage de fêtes propres qu’à Prémontré, exigeant donc plus d’indications sur le choix des pièces liturgiques. 23 Il apparaît sous forme indépendante, relié à un diurnal de Saint-Victor de Paris, dans le ms. latin 14810 de la BnF, f° 4-11v. 24 Contrairement aux conclusions du Catalogue des manuscrits en écriture latine... (Ch. Samaran et R. Marichal, op. cit., t. III, p. 647), l’édition en cours du Breve de Saint-Germain-des-Prés révèle que la copie originale de
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prologue 25, de rassembler dans un unique ouvrage toutes les prescriptions et décisions (observancias, ordinationes et statuta) applicables aux cérémonies cultuelles comme à la vie conventuelle, et de faire ainsi la synthèse des statuts antérieurs (ab antiquis dicti monasterii registris approbatis). Le résultat pèche par l’éparpillement des prescriptions de même nature, par des redondances multiples et une fâcheuse incohérence formelle. La première partie est censée présenter le temporal des offices et des messes (f° 1v°-39) : les premiers dimanche et lundi de l’Avent servent en réalité à donner la description de la vie monastique pour tous les dimanches et féries de l’année, à quoi s’ajoutent quelques observations sur les fêtes du temps jusqu’au dimanche de la Trinité. Le sanctoral (f° 39-116), quant à lui, prend la forme d’un ordinaire, reproduisant l’incipit des pièces liturgiques des offices et des messes. Suivent des prescriptions sur la célébration des fêtes (f° 116-116v°), le programme des lectures au réfectoire (f° 117-118), une liste, présentée sous forme de calendrier, des lectures de matines pour le sanctoral, avec le renvoi aux divers exemplaires de lectionnaires et de passionnaires où elles figurent (f° 118v°-137), et enfin un imbroglio de prescriptions et de statuts touchant au culte, mais aussi à des aspects purement coutumiers, historiques ou administratifs (circulation des frères hors du monastère, scellement des lettres, administration et liste des prieurés dépendant de l’abbaye, récit de la dédicace de 1163, destination et gestion des offrandes, etc.). L’écart est grand entre les formules plus ou moins heureuses élaborées à Saint-Victor de Paris ou Saint-Germain-des-Prés et les cérémoniaux de Bursfeld et de Chezal-Benoît. Ces derniers ont pourtant des prédécesseurs dès le xiiie siècle, en particulier avec les Constitutions des guillelmites, qui ont profité de la réforme de leur ordre et de la rédaction tardive de leurs statuts pour donner à l’ensemble de leur législation une formulation très proche de celle adoptée à la fin du xve siècle. Cette congrégation d’ermites, née en Toscane du pèlerinage suscité par le tombeau de Guillaume de Maleval († 1157), a vécu longtemps selon des coutumes fort vagues, prétendument héritées d’Albert, disciple de Guillaume. Ce qui a valu aux guillelmites de se voir imposer par Grégoire IX, peu avant 1237, la Règle de saint Benoît, puis vingt ans plus tard, de n’éviter que de justesse la fusion avec les ermites de saint Augustin 26. Concurremment à la refonte des statuts en 1271, trois prieurs de l’ordre ont mis au point un Liber ordinarius ou Ordinarium, achevé, d’après son prologue, en 1277 27, et composé de deux
l’ouvrage est le ms. latin 12087, et non l’autre exemplaire contemporain (ms. latin 12086) qu’on a longtemps considéré comme son modèle à cause de son écriture moins cursive, jugée, à tort, plus archaïque. 25 Paris, BnF., ms. latin 12087, f° 1 : Hinc est quod nos, Guillelmus abbas dicti monasterii, sacre theologie professor, anno Domini currente millesimo trecentesimo nonagesimo quinto more romano, zelo motus caritatis et fraterne dilectionis hujusmodi pro posse ignorantiam cupientes enervare, observancias, ordinationes et statuta universalem monasterii memorati statum ac regimen concernentes, a bone memorie abbatibus, prelatis et fratribus nostris predecessoribus conditas et religiose observatas transcribi fecimus et extrahi, prout melius occurrebat ab antiquis dicti monasterii registris approbatis, et in hanc que sequitur formam redigi ac in loco apponi publico ut quilibet fronte serena ac firmata libertate statum suum vel officium concernentia plenius valeat intueri. 26 Cf. Irénée Noye, « Guillelmites », dans Dictionnaire de Spiritualité ascétique et mystique, doctrine et histoire, t. vi, Paris, Beauchesne, 1967, col. 1267-1276. 27 Paris, Bibl. Mazarine, ms. 1770, f° 2v : Verum quia de Regula ipsa sicut et aliis sanctorum scriptis diversi quandoque diversa sentiunt, cum unusquisque in suo sensu habundet, ne in unius religionis observantia pro diversitate sensuum periclitaretur et confunderetur concordia et caritas animorum quam representare et fovere debet uniformitas morum, pro ipsius uniformitatis et unanimitatis observatione, primo dominus Laurentius, et deinde dominus
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livres : un cérémonial et un coutumier. Comme dans beaucoup de manuscrits et d’éditions imprimées des constitutions de Bursfeld et de Chezal-Benoît, le Liber ordinarius des guillelmites est accompagné des statuts de l’Ordre 28. L’analogie ne s’arrête pas à la disposition générale de l’ouvrage. Là encore la terminologie médiévale est trompeuse : le premier livre du Liber ordinarius des guillelmites est bien un cérémonial, contrairement à ce que semble affirmer le passage du prologue annonçant le plan de l’œuvre : Dans la première partie est traitée ce qui concerne les chants et les lectures tout au long de l’année, en commençant par l’Avent, pour les féries comme pour les jours festifs ; et après l’office des défunts a été ajouté celui des ministres de l’autel. Quant au second livre, on y montre comment les frères doivent se tenir au chœur, au chapitre, au réfectoire, au dortoir et dans les autres officines du cloître, pendant la lecture et le travail, en hiver comme en été, dans n’importe quelle activité, comme il apparaîtra [dans la table] où ont été consignées les rubriques pour chacun des chapitres 29.
En fait, seuls les intitulés des trente-trois premières rubriques 30, qui suivent la progression du temporal, peuvent évoquer la structure d’un ordinaire. Mais le contenu des chapitres correspondants et le reste du premier livre relèvent exclusivement d’un cérémonial : les incipit des pièces liturgiques en sont absents ; sauf pour la Purification de la Vierge, les fêtes du sanctoral ne font pas l’objet de rubriques séparées et agencées selon le cycle annuel, mais sont traitées par thèmes (fériations, incidence d’un dimanche, d’une fête du temporal ou d’une férie, vigiles, octaves, mémoires) ; les chapitres restants, plus d’un tiers de l’ensemble, présentent des prescriptions générales, portant entre autres sur les différentes parties de la messe, les règles pour la célébration des offices des défunts, des messes privées, le programme les lectures de matines durant l’année ou le nombre de luminaires autorisé dans les oratoires. Certes, le Liber ordinarius des guillelmites n’atteint pas le degré d’achèvement des cérémoniaux de Bursfeld et de Chezal-Benoît : la distribution des prescriptions sur un critère cultuel n’est pas encore parfaite, et trois chapitres du second livre pourraient à juste titre Guilermus, priores generales, ceterique priores, in capitulo generali anno Domini millesimo ducentesimo sexagesimo apud Sanctum Guilermum celebrato de gratia sedis apostolice speciali duorum pon[f. 3]tificum, videlicet pie memorie dominorum Innocentii et Urbani, procuraverunt antiquas constitutiones, in quibus aliqua difficultas et diversitas videbatur cum ordinationibus a Regula, non discrepantibus, sed potius ad declarationem ipsius et interpretationem necessarie supererogatis, corrigi, concordari et abreviari per tres priores ordinis, ad hoc in eodem capitulo specialiter deputatos. Quod non sine magnis laboribus atque curis prout illo in tempore ipsis congruere videbatur, correctionis officio adimpleto, presens opus anno Domini millesimo ducentesimo septuagesimo septimo, presidente domino Guilermo, generali priore, in capitulo generali presentaverunt. 28 Cf. notices en annexe à cet article. Mes dépouillements, limités pour l’instant à la France, ne m’ont permis d’en recenser que sept copies manuscrites, les plus anciennes remontant à la seconde moitié du xve siècle. Il est plus que probable que les bibliothèques de Belgique, des Pays-Bas et d’Allemagne, où les guillelmites ont été très actifs, en possèdent de nombreux autres exemplaires. 29 Paris, Bibl. Mazarine, ms. 1770, f° 3v : In prima agitur quid cantantum, quid legendum sit per circulum anni, incipiendo ab adventu Domini, [tam] diebus ferialibus quam festivis ; et post officium defunctorum adjungitur de officio ministrorum altaris. In secundo vero libello ostenditur qualiter fratres in choro, qualiter in capitulo, refectorio, dormitorio et aliis claustri officinis, tempore lectionis et laboris, tam hieme quam estate, in quolibet officio debeant se habere, sicut patebit in rubricis ad hoc singulis capitulis prenotatis [...]. 30 La capitulation du Liber ordinarius varie légèrement selon les exemplaires, qui comptent entre 70 et 80 chapitres pour le même texte.
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figurer dans le premier 31 ; de même, la structure des ordinaires laisse encore quelques traces dans l’organisation formelle du cérémonial guillelmite. Mais il s’agit bien de la dernière étape annonçant directement les cérémoniaux monastiques de la fin du xve siècle. À l’opposé, il existe un authentique ordinaire guillelmite, dont le ms. latin 10583 de la Bibliothèque nationale de France offre une copie tardive, datable de 1556 32. Il fournit, pour le temporal et les fêtes du sanctoral, l’incipit des offices et des messes, augmenté de rares indications cultuelles. Mais, si sa rédaction est sans doute antérieure à 1556, la compilation, à la fin du manuscrit, d’extraits du Liber ordinarius montre qu’il s’agit d’un « produit dérivé » du cérémonial : sans les prescriptions tirées du Liber ordinarius, notamment sur les questions d’occurrence et de concurrence des offices, l’ordinaire serait inutilisable. D’où le soin apporté par le scribe à donner un titre à chacun des extraits, parfois longs de quelques lignes seulement. Ce phénomène qui fait succéder l’ordinaire au cérémonial ou au coutumier liturgique dans la législation des grands ordres est assez répandu. L’ordinaire cistercien du xiiie siècle (Troyes, bibl. mun., ms. 1881) et ceux des deux siècles suivants (ordinaires Quoniam multi) sont largement postérieurs aux Ecclesiastica officia (le coutumier cistercien du xiie siècle) : leur rédaction provient du besoin de réorganiser et de synthétiser une matière en constante évolution et éparpillée dans des recueils de statuts postérieurs au coutumier 33.
• L’exemple des guillelmites, peu étudié jusqu’ici par les liturgistes, fait espérer d’autres découvertes dans les livres de la législation monastique et régulière. Car si les constitutions de ces ordres ont toujours intéressé les spécialistes qui voulaient en connaître l’histoire et en caractériser la spiritualité 34, peu d’études portent encore sur l’organisation formelle de ces recueils de prescriptions. Sans doute de nouvelles recherches permettront-elles de distinguer des étapes supplémentaires dans l’évolution du cérémonial jusqu’à l’époque moderne. À tous égards, cette dernière est l’héritière des approximations de la terminologie médiévale. Elle continue à nommer cérémoniaux des documents d’origine et de nature diverses. Il est néanmoins impossible de mettre fin à cette confusion. Réserver le nom de cérémonial à tel ou tel des trois ensembles présentés ici bouleverserait en vain des usages bien implantés. Une classification trop rigoureuse serait même néfaste : comment pourrait-elle rendre compte des innombrables formes intermédiaires qui conduisent d’un simple ordo au cérémonial papal, ou du prétendu ordinaire des prémontrés au cérémonial monastique de Bursfeld ? Jean-Baptiste Lebigue Institut de recherche et d’histoire des textes (CNRS) À savoir les chapitres 1, 2 et 12 du second livre : Quando surgendum et agendum sit ad vigilias, De laudibus et De vesperis. 32 Cf. notice en annexe à cet article. 33 J’exprime toute ma reconnaissance à Olivier Legendre pour cette mise au point. 34 En particulier grâce à la collection du Corpus consuetudinum monasticarum, dirigée par Kassius Hallinger, et dont le treizième volume, dû à Marcel Albert (2002), est justement consacré aux statuts de Bursfeld. 31
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Annexe Sont présentées dans cette annexe de courtes notices des manuscrits recensés du Liber ordinarius et de l’ordinaire des guillelmites conservés en France. L’italique signale les passages transcrits à partir des manuscrits. Cambrai, Bibl. mun., ms.1124. Paris (Notre-Dame-des-Blancs-Manteaux), 1498-1506. Papier, 268 ff. Textes f° 1-65v° : Recueil de textes touchant à la Règle de saint Benoît, aux coutumes cisterciennes et à saint Bernard. f° 67-149 : ‘Liber ordinarius’ des guillelmites — f° 67-69v° : Prologue — f° 69v°-71v° : Table des chapitres — f° 72-110v° : 1er livre (cérémonial) — f° 111v°-149 : 2d livre. f° 153-268 : Statuts, privilèges, formulaires et notes historiques des guillelmites. Historique. Manuscrit copié par Jean de Mons, guillelmite, entre 1498 et 1506 au couvent guillelmite de Notre-Dame-des-Blancs-Manteaux. Cf. Denis Muzerelle, Manuscrits datés des bibliothèques de France, t. I : Cambrai, Paris, C.N.R.S., 2000, p. 123-124. Possesseur. D. Duen prior, 1687 (f° 221). Provenance. Guillelmites de Notre-Dame-du-Val à Walincourt, Nord. Le Mans, Bibl. mun., ms. 431 xviie s. D’après le Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France, t. 20, Paris, Plon, 1893, p. 224 : « Constitutiones fratrum ordinis S. Guillelmi », provenant de l’abbaye bénédictine de Saint-Vincent du Mans. Paris, Bibl. de l’Arsenal, ms. 199. xve s., dernier quart. Papier, 123 ff. Textes f° 1-83v° : ‘Liber ordinarius’ des guillelmites — f° 1-3v° : Prologue — f° 3v°-4v° : Table des chapitres du 1er livre — f° 5-45 : 1er livre (cérémonial) — f° 45v°-46 : Table des chapitres du 2d livre — f° 47-83v° : 2d livre. f° 84-90v° : ‘Ordo’ d’extrême-onction et de funérailles à l’usage des guillelmites. f° 91-106 : Statuts des guillelmites. f° 106v°-123 : Extraits et interpolations du 1er livre du ‘Liber ordinarius’, en deux séries organisées sur le cycle de l’année liturgique (temporal et sanctoral mêlés). Cette compilation diffère de celle présente dans le ms. latin 10583, f° 91v°-104v° de la Bibliothèque nationale de France (cf. infra). Historique. Signature du scribe en lettres rouges et bleues après l’explicit : Putman (f° 113). On retrouve ce nom sur la même page que le prénom Anna, placés tous deux dans les phylactères entourant les hampes et les hastes de lettres (f° 106v°). Provenance. Paris, Notre-Dame-des-Blancs-Manteaux ?
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Paris, Bibl. de l’Arsenal, ms. 216. xvie s., première moitié. Papier, 101 ff. Textes f° 1-95 : ‘Liber ordinarius’ des guillelmites — f° 1-4 : Prologue — f° 5-54v° : 1er livre (cérémonial) — f° 55-95 : 2d livre. f° 95v-101v : Prologue et extraits des Statuts des guillelmites. Historique. Signature du scribe : S. C. (f° 54v°), Frater Stephanus Coppinus (f° 95). Possesseurs. Mentions d’appartenance : Sum f. M., ordinis sancti Guillermi sub regula divi Benedicti (f° 100, xviie s.) ; Achepté le 7e janvier 1704. Fr. Leonard, augustin deschaussé… (f° A). Ce dernier a surchargé une courte description de l’ouvrage avec cette mention de provenance : Il vient des Blancmanteaux… Paris, Bibl. Mazarine, ms. 1770. France (Paris ?), après 1480. Papier et parchemin, 118 ff. Textes f° 1-99v° : ‘Liber ordinarius’ des guillelmites — f° 1-4 : Prologue — f° 4-53 : 1er livre (cérémonial) — f° 54-97 : 2d livre — f° 97v°-99v° : Table des chapitres. f° 100-118v : Statuts des guillelmites. Historique. Les filigranes du papier permettent de dater le manuscrit du dernier quart du xve s. après 1480 et proviennent plutôt de Paris ou de l’Est de la France. Signature à l’encre rouge (xve s.), sur le dernier feuillet de garde en parchemin ancien : Johannes Lemoyne. Possesseur (et provenance ?). Mention d’appartenance, titre et cotes du xviiie s., de la bibliothèque de Notre-Dame-des-Blancs-Manteaux : Monasterii Beatæ Mariæ Albo[rum] Mantellorum, congregationis sancti Mauri (f° 1) ; Constitutionnes guillelmitarum, xv sæc., Theol. myst. n° VI, Ss. 2. FA (dernier f° de garde sup.). Paris, BnF, ms. latin 10583. France, 1556. Papier, 119 ff. Textes f° 2-4v° : Table des chapitres de l’ordinaire (f° 5-91v°), incomplète du début par lacune matérielle. f° 5-91v° : Libellus compendiarius usuum officiorumque ecclesiasticorum fratrum guillermitarum sub Regula sancti Benedicti probe degentium. Ordinaire guillelmite (temporal et sanctoral mêlés). f° 91v°-104v° : Sequuntur nunc notabilia quedam extracta ex Ordinario valde necessaria. Compilation d’extraits du 1er livre du ‘Liber ordinarius’ des guillelmites (sauf un paragraphe, venant du chap. 10 du 2d livre). f° 105-117v° : Sequuntur tandem quedam capitula ab Ordinario excerpta notatu digna prescriptoque libello usuum ecclesiasticorum non incongrue adjuncta. Compilation d’extraits du 2d livre du ‘Liber ordinarius’ des guillelmites. f° 117v°-120v° : Tabule littere dominicales, concurrentium, aurei numeri, epactarum et indictionnum romanarum, perpetue tam pro presenti tempore quod pro futuro, initium capientes singule ab
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anno Domini millesimo quingentesimo quinquagesimo sexto. Tables de comput (f° 118), Elucidatio (f° 118-119v°) et versus mnémotechniques (f° 119v°-120). Historique. L’année de référence des tables de comput est 1556 (f° 117v°, 118). Provenance. Paris, Notre-Dame-des-Blancs-Manteaux ? Paris, Bibl. Sainte-Geneviève, ms. 1255 xvie s., 1re moitié. Papier, 173 ff. Textes f° 2-158 : ‘Liber ordinarius’ des guillelmites — f° 2-5 : Table des chapitres — 6-9 : Prologue — f° 9v°-82 : 1er livre (cérémonial) — f° 82v°-58 : 2d livre. f° 158v°-173v° : Statuts des guillelmites, incomplets de la fin par lacune matérielle. Historique. Manuscrit copié par Denis Charvau : Ordinarium guillermitarum, quod scripsit frater Dionisius Charvau (f° 1). Possesseur. Mention d’appartenance du xvie s. : Johannes Chantrel me habet, manens in domo Sancti Guillermi, que vulgariter Alborum Mantellorum dicitur [Paris, Notre-Dame-des-Blancs-Manteaux], bonorum noviciorum primus et optimus (f° 1). Provenance. Paris, Notre-Dame-des-Blancs-Manteaux. Valenciennes, Bibl. mun., ms. 138 xve s., seconde moitié. Papier, 167 ff. Textes f° 1v°-144 : ‘Liber ordinarius’ des guillemites — f° 1-81 : 1er livre — f° 84-85v° : De accusationibus. Questions posées au chapitre général tenu à Paris en 1269 — f° 88-144 : 2d livre. f° 144v°-145v° : Prescriptions portant sur les frères laïcs. f° 146-167 : Statuts des guillelmites. Possesseur et provenance. Mention d’appartenance et cote du xviiie s., de l’abbaye de Saint-Amand (Nord) : Ordinarius Guilelmitarum. G 189. Hi Guilelmitae, qui nobis hoc opus reliquerunt, quique nostrum hoc Elnonense monasterium reformarunt, siti sunt in Cameracesio (f° 1).
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Cérémoniaux et manuels de cérémonies imprimés en France, xviie-xviiie siècles Le terme « cérémonial » admet plusieurs acceptions : d’une manière générale, il désigne l’ensemble et l’ordre réglé des fonctions et des actions du culte divin ; plus spécifiquement, c’est le nom de l’ouvrage dans lequel sont consignées ces codifications 1. Je me propose de dresser ici le portrait de cette catégorie de livres d’Église dont les éditions se multiplient en France à partir du xviie siècle, suite à la publication en 1600 du Cæremoniale episcoporum, premier ouvrage imprimé à porter explicitement ce nom 2. Définir et recenser les cérémoniaux semblait au départ une tâche facile : le faible nombre des ouvrages concernés en regard de la multitude de bréviaires et de missels imprimés à l’époque moderne, et le caractère a priori stéréotypé des informations cérémonielles — souvent jugé responsable d’un assèchement de la liturgie à l’époque moderne, ère des « rubricistes » — laissaient présager un catalogage rapide. Rien de tel pourtant à l’étude de ces ouvrages riches et complexes. Le genre est difficile à cerner : les titres, de même que l’organisation et la nature des informations retenues par les auteurs, varient constamment. En fait, témoins de différentes conceptions du culte qui se manifestent spatialement ou chronologiquement, les cérémoniaux sont aussi des révélateurs du dynamisme réformateur qui animait l’Église de France. Différents angles d’étude permettent d’envisager les cérémoniaux imprimés : originalité des cérémonies et des informations évoquées ; points communs et divergences entre les différents types de cérémoniaux — des diocèses, des communautés religieuses et suivant l’usage romain ; importance et influence de certains textes et usages ; opposition — et complémentarité — entre traditions orales et codifications manuscrites ou imprimées. Je tenterai d’aborder ces questions à partir d’un corpus de — cérémoniaux publiés en France entre 1600 et 1789 3.
1 Pour une définition plus fine du cérémonial dans sa plus large acception, voir dans cet ouvrage l’Introduction de Jean-Yves Hameline; on se reportera également à la longue note consacrée aux cérémoniaux dans Id., « Le plain-chant dans la pratique ecclésiastique aux lendemains du concile de Trente et des réformes postconciliaires », Plain-chant et liturgie en France au xviie siècle, J. Duron (dir.), Versailles, Centre de Musique Baroque de Versailles/ Klincksieck, 1997, p. 25-26, note 20. 2 Cf. Liste-Index, [CE* 1600]. 3 Les rééditions, même augmentées, ne sont pas comptées. Une publication électronique des tables de certains de ces cérémoniaux est accessible sur le site de l’IRPMF.
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Alexis Meunier
Éléments de définition D é f init ion s d’é poque « CÉRÉMONIAL. s. m. Le livre où sont contenus l’ordre et les règles des cérémonies ecclésiastiques 4 ». La définition concise proposée par le Dictionnaire de l’Académie française n’apporte guère de détails sur la nature et la composition de ce livre : elle n’envisage ni ses spécificités, ni sa complémentarité avec les autres livres d’Église, et ne donne aucune précision sur son contenu. Or la confusion, notamment avec le rituel, est aisée. Furetière ne définit-il pas celui-ci, en des termes à peu près identiques, comme le « livre qui contient l’ordre et la manière des cérémonies qu’on doit observer dans la célébration du service divin en un diocèse, en un ordre religieux 5 » ? Sans doute Furetière n’était-il pas versé dans les sciences liturgiques, mais force est de constater que même pour un ecclésiastique, la confusion était possible : le capucin Nicéphore de Paris, chargé par ses supérieurs de rédiger le Rituel des clarisses de la province de Paris, expliquait que « les livres qui traitent de ces sortes de choses [le sacrifice de la messe, l’office divin et l’administration des sacrements] se nomment indifféremment dans l’Église rituels ou cérémoniaux 6. » Nonobstant l’autorité somme toute limitée du frère Nicéphore, il existait aux xviie et xviii siècles des catégories générales de livres d’Église relativement bien délimitées 7. Cette classification des genres littéraires — en fait l’adéquation d’un contenu à un titre — avait été très probablement confortée par la publication, après le concile de Trente, des prestigieux livres romains 8. En ce qui concerne les cérémoniaux, genre dont la véritable diffusion suit en effet la publication du Cæremoniale episcoporum de 1600, il faut d’emblée noter deux phénomènes : d’une part la variété des titres que pouvaient malgré tout prendre les ouvrages qui correspondent à notre définition du cérémonial, et d’autre part le fait que des livres intitulés Cérémonial, surtout dans le monde monastique féminin, ont un contenu partiellement ou totalement différent. e
Les cérémoniaux et autres manuels de cérémonies ne fournissent guère d’éléments internes de définition. Le Cérémonial de Paris de 1703, publié sous l’autorité de l’archevêque de Paris Antoine de Noailles, présente toutefois en un chapitre liminaire des explications sur la nature du cérémonial, présenté comme le livre qui traite des cérémonies et des rites que l’Église a coutume d’observer dans la messe solennelle et dans le cursus canonique
Nouveau dictionnaire de l’Académie françoise, Paris, J.-B. Coignard, 1718, article « Cérémonial ». Antoine Furetière, Dictionnaire universel contenant generalement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et les arts..., La Haye/Rotterdam, A. et R. Leers, 1690, article « Rituel ». 6 [Nicéphore Filles de la Passion 1679], t. I, « Épître au révérendes Mères capucines du monastère de Paris », n.p. ; on reviendra plus loin sur le peu de rigueur avec lequel les termes « rituel » et « cérémonial » étaient employés dans le monde monastique. 7 Au Moyen Âge, les catégories étaient bien moins rigoureuses ; il faut souligner le rôle de l’imprimerie dans l’établissement progressif d’une classification plus stricte. 8 Breviarium Romanum en 1568, Missale Romanum en 1570, Pontificale Romanum en 1596, Caeremoniale episcoporum en 1600 et Rituale Romanum en 1614. 4
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accompli c’est-à-dire à l’église (soit le chant public des heures). Il distingue en outre soigneusement le cérémonial des livres avec lesquels on pourrait le confondre, et notamment du rituel qui contient les rites pour l’administration des sacrements 9. On peut d’ores et déjà retenir un premier élément de définition du cérémonial : il règle avant tout les cérémonies réalisées au chœur dans l’accomplissement des fonctions publiques du culte divin (ce que rappelle le titre même de certains ouvrages intitulés « Cérémonial du chœur » 10), sans se limiter d’ailleurs, comme on le verra, aux prescriptions concernant la messe solennelle ou l’office, mais en établissant également les règles et l’ordre des cérémonies de la messe privée et des nombreuses fonctions qui sortent du cursus canonial (processions, saluts…). Il faut néanmoins préciser cette définition en considérant ce qui fait la véritable spécificité du cérémonial, c’est-à-dire la nature de l’information cérémonielle traitée.
D e s r ubr iques au cé ré monial Le bréviaire et le missel sont conçus avant tout comme les recueils ordonnés des preces (textes, chants et lectures) proclamées et chantées au cours de l’office et de la messe. Ils comportent un minimum de règles qui fixent la manière de dire ces prières et d’accomplir les actions requises : les rubriques. Celles-ci « consignent la forme des actes prescrits, dans leur dimension littérale et fonctionnelle, et leur distribution significative dans le temps (calendrier, horaire, ordre séquentiel dans l’office) 11 ». À l’exception des rubriques générales, placées en tête du bréviaire et du missel, elles sont dispersées dans l’ouvrage au fil des prières. Pratiquement, elles fournissent essentiellement les règles nécessaires à la récitation ou à la pratique privées. Les cérémoniaux, qui ne contiennent pas les preces, ne sont pas uniquement des recueils de rubriques. Destinés à permettre le déploiement public de l’appareil ecclésiastique au cours des fonctions du culte, ils sont consacrés aux ceremoniæ (actions extérieures du culte). Les instructions et prescriptions cérémonielles qu’ils consignent concernent la manière d’accomplir les fonctions du culte : elles déterminent aussi bien la distribution séquentielle des actions que leur espace de déploiement et les différents acteurs impliqués, [Paris 1703], « Caput prævium », p. I : « Agit Caeremoniale Parisiense de cæremoniis seu ritibus qui in sacris observari solent ab Ecclesia Parisiensi. Sunt autem diversa cæremoniarum genera pro ministrorum diversitate qui sacra peragunt, veluti pontifices et sacerdotes, tum etiam diaconi, subdiaconi et clerici minores qui in partem aliquam ministerii hujus vocantur. Hinc Pontificale ortum est, seu liber de caeremoniis quæ servari debent a pontificibus in sacris ordinationibus et aliis functionibus episcopo reservatis, de quibus non est hic sermo. Hinc Sacerdotale dictum olim, communius Rituale aut Manuale seu liber de ritibus in administratione sacramentorum baptismi, Eucharistiae, poenitentiae, extrema-unctionis et matrimonii observandis a sacerdotibus ; sed de his alias. Hinc Processionale seu supplicationum liber, qui nuper est editus. Hinc denique specialis liber de caeremoniis quae sunt observandae in solemni missae sacrificio et cursu canonico in ecclesia perficiendo, id est, in vespertini, nocturni, matutini officii recitatione, in publica item aliarum horarum decantatione ; de quibus omnibus sigillatim hic agendum. Hic autem liber speciatim Caeremoniale nuncupatur. » 10 [Clermont 1758]. 11 J.-Y. Hameline, « Le plain-chant dans la pratique ecclésiastique… », op. cit., p. 25. 9
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sans se cantonner aux seuls acteurs du culte. Le cérémonial prévoit donc le déroulement des offices, la qualité, le nombre et le rôle des « officiers » intervenants, leurs vêtements, gestes, attitudes et déplacements, ainsi que de tous les ecclésiastiques et religieux présents au chœur, les règles de préséance, le degré de solennité, les ornements de l’autel et de l’église, les positions et comportements par rapport aux « lieux » référentiels (autel, aigle, stalles…), la manipulation des objets et instruments du culte (ostensoir, encensoirs…), etc. En ce qui concerne le chant et la musique, les cérémoniaux, à la différence des autres livres d’Église — missel, pontifical, rituel, processionnal, voire bréviaire —, ne comportent pas, à de rares exceptions près, de chants notés. Ils donnent en revanche les observances relatives aux pratiques cantorales, aux choristes et autres acteurs du chant (moments d’interventions, emplacement et orientation, emplois de la psalmodie, du plain-chant, de la polyphonie, de la musique figurée), et règlent les interventions des orgues (caractère du jeu de l’organiste, jours et offices où il faut « toucher » les orgues, principes de l’alternance…). La manifestation la plus connue de ce cérémonial du chant consiste dans les changements apportés à l’allure et au caractère du chant en fonction du degré de solennité. Elle figure dans la plupart des cérémoniaux : Mais sur tout les organistes seront soigneuses d’observer la qualité des jours, en sorte qu’elles touchent plus gravement aux grandes festes et plus legerement aux moins solennelles, comme il doit estre aussi observé à la psalmodie 12.
Il faut toutefois noter que, d’un cérémonial à l’autre, la densité des indications musicales varie largement, allant de sections entièrement consacrées au chant et à la musique à la dispersion d’une maigre information au fil des chapitres 13. Les cérémoniaux ayant le souci de proposer des règles utiles à tous les lieux de culte, ils tiennent compte des adaptations à réaliser dans l’accomplissement des cérémonies selon la qualité et la taille du sanctuaire, ses ressources humaines, sa richesse en ornements ou la présence de musiciens. Le Cérémonial de Paris de 1703 distingue ainsi trois grandes classes d’églises. La première classe englobe les églises pourvues d’un grand nombre de clercs, comme les collégiales, les séminaires et les églises aux effectifs importants ; elles doivent observer toutes les cérémonies de la cathédrale. La seconde classe rassemble celles qui, à l’instar des petites paroisses, peuvent tout au plus faire venir au chœur quatre ou cinq clercs et doivent donc ajuster les prescriptions du cérémonial à leurs proportions. Quant à la troisième classe, unissant les églises qui ne comptent qu’un ou deux clercs au chœur, à l’image de la plupart des paroisses rurales, le rédacteur du Cérémonial les met en garde, lorsqu’elles adaptent à leurs capacités les règles du cérémonial, de ne pas user de cérémonies empruntées à d’autres diocèses 14. La conception qui gouverne cette classification — la volonté
[Sainte-Catherine Bénédictines Montmartre 1669], p. 48. À propos de la musique et du chant dans les cérémoniaux, voir la contribution dans cet ouvrage de Cécile Davy-Rigaux, ainsi que les chapitres correspondants dans l’ouvrage de Denise Launay, La musique religieuse en France du concile de Trente à 1804, Paris, Société française de Musicologie/Klincksieck, 1993. 14 [Paris 1703], « Caput prævium », p. V : « Supponi posse tres classes ecclesiarum tam in urbe quam in reliqua diœcesi : alias, quæ magno numero clericorum gaudent, ut sunt collegiatæ et numerosiores ecclesiæ ac seminaria ; 12 13
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d’imposer l’usage de Notre-Dame, mère et maîtresse de toutes les églises du diocèse, comme modèle suprême à suivre au plus près selon les possibilités des sanctuaires 15 — est liée à l’un des objectifs du cérémonial, l’uniformisation des cérémonies dans le diocèse, mais témoigne aussi d’un nouvel équilibre des rapports entre la cathédrale et son diocèse 16. D’un cérémonial à l’autre, le ton peut varier, et l’information cérémonielle n’est pas toujours fournie sous la forme de faits bruts. Elle est parfois agrémentée de gloses et de commentaires allégoriques ou historiques. À Montmartre, il s’agit clairement d’éviter la sécheresse d’« une description toute simple des cérémonies » : « En représentant les cérémonies qu’il faut faire, nous les avons ordinairement accompagnées des raisons ou de leurs significations tirées du sens mystique ou littéral 17 ». Le discours du riche Cérémonial de Toul est truffé de références historiques, renvoyant notamment à un passé proche et pourtant révolu, témoignant d’un certain alignement des usages de la cathédrale et du diocèse de Toul sur ceux des autres diocèses : L’usage de ce chandelier triangulaire [au cours des offices de Ténèbres] ne s’est introduit dans la cathédrale que depuis deux ans ; auparavant on préparoit neuf grands chandeliers que l’on mettoit de front en haut du chœur devant l’autel, garnis de leurs cierges, et outre cela on alumoit les cierges du ratelier à sept branches. C’est ainsi que l’on change tous les jours 18.
Il faut noter le rôle très restreint concédé aux illustrations dans les cérémoniaux français, alors même que le Caeremoniale episcoporum leur accordait une large part 19. Les alias, quæ quatuor aut quinque ad summum in choro clericos possunt adhibere, ut minores parochiæ ; alias denique, quæ ad unum aut ad summum ad duos rediguntur, qui chorum teneant, ut sunt pleræque ecclesiæ rurales. Primam classem, omnes et singulas Ecclesiæ Metropolitanæ tam in missa quam in cursu canonico cæremonias servare debere, iis tantummodo exceptis quæ ad D. D. archiepiscopum aut dignitates speciatim spectant. Secundam classem, iis cæremoniis ex isto cæremoniali decerptis uti debere, quæ suo numero et ecclesiæ conveniunt et quas difficillimum esset hic commemorare. Tertiam classem, suas cæremonias huic cæremoniali aptare pro modulo suo debere, et quantum fieri poterit ita sequi ut nullas admittat aliunde petitas ; quod maxime cavere debent qui sero ab aliis diœcesibus in hanc diœcesim translati sunt. » 15 Ibid. : « Ecclesiam metropolitanam, omnium ecclesiarum urbis et diœcesis matrem et magistram, in se formam habere omnium rituum, quos in usum reducere ceteræ ecclesiæ diœcesis pro posse debeant, tantumque eas in cultu divino per cæremonias splendescere, quantum ad ritum Ecclesiæ Metropolitanæ propius accesserint. » 16 À ce propos, voir la contribution dans cet ouvrage de Xavier Bisaro et Sébastien Gaudelus ; en 1662, Martin Sonnet proposait, outre la cathédrale, la paroisse Saint-Paul comme modèle pour les collégiales, paroisses et autres églises du diocèse ; il recommandait en des termes élogieux d’en imiter les célébrations des offices divins ([Sonnet Paris 1662], Avis au lecteur, n.p.). 17 [Sainte-Catherine Bénédictines Montmartre 1669], Préface, n.p. ; à propos de cette approche raisonnée du culte divin, on se reportera à la contribution de J.-Y. Hameline dans cet ouvrage ; on notera que le rédacteur de [Paris 1703], sans nier l’utilité des explications mystiques des cérémonies, les juge déplacées dans cet ouvrage ([Paris 1703], « Caput prævium », p. II) : cette remarque fait probablement référence au Tractatus complectens significationes paramentorum ecclesiasticorum ac cæremoniarum missæ item mysteria missæ et eorum elucidationes […] necnon et mysticam expositionem missæ placé en tête de [Sonnet Paris 1662] (n.p.) ; dom Claude de Vert, grand ennemi des interprétations mystiques, constate avec satisfaction « que le chapitre préliminaire du nouveau Cérémonial de Paris ne contient […] que des raisons littérales et historiques » (Claude de Vert, Explication simple, littérale et historique des cérémonies de l’Église, Paris, F. Delaulne, 1706, t. 1, p. xxxi). 18 [Toul 1700], p. 357. 19 Sur les représentations de scènes cérémonielles à cette époque, voir dans cet ouvrage l’introduction de J.Y. Hameline.
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seules représentations de scènes du culte relevées figurent dans les cérémoniaux des congrégations de Saint-Maur (1680) et de Saint-Vanne (1695) sous la forme de petites vignettes en tête de chaque partie des ouvrages qui représentent des cérémonies au chœur (entrée des moines au chœur, funérailles d’un moine, bénédiction du Saint-Sacrement…) 20. L’unique illustration qui revient fréquemment reproduit l’« ordre pour l’encensement de l’autel » lors de la messe solennelle : elle figure l’autel et ses vingt-cinq ou vingt-neuf points d’encensement numérotés par ordre croissant 21. Incidemment, elle permet de suivre l’évolution de l’agencement et des formes de l’autel et de la réserve eucharistique 22. On peut noter également, dans quelques cérémoniaux du xixe siècle, la présence de schémas illustrant les positions et les déplacements des officiers du culte autour de l’autel 23. Dans le paysage des livres d’Église, les cérémoniaux occupent une place à part. Ni livres de chœur, ni livres de chant, ni livres d’usage, ils ne sont pas conçus en vue d’une utilisation directe au cours du service divin. Guides pratiques pour la célébration du culte, leur forme répond à leur destination : ils sont avant tout conçus pour la commodité de l’usage personnel, facilité par leur format fonctionnel et maniable 24. Leur caractère peu luxueux explique peut-être la rareté des illustrations qui impliqueraient des coûts de production supplémentaires.
Économie des cérémoniaux Pour la clarté du propos, on peut établir trois grands types de cérémoniaux, selon l’usage auquel ils sont destinés : pour les ecclésiastiques obligés de suivre les cérémonies romaines, les livres consacrés à l’usage romain (par exemple le Manuel des cérémonies romaines des lazaristes) ; les cérémoniaux des communautés régulières ou séculières (ordres et congrégations monastiques et religieuses, chanoines ou établissements particuliers) ; les cérémoniaux diocésains et cathédraux, dans la mesure où ces derniers sont en général envisagés comme des modèles pour le diocèse. Cette typologie, simplement indicative, ne prétend pas établir des catégories strictes. Il est évident que les domaines se recoupent : nombre de cérémoniaux monastiques suivent au moins partiellement l’usage romain 25.
[Bénédictins 1695], identique à quelques détails près au Cérémonial de la congrégation vanniste ([Bénédictins Saint-Vanne 1695]), reproduit les mêmes vignettes (cf. Planches, fig. 25-27). 21 Voir par exemple : [Lazaristes 1670], p. 224 ; [Bénédictins Saint-Maur 1680], face à la p. 1 ; [Toulouse 1821], face à la p. 110 (cf. Planches, fig. 32-35). 22 Voir la représentation de la suspense eucharistique dans [Paris 1703], p. 25 ; à ce sujet, voir Jacques FoucartBorville, « Les suspenses eucharistiques dans les églises parisiennes du xiiie au xviiie siècle », Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art français, 1995, p. 9-39. 23 Par exemple [Autun 1845]. 24 Il s’agit fréquemment d’in-8° d’environ 18 sur 11 cm. 25 Par exemple [Bénédictins Saint-Maur 1621]. 20
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Nature e t spécif icités des mat iè res abordées L’objectif du rédacteur d’un cérémonial est d’ordonner, clarifier et systématiser l’information cérémonielle. Des matières communes, qui ne figurent bien évidemment pas systématiquement dans tous les ouvrages et ne bénéficient pas des mêmes développements, caractérisent le genre : • Au cœur du propos de tous les cérémoniaux, l’office divin (les heures canoniales) et la messe (messes basse, haute et solennelle, messes pour les morts, devant le SaintSacrement exposé, en présence de l’évêque ou d’un personnage important, éventuellement messe pontificale). Certains ouvrages sont d’ailleurs uniquement consacrés à ce qui apparaît comme le cœur du culte divin, telle la Practique des cérémonies de la saincte messe de Louis du Molin, primicier et chanoine de l’Église d’Arles 26. • Les rites spéciaux du propre du temps et des saints : Avent, Noël, Ténèbres, Pâques, fêtes de la Vierge, Saint-Louis… • Un certain nombre de cérémonies extraordinaires : exposition du Saint-Sacrement, saluts, Quarante-heures, processions, offices votifs, prières publiques, Te Deum en action de grâces, funérailles, translation et exposition de reliques, visites de l’ordinaire, du supérieur ou de personnages importants… • Les cérémonies du chœur en général : horaires, cloches, luminaire, ornements, situations, postures et actions du clergé, encensements, chant, orgue et musique… • Les offices des différents ministres : maître des cérémonies, sacristain, célébrant, diacre, sous-diacre, céroféraires, thuriféraire, choristes, enfants de chœur… À ce socle commun s’ajoutent, en fonction du type de cérémonial, d’autres matières. Les cérémoniaux diocésains s’articulent fréquemment autour du cérémonial de la cathédrale et du cérémonial du diocèse, éventuellement du cérémonial de l’évêque (cérémonies lorsque l’évêque officie ou en présence de l’évêque), en proposant des cérémonies alternatives en fonction du cas de figure envisagé 27. Un recueil de statuts synodaux est parfois annexé au cérémonial dans une perspective légitimante 28. Les cérémoniaux des communautés religieuses présentent des caractéristiques spécifiques. Ils se démarquent souvent par l’adjonction de cérémonies liées à la vie communautaire et régulière, dont le déroulement n’a d’ailleurs pas forcément lieu au chœur : offices particuliers (supérieur, prieur, sous-prieur…), règles à suivre au réfectoire, bénédiction de la table, confection des hosties et des ornements, tenue des chapitres, oraison mentale… Lorsque les rites de réception au noviciat, de vêture et de profession y sont joints, ces ouvrages compo-
[Du Molin Messe* 1639]. Cf. [Lisieux 1747], passim ; [Sens 1769], passim ; on notera qu’à l’inverse [Bourges 1708] évite de mentionner les cérémonies particulières de la cathédrale, inadaptables aux autres églises du diocèse (cf. Avertissement, n.p.). 28 Cf. [Sonnet Paris 1662], [Bayeux 1677]. 26 27
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sites n’apparaissent plus réellement comme de « purs cérémoniaux », si l’on s’en tient aux critères définis précédemment : ils comportent, en vue d’une utilisation directe au cours de la célébration, des chants notés et les textes et prières à proférer. Spécialement dans le monde monastique féminin, certains livres intitulés « cérémonial », entièrement consacrés aux cérémonies de vêture et de profession, auxquelles sont même parfois jointes les règles concernant l’administration des sacrements, s’apparentent pleinement du point de vue formel à des rituels 29. Si certains ouvrages nommés « cérémonial » n’en sont donc pas, à l’inverse, des livres intitulés « rituel » peuvent être, au moins en partie, d’authentiques cérémoniaux 30. On l’aura compris, les catégories de livres d’Église sont bien moins strictes dans le monde monastique, où l’on publie des ouvrages hybrides tenant à la fois du cérémonial, du rituel, voire du coutumier 31. Cette confusion entre les genres, héritée de la fin du Moyen Âge 32, s’explique par la commodité pour un ordre ou une congrégation donnée de posséder un ouvrage comportant toutes les pratiques de la vie religieuse, « soit dans l’intérieur [du] monastère aux observances régulières, soit singulièrement dans le chœur à l’office divin et aux messes » 33.
O rgani s at ion des mat iè res et modèles À la différence des autres livres d’Église, les cérémoniaux ne possèdent pas de plantype : l’organisation des matières varie largement dans ce genre d’ouvrages, qui peuvent comporter jusqu’à sept grandes parties. On pourra se persuader de cette diversité par la comparaison des tables des matières de quelques cérémoniaux. Quelques pistes de réflexion s’imposent. En premier lieu, il faut se poser la question de l’influence du Cæremoniale episcoporum, modèle éminent pour les autres cérémoniaux, qui devait servir de référence à toutes les églises — au-delà des seules églises métropolitaines, cathédrales et collégiales. Sa diffusion en France fut considérable, et elle fut renforcée par la publication d’un abrégé en français 34. Son influence ne doit pas être sous-estimée, un grand nombre de préfaces ou d’avis au On notera que le Répertoire des rituels et processionnaux imprimés conservés en France de Jean-Baptiste Molin et Annick Aussedat-Minvielle (Paris, éd. du CNRS, 1984) a répertorié en tant que rituels les ouvrages intitulés « cérémonial » dont le contenu relève intégralement ou partiellement du rituel ; à propos des cérémoniaux dans le monde monastique féminin, voir dans cet ouvrage la contribution de Daniel-Odon Hurel, « Les moniales et le cérémonial au xviie et xviiie siècles ». 30 Cf. [Nicéphore Filles de la Passion 1679], t. I, ou [Cisterciens 1689]. 31 L’intitulé de ces ouvrages n’était manifestement guère important (cf. aussi [Morel Clarisses Bar-le-Duc 1674] t. I, p. 405 : « Ce livre est proprement le rituel des cérémonies et fonctions régulières… ») ; dans le monde monastique féminin, l’ouvrage intitulé cérémonial ou rituel était assez fréquemment imprimé en deux tomes indépendants, l’un des deux étant un véritable cérémonial du chœur et l’autre le rituel (cf. le Cérémonial de l’entrée des postulantes, des vêtures et professions, et du renouvellement des vœux pour les religieuses de Sainte-Aure et le Cérémonial du chœur pour les religieuses de Sainte-Aure publiés tous deux en pagination continue à Paris chez Cl. Simon en 1782, cf. [Filles de Saint-Aure 1782]). 32 Voir dans cet ouvrage la contribution de Jean-Baptiste Lebigue supra. 33 [Nicéphore Filles de la Passion 1679], t. I, Épître, n.p. 34 Cf. [Le Marinel Abrégé CE 1639]. 29
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lecteur le mentionnent comme une référence incontournable. Les cérémoniaux consacrés aux cérémonies romaines, en particulier le Manuale sacrarum cærimoniarum du bénédictin Michel Bauldry et la Pratique des cérémonies de l’Église selon l’usage romain de Louis du Molin, le suivent d’assez près, voire en paraphrasent des passages entiers. Toutefois, il ne faut pas exagérer son influence directe sur tous les cérémoniaux imprimés en France. Sa présentation d’abord, qui comportait des illustrations et quelques passages notés, demeure une exception. Surtout, le Caeremoniale episcoporum réglait principalement les cérémonies impliquant l’évêque et sa maison, dans une perspective curiale et non pas capitulaire. Le plan de l’ouvrage, ainsi qu’une bonne partie de son contenu, centrée sur la figure de l’évêque, n’était pas adaptable tel quel dans les autres cérémoniaux 35. Du point de vue de l’organisation des cérémoniaux, on peut noter quelques tendances générales. En premier lieu, il faut souligner l’importance que les rédacteurs accordent à l’économie de leur ouvrage pour une commodité d’utilisation optimale : ils précisent souvent qu’ils ont mis tous leurs soins à le composer dans le meilleur ordre souhaitable 36. On peut également remarquer à quel point le plan des cérémoniaux reflète les évolutions des différentes catégories du culte. Au xviie siècle, il peut parfois sembler quelque peu désordonné : en 1669, le cérémonial des frères mineurs inclut au sein d’une même partie les offices des différents ministres, les cérémonies de l’office, de la messe solennelle, des funérailles, des processions… 37 Un tel plan témoigne en fait de l’unité du culte divin qui constitue un tout indissociable. Au xviiie siècle, les plans, plus rationnels à nos yeux, introduisent des distinctions d’ordre statutaire entre les cérémonies. Ils distinguent plus soigneusement la messe de l’office, et l’on voit surtout se diffuser une partie consacrée à « quelques offices et cérémonies qui se font hors le cours de l’office canonial » 38. Cet intitulé, qui figure pour la première fois dans le Caeremoniale Parisiense de 1703 39, dénote un déplacement des cadres de référence, avec une opposition plus marquée entre le cœur du culte divin — messe conventuelle et office canonial — et un ensemble ouvert de cérémonies qui varient en fonction des cérémoniaux, incluant saluts et exposition du Saint-Sacrement, processions, offices des morts et funérailles, messes votives… On notera au passage l’influence exercée semble-t-il par le Caeremoniale Parisiense de 1703 au xviiie siècle. Son plan est à quelques détails près copié par le Cérémonial de Lisieux (1747), puis par celui de Sens en 1769. Le texte même du Cérémonial de Lisieux calque d’assez près celui du Cérémonial parisien 40. À propos du [CE], voir notamment Philippus Oppenheim, Institutiones systematico-historicæ in sacram liturgiam, t. IV, Taurini/Rome, Marietti, 1940, p. 42-55 et 119-122 et l’introduction d’Achille Maria Triacca et Manlio Sodi de l’édition anastatique de ce Cérémonial (Vatican, Libreria editrice Vaticana, 2000). 36 [Morel Clarisses Bar-le-Duc 1674], t. I, Lettre de M. M[orel], n.p. 37 Cf. [Beauvais Frères mineurs 1669]. 38 [Bourges 1708], p. 265 (cf. Avertissement, n.p.). 39 [Paris 1703], p. 247 : « De quibusdam cæremoniis et officiis quæ fiunt extra cursum canonicum » ; cet intitulé semble abandonné dès le xixe siècle, sans doute à cause de la fortune rencontrée par l’adjectif liturgique, révélatrice de nouveaux déplacements de sens (cf. J.-Y. Hameline, « De l’usage de l’adjectif « liturgique », ou les éléments d’une grammaire de l’assentiment cultuel », La Maison-Dieu, n° 222, 2000, p. 79-106). 40 On comparera par exemple le début du chapitre II dans la première partie de chaque ouvrage : « De ingressu in chorum et egressu. Dum ultimum divini officii signum pulsari incipit, omnes illico modeste accedent ad ecclesiam. In ingressu ecclesiæ, quilibet aqua benedicta se tinget » ([Paris 1703], p. 2) ; « De ingressu in chorum et egressu. 35
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Cette observation amène à la dernière remarque : on constate un important phénomène d’intertextualité. Il ne s’agit pas des cérémoniaux publiés à l’identique, sous des titres différents, pour de pures questions de stratégie éditoriale 41, mais de la copie, plus ou moins adaptée, de passages entiers d’un ouvrage à l’autre 42.
S ources des cé ré moniaux La rédaction d’un cérémonial apparaît comme une entreprise complexe, aux sources multiples. Pour les livres décrivant l’usage romain, il fallait d’abord recueillir les prescriptions cérémonielles des livres romains, au premier rang desquels le Cérémonial des évêques, mais aussi les rubriques et le Ritus servandus in celebratione missarum du Missel, les rubriques du Bréviaire, voire du Rituel et du Pontifical romains. Il s’agissait ensuite de les confronter les unes avec les autres, ainsi qu’avec leurs commentaires, et tout particulièrement, à partir de 1628, avec ceux du Thesaurus sacrorum rituum de Gavantus, véritable ouvrage de référence en la matière 43. Il restait éventuellement à ménager en certains endroits de l’ouvrage quelques adaptations des cérémonies romaines aux « louables coutumes » du pays, pour éviter trop de « singularitez » 44. Les auteurs du Manuel des cérémonies romaines relatent dans l’Avertissement à l’ouvrage ces différentes étapes de la rédaction, ainsi que leurs entretiens et correspondances avec les auteurs les « plus savans » et avec « les plus célèbres cérémoniaires » romains pour résoudre les difficultés rencontrées 45. Dans les communautés religieuses qui suivaient l’usage romain, d’autres sources s’ajoutaient aux livres romains, en particulier les coutumiers et anciens cérémoniaux du monastère et de l’Ordre : La matière du cérémonial est un recueil des rubriques, offices, cérémonies et autres prières et fonctions ecclésiastiques et régulières que l’on a tiré […] des Bréviaire, Missel, Octavaire, Processional et Cérémonial romains et des usages et cérémoniaux anciens de notre Ordre, dans les choses qui ne sont pas réglées par ceux-là 46.
Dum ultimum divini officii signum pulsari incipit, accedant omnes modeste et ingrediendo ecclesiam, tingat se quilibet aqua benedicta » ([Lisieux 1747], p. 5-6). 41 Cf. [Bénédictins Saint-Vanne 1695] et [Bénédictins 1695]. 42 On peut comparer par exemple les passages consacrés au jeu de l’orgue durant la bénédiction du Saint-Sacrement dans le [Bénédictins Saint-Maur 1645], p. 533-534 et dans le [Beauvais Frères mineurs 1669], p. 433 ; à propos des passages consacrés au chant et aux orgues, voir dans cet ouvrage les filiations distinguées par Cécile Davy-Rigaux dans sa contribution ; voir aussi la contribution de François Auzeil. 43 Bartolomeo Gavanti, Thesaurus sacrorum rituum, seu commentaria in rubricas missalis et breviarii Romani, 5e éd., Anvers, 1634. 44 Ces adaptations étaient parfaitement autorisées par la hiérarchie romaine ([Lazaristes 1670], Avis au lecteur, n.p.). 45 Ibid. ; cf. également [Bauldry Manuale 1637], « Avis au lecteur », n.p. et [Du Molin Messe 1643], « Avis au lecteur », n.p. 46 [Morel Clarisses Bar-le-Duc 1674], t. I, Préface, n.p.
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Le procédé était le même pour la rédaction des cérémoniaux diocésains, mais la compilation avait lieu principalement à partir des livres propres du diocèse, des articles relatifs au cérémonial dans les statuts synodaux et éventuellement à partir d’anciens manuscrits décrivant les usages locaux 47. Dans son mandement introduisant le nouveau Cérémonial parisien de 1703, le cardinal de Noailles justifie cette publication par la nécessité d’accorder le Cérémonial aux Bréviaire et Rituel du diocèse récemment réédités : Hæc nos momenta ad singularem Parisiensis Cæremonialis curam suscipiendam impulerunt, ut emendatiorem Ritualis et Breviarii editionem, nostro jam jussu habitam novus hic cæremoniarum codex sequeretur, ubi earum a nobis norma deinceps servanda statueretur, quam antehac convenientior 48.
À ces sources — livres romains, livres propres, coutumiers — il faut ajouter les cérémoniaux déjà publiés, qui pouvaient inspirer, comme on l’a vu, la forme ou le fond des nouveaux ouvrages, ainsi que d’éventuels emprunts à d’autres livres : le cérémonial des filles de la Passion de la province de Paris fournit de larges extraits, presque mot à mot, du Traité de l’exposition du Saint-Sacrement de Jean-Baptiste Thiers, sans d’ailleurs jamais citer sa source 49.
L es aute urs Il est difficile de dresser un portrait de groupe des auteurs de cérémoniaux. Bien souvent, ils ne sont pas mentionnés dans les ouvrages et leur identification est difficile. Parfois, la rédaction du cérémonial est une œuvre collective d’érudits versés dans les sciences liturgiques, connaisseurs des pratiques et des usages. C’est le cas du Manuel des cérémonies romaines, fruit du travail de « quelques-uns des prestres de la congrégation de la Mission 50 », mais aussi des cérémoniaux de Clermont, composé par « plusieurs savans ecclésiastiques » ou de Sens, rédigé par le chanoine Mahiet dont le travail est contrôlé par une commission de chanoines « anciens dans la compagnie et les plus instruits des usages » 51. Plus inhabituel semble le cas du Cérémonial des filles de la Passion publié en 1689, composé par des religieuses choisies du monastère de Paris 52. Dans les congrégations féminines, la rédaction du cérémonial est en effet fréquemment confiée à un ecclésiastique lié au couvent, comme le À Toul, le chanoine chargé de la rédaction du Cérémonial a « lu tous les anciens missels, rituels, directoirs, statuts et autres livres de ce diocèse » ([Toul 1700], Mandement, n.p.) ; à Sens, le procédé consista à s’informer « des rits, cérémonies et usages observés dans les différentes églises de ce diocèse » et à les comparer aux « rits, cérémonies et usages […] religieusement conservés dans notre Église métropolitaine », ces derniers devant servir de règle pour les cérémonies à observer dans le diocèse ([Sens 1769], Mandement, p. VI-VII). 48 [Paris 1703], Mandement, n.p. ; on notera à la fin de ce passage la remarque dépréciative envers le Cérémonial antérieur, [Sonnet Paris 1662]. 49 On comparera les p. 786-796 de [Nicéphore Filles de la Passion 1679] t. II et les p. 325-339 du Traité de l’exposition du Saint-Sacrement de l’autel, Paris, J. Dupuis, 1673. 50 Cf. le titre de l’ouvrage. 51 [Clermont 1758], Mandement, n.p. ; [Sens 1769], Mandement, p. VII ; sur les rédacteurs des cérémoniaux diocésains, voir la contribution dans cet ouvrage de Bernard Dompnier. 52 [Filles de la Passion 1689], préface, n.p. 47
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capucin Nicéphore du monastère de Paris pour le rituel-cérémonial des filles de la Passion qui étaient sous la juridiction des capucins 53. Le cas du Cérémonial des clarisses de Bar-leDuc illustre le fonctionnement de réseaux familiaux : le directeur temporel du monastère, le prévôt de Bar Antoine Morel, frère de l’abbesse du monastère, fait appel à leur frère Jérôme Morel, docteur de Paris, provincial des Augustins de la province de France, pour établir le nouveau cérémonial 54. Du côté des ordres masculins, le cérémonial peut être rédigé par un membre de la congrégation — c’est le cas des Frères Mineurs qui confient la tâche à Antoine de Beauvais, préfet du chœur du couvent de Paris, donc très au fait des usages franciscains 55 — ou par une personnalité spécialiste de ces questions, à l’instar de Michel Bauldry à qui les mauristes ont recours pour leur cérémonial publié en 1645 56, alors qu’il était déjà bien connu pour son Manuale sacrarum caerimoniarum. D’autres auteurs gagnent une certaine notoriété en la matière en publiant plusieurs ouvrages. Contemporain de Michel Bauldry, Louis du Molin publie en 1639 la Practique des cérémonies de la saincte messe selon l’usage romain, puis en 1646 la Practique des cérémonies de la messe pontificale selon l’usage romain 57. Ces publications incitent l’Assemblée générale du clergé à lui demander un manuel plus complet, incluant les ouvrages déjà publiés et augmenté de nombreux autres offices et cérémonies. Le projet n’aboutit qu’en 1657 avec la Pratique des cérémonies de l’Église 58. Encore plus prolifique, Martin Sonnet, maître des cérémonies de Notre-Dame, rédacteur du Caeremoniale Parisiense de 1662, est l’auteur de nombreux ouvrages liturgiques pour le diocèse de Paris au tournant des années 1660 59.
Utilité et usages La publication d’un cérémonial pour un diocèse, un ordre religieux ou une église particulière repose sur la conjonction de facteurs généraux et spécifiques. Les raisons qui décident un auteur à sa rédaction, parfois à la demande d’un commanditaire précis, et qui entraînent le passage du manuscrit à l’imprimé, sont diverses.
[Nicéphore Filles de la Passion 1679]. [Morel Clarisses Bar-le-Duc 1674], t. I, Lettre de M. M[orel], n.p. 55 [Beauvais Frères mineurs 1669]. 56 [Bénédictins Saint-Maur 1645] ; voir à propos des cérémoniaux mauristes la contribution dans cet ouvrage de Daniel-Odon Hurel, « Du cérémonial monastique à l’usage de la congrégation de Saint-Maur aux cérémoniaux locaux ». 57 [Du Molin Messe pontificale 1646]. 58 [Du Molin Église* 1657]. 59 Il signe aussi en 1662 l’une des approbations de [Lazaristes* 1662]. 53 54
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Chronolog ie et conte xtes des publicat ion s Il convient avant tout de noter que par rapport aux autres livres d’Église, très peu de cérémoniaux sont imprimés en France à l’époque moderne. Seuls quatre-vingt-cinq sont actuellement recensés entre 1600 et 1789 60, dont voici la répartition chronologique sur la période : 12 10 8 6 4 2
16
00 16 -1 10 60 9 16 -1 6 20 1 9 16 -1 30 62 9 16 -1 6 40 3 9 16 -1 50 64 9 16 -1 60 65 9 16 -1 6 70 6 9 16 -1 80 67 9 16 -1 6 90 8 9 17 -1 00 69 9 17 -1 10 70 9 17 -1 7 20 1 9 17 -1 30 72 9 17 -1 7 40 3 9 17 -1 50 74 9 17 -1 7 60 5 9 17 -1 70 76 9 17 -1 80 77 -1 9 78 9
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Tableau 1. Cérémoniaux publiés en France 1600-1789
Au xvie siècle, peu de cérémoniaux furent imprimés en France 61 ; la véritable diffusion s’amorce à la suite de la publication du Cérémonial des évêques en 1600. Le cérémonialisme qui caractérise le catholicisme post-tridentin est lié en partie à la réaffirmation de l’importance du culte divin, aux exigences de réforme, de restauration et de reconquête de formes crédibles des cérémonies, face aux critiques des protestants, douloureusement ressenties. L’établissement de nouvelles formes extérieures du culte, plus dignes et conformes aux nouveaux idéaux, passait par la valorisation du cérémonial, véritable manifestation publique de l’institution ecclésiastique. L’utilité des cérémoniaux est souvent justifiée dans les préfaces ou mandements introducteurs de ces ouvrages par cet idéal de décence et de gravitas dans les cérémonies, envisagées sous leur double versant théologique et pastoral comme devoir envers Dieu et source d’édification pour les fidèles : L’édification que les cérémonies donnent aux fidèles est proportionnée à la décence et à la gravité avec lesquelles on les fait. Pour s’en acquitter comme il faut, il est nécessaire d’en connoître l’ordre et le détail ; c’est ce qui fait l’objet du Cérémonial 62.
Ce compte n’inclut pas les nombreuses rééditions, même augmentées. Le plus célèbre est sans doute celui de la congrégation monastique de Bursfeld (cf. [Bénédictins Bursfeld 1610]). 62 [Sens 1769], p. 2. 60
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Comme le montre le tableau précédent, la publication de cérémoniaux au cours des deux derniers siècles de la monarchie française n’est cependant pas répartie de manière uniforme, puisque le xviie siècle rassemble la majorité d’entre eux (environ 71 %), avec un pic dans les années 1620-1660. On peut distinguer plusieurs phases dans cette chronologie, avec des décalages suivant le type d’ouvrages. Ordres, congrégations et communautés religieuses Leurs cérémoniaux constituent la grande majorité du corpus (71 % du total). La plupart d’entre eux sont publiés au xviie siècle, en général avant 1670, dans le contexte général de la Réforme catholique. Ils suivent de plus ou moins près la réforme des ordres anciens et la création des nouveaux. D’autres motifs expliquent ces publications. Dans la préface du Cérémonial des clarisses de Bar-le-Duc sont exposées les trois raisons principales qui ont conduit à sa rédaction. La première est celle de la commodité et de l’économie face à la dispersion de l’information cérémonielle : Le dessein et la fin [du Cérémonial] est de renfermer en un seul volume ce qui appartient aux cérémonies de l’office divin […] qui sont répandues en divers livres, tant pour nous instruire tout d’un coup de ce que nous devons observer que pour nous épargner la peine de recourir à plusieurs autres livres et les dépenses qu’il y faudroit faire 63.
Les deuxième et troisième raisons consistent en la nécessité d’« établir une parfaite conformité des cérémoniaux communs de notre Ordre et de nos usages particuliers avec l’Église romaine », et d’unifier la pratique des cérémonies au sein de l’Ordre. En outre, chaque ouvrage est le fruit d’un contexte particulier. Pour les capucines du monastère de Paris, il s’agit de s’adapter aux modifications dues au déplacement du couvent en 1688 64. Dans certaines communautés particulières, on peut s’étonner de la publication d’un cérémonial, qui mentionne des fondations précises et des cérémonies locales, et de ce fait, semble difficilement destiné à une large diffusion 65. Le cas du Cérémonial de l’abbaye de Montmartre est révélateur des motifs qui incitent à faire imprimer le cérémonial plutôt que d’en réaliser des copies manuscrites : Cette nécessité de donner à chacune des religieuses un exemplaire du Cérémonial est l’une des raisons principales qui ont obligé d’en permettre l’impression plutost que d’en faire plusieurs copies manuscrites qui, outre la difficulté de les transcrire, sont ordinairement accompagnées de plusieurs fautes. Mais une autre raison est que les abbesses et supérieures de plusieurs autres monastères, spécialement celles qui ont esté élevées dans cette Maison, ayant appris que l’on travailloit au Cérémonial, ont témoigné un grand désir d’en avoir des exemplaires, afin de se conformer dans l’observance des cérémonies qu’elles y ont vu prati-
[Morel Clarisses Bar-le-Duc 1674], t. I,, Préface, n.p. [Filles de la Passion 1689], t. I, Préface, n.p. 65 Cf. par exemple [Augustines Pontoise 1641]. 63 64
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quer. Ainsi nous avons cru que la charité qui doit estre la règle de toutes les actions chrétiennes, nous obligeoit de le leur communiquer, ce qui ne se pouvoit facilement faire sans avoir recours à l’impression 66.
Cérémonies romaines Les manuels de cérémonies romaines publiés en France, peu nombreux, le sont entre 1637 (Manuale sacrarum caerimoniarum de Michel Bauldry) et 1662 (Manuel des cérémonies romaines des lazaristes), dans un contexte général de diffusion du rit romain, permis par l’introduction des livres romains (dont le Cérémonial des évêques) en France, ainsi que du Thesaurus sacrorum rituum de Gavantus relayé par l’Abrégé de Claude Arnaud rédigé en français67. Ils correspondent à un certain consensus en France autour des cérémonies romaines, comme l’illustre en 1645 la demande de l’Assemblée générale du clergé à Louis du Molin de rédiger sa Pratique des cérémonies de l’Église selon l’usage romain 68. Les auteurs évoquent la dispersion des énoncés prescripteurs comme motif de rédaction, mais également comme procédé commercial, soulignant l’intérêt pratique de tels ouvrages, véritables condensés facilement utilisables par tous 69. La plupart de ces ouvrages connaissent une grande diffusion et un succès durable à travers de nombreuses rééditions. Le Manuel de Bauldry, rédigé en latin, est largement édité et diffusé en Italie, à tel point qu’il est cité dans un décret de la Congrégation des rites 70. En France, c’est surtout l’ouvrage des lazaristes qui fait référence 71. La partie consacrée à la messe basse dans le Cérémonial de Toul est même entièrement extraite du Manuel. Seule la Pratique des cérémonies de l’Église selon l’usage romain de Louis du Molin, rééditée une seule fois en 1667, n’obtint semble-t-il pas le même succès, alors que sa Practique des cérémonies de la saincte messe, augmentée en 1643 des cérémonies de la messe solennelle, puis en de nombreuses autres rééditions des cérémonies des vêpres, des matines et des laudes, demeura un succès éditorial jusqu’à la fin du xviiie siècle 72.
[Sainte-Catherine Bénédictines Montmartre 1669], Préface, n.p. Claude Arnaud, Abrégé du trésor des cérémonies ecclésiastiques du R. P. Gavantus, Paris, S. Huré, 1643 [1re éd. 1636]. 68 Pour un meilleur aperçu de la diffusion en France de la liturgie romaine, voir dans cet ouvrage la contribution de B. Dompnier. 69 Cf. [Du Molin Église 1667], Avant-propos, n.p. : « Je crois avoir pourveu à tous les deux [ceux qui sont dans les hautes et premières dignités et ceux qui servent aux moindres églises et dans les villages] en ce petit livre, épargnant le temps à ceux qui l’ont cher et les frais à ceux qui ne peuvent les porter, les uns et les autres trouvans leurs offices tout de suite et sans renvoy. » ; voir aussi dans cet ouvrage l’Introduction de J.-Y. Hameline. 70 Decreta authentica Congregationis sacrorum rituum, Rome, 1898-1901, t. 1, p. 325 (21 mars 1676). 71 Voir par exemple Pierre Collet, Examen et résolutions des principales difficultés qui se rencontrent dans la célébration des SS. Mystères, Paris, Debure/C. Herissant, 1752, Préface, p. IV ; le Manuel est réédité avec des modifications en 1670 ; augmenté d’un second volume en 1717, il connaît de nombreuses rééditions parisiennes et provinciales jusque dans les années 1840. 72 Cf. [Du Molin Messe* 1639]. Une des approbations de cet ouvrage, datée de 1642, était signée de deux spécialistes en matière cérémonielle, Michel Bauldry et Claude Arnaud. 66 67
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Diocèses et cathédrales Sur les cent trente-six diocèses que compte la France à la veille de la Révolution, seuls douze sont pourvus d’un cérémonial imprimé (Paris, Bayeux, Besançon, Metz, Toul, Bourges, Angers, Lisieux, Clermont-Ferrand, Sens, Langres et Le Mans 73), soit une proportion très faible (environ 9 %), concernant essentiellement l’est de la France et un grand bassin parisien. Il est vrai que dans les diocèses les cérémoniaux ne constituent pas le mode habituel de règlementation en matière de cérémonial, les évêques légiférant à ce sujet dans les synodes, dont les statuts faisaient souvent l’objet de recueils imprimés, ou au moyen de mandements sur des sujets précis. La première moitié du xixe siècle voit toutefois la publication de nouveaux cérémoniaux dans des diocèses qui n’en avaient pas connu avant la Révolution (Toulouse, Verdun, Grenoble, Le Puy, Autun, Poitiers, Pamiers). Les cérémoniaux diocésains constituent un genre tardif en France, puisque le premier d’entre eux, le Cérémonial de Paris rédigé par Martin Sonnet, n’est publié qu’en 1662. La date n’est pas fortuite, elle correspond à un moment où l’on constate, après une large période de diffusion des livres et du Cérémonial romains, un souci de remise à l’honneur des usages des Églises locales, en toute conformité d’ailleurs avec la norme romaine 74. Ces cérémoniaux diocésains constituent certainement l’indice d’une forte identité liturgique : tous les diocèses concernés connaissent une réforme de leur bréviaire au cours du xviiie siècle, mais aucun d’entre eux n’adopte le Bréviaire parisien. La revalorisation des « venerabiles consuetudines » s’articule généralement avec la nécessité, avancée avec force dans les préfaces ou les mandements introducteurs des cérémoniaux, d’uniformiser les usages du diocèse en bannissant disparités et abus. Le « défaut de cérémonial » peut d’ailleurs être allégué comme cause de l’hétérogénéité et de l’indécence des cérémonies dans un diocèse 75, alors que l’existence d’un cérémonial est perçue comme un facteur d’uniformisation : le curé de SaintJean-les-Deux-Jumeaux (diocèse de Meaux) rapporte un entretien de 1684 avec son évêque — Bossuet —, au cours duquel celui-ci évoque le bel ordre des cérémonies parisiennes dû d’après lui au cérémonial de Martin Sonnet : Pour les cérémonies du diocèse, et particulièrement des parroisses de la campagne, [Monseigneur me dit] qu’il avoit bien du penchant pour faire suivre celles de Paris, comme la métropole e[s]t celle où les cérémonies sont réglées avec plus d’ordre et plus d’application par le travail de Monsieur Sonnet 76.
73 À Besançon, le Cérémonial est réédité à l’identique en 1707 (cf. [Besançon 1682], [Besançon 1707]) ; à propos des cérémoniaux diocésains, on se reportera à la contribution de B. Dompnier au sein de cet ouvrage. 74 En vertu notamment de la fameuse clause des deux cents ans concédée lors de la publication du Missale Romanum de 1570 (constitution Quo primum tempore). 75 [Sens 1769], Mandement, p. VI-VII. 76 Jean-Baptiste Raveneau, Journal (1676-1688), M. Bardon et M. Veissière (éd.), Étrépilly, Les Presses du Village, 1994, p. 173.
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Us ages des cé ré moniaux Le titre des cérémoniaux précise toujours à quel usage est destiné le cérémonial (diocèse, cathédrale, communauté de chanoines, bénédictins, clarisses…). Cette information mérite pourtant d’être précisée. Dans le diocèse, le cérémonial n’est pas à l’usage de tous, et pas toujours de la même manière : il inclut ou exclut partiellement les usages de la cathédrale — le cérémonial de Langres n’est pas destiné à la cathédrale 77 — et surtout ne concerne pas les nombreux exempts de la juridiction épiscopale, abbayes et monastères qui suivent leur usage propre ou le romain. Certains quartiers entiers ne relèvent pas de l’ordinaire : à Paris, c’est tout le territoire de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, incluant la paroisse SaintSulpice, qui échappe longtemps au pouvoir de l’archevêque. Les mandements de promulgation des cérémoniaux diocésains scandent souvent la liste de ceux qui doivent désormais faire usage du nouvel ouvrage. À Paris, la liste, incluant curieusement tous les religieux, évoque tous les « doyens, chapitres, abbez, prieurs, convents, curez, vicaires, supérieurs et supérieures des églises, communautez séculières et régulières, séminaires, collèges, hospitaux, chapelles et autres lieux pieux, comme aussi […] tous bénéficiers, prêtres, clercs et marguilliers desdites églises de cette ville, faux bourgs et diocèse de Paris 78 ». La plupart des autres mandements semblent plus raisonnables : l’usage du cérémonial de Lisieux est imposé simplement « à toutes les églises du diocèse, à leurs recteurs et à tous prêtres et autres clercs, quels qu’ils soient, tenus de célébrer l’office de Lisieux 79 ». Les injonctions d’achat concernent en fait généralement les paroisses : « Enjoignons […] aux marguilliers, échevins, chateliers des églises d’en fournir dans trois mois au plus tard un exemplaire dans chaque paroisse, sous peine d’y être contraints par les voyes de droit 80 ». Le mandement introductif du Cérémonial de Toul fournit même un mode d’emploi de l’ouvrage : il y est ordonné aux ecclésiastiques du diocèse « d’en faire incessamment une lecture entière, et de lire à chaque fête et solemnité l’endroit où il est traité des cérémonies qui luy sont propres » 81. Dans cette perspective, il n’est pas étonnant que la plupart des cérémoniaux diocésains soient rédigés en français (seuls les cérémoniaux parisiens de 1662 et 1703 et le cérémonial de Lisieux de 1747 sont en latin), ce qui mettait ces textes à la portée de la plus grande part du clergé, sans doute réticente à la lecture fastidieuse du latin à longues lignes. Le constat est le même pour les manuels de cérémonies romaines : si le Manuale de Michel Bauldry est publié en latin en 1637, les ouvrages de Louis du Molin et le Manuel des lazaristes de 1662 sont rédigés en langue vernaculaire « pour estre entendu[s] de tous 82 ».
[Langres 1775], Mandement, n.p. ; à Bourges, « on n’a point […] parlé de certaines cérémonies qui sont si particulières à l’église cathédrale qu’on ne pourroit les observer ailleurs ([Bourges 1708], « Avertissement », n.p.). 78 [Sonnet Paris 1662], « Mandement de Messieurs les vicaires », n.p. 79 [Lisieux 1747], Mandement, p. VI : « Quocirca omnibus et singulis diœcesis nostræ ecclesiis, earumque rectoribus necnon omnibus, quicumque sint, presbyteris aliisve clericis qui Lexoviense officium celebrare tenentur, in Domino mandamus ac prcipimus, ut hocce nostro ceremoniali libro, nec alio quolibet, inposterum utantur. » 80 [Toul 1700], Mandement, n.p. 81 Ibid. 82 [Du Molin Église 1667], « Avant-propos », n.p. 77
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Dans les couvents, toutes les religieuses doivent posséder un exemplaire du cérémonial imprimé, car sa lecture fréquente, « l’un des plus grands soins » qu’elles doivent avoir 83, leur fournit un guide de conduite et leur évite de manquer à leurs obligations par ignorance 84. Là encore, l’usage du français semble le plus naturel, les moniales étant peu formées au latin 85. Certains membres de la communauté, plus impliqués dans le déroulement des cérémonies, se doivent d’apporter un soin particulier à la lecture et à l’apprentissage du cérémonial : à l’abbaye de Montmartre, les chantres doivent souvent lire le Cérémonial, « afin qu’en estant parfaitement instruites, elles puissent le garder et le faire observer exactement aux autres 86 ». En outre, les instructions du cérémonial sont fréquemment lues en commun au réfectoire, spécialement les veilles de fêtes, en vue de préparer les cérémonies particulières 87. Cette vocation pédagogique du cérémonial se retrouve avant tout dans les séminaires où il sert à l’apprentissage des pratiques du culte. Cependant, dans toutes les églises, les utilisateurs « naturels » du cérémonial sont les préfets du chœur et les maîtres ou maîtresses des cérémonies, qui doivent en avoir une connaissance parfaite et veiller à leur juste application 88. Bien souvent, le public des cérémoniaux est plus large que ne le laisse entendre leur titre. Il est évident que leur utilisation et leur diffusion ne sont pas forcément cantonnées au diocèse ou à la communauté pour lequel ils ont été publiés. Certains cérémoniaux destinés à un établissement précis participent de son rayonnement et de son influence sur d’autres monastères, comme dans le cas déjà signalé du Cérémonial de l’abbaye de Montmartre. De même, on sait que le cérémonial de Paris de 1662 était connu dans le diocèse voisin de Meaux 89. Quant à l’usage romain, c’est bien souvent à lui que l’on a recours en cas de lacune ou d’imprécision dans les coutumes locales 90. En fait, en plus de leur cérémonial propre, les églises possèdent en général une série d’ouvrages de références qui permettent un retour aux sources principales ou une consultation comparée des usages. Pour les religieuses, il s’agit avant tout de mettre ces livres à la disposition des ecclésiastiques desservant leur église : les clarisses de Bar-le-Duc possèdent, outre leurs livres propres, le cérémonial des évêques, le rituel et le pontifical romains « tant pour les occasions où l’on peut en avoir affaire que pour des personnes qui peuvent venir chez nous faire quelques cérémonies et
[Morel Clarisses Bar-le-Duc 1674], t. I, Préface, n.p. [Sainte-Catherine Bénédictines Montmartre 1669], Préface, n.p. 85 On observe d’ailleurs une longue tradition des cérémoniaux en français dans les communautés féminines (dès 1611 pour le Cérémonial des clarisses de Verdun, [Boulenger Clarisses Verdun 1611]), alors que dans les ordres et congrégations masculines, la langue des cérémoniaux demeure en général le latin. 86 [Sainte-Catherine Bénédictines Montmartre 1669], p. 5. 87 [Morel Clarisses Bar-le-Duc 1674], t. I, Préface, n.p. 88 Cf. [Paris 1703], p. 363-364 ; il est fait également mention des textes essentiels que doit lire le préfet des cérémonies pour fonder sa connaissance des rites. 89 Cf. supra note 76. 90 Cf. [Lazaristes 1670], Avertissement à la seconde édition, n.p. : « on a eu egard, autant que l’on a pu, aux coutumes louables des lieux, ausquelles on renvoye souvent le lecteur, et […] l’utilité de ce Manuel n’est pas tellement restrainte à ceux qui font une particuliere profession de pratiquer les cérémonies romaines, qu’elle ne puisse aussi s’etendre aux autres qui suivent des usages différens receus dans leurs diocèses ». 83 84
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pour y avoir recours en quelques difficultés qui auroient besoin d’éclaircissement ou pour quelque autre sujet 91 ». En plus des livres romains, quelques ouvrages classiques constituaient un fonds de référence en matière de cérémonies. Le catalogue des livres de la bibliothèque des lazaristes de Versailles, établi en 1690 et augmenté jusqu’à la Révolution, permet de s’en faire une idée : sous la rubrique « Sacrorum rituum interpretes » figurent notamment deux exemplaires du Thesaurus sacrorum rituum de Gavantus, le Manuale de Michel Bauldry, deux exemplaires du cérémonial de Paris de 1662 et un exemplaire de celui de 1703. À cela s’ajoutent, ce qui n’est pas pour surprendre dans une bibliothèque de lazaristes, huit exemplaires du Manuel des cérémonies romaines 92. Enfin, le caractère général des instructions dispensées dans les cérémoniaux suppose bien souvent de les compléter, voire de les adapter dans les églises locales, en fonction de leurs spécificités. Un cérémonial ou un coutumier manuscrit pouvait remplir ce rôle : Outre le cérémonial qui donne les principes généraux et les principales modifications que commandent la différence des localités et l’insuffisance des ressources, il est nécessaire qu’il y ait dans chaque église un coutumier qui expose avec exactitude, non seulement toutes les cérémonies qui s’y font pendant l’année, mais encore les particularités du temps, de l’heure, du lieu, du mode, en un mot tous les détails que le cérémonial ne peut pas toujours prévoir et préciser 93.
• Dans la grande famille des livres d’Église, les cérémoniaux occupent une place spécifique. À la différence des autres livres, ils ne contiennent pas les prières des offices et leur usage est extérieur aux célébrations. Conçus comme des guides pour les différents acteurs du culte, ils doivent permettre l’accomplissement harmonieux du service divin. S’ils ne sont pas essentiels au déroulement du culte, comme le montre leur relative rareté, leur utilité, voire leur nécessité, sont fréquemment soulignées pour la pratique convenable des cérémonies. Certes, les prescriptions qu’ils contiennent trahissent plus les intentions du législateur, les directives ecclésiastiques et un ordre idéalisé que les pratiques réelles des différentes églises. Mais de ce fait, ils reflètent les conceptions qui fondent les sciences du culte et leur évolution. À différents moments, ils illustrent les grands mouvements qui affectent le monde catholique aux lendemains du concile de Trente : diffusion des décisions et des usages romains, Réforme catholique, réactions diverses tendant au retour aux anciens usages locaux. Par ailleurs, on est frappé par le constant souci d’uniformisation qui sous-
[Morel Clarisses Bar-le-Duc 1674], t. I, Préface, n.p. BnF, ms. Nouv. acq. lat. 1262 et 1263 ; à ces cérémoniaux et manuels s’ajoutent de nombreux ouvrages liturgiques et livres de chant, le Directorium chori de Martin Sonnet (cf. [Sonnet Paris Directorium 1656]), le Parfait ecclésiastique, les Réponses aux remarques sur le nouveau Bréviaire de Paris… 93 [Autun 1845], p. 347 ; le Cérémonial de Montmartre prévoit également de possibles adaptations : « Que si dans les abbayes qui voudront pratiquer ce Cérémonial, il y a quelques observances particulières qui n’y soient pas décrites, elles pourront facilement estre suppléées en ajoutant quelques feuilles ou imprimées ou mesme écrites à la main » ([Sainte-Catherine Bénédictines Montmartre 1669], Préface, n.p.). 91 92
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tend la rédaction des cérémoniaux. Faut-il y voir une marque d’insistance communautaire sur l’identité religieuse, alors même que se disloque l’ancienne unité du monde chrétien, minée par l’hérésie et la découverte de nouvelles civilisations ? Alexis Meunier École pratique des hautes études
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Portraits de quelques imprimeurs-libraires de cérémoniaux Qui furent les imprimeurs et les libraires qui fabriquèrent et diffusèrent des cérémoniaux ? Répondre à une telle question demeure aujourd’hui encore bien difficile. Cela tient pour une part à la difficulté d’en dresser une liste exhaustive. Cela tient surtout à la double difficulté d’identifier ces imprimeurs-libraires et de reconstituer ce que furent leurs carrières et leur production. Doit-on pour autant s’interdire de s’y essayer ? Certes non, c’est ce que tentera ici, en toute humilité mais en toute lucidité, l’historien du livre. Le point de départ de notre interrogation sera la Liste-Index établie dans le présent volume selon les principes qui sont précisés en introduction (cf. infra, p. 543). Au total, ce sont cent quinze titres produits par quatre-vingt-six imprimeurs-libraires, dont certains ont travaillé en association, qui ont été repérés. Sur cet ensemble, nous avons pu identifier soixante-sept imprimeurs-libraires, pour lesquels nous disposons d’éléments biographiques, parfois développés mais le plus souvent succincts. Cependant, seize individus demeurent inconnus. Par commodité, on emploiera ici le terme traditionnel d’ « imprimeur-libraire », dans la mesure où il est souvent difficile de connaître les activités réelles d’un individu à un moment donné, et ce d’autant plus qu’elles ont pu se succéder au cours d’une carrière. Après avoir rappelé les difficultés d’identification de ces gens, en évoquant les types d’instruments de travail utilisables, nous tenterons un portrait de groupe, avant de camper quelques personnalités moins méconnues que d’autres.
Comment identifier les imprimeurs-libraires ? Nous disposerons vraisemblablement un jour d’une base de données biographiques de ces personnages. Ce sera peut-être une base constituée à partir des fichiers d’autorités de la Bibliothèque nationale de France, éventuellement complétés par des informations puisées dans différents chantiers prosopographiques actuellement menés. C’est dire qu’à l’heure actuelle un certain nombre d’investigations susceptibles d’alimenter une telle base sont en cours… Mais la base elle-même demeure hypothétique ! Nous devons donc œuvrer autrement. Le premier instrument de travail utilisable pour notre propos est sans aucun doute celui conduit au service de l’Inventaire général de la Bibliothèque nationale de France par Jean-Dominique Mellot, Élisabeth Queval et leurs collaborateurs. Leur travail concourt d’ailleurs à l’alimentation de la base autorités de la 79
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bibliothèque. Effectué « livre en main », il relève des indications d’état-civil, de dates d’exercice, d’adresses, de marques… mais donne peu de détails sur la carrière et la production des individus recensés. Il concerne la période moderne, « vers 1500 – vers 1810 ». Cette entreprise a connu plusieurs éditions papier depuis 1995. Celle de 1997 comptait quatre mille notices. Celle de 2004 a porté ce nombre à cinq mille deux cents 1. Parallèlement à cette entreprise, une autre a été lancée au début des années 1990 par Frédéric Barbier, dans le cadre de l’Institut d’histoire moderne et contemporaine du CNRS : l’enquête prosopographique « Gens du livre au xviiie siècle ». Celle-ci s’est jusqu’à présent développée sur trois zones géographiques principales : le Nord de la France, Paris et Lyon. Cette vaste enquête vise à collecter le maximum d’informations documentées sur l’état-civil, la vie familiale et la vie professionnelle (apprentissage, réception, carrière, adresses, matériel, production…) de gens qui se sont trouvés être imprimeurs et diffuseurs de livres. C’est dire qu’elle ne se limite pas aux seuls imprimeurs-libraires, mais retient dans ses filets tous les professionnels (relieurs, compagnons, colporteurs…) et non professionnels (colporteurs non autorisés, étaleurs furtifs…) qu’elle rencontre au gré des dépouillements d’archives. À ce jour, seule la région Nord a pu être traitée en totalité, et donner lieu à publication des matériaux recueillis 2. Paris, compte tenu de sa taille et de sa position dominante, constitue un énorme chantier actuellement en cours 3. Pour sa part, l’auteur de ces lignes s’est attelé au cas de Lyon. L’enquête a déjà donné lieu à de très nombreuses publications ponctuelles. Il travaille actuellement à la rédaction d’un ouvrage de synthèse sur le monde lyonnais du livre au siècle des Lumières, destiné à accompagner la publication de plus de sept cents notices biographiques sur le site web de l’Enssib. Ces matériaux se sont donc révélés intéressants pour le propos qui est le nôtre ici. On doit cependant souhaiter que le même type d’enquête puisse un jour être mené pour Rouen, ville d’une importance considérable pour la production imprimée licite ou illicite. Mais ces enquêtes prosopographiques, partielles et inachevées, ne pouvaient répondre totalement à notre but. Il nous a donc fallu, dans un second temps, nous reporter à d’anciennes monographies, non remplacées à ce jour, et aux grandes thèses « régionales » consacrées à l’histoire de l’imprimerie et de la librairie. Il n’est bien entendu pas question de les citer toutes, mais on nous permettra de signaler les principales, ou les plus utiles à notre propos. La thèse d’Henri-Jean Martin, consacrée au Paris du xviie siècle, est bien évidemment incontournable, par son sujet, par son ampleur, et par son caractère de modèle 4. La
1 Jean-Dominique Mellot et Élisabeth Queval, avec la collaboration d’Antoine Monaque, Répertoire d’imprimeurs/libraires (vers 1500-vers 1810). Nouvelle édition mise à jour et augmentée (5200 notices), Paris, Bibliothèque nationale de France, 2004. 2 Frédéric Barbier, avec la collaboration de Sabine Juratic et de Michel Vangheluwe, Lumières du Nord. Imprimeurs-libraires et « Gens du livre » dans le Nord au xviiie siècle (1701-1789), Genève, Droz, 2002. 3 Frédéric Barbier, Sabine Juravic et al., Dictionnaire des imprimeurs, libraires et gens du livre à Paris, 17011789, A-C., Genève, Droz, 2007 ; voir aussi Sabine Juratic, Le Monde du livre à Paris entre absolutisme et Lumières. Recherches sur l’économie de l’imprimé et sur ses acteurs, Paris, thèse de doctorat de l’EPHE (IVe section), 2003. 4 Henri-Jean Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au xviie siècle, Genève, Droz, 1969, 2 volumes. Cet ouvrage a fait l’objet d’une nouvelle édition en 1999.
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thèse de Sabine Juratic, déjà citée, vient la prolonger pour le siècle des Lumières. Parfois, le recours à La Caille 5, un ouvrage de la fin du xviie siècle, n’est pas totalement inutile. Le Rouen du xviie siècle a, quant à lui, été magistralement étudié par Jean-Dominique Mellot 6. Quant à Lyon, outre nos propres travaux portant sur le xviiie siècle, nous avons eu recours à la thèse de Simone Legay pour le xviie siècle 7. D’autres travaux, plus anciens, ont pu également nous apporter quelques précieuses informations. Sans vouloir être exhaustif, nous signalerons les doctorats de Madeleine Ventre 8 sur le Languedoc, et de René Moulinas pour Avignon 9. Une autre publication a mérité l’attention pour son adéquation avec le sujet traité et pour ses approches : celle que Laurent Guillo a récemment consacrée aux Ballard 10. L’auteur ne s’y contente pas de publier des données généalogiques ou biographiques, mais étudie la production, le matériel typographique, et les pratiques de « mise en texte » de ses héros. Cet ensemble documentaire ne permet cependant pas d’identifier tout notre petit monde. Faute de mieux, il faut alors se tourner vers des répertoires bibliographiques, pour beaucoup en cours, qui ne peuvent donner qu’une information des plus fragmentaires. Il s’agit, pour les principaux, du Renouard 11 consacré au xviie siècle parisien, et des fascicules de la Bibliotheca bibliographica Aureliana, publiés en séries séculaires 12. Ces derniers traitent d’une ou plusieurs villes d’impression. Pour chacune d’elles, ils donnent la liste des imprimeurs-libraires par ordre alphabétique, et pour chacun d’eux sa production imprimée par ordre chronologique des éditions, avec des localisations. Les indications biographiques relatives aux imprimeurs-libraires recensés dans ces livraisons sont des plus succinctes, puisqu’elles se limitent le plus souvent à un nom et à des dates… quand elles sont connues. Malgré toutes leurs imperfections, ces différents instruments de travail nous ont permis de collecter des informations plus ou moins précises sur soixante-dix professionnels impliqués dans la production ou la diffusion de cérémoniaux. Cet ensemble de données nous autorise à esquisser un portrait de groupe de ces gens.
Jean de La Caille, Histoire de l’imprimerie et de la librairie, où l’on voit son origine et son progrès jusqu’en 1689… Paris, Jean de La Caille, 1689. (Reprint : Genève, Slatkine, 1971). 6 Jean-Dominique Mellot, L’Édition rouennaise et ses marchés (vers 1600- vers 1730). Dynamisme provincial et centralisme parisien, Paris, École nationale des chartes, 1998. 7 Simone Legay, Un Milieu socio-professionnel : les libraires lyonnais au xviie siècle, thèse de doctorat, université Lumière Lyon 2, 1995, 2 vol. dactyl. 8 Madeleine Ventre, L’Imprimerie et la librairie en Languedoc au dernier siècle de l’Ancien Régime 1700-1789, Paris et La Haye, Mouton, 1958. 9 René Moulinas, L’Imprimerie, la librairie et la presse à Avignon au xviiie siècle, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1974. 10 Laurent Guillo, Pierre I Ballard et Robert III Ballard imprimeurs du roy pour la musique (1599-1673), Sprimont, Mardaga, 2003, 2 vol. (Centre de musique baroque de Versailles). 11 Philippe Renouard, Répertoire des imprimeurs parisiens, libraires et fondeurs de caractères en exercice à Paris au xviie siècle, Réimpression, Nogent-le-Roi, J. Laget, 1995. 12 Répertoire bibliographique des livres imprimés en France au xviie siècle, Baden-Baden et Bouxwiller, Valentin Koerner, 40 fascicules publiés depuis 1978. Répertoire bibliographique des livres imprimés en France au xviiie siècle, Baden-Baden et Bouxwiller, Valentin Koerner, 17 fascicules publiés depuis 1988. 5
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Portrait de groupe Comme nous l’avons déjà souligné, notre point de départ, la liste établie recense cent quatorze éditions du xviie au xixe siècle. Celles-ci émanent de trente-trois villes françaises, et se répartissent de la façon suivante 13 : Villes d’impression
Nombre d’éditions
Angers Autun Avignon Bayeux Besançon Bourg-en-Bresse Bourges Caen Châlons-en-Champagne Château-Gontier Clermont-Ferrand Coutances Douai La Flèche Le Mans Le Puy Lille Lisieux Lyon Metz Nancy Neufchâteau Langres Paris Poitiers Remiremont Rennes Rouen Sens Strasbourg Toul Toulouse Verdun
1 1 1 1 4 1 2 1 3 1 2 2 1 2 1 1 1 1 9 1 1 2 1 53 1 1 1 3 1 1 10 1 4
Nous excluons de ce décompte les éditions romaines et deux éditions sans lieu.
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Une remarque ne sera pas pour nous étonner, puisqu’elle confirme la hiérarchie des centres de production du royaume : Paris en tête, Lyon en deuxième position. La part de Rouen est plus énigmatique, compte tenu de la place de cette ville dans le trio de tête des centres d’impression français. Toul (dix éditions), Besançon et Verdun (quatre éditions chacune) constituent un groupe médian. D’autres centres secondaires apparaissent, mais pour un nombre d’éditions faible : Clermont-Ferrand, Toulouse. Ce qui, en revanche, surprend, c’est le « saupoudrage » dans des cités où l’unique atelier local devait plus souvent imprimer des travaux de ville et autres « bilboquets » que de véritables livres, si ce n’est des almanachs et de petits ouvrages de dévotion. Pensons, par exemple, à Bourg-en-Bresse, Château-Gontier ou Remiremont. Autre remarque, la plupart de ces imprimeurs-libraires n’ont jamais produit qu’un seul cérémonial dans toute leur carrière. Seize de ces imprimeurs, au moins, portent le titre d’imprimeur de l’archevêque ou de l’évêque de leur ville d’exercice. Sans vouloir être exhaustif, nous citerons : Rigoine à Besançon, Boutaudon à Clermont-Ferrand, De Fay à Langres, les Monnoyer imprimeurs de l’évêque de Toul à Neufchâteau… La veuve d’Antoine Jean Nicolle a d’abord été imprimeur de l’évêque de Bayeux, avant de devenir celui de l’évêque constitutionnel du Calvados. Quant au parisien François Augustin Le Clère, il a été imprimeur « du cardinal légat » [Caprara] en 1802, avant de devenir un an plus tard celui du cardinal-archevêque de Paris. Quelques autres sont imprimeurs d’ordres religieux. À Paris, Louis Billaine est imprimeur de l’Ordre de Saint-Benoît, tandis que son confrère Jean-Baptiste Coignard est celui de l’Ordre franciscain. Dans la capitale toujours, Frédéric I Léonard est imprimeur des Ordres de Saint Dominique, Cîteaux et Prémontré. À Verdun, Pierre Perrin est devenu en 1735 imprimeur de l’Ordre de Prémontré. À Toul, Alexis Laurent est imprimeur de l’Ordre de Saint-Benoît en 1679, et devient un an plus tard imprimeur de l’évêque. Ce cas permet d’ailleurs de souligner que nombre de ces imprimeurs officiels du clergé sont également imprimeurs du roi, de la ville, ou de grands personnages. Pour ne pas allonger démesurément la liste, nous nous contenterons de mentionner trois cas parisiens : Augustin-Martin Lottin a les titres d’imprimeur du duc de Berry, du Dauphin et de la ville. Quant à Claude II Simon, il peut se targuer d’être tout à la fois imprimeur de la reine, du prince de Condé, du duc de Bourbon, de l’archevêque de Paris et de l’évêque de Fréjus. Pour leur part, les Coignard sont imprimeurs de l’Académie française, et Jean-Baptiste III est aussi celui du comte de Toulouse. Il est donc patent que la production d’un ou plusieurs cérémoniaux par ces gens n’émanait pas d’une initiative individuelle, mais relevait bien de la commande. L’examen de notre corpus démontre que les spécialistes de la musique n’y apparaissent que de manière exceptionnelle. Seuls quelques-uns d’entre eux ont été indubitablement repérés. Il s’agit de parisiens : • Pierre I Ballard chargé d’imprimer la musique du roi depuis 1594 (ce qu’il ne fit qu’à partir de 1599), payeur des chantres de la chapelle du roi et commissaire ordinaire de l’artillerie de France ;
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• Robert II (ou III) 14 Ballard, fils et successeur du précédent, y compris dans sa charge de commissaire de l’artillerie, actif de 1638 à son décès en 1672, noteur de la chapelle du roi depuis 1666 ; • Gilles Blaizot dont un successeur (Pierre) est connu comme marchand de musique ayant exercé de 1741 à 1808. • Dans un autre ordre d’idées, mais attestant d’intérêts pour la musique, on relèvera que Joseph III Carez (actif à partir de 1781), fils de Joseph II, imprimeur à Toul d’un cérémonial en 1770, fut d’abord séminariste, puis chanteur d’opéra à Nancy, avant de reprendre la succession paternelle… d’occuper de nombreuses fonctions dans l’administration révolutionnaire du département de la Meurthe et d’être député à la Législative. Une des questions que ne peut manquer de se poser l’historien est justement celle de la possession par ces différents acteurs du matériel nécessaire à la composition des cérémoniaux. Seul un examen précis, livre en main, des éditions repérées pourrait permettre de répondre à cette interrogation. S’il est bien connu que des fontes typographiques et des ornements pouvaient se prêter… à condition d’être dans une ville riche de plusieurs ateliers, tout le monde ne pouvait posséder, pour une utilisation exceptionnelle, de notes. De plus, la musique étant le plus souvent gravée, nombre d’imprimeurs, y compris de grandes villes, étaient contraints à la sous-traitance, et pour ce faire devaient se tourner vers Paris. Il est tout de même significatif de relever que le parisien Jacques Langlois était non seulement imprimeur, mais aussi fondeur de caractères, ce qui le mettait en mesure de fabriquer du matériel spécifique pour des impressions sortant de l’ordinaire. Par ailleurs, quelqu’un comme Denis Mariette pouvait se targuer d’être fils d’un graveur et marchand d’estampe, gendre du libraire et marchand d’estampes François Langlois, et d’avoir travaillé chez un autre imprimeur de cérémoniaux, Denis Thierry, avant de s’installer à son compte. Enfin, certains n’étaient que libraires et seul un examen « livre en main » des cérémoniaux qui portent leur nom au titre permettrait, éventuellement, de dévoiler les imprimeurs auxquels ils sous-traitèrent la fabrication. Gabriel II Clopejeau, associé à son frère Nicolas, n’était que libraire-relieur. Son nom apparaît, sur les pages de titre, tantôt associé aux Cramoisy, tantôt seul. Autre cas, le parisien Jean Billaine n’était que libraire. Il nous faut enfin souligner que ces imprimeurs-libraires n’étaient pas tous d’une orthodoxie sans faille. Huguetan, qui publia à Lyon en 1658 la Pratique des cérémonies de la sainte messe selon l’usage romain de Louis Du Molin (cf. Liste-Index infra, [Du Molin Messe* 1639]), appartenait à une famille qui, forcée d’abjurer le protestantisme en décembre 1685, préféra s’exiler vers les Pays-Bas et le Danemark. Plusieurs noms ont été mêlés aux affaires jansénistes. Pierre Perrin, qui fut actif à Verdun de 1735 à 1781, tout en étant imprimeur officiel de l’Ordre de Prémontré, vendait aussi les libelles du parti. À Paris, Antoine Vitray
Parfois nommé Robert III pour le distinguer de son oncle Robert II (1572 ? – 1650 ?), luthiste du roi.
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fut emprisonné en 1645 pour avoir publié les Œuvres de Saint-Cyran ; son confrère Denis Langlois fut arrêté en juin 1657 pour impression de pamphlets jansénistes, puis relâché après avoir passé des aveux. Dix ans plus tard, un arrêt du 17 février 1667 lui enjoignait ainsi qu’à douze autres confrères de fermer son atelier « faute de satisfaire aux conditions requises ». L’implication de ces derniers dans la production de cérémoniaux s’explique donc sans mal. Là, comme en d’autres domaines, les professionnels du livre d’Ancien Régime ont d’abord privilégié leurs intérêts d’entrepreneurs et de commerçants sur leurs convictions personnelles. Des imprimeurs-libraires de cérémoniaux eurent maille à partir avec la justice pour contrefaçon ou production d’ouvrages prohibés. Ainsi, l’affaire qui toucha Arnoul II Cotinet, actif à Paris de 1637 à 1662. Soupçonné d’avoir publié un libelle intitulé Souspirs françois sur la paix italienne, il fut l’objet d’une perquisition du lieutenant civil au Châtelet le 13 avril 1649. À l’arrivée de la police, il se sauva par une fenêtre. Il fut condamné à mort par contumace et pendu en effigie le 7 mai 1649. La foule s’en étant alors prise au bourreau et ayant renversé la potence, la sentence fut commuée en condamnation aux galères. Enfin, le Parlement rendit un arrêt d’absolution, fin septembre 1649, ce qui permit à Cotinet de sortir de la clandestinité et de reprendre ses affaires. Plusieurs de ces professionnels ont en revanche gravi les degrés du cursus honorum de leur cité, accédant ainsi à l’échevinage. Signalons Sébastien I Cramoisy, échevin de Paris en 1639-1641. Ce dernier fit d’ailleurs une belle carrière comme directeur technique de l’Imprimerie royale en 1640, avant d’en devenir directeur en titre trois ans plus tard. Par ailleurs, on relèvera qu’Augustin-Martin Lottin, actif à Paris de 1746 à 1793, enseigna l’art typographique à Louis XVI. Comme il a déjà été dit, Joseph III Carez, de Toul, fut député à la Législative et administrateur du département de la Meurthe. Au terme de cette trop rapide évocation, force est de constater que la figure de l’imprimeur-libraire de cérémoniaux est multiple : du petit imprimeur provincial (Laurent à Remiremont) au grand professionnel de stature internationale (Cramoisy à Paris…), de l’occasionnel qui ne commit qu’un ouvrage à la dynastie spécialiste du genre (les Ballard). Afin d’essayer de donner une vision moins déformée de ce petit nombre, et parce que le portrait de groupe ne peut être que flou, nous avons choisi de présenter de façon plus précise quelques figures, en privilégiant l’exemple lyonnais… que nous connaissons moins mal que d’autres…
Quelques personnalités On l’aura compris, notre échantillon rassemble aussi bien de petits imprimeurslibraires isolés que les membres successifs de dynasties bien implantées. Si on se penche sur le cas des lyonnais recensés, c’est pour aboutir au même constat. On rencontre alors certains des plus grands professionnels de la place et des spécialistes de la production contre-réformée qui fit la réputation de la ville. En 1642, c’est Guichard II Julliéron, maillon d’une longue lignée bien connue, qui publiait en latin un cérémonial pour les Ermites de saint Augustin. Nous ne reviendrons pas sur le cas, déjà évoqué, des Huguetan représentés par plusieurs 85
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membres de cette dynastie qui dut s’exiler vers les Pays-Bas et l’Europe du Nord, après la révocation de l’Édit de Nantes. L’un d’eux, Jean-Henri, parti pour le Danemark devait y devenir comte, conseiller du roi Christian IV… et allier sa fille à la Maison d’Orange. Plus modeste est la dynastie des Molin, actifs aux xviie et xviiie siècles, qui reçurent en 1671 de la Grande Mademoiselle un privilège d’imprimer à Trévoux… qu’ils utilisèrent très peu, avant qu’il ne leur soit retiré en 1697. Antoine I, actif de 1649 à sa mort en 1688, publia en 1670 la Pratique des cérémonies de la sainte messe… de Louis Du Molin et, en association avec Pierre Compagnon et Robert Taillandier, en 1680, un Caeremoniale episcoporum (cf. [CE*1600], éd. Innocent X). Une dernière grande famille lyonnaise doit encore être évoquée : celle des Périsse dont l’activité couvre une large période allant de la réception comme libraire d’Antoine I en 1692 à la mort d’Antoine III en 1860. D’abord libraires, divisés en plusieurs branches parfois associées, les Périsse ne devinrent imprimeurs qu’en 1766 avec Jean-André Périsse-Duluc. Né en 1738, maçon, ami et collaborateur de Willermoz, il fut à la fin de l’Ancien Régime et de longues années durant le dernier syndic des imprimeurs et libraires lyonnais. Sa voie vers l’échevinage et la noblesse était toute tracée. La Révolution en décida autrement, en lui donnant à titre de lot de consolation une place de député du Tiers aux États-Généraux. Ces fonctions achevées, il revint à Lyon, ou plutôt dans sa maison de campagne de Sainte-Foy, se faisant oublier au plus fort de la tourmente, pour y mourir en 1800. Les fils de son frère Jean-Marie devaient continuer à développer l’affaire familiale, pour en faire la première firme française pour l’impression d’ouvrages religieux sous le second Empire, devant le tourangeau Mame et un autre lyonnais, Pélagaud 15. Si nous nous sommes attaché à rappeler, même brièvement, ces différentes carrières, c’est bien pour souligner, à travers le cas de Lyon, que la fabrication des cérémoniaux fut certes l’œuvre de quelques imprimeurs demeurés obscurs, mais aussi, sur la longue durée, des plus grandes dynasties de la place. Le même phénomène, toutes proportions gardées, se retrouve pour la capitale.
• Au terme de cette rapide évocation, le portrait de groupe que nous nous proposions de camper apparaîtra sans doute un peu flou. Il nous faut bien conclure qu’il n’y a pas de figure modèle de l’imprimeur de cérémoniaux. Au gré des circonstances et des commandes, ce type d’impression pouvait aussi bien occuper le modeste et unique imprimeur de Monseigneur l’évêque de quelque diocèse crotté que le maillon d’une dynastie d’une véritable métropole. Dans ce cas précis, comme dans celui plus général des ouvrages liturgiques, s’il existe des ateliers spécialisés dans ce type de production, rien n’interdit à un professionnel plus isolé de s’y lancer… et la somme de ces initiatives individuelles finit par être représentative. Mais, comme nous l’avons déjà souligné, l’enquête ici présentée n’en est qu’à ses balbutiements. Claude Savart, Les Catholiques en France au xixe siècle. Le témoignage du livre religieux, Paris, Beauchesne, 1985. 15
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Sans nous illusionner sur l’existence d’archives d’ateliers… qui ont disparu depuis bien longtemps, il faudrait pouvoir la prolonger au moins par un examen « livre en main » de la production imprimée conservée. Dominique Varry École Nationale Supérieure des Sciences de l’Information et des Bibliothèques (ENSSIB)
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Le cérémonial de la chapelle royale de Versailles sous Louis XIV : état des sources Particulièrement visible de l’extérieur, la chapelle royale, pour bien des amateurs de Versailles, n’est jamais qu’un édifice. On admire la perfection d’un sanctuaire qui constitue la grande pensée de la fin du règne de Louis XIV et auquel de nombreux artistes ont apporté leur excellent concours. Néanmoins, même sous l’angle de l’architecture et du décor, les historiens de Versailles ne se sont guère penchés sur un lieu qui garde son mystère aux yeux du public et qui est encore largement perçu comme la manifestation de cet improbable « style jésuite », si éloigné de la sensibilité gallicane. Que dire alors du cérémonial ? Même entendu au sens large d’un ensemble de règles et d’usages en vigueur, celui-ci est largement ignoré ou bien, pire encore, son existence n’est même pas envisagée. Quelques rares clichés ou anecdotes sont, il est vrai, parfois évoqués, mais, séparés de leur contexte littéraire, ils sont sollicités pour conforter l’image d’un monde parfaitement hypocrite et dont la chapelle serait le lieu symbolique par excellence 1. Alors que, dans le domaine profane, le cérémonial de cour est l’objet d’un regain d’intérêt, le maintien de cette vision réductrice dans la sphère du religieux ne laisse pas de surprendre. À dire vrai, la seule étude complète jamais publiée sur la Chapelle royale est l’ambitieuse entreprise de l’abbé Du Peyrat, ouvrage posthume paru en 1645 et dédié au jeune Louis XIV 2. Les principaux éléments d’un cérémonial de la Chapelle royale sont précisément à rechercher dans le deuxième livre de l’Histoire ecclésiastique de la cour. Pétri d’une érudition historique encore à ses débuts, l’auteur y dresse un tableau qu’il veut le plus complet possible : des pratiques archaïques, réputées pour certaines d’entre elles remonter aux temps mérovingiens, sont décrites en même temps que les usages les plus récents. Parmi ces derniers, l’adoption de la liturgie romaine, dûment signalée, date du règne d’Henri III 3. Si elle constitue un point de départ méthodologique, cette somme historique, institutionnelle et liturgique doit donc être maniée avec beaucoup de prudence : seule une approche critique, confrontée en outre 1 En la matière, une image particulièrement tenace puise son origine dans le chapitre « De la cour » des Caractères de La Bruyère : c’est en fait sur un mode satirique qu’est décrit l’usage, invraisemblable, selon lequel les courtisans eussent tourné le dos à l’autel pour regarder le roi à la tribune pendant les célébrations liturgiques (Jean de La Bruyère, Les Caractères, J. Benda (éd.), Paris, 1951, n° 74, p. 239). 2 Guillaume Du Peyrat, Histoire ecclésiastique de la cour ou les antiquitez et recherches de la Chapelle du roy de France, Paris, 1645. 3 Ibid., p. 552-555.
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aux autres sources concernant le sujet, permet d’en retirer les données utiles à la connaissance du cérémonial observé sous Louis XIV.
Institutions et cérémoniaux En tout état de cause, dans le domaine précis du cérémonial, la complexité institutionnelle que représente la Chapelle royale oppose un premier obstacle à une vision claire des choses. Contrairement à l’édifice, la Chapelle royale en tant qu’institution n’est pas une structure aisément identifiable 4. Plusieurs corps ou protagonistes individuels sont appelés à y intervenir selon des statuts et des moments différents, si bien qu’il faudrait parler de cérémonials au pluriel. En outre, tandis que la notion de cérémonial est avant tout liturgique, celle d’un culte public rendu par l’Église, la situation d’une chapelle palatine, immergée dans le contexte de la cour royale, complique encore les données du problème. Nombreux sont les aspects du cérémonial purement liés à la vie de cour et qui forment une composante dont il faut également tenir compte en ce qui concerne les sources. Mis en rapport de la sorte, tous ces éléments fort divers donnent lieu à une synthèse originale et unique. Cette complexité du langage cérémoniel en usage à la Chapelle royale se déduit de la diversité des sources elles-mêmes. Les livres liturgiques produits par le Saint-Siège sont des sources imprimées, d’une diffusion étendue, à valeur normative 5. Sans être spécifiques au cérémonial versaillais, elles sont indispensables à sa connaissance et forment les structures d’un langage obligatoire, dont les inflexions locales ne peuvent être appréciées qu’au regard de cette norme. En quelque sorte, l’application à la Chapelle royale de Versailles des règles codifiées par les instances de la hiérarchie ecclésiale constitue une première strate cérémonielle. Complétant sur le plan local ces rubriques de portée universelle ou générale, un certain nombre d’adaptations ou de particularités observées à la Chapelle royale de Versailles et par un groupe d’intervenants défini sont codifiées dans des recueils manuscrits : sorte de vade-mecum portant le titre de cérémonial ou de coutumier, ils ont pour fonction de décrire et, dans la mesure où l’usage établi est respecté, de prescrire. Aux rubriques de ces deux premiers groupes se juxtaposent, la plupart du temps, les cérémoniaux de cour : imprimés ou manuscrits, ces recueils contiennent en effet une proportion non négligeable de règles et d’usages concernant la Chapelle royale. Avec des contours plus vagues, le dernier type de sources correspond à la transcription de règles et d'usages transmis oralement ou dont la source originale a été perdue : ainsi, de nombreuses notations cérémonielles émaillent les chroniques contemporaines, manuscrites ou imprimées, ou ont été recueillies par la suite ; de même, les représentations figurées, souvent artistiques, d'une cérémonie accomplie
Sur la Chapelle royale en tant qu’institution, voir Alexandre Maral, « Le grand aumônier de France et le diocèse de la Chapelle royale sous Louis XIV », Bibliothèque de l’École des chartes, t. 158, juillet-décembre 2000 (2001), p. 475-506, et id., La Chapelle royale de Versailles sous Louis XIV. Cérémonial, liturgie et musique, Sprimont, Mardaga, 2002, p. 53-93. 5 Soigneusement définis et édités à partir de la fin du xvie siècle, les livres liturgiques romains de référence sont le bréviaire, le Missel, le Rituel, le Pontifical, le Martyrologe et le Cérémonial des évêques. 4
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à la chapelle contiennent, pour peu qu'on se soucie de les lire, des détails absents des descriptions écrites. On l'aura compris, ces sources sont nombreuses et variées, mais chacune n'offre qu'une vision particulière, liée à l’instance qui la produit. De fait, l’ouvrage qui s’intitulerait Cérémonial de la Chapelle royale de Versailles n’existe pas et n’a jamais existé. Dans une certaine mesure, il est néanmoins possible d’élaborer une synthèse donnant la nécessaire vision d’ensemble, mais l’entreprise doit se fonder sur un recensement des sources aussi exhaustif que possible. Si quelques-unes d’entre elles ont récemment refait surface, comme le très précieux Cérémonial historique de l’abbé Chuperelle, on doit toutefois déplorer la disparition d'un grand nombre de documents, ce qui laisse dans l'ombre des pans entiers du cérémonial de la Chapelle royale 6. Par souci de clarté, et aussi de respect des fonds, les sources sont présentées ici selon une logique institutionnelle, à partir de celles dont la portée est la plus générale.
Les lazaristes Appelée par Louis XIV au moment précis de l’installation de la cour et du gouvernement à Versailles, une communauté formée de prêtres et de frères de la Mission fut chargée de la desserte permanente de la chapelle royale 7. S’inscrivant dans la continuité d’une politique de faveur royale envers la congrégation fondée par saint Vincent de Paul, le geste de 1682 introduisait au sein du palais royal, sur le plan cérémoniel, la norme tridentine dans son adaptation gallicane la plus récente. Les premiers éléments d’un cérémonial des lazaristes sont précisément contenus dans les lettres patentes de 1682 qui concernent la desserte de la chapelle du château 8. Diverses dispositions y sont indiquées, comme l’horaire des messes et des offices quotidiens et des saluts du Saint-Sacrement. Pour les messes et les offices, une distinction est faite entre ceux qui doivent simplement être célébrés à voix basse et ceux qui doivent être chantés : ce dernier cas s’observe notamment lorsque le souverain est présent à Versailles. Cet acte royal indique aussi de manière très précise la nature des prières à réciter ou à chanter aux intentions de Louis XIV, tant durant son règne qu’après son décès.
Les rares sources provenant de la chapelle royale et aujourd’hui identifiées n’ont même pas été épargnées, semble-t-il, au titre de leurs qualités artistiques. Ainsi, dans le domaine des livres de plain-chant, au moins deux « grands antiphonaires », attestés en 1692 dans les registres des comptes des Bâtiments du roi (Comptes de Bâtiments du roi sous le règne de Louis XIV, J. Guiffrey (éd.), t. III, 1688-1695, Paris, 1891, col. 662), n’ont pas été retrouvés. 7 Sur les lazaristes à Versailles, voir Alexandre Maral, « Clergé de cour et sainteté : la desserte de la Chapelle royale de Versailles sous Louis XIV », Pouvoirs, contestations et comportements dans l'Europe moderne : mélanges en l'honneur du professeur Yves-Marie Bercé, B. Barbiche, J.-P. Poussou et A. Tallon (dir.), Paris, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2005 (Collection Roland Mousnier, 23), p. 361-383. 8 Arch. nat., O1 26, f° 112v°-115. 6
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Deux recueils particulièrement précieux proviennent de Versailles et concernent la Chapelle : il s’agit du Coutumier général pour la Chapelle royale du château de Versailles et des Remarques sur ce qu’il y a à faire d’extraordinaire à la chapelle du château de Versailles, le roy y étant, en 1725 9. Ces deux manuscrits forment un cérémonial très détaillé à l’usage des lazaristes. Ils ont été rédigés à un moment où, du fait du retour de la cour à Versailles, les pratiques du règne précédent devaient être rappelées de manière précise. Le premier d’entre eux est en fait un volume factice, composé de trois grandes parties distinctes, chacune ayant une pagination et une écriture propres. La première partie du Coutumier est de loin la plus importante : subdivisée en trois chapitres, elle développe en fait, de manière plus circonstanciée, les dispositions prévues par les lettres patentes de 1682. Après un chapitre de portée générale recensant les types de cérémonies célébrées quotidiennement ou régulièrement par les lazaristes, le détail de celles-ci est énuméré, au fil de l’année, selon deux calendriers distincts. Ordonnés selon le fil de l’année civile, ces deux cycles, qui mêlent temporal et sanctoral, ne sont distingués qu’en raison de la présence ou non du roi à Versailles. Des deux chapitres, celui qui traite « des principales festes de l’année quand le roy n’est pas à Versailles » est le plus complet, le troisième chapitre, consacré à « ce qui s’observe quand le roy ou la cour est à Versailles », ne mentionnant que les principaux changements à introduire. Pourvu d’une reliure en maroquin vert aux armes royales, le recueil des Remarques est tout entier consacré au développement du troisième chapitre du Coutumier. Il a probablement été rédigé dans un second temps, pour expliciter et compléter des prescriptions jugées trop sommaires. Les deux dernières parties du Coutumier concernent les séminaristes et les enfants de chœur appelés à intervenir à la chapelle. Leurs emplois du temps respectifs sont soigneusement détaillés et de nombreuses annotations sont susceptibles d’apporter des renseignements concernant le cérémonial. À plusieurs reprises, notamment pour les fêtes de la Purification et de la Semaine sainte, les recueils compilés par les lazaristes renvoient au second volume d’un Cérémonial portant le titre de Cérémonies romaines. De même, à propos de l’exposition du SaintSacrement, le Coutumier invite à se reporter au « premier tome de notre Cérémonial, p. 423 ». Cet ouvrage de référence est en fait le Manuel des cérémonies romaines, tiré des livres romains les plus authentiques et des écrivains les plus intelligens en cette matière, par quelques-uns des prestres de la congrégation de la Mission : publié en deux volumes à Paris en 1717, il constitue la troisième édition d’un recueil paru dès 1662 et réédité en 1670 10. Comme l’indique l’avertissement placé en tête du premier volume, il s’agit d’une compilation élaborée avant tout à partir des rubriques romaines contenues dans le Missel, le Rituel ou le Cérémonial des évêques, mais qui tient compte aussi des « usages louables reçus dans les lieux pour lesquels on a écrit ». Conçue selon un esprit pratique, cette synthèse passe en revue, dans son premier volume, tous les types de cérémonies courantes et indique les modifications à introduire en raison de circonstances de caractère plus exceptionnel. Ainsi, la première
9 BnF, mss. français 14453 et 14121. Ces deux sources sont éditées par A. Maral, La Chapelle royale…, op. cit., p. 295-338. 10 Cf. Liste-Index infra, [Lazaristes* 1662]. La deuxième édition, en un seul volume, a fait l’objet de nombreuses deux réimpressions.
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partie, qui compte cent soixante pages, est entièrement consacrée à la messe basse, présentée d’abord dans son déroulement général, puis sous la forme de la messe basse des défunts, de la messe basse célébrée en présence du Saint-Sacrement exposé et « de la messe basse qu’on célèbre devant un cardinal en quelque lieu que ce soit ou devant un archevêque en sa province et un évêque en son diocèse ». Une présentation similaire est adoptée pour la messe solennelle, l’office et « diverses cérémonies particulières », entre autres les saluts du Saint-Sacrement et les processions. C’est ainsi que l’exposition du Saint-Sacrement fait l’objet d’un développement aux p. 419-426. Divisée en deux grandes parties, le second volume décrit les cérémonies en fonction des différents ministres appelés à intervenir aux côtés du célébrant ou de l’officiant, puis, à la manière d’un coutumier, indique les particularités de chaque grande fête de l’année liturgique. On dispose ainsi d’un tableau complet des différents types de cérémonies célébrées par les lazaristes à la chapelle royale, ce qui éclaire et complète les données du Coutumier. Pour ponctuels qu’ils soient, ces renvois à un recueil liturgique de référence montrent que le Coutumier n’est qu’une source complémentaire : sa fonction est de préciser les modalités selon lesquelles des règles de portée générale, romaines en l’occurrence, sont mises en application à la chapelle royale. Les sources romaines officielles en matière de cérémonial étaient aussi utilisées par les lazaristes. C’est ce dont témoignent deux recueils imprimés, ornés de splendides reliures en maroquin rouge aux armes royales : un Caeremoniale episcoporum, édité à Paris en 1633 et dont la dernière page porte l’« Ex libris capellae regiae Versalliensis ad usum presbyterorum Congregationis Missionis » manuscrit, et un Pontificale Romanum, édité à Paris en 1664 et lui aussi revêtu, sur la page de titre, d’un « Ex libris capellae regiae Versaliensis » 11. D’autres mentions de livres parsèment le Coutumier et les Remarques : Semaine sainte, évangéliaire, processionnal, diurnal, Passion et octave de saint-Louis. Les exemplaires de ces ouvrages n’ont pu être précisément repérés à ce jour, mais il est aisé d’en connaître le contenu, puisqu’il s’agit de recueils relativement courants, extraits des livres romains de référence, essentiellement le missel, le bréviaire et le rituel. En revanche, un recueil manuscrit et enluminé tout à fait exceptionnel, probablement conservé en raison de ses qualités artistiques, est parvenu jusqu’à nous. Il s’agit du Graduale et antiphonale ad usum S.-Ludovici domus regiæ Versaliensis pro solemnioribus totius anni festivitatibus, A.D. MDCLXXXVI, que son contenu liturgique permet de rattacher aux lazaristes 12. Réalisé par l’atelier des Invalides, ce recueil contient des notations musicales traditionnelles, assez
11 Récemment identifiés par M. Pierre-Xavier Hans, conservateur au château de Versailles, que je remercie ici, ces deux recueils sont conservés au Musée national du château de Versailles. Peut-être n’ont-ils même jamais quitté le château, puisqu’ils sont décrits par l’inventaire de la chapelle du palais dressé en 1846 (Arch. nat., AJ19 418, fol. 4v, n° 17 et 18). Les deux ex-libris ne sont pas de la même écriture et ne peuvent non plus être rapprochés des différentes graphies du Coutumier et des Remarques. 12 BnF, ms. latin 8828 (notice dans le Catalogue général des manuscrits latins n°s 8823 à 8921, M.-P. Laffitte et J. Sclafer (dir.), Paris, 1997, p. 9-10). Ce recueil ne contient ni les messes ni les vêpres pour le dimanche des Rameaux, non plus que les messes pour le Jeudi saint et le Vendredi saint, que les lazaristes ne chantaient pas lorsque le roi était à Versailles. On y trouve en revanche les complies du dimanche, qu’eux seuls chantaient à la chapelle du château. Le contenu de ce manuscrit laisse penser aussi qu’il ne servait que pour les grandes solennités, car les lazaristes chantaient aussi à beaucoup d’autres fêtes que celles qui y figurent.
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proches des versions les plus courantes de la mouvance romaine, qui sont ainsi susceptibles de documenter une pratique du plain-chant propre aux lazaristes 13. En revanche, il importe de noter qu’il ne tient pas compte de la réforme d’Urbain VIII concernant le texte de certaines hymnes 14. Quoique très tardif au regard de la période étudiée, un Livre d'orgue pour la chapelle roiale de Versailles, où l'on trouvera tous les plain-chants nécessaires pour la grande messe, vespres, complies et salut pendant l'année, a été « mis en ordre » en 1772 par Luc Marchand 15. Les messes et offices des fêtes qui s’y trouvent sont précisément ceux que les lazaristes chantent. Pour peu donc que les usages qui y sont codifiés remontent au règne de Louis XIV, cette source inattendue documente, avec une méticuleuse précision, la pratique du plainchant alterné, selon des principes conformes, dans l’ensemble, à ceux du diocèse de Paris 16. C’est avant tout parce que les saluts du Saint-Sacrement étaient régulièrement célébrés par les seuls lazaristes que deux recueils peuvent être cités ici. Intitulés Prières du salut pour la chapelle du roy, recueil manuscrit non daté, et Prières qui se disent le matin, le soir et aux saluts dans la chapelle du roy, ouvrage imprimé à Paris en 1709, ils permettent de déterminer avec précision les chants exécutés au cours des saluts à la Chapelle 17.
La Maison du roi Alors que les lazaristes étaient attachés, depuis 1682, à la desserte d’un lieu, les officiers ecclésiastiques de la Maison du roi suivaient ce dernier dans tous ses déplacements, qu’ils fussent rattachés à la Chapelle-Oratoire ou à la Chapelle-Musique. De ce fait, les sources permettant de connaître leur cérémonial ne concernent pas exclusivement Versailles. En outre, du fait des disparitions massives des sources concernant l’institution de la Chapelle du roi, on ne dispose pas d’un document comparable au Coutumier des lazaristes, ce qui rend la tâche plus difficile à l’historien d’aujourd’hui. C’est donc par le biais des cérémoniaux profanes que l’on pourra tenter une première approche, la vie de cour comportant naturellement des moments importants et répétés à la Voir Cécile Davy-Rigaux, « Plain-chant et liturgie à la Chapelle royale de Versailles (1682-1703) », Plain-chant et liturgie en France au xviie siècle, J. Duron (dir.), Paris-Versailles, 1997, p. 217-236, aux p. 230-231 et 233. 14 Cette attitude face à la réforme d’Urbain VIII semble avoir été partagée par presque tous les diocèses français, ainsi que par de nombreux ordres religieux. Sur ce sujet, peu étudié et mal connu, voir Jean Grancolas, Commentaire historique sur le bréviaire romain, avec les usages des autres églises particulières et principalement de l’église de Paris, Paris, 2 vol., 1727, vol. I, p. 28 et 178, et Pierre Battifol, Histoire du Bréviaire romain, Paris, 1893, p. 260-266. 15 Bibl. mun. de Versailles, ms. mus. 60. Voir A. Maral, La Chapelle royale…, op. cit., p. 173-175. 16 En matière de plain-chant alterné, les principes énoncés par le Cérémonial des évêques ont été adaptés de manière précise pour le diocèse de Paris, dont la pratique est détaillée par l’ouvrage de Martin Sonnet, cf. [Sonnet Paris 1662]. Voir Edward Higginbottom, « French classical organ music and the liturgy », Proceedings of the Royal Musical Association, vol. 103, 1976-77, p. 19-40. 17 Bibl. de l’Arsenal, ms. 1179, et BnF, B 16215 (exemplaire découvert par Alexis Meunier, que je remercie ici). 13
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chapelle. De ce point de vue, la source la plus générale est le résultat d’une entreprise de longue haleine, jamais achevée sous sa forme imprimée : le Cérémonial françois de Théodore et Denis Godefroy, dont les deux premiers volumes furent publiés en 1649 18. Outre son évidente portée pratique, cette synthèse des règles et usages de cour constituait le prolongement d’une œuvre de mise en ordre entreprise sous les Valois et visant à donner de la monarchie une image cérémonielle à même d’en manifester la sacralité 19. Un important matériel documentaire fut rassemblé par Denis Godefroy pour préparer la publication de deux autres volumes qui ne virent jamais le jour, annoncés pourtant dès l’avertissement du tome premier du Cérémonial françois : ils devaient traiter des cérémonies liées aux ordres de chevalerie et des pompes funèbres et fournir un ensemble de pièces justificatives constituées de récits de cérémonies, de règles et de décisions en matière de préséances et de cérémonial. Fort heureusement, ces sources inédites ont été conservées, et même complétées jusqu’à la fin du xviiie siècle 20. On y trouve un grand nombre de comptes rendus de cérémonies, tant profanes que religieuses, classées selon une typologie précise. Toutes sont décrites en fonction de la place qu’y occupe le roi et une grande attention est portée aux rangs et aux préséances des dignitaires et des courtisans, y compris à la chapelle. Ultime aboutissement du projet des Valois, l’étroite codification du cérémonial de cour accomplie sous le règne de Louis XIV, et dont Versailles a été le laboratoire privilégié, a donné lieu à la rédaction de recueils cérémoniels sans précédent par leur caractère systématique. C’est ce qui fonde l’intérêt de la très considérable collection de récits de cérémonies constituée, sous forme uniquement manuscrite, par les maîtres des cérémonies Nicolas Sainctot (en charge de 1655 à 1691) et Michel-Ancel Desgranges (en charge de 1691 à 1716, décédé en 1731) 21. Le rôle important confié à la charge de maître des cérémonies,
Théodore et Denis Godefroy, Le Cérémonial françois, t. Ier, contenant les cérémonies observées en France aux sacres et couronnemens de roys et reynes et de quelques anciens ducs de Normandie, d’Aquitaine et de Bretagne, comme aussi à leurs entrées solennelles et à celles d’aucuns dauphins, gouverneurs de province et autres seigneurs dans diverses villes du royaume, t. II, contenant les cérémonies observées en France aux mariages et festins, naissances et baptesmes, majoritez de roys, estats généraux et particuliers, assemblées des notables, licts de justice, hommages, sermens de fidélité, réceptions et entrevuës, sermens pour l’observation des traitez, processions et Te Deum, Paris, 2 vol., 1649. 19 Voir Michèle Fogel, Les cérémonies de l’information dans la France du xvie siècle au xviiie siècle, Paris, 1989, p. 189-245. 20 Arch. nat., KK 1423-1439. Une collection comparable a été formée, mais avant la fin du xviie siècle, pour les princes de Condé, grands maîtres de France : aujourd’hui conservée à la bibliothèque du Musée Condé à Chantilly, elle comporte dix-sept volumes de généralités (ms. 1149-1165), suivis de sept volumes de récits de cérémonies (ms. 1166-1172 et, pour la table, ms. 1148). Concernant les cérémonies de l’ordre du Saint-Esprit, Pierre Clairambault, généalogiste des ordres du roi, a rassemblé plusieurs comptes rendus (BnF, collection Clairambault, ms. 1160 et 1163). Dans l’ensemble, ils sont assez proches de ceux qui se trouvent dans les cartons des pièces justificatives prolongeant le Cérémonial françois de Godefroy. 21 Recueil de relations des cérémonies de la cour de France, 1645-1651 et 1661-1729, bibl. Mazarine, ms. 2737-2751, ainsi que ms. 2752 (table des sept premiers volumes, jusqu’en 1697) et ms.. 2753 (table des treize premiers volumes, jusqu’en 1723). Une autre version de cette série (comportant notamment les registres originaux de Sainctot, que Desgranges a copiés pour former la série conservée à la bibl. Mazarine) est conservée à la bibl. du Musée Condé à Chantilly, ms. 1173-1190. Desgranges s’est aussi servi de documents qui lui ont été fournis par Jules-Armand Colbert, marquis de Blainville, grand maître des cérémonies de 1685 à 1701. 18
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véritable metteur en scène des liturgies versaillaises, a ainsi permis de sauver de l’oubli un grand nombre de règles et d’usages observés à la cour 22. En ce qui concerne la chapelle, comme pour le Cérémonial françois, les cérémonies décrites relèvent d’une typologie bien précise, et malheureusement assez restreinte : mariages, baptêmes, prestations de serment, remises de barrettes, cérémonies des ordres de chevalerie, communion du roi, où le maître des cérémonies était présent en vertu de sa charge. De même, le contenu descriptif accorde une place importante aux rangs et aux préséances. Le cadre chronologique de l’entreprise, l’attention extrêmement précise accordée à certains détails de la topographie, qu’un plan vient parfois illustrer, en font une source non négligeable pour connaître le cérémonial de la chapelle royale de Versailles 23. Mais si, ici ou là, quelques indications concernent les cérémonies du sanctuaire, notamment lors des mariages princiers célébrés à la chapelle de Versailles, le propos général ne s’inscrit évidemment pas dans une perspective liturgique. Au sens ecclésiastique du terme, une partie du cérémonial devait toutefois faire l’objet d’une transcription sous le règne de Louis XIV. Bien avant l’installation de la cour à Versailles, l’abbé Nicolas Le Madre, chapelain de la Chapelle-Oratoire, s’était acquitté d’un premier travail de codification écrite à la demande du souverain lui-même : son cérémonial, destiné la Chapelle du roi, avait été composé « suivant l’usage ordinaire de l’Église » 24. Cet ouvrage, non encore retrouvé à ce jour, avait valu à son auteur d’inaugurer en 1669 l’éphémère charge de « maistre des cérémonies ecclésiastiques de nostre Chapelle et Oratoire » : soigneusement définie, celle-ci ne devait concerner que « la conduite des cérémonies purement ecclésiastiques » et « sans déroger aux droicts et fonctions qui regardent les charges de grand maistre, maistre et ayde des cérémonies de nostre Maison 25 ». Lui aussi disparu, un « registre du cérémonial de la Chapelle du roi » fut composé, avant 1701, par l’abbé Louis
À l’instar des maîtres des cérémonies, mais malheureusement moins présents à la Chapelle, les introducteurs des ambassadeurs ont formé des collections manuscrites pour conserver la mémoire des cérémonies auxquelles ils prenaient part en vertu de leur charge, mais aussi pour constituer un outil de référence à l’usage des générations suivantes. À cet égard, il faut signaler l’œuvre de Louis-Nicolas Le Tonnelier de Breteuil, en charge de 1699 à 1715 (Mémoires concernant la charge et les fonctions d’introducteur des ambassadeurs, bibl. de l’Arsenal, ms. 3859-3865). Les Mémoires et relations de Monsieur de Sainctot sur le cérémonial et les événements de la cour de France (BnF, mss français 14117-14120 ; autres versions aux Arch. du Min. des Aff. étr., MD France 1827-1830, et à la bibl. du Musée Condé à Chantilly, mss 1193-1201) livrent des récits de cérémonies, ainsi que des synthèses correspondant à l’activité de Nicolas Sainctot comme maître des cérémonies (1655-1691) puis comme introducteur des ambassadeurs (1691-1709). De moindre ampleur, d’autres recueils compilés par Sainctot ou d’après ses écrits sont encore conservés à la BnF (Journal du sieur de Sainctot, introducteur des ambassadeurs, ms. français 6679 ; Cérémonies du règne de Louis XIV, ms. français 16633), aux Arch. nat. (K 577) ou aux Arch. du Ministère des Aff. étr. (MD France 1832-1834). Son fils Nicolas-Sixte Sainctot devait lui succéder comme introducteur des ambassadeurs de 1709 à 1716 : le manuscrit de son Journal est conservé à la bibliothèque du Musée Condé à Chantilly (ms. 1202-1207). 23 Deux plans extraits du recueil de Desgranges et indiquant l’emplacement des protagonistes à l’intérieur du sanctuaire versaillais, pour le mariage du duc de Chartres en 1692 et celui du duc de Berry en 1710, sont reproduits par A. Maral, La Chapelle royale…, op. cit., fig. 13 et 26 24 Arch. nat., O1 13, f° 344-345, « Lettres de retenue de maistre des cérémonies de la Chapelle du roy pour Nicolas Le Madre », au f° 344. 25 Ibid. Cette charge devait être supprimée en 1680, à la demande du grand maître des cérémonies de la Maison du roi. 22
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Archon, chapelain et sacristain de la Chapelle-Oratoire depuis 1681 26. À l’instar des recueils manuscrits des lazaristes, ces deux sources devaient probablement former un coutumier à l’usage de la Chapelle-Oratoire, la seconde d’entre elles documentant peut-être davantage le cérémonial versaillais. En relation évidente avec l’essor considérable donné par Louis XIV au corps de la Chapelle-Musique, l’autre grande section de la Chapelle du roi, une œuvre comparable de transcription, mais plus tardive, devait être entreprise. À cet égard, la source essentielle, récemment retrouvée, est le Cérémonial historique composé par l’abbé Chuperelle 27. Sous sa forme définitive en quatre gros volumes manuscrits d’une écriture semblable et d’une pagination continue, l’ouvrage peut être daté de 1732, date d’entrée en fonction du dédicataire, l’évêque de Rennes Louis-Guy Guérapin de Vauréal, comme maître de la Chapelle-Musique. Mais le texte même de la dédicace signale qu’il s’agit de l’aboutissement d’un travail entrepris quarante ans auparavant, avec l’approbation initiale de l’archevêque de Reims (maître de la Chapelle-Musique entre 1665 et 1710), et achevé avant 1715, à l’exception du quatrième volume et des corrections et ajouts apportés aux trois premiers jusqu’en 1731. Suivant l’exemple du modèle méthodologique de Du Peyrat, Chuperelle consacre son premier volume à un panorama historique, de Clovis à Louis XV, et souligne que ce dernier « laissa toutes les cérémonies de l’autel telles qu’elles s’estoient observées pendant le règne de Louis XIV 28 ». Le volume suivant s’apparente plutôt à un coutumier, dont la première partie est constituée d’observations générales, essentiellement d’ordre institutionnel, destinées au maître de la Chapelle-Musique, suivies d’une série d’« observations particulières », en vingt-neuf chapitres qui rappellent au maître tous les détails cérémoniels relatifs aux principales fêtes liturgiques, décrites selon l’ordre de l’année civile, de la Circoncision à Noël, ou à des
Cette source est mentionnée par les Mémoires de Breteuil (Bibl. de l’Arsenal, ms. 3861, p. 187). L’abbé Louis Archon devait toutefois publier une Histoire de la Chapelle des rois de France, première partie, contenant l’histoire de la Chapelle des rois de la première et de la seconde race, Paris, 1704, suivie du volume de l’Histoire ecclesiastique de la Chapelle des rois de France, tome second, contenant l’histoire ecclésiastique de la Chapelle des rois de la troisième race, jusques à celle de Louis le Grand, avec une suite des grands aumosniers, premiers aumosniers, confesseurs et principaux officiers de la Chapelle, où l’on rapporte aussi les bulles des papes et les privileges accordez par nos rois à leurs ecclésiastiques, Paris, 1711. Dans l’avertissement de ce dernier volume, il en annonçait un troisième, qui ne fut jamais publié et dont aucune trace n’est repérée à ce jour, consacré au règne de Louis XIV, au problème de l’exemption canonique de la Chapelle et au cérémonial. 27 Arch. dép. de la Seine-Maritime, 28 F 45-48. Cette source majeure était considérée comme introuvable par Marcelle Benoît (Versailles et les musiciens du roi, 1661-1733. Étude institutionnelle et sociale, Paris, 1971, p. 193). Elle a été découverte par Jean-Marc Baffert (« L’orgue de la chapelle du château de Versailles : glanes et images (1710-1937) », L’Orgue francophone, n° 22/23, décembre 1997, p. 4-37, aux p. 27-30). Provenant du grand séminaire de Rouen, où ils ont été saisis en 1907, les quatre volumes manuscrits du Cérémonial historique avaient probablement été donnés par le cardinal de Croÿ-Solre, archevêque de Rouen entre 1823 et 1844, grand aumônier du roi entre 1821 et 1830. 28 Arch. dép. de la Seine-Maritime, 28 F 45, p. 516. Ce premier volume, entrepris dans les années 1690, porte le titre suivant : abbé Jérôme Chuperelle, Cérémonial historique. Premier volume, contenant ce qui s’est passé de remarquable dans les Chapelles de nos roys chrétiens depuis la conversion de Clovis jusqu’à Louis XV, qui fait aujourd’hui le bonheur de la France, et des changemens qui se sont faits par la succession des tems dans leurs Chapelles pendant leurs règnes, soit dans les noms qu’on donnoit aux premiers officiers ecclésiastiques, soit dans leurs fonctions, soit enfin dans les cérémonies de l’autel, dans le plain-chant et dans la musique. 26
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événements extraordinaires présentés par types (mariage, victoire militaire, sacre, cérémonies funèbres, cérémonies des ordres de chevalerie) 29. Traitant des grandes fêtes de l’année, et spécialement de celles de l’ordre du Saint-Esprit (Circoncision, Chandeleur et Pentecôte), le troisième volume est à l’usage des chapelains et clercs de chapelle, chargés d’officier aux messes et aux vêpres, mais aussi de veiller au respect du cérémonial lorsqu’un prélat extérieur à la Chapelle du roi devait célébrer à l’autel 30. Conçu vraiment comme un manuel liturgique, ce volume contient plusieurs chapitres où les gestes à accomplir sont décrits selon les fonctions occupées par les officiers à qui il est destiné : diacre, sous-diacre, prêtre assistant, porte-mitre, porte-crosse, porte-bougeoir, etc. Figurent aussi des indications concernant les chantres ecclésiastiques qui font partie de la Musique de la Chapelle, eux aussi requis pour ces cérémonies solennelles et chantées. Bien que traitant, en raison de la date à laquelle il a été composé, de « tout ce qui se passe dans la Chapelle des roys mineurs, depuis le premier jour de l’année jusqu’au dernier », le quatrième volume contient de nombreuses indications se rapportant au règne de Louis XIV 31. Comme la seconde partie du deuxième volume, mais à l’usage des chapelains, des clercs de chapelle, des chantres de la Musique et de l’organiste, les particularités des principales fêtes de l’année y sont énumérées, avec des précisions relatives aux Tuileries. Avec ses mille deux cent quatre-vingt quatorze pages, le Cérémonial historique est donc une source de premier ordre pour connaître les usages de la ChapelleMusique. Aumônier de la Maison du roi en 1698, chantre ordinaire de la Musique de la Chapelle en 1702, l’abbé Jérôme Chuperelle devait occuper enfin une charge de chantre et chapelain de la Musique à partir de 1714 32. C’est dire si cet observateur attentif a eu le loisir d’analyser les ressorts de la nébuleuse institutionnelle dans laquelle il a fait toute sa carrière. Ce précieux témoignage mérite pleinement une édition critique, ce qui apporterait sans aucun doute une lumière essentielle sur les pratiques cérémonielles de l’Ancien Régime considérées dans leur ensemble. À titre d’exemple, parmi les pratiques de la Chapelle royale qu’il prend soin de consigner, il précise que les cérémonies qui s’y déroulaient « tenoient beaucoup des romaines
Ibid., 28 F 46, abbé Jérôme Chuperelle, Cérémonial historique, second volume, contenant tous les ordres que Nos Seigneurs les grands maistres ont à demander ou à Monsieur le Régent ou à Monsieur le gouverneur des roys mineurs, ou immédiatement de Leurs Majestés pendant toute leurs majorités, ainsi que ceux qu’ils ont à donner à Messieurs les chapelains et clercs de le Chapelle de Musique et à tous les laïques de la Musique de la Chapelle ; leurs devoirs et leurs fonctions pendant la minorité ou la majorité de nos roys. D’après la dédicace déjà citée, ce volume aurait été entrepris en 1700. 30 Ibid., 28 F 47, abbé Jérôme Chuperelle, Cérémonial historique, troisième volume, contenant tout ce que Messieurs les chapelains et clercs de la Chapelle de Musique sont obligés de faire à l’austel aux grandes festes de l’année, aux mariages de nos roys, et ce que les musiciens de la Musique de la Chapelle y doivent chanter dans leur tribune, ainsi qu’aux promotions de Nos Seigneurs les commandeurs et chevalliers de l’ordre du Saint-Esprit que font nos roys quand Leurs Majestez sont majeures. La dédicace citée plus haut signale que ce volume a été entrepris au temps où le cardinal de Polignac occupait la charge de maître de la Chapelle-Musique (1713-1716). 31 Ibid., 28 F 48, abbé Jérôme Chuperelle, Cérémonial historique, quatrième et dernier volume, contenant tout ce qui se passe dans la Chapelle des roys mineurs, depuis le premier jour de l’année jusqu’au dernier, et les cérémonies qui se doivent observer après leur mort, et celle des reines, des dauphins, des enfants de France, des frères et sœurs de nos roys, tant dans leurs chapelles qu’à l’abbaye de Saint-Denis. 32 Arch. nat., O1 42, f° 245, O1 46, f° 105v°, et O1 58, f° 246. 29
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et un peu des parisiennes 33 ». Cette indication, pour brève qu’elle soit, contribue à expliquer, entre autres, l’usage de bénir treize pièces d’or après l’échange des consentements lors des mariages célébrés à la chapelle du château : dans un de ses comptes rendus, Sainctot ajoute même, à propos du mariage de Mademoiselle de Valois avec le duc de Savoie en 1684, que cette dot symbolique était remise en silence par l’époux à sa femme, contrairement aux rubriques parisiennes 34. C’est aussi la Chapelle-Musique qui est concernée par l’Office du premier clerc de chapelle, texte anonyme de vingt-trois pages vraisemblablement écrit à la fin du xviie siècle ou au début du xviiie siècle 35. Dans le style d’un coutumier, avec des notations brèves et concrètes, des précisions sont apportées relativement aux grandes fêtes d’une partie de l’année seulement, de la Circoncision à la Pentecôte, c’est-à-dire pendant le semestre que durait le service de l’officier en question. Ainsi, à l’ombre du Cérémonial historique, de petits manuels personnels pouvaient être rédigés dans une perspective utilitaire par des officiers soucieux de consigner les détails des gestes à accomplir dans le cadre de l’exercice de leur charge. Pour isolé et partiel qu’il soit, ce témoignage apporte une indication supplémentaire sur le genre de sources susceptibles de documenter le cérémonial en vigueur à la chapelle royale de Versailles. Dans le domaine du plain-chant, une série de cinq volumes forment l’Officium quod in sacello regis festis solemnibus cantatur 36. Copié par André Danican Philidor entre 1701 et 1703, ce recueil correspond en fait à un graduel-antiphonaire à l’usage de la Musique de la Chapelle, où figurent les messes et les offices qui devaient être chantés lors des grandes fêtes. Reliés aux armes de France, ces « grands livres », ainsi que les désigne le Cérémonial historique, étaient utilisés à la tribune par les chantres de la Musique 37. Au regard du Arch. dép. de la Seine-Maritime, 28 F 45, p. 516 Recueil de cérémonies formé d’après le Journal de Sainctot, BnF, ms. français 16663, fol. 340. C’est en effet dans le rituel parisien que l’on trouve la description de cet usage, qui ne devait pas être accompli en silence : « Postea parochus nummum vel nummos sumens dabit sponso qui deponet in manum dexteram sponsae jubebitque sponsum verbo sequi haec quae proferet : N., je vous doue du douaire dont il a esté convenu entre vos parens et les miens, duquel ces deniers sont la marque et la représentation. Post, annulum benedictum sacerdos sponso tradet » (Rituale Parisiense ad Romani formam expressum, authoritate […] Joannis Francisci de Gondy Parisiensis archiepiscopi editum, Paris, 1654, p. 326). Cet usage était antérieur à la réforme de l’archevêque Jean-François de Gondy, comme l’atteste une édition du rituel parisien du début du xviie siècle (Sacerdotale vulgo manuale seu agenda paroecorum et sacerdotum […] authoritate […] Henrici de Gondy Parisiensis episcopi […] auctum et recognitum, Paris, 1615, p. 48-49). On le retrouve mentionné dans l’édition faite sous les auspices du cardinal de Noailles (Rituale Parisiense auctoritate illustrissimi ac reverendissimi in Christo patris D.D. Ludovici Antonii de Noailles […] editum, Paris, 1697, p. 380). 35 Bibl. Mazarine, 35277, pièce n° 18. 36 BnF, mss nouv. acq. lat. 2512-2516. Antérieure de dix années et probablement préparatoire, une première série de cinq volumes comporte de nombreuses corrections : elle est conservée à la bibl. mun. de Versailles (ms. mus. 278-282 ; voir Denis Herlin, Catalogue du fonds musical de la Bibliothèque de Versailles, Paris, 1995, p. 607-615). Se rattachant à la série de 1701, deux volumes supplémentaires, correspondant à la Semaine sainte et à la fête de Pâques, sont datés de 1756 (BnF, nouv. acq. lat. 2518-2519) : peut-être ont-ils remplacé des volumes antérieurs, devenus trop vétustes. 37 Arch. dép. de la Seine-Maritime, 28 F 46, p. 538-539. Chuperelle fait aussi mention des « petits livres » contenant les « parties séparées », c’est-à-dire propres à une seule fête. 33 34
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Graduale et antiphonale des lazaristes, la notation musicale du recueil de Philidor présente de nombreuses variantes, dont quelques-unes, de manière significative, sont à mettre en rapport avec la tradition parisienne de plain-chant 38. Comme on l’a noté pour le recueil des lazaristes, il n’est pas tenu compte de l’hymnaire d’Urbain VIII. Si le grand motet a été amplement abordé en tant que genre musical, c’est-à-dire selon une approche avant tout musicologique, on doit déplorer encore aujourd’hui l’absence d’une étude systématique et complète des sources matérielles, témoignages irréfutables du répertoire versaillais 39. Comme l’indique l’avant-propos de Pierre Perrin pour ses Cantica pro capella regis latine composita et gallicis versibus reddita, les motets étaient en général exécutés pendant la messe basse du roi. Imprimés en deux formats distincts, les Livres du roi permettent du reste de connaître, avec une relative précision, les textes des motets et les noms de leurs compositeurs pour chaque trimestre 40. On le sait par les sources, le motet pouvait aussi remplacer tel psaume des vêpres ou encore le Benedictus des laudes des trois jours saints 41. D’un intérêt artistique évident, les motets versaillais correspondent probablement aux usages les mieux connus de la Chapelle royale et ils ont fait l’objet, pour certains d’entre eux, de restitutions musicales 42.
C. Davy-Rigaux, op. cit., p. 231-234. En outre, des annotations fautives, portées à la mine de plomb sur l’un de ces grands livres (ms. nouv. acq. lat. 2515, au fol. 4v : « in festo sanctorum omniom »), attestent la manière dite gallicane de prononcer le latin. 39 Pour un aperçu de la question, voir A. Maral, La Chapelle royale…, op. cit., p. 184-186 (avec renvois bibliographiques). En éditant partiellement un source tardive, l’« Inventaire général des effets existans à la bibliothèque Musique à Versailles, fin de Xbre 1765 » (arch. nat., O1 3245), André Tessier a indiqué, dans certains cas, la localisation actuelle des partitions de musique religieuse alors conservées par la bibliothèque du roi, qui correspondent aux n° 642 à 801 (Revue de musicologie, t. XII, n° 38, mai 1931, p. 106-117, et n° 39, août 1931, p. 172-189, aux p. 181-185). Le fonds remontant au règne de Louis XIV avait déjà été amputé d’au moins treize volumes, vendus en 1729 dans le cadre d’une loterie (« Catalogue général de tous les vieux ballets du roy et opéras, tant de M. de Lully que de plusieurs autres compositeurs modernes, qui ont été représentez sous le règne de Louis 14 et de Louis 15, tant à la cour qu’à Paris, par la Musique du roy et celle de l’Académie royale, copié et mis en partition par M. Philidor, ordinaire de la Musique du roy et garde des livres de musique de Sa Majesté, fait à Dreux, l’an 1729 », Avignon, bibl. Ceccano, ms. 1201, f° 25v°-32v°), sans compter les inévitables pertes liées à l’usure des manuscrits. Dans son étude sur le Quare fremuerunt gentes de Lully, exécuté à Versailles en 1685, John Hajdu Heyer se livre à une analyse des sources tout à fait convaincante et propose ce faisant une véritable méthode, qui s’appuie entre autres sur l’étude des filigranes (« The sources of Lully’s grands motets », Jean-Baptiste Lully and the music of the French baroque : essays in honor of James R. Anthony, edited by John Hajdu Heyer, Cambridge, 1989, p. 81-98). De même, en publiant son Catalogue du fonds musical de la bibliothèque de Versailles, D. Herlin a dressé une liste complète des marques de provenance et donné une illustration de l’écriture de chacun des copistes recensés au service de Fossard et de Philidor (Catalogue…, op. cit., p. LIX-LXI et XCIX-CXIX). 40 Voir A. Maral, La Chapelle royale…, op. cit., p. 187. Une liste récapitulative de ces livrets est donnée par Laurent Guillo, Pierre I Ballard et Robert III Ballard, imprimeurs du roy pour la musique (1599-1673), Sprimont, 2003, vol. I, p. 115-116. 41 J. Chuperelle, Cérémonial historique, second volume…, op. cit. p. 684-685, et Office du premier clerc de chapelle, bibl. Mazarine, 35277, pièce n° 18. 42 Dans son étude sur les psaumes en tant que support littéraire du motet, Jean-Paul Montagnier a dressé une recension aussi complète que possible des motets composés sous l’Ancien Régime, tant par les musiciens au service du roi que par d’autres compositeurs (« Chanter Dieu en la Chapelle royale : le grand motet et ses supports littéraires », Revue de musicologie, n° 86/2, 2000, p. 217-263). 38
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Les sources que constituent les recueils de motets apportent également quelques données supplémentaires relatives au cérémonial, inattendues parfois. Ainsi, une partition autographe du Te Deum de Lalande, copiée après 1715, porte de nombreuses corrections, coupures et changements, de manière à ce que l’exécution de la pièce n’excède pas une bonne demi-heure, « le feu roy ayant voulu qu’il ne dura guères plus que la messe ordinaire 43 ». Ou encore, au sein d’un recueil de motets en dix-sept volumes datant de 1704, la Messe à deux chœurs d’Henry Desmarest a été transcrite par un copiste qui a indiqué quelques noms de chanteurs et d’instrumentistes appartenant à la Musique de la Chapelle ou y étant associés, ce qui permet de supposer que cette messe a été chantée à la Chapelle, et dans un cadre liturgique 44.
Sources complémentaires En dehors de ces deux grands types de sources, elles-mêmes, on l’a dit, émanées plus ou moins directement des deux institutions distinctes en charge de la desserte de la chapelle royale de Versailles, d’autres documents sont à même de fournir des renseignements sur le cérémonial. Ils ont en commun de ne pas être issus d’un cadre institutionnel lié à la Chapelle et de délivrer des informations de caractère toujours fragmentaire, des notations qu’il faut aller débusquer dans un contexte qui ne traite pas de la Chapelle ou du cérémonial de cour. La chapelle accueillait régulièrement des ecclésiastiques étrangers à la Maison du roi, notamment lors des fêtes de l’ordre du Saint-Esprit, où les prélats commandeurs de l’ordre étaient appelés à célébrer la messe en présence du roi. C’est probablement afin d’instruire ces intervenants extérieurs qu’un développement sur les « cérémonies qui se font chez le roy dans la chapelle de Versailles » figure dans un recueil publié en 1701 par un chanoine de Saint-Brieuc à l’usage des aumôniers des évêques 45. En fait, les usages qui y sont consignés concernent surtout le prélat célébrant, et l’accent est mis, précisément, sur les particularités versaillaises. Ainsi, c’est dès que le roi fait son entrée dans la Chapelle que le prélat doit quitter la sacristie pour chanter la messe. Après s’être incliné devant l’autel, « il prend l’aspersoir, s’approche et se tourne vers le roy et, lui ayant fait une inclination lente des épaules et de la tête en le regardant d’abord d’une manière assurée, avec une contenance mêlée de modestie et de gravité, lui présente l’aspersoir. Le roy prend de l’eau bénite et ensuite le prélat asperse les princes, puis, ayant fait une seconde inclination au roy, s’en retourne au bas de l’autel où, étant au milieu, il quitte sa crosse et sa mitre ». Après ces
BnF, Musique, H 400D. BnF, Musique, Rés. F 1681-1682, Motets de Monsieur Desmarets, pensionnaire ordinaire de la Musique du roy, chantez à la Chapelle de Sa Majesté, recueil réalisé par Philidor pour le comte de Toulouse. Sur cette collection et sur l’intérêt qu’elle représente pour documenter les sources et les usages versaillais, voir Catherine Massip, « La collection musicale Toulouse-Philidor à la Bibliothèque nationale », Fontes artis musicae, vol. 30/4, octobredécembre 1983, p. 184-207. 45 Guillaume Allain, Devoirs et fonctions des aumosniers des évesques, Paris, 1701, p. 14-17 de la seconde partie. 43 44
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indications qui, on le devine, ne figurent pas sous une forme aussi précise dans les textes à l’usage des ecclésiastiques accoutumés à servir quotidiennement le roi, d’autres particularités sont consignées : au moment de l’offertoire, une fois que le prélat célébrant est revenu s’asseoir, « le roy vient se mettre un genoux aux pieds du prélat, qui lui présente la main ; le roy baise l’anneau et le prélat fait aussitôt une bénédiction sur le roy. Ensuite de cela, le prélat quitte sa mitre, se lève et fait l’offrande, les encensemens et le Lavabo à la manière accoutumée. Le diacre, ayant encensé le prélat, descend et vient devant le roy, lui fait une inclination profonde et l’encense à l’ordinaire. Il fait une seconde inclination profonde au roy et s’en retourne à l’autel […]. Lorsque le prélat est prêt de donner la bénédiction solennelle de la fin de la messe, et qu’il en est à ces mots : Omnipotens Deus, il se tourne vers le roy et lui fait une inclination des épaules et de la tête avant que de donner la bénédiction. L’Évangile de saint Jean étant dit, le prélat descend au bas de l’autel, où, après avoir fait une génuflection, il prend sa mitre et sa crosse, reçoit des mains du diacre la bourse et le corporal par-dessus, qu’il va présenter au roy à baiser, en faisant devant et après une inclination des épaules et de la tête de la même manière assurée, comme en présentant l’aspersoir ». C’est au détour d’une Semaine sainte, un livre comportant le texte des messes et des offices entre le dimanche des Rameaux et celui de Quasimodo, que l’on trouve la description précise de la cérémonie de la Cène royale du Jeudi saint, encore désigné comme « Jeudy absolu » 46. Les détails fournis complètent avantageusement les données qui figurent dans le recueil de Du Peyrat, comme par exemple le texte complet des cinq oraisons prononcées par l’évêque entre le chant du Miserere et la formule d’absolution générale. Parmi les périodiques du temps, deux publications mentionnent régulièrement la Chapelle et ses cérémonies 47. Un véritable calendrier cérémoniel de la cour pourrait être dressé à partir des indications répétées de semaine en semaine par la Gazette de France. Même si les comptes rendus ne sont guère détaillés, ils ont le mérite de signaler toutes les grandes fêtes et toutes les cérémonies de quelque importance, ne serait-ce que la communion du roi, en indiquant les noms et qualités des intervenants. Les récits publiés par le Mercure galant sont moins fréquents, mais plus circonstanciés. Pour l’année 1685 par exemple, on trouve un développement, dans la parution d’avril, sur les dévotions du roi et de la famille royale à l’occasion de la Semaine sainte, ainsi qu’une relation complète du mariage du duc de Bourbon, publiée en août 48. D’une périodicité beaucoup plus rare, l’État de la France renseigne avant tout sur les titulaires des diverses charges de la Maison du roi. Au fil des années cependant, les éditions se sont étoffées, sous la probable impulsion de Nicolas Besongne, clerc de la Chapelle-Oratoire, chargé d’en assumer la rédaction à partir de 1661, puis de son neveu Louis Trabouillet, chapelain de la Chapelle-Oratoire, qui devait prendre
L’Office de la Semaine sainte, corrigé de nouveau par le commandement du roy conformément au bréviaire et missel de notre saint père le pape Urbain VIII, Paris, 1664 ; p. 161-167. L’exemplaire consulté est relié au chiffre de Louis XIV (BnF, Rés. B 12461). 47 Un dépouillement de ces périodiques a été réalisé, pour chaque année, par Joseph-Adrien Le Roi, Catalogue des livres de la Bibliothèque relatifs à l’histoire de la ville, Versailles, 1875, p. 10-16 (Gazette de France) et 91-98 (Mercure galant). 48 Mercure galant, avril 1685, p. 273-278, et août 1685, p. 242-251. 46
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la relève en 1699 49. Ainsi, tandis que seulement cinq pages sont consacrées à la Chapelle du roi dans l’édition de 1661, on trouve pas moins de trente-cinq pages sur le même sujet dans celle de 1712, la dernière du règne de Louis XIV 50. Assurée par le frère Ange de SainteRosalie, l’édition de 1722 est la première à signaler, à propos des chapelains de la ChapelleOratoire, que c’est huit ou neuf ans après sa majorité, c’est-à-dire vers 1660, que Louis XIV décida de suivre chaque jour, y compris la plupart des dimanches et fêtes, une messe basse dite par ses officiers, les messes chantées par les chapelains de la Chapelle-Musique n’étant alors plus célébrées qu’aux jours solennels 51. Les trois principaux chroniqueurs du règne de Louis XIV, le marquis de Sourches (à partir de 1682), le marquis de Dangeau (à partir de 1684) et le duc de Saint-Simon (à partir de 1692), ont inévitablement écrit sur la Chapelle à de nombreuses reprises dans leurs journaux et mémoires longtemps restés inédits 52. Au prix d’un dépouillement systématique, ces sources de première main livrent un grand nombre de renseignements d’ordre cérémoniel, d’autant que leurs rédacteurs participaient pleinement de la société de cour et de ses codes si complexes de préséances. Pour alimenter son travail d’écriture, Saint-Simon a même constitué d’importants dossiers sur les cérémonies et les préséances, dans lesquels il puisait les références nécessaires autour de l’événement qu’il comptait retracer 53. C’est pourtant le duc de Luynes, chroniqueur de la cour de Louis XV, qui devait laisser les pages les plus fouillées sur les cérémonies à la chapelle 54. Là encore, même si son témoignage est plus
Un recueil manuscrit de l’abbé Besongne, contenant des notes sur le cérémonial de cour, probablement préparatoire à la publication de l’État de la France, est conservé à la BnF, ms. français 22714. Les renseignements concernant la musique contenus dans les éditions successives de l’État de la France ont été édités dans Recherches sur la musique française classique, XXX, 1999-2000 (2003), et forment un recueil intitulé États de la France (1644-1789). La Musique : les institutions et les hommes. 50 L’Estat de la France, Paris, 1661, p. 185-189 ; L’État de la France, Paris, 1712, t. Ier, p. 15-50. 51 L’État de la France, t. Ier, Paris, 1722, p. 137 ; à la p. 146, l’usage de ne plus chanter les vêpres à la Chapelle du roi qu’aux jours solennels est dit remonter aux alentours de l’année 1669. 52 Louis-François Du Bouchet, marquis de Sourches, Mémoires du marquis de Sourches, J. de Cosnac et É. Pontal (éd.), Paris, 1882-1912, 14 vol. ; Philippe de Courcillon, marquis de Dangeau, Journal du marquis de Dangeau, publié par E. Soulié, L. Dussieux, Ph. de Chennevières, P. Mantz et A. de Montaiglon (éds), avec les Additions inédites du duc de Saint-Simon, F.-S. Feuillet de Conches (éd.), Paris, 1854-1860, 19 vol. (dont un vol. d’index) ; Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, Mémoires du duc de Saint-Simon, A.-M. de Boislisle (éd.), avec la collaboration de L. Lecestre (à partir du vol. XV) et de J.-M. de Boislisle (à partir du vol. XXI), Paris, 1879-1930, 43 vol. (dont deux vol. d’index). Même si elles sont beaucoup plus rares, il faut signaler aussi les notations concernant le cérémonial à la Chapelle royale de Versailles qui se trouvent dans d’autres chroniques, comme par exemple celle de l’abbé François-Timoléon de Choisy, Mémoires pour servir à l’histoire de Louis XIV, J. Mongrédien (éd.), Paris, 1983, la correspondance (en grande partie restée inédite) d’Élisabeth-Charlotte de Bavière, duchesse d’Orléans, dite Madame Palatine, Lettres de la princesse Palatine (1672-1722), publiées par Olivier Amiel, Paris, 1985, ou encore chez Jean-Baptiste Colbert, marquis de Torcy, Journal inédit de Jean-Baptiste Colbert, marquis de Torcy, ministre et secrétaire d’État des Affaires étrangères pendant les années 1709, 1710 et 1711, F. Masson (éd.), Paris, 1884. 53 Arch. du Min. des Aff. étr., MD France 159-196. Certains écrits ont été édités dans les Grimoires de Saint-Simon, nouveaux inédits établis, présentés et annotés par Yves Coirault, Paris, 1975. 54 Charles-Philippe d’Albert, duc de Luynes, Mémoires sur la cour de Louis XV (1735-1758), L. Dussieux et E. Soulié (éd.), Paris, 1860-1865, 17 vol. (dont un vol. d’index). 49
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récent, les multiples renvois au règne précédent doivent être soigneusement relevés pour compléter nos connaissances sur le cérémonial de la chapelle royale de Versailles. Précieux aussi à bien des égards, les documents figurés constituent un ensemble relativement homogène. Les vues de la chapelle fournissent des renseignements sur un mobilier qui n’existe plus aujourd’hui et dont la fonction est étroitement liée au cérémonial. Ainsi, le « Plan du rez-de-chaussée de la chapelle du château royal de Versailles », gravure de Pierre Ier Le Pautre publiée dans le recueil de Gilles Demortain, indique deux rangées de stalles, à l’usage des lazaristes, ainsi que l’emplacement du prie-Dieu royal au milieu du chœur liturgique 55. Pour la plupart publiées dans l’Almanach, les représentations des cérémonies importantes qui se sont déroulées à la chapelle de Versailles sont certes parfois plus fantaisistes du point de vue de la topographie, mais elles montrent toutes des détails qui recoupent, complètent ou précisent les données textuelles. À titre d’exemple, la célèbre gravure d’après le dessin, lui aussi conservé, de Sébastien Leclerc, offre une vision synthétique des cérémonies de l’ordre du Saint-Esprit des 1er janvier et 2 février 1689, les plus importantes du règne en raison du nombre de chevaliers créés à cette double promotion : sous un dais placé à l’entrée du sanctuaire, du côté de l’évangile, le roi reçoit le serment de quatre nouveaux chevaliers, agenouillés devant lui 56. Cet inventaire des sources susceptibles d’apporter des informations sur les règles et usages cérémoniels de la chapelle royale de Versailles ne serait pas complet sans la mention de ces documents les plus divers qui ne se laissent découvrir que dans le cadre d’une recherche patiente et qui, chacun à leur manière, ajoutent une pierre nouvelle à un édifice bien plus complexe qu’il n’y paraît. Pour ces sources qui ne répondent à aucune typologie, il est impossible de déterminer une liste de manière définitive, le hasard des investigations pouvant encore permettre d’heureuses trouvailles. Quelques exemples seulement sont en mesure de donner une idée du caractère épars et de la diversité de ces sources. Ainsi, c’est dans le Catalogue de sa bibliothèque de musique que Sébastien de Brossard indique, de manière incidente, que la messe composée par François Cosset ad imitationem moduli Gaudeamus est pratiquement la seule à être chantée à la Chapelle du roi 57. L’existence d’un exemplaire d’une version imprimée de cette messe, chez Christophe Ballard en 1676, et provenant de la bibliothèque de la Musique du roi confirme cette remarque de Brossard et permet enfin de connaître une vraie « messe royale » 58. Dans un autre domaine, celui des
Gilles Demortain, Les plans, profils et élévations des ville et château de Versailles, avec les bosquets et fontaines tels qu’ils sont à présent, levez sur les lieux, dessinez et gravez en 1714 et 1715, Paris, Demortain, planche 2. Gravure reproduite par Alexandre Maral, « Le mobilier de la chapelle royale de Versailles en 1715 », Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français, 1998 (1999), p. 69-104, à la p. 74. 56 Dessin préparatoire de Sébastien Leclerc (BnF, Estampes, coll. Destailleurs, n° 474) et gravure publiée dans l’Almanach pour l’an de grâce MDCLXXXX (sous le titre « La création des chevaliers de l’ordre du Saint-Esprit par le roi dans la Chapelle de Versailles les 1er janvier et 2 février 1689 ») reproduits par Alfred et Jeanne Marie, Mansart à Versailles, Paris, 1972, vol. II, p. 513 et 515. 57 Yolande de Brossard, La collection Sébastien de Brossard (1655-1730). Catalogue, Paris, 1994, p. 88, n° 158, à propos d’une autre messe de Cosset. 58 François Cosset, Missa quinque vocibus ad imitationem moduli Gaudeamus omnes, Paris, 1676, bibl. mun. de Versailles, M.S.A. 2, in-f. 55
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documents comptables, les registres des services de l’Argenterie, Menus-Plaisirs et Affaires de la Chambre du roi détaillent les sommes employées pour les processions de la Chandeleur et de la Fête-Dieu et de son jour octave, ou petite Fête-Dieu, ainsi que pour les cérémonies des Jeudi et Vendredi saints 59. Il est ainsi possible de connaître avec précision, année par année, le nombre de cierges, de flambeaux et d’écussons utilisés et, par recoupement, celui des intervenants des différents cortèges. Un de ces registres, celui de l’année 1714, contient un paiement au claveciniste Jean-Baptiste Danglebert pour sa présence aux offices des ténèbres de la Semaine sainte à Versailles, ainsi que pour le transport de son instrument 60 : c’est, à vrai dire, la seule indication explicite de la présence de cet instrument à la chapelle royale, dans un temps liturgique interdisant l’usage de l’orgue. Enfin, le journal et les inventaires successifs dressés par le Garde-Meuble donnent le détail des ornements, linges liturgiques et pièces d’orfèvrerie affectés à la chapelle du château de Versailles : encore une source précieuse, bien que secondaire, pour pleinement mesurer l’importance de certains aspects matériels du cérémonial versaillais 61. En définitive, seules quelques prescriptions contenues dans des lettres patentes et un recueil de plain-chant constituent les sources vraiment contemporaines du règne de Louis XIV, et dont le lien avec la chapelle royale du château de Versailles ne fait aucun doute, qui soient en mesure de documenter le cérémonial des lazaristes. Pour connaître celui des officiers ecclésiastiques de la Maison du roi, les sources sont plus variées, et il faut rappeler ici le caractère tout à fait exceptionnel du Cérémonial historique de Chuperelle, mais aucune ne donne une vision d’ensemble, indispensable pour comprendre le fonctionnement d’une institution aussi complexe. Fondé sur le postulat, raisonnable du reste, du maintien des usages en matière liturgique et cérémonielle, le recours à des sources postérieures au règne de Louis XIV, et notamment aux Mémoires du duc de Luynes, si précises et tellement circonstanciées, permet, dans une certaine mesure, de combler quelques lacunes. Dans cet état des sources ainsi identifiées, recensées et rendues aujourd’hui disponibles, force est cependant de reconnaître une collection de membra disjecta, en rapport avec une institution abolie de longue date, qui ont pu échapper aux aléas d’une histoire quelque peu mouvementée 62. Souhaitons que leur recension suscite des investigations plus poussées, non
Arch. nat., O1 2820-2845, registres couvrant les années 1683-1716. Arch. nat. O1 2844, f° 50 ; source éditée par Marcelle Benoit, Musiques de cour. Chapelle, Chambre, Écurie. Recueil de documents, 1661-1733, Paris, 1971, p. 263. 61 Arch. nat., O1 3304-3308, Journal du Garde-Meuble, 1666-1715, et O1 3330-3333, Inventaire général des meubles de la Couronne, 1664-1705 (à compléter par O1 3334-3341, inventaire achevé en 1729). 62 Outre les disparitions déjà mentionnées, il faut évoquer ici les données fournies par les inventaires du GardeMeuble. Seulement deux missels d’autel sont consignés dans le chapitre des « Ornemens et linges de chapelle » de l’Inventaire général cité plus haut (Arch. nat., O1 3333, f° 160 et 160v°). Rédigée en 1717, mais plus complète, la suite de cet inventaire mentionne « un grand livre des évangiles de velin, écrit à la main, couvert de riche broderie or et argent, enrichy au milieu des armes du roy de même broderie », « onze missels romains couverts de maroquin rouge, ornés des armes et chiffres du roy », un missel parisien, un épistolier, un évangéliaire, sept missels des défunts, « un rituel parisien in-4°, relié en maroquin rouge, orné d’une campanne et des armes du roy, le tout doré, pour servir aux prélats », un autre rituel parisien, six bréviaires romains, un grand diurnal, douze processionnaux romains, quatre-vingt dix-sept offices de saint Louis, quatre-vingt-sept messes de saint Louis (ibid., O1 3337, f° 62-63, n° 149-165). Tous ces ouvrages, conservés dans la sacristie de la chapelle, sont en59 60
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seulement pour compléter un domaine qui reste, malgré tout, gravement lacunaire, mais aussi pour documenter l’institution jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, voire jusqu’à son abolition définitive au xixe siècle. Souhaitons aussi que l’intérêt nouveau accordé aux pratiques cérémonielles, liturgiques et musicales puisse s’accompagner d’une politique d’édition de sources, dont celles qui concernent la Chapelle royale constituent, à n’en pas douter, un terrain qui se prête aux analyses et aux comparaisons de toutes sortes. Alexandre Maral Conservateur au château de Versailles
core signalés dans l’inventaire des meubles du château de Versailles en 1740 (ibid., O1 3453, f° 86v°-87) et dans l’inventaire de 1751 (ibid., O1 3454, p. 475-477). On en retrouve certains dans l’Inventaire des meubles du GardeMeuble de la Couronne existans à Versailles en 1776 (ibid., O1 3457, p. 380-381), puis dans l’Inventaire des meubles des grands appartements et Chapelle du château de Versailles fait en août 1788 (ibid., O1 3476, dossier 3). Dressé pour la période s’étendant entre le 1er et le 9 prairial de l’an II (20-28 mai 1794), le procès-verbal de la vente des objets mobiliers du château de Versailles mentionne quatre lots importants de livres d’église, attribués aux citoyens Bouchard et Huart, sans donner le détail des volumes (Arch. dép. des Yvelines, 2 Q 71, procès-verbal n° 28, f° 1-2, n° 14095, 14099, 14106 et 14113).
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Les cérémoniaux de Bayeux : des modèles pour une structure inscrite dans le temps 1 Dans la lignée des réformes liturgiques engagées par le concile de Trente (1545-1563), le pape Clément VIII entérina la publication du Caeremoniale episcoporum au sein duquel fut rassemblée et décrite avec minutie la plus grande partie des cérémonies de la messe et des offices. « Du commencement de la messe » aux « oraisons après la communion de la fin de la messe » en passant par « l’offertoire jusqu’au canon », chaque parole et geste de l’officiant et de ses assistants furent codifiés avec beaucoup de soin. L’objet de cet article est d’essayer de mettre en évidence l’influence des ouvrages de Louis du Molin — inspirés par le Caeremoniale episcoporum — sur la structure générale des cérémoniaux français. Cette brève étude repose sur une comparaison des structures générales de deux Cérémoniaux du diocèse de Bayeux, édités respectivement en 1677 et en 1819.
Le Cérémonial de Bayeux de 1677 Le premier cérémonial de Bayeux fut publié en 1677 sous l’épiscopat de François de Nesmond, évêque de Bayeux de 1659 à sa mort. Né à Paris, au sein d’une famille de magistrats, François de Nesmond (1629-1715) était le neveu, par sa mère, de Guillaume de Lamoignon, premier président au parlement de Paris. Il effectua ses études au collège de Clermont, au collège de Navarre, à la Sorbonne et entra au séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet. Nommé évêque de Bayeux en 1659, François de Nesmond fonda un séminaire en 1669 dont la direction fut confiée à Gilles Buhot. Mgr de Nesmond développa des conférences ecclésiastiques sur le modèle de celles créées par Vincent de Paul 2. Sur le plan liturgique, François de Nesmond fit publier un certain nombre d’ouvrages liturgiques : – le bréviaire en 1665 – l’antiphonaire en 1676
1 Je remercie Cécile Davy-Rigaux dont les conseils et la relecture de cet article m’ont permis de mener à bien cette recherche. 2 Abbé J. Laffetay, Histoire du diocèse de Bayeux, xviie et xviiie siècle, Bayeux, Imprimerie de A. Delarue, 1855, p. 2-3.
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– le Graduel, après 1676 (avec un Supplément qui indique comment on doit composer l’office de Bayeux avec le Graduel romain et comportant des pièces particulières du rite bayeusain). – le Rituel en 1687 (révision de celui de 1627) 3. Enfin, le Cérémonial pour l’Église et le diocèse de Bayeux de 1677 4 dont l’étude est l’objet de la première partie du présent article. Afin de mieux comprendre la genèse et la structure de ce Cérémonial, il est intéressant tout d’abord d’évoquer la Pratique des cérémonies de l’Eglise de Louis du Molin, chanoine de la cathédrale d’Arles 5. Publié pour la première fois en 1657, cet ouvrage fut réalisé à la demande de l’Assemblée du clergé de France en 1645. Sa rédaction demanda à son auteur douze années de travail au terme desquelles il reçut l’approbation de la même Assemblée en 1656. Au sein d’une des pièces liminaires, « Au lecteur », Louis du Molin justifiait ainsi la rédaction de son ouvrage : Jusqu’à présent nos cérémonies ont paru des énigmes, qui avaient besoin d’une longue interprétation, pour régler les différents sentiments que la diversité de leur observance faisait naître : je t’en présente le remède, sans embarras et sans apprêt de spéculation ou d’ornement de paroles, couché d’une manière simple en langue vulgaire pour être entendu de tous, m’étant bien gardé néanmoins de m’éloigner des règles du Cérémonial des évêques que je n’ai pas perdu de vue.
Et il poursuivait encore : Deux sortes de personnes sont obligées aux cérémonies de l’Église, celles qui sont dans les hautes et les premières dignités, et celles qui servent aux moindres églises et dans les villages. L’occupation des premiers ne leur permet pas de voir les livres qui leur donneraient une suffisante instruction sur ce sujet, et les derniers n’ont pas moyen d’en recouvrer. Je crois avoir pourvu à tous les deux en ce petit livre, épargnant le temps à ceux qui l’ont cher et les frais à ceux qui ne peuvent les porter, les uns et les autres trouvant leurs offices tout de suite et sans renvoi. Voilà le fond de mon petit ouvrage : quant à l’ordre je l’ai divisé en deux parties, dont la première comprend tous les offices ordinaires et arrivent plusieurs fois dans l’année : la seconde se réduit aux grandes solennités qui n’arrivent que rarement ou qu’une seule fois dans la même année 6.
Le passage « m’étant bien gardé néanmoins de m’éloigner des règles du Cérémonial des évêques que je n’ai pas perdu de vue » permet donc de comprendre par quel biais le cérémonial des évêques a pu avoir une certaine influence sur la rédaction des cérémoniaux locaux en France.
Ibid., p. 172-178. Cérémonial pour l’Église et le diocèse de Bayeux avec un recueil des Statuts et Ordonnances de Monseigneur l’Évêque de Bayeux et des cas réservés. Divisés en deux traités, Caen, J. Brard, 1677, xvi-287 p. (cf. [Bayeux 1677]). 5 Exemplaire consulté : [Du Molin Église 1667]. 6 Ibid., p. [viii-ix]. 3 4
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Par ailleurs, dès 1639, Louis du Molin avait rédigé la Pratique des cérémonies de la sainte messe 7 qui fut par la suite enrichie des principaux offices des heures sous le titre de Pratique des cérémonies de la sainte messe, selon l’usage romain, des vêpres, matines et laudes 8. Au sein d’une des pièces liminaires de ce dernier ouvrage, Louis du Molin écrivait : J’ai dressé cette pratique de la messe, pour laquelle je n’ai eu d’autres guides que les rubriques du Missel romain et le Cérémonial des évêques que j’ai suivi ponctuellement et le R. P. Gavantus que je n’ai jamais perdu de vue en traçant cet abrégé.
La description minutieuse du déroulement de la messe et des offices que propose le chanoine d’Arles dans ses divers ouvrages serait donc une continuité et un approfondissement pédagogique des rubriques du missel. Présentant de très nombreuses similarités avec la Pratique des cérémonies de l’Eglise de 1657, la Pratique des cérémonies de la sainte messe, selon l’usage romain, ensemble des vêpres, matines et laudes (ici éd. de 1671) conserve des intitulés et une structure un peu différents, qui peuvent être comparés à ceux du Cérémonial de Bayeux. Dans le tableau suivant, j’ai comparé les parties concernant les messes, dans ces deux ouvrages : Tableau 1 [Du Molin Messe 1671]
[Bayeux 1677]
Pratique des cérémonies de la messe basse (p. 19-97)
Traité 1 : De la Messe basse (p. 1-31)
Ce que le Prêtre fait avant que de s’habiller [et en s’habillant] (art. i)
De ce que le prêtre fait avant que de s’habiller (chap. i) De ce qu’il doit observer en s’habillant (chap. ii)
De la sortie de la Sacristie, et de la manière d’entrer à l’Autel (art. ii)
Sortie de la Sacristie et entrée à l’Autel (chap. iii)
Du commencement de la Messe (art. iii)
Du commencement de la Messe (chap. iv)
De l’Introite, du Kyrie et du Gloria in excelsis (art. iv)
De l’Introit, Kyrie et Gloria in excelsis (chap. v)
Des Oraisons (art. v)
Des Oraisons (chap. vi)
De l’Epistre jusques à l’Offertoire (art. vi)
De l’Epître jusqu’à l’Offertoire (chap. vii)
De l’Offertoire jusqu’au Canon (art. vii)
De l’Offertoire jusqu’au Canon (chap. viii)
Du Canon de la Messe jusques à la Consécration (art. viii)
Du Canon de la Messe jusqu’à la Consécration (chap. ix)
Du Canon après la Consécration (art. ix)
Du Canon après la Consécration (chap. x)
Exemplaire consulté : [Du Molin Messe 1658]. Exemplaire consulté : [Du Molin Messe 1671].
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De l’Oraison Dominicale jusques après la Communion (art. x)
De l’Oraison Dominicale jusques après la Communion (chap. xi)
Des Oraisons après la Communion, et de la fin de la Messe (art. xi)
Des Oraisons après la Communion et fin de la Messe (chap. xii)
De la Messe des Morts (p. 98-104)
De la messe des morts, en quel jour etc. (chap. xiii)
Ce qu’il faut obmettre aux Messes pour les Morts
Ce qu’il faut obmettre aux Messes pour les Morts (chap. xiv)
De ce qu’il faut ajouter, le Sainct Sacrement étant exposé à l’autel auquel on célèbre la Messe (p. 104-110)
Ce qu’il faut adjoûter, le Saint Sacrement étant exposé à l’Autel auquel on célèbre la Messe (chap. xv)
De la Messe basse qui se dit en présence d’un Prélat dans son diocese (p. 110-112)
Ce qu’il faut adjoûter quand on célèbre en présence de Monseig. l’Évêque (chap. xvi)
De l’Office des deux Chapelains, servans l’Évêque à la Messe basse (p. 113-126) Des défauts qui peuvent arriver en la Célébration de la Messe (p. 139-172)
Des deffauts qui peuvent arriver en la célébration de la Messe (chap. xvii) Traité II : De l’office qui se fait au chœur (…)
De la Messe solennelle
De la Messe haute (chap. iii) [Introduction brève : ministres, préparatifs]
De l’Eau bénite Des Processions De l’Office du Maistre des Cérémonies De l’office du Thuriféraire De l’office des Acolytes De l’office du Soû-Diacre De l’office du Diacre De l’office du Célébrant De l’office du Prêtre assistant
De l’Eau bénîte Des Processions De l’Office du Maître des Cérémonies De l’office du Thuriféraire De l’office des Acolites De l’office du Sous-Diacre De l’office du Diacre De l’office du Prêtre De l’office du Prêtre assistant
Nous remarquons pour le Cérémonial de Bayeux une influence notoire de la Pratique des cérémonies de la sainte messe selon l’usage romain, ensemble des vêpres, matines et laudes de Louis du Molin sur les têtes de chapitres de la messe basse, de la messe basse des morts et de la messe solennelle. Mais pour autant les auteurs du Cérémonial de Bayeux ne se contentèrent pas de recopier l’ouvrage de du Molin. En effet, la Pratique des cérémonies de la sainte messe, selon l’usage romain, ensemble des vêpres, matines et laudes est divisée en trois parties. Les deux premières sont respectivement dévolues à la messe basse et à la messe solennelle et la troisième est consacrée aux offices des vêpres, des matines et des laudes. Cette division en trois parties semble correspondre en fait à une distinction entre les messes d’un côté et les offices de l’autre. 110
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Pour le Cérémonial de Bayeux, les rédacteurs ont adopté une division en deux parties : la « messe basse » et « l’office qui se fait au chœur » qui comprend les vêpres, les matines, les laudes, la messe haute et l’office de la Semaine sainte. Cette répartition en deux parties est probablement liée à l’utilisation des chapelles latérales ou du chœur de la cathédrale selon la nature des messes et des offices célébrés. D’autre part, on note l’ajout du « Recueil des statuts publiés par Monseigneur l’Illustrissime et Révérendissime Messire François De Nesmond, Évêque de Bayeux, de l’année 1662 et dans les synodes des années suivantes » (voir Tableau 3 infra). Enfin, la Pratique des cérémonies de la sainte messe selon l’usage romain, ensemble des vêpres, matines et laudes présente un déroulement des vêpres, des matines et des laudes selon la nature de l’église où ces offices sont célébrés, les cathédrales, les paroisses ou les collégiales ; tandis que le cérémonial de Bayeux propose une description des différents offices des vêpres, des matines et des laudes selon le degré de solennité des fêtes. Enfin, le cérémonial de Bayeux attache une importance particulière à la description de la Semaine sainte. Par ailleurs, les ouvrages de Louis du Molin ont servi aussi de modèle pour la rédaction du texte du cérémonial de Bayeux, ainsi que le montrent les exemples suivants : Tableau 2 [Du Molin Église 1667]
[Bayeux 1677]
De la Messe basse
De la Messe basse
Chap. 1. De ce que le prêtre fait avant que de s’habiller (p. 435-436) 1. Le prêtre qui veut célébrer la messe, doit avoir dit pour le moins Matines et Laudes et avoir employé quelque temps à l’Oraison. 2. S’il se doit confesser, il le doit faire avant que de prendre les ornemens Sacerdotaux. 3. Il doit dire les préparations de la Messe, si sa commodité le lui permet. 4. Il doit voir le Messel, chercher la Messe qu’il doit dire, la prévoir et parcourir, et disposer les signets aux lieux qui seront nécessaires. La Messe, autant que faire se pourra, doit être conforme à l’Office, et on ne doit dire la Messe votive sans quelque sujet raisonnable. S’il arrive quelque occasion de dire des Messes votives, on les peut dire, pourveu que ce ne soit le Dimanche ou Festes doubles, ou des jours ausquels on ne peut faire une Feste double, sçavoir durant les Octaves de l’Épiphanie, de Pasques, de Pentecoste, le Mercredy des Cendres, la Sepmaine Sainte, et aux Vigiles de la Nativité de nostre Seigneur, et de Pentecoste.
Chap. 1. De ce que le prêtre fait avant que de s’habiller (p. 1-2) 1. Le prêtre qui veut célébrer la sainte Messe, doit avoir dit pour le moins Matines et Laudes et avoir emploié quelque tems à l’oraison. 2. S’il se doit confesser, il le fera avant que de prendre les ornemens, il faut même quitter le surplis, n’étant un habit de pénitence, mais bien de chœur et de cérémonie. 3. Il aura soin de chercher la Messe qu’il doit dire, la prévoir et parcourir, et disposer les signets aux lieux qui lui seront nécessaires 4. La Messe, tant qu’il se peut, doit être conforme à l’Office, et on ne doit dire des Messes votives, sans cause raisonnable, principalement, les Dimanches et Festes doubles, et aux jours ausquels l’Église d’aucunes festes mais les transfère ; comme au mercredi des Cendres, la Semainesainte, etc.
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De la Messe des Morts (p. 483)
De la Messe pour les Morts, en quel jour on la peut dire, et ce qu’il y faut observer (p. 43)
Les Messes des Morts (ainsi que les votives) se La Messe pour les Morts se peut dire tous les peuvent dire tous les jours, sinon aux Festes dou- jours, excepté aux Fêtes doubles et aux Dimanbles, aux Dimanches et aux Féries privilégiées ches, équelles il n’est pas permis de faire d’une feste double. En présence d’un corps non encore inhumé, on ne peut dire une Messe basse des Morts les Dimanches et festes : mais seulement une Messe haute, pourveu que le feste ne soit pas solennelle ou de premiere classe.
néanmoins en présence d’un corps non encore inhumé, on peut dire une Messe des Morts les Dimanches et Fêtes ; pourveu que ce soit une haute messe, et que la Fête ne soit ni de premiere classe ni solennelle.
De l’office du Maistre des Cérémonies (p. 317)
De l’office du Maître des Ceremonies (p. 104-105)
Le Maistre des Cérémonies est de si grande importance, qu’il est bien difficile que sans luy on puisse pratiquer dignement les Cérémonies établies dans l’Église. C’est pourquoy il seroit à desirer qu’il y en eust principalement un aux Églises Cathédrales, et autres, où le nombre des Ecclésiastiques est assez grand pour le pouvoir faire. Il doit estre instruit de tout ce que les Ministres doivent faire, afin que tout doucement et avec modestie, il les puisse avertir quand il en aura besoin. Il doit prendre garde que tout ce qui est necessaire pour la célébration de la Messe à l’Autel, à la Crédence, ou à la Sacristie, soit préparé comme il faut, et de bonne heure. Apres avoir lavé les mains dans la Sacristie, il prend le Surplis, s’il n’avoit de coûtume de le prendre ailleurs, et le Célébrant avec ses Ministres estant habillez, il se met derriere le Célébrant, donne le signal pour partir, et fait la révérence à l’Image ensemblement avec les autres, et après saluë le Célébrant avant que de sortir de la Sacristie.
Le Maître des Ceremonies est de si grande importance, qu’il est bien difficile que sans lui on puisse pratiquer exactement les cérémonies établies dans l’Eglise, c’est pourquoy il y en doit toûjours avoir un, lorsque le nombre des Ecclésiastiques est assez grand pour le pouvoir faire : Celui qu’on appelle acolithe dans la Cathédrale, peut passer pour maître des Cérémonies. Il doit être instruit de tout ce que les Ministres doivent faire, afin qu’il les puisse avertir quand il en sera besoin, ce qu’il fera prudemment et modestement. Il se rendra des premiers à la sacristie, en surplis, où ayant fait sa prière, et lavé ses mains, il préparera et prendra garde que tout ce qui est nécessaire pour la célébration de la messe, à l’Autel, à la crédence, ou à la sacristie, soit prest comme il faut, et de bonne heure et que les Officiers soient habillés proprement. Le Célébrant et ses ministres étant habillés, il se met derriere le Célébrant, et fait l’inclination au Crucifix avec les autres, puis saluë le Célébrant avant que de sortir de la sacristie.
De l’office des Acolythes (p. 336-337)
De l’Office des Acolites (p. 116)
1. Ceux qui doivent porter les chandeliers et faire la fonction d’Acolythes, doivent avoir, s’il se peut, l’ordre d’Acolythe. 2. Ils doivent aussi, autant que faire se peut, estre de mesme hauteur, afin qu’ils portent les chandeliers également élevés.
Ceux qui doivent porter les chandeliers se nomment acolithes, parcequ’il serait à souhaiter que ceux qui y sont destinés eussent l’ordre d’acolithes. Dans la Cathédrale on se sert des deux plus jeunes enfans de Chœur.
3. Ils se servent des mêmes ornemens que le Thu- Ils se servent des mêmes habits que le thurifériféraire, sçavoir du surplis, ou d’un amict, d’une raire, c’est-à-dire du surplis ou de l’aube. aube et d’une ceinture.
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Par conséquent la filiation entre la Pratique de Louis du Molin et le cérémonial de Bayeux de 1677 paraît une réalité liturgique et historique acquise. Mais ici encore, les auteurs ne se sont pas contentés de recopier du Molin, mentionnant ici une particularité de la cathédrale de Bayeux (« celui qu’on appelle acolithe dans la Cathedrale » pouvant faire office de maître des cérémonies, son attitude prudente et modeste lorsqu’il devra avertir les différentes ministres de leurs tâches ; les plus jeunes enfants de chœurs exerçant les fonctions d’acolytes à la cathédrale), profitant là du texte repris à du Molin pour préciser certaines notions nécessitant peut-être des clarifications particulières à l’intention du clergé bayeusain (comme le fait de retirer son surplis pour se confesser avant la messe, celui-ci « n’étant un habit de pénitence, mais bien de chœur et de cérémonie »). On remarque le plus souvent une tendance à simplifier, le rédacteur ne retenant que l’essentiel des informations pour l’usage de Bayeux.
Le Cérémonial de Bayeux de 1819 Né à Poitiers, Charles Brault (1752-1833) était le fils du procureur au présidial de cette ville. Après de brillantes études, il fut nommé prêtre à Notre-Dame-la-Petite puis chanoine à la collégiale Sainte-Radegonde. Mgr Brault fut ensuite nommé évêque de Bayeux le 4 mai 1802 pour succéder à l’évêque Bisson. Son épiscopat fut marqué successivement par une alliance avec Napoléon et par un ralliement à la monarchie. Notons qu’à l’époque du Concordat de 1801, le diocèse de Bayeux comprenait les anciens diocèses de Lisieux, Séez et Coutances 9. Durant son épiscopat, Charles Brault ordonna la rédaction du nouveau Cérémonial en 1819 10. À la fin de son mandement au nouveau Cérémonial du diocèse de Bayeux, il écrivait : L’extrême difficulté de se procurer l’ancien [le Cérémonial de Bayeux de 1677], qui d’ailleurs n’est plus praticable dans tous ses points, la nécessité de réunir sous la même discipline extérieure les diverses parties d’un diocèse, qui appartenait autrefois à différentes églises, nous ont engagé à confier à d’habiles ecclésiastiques le soin de recueillir les règles anciennes et les anciens usages, pour en composer un ouvrage qui, muni de notre approbation après un mûr examen fît désormais loi dans cette matière.
Afin de mieux comprendre leurs parentés et différences voici un nouveau tableau qui compare la structure des deux cérémoniaux étudiés :
Thierry Blot, Reconstruire l’Église après la Révolution : le diocèse de Bayeux sous l’épiscopat de Mgr Charles Brault, 1802-1923, Paris, Cerf, 1997. 10 Cérémonial du diocèse de Bayeux, publié par Monseigneur l’évêque, du consentement du chapitre de son église cathédrale, Bayeux, Imprimerie de la veuve Nicolle, librairie, rue Saint-Jean, 30. MDCCCXIX (cf. [Bayeux 1819]). 9
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Tableau 3 [Bayeux 1677]
[Bayeux 1819] Summarium ceremoniarum missæ privatæ
Traité 1 : De la Messe basse De ce que le prêtre fait avant que de s’habiller (chap. i) De ce qu’il doit observer en s’habillant (chap. ii) Sortie de la Sacristie et entrée à l’Autel (chap. iii) Du commencement de la Messe (chap. iv) De l’Introit, Kyrie et Gloria in excelsis (chap. v) Des Oraisons (chap. vi) De l’Épître jusqu’à l’Offertoire (chap. vii) De l’Offertoire jusqu’au Canon (chap. viii) Du Canon de la Messe jusqu’à la Consécration (chap. ix) Du Canon après la Consécration (chap. x) De l’Oraison Dominicale jusques après la Communion (chap. xi) Des Oraisons après la Communion et fin de la Messe (chap. xii) De la messe des morts, en quel jour etc. (chap. xiii) Ce qu’il faut obmettre aux Messes pour les Morts (chap. xiv) Ce qu’il faut adjoûter, le Saint-Sacrement étant exposé à l’Autel auquel on célèbre la Messe (chap. xv) Ce qu’il faut adjoûter quand on célèbre en presence de Monseig. l’Évêque (chap. xvi) Des deffauts qui peuvent arriver en la célébration de la Messe (chap. xvii)
Première partie : De la messe basse Chapitre I. Des cérémonies du prêtre. Art. 1. Cérémonies du prêtre à la messe ordinaire Cérémonie qui précède la sainte messe. Du commencement de la messe jusqu’à l’offertoire. Depuis l’offertoire jusqu’au canon. Depuis le canon jusqu’au pater. Depuis le Pater jusqu’à la communion. Depuis les oraisons après la communion jusqu’à la fin de la messe. De ce qui regarde la communion du peuple. Art. 2. Cérémonies du prêtre dans les messes particulières. Aux messes des morts Aux messes basses devant le Saint-Sacrement exposé. Aux messes basses devant monseigneur l’évêque.
Chapitre II. Cérémonies du clerc. Art. 1. À la messe ordinaire Cérémonies qui précèdent la messe. Depuis le commencement de la messe jusqu’à l’offertoire. Depuis l’offertoire jusqu’au canon. Depuis le canon jusqu’à la fin de la messe. Additions dans le cas où la messe est servie par deux clercs Art. 2. Cérémonies du clerc à la messe devant le Saint-Sacrement exposé Art. 3. Cérémonies du clerc à la messe des morts
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Traité II : De l’office qui se fait au chœur (cf. infra)
Seconde partie : De l’office du chœur Chapitre I. Cérémonies que l’on doit observer, soit en entrant au chœur, soit pendant le temps qu’on y passe. Art. 1. De l’entrée au chœur Art. 2. De la séance au chœur Du temps où l’on doit être assis les stalles abaissées. Du temps où l’on doit être debout. Du temps où l’on doit être à genoux. Art. 3. Des prostrations Des prostrations. Des génuflexions. Des inclinations. Chapitre II. De la psalmodie, du chant et de l’orgue. Art. 1. De la psalmodie Art. 2. Du Chant Art. 3. De l’orgue
Des Vespres (chap. i) Des Vespres des Samedis, etc. Des Vespres des Fêtes doubles Des Vespres doubles de seconde classe Des Vespres des Fêtes de premiere classe Des Vespres Episcopales
Chapitre III. Des différentes parties de l’office et des fonctions de chaque ordre en particulier. Art. 1. Des vêpres
Des Matines et des Laudes (chap. ii) Des Matines et des Laudes aux Fêtes doubles Des Matines et des Laudes des Fêtes doubles de seconde classe Des Matines et des Laudes des Fêtes doubles de première classe
Art. 2. Des matines Art. 3. Des laudes
Art. 4. Des petites heures De la Messe haute (chap. iii) [Introduction brève : ministres, préparatifs] De l’Eau bénîte Des Processions De l’Office du Maître des Ceremonies De l’office du Thuriferaire De l’office des Acolites De l’office du Sous-Diacre De l’office du Diacre De l’office du Prêtre
Art. 5. De la haute messe 1. Cérémonies qui précèdent la haute messe ; de l’eau bénite ; des processions. 2. De l’office du maître de cérémonies, à la messe ; à vêpres, au salut. Fonctions du grand acolyte à la cathédrale, à la messe ; à vêpres. Fonctions des bedeaux à la cathédrale, à la messe ; à vêpres.
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De l’office du Prêtre assistant
De la Messe solennelle pour les Morts De la Messe solennelle lorsque le Saint Sacrement est exposé De la Messe Épiscopale dans la Cathédrale De la Messe Épiscopale hors de la Cathédrale De ce qu’il faut observer lorsque M. l’Évêque assiste à la haute Messe
3. De l’office du célébrant, à la messe ; à vêpres ; à complies ; au salut. 4. De l’office du prêtre assistant, à la messe ; à vêpres. 5. De l’office du diacre. 6. De l’office du sous-diacre. 7. De l’office du grand acolyte. 8. De l’office du thuriféraire, à la messe ; à vêpres ; Office des thuriféraires à la cathédrale, aux matines, à laudes. 9. De l’office des acolytes, à la messe ; à vêpres ; au salut. 10. De l’office des céroféraires. 11. De l’office du chantre, à la messe ; à vêpres ; à complies ; au salut. 12. Office des chapiers, à la cathédrale, à la messe ; à vêpres ; Des grandes antiennes du temps de l’Avent. 13. De la messe solennelle pour les morts. 14. De la grand’messe devant le Saintsacrement exposé. 15. De la grand’messe devant monseigneur. 16. De la messe pontificale.
Des Ténèbres ou Matines des Jeudis, Vendredis et Samedis de la Semaine sainte (chap. iv)
Chapitre V [sic pour IV]. De la Semaine sainte
De l’Office, Messe et Cérémonie du Jeudi saint (chap. v)
Office du Jeudi saint, à la cathédrale.
Des Préparatifs De la sortie de la Sacristie et entrée au Chœur De la Bénédiction de l’huile des Infirmes
De la bénédiction de l’huile des infirmes.
De la confection du S. Chrême et bénédiction de l’huile des Cathécumenes Du Lavement des pieds
Du saint chrême et de l’huile des catéchumènes.
Du Lavement des Autels et de la Cérémonie qui se fait ensuite dans le Chapitre
Du lavement des autels, et de la cérémonie qui se fait dans la salle du chapitre.
De l’Office du Vendredi Saint (chap. vi) Du S. jour de Pâque (chap. vii) Des Vespres
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Des Cérémonies qu’on doit observer dans le Chœur (chap. viii) De l’entrée au Chœur et de la séance Des Cérémonies du Chœur à Vespres Des Cérémonies du Chœur à Matines Des Cérémonies du Chœur à la Messe
Cf. supra
Des Calendes (chap. ix) Des Visites (chap. x) De la Visite de M. l’Évêque De la Visite de l’Archidiacre Des Statuts publiés par Monseigneur l’Illustrissime Messire François de Nesmond, Évêque de Bayeux, de l’année 1662. et dans les Synodes des années suivantes.
Les « cérémonies du clerc » sont un ajout notable du cérémonial de 1819 au sein de la première partie toujours consacrée à la « messe basse » 11. Un autre est un chapitre consacré à la psalmodie, au chant et à l’orgue qui n’existait pas dans le cérémonial précédent. En revanche, les parties consacrées aux visites et les statuts ne sont pas reprises dans le Cérémonial de 1819. Par ailleurs, les fonctions des différents officiers sont détaillées durant le déroulement de la messe, des vêpres, des complies ou des matines ou des saluts, et non plus de la seule messe haute. Quant à ces offices, ils sont plus diversifiés dans le cérémonial de 1819 (bedeaux, grand acolyte, céroféraires, chantre, chapiers). Notons aussi un chapitre consacré à la Semaine sainte, mais moins développé que dans le cérémonial de 1677 puisqu’il ne concerne plus que le Jeudi saint, pour lequel il est d’ailleurs renvoyé à d’autres ouvrages 12. Toutefois, la structure générale de ce nouveau cérémonial est identique à celle du cérémonial de Bayeux édité en 1677. En effet, la distinction entre messe basse et offices du chœur est à nouveau observée au sein du cérémonial de Bayeux de 1819. Pour terminer, on peut observer que la structure générale (messe basse / offices chantés) du cérémonial de 1819 est commune à d’autres cérémoniaux diocésains du début du xixe siècle. De même, la structure de la messe basse, distinguant les fonctions du célébrant
On note aussi que le « Sommaire de la messe basse » présent dans les Pratiques de du Molin, qui n’existait pas dans [Bayeux 1677], est repris au début de l’ouvrage, mais en latin dans [Bayeux 1819], tandis que les « défauts » repris dans [Bayeux 1677] (qui proviennent notamment de Gavantus, via [Du Molin Messe]) ne sont pas repris dans [Bayeux 1819], signe peut-être que cette partie n’était plus tout à fait nécessaire. 12 « De l’office de la Semaine sainte. Voyez pour les offices de cette semaine les livres liturgiques, où tout est expliqué assez au long. Nous ajouterons seulement ce qui regarde le Jeudi saint à la cathédrale » (p. 174). Il s’agit donc selon toute vraisemblance d’une cérémonie très spécifique à la cathédrale de Bayeux. De fait, on retrouve inchangée la description de la sortie de la sacristie et de l’entrée au chœur avec l’ordre exact du cortège et la place de chacun et les actes qui suivent (ex : cf. [Bayeux 1677], p. 192-193 et [Bayeux 1819], p. 176 etc.). 11
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de celles du servant 13 se retrouve dans ces mêmes cérémoniaux et semble confirmer l’avis émis par l’abbé Caron dans la préface du Manuel des cérémonies selon le rite de l’Église de Paris de 1846 : Les cérémonies de la messe basse, parce qu’elles sont le fondement essentiel de la messe haute. Un prêtre en effet ne saura jamais bien célébrer celle-ci, s’il ne s’est pas rompu, par un long exercice, aux cérémonies de la première. Aussi les a-t-on insérées dans tous les cérémoniaux publiés depuis trente ans.
Tableau 4 [Bayeux 1819]
[Bourges 1838]
1re partie : De la messe basse
1re partie : Cérémonies de la messe basse
1re partie : Cérémonies de la messe basse Chapitre 1 : Notions Section 1 : Fonctions du préliminaires célébrant Chapitre 2 : Cérémonies de la messe basse
1re partie : Messe basse 1er et 2e chapitres : notions générales sur les préparatifs de la messe 3e chapitre : la préparation du prêtre… 4e chapitre : rites de la messe
Chapitre 2 : Des cérémonies du clerc
Section 2 : Fonctions du Chapitre 3 : Des servant servants de messe
5e chapitre : Les fonctions du servant
2e partie : De l’Office du chœur (…)
2e partie : Cérémonies de l’office public (…)
2e partie : L’office public du chœur (…)
Chapitre 1 : Des cérémonies du prêtre
[Lyon 1838]
2e partie : Des offices chantés (…)
[Paris 1846]
• Cette brève étude sur les cérémoniaux de Bayeux, respectivement publiés en 1677 et 1819, met en lumière le recours à un modèle à partir duquel les auteurs de ces deux ouvrages ont élaboré une structure et un texte reprenant en partie ceux d’un Cérémonial pré-existant. Ce modèle est sans aucun doute la Pratique de Louis du Molin et ses différentes versions éditées à partir de 1639. Par ailleurs, la structure générale des cérémoniaux de Bayeux semble être aussi commune aux cérémoniaux de Bourges, de Paris ou de Lyon édités au début du xixe siècle. Cependant, les auteurs de ces différents ouvrages ont greffé sur ce modèle des conceptions et des cérémonies propres à leurs cathédrales et diocèses, par ailleurs fluctuantes selon les époques, comme le montre la comparaison des deux cérémoniaux de Bayeux. François Auzeil Bibliothèque nationale de France
Cette division existait déjà dans [Lazaristes* 1662], auquel a pu reprendre [Bayeux 1819], le Manuel des lazaristes étant encore réédité au long du xixe siècle. 13
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« L’invention de la tradition » liturgique au xixe siècle On évoque souvent la réforme de la liturgie catholique en France au xixe siècle en employant le terme de « restauration », qui suggère qu’il s’est agi d’un retour au statu quo ante. Encore faudrait-il préciser à quel « avant » on a voulu, on a pu, revenir. Il est incontestable que la tradition ecclésiastique a été l’un des concepts structurants du mouvement de réforme liturgique. Mais la « restauration » liturgique, réactionnaire (au sens propre) dans son esprit, a malgré tout élaboré des formes nouvelles, pour répondre aux besoins de son temps. C’est ce qu’il faut entendre par ce titre apparemment provocateur « d’invention de la tradition ». J’emprunte cette formule au livre de E. Hobsbawm et de T. Ranger, The Invention of Tradition, selon lequel « les traditions inventées recouvrent une série de pratiques, normalement régies par des règles ouvertement ou tacitement acceptées et par un rituel de nature symbolique, qui cherche à inculquer certaines valeurs et certaines normes de conduite par la répétition, qui implique automatiquement la continuité avec le passé 1 ». Quoique ces deux historiens s’attachent essentiellement à des traditions nationales et qu’aucune de leurs enquêtes ne concerne le domaine liturgique, il m’a semblé pouvoir transposer leur concept dans ce domaine de façon fructueuse. Parler « d’invention » ne signifie donc pas en l’occurrence que les traditions aient été inventées de toutes pièces, mais plutôt qu’elles sont des réponses à des situations nouvelles. Et l’on ne veut pas mettre en cause la valeur des archéologies de la liturgie, mais simplement repérer le premier xixe siècle comme un moment intéressant du point de vue de l’adaptation de l’Église à la modernité, un moment de « crise moderniste » avant la lettre, comme avait pu l’être le moment baroque, qui entraîna aussi un « bricolage 2 » liturgique fécond. On traitera cette question dans un premier temps à travers les ouvrages d’histoire et de théorie, pour montrer comment s’impose dans le mouvement liturgique l’autorité de l’histoire, explorer le lien de l’histoire et de la tradition. Dans un second temps, on examinera les conséquences pratiques de la réforme, à travers la question du « style » liturgique, dans le cas particulier du vestiaire ecclésiastique, à partir de quelques cérémoniaux 3 utilisés comme sources privilégiées. The invention of tradition, E. Hobsbawm, T. Ranger (éds), Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p. 1 (je traduis ; voir traduction française : L'invention de la tradition, id., traduit par Ch. Vivier, Paris, éd. Amsterdam, 2006). 2 Au sens anthropologique du mot, qui n’a rien de péjoratif. 3 J’ai utilisé les cérémoniaux du xixe siècle consultables à la bibliothèque de la Faculté catholique de Lille, notamment [Verdun 1832], [Bayeux 1840] et [Lyon 1838]. 1
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S op h i e -A n n e L e t e r r i e r
L’autorité de l’histoire Le mouvement liturgique 4 s’inscrit dans le contexte du romantisme, dominé par la référence à une chrétienté médiévale idéalisée. La jeunesse de dom Guéranger se déroule dans une atmosphère de nostalgie réactionnaire, ancrée sur une vision fantasmatique du Moyen Âge et de la Tradition, quelque limitées que soient l’influence menaisienne et celle des doctrinaires du romantisme proprement dit. Aussi le mouvement liturgique se présente-t-il d’emblée comme un contre-poison, une contre-révolution. Après la tourmente révolutionnaire et ses moments de violence déchristianisatrice, la volonté restauratrice est explicite dans le clergé, y compris parmi les évêques gallicans 5. Celui d’Arras, Monseigneur de la Tour d’Auvergne, qui appartient à cette mouvance, d’ailleurs majoritaire dans l’épiscopat, veut restaurer les traditions d’Ancien Régime et se fait des illusions sur leur ancienneté ; il vénère un passé idéalisé ; il a des institutions ecclésiastiques une conception statique. Le romantisme ultramontain pousse dans le même sens, de façon encore plus radicale 6. Le mouvement, qui recrute majoritairement parmi de jeunes intellectuels « fatigués du pragmatisme gallican », a le souci d’établir (de rétablir) une autorité chrétienne dans un monde post-révolutionnaire qu’il voit livré à l’individualisme et à l’anarchie. Pour en trouver le modèle, il se plonge dans l’étude de l’histoire, celle de l’Antiquité chrétienne avant tout, mais aussi celle du haut Moyen Âge, époque glorieuse du pontificat romain. Du point de vue du catholicisme, le lien du romantisme et de l’histoire est double : d’une part, le recours à l’histoire permet de découvrir dans la succession des civilisations l’action souterraine d’une révélation primitive dont il est le couronnement ; d’autre part, la démarche historique dessine les contours d’une science catholique. Dès la Restauration, les publications de dom Guéranger et le journal L’Avenir ouvrent la voie. L’Encyclopédie théologique de Migne, publiée entre 1844 et 1873, illustre cette première tentative de prendre en compte la modernité sans renoncer à l’apologétique 7. L’ancienneté étant a priori posée comme valeur, l’histoire procure une autorité qui semble aller de soi. La question du chant liturgique en est profondément infléchie. Alexandre Choron, dans ses Considérations sur la nécessité de rétablir le chant de l’Église de Rome (1811), promeut le chant grégorien en arguant surtout de son antiquité, plutôt que de sa valeur intrinsèque. De même dans les cérémoniaux, l’ancienneté est toujours un critère de valeur des formes liturgiques, et ce d’autant plus qu’elle est grande. Dans le cérémonial du diocèse de Verdun de 1832 (cf. [Verdun 1832]), par exemple, les rédacteurs font remonter aux
Cf. dom Olivier Rousseau, Histoire du mouvement liturgique, esquisse historique depuis le début du xixe siècle jusqu'au Pontificat de Pie X, Paris, Cerf, 1945. 5 Cf. Yves-Marie Hilaire, Une chrétienté au xixe siècle : la vie religieuse des populations du diocèse d'Arras, 1840-1914, Villeneuve-d'Ascq, Université de Lille III, 1977, vol. 1, p. 153. 6 Cf. Austin Gough, Paris and Rome : the gallican church and the ultramontane campaign, 1848-1853, Oxford : Clarendon press, 1986 (Trad. française : Paris et Rome : les catholiques français et le pape au xixe siècle, Paris, les Éd. de l'Atelier-les Éd. ouvrières, 1996, p. 157 ). 7 Cf. La science catholique, l’Encyclopédie théologique de Migne, entre apologétique et vulgarisation, C. Langlois et F. Laplanche (dir.), Paris, Cerf, 1992. 4
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« L’i n v e n t ion de l a t r a di t ion » l i t u rg iqu e au x i x e si è c l e
« premiers jours du christianisme » les cérémonies chrétiennes. Dans celui de Lyon, en 1838 (cf. [Lyon 1838]), on présente les rites comme reçus directement de saint Jean et de saints lyonnais. On souligne l’attachement du clergé aux traditions « reçues des pères », contre « l’esprit de nouveauté » introduit à la fin du xviiie siècle. Dans celui de Bayeux, en 1840, on fait remonter « au moins au xiie siècle » les anciens usages du diocèse et l’on brosse un portrait idéalisé de l’ancien clergé, pieux et studieux. Dans l’œuvre de dom Guéranger ou dans celle de Monseigneur Parisis, l’antiquité de la liturgie est également le premier argument en faveur de la liturgie romaine. Mais les gallicans opposent aussi aux ultramontains leurs propres « droits antiques », leurs « règles vénérables » 8. Le recours à l’histoire s’impose donc unanimement. « Cette régénération devenue nécessaire (...) nous la trouverons dans l’étude attentive de notre passé », écrit dom Guéranger en préambule de son Histoire de sainte Cécile. « Pour savoir ce que nous devons être, voyons un peu ce qu’ont été nos ancêtres 9 ». Il définit une sorte de devoir de tradition et recherche dans l’histoire un « modèle » chrétien. Monseigneur Parisis intitule de même l’un des chapitres d’un de ses ouvrages dogmatiques 10 « Pourquoi nous invoquons l’histoire ». Il y développe l’idée du respect des traditions comme moyen de perfectionnement (par opposition à l’indépendance de la raison, qui mène fatalement à l’anarchie), et propose une articulation intéressante des notions de passé et de progrès, à rebours des écrivains catholiques plus secondaires, qui tournent sans examen le dos au progrès. Dans cette promotion de l’histoire, les emprunts faits par les liturgistes aux historiens laïcs sont évidents. Comme eux, ils entendent s’appuyer sur des sources authentiques et incontestables. Dans ses Institutions liturgiques, dom Guéranger explique que ce n’est que faute d’un recueil liturgique, décrivant les rites des trois premiers siècles, que l’on postulera que les formules essentielles n’ont pu changer et que l’on citera les témoignages d’écrivains des iie et iiie siècles 11. Il insiste sur la valeur propre de ces sources, notamment de Tertullien 12. En ce qui concerne les concepts utilisés, les emprunts sont également nombreux. La notion de « génie » par exemple, est reprise mais appliquée au « génie rationaliste 13 ». Celle de « légende » vraie ou fausse, si cruciale dans l’œuvre de Jules Michelet, de même 14. Comme l’histoire laïque, l’histoire chrétienne a ses « grands hommes » : Charlemagne, saint Louis, les Pères de l’Église en premier lieu 15. On y insiste aussi sur le « génie national », censé s’exprimer de façon privilégiée dans la liturgie, ce qui amène à considérer le « style liturgique » comme un élément d’identité.
Par exemple l’abbé Bernier, en 1847. Dom Prosper Guéranger, Histoire de Sainte Cécile, 2e éd., Paris, J. Lecoffre, 1853, p. VII-VIII. 10 Mgr Pierre-Louis Parisis, Tradition et raison, Paris, J. Lecoffre, 1858. 11 Dom Prosper Guéranger, Institutions liturgiques, 3 vol., Le Mans, Fleuriot, 1840-1851, vol. 1, p. 57. 12 Ibid., p. 71. 13 Dom P. Guéranger, Histoire…, p. XXII. 14 Ibid., p. XXIV. 15 Ceci surtout chez les écrivains subalternes, comme Mgr Joseph Gaume, Le signe de la croix au xixe siècle, Paris, Gaume frères et Duprey, 1863. 8 9
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Enfin, les découpages chronologiques sont comparables. Dom Guéranger développe l’idée d’un rite adapté à chaque époque dans un cadre conventionnel distinguant roman, gothique et Renaissance 16. Il présente le xiie siècle comme le zénith de la civilisation chrétienne, et considère les xive et xve siècles comme une époque de décadence, associée au « triomphe des passions populaires ». Il lie également Réforme, individualisme et rationalisme, et d’autres 17 reprennent la séquence Réforme – Révolution – Monarchie de Juillet 18. Les liturgistes se présentent d’ailleurs comme des historiens. Dans la préface de ses Institutions liturgiques, dom Guéranger précise que son but est bien d’écrire une histoire générale de la liturgie (dont la réforme est un but second). Si l’Année liturgique peut être qualifiée de livre « pratique », les Institutions liturgiques sont pour leur part un livre “archéologique”. À chaque fois qu’il mentionne les destinataires de son ouvrage, il cite non seulement les prêtres, mais les « poètes, artistes, archéologues (ou antiquaires), historiens 19 ». L’historien François Guizot 20 fait d’ailleurs appel au savant bénédictin pour collaborer à la Gallia christiana, collaboration que seul le manque de temps empêche de se concrétiser 21. Pourtant cette concurrence entre historiens et apologistes pose un vrai problème, que soulève d’emblée Benjamin Guérard dans sa critique des Institutions liturgiques 22. Il y a inconséquence, dit-il, à se référer tantôt au pouvoir de la hiérarchie ecclésiastique, tantôt aux pratiques de l’Antiquité, ce qui change la question de droit en question de fait. En reconnaissant l’autorité de l’histoire, on porte atteinte à celle de l’Église, et l’on ouvre la porte à la compétence laïque. Dom Guéranger en a bien conscience. Dans la préface du second volume de son ouvrage, il met en relief la nécessité de « devancer les hommes de la science laïque et même profane qui s’apprêtent à se lancer, au nom de la poésie et des origines nationales, sur le champ de la liturgie, comme ils ont déjà, au nom de l’art du Moyen Âge, envahi nos édifices sacrés 23 ». Ces termes montrent bien dans quel esprit militant de reconquête un homme d’Église peut alors envisager la question de l’art sacré et celle de l’histoire religieuse. Le Congrès scientifique d’archéologie chrétienne et d’histoire qui se tient à Arras en 1853 fait partie des lieux où s’expose cette concurrence. Les écrits de Gaume, comme par exemple l’Histoire naturelle, dogmatique, morale, liturgique de l’eau bénite (1866) sont une autre répartie à la science « matérialisée ». Ce « positionnement » des liturgistes en historiens les amène cependant à redéfinir la Tradition, et même éventuellement à distinguer de façon critique diverses traditions.
Ces termes, encore courants dans les périodisations de l’histoire de l’art, ont valeur générique dans les écrits historiques contemporains (chez François Guizot par exemple). 17 Par ex. Gaume, op. cit., p. 392. 18 Sur ces découpages, voir S.-A. Leterrier, Le xixe siècle historien, Paris, Belin, 1996. 19 Dom P. Guéranger, Institutions…, vol. 1, p. XX et vol. 2, p. XIII. 20 Plus connu comme premier ministre de Louis-Philippe, Guizot est un historien « professionnel » sous la Restauration et le premier titulaire de la chaire d’histoire de la Sorbonne. 21 Cf. O. Rousseau, op. cit. 22 Bibliothèque de l’École des Chartes, 1843, t. 5, p. 188-193. 23 Dom P. Guéranger, Institutions…, vol. 2, p. XIII. 16
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Histoire et tradition Avant d’aller plus loin, il importe de préciser ce que nous entendrons ici par tradition. Les écrits liturgiques du premier xixe siècle ne font pas partie de ce qu’il est convenu d’appeler la pensée « traditionaliste », illustrée notoirement par de Maistre et de Bonald. La tradition à laquelle se réfère, par exemple, dom Guéranger, est « essentiellement ecclésiastique ». Quant à Mgr Parisis, il prend acte de la condamnation du traditionalisme par le Saint-Siège et en tire une série de conséquences en matière d’ontologie, de théologie et d’histoire. Bien sûr, le thème de l’esprit de nouveauté et des désastres qu’il entraîne n’est pas étranger aux écrits liturgiques. Il est même employé comme un stéréotype, permettant de stigmatiser pêle-mêle sous le vocable commun de « modernité » l’esprit de révolte, d’indépendance, la manie des nouveautés et l’anarchie des idées. Mais plutôt qu’à la Tradition (originaire), les liturgistes s’intéressent aux traditions, car « la liturgie ne se fait pas, mais se reçoit 24 ». Dom Guéranger définit la liturgie « la tradition même à son plus haut degré de puissance et de solennité », dont les cérémonies sont « le corps ». Il s’agit d’un ordre vivant, capable de combiner solidité et plasticité, dont l’enrichissement est non seulement inévitable, mais nécessaire, comme expression historique de nouveaux besoins. Loin de se limiter à l’Écriture 25, cette tradition refuse certes l’innovation complète, mais s’ouvre aux évolutions requises. Dom Guéranger introduit donc la notion de « traditions d’erreur », qu’on ne peut selon lui distinguer des traditions de vérité qu’en les rapprochant « de la source à jamais pure du Siège apostolique » — argument à vrai dire peu tenable quand on considère la réforme permanente alors engagée à Rome. De fait, les « usages arbitraires » manifestent souvent des conflits d’autorité, non seulement au niveau supérieur de la hiérarchie ecclésiastique, mais dans les paroisses. Selon Mgr Parisis 26, en quête de réforme dans son diocèse, les traditions locales sont souvent dégénérées, les « usages livrés à des souvenirs de maîtres d’école et modifiés sans fin par un arbitraire sans contrôle », auxquels seuls les évêques peuvent opposer les « vraies traditions locales ». Quelle que soit la différence d’instruction qui sépare les évêques des curés de campagne (sans parler de leurs ouailles), on voit bien ce qu’un tel argument a de contestable. D’où le « paradoxe restaurateur 27 » : en modifiant les traditions locales, on risque de choquer les paroissiens, attachés à ces usages, sans doute plus ou moins arbitraires et bizarres, établis de temps immémorial. Le sous-préfet de Béthune trouve en effet l’évêque d’Arras « animé d’un esprit fougueux d’innovations peu réfléchies » ; il condamne sa façon de traiter son diocèse comme un pays de mission. Double paradoxe d’ailleurs, puisque la restauration des « vraies traditions » peut en l’occurrence tourner franchement à une déchristianisation d’origine cléricale.
Mgr Pierre-Louis Parisis, De la question liturgique, 2e éd., Paris, A. Sirou, 1846. Dom Guéranger présente au contraire cette limitation comme une caractéristique de l’hérésie, au ive siècle comme au xviie s. La « haine de la Tradition » est associée au protestantisme et aux innovations liturgiques. 26 Mgr P.-L. Parisis, De la question liturgique…, op. cit. 27 Cf. Y.-M. Hilaire, op. cit., vol. 1, p. 272. 24 25
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Dans les cérémoniaux, l’approche de la notion de tradition est souvent plus nuancée. Dans celui de Lyon (1838), l’avant-propos évoque la tradition orale conservée dans les chapitres et dans les campagnes, mais considère la Révolution comme une vraie solution de continuité. Il montre aussi ce que l’innovation liturgique peut devoir, éventuellement, à l’émigration ou au « désir d’imiter la capitale ». Ainsi, non seulement on y reconnaît que la tradition est rompue, mais on constate que les prêtres ne cherchent pas forcément à la restaurer à leur retour, alors qu’elle est mieux conservée par les curés de campagne. Que restaurer ? Comment distinguer le bon grain de l’ivraie ? Le débat sur l’enrichissement de la tradition pose la question des limites et des critères de l’évolution souhaitable ; on insiste sur la nécessité d’une rénovation, mais aussi sur l’esprit éclairé qui doit y présider. On convient qu’il ne suffit pas de revenir à des formes antérieures, ce qui pourrait au contraire nuire au culte. Pour ramener les incrédules, il faut leur offrir le vrai, donc le beau 28. C’est ainsi que se pose la question du style liturgique adéquat.
Le style liturgique Trois définitions de la beauté propre à la liturgie se dessinent : la première insiste sur la majesté, la dignité dont les cérémonies doivent être empreintes ; la seconde sur la fonctionnalité des gestes et des objets ; la troisième sur l’importance d’éviter les deux écueils symétriques de la parcimonie et du luxe. Tous s’accordent à opposer « l’art véritable » et l’« art factice », mais ces deux notions offrent plusieurs visages. Du côté de l’art factice, on rejette à la fois le théâtre, la mode (y compris la mode antiquaire), et tout ce que Pugin regroupe sous les termes accablants de « clinquant », « fraude », « indignité », « irrévérence », « ridicule », « laideur ». Mais l’art des artistes n’a pas davantage droit de cité dans les temples ; l’élégance, le goût, y sont « hors sujet 29 ». Du côté de l’art véritable, plusieurs écoles s’opposent. Pour les uns, seul l’art gothique est approprié au culte (mais il doit être imité dans son esprit, non copié servilement). Pour les autres, il faut inventer des formes modernes, mais adaptées à l’usage ecclésiastique. De toute part, on recherche « l’essence » du catholique. En posant sur ce terrain la question de la tradition, on la métamorphose manifestement. D’autres indices et d’autres formes de cette métamorphose peuvent être également relevés 30. À travers le souci de réformer la liturgie, se manifestent les progrès de la « civilisation des mœurs ». Dans les cérémoniaux, on constate une tolérance de plus en plus faible pour tout ce qui est expression du corps. Dans celui de Verdun ([Verdun 1832]), par exemple, on insiste sur la modestie, la réserve, nécessaires au culte, on a le souci de graduer la gravité selon la circonstance. Dans celui de Bayeux ([Bayeux 1840]), on donne des précisions sur les
Équivalence posée dans la philosophie de Victor Cousin, contemporaine. Cette polémique concerne particulièrement les textes, proses et chants de l’office, réformés au xviiie siècle par des latinistes, que leurs successeurs jugent malavisés de préférer le latin de Virgile à celui de saint Grégoire. 30 Cf. Michel Lagrée, La Bénédiction de Prométhée, religion et technologie, xixe- xxe s., Paris, Fayard, 1999. 28 29
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postures « indécentes » à éviter, comme de marcher à reculons, de regarder ce qui se passe derrière soi, de cracher, bailler, éternuer bruyamment, tousser. Ces précisions sont particulièrement nombreuses pour tout ce qui concerne les usages musicaux (3e partie, I, 2) : « Pendant la séance au chœur, on doit se tenir avec la plus grande modestie, s’abstenant de marcher trop promptement ou de courir, divaguer, dormir, bailler sans nécessité, faire des grimaces, regarder ça et là, lire des lettres ou des écritures, réciter son bréviaire en particulier ». On doit aussi éviter de rire, de chanter avec un autre qui chante seul, de « hausser ou abaisser sa stalle avec fracas, battre la mesure ou frapper du pied contre le dossier des stalles de devant, avoir de mauvaises tenues telles les jambes croisées ou trop ouvertes, s’appuyer nonchalamment sur les accoudoirs des stalles quand on est assis, cracher partout, bailler, tousser ou éternuer avec bruit ». Comme la négligence dans les attitudes, la saleté corporelle, celle des vêtements, celle des objets, sont condamnées avec force. Le cérémonial de Lyon ([Lyon 1838]) est particulièrement détaillé sur ce chapitre (I, 3, paragraphes 125 à 143). Enfin, lorsque l’on évoque des pratiques modernes, comme l’usage du tabac ([Verdun 1832], art. 52), celui des livres et des lettres ([Bayeux 1840], III, 1-2), c’est aussi avec un souci de contrôle rigoureux.
Les vêtements sacrés Le vestiaire est un enjeu symbolique majeur de la réforme liturgique. Dom Guéranger en parle explicitement, notamment dans la préface du troisième volume de ses Institutions liturgiques, et précise que la polémique publique soulevée par son ouvrage s’est justement concentrée sur ce point. Il s’agit bien là d’une question moderne, puisque le concile de Trente n’avait pas jugé bon de statuer sur ce chapitre, et que la soutane ne fut restaurée qu’au xixe siècle 31. Le moindre détail en est donc examiné, et il est remarquable que la première manifestation de la réforme liturgique dans le diocèse de Langres ait été, dès 1836, l’abandon du « bonnet carré » au profit de la « barrette » romaine. Là encore, les liturgistes n’innovent pas, mais reprennent un thème déjà lancé par des historiens-esthètes. Le « bougran », qui s’attire les foudres de dom Guéranger, a d’abord fait l’objet d’une condamnation sans appel de Pugin, qui le qualifiait : « matière vile et anticanonique ». Il dénonçait de même les aubes devenues « habillement de bal », les dentelles soit trop coûteuses, soit trop communes, le zèle mal employé des dames brodeuses, coupables, suivant les cas, de mièvrerie, de prétention, d’une fantaisie importune, mais dans tous les cas manquant de sens liturgique. Le costume liturgique soulève en effet quantité de questions. Sa matière, sa forme, les tons choisis, les ornements, le traitement dont il est susceptible (il peut être brûlé par la lessive, empesé de façon grotesque, plissé en accordéon...), son état, l’arbitraire des fabricants (notamment des Lyonnais qui veulent surtout écouler leurs tissus damassés), tous ses aspects
Cf. Louis Trichet, Le costume du clergé. Ses origines et son évolution en France d’après les règlements de l’Église, Paris, Cerf, 1986. 31
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font l’objet de critiques amères. Les historiens du vestiaire liturgique rapportent des anecdotes savoureuses, comme celle de linges trop brodés offerts comme « mouchoirs hors ligne » par un curé intransigeant à une future mariée de sa paroisse, avec ce commentaire : « Ce n’était pas si mal ; car, après tout, les intentions de l’Église passent avant les désirs d’une personne pieuse 32 ». Les principes de la réforme du vêtement liturgique sont traités assez vaguement dans les ouvrages généraux comme Le bon curé au xixe siècle, de l’abbé Dieulin (vicaire général à Nancy), paru en 1845. Mais certains manuels fournissent des passages beaucoup plus détaillés : c’est le cas par exemple de celui de P.J.B. de Herdt 33, en 1858, ou de celui de Lerosey 34 en 1893. Tous deux mentionnent le décret du 15 mai 1819 de la Congrégation des rites. Celui-ci prohibe l’usage du coton, du fil et de la laine, pour les pièces de linge directement en contact avec les saintes espèces, au profit du lin, mais manifeste une tolérance plus grande en ce qui concerne les vêtements du célébrant et les nappes d’autel. Il précise que les ornements doivent être « confectionnés de la matière voulue, bénits, non lacérés ou déchirés, décemment purs et beaux ». Ces mesures tardent à entrer en application. Dans le cérémonial de Lyon de 1838, on parle encore d’ornements en coton que l’on conseille de brûler. L’exigence est croissante à mesure que le temps passe. Michel Lagrée, qui consacre quelques pages pénétrantes à cet objet 35, montre les nombreux problèmes pratiques soulevés par ces dispositions, notamment dans les églises les plus pauvres, et la quantité de demandes de dérogation. Il ne s’agit pas seulement de questions de moyens (au manque d’argent des paroisses, s’ajoutant les résistances de conseils municipaux soucieux de limiter les dépenses 36), un problème qu’essaie tant bien que mal d’atténuer l’Œuvre des églises pauvres, fondée à Lille en 1839, à Arras en 1853. La réforme pose des questions de goût, de discernement, qualités qui manquent non seulement à certaines dévotes zélées, mais à nombre de curés peu artistes ou tout simplement peu instruits. Elle pose aussi des problèmes sociaux, en particulier dans les régions où les ouvriers (et les femmes dans les ouvroirs) travaillent les matières prohibées. Ainsi, dans le Nord et le Pas-de-Calais, entre 1833 et 1843, la suppression de nombreuses congrégations et la réduction du train de vie du clergé entraînent un énorme déficit pour l’industrie lainière des Flandres. Ce sujet demanderait à être approfondi.
•
Dom Eugène Roulin, Linges, insignes et vêtements liturgiques, Paris, P. Lethielleux, 1930, p. 16-17. Pierre Jean-Baptiste de Herdt, Pratique de la liturgie sacrée, selon le rit romain, comme elle doit être observée dans la célébration de la messe, la récitation de l'office, l’administration des sacrements, traduite de la troisième édition latine, par F.-L.-M. Maupied,..., Paris, Gaume frères et J. Duprey, 1858, 2 vol. 34 Auguste Lerosey, Abrégé du manuel liturgique à l’usage du séminaire de Saint-Sulpice, Paris, Berche et Tralin, 1893. 35 M. Lagrée, op. cit., p. 182 sqq. 36 Cf. Y.-M. Hilaire, op. cit. 32 33
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En somme, il y a bien invention des traditions liturgiques au xixe siècle, avec des différences selon les lieux et les moments. De façon générale, la tradition est réinventée, d’abord en étant enracinée dans l’histoire (et pas seulement dans la mémoire), ensuite en étant saisie dans une perspective esthétique (pas exclusivement). La réforme de la liturgie est ouverte à des considérations modernes (de fonctionnalité, de propreté, etc.), même si la réforme prônée prend souvent l’apparence de l’ancien, voire de l’immuable. Ce trait souligne aussi l’importance de l’imaginaire chrétien dans la religion 37. Les cérémoniaux fournissent sur ces évolutions des documents remarquables, aussi intéressants du point de vue doctrinal que de celui de la sociologie historique. Pour mieux comprendre l’histoire du mouvement liturgique, il faudrait cependant approfondir, en amont, la réforme avortée de l’Église française sous le premier Empire, et s’interroger, en aval, sur la persistance des usages locaux après le triomphe de l’ultramontanisme, dans les années 1850. Sophie-Anne Leterrier Université d’Artois (Arras) CRHES
Cf. Maurice Gruau, L’homme rituel, anthropologie du rituel catholique français, Paris, Metailié, 1999.
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Aux limites du cérémonial : les liturgies de la Grotte de Lourdes L’office de Notre-Dame de Lourdes (11 février) fut célébré pour la première fois en 1892, soit une trentaine d’années après les apparitions de la Grotte. L’histoire de son élaboration reste encore à écrire. On en trouve un récit sommaire dans le livre de l’abbé P. Bordedebat : Les apparitions de Notre-Dame de Lourdes (1909) 1. La première demande de permission de faire mémoire de la Vierge aux jours anniversaires des apparitions aurait d’abord été refusée parce qu’elle eût été une reconnaissance implicite du fait de Lourdes. Le procès canonique ayant été engagé, on rédigea un projet d’office et de messe propre. Le texte fut approuvé par Léon XIII avant que Pie X n’étendît la fête à l’Église universelle (1907) 2. Avant 1892, la liturgie de Lourdes fut en perpétuel mouvement. On sait la réticence de l’évêque de Tarbes à donner rapidement crédit aux « événements » de la Grotte. Dans le mandement épiscopal du 18 février 1862 3, à la reconnaissance publique 4 et à l’annonce de la construction du sanctuaire demandé par la Vierge, s’ajoutait une interdiction : Art. 2. Nous autorisons dans notre diocèse le culte de Notre-Dame de la Grotte de Lourdes ; mais nous défendons de publier aucune formule particulière de prières, aucun cantique, aucun livre de dévotion, relatifs à cet événement, sans notre approbation donnée par écrit 5.
Mgr Laurence entendait contrôler la prolifération dévotionnelle amorcée au moment des premières apparitions (dès la cinquième, plusieurs dizaines de personnes s’étaient massées devant la Grotte ; elles seront environ 8 000 le 4 mars 1858 lors de la quinzième),
1 Abbé P. Bordedebat, Les Apparitions de Notre-Dame de Lourdes et la société contemporaine, Paris, Téqui, 1909, particulièrement p. 273-276. 2 D’après dom Bernard Capelle, « La liturgie mariale en Occident », Maria. Études sur la Sainte Vierge, H. du Manoir (dir.), t. I, Paris, Beauchesne, 1949, p. 215-245. Pour une approche musicale de l’office, voir dom Jean Claire, « Notre-Dame de Lourdes », Revue grégorienne, novembre-décembre 1957, p. 190-205. 3 Mgr Bertrand-Sévère Laurence, « Mandement de Mgr l’évêque de Tarbes portant jugement sur l’apparition qui a eu lieu à la Grotte de Lourdes », Recueil des mandements et actes officiels de l’évêque de Tarbes, vol. II, Tarbes, J. A. Fouga, 1862, p. 285-302. Le document est reproduit sous le n° 1044 dans : René Laurentin et dom Bernard Billet, Lourdes. Documents authentiques. Tome VI. Procès de Lourdes. 2. Le jugement épiscopal. Histoire de Lourdes et Vie de Bernadette d'avril 1860 à août 1862, Paris, P. Lethielleux, 1961, p. 237-245. 4 « Art. 1er. Nous jugeons que l’Immaculée Marie, Mère de Dieu, a réellement apparu à Bernadette Soubirous, le 11 février 1858 et jours suivants, au nombre de dix-huit fois, dans la grotte de Massavielle [sic], près de la ville de Lourdes, que cette apparition revêt tous les caractères de la vérité, et que les fidèles sont fondés à la croire certaine » (ibid., p. 244). 5 Loc. cit.
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comme il l’avait déjà fait l’année précédente par une circulaire condamnant la circulation « dans le diocèse des imprimés contenant des prières et des promesses qui pourraient égarer la piété des fidèles et propager des idées superstitieuses » : [...] telle est la prière qui commence ainsi : Vierge Marie, Mère de Dieu, pleine de grâce, à la suite de laquelle on lit : Quiconque portera cette prière sur soi ne mourra pas de mort subite, etc. Telles sont encore les prières : Vierge Marie, Mère de Dieu, fontaine de consolation..., Vierge louable entre toutes les femmes, etc., que l'on dit avoir trouvée enveloppée en un linge au Saint-Sépulcre, ou avoir été bénite par le pape ; et encore la formule suivante : La Mère de Dieu, couchée dans son lit, pleurait et gémissait, etc., suivie de ces mots : Tous ceux qui sauront cette prière et ne la réciteront pas à leurs voisins souffriront de grandes peines à l'heure de la mort. Il est de notre devoir de flétrir ces détestables manœuvres, ces escroqueries déguisées, qui déshonorent notre sainte religion, qui tendent à altérer nos saintes croyances : la religion, la raison, le bon sens s'accordent à les réprouver. Vous ferez savoir à vos paroissiens que nous condamnons ces imprimés et que nous défendons de les lire et de les garder 6 .
Les apparitions de 1858 étaient une source potentielle de troubles à l’ordre chrétien. L’autorité épiscopale fut d’abord prudente. Craignant que l’affaire n’embrase le diocèse, l’évêque demeura dans l’expectative avant de désigner une commission d’enquête qui travailla essentiellement d’octobre 1858 à avril 1860. Pendant quatre ans, c’est le préfet des Hautes-Pyrénées qui administra la Grotte et les espaces environnants.
Deux ordres de la pratique Les premiers visiteurs de la Grotte avaient donc l’impression de pénétrer dans un « no man’s land » liturgique. Un temps entourée de palissades et surveillée par des agents de police 7, la Grotte fut d’abord un espace interdit où se déroulaient des pratiques échappant à toute surveillance. Le 29 juillet 1858, Louis Veuillot passe par Lourdes. « Accompagné de
6 Circulaire de juin 1857 (original perdu) citée dans René Laurentin, Lourdes. Dossier des documents authentiques. 1. Au temps des seize premières apparitions. 11 février-3 avril 1858. Deuxième édition revue et corrigée, Paris, P. Lethielleux, 1957, p. 138-139, d’après L. J. M. Cros, S. J. , Histoire de Notre-Dame de Lourdes, Paris, Beauchesne, 1927, vol. II, p. 4. La volonté de contrôler les dévotions par le clergé au xixe siècle a été souvent soulignée — parmi les travaux récents : Stéphane Boiron, « Les manifestations extérieures du culte en droit canonique », dans L'Église dans la rue. Les cérémonies extérieures du culte en France au xixe siècle. Actes du colloque des 23-24 mars 2000 à Limoges, P. d'Hollander (dir.), Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 2001, p. 187-291 (et particulièrement p. 190-194) ; Michel Lagrée, Religion et modernité. France, xixe-xxe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002, particulièrement le chapitre XVI : « Langue céleste et langue régionale au xixe siècle », p. 221-230 ; Jean-Jacques Loisel, « Piété populaire et pouvoirs diocésains. Blois au xixe siècle », Le diocèse. Espaces, représentations, pouvoirs. France, xve-xxe siècle, G. Chaix (éd.), Paris, Cerf, 2002 ; Philippe Martin, Une religion des livres (1640-1850), Paris, Cerf, 2003 (et particulièrement p. 439-487). 7 Pour une histoire générale des événements de Lourdes : Ruth Harris, Lourdes. La grande histoire des apparitions, des pèlerinages et des guérisons, Paris, J.-Cl. Lattès, 2001, 593 p. (1re éd. : Lourdes. Body and Spirit in the secular Age, Harmondsworth (England), Penguin Press, 1999, 474 p.)
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Au x l i m i t e s du c é r é mon i a l : l e s l i t u rg i e s de l a G ro t t e de L ou r de s
deux abbés, escorté de plusieurs autres 8 », il y trouve l’amirale Bruat, gouvernante du prince impérial. La justification qu’il lance alors (« Je ne suis pas venu en touriste. [L’Église n’a] pas prononcé mais la prière est toujours bonne 9 ! ») en dit long sur le vide rituel au lieu des apparitions. Quelques années plus tard, le même Veuillot publie deux brefs récits de sa visite à la Grotte : Un édit du maire défendait d’aller à la grotte, sous peine d’une amende. J’y allai néanmoins. Je vis la grotte à travers une barricade de planches mal jointes. À genoux sur la terre détrempée, je priai, demandant de tout mon cœur un miracle que je n’obtins pas. Je revins un peu intimidé, je le confesse, du bruit que cette chose allait faire et des blasphèmes qu’elle allait susciter 10. Celui qui écrit ces lignes a l’honneur d’être un vieux témoin. Il y a une vingtaine d’années, il traversait Lourdes [...] ; il visita la grotte gardée par un homme de police qui ne laissait point passer les curieux et qui verbalisait contre ceux qui enfreignaient sa défense mais qui profitait des occasions où il était seul pour faire sa prière au lieu de l’apparition. L’enfant avait dit à ce passant que l’Immaculée voulait qu’on fît là une belle église et qu’il y vînt de belles processions ; le gardien lui déclara procès-verbal. Le passant pria à la grotte, se lava les yeux qu’il avait malades, ne fut point guéri et s’en alla 11.
Dans le premier extrait, le polémiste donne une expression minimaliste de l’adoration : l’agenouillement et la prière devant le théâtre voilé des apparitions. Le deuxième fragment est le type même du style prosélytique dont le polémiste parisien était spécialiste. L’autorité y apparaît subvertie par la force de la parole de l’enfant visionnaire (le gardien prie en cachette et le visiteur verbalisé passe outre l’interdiction). Dans les deux narrations, l’Église est absente. Les prêtres accompagnant Veuillot demeurent en retrait. Le périmètre interdit est sous la responsabilité du préfet. Pendant longtemps, la liturgie au sens strict fut réservée à l’église paroissiale, à plusieurs centaines de mètres de la Grotte. Cependant, l’idée d’articuler les deux lieux s’imposa rapidement, d’autant que le curé de Lourdes, l’abbé Peyramale, n’était pas foncièrement hostile à ce qui se passait sur les bords du Gave.
Lettre de Louis Veuillot à Eugène Veuillot, Bagnères, 31 juillet 1858 (dans : Louis Veuillot, Œuvres complètes. Deuxième série. Correspondance mise en ordre et annotée par François Veuillot. Tome V (Juillet 1856-Février 1859), Paris, Lethielleux, 1931, p. 320). 9 L. J. M. Cros, S. J., Journal d’enquête, p. 120, n° 80 (cité dans : René Laurentin et dom Bernard Billet, Lourdes. Documents authentiques. 3. Autour de la grotte interdite. Une phase nouvelle de l'histoire de Lourdes. Dernière apparition. Intervention du Magistère. Entrée en scène de Louis Veuillot. Visites à Bernadette. 14 juin-27 août 1858. Avec de nombreux inédits : Le calepin du garde champêtre, Le journal médical de Dozous, Le mémoire d'un avocat de Dijon et les « notes au jour le jour » d'Estrade, etc., Paris, P. Lethielleux, 1958, p. 45). 10 Louis Veuillot, « Un Évêque. La Grotte de Lourdes. La chasteté sacerdotale. Au Pouliguen, 16 septembre 1872 », Œuvres complètes. Troisième série. Mélanges mis en ordre et annotés par François Veuillot. Tome XI (18 Septembre 1871-18 Janvier 1873), Paris, Lethielleux, 1937, p. 377. 11 Louis Veuillot, « Lourdes. 18 juillet 1876 », Œuvres complètes. Troisième série. Mélanges mis en ordre et annotés par François Veuillot. Tome XIII (23 Septembre 1874-13 Mars 1877), Paris, Lethielleux, 1938, p. 367. 8
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Plusieurs documents permettent de suivre la façon dont se composa l’espace rituel lourdais dans la décennie qui suivit les apparitions. Dans l’un des plus anciens (La Grotte des Pyrénées d’Azun de Bernétas), on trouve une description de l’affluence des visiteurs dans la cité pyrénéenne un an après les événements : C’est un spectacle vraiment édifiant que celui que présente, dans la belle saison, d’abord le lieu de l’apparition et ensuite l’église paroissiale de la ville de Lourdes. Dès son arrivée à la grotte, chacun commence à se mettre à genoux pour faire sa prière, soit seul, soit dans la compagnie de ceux qui ont fait partie de son voyage. De là, ils se dirigent vers la source pour y boire, se laver les mains, le visage, en un mot, chacun l’organe ou le membre débile qu’il désire voir s’améliorer, y remplir des vases, des flacons, des bouteilles, etc. Ces actes pieux accomplis, ils se mettent encore à genoux et on les voit prier plus ou moins longtemps avant de se diriger vers l’église paroissiale, pour recommencer le jour suivant jusqu’à leur départ définitif. À l’église paroissiale se présente un autre tableau non moins édifiant, c’est la confession, la communion, la prière, des lectures pieuses, etc., jusqu’à midi. Ici il y a une pause jusque vers deux heures, et l’on voit se reproduire les exercices de dévotion jusqu’au soir. Plusieurs se font inscrire membres de la congrégation des Enfants de Marie, érigée dans la paroisse, d’autres font brûler des cierges, se livrent à la pratique du chemin de la croix, etc., etc. 12
Bien qu’aucune règle n’ait été préalablement énoncée, tous les visiteurs accomplissent les mêmes actions. Un ordre s’est mis en place qui est à la fois spatio-temporel (une déambulation aux étapes fixées d’avance) et gestuel (une série d’actes convenables). Loin d’être concurrentes, les pratiques de dévotion se cumulent. La nature du collectif qui en résulte est complexe : du plus institutionnellement normé, quand le pèlerin s’intègre aux cérémonies paroissiales, jusqu’à la communauté diffuse traversée par une double mémoire dévotionnelle. Devant la Grotte, le fidèle amène avec lui des pratiques de piété existante et imite aussi ce qu’il découvre lors de ses premières visites. Ainsi, la prière s’apprend dans un cadre où l’autorité n’est pas détenue par les clercs mais par les plus anciens, les plus expérimentés. La Grotte des Pyrénées contient un autre récit, plus détaillé. Le 12 novembre 1859, Azun de Bernétas va à la Grotte : Selon l’usage qu’on nous dit établi, nous récitâmes d’abord, chacun pour soi, une prière ; puis, ensemble, et à haute voix, l’un commençant et les autres répondant, les litanies de la Ste Vierge, plusieurs dizaines de chapelet pour la conversion des pêcheurs, pour le soulagement des âmes du purgatoire, pour l’Église, pour la France, etc. Cela fait nous allâmes boire à la source qui coule à gauche dans la Grotte ; nous y emplîmes des vases, nous priâmes tout de nouveau, et, sans perdre de temps, nous nous dirigeâmes vers l’habitation de la jeune fille 13.
12 Thomas-Marie-Joseph-Thérèse Azun de Bernétas, La Grotte des Pyrénées ou manifestation de la SainteVierge à la grotte de Lourdes (Diocèse de Tarbes) précédé d’une Notice sur les Pyrénées par T.-M.-J.-T. Azun de Bernétas, auteur de plusieurs autres publications, Tarbes, J.-P. Larrieu, 1861, p. 173. 13 T.-M.-J.-T. Azun de Bernétas, op. cit., p. 101.
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L’absence d’inscription dans un livre ne signifie pas que l’usage soit flottant. Sa transmission s’opère oralement, de fidèle à fidèle. Un an après les apparitions, un circuit s’est déjà imposé. L’itinéraire pèlerin connecte désormais systématiquement la ville (où un lieu, sanctuarisé par la présence de la voyante, peut être susbstitué à l’église paroissiale) et la Grotte des bords de l’Arve. En 1864, les premières grandes processions balancent encore entre Lourdes et Massabielle. Le 4 avril on inaugure à la Grotte la statue de Joseph Fabisch. La presse a du mal à estimer le nombre de personnes présentes (entre 10 et 20 000). La cérémonie commence à l’église où l’on écoute un sermon de sept quarts d’heures et un morceau de musique en l’honneur de Notre-Dame composé par le prédicateur — l’abbé Alix. Puis à trois heures de l’après-midi, on traverse en procession la ville pavoisée. Le lieu des apparitions est atteint par le chemin en lacets aménagé au-dessus de la Grotte devant laquelle la foule se regroupe. Mgr Laurence bénit les fidèles et consacre la statue « selon les règles du Pontifical ». Le Magnificat est entonné. Une nouvelle prédication est prononcée. Et l’on retourne enfin à Lourdes en procession 14. Le 25 juillet suivant est organisé le premier pèlerinage. Pour clôturer les fêtes de l’Adoration perpétuelle, les paroissiens de Loubajac se mettent en route pour Lourdes. Après avoir défilé dans les rues, ils s’arrêtent à l’église Saint-Pierre avant de se rendre à la Grotte où ils entendront une prédication et chanteront. Sur deux files et un cierge à la main, les femmes viendront baiser à genoux l’image que leur tend un missionnaire 15. Les autorités sont comblées. Le curé Peyramale écrit à son évêque : La procession de Loubajac a produit l’impression la plus favorable. Tout le monde a été enchanté, même le Commissaire de Police. Aussi le rapport, si rapport il y a, sera favorable. Il faut convenir que la tenue, le chant, le sermon, l’accueil fait par la ville, tout a été très bien. Le Père Miègeville a été bien inspiré jusqu’au bout. Il a fait prier pour la ville de Lourdes qui recevait cette procession avec tant de sympathie ; il a fait chanter le Domine salvum fac Imperatorem... Notre-Dame de Lourdes veille toujours sur son œuvre 16.
Toutes ces solennités sont des moments où le clergé prend possession de l’espace communal lourdais 17. À chaque fois, les cérémonies sont agencées de façon différente en puisant dans les liturgies disponibles, ajustées à la configuration des lieux et selon les particularités de la fête. La visite à la Grotte est encore une excursion sur le limes paroissial. Le pôle autour duquel les choses s’ordonnent est l’église Saint-Pierre (voire les églises des villages voisins), lieux consacrés d’où tout part et où tout revient.
14 Dom Bernard Billet, Lourdes. Documents authentiques. Tome VII. Croissance de Lourdes et vocation de Bernadette, 30 août 1862-3 juillet 1866 avec deux Dossiers annexes par M. l'abbé René Laurentin. Lettre-préface de S. Exc. Mgr Pierre-Marie Théas, Évêque de Tarbes et Lourdes, Paris, P. Lethielleux, 1966, p. 55-58 et n° 1613, p. 354-355. 15 Ibid., p. 66-67. 16 Lettre de l’abbé Peyramale à Mgr Laurence, Lourdes, 26 juillet 1864, reproduite sous le n° 1653 dans dom B. Billet, Lourdes.., op. cit., t. VII., p. 376. 17 Sur l’inscription des processions dans l’espace public au xixe siècle, voir L'Église dans la rue…, op. cit.
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Dans une lettre du 9 septembre 1864 à l’évêque de Tarbes, l’abbé Peyramale raconte la visite faite à la Grotte par des pèlerins venus pour la fête de la Nativité de la Vierge : Le concours à la Grotte hier a dépassé tout ce qu'on avait vu jusqu'à ce jour. Depuis quatre heures jusqu'à onze, l'église a été remplie de monde. À la grotte, on ne pouvait approcher de la fontaine. Malgré cette immense foule composée de gens de tout âge, de tout sexe, de toute condition, le recueillement a été parfait : on n'a rien vu que de modeste ; on n'a entendu que des chants et des prières. Les étrangers étaient dans l'admiration 18 .
Le curé de Lourdes insiste sur l’ordre qui règne à la Grotte. Les débordements des premiers mois ne sont plus qu’un lointain souvenir. Une police de la dévotion fonctionne désormais. Elle repose sur l’auto-contrôle des fidèles, sur une régulation ressemblant à ce que l’abbé Pierrot met en 1862 sous la notion de « dévotion » : « Elle consiste moins dans l’observation de quelques devoirs particuliers que dans la disposition constante à remplir tous ceux que la religion impose 19 ». En attendant des liturgies plus contraignantes, on s’impose une conduite. La Grotte n’est toujours pas un temple à ciel ouvert (en l’absence de consécration et par conséquent du mobilier nécessaire à la célébration eucharistique, c’est la fontaine qui capte l’attention des pèlerins). Elle est un simple lieu d’adoration où l’on fait mémoire de la présence mariale et où l’on vient chercher guérison en utilisant le fonds de prières et de cantiques courant. En bref, dans les premières années du pèlerinage, on célèbre à Lourdes et on prie (ou on prêche) à la Grotte. La ville se réserve la liturgie et laisse au bord du Gave les manifestations sauvages de dévotion. Cette division des fonctions rituelles ne perdura pas. Deux ans seulement après les apparitions, l’aménagement de la Grotte par les autorités ecclésiastiques commença.
L’invention d’un cérémonial La première mention d’un autel date (en l’état actuel de nos connaissances) du 8 décembre 1860 20. On en trouve une autre trace dans une correspondance de l’année
Ibid., document n° 1674, p. 396. Abbé Jean-Étienne Pierrot, Dictionnaire de théologie morale le premier qui ait été fait sur cette partie de la science sacrée, et néanmoins celui qu’un prêtre devrait avoir le plus souvent dans les mains après les livres saints ; présentant un exposé complet de la morale chrétienne, contenant une règle de conduite pour les principales circonstances de la vie ; offrant un complément nécessaire à toutes les éditions du dictionnaire purement dogmatique, polémique et disciplinaire de Bergier ; par M. l’abbé Pierrot, Curé de Sampigny, diocèse de Verdun, et ancien professeur de théologie au grand séminaire de cette ville ; suivi d’un plan méthodique de la théologie laissé inédit par Bergier, d’après lequel on peut lire avec suite son dictionnaire ; et d’une histoire abrégée de la théologie depuis l’origine du monde jusqu’à nos jours. Publié par M. l’abbé Migne, éditeur de la Bibliothèque universelle du clergé, ou des Cours complets sur chaque branche de la science ecclésiastique, Paris, Ateliers catholiques du petit Montrouge, 1862, 2 vols, t. 1, p. 876. 20 « À l’occasion de la fête de l’Immaculée conception, le pélérinage de la grotte est considérable. On y remarque un grand nombre d’étrangers, notamment quelques familles de distinction. On a élevé dans l’intérieur de la grotte un petit autel décoré avec goût, autour duquel brûlent une trentaine de cierges. Un chœur de jeunes filles 18 19
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suivante 21. C’est d’un autel toujours provisoire qu’il est encore question lors de l’inauguration de la crypte (trois jours de solennités les 19, 20 et 21 mai 1866) 22. Le dimanche 20 mai, Mgr Laurence célèbre la messe sur un autel dressé sur un terre-plein dominant le Gave. Et ce n’est que le 21 mai 1866 (un lundi de Pentecôte), alors que les fondations de l'église en construction sont déjà visibles, qu’on consacrera un autel de marbre 23. En trente ans seulement, c’est tout un ensemble dévotionnel qui sort de terre comprenant une crypte, deux basiliques et des esplanades, des piscines et des fontaines. Peu à peu, les livres liturgiques du diocèse de Tarbes investissent les lieux. Les sanctuaires de Lourdes eurent bientôt leurs cérémoniaires. On ne sait pour le moment quasiment rien d’eux, si ce n’est que l’abbé Hubert possédait le titre en 1872. L’enquête reste à mener. Elle conduira sans doute au Père Sempé, grand ordonnateur de la vie des sanctuaires, tenant à jour un « livre du temps » (c’est-à-dire l’organisation matérielle des journées de pèlerinage) sans doute conservé dans les archives des Pères de Garaison. En revanche, il ne semble pas qu’il y eut jamais de cérémonial écrit, ce que montre par exemple l’étude de la procession du Très Saint-Sacrement, un des piliers des pratiques liturgiques de Lourdes [cf. annexe]. Avant 1888, le Saint-Sacrement est apporté pour la bénédiction aux malades, allongés devant la Grotte. Un père de l’Assomption, François Picard 24, le fait acclamer et il est ensuite ramené à la Basilique sans éclat particulier, par le chemin des lacets, quelques pèlerins valides accompagnant en priant le Père Picard. En 1888, l’abbé Lagardère (curé du diocèse de Montauban) a l’idée d’une manifestation eucharistique avec procession et acclamation : Le 22 août 1888, au déjeuner chez les Missionnaires de Lourdes, il la confia à son voisin, M. Dominique Sire, le célèbre Sulpicien. M. Sire se trouvait alors à côté de P. Hippolyte Sau-
sous la direction d’un prêtre, y fait entendre des chants religieux » (Rapport de dizaine de Lestage, commissaire de police de Lourdes, à Garnier, préfet des Hautes-Pyrénées, 8 décembre 1860, Arch. de Hautes-Pyrénées [4 M 22], reproduit sous le n° 936 dans R. Laurentin et dom B. Billet, Lourdes…, op. cit., t. VI, p. 143). 21 « J’ai fait dernièrement un pèlerinage de reconnaissance à la grotte de Lourdes. Je ne l’avais pas visitée depuis trois ans, mes impressions ont été les mêmes. Le lieu est encore aussi abrupt. Là, on ne voit briller ni l’or ni l’argent, ni les draperies précieuses. Après avoir gravi des escaliers formés par des rochers on parvient à un petit autel improvisé. À gauche, j’ai vu une lampe sur l’autel et tout autour des objets pieux consistants [sic] en chapelets, tableaux, gravures, petites bannières. La voûte de cette chapelle provisoire est un bloc énorme de rocher bruni par le temps » (deuxième lettre de l’abbé Laurent Cazaux publiée dans le Rosier de Marie, vii, samedi 2 novembre 1861, n° 37, p. 592, reproduit sous le n° 1 021 dans dom B. Billet, Lourdes…, op. cit., t VII, p. 209. 22 Dom B. Billet, Lourdes…, op. cit., t VII., p. 74. 23 « La Grotte de l'apparition [...] est devenue un imposant et gracieux sanctuaire, où, pour la première fois, le saint sacrifice sera célébré. En face de la belle statue de l'Immaculée Conception, en marbre de Carrare, s'élève un riche et élégant autel dominé par de hauts mâts où flottent des oriflammes de la Vierge Immaculée. Les ogives élancées de l'autel encadrent la tiare et les clefs de saint Pierre, qui resplendissent d'or. / La nef du temple est l'horizon : la voûte, le ciel bleu des Pyrénées, où courent des nuages blancs ; le pavé, d'immenses prairies, des champs et des collines qui s'arrondissent en amphithéâtre » (« Inauguration du sanctuaire de Notre-Dame de Lourdes », Le Lavedan, Journal de Lourdes, 27 mai 1866, reproduit sous le n° 1 841 dans dom B. Billet, Lourdes…, op. cit., t VII, p. 518). 24 Sur le Père Picard, voir : R. Harris, Lourdes..., op. cit., p. 292-295.
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grain et presque en face du P. Picard. Il pria M. Lagardère d’exposer son projet à l’un et à l’autre. Le P. Picard accéda d’autant plus volontiers au désir exprimé que, le matin, lui avait-on dit, le Pèlerinage n’avait pas obtenu de guérisons. Il demanda donc au P. Edmond Bouvy de choisir dans l’Évangile des textes appropriés que l’imprimerie de la Grotte édita aussitôt, sur des feuilles volantes, pour qu’ils fussent distribués à la foule qui devait les répéter. L’ordonnance primitive de la Procession Les acclamations commencèrent, le soir même, avec la procession au milieu des malades. Ce fut le P. Edmond qui les dirigea, du haut de la chaire de la Grotte, immédiatement après le Salut qui venait d’y être donné, pendant que le Saint-Sacrement repassait au milieu des malades rangés sur le parvis de la Grotte, puis devant ceux qui se trouvaient près des Piscines, avant de regagner la basilique d’où il était descendu 25.
L’itinéraire prend alors une certaine ampleur. Depuis la Basilique supérieure, par la rampe du Rosaire récemment achevée, le Très Saint-Sacrement est descendu sous un dais. À son passage devant les piscines où les malades attendant d’être baignés sont disposés, on procède aux acclamations (avec les années, on en ajouta d’autres). Arrivé à l’autel de la Grotte, le prêtre procède à une bénédiction puis le Très Saint-Sacrement est ramené à la Basilique par le même chemin. Le parcours fut allongé en 1889, un évêque portant désormais l’ostensoir. Le 21 août 1895, on instaure une « heureuse innovation » : le célébrant s’arrête devant les malades et bénit chacun avec l’ostensoir. Enfin, lors du 25e Pèlerinage national, une nouvelle modification est introduite, sans doute par le comte de Beauchamp. Le 22 août 1897, après un Salut à la Grotte devant les 325 miraculés, la procession contourne sous la pluie l’esplanade du Rosaire pour aller sur le parvis, devant le portail, et le Saint-Sacrement bénit la foule. Le lendemain, la procession atteint (cette fois sous le soleil) le fond de l’esplanade (statue de saint Michel). Au retour, le Saint-Sacrement fait une halte sur le parvis ; les malades sont rangés sous les arbres, les miraculés étant placés devant le parvis, en arrière de l’ostensoir. Un évêque porte l’hostie. Il sort du dais, bénit les malades, revient sous le dais puis monte sur le parvis. On chante le Tantum ergo. Silence. Bénédiction avant l’entrée du SaintSacrement dans la basilique du Rosaire. Le cheminement est désormais fixé, de la Grotte vers le parvis. Il se pratique encore aujourd’hui de cette manière. Aucun livre ne consigne ce parcours ni les détails d’une procession qui n’eut pendant longtemps rien d’immuable, on vient de le voir. Pèlerin luimême, Alphonse Dupront s’interroge dans son célèbre article sur Lourdes 26:
Louis Guérin : « La procession du Saint-Sacrement au Pèlerinage National de Lourdes », L’Eucharistie, 16 septembre 1910, p. 181-185 ; voir aussi id., « Les origines de la Procession du Saint-Sacrement et des Acclamations à Lourdes », Le Journal de la Grotte de Lourdes publié par les Chapelains du Sanctuaire, numéro hors série, [août 1936]. 26 La Table ronde, n° 125, mai 1958, repris dans : Du sacré. Croisades et pèlerinages. Images et langages, Paris, Gallimard, 1987, p. 340-365. 25
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Quels ordonnateurs ont composé le cérémonial de Lourdes ? Œuvre commune, progressivement élaborée, ou bien réflexion de tête froide autant qu’inspirée, il exprime parfaitement ces qualités qui tiennent à un collectif en puissance de sublimation : le rythme du jour et de la nuit rempli jusqu’à laisser tout juste le temps des besoins de la vie végétative ; l’unité donc d’exercice religieux, et dans cette unité, l’équilibre ; un fonds continu, avec des moments d’élévation unanime ; l’expression sagement alternée des grands états de la conscience religieuse. Moments du cérémonial de Lourdes, les deux grands rites processionnels 27.
On notera que l’historien emploie le mot « cérémonial » alors qu’il ne parle ici que de « cérémonies ». S’il n’existe pas de cérémonial de Lourdes (au sens de règles consignées dans un livre liturgique), on rencontre d’innombrables textes prescrivant les pratiques pèlerines à Lourdes — et donc pour partie des règles cérémonielles.
Les livrets de pèlerinage La Vierge avait institué le pèlerinage (« Vous viendrez ici en procession »). Avant même que le monde ecclésiastique prenne possession de la Grotte, on a vu qu’un ordo des dévotions s’était mis en place. L’achèvement des sanctuaires permit de passer à une autre échelle. À la fin des années 1880, l’abbé Calhiat rapporte : Jusqu’à une heure avancée de la matinée, les messe se continuent : le saint sacrifice est célébré à la grotte, à la crypte, dans la basilique. Tous les autels sont occupés ; tous sont entourés de fidèles agenouillés 28. Aux messes qui se célèbrent sans nombre, il faut ajouter les prières qui montent sans interruption et les communions qui se font sans cesse dans le même but. Les confessionnaux sont assiégés une grande partie du jour, et les absolutions pleuvent en quelque sorte sur une foule de têtes humiliées dans le repentir 29. Un autre spectacle touchant, c’est celui de la prière organisée en croisade. À Lourdes, la pièce a tous les accents et prend toutes les formules ; elle est tour à tour muette, parlante, chantante ; on la voit debout, couchée, à genoux, les bras en croix, les yeux au ciel. C’est surtout devant la grotte et les piscines qu’elle se fait humble et suppliante ; c’est là son champ de bataille et aussi son arène victorieuse 30.
Autant de signes de l’inexorable effacement de l’église paroissiale. Témoignages aussi d’une imbrication de plus en plus inextricable de la liturgie et des dévotions (ou des liturgies non sacramentelles) dans le même espace. Cette interpénétration se lit aussi dans une série documentaire « phare » des archives des sanctuaires : les livrets de pèlerinage, que les
Ibid., p. 349. Abbé Henry Calhiat, À Notre-Dame de Lourdes par l’abbé Henry Calhiat, Chanoine honoraire, Missionnaire apostolique, Docteur en théologie et en droit canonique, Namur, P. Godenne, 1887, p. 358. 29 Ibid., p. 359. 30 Ibid., p. 360. 27 28
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responsables locaux firent éditer pour leurs ouailles (dès le pèlerinage des Bannières de 1872) et qui furent souvent remis à jour et enrichis année après année 31. Le livret est le mélange d’un paroissien (certaines pages en sont d’ailleurs tirées comme en atteste une double pagination indiquant que les mêmes plaques ont servi à l’imprimeur pour certains passages du paroissien et du livret), d’un recueil de cantiques circonstanciés, d’un agenda-indicateur de chemin de fer, et au bout de quelques années d’un livre de dévotion énonçant les dispositions auxquelles doivent se conformer les fidèles. Les manuels contiennent deux grands types de données : les horaires (étapes ferroviaires, succession des messes, processions, temps libre) et la matière permettant la communauté de pratiques du groupe (plain-chant, litanies, cantiques). Les volumes ne contiennent pas de rubriques numérotées, comme la plupart des cérémoniaux mais plutôt des stations, c’est-à-dire une combinaison entre des lieux, un déroulement temporel, des postures corporelles et un acte de remémoration. Le Manuel des pèlerins de la ville et du diocèse de Nantes (1873) 32 que nous prendrons pour exemple est un répertoire de lieux : ceux entre lesquels se déploient les processions (« église paroissiale » et « église du Pèlerinage »), la place Marcadal où le groupe se réunit le soir, la ville où l’on rentre dormir, les gares détaillées dans l’horaire des chemins de fer annexé et bien entendu la Grotte. La brochure est par ailleurs un agenda portatif, planifiant l’ordre des activités de la journée : messes, processions, chants, saluts, « temps libre », visites à la Grotte, messes basses et communions. Elle décrit aussi certaines des dispositions requises des pèlerins : retenue dans les lieux publics (il est demandé « de ne pas chanter dans les gares »), discipline des mouvements de groupe, ordre à adopter dans la file des processions. Enfin, le Manuel organise la mémoire des apparitions dont les strophes de l’Ave Maria des Vendéens raconteront bientôt l’histoire 33. À chaque acte pèlerin, correspond un chant approprié dont le livret fournit texte et musique : du « Cantique pour l’arrivée des pèlerins nantais à N.-D.-de-Lourdes » (n° 1) au « Cantique pour le retour... » (n° 2) en passant par un florilège de cantiques mariaux « destinés à être chantés pendant le voyage et pendant la procession ». Tout oppose un livre tel que le cérémonial (à portée large, notamment quand il est imprimé) et le livret de pèlerinage (éminemment situé) : cérémonial Ancrage temporel :
ancré dans le calendrier liturgique
manuel ancré dans le calendrier civil
Les Arch. de la Grotte (Sanctuaires de Lourdes) possèdent la plus riche collection de livrets liés au pèlerinage. Nous remercions Thérèse Franque pour avoir grandement facilité notre travail sur ces documents. 32 Manuel des pèlerins de la ville et du diocèse de Nantes à Notre-Dame-de-Lourdes (14 & 15 mai 1873). Prix : 40 centimes. Vu et approuvé par Monseigneur l’Évêque de Nantes, Nantes, J. Grinsard, 1873, 33 p. 33 Jacques Cheyronnaud, « Sur l’air d’un cantique de pèlerinage : l’Ave Maria de Lourdes », Ethnologie française, vol. XI/3, 1981, p. 257-262. 31
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Déroulement des céremonies :
gestes définis par leur succession
pratiques chronométrées
Public concerné :
les lecteurs sont les célébrants (voire des clercs)
les lecteurs sont des fidèles « du rang »
Fonction :
sert à contrôler le bon accomplissement de la ritualisation de textes liturgiques
sert à ordonner prières personnelles et cérémonies publiques
Origine des pratiques :
stratification séculaire de règles
stratification annuelle de pratiques
Autorité commanditaire :
l’autorité ecclésiastique supérieure (pape, évêque, chapitre, supérieur d’ordre)
la paroisse, en collaboration avec les responsables lourdais ou nationaux du pèlerinage
Champs concernés :
s’applique à la liturgie
englobe liturgie et dévotions
Il y a une grande différence de nature entre ces deux types de prescriptions. Plus que tout, le degré de précision et d’obligation des actes y varie fortement : extrêmement détaillés pour les cérémoniaux destinés à des experts de la liturgie, très sommaires pour les manuels destinés à des pèlerins encadrés par des clercs ou des laïcs 34 et se livrant pendant quelques jours à une expérience exceptionnelle. Il existe cependant des descriptions fines des pratiques pèlerines. Elles figurent dans des documents encore plus éloignés des livres liturgiques que les manuels de pèlerinage.
Le « cérémonial » de la Grotte Dans le Manuel nantais de 1873, le dispositif prévoit pour la soirée du mercredi 14 mai un cheminement en ordre (procession sans bannières) avec récitation du rosaire et cantique (« Sainte Vierge »), le chant d’un cantique spécial à l’arrivée à la Grotte (« De la Reine des cieux »), une allocution, le chant du Magnificat, la prière du soir et le chant du Regina Cæli avant le retour en ville. Ainsi, même quand on ne célèbre pas à la Grotte, les gestes pèlerins ne sont pas laissés au choix des individus. Les séquences dévotionnelles sont structurées par
Sur l’engagement des laïcs dans l’organisation du pèlerinage de Lourdes aux côtés d’Assomptionistes, voir : Agnès Periat, Une œuvre catholique sous la Troisième République : les hospitalités au Sanctuaire de Notre-Dame de Lourdes (1881-1939), mémoire de DEA d’histoire des religions et d’anthropologie religieuse, (dir. J.-M. Mayeur), Université de Paris IV, Sorbonne, septembre 2001, 105 p.
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la musique et l’exécution de ces compositions est elle-même contrainte (les chants sont prédéterminés et le clergé nantais est présent à tous les instants). La profusion de textes générés par le phénomène lourdais permet de comparer ces prescriptions rédigées avant le départ de Nantes avec des traces de ce qui s’est finalement passé. On dispose en effet de descriptions, à mi-chemin entre reportages journalistiques et récits édifiants, produites par le rédacteur des Annales de Notre-Dame de Lourdes, à la fois périodique de prosélytisme et album de photographies instantanées produisant des images pieuses à destination de ceux qui sont loin de Lourdes ou pour permettre aux pèlerins qui ont fait le voyage d’en ramener chez eux. En mai 1873, paraît ainsi sous la plume du R. P. Sempé — chroniqueur autorisé des pèlerinages et rédacteur d’une des gestes officielles de Lourdes — un compte rendu des derniers événements : La nuit tombant, les Nantais étaient encore devant la Grotte, leur cierge à la main. Ils montèrent et redescendirent, la tête retrouvant presque à la Grotte l’extrémité de la procession. Le Gave resplendissait, les feuilles des arbres miroitaient. La chapelle apparaissait blanchissante, dans la nuit, du reflet de son immense couronne de feu. Quand ils furent réunis devant le rocher de l’Apparition, du haut de la galerie où des spectateurs s’étaient placés, on aurait dit un champ d’épis scintillants ; les longues coiffures blanches des paysannes Bretonnes éclataient comme des lis dans les éblouissements de midi. « Vous êtes un spectacle aux Anges, aux hommes, aux démons aussi, » s’écria M. l’abbé Rousteau, vicaire-général du diocèse de Nantes, en se tournant vers la foule, et il développa sa pensée en quelques mots sans apprêt mais sentis, appropriés à cette scène si grande dans sa simplicité.
On chantait, on priait à haute voix. Il y avait de grands silences. Dans un de ces moments, une voix forte chanta sur le mode des versets de l’Église : « Vive l’Immaculée Conception ! » Le peuple répéta. Le chantre reprit haussant le ton ; le peuple répéta encore. Le chantre éleva une fois encore le ton. La voix du peuple grandit pour lui répondre. Je ne savais ce que cela pourrait être et ce chant me choquait un peu par sa singularité. Mais le chantre jeta encore sur trois tons cette acclamation : « Vive Pie IX, pontife et roi ! » Et j’entendis trois fois comme un bruit montant de vagues, acclamer Pie IX. Et je vis une chose qui m’avait échappé : les pèlerins, hommes et femmes, d’un mouvement simultané, élevaient, en chantant, leur cierge de la main gauche et étendaient la main droite ouverte vers la Vierge. L’émotion me gagnait, je commençais à trouver cela grand. Un nouveau chant m’arrive à l’oreille : « Vive la France du Christ ! » Trois fois, chantre et peuple redisent d’une voix à chaque acclamation plus élevée, plus pénétrante, plus chaude et plus puissante et plus sainte de patriotisme et de foi : « Vive la France du Christ ! » Un silence sacré suivit. Un frémissement courait la foule. Les yeux étaient pleins de larmes. C’était sublime. Quelle différence avec ces clameurs désordonnées, enthousiastes sans doute, mais où il y a toujours quelque chose de tumultuaire. Les pèlerins du Var, acteurs hier, spectateurs aujourd’hui, étaient dans le ravissement 35.
R. P. Rémi Sempé, « Les pèlerinages », Annales de Notre-Dame de Lourdes, mai 1873, p. 44-45.
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Ce récit de « ce qui est arrivé » ne coïncide pas exactement avec les indications du Manuel : la procession par les lacets n’y figurait pas, on dispose maintenant d’un résumé de l’allocution, des choses distinguées dans le livret sont ici entremêlées (chant et prières à haute voix) et la série d’acclamations n’était pas prévue. Arrêtons-nous sur ces dernières. On y observe deux mouvements. Tout d’abord une invention apparemment spontanée. Une formule d’acclamation est lancée par un anonyme puis reprise par le peuple. La formule est saisie au vol par le chantre — qui reprend la conduite des opérations en imposant des changements de tons puis en modifiant les paroles initiales. La foule adopte ensuite sans s’être consultée au préalable un même geste. Enfin, le respect collectif du silence conclusif est obtenu sans mot d’ordre ; tous les fidèles présents cependant avaient été « informés » par la structure tripartite standard (3 x 3) des acclamations 36. Dans un deuxième mouvement, le P. Sempé reconnaît progressivement la beauté et la validité de l’invention. Le responsable de l’aménagement du Lourdes de pierre décompose son récit en quatre temps. L’inconvenance de la formule le frappe d’abord (« Je ne savais ce que cela pourrait être et ce chant me choquait un peu par sa singularité »). Cette initiative n’appartient pas aux pratiques traditionnelles de la Grotte. « Et je vis une chose qui m’avait échappé » : aux marges du « cours célébratif » normal, le chroniqueur finit par percevoir le mouvement improvisé par la foule. Submergé par l’émotion, le P. Sempé s’avoue vaincu par la force persuasive de l’action improvisée (« L’émotion me gagnait, je commençais à trouver cela grand »). Le renversement est bientôt complet et le P. Sempé trouve finalement de l’ordre dans ce désordre (« Quelle différence avec ces clameurs désordonnées, enthousiastes sans doute, mais où il y a toujours quelque chose de tumultuaire »). Dès lors, une intégration aux « rites de la Grotte » devient possible, l’inscription dans le cérémonial oral de Lourdes est envisageable (à condition qu’il y ait réitération). Quelques années plus tard, les acclamations seront codifiées et lancées depuis la chaire installée à la lisière de la Grotte. Elles seront imprimées aussi afin que prêtres et fidèles prient d’une même voix.
• Un livre comme le Rituel à l’usage du diocèse d’Auch de 1838 37 qui, toujours en usage en 1858, peut être, à défaut, utilisé pour les cérémonies de la paroisse de Lourdes, n’aurait documenté que très partiellement les pratiques pèlerines de la Grotte qui mêlaient en Les énoncés triples ne sont pas rares. L’antienne du Vendredi saint Ecce lignum crucis est chantée trois fois par le célébrant qui élève la voix, et monte souvent d’un ton, à chaque répétition ; les fidèles répondent à chaque fois par le chant du Venite, adoremus montant lui aussi d’un ton à chaque occurrence (nous devons cette remarque à Xavier Bisaro). 37 Rituel à l’usage du diocèse d’Auch réimprimé par ordre de Monseigneur Double, Évêque de Tarbes, à l’usage de son diocèse. Nouvelle édition revue, corrigée, augmentée et mise dans un meilleur ordre, Auch, L.-A. Brun, 1838, 626 p. Nous sommes très reconnaissant au chanoine Pierre-André Charriez de nous avoir communiqué cet ouvrage. 36
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permanence liturgies traditionnelles et dévotions (réglées). Or, une histoire des actions liturgiques se donnant pour but de décrire l’appropriation des règles par les acteurs, il nous aura fallu observer la pratique des règles (ecclésiastiques utilisant leurs livres, pèlerins venant à Lourdes manuels en main) et l’invention de cérémonies et d’usages dévotionnels. Dans toutes les situations étudiées, il n’y avait pas d’opposition frontale entre, par exemple, un clergé maître du jeu liturgique et des fidèles sommés de marcher au pas. Il n’y avait pas non plus d’opposition entre des clercs à la liturgie « sur-réglée » et des pèlerins aux dévotions « improvisées ». Nous avons pu observer en revanche une co-production, une pratique partagée où l’autorité était clairement définie et où les places n’étaient pas interchangeables. Au-delà du pèlerinage lourdais, il semble difficile d’étudier un cérémonial « pour lui-même », sans travailler simultanément sur les traces de sa mise en œuvre, sur les écarts entre le programme (qu’il soit liturgique ou dévotionnel) et sa réalisation. Dans cette perspective, Lourdes est un cas limite, à la fois par l’effervescence des pratiques (sans véritable équivalent) et par la profusion documentaire qu’elles ont généré. Mais cas éclairant sur le statut d’archive du cérémonial : de même que des pratiques ordonnées ne génèrent pas obligatoirement des livres, de même les livres rubriqués n’engendrent pas mécaniquement l’ordre des pratiques. Rémy Campos Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris (CNSMDP) ; Conservatoire de Musique de Genève
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ANNEXE 38
38 Les schémas ont été réalisés à partir des deux articles de Louis Guérin : « La procession du Saint-Sacrement au Pèlerinage National de Lourdes », et « Les origines de la Procession du Saint-Sacrement et des Acclamations à Lourdes », op. cit.
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Partie 2
Les débats liturgiques et leurs enjeux
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La publication d’un cérémonial diocésain, acte de l’autorité épiscopale Le livre liturgique, qui représente un secteur actif de l’édition dans la France de l’époque moderne, constitue un genre assez étendu, composé de catégories diverses. Missels et bréviaires sont évidemment les titres les plus fréquents du corpus, mais la liste des ouvrages, d’usage collectif ou individuel selon les cas, inclut beaucoup d’autres catégories, du rituel au processionnal, de l’antiphonaire au cérémonial. Du point de vue matériel, l’impression de la plupart de ces livres appelle des compétences et des moyens techniques particuliers, lorsqu’il faut recourir à deux couleurs d’encre ou insérer de la musique gravée. En contrepartie, imprimeurs et libraires disposent d’un marché relativement captif puisque — pour les livres à usage diocésain au moins — les évêques prescrivent aux diverses églises de n’employer que ceux qui sont édités à leur initiative 1. Dans cet ensemble d’ouvrages, les cérémoniaux passent relativement inaperçus. De médiocre format la plupart du temps, ils sont généralement d’une facture simple : une seule encre leur suffit et la musique en est théoriquement absente puisqu’ils ne contiennent pas les textes et les chants destinés à la célébration du rite, mais uniquement des instructions régissant le déroulement du culte et décrivant les actions de ses divers officiers. Ils méritent toutefois de retenir l’attention, précisément comme témoignages des pratiques de réglementation du culte, et peuvent se distribuer en trois catégories, définies à la fois par leurs auteurs et leurs destinataires. Certains de ces livres sont d’usage interne aux ordres ou congrégations religieuses ; d’autres ont une visée générale et proposent, à l’usage de la France, des adaptations et transpositions du Caeremoniale episcoporum romain de 1600 ; un troisième groupe rassemble des titres qui, publiés par les évêques, ont pour objet les modes d’organisation du culte propres à leur diocèse. Ce groupe relatif à la police épiscopale du culte est seul envisagé ici. Chaque cérémonial s’inscrit évidemment dans un contexte particulier, à l’articulation du développement de la réforme catholique dans le diocèse considéré et des orientations spirituelles et pastorales du prélat qui est alors à sa tête ; chacun aborde aussi sous un angle
1 Sur l’édition de livres liturgiques à l’époque qui nous intéresse, voir particulièrement Henri-Jean Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au xviie siècle, Genève, Droz, 1969, (en particulier p. 104-107) ; Histoire de l’édition française, R. Chartier et H.-J. Martin (dir.), 2 vol., Paris, Promodis, 1982-1984. (Voir quelques exemples aux Planches, fig. 21-24).
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qui lui est propre l’héritage de traditions liturgiques locales. Mais on peut aussi considérer le corpus globalement, en s’arrêtant sur la chronologie des publications et sur la structure des livres, en s’intéressant surtout aux motivations affichées par les évêques qui ordonnent leur rédaction, dans une perspective qui touche à la fois à la conception du culte et à l’exercice de l’autorité épiscopale.
Le moment des cérémoniaux diocésains Le choix de ne retenir que les cérémoniaux publiés par les évêques à l’usage de leur diocèse limite singulièrement la chronologie couverte par la présente étude. La série ne s’ouvre en effet qu’en 1662, avec la publication du livre rédigé par Martin Sonnet et destiné au diocèse de Paris 2. Auparavant, les offices sont réglés en France soit par la transmission orale (et vécue) des pratiques, soit par des publications qui commentent et adaptent les indications des livres romains, sans que soient exclus de subtils équilibres mouvants entre les deux méthodes. Plusieurs titres accompagnent la diffusion de la liturgie romaine dans le royaume pendant la première moitié du xviie siècle et connaissent un nombre élevé de rééditions qui témoigne de leur durable succès, d’autant que, comme nous aurons l’occasion de le vérifier, les diocèses pourvus d’un cérémonial demeurent très minoritaires jusqu’à la Révolution. Le Manuale sacrarum caerimoniarum du bénédictin Michel Bauldry, imprimé pour la première fois en 1637, est le premier de ce groupe de livres 3. L’auteur, qui dit l’avoir composé à l’invitation d’un certain nombre d’évêques pour l’instruction des clercs, propose au public français une explicitation des règles de la liturgie romaine sous la forme d’une adaptation du traité de Gavantus, lui même objet de nombreuses éditions 4. L’ouvrage publié vingt ans plus tard par le chanoine Louis du Molin est lui aussi inspiré par le souci de mieux faire connaître les prescriptions des livres romains 5. Ce primicier de la cathédrale d’Arles avait déjà publié un traité de la messe paroissiale et un autre de la messe pontificale 6 lorsque l’Assemblée du clergé de 1645 lui demanda de les réunir en un seul livre, qu’il enrichirait encore de développements sur les cérémonies des vêpres pontificales. Le livre qu’il donne aux presses en 1657 correspond à cette commande et revendique une totale fidélité aux prescriptions romaines. Dans sa dédicace aux membres de l’Assemblée du clergé, l’auteur assure qu’il ne s’est « point escarté des loix que les Souverains Pontifes, qui sont les pères communs de l’Église, ont establies », les ayant toujours considérées « comme des décisions infaillibles ». Militant de l’uniformisation du culte contre les anciens usages locaux, du Molin invite les prélats à « introduire cette utile nouveauté qui, faisant honnorer Dieu par tout avec le mesme culte, ostera la bigarreure de la robe de son Cf. Liste-Index infra, [Sonnet Paris 1662]. Cf. [Bauldry Manuale* 1637]. 4 Bartolomeo Gavanti, Enchiridion seu manuale episcoporum pro decretis in visitatione et synodo de quacumque re condendis… La première édition de ce traité en France date de 1635 (Paris, J. Quesnel), ce qui n’exclut évidemment pas une circulation dans le royaume antérieurement à cette date. 5 Cf. [Du Molin Église* 1657]. 6 Cf. [Du Molin Messe*1639] et [Du Molin Messe pontificale 1646]. 2 3
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Espouse ». L’épître au lecteur évoque de son côté le projet de mettre un terme aux difficultés engendrées par la diversité des usages anciens : Jusques à présent nos cérémonies ont paru des énigmes, qui avoient besoin d’une longue interprétation pour régler les différents sentimens que la diversité de leur observance faisoit naistre. Je t’en présente le remède, sans embarras et sans aprest de spéculation ou d’ornement de paroles, couché d’une manière simple en langue vulgaire pour estre entendu de tous, m’estant bien gardé neantmoins de m’éloigner des règles du Cérémonial des évesques que je n’ay pas perdu de veüe 7.
Le Manuel des cérémonies romaines tiré des Livres Romains les plus authentiques, et des Ecrivains les plus intelligens en cette matiere, dont « quelques-uns des Prestres de la Congrégation de la Mission » donnent une première édition en 1662, appartient aussi à la même catégorie d’ouvrages 8. Le titre en dit à lui seul l’orientation générale, qu’un « avis au lecteur » précise à son tour : Il a esté composé principalement pour des ecclésiastiques qui, faisant profession d’observer exactement les cérémonies romaines et désirant d’y garder toute l’uniformité possible, ont jugé à propos de s’arrester à un seul livre, où les choses fussent digérées avec autant de soin qu’on a tâché de faire en celuy-cy 9.
Le même texte, qui insiste sur l’importance de l’uniformité des cérémonies, est complété par un « Avertissement », qui porte témoignage sur la stratégie de grignotage conduite au cours du xviie siècle par les tenants de la liturgie romaine à l’encontre de la diversité des traditions locales. Il est en effet proposé de recourir au Manuel chaque fois qu’existe un doute sur la manière de procéder : Comme il y a quantité de choses dans le cérémonies que les coutumes locales n’ont point déterminé, et que dans celles-là même qui ont esté réglées par un ancien usage la négligence de plusieurs cause souvent beaucoup de confusion, d’où naist en divers lieux une grande incertitude touchant ces mesmes coutumes, et une notable indécence dans le culte de Dieu, les règles qu’on propose dans ce livre pourront servir d’un remède facile et assuré à ces défauts, veu qu’elles sont nettement expliquées jusques aux moindres circonstances, et qu’elles ont esté fidèlement puisées des sources très pures dont nous avons parlé 10.
On le voit, pendant une grande partie du xviie siècle, avec l’appui de l’épiscopat et d’un certain nombre de congrégations de prêtres, tels les lazaristes, prévaut la volonté de faire adopter les usages romains, dont le Caeremoniale episcoporum, relayé par le livre de Gavantus, constitue l’épine dorsale. Dans ce contexte, les anciennes traditions locales apparaissent comme des obstacles à une uniformisation exigée par la dignité du culte. Aussi, la publication par Martin Sonnet d’un cérémonial spécifiquement destiné à l’usage du diocèse de Paris s’inscrit-elle nettement à contre-courant du discours dominant pendant la
[Du Molin Église 1657], Avant-Propos, « Au lecteur ». Cf. [Lazaristes* 1662]. 9 Ibid., Avis au lecteur, n. p. 10 Ibid., Avertissement, n. p. 7 8
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majeure partie du siècle. Les décennies suivantes apportent la démonstration que la volonté de réglementer les usages liturgiques est partagée par un certain nombre d’évêques, avec la publication de cérémoniaux à Bayeux (1677), Besançon (1682 et 1707), Metz (1697) 11, Toul (1700), Paris de nouveau (1703), Bourges (1708). Après une période où les productions sont peu nombreuses (Langres en 1729, Angers autour de 1730-1740), la seconde moitié du xviiie siècle donne le jour à une nouvelle série d’ouvrages (Lisieux en 1747, Clermont en 1758, Sens en 1769, Langres en 1775, Le Mans en 1789). Au total, de 1662 à 1789, on peut répertorier quinze cérémoniaux publiés à l’initiative des évêques de douze diocèses. Le nombre n’est pas considérable certes, puisque ce ne sont même pas tout à fait 10% des Églises locales qui sont concernées 12 ; cela suffit toutefois pour former un corpus permettant de conduire une réflexion sur le genre, et d’abord pour confirmer avec force la fracture du consensus qui s’était imposé au cours du xviie siècle en faveur de la liturgie romaine. Avec des décalages et des nuances, les cérémoniaux diocésains semblent donc, en première approche, participer à leur manière de l’essor de l’ample mouvement néo-gallican. Toutefois, la comparaison de la date de publication du cérémonial avec celle des autres livres liturgiques d’un même diocèse suggère que les motivations ne sont pas nécessairement identiques. Dans certains cas, la parution des divers livres s’inscrit dans un calendrier relativement serré. Le cas parisien peut être rangé dans cette catégorie, puisque le Cérémonial de 1703 paraît peu d’années après le Rituel et le Bréviaire, avec une préface qui fait explicitement référence à la nécessaire concordance des ouvrages 13. À Besançon, tous les livres liturgiques sont réimprimés vers 1700, entre les deux éditions du cérémonial : bréviaire en 1691, missel, rituel (sous forme abrégée) et processionnal en 1694, rituel complet en 1705 ; avec une parfaite continuité dans leur action, Antoine-Pierre et François-Joseph de Grammont dotent ainsi le diocèse, quelques décennies après son entrée dans le royaume, de l’ensemble des instruments utiles au culte. À Lisieux, c’est au milieu du xviiie siècle que Mgr de Brancas publie coup sur coup le rituel (1744), le cérémonial (1747), le bréviaire (1750), le missel (1752) et le processionnal (1754). Moins resserrée, la chronologie des livres liturgiques de Sens correspond toutefois aussi à un seul épiscopat, particulièrement long il est vrai : Mgr de Luynes, présent sur le siège de 1753 à 1788, publie un processionnal en 1756, un cérémonial en 1769, un autre processionnal en 1772, avant d’éditer bréviaire et missel, respectivement
Le cérémonial de Metz représente toutefois un cas particulier, car il est destiné à la seule cathédrale, sans que soit même évoquée la possibilité d’un usage — avec les adaptations nécessaires — par les autres églises du diocèse (cf. [Metz 1697]). Je remercie vivement Philippe Martin qui m’a facilité l’accès à ce texte présent dans un nombre très limité de bibliothèques. 12 Certains évêques choisissent d’autres voies pour réglementer le déroulement du culte. Louis Pérouas souligne ainsi que Jacques Raoul inclut des directives liturgiques dans les statuts synodaux qu’il publie pour le diocèse de La Rochelle (Louis Pérouas, Le diocèse de La Rochelle de 1648 à 1724. Sociologie et pastorale, Paris, SEVPEN, 1964, p. 283). 13 « Haec nos momenta ad singularem parisiensis Caeremonialis curam suscipiendam impulerunt, ut emendationem Ritualis et Breviarii editionem, nostro jam jussu habitam novus hic Caeremoniarum Codex sequeretur, ubi earum a nobis norma deinceps servanda statueretur, quam antehac convenientior » ([Paris 1703], Épître dédicatoire au clergé). 11
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en 1780 et 1785 14. Dans d’autres diocèses, le cérémonial voit le jour à un moment où aucun autre livre liturgique n’est publié : à Bourges, il sort des presses au milieu d’un demi-siècle sans édition dans cette catégorie 15 ; à Bayeux, alors que bréviaire, missel et autres ouvrages sont tous réimprimés entre 1743 et 1753, le cérémonial, publié dès 1677, est absent de la liste. Un troisième groupe de diocèses se dote enfin dans un temps assez court des seuls livres prescriptifs, c’est-à-dire de tous ceux dans lesquels les manières de procéder tiennent une place importante (cérémoniaux, rituels et processionnaux). Dans le diocèse d’Angers, en dépit d’un changement d’évêque au cours de cette période, le processionnal, le cérémonial et le rituel sont publiés entre 1729 et 1735 ; le rituel et le cérémonial de Toul sont tous deux imprimés en 1700 ; le cérémonial de Metz est, pour sa part, encadré par deux éditions du Rituel, en 1686 et 1713. La mise en série des dates d’impression des divers ouvrages liturgiques, qui ne fait apparaître aucun lien obligé entre la mise sous presse d’un cérémonial et celle d’un bréviaire ou d’un missel, signifie a fortiori que la publication du premier est entièrement indépendante de la mise en œuvre des réformes néo-gallicanes, et il convient donc d’écarter l’hypothèse qui ferait des cérémoniaux les instruments explicatifs de celles-ci. Bien plus, dans certains cas, le cérémonial — entendu ici comme ensemble des pratiques que rapporte le livre de ce nom — peut demeurer l’élément stable de la liturgie lors de réformes difficilement acceptées. À propos d’un conflit lyonnais de la fin du xviiie siècle, au cours duquel les chanoines s’étaient opposés à l’archevêque, dom Buenner écrit que « la résistance avait eu au moins pour effet de maintenir le cérémonial ; seul le formulaire disparaissait, on gardait le rite » 16. Cette remarque invite à articuler le rapport entre publication des cérémoniaux et réformes liturgiques d’une manière plus complexe, en prenant en compte la chronologie globale des éditions de livres liturgiques 17. La première série de cérémoniaux, à la charnière des xviie et xviiie siècles, est globalement contemporaine des plus anciens livres néo-gallicans, sortis des presses à partir de la fin de la décennie 1670 (bréviaires de Vienne en 1678, de Paris en 1680, de Cluny en 1686) et assez étroitement liés à l’activité d’une première génération de liturgistes érudits, particulièrement attentifs à la collecte des traditions locales, tels Bocquillot, Grancolas, de Vert ou encore Le Brun des Marettes. Les plus anciens cérémoniaux peuvent ainsi apparaître comme le témoignage d’une volonté — alors diffuse dans une grande partie du royaume — de préservation des héritages du passé et de réaction contre l’uniformisation romaine. Puis vient une deuxième période, durant laquelle peu de
14 Abbé Henri Bouvier, Histoire de l’Église et de l’ancien archidiocèse de Sens, t. 3 (1519-1789), Paris, A. Picard, 1911, p. 402. 15 Pour un cadre général, Le diocèse de Bourges, G. Devailly (dir.), Paris, Letouzey et Ané, 1973 (« Histoire des diocèses de France »). 16 Dom Denys Buenner, L’ancienne liturgie romaine. Le rite lyonnais, Lyon-Paris, E. Vitte, 1934, p. 96. Il semble toutefois que l’ancienne liturgie du diocèse soit encore défendue à la fin du xviiie siècle par certaines églises collégiales si l’on en croit la publication d’un Cérémonial suivant le rit lyonnais à l’usage de l’église de Bourg-enBresse (cf. [Bourg-en-Bresse 1773]). 17 Les hypothèses qui suivent découlent en partie d’une discussion avec Catherine Maire à l’issue du séminaire du Centre d’Anthropologie Religieuse Européenne du 6 décembre 2005, au cours duquel avait été présentée l’enquête sur les cérémoniaux ; je la remercie vivement de ses remarques stimulantes.
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cérémoniaux sont imprimés, bien que le néo-gallicanisme continue sa progression avec pour toile de fond la crise ouverte à la suite de la promulgation de la Constitution Unigenitus. Il semblerait ainsi que la publication de cérémoniaux s’accommode mieux des moments de sérénité que de ceux de tension. Enfin, la synchronie entre la seconde vague d’édition de cérémoniaux et l’adoption de la liturgie parisienne de Vintimille par de nombreux diocèses français suggère une relation entre les deux phénomènes, même si l’on ne peut établir un lien simple entre eux.
Des livres destinés à la mise en ordre des usages Les évêques confient ordinairement l’élaboration des cérémoniaux à des ecclésiastiques capables de débrouiller l’écheveau des usages ; aussi doivent-ils être « savants », pour reprendre le qualificatif employé par l’évêque de Clermont. Ces prêtres érudits, souvent recrutés dans le milieu des directeurs de séminaires 18, sont dans d’autres cas des chanoines, par exemple à Toul ou à Sens. Ils travaillent généralement en collectant les vestiges écrits des pratiques anciennes dans les bibliothèques, comme cela est précisé pour Toul ou encore pour Clermont, où l’évêque évoque la recherche des « manuscrits les plus anciens de notre Église ». La plupart du temps, l’ébauche rédigée au terme de cette recherche est soumise à une commission majoritairement — voire exclusivement — composée de membres du chapitre cathédral. À Sens, il semble que les chanoines aient monopolisé les sièges ; à Toul, on évoque une commission de « personnes habiles » désignées par l’évêque et par le chapitre. Plus rarement, la procédure de consultation prend un tour plus ample, avec attente de commentaires émanant de l’ensemble du clergé. Le diocèse de Langres offre le meilleur exemple de cette manière de faire. En 1729, à la suite des premiers travaux, l’évêque publie un Prospectus Caeremonialis lingoninensis pro festis solemnibus majoribus, ouvrage ne comportant guère qu’une trentaine de pages. Il faut ensuite, à partir de cette esquisse, que « chacun puisse remarquer, dans l’exécution, ce qui pourrait être changé, ajouté ou retranché, et faire part de ses observations à celui qui est chargé des ordres de Monseigneur pour tout ce qui regarde les offices et cérémonies ecclésiastiques ». Les suggestions seront alors mises à profit « pour composer un cérémonial complet qui renfermera généralement tout ce qui doit être pratiqué dans les différentes fêtes et solennités dans le cours de l’année » 19. On peut citer le cas de Langres où, en 1729, l’élaboration du cérémonial est confiée à Louis Renoux, oratorien et frère d’un directeur du séminaire, qui avait été nommé en 1727 maître des cérémonies du diocèse, avec une pension de 200 livres ; lors de la nouvelle révision de 1775, c’est un directeur de séminaire qui en reçoit la responsabilité (Abbé Louis-François Marcel, Les livres liturgiques du diocèse de Langres, Paris, A. Picard, 1892, p. 200). À Sens, c’est Mahiet, chanoine érudit, responsable de la bibliothèque du chapitre, qui prépare le cérémonial (Abbé H. Bouvier, op.cit., t. 3, p. 360). Dans sa contribution au présent volume, Stéphane Gomis fournit un autre exemple, pour le diocèse de Clermont. La préparation des cérémoniaux, en raison de leur contenu, conduit sans doute à s’appuyer principalement sur les ecclésiastiques érudits du diocèse, alors que d’autres livres — qui font appel à des compétences telles que le plain-chant — sont plus marqués par l’intervention de spécialistes étrangers au diocèse. 19 Abbé L.-F. Marcel, Les livres liturgiques du diocèse de Langres. Deuxième supplément, Paris, A. Picard, 1912, p. 80-81. Il semble que le projet ne débouche pas immédiatement ; le nouveau cérémonial de Langres n’est publié qu’en 1775 (cf. [Langres 1775]). 18
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La commodité d’utilisation de ces livres par le clergé destinataire représente toujours une préoccupation prioritaire de leurs concepteurs. À Bayeux en 1677, il est clairement indiqué que le cérémonial se veut un guide pour les curés, caractérisé par la « netteté » de ses prescriptions, même si cela doit parfois conduire — presque paradoxalement au siècle de Boileau — à négliger « la pureté du françois, afin de se mieux faire entendre ». La présentation matérielle elle-même répond aux mêmes objectifs. Le format choisi favorise la maniabilité, sans nuire à la facilité de la lecture, d’où le recours fréquent à l’in-octavo. Les deux tiers des cérémoniaux sont en français, sans d’ailleurs que l’emploi de la langue vernaculaire s’impose particulièrement à la fin de la période considérée ; ainsi, Langres publie encore en latin en 1775. On pourrait même se demander si la préférence pour le français ne se rencontre pas surtout chez les premiers prélats qui éditent un cérémonial, particulièrement attentifs à la bonne réception de leurs instructions par la partie la moins bien formée de leur clergé, la plus hésitante aussi devant la lecture suivie de textes latins. Lorsque tous les prêtres ont effectué le cycle des humanités au collège, puis acquis de solides notions de liturgie au séminaire, le cérémonial, conçu comme un aide-mémoire technique, peut sans inconvénient majeur être rédigé dans sa langue « naturelle », celle du sacré et du culte. La comparaison du plan des ouvrages suggère, pour sa part, une évolution progressive vers une organisation standardisée du contenu. Parmi les plus anciens, celui de Bayeux commence par les chapitres relatifs à la messe basse, puis passe à ceux qui sont dédiés aux matines, vêpres et messes hautes ; il rejette en quatrième partie les généralités sur « les cérémonies à observer au chœur », qui sont ainsi précédées par les développements sur la Semaine sainte et Pâques et clôturent en quelque sorte le cérémonial, puisque l’ouvrage traite ensuite des synodes et des visites pastorales. La priorité est donc accordée aux besoins d’un clergé paroissial pas toujours au fait des règles liturgiques pour la messe basse, pourtant la plus courante ; les normes pour les cérémonies un peu plus solennelles (des vêpres dominicales aux grandes fêtes du calendrier) viennent ensuite, comme un complément 20. L’ouvrage, qui se veut pratique, recourt à une pédagogie inductive, en rejetant vers la fin les considérations générales sur les règles à observer dans le culte. Quelques années plus tard, le Cérémonial de Besançon conserve quelque chose de cette approche concrète, même s’il ne traite pas des messes basses : ses trois parties sont respectivement dédiées aux cérémonies de l’office, à celles des messes solennelles et hautes, et enfin à celles qui sont liées à certaines fêtes. Il est clair que le public visé ici est d’abord celui des prêtres qui veulent conférer un certain lustre à la liturgie mais sont démunis sur la manière de procéder, soit qu’ils manquent d’auxiliaires (comme le montre la présence de chapitres relatifs au mode de célébrer quand il n’y a qu’un seul prêtre), soit que la demande sociale ait conduit à de subtiles distinctions dans les degrés de solennité, comme pour les offices des défunts. Les cérémoniaux du xviiie siècle adoptent de leur côté un plan qui présente beaucoup de similitudes d’un ouvrage à l’autre. Les premiers chapitres sont ordinairement réservés aux « règles et cérémonies en général », ou
On sait que ce plan peut aussi avoir été adopté par imitation de celui de l’ouvrage de du Molin. Voir supra, la contribution de François Auzeil.
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aux « cérémonies en général », ou encore aux « cérémonies communes ». Dans un ordre qui n’a rien de rigide, l’office divin est généralement présenté ensuite, avant la messe. Les livres s’achèvent presque toujours par des développements sur des points particuliers, tels que les usages propres à certaines fêtes et, finalement, par les instructions relatives aux cérémonies non incluses dans l’office, mais tenant une place importante dans le culte, telles que les Offices des défunts ou les saluts du Saint-Sacrement. Cheminant de l’approche d’ensemble aux situations particulières, les livres du xviiie siècle semblent transcrire l’exigence croissante de rationalité de leur temps ; ils indiquent surtout que la fonction d’un cérémonial n’est plus alors de parer aux besoins les plus urgents en matière de célébration du culte, mais de donner des instructions pour en assurer la dignité et la solennité, à travers des règles générales qui se déclinent ensuite au fil du calendrier, en partant du cœur de l’opus Dei pour en gagner les confins paraliturgiques. Tous les cérémoniaux, à l’exception de celui publié par Jean de Vaugirauld pour le diocèse d’Angers au début de son épiscopat 21, contiennent pour le moins une préface, un avertissement ou une ordonnance de la main de l’évêque, ou de ses vicaires généraux, tous textes qui explicitent de diverses manières les intentions que mettent en avant leurs commanditaires 22 . Le thème d’une nécessaire uniformisation des usages apparaît régulièrement comme le premier mobile des prélats qui, à peu près tous, dressent en des termes sévères le constat de leur disparité 23. Si l’archevêque de Bourges se contente de relever en 1708 que « la plupart des églises de ce diocèse observent encore aujourd’hui des rites différents », le jugement porté est souvent beaucoup moins indulgent. En 1662, les vicaires généraux de Paris déclarent dans leur mandement avoir été informés qu’en de nombreuses églises de la ville et du diocèse, « en célébrant la sainte messe, les heures canoniales et autre service divin, on ne gardoit pas l’uniformité qui est requise […] et que chacun faisoit les cérémonies à sa mode, et introduisoit des coustumes nouvelles selon son esprit particulier » ; la préface qui suit insiste à son tour sur ce point et énonce l’obligation d’abolir « omnes, si fieri possit, corruptelas, abusus, pessimas consuetudines, errores, ignorantias, negligentias, necnon omnes alios ritus inauditos, incertos et insolitos ». Près d’un siècle plus tard, le Cérémonial de Clermont redit en écho une volonté de réforme des « abus que la négligence ou le caprice auroient introduits », et celui de Lisieux refuse de tolérer plus longtemps la dissimilitudo. La plupart du temps, les prélats donnent pour origine de leur démarche
21 On a retenu 1731 pour année d’impression de ce livre à partir du privilège accordé à ce moment pour l’ensemble des livres liturgiques du diocèse ; mais sa date peut en réalité être plus tardive puisque les annexes font référence à un réglement royal de 1742 ; mais elles ne figurent peut-être que dans une seconde impression. Jean de Vaugirauld, évêque de 1731 à 1758, était chanoine de la cathédrale et vicaire général au moment de son accession au siège épiscopal. Il apparaît comme un « évêque austère et irréprochable, mais sans grande envergure » (Le diocèse d’Angers, F. Lebrun (dir.), Paris, Beauchesne, 1981, p. 146). L’absence d’épître dédicatoire dans le cérémonial pourrait résulter d’une préparation de l’ouvrage sous la responsabilité de Poncet de La Rivière, prédécesseur de Vaugirauld. 22 Toutefois, l’épître dédicatoire du cérémonial imprimé de la cathédrale de Metz, non signée, semble plutôt l’œuvre du chapitre. 23 La fréquente simultanéité de publication de plusieurs livres prescriptifs, déjà relevée, confirme cette attention épiscopale à la mise en ordre de pratiques jugées trop hétérogènes.
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l’expérience que leur a procurée l’exercice de leur charge. L’archevêque de Sens, qui veut lui aussi faire disparaître toute « conduite arbitraire », évoque le constat dressé lors de ses visites pastorales ; l’évêque de Langres, en 1729, ajoute que la demande lui a été présentée par de nombreux curés et vicaires. Les prêtres, écrit l’archevêque de Besançon, ne trouveront qu’avantage à une uniformité qui leur permettra d’observer plus aisément les règles de la célébration. La récurrence du thème inviterait presque à penser que les réformes n’allaient précisément pas d’elles-mêmes auprès d’un clergé que les prélats tentent ainsi de persuader de rompre avec ses habitudes, thème qui affleure dans le discours de l’archevêque de Besançon lorsqu’il écrit que la diversité des modes de célébrer le culte est liée à « une routine qui est contre toutes les règles ». Pour expliquer l’origine des disparités à bannir 24, le discours épiscopal se fait parfois plus précis et renvoie à des situations particulières. L’évêque de Toul propose ainsi un développement très argumenté dans lequel l’abandon des anciennes coutumes, qu’il a pu constater au cours de ses visites de 1688 et 1689, est attribué aux guerres qui ont frappé le diocèse : L’ordre […] en fut très altéré par les troubles et la confusion que causèrent dans la province les grandes guerres depuis l’an 1634. La plupart des églises ayant été pendant plusieurs années sans pasteurs, et les peuples étant dispersez, il n’y avoit presque point d’exercice public de la religion en plusieurs endroits. Lors donc que les paroisses commencèrent à se rétablir, personne ne se resouvenant presque plus des cérémonies qu’il avoit vu pratiquer, et peu de monde ayant la commodité de chercher et trouver dans les anciens livres ce qui étoit échapé de la mémoire, la plupart inventèrent et introduisirent des cérémonies à leurs manières 25.
Sans remettre en cause de telles explications, on peut toutefois penser que le véritable motif des disparités, rarement énoncé explicitement, est à chercher du côté de l’hétérogénéité des livres en usage à la suite de la diffusion de la liturgie romaine dans le courant du xviie siècle, alors que se maintenait aussi en d’autres lieux, voire dans une même institution, l’emploi des vieilles impressions locales datant de la première moitié du xvie siècle 26. Le cérémonial de Metz évoque clairement dans sa préface le fâcheux effet du mélange de pratiques d’origines diverses ; opposant la nécessité que « le culte que l’on rend, soit à Dieu,
« Exulet non amplius toleranda dissimilitudo », écrivait l’évêque de Lisieux en 1747. Mandement « aux chapitres, doyens ruraux, curez, vicaires […] », dans [Toul 1700]. On relèvera que les diocèses voisins de Toul et de Metz publient simultanément leurs deux cérémoniaux (Metz en 1697, Toul en 1700). 26 À titre d’exemple, on trouvera des indications à ce sujet, pour le diocèse de Clermont, dans la contribution suivante de Stéphane Gomis. En revanche, en Bretagne, les livres romains, dont la diffusion est encouragée par l’épiscopat, semblent s’imposer assez précocement dans les divers diocèses (Bruno Restif, La Révolution des paroisses. Culture paroissiale et Réforme catholique en Haute-Bretagne aux xvie et xviie siècles, Rennes, P.U.R., 2006, p. 203-204). Pour le diocèse de Lyon, un texte de 1702 date l’abandon de « l’ancien usage » d’une « trentaine d’années » et l’attribue à « la disette de livres » (Lettre d’un curé du diocèse de Lyon, qui explique les cérémonies de l’usage de Lyon, pour les offices publics des paroisses de la campagne, congrégations et autres assemblées, Lyon, P. Valfray, p. 1). 24
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soit à ses Saints, [soit] réglé, fixé et uniforme dans une même Église » et « les cérémonies de celle de Metz [qui] peuvent s’oublier à cause de la diversité des offices et des rites romain et messin dont elle sont composées », le chapitre cathédral — qui a pris l’initiative de la publication du cérémonial — dit redouter que cette situation puisse « causer dans la suite quelque confusion ». Le cérémonial permettra de la sorte que « les ministres puissent garder l’uniformité de leurs fonctions au service divin et que les cérémonies faites avec toute la décence et la majesté requises élèvent leurs esprits à Dieu et ceux des fidèles qui assistent aux sacrés mystères, et les portent à cet esprit intérieur qui est l’âme du véritable culte » 27. Indubitablement, la publication de cérémoniaux correspond d’abord à une volonté d’imposer des manières de procéder identiques ; l’obligation de recourir au livre publié par l’évêque, présente dans de nombreuses préfaces de cérémoniaux diocésains, de Paris en 1662 à Langres en 1775, traduit parfaitement cette exigence première d’usages uniformisés.
Grandeur et fonction du culte Le fondement d’une telle exigence est à rechercher dans la nature même du service divin, comme l’expose l’évêque de Clermont. La diversité, fruit de la fantaisie et de l’arbitraire, ne peut s’accorder pour les représentants de l’Église tridentine avec la décence et la solennité que requiert le culte : « Les cérémonies exactement observées — écrit l’archevêque de Besançon — donnent de [la] gloire à Dieu, puis que ce sont des actes extérieurs de religion, par lesquels nous luy rendons publiquement le souverain culte qui luy est dû ». Plusieurs textes liminaires, tel le mandement du cérémonial de Langres de 1775, soulignent que l’Ancien Testament montre « avec quel soin Dieu a voulu prescrire lui-même au peuple qu’il s’étoit choisi toutes les parties du culte qu’il en exigeoit » 28 ; l’archevêque de Sens fait, de son côté, référence à « la loi que Dieu dicta à Moyse » et dans laquelle « il fixa lui-même la règle et l’ordre du culte public qui devoit lui être rendu par le peuple d’Israël » avec une minutie particulière : Il prescrit lui-même le nombre des ministres qui doivent le servir dans le Sanctuaire ; il établit entr’eux un ordre hiérarchique pour maintenir la subordination ; il entre dans les plus grands détails sur la forme de leurs vêtemens, sur les étoffes et les ornemens qui doivent les distinguer, sur les fonctions qu’il distribue à chacun d’eux […] Il fixe les fêtes qui seront célébrées par son peuple et explique jusqu’aux moindres circonstances des cérémonies qui en doivent relever l’éclat et les distinguer, selon leur plus grande ou leur moindre solemnité.
Toutes les qualités que l’archevêque de Sens relève dans le culte hébraïque ne sont pas sans évoquer la splendeur du culte du catholicisme baroque. Rien d’étonnant à cela : les exigences cérémonielles ne sauraient être inférieures sous la Nouvelle Loi, puisqu’elle surpasse et parfait l’Ancienne. Le thème de la préfiguration vétéro-testamentaire est aussi développé dans le cérémonial de Paris de 1703, ou encore dans celui de Lisieux :
[Metz 1697], préface non paginée et sans nom d’auteur. Le texte renvoie au Lévitique et au Deutéronome.
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Christianae [ceremoniae] longe sunt excellentiores, et ad Deum in spiritu et veritate adorandum aptiores ; et ideo, quo notus olim in Judaea Deus perfectius jam in orbe christiano dignoscitur ac colitur, eo accuratius in id incumbere nos decet, ut quae divini sunt cultus, studiose ac religiose tractentia 29.
L’insistance apportée à la légitimation des cérémonies extérieures, qui ne saurait surprendre dans des ouvrages destinés tout à la fois à les décrire et à les prescrire, trouve aussi sa justification — dans le contexte des xviie et xviiie siècles français — dans une volonté de réponse à la contestation protestante du ritualisme « papiste », puis à la critique janséniste du formalisme religieux, voire à la dénonciation philosophique des « mômeries » catholiques. Une nouvelle fois, c’est le mandement de Luynes, en ouverture du cérémonial de Sens, qui est le plus explicite : Dieu, écrit-il, a prescrit lui-même des rites extérieurs « pour confondre d’avance la fausse sagesse de ces hommes vains, insensés et présomptueux qui, dans la suite des siècles, oseroient soutenir que son culte étoit arbitraire ; que l’ordre, la majesté des cérémonies de ce culte étoient des observances vaines, minutieuses et qui, loin d’honorer la Divinité, la dégradoient ». Le même texte, comme la plupart de ceux qui abordent ce thème, apporte toutefois un soin particulier à souligner l’union étroite entre culte extérieur et culte intérieur, qui se renforcent mutuellement : Le culte extérieur se manifeste au dehors par des actes de religion publics, comme les sacrifices, les cérémonies ; et c’est ainsi que l’homme tout entier rend à la Majesté suprême l’hommage de son respect, de son amour et de sa dépendance, et que les fidèles s’édifient mutuellement en se faisant connoître les uns aux autres, par des signes sensibles, le culte intérieur qu’ils rendent à la Divinité 30.
Paris :
Déjà, un siècle plus tôt, Martin Sonnet écrivait, dans sa dédicace aux curés de Est enim externus cultus signum et manifestatio quaedam cultus interni, qualis est laus communis, et orationes publicae, quae per Ecclesiae ministros, ex persona totius populi fidelis Deo offeruntur, quo alii quoque, quatenus per ipsorum occupationes licet, ad laudes et gratiarum actiones excitentur.
La liturgie est volontiers présentée dans ces préfaces comme un moyen de l’instruction du peuple chrétien, en même temps qu’un stimulant de sa piété. Les cérémonies, selon l’évêque de Toul, « apprennent aux fidèles par les yeux ce que la parole leur apprend par les oreilles ». La formule, empruntée à Thomas d’Aquin, se retrouve sous la plume de l’évêque de Langres en 1775, qui ajoute que les conciles désignent ces mêmes cérémonies comme « les images de la foi ». Pour l’archevêque de Besançon, « elles édifient les peuples dont elles remplissent l’esprit d’admiration et le cœur de dévotion par le respect qu’elles leur impriment pour nos saints mystères ». C’est une raison supplémentaire pour que les ecclésiastiques
29 Le texte reprend et développe celui de Paris en 1703, où l’on lit : « Christianae sunt longe puriores, et ad Deum in spiritu et veritate adorandum aptiores » 30 Cette thématique occupe une place particulièrement importante dans le mandement de l’archevêque de Bourges.
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respectent scrupuleusement le cérémonial, ajoute-t-il : les « manquemens sont toujours un sujet de scandale pour les peuples, qui perdent toute l’estime qu’ils doivent avoir pour nos mystères, dès qu’ils voyent que les prêtres les célèbrent avec tant de précipitation et de confusion qu’ils paroissent faire des jeux plutôt que des sacrifices ». Au milieu du xviiie siècle, l’évêque de Lisieux reprend l’idée de scandale, mais surtout pour souligner — dans un contexte différent — que des cérémonies indignes confortent les impies : Verum caeremoniae composite et reverenter habitae quantum provocant ad pietatem, tantum, ubi perfunctorie et perturbate aguntur, sunt offensioni, cum sacratissima religionis nostrae mysteria impiorum ludibrio exponant, qui viderint ea ritu inconcinno populis exhiberi.
Lorsqu’ils traitent des enjeux du respect des règles du culte, plusieurs prélats — tel l’archevêque de Paris en 1703 — renvoient à une prédication de François Richardot, évêque d’Arras, devant les Pères du concile de Trente : Est quippe, ut cujusdam praesulis, cum ad tridentinos Patres verba faceret, vocibus utamur, praeclarus usus caeremoniarum in Ecclesia, idemque pernecessarius, modo scienter, attente, graviter procures, quibus plebs et docetur, si eas explices, et afficitur, si religiose serves : Eae siquidem non modo ad honorem Deo exhibendum valent, sed et ad populos erudiendos, pietatemque ipsis instillandam plurimum conferunt ; eo nimirum illae sunt consilio institutae, ut altissima religionis nostrae mysteria cuique attente perpendenti referant et quasi ob oculos ponant ; eaeque, ubi perturbate nihil in eas irrepserit aut inconsulto, sed in iis omnia composite gesta fuerint et mature, efficacissima sunt ad studium religionis in omnium animis accendendum incitamenta 31.
Le succès du texte de Richardot, utilisé principalement dans les pièces liminaires qui sont destinées particulièrement au clergé, s’explique par son insistance sur la responsabilité du prêtre dans l’acte liturgique. Le respect du cérémonial s’impose ainsi doublement : condition indispensable pour que le prêtre remplisse pleinement l’obligation de louange divine dont il a la charge, il constitue aussi une dimension essentielle de l’exercice de la fonction pastorale. De la sorte, la perfection dans l’observance des rites n’est pas placée au rang des exigences formelles ou disciplinaires, mais acquiert le statut d’obligation fondamentale de « l’état de prêtrise », pour emprunter un vocabulaire bérullien. Aussi les paroles employées sont-elles généralement dures à l’égard des prêtres qui négligeraient de s’acquitter scrupuleusement de leur devoir cultuel. L’archevêque de Besançon prescrit un respect pointilleux de son cérémonial, « non seulement parce que rien ne doit être négligé de tout ce qui peut rendre vénérable nos saints mystères, mais encor parce que les moindres manquemens qu’on y fait ne peuvent être que très injurieux à Dieu, comme le seul exemple des deux enfans d’Aaron, Nadad et Abiu, qui furent dévorés par le feu, que la colère de ce juste juge alluma contre eux pour avoir manqué à une seule cérémonie de la loy, nous en est une preuve aussi convaincante que terrible ». Le Cérémonial de Paris de 1703 se fait lui aussi très menaçant à l’égard des prêtres qui feraient preuve de négligence dans l’accomplissement de rites : On retrouve par exemple le nom de Richardot dans l’épître dédicatoire du cérémonial de Lisieux comme dans le mandement de [Langres 1775].
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Quanta igitur ad eas [caeremonias] discendas opus est diligentia, cum, ait Leo sanctissimus pontifex, vix ferenda sit in sacerdotibus excusatio, quae praetendat inscitiam ? quanta ad eas servandas sollicitudo impendenda, cum eae sint opus Dei, quo quidem, qui facit fraudulenter, inquit sacer contextus, sive, ut fert altera versio, negligenter, habendus est maledictus ? 32.
D’autres textes, plutôt que de stigmatiser les comportements indignes, développent un discours qui insiste sur l’exemplarité attendue du prêtre dans ses fonctions liturgiques et soulignent que son attitude suscitera alors la ferveur chez les fidèles. Martin Sonnet, dans son épître aux curés de Paris, leur adresse une pressante invitation : « Prae omnibus cultum illum interiorem animae et exteriorem corporis omnium abundantius exercetis, ita ut cum tam solemni et augustiore pompa divina officia in ecclesiis vestris celebratis, omnium animos in vestri admirationem rapiatis » 33. Un siècle plus tard, l’évêque de Langres, qui reprend la même thématique, fait explicitement référence à la théologie du prêtre médiateur, dont les fonctions cultuelles manifestent le statut d’agent de Dieu parmi les hommes ; insistant sur le « respect profond » que les ecclésiastiques sont en droit d’attendre des fidèles lorsqu’ils « paroissent en nos Temples », il leur indique que tout dépend de leur propre comportement : C’est en n’y paroissant vous-même, en n’y exerçant les fonctions de votre saint ministère, les cérémonies, les devoirs de la religion qu’avec la dignité, la majesté qui conviennent à ceux qui ont l’honneur d’être revêtus du sacerdoce, c’est-à-dire les envoyés du très-Haut, les ministres de sa puissance et de sa miséricorde et, s’il est possible d’ajouter à ces grandes et sublimes idées, les vicaires de la charité de Jésus-Christ et de son amour immense pour les hommes.
Ainsi, menaces, injonctions et exhortations visent toutes fondamentalement à souligner que la célébration du culte constitue le cœur de la fonction sacerdotale et le plus haut degré de sa dignité. Toute la vie du prêtre doit être pensée en vue de cette action, dont la valeur pour Dieu est largement tributaire de la vie des ministres qui l’accomplissent, comme l’écrit l’archevêque de Bourges : Acquitons-nous, mes très chers frères, de toutes nos fonctions, observant jusqu’aux moindres rits et jusqu’aux moindres cérémonies, avec la bienséance, la modestie, la gravité et l’ordre qui leur conviennent ; soyez surtout bien pénétrez de la maxime que nous avons établie pour fondement de tout ce qu’il y a de culte extérieur, qu’on ne sauroit honorer Dieu comme il faut, en tout ce qu’il nous a prescrit pour notre ministère, ou l’Église en son nom, si la bonne vie ne soutient par l’exemple toutes ces actions extérieures. Dieu voit le cœur, et il veut le cœur, sans cela tout ce qu’on fait pour lui n’est qu’un corps sans âme 34.
Le texte cité avec deux versions (dont celle de la Septante) est celui de Jérémie, 48, 10. L’évêque de Toul renvoie de son côté à Grégoire le Grand qui assure, dans une lettre à l’évêque Boniface, que « l’ignorance ou l’inobservance des cérémonies seroit honteuse dans un prêtre ». 33 On trouve une injonction analogue dans [Bourges 1708], où l’archevêque rappelle aux prêtres, d’une manière générale : « Vous devez conduire et édifier dans les différentes fonctions de votre ministère le troupeau fidèle, et pour cela travailler sans relâche à vous en rendre le modèle par la pratique de toutes les vertus ». 34 Le mandement de [Langres 1775] souligne pour sa part, en s’adressant aux prêtres : « Ce ne serait pas assez de vous appliquer à l’étude des saintes cérémonies, de les observer même avec une scrupuleuse exactitude, si l’air de recueillement, de modestie, de sainte gravité qui doit accompagner un ministre des autels dans toutes ses 32
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Uniformisation du culte et autorité épiscopale Pour favoriser l’uniformité et la dignité requises, les cérémoniaux proposent très fréquemment une adoption des manières de célébrer en vigueur à la cathédrale. À Sens, les ecclésiastiques désignés « ont tenu un grand nombre de conférences, dans lesquelles ils ont constaté les cérémonies qui se pratiquent dans l’église métropolitaine ; elles ont servi de règle pour celles qui doivent être observées dans le diocèse, étant juste et convenable que les églises particulières se conforment (autant qu’il est possible) à ce qui se pratique dans l’église métropolitaine, le modèle et l’exemple de toutes les autres ». Un siècle plus tôt, le mandement des vicaires généraux de Paris ouvrant le Cérémonial de Martin Sonnet indiquait déjà qu’il « sera facile de garder l’uniformité, selon l’usage et les cérémonies de l’Église de Paris, à laquelle toutes les autres du diocèse se doivent conformer ». Évidemment, une telle conformation aux usages de la cathédrale suppose, bien souvent, d’opérer dans les paroisses une sorte de réduction du ritus servandus tenant compte des moyens humains disponibles pour le culte 35. Le Cérémonial de Bourges est particulièrement attentif à cette question, jusque dans la structure de ses développements : Dans toutes ces parties [du volume], on explique premièrement les cérémonies qui se peuvent observer dans les églises où il y a un nombre considérable d’ecclésiastiques ; on marque ensuite de quelle manière on peut observer ces mêmes cérémonies dans les églises où il y a peu d’ecclésiastiques, et dans celles même où il n’y a qu’un curé, ou seulement un curé et un vicaire 36.
Il faut toutefois se garder de penser que le cérémonial offre toujours un décalque total de tous les usages de la cathédrale. Il n’est pas rare d’ailleurs que, de manière très explicite, les spécificités de cette dernière soient affirmées, avec la volonté de la distinguer de la loi commune, comme c’est le cas à Langres en 1775 : N’entendons au surplus comprendre dans ladite défense et le présent mandement notre église cathédrale, dont les rits particuliers, consacrés par un long et ancien usage doivent être conservés et sont vraiment dignes d’une de premières et des plus anciennes Églises des Gaules.
Le rapport, à l’évidence complexe, entre le modèle cathédral et le cérémonial diocésain témoigne bien des enjeux de la publication de ce livre. Les rites constituent un terrain d’affirmation de l’autorité de l’évêque sur l’ensemble de son diocèse, dans l’esprit tridentin. Leur uniformisation constitue une manière de dire que la liturgie n’échappe pas plus que les autres aspects de la vie religieuse au contrôle épiscopal. La nomination de directeurs du
actions, ne se faisait remarquer davantage dans la célébration des saints mystères, ou des autres prières et fonctions publiques, que le devoir de vos charges vous impose ». 35 À Toul, on sait que l’évêque Blouet de Camilly estime que le cérémonial publié par son prédécesseur en 1700 est trop développé et confus. Aussi, par un mandement de 1721 en fait-il un ouvrage de référence, lui substituant pour le quotidien une version résumée (Abbé Pierre-Étienne Guillaume, Histoire du diocèse de Toul et de celui de Verdun, t. 4, Nancy, Thomas et Pierson, 1867, p. 65). 36 [Bourges 1708], Avertissement.
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séminaire — institution très dépendante de l’évêque et fonctionnellement tournée vers l’homogénéisation du corps sacerdotal diocésain — pour l’élaboration du cérémonial s’inscrit dans une telle stratégie de direction du diocèse, dont la cathédrale doit être considérée comme la tête ou le centre, et donc le modèle pour les cérémonies. Mais le culte célébré dans cet édifice dépend aussi largement d’usages sur lesquels veille jalousement le chapitre 37. Bien plus, celui-ci considère qu’il a un rôle de conseil épiscopal pour les questions liturgiques, fondé notamment sur sa fonction de gardien des traditions de l’Église locale, entendue à la fois — et non sans une ambiguïté entretenue — comme la cathédrale et comme l’ensemble du diocèse 38. On peut ainsi estimer que la désignation des prêtres chargés de revoir le cérémonial dépend dans bien des cas d’un rapport de force entre l’évêque et le chapitre. De la même manière, le parti de donner à la cathédrale le statut de matrice des cérémonies pour l’ensemble des églises du diocèse, ou au contraire de conservatoire d’une tradition locale à l’abri des prescriptions épiscopales, dépend sans doute de subtils équilibres entre l’évêque et son chapitre. Quelles que soient les solutions adoptées, c’est toujours des moyens et des limites de la progression du pouvoir épiscopal, tel qu’affirmé au concile de Trente, qu’informent les procédures choisies pour la révision du cérémonial 39. Cette question des rapports de pouvoir est rendue encore plus complexe par le fait qu’elle se croise avec celle de la place que l’évêque entend accorder aux traditions liturgiques locales, auxquelles les chanoines marquent un attachement généralement inentamable, plus affirmé en tout cas que celui du chef du diocèse. Dans certains cas, l’accord semble total et l’épuration liturgique se fait par conformation au modèle de la cathédrale, véritable refuge des pratiques les plus anciennes. C’est par exemple ce que déclare l’évêque de Lisieux dans une épître dédicatoire au clergé : Studuimus, paucis in melius mutatis, pretiosas ac venerabiles dioecesis nostrae ceremoniarum reliquias, in nostrae cathedralis ecclesiae promtuariis, quasi in profugio, a temporum injuria servatas, in unum colligere, et in omnium oculis ponere ; ut in ecclesia matre, aliisque totius dioeceseos ecclesiis, quantum fieri potent, unus ubique ritus ab omnibus servetur aequaliter.
Une démarche de ce type aboutit à une recharge de légitimité de certains usages locaux, différents de ceux de l’Église universelle. Il semble qu’au xviie siècle surtout les Il serait intéressant de s’attacher à l’étude des modes de transmission des cérémoniaux des cathédrales à l’intérieur des chapitres. Parfois, il n’existe que des textes manuscrits anciens, comme à Autun où l’on écrit au père Lebrun au début du xviiie siècle : « On n’a point de cérémonial imprimé ; il y a seulement un ancien manuscrit que les sous-chantres gardent, et qu’ils suivent pour les cérémonies de l’office » (cité dans Marie Pellechet, Notes sur les livres liturgiques des diocèses d’Autun, Chalon et Macon, Paris, H. Champion, 1883, p. 46, n° 1). Ailleurs, on prend grand soin à remettre au propre, de manière ordonnée, l’ensemble des usages. Tel est le cas à Clermont, avec le fort manuscrit rédigé vers 1700 et attribué au chanoine Périer (voir la contribution de S. Gomis). 38 La révision des calendriers liturgiques permet souvent de vérifier cette pression des chanoines pour s’imposer comme représentants de l’ensemble de l’Église locale. Ainsi, l’évêque d’Autun, Gabriel de Roquette, désigne pour cette tâche une commission de six chanoines choisis au sein du chapitre, avec l’accord de celui-ci ; toutefois, la rédaction définitive, sur la base de ce travail, est confiée à l’official de Moulins (J.-Henri Pignot, Un évêque réformateur sous Louis XIV. Gabriel de Roquette, évêque d’Autun, sa vie, son temps et le Tartuffe de Molière, Paris, A. Durand et Pedone-Lauriel, 1876, 2 vol. Ici, t. I, p. 337-338). 39 Sur le même thème on consultera aussi, infra, la contribution de Xavier Bisaro. 37
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évêques assument pleinement cette affirmation d’une identité locale, qu’ils justifient par les textes des Pères et des conciles. En ouverture du cérémonial de 1662, les vicaires généraux de Paris écrivent ainsi, en se fondant sur saint Augustin 40 et saint Grégoire le Grand : Quoy que la foy soit une en toute l’Église catholique, néantmoins ses cérémonies et coustumes sont différentes selon la diversité des lieux, et elle souffre volontiers que toutes les choses qui ne sont point contraires à la foy ny aux bonnes mœurs soient gardées et observées en chacune des Églises particulières qui la composent.
La discipline récente de l’Église, ajoutent-ils, a pleinement confirmé une telle approche : « Le saint concile de Trente, suivant ces maximes, a conservé les usages et louables coustumes de chacune Église et province », et la bulle de 1568 de Pie V autorise de s’écarter du bréviaire romain si les coutumes remontent à plus de deux cents ans 41. Le discours tenu dans le Cérémonial de Bayeux va dans le même sens : Quoy que l’Église de Jésus-Christ ne soit qu’une et qu’elle ne serve, en tous lieux où elle est répandue, qu’à un seul et même Dieu, on ne doit pas néanmoins s’étonner de voir qu’elle lui rende ses hommages par des cérémonies différentes.
Le même texte invite à distinguer la « sainte variété » du « dérèglement », soulignant ainsi à sa manière que la distance par rapport aux livres et usages romains, bien loin de cautionner une anarchie cérémonielle, correspond à l’affirmation d’une identité rituelle fondée sur l’héritage dont la cathédrale est le garant et le défenseur. Le cérémonial de Toul ajoute un autre argument de défense des particularismes liturgiques en soutenant que « la diversité […] des cérémonies qui se pratiquent dans les différentes églises, figurée par les divers ornements dont cette fille du roy est environnée, ne contribue pas peu à en relever la splendeur et l’éclat ». Quant au chapitre de Metz, promoteur du cérémonial de 1697, il propose au début de la préface du livre un rappel historique de la dignité de l’Église locale, depuis sa fondation qu’il fait remonter à l’an 47 par saint Clément en personne, avant d’expliquer un peu plus avant qu’il a voulu « conserver l’honneur » de celle-ci « en conservant les précieux restes de son antiquité » par « un nouveau recueil de toutes les cérémonies […] ainsi qu’elles s’y pratiquent de temps immémorial ».
40 Sur cette question, le texte de saint Augustin le plus fréquemment cité est sa réponse aux questions posées par Januarius, dans laquelle il écrit notamment qu’un « chrétien sage et avisé » observera « ce qu’il voit pratiquer dans l’Église où il se trouve » ; il explique par ailleurs avoir consulté saint Ambroise à propos des différences dans les règles du jeûne à Milan et à Rome et rapporte la conclusion de celui-ci : « Suivez ce qui se pratique dans l’Église où vous vous trouverez, si vous voulez ne donner de scandale à personne et que personne ne vous en donne » (Les lettres de saint Augustin, traduites en françois sur l’édition nouvelle des Pères bénédictins de la Congrégation de Saint-Maur, t. 1, Paris, J. B. Coignard, 1684, p. 246-247). 41 La préface latine du même ouvrage, destinée aux ecclésiastiques, reprend les mêmes thèmes : « Licet Deus unus sit, diversis tamen modis, ritibus et caeremoniis ac laudabilibus consuetudinibus diversorum regnorum, provinciarum, regiorum et dioecesum ab Ecclesia praescriptis colendus est : quamvis enim, in universo orbe christiano divina officia celebrandi in Ecclesia cum augustiore pompa et solemnitate semper viguerit usus, non idem nihilominus ubique servatus est modus et ritus ».
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Ainsi le respect marqué par ces cérémoniaux à l’égard des antiques coutumes des cathédrales traduit-il — directement ou non — l’attente qui est alors celle des chapitres. Peut-être les dernières décennies du xviie siècle pourraient-elles représenter une période où leur quête de reconnaissance de leurs usages trouve des alliés dans des évêques désireux de remettre de l’ordre et de faire prévaloir l’idée d’une unité du diocèse autour de la cathédrale. Le développement de l’érudition ecclésiastique, à la même période, favorise ce mouvement en fournissant des clercs pris de passion pour la recherche des anciens textes et des antiques usages locaux. Parlera-t-on pour autant d’un mouvement gallican ? La distance prise avec le rit romain et la justification du particularisme liturgique inviteraient à conclure en ce sens, d’autant que l’époque est celle de la parution des premiers bréviaires néo-gallicans et de la Déclaration des Quatre Articles ; la publication d’un cérémonial du diocèse de Besançon huit ans seulement après la réunion de la Franche-Comté à la France pourrait aussi constituer un indice en ce sens. Mais l’examen attentif des ouvrages ultérieurs invite à considérer l’histoire des cérémoniaux de manière plus complexe, puisque ceux qui sont publiés au xviiie siècle ne rendent pas compte du renforcement du néo-gallicanisme. Bien au contraire. Déjà en 1700, le cérémonial de Toul reproduisait des pages entières du Manuel des cérémonies romaines dans la partie consacrée à la messe basse. En 1769, dans une formulation non dépourvue d’ambiguïté, le Cérémonial de Sens assimile pour sa part l’héritage rituel ancien de la cathédrale aux traditions de l’Église universelle : Nous nous sommes informés des rits, cérémonies et usages observés dans les différentes églises de ce diocèse ; et après les avoir comparés aux rits, cérémonies et usages consacrés dans l’Église universelle par une vénérable antiquité, et religieusement conservés dans notre Église métropolitaine, nous avons trouvé qu’il y avoit plusieurs abus à réformer.
Enfin, de manière tout à fait explicite, l’auteur du cérémonial de Langres expose en 1775 la méthode qu’il a suivie dans son travail de révision. Il explique ainsi qu’il a trié parmi les usages locaux, dont tous ne méritaient pas d’être conservés, et qu’il a « supprimé […] toutes ces pratiques marquées au cours de la nouveauté et souvent aussi bizarres qu’obscures dans leurs origines ». Puis il dévoile les principes qu’il a mis en œuvre pour combler les vides causés par le rejet de cérémonies ou l’absence de documents : il y a « suppléé par la richesse et la magnificence du rit romain ». On constate ainsi que les cérémoniaux, loin d’entrer dans l’arsenal néo-gallican, peuvent prendre partiellement appui sur la liturgie romaine, notamment chez des prélats — tel Albert de Luynes à Sens 42 — qui adoptent des positions hostiles au jansénisme. De manière tout à fait claire dès lors, la publication d’un cérémonial apparaît comme une traduction de l’activité normative de l’évêque et non d’une orientation spirituelle ou liturgique. Dans la seconde moitié du xviiie siècle, la moindre concession aux anciens usages de la cathédrale, désormais passés à un crible plus fin excluant tout ce qui offense la raison ou le bon goût, reflète de nouvelles exigences en matière de culte. Elle indique aussi que le rapport de force entre l’évêque et son chapitre a changé : désormais le second ne peut que difficilement résister aux projets de réforme liturgique du premier. Tout au plus la cathédrale, comme nous l’avons vu, obtient-elle le privilège de conserver certaines
Abbé H. Bouvier, op.cit., p. 402 sqq.
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de ses coutumes ; pour les cérémonies des paroisses, elle perd son statut de référence privilégiée.
❦ De diverses manières, les objectifs des cérémoniaux diocésains apparaissent ainsi pour partie communs avec ceux des autres livres liturgiques qui leur sont contemporains, mais aussi spécifiques pour une autre partie. Comme l’ensemble des publications relatives au culte, les cérémoniaux traduisent la forte exigence de solennité des cérémonies qui traverse l’âge baroque et retiennent pour maîtres mots la décence, la dignité, voire la majesté, qui doivent faire naître respect et dévotion dans le cœur des fidèles. Parmi les ennemis auxquels il s’attaquent, figure en bonne place la disparité, fruit de l’arbitraire et de la fantaisie, qui prive le culte de solennité et estompe sa sacralité. D’où une incessante exigence d’ordre et d’uniformité, dont les cérémoniaux constituent un outil privilégié, tandis que missels et bréviaires arrêtent la liste de ce qui doit être récité et chanté, le moment et la manière de le faire. Comme cela apparaît dans beaucoup d’entre eux, les cérémoniaux visent principalement à préciser les modalités d’adaptation des règles générales du culte à chaque église, en tenant compte des moyens disponibles, depuis les plus grandes cathédrales disposant de nombreux clercs, de chanteurs et d’instruments, jusqu’aux plus petites églises rurales. Parce qu’ils abordent ainsi quasi exclusivement les manières de procéder sans toucher au contenu des célébrations, ils sont moins directement en prise avec les conflits autour des réformes néogallicanes. Leur publication peut donc se situer dans des contextes liturgiques extrêmement variés, depuis la totale fidélité à la liturgie romaine jusqu’à l’adoption des livres parisiens de Vintimille. Cette distance à l’égard des combats du néo-gallicanisme inscrit clairement la finalité des cérémoniaux diocésains dans le champ du renforcement de l’autorité épiscopale, dont ils traduisent l’extension au domaine des pratiques liturgiques. La diversité qui se rencontre, selon les dates et les lieux, dans des modalités d’élaboration de ces livres, comme dans les clauses d’exception ou d’intégration de la cathédrale à la loi commune, traduit une inégalité des rapports de force entre le chapitre cathédral et l’évêque. Les débats autour de l’adoption des nouveaux livres liturgiques en rendent également compte ; mais peut-être est-ce avec les cérémoniaux, moins affectés par les débats idéologiques relatifs à la définition de la tradition, que se donne le mieux à lire le cheminement d’un pouvoir épiscopal conforme à la conception tridentine. Bernard Dompnier Université de Clermont-Ferrand, Institut universitaire de France
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Les livres liturgiques et les cérémoniaux de « l’Église de Clermont » aux xviie et xviiie siècles Quels sont les matériaux à la disposition du chercheur désireux de retracer les évolutions des rites liturgiques ? Tout d’abord, l’étude des cérémoniaux référencés ès qualité semble s’imposer. Pourtant, en dépit de sa richesse, il semble difficile de se satisfaire de cette seule source. Le recours aux autres livres liturgiques qui touchent à l’organisation des cérémonies s’avère donc indispensable. Cette enquête s’inscrit dans le cadre du diocèse de Clermont. Sous l’Ancien Régime, il s’agit d’une vaste entité géographique de près de huit cent cinquante paroisses, qui s’étend du nord au sud depuis Souvigny jusqu’à Mauriac. Au cours de mes investigations, l’une de mes préoccupations a été d’analyser les différentes articulations entre liturgie romaine et liturgie clermontoise ou pour le moins revendiquée comme telle. Tout d’abord, il m’a paru nécessaire de présenter les principales sources sur lesquelles il est possible de s’appuyer. Puis, je m’intéresserai plus particulièrement à une entreprise liturgique des années 1650, la parution des nouveaux Bréviaire et Missel. Enfin, pour illustrer très concrètement mon propos, j’évoquerai plus spécifiquement la célébration de l’Ascension et celle de la Fête-Dieu.
Les sources Deux cérémoniaux, propres au diocèse de Clermont, sont bien connus. Il s’agit, d’une part, d’un cérémonial manuscrit de la cathédrale datant de la fin du xviie siècle et du début du siècle suivant ; d’autre part, d’un cérémonial imprimé en 1758. Le premier de ces documents s’intitule : « Rubriques générales qui s’observent dans l’église cathédrale de Clermont écrites l’année 1698 » 1. Cependant, une autre mention trouvée dans le corps du texte indique également la date de 1703. Il s’agit d’un gros registre in folio bien calligraphié. Le cérémonial se compose de trois parties, selon un plan qui peut sembler assez classique. La première partie est consacrée aux fêtes de chaque classe, à comment procéder « lorsque Mgr l’Evêque officie » ou bien lorsqu’il s’agit « d’une fête solennelle ». La seconde partie concerne les fêtes fixes envisagées selon chaque mois de l’année. Enfin, la troisième partie s’intéresse aux fêtes mobiles, en commençant par le mercredi des Cendres. À chaque étape de la rédaction, la principale préoccupation de l’auteur est de donner une description la plus Arch. dép. du Puy-de-Dôme, 3 G Supp. 31, 572 p.
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complète possible du déroulement des offices, de la messe et du rituel qui y préside dans l’espace interne de l’édifice, mais aussi à l’extérieur, par exemple lorsqu’il importe de décrire le déroulement de certaines processions. Jusqu’à présent, le rédacteur de ce manuscrit passait pour être l’un des chanoines, le chantre Périer. Dignitaire du chapitre cathédral, chargé notamment de veiller à la solennité des offices divins, ce personnage était, très logiquement, le plus compétent pour rédiger ce recueil. J’ai pu établir cependant que l’artisan du cérémonial n’était pas le chanoine Périer mais son confrère Joseph Julien (1657-1719), chantre entre 1691 et 1719, autrement dit à l’époque de la rédaction du manuscrit 2. Le second de ces documents est le Cérémonial imprimé en 1758 à l’initiative de Mgr François-Marie Le Maistre de La Garlaye. Son titre exact est : Cérémonial du chœur selon les rits et usages de l’Église de Clermont, adapté aux églises collégiales, paroissiales communautés séculières et séminaires du diocèse imprimé par ordre de Monseigneur François-Marie Le Maistre de La Garlaye […] et du consentement du Chapitre de ladite Église de Clermont. Outre une table des matières, cet ouvrage de 422 pages est muni d’un index très précieux 3. Comme l’affirme le prélat dans sa préface : « Ce n’est pas seulement pour l’utilité de l’Église cathédrale qu’on l’a fait imprimer : on a en vûë de le rendre utile à toutes les autres Églises. » De fait, il est prescrit aux ecclésiastiques du diocèse de se servir de cet ouvrage, à l’exclusion de tout autre.
2 Cette assertion se fondait légitimement sur une annotation rédigée sur la couverture du cérémonial, libellée en ces termes : « Jean-Blaise Rochette, chanoine de la cathédrale de Clermont offre […] ce présent manuscrit du cérémonial de Clermont fait par M. Périer, grand chantre, à Clermont ce jeudi 2 mai 1810 ». Une conclusion hâtive aurait pu désigner ici Louis Périer, le neveu de Blaise Pascal, fils de Gilberte Pascal et de Florin Périer. Mais il n’en est rien. En effet, si Louis Périer (1650-1713) fut bien chanoine de la cathédrale à l’époque de la rédaction du cérémonial, il n’occupa jamais les fonctions de chantre (Arch. dép. du Puy-de-Dôme, 6 F 85 et Albert de Remacle, Dictionnaire généalogique. Familles d’Auvergne, Clermont-Ferrand, A.R.G.H.A., 1995, t. 3, p. 104-105. La liste des chantres du chapitre cathédral est donnée par Ambroise Tardieu, Histoire de la ville de ClermontFerrand, Moulins, Desrosiers, 1870-1871, t. 1, p. 254-255. Elle m’a été confirmée par Nathalie Da Silva, que je remercie vivement). En fait, l’ecclésiastique dont il est question est Antoine Périer (1679-1744), de Saint-Mesmin, issu d’un lignage homonyme. Celui-ci a bien été chantre du chapitre cathédral. Cependant il a occupé cette charge entre 1719 et 1744 (Arch. dép. du Puy-de-Dôme, ibid. et A. de Remacle, op. cit., t. 3, p. 105-107). Il ne peut donc pas être le maître d’œuvre d’un document qui porte la date de 1698. L’artisan du cérémonial est donc, selon toute vraisemblance, Joseph Julien (1657-1719), chantre entre 1691 et 1719 (Arch. dép. du Puy-de-Dôme, 6 F 65 et A. de Remacle, op. cit., t. 2, p. 253-254). Dans ces conditions, comment expliquer le contenu de la note rédigée en 1810 ? La réponse se résume à une histoire de familles. En effet, Antoine Périer n’est autre que le neveu de Joseph Julien duquel il reçut son canonicat ainsi que la dignité de chantre. Lorsque plus d’un siècle plus tard, JeanBlaise Rochette (1756-1815) fait don du manuscrit au chapitre, il est fort probable qu’il ait désigné « M. Périer » comme auteur en ayant à l’esprit Louis Périer, dont le patronyme était associé au prestige de son illustre parent. Par ailleurs, il semble que notre donateur avait lui-même reçu en héritage ce registre de son oncle, Jean-Jacques Rochette, chantre de l’église cathédrale dans les années 1770 (Arch. dép. du Puy-de-Dôme, 6 F 93 et A. de Remacle, op. cit., t. 3, p. 228-235). Aujourd’hui, la confusion n’est plus possible. Le cérémonial de la cathédrale de Clermont de 1698 doit désormais retrouver le nom de son auteur légitime, le chantre Joseph Julien. Par ailleurs, il est à noter qu’en 1713, ce dernier « désirant contribuer a maintenir la majesté de l’office divin et recompenser l’assiduité des choristes et habituez a matines » fait une donation en faveur du chapitre cathédral (Arch. dép. du Puy-de-Dôme, 3G-Armoire 6-supplément F-cote 7). 3 Cf. Liste-Index infra, [Clermont 1758].
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L e s l i v r e s l i t u rg iqu e s e t l e s c é r é mon i au x de « l’ É g l i s e de C l e r mon t »
Plus récemment, j’ai découvert dans les archives du Grand séminaire, conservées à la bibliothèque diocésaine, deux autres ouvrages. Le premier est une copie très soignée, de 136 pages, réalisée vraisemblablement au xixe siècle d’un document en latin du xviie siècle. Une annotation nous enseigne que ce cérémonial est l’œuvre d’un chanoine de la cathédrale, Claude Burin (vers 1615-1691) 4. Selon lui, cet ouvrage, qu’il qualifie de Directorium chori ecclesiae claromontensis, doit servir à « ceux que l’experiance du chœur n’aura pas randu assez capable ». Par ailleurs, le chanoine-chantre Burin s’est employé à un travail de compilation comme il l’explique fort bien : « les manuscrits que nous avons par le soing de plusieurs de nos prédécesseurs ne s’accordent pas en tout, je me suis résolu par cet ouvrage […] de suppléer aux défauts qui peuvent se rencontrer […] et de concilier tous les écrivains qui m’ont précédé sur ce subject » 5. Le second manuscrit est un cérémonial à l’usage du séminaire de Clermont du début du xviiie siècle. Pourvu d’un index thématique, il rassemble près de 600 pages. Il se divise en deux grandes parties. La première (de 381 pages) s’intéresse aux cérémonies communes et générales, la seconde (de 217 pages) aux cérémonies propres 6. Pour être tout à fait complet, je me dois de signaler l’existence d’un ouvrage imprimé à Clermont en 1691 dont le titre est le suivant : Cérémonial à l’usage des religieuses hospitalières de l’ordre de S. Augustin, établies dans le diocèse de Clermont-Ferrand 7. Faute d’avoir eu le temps d’analyser plus précisément ces dernières sources, je ferai essentiellement référence aux cérémoniaux de 1698-1703 et de 1758. Selon l’expression très suggestive de Bernard Plongeron, deux concepts essentiels caractérisent les rites liturgiques en usage sous l’Ancien Régime : « uniformité et diversité » 8. Ce postulat peut paraître bien paradoxal. Pourtant, ces mots définissent parfaitement l’histoire d’usages complexes. Pour l’Église catholique, l’uniformité liturgique est un moyen d’affirmer son caractère universel. Pourtant, jusqu’aux décisions du concile de Trente, la plupart des diocèses possédaient des usages qui leur étaient propres. Aussi parle-t-on du bréviaire ou du missel « à l’usage du diocèse de ». C’est seulement à la suite des réformes inspirées par l’assemblée conciliaire, mais que celle-ci n’avait pu réaliser, que le pape Pie V se fait l’artisan de la réforme liturgique. Pour ce faire, il nomme une commission préparatoire. Ces travaux conduisent à la promulgation de la bulle Quod a nobis. La volonté clairement affichée est de parvenir à unifier, autant que faire se peut, les liturgies ayant cours dans toutes les paroisses du monde catholique. Les évêques, après avoir obtenu le consentement unanime du chapitre de leur cathédrale, peuvent donc adopter purement et simplement la liturgie Arch. dép. du Puy-de-Dôme, 6 F 27. Bibl. dioc., A 200092, volume relié ayant pour titre : « Cérémonies extraordinaires (1670-1698) ». Il renferme également une copie du cérémonial de 1698-1703, qui a le mérite de présenter une table des matières complète, contrairement à l’original. 6 Bibl. dioc., A 200236. 7 Bibl. dioc., A 201065, Imprimerie Damien Boujon, 105 p. (n. de l’éd. : ce « cérémonial » est en réalité un rituel ; cf. Jean-Baptiste Molin et Annik Aussedat-Minvielle, Répertoire des rituels et processionnaux imprimés conservés en France, Paris, éditions du CNRS, 1984, notice 1902, p. 418). 8 Bernard Plongeron, « Diversité et uniformité des liturgies gallicanes au xviiie siècle », Fiestas y liturgia, Madrid, 1988, p. 271-289. 4 5
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réformée. Toutefois, il est prévu que les églises, dont l’ancienneté du rite est au moins biséculaire, pourront conserver leurs livres. Pour ce faire, la condition requise consiste à les corriger conformément aux principes qui inspirent la révision romaine. Il importe donc de se conformer aux éditions du Bréviaire et du Missel romains, publiés respectivement en 1568 et en 1570 9. Dans le diocèse de Clermont, ces prescriptions trouvent leur application dans les années 1650, soit près d’un siècle plus tard. Jusqu’alors, le contexte des guerres de religion et les soucis disciplinaires avaient empêché les prélats auvergnats de s’intéresser de près aux questions liturgiques 10. Cependant, on doit relever qu’en 1584, lors de la réunion d’un concile provincial, chargé de préparer l’exécution des décrets tridentins, les représentants du diocèse de Clermont avaient opté pour la conservation de leur ancienne liturgie. Ce choix était avant tout celui du Chapitre cathédral. En effet, le siège épiscopal se trouvait alors vacant du fait du décès de son titulaire Antoine de Saint-Nectaire, le 15 septembre de la même année. Son successeur, le futur cardinal François de La Rochefoucault, ne devait prendre possession de son évêché que le 7 octobre 1585. Or, depuis les débuts du xviie siècle, les livres romains se sont répandus partout sur le territoire diocésain. La diffusion massive de la liturgie romaine s’explique notamment par le fait que les impressions du Missel et du Bréviaire disponibles sont relativement anciennes. La dernière édition du premier date de 1554 11, celle du second de 1557 12. Quant au Rituel, Guillaume Duprat en avait ordonné la réimpression en 1550 13. De fait, les exemplaires utilisés sont souvent en mauvais état. En outre, la typographie en caractère gothique a fort mal vieilli et ne correspond sans doute plus au goût du temps. Par ailleurs, les techniques d’impression de l’époque avaient ménagé l’espace avec parcimonie et multiplié les abréviations et les renvois. Bref, l’ensemble de ces ouvrages était d’un usage fort peu commode. Dans ces conditions, le dilemme qui se pose à l’autorité diocésaine est de parvenir, comme l’affirme encore en 1758 Le Maistre de La Garlaye, à rendre « uniforme dans toutes les Églises la pratique des mêmes rites et cérémonies ». Comme nous allons le voir cette exigence n’a pas toujours été facile à imposer.
Une entreprise liturgique d’envergure : le Bréviaire et le Missel de Louis d’Estaing Le 14 août 1629, dans une requête adressée à l’évêque Joachim d’Estaing, les chanoines de la collégiale Saint-Étienne de Cébazat, près de Clermont, sollicitent l’autorisation d’introduire l’office du concile de Trente alors que depuis leur érection, ils ont « observé l’office selon l’ordre de Clairmont […] soit pour les messes, heures, vespres, matines, que Voir Nicole Lemaitre, Saint Pie V, Paris, 1994, p. 179-198. Comme, par exemple, les nombreux conflits entre l’évêque et le chapitre cathédral ; voir Louise Welter, La Réforme ecclésiastique du diocèse de Clermont au xviie siècle, Clermont-Ferrand, De Bussac, 1956, p. 45-48. 11 Insignium ecclesiarum Claromontis atque Sancti Flori missale,[Clermont, Jean Durand], 1554. 12 Breviarum secundum usum insignum ecclesiam Claromontis atque Sancti Flori, recens impressum atque defoecatum, [Thiers, Robert Masselin], 1557. 13 A. Aussedat-Minvielle, J.-B. Molin, Répertoire des rituels et processionnaux, op. cit., p. 127-129. 9
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pour le reste de l’office divin. Pour autant, leurs dicts livres sont presques tous biffés et deschirés […] et il ne se peust trouver aulcuns livres de telle impression ». Le résultat est « que la pluspart des chanoines […] tiennent l’office et usage du concile de Trente en leur particulier, ce qui apporte du dommage au service divin d’aultant qu’ils s’absentent dudict office pour dire le leur séparément ». Et d’ajouter, « que mesme la plupart des esglises [du] diocèse ont prins l’office dudict concile pour estre plus clair, concis et plus aisé à tenir que celuy de Clairmont ». Le 24 août suivant, l’autorisation leur est donnée de « célébrer collégialement les offices divins et en leur particulier, conformément aux livres réformés par le décret du concile de Trente 14 ». En 1648 encore, les chanoines de la collégiale Saint-Cerneuf de Billom obtiennent du même évêque la permission « de se servir doresnavant du psaultier, cérémonial et rituel de concille de Trente, tant pour le cœur en offices ordineres et solemnels que pour le récit particulier du brévaire ». Les raisons invoquées sont sensiblement de la même nature que celles de leurs confrères : « les psaultier, cérémonial ou livre de cœur sont tellement effacés et déchirés qui leur est impossible de bien ponctuer et prononcer les parolles, poincts et pauses marqués dans les antiens rituels » 15. Globalement, Joachim d’Estaing ne semble pas avoir vu ce changement d’un mauvais œil. Dans leur édition de 1620, les statuts synodaux indiquent à propos du viatique : « On apportera le livre rituel ou celuy du concile de Trente, aux lieux où de nostre permission l’office est célébré à l’usage dudit concile ou celuy de Clermont » 16. De fait, le mouvement est assez général dans le diocèse, mais également dans un grand nombre de diocèses français 17. Afin d’avoir une idée plus précise de la situation, j’ai réalisé un sondage parmi les procès-verbaux de visites pastorales des années 1652-1656 au moment même où paraissent les nouveaux Bréviaire et Missel. Or il s’avère que 160 curés sur 172, soit 93% d’entre eux, déclarent pratiquer le rite romain et seulement 12, soit 7%, disent être restés fidèles au rite clermontois. Dans ces conditions, on pourrait penser qu’il eût été plus sage d’adopter purement et simplement la réforme de Pie V. Pourtant, dès son accession au siège épiscopal de Clermont survenue en 1650, Louis d’Estaing, frère de Joachim, s’emploie à réviser les livres liturgiques ad romani formam. Dans un premier temps, l’ordonnance synodale du 5 juin 1653 précise les intentions du nouvel évêque : Une des choses qu’avons jugé plus importante pour la gloire de Dieu, si tost qu’avons esté promeus à l’Épiscopat, a esté la reformation des divins offices, et dés lors avons avec consolation entendu les prières qui nous furent faictes par nostre clergé, de réformer et faire imprimer le Bréviaire du diocèse, Messel, et autres livres du chœur : Pourquoy du consente-
Arch. dép. du Puy-de-Dôme, 14 G 52 (liasse n°7), en date du 14 août 1629, autorisation datée du 24 août. Ibid., 12 G 3, autorisation du 6 avril 1648. 16 Canons synodaux statuez par R. Père en Dieu Messire Joachim d’Estaing, évêque de Clairmont, Clermont, 1620. 17 A. Aussedat-Minvielle, J.-B. Molin, op. cit., p. 12-13. Voir également Plain-chant et liturgie en France au xviie siècle, J. Duron (dir.), Versailles, CMBV, 1997. 14 15
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ment de nostre chapitre cathedral, et de nostre ordonnance, desja l’ouvrage dudit Bréviaire est bien advancé, et en peu de jours aura sa perfection, châcun s’en pourvoira, afin que les Églises et les particuliers, en la récitation des heures Canoniales soient conformes, et que par la conformité de leur chant, ils rendent plus parfaictement leurs hommages religieux à l’unité de Dieu, et à la société des divines personnes 18.
En effet, il s’agit donc d’une part, du Bréviaire édité en 1654 19 ; d’autre part, du Missel paru en 1656 20. Comme l’affirme le prélat dans les différentes préfaces de ces ouvrages, l’objectif poursuivi est double. Tout d’abord, la volonté clairement affichée est la recherche de l’unité. En effet, comme le déplore l’évêque, privé d’éditions récentes du rite clermontois, le clergé s’est vu dans l’obligation d’avoir recours à des usages « étrangers », sous-entendu romains. Pourtant, dans le même temps, cette entreprise est présentée comme une œuvre de réforme. Ainsi, l’une des principales préoccupations est de réviser les leçons et de retoucher de nombreux passages, dans l’esprit des livres romains. Mais, par ailleurs, cette réfection est aussi l’occasion de réaffirmer certains éléments traditionnels de la liturgie locale. On perçoit ici combien il est important de donner satisfaction aux chanoines du chapitre cathédral, très attachés aux pratiques anciennes et très impliqués dans cette opération. Indéniablement, ces derniers ont joué un rôle déterminant dans l’élaboration et la concrétisation de ce projet. Ainsi, en 1651, parmi les huit membres de la chambre ecclésiastique, six sont issus du premier des chapitres diocésains. Le 6 septembre de cette année, ceux-ci ratifient un contrat passé le 6 juillet précédent entre le chanoine Claude Burin et Nicolas Jacquard, maître imprimeur à Paris, pour l’impression du Bréviaire de Clermont 21. Nous sommes là quinze jours à peine après la nomination de Louis d’Estaing, intervenue le 19 juin précédent. C’est dire l’empressement avec lequel quelques-uns s’emploient à tout mettre en œuvre pour préserver certains rites diocésains. Claude Burin est de ceux qui font du chapitre cathédral une « citadelle du passé » 22. En effet, comme beaucoup de ses confrères, il se montre plus conservateur que le reste du clergé diocésain. N’écrit-il pas dans la préface de son cérémonial que « l’office de ceste église [cathédrale] requiert estre fait exactement
18 Canons synodaux du diocèse de Clermont, revus, corrigés et augmentés par Révérend Pere en Dieu Louis d’Estaing, evesque dudit Clermont, Clermont, Nicolas Jacquard, 1653, p. 276-285. 19 Breviarum claromontense […] Ludovici d’Estaing Claromontensis episcopi autoritate […] editum [Clermont, Nicolas Jacquard], 1654. 20 Missale claromontense, […] Ludovici d’Estaing Claromontensis episcopi autoritate […] editum [Clermont, Nicolas Jacquard], 1656. 21 Arch. dép. du Puy-de-Dôme, 2 G 23 f° 17, « Registre et ordonnances du clergé du diocèse de Clairmont », du 3 novembre 1647 au 10 juin 1659. Un autre contrat a également été signé avec Jehan Gasnyère, maître graveur, en date du 14 juillet (il s’agit de Jean Ganière ou Gagnière, graveur au burin et éditeur à Paris, mort en juin 1666, d’après E. Bénézit, Dictionnaire critique et documentaire des peintres, sculpteurs, dessinateurs et graveurs, Paris, Gründ, 1966, t. 4, p. 150). Pour de plus amples informations concernant l’imprimeur N. Jacquard, voir Pierre Egullion, Imprimeurs, libraires et relieurs du bas-pays d’Auvergne et du Puy-de-Dôme, 1491-1939, ClermontFerrand, Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts, 2000. 22 Selon l’expression de Bernard Plongeron, La vie quotidienne du clergé français au xviiie siècle, Paris, 1974, p. 113.
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selon les usages que nos prédécesseurs ont laissé depuis tant de siècles et que ce seroit un crime inexpiable d’y rien innover […] afin que l’office soit conservé dans son ancien esclat ». Dans cette perspective, il est donc entouré de membres éminents du Chapitre cathédral. Aux côtés de Claude Burin, on remarque la présence de Jacques Pereyret. Ce docteur en théologie, ancien « Grand maître au collège de Navarre », est un personnage clé des deux épiscopats successifs des frères d’Estaing 23. Quatre autres de ses confrères sont également gradués de l’Université. Ce sont les chanoines Damien Vernet, docteur en théologie 24 et François Champflour, licencié en droit canon et civil 25. Quant à Mathieu Bélisme 26 et à Jean Bellot, ils sont respectivement bacheliers en droit canon et en théologie. Ce dernier est, en fait, doyen du Chapitre de Chamalières et syndic du clergé 27. En outre, afin d’être tout à fait exhaustif, il importe de mentionner la présence de Jacques Ducroc, prévôt du Chapitre cathédral 28 et de dom Charles Charretier de Rouvignac, abbé d’Ébreuil 29. Néanmoins, tirés l’un et l’autre à 2500 exemplaires, le Bréviaire et le Missel se vendent mal. En 1656, à la suite de récriminations de ces « Messieurs de la chambre ecclésiastique », l’évêque décide que les bénéficiers « seraient contraints de se procurer les nouveaux livres sous peine de saisie de leur temporel et qu’il serait procédé envers les contrevenants comme pour un refus de paiement de décimes » 30. Cependant, cette mesure semble être restée lettre morte. En effet, les procès-verbaux de visites pastorales de l’année 1698 informent que 154 curés sur 207, soit 74,4% continuent à utiliser les livres romains pour 53, soit 25,6%, qui déclarent se servir des nouveaux livres du diocèse 31. La liturgie purement romaine reste donc toujours largement majoritaire. De fait, la chambre ecclésiastique rencontre les plus grandes difficultés pour écouler les impressions de 1654 et de 1656. Cela en dépit des injonctions répétées des autorités auprès du clergé, afin qu’il se conforme aux nouveaux Bréviaire et Missel. En définitive, il revient à l’évêque Jean-Baptiste Massillon de reprendre le dessein de son prédécesseur et de l’imposer cette fois aux plus récalcitrants 32. Nommé à Clermont en
Sur ce Billomois, à la personnalité bien affirmée, voir notamment L. Welter, op. cit., p. 39-43 et 153-157. Arch. dép. du Puy-de-Dôme, 6 F 107. 25 La famille Champflour a donné un grand nombre de chanoines au chapitre cathédral (A. de Remacle, op. cit., t. 1, p. 413-422 et A. Tardieu, op. cit., t. 2, p. 205-209). Sur ce lignage important, voir la généalogie accompagnant cet article. Notons, par ailleurs, que nous possédons un processionnal sur parchemin à l’usage du chanoine Gilbert Champflour né en 1663 (BCIU de Clermont-Ferrand, Ms. 1979, 100 p.). 26 Arch. dép. du Puy-de-Dôme, 6 F 17. 27 Ibid., 6 F 18. 28 Ibid., 6 F 46. 29 Ibid., 6 F 95 et Abbé Boudant, Histoire de la ville, du château et de l’abbaye d’Ébreuil, Moulins, 1865, p. 46. 30 Arch. dép. du Puy-de-Dôme, 2 G 23. 31 Arch. dép. du Puy-de-Dôme, 1 G 971-1115, procès-verbaux de visites pastorales. 32 Toutefois, il semble que François Bochart de Saron-Champigny (1687-1715) ait envisagé de réformer le bréviaire, sans succès cependant. En effet, cet évêque n’a pas édité un nouvel ouvrage, resté apparemment à l’état de projet. Il se contenta simplement de faire entrer « les offices de quelques saints nouvellement canonisés », voir Abbé C. Ossedat, Mgr Bochart de Saron, évêque de Clermont, Riom, Jouvet, 1914, p. 133-134 et les mentions consacrées à ce sujet par dom Jacques Boyer, Journal de voyage (1710-1714), Clermont-Ferrand, 1886, p. 41, 154 et 202, pour les années 1710, 1711 et 1712. La rédaction de ce projet aurait été confiée notamment à Damien Vernet 23 24
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1717, le célèbre prédicateur entreprend la rénovation du bréviaire puis du missel. La publication du premier intervient en 1732 33, celle du second en 1739 34. Jusqu’alors l’objectif poursuivi avait consisté à toiletter les rites afin de les débarrasser de leurs manifestations les plus contraires à la décence du culte. C’est toute l’œuvre de réformation du xviie siècle lorsqu’on s’emploie à faire disparaître telle ou telle représentation trop vivante. Au xviiie siècle, la réforme se veut plus radicale. Par exemple, à propos de la célébration de Noël, Massillon est amené à supprimer totalement les deux pastorales qui jalonnent cette fête. Il semble donc faire fi des usages traditionnels, trop profanes à son goût. Par là même, il s’inscrit dans le mouvement des liturgies néo-gallicanes pour lesquelles ce type de manifestations « populaires » est véritablement synonyme de désordres et d’indécences 35. Dans sa présentation du Bréviaire, il rappelle combien chaque prêtre se doit de lire quotidiennement cet ouvrage. Il ajoute que la prière publique est le canal le plus ordinaire et le plus fécond de toutes les grâces que Dieu répand sur les peuples ; et on ne sauroit trop ou en éloigner tout ce qui peut distraire l’esprit et dessécher le cœur, ou y rassembler tout ce qui est le plus capable de fixer l’un, et d’attendrir et d’enflammer l’autre. C’est ce que nous nous sommes proposé dans la composition de ce nouveau bréviaire : tout ce qui ne nous a pas paru convenir à la décence et à la dignité de l’office public, nous l’avons retranché : nous y avons substitué les endroits des livres saints et des pères qui nous ont paru les plus propres à nous instruire de nos devoirs, ou à exciter en nous ces mouvements tendres et vifs de repentir […]. Nous n’avons rien laissé de fabuleux, ni même de douteux dans la vie des saints que l’Église nous propose pour modèles et pour l’objet public de notre culte : ils nous ont laissé des exemples si certains et si incontestables de toutes les vertus, que l’Église n’a pas besoin de recourir à des faits supposés pour nous rendre ces héros de la religion respectables : les religions humaines ont eu besoin que l’esprit humain y ajoutât du merveilleux pour les soutenir ; mais la vérité n’a besoin que d’elle-même. Nous avons préféré, dans cette multitude de bienheureux, ceux qui ont sanctifié cette province par leur sang, par leurs exemples, et par leurs travaux apostoliques ; ou ceux que cette province, si féconde autrefois en saints ouvriers, a donné à d’autres églises. Il étoit juste de revendiquer un bien qui, nous appartenoit, le fruit heureux de la terre que nous habitons, et de partager, avec les lieux qu’ils ont illustrés par l’éclat de leur sainteté, les avantages de leur protection ; ce sont des intercesseurs que notre église a donnés au ciel, et elle est en droit de les réclamer.
(1665-1740), chanoine du Chapitre de Saint-Genès depuis 1692 et bachelier en théologie (Arch. dép. du Puy-deDôme, 6 F 107). 33 Breviarum claromontense, […] J-B. Massillon Claromontensis episcopi autoritate […] editum [Clermont, Pierre Boutaudon], 1732. 34 Missale claromontense, […] J-B. Massillon Claromontensis episcopi autoritate […] editum [Clermont, Pierre Boutaudon], 1738 [1739]. Pour une présentation des missels de cette époque, voir Pierre Jounel, « Les missels diocésains français du 18e siècle », La Maison-Dieu, n°141, 1980, p. 91-96 et Gaston Fontaine, « Présentation des missels diocésains français du 17e au 19e siècle », La Maison-Dieu, op. cit., p. 97-166. 35 Liturgie néo-gallicane ou romano-française comme le suggère certains spécialistes, voir Pierre Journel, « Les sources liturgiques anciennes et les missels français du xviiie siècle », Histoire de la messe, xviie-xixe siècles, J. de Viguerie (dir.), Angers, Université d’Angers, 1980, p. 67-80. Consulter également Henry Leclercq, « Liturgies néo-gallicanes », dans Dictionnaire d’archéologie et de liturgie chrétienne, F. Cabrol et H. Leclercq (dir.), Paris, 1930, t. 9-2, col. 1636-1729.
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De fait, la matière principale de l’ouvrage est constituée par l’Écriture sainte, les Pères de l’Église, quelques récits hagiographiques, des hymnes en vers. Les fêtes sont soigneusement cataloguées et les vies des principaux saints de l’Auvergne sont présentées brièvement. La principale originalité de l’ouvrage tient sans doute dans ses litanies de la Vierge tirées des seules Écritures 36. Les registres de délibérations de la chambre ecclésiastique donnent à nouveau la liste des membres de la commission chargée de « travailler à la composition du Bréviaire » 37. Elle est composée de sept clercs et d’un laïc. Ce dernier, « Monsieur Faucher », est le maître de musique de la psallette 38. Tout naturellement, il s’est appliqué à la composition du « plein-chant ». Les autres sont tous chanoines, sinon de la cathédrale pour trois d’entre eux, du moins de l’une des principales collégiales de la ville, à savoir Notre-Dame du Port et Saint-Genès. Tous ont fait des études universitaires : quatre sont docteurs en théologie et deux sont licenciés en théologie. Le moins gradué est maître-es-arts de l’université de Paris. En 1738, l’un d’entre eux, Antoine Moranges se voit même décerner des « lettres de decennium » de la Sorbonne pour avoir étudié à l’université de Paris pendant dix ans et plus. Il convient de signaler tout particulièrement la présence d’un autre membre de la famille Champflour, Jean-Baptiste, alors abbé du chapitre cathédral. Il est fait évêque de Mirepoix en 1737 39. Venons-en plus spécifiquement maintenant à la description de certains rites qui se pratiquent le jour de l’Ascension et à l’occasion de la Fête-Dieu.
L’Ascension et la Fête-Dieu Inscrite jusqu’alors parmi les fêtes dites solennelles, l’Ascension gagne en solennité dans le Bréviaire de 1654 puisque Louis d’Estaing l’érige en fête solennelle annuelle. Massillon, quant à lui, va distinguer entre les annuelles majeures et mineures. C’est ce dernier degré qui va être assigné à l’Ascension. L’un des usages les plus caractéristiques de cette fête est celui de la procession solennelle qui précède la grand’messe. Instituée au moins depuis le vie siècle, son déroulement est détaillé dans le Missel de 1656. Il est repris également dans les cérémoniaux de 1698-1703 et de 1758. Ainsi, pour constituer la tête du cortège, on choisit tout d’abord quatre jeunes gens « des plus distingués par leur naissance et leur beauté ». Revêtus de tuniques, trois d’entre eux, placés en tête de la procession, sont chargés de porter des étendards ; le quatrième se voit confier « une corne d’ivoire ». L’usage qui veut qu’on porte processionnellement cet objet très particulier semble propre au diocèse de Clermont. Dans la deuxième moitié du
Aimé Richardt, Massillon (1663-1742), Tournai, In fine, 2001, p. 156-157. Arch. dép. du Puy-de-Dôme, 2 G 29, f° 73v°, « Registre des délibérations de la chambre ecclésiastique du diocèse de Clermont en Auvergne », délibération du 3 décembre 1732. 38 Nathalie Da Silva, Le chapitre cathédral de Clermont et l’Opus Dei au xviiie siècle (1691-1791), mémoire de maîtrise, Clermont II, 1992. 39 Les autres « Messieurs qui ont travaillé à la composition du bréviaire » sont : Étienne Baptiste, chanoine de Saint-Genès (Arch. dép. du Puy-de-Dôme, 6 F 15), Gabriel Cognot (Ibid., 6 F 36), François de Combes (A. de Remacle, op. cit., t. 1, p. 545), Antoine Moranges (Arch. dép. du Puy-de-Dôme, 6 F 79), Antoine Périer de SaintMesmin (voir note 2) et Joseph Vialles (Arch. dép. du Puy-de-Dôme, 6 F 109). 36 37
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xviiie siècle, Joseph Micolon de Blanval (1730-1792), docteur en théologie, chanoine de la cathédrale en 1758 40, écrit à ce sujet les lignes suivantes : Pendant les jours de la Semaine sainte, pendant lesquels on ne sonne pas les cloches, le clergé était appelé jadis, à l’office, par le son d’un instrument fait de la dent d’un éléphant qui avait la figure d’une corne, travaillée en ciselure avec le plus grand art. Cet instrument n’avait rien d’ailleurs qui put inspirer le respect religieux avec lequel on le portait processionnellement par la ville le jour de l’Ascension sur un plat couvert d’un voile précieux. C’était un chanoine qui devait le porter de façon à le rendre visible à tout le peuple […]. Ce chanoine devait être aussi distingué par sa figure que par sa naissance ; quiconque n’avait pas le mérite de la noblesse et les charmes de la beauté, les agréments de la jeunesse, était exclu de ce ministère, qui n’a cessé qu’en 1732, lorsque Massillon renouvela la liturgie de l’Église de Clermont.
On aura noté que les jouvenceaux ont disparu. En effet, le Cérémonial de 1698 nous apprend que les porteurs d’étendard sont désormais choisis parmi les membres du baschœur, tandis qu’un chanoine a la responsabilité de porter la fameuse corne d’ivoire. Le monde des clercs, sans rejeter cette pratique, a donc décidé de la prendre en charge. Le plus surprenant est, si l’on suit le chanoine Micolon, que le chanoine en question devra toujours être de noble naissance et avoir belle figure ! Puis, au cours du xviiie siècle, la référence à la corne disparaît. Elle est totalement absente du Cérémonial de 1758. Il semble bien en effet qu’elle n’ait pas franchi le cap des réformes engagées par Massillon. Pour quelles raisons une telle mise en scène ne survécut-elle pas aux toilettages successifs de la liturgie traditionnelle ? En fait, en la matière, l’explication fournie par le même Micolon de Blanval semble être la plus plausible : Ceux qui veulent rendre raison de cet usage, disent qu’il avait été établi pour exprimer les chants de triomphe qui avaient accompagné l’Ascension du Sauveur, suivant le verset du psaume : Ascendit Deus 41.
Il s’agit du verset 6 du psaume 46 : Ascendit Deus in jubilatione et Dominus in voce tubae. Ce dernier est très présent tout au long de l’office. On le chante même solennellement au début de la procession. L’idée d’une trompette qui retentit est donc en quelque sorte inséparable de l’Ascension, tout comme la procession symbolise la marche de Jésus se rendant à la montagne. Au xviie siècle, on a cessé de faire résonner l’ivoire mais on continue à le porter triomphalement devant les reliques et le clergé 42. Puis, au siècle suivant, cet usage
Ambroise Tardieu, Grand dictionnaire biographique du Puy-de-Dôme, Moulins, Desrosiers, 1878, p. 76 et du même auteur, Dictionnaire des anciennes familles de l’Auvergne, Moulins, É. Auclaire, 1884, col. 234-235. 41 Marcellin Boudet, La légende de saint Florus et ses fables (additions aux nouveaux Bollandistes), ClermontFerrand, Bellet, 1897, p. 76-77. 42 Selon toute vraisemblance cet objet est celui qui est conservé dans les collections du musée d’art RogerQuilliot de Clermont-Ferrand sous l’appellation « olifant ». Il s’agit d’une défense d’éléphant évidée, sculptée de bandes décoratives à ses extrémités. Elle daterait de la seconde moitié du xiie siècle - début du xiiie siècle. Voir notamment, E. Vimont, « Quelques feuillets détachés du catalogue du musée de Clermont-Ferrand », Revue d’Auvergne, n°1, 1892, p. 1-16. Je remercie vivement Mme Caroline Roux, directrice du musée, pour m’avoir communiqué les pièces du dossier concernant cette fameuse « corne ». 40
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est regardé désormais comme un témoignage contraire à cette nécessaire décence, qui doit être un « gage de respectabilité aux yeux des fidèles », selon les mots de l’ordinaire. Par ailleurs, à la suite de ce petit cortège, on trouve le diacre d’office, un sous-diacre, des thuriféraires, des diacres porteurs de croix, les prêtres porteurs de reliquaires, puis l’officiant. La procession descend la nef, sort par la porte nord qui s’ouvre sur le cloître, pour pénétrer dans la chapelle de saint Jean-Baptiste. C’est dans ce lieu que le célébrant procède à la bénédiction des pains. Puis, on rejoint la cathédrale pour la célébration de la messe. Les pains bénits sont distribués pendant cette dernière. Cette pratique est décrite en 1698, mais également en 1758, de la façon suivante : « Après l’élévation les deux baisles s’en doivent aller dans la sacristie avec les deux encients choristes du haut chœur pour porter les pains bénits qu’on appelle les michettes [terme jugé sans doute trop familier, il disparaît en 1758]. Ils doivent entrer au chœur au commencement de l’Agnus Dei. Un des baisles avec le choriste […] s’en vont au maître-autel sur lequel M. le baisle met dix tables de pains à savoir : quatre pour M. le célébrant, autres quatre pour le diacre et sous-diacre et deux pour le diacre et sous-diacre servant ». Les deux baisles descendent ensuite dans le chœur « suivis de deux hauts choriers qui leur présentent la corbeille aux pains, en font la distribution d’abord aux deux proviseurs, ensuite aux dignités et puis à tous les autres, suivant l’ordre qui s’observe à l’aspersion de l’eau bénite ». Pour évoquer à nouveau le thème de la théâtralisation de certains épisodes de la liturgie, il est intéressant également de voir ce qui se passe au moment de la procession de la Fête-Dieu. Cette évocation pose aussi à nouveau la question des sources qui permettent d’appréhender l’histoire « de ce culte extérieur si nécessaire », selon l’expression de l’évêque La Garlaye, même si ce dernier cherche à le codifier autant que faire se peut. Ainsi, dans ce cas de figure, les différents livres liturgiques ne disent rien des pratiques qui portent parfois les contemporains à représenter de façon très « réaliste » certains épisodes de l’histoire sainte. Dans une ordonnance prise en 1636, Joachim d’Estaing remontre aux chanoines de sa cathédrale l’indécence et le mauvais ordre des processions générales es jours de la Feste-Dieu, leur aurions fait entendre n’estre point séant que tout le corps du clergé estant en chappes vint à délaisser le Saint-Sacrement, pendant que entre ledict corps du clergé marchoient nombre d’autres personnes du peuple, après lesquels venaient plusieurs artisans ou laboureur, ensuite les pélerins de saint Jacques et encore ceulx qui représentaient les apostres avec habitz desguisés, fausses chevelures, barbes et armes immédiatement devant le Saint-Sacrement. Ce meslange de laïques les uns en habits communs, les autres en habits desguisés parmi les ecclésiastiques rendait la sollennité plaine de confusion 43.
Plus d’un siècle plus tard, en 1745, plusieurs procédures intentées contre le curé de Montferrand mettent également en cause sa manière d’organiser la procession de la FêteDieu. Celle-ci est composée de scènes très vivantes où l’on voit des « jeunes filles habillées en vierges, des enfants habillées de différentes couleurs et d’autres spectacles qui attirent la Arch. dép. du Puy-de-Dôme, 1 G 1304, f° 108-109 r°, Registre des insinuations ecclésiastiques, ordonnance du 14 août 1636. 43
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curiosité plus qu’ils n’excitent la dévotion du bas peuple » 44. Au-delà de leur caractère anecdotique, ces différents épisodes montrent les réelles difficultés, rencontrées par les partisans de la Réforme catholique, pour faire cesser des manifestations restées très populaires.
❦ Cette évocation de quelques pages de l’histoire des cérémonies clermontoises démontre combien celles-ci constituent un bon point d’observation de l’évolution des pratiques dévotionnelles. On voit comment peu à peu, sous l’effet de l’œuvre de la Réforme catholique, les rituels les plus naïfs et les plus profanes reculent puis finissent parfois par disparaître du paysage liturgique. En effet, tout ce qui peut nuire à l’ordre et à la discipline, autrement dit chaque cérémonie ou mise en scène dont l’organisation s’oppose à la décence de l’Opus Dei, est systématiquement retranché du cérémonial. En la matière, les rénovations effectuées au xviie siècle donnent le ton. Près d’un siècle plus tard, Jean-Baptiste Massillon se contente de parachever le travail entrepris par ses prédécesseurs. Il reste encore beaucoup à faire pour comprendre tous les mécanismes qui régissent le cérémonial. Cela dit, il semble que les termes utilisés par Bernard Plongeron pour caractériser la vie liturgique, « uniformité et diversité », doivent toujours guider la réflexion du chercheur. Le constat vaut particulièrement lorsqu’on s’interroge en terme de spécificités de la liturgie clermontoise. Ainsi, les particularités de « l’Église de Clermont » semblent surtout propres à la cathédrale même si, avec le Cérémonial de 1758, celle-ci s’érige en modèle. Mais un modèle largement privé de ses aspects les plus originaux. Stéphane Gomis Université de Clermont-Ferrand
Ibid., 7 G 22, Mémoire de 1766, avec une référence à une ordonnance du sénéchal d’Auvergne du 4 mai 1745, « pour les chanoines contre les maire et échevins de Clermont-Ferrand et Me Jean Soulhat curé de Saint-Robert de Montferrand ». 44
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ANNEXE Les principaux artisans du Bréviaire et du Missel de Louis d’Estaing (1651-1656) BELISME Mathieu (+1680) Chanoine de la cathédrale (depuis 1631) Prévôt du chapitre de Vertaizon (1603-1652) Bachelier en droit canon BELLOT Jean Doyen du chapitre de Chamalières (1647-1652) Chantre du chapitre de Notre-Dame du Port Syndic du clergé (depuis 1651) Prieur de Boudes Bachelier en théologie BURIN Claude (°vers1615-+1691) Chanoine de la cathédrale (nommé avant 1651) Chantre du chapitre (1663) Official, théologal (1684) Vicaire général (1685) CHAMPFLOUR François (°1611-+1682) Abbé du chapitre (depuis 1637) Chanoine de la cathédrale (1627) Licencié en droit canon et civil
CHARRETIER de ROUVIGNAC Charles Abbé d’Ébreuil (depuis 1624) Aumônier du roi (avant 1624) Vicaire général de l’abbé de La Chaise-Dieu (avant 1624) DUCROC Jacques (+1678) Prévôt du chapitre cathédral Vicaire général Abbé commendataire de Saint-Gilbert-deNeuffontaines (depuis 1643) PEREYRET Jacques (°vers1590-+1658) Vicaire général, official, (1651-1658) Chanoine de la cathédrale Grand maître au collège de Navarre (1635-1651) Docteur en théologie Licencié en droit VERNET Damien (+1671) Chanoine de la cathédrale Docteur en droit canon
« Messieurs qui ont travaillé à la composition du Bréviaire » de Jean-Baptiste-Massillon (1732) BAPTISTE Étienne (°1657-+ca1735) Chanoine du chapitre de Saint-Genès (1692) Chanoine du chapitre de Notre-Dame du Port (1691) Maître-es-Arts de l’Université de Paris CHAMPFLOUR Jean-Baptiste (°1683-+1768) Abbé du chapitre cathédral (1703) Vicaire général (1717-1729) Évêque de Mirepoix (1737) Docteur en théologie COGNOT Gabriel (+vers1745) Doyen du chapitre de Notre-Dame du Port (1711) Chanoine du chapitre de Vertaizon (1693) Prévôt du même chapitre (1709) Licencié en théologie
COMBES François (de) (°1665-+1740) Abbé du chapitre de Saint-Genès (1693) Docteur en théologie MORANGES Antoine (°1704-+après1750) Chanoine de Notre-Dame du Port (1731-1742) Curé de la cathédrale (1742-1750) Licencié en théologie PÉRIER de SAINT-MESMIN Antoine (°1679-+1744) Chantre du chapitre cathédral (1719) Chanoine de la cathédrale (1710) Chanoine de Chamalières puis de Notre-Dame du Port (1701) Docteur en théologie
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VIALLES Joseph (°vers1671-+1753) Chanoine de la cathédrale (1712) Chantre du chapitre cathédral (1744) Docteur en théologie
Monsieur FAUCHER Maître de musique de la cathédrale (1719-1738) « Compositeur du plein-chant »
Généalogie simplifiée de la famille CHAMPFLOUR Gérard CHAMPFLOUR (°1578-+1662) Avocat en Parlement, conseiller à la Cour des aides x 1602 Michelle Tailhandier au moins treize enfants dont : Jean CHAMPFLOUR (°1607-+1662) Visiteur général des gabelles, conseiller à la Cour des aides x 1632 Marie Fayet au moins seize enfants dont :
François CHAMPFLOUR (°1611-+1682) Chanoine de la cathédrale (1627) Abbé du chapitre (1637)
Blaise CHAMPFLOUR (°1643-+1692) Écuyer, conseiller à la Cour des aides x 1680 Hélène Delaire au moins sept enfants dont :
Gérard CHAMPFLOUR (°1633-+1697) Chanoine de la cathédrale Doyen du chapitre (1659) Vicaire général (1682)
Étienne CHAMPFLOUR (°1646-+1724) Chanoine de la cathédrale Abbé du chapitre (1682) Vicaire général (1687) Évêque de La Rochelle (1703)
Jacques CHAMPFLOUR (°1680-+1745) Écuyer, conseiller à la Cour des aides x 1712 Marie Vidal au moins sept enfants dont :
Gérard CHAMPFLOUR (°1682-+1753) Chanoine de la cathédrale Doyen du chapitre (1719) Abbé du chapitre (1737)
Jean-B. CHAMPFLOUR (°1683-+1768) Chanoine de la cathédrale Abbé du chapitre (1703) Vicaire général Évêque de Mirepoix (1737) Docteur en théologie
Étienne CHAMPFLOUR (°1714-+1797) Écuyer, procureur général à la Cour des aides x 1739 Marguerite-Antoinette de La Porte au moins huit enfants dont :
Jean-B. CHAMPFLOUR (°1720-+1798) Chanoine de la cathédrale Prévôt du chapitre (1759) Vicaire général (1746)
Jacques CHAMPFLOUR (°1742-+1814) Écuyer, conseiller au Conseil supérieur x 1774 Marie-Élisabeth Henry au moins cinq enfants
Martial CHAMPFLOUR (°1746-+?) Chanoine de la cathédrale Vicaire général (1784)
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Bigarrure et contradiction : cérémonial cathédral et stratégies ecclésiastiques face au rite parisien L’adoption du Bréviaire et du Missel parisiens par plus de cinquante diocèses français à partir de 1736 suggère une large palette de modes d’étude. Dom Guéranger par exemple inaugura en son temps une approche ecclésiologique qui installa durablement une perception schématique de ce phénomène. Il serait également envisageable d’analyser précisément le contenu des déclinaisons provinciales des livres parisiens, de tenter une typologie de leurs procédures d’adoption, mais encore d’en déterminer l’influence sur la pratique quotidienne des chapitres cathédraux et sa codification, i.e. leur cérémonial. Or, si cet angle d’étude de la diffusion du rite parisien est peut-être le plus insaisissable, il est également un des plus parlants historiquement. La transformation de cérémoniaux cathédraux au contact d’une liturgie nouvelle constitue en effet un facteur d’exacerbation de plusieurs antithèses structurelles (province/capitale, chapitre/évêque) ou ecclésiologiques (pérennité/réformisme). La question particulière du cérémonial ajoute à ces thématiques l’opposition entre usus transmis oralement et codification écrite, ou bien entre le cérémonial comme objet manuscrit et sa diclinaison imprimée. Moins conceptuellement, les discussions suscitées à cette occasion révèlent une gamme d’attitudes individuelles ou en corps permettant une autre voie de connaissance de l’évolution du milieu capitulaire à la fin de l’Ancien Régime. En définitive, le défi de l’extranéité que posa la liturgie parisienne à de nombreux chapitres provinciaux présente un fort potentiel historiographique que cet article se propose d’aborder en s’appuyant principalement sur les archives de trois grands chapitres cathédraux — Lyon, Toulouse et Chartres 1 — dont les stratégies seront analysées en regard du contexte général de crise de l’identité capitulaire au xviiie siècle.
1 Ces cas particuliers permettent d’aborder trois statuts clairement différenciés dans leur rapport au siège parisien : un suffragant (Chartres), un chapitre métropolitain géographiquement éloigné et de fondation relativement récente (Toulouse), un chapitre primatial (Lyon) pouvant concurrencer en prestige et en droit le chapitre cathédral parisien.
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De Notre-Dame de Paris à Notre-Dame de France Il serait imprudent de tenter en quelques lignes une définition de l’ensemble des tenants et aboutissants de l’adoption des livres parisiens en province. Il n’en demeure pas moins nécessaire de rappeler que le constat fait en son temps par dom Guéranger 2 appelle de nombreuses nuances dès l’abord statistique de cette question. En fait, ce sont un peu moins de soixante diocèses français qui célèbrent en 1789 selon le Bréviaire et le Missel parus sous Mgr de Vintimille 3, soit presque 45% des diocèses français constituant un gros tiers des paroisses du royaume. Ce mouvement, initié dès la publication parisienne de ces livres, connaîtra une forte croissance après 1762 : symboliquement, l’expulsion des jésuites ouvre la période de plein développement du recours à des livres qu’ils combattirent sévèrement. Dans le contexte concurrentiel des liturgies néogallicanes, ce succès de la liturgie parisienne s’explique d’abord par le contenu du Bréviaire de Vintimille : il cristallise en effet nombre des attentes du clergé capitulaire d’alors. Textes scripturaires, leçons corrigées, hymnes d’une latinité irréprochable et calendrier aux orientations gallicanes affirmées caractérisent l’office parisien à partir de 1736. Mais ces particularités, partagées par nombre des livres réformés à partir de la fin du xviie siècle, ne sauraient expliquer à elles seules un tel succès. La faveur des livres parisiens repose en effet sur l’aboutissement d’un processus entamé bien plus tôt : Paris, devenu archevêché, n’aura de cesse d’endosser de facto le caractère d’une primatiale 4. Capitale spirituelle de la France des Bourbons 5, foyer principal du jansénisme et du gallicanisme, siège de la Sorbonne, autant d’éléments attirant l’attention des chanoines de province vers toute production émanant du siège épiscopal parisien. Le préjugé envers les livres parisiens était d’autant plus favorable que les adopter revenait à s’approprier un peu du prestige de Notre-Dame de Paris, en passe de devenir dès cette époque « Notre-Dame de France ». Or, l’aura de cette cathédrale provenait en partie de son cérémonial qui, outre ses spécificités, renvoyait à ce que le passé gallican proche pouvait avoir de plus enviable. En effet, si les derniers Bréviaire et Missel parisiens furent
« Il suffira de dire que partout où cette adoption eut lieu, on fondit le calendrier et le propre diocésains avec ceux de Paris, et qu’on mit en tête du Bréviaire et du Missel le titre diocésain, le nom de l’évêque qui faisait cette adoption, et une lettre pastorale composée d’ordinaire sur le modèle de celle de Vintimille. » ; dom Prosper Guéranger, Institutions liturgiques, t. II, Paris-Bruxelles, Société générale de librairie catholique, 1880, p. 329. Plus récemment, Bernard Plongeron proposa également une description de la diffusion des livres parisiens manifestement fautive lorsqu’il décrit les provinces entières de Tours, Reims et Sens comme conquises par ce rite (cf. Paris — Une histoire religieuse des origines à la Révolution, B. Plongeron (éd.), coll. « Histoire des diocèses de France », t. I, Paris, Beauchesne, 1987, p. 339). 3 Breviarium Parisiense, Paris, Sumptibus suis ediderunt Bibliopolae Usuum Parisiensium, 1736, 4 vols. ; Missale Parisiense, Paris, Sumptibus Bibliopolarum Usuum Parisiensium, 1738. 4 Cf. le constat fait par Pierre Blet, « L’Église de Paris et les Gondi », Huitième centenaire de Notre-Dame de Paris, Paris, J. Vrin, 1967, p. 357. 5 Après la timidité témoignée par les Capétiens directs et les Valois, les Bourbons installeront Notre-Dame au centre de la symbolique royale. À compter du Vœu de Louis XIII (1638), la présence royale tendra à s’effacer à la cathédrale de Reims et à l’abbaye de Saint-Denis alors que Notre-Dame deviendra « le monument obligé des grandes cérémonies bourboniennes » (Alain Erlande-Brandenburg, « Notre-Dame de Paris », Les lieux de mémoire, t. III, Paris, Gallimard, 1997, p. 4193). 2
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publiés en des temps agités sous l’épiscopat d’un archevêque à la réputation contrastée, le Cérémonial parisien, paru en 1703 sous Mgr de Noailles, était l’œuvre d’une Église encore indemne des querelles de l’Appel, l’œuvre d’un archevêque au rayonnement incontesté, l’œuvre d’un Chapitre en passe d’achever une vaste campagne de travaux tridentinisant le chœur et la nef de Notre-Dame au point d’en faire un modèle aussi discutable pour notre prudence patrimoniale qu’indiscuté à l’époque 6. Dès lors, par assimilation de l’image du sanctuaire à son cérémonial, dans un siècle pressenti par les chapitres comme celui de tous les bouleversements, la rigueur de la pratique cantorale à Notre-Dame apparaît bien souvent comme une référence. Parmi tant d’autres, l’abbé Lebeuf souligna la dimension référentielle du sanctuaire parisien en décrivant notamment le maintien de l’horaire des matines à minuit alors que la tendance générale favorisait ailleurs le décalage de cet office en fin de nuit 7. Finalement, l’image développée dans le Traité du même Lebeuf, faisant de la « célébre Église de Paris » un conservatoire de la culture cantorale 8, était durablement ancrée dans les esprits. Par conséquent, sans toujours accepter intégralement la forme du Cérémonial de Notre-Dame, les émules provinciaux tenteront de bénéficier, à l’occasion de l’adoption du Bréviaire parisien, de l’ardeur à la fois conservatrice et réformatrice du Chapitre de la capitale : à son exemple, des chanoines envisagent dès lors de retrouver l’accès à des usages tombés dans leurs diocèses en désuétude 9. Même si certains signes discordants semblent
L’image de Notre-Dame se répand jusque dans les ouvrages dénués de toute ambition historiographique : « Cette Église, qui est la cathédrale & métropole de cette ville, est sans contredit une des plus anciennes de toute la France ; son architecture, quoique gothique, a quelque chose de si singulier & de si délicat, qu’elle a toujours passé pour la plus belle du royaume : elle est remarquable par la hardiesse de sa structure, par sa grandeur & la commodité de sa distribution. » ([abbé de Montjoie], Curiosités de l’Église de Notre-Dame de Paris avec l'explication des tableaux qui ont été donnés par le corps des orfèvres, Paris, Cl.-P. Gueffier, 1753). Cf. également le jugement de Marc-Antoine Laugier (Essai sur l’architecture, Paris, Duchesne, 1753) cité par Jules Corblet, L’Architecture du Moyen Âge jugée par les écrivains des deux derniers siècles, Paris, A. Pringuet, 1859, p. 29. 7 « Quoique la Confrérie des Matines ne subsiste plus, l’Église de Paris ne laisse pas d’être exacte à les chanter toute l’année, à quelques jours près, à l’heure de minuit ; et elle a pris de sûres mesures pour perpétuer cette louable pratique de célébrer à cette heure-là l’office nocturne, et de transmettre ce pieux usage à la postérité dans tous les siècles futurs. » ; Jean Lebeuf, Histoire de la Ville et de tout le Diocèse de Paris, t. I, Paris, Féchoz et Letouzey, 1883, p. 13. Pour d’autres traits du cérémonial du chant parisien, cf. dans ce même volume l’article de Sébastien Gaudelus et Xavier Bisaro. 8 Lebeuf tente d’y démontrer l’existence d’une « attention qu’a toujours eu la célèbre Église de Paris pour que ses écoles de chant fussent florissantes. » (Jean Lebeuf, Traité historique et pratique sur le chant ecclésiastique, Paris, Cl.-J.-B. et J.-T. Hérissant, 1741, chapitre I, p. 14). 9 Ainsi, alors que la version toulousaine du rite parisien est en voie d’achèvement, « Le sr chantre ayant parlé aud. seigneur archevêque de l’usage ou sont MM. les dignités et chanoines de l’Église de Paris de porter aux fêtes solemnelles et actions publiques des robes rouges et violettes, il auroit représenté aud. seigneur que l’ancienneté et la dignité de l’Église de Toulouse, qui jouissoit autrefois de la mesme distinction paroissoit exiger qu’on renouvellant un usage qui a servi autrefois de modèle au chapitre de Paris à ce sujet [...] » ; Arch. dép. de Haute-Garonne, 4G25, chapitre général du 3 novembre 1770, f° 82v°-83r°. L’archevêque ayant donné son accord, les chanoines s’empressent de délibérer « qu’a la première festivité en laquelle l’on fera usage du nouveau Bréviaire messieurs les dignités prendront la soutane rouge et messieurs les chanoines la soutane violette avec des parements rouges » (ibid., f° 82r°). 6
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troubler cette unanimité 10, le prestige du modèle capitulaire parisien, le souvenir de sa grandeur et de son patrimoine liturgique rayonnaient au travers des livres de Vintimille en passe de transformer les pratiques provinciales. Le cérémonial liturgique qu’il véhiculait implicitement amplifiait l’évolution du statut de la métropole parisienne dans l’imaginaire de la France ecclésiastique. Et, lorsque le diocèse parisien sera plongé dans les incertitudes liturgiques du xixe siècle, les défenseurs des livres de Vintimille n’auront de cesse d’évoquer le prestige mais aussi l’homogénéité et la stabilité du rite local à la fin du xviiie siècle. Engagé dans la bataille pour le maintien de la liturgie parisienne, l’abbé Caron — cérémoniaire de Mgr Affre — perpétue ainsi un vibrant souvenir : Avant 1791, le Cérémonial était observé ponctuellement : il y avait uniformité entre toutes les églises, et plusieurs prêtres attachés à la personne de M. l’archevêque, ou au Chapitre, ou même à des paroisses, nous ont parlé souvent du bel ordre et de l’exactitude avec lesquels se célébraient les divins offices. À Notre-Dame, le grand nombre des chanoines et des bénéficiers y contribuaient sans doute ; mais l’attachement du Chapitre aux usages traditionnels rendait difficiles les changements qu’on aurait voulu introduire. Quand un nouveau chanoine ou bénéficier était admis dans le corps du clergé, il devait de toute nécessité se façonner entièrement aux fonctions qui lui étaient dévolues. Il en était de même dans les paroisses. Les curés tenaient à cœur de garder intactes les traditions qu’ils avaient reçues de leurs prédécesseurs 11.
Nouveaux livres, nouveau cérémonial Mais aussi positifs furent-ils, ces discours ne représentent que le reflet superficiel de la métamorphose que la liturgie parisienne opérait en province. En effet, sur un plan de pure technique cérémonielle, l’adoption des livres parisiens entraînait très concrètement une remise en cause du quotidien de la cathédrale et de son chapitre provoquée par de nombreuses décisions définissables en fonction de leur origine (maintien de l’usage local, adoption du cérémonial parisien, initiative locale), de leur domaine d’application (cérémonial du chant,
La réalité de la vie liturgique à Notre-Dame dans la seconde moitié du xviiie siècle est encore à reconstituer. Outre les travaux récents sur les organistes du sanctuaire et le passage tumultueux de Jean-François Le Sueur à la tête de la chapelle (marqué par la publication des trois volumes de son Exposé d’une musique une, imitative et particulière à chaque solemnité…, Paris, Veuve Hérissant, 1787), les chroniques fournissent quelques indices sur le caractère mondain que prenaient certaines cérémonies, à l’image de ce compte rendu sévère des Nouvelles ecclésiastiques : « Chacun peut se convaincre par soi-même que l’Église métropolitaine devient ces jours-là comme une place publique, où tout le monde cause, se promène, s’amuse jusqu’au moment où la musique commence, sans donner aucune marque de religion, ni de respect pour le lieu saint. Les irrévérences qui s’y commettent suffiroient seules pour en bannir les personnes de piété, parce qu’il leur est impossible de n’être pas vivement affligées d’un affluence si confuse & si tumultueuse. » (Nouvelles ecclésiastiques, 14 août 1787, p. 132 col. 1). Quelle que soit la concordance des indices à ce sujet, ils ne concernent bien souvent que les cérémonies publiques (dont les populaires messes de Noël ou de Pâques) et non pas le cérémonial liturgique du Chapitre au cours des offices auxquels les fidèles n’assistaient normalement pas. 11 Cf. Liste-Index infra, [Caron Paris 1846], p. XIII.
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cérémonial du luminaire,…) ou de leur motivation (fierté pointilleuse d’ une identité locale, enthousiasme pour le modèle parisien, recherche pragmatique de confort). L’examen des 85 items — hors modification des sonneries — minutieusement listés par les chanoines chartrains 12 permet de dégager une typologie accordant une large part au cérémonial du chant et de la musique (36,5 %), des encensements (14 %), alors que la vêture, les fonctions, les postures ou les déplacements occupent minoritairement les chanoines (moins de 10 % pour chaque thème). Mais ces décisions ne donnent pas toutes lieu à modification : les mentions « selon l’ancien usage », « comme avant », « comme à l’ordinaire », « comme auparavant » reviennent régulièrement. La nécessité de pratiquer selon de nouveaux livres ne s’accompagnant pas d’un réservoir de solutions toutes faites, cette situation n’est donc pas prescriptive. Elle incite les chanoines à opérer des choix, à hiérarchiser leur mémoire collective et, finalement, à réfléchir sur leur pratique au-delà des habituels rappels à l’ordre incantatoires ponctuant leurs délibérations. En cela, et avant même d’être fixé, le nouveau cérémonial agit. La conservation d’usages concerne principalement les éléments les plus perceptibles pour les fidèles (maintien du cérémonial des reliques, de l’inclinaison vers le peuple, de l’encensement à la messe). En revanche, les transformations affectent certains traits typiques du cérémonial chartrain mais incompatible avec le liturgisme du xviiie siècle, suspicieux à l’encontre de tout reste de particularités d’origine médiévale. Ainsi, les enfants de chœur « ne porteront plus de couronnes de fleurs » ; l’adoption sans discussion du cérémonial parisien pour la fête du Saint-Sacrement — habituel prétexte à débordements — participe peut-être d’une même volonté. D’autres décisions tendent à la suppression d’incohérences manifestes (célébrant et diacre au chœur, et non plus dans les stalles à tierce de la Pentecôte) ou au respect du caractère des féries (suppression des encensements aux féries et simples). Quant au cérémonial du chant, il donne lieu à une redéfinition essentiellement motivée par la hiérarchie particulière des fêtes du calendrier parisien. Néanmoins, ces discussions de détail ne constituent que la première des phases de la transformation d’un cérémonial cathédral, opération menée selon un calendrier pragmatique et différent d’une église à l’autre. Un point commun en revanche à toutes ces situations : la période d’adaptation est souvent longue, pour occuper parfois plusieurs années de la vie d’un chapitre. Les modifications du cérémonial sont d’abord soumises au rythme d’adoption des livres. Lorsqu’une date est arrêtée pour la mise en œuvre du bréviaire, le missel correspondant attend un certain délai pour être également admis, comme à Mende où sa pratique est prévue une année après celle du Bréviaire 13, ou à Chartres, diocèse dont les chanoines réglementent ce cas de figure 14. Mais la période entre approbation de l’adoption du Bréviaire parisien et réception effective des exemplaires peut se prolonger sur de longs
Arch. dép. d’Eure-et-Loir, G 334, f° 63-67. Nouvelles ecclésiastiques, 20 mars 1765, p. 50, col. 1. 14 « … la messe jusqu’à ce que le nouveau Graduel soit fait, ou qu’on s’en soit procuré un autre, sera dite et chantée dans l’ancien Graduel et Missel » (Arch. dép. d’Eure-et-Loir, G 333, f° 827r, chapitre du 18 juin 1783 ; avis renouvelé le 27 juin, ibid., f° 831v). 12 13
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mois 15 ; c’est donc en amont de la mise en pratique officielle des nouveaux livres que des précautions liées au nouveau cérémonial sont prises. Alors qu’à Toulouse, « depuis quelque tems [...] les musiciens négligent beaucoup leur devoir » 16, un des commissaires en charge du futur bréviaire « a dit qu’il seroit a propos de faire un règlement sur tout ce qui a rapport au cérémonial que le changement de bréviaire va occasionner [...] » 17, et ce à quelques mois de la mise en pratique de la liturgie parisienne 18. Outre une reprise en main du dispositif cantoral, cette codification peut également être l’arme mise en réserve par les chanoines les plus rétifs à une modification massive de leurs usages. Toutefois, le souci de préparer à l’avance le changement de rite ne permet pas d’éviter les périodes de transition durant lesquelles se superposent deux liturgies après la date effective d’adoption des nouveaux livres, provoquant alors d’inévitables conflits entre des pratiques coexistantes. Ces situations se règlent parfois dans l’urgence et la conscience que le moindre accroc peut conduire au scandale. Débordé, le chapitre toulousain saisit son archevêque dès les premières semaines de pratique des livres parisiens 19, ce qui n’empêche
15 Approuvé en mai 1781, le Bréviaire parisien de Chartres donne lieu à un marché signé en juin de la même année pour une réception prévue pour janvier 1783 (cf. Arch. dép. d’Eure-et-Loir, G 333, f° 524v, cha[pitre] du 7 juillet 1781). À l’approche de l’échéance, le chambrier préviendra ses confrères « à fin que le chapitre puisse convenir de tous les changemens qu’entraîne nécessairement un nouveau bréviaire » (id., f° 692r, chapitre du 7 août 1782). Finalement, les nouveaux Bréviaires ne seront livrés qu’en juin 1783 (id., f° 826v) pour une mise en pratique prévue aux premières vêpres de la fête des apôtres Pierre et Paul (id., f° 828r). 16 Arch. dép. de Haute-Garonne, 4G25, chapitre général du 3 avril 1773, f° 178v. 17 Ibid., 4G25, chapitre général du 11 juin 1773, f° 187v. 18 Lors du chapitre ordinaire du 17 septembre 1773, les chanoines fixèrent au premier dimanche de l’Avent la date de mise en service du nouveau Bréviaire (cf. Arch. dép. de Haute-Garonne, 4G25, f° 198r). Certains des membres de la compagnie essayèrent de profiter des ajustements du cérémonial pour faire évoluer des pratiques jugées trop contraignantes. La répartition des heures de l’office donna lieu (comme souvent) à une tentative de libéralisation : « Mr Labbe de Cambon premier opinans a dit que quoy que les anciens usages soient toujours respectables, le plus grand bien exigeoit souvent qu’ils soient modifiés relativement aux tems et aux circonstances, que celuy où est le chapitre de dire matines a cinq heures et demie luy paroit être dans le cas, que le changement du bréviaire fournit une occasion à la comp[agnie] bien favorable de faciliter une plus grande assiduité a cet office : que son avis seroit de rettarder l[’]heure de matines a six heures et demie » (cf. chapitre du 3 octobre 1773, ibid., 4G25, f° 199v). Le chantre toulousain s’opposera à cette proposition en s’appuyant sur le contenu de certaines hymnes parisiennes : « Il seroit d’ailleurs contradictoire avec les hymnes du nouveau Bréviaire de chanter pendant le jour ce qui y est dit qu[’]on chante pendant la nuit. » (cf. ibid., 4G25, chapitre ordinaire du 8 octobre 1773, f° 200r). Plus généralement, ce dignitaire tentera à l’occasion de l’adoption des nouveaux livres de faire réaffirmer ses prérogatives en matières de maîtrise de la liturgie (cf. notamment l’amorce de son conflit avec les hebdomadiers à l’occasion du chapitre ordinaire du 10 décembre 1773, id., f° 209r-v). Ce même chapitre tentera, dans les jours précédant l’application des nouvelles rubriques, de désamorcer tout risque de dérapage en soumettant au jugement de l’archevêque une incompatibilité entre la coutume locale et le parisien (cf. chapitre ordinaire du 12 novembre 1773, id., f° 205v). 19 « M. le chantre a dit que le nouveau Bréviaire faisant naître de [sic] difficultés journalières il paroit convenable de statuer quelque chose de certain sur les différents cas qui se présentent » (Arch. dép. de Haute-Garonne, 4G25, chapitre ordinaire du 17 décembre 1773, f° 210r ; cf. également chapitre général du 4 décembre 1773, ibid., f° 208v). En revanche, et malgré l’extrême précision de leur contenu, les registres de délibérations du chapitre de Chartres ne laissent transparaître aucune difficulté majeure dans les mois qui suivent la mise en application des nouveaux livres.
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pourtant pas un incident majeur lors du premier Samedi saint célébré selon le rite parisien 20. C’est parfois même des problèmes bien concrets qui se posent : ce même chapitre doit changer immédiatement ses pupitres de chœur car les anciens ne sont pas assez grands « pour y placer les nouveaux livres de chant » 21. Au contraire, d’autres Chapitres choisissent de traiter sur le long terme la mise en œuvre du nouveau rite. Ainsi à Vannes où, si les nouveaux bréviaires sont achetés et introduits entre juillet et octobre 1783 22, on ne désigne qu’en juillet 1787 deux chanoines pour dresser un Cérémonial propre à l’église cathédrale et voulu aussi conforme que possible à celui du diocèse de Paris 23. Enfin, les chanoines chartrains combinent les deux options en modifiant rapidement leur Cérémonial en fonction du nouveau Bréviaire 24 tout en remettant à plus tard les modalités de chant des hymnes ou d’intégration de l’orgue au nouveau Cérémonial 25. Durant ces mois d’ébullition, les choix effectués obéissent souvent à l’arbitraire de l’évêque ou au profil du dignitaire appelé à trancher. Mais ces décisions demeurent également tributaires de conditions matérielles parmi lesquelles il est possible de distinguer tout d’abord les moyens propres à chaque cathédrale. En effet, quand bien même le cérémonial parisien aurait été adopté sans discussion, sa mise en œuvre nécessitait des moyens dont ne disposait pas toute cathédrale. Les chanoines de la cathédrale de Mirepoix ou d’Alet durent ainsi se trouver dans la situation décrite par Collet : Mais veux-je donc qu’un chapitre peu nombreux, souvent composé, en grande partie, de vieillards & d’infirmes, réduit d’ailleurs par le malheur des temps à la plus incommode médiocrité, fasse l’office avec cet air de dignité & de grandeur qu’on admire dans la première Église de Paris ? Non, sans doute ; il n’y eut jamais de loi pour l’impossible. Je ne lui demande donc, ni cette multitude d’officiers, ni ce grand nombre d’ornemens, ni cette confusion de voix en tout genre, qu’on fait si bien valoir dans les grandes cathédrales 26.
Outre l’effectif du chœur, les chapitres eurent parfois à tenir compte de la capacité de leurs musiciens, voire de leur plus ou moins bonne volonté. À Vannes, à défaut de revenir au rite romain, on demande à l’évêque d’autoriser la réduction de l’office de la Sainte Vierge
Cf. Arch. dép. de Haute-Garonne, 4G25, f° 227v-228r. Ibid., 4G25, chapitre général du 4 décembre 1773, f° 208v. À Chartres, le changement de pupitre est l’occasion d’une modification de la pratique cantorale : « il serait a propos de faire faire quatre pupitres pour mettre devant les musiciens de façon qu’ils ne fussent plus obligés de quitter leurs places pour chanter les antiennes et repons et de faire en conséquence quatre antiphoniers. » (Arch. dép. d’Eure-et-Loir, G 333, f° 519r, chapitre du 26 juin 1781). 22 Arch. dép. du Morbihan, G 47 G 7* (376). 23 Loc. cit. 24 Un chanoine annonce au chapitre la charge que lui a confiée l’évêque lors de l’assemblée du 27 mars 1783 (cf. Arch. dép. d’Eure-et-Loir, G 333, f° 791r). 25 Cf. Arch. dép. d’Eure-et-Loir, G 335. L’adoption du Bréviaire parisien avait en outre provoqué la composition d’un « livre de l’orgue suivant le Nouveau Breviaire » par l’organiste de la cathédrale (cf. id., G 334, f° 172v, chapitre du 31 juillet 1784). 26 Abbé Pierre Collet, Examen et Resolutions des principales difficultés qui regardent l’Office Divin [...], 6e édition revue et augmentée par l’auteur, Paris, De Bure l’aîné et C. Hérissant, 1763, p. 339. 20 21
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tout du moins pendant le carême 27 : l’expérience prouvait qu’on ne pouvait suivre le rite de Paris sans s’exposer à voir peiner le haut et le bas-chœur dont plusieurs membres avaient été visiblement incommodés par la longueur des offices 28. À Toulouse, on craint également de ne pouvoir conformer la discipline déjà aléatoire du bas-chœur avec les exigences du nouveau rite particulièrement riche en leçons à certaines fêtes 29. Adoptant un dérivé du calendrier parisien, il fallait ensuite se conformer à la nouvelle hiérarchie des fêtes déduite du système parisien. Cette réorganisation du calendrier, souvent confiée à une dignité du Chapitre cathédral, favorisait l’éclosion des sempiternelles questions de droit liturgique en général et de préséance en particulier. Chaque nouvelle classe de solennité nécessitait en effet de définir les attributs de chacun (port de chape, place dans les processions, priorité de salutation ou tout autre signe matérialisant la hiérarchie capitulaire). Les difficultés soulevées à cette occasion pouvaient devenir telles qu’un arbitrage extérieur, considéré neutre par les protagonistes, s’imposait pour clarifier l’imbroglio de la discipline liturgique à observer au regard du nouveau calendrier. Le plain-chant et la psalmodie fournissaient un troisième domaine de modification profonde du cérémonial. Outre les mélodies elles-mêmes, c’est l’ensemble du cérémonial du chant qui était touché : distribution des périélèses, du faux-bourdon, de la musique, redéfinition de l’alternance… En dehors de véritables heures d’apprentissages 30, l’accoutumance au nouveau chant s’acquérait également au cours des offices, notamment en ce qui concerne la pratique responsoriale et antiphonale des chanoines. Il est ainsi probable que c’est dans le but de faciliter l’initiation aux nouvelles intonations que le Chapitre toulousain décida, pour une période de quelques mois, d’entonner les psaumes depuis le grand lutrin du chœur et non depuis les stalles 31. Enfin, comme l’a déjà suggéré la situation chartraine, le passage au rite parisien nécessitait également une remise en cause de particularismes locaux. Si la tendance
Mai 1787, Arch. dép. du Morbihan, G 47 G 7* (376). L’évêque avait expressément demandé l’observance du rite parisien pour cet office en novembre 1785 : cet ordre est-il l’indice d’une adoption des livres parisiens mâtinée de diverses exceptions locales ? Proposition similaire à Chartres (cf. Arch. dép. d’Eure-et-Loir, G 333, f° 502v°). Sur les origines et l’obligation de récitation de l’office de la Vierge et de l’office des Morts, cf. P. Collet, op. cit., chapitre III points I et II, p. 355-361. 28 L’évêque accèdera à la demande du chapitre. Le même office provoquera à Toulouse une manifestation comparable du chapitre auquel l’archevêque répondra positivement (cf. Arch. dép. de Haute-Garonne, 4G25, f° 240v, 243v, 269v et 270r-271r). 29 « Contens jusqu’icy de l’assiduité de nos hebdomadiers et de leur zèle a remplir leurs devoirs nous croyons qu’il y auroit peut être de la dureté a aggraver leur joug et a leur imposer une gêne qu’ils nous assurent ne pouvoir supporter ; mais quand même elle ne seroit pas au dessus de leurs forces nous craignons qu’elle ne serve dans la suite a l’inquiétude et a la mauvaise volonté : les hebdomadiers mal intentionnés nous allègueront sans cesse la foiblesse de leurs estomacs pour être dispensés de leur service, et il faudroit finir par les suppléer continuellement ou playder avec eux. » (lettre à l’archevêque, décembre 1773, Arch. dép. de Haute-Garonne, 4G25, f° 213r). 30 Le maître de la psallette de la cathédrale de Vannes reçoit une gratification de 200 l. en 1783 « égard au travail extraordinaire qu’a occasionné le changement de bréviaire, auquel il s’est porté avec le plus grand zèle » (Arch. dép. du Morbihan, G 47 G 7* (376)). 31 Arch. dép. de Haute-Garonne, 4G25, chapitre ordinaire du 7 janvier 1774, f° 214v. 27
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dominante consistait à supprimer les dernières traces de coutumes encore épargnées par l’esprit tridentin, les nouveaux cérémoniaux laissaient parfois la place à quelques manifestations de ce type : l’évêque d’Agde, par exemple, toléra le maintien, aux côtés du rite parisien, d’une cérémonie en dialecte languedocien au matin de Pâques, ancestrale mise en scène de l’ouverture du tombeau du Christ 32.
Réformisme épiscopal et liturgie : la révolution cérémonielle Pour autant, se limiter à l’étude des modalités précises d’évolution des cérémoniaux provinciaux au contact des livres parisiens ne fournit pas l’essentiel de la signification historique de ces processus. Il faut ainsi oublier un instant la dimension purement technique de la question pour se rappeler du rôle essentiel que la réforme du cérémonial cathédral pouvait assumer aux yeux des laboureurs de diocèses, ces prélats entreprenants ainsi décrits par Mgr Marboeuf. En effet, l’introduction des livres parisiens fut conçue par certains d’entre eux comme un outil de reprise en main radicale des pratiques de chapitres qu’ils soumettaient parfois dès leur arrivée. Loménie de Brienne les impose, étant évêque de Condom au cours d’un bref épiscopat de deux ans (1761-1763) : cette réforme sera la première qu’il fera valider par le Chapitre de Toulouse, son siège suivant, et ce quelques jours à peine après son arrivée 33. Outre le contenu du Bréviaire parisien, cette procédure infligeait aux chapitres une forme d’électrochoc liturgique : la transformation du cérémonial permettait ainsi de découvrir faiblesses et abus, ainsi que de les corriger. À Lyon, la situation était d’autant plus sensible que le cérémonial du Chapitre primatial de Saint-Jean ne semblait tenir qu’en vertu d’une clef de voûte que les chanoines défendaient avec âpreté : le chant de mémoire. La compagnie était en effet tenue de chanter l’office par cœur, contrainte ayant conduit à l’établissement d’un cursus de formation complet pour les enfants de chœur (lourd apprentissage de mémoire, puis promotion au statut de clercs avant de bénéficier de l’enseignement dispensé par le séminaire propre du Chapitre). Au moment de proposer l’introduction d’un missel puis d’un bréviaire dérivés des livres parisiens, l’archevêque Mgr de Montazet déclenche une guerre de procédure durant plus d’une décennie, et développée principalement autour du statut à accorder à cette particularité du cérémonial « Fateamur tamen quod testatur antiquissimus Breviarium Agathense, scilicet in matutinis paschalibus, adhiberi solitos esse tres presbyteros, mulieribus vestimentis indutos, in speciem trium foeminarum, Christi doloribus, & tumulo condolentium, & eosdem consueisse sic iningredi chorum, longa suspiria ducentes, & lingua nostra vernacula piso gemitus exprimentes. » ; Breviarium Agathense, Paris, apud Bibliopolas Usuum Parisiensium & Agathensium, 1765, pars hyemalis, p. 28. 33 Installé les 19 et 20 août 1763 sur le siège de Toulouse, il fait annoncer ses intentions dès le chapitre du 9 septembre : « Le dit sieur chantre a dit que monsieur l’archevêque étoit dans le dessain [sic] d’introduire dans le dioceze l’uzage du bréviaire de Paris[,] que led. sieur chantre se trouvant a l’archevêché led. sieur archevêque luy avoit fait part de ses intentions, le havoit prié de les communiqués [sic] au Chapitre qu’en conséquence il lui en fait la proposition et prie la compagnie de vouloir y déliberer. Surquoy ayant eté opiné la compagnie adopte la proposition de M. l[’]archevêque et a nommé commissaires Mr De Catellan chantre, Mr De Valette, Mr Paul, et Mr Lagorée pour concerter avec M l[’]archeveque les moyens qu[’]il y a à prendre à ce sujet. » (chapitre ordinaire du 9 septembre 1763, Arch. dép. de Haute-Garonne, 4G25, f° 153r). 32
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lyonnais. Mais derrière le discours défensif des chanoines-comtes du chapitre, Montazet débusque les manquements à la plus élémentaire discipline capitulaire. Parlant des membres du bas-chœur sur lequel reposait la pratique effective du chant, il ne peut que constater les dégâts attribués à cette pratique : Quelqu’instruits qu’ils fussent du chant & de la psalmodie, rien ne fixoit leurs yeux, ni leur esprit ; & leur mémoire n’étoit pas assez sure pour éviter toute confusion. Aussi les méprises, les cacophonies, les interruptions étoient-elles très-fréquentes ; & sans le Gloria Patri, auquel on se hâtoit de se rallier de toutes parts, il auroit été bientôt impossible de se reconnoître ; mais cette ressource avoit l’inconvénient tout-à-la-fois d’abréger la durée, & de nuire à la majesté du Service divin 34.
Toutefois, ces arguments techniques dissimulent une remise en cause de la discipline des chanoines eux-mêmes : le chant de mémoire accentue la fracture entre clergé subalterne et corps des chanoines ; entre enfants abrutis par le fardeau d’une formation stérile 35 et bénéficiers libres de leur temps. En outre, il constitue aux yeux du prélat un encouragement à la paresse au sein du chapitre puisque « la plupart de ses membres, et les chanoines-comtes surtout, ne chantent point par cœur, et sont hors d’état de le faire » 36. Finalement, les partisans de la réforme décèlent l’abus manifeste dissimulé par cette pratique : « Est-ce bien la crainte de ne plus chanter de mémoire, qui touche si fort le Chapitre, ou n’est-ce pas plutôt celle d’être obligé de chanter ? » 37. Au cours de la négociation concluant cette crise en 1776, l’archevêque concède bien quelques articles à son chapitre 38. Mais ses exigences en contrepartie sont sans appel : établissement de nouveaux statuts capitulaires, revalorisation des distributions par rapport aux gros fruits, adoption par le Chapitre des nouveaux Bréviaire et Missel avec engagement
Mémoire pour le syndic du clergé du diocèse de Lyon défendeur, contre les doyen, chanoines et Chapitre de l'église, comtes de Lyon, demandeurs, Paris, P.-G. Simon, 1774, p. 13. Pour remédier à cette difficulté pendant la Semaine sainte, des graduels étaient disposés de façon discrète aux pieds des chantres principaux et contre les dossiers des stalles basses depuis l’instauration des livres de Mgr de Rochebonne. Dom de Vert, au début du siècle, relevait déjà l’anachronisme de cette pratique (cf. Claude de Vert, Explication simple, litterale et historique des Cérémonies de l’Église pour l’Instruction des Nouveaux-Convertis, t. IV, Paris, F. Delaulne, 1713, p. 85-86). 35 En un siècle soucieux du renouvellement des méthodes d’enseignement, l’opposition des conceptions pédagogiques de l’archevêque et des chanoines est flagrante : volonté d’une formation privilégiant le lire-écrire puis les humanités pour le premier, défense chez les seconds d’un apprentissage mécanique par la répétition faisant de la mémoire « une table de cire molle qui reçoit facilement tous les caractères que l’on y trace » (Réponse au mémoire présenté par M. l’Archevêque, Arch. dép. du Rhône, 10G459, f° 1v). 36 Arch. dép. du Rhône, 1G16, f° 37v. Bien qu’impossible à vérifier, l’assertion semble crédible face à la faiblesse des arguments contraires des chanoines développés dans leur Réponse (id., 10G459, f° 1-4) ou dans leurs notes marginales du Mémoire conservé dans le même registre. 37 Mémoire pour le Syndic du Clergé du Diocèse de Lyon…, op. cit., p. 48. 38 Maintien de la résidence à six mois, de la juridiction du chapitre et du mode de distribution des gros fruits ; possibilité pour le Chapitre de profiter de la prison épiscopale ; soutien de l’archevêque dans l’apurement des dettes du Chapitre, l’obtention du droit à porter l’habit violet sur le lieu de résidence et l’octroi d’aides à l’entretien de la cathédrale. 34
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à leur mise en pratique 39, abandon de l’office perpétuel dans les annexes de la primatiale, réduction des coûts de fonctionnement de la manécanterie et introduction de livres de chœur. La détermination de chaque camp au fil de la guerre d’usure procédurière survenue à Lyon dit finalement combien un détail du cérémonial pouvait constituer un point de basculement pour des situations dépassant largement le cadre liturgique. Manipulé par un archevêque favorable aux livres parisiens, le cérémonial lyonnais quittait ainsi la sphère décisionnelle du chapitre pour intégrer un dispositif global de réforme et, en définitive, de marginalisation de la compagnie. La tentation d’user du cérémonial comme d’un levier d’action pour les évêques était d’autant plus forte que, lorsque les chanoines se divisaient, c’était précisément autour de cette question : le front uni capitulaire éclatait sous l’effet de la rupture d’un usus routiné qui, seul, permettait d’atténuer, sinon de masquer les clivages internes à la compagnie. Parmi les questions sensibles posées par l’adoption des livres parisiens figuraient l’épineuse redéfinition des préséances en fonction du nouveau calendrier, mais également la réorganisation de l’horaire des offices. Cette tendance, générale au xviiie siècle, provoque souvent l’opposition entre un chapitre désireux d’assouplir son rythme et un évêque soucieux de maintenir les rigueurs de journées qui commençaient parfois à 3 heures pour les fêtes à neuf leçons. À Chartres, la tentative de retarder durant toute l’année le début de matines à 6 heures se heurte à un refus épiscopal : l’assouplissement de l’horaire ne sera concédé que d’octobre à avril 40. Le Chapitre persistera dans son intention 41 avant que l’évêque ne tranche définitivement en son propre sens 42 . Accusant le coup, le Chapitre décide alors du dessaisissement de sa commission en charge du cérémonial ; ces députés, et le sous-chantre à leur tête, apparaissaient comme trop coopératifs dans la transformation des usages capitulaires au profit du modèle parisien 43. Profitant d’une absence du sous-doyen, le souschantre parvient à retourner la situation en sa faveur 44 et à résorber ainsi la fracture
39 Le Chapitre pouvait émettre ses remarques relatives aux nouveaux livres à condition qu’elles ne portent sur rien qui ne se trouve déjà dans les Bréviaires de Paris ou de Lyon. En outre, après ratification par Montazet et l’archevêque d’Embrun, les éventuelles corrections ne pouvaient donner lieu à une nouvelle édition, mais seulement à la pose de cartons pour les exemplaires de livres destinés à la primatiale. 40 Arch. dép. d’Eure-et-Loir, G 334, chapitre du 31 mars 1784, f° 90v. 41 Ibid., chapitre du 21 avril 1784, f° 95v à 96v. 42 Ibid., chapitre du 9 juin 1784, f° 139v. 43 « [Le sous-doyen] a dit que comme on n’a fait que des changemens dans l’ancien cérémonial, on n’a mis que les cérémonies nouvelles sans rien dire des anciennes, et a demandé s’il ne vaudroit pas mieux faire un cérémonial entier dans lequel aux anciennes cérémonies que l’on conserve, on ajouteroit les nouvelles. » (Arch. dép. d’Eureet-Loir, G 334, f° 197v, chapitre du 2 octobre 1784). 44 « La Compagnie est bien maitresse de donner et de retirer sa confiance, comme elle le juge à propos : mais elle ne prend ordinairement ce dernier parti que lors que ceux en qui elle l’a mise ne veulent ou ne peuvent plus s’en charger ; ou bien lorsque le terme de leur Commission est arrivé ; ou enfin lorsqu’elle juge qu’ils n’ont pas répondu à sa confiance et qu’ils l’ont trompée. La nomination de nouveaux commissaires pour la cons[ti]tution du cérémonial et le reglem[ent] de la sonerie, annonce qu’elle a eu cette opinion de ceux qu’elle avoit chargés précédamment de ces ouvrage[s]. Je rend bien volontiers justic hommage aux lumières et à la longue expérience des nouveaux commissaires, et je ne doute pas qu’il ne remplissent leur mission avec succès. Mais je crois devoir observer à la compagnie, pour la justification des anciens, que quoique quelqu’un ait dit avant hier, peut être un peu légèrement, qu’ils avoient voulu tout changer dans le Cérémonial et qu’ils continueroient, si on les chargeoit
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provoquée par l’évolution du cérémonial de l’horaire. La réaction du chapitre ce jour-là témoigne de la faculté pour quelques chanoines d’influer réellement sur la compagnie : il sera répondu positivement à la requête du sous-chantre 45.
Les interstices d’une négociation Un affrontement aussi violent que celui advenu à Lyon demeure néanmoins rare. Plutôt que de brusquer leurs chapitres aux réactions pas toujours contrôlables, les prélats préféraient ouvrir des négociations. Ou, en tout cas, savaient en donner les apparences… À Chartres, les modifications au Cérémonial parisien proposées par les chanoines sont symptomatiquement présentées comme une volonté de « se rapprocher davantage des usages de l’Église [locale] » 46. Mais leurs motivations réelles sont plus complexes et diverses que cela, d’autant plus que les arcanes de leurs discussions avec les députés de l’évêque demeurent impénétrables ; en chapitre général, les rapporteurs de commissions estiment bien souvent qu’une discussion « serait très longue, et peut être superflüe » 47. En fait, ce type de propos allusif étonne peu : en règle générale, il semble que l’attentisme ou le pragmatisme aient dominé les réactions des chapitres en butte avec les aléas d’un usage encore mal maîtrisé. Les chanoines toulousains proposent ainsi, en de fréquentes occasions, de « suivre [leur] ancien usage » ou de « s’en tenir a l[’]ancien usage ». En cas de doute moins facilement soluble, ils préfèrent « attendre le retour de Mgr l[’]archeveque [pour décider] » ; en revanche,
d’y ajouter les choses omises. Que le Cérémonial n’a été composé qu’après l’examen de plusieurs autres de différens diocezes qu’on a comparés, et qu’on y a cherché autant qu’il a été possible, à se conformer aux anciens usages de l’Église de Chartres, ainsi qu’aux règles générales de l’Église Universelle, et surtout à les adopter au nouveau Bréviaire, qui en étoit l’occasion, et dont il est une suite nécessaire : Qu’il l’a été fait que de concert avec les commissaires de M[gr] l’évêque et approuvé par lui dans plusieurs assemblées tenües en sa présence : Que la sonnerie n’a été réglée que sur la dignité des fêtes, pour distinguer d’une façon bien marquée le premier coup de chaque office, du dernier et de la manière la moins dispendieuse. J’ajoute que les observations de M. le soudoyen qui ont donné lieu à la nomination de nouveaux commissaires et à ce qu’elle a de désobligeans pour les anciens, n’avoient que pour objet que quelques corrections et omissions, que conséquemment cette nomination a passé de beaucoup le but qu’il se proposoit, étant d’ailleurs très persuadé que l’intention du d. sr soudoyen et de la Compagnie n’est pas de mortifier gratuitement aucun de ses membres, et pour entrer dans ses vûes, je prie M[.] l’ancien, en l’absence dudt soudoyen, de requérir qu’il soit délibéré, s’il ne conviendroit pas [d’]indiquer en Chape g[é]n[ér]al ou les observations et propositions de M[.] le soudoyen s’étoient rapellées, ainsi que celles que j[’]ai l’honneur de vous faire pour qu’il en soit délibéré de nouveau. » (ibid., f° 201r-202r, chapitre du 6 octobre 1784). 45 Le chapitre décidera finalement de la réunion des membres des deux commissions dans le but de « réunir leurs lumieres » (ibid., chapitre du 13 novembre 1784) sans accélérer pour autant l’avancement des travaux : en juin 1785, la compagnie s’accorde un nouveau sursis avant la clôture du chantier du cérémonial (ibid., f° 321v). 46 Arch. dép. d’Eure-et-Loir, G 333, f° 502v, chapitre du 20 mai 1781. 47 Ibid., G 333, f° 502v, chapitre du 20 mai 1781. Les aménagements du Cérémonial diocésain et cathédral donneront lieu à un rapport du chambrier cinq chapitres durant (24, 26, 30 mai, 2 et 4 juin 1783 ; cf. id., f° 818r-v, 819v, 820r, 823r-v), puis à un bilan des propositions du chapitre (ibid., G 334, f° 63r-64r, 64v-67r et 68r, chapitres des 16, 18 et 21 février 1784) à l’issue duquel la compagnie décide d’une députation vers l’évêque pour conférer à ce sujet, et approuve une mise au propre rédigée du Cérémonial (ibid., G 334, f° 143r, chapitre du 19 juin 1784). De fait, les registres capitulaires ne témoignent donc que de l’approbation des assemblées à moins qu’un incident ou litige ne permette un approfondissement de la question.
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ils sauront parfois privilégier les nouvelles rubriques comme lorsque « le prêtre chantera comme à Paris » 48, et en particulier quand l’usage parisien permet de supprimer des longueurs ou redondances. Ainsi à Chartres, le sous-chantre, proposant de conserver un usage local — le maintien du chant du répons des secondes vêpres —, est contredit par son chapitre qui « a jugé convenable qu’il n’y eut point de répons aux secondes vêpres même des annuels comme à Paris » 49. Toutefois, ces situations rendues aléatoires à force d’adaptations ou d’absence de jurisprudence liturgique claire conduisent parfois les prélats à mettre brutalement un terme à trop de tergiversations. Loménie de Brienne à Toulouse tranchera en faveur du cérémonial défini par ses nouveaux livres, cérémonial dont il exigera l’application sans discussion, et ce après avoir annoncé l’adoption du rite parisien… douze ans plus tôt 50 ! Toutefois, à côté de ces arrangements ne provoquant que des ajustements jugés acceptables tant par l’évêque que le chapitre, d’autres propositions émanant des chanoines se heurtent souvent à une fin de non-recevoir de la part des prélats, et ce dans un contexte de reflux généralisé des usages locaux et, finalement, de perte d’influence des Chapitres. À l’occasion de leur passage au rite parisien, et avant même d’aborder le devenir de leur cérémonial, les chanoines se voient souvent imposer comme à Chartres une réduction radicale des obits et fondations. Un des grands vicaires de l’évêque de Chartres annoncera ainsi au chapitre « [qu’]a l’occasion du Nouveau Bréviaire, Monsieur l’Évêque avait pensé qu’il était indispensable de supprimer quelques fêtes à l’exemple de ce qui a été fait dans le dioceze de Paris et d’autres circonvoisins » 51. Dès le lendemain, c’est à une révision de l’ensemble du cérémonial — symbole par excellence d’une identité vernaculaire — que le grand-vicaire convie fermement les chanoines : M. l’archid[iacre] de Penserais [également grand vicaire] s’est mis de nouveau au bureau et a dit que Mess. les rédacteurs du Bréviaire en adoptant les livres liturgiques de Paris avoient eu l’attention de conserver autant qu’il avait été possible le cérémonial du dioceze de Chartres, que cependant il y avait eu des changemens qui leur avoient paru indispensables, et d’autres très convenables ; qu’il avait l’honneur de faire observer à la compagnie qu’il n’existait point dans le dioceze de livre de cérémonial qui fixât d’une manière uniforme les cérémonies ecclésiastiques ; qu’il pensait que l’occasion du nouveau Bréviaire et d’un nouveau Missel
Pour ces différents cas de figure, cf. Arch. dép. de Haute-Garonne, 4G25, chapitre ordinaire du 17 décembre 1773, f° 210r. 49 Arch. dép. d’Eure-et-Loir, G 333, f° 502v. 50 Cf. son vigoureux rappel à l’ordre de 1775 dans Arch. dép. de Haute-Garonne, 4G25, f° 275r. Néanmoins, les aléas de la procédure toulousaine seront totalement occultés par les défenseurs de ces livres au XIXe siècle ; cf. abbé Adrien Salvan, Recherches historiques sur la liturgie en général et sur celle du diocèse de Toulouse en particulier, Paris, Sagnier et Bray – Toulouse, Douladoure aîné, 1850, p. 171. 51 Arch. dép. d’Eure-et-Loir, G 333, f° 692r, chapitre du 7 août 1782 ; pour l’aboutissement des tractations, cf. les décisions épisocales dans id., G 334, f° 124r-139r. La concomitance des deux réformes (livres/obits et fondations) à Chartres entraîne un tuilage du rite local et du rite parisien nouvellement adopté : « [le chapitre n’entend] pas néanmoins porter atteinte à l’usage ou est led. Chapitre d’acquitter d’un rit différent de celui du diocèse les fondations et autres offices qui lui sont propres jusqu’à ce que de concert avec Monsieur l’Évêque il ait jugé convenable de prendre un autre par luy sur les d. offices lors du rapport de M.M. Commis chargés de la réduction des obits et fondations. » (id., G 333, f° 503r, chapitre du 20 mai 1781). 48
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était propre à faire une maniere de revüe de toutes les cérémonies ecclésiastiques en usage dans le dioceze même à la cathé[drale] et faire les changemens, additions ou retranchemens qui seroient jugés convenables, et rédiger un cérémonial [...] 52.
De cette intervention se dégagent un argument fréquemment utilisé (l’absence de cérémonial imprimé, sans même une mention des cérémoniaux manuscrits en usage à la cathédrale) et un objectif : la constitution d’une norme diocésaine en la matière. Or, si l’église cathédrale fournissait traditionnellement une matrice liturgique appelée, dans l’idéal, à être reproduite partout ailleurs, le réformisme de prélats acquis au rite parisien promouvait des vues plus réalistes. De capitulaire, la nouvelle norme se voulait épiscopale dans son inspiration, diocésaine dans sa destination et paroissiale dans sa forme. Ces stratégies combinant ouverture et interventionnisme conduisent parfois les prélats à développer eux-mêmes la phraséologie conventionnelle de l’identité liturgique locale. Mais l’examen des vagues soulevées par le passage du diocèse de Toulouse au rite parisien permet de réaliser à quel point ces invocations tendaient à devenir un simple alibi. Alors que les livres sont en usage depuis plus d’un an, un dignitaire du Chapitre de la cathédrale Saint-Étienne proteste en termes clairs : Le dit chantre a dit qu’il a cy devant reclamé en chapitre de ce que les rédacteurs du nouveau Bréviaire et de la Rubrique y ont fait mention de certaines cérémonies qui ne se trouvent pas dans l’ancien Bréviaire de Toulouse et en ont omis d’autres qui sont présents dans l’ancienne Rubrique 53.
La frange majoritaire de la compagnie, acquise aux livres parisiens, signifie alors en termes clairs à leur collègue que le temps des identités locales n’est plus, surtout si leurs codifications remontent à la vague de conciles provinciaux tenus à la suite du concile de Trente, comme cela fut le cas à Toulouse en 1590 54. Le droit de l’évêque demeure à cet égard le premier des arguments : Tous les évêques dans leur dioceze ont le droit de changer la Rubrique du missel de leur église, et lorsque ce changement est fait on n’est point fonder à leur opposer l’ancienne Rubrique ; si de pareilles demandes étoient accueillies elles se multiplieroient à l’infini et le nouveau missel se trouveroit bientot entièrement changé 55.
Le rite parisien prime donc sans conteste dans le dosage recherché entre nouveaux livres et rite ancien : la marge de manœuvre des chapitres se réduit désormais aux aspects les plus matériels ou les plus anecdotiques de la réforme 56. Quant aux mandements qui, aux
Arch. dép. d’Eure-et-Loir, G 334, f° 695v-696r, chapitre du 8 août 1782. Arch. dép. de Haute-Garonne, 4G25, chapitre ordinaire du 10 février 1775, f° 269v. 54 Pour une description des conditions de tenue et des résultats du concile toulousain de 1790, cf. abbé A. Salvan, op. cit., seconde partie, chapitre IV. 55 Arch. dép. de Haute-Garonne, 4G25, chapitre général du 4 mars 1775, f° 273r-v. 56 À Chartres, les chanoines acceptent l’impression du Bréviaire d’un bloc, mais n’oublient pas de rappeler que « outre les réserves cy dessus, [...] il sera inséré au frontispice dudit Bréviaire ex consensu capituli » (AD Eure-etLoir, G 333, f° 503v). Même procédé pour le Processionnal (cf. ibid., f° 695r). 52 53
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origines de la réforme, évoquaient le respect des usages locaux, ils sont oubliés en une phrase : lorsque Mgr l’archevêque annonce qu’il veut faire revivre d’anciens rits particuliers à cette Église [Toulouse], il n’a sûrement pas entendu les faire revivre tout indistinctement et fixe lui même en particulier ceux qu’il veut faire observer 57.
L’archevêque Loménie de Brienne se charge donc de mettre un point final au débat en décrétant qu’une éventuelle conciliation entre usage local et usage parisien ne constitue « [qu’]un principe de bigarrure et de contradiction tandis que [son] intention a été de donner aux cérémonies une forme stable éloignée de l’arbitraire et de toute discussion » 58. Et c’est désormais à une stricte observance des exigences formulées dans les livres parisienstoulousains que le chapitre devra se tenir : « [dans ces livres ] J’ai cherché à rapprocher les rits actuels des rits anciens, mais j’ay tellement déterminé les rits nouveaux qu’il n’est plus permis de recourir aux anciens lorsque la Rubrique ne le rappelle pas » 59. En définitive, c’est bien une nouvelle épreuve infligée aux chapitres cathédraux qui se dégage de cette évocation de quelques confrontations entre cérémoniaux locaux et liturgie parisienne. Dépourvus de leurs chœurs clos, soumis à des regroupements de manses, contestés dans leurs droits les plus ancestraux, ces chanoines sont confrontés à une autre forme d’ouverture sur le monde et sur les réalités de leur temps par le biais de l’adoption de ce rite nouveau. À cette occasion, les clivages internes au sein de ces compagnies fournissent une autre voie d’approche de la diversité des profils ecclésiastiques qui les composent. Chanoines-grands vicaires relayant avec zèle les projets de leur évêque, chanoines-lettrés enthousiastes dans cette ambiance d’aggiornamento avant la lettre, chanoines-chantres soucieux du maintien de leur prérogative ou engagés au service d’évêques réformistes : autant d’individualités révélées par les défis du rite parisien, autant de choix significatifs des certitudes et des espoirs de ces Chapitres au moment même où s’accumulent les signes avant-coureurs de leur marginalisation, prélude à leur disparition définitive. Xavier Bisaro Université de Montpellier III
Arch. dép. de Haute-Garonne, 4G25, chapitre général du 4 mars 1775, f° 273v. Le chapitre ajoute que le chantre n’est pas fondé à réclamer si tardivement alors qu’il participait à la commission d’adaptation de la liturgie parisienne à Toulouse (cf. ibid., f° 274v). 58 Lettre de l’archevêque au chapitre, ibid., f° 274v. 59 Ibid., f° 274v. 57
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Les consulteurs du Saint-Office face au Bréviaire parisien de 1736 de Mgr de Vintimille Une première version de ce travail a été présentée lors de la journée « Liturgie et Société en France aux xviie et xviiie siècle »; je l’avais intitulée « Le Bréviaire de Mgr de Vintimille devant les consulteurs du Saint-Office ». À la réflexion, il m’a paru préférable de modifier la place des protagonistes dans mon titre, de manière à mieux restituer la réalité de la situation. Celle-ci se caractérise d’abord, en effet, par le face-à-face entre un texte et une institution. Un texte hautement chargé de sens religieux, social et politique — le Bréviaire 1 —, autrement dit le livre de l’office divin du diocèse de Paris et une institution non moins forte symboliquement, le rempart de la pureté doctrinale dans l’Église, la Congrégation du Saint-Office, plus connue sous le nom d’Inquisition. Quant à l’archevêque de Paris, Mgr Charles-Gaspard de Vintimille Du Luc 2, je l’ai mis en retrait dans la mesure où il n’a joué qu’un rôle de déclencheur dans l’affaire. Il n’a fait qu’endosser la responsabilité d’un texte élaboré avant lui et dont les jansénistes sont soupçonnés d’être les véritables auteurs. Ce sont eux qui sont visés par la censure romaine. Vous chercherez en vain, toutefois le décret de condamnation dans le catalogue de la Congrégation de l’Index, il ne s’y trouve pas et cette absence constitue bien évidemment l’un des objets de notre enquête 3. À la fin de son article consacré au « Bréviaire parisien de 1736 et le pape Clément XII, d’après une correspondance diplomatique inédite », Mgr Batiffol, historien du Bréviaire romain, nous apprend qu’un décret fut préparé qui en interdisait l’usage liturgique 4. Il ajoute que la cour de France obtint que ce décret ne serait pas publié, sur la promesse que Mgr de Vintimille ferait lui-même la correction de son Bréviaire, conformément aux observations
1 Breviarium Parisiense... D. D. Caroli-Gaspar-Guillelmi de Vintimille, ex comitibus Massiliae du Luc,... autoritate... editum.., Parisiis : sumptibus suis ediderunt bibliopolae usuum parisiensium, 1736, 4 vol. in-4°. Il est du reste rapidement traduit en français à la demande de la duchesse d’Orléans : Bréviaire de Paris, traduit en françois, imprimé par l'ordre de Mgr l'archevêque, Paris, aux dépens des libraires associés pour les usages du diocèse, 1742, 8 vol. in-4°. Comme notre analyse porte sur le fond, nous avons pris le parti de donner toutes les citations en français. 2 Charles de Vintimille du Luc, archevêque de Paris de 1729 à 1746, après avoir été évêque de Marseille de 1684 à 1708, puis archevêque d’Aix de 1708 à 1729. 3 Voir Index librorum prohibitorum, 1600-1966, J.-M. De Bujanda (éd.), Centre d’Études de la Renaissance, Université de Sherbrooke, Montréal et Genève, Médiaspaul et Droz, 2002. 4 Mgr Pierre Batiffol, « Le Bréviaire parisien de 1736 et le pape Clément XII », dans Contribution à l’histoire du bréviaire (d’après une correspondance diplomatique inédite), Paris, Letouzey et Ané, 1896, p. 310-330.
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écrites transmises officieusement de Rome 5. Mgr Batiffol est en dessous de la vérité : non seulement le « parere » fut préparé mais une congrégation fut spécialement nommée pour examiner le Bréviaire. Le produit de son travail a survécu. Une censure extrêmement attentive a effectivement été menée à son terme, bien qu’elle n’ait jamais été officialisée : le Bréviaire comporte des « innovations », des propositions « téméraires », « scandaleuses », « contraires aux décrets tout à la fois du concile de Trente, des conciles provinciaux français et de Pie V », « sentant l’hérésie », « hérétiques », « jansénistes », « quesnellistes », « appelantes », et j’en oublie. C’est précisément ce dossier que j’ai retrouvé aux archives du Saint-Office 6. Il en existe également des copies partielles aux archives du Vatican qui attestent que la censure a circulé officieusement 7.
Dossiers et enjeux d’une énigme historique En compulsant le catalogue du fonds Stanza Storica lors d’un séjour de recherches aux Archives du Saint-Office, en 1999, pour effectuer quelques sondages dans les volumes consacrés à la querelle janséniste, j’ai repéré, avec étonnement, un gros ensemble de huit dossiers composés, pour le premier (en deux parties), de pièces concernant l’impression du nouveau Bréviaire parisien de 1736 à 1740 8, le deuxième organisé de la même manière autour de la préparation de la traduction française en 1740, le troisième autour des éditions du Missel et du Rituel de 1738, le quatrième (en deux parties) autour du Missel de Troyes de 1736. Seuls le cinquième volume sur le Bréviaire de Lyon de 1738 et le sixième sur le Missel d’Orléans de 1738 ne contiennent aucune censure, les consulteurs n’ayant rien trouvé de répréhensible à leur sujet. Lors d’un nouveau séjour en 2001, je suis tombée par hasard sur un volume isolé, qui semblait réunir l’essentiel du dossier de la censure du Bréviaire parisien pour les années 1736-1740 et qui contenait même quelques lettres 9. Il s’achevait exactement au moment de l’arrivée de Benoît XIV, qui décida de ne pas donner suite à l’action de son prédécesseur Clément XII, sans doute parce qu’il préférait s’atteler, lui aussi, à une réforme du Bréviaire romain, réforme qui ne devait jamais aboutir, elle non plus ! Après un dépouillement attentif,
Ibid., p. 330. Arch. du Saint-Office, Stanza Storica, G6 a-g : Questione del breviario di Parigi e del messale di Troyes (17131740) et UV 75 variorum t. V : circa novum Breviarium Parisiense, Reta ab an. 1737 ad 1740. 7 Voir en particulier Arch. Vaticanes, Francia, 268, CCCL et Supplemento Francia, XXVII. 8 Arch. du Saint-Office, Stanza Storica, G6 a-g : volumes composés de plusieurs examens et censures de différents consulteurs, de décrets, d’analyses, de correspondances entre les cardinaux romains, les différents nonces de France qui se succèdent, Rainerio d’Elci jusqu’en mai 1738, Niccolo Maria Lercari, nonce intérimaire jusqu’en septembre 1739 puis Marcello Crescenzi et même le cardinal de Fleury ainsi que les principaux libelles français avec souvent leurs traductions en italien ou leurs résumés. 9 Stanza Storica, UV 75 variorum t. V : circa novum Breviarium Parisiense, Reta ab an. 1737 ad 1740. Je remercie Mgr Alessandro Cifrès, préfet des archives du Saint-Office d’avoir bien voulu accéder à la requête de numérisation de ce dossier partiel que mes collègues Pierre-Antoine Fabre et Philippe Boutry lui ont transmise au nom du CARE. Le manuscrit n’est pas folioté. Seules les pièces annexes aux censures comportent une lettre. 5 6
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j’ai pu constater qu’il s’agissait essentiellement des censures des quatre consulteurs commissaires nommés spécialement par une congrégation particulière, comme nous allons le voir, et de documents destinés au nonce de Paris, Rainerio d’Elci, archevêque de Rhodes : principalement une cinquantaine de « feuillets d’observations » donnés comme ayant été rédigés par le pape 10, et qui constituent une sorte de bilan des censures. Y sont joints une petite lettre instructive pour le nonce de Paris 11 et une autre destinée à être transmise officieusement au cardinal de Fleury 12, ainsi que des instructions pour Mgr Vintimille, sorte de canevas pour la rédaction d’un nouveau mandement 13. Le but était d’inciter le cardinal ministre et l’archevêque de Paris à suspendre le Bréviaire et à publier un mandement épiscopal de rétractation. À la suite du refus de l’archevêque qui ne consentira jamais à renier son Bréviaire, Benoît XIV changera de tactique. Il essaiera d’obtenir par la persuasion latérale ce que la pression frontale n’avait pas réussi à faire. Après l’épuisement de la première édition, au moment où il sera question d’en préparer une nouvelle, l’écrit qui contenait les corrections que Clément XII avait demandées (pièces C et E) sera transmis directement au père Vigier, l’auteur de la réforme, au début de 1743, mais d’une manière inofficieuse, comme étant « l’ouvrage d’une personne zélée, et qui pouvait fournir des lumières pour une bonne nouvelle édition de ce bréviaire »14. Le dossier n’est donc pas le simple projet d’une censure abstraite qui aurait avorté mais une censure en action ou tout au moins en recherche d’action. Il nous fait ainsi pénétrer au cœur de la diplomatie la plus officielle et officieuse. Le ton est tout à la fois alarmiste et précautionneux. Clément XII précise qu’il faut porter de « l’intérêt » et de la « vigilance » à la « gravité » de cette affaire, qu’il faut y mettre du « soin » 15. Cette censure du Bréviaire parisien de 1736 pose une véritable énigme historique : Comment Mgr de Vintimille, partisan de la constitution Unigenitus qui avait donné les preuves de son zèle antijanséniste en mettant en pratique la politique de répression lancée par le cardinal de Fleury, comment l’ennemi par excellence des jansénistes pouvait-il se retrouver à la même place que ceux qu’il réprimait et dans les mêmes dossiers du SaintOffice ? Et plus étonnant encore, qu’avait-il pu se passer dans l’esprit de l’archevêque de Paris pour qu’il confie la tâche de réformer ce qu’il avait de plus précieux, le bréviaire du diocèse, aux soins d’une commission formée par ses pires ennemis jansénisants et carrément jansénistes ? Cela alors même que son prédécesseur, le cardinal de Noailles, pourtant quesnelliste, avait refusé de publier le bréviaire qu’il avait lui-même sollicité, information que nous confirme le canevas de la lettre au nonce de Paris destinée à être transmise au
Pièce C : Feuillets d’observations sur les passages qui déplaisent spécialement à sa Sainteté dans le nouveau bréviaire et pièce E : ajouts. 11 Pièce A : Lettre instructive pour le nonce de Paris (Rainerio d’Elci, archevêque de Rhodes). La lettre n’est pas datée mais elle est sans doute du début de l’année 1737 si l’on en juge par les références à des correspondances en octobre et décembre 1736 et en janvier 1737. 12 Pièce B : Autre lettre au nonce mais ostensiblement destinée au cardinal de Fleury. 13 Pièce D : Instructions pour le nouveau mandement qui doit être publié par l’archevêque de Paris. 14 Benoît XIV à Tencin, 18 janvier 1743, Arch. des affaires étrangères, Correspondance de Rome, t. 791, f° 26, lettre citée par P. Batiffol, op. cit., p. 274 15 Pièce D. 10
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cardinal ministre Fleury 16. La source de cette lettre semble être la Remontrance, ou Seconde lettre à Mgr l'archevesque de Paris du père jésuite Claude-René Hongnant 17 : Il y a plus de quinze ans que ce fruit conçu dans les ténèbres était en état de paraître ; mais il fallait trouver un protecteur à l’ombre duquel il pût impunément braver le grand jour, et quels efforts n’a-t-on pas mis en œuvre pour la réussite de ce projet ? L’ouvrage était à peine achevé, qu’on s’adresse à feu Monseigneur le cardinal de Noailles pour le lui faire adopter ; mais nous savons que ce prélat le rejeta avec mécontentement, et qu’il ne voulut point souffrir qu’on lui en parlât. Feu Monseigneur de Lorraine, évêque de Bayeux, se montra plus favorable au Bréviaire ; il désira d’en introduire l’usage dans son Église, mais le soulèvement de tout son Chapitre et de tout son diocèse contre lui, l’empêcha de tenter l’entreprise, et son Altesse ne crut pas que son nom ni sa dignité pussent mettre l’ouvrage à couvert de la censure publique. Se serait-on persuadé (et qu’on juge par ce seul trait des intrigues du parti) qu’un Bréviaire ainsi proscrit dût être un jour à l’abri d’un nom aussi respectable et aussi cher à l’Église que l’est celui de Vintimille 18 ?
Cette inversion carnavalesque n’était pas passée inaperçue à l’époque, du reste, si l’on en juge par quelques pièces ironiques en vers ou chansons moqueuses à propos de Mgr de Vintimille 19. Quant aux jansénistes dits « figuristes » (parce qu’ils cherchaient partout des figures et des prophéties), ils y virent la main de la Providence. Dans une lettre du 9 mars 1736, Mgr de Colbert, l’évêque janséniste de Montpellier, compare l’archevêque de Paris « au prophète Balaam appelé pour maudire et forcé de bénir le peuple d’Israël 20 ». Une difficulté se présente donc d’emblée, celle d’accorder la politique antijanséniste menée par Vintimille sous la direction du cardinal de Fleury avec sa réforme du Bréviaire, conduite par des personnalités gallicanes, jansénisantes voire carrément jansénistes. Ce dernier point constitue l’un des enjeux importants de la discussion. Les historiens se partagent en deux camps dont nous forcerons les traits pour les besoins de la démonstration 21. Le premier, avec Jean de Viguerie 22 ou l’abbé Bremond 23 voit en Vintimille un gallican plus anti-romain qu’anti-janséniste, un habile politique qui
Pièce B. Sur le Père Claude-René Hongnant, de la Compagnie de Jésus, voir Carlos Sommervogel, Bibliothèque de la Compagnie de Jésus, 2 vols, Bruxelles/Paris, 1890-1900, t. IV, col. 453-455. 18 Père Claude-René Hongnant, Remontrance, ou Seconde lettre à Mgr l'archevesque de Paris, s. l. n. d. Elle est citée par dom Prosper Guéranger, Institutions liturgiques, Le Mans, Fleuriot, 3 vols, 1840-1851, t. II, p. 352. 19 Par exemple : Les sensibles regrets des jésuites au sujet de l’attachement de M l’archevêque de Paris à soutenir son nouveau bréviaire avec la réponse de ce prélat aux jésuites, s.l., 1737. 20 Lettre citée par l’abbé Jean-François Bergier, Histoire de la controverse et de la réforme liturgique en France au dix-neuvième siècle, Besançon, J. Bonvalot, 1862, p. 126. 21 Ce point est très bien mis en évidence par Xavier Bisaro, L’œuvre liturgique et musicologique de l’abbé Jean Lebeuf (1687-1760). Histoire, réforme et devenir du plain-chant en France au xviiie siècle, thèse de doctorat, université de Tours, 2004, p. 416-419. 22 Jean de Viguerie, « Vintimille du Luc, Charles Gaspard Guillaume de », Histoire et dictionnaire du temps des Lumières, 1715-1789, Paris, Laffont, 1995, p. 1442. 23 Abbé Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, t. X, La Prière et les prières de l’Ancien Régime, Paris, Bloud et Gay, 1932. 16 17
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a su user de fermeté mesurée contre les jansénistes appelants. On peut reconnaître dans la thèse une transposition du jugement qui a été assez généralement porté sur le cardinal de Fleury 24. Dans cette perspective, le Bréviaire devient la pierre de touche de la position de l’archevêque. Vintimille peut être considéré comme l’inspirateur de « cette révolution liturgique néo gallicane qui va contribuer à diminuer pendant plus d’un siècle l’intensité de communion avec le siège romain 25 ». Le Bréviaire n’est pas janséniste et c’est uniquement par « gourmandise », péché mignon de Mgr de Vintimille, que Charles Coffin fut choisi comme « prince des poètes latins » pour rédiger les hymnes, en dépit de son engagement dans le mouvement de l’Appel de la bulle Unigenitus au prochain concile. Le principe des réformes liturgiques remonte au xviie siècle et s’enracine dans les principes tridentins du pape Pie V. L’abbé Bremond se demande même comment dom Guéranger, l’auteur des Institutions liturgiques qui dénonce le complot des jansénistes à toutes les pages de son livre, a pu ne pas s’en apercevoir puisqu’il le démontre malgré lui 26. Pour le second camp, avec par exemple Augustin Gazier, l’historien du mouvement janséniste, Vintimille est l’homme de main du cardinal de Fleury qui a mis en pratique une politique répressive contre les jansénistes appelants, particulièrement dans les paroisses parisiennes et au sein des ordres et communautés religieuses 27. Les Nouvelles ecclésiastiques sont ici la source. Elles comptabilisent les « persécutions » de l’archevêque sur plusieurs colonnes, qu’il s’agisse des interdictions d’ecclésiastiques appelants, des fermetures de séminaires et de collèges ou de son combat contre les miraculés et les convulsionnaires. Dans cette seconde perspective le bréviaire réformé représente, en revanche, une pierre d’achoppement. La conduite contradictoire de Vintimille, antijanséniste et militant d’un côté, tout en se montrant ouvert à des principes théologiques qui plaisent aux jansénistes de l’autre, en devient peu compréhensible 28. Augustin Gazier résume bien le paradoxe : Il est arrivé ainsi que Vintimille s’est contredit lui-même de la façon la plus extraordinaire. Il employait toute son autorité pour faire triompher la Bulle, et c’était par son autorité que les vérités condamnées par la Bulle éclataient de tous côté dans les chants et dans les prières de l’Église 29.
Travail de l’érudition ecclésiastique ou complot janséniste ? Sans succomber à la dramatisation entretenue par l’organe du parti janséniste, nous pensons que Vintimille a incontestablement été au service de la politique répressive du cardinal de Fleury qui entendait faire respecter la bulle Unigenitus comme loi de l’Église et
Georges Hardy, Le cardinal Fleury et le mouvement janséniste, Paris, Champion, 1926. J. de Viguerie, « Vintimille », op. cit., p. 1442. 26 Abbé H. Bremond, Histoire littéraire…, op. cit., p. 35. 27 Augustin-Louis Gazier, Histoire générale du mouvement janséniste depuis ses origines jusqu’à nos jours, Paris, Champion, 1922, 2 vol. 28 Nous partageons pleinement la thèse de Xavier Bisaro, op. cit., p. 417-419 en essayant d’expliquer la raison profonde de l’existence de cette mémoire contradictoire autour du personnage de l’archevêque de Paris, Mgr de Vintimille, dans la suite de notre article. 29 A.-L. Gazier, Histoire générale…, op. cit., t. II p. 7-8. 24 25
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de l’État à la suite de l’édit royal de 1730. Il était bien, selon l’expression de Françoise de Noirfontaine, « le prélat que les circonstances exigeaient 30 ». Sa modération relative tient surtout au fait qu’il ignore le fonctionnement du parti janséniste, mais sa fermeté est constante à l’égard des appelants récidivistes qu’il pourchasse systématiquement. Il interdit tout de même quelque 300 prêtres de son diocèse et exerce de nombreuses pressions sur les ordres, les communautés, le Chapitre de Notre-Dame ou la Faculté des Arts pour faire révoquer l’Appel. Il fait révoquer trois curés jansénistes de Saint-Étienne-du-Mont, de la Villette et de Saint-Médard et prend personnellement part à la polémique contre les convulsionnaires. Son action est surveillée de près par Rome, si l’on en juge par le rapport détaillé du nonce Lercari en 1739 qui a permis au père de Dainville d’établir la carte des paroisses et des collèges suspects de jansénisme 31. L’étude récente de Ségolène de DainvilleBarbiche confirme qu’à sa mort en 1746, après un épiscopat de seize ans et demi, Vintimille avait « largement repeuplé les paroisses de Paris de curés et d’ecclésiastiques d’une orthodoxie éprouvée »32. Ce zèle de l’archevêque pour l’application de la bulle Unigenitus, connu par ailleurs de la curie et du pape, comme le dossier le révèle, rend son choix des hommes chargés de conduire le projet de réforme du Bréviaire d’autant plus déroutant. À sa décharge, le dossier du Saint-Office précise que la réforme du Bréviaire a été entreprise du vivant du cardinal de Noailles et que ce dernier a refusé d’y apporter sa caution 33. Sans doute a-t-il jugé préférable de ne pas rajouter de l’huile sur le feu de la querelle de l’Unigenitus. Ce n’était pas le bon moment pour laisser introduire des variations par rapport au Bréviaire romain qui auraient donné l’occasion de penser que le cardinal, déjà accusé d’être à la solde des jansénistes, désirait rompre la communauté de foi avec Rome. Il faut se souvenir qu’après la déposition de l’évêque janséniste de Senez, Soanen, par le concile d’Embrun, en 1727, l’archevêque de Paris fit l’objet d’une extrême pression tout à la fois de Rome et de Fleury qui voulaient à tout prix obtenir sa soumission à la constitution Unigenitus. Mais Vintimille n’a aucun complexe, lui, par rapport à la constitution Unigenitus et devant les exemples des églises de Sens, de Rouen, d’Orléans et d’autres qui avaient réformé leur liturgie, il sent que sa mission est de continuer l’œuvre de perfectionnement commencée par ses prédécesseurs. Il pense sans doute surtout à Mgr François de Harlay qui est le premier, en 1680, à mettre en application les nouveaux principes de la science ecclésiastique de son
Françoise de Noirfontaine, « Au temps de Noailles et de Vintimille, archevêques de Paris », Le basculement religieux de Paris au xviiie siècle, Paris, Fayard, 1998, p. 201. 31 François de Dainville, « La carte du jansénisme à Paris en 1739 d’après les papiers de la nonciature », Bulletin de la société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France, 1969, p. 113-124. Voir également de Ségolène de Dainville-Barbiche, « Á propos de la carte des paroisses jansénistes à Paris en 1739 », François de Dainville S.J. (1909-1971), pionnier de l’histoire de la cartographie et de l’éducation, C. Bousquet-Bressolier (éd.), Paris, École des Chartes, PRODIG, 2004, p. 167-186. 32 Ségolène de Dainville, Devenir curé à Paris. Institutions et carrières ecclésiastiques (1695-1789), Paris, PUF, 2005, p. 196. 33 Cette information confirme l’hypothèse que dom Guéranger donne dans ses Institutions liturgiques, op. cit., t. II, p. 297 et p. 352. La source semble en être la Remontrance, ou Seconde lettre…, op. cit., du Père Claude-René Hongnant, voir notes 18 et 19. 30
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temps : souci de clarté, recherche de la vérité, goût pour l’antiquité 34. C’est ce qu’il explique dans le mandement en latin daté du 3 décembre 1735 qui sert d’introduction au Bréviaire : Nous donc, aussitôt que, par le don de la Providence, nous avons eu pris le gouvernement de cette église métropolitaine, ayant été averti par des hommes sages et érudits, nous avons reconnu la nécessité d’un nouveau bréviaire. En effet, l’ordre admirable et le goût excellent de solide piété et doctrine qui brille dans plusieurs des offices des dernières éditions du Bréviaire, nous a fait désirer ardemment de voir introduire dans le reste des offices une dignité et une pureté semblables 35.
Venant ensuite au détail des améliorations que présente le nouveau Bréviaire, la lettre pastorale énumère bon nombre de principes qui se trouvent chez les érudits Frédéric-Maurice Foinard 36 ou l’abbé Jean Grancolas 37. Ces derniers avaient suivi eux-mêmes dom de Vert et Le Tourneux dans leur réforme du Bréviaire de Cluny, modèle de la réforme dite néogallicane : Dans l’arrangement de cet ouvrage, à l’exception des hymnes, des oraisons, des canons et d’un certain nombre de leçons, nous avons cru devoir tirer de l’Écriture sainte toutes les parties de l’office ; persuadés, avec les saints Pères, que ces prières seront plus agréables à la majesté divine, qui reproduisent non seulement les pensées, mais la parole même de Dieu 38.
Le psautier est réparti sur toute la semaine, des psaumes propres sont assignés à chaque jour et même à chaque heure du jour. Ceux qui sont trop longs sont coupés. Vintimille précise que « par ce partage, nous avons fait disparaître l’inégalité des offices et fait en sorte de moins fatiguer l’esprit et l’attention de ceux qui chantent l’Office »39. Le dimanche exclut toutes sortes de fêtes. Les noms de presque tous les saints papes fêtés à Rome disparaissent 40. Voir Bruno Neveu, « La vie érudite à Paris à la fin du xviie siècle », Érudition et Religion, Paris, Albin Michel, p. 71 sqq. 35 Nous adoptons la traduction de dom Guéranger, op. cit., t. II, p. 306. 36 Frédéric-Maurice Foinard, Breviarium ecclesiasticum, Embrun, A. Nicolai, 1726, 2 vol. ; id., Analyse du bréviaire ecclésiastique, Paris, Lottin, 1726 37 Abbé Jean Grancolas, Commentaire historique sur le bréviaire romain, avec les usages des autres églises particulières et principalement de l’Église de Paris, Paris, Lottin, 1727, 2 vol. 38 Dom P. Guéranger, op. cit., t. II, p. 307. 39 Ibid., p. 308. 40 Une trentaine de saints romains issus surtout du sacramentaire grégorien sont éliminés, autant que lors de la réforme précédente entreprise par Mgr de Harlay en 1680. De plus, une bonne dizaine de saints italiens introduits au siècle précédent sont écartés. Sur la question des saints français, le mémoire d’un élève d’Alphonse Dupront, Christian Thalamy (Le calendrier parisien d’après les Bréviaires de 1584 à 1736, Maîtrise, Université Paris IV - Sorbonne, 1969-70, Bibl. du CARE), entièrement basé sur un travail de dépouillement statistique des différentes éditions du Bréviaire parisien, semble diverger d’avec les données de Pierre Jounel, Le renouveau du culte des saints dans la liturgie romaine, Edizioni liturgiche, Roma, 1986, p. 39-47. En 1680, la réforme de Mgr de Harlay a déjà réintroduit 24 saints français par rapport au Bréviaire parisien de 1607 qui en avait supprimé plus d’une cinquantaine. Si Vintimille fait bien place aux saints récents comme sainte Thérèse et saint Vincent de Paul, le calendrier local de Paris semble avoir été ajouté du temps de Mgr de Harlay et le nombre de 130 à 134 saints français demeure stable d’un bréviaire à l’autre. En revanche, les saints romains sont en constante diminution : 95 en 1584, 89 en 1607, 63 en 1680 et seulement 31 en 1736, de même que le chiffre total des saints : 348 en 1584, 280 en 34
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Les exemples de saints sont conçus de manière à porter davantage à l’imitation qu’à l’admiration du merveilleux. La morale prend une place prépondérante dans le but de l’Office. Sans doute Vintimille entendait-il aussi asseoir son autorité en faisant réformer tous les livres de son diocèse et en proclamant l’obligation absolue pour l’ensemble des églises, monastères, collèges et communautés d’en user à l’exclusion de tout autre. Dans cette préface programmatique, rien ne distingue donc le projet de Vintimille de la science ecclésiastique de son temps, si ce n’est le choix des « hommes sages et érudits », qu’il se garde bien de nommer, et qui ont commencé à travailler du vivant du cardinal de Noailles, sous la conduite de l’abbé d’Harcourt, doyen de Notre-Dame. Impossible donc de faire l’économie de l’évaluation du « jansénisme » des membres de la commission de réforme. C’est le point essentiel autour duquel tourne la polémique lancée au lendemain de la publication des quatre volumes du bréviaire le 21 février 1736. Elle est directement à l’origine de l’examen par le Saint-Office, comme nous allons le voir un peu plus loin. Le premier cas qui s’impose à l’examen est celui du principal auteur de la réforme, François-Antoine Vigier ou Viger 41, prêtre de l’Oratoire. Il semble avoir commencé son travail dès les années 1720, du temps du cardinal de Noailles, si l’on en croit le père jésuite Hongnant 42. Vigier est supérieur du séminaire de Saint-Magloire qui a été le bastion de la résistance, le fief des jansénistes figuristes formés par les abbés Duguet et d’Etemare. Il a effectivement publié, dès 1727, le Martyrologium Parisiense cum canonibus qui diebus singulis legendi ad absolutionem capituli juxta ritum Parisiensem. Par rapport au soupçon de jansénisme, on doit observer qu’il n’a jamais été appelant et qu’il va contribuer, du reste, à faire recevoir la bulle Unigenitus dans son ordre lors de l’assemblée de 1746 43. Dans un mémoire composé à ce sujet, il la qualifie de « règlement provisoire de police qui n’obligeait qu’à une soumission extérieure ». Signe qui contribue également à le dédouaner, il n’a droit à aucune notice nécrologique dans les Nouvelles ecclésiastiques ou le Nécrologe de Cerveau, sources typiquement jansénistes. Sa sensibilité est cependant nettement antiromaine et antijésuite 44. En second lieu, François-Philippe Mesenguy 45 est une sorte de caution théorique des innovations qu’il met du reste en pratique dans le missel de 1738. Acolyte, il n’a volontairement 1607, 281 en 1680, 241 en 1736. Quant aux saints français, ils ne rattraperont jamais les chiffres du Bréviaire de 1584 : 159 en 1584, 108 en 1607, 131 en 1680, 134 en 1736. 41 La notice biographique la plus complète sur François-Antoine Vigier se trouve aux archives de l’ancien Oratoire. 42 Voir note 15. 43 Dominique Julia et Willem Frijhoff, « L'Oratoire et le jansénisme : l’Assemblée générale de 1746 », Jansénisme et Révolution. Actes du colloque de Versailles tenu au Palais des Congrès les 13 et 14 octobre 1989, réunis par C. Maire, Paris, Chroniques de Port-Royal, 1990, p. 25-45. Voir également les Nouvelles ecclésiastiques, 6, 13 et 20 novembre, 1746. 44 Les archives de l’ancien Oratoire possèdent le manuscrit de conférences inédites que Vigier a prononcées au séminaire de Saint-Magloire. 45 Sur Mésenguy voir abbé René Cerveau, Nécrologe des plus célèbres défenseurs et confesseurs de la vérité des dix-septième et dix-huitième siècles, 7 vols, Paris, s.n., 1760-1778, t. VI, 1767, p. 202-208, Nouvelles ecclésiastiques,
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jamais été ordonné, attitude typique de l’intransigeance janséniste face au problème de conscience que posait la signature du formulaire de soumission à la Bulle. Son engagement dans le mouvement de l’Appel — il est appelant, réappelant et adhérant à la cause de Mgr de Senez —, l’a conduit dans un premier temps à adopter une conduite prudente 46. Dès 1728, il se retire du collège de Beauvais pour mener une retraite studieuse qui lui permet d’acquérir, grâce à ses publications, une réputation d’érudit ecclésiastique et d’éducateur chrétien, notamment auprès du duc et de la duchesse d’Orléans, ses protecteurs 47. Il peut être considéré comme le théoricien de la réforme bien qu’il n’ait pas participé directement à la rédaction de la première édition de 1736. Il se fait le champion, en effet, de la primauté du Bréviaire de Paris qui devrait en quelque sorte remplacer le Bréviaire romain comme modèle à imiter. Dans ses Lettres écrites de Paris à un chanoine de l’église cathédrale de ***, contenant quelques réflexions sur les nouveaux bréviaires, publiées en 1735 48, où il annonce la publication de l’ouvrage, alors sous presse, il définit le bréviaire comme « un recueil de prières, de louanges, d’actions de grâce, et d’instructions publiées par l’autorité épiscopale, et un ouvrage d’esprit, qu’un ou plusieurs particuliers ont composé suivant leur génie, leurs vues, leur goût, et certaines règles qu’ils se sont prescrites 49 ». Dans cette optique, le caractère populaire et traditionnel qui faisait du bréviaire un répertoire de formules consacrées disparaît au profit du livre d’études sacerdotales, conçu comme une composition humaine que chacun juge et modifie selon son appréciation des besoins des prêtres. Mésenguy conseille à son interlocuteur d’adopter le nouveau Bréviaire, d’une part pour éviter de grandes dépenses, mais aussi, d’autre part, en vue de rétablir l’unité, car il déplore l’absence de concertation du corps épiscopal dans le processus de réforme, où tout le monde cherche l’originalité. Mésenguy a surtout travaillé à la nouvelle version du Missel, en 1738, qui est presque entièrement de lui, et à celle du Processionnal, en 1739. Auparavant, en 1736, il avait réédité les chants et offices propres au diocèse de Montpellier, ainsi que le supplément au Missel publié sous l’autorité de l’évêque janséniste Charles-Joachim Colbert. Vintimille lui confiera la révision de la nouvelle version du Bréviaire de 1745, c’est dire s’il lui fait confiance.
6 sept. 1768, p. 141-144, et surtout l’abbé Lequeux, Mémoire sur la vie et les ouvrages de feu l’abbé François-Philippe Mésenguy, acolythe du diocèse de Beauvais, s.l., 1763. 46 Ses écrits contre la bulle Unigenitus sont restés anonymes tout au moins jusqu’en 1748, date à laquelle il choisit de publier La Constitution Unigenitus adressée à un laïque de province avec quelques réflexions sur l’acte d’appel des quatres évêques, s. l., 1748. Ses cinq Lettres à un ami sur la constitution Unigenitus, s. l., 1752, parues anonymement, sont mises à l’Index la même année. 47 Il ajoute plusieurs volumes à son Abrégé de l’histoire et de la morale de l’Ancien Testament où l’on a conservé, autant qu’il a été possible les propres paroles de l’Ecriture sainte, qu’il avait fait paraître chez Desaint en 1727 et publie plusieurs ouvrages typiques de l’érudition gallicane de son temps : Le Nouveau Testament de Notre Seigneur Jésus-Christ, traduit en français et précédé de l’Ordinaire de la messe, Paris, Lottin et Desaint, 1729, Histoire des fêtes mobiles que l’Église célèbre dans le cours de l’année, (en collaboration avec les abbés Goujet et Roussel), Paris, Lottin, 1730, Les Vies des saints pour tous les jours de l’année avec l’histoire des mystères de Notre-Seigneur, (en collaboration avec les mêmes), Paris, Lottin, 1730, Epîtres et évangiles des dimanches et festes de toute l’année et des féries de caresme, avec des reflexions des pratiques et des prières, Paris, Lottin et Desaint, 1737. 48 Abbé François-Philippe Mésenguy, Lettres écrites de Paris à un chanoine de l'église cathédrale de***, contenant quelques réflexions sur les nouveaux bréviaires, Paris, 1735. 49 Ibid., p. 1.
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Le jansénisme de Mésenguy est irréfragable, mais il faut considérer qu’il ne devient public que dans la seconde moitié du siècle. Mésenguy est membre actif du parti clandestin et un rédacteur des Nouvelles ecclésiastiques. Il vit dans la paroisse refuge de Saint-Étiennedu-Mont où il donne des conférences jusqu’à l’arrivée du curé antijanséniste Bouettin en 1744. Il pratique l’exégèse des figures développée par Duguet mais partage l’aversion de la plupart des théologiens figuristes vis-à-vis des convulsions. Cette appartenance à l’organisation secrète reste toutefois largement ignorée de la police et sans doute plus encore de Vintimille. Connu certes comme un appelant de base, le publiciste érudit se bat, encore en 1739, pour la révocation de l’Appel par la Faculté des Arts, mais il ne passe en aucun cas à cette époque pour un théologien important du jansénisme. Lorsque son Exposition de la doctrine chrétienne 50 sort en 1744, elle est accueillie comme un catéchisme bien composé et agréablement écrit. Elle va connaître un succès considérable dont les traductions italiennes et allemandes attestent. Ce n’est qu’à partir de la nouvelle querelle des refus de sacrements qu’il est de plus en plus désigné comme le théologien du mouvement janséniste, un second Quesnel en quelque sorte. Il faut attendre 1757 pour une première mise à l’Index sous Benoît XIV et une censure du jésuite Benvenuti qui souhaitait néanmoins qu’on traduisît cet ouvrage plein de piété quand on aurait corrigé ce qu’il y avait de trop gallican 51. Quant à la Bulle du pape zelante Clément XIII, il fallut jusqu’à neuf congrégations très mitigées pour parvenir à promulguer le bref Dum inter gravissima le 14 juin 1761 contre l’octogénaire, bref que le roi ne laissa pas transpirer en France. Troisième protagoniste de l’affaire, le plus scandaleux à l’époque même et par la suite aux yeux des historiens conservateurs — dom Guéranger s’étrangle presque d’indignation à son propos —, le laïc Charles Coffin 52, recteur de l’université de Paris depuis 1718, l’auteur des fameuses hymnes, si dérangeantes aux yeux des censeurs et si louées par l’historien janséniste Augustin Gazier 53. Dans ce cas aussi, il faut souligner que Coffin jouissait d’une solide réputation de poète et de panégyriste royal, puisque l’université l’avait choisi pour manifester sa joie à la naissance du Dauphin en 1729 54. Mais il avait également un pedigree janséniste : successeur du janséniste Rollin dans l’administration du collège de DormansBeauvais, il s’était montré, lui aussi, un appelant extrêmement actif à la Sorbonne et à la Faculté des Arts 55. En 1725, il avait déjà publié une hymne en l’honneur de la guérison de
Abbé François-Philippe Mésenguy, Exposition de la doctrine chrétienne ou Instruction sur les principales vérités de la religion, Utrecht, 1744, 6 vol., Cologne, 1754 et 1758, 4 vol., Paris, 1767, 4 vol. 51 A.–L. Gazier, Histoire générale…, op. cit., t. II, p. 117. 52 Voir l’Éloge historique de Coffin, par Antoine Langlet dans la préface des Œuvres de M. Coffin, ancien recteur de l'Université, Paris, Desaint et Saillant, 1755, 2 vol. et l’article qui lui est consacré dans Louis Moréri, Le grand dictionnaire historique, nouv. éd., 10 vols, Paris, s.n., t. III, 1759. 53 Voir les dernières pages de la thèse latine d’Augustin-Louis Gazier, De Santolii victorini sacris hymnis, Paris, E. Thorin, 1875. Pierre Jounel parle également du « talent » de Coffin : Pierre Jounel, Liturgie aux multiples visages, Roma, Edizioni Liturgiche, 1993, p. 205. 54 Charles Coffin, Oratio in recentem ortum serenissimi Delphini, habita Universitatis nomine a Carolo Coffin,... 8 cal. decembris 1729, in exterioribus Sorbonae scholis..., Parisiis, Thiboust, 1729 55 Charles Coffin, Actes et exposition des motifs de l'appel interjetté par l'Université de Paris, le 5 octobre 1718, au futur concile général, de la Constitution de N. S. P. le pape Clément XI, qui commence par ces mots : « Unigenitus Dei filius », dattée du 8 septembre 1713, et des lettres publiées à Rome le 8 septembre 1718, avec le discours pro50
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madame La Fosse, une miraculée janséniste lors de la procession du Saint-Sacrement 56. Son rigorisme ne l’avait pas empêché, cependant, d’écrire des odes aux vins de Champagne et de Bordeaux ! Sa mort, survenue en 1749, sera directement à l’origine de la nouvelle querelle autour des billets de confession. L’hymnographe du Bréviaire de Paris mourra en effet privé de sacrements 57 !
Les critiques du père jésuite Hongnant Un mois après la parution du bréviaire, le 21 février 1736, une lettre publique anonyme 58, due très probablement au père jésuite Claude-René Hongnant, rédacteur des Mémoires de Trévoux, dénonce l’intrigue odieuse, dissimulée derrière l’autorité de l’archevêque de Paris qui lui a permis de voir le jour. Le Parlement la condamne aussitôt, en volant au secours du nouveau Bréviaire et de l’archevêque : On n’aurait pas cru qu’un bréviaire que Monsieur l’archevêque de Paris vient de donner à cette ville capitale et à son diocèse, dut faire l’occasion d’un libelle aussi téméraire que scandaleux : moins encore que cette nouvelle rédaction, effet de sa sollicitude pastorale, attendu depuis si longtemps, et préparé avec tant de soins et de précautions, put être accusée d’un penchant trop favorable, pour des sentiments et pour un parti dont ce prélat n’a jamais eu à se défendre 59.
La Lettre se présente comme une explicitation publique des plaintes qui s’étaient élevées dans la coulisse. À en croire le père Hongnant, « plusieurs pasteurs » et « un grand nombre de docteurs et d’ecclésiastique qui font l’édification de la capitale » avaient manifesté aussitôt leur désapprobation auprès de l’Archevêché et à Rome 60. Et de fait, nous avons la preuve par un décret daté du 26 février 1736 que moins d’une semaine après sa publication, le Saint-Office demande au nonce un rapport sur le nouveau Bréviaire 61. Les Nouvelles ecclésiastiques identifient précisément les protestataires :
noncé par M. Coffin,... dans l'assemblée générale tenue aux Maturins, le 13 décembre 1718, pour la procession solennelle de l'Université en l'église de Saint-Magloire, peu de temps après son appel, Paris, Thiboust, (s. d.). Voir Boris Noguès, « Les professeurs de la faculté des arts de Paris et le jansénisme au xviiie siècle, un engagement en trompe-l'œil ? », L'abbaye de port-Royal-des-champs : VIIIe centenaire, Chroniques de Port Royal, n°55, Paris, 2005, p. 311-324. 56 Charles Coffin, Hymne latine sur le miracle opéré à la procession du très-saint Sacrement dans la paroisse de Sainte Marguerite, le 31 may 1725, Paris, Ballard, 1726. 57 Voir Nouvelles ecclésiastiques, 18 sept. 1749. 58 Père Claude-René Hongnant, Lettre sur le nouveau Bréviaire de Paris, s.l.n.d., imprimé en date du 25 mars 1736. 59 Arrêt de la Cour du Parlement qui ordonne qu’un libelle intitulé « Lettre sur le nouveau Bréviaire de Paris » imprimé en 1736, daté à la fin le 25. mars 1736, sera lacéré et brûlé par l'Exécuteur de la haute justice, Paris, P. Simon, 1736, p. 1. 60 Père C.-R. Hongnant, Lettre…, op. cit., p. 11. 61 Nous suivons la table des matières du manuscrit des arch. du Saint-Office, Stanza Storica, G6 : Acta circa impressionem novi Breviarii Parisiensis, 1736.
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Les chefs des mécontents étaient d’une part, le Docteur Gaillande ; et de l’autre, MM. Robinet et Regnaud, que leur qualité de Grand Vicaires n’a point retenus. M. Parquet, curé de S. Nicolas des Champs, entrait aussi pour quelque chose dans cette conjuration ; et MM. De Saint-Sulpice et S. Nicolas du Chardonnet y ont fait un personnage digne des lumières théologiques, de l’érudition et du bon gout que tout le monde leur connaît 62.
Gaillande, en particulier, aurait cherché à persuader Vintimille qu’on tentait de lui imposer un mauvais bréviaire. Ces réactions poussent l’archevêque à nommer des commissaires pour examiner l’objet de la polémique. Ils se réunissent dans le courant du mois de juillet sous la direction de l’abbé d’Harcourt, doyen de Notre-Dame, qui avait déjà eu « une part distinguée à la conduite » du nouveau bréviaire. Avec l’abbé Jean-Omer Joly de Fleury et le père Vigier, il est d’avis de ne pas écouter les plaintes infondées, tandis que les autres membres de la commission, les abbés de la Chasse et de Romigny, se retranchent dans le silence. Le janséniste abbé Couet trouve alors un compromis en proposant de maintenir le bréviaire, tout en plaçant des cartons aux endroits qui avaient le plus choqué, et en rétablissant les strophes de l’hymne Ave Maris Stella qui avaient été éliminées au motif de l’expurger de « toutes les expressions qui semblaient attribuer formellement à la Sainte Vierge de faire par elle-même et d’opérer directement et par une puissance qui lui serait propre », comme nous l’apprennent les Nouvelles ecclésiastiques 63. Parallèlement, Fleury aurait suspendu la diffusion de l’ouvrage pendant deux mois, le temps de préparer la nouvelle version dûment corrigée, si l’on en croit une indication contenue dans le dossier du Saint-Office 64. Les corrections ne seront pas très nombreuses à l’arrivée, elles se ramènent à une dizaine : rétablissement de l’ancienne forme de l’hymne Ave Maris Stella, remplacement de l’Homélie de saint Jean-Chrysostome, jugée trop janséniste, dans l’office de saint Jacques le Majeur, suppression du canon du troisième concile de Tolède (jugé trop moliniste) placé à prime du mardi de la quatrième semaine de Carême, etc. Dans la foulée les gravures de Boucher qui illustraient la toute première édition sont également écartées par les examinateurs, plus rigoristes sur ce chapitre que les remontrants 65. La lettre du père jésuite Hongnant paraît dans la phase initiale de ces tractations le 25 mars 1736. Elle est manifestement destinée à empêcher toute forme d’accommodement « en matière de foi ». Elle s’attache à démontrer l’impossibilité de corriger ce qu’il y a de
Nouvelles ecclésiastiques, 28 juillet 1736, p. 117. Ibid., p. 118. Si l’on en juge par des « notes sur les cartons » conservées dans un recueil de la Bibl. Mazarine, les corrections portent surtout sur des points de détails, de style ou des fautes d’impression. Mais il conviendrait de vérifier avec le manuscrit relié des cartons du bréviaire de Paris conservé aux arch. de l’abbaye de Solesmes. Je remercie Xavier Bisaro pour cette dernière information. Quant à la toute première édition du Bréviaire de 1736, elle est extrêmement rare, il en existe un exemplaire à la réserve de la Bibl. Mazarine, encore illustrée par les gravures de Boucher. 64 Arch. du Saint-Office, Stanza Storica, UV 75 : Relatione de nuovo Breviario di Parigi (à la suite de l’ajout E et avant la lettre du secrétaire Valenti). 65 Voir Augustin Gazier, « François Boucher et le Bréviaire de 1736 », Revue de l’art chrétien, 1911, p. 121-130. 62 63
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défectueux car « l’ouvrage entier pèche dans son tout et ses parties, dans sa matière et dans sa forme »66. Ce qu’elle vise à obtenir, c’est la suppression pure et simple du Bréviaire : C'est une masse d'un levain infecté et corrompu, capable d'empoisonner tout ce qu'elle touche, on n'en peut faire d'autre usage que de la condamner aux odieuses ténèbres qui l'ont produit 67.
Il faut remarquer que le nonce ne répond aux demandes du Saint-Office que le 26 mars, précisément au lendemain de la sortie de la lettre qui fait éclater le scandale 68. Cette dernière, ainsi que la polémique à laquelle elle donne lieu notamment du fait de Vigier, qui réplique au dénonciateur, tout aussi anonymement 69, sont certainement à l’origine de l’intérêt soutenu que Rome va désormais porter à l’affaire du Bréviaire parisien, et de la décision de le soumettre à un examen du Saint-Office, dans un contexte où l’attention de Rome est focalisée sur les questions jansénistes. L’analyse du père jésuite va orienter décisivement la lecture des consulteurs ; elle contient en germes les principaux reproches qui seront adressés au bréviaire. Pour Hongnant, l’ouvrage est « capable d’alarmer la religion des fidèles et de soulever tout ce qu’il y a d’ecclésiastiques éclairés dans la capitale 70 ». Il y voit le résultat d’une nouvelle entreprise occulte du parti (janséniste, bien entendu) dont il entend débusquer les « ressorts secrets ». Il souligne l’habileté des « novateurs » qui les rend encore plus dangereux à force de perfidie. Par exemple en ce qui concerne le premier chef d’accusation qu’il met en avant, en bon jésuite qu’il est : les attentats contre le culte de la Vierge. Il souligne la duplicité des réformateurs jansénistes qui n’ont de cesse de masquer sans cesse leur projet de fond. Ils ont évité d’abolir toutes les fêtes en son honneur et toutes les prières que l’Église a coutume de lui adresser. Le trait aurait été trop criant et il aurait soulevé le peuple. Mais ils en ont fait assez pour prouver que « s’ils étaient les maîtres, on n’entendrait plus dans les temples les louanges de la Vierge 71 ». On mesure au travers d’un tel reproche la difficulté à cerner l’hérésie janséniste chez ses adversaires ; il sera repris par les consulteurs du Saint-Office avec le même trouble. Hongnant repère la suppression des formules, prières ou chants communs dans l’office De Beata in Sabbato et dans le petit office de la Vierge, l’Ora pro nobis, le Sancta Dei
Père C.-R. Hongnant, Lettre…, op. cit., p. 11. Loc. cit. 68 Arch. du Saint-Office, Stanza Storica, G6-a, table des matières, Acta circa impressionem novi Breviarii Parisiensis : Epistola Card. Corsini sine data, f° 1, Decret S.C. sub die 26 Februar. 1736 statuens scribendum esse Nuncio Galliarum, f° 11, Epistola nunc. Galliar. sub die 26 Mar. 1736, f° 44. 69 Père C.-R. Hongnant, Remontrance, ou Seconde lettre…, op. cit. ; id., Troisième lettre sur le nouveau Bréviaire de Paris, imprimé en 1736, en réponse à son apologiste, s.l.n.d. ; François-Antoine Vigier, Première [-Troisième] Lettre de Monsieur l'abbé *** à un de ses amis, en réponse aux libelles qui ont paru contre le nouveau Bréviaire de Paris, Paris, Simon, 1736-1737. 70 Père Hongnant, Lettre..., op. cit, p. 1. 71 Ibid., p. 2. 66 67
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genitrix, le Felix est sacra virgo Maria et l’Omni laude dignissima et enfin le Dignare me laudare te virgo sacrata, le Sub tuum praesidium en entier. Pire encore, les auteurs du Bréviaire ont retranché l’hymne Ave Maris Stella en entier. Mais il ne s’arrête pas à une critique formelle de la disparition des formules antiques. Ce qu’il démontre très bien, c’est qu’au nom de la primauté du Christ, on a ôté toutes les expressions qui semblent attribuer formellement à la Sainte Vierge tout ce qui pourrait ressembler à une puissance surnaturelle propre, le christocentrisme voulant qu’elle n’ait d’efficacité que par l’intercession auprès de son fils tout puissant. Ainsi, dans l’hymne Virgo Dei genitrix modifiée par Coffin, la Vierge est réduite à une matrice passive dans laquelle le Christ s’est formé lui-même. De même, dans l’office de la fête de l’Assomption, les antiennes Assumpta est Maria pourtant conformes, selon Hongnant, au sentiment de l’Église sur l’Assomption de la Vierge dans le ciel en corps et âme ont été éradiquées en raison de la trop grande analogie qu’elles présentent avec l’Ascension du Christ. Le jésuite en arrive à une conclusion riche d’enseignements : C’est pour fermer la bouche aux protestants qui accusent depuis longtemps les catholiques d’attribuer à la mère de Dieu le même pouvoir qu’au fils et de confondre idolatriquement le créateur avec une pure créature que les réformateurs ont autorisé ces changements. C’est ainsi qu’ils sont entrés dans le sens pervers des hérétiques et leur ont concédé le besoin de réforme de certains abus 72.
Hongnant ne peut évidemment aller jusqu’à admettre que le christocentrisme réaffirmé contre les protestants par le concile de Trente est aussi une forme de concession ! Même type de raisonnement en ce qui concerne la primauté du pape, second grief invoqué : sa qualité de vicaire du Christ sur terre, de chef visible de l’Église, de garant de l’indéfectibilité de l’Église romaine qui n’a jamais enseigné l’erreur et qui a toujours conservé dans sa pureté primitive le dépôt de la foi qui lui a été confié par saint Pierre, sont des points fondamentaux que les « novateurs » de tous les temps, et à leur suite Jansénius et Quesnel, se sont efforcés d’ébranler. Les auteurs du Bréviaire s’en inspirent. La preuve, les deux fêtes de la Chaire de saint Pierre à Rome et à Antioche ont été réunies pour n’en faire qu’une le 18 janvier. Hongnant reconstitue méticuleusement les retranchements de tout ce qui pouvait rappeler trop énergiquement la prééminence de la dignité de Pierre et par conséquent le respect et la soumission qu’on doit avoir pour ses successeurs. Il n’y a pas que les coupures, les substitutions et les ajouts sont tout aussi pernicieux. Ainsi l’invitatoire de l’Office de la nuit, toujours à la fête du Pontificat ou de la Chaire de saint Pierre, le 18 janvier, est particulièrement horrible à ses yeux : « Jésus-Christ est le chef de l’Église, venez, adorons le 73 ». En soi, la formule n’a pourtant rien de choquant ! Mais pour le jésuite, il y a deux chefs de l'Église, « l'un invisible, qui est Jésus-Christ ; l'autre visible, qui est le souverain pontife. » L’omission de la mention du pape et l’accentuation de la souveraineté du Christ sont intentionnelles à ses yeux, elles font partie du dessein d’affaiblir
Ibid., p. 2 sqq. Ibid., p. 6.
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la primauté de saint Pierre en regard de celle du Christ. D’ailleurs, lorsque les novateurs parlent du pontife, il est rabaissé au rang de « chef de Sénat fondé par Jésus-Christ » ou de « pasteur respectable de son troupeau 74 ». En réalité, c’est l’essence même de l’esprit tridentin qui se trouve ainsi mis sur la sellette. Car c’est le concile de Trente et nul autre qui a réaffirmé la présence du Christ au centre de l’Église. À ceci près que ses promoteurs n’avaient pas mesuré les effets de déliaison et d’autonomisation que la dynamique christocentrique allait exercer dans la durée. Sous couvert du droit divin, elle allait généraliser à tous les échelons de la hiérarchie la dissociation du ciel et de la terre signifiée dans l’incarnation du fils de Dieu. Dans le sillage du Christ chef de l’Église allaient s’engouffrer, d’abord, sans doute, le Pape infaillible de droit divin, mais aussi, peu à peu les évêques de droit divin, puis les curés de droit divin, puis les laïcs à leur tour, sans omettre les femmes pour finir, reconnues membres de plein droit du corps mystique. C’est ce principe subversif que Hongnant détecte chez les rédacteurs du Bréviaire de Paris, un principe dont il ne peut admettre qu’il appartient à son propre camp. Il le repousse du côté de l’hérésie, sans être capable de voir ce qui le relie à lui. Fort de cette première identification de l’ennemi, Hongnant passe ensuite logiquement au thème de l’élection qui veut que « Jésus-Christ ne soit pas mort pour tous les hommes en général ». Il ne manque pas de repérer quelques passages figuristes relatifs à la prophétie de la conversion des juifs, qui est un des thèmes centraux des organisateurs de la résistance à la bulle Unigenitus 75. Il termine sur le sens que certaines phrases peuvent prendre dans le contexte de la querelle de l’Unigenitus et de la dispute autour des miracles opérés par l’intercession du diacre Paris. Toute sa démonstration vise à prouver que le nouveau Bréviaire n'a pu être composé que par des disciples de Quesnel et que l'esprit de ce chef de parti s'y fait sentir partout.
La censure de la Congrégation particulière Dès le 27 avril 1736, l’assesseur du Saint-Office demande au nonce de lui transmettre la nouvelle édition du bréviaire. Par un décret du 11 juin 1736, une congrégation particulière est formée pour l’examiner 76. Elle est dirigée par les cardinaux Léandro di Porzia et Vincenzo Ludovico Gotti, défenseurs du Bréviaire, d’après la correspondance de l’abbé Certain, attaché à l’ambassade française de Rome 77. Quatre consulteurs commissaires ont été nommés sous la direction de Silvio Valenti Gonzaga, promoteur de la foi, secrétaire de la sacrée congrégation : Gioacchino Besozzi, cistercien, Tomaso Sergio, prieur de la congrégation
Loc. cit. Sur le figurisme, nous nous permettons de renvoyer à notre livre : Catherine Maire, De la cause de Dieu à la cause de la Nation. Le Jansénisme au xviiie siècle, Paris, Gallimard, 1998, réimp. 2005. 76 Nous suivons la table des matières du manuscrit des arch. du Saint-Office, Stanza Storica, G6 : Acta circa impressionem novi Breviarii Parisiensis, 1736. 77 Lettre de l’abbé Certain au ministre Fleury du 11 janvier 1737 citée par P. Batiffol, « Le Bréviaire parisien…», op. cit., p. 325. 74 75
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des œuvres pieuses, Francisco Zavaroni, général de l’ordre des Minimes, Aloys Maria Lucini, de l’ordre des frères prêcheurs (dominicain) 78. Ils utilisent les deux éditions de 1736, celle accompagnée des cartons et celle corrigée et expurgée des gravures de Boucher dont il n’est du reste jamais question. Tous sont parfaitement au courant de la polémique autour du bréviaire, en particulier entre Hongnant et Vigier, puisqu’ils font référence à leurs écrits, les imprimés ayant été traduits en italien. Ils ont lu Grancolas 79, qu’ils citent, et bien évidemment Mesenguy 80. Ils ont mesuré l’importance du modèle que constitue le Breviarium ecclesiasticum de Foinard 81. Ils ont également dans la tête, en arrière fond, l’affaire récente autour du nouveau Missel de Troyes de 1736, qui avait provoqué une polémique entre le neveu janséniste de Bossuet et l’archevêque de Sens, l’antijanséniste Languet de Gergy. Les quatre censures de Besozzi, Sergio, Zavaroni et Lucini sont très répétitives. L’unanimité règne entre les consulteurs, ce qui n’est pas toujours le cas, loin s’en faut si l’on en juge par le cas plus tardif de la censure de l’Encyclopédie en 1758 et 1759. Les censures sont composées de différentes parties, preliminaria, censura circa factum ou spectantes ad factum, censura theologica, summa censura ou epilogus censurarum ; elles se terminent par la censura proprement dite, qui constitue toujours l’analyse la plus longue et la plus détaillée. Tous les consulteurs ont respecté l’ordre des sept chefs d’accusation déterminés au départ par Valenti : 1/ la primauté du pape, 2/ le Christ mort pour tous les hommes, 3/ le culte de la Vierge, 4/ les oraisons antiques et les collectes, 5/ les canons et les conciles des saints pères, 6/ l’utilisation des Saintes Écritures, 7/ les hymnes de Coffin. À l’appui, tous citent peu ou prou les mêmes exemples. Le nombre des passages sélectionnés est du reste moins grand que l’on aurait pu l’imaginer : une cinquantaine de propositions environ. Les hymnes, particulièrement celles de Coffin, reviennent très souvent sur la sellette. Les disparitions d’offices, de fêtes, de saints, de collectes ou de formules sont répertoriées avec une attention scrupuleuse. L’originalité de cette censure collective consiste en ce que les propositions incriminées sont mesurées à l’aune des propositions visées par une précédente censure, celle du Nouveau Testament accompagné de Réflexions morales du janséniste Pasquier Quesnel, condamné par la bulle Unigenitus en 1713 82. Une citation anodine, mais qui comporte les termes connotés de charité ou de foi, peut attirer jusqu’à une douzaine de propositions extraites des Réflexions Morales comme preuves à l’appui de leur caractère hérétique. C’est donc avec les lunettes des cent une propositions de la constitution Unigenitus que les consulteurs ont lu le bréviaire de Mgr de Vintimille, l’archevêque pourtant bien connu à Rome pour son attachement à la même constitution ! Ils procèdent par rapprochements, en piochant dans
Pour les indications biographiques sur tous ces cardinaux, nous renvoyons au très utile Biographical Dictionary : the Cardinals of the Holy Roman Church de Salvador Miranda, Florida International University Library, 1522-2005 : http://www.fiu.edu/~mirandas/cardinals.htm. 79 Voir note 37. 80 Voir note 47. 81 Voir note 36. 82 Lucien Ceyssens et Joseph A. G. Tans, Autour de l'Unigenitus : recherches sur la genèse de la constitution, Leuven, University Press, Peeters, 1987. 78
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le large catalogue de l’Unigenitus. Sans doute croient-ils ainsi prouver de manière indubitable le caractère hérétique des citations qu’ils isolent sur la base de leurs ressemblances et de leurs analogies avec les propositions condamnées. Tout à l’opposé, ce procédé qui aboutit souvent à empiler des passages de l’Écriture les uns sur les autres, ne fait qu’ajouter à la difficulté de cerner clairement les principes contraires à l’orthodoxie. La plupart des censeurs semblent en être conscients, mais ils attribuent ce flottement à l’habileté des « novateurs » qui avancent masqués. Il faut rappeler qu’en 1736 nous sommes encore en pleine crise de l’Unigenitus. Vingthuit pour cent d’ouvrages mis à l’Index entre 1713 et 1747 sont des ouvrages jansénistes ou appelants. Aussi est-il facile de comprendre pourquoi les consulteurs concluent unanimement à l’hérésie janséniste, dont ils tracent une ligne continue de Baius à Quesnel en passant par Jansénius. C’est à cette tradition d’hérésie, qui renvoie elle-même à la mémoire du schisme protestant, qu’ils rattachent le parti des appelants et le Bréviaire des réformateurs — réformateurs que Noailles avait sollicités avant l’arrivée de Vintimille, comme le souligne Zavaroni. Ils ont abondamment entendu parler de la polémique janséniste dont les avatars ont été soigneusement rapportés, ainsi que les seize volumes qui leur sont consacrés aux archives du Saint-Office en témoignent. Si les chefs d’accusation développés par les censeurs ressemblent beaucoup à ceux du père Hongnant, ils sont placés dans un autre ordre qui témoigne de l’idée qu’ils se font de leur importance relative. Ils concernent en premier lieu la primauté du pontife : les consulteurs déplorent l’affaiblissement voulu des prérogatives du pape et de l’autorité de l’Église romaine. Ils remarquent l’élimination des papes illustres du calendrier, la réduction de leurs fêtes, l’éradication des leçons, des octaves, des homélies, des répons, des invitatoires ou des formules traditionnelles magnifiant la primauté du Pontife, les « loca Patrum ». Par exemple dans la troisième leçon de la légende de saint François d’Assise, « l’histoire du plus grand des pontifes de la semaine sainte » disparaît ainsi que ses dernières paroles à ses disciples pour les encourager à rester fidèles à la sainte Église romaine. La fête des saints apôtres Pierre et Paul est particulièrement privilégiée par les consulteurs. Ils remarquent ainsi que la phrase traditionnelle « Tu es Petrus et super hanc Petram edificabo Ecclesiam meam » manque aux vêpres. D’une manière générale, les consulteurs ne se préoccupent pas des questions conciliaires sur le plan théorique ou canonique. Ils les condamnent au nom des propositions 73, 74 et 75 de la constitution Unigenitus car ces dernières contiennent également des conceptions ecclésiologiques qui proviennent du renforcement de la primauté du Christ dans l’Église. Elles peuvent être perçues comme entrant en contradiction avec une conception plus hiérarchique des autorités ecclésiastiques, en particulier celle du pape 83. En regard de son pouvoir absolu, le Christ amoindrit l’autorité du pontife terrestre. Comme Hongnant,
73 : « Qu’est-ce que l’Église, sinon l’assemblée des enfants de Dieu, demeurant dans son sein, adoptés en Jésus-Christ, subsistant en sa personne, rachetés de son sang, vivant de son esprit, agissant par sa grâce, et attendant la paix du siècle à venir (2 Thess. 1, 2) ». 74 : « L’Église, ou le Christ entier, qui a pour chef le Verbe incarné et pour membres tous les saints (1 Tim. 3, 16) ». 75 : « Unité admirable de l’Église. C’est… un seul homme composé de plusieurs saints, dont il est le sanctificateur (Eph. 2, 14, 15, 16) ». Nous citons le texte de la constitution Unigenitus publié par L. Ceyssens et J. Tans, op. cit., p. 789-803. 83
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les consulteurs soulignent que c’est le Christ qui est nommé « Caput Ecclesiæ » par Quesnel et non le pape et ils invoquent, à la fête de la Chaire de Saint-Pierre, la strophe de l’hymne de l’Office de la nuit, « Vous, qui êtes le chef du Sénat auguste fondé par Jésus-Christ et le pasteur respectable de son troupeau », ainsi qu’à la fête des apôtres Pierre et Paul une autre strophe de l’hymne des premières vêpres qui les dérange beaucoup : Vous qui êtes les fondements de l’édifice éternel dont Jésus-Christ est la pierre angulaire : il vous a formés pour être les lumières brillantes du corps mystique, dont il est lui-même l’auguste chef.
On voit combien la conception mystique de l’Église sous le règne du Christ, qui rend tous ses membres égaux, peut être comprise d’une manière qui déprécie les autorités hiérarchiques au profit de ses simples membres. Cette même dynamique nivelante était déjà présente chez Pasquier Quesnel et pouvait conduire à une sanctification des membres du corps du Christ, ainsi que la proposition 73 le laisse entendre. Ainsi encore, à propos de la férie 3, les consulteurs s’offusquent des paroles démocratisantes de l’hymne aux vêpres : Qu’il est doux, Seigneur, de voir les fidèles, frères en Jésus-Christ, qui reçoivent d’un même chef et l’influence et la vie, être tous animés d’un même esprit !
Des problèmes ecclésiologiques, les consulteurs passent en deuxième lieu au thème plus théologique de la mort du Christ pour tous les hommes : c’est l’essence par excellence de l’hérésie, celle du parti des jansénistes, et avant eux, bien évidemment, des protestants qui limitent la rédemption aux seuls prédestinés. Les consulteurs reprochent classiquement aux réformateurs du bréviaire de faire un usage abusif de l’autorité de saint Augustin. Ils traquent la moindre formulation pouvant laisser entendre que la charité éternelle est destinée aux seuls élus. Sur ce point aussi, ils regrettent la disparition d’hymnes, par exemple le Christe redemptor omnium, de paroles, de leçons, de versets, d’antiennes, de répons qui célébraient le sacrifice du Christ pour tous les hommes, notamment dans la fête de l’Exaltation de la Sainte Croix, la fête de la Circoncision ou la fête de Saint-Paul. Par exemple, le jour de la Purification, dans la sixième leçon, le versiculum « Hic est enim, sanguis meus, qui pro multis effundetur » a été remplacé par des versets tirés des Écritures. Les consulteurs s’appuient sur les propositions 30, 31, 32, 33 84, de la bulle Unigenitus qui dénoncent la toute-puissance salvatrice prêtée à Jésus-Christ et une forme de dévotion christocentrique qui implique l’abandon total de l’homme. Ils y joignent également les
30 : « Tous ceux que Dieu veut sauver par Jésus-Christ, le sont infailliblement (Joan 6, 40) ». 31 : « Les souhaits de Jésus ont toujours leur effet ; il porte la paix jusques au fond des cœurs, quand il la leur désire. (Joan., 40) ». 32 : « Assujettissement volontaire, médicinal et divin de Jésus-Christ… de se livrer à la mort, afin de délivrer pour jamais par son sang les aînés, c'est-à-dire les élus, de la main de l’ange exterminateur. (Gal.4, 4, 5, 6, 7) » 33 : « Combien faut-il avoir renoncé aux choses de la terre et à soi-même pour avoir la confiance de s’approprier, pour ainsi dire, Jésus-Christ, son amour, sa mort et ses mystères, comme fait saint Paul en disant, il m’a aimé et s’est livré pour moi. (Gal., 2, 20) ».
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propositions 72, 73 et 76 85 qui visent l’idée de l’Église invisible des élus. Ainsi, la strophe de l’hymne de l’office de la nuit de la férie 4 qui garantit l’élection est jugée suspecte d’hérésie : Pourquoi donc serions nous dans l’agitation et le trouble, puisque vous avez de nous un soin paternel ? Si nous désirons sincèrement le salut, le salut nous est assuré.
De même, à la fête de la Circoncision, les paroles de l’hymne de l’office de la nuit qui évoquent la loi de la charité sont perçues comme jansénistes : Mais par la première plaie qu’il reçoit, il abolit la loi ancienne, et il établit une loi plus sainte : loi de Charité qui doit être éternelle. Retranchez de notre cœur, ô Jésus, tout ce qui ne vient pas de vous : gravez au fond de nos âmes et votre nom et votre loi.
À la lecture de ces derniers extraits, il ressort que c’est en somme la dévotion christique qui est accusée de présenter des analogies avec le prédestinarisme janséniste. En troisième lieu, les consulteurs évoquent les attaques portées au culte de la Vierge et, comme le jésuite Hongnant, ils soulignent la réduction drastique des louanges, des paroles consolantes : « Maria mater gratiæ », « Mater misericordiæ ». Ils constatent la disparition des hymnes antiques ou leur transformation complète, comme dans le cas du Virgo Dei genitrix, entièrement changée par Coffin. Ils comptabilisent la suppression de fêtes, de répons comme Felix et sacra Virgo, d’antiennes, notamment dans l’office de la fête de l’Assomption l’Assumpta est Maria, d’oraisons comme Deus qui salutis eternae, de versets comme Ora pro nobis, de répons comme Beata viscera Maria Virginis, de leçons, de versiculi comme Post partum virgo inviolata permansisti , d’octaves, y compris celle de la fête de la Conception ordonnée par la Bulle de Clément IX et instituée par Louis XIV en 1669. L’hymne Ave Maris stella restituée présente des changements intolérables et « indécents ». Cette humanité qui dérange tant les consulteurs tient au fait que la Vierge n’est plus qu’un intercesseur dont les vertus de douceur et de chasteté conduisent à Jésus-Christ. C’est Jésus-Christ qui en se faisant homme a bien voulu être renfermé dans son sein et c’est uniquement lui qu’on doit adorer. Voilà le message délivré dans l’hymne Virgo Dei genitrix entièrement composée par Coffin : Dans tes chastes flancs s’est formé, celui que l’univers, le ciel, la terre, l’onde ne peuvent tenir renfermé, De là vient aujourd’hui ton bonheur et ta gloire.
La Vierge n’est plus que la « Mère des vivants », elle ne participe pas de la divinité. Sur ce point également, il apparaît au travers des exemples choisis par les consulteurs que l’accent porté sur la divinité du Christ contribue à rabaisser sa mère, à empêcher toute ressemblance entre la mère et le fils de Dieu. Mais à leurs yeux ces atteintes au culte de la
85 72 : « Marques et propriétés de l’Église chrétienne. Elle est… catholique, comprenant et tous les anges du ciel et tous les élus et les justes de la terre et de tous les siècles. (Heb. 12, 22, 23, 24) ». 76 : « Rien de si spacieux que l’Église de Dieu, puisque tous les élus et les justes de tous les siècles la composent. (Eph. 2, 22) ».
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Vierge ne peuvent relever que d’une source extérieure, l’hérésie, étant donné les similarités qu’elles présentent avec elle. En quatrième lieu, les consulteurs passent en revue les collectes et les oraisons. Ils s’adonnent à un examen attentif, sur deux colonnes, des passages anciens et nouveaux. Ils soulignent les changements de tout ou partie des formules antiques et des anciennes correspondances. Ils y détectent des « témérités » schismatiques et surtout une insistance sur l’adversité, les afflictions, les persécutions injustes, typique de la littérature quesnelliste et appelante. Les propositions 54 et 55 sur la charité et 100 sur les sacrifices des justes sont invoquées pour qualifier et attester l’esprit de schisme, accompagné des thématiques quesnellistes et appelantes sur les temps d’obscurcissement et de persécutions 86. C’est toute la tradition de l’Église romaine et parisienne antique qui est atteinte par ces changements qui attaquent aussi bien les dogmes catholiques que les Saintes Écritures. Quant aux canons, en cinquième lieu, les consulteurs déplorent leurs nombreuses mutilations, et en particulier les paroles qui expriment l’autorité du saint Pontife. Un maintien, en revanche, celui de la lettre canonique de Basile de Césarée à propos de l’interdiction du mariage sans l’accord des parents est perçu avec indignation comme un exemple de rigorisme. Les consulteurs font valoir les principes du concile de Trente qui affirment le libre consentement des époux. L’usage des Écritures, ou plus exactement ses nombreux « abus », est abordé en sixième lieu comme « l’âme de l’hérésie ». Les consulteurs considèrent les jansénistes comme des maîtres pour mettre en pièces l’Écriture et la recomposer à leur guise. C’est par ce procédé malicieux qu’ils introduisent leurs erreurs, comme les hérétiques avant eux. Les censeurs rappellent que c’est pour cette raison que la proposition 18, extraite des Réflexions Morales, avait déjà été condamnée par la bulle Unigenitus : « La semence de la parole que la main de Dieu arrose, porte toujours son fruit ». Ce principe autorise toute les nouveautés des appelants : l’hérésie du petit nombre des élus, le petit reste que la grâce a conservé en attendant que le prophète Élie revienne pour soutenir la foi du petit troupeau persécuté. Ce « fanatisme » est typique du parti, et particulièrement des auteurs du livre des Hexaples. Les consulteurs montrent ainsi qu’ils connaissent le manifeste programmatique de la résistance à la constitution romaine, de même que les ouvrages figuristes qui développent le thème de la venue d’Élie 87.
86 54 : « C’est elle seule, la charité, qui parle à Dieu, c’est elle seule que Dieu entend. (1 Cor. 13, 1) ». 55 : « Dieu ne couronne que la charité ; qui court par un autre mouvement et un autre motif court en vain. (1 Cor.9, 24) ». 100 : « Temps déplorable, où on croit honorer Dieu en persécutant la vérité et ses disciples. Ce temps est venu… être regardé et traité par ceux qui en sont les ministres, de la religion, comme un impie, indigne de tout commerce avec Dieu, comme un membre pourri, capable de tout corrompre dans la société des saints, c’est pour les personnes pieuses une mort plus terrible que celle du corps. En vain on se flatte de la pureté de ses intentions et d’un zèle de religion, en poursuivant des gens de bien à feu et à sang, si on est aveuglé par sa propre passion, ou emporté par celle des autres, faute de vouloir rien examiner. On croit souvent sacrifier à Dieu un impie, et on sacrifie au diable un serviteur de Dieu. (Joan. 16,2) ». 87 Les Hexaples ou les Six colonnes sur la constitution Unigenitus . La I. contient les propositions condamnées. La II. le texte de ces mêmes propositions, tirées du P. Quesnel. La III. le jugement de l'Écriture Sainte et des SS. Pères
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À ma grande surprise, mais il est vrai que Hongnant les a mis sur la piste, les consulteurs ont parfaitement repéré les passages figuristes sur la venue d’Élie et la conversion des juifs : en particulier les 4e, 5e et 6e répons des matines du septième dimanche après la Pentecôte : Qu’est-ce que Dieu répond à Élie ? Je me suis réservé sept mille hommes, qui n’ont point fléchi le genou devant Baal. Il en est de même en ce tems-ci : ceux qui ont été réservés en petit nombre selon l’élection de la grâce, ont été sauvé. V. Il est vrai qu’Élie doit venir, et qu’il rétablira toutes choses, mais je vous déclare qu’Élie est déjà venu. Avant que le grand jour du Seigneur arrive, Élie réunira le cœur des pères avec leurs enfans, et le cœur des enfans avec leurs pères. Pour réunir les cœurs des pères à leurs enfans et pour rétablir les tribus d’Israël.
Comme s’il répondait à une objection, Lucini reconnaît le sens naturel que peuvent avoir les paroles citées, mais il souligne le contexte français de la résistance à la bulle Unigenitus qui induit le sens voulu par le parti. En dernier lieu, les consulteurs se focalisent sur les hymnes de Coffin qui concentrent à leurs yeux l’hérésie janséniste à l’état pur, celle de Baius et de Jansénius 88. Ils en retiennent surtout une vingtaine 89. Ce sont elles qui attirent le plus de rapprochements avec les propositions de la bulle Unigenitus : les propositions 2-4, 6-8, 10, 15, 19, 24-27, 30, 35, 39 sur la toute-puissance de la grâce et sur la négation du libre arbitre, les propositions 52, 63, 65, 66, 69 sur la charité et sur la foi, les propositions 72, 73, 75, 76 sur l’Église des élus, la proposition 89 sur le droit d’assister au sacrifice de la messe 90. C’est dans les hymnes de Coffin l’appelant que les consulteurs entendent dénicher l’essence du dogme hérétique de Jansénius, c’est pourquoi ils ne retiennent que les points classiquement litigieux au xviie siècle : la grâce, la charité, la foi, l’Église des élus, la pénitence. On a l’impression d’assister en direct à la fabrication du « jansénisme » à partir des effets produits par la matrice christocentique. En particulier l’hymne aux secondes vêpres de la fête de la Dédicace de l’Église concentre à elle seule 12 propositions condamnées par la bulle Unigenitus : 3, 6-8, 15, 26, 27, 52, 63, 65, 69, 89. Nous en citons quelques strophes pour montrer comment les
sur chacune des propositions condamnées. La IV. des remarques sur les différentes matières traitées dans la constitution. La V. la justification du P. Quesnel par lui même. La VI. la doctrine des Jésuites opposée à celle des SS. PP. et du P. Q., avec l'histoire du livre des Réflexions morales du P. Quesnel, et de ce qui s'est passé au sujet de la constitution jusqu'à présent, Amsterdam, N. Potgieter, 1721, 7 vol. ; Pierre Boyer (oratorien), De l’avènement d’Elie, en France, 1734-1735, 2 vol. 88 Coffin n’est pas le seul qui ait fourni des hymnes : le Tourneux et les deux Santeul, tout aussi jansénistes, de la Brunetière et Habert, évêques de Saintes et de Vabres, le père Petau jésuite, Commire, Guyet, Sébastien Vesnault, curé de Saint-Maurice de Sens et auteur en partie du bréviaire de ce diocèse. 89 « Fête de la Pentecôte : tous les hymnes, fête de l’Épiphanie : tous les hymnes, fête de saint Barnabé : tous les hymnes, fête de la Circoncision du Christ : hymne à l’Office de la nuit, fête de saint Marc : hymnes aux 1re et 2e vêpres, fête de saint Denys : hymne des vêpres, fête de saint Lazare : hymne à laudes, fête de la Dédicace de l’Église : hymne aux 2e vêpres, fête de l’Ascension du Christ : hymne à vêpres, fête des apôtres Pierre et Paul : hymne aux vêpres, fête de Saint-Stéphane : hymne à Laudes, férie 2 : hymne à vêpres et à laudes, férie 3 : hymne aux vêpres et à l’office de la nuit, férie 4 : hymne à l’office de la nuit, férie 5, hymne aux vêpres et à laudes. » 90 Nous sommes obligée de renvoyer au texte de la bulle Unigenitus publié par L. Ceyssens et J. Tans, Autour de la bulle Unigenitus…, op. cit., p. 792-803.
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consulteurs en arrivent à mettre en accusation la mystique eucharistique propre à l’esprit contre-réformé : C’est dans ce lieu sacré qu’est le trône du Tout-puissant et la porte du ciel : c’est là qu’un Dieu devient lui-même le temple, l’autel, le prêtre et le sacrifice : c’est là que l’amour toujours subsistant d’un Dieu fait homme, s’immole sans cesse à son Père pour l’oblation non sanglante de la mort. Quel autel, quelle auguste demeure, qui peut recevoir la majesté de Dieu même ! Celui que ni le ciel ni la terre ne peuvent contenir, se renfermant dans un étroit espace, consent à demeurer présent et voilé au milieu de nous. Avec quelle bonté ne se communique-t-il point aux âmes pures dans ce Saint lieu. Jésus-Christ le Dieu de charité, y prodigue toute sa tendresse pour nous : c’est un Père qui se plait à se voir au milieu de ses enfants. Loin de ce temple, vous tous dont le cœur est souillé par la contagion du péché : craignez profanes, de porter sur ce seuil auguste un pied sacrilège : un Dieu vengeur vous y attend la main levée pour punir votre témérité.
Les Observations faites par le Saint Père Les Observations faites par le Saint Père 91 donnent encore un autre classement des griefs qui met lui aussi l’accent sur les hymnes de Coffin. Elles tirent ainsi la leçon des censures qui les ont présentées comme la quintessence de l’hérésie janséniste. Les Observations sont précédées par une Lettre instructive au Nonce pour être transmise à Fleury 92 qui envisage ce qui, en l’état, cause le problème le plus épineux, le plus délicat : le mandement de Vintimille du 25 mai 1736 qui impose le nouveau Bréviaire comme une obligation incontournable. Le pape rappelle que le cardinal de Noailles, quant à lui, n’avait pas voulu approuver une réforme qui aurait causé beaucoup de tort à la religion. Les variations du nouveau bréviaire par rapport au Bréviaire romain et à la forme ancienne du Bréviaire parisien sont présentées comme un détournement de la saine doctrine. Elles ont des conséquences funestes car elles engendrent des désordres dans la relation même avec le Saint-Siège, dans l’application de la constitution Unigenitus, loi de l’Église et de l’État, d’où l’importance d’y mettre un terme. Dans le style précautionneux et indirect de la curie, il est bien précisé que le pape n’a pas perdu son estime pour l’archevêque de Paris dont le zèle et l’attachement pour le SaintSiège sont bien connus. Il importe que le nonce fasse tout ce qu’il est en son pouvoir pour obtenir de Fleury l’assurance de ses meilleures dispositions pour remédier aux « faits graves » qui inquiètent le Saint-Siège. On compte également sur l’expérience de Vintimille pour trouver une solution adéquate. Quelques remèdes sont proposés cependant d’une manière assez directive : 1/ suspendre la récitation du Bréviaire au motif de le réformer, ou mieux encore, le retirer de la circulation, 2/ éliminer les hymnes de Coffin, déjà imprimées dans ses œuvres et à part
Pièce C et ajout E. Pièce A.
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sous son nom, Hymni sacri 93, 3/ rajouter les répons, les antiennes et les canons supprimés sur des feuilles annexes. Il est souligné que la suspension serait bien accueillie par l’opinion catholique. L’archevêque accrédite en effet les appelants et cette attitude heurte les catholiques français et tous ceux qui sont attachés au Saint-Siège. Les plus fidèles implorent des remèdes contre cette nouveauté et les conséquences de ce scandale sont funestes pour la religion. Une proposition est même suggérée ostensiblement à Vintimille : publier un nouveau mandement pour informer son diocèse et le monde catholique de la nécessité de supprimer le Bréviaire dans l’intérêt de l’Église. Suivent donc les « feuillets d’observations » du pape. Leur ton est dramatique, l’affaire est présentée comme un « schisme » de désobéissance à la loi de l’Église universelle. En premier lieu le pape souligne la séparation de l’Église de France d’avec l’Église mère. Il s’agit d’une rupture de la concorde et de la conformité avec l’Église romaine, avec l’unité de la Tradition. Contrairement aux réformes de Pie V, Clément VII et Urbain VIII, la réforme ne consiste plus à s’approcher de la forme du Bréviaire romain mais à produire, à l’inverse, de véritables altérations et des singularités dans les fêtes les plus solennelles et les chants. Mais le pape dit n’avoir pas perdu confiance en l’archevêque de Paris, car il connaît sa « réputation » et le zèle pour la constitution Unigenitus. Il reste persuadé que Vintimille peut remédier à cette destruction de l’unité et désigne les véritables responsables de cette rupture scandaleuse : les « dogmatistes » de France, les « factionnaires » appelants. Il accuse en particulier l’auteur des hymnes nouvelles qui ont remplacé les hymnes antiques, le sieur Coffin. Il le qualifie « d’appelant déclaré » qui diffuse le langage des nouvelles erreurs : ses chants sont contraires à la langue de toute l’Église, contraires à la simplicité chrétienne et à la tradition même des saints Pères. Pour bien accentuer la singularité et la gravité des changements, le pape se livre à un rappel historique des précédents exemples de réforme qui avaient également été la source de scandales. En 1525, le Bréviaire de Soissons avait donné lieu à une manifestation publique de la Sorbonne. En 1535, le Bréviaire de Quiñonez était déjà contraire aux usages de l’Église romaine. En 1548, le Bréviaire d’Orléans avait été censuré pour hérésie. Mais les deux premiers ne comportaient pas d’erreurs dogmatiques : les mutations ne touchaient que l’usage du rite et la forme des prières. Le pape insiste sur l’importance de l’unité des rites et des offices car la singularité et la nouveauté sont le prétexte à la désobéissance, à l’esprit de division, au scandale public. De même, le changement de la forme et du langage des prières ouvre la porte au schisme et à l’esprit du « parti des factionnaires ». C’est l’hérésie protestante qui est ainsi désignée derrière les jansénistes : les nouveaux dogmes sont en réalité les anciennes erreurs des
Charles Coffin, Hymni sacri, Parisiis, sumptibus suis ediderunt bibliopolae Usuum Parisiensium, 1736. Certaines sont traduites en français la même année dans Hymnes du nouveau bréviaire de Paris, traduites ou paraphrasées en vers (de Santeul, Coffin et autres). Premier recueil, Paris, G. Martin, 1736. En 1786, un membre du parti janséniste, l’abbé Le Besgue de Majainville (17...-1794), en retraduira et publiera un autre recueil grâce aux fonds secrets : Hymnes du nouveau Bréviaire de Paris, traduites en vers françois, Paris, Vente et Mérigot le jeune, 1786 (autre édition : Maradan, 1788).
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hérétiques. On y retrouve le même abus des paroles de l’Écriture surtout dans les répons et les antiennes, le jeu des ambiguïtés voulues avec malice, la confusion savamment entretenue, tous procédés qui avaient été déjà dénoncés par le père Hongnant. Cette fragmentation et cette recomposition des passages des Écritures permet également d’introduire les erreurs sur la grâce qui prennent leur origine chez Calvin et chez Jansénius : non la somme d’une grâce intérieure illuminée par l’intelligence, mais la seule inspiration intérieure de la volonté du Christ. Le pape est beaucoup plus précis que les consulteurs sur la nature de l’hérésie janséniste : quesnellisme, arianisme, exclusion du ministère d’une tête visible, abolition de la loi ancienne au profit de la nouvelle alliance, Église des élus, toutes erreurs que l’on retrouve dans les écrits des appelants. Il se dit conscient de l’énormité du scandale puisque ces erreurs sont cautionnées par l’autorité de l’archevêque de Paris en personne ! Le pape termine en donnant des « instructions » pour le mandement qui devrait être publié par l’archevêque de Paris 94. Vintimille doit faire part publiquement à l’Église de Paris de son aversion pour les erreurs et de sa fidélité à la constitution Unigenitus. Il doit accuser le bréviaire de nouveautés pernicieuses afin de protéger les fidèles peu éduqués et faibles L’archevêque doit exprimer clairement que le bréviaire n’est pas son œuvre et qu’il est contraire à ses opinions. Certes, il a été publié sous son autorité comme étant son œuvre mais il s’agit en réalité d’un détournement de sens et de sentiments. Ces pressions seront vaines, l’archevêque ne cèdera sur aucun point, en dépit du retour à la charge des autorités romaines. Le dossier s’achève en effet par une correspondance de la fin de l’année 1740 95 entre le nonce, le Saint-Office et Fleury à propos de la traduction du bréviaire en langue française qui avait été demandée par la duchesse d’Orléans et qui paraitra en 8 volumes en 1742. Le 14 septembre, la Sacrée Congrégation décrète qu’il soit enjoint au cardinal ministre de prononcer une interdiction publique du bréviaire. Le 10 octobre, le nonce écrit au cardinal ministre que sa Sainteté désire la prohibition et l’abolition du bréviaire en langue française. Le 11 novembre, le Saint-Office demande au nonce de réitérer ses instances auprès de Fleury afin de prohiber l’impression par des décrets publics, Fleury ayant promis d’écrire à Vintimille pour lui donner des instructions. À la fin du mois, le 30 novembre 1740, il n’est plus question que de faire des représentations au cardinal-ministre Fleury, afin que ce dernier essaye d’obtenir les corrections nécessaires et surtout le retranchement de toutes les hymnes de Coffin. L’arrivée de Benoît XIV, le pape politicante, fera encore baisser les prétentions du Saint-Office, face aux refus réitérés de Vintimille, ainsi que Mgr Batiffol nous l’apprend 96. Quand la première édition du Bréviaire sera épuisée et qu’on parlera au commencement de 1743 d’en refaire une nouvelle, le nonce s’ouvrira à nouveau au cardinal de Fleury pour que cette édition soit corrigée conformément aux remarques qui avaient été envoyées de Rome. Cependant Benoît XIV demandera au nonce de ne point insister sur le mandement de
Pièce A. Nous l’avons complétée par des sondages dans le dossier suivant : archives du Saint-Office, Stanza Storica, G6 a, (I et II). 96 Mgr Pierre Batiffol, Histoire du bréviaire romain, Paris, A. Picard et fils, 1893, p. 274 ssq. 94 95
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rétractation, afin de ne pas s’aliéner l’archevêque. En dépit de ces instances réitérées, c’est directement au père Vigier que les « feuillets d’observations » du pape seront transmis comme étant l’ouvrage d’une « personne zélée » de nature à fournir des lumières pour une bonne nouvelle édition du Bréviaire. Non seulement la seconde édition du Bréviaire paraîtra presque sans changement mais c’est aux soins de Mésenguy qu’elle sera confiée ! La raison de ce laxisme est sans doute que Benoît XIV a choisi, lui aussi, de s’embarquer dans l’aventure de la réforme du bréviaire romain. À cet effet, il érige une nouvelle congrégation, dès l’année 1741, dans laquelle nous retrouvons trois de nos censeurs : Besozzi, Sergio et Valenti qui est nommé à nouveau secrétaire 97. Le travail des consulteurs, promus à leur tour au rang de réformateurs du Bréviaire romain, s’enlisera dans les marécages de leurs doutes, de leurs contradictions, de leurs perplexités et de l’insatisfaction croissante de Benoît XIV qui ne cessera cependant de nourrir l’ambition de s’atteler lui-même à la réforme jusqu’à sa mort. Mgr Batiffol, en toute honnêteté, a reconnu qu’il y avait des points communs entre les vues des liturgistes romains et celles des novateurs jansénistes du Bréviaire de Vintimille. Mais il a cette esquive imparable sur laquelle nous nous arrêterons : « le SaintSiège n’a pas résolu les doutes, ni jugé les propositions de ses consulteurs 98. » Comme si, est-il sous entendu, l’hérésie avait gagné Rome elle-même ! Ainsi, au travers de la réforme des bréviaires, le soupçon de « jansénisme » a-t-il contaminé successivement l’archevêque de Paris, puis les liturgistes du Bréviaire romain, qui se trouvent être les consulteurs du Saint-Office qui avaient censuré le Bréviaire parisien de 1736 ! Ne serait ce pas en restant parfaitement fidèles à l’esprit du concile de Trente et de Pie V que nos ex-consulteurs devenus réformateurs ont été emportés vers les confins dangereux d’une « hérésie » furieusement ressemblante à l’orthodoxie ? Réforme protestante ou Contre-Réforme catholique ? À l’arrivée, on retrouve toute la difficulté de cerner la nature du « jansénisme », que ce cas troublant illustre jusqu’à la caricature. Comment se démarquer du jansénisme, quand celuici ne fait que développer dans toutes ses conséquences la réaffirmation de la primauté du Christ dans l’Église par la réforme catholique ? Catherine Maire CNRS/CRPRA (Centre de recherches politiques Raymond Aron)
97 Suitbert Bäumer, Histoire du Bréviaire, R. Biron (trad. et rév.) Paris, Letouzey, 1905, 2 vol., t. II, p. 372-401, Mgr Batiffol, Histoire…, op. cit., p. 276-323 et Pierre Jounel, Le renouveau du culte des saints…, op. cit., p. 39-51. Les actes de la commission de réforme ont été découverts en 1856 par l’évêque Agoston Roskovànyi à la bibliothèque Corsini à Rome (ms 361, 362, 363) qui les a publiés en partie dans Acta Juris Pontificii, t. 24, (1885), col. 905-926. Sur l’historique de la commission voir également, du même auteur, Monumenta et literaturam de breviario complectens, Nyitra, 1861, t. V. 98 P. Batiffol, Histoire…, op. cit., p. 318.
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Benoît XIV et la réforme du Bréviaire romain La réforme du Bréviaire entreprise par Benoît XIV n’a jamais abouti. Pourtant, les travaux de la Commission qu’il avait réunie à cet effet ont été achevés en 1747. Mais le Pape, mort seulement en 1758, n’a finalement jamais promulgué le nouveau Bréviaire romain. On peut s’interroger sur les raisons de ce silence. S’agit-il d’un manque de temps comme le laissent entendre certaines lettres du Pontife au cardinal de Tencin : « Quant au Bréviaire, nous en avons repris la matière », écrit-il le 25 septembre 1748. « Mais pour en venir à bout, il faudrait avoir plus de temps que nous n’en avons, étant à dire vrai non pas assiégé mais accablé de besogne » 1. Est-ce la procédure même de la révision qui est en cause ? Lorsque Benoît XIV publie la nouvelle édition du Martyrologium romanum, il écrit en confidence au même cardinal de Tencin : « Plût à Dieu que nous eussions suivi la même méthode et que nous eussions travaillé tout seul à la correction du Bréviaire. Nous nous sommes embarqués à nommer une commission qui finalement nous a communiqué ses sentiments, si confus, si contradictoires, qu’il y a plus de travail à les corriger qu’à corriger le Bréviaire » 2. Faudraitil alors acquiescer un jugement émis par dom Guéranger, qui professait pour Benoît XIV la plus grande vénération — son « nom seul rappelle la plus vaste science liturgique dont un homme ait été orné » 3 — et qui estime que celui-ci « finit par renoncer à son projet ; sans doute le temps n’était pas venu de tenter ce grand œuvre, peut-être parce que les inconvénients qu’on voulait éviter n’étaient pas réels, ou encore que les principes qui auraient présidé à ce travail n’étaient pas de nature à l’amener à une fin heureuse et convenable » 4. En réalité, c’est seulement en 1843, lors d’un séjour à Rome, que dom Guéranger prend connaissance avec horreur des manuscrits qui rassemblent les travaux de la Commission Lettre de Benoît XIV au cardinal de Tencin, 25 septembre 1748 (n° 322), dans Le Lettere de Benedetto XIV al Card. De Tencin, E. Morelli (éd.), t. II, Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 1965, p. 84. Voir également la lettre du 13 août 1755 au chanoine Peggi où Benoît XIV déclare qu’il songe à « une honnête correction du Bréviaire » et ajoute : « Nous ne nous refusons pas au travail, ayant déjà emmagasiné abondance de matériaux, mais il y faudrait un peu de temps ; on n’en trouve pas aisément, ou si, par aventure, on en trouve, on fait l’expérience, à l’usage, du poids des années ; nous nous retrouvons présentement tourmenté par une fluxion au bras droit », dans Lettere di Benedetto XIV scritte al Canonico Pier Francesco Peggi a Bologna, 1729-1758, col diario del Conclave del 1740, F. X. Kraus (éd.), Fribourg en Brisgau – Tubingen, Akademische Verlagsbuchhandlung J.C.B. Mohr, 1884, lettre n° 157, p. 115. 2 Lettre de Benoît XIV au Cardinal de Tencin, n° 315, 7 août 1748, in E. Morelli, op. cit., t. II, p. 73. 3 Dom Prosper Guéranger, Institutions liturgiques, Paris-Bruxelles, Société générale de librairie catholique, 1880, p. 494. 4 Ibid., p. 470. 1
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nommée par Benoît XIV et son jugement est sans appel : à la date du 13 septembre de cette année-là, il note dans son journal : J’ai pu apprécier l’esprit de cette triste réforme que Benoît XIV n’accepta pas. L’influence des idées françaises du temps y règne en plein ; Tillemont, Baillet et Grancolas sont les oracles et gouvernent tout, jusqu’à critiquer insolemment les paroles de l’antiphonaire grégorien à la Très Sainte Vierge Sola haereses interemisti : ces messieurs répondent : sed et haereses adhuc vigent 5.
Lors de son quatrième séjour romain en 1856, dom Guéranger est nommé à la Commission pontificale chargée par Pie IX d’examiner le dossier rassemblé sous le pontificat de Benoît XIV en vue de la réforme du Bréviaire : celle-ci conclut — et on peut penser que dom Guéranger penche dans ce sens — à renvoyer l’ensemble des pièces sur les rayons des bibliothèques dont elles provenaient et à ne rien changer 6. Peut-être pouvons-nous relire aujourd’hui les documents de la Commission créée par Benoît XIV avec d’autres lunettes que celles de dom Guéranger, et sans adopter systématiquement les positions polémiques de l’ardent bénédictin qui ne cesse de dénoncer dans ses Institutions liturgiques « la triste situation du culte catholique, en France », au xviiie siècle, « livrée ainsi à la merci de quelques docteurs particuliers qui osent, au grand jour, se mettre à la place de la tradition, cet élément souverain et si indispensable dans les institutions d’une Église de dix-huit siècles » 7.
Prospero Lambertini : un juriste et liturgiste sur la chaire de saint Pierre Avant d’examiner la réforme elle-même, il convient de rappeler que Prospero Lambertini, devenu pape à la mort de Clément XII en 1740, s’est imposé comme un candidat de compromis au 255e tour de scrutin après six mois de négociations interminables entre le groupe des cardinaux conduits par le cardinal-neveu de Clément XII, Neri Orsini, et celui conduit par le cardinal camerlingue Albani. C’est un savant liturgiste et canoniste qui a mené la plus grande partie de sa carrière à la Curie avant d’être nommé au siège d’Ancône
5 Texte du journal cité dans dom Cuthbert Johnson, Dom Guéranger et le renouveau liturgique. Une introduction à son œuvre liturgique, Paris, Téqui, 1988, p. 149, note 82. Le bénédictin fait ici allusion à l’antienne Gaude Maria Virgo qui se dit aux matines de l’office des fêtes de la Sainte Vierge : cunctas haereses sola interemisti in universo mundo. 6 Dom Guy Marie Oury, Dom Guéranger, Moine au cœur de l’Eglise, Solesmes, Éditions de Solesmes, 2000, p. 327. 7 Dom P. Guéranger, op. cit., t. II, p. 225. Dom Guéranger vise ici Frédéric-Maurice Foinard, auteur en 1720 du Projet d’un nouveau Bréviaire, dans lequel l’office divin, sans en changer la forme ordinaire, serait particulièrement composé de l’Écriture Sainte, instructif, édifiant dans un ordre naturel, sans renvois sans répétitions et très court avec des observations sur les anciens et nouveaux Bréviaires, et en 1727 d’un Breviarium ecclesiasticum, et l’abbé Jean Grancolas qui a publié cette même année 1727 un Commentaire du Bréviaire romain.
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en 1727 puis à celui de Bologne en 1731 8. Il a été avocat consistorial (de 1701 à 1708) puis promoteur de la foi à la Congrégation des Rites, c’est-à-dire qu’il a joué un rôle tout à fait essentiel dans les causes de béatification et de canonisation, et outre l’exercice d’autres fonctions curiales (comme celle de consulteur au Saint-Office ou celle d’official à la Congrégation des immunités ecclésiastiques), il fut, à partir de 1718, secrétaire de la Congrégation du Concile chargée d’appliquer les décrets et canons conciliaires de Trente. De cette expérience de gouvernement sont issues des œuvres majeures qui visent à améliorer les procédures de travail des congrégations auxquelles il a participé : ainsi rassemble-t-il l’ensemble des décisions de la Congrégation du Concile dans le Thesaurus resolutionum Sacrae Congregationis Concilii… (cinq volumes, Urbino, 1739-1740), ce qui permet aux membres de celle-ci de connaître les précédents jurisprudentiels des questions qu’ils ont à traiter et de retrouver rapidement les considérations juridiques nécessaires à la résolution de tel ou tel cas considéré. De la même façon, le De servorum Dei beatificatione et beatorum canonizatione (4 tomes in folio, Bologne, 1734-1738) vise une utilité pratique : il s’agit de mettre en ordre les procédures propres à la Congrégation des rites dans les causes de béatification et de canonisation et de proposer un bilan historique ordonné de sa pratique juridique tout en s’appuyant sur les travaux menés par les Bollandistes dans les Acta sanctorum et sur les avancées de l’histoire ecclésiastique. Ce bilan, fondé sur une érudition sans faille, a pour but de servir de guide aux membres de la Congrégation qui ignorent souvent les très nombreux décrets édictés par le Siège Apostolique depuis Urbain VIII. Le cardinal Prospero Lambertini répond pleinement à la définition de l’intellectuel organique de l’Église qui met toute sa science au service d’un bon fonctionnement des dicastères romains en procurant des instruments du travail qui demeureraient d’ailleurs en usage jusqu’à Pie IX et Léon XIII. On saisit d’ailleurs, à travers ces outils érudits, tout l’intérêt que le futur Benoît XIV porte à la liturgie. Tout un chapitre de la seconde partie du IVe tome du De servorum Dei beatificatione est en effet consacré au Bréviaire romain et à son autorité 9. Il s’agit, en réalité, d’un bref résumé de l’histoire du Bréviaire romain et de ses réformes, en particulier sous Clément VIII et Urbain VIII. Trois points de ce chapitre peuvent être ici relevés pour notre propos. Tout d’abord, Prospero Lambertini rappelle les termes de la bulle de saint Pie V et la nécessité pour les diocèses de faire preuve d’un usage antécédent de deux cents années ininterrompues pour pouvoir continuer à utiliser leur propre bréviaire : il condamne en particulier les bréviaires diocésains introduits depuis cette date, alors même que l’usage du Sur le pontificat de Benoît XIV, voir Baron Ludwig von Pastor, Storia dei Papi dalla fine del Medio Evo, t. XVI : Storia dei papi nel periodo dell'assolutismo dall'elezione di Benedetto XIV sino alla morte di Pio VI, 1740-1799. Parte 1. Benedetto XIV e Clemente XIII, 1740-1769, Rome, Desclée, 1953 ; les notices de Mario Rosa dans le Dizionario biografico degli Italiani, t. VIII, Rome, 1966, p. 393-408 et dans l’Enciclopedia dei Papi, t. III, Rome, Instituto della Enciclopedia Italiana, 2000, p. 446-461. On trouvera dans cette dernière une bibliographie très complète pour les années 1965-2000 ; Prospero Lambertini, Vescovo della sua città, Pastore della Cristianità, A. Zanetti (dir.), Bologne, Minerva Edizioni, 2004 ; Maria Teresa Fattori, « Lambertini a Bologna, 1731-1740 », Rivista di Storia della Chiesa in Italia, 41e année, 2007, p. 417-461. 9 Prospero Lambertini, De servorum Dei beatificatione et beatorum canonizatione, livre IV, Deuxième partie, chapitre XIII, Bologne, Langhi, 1738, p. 110-118 : « De Breviario Romano et ejus authoritate, aliisque nonnullis rebus, quae pertinent ad officia divina ». 8
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Bréviaire romain y avait été préalablement reçu, bréviaires desquels ont été retirées de très nombreuses fêtes inscrites au Bréviaire romain. Benoît XIV évoque à ce propos le livre publié en 1677 par l’évêque janséniste de Saint-Pons-de-Thomières, Pierre-Jean-François de Percin de Montgaillard, Du droit et du pouvoir des évêques de régler les offices divins dans leurs diocèses suivant la tradition de tous les siècles depuis Jésus-Christ jusques à présent : celui-ci y bouleversait l’ordre et les rites du Bréviaire romain en introduisant de nombreux offices en l’honneur des saints, alors que le Bréviaire romain avait été déjà reçu dans son diocèse ; il affirmait de surcroît avoir avec lui l’autorité du Saint-Esprit, celle de tous les Pontifes romains et de toute l’Église pour opérer ces mutations. De telles déclarations, rappelle l’archevêque de Bologne, ont été proscrites comme « débordant d’erreur et de scandale » 10. En second lieu, le futur pontife de l’Église romaine est parfaitement au courant des vives querelles que suscitent les leçons historiques du Bréviaire, et des critiques qui ont été portées à cet égard par l’érudition gallicane : « certains », prenant appui sur le témoignage du Père Bartolomeo Gavanti, général des barnabites qui fut membre de a commission de réforme établie par Clément VIII, s’élèvent vigoureusement contre le Bréviaire romain, affirment qu’il est rempli de fables et qu’il faut rejeter absolument son autorité dans les faits historiques alors que pour d’autres, soutenant contre ces adversaires le sens de l’Église romaine, il est impie et quasi-hérétique de douter des faits historiques rapportés dans le bréviaire et bien plus de les combattre 11.
Enfin — et c’est le troisième point qu’il faut souligner, Prospero Lambertini, tout en réaffirmant que le Bréviaire a déjà été plusieurs fois révisé et corrigé par un grand nombre d’hommes réputés pour leur piété et leur doctrine, estime qu’on ne peut raisonnablement 10 Ibid., p. 112. Le livre de l’évêque de Saint-Pons-de-Thomières a paru sans nom d’éditeur ni lieu d’édition. En 1682, le même évêque écrit une Lettre à Mr le cardinal Grimaldi, archevêque d’Aix et vice-doyen du Sacré-Collège des cardinaux avec un escrit qui sert de réponse à plusieurs difficultés faites contre le Directoire des Offices de S.-Pons, de l’année 1681, publiée à Paris en 1682. Voir également du même auteur, Recueil des factums et autres pièces qui ont servi à la défense du calendrier du diocèse de Saint-Pons, paru sans lieu d’édition en 1686. Le livre de Mgr de Percin de Montgaillard a été condamné par un décret de la Congrégation du Saint-Office en date du 27 avril 1701 qui condamne également le Recueil des factums, les Directoria et Calendaria de l’Église cathédrale de Saint-Pons qui datent de 1681 et le Proprium sanctorum du même diocèse paru en 1692. Voir Jésus Martinez de Bujanda, Index librorum prohibitorum 1600-1966, Genève, Droz ; Montréal, Médiaspaul ; Sherbrook, Centre d’Études de la Renaissance, 2002, p. 693-694. 11 Ibid., p. 113-114. Prospero Lambertini cite explicitement le livre de Bartolomeo Gavanti, Commentaria ad Rubricas Missalis et Breviarii Romani, publié à Rome en 1628. Se référant à la réforme élaborée sous l’autorité de Clément VIII à laquelle il a participé (tout comme à celle décidée par Urbain VIII), Gavanti rappelait qu’il a « paru très difficile aux cardinaux Baronius et Bellarmin de tout ramener à la vérité de l’histoire, et qu’il leur avait semblé plus prudent de retenir certains faits étayés par le témoignage d’un auteur de poids, qui ne manquaient pas de probabilité et ne pouvaient être convaincus de fausseté, bien qu’un plus grand nombre défendît l’opinion contraire ». Prospero Lambertini est très bien informé des critiques de l’érudition gallicane. Il cite en particulier le carme Honoré de Sainte-Marie, Réflexions sur les règles et l’usage de la critique où l’on traite des différentes méthodes pour démêler les véritables traditions des fausses. Et où l’on examine plusieurs pieuses créances de la vie de Jésus-Christ depuis sa Conception jusqu’à sa mort, t. II, Paris, 1719, Livre I, Dissertation II, qui s’élève contre les « critiques outrés » — Le Nain de Tillemont, Adrien Baillet, le Père Noël Alexandre — qui ont coupé « la source de la plupart des pieuses traditions sous prétexte qu’elles sont le fruit d’une trop grande crédulité de cinq ou six siècles, qui ont précédé les deux derniers », p. 78-80.
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interdire l’exposé des difficultés qui subsistent dans les faits historiques rapportés dans le Bréviaire, et la soumission de celles-ci au jugement du Siège Apostolique, afin qu’il mette en œuvre une nouvelle correction du Bréviaire, ce qui, ajoute-t-il « semble être l’avis de la plupart de ceux qui paraissent douter des histoires relatées dans plusieurs leçons du Deuxième Nocturne » 12. À cet égard, il évoque de nombreux exemples où les textes des leçons du Bréviaire lui semblent avoir été à juste titre contestés : ainsi, par exemple, les Actes de saint Venant, martyr, dont la sincérité a été mise en doute par les bollandistes 13, l’affirmation de la translation du corps de l’apôtre saint Barthélemy récusée par le cardinal Vincenzo Marin Orsini, celui-là même qui est devenu pape sous le nom de Benoît XIII 14, ou bien encore la confusion faite entre Denys l’Aréopagite et Denys, premier évêque de Paris, critiquée tout à la fois par le préfet de la Bibliothèque vaticane Emmanuel de Schelstrate et par le bollandiste Conrad Janninck 15. Il est très vraisemblable que Prospero Lambertini partage l’avis de Guido Grandi, abbé des Camaldules, qu’il cite, sur la hiérarchie que l’on peut établir dans l’autorité des textes du Bréviaire : autorité divine quand il s’agit des textes de l’Écriture, révérence à l’égard des homélies des Pères en tant que maîtres de l’Église mais avec une moindre autorité que celle due au Verbe divin, confiance tout humaine vis-à-vis des histoires et des Vies des Saints 16. Bref, le futur Benoît XIV semble tout à fait ouvert à une réforme possible des leçons historiques du bréviaire où il reconnaît, avec les plus grands savants de son époque, lacunes et erreurs.
Les réformes liturgiques françaises au travers du prisme romain Au delà de cet avis de fond, Prospero Lambertini paraît avoir été très attentif aux affaires françaises. Ce liturgiste était très certainement au courant de la polémique qui s’est élevée en France autour de l’extension à l’Église universelle de l’office de Grégoire VII, qui célébrait la constance de ce Pontife pour conserver la liberté de l’Église face à l’ingérence du pouvoir de l’Empereur : il venait à peine de quitter la Congrégation des Rites quand l’affaire Ibid., p. 114. Benoît XIV cite ici l’Annotatio critica qui accompagne l’édition des Acta apocrypha de ce martyr à la date du 18 mai. Acta Sanctorum Maii, tomus quartus, Anvers, 1685, p. 143-144. Les actes édités par François Baerts et Conrad Janninck parlent de la « haud dubio evidens fabulositas » des Actes apocryphes de saint Venant. 14 Vincenzo Marin Orsini, Discorso nel quale si prova che’l corpo di S. Bartolomeo apostolo stia in Benevento (9 febraro 1695), Bénévent, Imprimerie archiépiscopale, 1695. 15 La querelle autour de l’identification de Denys l’Aréopagite à l’évêque de Paris a fait rage au xviie siècle depuis les écrits de Jean de Launoy dans les années 1640 (voir à ce propos Jean-Marie Le Gall, Le Mythe de saint Denis entre Renaissance et Révolution, Seyssel, Champ Vallon, 2007, p. 230-316). Benoît XIV se réfère explicitement à Daniel Papebroch, Responsio ad exhibitionem errorum per adm. R. P. Sebastianum A Sancto Paulo, Ordinis Carmelitani in Belgio bis Provincialem… evulgatam anno MDCXCIII Coloniae, Anvers, H. Thieullier 1696, p. 161 et 317-322 ; Emmanuel de Schelstrate, Antiquitas illustrata circa concilia generalia et provincialia, decreta et gesta pontificum et praecipua totius ecclesiasticae capita, Anvers, 1678 ; 2e édition sous le titre Antiquitas ecclesiae dissertationibus, monumentis ac notis illustrata, 2 vol. in folio, Rome, Congrégation de Propaganda Fide, 16921697 ; Conrad Janninck, Apologia pro Actis sanctorum contra adm. R. P. Sebastianum a S. Paulo, provincialem carmeli flandro-belgici, Anvers, 1695. 16 Guido Grandi, Dissertationes Camaldulenses…, Lucques, Marescandoli, 1707, Dissertatio tertia, chap. 8, n° 5, cité par Benoît XIV, op. cit., t. IV, p. 115. 12 13
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a éclaté 17. Mais c’est surtout la production de livres liturgiques jansénistes qui inquiète le prélat. Dans ses Annotazioni sopra il santo Sacrificio della Missa publiées à l’aube de son pontificat en 1740, il fait clairement allusion aux disputes que ceux-ci ont provoqué, en particulier celle qui a trait à la récitation du canon à voix haute. Il évoque en effet le Missel du diocèse de Meaux publié en 1709 sous l’autorité du cardinal de Bissy et immédiatement condamné par celui-ci : le terme submissa voce y était interprété comme un simple sine cantu et la présence des répons Amen à la fin de toutes les oraisons était une habile invitation à prononcer le canon à voix haute 18. Il mentionne surtout le « très célèbre et très récent » Missel de l’Église de Troyes publié par l’évêque Jacques-Bénigne Bossuet qui comporte « six cents nouveautés » : il y condamne tant l’usage de dépouiller les autels de la croix durant la messe qui va à l’encontre de l’une des plus anciennes traditions de l’Église 19, que la norme édictée de faire réciter les secrètes « d’une voix qui puisse être entendue du peuple ». Il s’appuie ici très précisément sur les œuvres de l’infatigable combattant anti-janséniste qu’est l’archevêque de Sens Jean-Joseph Languet de Gergy 20, oeuvres qu’il cite avec éloge. Au moment où Prospero Lambertini est élu pape, nombre de problèmes liturgiques sont donc en suspens, et le dossier des livres liturgiques parisiens est à cet égard l’un des plus brûlants en raison des violentes polémiques suscitées dès leur parution. Le réexamen très récent de ce dossier a permis de faire justice d’un certain nombre d’affirmations trop radicales ou péremptoires de dom Guéranger qui en avait amplifié les termes dans ses Institutions liturgiques 21. Nous ne connaissons pas directement le jugement que l’archevêque de Bologne portait sur le travail effectué par les liturgistes gallicans de Mgr de Vintimille. Mais il est bien évidemment parfaitement informé de l’examen, entrepris à Rome, du
17 Voir à ce propos Georges Hardy, Le cardinal de Fleury et le mouvement janséniste, Paris, Champion, 1925, p. 162-170. 18 Nous citons Benoît XIV d’après la deuxième édition latine De sacrosancto Missae sacrificio libri tres, Rome, 1748, livre II, ch. XXIII, « De orationibus quae submissa voce dicuntur in Missa », p. 249. Le Missale sanctae Ecclesiae Meldensis, ... Henrici de Thyard de Bissy, Episcopi Meldensis, auctoritate, et venerabilis Capituli Meldensis consensu editum, dû à l’abbé François Le Dieu, a paru en 1709 chez l’imprimeur parisien Ch. Ballard. 19 Ibid., livre I, ch. III, « De altaris ornatu », p. 16-17. 20 Ibid., p. 17 et 249. Prospero Lambertini cite le Mandement et instruction pastorale… au sujet du nouveau Missel de Troyes (20 avril 1737), Paris, 1737 : Benoît XIV cite également du même prélat : Du véritable esprit de l’Église dans l’usage de ses cérémonies ou réfutation du traité de dom Claude Devers, Paris, Mazières, 1715. Sur le Missel de Troyes, on peut se reporter à l’étude pionnière de Franco Brovelli, « Per uno studio dei messali francesi del XVIII secolo. Saggi di analisi », Ephemerides liturgicae, t. 96, 1982, p. 279-406. Voir aussi Caroline Arpin, « La querelle du Missel de Troyes : réprimande pour infidélité ? », dans Fidélités ecclésiastiques et crise janséniste : Mgr Jean Joseph Languet de Gergy et la bulle Unigenitus, N. M. Dawson (dir.), Sherbrooke, Éditions Les fous du roi, 2001, p. 69-90 21 Dom Guéranger, op. cit., t. II, p. 249-335. Pour dom Guéranger, dans le Bréviaire parisien « tout ou presque tout était nouveau ». Les auteurs « s’étaient proposé de diminuer le culte et la vénération, de restreindre la dévotion à la Sainte Vierge, d’affaiblir l’autorité du Pontife romain » et cherchaient à « infiltrer les erreurs du temps sur les matières de la grâce et autres questions attenantes à celles-ci » (p. 264-265). Il poursuit : « Les additions et insertions faites au nouveau bréviaire parisien, dans un but janséniste, étaient nombreuses : mais, en général, elles étaient prudentes, et les précautions avaient été prises, au moins d’une certaine façon, contre les réclamations des catholiques. C’est le propre de l’hérésie de procéder par équivoques, de se retrancher dans les sinuosités d’un langage captieux » (p. 267). L’attaque frontale du bénédictin ne méconnaît donc pas le « travail » de l’adversaire.
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Bréviaire parisien par la Congrégation du Saint-Office, et il a sans aucun doute mesuré les enjeux à la fois scientifiques, ecclésiastiques et politiques de la réforme parisienne. D’une part, les liturgistes parisiens sont d’abord des savants qui se sont livrés à un très complexe travail de recomposition des prières liturgiques : dans le Missale parisiense de 1738, ils ont puisé aux éditions de sacramentaires les plus fiables et les plus récentes et n’ont pas hésité à extraire de Préfaces très anciennes, les nouveaux textes des collectes ou des secrètes, attachés qu’ils sont à construire un office en prenant dans le trésor des prières les plus antiques 22. Il y a donc ici une logique propre aux contraintes mêmes du travail de liturgiste, sur laquelle est venue se surimposer la querelle janséniste. Dans le cas du Bréviaire, comme l’a montré la récente thèse de Xavier Bisaro, un double principe a guidé les réformateurs à propos du calendrier : revenir à la tradition locale ancienne, celle du Bréviaire de la fin du Moyen Âge et réduire le nombre des fêtes du sanctoral de manière à éliminer les légendes que la critique estime douteuses et surtout à permettre une récitation hebdomadaire de l’entier psautier. Par ailleurs, la seconde innovation est le recours systématique aux textes scripturaires, les citations néo-testamentaires sont abondamment utilisées dans la composition des antiennes et répons 23. Ce choix résolu, opéré selon un canevas très complexe qui s’accorde aux thèmes du calendrier et du lectionnaire, a immédiatement fait taxer les liturgistes réunis par Monseigneur de Vintimille 24 d’hérésie et dom Guéranger ne s’est pas privé de souligner leur abandon de la tradition. C’est là, d’autre part, que réside le second enjeu, ecclésiologique, de cette réforme liturgique parisienne : opérée dans la capitale du royaume très chrétien, elle autonomise les livres gallicans de la tradition romaine et risque, par le modèle savant qu’elle propose, de constituer un précédent pour d’autres diocèses. Si, comme l’a montré Xavier Bisaro, la diffusion du rite parisien n’est pas due au complot d’un « parti » janséniste, il reste que 56 diocèses l’ont adopté en 1789, soit 43 % des diocèses français, ce qui manifeste la force d’entraînement de ce modèle, surtout à partir des années 1760 25 : les raisons de cet engouement sont multiples, mais il est clair que les prélats ont largement partagé l’avis de Monseigneur de Vintimille sur la fonction didactique et pastorale que le nouveau Bréviaire devait assumer : « Les ecclésiastiques chargés du soin des âmes y trouveront même un fonds
Voir à cet égard Gérard O’Connor, « The « Missale Parisiense » of 1738 : A Present Day Survey », Ephemerides liturgicae, t. 117, 2003, p. 195-220 ; du même auteur, « The Annotated Orations of the 1738 « Missale Parisiense » », Ephemerides liturgicae, t. 117, 2003, p. 309-337. Le Missale Parisiense de 1738 a été réédité à Rome par C. Johnson et A. Ward en 1993 (CLV-Edizioni Liturgiche, Instrumenta Liturgica Quarreriensia : Supplementa 1). Voir également C. Johnson, Dom Guéranger et le renouveau liturgique, op. cit. , p. 147-159. 23 Voir Xavier Bisaro, Une nation de fidèles. L’Église et la liturgie parisienne au xviiie siècle, Turnhout, Brepols, 2006, p. 109-137. Au delà d’une structuration thématique de l’office férial selon les jours de la semaine et d’une refonte fondamentale des hymnes, le choix est fait de distribuer les différents versets d’un même chapitre du Nouveau Testament à travers les divers offices de la journée. Ces choix de l’Écriture ne sont pas dénués d’options théologiques fortes. 24 Voir en particulier les Lettres du Père Claude-René Hongnant, jésuite rédacteur aux Mémoires de Trévoux, sur le nouveau bréviaire de Paris imprimé en 1736, abondamment citées par dom Guéranger, op. cit., t. II, p. 296-311. 25 Voir X. Bisaro, op. cit., p. 258-405. 22
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riche et abondant pour leur propre édification et pour l’instruction des fidèles » 26. Par delà la querelle théologique entre Paris et Rome, une mutation culturelle fondamentale est ici en cours : le bréviaire est-il toujours le livre d’une récitation chorale et collective de l’ecclesia orans — ainsi dans les monastères, les chapitres cathédraux ou collégiaux — ou n’est-il pas principalement devenu le manuel d’une lecture quotidienne et privée à laquelle tous les prêtres sont obligés ? Enfin, la correspondance diplomatique échangée entre Rome et Paris et conservée au Ministère des Archives Étrangères fait apparaître clairement les enjeux politiques qui se nouent autour du Bréviaire de Mgr de Vintimille 27. Dès le 6 août 1736, soit quatre mois après la parution de celui-ci, l’abbé Lercari, chargé d’affaires secret du Saint-Siège dans la capitale française, a fait connaître au cardinal Giuseppe Firrao, secrétaire d’État de Clément XII, l’avis des ministres français : « S’agissant d’un ouvrage fait et examiné avec attention par le commandement de l’archevêque, il fallait se conduire avec bien de la précaution avant de prendre aucune résolution » 28 ; le même jour, Germain-Louis Chauvelin, secrétaire d’État aux Affaires Étrangères, transmet ses ordres — qui sont aussi ceux du cardinal de Fleury — au duc de Saint-Aignan, ambassadeur à Rome : Vous sentez de vous-même, Monsieur, combien il est important qu’il ne soit rien fait au sujet du bréviaire de Paris […]. Vous ne devez pas douter de l’effet que ferait en France une censure ou quelque chose qui viendrait contre ce bréviaire. La Cour de Rome doit être plus que jamais attentive aux démarches que nous attribuerions plutôt encore à de mauvais conseils, comme nous en avons eu l’expérience dans d’autres occasions qu’au zèle qui paraîtrait l’engager à quelque entreprise.
Le ministre rappelle de surcroît qu’une intervention romaine sur ce sujet serait perçue par les Parlements comme une atteinte aux maximes gallicanes et à l’autorité des évêques 29. Dans un premier temps, la Cour romaine ne semble guère avoir eu cure de ces représentations, puisque, à la date des lettres précitées, le bréviaire de Mgr de Vintimille est déjà entre les mains de la Congrégation du Saint-Office qui a nommé quatre consultants pour en faire l’examen 30. À la fin de décembre 1736 et au début de janvier 1737, le projet d’interdiction ou même de simple censure du Bréviaire semble enlisé, même si quelques théologiens ont déjà
26 Texte du mandement de Mgr de Vintimille à l’occasion du nouveau Bréviaire, Paris, 1736, cité par X. Bisaro, op. cit., p. 232, n. 5. 27 Voir à ce sujet Pierre Batiffol, « Contribution à l’histoire du bréviaire. Le bréviaire parisien de 1736 et le pape Clément XII (D’après une correspondance diplomatique inédite) », Analecta ecclesiastica seu Romana collectanea de disciplinis speculativis et practicis circa theologiam, jus canonicum, t. 4, 1896, col. 309-330. 28 Texte publié ibid., col. 310. 29 Texte publié ibid., col. 311-312. Voir également la lettre du même au même en date du 23 octobre 1736, ibid., col. 318-320 : une résolution prise à Rome « forcerait les évêques de se déclarer contre ce que cette cour aurait fait parce que les droits de l’Eglise de France et ceux de l’épiscopat seraient attaqués. Quel triomphe pour les ennemis de l’Église ! Que les Parlements ne se croiraient-ils pas en droit de faire, et quelle bonne raison de les en empêcher ! ». 30 Lettre de l’abbé de Canillac, auditeur français de la Rote au ministre Chauvelin, 10 août 1736, ibid., col. 312.
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« donné leur avis tendant à la censure » 31. En dépit des « instances » et des « sollicitations continuelles » qui viennent de France « de la part de ceux qui se sont déclarés contre l’ouvrage » et des « déclamations outrées de quelques Français » vivant à Rome, « qui ne sont occupés qu’à jeter de l’huile sur le feu »32, les démarches de l’ambassadeur et du cardinal Pietro Ottoboni ont conduit un certain nombre de membres de la Congrégation du SaintOffice à se persuader que « cette affaire de religion doit se régler » par des « maximes de prudence » 33, au grand dam du cardinal camerlingue Annibale Albani, « ennemi déclaré du Bréviaire », qui a pour but « d’exciter de nombreux troubles en France » 34. En septembre 1738, le cardinal Firrao, secrétaire d’État, ne cache cependant pas l’état d’extrême affliction où se trouve le Pape Clément XII de voir le Bréviaire de Paris laissé dans son état primitif sans qu’il ait été fait aucun usage des observations que Sa Sainteté, à la réquisition » du cardinal « a fait faire de tout ce qui était digne de censure dans le dit bréviaire » 35. Benoît XIV trouve donc, à son arrivée sur le trône pontifical, une condamnation du bréviaire parisien qui est comme en suspens à la Congrégation du Saint-Office 36. Il ne semble pas avoir voulu suivre la ligne dure adoptée par le camerlingue Annibale Albani qui fut l’un des compétiteurs les plus ardents lors du très long conclave de 1740. Sa correspondance avec le cardinal de Tencin nous éclaire partiellement sur ses motivations. Il a visiblement renoncé à exiger de Mgr de Vintimille un mandement rétractant l’autorisation qu’il avait donnée au Bréviaire et au Missel publiés sous son autorité. Tout comme s’y était résigné son prédécesseur Clément XII, il préfère utiliser en janvier 1743 la voie diplomatique en faisant parvenir, par l’intermédiaire du nonce, une feuille de corrections « de moindre importance » pour la nouvelle édition du Bréviaire qui est annoncée comme prochaine, feuille attribuée à une « personne zélée », susceptible de « fournir des lumières » 37. En revanche, il avoue à son correspondant qu’il considère que « l’idée d’un nouveau Bréviaire romain est belle et bonne et elle n’est pas impossible à exécuter » 38. Mais il est, dans le même temps, parfaitement
Lettre de l’abbé Certain, attaché à l’ambassade de France à Rome au ministre Chauvelin, 11 janvier 1737, ibid., col. 325. 32 Expressions tirées de la lettre de l’abbé Certain au ministre Chauvelin, Rome, 5 octobre 1736, ibid., col. 316. 33 Extrait d’une lettre écrite de Rome au duc de Saint-Aignan, en date du 21 décembre 1736, ibid., col. 321. 34 Termes extraits de la lettre de l’abbé Certain au ministre Chauvelin, 11 janvier 1737, publiée ibid., col. 325. 35 Lettre du cardinal Firrao au cardinal de Fleury, Rome, 19 septembre 1738, publiée ibid., col. 329-330. Une feuille de corrections à introduire dans le Bréviaire parisien a donc été adressée de Rome au cardinal de Fleury. 36 Sur les censures projetées à la Congrégation du Saint-Office, on se reportera, ici-même, à la contribution de Catherine Maire. 37 Voir E. Morelli, op. cit., t. I (Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 1955), lettre n° 31 en date du 18 janvier 1743, p. 46. Le cardinal de Tencin est partie prenante à cette négociation, comme le montrent les lettres n° 36 et 44 datées du 22 février 1743 (p. 54) et 19 avril 1743 (p. 68). Au reste, Benoît XIV n’est guère favorable aux condamnations. Il réprouve la conduite de son prédécesseur Clément XI qui a condamné les propositions de Quesnel : « C’est une chose dure que de condamner un livre sans entendre l’auteur vivant attaqué dans un imprimé par un autre, ce dernier fût-il un très digne prélat. La condamnation d’un livre est une empreinte (maschera) qui se colle au visage d’un auteur et aussi des approbateurs de celui-ci », ibid., lettre n°224, 16 novembre 1746, p. 371-372. 38 Voir ibid., lettre n° 34 en date du 8 février 1743, ibid., p. 51. 31
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conscient des polémiques qu’une telle initiative va susciter, conservant un souvenir amer des conséquences de la publication de la Constitution Unigenitus par Clément XI 39 : Quant au nouveau Bréviaire, nous en reconnaissons la nécessité et l’utilité ; nous sommes très prêts à y travailler, étant exercés au travail depuis notre naissance, et prêts à mourir sur la brèche à l’instar des soldats les plus courageux : mais, très cher seigneur cardinal, le monde entier est arrivé à un tel mépris de l’autorité pontificale qu’il suffit de la réclamation d’un simple frère ou du mécontentement d’un évêque ou d’une ville, ou d’une nation pour empêcher l’exécution des choses les plus saintes et nous l’expérimentons à chaque moment, taisant en même temps les murmures de certains [cardinaux] vêtus [de pourpre] comme vous, qui entendant parler de l’idée d’un nouveau bréviaire sont horrifiés comme si l’on pensait à faire un nouveau symbole de la foi. Nous y parviendrons cependant, ayant ensemble l’intention de voir ce qui pourra se faire sans l’opposition de quiconque 40.
À la date d’avril 1743, le propos du pontife paraît donc résolu, même s’il éprouve « une grande crainte des contradictions que rencontrera » son initiative dans les pays d’outremonts 41.
Composition et travaux de la Commission de réforme du Bréviaire romain En réalité c’est tout le pontificat de Benoît XIV qui est placé sous le signe de la liturgie. Ce n’est certainement pas un hasard si, parmi les quatre académies savantes qu’il fonde dès son accession à la chaire de saint Pierre, figure une académie de liturgie et des rites sise au collège des Pii Operai près de Santa Maria ai Monti et si une chaire des rites sacrés est créée au Collegio Romano pour enseigner publiquement les cérémonies ecclésiastiques, chaire dont le premier titulaire est le jésuite portugais Manuel de Azevedo qui s’est consacré à
Loc. cit. : « Le monde est réduit aujourd’hui à un état tel que si la chose plaît, ceux à qui elle plaît sont pour le Pape, et ceux à qui elle déplaît sont contre le Pape ; et comme il est impossible qu’une chose plaise à tout le monde, il en résulte d’inévitables ennuis pour le Pape. Les hommes de bonne volonté poussent le Pape à agir, et quand il a agi, s’ils ne se repentent pas, tout au moins protestent-ils de ne pas avoir les moyens de lui venir en aide. Nous avons vu de nos yeux le pape Clément XI de sainte mémoire se mordre plus d’une fois les doigts lorsqu’une fois publiée la constitution Unigenitus, il ne se vit plus défendu par le grand roi Louis, comme celui-ci avait promis de le faire ». 40 Ibid., lettre n° 45, datée du 26 avril 1743, p. 70. Le Pape Benoît XIV a reçu par l’intermédiaire du cardinal de Tencin un livre récemment publié qu’il définit comme « le plan de l’ecclésiastique sur le nouveau Bréviaire » et qui pourrait bien être La chronologie et la topographie du nouveau bréviaire de Paris où l’on trouve les principaux points de la vie et de la mort des saints qui sont insérés dans le calendrier et dans les légendes de l’abbé Binet, paru à Paris en 1742. 41 Ibid., lettre n° 46, datée du 3 mai 1743, p. 72. Benoît XIV ajoute : « Ne manquent pas ceux qui nous susurrent à l’oreille que, en fin de compte, rien ne se fera à Paris concernant le Bréviaire de l’archevêque, avec le motif d’attendre le nôtre, et que quand nous aurons travaillé à faire le nôtre, les premiers à ne pas vouloir l’accepter seront les évêques de France. Le propos est malveillant mais il ne laisse pas de nous tourmenter ». 39
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l’édition des œuvres complètes de Benoît XIV 42. On sait par ailleurs le jugement assez sévère que ce dernier porte sur les collaborateurs des différents dicastères romains nommés par ses prédécesseurs, Benoît XIII « qui n’avait pas d’idée du gouvernement » et Clément XII « qui avait passé toute sa vie en conversation », et sa volonté d’améliorer l’efficacité des différents organismes de la Curie 43. La commission de réforme du bréviaire romain que met en place Benoît XIV se réunit pour la première fois le 14 juillet 1741 44. Elle est alors composée de huit membres, tous ecclésiastiques, dont la plupart ont fait une carrière à la Curie romaine 45. Il n’est pas indifférent de noter que deux d’entre eux — c’est la découverte qu’a faite Catherine Maire en travaillant sur le dossier du bréviaire de Mgr de Vintimille conservé aux archives de la Congrégation du Saint-Office chargée d’examiner le bréviaire du diocèse de Paris et de proposer des censures —, Luigi Valenti Gonzaga, neveu du cardinal secrétaire d’État de Benoît XIV Silvio Valenti Gonzaga, qui est nommé secrétaire de la nouvelle commission, et Tomaso Sergio, membre de la congrégation des Pii Operai de Naples 46, étaient consulteurs du Saint-Office. Le choix de deux consulteurs de la Sainte Inquisition qui ont lu le bréviaire de Paris à travers la grille de lecture théologique qu’est la Constitution Unigenitus garantit le pontife de toute possible suspicion de philojansénisme, et manifeste que la réforme du Bréviaire romain est devenue une affaire suivie par le Pape lui-même dans une continuité avec les examens précédemment menés au Saint-Office des textes liturgiques publiés en France 47. Mais à côté d’eux, Benoît XIV a nommé des « antiquaires », certains étant même des spécialistes de liturgie : si nous ne savons rien des mérites du mineur franciscain Anton Maria Azzoguidi, le Somasque Gian-Francesco Baldini (1677-1764) est
42 Voir à ce propos Notizia delle Accademie erette in Roma per ordine della Santità di N. Sign. Papa Benedetto decimoquarto, Rome, G. Collini, 1740 ; voir également la préface rédigée par le jésuite Manuel de Azevedo à la seconde édition latine de De sacrosancto Missae Sacrificio libri tres, Rome, 1748 de Benoît XIV : il s’agit de la leçon inaugurale, tenue le 21 novembre 1748, de la chaire de la liturgie au Collège romain, particulièrement p. XVIXXI. 43 Voir en particulier E. Morelli, op. cit., t. III, lettre n° 582 en date du 1er août 1753, p. 68 ; Niccolo del Rè, « Benedetto XIV e la Curia Romana », Benedetto XIV (Prospero Lambertini). Convegno Internazionale di studi storici. Cento 6-9 dicembre 1979, M. Cecchelli (éd.), Cento, Centro Studi « Girolamo Baruffaldi », 1981, t. I, p. 639-662. 44 Voir la lettre du cardinal de Tencin au cardinal de Fleury datée du 21 juillet 1741, Ministère des Affaires étrangères, Correspondance de Rome, t. 785, f° 229, citée par Pierre Batiffol, Histoire du Bréviaire romain, Paris, Picard, 1893, p. 275. La lettre du 25 août précise : « Le pape est actuellement dans de très bons principes pour la réformation du Bréviaire romain, par exemple de n’admettre aucune légende douteuse » (ibid., f° 251, citée ibid.). La première réunion de la Commission a eu lieu en réalité le 14 juillet 1741. 45 Niccolo Antonelli, Antonio Maria Azzoguidi, Frère mineur conventuel, Gian-Francesco Baldini, somasque, Antonio Andrea Galli, chanoine régulier de la congrégation de San Salvatore de Bologne, Domenico Giorgi, chapelain du Pape, Tomaso Sergio, membre de la congrégation des Pii Operai de Naples, Filippo Maria Monti, secrétaire de la Congrégation de la Propaganda Fide et du Sacré Collège, qui fut nommé cardinal le 9 septembre 1743, auxquels il faut ajouter Luigi Valenti Gonzaga, qui est chargé d’assurer le secrétariat de la nouvelle commission. 46 Tomaso Sergio est, en outre, dès l’origine, membre de l’Académie d’histoire ecclésiastique des pontifes romains et secrétaire de l’Académie de liturgie, Notizia delle Accademie…, op.cit., p. 75 et 77. 47 Il y aurait lieu à ce propos d’examiner, aux archives de la Congrégation pour la doctrine de la foi, le dossier du Missel de Troyes qui absorbe, à partir de janvier 1737, les énergies des qualificateurs.
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un spécialiste de numismatique qui réédite l’inventaire des monnaies impériales publiées à la fin du xviie siècle par Jean Foy-Vaillant 48, mais qui participe aussi à la nouvelle édition du Liber Pontificalis mise en œuvre par Francesco Bianchini. Le Bolognais Antonio-Andrea Galli, chanoine régulier de San Salvatore de Bologne, désormais établi à Rome, est consulteur de l’Index et membre de l’Académie de liturgie 49. Domenico Giorgi, qui fut longtemps bibliothécaire du cardinal Giuseppe Renato Imperiali, a écrit dès 1724 un ouvrage consacré à l’usage et à la signification des ornements sacrés dont est revêtu le Pape dans les cérémonies pontificales depuis les anciens Rituels : il participe de l’exigence de réforme qui vise à modérer les abus de la liturgie baroque et qui est alors largement partagée par les milieux érudits romains 50. En 1730, il a publié le premier volume d’un De liturgia Romani Pontificis in solemni celebratione missarum 51. On comprend donc qu’il ait été nommé à l’Académie de liturgie dès sa création 52. Sa présence dans la Commission pontificale de réforme du Bréviaire est le signe de l’ouverture de celle-ci à l’érudition ecclésiastique contemporaine, tout comme l’est aussi celle de Nicola Maria Antonelli, qui est depuis 1733 le préfet des archives du château Saint-Ange après avoir été le surintendant de la bibliothèque du Collegio Urbano et qui est le secrétaire de l’Académie des Conciles créée par Benoît XIV 53. Quant à Filippo Maria Monti, secrétaire de la Congrégation de Propaganda Fide, c’est un Bolognais qui est l’exact contemporain de Prospero Lambertini et son ami depuis l’enfance : même si Benoît XIV n’a pas forcément une grande estime pour ses compétences, il a choisi avec lui un homme de confiance 54. Les travaux de la Commission de réforme du Bréviaire, conservés à la bibliothèque de l’Accademia dei Lincei et en partie publiés méritent à coup sûr un
Jean Foy-Vaillant, Numismata imperatorum romanorum praestantiora a Julio Caesare ad Postumum, Rome, 1743, 3 volumes. Gian Francesco Baldini fait partie, dès l’origine, de l’Académie d’histoire et antiquités romaines, Notizia della Accademie…, op. cit., p. 78 49 Notizia delle Accademie…, op. cit., p. 76. 50 Domenico Giorgi, Gli abiti sacri del sommo Pontefice paonazzi e neri in alcune solenni funzioni della Chiesa giustificati con l’autorità degli antichi e degli scrittori liturgici, Rome, Mainardi, 1724. 51 Domenico Giorgi, De liturgia Romani Pontificis in solemni celebratione missarum : ubi sacra mysteria ex antiquis codicibus, praesertim Vaticanis, aliisque monumentis plurimum illustrantur, t. I, Rome, R. Bernabo, 1731 ; t. II et III, Rome, N. e M. Palearini, 1743-1744. 52 Notizia delle Accademie, op. cit., p. 78. 53 Ibid., p. 74. 54 Voir dans Lettere de Benedetto XIV al canonico Pier Francesco Peggi…, F. X. Kraus (éd.), op. cit., lettre n° 34 datée de Rome, 30 juin 1745, p. 27. Benoît XIV y esquisse une typologie des érudits et classe le cardinal Monti dans une première catégorie : « Les érudits dans les matières ecclésiastiques sont de trois espèces. Certains ont une bonne bibliothèque, ils lisent continuellement, et ont une excellente mémoire des choses lues : et ceux-là sont non seulement bons pour la conversation, mais, à l’occasion, ils peuvent fournir de bonnes informations. Mais s’ils ne vont pas au-delà, en pratique ils sont le plus souvent non seulement inutiles mais pernicieux. Et dans le nombre de ceux-ci (soit dit en confidence) il faut placer les cardinaux Passionei et Monti ». Selon l’abbé de Canillac auditeur français au tribunal de la Rote, qui écrit en 1743 au ministre des Affaires étrangères, le cardinal Monti « est un homme qui a beaucoup lu mais sans aucune méthode » (Arch. du Ministère des Affaires Etrangères, Correspondance de Rome, t. 792, f° 242, texte cité par P. Batiffol, Histoire…, op. cit., p. 288). Filippo Maria Monti a été nommé président de l’Académie romaine des Conciles dès sa naissance, Notizia delle Accademie…, op. cit., p. 73. 48
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réexamen critique de la part de l’historien 55. Ils se déroulent du mois de juillet 1741 à celui d’avril 1743. À l’orée de leurs recherches, les consulteurs se trouvaient confrontés à deux positions assez tranchées représentées par deux mémoires qui leur avaient été soumis. La première dissertation, rédigée en français, reprend les idées qui ont été véhiculées à Paris par les liturgistes gallicans. Il s’agit de doter le Bréviaire romain d’une « nouvelle forme expurgée de ses taches et purifiée » afin « de nourrir et d’éveiller la piété des clercs ». Le bréviaire est donc ici envisagé d’abord comme le livre de lecture individuelle et formation quotidienne du clergé séculier, plus que comme le recueil des offices choraux de la journée qui constituent la prière collective de l’Église. Ce mémoire français propose quatre modifications essentielles : il convient d’abord de corriger les légendes douteuses qui figurent encore dans les vies de saints relatées, selon les exigences de la critique historique ; il faut ensuite réviser en profondeur la disposition du psautier, afin d’éviter la trop fréquente répétition des mêmes psaumes et l’omission systématique de certains autres : il est même nécessaire d’abréger la longueur démesurée et de réduire le nombre des psaumes récités tant dans les offices dominicaux que dans ceux des féries pour éliminer le dégoût qu’ils provoquent ; il s’agit en même temps — c’est le troisième point — d’adapter antiennes et répons à l’office au cours duquel ils sont chantés ; il est enfin proposé de revoir la distribution des fêtes doubles, semidoubles et simples du calendrier liturgique afin de consacrer entièrement les offices dominicaux aux mystères de Jésus-Christ 56. À travers les différentes propositions de ce mémoire, il est assez aisé de reconnaître tant les idées exprimées dès la décennie 1720 par les abbés Frédéric-Maurice Foinard et Jean Grancolas 57 que celles qui figurent dans le mandement par lequel Mgr de Vintimille ouvre la nouvelle édition du Bréviaire de 1736. Face à cette dissertation française, le mémoire italien soumis à l’appréciation des commissaires distingue deux éléments dans le Bréviaire romain ; l’un, fondamental, ne saurait être modifié : c’est « le nombre, la disposition et l’ordre des heures, des nocturnes, des psaumes, des antiennes, des leçons et des collectes ». Toucher à cette structure reviendrait
Les travaux de la Commission de réforme du bréviaire conservés à la Biblioteca Corsiniana, ms 361, ont paru partiellement dans Agoston Roskoványi, Coelibatus et breviarium : dua gravissima clericorum officia e monumentis omnium seculorum demonstrata, t. V, Monumenta, et literaturam de breviario complectens, Budapest, 1861, p. 532-635 ; voir aussi Analecta juris pontificii¸t. XX, 1881, col. 905-926 ; t. XXIV, 1885, col. 506-538, 633-667, 889935. 56 Analecta juris pontificis, t. XXIV, 1885, col. 508-509. 57 Frédéric-Maurice Foinard, Projet d’un nouveau bréviaire, dans lequel l’office divin, sans en changer la forme ordinaire, serait particulièrement composé de l’Ecriture Sainte, instructif, édifiant dans un ordre naturel, sans renvois, sans répétitions,et très court avec des observations sur les anciens et les nouveaux bréviaires, Paris, P. N. Lottin, 1720 ; du même auteur, Analyse du bréviaire ecclésiastique dans laquelle on donne une idée juste et précise de cet ouvrage, dont le plan fut imprimé il y a quelques années sous le titre de Projet d’un nouveau bréviaire, Paris, P.-N. Lottin, 1726. Ce dernier ouvrage résume les principes qui ont présidé à la rédaction par le même auteur du Breviarium ecclesiasticum editi jam prospectus executionem exhiben, in gratiam ecclesiarum in quibus nova facienda erit breviariorum editio, Emmerich, A. Nicolai, 1726, 2 vol. ; Jean Grancolas, Commentaire historique et critique sur le Bréviaire romain avec les usages des autres églises particulières et principalement l’Église de Paris, Paris, P.-N. Lottin, 1727, 2 vol. Pour une analyse, très polémique, de ces écrits, on peut encore se reporter à dom Guéranger, op. cit., t. II, p. 224-241. 55
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à modifier la forme même du bréviaire qui remonte au temps de saint Jérôme. En revanche, tout ce qui relève du calendrier liturgique peut être soumis à correction et changement : on peut donc légitimement s’interroger pour savoir si l’office qui doit être célébré est celui du Seigneur ou celui des saints, si les « antiennes, les répons etc… » doivent être propres ou tirées du commun […] extraits de l’Écriture Sainte ou d’ailleurs ». Il est tout à fait légitime de soumettre à un examen attentif le calendrier, les rubriques, certains offices, particulièrement ceux qui ont été insérés dans le Bréviaire depuis la réforme d’Urbain VIII, et les Actes des Saints 58. Dès la première réunion, le 14 juillet 1741, les commissaires sont amenés à trancher entre les deux thèses défendues par les mémoires opposés et à prendre une décision sur la distribution du psautier. La majorité d’entre eux se refuse à décréter une nouvelle disposition de celui-ci et à introduire la récitation des psaumes des jours de férie lors des fêtes des saints, au nom de la tradition : « L’Église romaine a toujours été et est la plus attachée à ses traditions ; comme la distribution des psaumes qui est en usage aujourd’hui est la plus ancienne, il n’est pas facile de s’en éloigner. Le Pape a exprimé le désir d’une réforme de l’ancien Bréviaire, non la production d’un nouveau » 59. La discussion sur le psautier est donc renvoyée à un autre temps et les travaux de la première phase de la Commission se concentrent en priorité sur le calendrier, les consulteurs se référant de manière systématique aux actes de la Commission mise en place par Pie V pour la réforme du Bréviaire. La comparaison du Bréviaire de Pie V et de celui en usage en 1741 fait apparaître des différences significatives : il y avait en 1568 75 fêtes doubles et 63 semi-doubles soit au total 138 fêtes de saints, ce qui laissait presque les deux tiers de l’année pour les offices dominicaux ou fériaux. En 1741, il y a désormais 132 fêtes doubles et 96 semi-doubles, soit au total 228 fêtes de saints auxquelles il convient d’ajouter les fêtes mobiles (qui sont 36) : le total atteint de 264 fêtes ne laisse pas plus de 90 jours pour le temporal. La conclusion qu’en tire la Commission est sans appel : Il apparaît qu’au fur et à mesure que d’autres noms de saints ont été insérés dans le calendrier, nous sommes, en notre temps, tombés dans à peu près les mêmes absurdités que celles qui s’étaient insinuées avant le temps de Pie V et qui avaient infléchi l’intention des Souverains Pontifes à entreprendre une réforme du bréviaire 60.
On retrouve ici une logique similaire à celle qui a présidé à la confection du Bréviaire parisien : redonner une place élargie au cycle temporal pour permettre la récitation hebdomadaire de l’ancien psautier, du même coup réduire le sanctoral, soit en éliminant des fêtes soit en réduisant celles-ci à des fêtes simples. Quelles règles de fonctionnement adopter cependant ? Si, dans leur travail, les commissaires cherchent bien à se placer dans la tradition de la réforme de Pie V et de ses successeurs en consultant les archives des commissions précédentes, ils avouent n’avoir pu exactement déterminer les règles et la méthode suivies par leurs prédécesseurs 61. Il est vrai, qu’à la différence de ceux-ci, ils disposent d’instruments de travail nouveaux qui sont ceux-
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Analecta juris pontificii, op. cit., t. xxiv, 1885, col. 509. Ibid., col. 510. Ibid., col. 511-512. Ibid., col. 512.
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là même qu’ont utilisé aussi les liturgistes gallicans de Mgr de Vintimille : non seulement les éditions de textes liturgiques anciens produites par l’érudition ecclésiastique tant gallicane que péninsulaire — ainsi l’Antiphonaire grégorien publié par le théatin Giuseppe Maria Tomasi en 1691 62, les Sacramentaires grégorien (publié par dom Menard en 1642) 63, gélasien (édité par Tomasi en 1680) 64 et léonin (que Giuseppe Bianchini a fait paraître en 1735) 65, le Calendrier romain publié par les soins du génovéfain Jean Fronteau 66 — mais aussi les ouvrages consacrés à la liturgie par Bartolomeo Gavanti, Charles Guyet 67, les mauristes (Martène, Ruinart, Mabillon), voire par Benoît XIV lui-même. Concernant les fêtes de JésusChrist, les retranchements sont minimes. La règle s’impose en effet de conserver les fêtes célébrées dans l’Église universelle : à titre d’exemple, l’abandon, un instant envisagé, de la fête de la Transfiguration parce que celle-ci ne se trouve ni dans l’Antiphonaire ni dans le Sacramentaire grégoriens est finalement rejeté par référence aux Annotazioni sopra le feste de Nostro Signore de Benoît XIV 68, qui a rappelé que cette fête était reçue dans l’Église universelle tant grecque (d’après les Ménologes et les Constitutions de l’empereur Manuel Ier Comnène) que romaine. La seule fête supprimée dans cette catégorie est celle du Saint Nom de Jésus concédée aux Frères Mineurs par Clément VII en 1530 mais étendue seulement en 1721 — c’est-à-dire très récemment — par Innocent XIII à l’Église universelle et fixée au deuxième dimanche après l’Épiphanie 69. Le même raisonnement prévaut à propos des fêtes de la Vierge : sont maintenues les fêtes les plus anciennes et celles qui font l’objet d’une vénération de l’Église universelle. Les questions débattues relevant soit de la possible suppression des octaves jugées en général trop nombreuses et dont l’antiquité n’est pas évidente (ainsi pour l’Assomption, la Nativité ou la Conception de la Vierge), mais on sent poindre derrière ces questions techniques de liturgie des débats théologiques beaucoup plus anciens. Le nom même d’Assomption est discuté, des synonymes étant proposés (Pausatio,
Antiqui libri missarum, id est Antiphonarius S. Gregorii Papae, Comes ab Albina ex Caroli Magni Imperatoris praecepto emendatus, una cum aliis lectionariis et Capitulare Evangeliorum, [G. M. Tomasi, éd.], Rome 1691. 63 Divi Gregorii Papae hujus nominis primi cognomento Magni Liber Sacramentorum nunc demum correctior et locupletior. Ex Missali ms. Sancti Eligii bibliotheca, [Dom N.-H. Ménard, éd.], Paris, D. Moreau, 1642. 64 Codices sacramentorum nongentis annis vetustiores nimirum libri tres sacramentorum Romanae Ecclesiae. Missale Gothicum, sive Gallicanum vetus. Missale Francorum. Missale Gallicanum vetus, G. M. Tomasi, éd., Rome, A. Bernabó, 1680. 65 Anastasii Bibliothecarii, De Vitis Romanorum Pontificum, t. IV, A Sancto Gregorio Magno ad Stephanum III alias IV, [G. Bianchini, éd.], Rome, 1735. Le sacramentaire léonin est publié pour la première fois dans ce volume. 66 Jean Fronteau, Kalendarium romanum nongentis annis antiquius, ex ms. Monasterii S. Genovefae parisiensis in monte aureis characteribus exarato, Paris, S. et G. Cramoisy, 1652. 67 Le livre de Charles Guyet, Heortologia sive de festis propriis locorum et ecclesiarum, paru d’abord à Paris en 1657, a été réédité à Venise en 1729 avec la traduction latine du Traité des festes de l’Eglise de Louis Thomassin paru d’abord en 1683 : Commentarius historicus et dogmaticus de dierum festorum celebratione. C’est sans doute à cette édition récente que se réfèrent les commissaires. 68 Prospero Lambertini, Annotazioni sopra le feste di Nostre Signore e della beatissima Vergini secondo l’ordine del calendario romano. Annotazioni sopra gli Atti d’alcuni santi, Bologne, 1740, 2 vol. ; l’ouvrage est traduit par Michelangelo Giacomelli, Commentarii duo de D. N. Jesu Christi matrisque ejus festis et de missae sacrificio. La référence des commissaires renvoie à la première partie § 585, Analecta juris pontificii, op. cit., col. 513. 69 Analecta juris pontificii, op. cit., t. XXIV, 1885, col. 512-514, séances des 11 août et 23 novembre 1741. 62
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Dormitio, Transitus), certains consulteurs manifestant la crainte que le maintien de cette désignation puisse être interprété comme validant une pieuse croyance en article de foi 70. Si l’unanimité se fait autour de la conservation de la fête de la Conception reconnue tant en Orient qu’en Occident, la décision sur celle de l’Octave (qui intervient dans le temps de l’Avent où les offices fériaux paraissent devoir être préférés aux fêtes) est transférée à l’avis du Pontife, les voix s’étant réparties de manière égale. En réalité, les partisans de la conservation de l’octave craignent que son abrogation ne diminue un culte jusqu’alors florissant et ne porte préjudice à la pieuse opinion qui la déclare immaculée 71. Dans ses Annotazioni sopra le feste della beatissima Vergine, Benoît XIV avait par avance répondu en citant les Controverses de Bellarmin qui écrit que quelle qu’ait été cette Conception, par le fait même qu’il s’agit de la Conception de la Mère de Dieu, sa mémoire apporte au monde une joie extraordinaire. En effet, nous avons eu alors un premier gage certain de la rédemption puisque ce n’est pas sans miracle qu’elle fut conçue d’une mère stérile. C’est pourquoi ceux qui pensent que la Vierge est née dans le péché célèbrent cette fête.
Mais Prospero Lambertini a bien pris soin de rappeler que, lorsqu’en 1709 Clément XI a fait de la Conception de la Bienheureuse Vierge Immaculée une fête de précepte, le terme Immaculée se rapporte à la Vierge et non à la Conception et conclut, en liturgiste, qu’il « ne nous appartient pas de nous engager dans ces querelles théologiques » 72. Au total, ce sont cinq fêtes de la Vierge prescrites pour l’Église universelle et quatre autres en usage dans les États de l’Église qui sont supprimées 73. Six d’entre elles dataient seulement de Benoît XIII 74 ; l’extension des trois autres à l’Église universelle est relativement récent : celle du Nom de Marie date d’un décret de 1683 promulgué par Innocent XI immédiatement après la victoire remportée par Jean Sobieski sur les Turcs à la Montagne Blanche près de Vienne ; celle de Notre-Dame de la Merci date d’un décret pris par Innocent XII en 1696 ; celle du Rosaire a été fixée par Clément XI en 1716. Bref ce sont bien des ajouts récents qui sont systématiquement éliminés.
70 Ibid., col. 514, séance du 23 novembre 1741. Les consulteurs se réfèrent, selon l’historique rédigé par le secrétaire de la commission, Valenti Gonzaga, aux annotations que Domenico Giorgi, l’un des commissaires, a faites au Martyrologe d’Adon. L’édition nouvelle de celui-ci ne paraît qu’en 1745 : Martyrologium Adonis, Archiepiscopi Viennensis ab Heriberto Rosweido […] jam pridem ad MSS exemplaria recensitum nunc ope codicum Bibliothecae Vaticanae recognitum et adnotationibus illustratum opera et studio Dominici Georgii, Rome, 1745, 2 vol. 71 Ibid., col. 515, séance du 2 février 1742. 72 P. Lambertini, Annotazioni…, op. cit., Deuxième partie, chapitre XV, § 23 et 24. L’auteur se réfère au De Controversiis de Bellarmin, t. II, livre III, chapitre 16. 73 Les fêtes prescrites par l’Église universelle sont les suivantes : Nom de la Vierge, Rosaire, Notre-Dame de la Merci, Notre-Dame du Carmel et Notre-Dame des Sept Douleurs. Celles en usage dans les États de l’Église sont : les Fiançailles de la Vierge, le Patronage, la Translation de la Maison de Lorette, l’Expectatio Partus, c’est-à-dire l’Attente de la naissance du Christ, Analecta juris pontificii, op. cit., col. 515-516, séance du 2 février 1742. 74 Il s’agit pour les États de l’Église des fêtes de la Desponsatio, de l’Expectatio Partus et de la Translatio Domus Lauretanae et, pour l’extension à l’Église universelle des fêtes de Notre-Dame du Carmel, du Patronage de la Vierge Marie et de Notre-Dame des Sept-Douleurs.
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S’agissant des Anges, seule la fête de l’Apparition de saint Michel au Monte Gargano le 8 mai est supprimée par les commissaires parce qu’elle ne concerne que le diocèse de Siponto, mais sont maintenues et la fête de la dédicace de saint Michel à la basilique romaine de la via Salaria le 29 septembre et celle, toute proche, des Anges gardiens, le 2 octobre, dont l’extension à l’Église universelle datait seulement d’un décret de Clément X en 1670, bien que toutes deux, à des dates rapprochées, utilisent les mêmes textes liturgiques. L’établissement du calendrier des fêtes des saints dure plus d’une année, du 27 mars 1742 au mois d’avril 1743. Il n’y eut, à la vérité, guère de discussion pour les saints de l’Ancien Testament (ainsi les sept frères Macchabées, ou ceux du Nouveau Testament comme Joachim et Anne (même s’il fut un moment proposé de réunir les deux fêtes en une seule conjointe des parents de la Vierge), la Nativité et la Décollation de saint Jean-Baptiste, Marthe et Marie-Madeleine (les commissaires n’ignorant nullement « la dispute qui fleurit parmi les érudits »), les Apôtres et les dédicaces des basiliques romaines : ici l’emporte l’autorité de l’antiquité de ces fêtes, et la nécessité de rappeler à la mémoire des hommes la suprématie du patriarcat de l’Église de Rome. Les seuls changements envisagés à cet égard regardent l’octave de saint JeanBaptiste (où les avis se partagent à égalité et où rien n’est décidé) et la commémoration de saint Paul le 30 juin : en dépit de l’antiquité de cette fête, l’interruption du rite par lequel le Pape se rendait ce jour-là à la basilique de Saint-Paul-hors-les-murs pousse les commissaires à ne maintenir la fête que dans les églises dédiées spécifiquement à l’apôtre Paul, les autres ne devant célébrer ce jour-là que l’octave des apôtres Pierre et Paul 75. En revanche, les discussions sur le calendrier de l’ensemble des autres saints ont été extrêmement longues et un conflit divisa longtemps les membres de la Commission. Le secrétaire de celle-ci, Valenti, avait demandé au frère mineur Azzoguidi de rédiger une proposition de calendrier liturgique : celui-ci avait exécuté la tâche, divisant l’année en deux semestres et faisant précéder chacun des deux d’une brève dissertation où il indiquait les fêtes déjà approuvées et celles qui devaient encore être examinées ; il suggérait de soumettre à une nouvelle discussion les questions sur lesquelles les commissaires avaient jusqu’alors hésité et revenait même sur des décisions prises dans les réunions antérieures contre son propre avis. L’ensemble de ces propositions fut transmis à Domenico Giorgi dans l’espoir que, s’il donnait un avis positif sur celles-ci, les autres membres approuveraient le projet. Dans l’intervalle, Filippo Maria Monti, président de la Commission avait demandé à un expert — viro cuidam docto dont nous ignorons le nom et que seule une recherche dans les archives romaines permettrait d’identifier — de proposer et de mettre en ordre les règles qu’il fallait suivre pour maintenir les offices de saints et le rite (simple, double, semi-double) qu’on devait leur attribuer. Informé du résultat de cette consultation, Azzoguidi estime que les règles proposées doivent être rejetées pour de très nombreuses et très graves raisons (pluribus, gravissimisque de causis). Dans ces conditions le secrétaire, pour ne pas offenser le président, s’abstint de présenter aux commissaires aussi bien le mémoire demandé par ce dernier que les dissertations et le calendrier du Père Azzoguidi. D’avril à juillet 1742, période au cours de laquelle les commissaires se réunissent trois fois, aucune décision n’est prise, les suffrages
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des consulteurs étant partagés : toutefois ils parviennent à s’accorder à la fois sur une méthode de travail et sur des règles 76. La méthode consiste à parcourir l’ensemble du calendrier en distribuant les fêtes de saints à examiner selon la catégorie dans laquelle ces saints sont rangés : tout d’abord les martyrs non pontifes ; ensuite les évêques et confesseurs, les confesseurs non évêques, les vierges et en dernier les saintes femmes. Une enquête particulière concernerait les pontifes martyrs ou non martyrs en raison de leur haute dignité. Quant aux règles à suivre, au nombre de huit, elles sont tirées des anciens canons après une longue recherche et par un vote à l’unanimité. Sont maintenues : les fêtes des saints mentionnés dans le canon de la messe ; celles des saints figurant dans les anciens sacramentaires romains de la messe ou mentionnées dans les plus anciens calendriers de l’Église romaine pourvu qu’elles soient encore célébrées à la date de 1742 ; celles des saints dont on possède les Actes authentiques ou des panégyriques marquants rédigés par des Pères, pourvu que l’antiquité de leur culte depuis quelques siècles soit prouvée ; celle des saints papes dont il apparaît que le culte au sein de l’Église romaine remonte aux temps les plus anciens ; celles des docteurs de l’Église pour inviter les fidèles à suivre leurs traces et à s’armer de leurs leçons et de leur exemple ; celles des fondateurs d’ordres religieux. Pour manifester que la grâce du Christ est diffusée à travers toutes le nations et que Dieu doit être honoré sur toute la terre dans sa sainteté et sa justice, et pour faire savoir que toutes les Églises du monde sont attachées, par le même lien de communion à celle de Rome, maîtresse de toutes, il a été décidé qu’un certain nombre de saints (aliqui) de diverses régions dont la mémoire est déjà honorée dans le bréviaire romain seraient maintenus par un privilège spécial et en considération de raisons multiples.
Par là même, le calendrier doit ainsi exprimer « et la prééminence romaine et l’universalité de l’Église ». En revanche, toutes les fêtes des saints n’obéissant pas aux huit règles précédentes devaient être supprimées « à moins qu’ils n’aient déjà obtenu un culte dans l’Église universelle, ou une insigne et très remarquable dévotion et vénération des peuples » 77. Ces règles une fois fixées, les consulteurs peuvent se livrer à la construction du calendrier liturgique en consultant systématiquement les plus anciens sacramentaires, calendriers, Éloges des Pères, Actes des saints, martyrologes. La méthode d’exposition adoptée lors des réunions de la Commission est simple : chaque consulteur présente les résultats des recherches qu’il a menées en son particulier, l’accord se faisant en règle générale de manière unanime ; en cas de divergences, les consulteurs passent au vote et la décision est différée si les suffrages se répartissent de manière égale 78. Il n’est pas exclu que des apports d’experts extérieurs aient pu être sollicités comme le laissent à penser certaines
Ibid., col. 519-521. Il s’agit des séances des 20 avril, 1er mai et 15 juillet 1742. L’absence de réunion entre mai et juillet est due à l’absence de Domenico Giorgi, parti « respirer un air plus pur à Castel Gandolfo », et du Père Galli, qui s’est rendu au chapitre général de son ordre à Bologne. 77 Ibid., col. 521. Les huit règles adoptées par les commissaires sont publiées dans Analecta juris pontificci, t. XX, 1881, col. 906-908 et suivies de calendriers liturgiques établis selon ces règles, col. 909-926. 78 Analecta juris pontificii, t. XXIV, 1885, col. 522. 76
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lettres de Lodovico Muratori à Fortunato Tamburini 79. Au terme de ce passage en revue, la réduction est drastique puisque 95 fêtes ont été supprimées : celles de quinze papes (parmi lesquels dix papes martyrs, mais surtout l’office de Grégoire VII dont l’extension à l’Église universelle par Benoît XIII en 1729 avait suscité la très vive polémique évoquée plus haut), celle de vingt-cinq autres martyrs, celles enfin de saints du Moyen Âge ou du seizième siècle comme Raymond de Pennafort, Laurent Giustiniani, Marguerite de Cortone, Félix de Cantalice, Jean de La Croix, François de Borgia ou Louis de Gonzague. À cette suppression s’ajoute la restauration de l’ancienne discipline selon laquelle il ne doit y avoir aucune fête en Carême sauf trois (Annonciation de la Vierge Marie, Saint-Joseph, Chaire de SaintPierre), et peu en Avent, les fêtes doubles ou semi-doubles étant transférées à d’autres jours de l’année 80. Enfin, les consulteurs, tout en maintenant les distinctions entre doubles majeurs de première et de seconde classe, doubles majeurs, doubles mineurs, semi-doubles et simples procèdent à une redistribution complète de ces classements, portant le nombre des fêtes simples à soixante-trois et celui des commémorations à vingt 81.
Nomination et travaux de la congrégation cardinalice Estimant, en avril 1743, avoir achevé la partie de son travail concernant le calendrier, la Commission décide de ne pas poursuivre plus avant ses travaux. Elle aurait pu commencer l’étude des sermons et homélies des Pères de l’Église, des Actes des saints, des antiennes, hymnes et répons. Elle préfère cependant soumettre d’abord son œuvre à Benoît XIV et obtenir son approbation sur ce socle initial avant d’entamer une nouvelle étape de ses études. Or, c’est seulement près d’un an plus tard, en mars 1744, que Benoît XIV nomme une seconde commission, composée de cinq cardinaux pour examiner le calendrier ainsi réformé. Pourtant, les demandes de réforme du Bréviaire en provenance tant du cardinal de Tencin que du nonce apostolique Marcello Crescenzi revenu à l’été 1743 de Paris se sont faites pressantes. Deux éléments permettent de penser que le pape n’était nullement satisfait de ce premier travail des consulteurs. D’une part, après avoir gardé pendant plusieurs mois le calendrier soumis à son
79 L. A. Muratori, Carteggio con Fortunato Tamburini, édition critique par F. Valenti (Edizione nazionale del Carteggio di L. A. Muratori, vol. 42), Florence, Leo S. Olschki, 1975, lettre n° 145, Modène, 10 février 1743, et lettre n° 157, Modène, 12 avril 1743, p. 121-122 et 133. Muratori y propose des remarques sur les leçons concernant les fêtes de saint Hilaire, saint Charles Borromée, le Saint Nom de Jésus et saint Thomas de Canterbury. Benoît XIV avait la plus grande estime pour Muratori. Dans la lettre du 30 juin 1745, adressée au chanoine Peggi et déjà citée à la note 50, il le classe dans une troisième catégorie d’érudits : ceux « qui ont sous leurs ordres la bibliothèque, ont la mémoire des choses lues et des faits, ont une bonne logique, ont un jugement approprié, déduisent comme il faut, et connaissent les auteurs approuvés et les monuments non sujets à controverse : ceux-là sont vraiment ceux qui méritent d’être plus considérés que les autres. Parmi eux la première place est due en Italie à l’abbé Muratori ; et c’est de ceux-là dont a besoin le Saint-Siège », Lettere di Benedetto XIV…, op. cit., p. 28. 80 Voir, d’une part, le calendrier publié Analecta juris pontificii, t. XX, 1881, col. 911-926. Les offices dont la suppression est proposée sont signalés aux colonnes 924-926. Ce calendrier établi par le consulteur Antonio Andrea Galli en octobre 1742 est présenté pour la première fois aux commissaires le 7 décembre 1742, ibid., t. XXIV, 1885, col. 523-525. 81 Ibid., t. XXIV, 1885, col. 523-524.
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appréciation, il fait demander aux consulteurs pour quelles raisons ils ont maintenu la hiérarchie des fêtes et ne les ont pas toutes réduites à une simple commémoraison, ce qui permettrait une récitation quotidienne de l’office férial. Dans un mémoire extrêmement détaillé et érudit, les consulteurs répondent en défendant la voie qu’ils ont retenue soit pour omettre les noms de quelques saints soit en rejetant la méthode suggérée par le Pontife : la réduction de toutes les fêtes de saints à de simples commémoraisons serait contraire à l’usage le plus ancien tant de l’Église romaine que de celle d’Orient et une telle simplification pourrait susciter de très fortes résistances 82. D’autre part, on peut déduire le mécontentement du Pape d’une lettre adressée au cardinal de Tencin datée du 7 juin 1743 : à cette date, le pontife a reçu depuis deux mois le projet de calendrier liturgique et l’on peut supposer qu’il y a déjà jeté un coup d’œil. Or, s’il applaudit à l’annonce que lui fait son correspondant français selon laquelle un nouveau Bréviaire romain serait bien accueilli en France, les principes qu’il développe semblent assez éloignés des principes jusque là admis par les commissaires : Voici en général le plan que nous nous sommes proposé de suivre dans la composition de ce bréviaire. La critique étant devenue si pointilleuse et les faits que nos bons ancêtres regardaient comme indubitables étant aujourd’hui révoqués en doute, nous ne voyons d’autre moyen de nous mettre à l’abri de la critique que de composer un bréviaire dans lequel tout soit tiré de l’Écriture Sainte qui, comme le sait votre Éminence, contient beaucoup de choses sur les mystères dont nous célébrons les fêtes, sur les saints Apôtres et sur la Très Bienheureuse Vierge. On suppléera à ce qui manque par les écrits authentiques des premiers Pères. Quant aux autres saints qui ont place aujourd’hui dans le bréviaire, on se contentera d’en faire une simple commémoraison pour maintenir leur culte dans l’Église. Je ne vois pas qu’on porte à ce projet d’autre critique que celle d’établir une nouveauté d’une manière propre à diminuer le culte rendu jusqu’à présent à ces saints ; mais cette critique sera toujours moins importante que cette autre qui sera toujours inévitable — même en faisant tout son possible : celle de faire réciter au nom de l’Église des faits ou apocryphes ou douteux. Ce projet irritera ceux qui tiennent aujourd’hui ces faits pour certains, et d’une telle certitude qu’ils seraient prêts à endurer un martyre pour cette cause 83.
On comprend dès lors la stupéfaction attristée de dom Guéranger devant les manuscrits qui contiennent les travaux de la commission réunie par Benoît XIV mais qu’eût-il pensé à la lecture d’un pareil programme rédigé par la plume pontificale elle-même ? Ce qui est sûr, c’est que la composition de la nouvelle commission nommée par Benoît XIV traduit l’intérêt spécifique du Pontife pour la réforme du Bréviaire : si l’on y retrouve Filippe Maria Monti, promu cardinal au conclave du 5 septembre 1743, on y repère les cardinaux Silvio Valenti Gonzaga, qui est le propre secrétaire d’État de Benoît XIV ; Nicolo Maria Lercari, ancien secrétaire d’État de Benoît XIII de 1726 à 1730 puis nonce apostolique en France de 1739 à 1744, qui fut un observateur attentif, pour la cour romaine, des réseaux et forces jansénistes dans le royaume 84 ; Antonio Severio Gentili, qui a succédé en 1728 à Prospero Lambertini Ibid., col. 525-526. Cette dissertation est publiée par A. de Roskovány, op. cit., p. 614-619. E. Morelli, op. cit., t. I, lettre n° 51, datée de Castel Gandolfo, 7 juin 1743, p. 80. 84 Le cardinal Lercari n’est nommé qu’à l’été 1744 à son retour de Paris. Voir François de Dainville, « La carte du jansénisme en 1739 d’après les papiers de la nonciature de France », Bulletin de la Société de Paris et de l’Ilede-France, n° 96, 1969, p. 113-124 ; Ségolène de Dainville-Barbiche, « À propos de la carte des paroisses jansé82 83
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dans la charge de secrétaire de la Congrégation du Concile et en est préfet depuis 1737 ; Gioacchino Besozzi, abbé cistercien de Sainte-Croix de Jérusalem, qui a participé aux travaux de la commission de la Congrégation du Saint-Office chargée d’examiner le bréviaire du diocèse de Paris établi sous l’autorité de Mgr de Vintimille ; enfin Fortunato Tamburini, abbé du monastère bénédictin de Saint-Paul-hors-les-Murs et correspondant assidu de LodovicoAntonio Muratori 85. Le Pontife a donc délibérément choisi des hommes qui lui sont fidèles : il a d’ailleurs signifié tout récemment à trois d’entre eux son attachement en les promouvant au Sacré Collège 86. Aux précédents consulteurs, cette commission en adjoint deux nouveaux pour compenser et l’absence du Père Azzoguidi et la promotion au cardinalat de Filippo Maria Monti : d’une part, le Père Celestino — dans le siècle Pietro Antonio — Orlandi, procureur général de l’ordre des Célestins depuis 1737 et le jésuite Egidio Maria Giuli, professeur de droit canon 87. Les membres de cette nouvelle commission reprennent les travaux là où leurs prédécesseurs les avaient laissés. Comme eux, ils se rendent dans les grandes bibliothèques et dépôts d’archives romains : des archives du Latran et de SainteMarie-Majeure, à la Bibliothèque Vaticane, à la Vallicelliana, à la bibliothèque du Collegio Romano et à celle de la Pénitencerie Apostolique 88. Trois recherches successives vont occuper de 1744 à 1747 les commissaires, les travaux étant pratiquement interrompus du 9 juillet 1745 au 22 juin 1746, à la suite de rumeurs circulant dans la Ville Éternelle selon lesquelles le Pontife se désintéresserait complètement de la réforme 89 : c’est une lettre du pape adressée le 20 juin 1746 au secrétaire de la Commission Luigi Valenti, qui relance en fait le processus 90. Il est vraisemblable que l’évolution de la situation française a joué un rôle dans l’accélération ou les retards qui affectent les séances : à l’orée de leur reprise, en septembre 1744, Filippo Maria Monti souligne tout l’intérêt qu’il y a à solliciter l’avis du cardinal de Tencin, alors ministre d’État résidant à Paris, puisqu’il est l’un des plus ardents promoteurs de cette réforme : l’obtention de son accord et de son approbation pourraient laisser espérer la réception de la réforme dans toute la France et de là dans toutes les nations 91.
nistes à Paris en 1739 », François de Dainville, pionnier de l’histoire de la cartographie et de l’éducation, C. Bousquet-Bressolier (éd.), Paris, École des Chartes, 2004, p. 167-186. 85 Fortunato Tamburini est membre, dès l’origine de l’Académie d’histoire ecclésiastique des pontifes romains, Notizia delle Accademie…, op. cit., p. 75. Devenu cardinal, il en devient le protecteur en 1744, Argomenti de’ discorsi da farsi nell’anno MDCCXLIIII nelle Accademie istituite da Nostro Signore Papa Benedetto XIV, Rome 1744, G. Collini, p. 45. 86 C’est lors du conclave du 9 septembre 1743 que les cardinaux Besozzi, Monti et Tamburini ont été promus. Silvio Valenti Gonzaga est cardinal depuis 1738, Nicolò Maria Lercari l’est depuis 1726 et Antonio Saverio Gentili l’est depuis 1731. 87 Le Père Celestino Orlandi est, dès l’origine, membre de l’Académie romaine de liturgie, Notizia delle Accademie…, op. cit., p. 76. Sur Egidio-Maria Giuli (1691-1748), voir la notice qui lui est consacrée par Anna Rita Capoccia dans le Dizionario biografico degli Italiani, vol. 56, Rome, 2001, p. 706-709. Le Père Giuli apparaît pour la première fois sur la liste des membres de l’Académie des Conciles en 1743 : Argomenti de’ discorsi da farsi nell’anno MDCCXLIII nelle Accademie istituite da Nostro Signore Papa Benedetto XIV, Rome, G. Collini, 1743, p. 43. 88 Analecta juris pontificii, t. XXIV, 1885, col. 527. Les préfets des différentes bibliothèques romaines sont systématiquement consultés. 89 Ibid., col. 532. Le Pape adresse une lettre au secrétaire. 90 Biblioteca Corsiniana, Rome, ms 361, Monumentum XXII. 91 Analecta juris pontificii, t. XXIV, 1885, col. 526.
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Une première étape concerne la disposition du psautier sur laquelle la première commission n’avait pas définitivement tranché. Après un examen attentif des manuscrits, la conclusion est de ne rien modifier à celle-ci et de n’introduire aucune des nouveautés en usage depuis peu d’années dans quelques diocèses français. Le 20 septembre 1744, Benoît XIV participe lui-même à l’une des séances et prononce un discours où il approuve, en définitive, les résolutions déjà adoptées, c’est-à-dire le maintien de la disposition du psautier, les huit règles qui avaient permis aux consulteurs de procéder à des expulsions de fêtes dans le calendrier, et la conservation de la hiérarchie des rites selon lesquels elles sont célébrées. Il ajoute seulement une neuvième distinction historico-économique qui distribue les fêtes des saints selon que ceux-ci ont été soit canonisés par un consensus universel avant Alexandre III, soit canonisés selon le rite solennel depuis ce pontife, soit pour lesquels a été simplement prescrite, sans rite solennel, la récitation d’un office ou d’une messe étendus à l’Église universelle. Benoît XIV invite en même temps les commissaires à « mettre désormais tous leurs soins à examiner, corriger, polir ou même remplacer entièrement chaque partie du Bréviaire, de se partager entre eux la tâche et le travail pour une plus grande rapidité et commodité ; les uns étudieraient telles parties, les autres telles autres, rien ne pouvant être cependant décidé sans le consentement des autres » 92. Une deuxième étape commence alors, consacrée au propre du temps. Les consulteurs se répartissent une nouvelle fois le travail, les uns se chargeant des homélies, leçons et capitules cependant que les autres s’attachent aux antiennes, répons, hymnes et versicules 93. Les corrections sont ici peu nombreuses, le pape ayant d’ailleurs, face à des hésitations qui lui étaient soumises, fait savoir que son vœu était « une réforme du Bréviaire et non une innovation » 94. Elles concernent essentiellement le lectionnaire, certaines homélies étant substituées à d’autres jugées plus appropriées à l’office 95. C’est au cours de la troisième étape, lors de l’examen du propre des saints, que les corrections deviennent considérables 96. Ici sont mis à profit tous les instruments de l’érudition bollandiste ou gallicane, des Acta
Ibid., col. 527-529 (citation col. 529). Les commissaires Antonelli, Giorgi et Lercari se chargent des homélies, leçons et capitules, cependant que Baldini, Giuli, Sergio et le secrétaire Valenti étudient les antiennes, répons, hymnes et versicules. 94 Les doutes soumis au pontife étaient au nombre de trois : ne faut-il pas lire pour la leçon brève lue à Prime un canon d’un concile reçu par l’Église romaine et relatif à la discipline ecclésiastique ? Le capitule lu à laudes doit-il être répété à tierce et à vêpres ? Les capitules des offices, dans lesquels est récitée l’Écriture Sainte déjà contenue dans les leçons ne doivent-ils pas être modifiés pour faire lire d’autres parties de l’Écriture Sainte ?, Analecta pontificii, t. XXIV, 1885, op. cit., col. 530. 95 Il conviendrait ici de se livrer à une étude systématique des textes retenus et de ceux qui sont retirés, analyse qui dépasserait les limites de cette contribution. On trouvera un résumé de ces corrections dans P. Batiffol, Histoire…, op. cit., p. 303-305. On trouvera un exemple du type de travail effectué par la Commission dans A. de Roskovány, op. cit., p. 619-622 et 626-635. 96 Une nouvelle répartition du travail a eu lieu à partir du 16 janvier 1745. Antonelli, Giorgi et Lercari s’occupent du temporal de l’Avent jusqu’à Pâques ; Baldini, Giuli et Orlandi se chargent du propre des saints de décembre ; Galli, Sergio et Valenti s’attachent à celui du mois de janvier. Des conférences préalables dans chaque groupe de trois consulteurs ont lieu avant de remettre le texte écrit au secrétaire, qui le remet aux différents membres de la Commission avant chaque séance générale, Analecta juris pontificii, t. XXIV, 1885, col. 530-531. Voir P. Batiffol, Histoire…, op. cit., p. 303-312. 92 93
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Sanctorum à Adrien Baillet, Le Nain de Tillemont ou Ruinart 97. D’une part certaines antiennes sont remplacées par d’autres tirées de l’Ancien ou du Nouveau Testament : à titre d’exemple, citons ici celles de saint André 98 ou celles de saint Thomas 99. Toutefois, cette révision de l’antiphonaire et du responsorial ne prend en aucune façon les dimensions systématiques qui sont présentes dans le Bréviaire parisien. Un office entièrement nouveau pour la fête de la Conversion de saint Paul (25 janvier) avait ainsi été préparé avec des antiennes tirées de Jérémie, des Actes de Apôtres et des Épîtres de Paul 100 : les commissaires décident de ne rien changer à l’office existant, les antiennes qui y figurent étant déjà tirées de l’Écriture Sainte 101. Les commissaires sont ici fidèles à leur doctrine consistant à garder l’usage le plus antique de l’Église romaine. En revanche et d’autre part, ce sont plus de quatre-vingt fêtes de saints qui voient leurs leçons supprimées et/ou substituées par d’autres en raison de légendes ou d’actes jugés « faux », « apocryphes », « supposés », « douteux », « incertains », « corrompus », « fabuleux », « pleins d’erreurs », « indigne de toute foi » de même que sont supprimés un certain nombre d’homélies et de sermons jugés apocryphes alors même qu’ils sont attribués à saint Augustin ou à saint Jean Chrysostome 102. Sur ce dernier point — l’authenticité des homélies — il semble bien que l’examen des consulteurs ait été beaucoup plus rapide ou qu’ils n’aient pas voulu procéder à des révisions trop nombreuses : avec les instruments érudits dont ils disposaient, ils auraient pu se livrer à des éliminations beaucoup plus radicales, les mauristes ayant nié l’authenticité de textes qu’ils ont décidé de garder 103. Quoi qu’il en soit, le « toilettage » du bréviaire romain a été déjà important tant dans le choix des saints retenus que dans les leçons proposées à la piété des fidèles : ont prévalu ici deux critères majeurs, l’antiquité de l’usage de la fête dans l’Église universelle prouvée par sa présence ou son absence dans les plus grands Sacramentaires ou Calendriers, les apports d’une critique historique et diplomatique de plus en plus attentive à cerner l’authenticité des légendes hagiographiques et à procurer des éditions savantes des Pères et Docteurs de l’Église. En mars 1747, la congrégation cardinalice avait achevé ses travaux et pouvait remettre la seconde partie de son Specimen Breviarii Romani Reformati (pars aestiva et autumnalis), la première partie (pars hyemalis et verna) ayant été remise au Pontife dès le 10 septembre
On en trouvera les références précises dans ibid., col. 633-667 et 889-934, qui publie la version révisée du bréviaire remise à Benoît XIV Specimen Breviarii Romani reformati. 98 Ibid., col. 642. Les antiennes sont tirées des l’évangile de Jean 1, 35-42 et Matthieu 4, 18-20. 99 Ibid., col. 646. Les antiennes sont tirées des l’évangile de Jean 10, 3, 5 et 6 et Jean 20, 27. 100 Voir A. de Roskovány, op. cit., p. 622-626 : celui-ci publie les changements envisagés. 101 Analecta juris pontificii, t. XXIV, 1885, col. 659. Les changements adoptés concernent les leçons : l’Évangile de Jean 6, 44 et suivants remplace l’Évangile de Matthieu 19, 27 et des passages de l’homélie de saint Augustin, In Epistolam ad Parthos se substituent à un texte de Bède le Vénérable tiré d’une homélie et consacré au passage de saint Matthieu qui était précédemment lu. 102 On se reportera ici au Specimen Breviarii Romani reformati déjà cité pour les jugements portés par les commissaires. 103 On se reportera ici à dom Germain Morin, « Les leçons apocryphes du brévaire romain », Revue Bénédictine, t. VIII, 1891, p. 270-280. Rappelons qu’à la date où écrit ce bénédictin, le Bréviaire romain n’a toujours pas été réformé. 97
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1746 104. Il reste à s’interroger sur les raisons qui ont poussé Benoît XIV a retarder indéfiniment la publication du texte réformé qui lui avait été soumis. Deux explications complémentaires semblent pouvoir être proposées. La première est d’ordre politico-religieuse. On a vu à quel point Benoît XIV et la commission cardinalice qu’il a créée pour la réforme du bréviaire sont attentifs à la situation française : le secrétaire Valenti souligne lui-même à quel point les lettres du cardinal de Tencin venues de France exercent une pression stimulante sur la sollicitude du pontife à cet égard 105. Il reste qu’à partir de 1749, les affaires de refus de sacrements sont venues prendre le relais de l’opposition à la Constitution Unigenitus par l’appel et que les espoirs d’apaisement de la querelle s’évanouissent : elles rendent beaucoup plus aléatoire l’introduction et la réception d’une réforme romaine dans le royaume 106. En second lieu, Benoît XIV, comme on l’a évoqué à l’orée de cet exposé, est insatisfait du travail qui lui a été remis et voudrait « reprendre la matière », qu’il connaît bien en tant que liturgiste. Dans une lettre au cardinal de Fleury datée du 20 octobre 1741, le cardinal de Tencin écrit que « le Pape a la démangeaison de faire des livres et des décrets » 107. Si ce jugement est sans doute rapide, on serait cependant tenté d’appliquer à Benoît XIV la citation qu’il fait dans son De servorum Dei beatificatione et beatorum canonizatione de la Vie manuscrite de Paul IV rédigée par Antonio Caracciolo : Il mit lui-même longtemps à faire un Bréviaire réformé selon l’antique gravité et l’ancien rite ; mais comme il était tellement occupé, et qu’il voulait le faire tout seul de son propre travail, il ne put le finir et il ne resta que ses ébauches et ses principes pour ses successeurs 108.
La procrastination du liturgiste qu’était Benoît XIV, ses tergiversations et ses atermoiements ont en réalité bloqué toute évolution du Bréviaire pour plus de cent cinquante ans puisque la réforme de celui-ci n’intervient que sous le pontificat de Pie X par la Constitution apostolique Divino Afflatu du 1er novembre 1911. Mais celle-ci s’opère dans un tout autre contexte intellectuel, et il n’entrait pas dans mon propos de l’aborder. Dominique Julia CNRS, EHESS, Centre d’antropologie religieuse européenne
Analecta juris pontificii, t. XXIV, 1885, op. cit., col. 533-534. Ibid., col. 532. Le secrétaire Valenti évoque à ce moment l’année 1746. 106 Dans les Institutions liturgiques, op. cit., t. II, p. 472, Dom Prosper Guéranger rend compte de l’étonnement de « personnes, graves d’ailleurs, […] de ce que ces mêmes pontifes, si zélés pour le dépôt des traditions liturgiques, n’aient pas fulminé contre les nouveautés dont les églises de France étaient le théâtre à cette époque ». Pour le bénédictin, qui cite Isaïe (ch. 42, v. 3) et l’évangile de Matthieu (ch. 12, v. 20), « la réserve que le Saint-Siège a gardée dans l’affaire des nouvelles liturgies » est due à « la maxime fondamentale du gouvernement ecclésiastique : Il n’éteindra pas la mèche qui fume encore ; il n’achèvera pas de rompre le roseau déjà brisé […]. Apprenons donc à connaître la raison sublime de cette patience du Siège apostolique » (p. 474-475). 107 Arch. du Ministère des Affaires Etrangères, Correspondance de Rome, t. 786, f° 117, texte cité par P. Batiffol, op. cit., p. 321-322. 108 P. Lambertini, De servorum Dei beatificatione, op. cit., IIe partie, ch. XIII, § 3, p. 110. L’auteur se réfère au livre IV, chapitre XVI de la Vita manuscrite de Paul IV rédigée par Antonio Caracciolo : « Attese lungo tempo esso stesso a fare un Breviario riformato secondo l’antica gravità, e rito ; ma perchè era tanto occupato, e voleva farlo lui solo di sua propria fatica, perciò non lo potè finire ma restarono i suoi abbozzi, e principi per i successori Pontefici ». 104 105
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La Réforme face à ses traditions : les controverses sur la révision du psautier et du formulaire liturgique (1646-1788) Textes liturgiques et contexte culturel interagissent étroitement. Trop souvent cependant, l’histoire des liturgies se confine à celle des textes, comme si ceux-ci évoluaient de manière autonome, sans subir les effets des mutations culturelles et sans contribuer à leur tour à influencer les pratiques et les représentations 1. Le processus de révision du psautier huguenot, intervenu entre la deuxième moitié du xviie siècle et le début du xviiie siècle, fournit l’occasion d’examiner une partie de ces interactions 2. Il permet d’étudier plus particulièrement le rôle des formulaires liturgiques comme lieu de médiation des rapports que les Églises réformées francophones entretiennent avec leur tradition. À bien des égards, ces formulaires peuvent être considérés comme un lieu de cristallisation de la relation de ces Églises à leur propre histoire. La liturgie, à la fois en tant que formulaire imprimé codifiant les paroles et les gestes du culte et comme événement rituel collectif, actualise une tradition. Elle articule une histoire collective. Or, durant cette période qui correspond à celle de la « crise de la conscience européenne » 3, cette fonction médiatrice de la liturgie réformée dans le rapport à la tradition fait l’objet d’une profonde réinterprétation. Autour de la question liturgique se révèle alors une impasse dans laquelle la Réforme se trouve prise. Sa culture rituelle s’est élaborée notamment sur le fondement de deux principes : d’une part, le retour des formes cultuelles à une sobriété et à une « pureté » qui serait conforme à leur institution divine et aux usages de l’Église primitive. Ce retour implique le rejet des traditions accumulées depuis les origines. D’autre part, la Réforme s’est fondée sur le chapitre 14,
Le constat est ancien et souvent répété : Alphonse Dupront, Du sacré, croisades et pèlerinages, images et langages, [Paris], Gallimard, 1987, p. 493-494 ; Paul Post, « John Bossy and the study of liturgy », Omnes circumadstantes : contributions towards a history of the role of the people in the liturgy : presented to Herman Wegman on the occasion of his retirement from the chair of history of liturgy and theology in the Katholieke Theologische Universiteit Utrecht, C. Caspers and M. Schneiders (éds.), Kampen, J. H. Kok, 1990, p. 48 ; Éric Palazzo, Histoire des livres liturgiques. Le Moyen Âge, des origines au xiiie siècle, Paris, Beauchesne, 1993 p. 23-24 ; Catherine Vincent, Fiat Lux. Lumière et luminaires dans la vie religieuse du xiiie au xvie siècle, Paris, Cerf, 2004, p. 16. 2 Je remercie Bruno Bürki, Jennifer Mc Nutt et Maria-Cristina Pitassi pour leurs précieux commentaires sur une première version de ce texte. Cette contribution constitue une tentative de synthèse d’un dossier très volumineux qui n’a jamais fait l’objet à ma connaissance d’une analyse systématique et dont les pièces ont été en partie réunies par Pierre Pidoux dans un document resté à l’état manuscrit (Pièces relatives à la révision du texte des psaumes, xviie et xviiie siècles. Recueillies pour la plupart aux Archives d’État et à la Bibliothèque Publique et Universitaire de Genève et classées par ordre chronologique par Pierre Pidoux, 3 vol., s.l., 1989). 3 Paul Hazard, La crise de la conscience européenne. 1680-1715 (1935), Paris, Poche, 1994. 1
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versets 14 à 16, de la première Épître de saint Paul aux Corinthiens (« si je prie en langage estrange, ma voix prie, mais mon intelligence est sans fruit » 4) pour condamner l’usage liturgique du latin et adopter le vernaculaire, comme véhicule d’une instruction et d’une oraison véritablement communautaire 5. Par conséquent, Jean Calvin a formulé en 1542 une liturgie française, La forme des prières ecclésiastiques, encadrée par de brèves explications qui justifient l’usage du vernaculaire et soulignent que la « simplicité » des formes rituelles qui y sont définies découle de la nécessité de supprimer « beaucoup de choses lesquelles avoyent esté mal introduictes ou pour le moins destournées en mauvais usage » et, par conséquent, « de revenir à la pure institution de Jésus Christ » 6. Adoptée par la plupart des Églises réformées francophones d’obédience calviniste, cette liturgie, largement diffusée à partir de la seconde moitié du xvie siècle, s’est rapidement muée en un texte intangible, à la fois en tant que document symbolique de la foi réformée, patrimoine commun à une Église géographiquement dispersée et, de manière plus marquée à partir du début du xviie siècle, comme support d’une continuité historique avec les premiers temps de la Réforme. Le formulaire liturgique est ainsi devenu l’un des signes d’une tradition confessionnelle revendiquant sa cohérence. Dans le même temps pourtant, un écart s’est creusé entre la lettre de ce texte et les normes toujours plus policées de l’expression française adoptées en particulier par les cadres des Églises réformées au xviie siècle. Cet écart a conduit ce milieu à promouvoir une révision du formulaire liturgique qui butait sur le statut de texte consacré qu’il avait acquis. Ce sont donc les débats provoqués par le tiraillement entre tradition et révision comme lieu de réinterprétation d’un héritage et d’une identité collective qui vont être ici examinés. Ces débats soulèvent cependant une seconde problématique, d’ordre historiographique. La révision du formulaire liturgique s’inscrit en réalité dans un projet global, qui concerne également la traduction française de la Bible et l’adaptation versifiée des psaumes pour le chant liturgique. Généralement, l’historiographie a opté pour une étude séparée de ces processus et privilégié l’analyse de la révision de la Bible et des psaumes, soit parce qu’elle l’intégrait à une histoire de la critique biblique 7 ou à une histoire sociale de la production littéraire au xviie siècle 8, soit parce qu’elle concentrait son attention, dans une perspective
4 La Bible française de Calvin, E. Reuss (éd.), 2 vol., Paris, C. A. Schwetschke,1897, t. II, p. 571 (1 Cor. 14, 14-16). 5 Christian Grosse, « ”Que tous cognoissent et entendent ce qui se dict et faict au Temple”. Prières en français et usages liturgiques à Genève après la Réforme (1530-1570) », La prière en latin de l’Antiquité au xvie siècle : formes, évolutions, significations, J.-F. Cottier (dir.), Turnhout, Brepols, 2007, p. 361-378. Voir l’exposé — rapide et polémique — de ces conceptions dans Pierre Du Moulin, L’antibarbare ou du langage incongneu tant ès prières des particuliers qu’au service public…, Sedan, J. Jannon, 1629. 6 Jean Calvin, Joannis Calvini Opera quae supersunt omnia, G. Baum, E. Cunitz et E. Reuss (éds.), 59 vol., Brunswick, Berlin, C. A. Schwestschke et Filium, 1863-1900, t. VI, col. 202. 7 Richard Simon, Additions aux « Recherches curieuses sur la diversité des langues et religions » d'Edward Brerewood, éd. critique de J. Le Brun et J. D. Woodbridge, Paris, Presses Universitaires de France, 1983, p. 22-29 ; François Laplanche, L’écriture, le sacré et l’histoire. Érudits et politiques protestants devant la Bible en France au xviie siècle, Amsterdam et Maarssen, Apa, 1986, p. 84-85, 362, 560-568. 8 Nicolas Scharpira, Un professionnel des Lettres au xviie siècle. Valentin Conrart : une histoire sociale, Seyssel, Champ Vallon, 2003, p. 313-318.
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nostalgique, sur le recueil des psaumes, comme lieu de mémoire de la Réforme 9. Bien qu’elles n’aient pas oblitéré complètement la dimension liturgique et qu’elles soient fondées sur le plan méthodologique, voire sur le plan historique (la correction des formulaires liturgiques s’inscrit dans un processus entamé avec les révisions de la Bible et des psaumes), ces approches n’en demeurent pas moins caractéristiques d’une historiographie qui a considéré la part rituelle de la culture réformée comme secondaire par rapport à sa dimension intellectuelle 10. Or ces approches font perdre de vue que c’est notamment en se projetant sur la liturgie que les débats concernant la modernisation des textes ont acquis une résonance sociale et ont contribué à modifier le rapport que les fidèles réformés ont entretenu avec leur tradition. Ces approches font enfin abstraction du fait que ces débats concernent des textes qui forment une unité matérielle, puisque dès le xvie siècle et jusqu’à la fin du xviie siècle la règle prévaut en milieu réformé d’imprimer le psautier conjointement à La forme des prières ecclésiastiques et la Bible avec ces deux pièces. C’est donc en partant d’une description de l’unité que forment Bible, psautier et formulaire liturgique, qu’il convient de reconstituer les débats qui ont abouti à sa dislocation au début du xviiie siècle. Entre 1542 et 1562, le psautier réformé se complète progressivement jusqu’à l’achèvement de l’adaptation française des cent cinquante psaumes versifiés par Clément Marot et à sa suite par Théodore de Bèze 11. Deux textes constituent avec les psaumes le corpus central du psautier. Il s’agit en premier lieu de La forme des prières ecclésiastiques. Pendant dix ans, entre 1542 et 1552, une dizaine d’éditions du formulaire liturgique paraissent et Jean Calvin en corrige alors régulièrement le texte, afin de simplifier le vocabulaire, de tendre à une plus grande concision et d’intégrer dans les oraisons l’expérience des persécutions religieuses que vivent en particulier les réformés du royaume de France 12. À partir de 1552, le formulaire ne subit plus de modifications notables jusqu’à la seconde moitié du xviie siècle. Le Catéchisme de l’Église de Genève constitue la seconde pièce. Rédigé par Jean Calvin en même temps que le formulaire liturgique et publié pour la première fois en 1541, il ne subit que quelques corrections très ponctuelles dans les éditions de 1549 et 1553, pour être ensuite reproduit à l’identique dans tous
« En terminant ce travail, je regrette de l’avoir traité de manière trop aride et sans avoir suffisamment laissé voir tout l’amour que m’inspire le livre qui en est l’objet. On s’apercevra trop que ce monument élevé à notre Psautier est un monument funéraire » (Félix Bovet, Histoire du psautier des Églises réformées, Neuchâtel, Sandoz, Paris, Grassart, 1872, p. XII). 10 Bernard Roussel, « Des rituels luthériens à la liturgie réformée », Édifier ou instruire. Les avatars de la liturgie réformée du xvie au xviiie siècle, M.-C. Pitassi (éd.), Paris, Champion, 2000, p. 19 ; Christian Grosse, « ”En esprit et en vérité” ? La part du rituel dans la culture religieuse réformée (Genève, xvie siècle) », Calvinus Praeceptor Ecclesiae. Papers of the International Congress on Calvin Research, Princeton, August 20-24, 2002, H. J. Selderhuis (éd.), Genève, Droz, 2004, p. 303-322. 11 Pierre Pidoux, Le psautier huguenot du xvie siècle. Mélodies et documents, 2 vol., Bâle, Bärenreiter, 1962 ; [Jean-Daniel Candaux], Le Psautier de Genève, 1562-1865, images, commentaires et essai de bibliographie, Genève, Bibliothèque publique et universitaire, 1986. 12 Christian Grosse, « ”L’office des fidèles est d’offrir leur corps à Dieu en hostie vivante”. Martyr, sacrifice et prière liturgique dans la culture réformée (1540–1560) », Religion und Gewalt. Konflikte, Rituale, Deutungen (1500–1800), K. von Greyerz et K. Siebenhüner (éds), in Verbindung mit C. Duhamelle, H. Medick und P. Veit, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2006, p. 221-247. 9
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les psautiers du xvie et du xviie siècle 13. À ces trois éléments s’agrègent encore une série d’autres pièces : la Confession de foi des Églises de France, un formulaire pour interroger les enfants avant leur réception à la communion, un ensemble de prières propres à différentes circonstances de la vie, dont le nombre varie d’une édition à l’autre du psautier et qui finissent par être regroupées dans une liturgie du culte domestique, ainsi qu’une série de documents ayant pour fonction d’apporter des précisions concernant certaines pratiques liturgiques genevoises ou d’encadrer l’usage des psaumes comme source d’oraison ou de méditation 14. Bien plus qu’un simple recueil de chants, le psautier constitue ainsi le manuel élémentaire de la dévotion réformée. Il propose en partage à des Églises dépourvues de continuité territoriale, en particulier à partir de sa diffusion massive qui démarre en 1562, une codification des formes publiques et privées de communication avec le divin, réglée sur le modèle des usages genevois. Le psautier représente à cet égard un instrument essentiel, dans le contexte du processus de confessionnalisation, de formation d’une culture théologique et rituelle unifiée entre les Églises réformées francophones. Sa diffusion rend également possible une appropriation par les fidèles de cette culture par le biais d’une dévotion privée ou domestique, conçue comme un prolongement des services divins publics. Instaurant une relation d’authentification entre textes bibliques et formulaires liturgiques et ouvrant un accès sélectif et théologiquement contrôlé à la parole divine, le psautier cultive finalement parmi les réformés l’idée d’une cohérence profonde entre les sources scripturaires et les normes liturgiques qu’ils ont adoptées. Ce corpus se maintient avec une relative stabilité entre la révision sous la direction de Théodore de Bèze de la Bible genevoise, achevée en 1588, et la première moitié du xviie siècle 15. L’arrêt adopté par le synode des Églises réformées de France réuni à Montauban en 1594, repris ensuite par d’autres synodes (1598, 1614), indique clairement que le trait essentiel de leur liturgie est aux yeux des réformés sa conformité avec les Écritures, et il montre que cette qualité interdit alors d’en modifier le texte : On ne changera rien au formulaire des prières publiques, ni à celui de l’administration des sacremens: le tout aiant été bien et saintement dressé, en termes clairs, et pris la plupart de la Parole de Dieu 16.
13 Le texte n’est connu que par l’édition de 1545 (Confessions et catéchismes de la foi réformée, O. Fatio (dir.), 2e édition, Genève, Labor et Fides, 2005, p. 25-114). 14 J.-D. Candaux, op. cit. 15 La Bible de 1588 clôt un travail de révision du texte qui s’est étalé sur cinquante ans (cf. Bernard Roussel, « La Bible de 1530 à 1600 », Le temps des Réformes et la Bible, G. Bedouelle et B. Roussel (dir.), Paris, Beauchesne (Bible de tous les temps 5), 1989, p. 279-282). « Après l’ultime révision accomplie sous l’autorité de Bèze en 1588, le texte devint quasi-canonique, et demeura inchangé pendant tout le xviie siècle » (F. Laplanche, op. cit., p. 84). En 1659 encore, le synode de Loudun défend de lire en chaire aucune autre version que celle qui est en usage (Orentin Douen, La Révocation de l’édit de Nantes à Paris, d’après des documents inédits, t. 1, Paris, Fischbacher, 1894, p. 200, n° 3). La canonisation au xviie siècle des versions vernaculaires des Écritures se vérifie également dans les traditions luthériennes et anglicanes et affecte également, selon Jonathan Sheehan, les liturgies et les catéchismes (Jonathan Sheehan, The Enlightenment Bible. Translation, Scholarship, Culture, Princeton, Oxford, Princeton University Press, 2005, p. 4). 16 Jean Aymon, Tous les synodes nationaux des Églises reformées de France..., La Haye, C. Delo, 2 vol., 1710, t. I, p. 181 (pour les décisions semblables des synodes suivants, voir : t. I, p. 219 [1598], p. 375 [1609] ; t. II, p. 24 [1614], p. 181 [1620]).
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Durant cette période d’accentuation de la controverse religieuse, de consolidation des traditions confessionnelles et de crispation de l’orthodoxie, notamment à l’encontre des contestations internes sur la question de la prédestination, l’ensemble des textes que contient le psautier sont envisagés comme exprimant un consensus doctrinal essentiel entre les réformés 17. Dans ce contexte de raidissement, la seule tentative de révision de la Bible vient du théologien genevois Jean Diodati (1576-1649). Menée de manière isolée, rapidement désapprouvée par la Compagnie des pasteurs de Genève (1618) et par le synode d’Alès (1620) et par conséquent renvoyée à son statut d’initiative privée, cette entreprise aboutit néanmoins à la publication en 1644 d’une version corrigée de la Bible, puis, en 1646, d’une nouvelle version des psaumes 18. En revanche, dès la seconde moitié du siècle, les efforts de révision se multiplient dans une « certaine effervescence » 19. Dans ce contexte, la position des synodes se modifie. Dès 1645, ils se soucient avant tout de maintenir le contrôle sur les corrections qui sont introduites dans les textes. Celui de Charenton, suivi par celui de Loudun en 1660, ordonne « de ne pas soufrir qu’on fît aucun changement dans la version de la Bible, ni dans le livre des pseaumes, ni dans la confession de foi, la liturgie, et le catéchisme, sans un ordre exprès du Consistoire, qui auroit été établi pour cet effet, par chaque Synode Provincial » 20. En 1669, deux Bibles révisées voient le jour : celle de Samuel des Marests et celle que le secrétaire de l’Académie française, Valentin Conrart, et le pasteur Adrien Daillé ont réalisée en travaillant à partir de deux Bibles catholiques. Signe des réticences que suscite encore cette activité de révision, l’ouvrage est censuré par le synode provincial de l’Île-de-France 21. Au début des années 1670, deux initiatives parallèles et concurrentes de remaniement de la traduction française de la Bible sont lancées à Charenton et à Genève, mais en raison de la révocation de l’édit de Nantes, seule la seconde aboutit en 1678 22.
17 Ainsi, en 1669, lors d’une dispute sur la grâce survenue entre pasteurs genevois, le professeur de théologie Louis Tronchin (1629-1705) « commensça à dire qu’il ne faloit plus s’arrester à ces pédanteries et formalités, qu’il faloit se contenter d’exiger la conformité à la Parole de Dieu, à notre confession de foy, à la liturgie et au catechisme etc. » (Arch. d’État de Genève (désormais : AEG), Cp. Past. R. 12, p. 380 [30 juillet 1669]). Sur les rapports entre traditions confessionnelles et « travail biblique », voir B. Roussel, « La Bible de 1530 à 1600 », op. cit., p. 253. 18 La sainte Bible interprétée par Jean Diodati, Genève, P. Aubert, 1644 ; Les Pseaumes de David en rime, revueus par Jean Diodati, Genève, P. Chouet, 1646. Voir à ce sujet : Eugène de Budé, Vie de Jean Diodati, théologien genevois, 1576-1649, Lausanne, G. Bridel, 1869, p. 170-178 ; Registres de la Compagnie des pasteurs de Genève, t. XIII (1617-1618), N. Fornerod et al. (éd.), Genève, Droz, 2001, p. XX, 190, 200 et 222. 19 F. Laplanche, op. cit., p. 362. 20 J. Aymon, op. cit., t. II, p. 678. Exigeant que l’on fasse « exacte observation » de cet arrêt, le synode de Loudun ordonne « afin de remédier à la diférence qui se trouvoit dans les Éditions de la Bible, des pseaumes, de notre lyturgie et du catéchime », que le Consistoire de Paris soit informé de toutes les modifications constatées de manière qu’il puisse donner « les ordres nécessaires pour une édition plus exacte et plus correcte de la Bible, des pseaumes, de la lyturgie et du catéchime, à quoi les imprimeurs se conformeroient dès leurs impressions à l’avenir » (ibid., p. 776). 21 O. Douen, op. cit., p. 298-299 ; N. Scharpira, op. cit., p. 315-316. 22 Sur ces projets : R. Simon, op. cit., p. 22-29 ; F. Laplanche, op. cit., p. 561-571.
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Alors que de nouvelles versions des psaumes ont paru à Genève en 1654, à l’initiative du catholique converti Antoine Lardenois 23 et à Cassel en 1674 24, la révision des psaumes dans laquelle Conrart s’est lancé parvient pour sa part à ses fins en deux étapes avec la publication d’une première tranche de cinquante et un psaumes en 1677, puis d’une seconde tranche en 1679, achevée, après son décès, par les soins de son collaborateur, Marc-Antoine de La Bastide 25. L’année suivante paraît encore un recueil contenant les cinquante premiers psaumes dans un texte très remanié 26. Dans les églises, on continue cependant à chanter sur les anciens vers de Marot et Bèze. Une situation analogue prévaut pour le formulaire liturgique, puisque plusieurs versions circulent en même temps à cette époque. Alors que les imprimeurs reproduisent généralement le texte de 1552, La forme des prières ecclésiastiques annexée à un psautier publié en 1668 comporte une vingtaine de corrections. Pour la plupart, ces corrections ne visent qu’à éliminer des archaïsmes, mais certaines d’entre elles infléchissent discrètement le sens du texte 27. En 1669, paraît une édition dont le texte a été minutieusement corrigé par La Bastide : sur les seules liturgies du culte dominical, du service des prières et du culte eucharistique, plus de 600 modifications ont été introduites. Mais ce document, dont il ne semble rester aujourd’hui qu’un seul exemplaire, n’a pas eu d’influence immédiate 28. Les ministres font toujours usage de l’ancienne version qu’ils corrigent souvent à la main comme
23 Antoine Lardenois, Les pseaumes de David, mis en rime françoise par Clément Marot et Théodore de Bèze. Réduit nouvellement à une briève et facile methode pour apprendre le chant ordinaire de l’Eglise, Genève, S. Chouet, 1658 (pour les décisions de la Compagnie autorisant la publication de cet ouvrage : AEG, Cp. Past. R. 10, p. 53, 56). 24 Version nouvelle des Pseaumes de David en vers françois sur les airs de ceux de Clément Marot et de Théodore de Bèze, L. Gauvain, Cassel, S. Schadewitz, 1674 (F. Bovet, op. cit., n° 188). 25 Le livre des psaumes, en vers françois par Clément Marot et Théodore de Bèze. Retouchez par feu Monsieur Conrart…Première partie, Genève, S. de Tournes, 1677 (autre édition : Le livre des psaumes, en vers françois par Cl. Ma. & Th. de Be. Retouchez par feu Monsieur Conrart…Première partie, Charenton, A. Cellier, E. Lucas et veuve O. de Varennes, 1677). 26 Mr. Gilbert, Les psaumes en vers François, Paris, A. Cellier, 1680. 27 Les psaumes de David, Charenton, E. Lucas, 1668. La plupart des corrections modernisent : on dira « c’est pourquoi » plutôt que « parquoy » ; au lieu de « par ainsi », on emploiera « par ce moyen » ; « fructifier » au lieu de « besogner » ; « obtenir miséricorde » plutôt que « impetrer mercy »… Mais il y a aussi des modifications dont la portée est plus importante : au lieu de dire qu’il plaît à Dieu que nous l’invoquions « même du profond des enfers », la version de 1668 dit « au jour de nostre détresse » ; dans la formule d’excommunication, on ajoute que les pécheurs ne sont exclus de la cène que « s’ils ne se repentent ». C’est sans doute à ces corrections que Laurent Drelincourt fait allusion quatre ans plus tard dans un mémoire adressé aux autorités genevoises, dont il sera question plus loin et où il indique que « Mrs de Paris » ont déjà procédé à « quelques changemens légers, mais excellent dans notre liturgie et dans notre catéchisme » (Bibliothèque de Genève [désormais : BGE], Arch. Tronchin, vol. 100, p. 10). 28 La forme des prières ecclésiastiques : Les psaumes en vers, nouvelle édition revue exactement sur les précédentes avec la liturgie, le catéchisme et la confession de foi des églises réformées, le tout retouché et accomodé aux changements que le temps et l’usage ont apporté à la langue, Amsterdam, veuve de P. Savouret, 1669 (d’après Émile Doumergue, Essai sur l’histoire du culte réformé, principalement au xvie et au xixe siècle, Paris, Fischbacher, 1890, p. 307-341, qui signale [p. 397] qu’un exemplaire est conservé à la Bibl. de l’histoire du protestantisme français, mais cet exemplaire n’a pu être retrouvé).
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le confirme la Compagnie des pasteurs de Genève, en 1687, lorsqu’elle constate que « les liturgies des Bibles qui sont dans les temples sont toutes biffées » 29. Qu’elles portent sur la Bible, les psaumes ou le formulaire liturgique, toutes ces révisions relèvent du même projet. Dans un mémoire qu’il envoie en 1664 à un syndic genevois, et auquel feront suite de nombreuses requêtes dans le même sens adressées notamment par Conrart aux pasteurs genevois 30, le ministre Laurent Drelincourt (1626-1680) tente de rallier les autorités genevoises à ce projet et en dessine les objectifs. C’est une refonte globale des sources de la piété réformée qui est envisagée. Elle est destinée non seulement à en moderniser la lettre, mais également à harmoniser les éditions de la Bible, des psaumes et de la liturgie, et à épurer le psautier de toute une série de textes, comme des prières, qui s’y sont introduits la plupart du temps à l’initiative des imprimeurs. Tel que le conçoit Drelincourt, le projet vise, dans l’esprit des décisions synodales citées plus haut, à une reprise en main cléricale, contrôlée en particulier par la Compagnie des pasteurs et professeurs de Genève, du patrimoine commun de textes de dévotion qu’est devenu le psautier 31. La révision qu’il envisage ne concerne pas seulement la lettre de ces textes, mais vise également à « adoucir » certaines formules théologiques qui ont, à son avis, « quelque chose de dur et de cru » 32. Interrompu par la révocation de l’édit de Nantes, le processus de révision du psautier est relancé en 1688 par l’Église des réfugiés français à Zurich. Dans une lettre adressée au professeur de théologie genevois Louis Tronchin, elle l’engage à intervenir auprès des pasteurs genevois afin qu’ils consentent à introduire les Psaumes de Mr. Conrart dans l’usage public de leur Eglise », de telle sorte que cette Église puisse « autoriser par son exemple un changement si utile 33.
Peu de temps auparavant, Tronchin avait lui-même suggéré de profiter de la réimpression de la Bible afin de « revoir la derniere traduction pour addoucir ou changer quelques expressions, et pour revoir aussi la rime des pseaumes » 34. 29 AEG, Cp. Past. R. 16, p. 22 (4 novembre 1687). Une édition de la liturgie, publiée vers 1670, confirme cette pratique : alors même que son texte imprimé comporte des modifications par rapport à l’édition de 1552, une main y a porté encore, sur les seules liturgies du culte dominical, du service de prière et du culte eucharistique, une dizaine de corrections (Prières ecclésiastiques avec la manière d’administrer les sacremens et de bénir le mariage et les X. commandemens de la Loy de Dieu, s.l.n.d). 30 N. Scharpira, op. cit., p. 315. 31 Ce travail, souligne Drelincourt, « se devroit faire de concert et par autorité, afin que les anciennes éditions s’abolissant peu à peu, toutes les nouvelles fussent conformes » (Laurent Drelincourt, « Mémoire pour Monsieur Colladon, premier Syndic de la République de Genève », par, [BGE : Arch. Tronchin, vol. 100, pièce n° 3, p. 10, Niort, 7 février 1664]). 32 Drelincourt exprime en l’occurrence une sensibilité plus optimiste sur la nature humaine en reprochant à « La manière d’interroger les enfants » qu’il attribue par erreur à Théodore de Bèze d’avoir « quelque chose de dur et de cru » dans le passage suivant : « Et quand Dieu t’a donné son Saint Esprit, les peux-tu parfaitement accomplir ? Réponse Nenny pas. Une petite explication, ajoute-t-il, ou un petit adoucissement, semble icy fort à désirer » (BGE, Arch. Tronchin, vol. 100, p. 19). 33 Récit de la manière dont les Psaumes de David, retouchez par Mr. Conrart, ont été introduits dans l’Eglise de Genève, s.l.n.d. [Genève, 1700], p. 1. Cette lettre est lue à la Compagnie des Pasteurs de Genève, le 30 novembre 1688 (AEG, Cp. Past. R. 16, p. 86). 34 AEG, Cp. Past. R. 16, p. 86 (23 novembre 1688).
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Ces propositions sont formulées à un moment où, avec le décès du théologien François Turrettini, disparaît un verrou de l’orthodoxie genevoise 35. Les circonstances sont alors un peu plus favorables à des réformes, mais les réticences devant les innovations liturgiques restent fortes au sein de la Compagnie : la proposition zurichoise n’est acceptée qu’après des débats qui permettent de lever les craintes d’une majorité de ses membres. On avance alors avec la plus grande prudence en direction de la révision, qui est confiée à trois commissaires chargés « de bien et exactement examiner laditte revision des Pseaumes [de Conrart], les conferer avec l’original, et y faire toutes les remarques, observations, corrections et changemens qu’ils jugeraient necessaires ». La commission travaille durant dix-huit mois. En 1693, le projet de nouvelle version est présenté à la Compagnie des pasteurs, puis aux magistrats devant lesquels il est longuement défendu par deux membres de la commission : Tronchin et Benedict Pictet (1655-1724). Ils font à cette occasion le récit de toute l’histoire du processus de révision depuis son ébauche par Conrart. Deux ministres exposent cependant onze arguments qui les conduisent à rejeter cette réforme. Leur opposition a sans doute contribué à ralentir la publication de la nouvelle version 36. Malgré l’autorisation accordée par les magistrats en mai 1694 37, la nouvelle version n’est imprimée que deux ans plus tard. Afin d’asseoir la légitimité de ce recueil révisé et de répondre aux attentes des Églises réformées en exil qui attendaient, à l’image des Zurichois, de celle de Genève qu’elle donne l’impulsion de la réforme, son titre indique que les psaumes ont été « revus et aprouvez par les Pasteurs et les Professeurs de l'Eglise et de l'Académie de Genève » 38. Cette nouvelle version inclut outre les psaumes corrigés, La forme des prières ecclésiastiques dans la version que La Bastide avait fait paraître en 1669, à laquelle des modifications ont encore été apportées, ainsi qu’un jeu de prières, le catéchisme et la confession de foi. Introduits d’abord dans les écoles, en avril 1696 39, puis officiellement dans les cultes de l’Église de Genève seulement à l’automne 1698 40, les nouveaux psaumes et la nouvelle liturgie sont éprouvés d’abord dans les paroisses urbaines puis dans les paroisses rurales de Genève 41. Après les avoir introduits avec succès, l’Église de Genève adresse le 12 janvier 1700, sur les conseils de La Bastide 42, une lettre circulaire à un grand nombre d’Églises réformées francophones afin
Maria-Cristina Pitassi, De l’orthodoxie aux Lumières. Genève, 1670-1737, Genève, Labor et Fides, 1992, p. 21. 36 AEG, Cp. Past. R. 17, p. 54 (31 mars), p. 55 (21 avril) ; AEG, RC 193, p. 94-96 (12 avril), p. 100-101 (19 avril 1693). 37 AEG, RC 194, p. 198 (29 mai) ; AEG, Cp. Past. R. 17, p. 104 (1er juin 1694). 38 Les Psaumes de David mis en vers françois par Cl. Marot et Th. de Bèze. Retouchez par Monsieur Conrart. Revus et aprouvez par les Pasteurs et les Professeurs de l'Eglise et de l'Académie de Genève. Avec la liturgie, le Catéchisme et la Confesion de foi des Eglises Réformées, Genève, pour la Compagnie, 1695. 39 AEG, Cp. Past. R. 17, p. 255 (3 avril 1696). 40 Une première décision d’introduire les nouveaux psaumes est prise le 20 novembre 1696 (AEG, Cp. Past. R. 17, p. 312), mais l’application de cette décision est repoussée d’abord au mois de juin suivant (AEG, Cp. Past. R. 17, p. 317 [27 novembre 1696]), puis au mois de janvier 1698 (AEG, Cp. Past. R. 17, p. 339 [12 février 1697]). Finalement l’annonce de l’introduction n’a lieu qu’au mois d’octobre 1698 (AEG, Cp. Past. R. 17, p. 511 [4 octobre] ; BGE, Arch. Tronchin, vol. 62, f° 23 [9 octobre]). 41 Sur l’ensemble des événements liés à l’introduction du nouveau psautier : Pierre-Alain Friedli, « Du ”psautier huguenot” au ”psautier romand” », Musique à Saint-Pierre, Genève, Clefs de Saint-Pierre, 1984, p. 64-67. 42 Lettre de La Bastide à Tronchin, de Londres, 15 juin 1699 (BGE, Arch. Tronchin, vol. 49, f° 18-19v°). 35
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de les informer de ce changement. Dans les mois qui suivent, parviennent à Genève les lettres d’approbation de la révision venues des Églises de Berne, de Bâle, de Berlin, de Zurich, d’Erlangen, de Zell, de Neuchâtel, de Schaffhouse, de Dublin et de Copenhague 43. Seules notes discordantes dans ce concert d’approbations sont les lettres émanant de Londres, et surtout de Hollande : le célèbre théologien et controversiste Pierre Jurieu (1637-1713), réfugié à Rotterdam, y anime une très vigoureuse opposition à l’initiative genevoise, qu’il dénonce comme « une espèce de schisme » 44. Genève achève en réalité son travail de révision alors que d’autres entreprises de même nature sont en cours ailleurs. Chacun de son côté, La Bastide ainsi que les huguenots réfugiés en Hollande ou à Berlin sont en effet également engagés dans la correction de l’ancien psautier 45. Dans cette situation de concurrence relative et de contestation, le nouveau psautier genevois fait rapidement l’objet d’une vive polémique. Dès le mois de janvier 1700, un correspondant de Louis Tronchin signale que beaucoup d’imprimés « ont déjà paru, et […] paroissent encore, sur le même sujet » 46. Au total, depuis la description systématique des différents aspects du programme de révision par Drelincourt en 1664, jusqu’à l’introduction du Psautier et de la liturgie révisés en 1700, il aura fallu près de quarante ans pour que les Églises réformées francophones 43 Récit, op. cit., p. 11-29. Dès le 23 janvier 1700, les professeurs de l’Académie de Lausanne approuvent également la révision, mais les autorités souveraines de Berne décident en 1701 de « rejeter la version de Conrart et de confirmer l’ancienne » (cité par Henri Vuilleumier, Histoire de l’Église réformée du Pays de Vaud sous le régime bernois, 4 vol., Lausanne, Éditions de la Concorde, 1927-1933, t. III, p. 587-589). 44 Cité par F. Bovet, op. cit., p. 168 (lettre de Pierre Jurieu à l’Église française de Cassel, 5 octobre 1700 ; sur Jurieu, voir : Frederick Reiner Jacob Knetsch, « Pierre Jurieu, réfugié unique et caractéristique », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, 115 [1969], p. 445-478 et Jacques Le Brun, « Les œuvres spirituelles de Pierre Jurieu », La jouissance et le trouble. Recherche sur la littérature chrétienne de l’âge classique, Genève, Droz, 2004, p. 339-362). 45 Lettre de Jacques Lenfant (1661-1728) à Tronchin (BGE, Arch. Tronchin, vol. 42, f° 82 [Berlin, 9 mars 1695]) ; lettres d’Élie Bouhereau (1642- ?) à Tronchin (BGE, Arch. Tronchin, vol. 54, f° 89 [Chester, 21/31 mai 1697]). Une version corrigée du psautier paraît à Amsterdam en 1698 : Les psaumes en vers, avec la Prose et la Liturgie, le Catéchisme et la Confession de Foi des Églises Reformés. Nouvelle Édition retouchée une derniere fois, sur toutes celles qui ont précédé, Amsterdam, P. Brunel, 1698. 46 Lettre de Bouhereau à Tronchin (BGE, Arch. Tronchin, vol. 49, f° 65v° [Dublin, le 4/15 janvier 1700]). Parmi les titres qui paraissent sur la question : Mémoire des Raisons qui ont porté le Synode des Églises Wallonnes des Provinces Unies des Pais Bas assemblé à Rotterdam le 9 septembre 1700 et jours suivans à n’admettre point de nouvelle version des Pseaumes dans leur service public, Rotterdam, 1700 ; [Jean-Frédéric Ostervald], Réflexions sur un Écrit intitulé, « Memoire des raisons qui ont porté le Synode des Eglises wallonnes des Provinces-Unies des PaysBas assemblé à Rotterdam le 9. Septembre 1700. et jours suivans, à n’admettre point de nouvelle version des psaumes dans leur service public », [Londres, s.n., 1700] ; Réponse à une lettre imprimée que Monsieur Jurieu a écrite à un ministre François de Londres contre le changement des Psaumes proposé par l’Eglise de Genève, datée du 13/24 juillet 1700, Londres, août 1700 ; Mr. A. R. D[e] L[a] D[evese], Lettre sur le sujet de l’ancienne et de la nouvelle version des pseaumes en vers françois et maximes. Ou réflexions chrétiennes tirées de divers passages de l’Écriture Sainte, mises en vers françois, pour l’usage particulier de sa famille, Amsterdam, J. Desbordes, 1701 ; [Pierre Rival], Remarques sur le psautier, qu’ont dit être de Mr. de Labastide, imprimé en dernier lieu à Londres pour Jean Cailloué et Jaques Levi, en 1701, Londres, C. Lucas et N. Bouquent, 1703 ; [L. Scalberge], Réponse à la lettre critique du psautier de Mr Jurieu, Londres, C. Lucas, 1703 ; Réplique à la réponse de Monsieur Rival, aux remarques sur le Psautier de Mr. de Labastide, avec quatre lettres nécessaires au fait, Londres, l’Auteur, 18 mars 1704 ; Factum pour Mr. Scalberge contre Monsieur Rival, s.l.n.d.; Réponse a un écrit intitulé lettre d’un Gentilhomme réfugié à Londres : À un de ses Amis de la la [sic] Mer, au sujet du Nouveau Psautier. Par Mr. R[ival ?]. M., Londres, R. Roger, 1704.
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parviennent à refondre les textes qui sont au fondement de leur culture rituelle et pour régler ainsi l’héritage des Réformes du xvie siècle. L’interruption provoquée par la révocation de l’édit de Nantes et la dispersion des Églises n’expliquent pas à elles seules la lenteur du processus. D’ailleurs, l’examen et la correction à Genève de la version du psautier due à Conrart, entamée après la révocation, aura à elle seule nécessité douze ans. Cette lenteur est davantage le signe de la profondeur des enjeux que recèle l’entreprise de révision. L’analyse des débats qu’elle a suscités le confirme. À l’origine du processus, on peut identifier plusieurs motifs qui ont permis à un milieu de pasteurs et de professeurs de Saumur, Charenton, Genève et Neuchâtel de faire progressivement admettre la nécessité d’une révision des textes aux autres cadres des Églises réformées et, avec davantage de difficulté, aux fidèles en général 47. Parmi ces motifs, on distingue une certaine instabilité liturgique, résultant notamment des différences de pratiques entre les Églises et des écarts entre la réalité des usages et la norme liturgique 48 ; l’émergence de la critique biblique et le constat, repris dans les avertissements qui précèdent les révisions des psaumes, du « refroidissement du zèle des fidèles » ont également joué un rôle 49. Mais l’élément déclencheur, celui qui a focalisé l’essentiel de l’attention et que l’on retrouve développé dans toutes les préfaces des éditions révisées, c’est l’archaïsme de la langue dans laquelle Bible, psautier et liturgies sont formulés. Sur ce point, deux pressions se sont exercées. La première est venue de l’extérieur. Longtemps les Bibles réformées françaises avaient servi de modèle aux traductions catholiques. Mais dans la deuxième moitié du xviie siècle, la dynamique s’est inversée avec la publication de plusieurs Bibles catholiques, notamment celles de Port-Royal (1667) et de Le Maistre de Sacy, qui commence à paraître en 1672 50. De plus, la controverse n’a pas manqué de se moquer des formulations vieillies dont fourmillent les liturgies et les traductions réformées des textes scripturaires. Dès 1647, Moyse Amyraut (1596-1664) déplorait les moqueries dont font l’objet, à cause de la langue, ces psaumes qui un siècle auparavant faisaient selon lui l’admiration des rois eux-mêmes 51. Le souci, formulé par la
N. Scharpira (op. cit., p. 314) a noté que leur « volonté de révision » s’est heurtée « aux réticences des protestants du Midi et de l’Ouest, mais aussi d’une partie des réformés d’Île-de-France, attachés à la spécificité des traductions protestantes ». 48 Christian Grosse, Les rituels de la Cène. Une anthropologie historique du culte eucharistique réformé à Genève (xvie – xviie siècles), thèse présentée à la Faculté des Lettres de l’Université de Genève, 2001, p. 807-820. 49 Dans son épître « Au Lecteur », Jean Diodati remarquait déjà qu’il avait été encouragé à publier les résultats de son travail de révision des psaumes pour servir de « remède aux attiédissemens, et desgoustemens qu’on remarque avec déploration avoir saisi plusieurs esprits en cette partie des exercices de piété » (Les Pseaumes de David, op. cit., qiiv°-qiiir°) ; dans l’« Avertissement » qui précède la première livraison des psaumes corrigés par Conrart, La Bastide justifie la révision en soulignant qu’il était nécessaire de s’adapter à l’évolution du goût littéraire des fidèles alors même que « le zèle s’est fort refroidy » (Le Livre des Psaumes, op. cit., Aiiiv°). 50 O. Douen, op. cit., p. 297, 367. Sur les traductions catholiques de la Bible et des liturgies en français et les problèmes spécifiques qu’elles posent à la même époque : Bernard Chedozeau, La Bible et la liturgie en français. L’Église tridentine et les traductions bibliques et liturgiques (1600-1789), Paris, Cerf, 1990 ; Georges Minois, Censure et culture sous l’Ancien Régime, Paris, Fayard, 1995, p. 88-92. 51 Apologie pour ceux de la Religion sur les sujets d’aversion que plusieurs pensent avoir contre leurs personnes et leur créance, Saumur, I. Desbordes, 1647, p. 422-423. P. Du Moulin avait auparavant également relevé que le car47
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Compagnie des pasteurs de Genève, « de n’exposer pas le service divin aux railleries de ceux de l’Eglise romaine » 52, domine dans les arguments justifiant la révision à la fin du xviie siècle. L’avis qui ouvre l’édition révisée du psautier de 1695 souligne la volonté de proposer une version des psaumes qui « par ses expressions ne donnât à personne aucun prétexte d’en parler avec mépris » 53 et la lettre circulaire du 12 janvier 1700, par laquelle l’adoption à Genève du nouveau psautier est annoncée, justifie cette réforme par « le mépris avec lequel nos adversaires parloient de nos psaumes, et les railleries qu’ils en faisoient dans leurs prédications, et dans leurs écrits, tant à cause des fautes dont ils sont remplis contre les règles de la poësie d’aujourdui, qu’à cause principalement de plusieurs expressions, qui ne sont plus supportables dans ce siècle, où la clarté, et la politesse sont tout-à-fait nécessaires » 54. La polémique catholique a également exploité l’impasse dans laquelle le choix de la langue vernaculaire a conduit les réformés. Bien informé des débats qui agitent ses anciens coreligionnaires, David Augustin Brueys (1640-1723), qui a été converti par Bossuet, pointe en 1686 la contradiction dans laquelle ils se retrouvent, en notant que les ministres « prévoyent bien que si de temps en temps l’on ne changeoit ce qui est exprimé en langue vulgaire, il deviendroit enfin totalement inintelligible, et […] que par cette raison, la langue qu’ils ont choisie deviendroit enfin moins entendue que la Latine s’ils n’y donnoient ordre » ; mais, poursuit Brueys, ces mêmes ministres savent aussi que « leurs peuples […] aiment mieux parler le langage de leurs pères, quoy-que barbare et presque inintelligible, que de rien innover dans les actes publics de leur service et de leur foy, pour n’en altérer point le vray sens » 55. Brueys montre ainsi la double difficulté qui découle de l’adoption du français comme langue liturgique. Contraints d’adapter la lettre de leurs formulaires liturgiques à l’évolution de la langue, les ministres réformés heurtent l’attachement des fidèles à l’ancienne version de ces textes ; ils sont ainsi pris en tenaille entre deux obligations : celle d’innover et celle de respecter une tradition qui s’incarne dans la permanence des mêmes formes liturgiques. Mais cette contradiction ne concerne pas seulement la forme. Modifier la langue entraîne nécessairement, selon Brueys, des infléchissements de doctrine : il n’est pas possible que la liturgie soit ainsi retouchée continuellement à diverses reprises dans le cours de plusieurs siècles, et par des mains différentes, sans que ce fréquent changement dans le langage n’apporte quelque changement dans le sens des choses, et sans donner aux Chrestiens d’un siècle des idées des mystères de la Religion Chrestienne, différentes de celles qu’en avoient les Chrestiens d’un autre 56.
dinal Du Perron avait insisté sur les dangers de la traduction en prévoyant notamment que « d’icy cent ans la traduction des Pseaumes de Marot se trouvera goffe, indepte et ridicule » (op. cit., p. 139). 52 BGE, Arch. Tronchin, vol. 62, f° 10. 53 Les Psaumes de David, op. cit., q3v°. 54 Récit…, op. cit., p. 9. 55 Défense du culte exterieur de l’Église catholique : ou l’on montre aussi les défauts qui se trouvent dans le Service publique de la Religion Prétendue Réformée […] Pour servir d’instruction aux Protestants et aux nouveaux Convertis, Paris, S. Mabre-Cramoisy, 1686, p. 216-217. 56 Ibid., p. 215.
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On reconnaît ici un argument que Bossuet systématisera deux ans plus tard dans son Histoire des variations des Églises protestantes 57. Défendant la révision des textes liturgiques, les ministres de Genève auront beau répondre, en se fondant sur la distinction classique depuis Érasme entre les points fondamentaux pour la foi (fundamentalia) et les éléments secondaires (adiaphora) 58, « que les choses consacrées ausquelles il ne faut point toucher ne sont que la doctrine, et les pensées, les instructions, les préceptes, les consolations, et les saintz mouvements qu’on trouve dans les psaumes ; mais que le langage n’est qu’un moyen d’apprendre ces choses-là, il doit estre changé dans l’Eglise toutes les fois qu’il devient inintelligible » 59, des modifications affectant la doctrine s’introduiront, comme le soupçonnait Brueys, sous le couvert des corrections apportées à la lettre des formulaires liturgiques. Une seconde pression est venue de l’intérieur même de l’Église réformée. Pour beaucoup de ministres, de professeurs, et plus généralement de lettrés réformés, la langue dans laquelle Bible, psaumes et documents liturgiques sont formulés ne doit pas rester en retrait par rapport aux progrès récents et rapides du français. Ancrée dans la langue vernaculaire, liée par conséquent à son histoire, la lettre de ces textes doit suivre le mouvement ascendant de cette langue vers davantage de pureté et de clarté. Tous ceux qui s’impliquent dans le travail de révision ont à cet égard les mêmes priorités. Selon Diodati, l’objectif est de « conformer […] le stile, en quelques endroits un peu surrané, à la netteté à laquelle la langue Françoise a esté portée depuis leur première production » 60. « La raison de cette réformation, argumente de son côté Laurent Drelincourt, c’est que la langue françoise a eu la destinée de toutes les autres langues, […] elle a changé extrêmement depuis un siècle » 61. Pour La Bastide, il faut « accommoder » les vers français des psaumes pour prendre en considération le fait que « depuis l’ancienne version il est arrivé de très-grans changement dans nôtre langue », faute de quoi, ajoute-t-il, « nôtre vieux françois deviendroit comme du grec, ou comme du latin aux peuples » 62. Dans le même sens, la Compagnie des Pasteurs genevois souligne que seule l’adaptation des textes à l’évolution de la langue permet de rester conforme au « précepte de s. Paul, qui défend de se servir dans l’Église d’une langue qu’on n’entend pas » 63. Dans sa défense du projet de révision des psaumes qu’elle présente aux magistrats en 1693, elle explique également que depuis le temps de Marot et Bèze, « il s’est fait de si grands changemens dans le langage, et il a été mis dans celui où nous sommes soit à l’égard des mots, soit à l’égard des expressions dans une si grande pureté que diverses façon
57 Jacques Bénigne Bossuet, Histoire des variations des Églises protestantes, Paris, Veuve de S. Mabre-Cramoisy, 1688 ; voir à son sujet : Alfred Rébelliau, Bossuet historien du protestantisme : étude sur l'histoire des variations et sur la controverse entre les protestants et les catholiques au xviie siècle, Paris, Hachette, 1891. 58 Sur cette distinction et son interprétation à l’époque de ces débats, voir Jacques Le Brun, « Les conditions de la croyance d’après les œuvres de controverse de Bossuet avant l’épiscopat à Meaux », La jouissance et le trouble, op. cit., p. 411- 415. 59 BGE, Arch. Tronchin, vol. 62, f° 12. 60 Les Pseaumes de David, op. cit., qiir°. 61 BGE, Arch. Tronchin, vol. 100, p. 4. 62 Le Livre des Psaumes, op. cit., Aiiir°-v°. 63 BGE, Arch. Tronchin, vol. 62, p. 9.
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de parler contenues dans les vieux pseaumes sont devenues les unes absolument inintelligibles, et d’autres basses et rampantes » 64. Au-delà d’un relatif accord sur la nécessité de préserver l’intelligibilité des textes, c’est la question du statut qu’il faut reconnaître aux canons esthétiques de la poésie et de l’éloquence, comme règle du travail de correction, qui fait débat. Des positions qui s’affrontent sur ce point deux interprétations de la nature même de la culture rituelle réformée se dégagent. Dès 1647, Amyraut distingue de façon très clairvoyante l’enjeu de la discussion en opposant la tentation de la « pompe » et de l’« élégance », qu’il décèle dans les tentatives de révision, à la « claire naïfveté » qui, selon lui, « répond si parfaitement au texte originel du Saint Prophete ». Prenant position dans cette discussion, il fait l’éloge de cette naïveté comme signe d’une « Religion [qui] n’a jamais esté superstitieuse en matière de paroles, et [qui] comme elle n’emprunte point son efficace de l’éloquence du siècle, aussi ne se donnet’elle pas beaucoup de peine d’estre parée de ces ornements. Il luy suffit, ajoute-t-il, qu’on l’entende seulement, et semble qu’elle se plaise à triompher en sa simplicité, de la pompe et de la magnificence du monde » 65. Les acteurs du débat se retrouveront par la suite sur cette ligne de partage entre partisans de l’ornement, envisagé comme une adaptation à la sensibilité littéraire du temps favorable à la stimulation du zèle religieux, et partisans d’une « simplicité » considérée comme le signe d’une éthique transcendant la vanité mondaine. S’il admet une exigence de fidélité à la version des psaumes de Marot et Bèze, qui l’amène à respecter « quelque conformité de style et de caractère entre ce qu’on retient de la version ancienne, et ce qui est refait ou retouché », La Bastide estime que la révision des psaumes doit prendre en considération que « le monde est accoutumé à tant de justesse, et à tant de politesse dans les termes, que plusieurs personnes aimeroient mieux un vers doux et coulant qui diroit molement la chose, ou ne diroit pas si precisément tout ce qu’il faut dire, qu’une manière plus pleine, mais moins ordinaire dans la poësie, qui exprimeroit un meilleur sens, ou qui l’exprimeroit avec plus de force » 66. Consciente des enjeux, la Compagnie des pasteurs de Genève tente de définir une voie étroite entre, d’une part, « une délicatesse efféminée et mondaine » « qui ne cherchoit qu’à chatouiller vainement l’oreille » et qu’il faut juger « indigne de l’Église et des serviteurs de Dieu, parce qu’elle marquoit l’effet d’un esprit vain » et, d’autre part, « une délicatesse qui consistoit à parler purement, à s’exprimer avec justesse, et à se faire entendre clairement et avec plaisir », qu’elle estime « utile », notamment parce qu’elle maintient « l’honneur de la religion » 67. Ce compromis, qui a guidé la révision du Psautier de Conrart en accordant finalement beaucoup au goût du temps, défigure aux yeux de certains l’ancienne version. Pour les ministres genevois qui se sont exprimés contre la révision en 1693, « ces nouveaux pseaumes de Monsieur Conrart, n’ont pas
64 AEG, RC 193, p. 94-96 (12 avril 1693). Dans sa lettre circulaire du 12 janvier 1700, l’Église de Genève reprend cet argumentaire : constatant « le grand nombre de mot et de phrases qu’on n’entend plus, parce qu’elles ne sont plus en usage », elle ajoute que « nulle Eglise, si elle écoute Saint Paul, ne doit faire le Service divin, ni en tout, ni en partie, en des termes qui soient inintelligibles » (Récit, op. cit., p. 9). 65 M. Amyraut, op. cit., p. 434-436. 66 Le Livre des Psaumes, op. cit., Aiiiv°-Aiiiir°. 67 BGE, Arch. Tronchin, vol. 62, f° 15.
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la force, l’énergie et l’efficace pour toucher les cœurs comme les vieux » et ils déplorent que « la délicatesse d’aujourd’hui rend la langue et la poésie stérile » 68. De même pour Jurieu, les concessions qui ont été faites au goût littéraire révèlent une sorte de tyrannie de la lettre sur l’esprit. « Sous le prétexte d’un langage plus pur et d’une versification plus exacte » on a laissé dominer, écrit-il, une « vétilleuse exactitude qui ne peut flatter que l’esprit, mais qui ne sert de rien à la conscience : et qui n’est en rien essentielle à la véritable pieté ». La « délicatesse » de la nouvelle version lui paraît « hors de saison », alors que les réformés sont persécutés pour leur foi. Au « consentement des oreilles délicates et chatouilleuses, qui ne sont proprement touchées que de la politesse et de l’élégance », il oppose dans des termes qui retrouvent ceux d’Amyraut la « dévotion solide » dont l’ancien psautier constituait, selon lui, le « suc » et la « mouelle » 69. Les concessions faites à la sensibilité esthétique se paient donc par un affadissement des textes. Dans le même sens, Pierre Rival reproche aux auteurs des révisions – il vise en particulier La Bastide – leur « fade délicatesse d’oreille », qui les conduit par exemple à remplacer dans la traduction du décalogue le terme de « paillardise » par celui, moins fort, de « luxure » ; si l’on poursuit dans cette voie, avertit-il, « il ne faudra plus qu’un ministre cite en chaire plusieurs endroits de l’Écriture, ni qu’il ose y prononcer le mot d’adultère » 70. Pour ceux qui les rejettent, les entreprises de révision sont donc allées trop loin. Il fallait, juge ainsi L. Scalberge, se contenter de « faire parler bon françois à Marot et à Bèze ». Une forme de continuité entre l’ancienne et la nouvelle version aurait pu être de la sorte maintenue. Mais en dépassant cet objectif, La Bastide et les pasteurs et professeurs de Genève ont, selon le même auteur, dénaturé les textes et rompu le fil de la tradition ; ils ont fait « perdre [au psautier de Marot et Bèze] l’idée générale dont l’esprit et la mémoire des peuples sont remplis depuis longtems » 71. L’approbation du nouveau psautier genevois par une bonne partie des Églises réformées francophones a représenté une victoire des partisans d’une adaptation des textes aux critères littéraires de leur temps sur le courant conservateur animé par Jurieu. Certes, la mesure des vers a été respectée pour permettre le chant des nouveaux psaumes sur les airs anciens. Il n’y donc pas eu rupture brutale. Les correcteurs se sont montrés très prudents. Mais les textes ont tout de même été profondément retravaillés et rendent une tonalité différente, plus conforme à la sensibilité esthétique du milieu qui a conduit la révision. La nouvelle version marque ainsi l’achèvement du processus de réappropriation par ce milieu du patrimoine commun que constituait le psautier. À l’image des synodes soucieux de maintenir un contrôle sur le processus de révision et de Drelincourt qui revendiquait en 1664 cette prise de pouvoir sur les textes de dévotion, les ministres qui ont pris part à la révision du psautier de Conrart à la fin du siècle
AEG, RC 193, p. 94-96 (12 avril 1693). Memoire des Raisons…, op. cit., p. 4, 6-7. 70 [P. Rival], Remarques sur le psautier, op. cit., p. 44. 71 [L. Scalberge], Réponse à la lettre critique, op. cit., p. 5-6. Dans le même esprit, la Lettre sur le sujet de l’ancienne et de la nouvelle version, propose une stratégie de révision « douce » qui se coule dans la tradition au lieu de rompre avec elle en procédant à de petites retouches à peine perceptibles ; « on conserveroit par là, argumente-t-elle, l’idée principale de nos Pseaumes dans l’esprit de ceux qui sont accoutumez à l’ancienne version » (op. cit., p. 6). 68 69
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ont conscience d’opérer une reprise en main de ce patrimoine. Les pasteurs français de Zurich à l’origine de la relance du processus reconnaissent cette dimension collective du psautier en le décrivant comme « un ouvrage plein de consolations spirituelles pour toutes sortes de Personnes, et employé tous les jours dans nos dévotions ordinaires » 72. Les pasteurs genevois admettent également que « le peuple est accoutumé aux vieux psaumes [et] qu’il y a attaché sa dévotion » ; mais ils se fondent sur leur rôle d’instructeurs pour légitimer une intervention sur le psautier visant à en retirer « les phrases hors d’usage » qui risquent selon eux de faire « dégénérer la piété en superstition » et conduisent le peuple à chanter « sans penser aux choses » 73. Ce faisant, ils modifient, selon leurs opposants, la nature du psautier ; manuel de dévotion populaire, il devient le miroir d’une culture lettrée : « les pseaumes ne sont pas seulement pour l’usage des sçavans », font ainsi remarquer deux ministres genevois en 1693, « mais aussi pour celui des simples et des ignorans qui font le plus grand nombre, et qui ne seront pas édifiés par ces nouveaux Psaumes » 74. Se situant sur le plan des relations entre les Églises réformées francophones, Jurieu reproche également aux ministres genevois de s’être arrogés par leur révision un droit de propriété sur les psaumes alors que, selon lui, ces derniers « appartiennent à toute l’Église françoise, qui est une Eglise nationale, plus qu’à celle de Genève, qui n’est qu’une Église particulière » 75. L’adoption du psautier genevois a eu pour conséquence d’inscrire davantage les textes liturgiques dans leur temps. Les positions des promoteurs de la révision évoluent sur ce point de manière significative. Drelincourt et La Bastide, dans les années 1660, sont encore convaincus que le français, selon les termes du second, a atteint « une perfection qui apparemment la fera fleurir au même état durant plusieurs siècles », rendant ainsi inutile pour longtemps toute révision postérieure à celle qu’ils avaient entreprise 76. Cet optimisme n’est plus de mise à la fin du xviie siècle. Le psautier que pasteurs et professeurs genevois soumettent à l’approbation des autres Églises ne prétend à aucune sorte de canonicité, mais il se livre comme ouvert au réexamen et à l’amendement réguliers : « les fréquens changemens qui arrivent à nôtre langue, admet l’avis qui introduit le psautier, obligeront sans doute à retoucher [les Psaumes de David en vers françois] de tems en tems » 77. Telle est également la position de l’Église française de Berlin qui approuve les psaumes de Conrart révisés à Genève tout en décidant de « faire faire ici une édition de ces psaumes avec quelques changemens de peu d’importance, mais nécessaires, pour perfectionner peu à peu cet ouvrage » 78. La Bastide lui-même a changé de
Récit…, op. cit., p. 4. BGE, Arch. Tronchin, vol. 62, f° 14. 74 AEG, RC 193, p. 94-96 (12 avril 1693). 75 Selon l’inventaire des arguments des adversaires de la révision que dresse Louis Tronchin (BPU, Arch. Tronchin, vol. 62, f° 45). 76 Le Livre des Psaumes, op. cit., Aiiir°. Drelincourt est dans une position analogue puisqu’il juge au sujet de la liturgie que « pour peu que l’on y mette la main en des endroits où la correction sera comme imperceptible, il n’y aura presque plus rien à souhaiter pour sa perfection » (BPU, Arch. Tronchin, vol. 100, p. 10). 77 Les Psaumes de David…revus et aprouvez par les Pasteurs et les Professeurs de l'Église et de l'Académie de Genève, op. cit., p. 3. 78 Récit…, op. cit., p. 13-14. 72 73
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position : continuant à réviser la version de Conrart en 1696, il juge que « cet ouvrage mérite qu’on y touche et retouche pour le perfectionner » 79. Cette position qui rompt avec l’idée que les textes qui nourrissent et codifient la dévotion acquièrent par leur usage collectif et par la tradition qu’ils incarnent une valeur sacrale interdisant leur adaptation aux mutations historiques 80, trouve un écho dans la polémique avec Jurieu au sujet de la légitimité de la révision. Selon le Mémoire des Églises wallonnes contre la révision genevoise, le psautier de Marot et Bèze demeure à plus d’un titre non seulement le support de cette tradition, mais un véritable « lieu de mémoire » : « faite pour la Réformation et […] née avec elle », écrit Jurieu, qui est sans doute l’auteur de ce Mémoire, l’ancienne version a été consacrée par l’usage qu’en ont fait « nos premiers Martyrs au pied des échelles ou sur les buchers » et par « les galériens du temps présent ainsi que par les combats de controverse menés pour leur défense ». Aussi condamne-t-il comme « dangereux » cet « esprit de nouveauté », mieux, cette « démangeaison générale » du changement, qu’il voit s’immiscer « dans les versions de la Bible, dans les corrections des prières, des liturgies, des catéchismes, des confessions de Foi » 81. L’auteur d’une Réponse à une lettre de Jurieu souligne au contraire que l’innovation fait dès l’origine partie de l’histoire des Églises réformées et il rappelle que « le respect que l’on a pour une Église fort antique et consacrée au service de Dieu depuis plusieurs siècles, n’empêche pas qu’on ne l’abbate à la fin, pour en élever une autre à la place » ; il refuse par conséquent comme un « faux principe, s’il en fût jamais, et dont les conséquences sont infiniment dangereuses », l’idée selon laquelle « dès qu’une chose est en usage dans le service Divin, on n’y peut plus toucher sans scandale ». Il récuse encore l’idée que la révision des psaumes fournit à Bossuet un argument supplémentaire dans sa dénonciation des variations des Églises protestantes. Rejetant pour finir l’autorité de la tradition, il n’en reconnaît que deux : « la parole de Dieu dans les choses essentielles » et « les lumières de la droite raison, qui varie souvent selon les circonstances des temps et des lieux » sur les points « où la parole de Dieu n’a rien décidé » 82. Tout en restant sensible au « reproche que nos adversaires nous pourroyent faire d’aimer la nouveauté », l’Église de Genève adopte finalement une position semblable. Elle ne se contente pas de rappeler l’ancien argument selon lequel la révision de la lettre des psaumes n’implique pas d’innovation en matière de doctrine, mais relève que « si toute nouveauté estoit blamable, il n’y auroit jamais eu de Réformation » 83. La polémique sur l’entreprise de révision, qui oblige ses responsables à affronter la controverse à la fois à l’extérieur et à l’intérieur de l’Église réformée, est donc l’occasion d’une réinterprétation du rapport que cette Église entretient avec sa tradition, notamment
Lettre de La Bastide à Bouhereau (BPU, Arch. Tronchin, vol. 49, f° 14 [Londres, 3 avril 1696]). La Lettre sur le sujet de l’ancienne et de la nouvelle version, juge par exemple qu’« on seroit mal fondé […] de s’imaginer que les expressions qui ont vieilli ayent acquis une espèce de consécration qui leur donne le privilège du respect et de la sûreté, jusques là qu’il ne soit pas permis de les changer lors qu’elles vieillissent » (op. cit., p. 4-5). 81 Memoire…, op. cit., p. 5-6, 7. 82 Réponse à une lettre imprimée…, op. cit., p. 6-8, 13. 83 BGE, Arch. Tronchin, vol. 62, f° 14. 79 80
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à travers les textes qui nourrissent sa piété. Il semble qu’au terme de cette polémique, un certain nombre de cadres réformés voient davantage leur Église comme une production de l’histoire, liée par conséquent de façon étroite à l’évolution historique ; traductions de la Bible, adaptation française des psaumes et formulaires liturgiques apparaissent à leurs yeux comme des interprétations de la parole divine, ancrées dans l’histoire et évoluant de concert avec elle. En d’autres termes, ils perçoivent ces textes comme des objets culturellement enracinés. Résultant de débats et de consultations croisées par voie épistolaire sur des points extrêmement précis, les versions qu’ils publient constituent des propositions qui supportent des alternatives 84. Plus encore qu’à l’examen de l’évolution de la Bible et des psaumes, c’est à l’analyse du destin de la liturgie que cette conclusion se vérifie 85. Révisée en 1669 par La Bastide et corrigée pour le nouveau psautier en 1695, La forme des prières ecclésiastiques entre dans une période de révision régulière. Elle est en effet modifiée à chaque nouvelle édition qui paraît au début du xviiie siècle : celle de 1710 86 raccourcit sérieusement la grande prière d’intercession du culte dominical et atténue la force de certaines formules ; celle, partielle, de 1711 87, codifie les prières destinées à être lues au cours de trois nouveaux cultes et lors de circonstances particulières ; celles de 1724 88, 1730 89, 1743 90, 1754 91, 1788 92 intègrent chacune de nouvelles modifications, plus ou moins importantes selon les éditions. Introduit en 1743, un « Avertissement » expose les pratiques cultuelles genevoises « pour faire connoître l’usage de cette Liturgie, et pour donner aux étrangers une idée de la manière dont se fait parmi
Le psautier édité à Amsterdam en 1698 indiquait déjà dans un avertissement que « l’on retient ici dans le Texte celui qui a esté deja reçü, à moins qu’il n’y ait quelque manière d’évidence qu’un autre vienne encore mieux à ce qui précède, ou à ce qui suit. Et dans ces endroits là on met à la marge les autres interprétations qui sembleroient pouvoir entrer dans le choix, afin que chacun trouve sous ses yeux à se satisfaire des unes ou des autres » (Les psaumes en vers, op. cit.). La Bible d’Ostervald (1726 et 1744) proposera également dans ses marges des traductions différentes de celle que figurait dans le texte (François Laplanche, « La Bible chez les réformés », Le siècle des Lumières et la Bible, Y. Belaval et D. Bourel (dir.), Paris, Beauchesne, 1986, p. 461). 85 Après l’inclusion en 1705 des cantiques de Benedict Pictet, les psautiers genevois ne sont plus modifiés jusqu’en 1866 (P.-A. Friedli, op. cit., p. 70). 86 À la suite de : Les Psaumes de David en Vers François, Revûs et Aprouvés par les Pasteurs et les Professeurs de l’Église et de l’Académie de Genève, Genève, L. Durant, 1710. 87 Prières qui se doivent lire dans l’Église de Genève, le Lundi au soir, le Mardi au matin, et le Vendredi au soir, Genève, pour la Compagnie des Libraires, 1711. 88 Les prières ecclésiastiques et les liturgies du Batême, de la Sainte Cène, et du Mariage, revues par les Pasteurs et les Professeurs de l’Église et de l’Académie de Genève, Genève, G. de Tournes et Fils, 1724. 89 Les prières ecclesiastiques et les liturgies du batême, de la Ste Cène et du Mariage ; revües, par les Pasteurs et les Professeurs de l’Église et de l’Academie de Genève, Genève, Fabri et Barillot, 1730. 90 La liturgie ou la manière de célébrer le service divin dans l’Église de Geneve, Revûe par la Compagnie des Pasteurs et Professeurs, Genève, H.-A. Gosse et Compagnie, 1743. 91 La liturgie ou la manière de célébrer le service divin dans l'Église de Genève, revue par la Compagnie des pasteurs et professeurs, Genève, H.-A. Gosse et Compagnie, 1754. 92 La liturgie ou la manière de célébrer le service divin dans l'Église de Genève, Genève, J. L. Pellet, 1788 (pour les modifications apportées à la liturgie de la cène de 1724 à 1788, voir : Bruno Bürki, « La sainte Cène dans la liturgie de Suisse romande », Coena Domini II. Die Abendmahlsliturgie der Reformationskirchen vom 18. bis zum 20. Jahrhundert, I. Pahl (éd.), Fribourg, Academic Press Fribourg, 2005, p. 500-505). 84
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nous le service divin ». Les corrections qui y figurent rendent compte des réformes qui ont été opérées dans la conduite des cultes entre chacune des éditions. Tout se passe donc comme si la révision des psaumes avait servi de banc d’essai pour d’autres réformes, notamment liturgiques, et qu’à partir du moment où les formulaires liturgiques ont été engagés dans une dynamique de révision, ils n’ont plus cessé d’être régulièrement adaptés. En ce sens, ce que prévoyaient les polémistes catholiques s’est avéré : l’adaptation de la lettre des textes à l’évolution de la langue devait nécessairement ouvrir la voie à d’autres variations, plus fondamentales et par là à une forme d’instabilité liturgique. Menée parallèlement à l’entreprise de rénovation du culte diligentée par Ostervald à Neuchâtel 93, la révision des psaumes a constitué le préliminaire à une refonte approfondie aussi bien des formulaires que des pratiques liturgiques. À l’ancien rythme hebdomadaire des cultes, qui alternait simplement l’accentuation sur la prédication ou sur la prière, succède un rythme plus riche, variant le caractère des « actes de piété » en modulant la part qu’y prennent non seulement le sermon et les prières, mais aussi l’instruction, la lecture biblique, ou encore l’« adoration », l’action de grâce et la louange. De nouveaux formulaires de prières sont insérés dans les livres liturgiques pour certains jours de fête qui sont alors réintroduits (Noël, Ascension, Jour de l’An) ou pour le jeûne. La cérémonie de réception des catéchumènes à la cène fait l’objet d’une nouvelle liturgie. Le sens de certains cultes est aussi transformé : ainsi la cène prend un tour plus moral 94, tandis que la présence de la figure du Christ comme médiateur s’efface au profit d’une confiance plus grande placée dans la capacité du chrétien à résister au péché 95. Inspirée en bonne partie du modèle anglican et de la liturgie zurichoise 96, ces réformes ont explicitement pour objectif d’adapter la liturgie aux besoins du temps et, plus précisément, à la pression qu’exercent d’un côté le piétisme et de l’autre le relâchement de la ferveur religieuse. Mais les auteurs de ces réformes, Ostervald en particulier, ont aussi pour prétention de réparer les « défauts considérables » qui se trouvent à leurs yeux dans les formulaires calviniens 97. Leur entreprise implique donc à la fois une distanciation assumée 93 Sur ces rénovations : Robert Grétillat, Jean-Frédéric Ostervald, 1663-1747, Neuchâtel, P. Attinger, [1904], p. 119-132 ; Bruno Bürki, Cène du Seigneur – eucharistie de l’Église. Le cheminement des Églises réformées romandes et françaises depuis le xviiie siècle, d’après leurs textes liturgiques, vol. B : Commentaire, Fribourg, Éditions universitaires de Fribourg (Cahiers œcuméniques n° 17B), 1985, p. 57-94, et dernièrement, Maria-Cristina Pitassi, « L’Église neuchâteloise de la première moitié du XVIIIe siècle au miroir de la correspondance de JeanAlphonse Turrettini », à paraître [je remercie l’auteur de m’avoir permis de lire son texte avant sa publication]). 94 B. Bürki, Cène du Seigneur…, op. cit., p. 58. 95 Olivier Fatio, « Le Christ des liturgies », dans Le Christ entre Orthodoxie et Lumières, M.-C. Pitassi (éd.), Actes du colloque, Genève, août 1993, Genève, Droz, 1994, p. 11-30. 96 M.-C. Pitassi, « L’Église neuchâteloise… », op. cit. ; B. Bürki, « La sainte Cène… », op. cit., p. 485-486. L’influence anglicane est très marquée chez Ostervald, de telle manière que, comme me l’a fait observer B. Bürki, il y a chez lui une vraie « ouverture à une autre tradition ». En regard de cette ouverture, les Genevois se sont montrés plus retenus. Sans doute ont-ils cependant subi aussi cette influence : en 1666 avait en effet paru à Genève une version française de la liturgie anglicane, qui comprenait une longue introduction développant les règles à suivre pour conduire des réformes liturgiques (La liturgie, c’est à dire le Formulaire des Prières publiques, de l’Administration des Sacremens ; et des autres Cérémonies et Coutumes de l’Église, selon l’usage de l’Église Anglicane…, Genève, J.-A. et S. De Tournes, 1666, p. 1-20). 97 Dans une lettre à Tronchin, du 14 août 1700, Ostervald remarque : « Nos liturgies ont des défauts considérables. Diverses personnes éclairées et pieuses, tant parmi les ecclésiastiques, que parmi les séculiers, s’en sont
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avec l’ancienne tradition liturgique et une réinterprétation des fonctions de la liturgie : destinée à apporter des réponses aux attentes des fidèles et aux préoccupations de leurs pasteurs, elle est amenée à accompagner les mutations à travers le temps sur ces deux plans. Conséquence de ce processus, l’unité rituelle que les Églises réformées réalisaient en partageant la même liturgie se désagrège également. Se percevant davantage comme un produit de l’histoire, adaptant leurs cultes aux besoins de leur temps, ces Églises vont aussi s’inscrire liturgiquement dans des contextes locaux. Leur dispersion qui résulte de la révocation de l’édit de Nantes coïncide en effet avec une diversification liturgique. À la suite de l’adoption du psautier révisé en 1695, plusieurs Églises adoptent non seulement leur propre psautier 98, mais se dotent également de formulaires liturgiques distincts de ceux de Genève, fondant ainsi dans certains cas une tradition autonome 99. Le débat sur la révision des textes sources de la culture rituelle réformée n’a pas été le seul vecteur d’un détachement des réformés par rapport à leur tradition. D’autres facteurs ont joué un rôle important. Alfred Rebelliau jugeait ainsi que L’histoire des variations de Bossuet « a contribué pour une part très notable à détacher les protestants […] de ces ambitions d’antiquité, de ces visées à l’unité et à la fixité dogmatique » 100. Mais la révision de la lettre des psaumes et de la liturgie en particulier a donné une dimension sociale plus large à ce processus de détachement et c’est ensuite dans les versions révisées de ces textes que les réformés ont rituellement expérimenté un processus de distanciation par rapport à leur héritage commun. Christian Grosse Université de Genève
plaints, il y a long temps. Il y a plusieurs choses dans ces liturgies qu’il seroit bon d’en oster ; il y a des choses essentielles qu’il faudroit y ajouster ; et à l’égard de la forme et de la manière, il y auroit des réformations considérables à faire » (cité par Roger Stauffenegger, Église et société : Genève au xviie siècle, 2 vol., Genève, Droz, 1983-1984, t. II, p. 844). Ostervald reprend par la suite régulièrement ces critiques pour justifier les réformes liturgiques (R. Grétillat, op. cit., p. XI (1706), XXXI (1710), XLVI (1719). Isaac Jaquelot (1647-1708), pasteur à Berlin, a les mêmes positions sur ce point (Lettres inédites adressées de 1686 à 1737 à J.-A. Turrettini, théologien genevois, E. de Budé (éd.), Paris, Librairie de la Suisse française ; Genève, J. Carey, 1887, p. 114 [23 juillet 1705]). 98 On compte durant les vingt-cinq premières années du xviiie siècle une demi-douzaine de versions du psautier qui constituent toutes des révisions de la version de Marot et Bèze corrigée par Conrart et La Bastide (Jocelyn Bouquillard, « De la Révocation à l’édit de Tolérance (1685-1787) », Psaume, 13/1996, p. 22). 99 C’est le cas notamment de l’Église de Neuchâtel (La Liturgie ou la manière de célébrer le Service Divin ; Qui est établie Dans les Églises de la Principauté de Neufchatel & Vallangin, Bâle, J. Pistorius, 1713), du Pays de Vaud (Les prières ecclésiastiques et la manière de célébrer le service divin : avec les liturgies du baptême, de la Sainte Cène et du mariage pour l'usage des églises du Pais de Vaud, Berne, s.n., 1725 [voir à ce sujet : H. Vuilleumier, op. cit., t. III, p. 590-597]), et des Églises wallonnes (Les pseaumes de David, mis en vers françois, revus et approuvez par le Synode Walon des Provinces-Unies, Nouvelle Edition, Amsterdam, Z. Chatelain, P. Mortier, La Haye, P. Gosse et J. Neaulme, 1730 ; voir sur la liturgie des Églises wallonne : Élisée Lacheret, La liturgie wallonne. Étude historique et pratique suivie des textes anciens et d’un projet de révision, La Haye, W. A. Beschoor, Paris, Fischbacher, 1890). D’autres Églises réformées constituées au moment du refuge ont également édité là où elles se sont implantées des formulaires liturgiques comme celle d’Erlangen : Cantiques sacrez pour les principales solennitez des Chrétiens, Christian-Erlang, M. Boucoiran, 1717. 100 A. Rébelliau, op. cit., p. 568.
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Planches Commentaires de Jean-Yves Hameline
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Fig. 1. Caeremoniale episcoporum, Paris, 1633, page de titre. (Cf. Liste-Index [CE*1600].)
Fig. 2. Ibid., p. 11, la « maison » épiscopale. Le Caeremoniale episcoporum développe une logique curiale plutôt que capitulaire. La « maison » épiscopale y tient une place importante. La familiarité respectueuse des participants du Conseil change à peine de registre quand il s’agit d’intégrer les attitudes propres aux actions et aux fonctions cultuelles.
Fig. 3. Ibid., p. 20, préparation de la cérémonie. Pour toute fonction du Culte divin, la préparation des dispositifs mobiles, l’apport des objets, constituent un va-et-vient à la fois sérieux par son exactitude et familier par sa mise en œuvre, déjà participant de la solemnitas (Caer. episc. I, c. 12). Ici, le Sacriste dirige les opérations.
Édition parisienne du Cérémonial des évêques (1600), imprimée en 1633, aux frais de la Société Typographique, entreprise fondée et entretenue par l’Assemblée du Clergé de France. La dédicace à Urbain VIII et la Préface de cet ouvrage de grand format et de haute facture typographique peuvent être lues comme un signe de l’adoption globale de cette publication du Saint-Siège, qui confortait la figure épiscopale en face des règles protocolaires de l’État monarchique et des autorités territoriales. Les planches de l’édition romaine sont très minutieusement respectées, mais soumises à une nouvelle gravure et à un remarquable tirage.
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Fig. 5. Ibid., p. 32, fin de la confession ; préparatifs de l’encensement. À la fin de la confession, dialoguée au pied de l’autel entre le prélat et ses ministres, le thuriféraire se déplace en tenant l’encensoir et la navette. On aperçoit la crédence sur laquelle sont posés le calice recouvert de son voile et une aiguière assez imposante pour le lavement des mains du prélat.
Fig. 7. Ibid., p. 78, le Légat. La même scène se déroule cette fois en présence d’un Cardinal Légat, qui l’emporte en préséance sur l’évêque. Ce dernier lui a cédé son trône et siège sur une petite estrade devant la crédence.
Fig. 4. Caeremoniale episcoporum, Paris, 1633, p. 85, habillement de l’évêque. Après le chant de Tierce, des acolytes apportent de l’autel les vêtements dont l’évêque sera paré pour la messe.
Fig. 6. Ibid., p. 37, lecture de l’Épître. Le sous-diacre chante l’Épître, escorté par le cérémoniaire. Il tient le livre ouvert dans ses mains à hauteur de lecture. L’assemblée est assise.
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Fig. 8. Caeremoniale episcoporum, Paris, 1633, p. 45, à la messe solennelle, le chant de l’Évangile. Le diacre chante l’Évangile. L’évêque est debout au trône, tenant sa crosse (baculum pastorale) à deux mains. Le Livre est posé sur un pupitre et tenu par le sous-diacre. Deux acolytes tiennent leurs cierges allumés. En arrière, le maître de cérémonies et le thuriféraire portant l’encensoir.
Fig. 10. Ibid., p. 116, l’encensement des oblats et de l’autel à l’offertoire. À la messe solennelle, l’encensement des oblats et de l’autel est une action rituelle importante de l’offertoire. On pourra se reporter aux fig. 33, 34, 35 infra, où le mode de réalisation de cette action est détaillé de manière particulièrement précise.
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Fig. 11. Ibid., p. 48, L’Élévation. La scène sacrée de l’Élévation est traitée par l’artiste d’une manière à la fois exacte et émouvante. Le diacre est agenouillé à droite du célébrant ; le sousdiacre en arrière tient la patène sous le voile huméral ; le prêtre assistant soutient le bord inférieur de la chasuble ; le thuriféraire balance un encensoir fumant. On peut être frappé par la convergence des regards. Bel exemple de lien iconographique entre observance et dévotion.
Fig. 9. Ibid., p. 130, la prédication. Dans l’esprit du concile de Trente, le Caeremoniale episcoporum prévoit l’éventualité d’une prédication (concio) par l’évêque lui-même (du trône) ou par un des prêtres assistants. On observe ici l’utilisation d’une chaire mobile. Le prédicateur a la tête couverte, de même que le clergé. Il fait face à l’évêque, dans un cadre qui reste curial. On aperçoit trois personnes laïques au premier rang sur la droite.
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Fig. 13. Ibid., p. 126, baiser de paix. Le rite de la paix (osculum pacis) dans le cadre d’une messe solennelle. La distribution de la paix se fait selon l’ordre hiérarchique. Aux fidèles laïques, elle se fait au moyen de l’instrumentum pacis, plaque de métal ornée d’un crucifix, donnée à baiser par un prêtre assistant.
Fig. 15. Ibid., p. 157, début de l’office (Deus, in adjutorium). Au début de l’office, l’évêque debout au trône, se signe en chantant le verset Deus in adjutorium. Au premier plan, deux clercs portent la crosse et la mitre. Au fond, à droite, dans une sorte de logia, un groupe de chantres autour d’un pupitre, chargé d’un livre de grand format.
Fig. 12. Caeremoniale episcoporum, Paris, 1633, p. 143, l’Élévation (missa privata). Le chapitre XXIX du Livre premier du Caeremoniale Episcoporum est consacré à la messe privée de l’évêque. On y prévoit l’assistance de deux ou trois capellani. À l’Élévation deux d’entre eux seront munis de grands cierges et l’un d’eux agitera la clochette (tintinabulum). On remarque au premier plan des fidèles laïques de condition modeste, qui peuvent être de la domesticité du prélat.
Fig. 14. Ibid., p. 129, bénédiction finale. Pour la bénédiction finale, l’évêque a coiffé la mitre et tient la crosse de la main gauche. Toute l’assistance est agenouillée.
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Fig. 16. [D’après J.-J. Olier], Le très auguste sacrifice de la Messe offert à Dieu pour tous ses desseins et dans toutes les intentions de l’Église du Ciel, de la Terre et du Purgatoire, dans M. Faillon, Vie de M. Olier, Fondateur du Séminaire de Saint-Sulpice, 4e édition, Paris, Poussielgue, 1873, vol. 3, h. t. p. 176. Cette « miniaturisation » de la messe basse, sorte de transposition visuelle, et presque pictogrammatique du rite de la Messe, a pu représenter comme une condensation de son pouvoir sacramentel, garantissant ex opere operato, mais surtout ex opere operantis Ecclesiae, sa portée proprement sacrificielle, rejoignant la Liturgie céleste, au profit des âmes soumises aux épreuves purifiantes du Purgatoire.
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Fig. 17. [Figures de la Messe], Paris, Pierre Landry, sd. [fin XVIIe s.]: n°14, Kyrie eleison. La pratique médiévale des Livres d’Heures cède la place à l’emploi de petits volumes gravés où la « messe basse » (terme commun en France pour désigner la missa privata) d’un prêtre assisté d’un ou deux jeunes garçons servants est ramenée à 33 ou 35 tableaux, qui constituent autant d’ « arrêts sur image » qui permettent au fidèle agenouillé à distance de « suivre » les différentes actions du Ritus servandus. À la manière allégorique, issue des commentateurs médiévaux, chaque scène est rapportée à un épisode de la Passion.
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Fig. 18
Fig. 19
Fig. 20
Fig. 18, 19, 20. Le Tableau de la Croix représenté dans les cérémonies de la Ste Messe…, Paris, F. Mazot, 1651 (fig. 18, page de titre), est une des plus anciennes réalisations gravées à Paris de ce type d’ouvrage présenté à la page ci-contre (fig. 17). Ici, l’atmosphère des scènes de la messe, pour des regards actuels tout au moins, n’est pas exempte d’une familiarité dévote, accentuée par la désinvolture surprenante de l’angelot assistant. Sur chaque page de droite une oraison, en latin et en français, correspond à l’épisode de la Passion représenté au dessus de la scène de la Messe. De chaque côté, deux silhouettes de saints ou de saintes avec l’oraison propre de leur office. On peut identifier ici quelques grandes figures sacerdotales de la Réforme catholique : saint Charles Borromée, saint Philippe Néri (fig. 19), saint François Xavier et saint Ignace (fig. 20), dont l’inscription au Calendrier de l’Église est toute récente. Leur allure, leurs vêtements ne sont pas sans rapport avec la nouvelle figure du prêtre que l’esprit conciliaire tend à promouvoir.
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Fig. 21. Cérémonial de l’Église cathédralle de Metz…, Metz, 1697, page de titre (cf. Liste-Index [Metz 1697]).
Fig. 22. Caeremoniale parisiense…, Paris, 1703, page de titre (cf. Liste-Index [Paris 1703]).
Fig. 23. Cérémonial du chœur, selon les rits et usages de l’Église de Clermont…, Clermont-Ferrand, 1758, page de titre (cf. Liste-Index [Clermont 1758]).
Fig. 24. Cérémonial du diocèse de Langres…, Neufchateau, 1775, page de titre (cf. Liste-Index [Langres 1775]).
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Fig. 25. Caeremoniale monasticum jussu et auctoritate capituli generalis Congregationis SS. Vitoni et Hydulphi, Ordinis Sancti Benedicti editum, Toul, 1695 (cf. Liste-Index [Bénédictins Saint-Vanne 1695]), chant de l’Office. Les moines sont debout dans les stalles du chœur, isolées du reste de l’édifice. Ils se font face en deux demischœurs. Deux chantres se tiennent au lutrin.
Fig. 26. Ibid., entrée des ministres pour une messe solennelle. Un thuriféraire, deux acolytes portant des cierges, précèdent les ministres sacrés : sous-diacre, diacre et prêtre, revêtus de leurs ornements propres, qui s’avancent les mains jointes. On peut voir sur la gauche de la gravure deux chantres en chape à l’aigle.
Fig. 27. Ibid., exposition du Saint-Sacrement. On peut remarquer la grande dimension de l’ostensoir, et la disposition du luminaire. Les Moines sont agenouillés in plano et tiennent les mains levées, comme au cours d’une action collective.
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Fig. 28.
Fig. 30.
Fig. 29.
Fig. 31.
Fig. 28, 29, 30, 31. Ces quatre gravures extraites du Tableau de la Croix présenté ci-dessus (fig. 18-20) permettent d’observer quatre actions ou attitudes du prêtre célébrant, sinon exactes, du moins telles que la mise en image permettait d’en apprécier la forme et la décence : le baiser à l’autel au début de la messe (fig. 28), l’invitation à prier adressée aux assistants virtuels à l’Orate, fratres (fig. 29), la position des mains pour une des oraisons lue dans le Livre posé sur un coussin (fig. 30), la Bénédiction finale (fig. 31).
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Fig. 32. Page de titre d’une édition vénitienne (1778) du Manuale sacrarum caeremoniarum de Dom Michel Bauldry (cf. Liste-Index [Bauldry Manuale* 1637]).
Fig. 33. Ibid. Schéma de l’encensement de l’autel.
Fig. 34 et 35. Schéma et Ordo de l’encensement de l’autel, extrait du Caeremoniale Parisiense... Paris, 1703 (cf. Liste-Index [Paris 1703], cf. supra fig. 22. Les cérémoniaux contenaient une page redoutée des ordinands lors de l’apprentissage des cérémonies de la messe. Les deux gravures présentées ici (fig. 33 et 34) ne sont, en effet, ni décoratives ni même documentaires ; ce sont des schémas que l’on pourrait dire presque techniques décrivant le programme et le parcours de l’encensement de l’autel. Le texte de l’Ordo extrait du Cérémonial parisien de 1703 (fig. 34 et 35), donne une idée de la précision et de la clarté de rédaction exigée par ce type de littérature.
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Fig. 36. Bernard Picard, Cérémonies et coutumes religieuses de tous les Peuples du monde, Vol. II, « Cérémonies et coutumes des Catholiques romains », gravures hors texte, Amsterdam, J.-F. Bernard, 1723-1743, « La procession du Saint-Sacrement le jour de la Fête-Dieu ». Dans le catholicisme romain, une importante partie des exercices religieux se passe dehors, ici, dans le décor urbain de la rue. La procession du Corpus Christi revêtait un éclat particulier : les corps constitués, les autorités de la ville ou de l’État suivent le dais, sous lequel un haut dignitaire du clergé porte le Saint-Sacrement. Des habitants se tiennent assez librement sur le parcours, ou aux fenêtres des maisons. Les stations à des « Reposoirs » aménagés pour la circonstance, pouvaient être accompagnées de musique instrumentale, comme on le voit sur la gravure.
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Fig. 37. Ibid., « La procession des Palmes le Dimanche des Rameaux » ; cérémonie d’ouverture des portes de l’église. La Semaine sainte ramenait chaque année, dans une atmosphère de gravité générale et très prégnante, des cérémonies à forte charge imaginale et symbolique (Ténèbres, Reposoir du Jeudi-Saint, Lavement des pieds, Adoration de la Croix...). La procession des Rameaux ouvrait la semaine : venant de la ville, le clergé faisait station devant l’église, demandant l’ouverture des portes. On y chantait l’Hymne Gloria laus, alternée du dehors avec deux enfants de chœur répondant en chantant de l’intérieur de l’édifice, derrière la porte fermée.
Fig. 38. Bernard Picard, op. cit., « Manière dont on rend le pain-bénit ». Cérémonie propre à la messe de paroisse, forme dite « vicaire » (ou substitutive) de participation et de partage, elle est menacée de détournement par l’ostentation des donateurs et les privilèges accordés lors de la distribution. La gravure de Picard assemble la présentation du Pain à bénir et l’offrande qui se fait à la messe après le prône et le chant du Credo, usage certainement étendu ; on le voit rapporté par P. Pouget dans le Grand Catéchisme de Montpellier (1720). Les pains sont offerts par des représentants des familles. On y joint des offrandes de luminaire et d’argent. Une des deux femmes baise l’instrumentum pacis, selon le cérémonial prévu pour l’offrande. Les autorités ecclésiastiques préconisaient en ce point un habillement décent et une allure modeste.
Fig. 39. Ibid., « Le viatique » ; la communion. Les rituels issus du Rituale romanum de 1614 (Paul V) comportent une longue section qui constitue comme un cérémonial de la mort chrétienne : Extrême-onction, Ordo commendationis animae, Office des morts, cérémonial des Funérailles. Le moment de la communion (rite dit du « viatique », muni de ses prières propres) portée de l’église à la maison du mourant avec luminaire et sonnerie de clochette, présente tous les traits d’une cérémonie publique : vêtements et insignes du prêtre, présence de témoins, amis, voisins qui se pressent jusque dans le couloir.
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Fig. 40. Charles Wild (1781-1835), “The Choir of Amiens Cathedral”, Twelve Select Examples of the Ecclesiastical Architecture of the Middle Ages chiefly in France, London, the author, sd ; aquatinte, in-folio, 37.5 cm x 27 cm (avec l’aimable autorisation de M. Douglas Yeo). Cette aquatinte réalisée au début du XIXe siècle, plus que la représentation d’une scène particulière de l’Ordo Missae a pu être destiné à faire connaître, dans un souci d’information pédagogique, la distribution topographique des places des différents officiers dans le cadre d’une messe solennelle du chapitre. La position en ligne horizontale des trois ministres sacrés à l’autel est rare dans le déroulement de l’Ordo (récitation conjointe du Gloria ou du Credo...). Les chanoines dans les hautes stalles se tiennent debout dans des postures indifférentes. Seuls deux enfants de chœur se dirigent résolument vers le bas du chœur, portant des plateaux. L’appareil cantoral est bien représenté : devant un lutrin de taille imposante, un chantre, deux chapiers parés avec leur bâton cantoral, trois autres officiers. Neuf pueri, répartis de chaque côté du chœur, à bonne distance les uns des autres. Au milieu des basses stalles, se faisant face, deux joueurs de serpent, avec à leurs côtés deux chantres devant des pupitres tournants. Celui de droite pourrait être le maître de musique. On remarque à quel point cette structure capitulaire, avec la dispersion soigneusement organisée des acteurs du chant dans tout l’espace choral, peut différer de la disposition curiale, où les chanteurs sont resserrés dans une logia ou une encoignure.
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Partie 3
Cérémoniaux monastiques : entre identité et uniformisation
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Du cérémonial monastique à l’usage de la Congrégation de Saint-Maur aux cérémoniaux locaux Livre liturgique essentiel, le cérémonial apparaît dans la congrégation de Saint-Maur comme l’un des quatre textes fondateurs produits par la jeune congrégation après trente années d’existence, dans les années 1645-1648. Pourtant, si quelques études évoquent les déclarations sur la Règle et les Constitutions, le Rituel et le Cérémonial sont totalement oubliés alors qu’ils constituent le complément liturgique essentiel à la définition de l’uniformité de la jeune réforme monastique centralisée. Cet « oubli » ou ce désintérêt historiographique eut pour conséquence première de mettre de côté la dimension liturgique de la vie monastique à l’époque moderne, véritable non sens qui nous prive d’éléments essentiels, parmi lesquels les liens entre réforme mauriste et spiritualité monastique, la dimension érudite et ses implications religieuses et liturgiques, l’uniformité du centralisme mauriste et l’affirmation nécessaire des diversités locales. L’étude du Cérémonial mauriste n’est pas sans poser de nombreux problèmes parmi lesquels la question de son auteur ou de ses auteurs et des modalités de sa rédaction, alors que la congrégation est en plein essor. Certes, il y a dom Michel Bauldry mais il y aussi le supérieur général dom Grégoire Tarrisse ainsi qu’un peu plus tard, dom Pierre-Benoît de Jumilhac. Autre question, sa réception et l’urgente nécessité de l’adapter à des situations locales contrastées, les mauristes introduits dans des nouveaux monastères devant, pour apaiser les résistances, montrer qu’ils ne sont pas des étrangers mais qu’ils sont soucieux des particularités locales, parmi lesquelles les spécificités liturgiques du sanctoral sont des éléments sensibles. Dès lors, et ce vers 1660-1670, le Chapitre général impose la rédaction de cérémoniaux locaux selon un plan précis détaillé et toute une procédure d’approbation ou de refus par le Chapitre général. Quel est alors le statut de ce cérémonial local ? Quelques éléments donnent l’impression que dans certains domaines, son rôle est tout à fait essentiel. Mais le Cérémonial de Saint-Maur n’est pas le seul livre énonçant des règles précises en matière de liturgie. La Règle de saint Benoît elle-même offre une base et les déclarations sur la Règle de 1645 contiennent bien des éléments dignes de se retrouver dans le cérémonial. Bien plus, si les mauristes en font un texte normatif fondateur c’est aussi parce qu’ils disposaient, pour le missel et le bréviaire, des éditions récentes monastiques et romaines. Surtout, le cérémonial, local en particulier, rejoint la question du sanctoral et des saints locaux. Rédaction du cérémonial local et composition d’offices propres sont donc liées. La dernière question touche les modalités d’utilisation et de réutilisation d’un livre liturgique. Le regard sur le premier Solesmes d’avant 1860 (date de la publication du Bréviaire de Château-Gontier) 285
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pourrait éclairer cette question, à partir de la réutilisation, par dom Guéranger et ses religieux, de bréviaires bénédictins du xviie siècle et du Cérémonial mauriste de 1680.
Le cérémonial mauriste et les autres documents énonçant des règles précises en matière de liturgie Le triptyque normatif fondateur de la Congrégation est publié en 1645-1648 soit après trente années d’existence. Il s’agit de la Regula Sancti Patris Benedicti cum declarationibus Sancti Mauri (1646), des Constitutiones pro directione regiminis Congregationis Sancti Mauri (1648) et de la première édition du Cæremoniale monasticum ad usum Congregationis Sancti Mauri (1645) 1. À cet ensemble, il faut ajouter le Rituel de Saint-Maur, publié en 1648, très différent du cérémonial mauriste puisqu’il concerne le déroulement de la liturgie des malades et des funérailles ainsi que la vêture et la profession des frères sans oublier la cérémonie de la rénovation des vœux, habituellement fixée à Saint-Maur le jour de l’Épiphanie. Le cas de Saint-Maur est exemplaire. En effet, il illustre la différence majeure entre cérémonial monastique féminin et masculin. Dans le cas féminin 2, le cérémonial est volontiers regroupé avec le rituel. Chez les bénédictins de Saint-Maur mais aussi dans la Congrégation du Mont Cassin 3, plusieurs années auparavant, ou chez les moines de Saint-Vanne, le cérémonial est clairement défini comme l’ensemble des prescriptions liturgiques et comportementales selon les situations, l’année liturgique et les emplois au chœur. Dans cet ensemble, le cérémonial serait ainsi le premier texte publié suivi, quelques mois plus tard, des Déclarations qui sont, comme on le sait, un commentaire pratique de la règle bénédictine, chapitre par chapitre, et des constitutions qui concernent le fonctionnement du Chapitre général et de l’échelon central de la Congrégation. Cérémonial et Déclarations méritent des analyses croisées puisque les déclarations s’appuient essentiellement sur la Règle bénédictine dont les chapitres huit à dix-neuf organisant l’office divin suggèrent des prescriptions liturgiques et des rubriques. Mais ce n’est pas tout : les Déclarations renvoient pour l’office divin aux rubriques du Bréviaire monastique, pour la célébration de la messe au Missel romain avec les messes des saints bénédictins approuvés par Rome.
L’auteur ou les auteurs du cérémonial Il se trouve que l’auteur auquel on attribue la composition du Cérémonial mauriste de 1645, dom Michel Bauldry 4, est une personnalité qui dépasse la seule question liturgique
Cf. Liste-Index infra, [Bénédictins Saint-Maur 1645]. Voir dans ce même ouvrage notre contribution sur le cérémonial monastique féminin. 3 Dom Zaccaria Bastardi (en religion Zacharias a Mutina), Caeremoniale Casinensium in quo omnes praelati Ordinis Sancti Benedicti, et Monachi Brevario Paul V auctoritate recognito utentes, in Pontificalibus, ac sacris functionibus instruuntur, collectum per D. Zachariam a Mutina, Casinensem Monachum, Venise, Pinelliana, 1639. 4 Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques, t. VI, Paris, Letouzey et Ané, 1932, col. 1446-1447. 1 2
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et mauriste. Si les notices biographiques évoquent son Manuale sacrarum cæremoniarum de 1637 5, son opposition à la sécularisation de l’abbaye de Maillezais, sa collaboration au cérémonial mauriste, elles n’insistent guère sur la situation monastique de ce bénédictin. En effet, il ne fut jamais mauriste et pourtant il apparaît comme un promoteur actif de la réforme monastique bénédictine en France. Son rôle et ses excellentes relations avec les supérieurs de la Congrégation contribuent à remettre en cause l’opposition historiographique simpliste entre mauristes et anciens bénédictins et exigent une relecture de la notion même de réforme monastique dans la première moitié du xviie siècle. La collaboration de Michel Bauldry au Cérémonial mauriste, vers 1640, à la demande du supérieur général, Grégoire Tarrisse, entre dans le cadre d’une activité multiforme en faveur de la réforme bénédictine. Ses liens avec Grégoire Tarrisse remontent aux années 1621-1623 lorsque le futur supérieur général, alors prieur de Cessenon en Languedoc, offre au Chapitre général de Saint-Maur son titre pour entrer dans la Congrégation. C’est alors Bauldry qui en devient prieur commendataire 6. Bauldry et Tarrisse s’étaient connus au collège de Cluny à Paris avant 1620, haut lieu du dynamisme réformateur bénédictin 7. Cette relation va ensuite porter sur trois aspects indissociables : l’essor de la réforme mauriste, la lutte contre la sécularisation et enfin la rédaction du Cérémonial.
L’ e ss or de la ré for me maur i ste Dom Bauldry soutient certaines abbayes dans leur demande de réforme. Il aide à la réforme de Saint-Chinian, près de Cessenon (1629), est envoyé à Rome en 1624 par les mauristes plus ou moins comme procureur général (avant l’arrivée en 1626 du premier procureur mauriste) alors qu’il n’appartient pas à la Congrégation. Il obtient alors la confirmation de la bulle d’érection de la Congrégation et plusieurs bulles confirmatives des concordats marquant l’introduction des mauristes dans plusieurs abbayes 8.
L a lutte cont re les s écular i s at ion s Il s’agit d’un aspect essentiel de la réforme bénédictine des années 1620-1640, indépendamment de l’essor mauriste. Certes il y a Maillezais vers 1646-1656 9. Il y a aussi Saint-Victor de Marseille en 1647. Mais dès 1624, c’est pour cette lutte qu’il avait été envoyé par les mauristes à Rome comme procureur 10. Cf. [Bauldry Manuale* 1637]. Edmond Martène, Histoire de la Congrégation de Saint-Maur, Ligugé, Abbaye Saint-Martin ; Paris, A. Picard, 1928, t. I, p. 134. 7 Ibid., t. III, 1929, p. 101-106. 8 Ibid.., t. I, p. 224-225, 265. 9 Léon Guilloreau, Les mémoires du RP D. B. Audebert, Paris, 1911 (105, 186, 270, 42, 65) et, récemment, L’abbaye de Maillezais. Des moines du marais aux soldats huguenots, C. Treffort et M. Tranchant (dir.), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005 ; Lucien-Jean Bord, Maillezais, histoire d’une abbaye et d’un évêché, Paris, Geuthner, 2007. 10 E. Martène, Histoire…, op. cit., I, 1928, p. 174. 5 6
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L a rédac t ion du cé ré monial maur i ste Selon la bibliographie liturgique de l’ordre de Saint-Benoît publiée dans la Revue Mabillon en 1923 et 1924, dom Bauldry ne serait pas l’auteur du premier cérémonial à l’usage des mauristes. En effet, il existe un Cæremonialis monastici ac benedictino-romani ad usum congregationis Beati Mauri in Gallia pars prima, édité à Rouen, chez Romain de Beauvais en 1621 11, soit quatre ans après la création officielle de la Congrégation. Les archives des Chapitres généraux mauristes ne semblent pas faire mention de ce Cérémonial. Fut-il publié véritablement à l’usage de Saint-Maur ? La question mérite d’être posée dans la mesure où l’exemplaire consulté de ce Cérémonial monastique ne mentionne aucunement dans la page de titre la Congrégation de Saint-Maur qui est seulement ajoutée, sous la forme d’un ex-libris manuscrit, avec la date de 1626. Le lieu d’impression est aussi un peu surprenant, sachant que ni Bonne-Nouvelle de Rouen ni Saint-Ouen ne sont en 1621 encore réformées par la jeune Congrégation. Saint-Ouen ne le sera qu’au début des années 1660. Seule l’abbaye de Jumièges est réformée dès 1618. Néanmoins, la date de 1626, inscrite dans l’exemplaire en question à côté de la mention manuscrite « Congregationis Sancti Mauri » correspond à la date de la réforme de Bonne-Nouvelle. Quoi qu’il en soit, ce « premier » cérémonial lié à Saint-Maur est intéressant. Il est divisé en deux parties : la première constitue un cérémonial « pur » et la seconde contient le rituel pour la mort des frères. Attachons-nous donc à cette première partie. La lettre au lecteur qui l’introduit ne fait nullement mention de la nouvelle réforme bénédictine. Elle rappelle la nécessité d’harmoniser selon les rites prescrits par l’Église romaine l’ensemble des cérémonies. Le plan est très comparable au cérémonial « moderne » : L. 1 : De caeremoniis communibus (modestie au chœur, signe de croix, ce qui doit être chanté ou non, inclinations, génuflexions, situations au chœur). Ce livre se termine par quelques cérémonies extraordinaires que l’on retrouve par la suite et dans les autres cérémoniaux en fin d’ouvrage : la manière de recevoir le roi, les princes, la reine (ou l’impératrice). L. 2 : contient les différents emplois au chœur, l’office divin et la messe et tous les aspects matériels qui tournent autour des cérémonies : le maître des cérémonies, le sacristain, les acolytes et les thuriféraires, les chantres, les ornements, les cierges et luminaires, la signification des heures de l’Office divin, l’encensement, l’aspersion de l’eau, les processions et l’ensemble des différentes messes selon leur hiérarchie. L. 3 : contient le calendrier des fêtes selon l’année liturgique. Rares sont les indices qui permettent de le rattacher à la jeune Congrégation. À la page 247, paragraphe 7, à la fin du second livre, il est fait mention du président et des visiteurs : « R. P. Praesidenti, et Visitatoribus Congregationis nostrae per aliquod ex nostris monasteriis
Cf. [Bénédictins Saint-Maur 1621].
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transeuntibus ». L’autre mention est constituée par l’invocation qui clôt la première partie du cérémonial : « Laus Deo, Virgini Matri Mariae, et Sancto Mauro. Amen ». Autre intérêt de ce Cérémonial, le souci que les rédacteurs ont eu de signaler leurs « sources » en marge de tel ou tel chapitre ou passage : le Pontifical romain occupe une place de choix, en particulier dans les cérémonies destinées à la réception des grands de ce monde ou de l’Église. Le Caeremoniale episcoporum et les actes de l’Église de Milan constituent aussi deux sources importantes ainsi que les rubriques du Bréviaire et du Missel romain. Ce n’est pas tout, les mentions du Cérémonial du Mont-Cassin (congrégation « mère » de Saint-Vanne et de Saint-Maur) et surtout de celui de Jumièges (sans doute manuscrit) constituent des indices importants, permettant de situer l’auteur ou les auteurs de ce Cérémonial dans la proximité des tous jeunes « mauristes » de Jumièges, entre 1618 et 1621. D’ailleurs, le plan du Cérémonial du Mont-Cassin est sensiblement le même : même répartition en trois livres malgré quelques différences dans la répartition des chapitres et insertion, en fin du troisième livre, du rituel des funérailles de l’abbé et des moines 12. Ce Cérémonial de 1621 constitue donc une première étape de l’uniformisation et de la centralisation de la réforme de Saint-Maur, parallèlement à la lente et discutée élaboration des constitutions, au sein du Chapitre général. La publication de ce volume confirme l’importance normative et liturgique du cérémonial dans le monachisme moderne et l’attachement des réformés à s’inscrire dans une revalorisation des rites et cérémonies promue par Rome à la suite de la publication des livres romains. Le recours à dom Bauldry dans les années 1630-1640 s’inscrit dans la même ligne même si son travail et l’ensemble des textes normatifs publiés parallèlement ont éclipsé cette première période.
La réception du cérémonial de 1645 et l’urgente nécessité de l’adapter à des situations locales contrastées Les Déclarations sur la Règle bénédictine sont claires 13. Elles demandent que les rubriques du bréviaire, du missel et du cérémonial monastique soient observées par tous « uniformément et religieusement ». Le plan du Cérémonial traduit bien entendu ce souhait d’uniformité. Il est très proche du cérémonial de 1621 mais sépare précisément ce qui concerne les « ministres » et de ce qui concerne les « actions ». Enfin, il relègue les « cérémonies extraordinaires » (réception des rois, reines, princes et prélats) dans les annexes (« appendix ») : Livre 1 : De communibus caeremoniis. Livre 2 : De ministris sacris. Livre 3 : De actionibus sacris.
12 Nous nous référons à l’édition de 1639 citée plus haut et donc quelque peu postérieure au cérémonial « mauriste » de 1621. 13 Regula Sancti Patris Benedicti cum Declarationibus Sancti Mauri, [Paris], sn, 1646, p. 59.
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Livre 4 : De festis totius anni et particularibus eorum Officiis. Appendix Appendix altera. Reçu dans chaque monastère, le Cérémonial est lu au Chapitre conventuel 14. La prise en compte de ce Cérémonial se heurtait à plusieurs difficultés : adaptation aux lieux et aux personnels monastiques, sachant que les chœurs mauristes n’ont pas tous la même disposition dans ces années 1650 et que nous sommes encore loin de la tridentinisation des églises mauristes ; sachant aussi que les communautés sont encore souvent doubles jusque dans les années 1670-1680 et loin de réunir partout les quinze ou vingt religieux ; sachant enfin que les anciens bénédictins reprochaient souvent aux mauristes l’éventuel non respect des usages locaux et la remise en cause possible de certaines fêtes propres. Le cérémonial a donc son complément local destiné à enraciner chaque communauté dans la connaissance de ses traditions liturgiques propres et ancestrales et à éviter la multiplication de changements qui pourraient être initiés pas les supérieurs locaux qui étaient changés tous les trois ou six ans 15. S’inspirant directement de la Règle bénédictine, chapitre 17, les Déclarations de 1646 envisagent des différences selon l’importance de la communauté pour ce qui est du chant des offices : communautés de plus de vingt-cinq moines de chœur, chant de toutes les heures du jour et de la messe conventuelle. Communautés de quinze à vingt-cinq moines : chant de la messe conventuelle avec tierce, des vêpres et de l’antienne de la Vierge à complies. Communautés de moins de quinze moines, c’est le Chapitre général ou le supérieur général qui déterminera quels offices sont chantés. Au début du xviiie siècle, c’est cette dernière situation qui sera la plus courante. Ainsi, dès 1646, dans les Déclarations, est signalée la nécessité de dresser un cérémonial local mais à une condition : que les cérémonies en question soient reçues par un usage antique. Il faut alors avoir un Liber particularis approuvé par le Chapitre général comme pour les offices propres 16. Ce devoir est étendu à tous les monastères à partir du Chapitre général de 1660 et est une des fonctions du cérémoniaire : celui-ci aura la charge « de dresser avec l’advis et par ordre du supérieur le cérémonial local et ce suivant le modèle arrêté au Chapitre général de l’année 1660 17 ». Ce cérémonial est examiné par le visiteur puis envoyé pour approbation au Chapitre général suivant.
Dom Thomas Leroy, Curieuses recherches du Mont Saint-Michel, Caen, Vve Le Gost Clérisse, 1878, 2 vols, t. II, p. 336-337. 15 « Documents sur l’histoire des chapitres généraux de la Congrégation de Saint-Maur », Revue Mabillon, VII/1911-1912, p. 205-223 (ici p. 205). 16 Regula Sancti Patris Benedicti …, op. cit., p. 57. 17 Règles communes et particulières pour la Congrégation de Saint-Maur, Paris, sn, 1663 (réédition en 1687), p. 47. 14
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La rédaction et le statut du cérémonial local Le plan dressé par le Chapitre général de 1657 permet de mettre en valeur la question centrale que rencontre l’adaptation du local au central : le calendrier liturgique. Plan du cérémonial local : De diebus et festis mobilibus De diebus et festis immobilibus De aliis ceremoniis quae per annum solent occurrere De ceremoniis quae contigenter eveniunt quibus certa dies vel tempus assignari non potest. V. De luminari Ecclesiae. VI. De ordine pulsandi campanas. I. II. III. IV.
Suivent par chapitre des indications très précises concernant les modalités des réponses à faire pour élaborer ce cérémonial local. Ce cérémonial local tient compte aussi, dans ces années 1660-1670, de la présence de la communauté des anciens bénédictins. Un appendix sur feuille séparée mentionne « les jours auxquels les anciens religieux ou leur supérieur font l’office, ce qui s’observe de particulier soit quand ils font l’office, soit quand ils assistent au chœur, ce qu’il y a de local pour leurs derniers sacrements et obsèques 18 ». Les religieux ne doivent pas non plus omettre d’établir un calendrier très précis des fêtes locales, des fondations et des offices propres de chaque monastère 19. La méthodologie proposée met en œuvre des moyens et des connaissances très poussées, ce qui laisse à penser que la rédaction du cérémonial local fut sans doute une opération complexe : • Faire une copie des anciens calendriers, manuscrits et imprimés, issus des anciens livres liturgiques du lieu. • Indiquer les raisons de telle ou telle fête (reliques, saint honoré dans la province ou le diocèse, saint ayant été enterré dans le monastère, saint titulaire d’un prieuré du lieu ou d’une dépendance, occasion de pèlerinage…) 20. • Extraire au long les offices propres des fêtes locales dans deux cahiers : l’un reprenant les offices écrits dans les livres propres au monastère, l’autre en s’appuyant sur le texte des bréviaires diocésains. Cette solution permet soit de choisir l’un ou l’autre soit d’en faire un nouveau à partir des deux. • Obits et fondations avec raisons ou titres de les maintenir. Une fois le cérémonial, le calendrier et les offices achevés, ils sont présentés et étudiés avec le visiteur pour les ajuster au cérémonial monastique en mentionnant les problèmes (fêtes ou fondations, introduites ou retranchées). Le tout, signé, est envoyé au secrétaire du supérieur général pour être examiné au Chapitre général. Une fois l’approbation acquise, deux copies du cérémonial, du calendrier et des offices, sont faites pour les archives de la
« Documents sur l’histoire… », op. cit., p. 210. Ibid., p. 222. 20 Loc. cit. 18 19
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Congrégation et celles du monastère ainsi qu’une troisième exposée en permanence pour l’usage quotidien. La rédaction d’un tel travail peut susciter des difficultés et des débats qui, en fonction des changements de supérieurs locaux ou majeurs, peuvent conduire à des impasses d’autant plus que tout semble tourner autour du calendrier des fêtes. Ainsi, si tout semble se passer correctement, mais tardivement, en quelques mois de l’année 1733 à Saint-Thierry de Reims 21, ou à Marmoutier, à la fin du xviie siècle, sous la direction de dom Claude Martin 22, la rédaction du Cérémonial de Saint-Wandrille donne lieu à des conflits internes et à une dispute qui commence en 1687 pour s’achever en 1720, rebondissant presque à chaque changement de supérieur autour de la question du maintien ou de la suppression de près de quarante saints locaux de l’abbaye normande. En résumé, on a l’impression que jusque dans les années 1710, ce sont des raisons d’autorité, tirées des Chapitres généraux et des visiteurs qui justifient l’abandon des traditions locales ; qu’à partir de 1710 ce sont des raisons d’ordre critique qui dominent, mais qu’au total les érudits des années 1720 semblent s’unir à ceux de 1660 pour aller contre l’idéal unificateur des années 1680 23 exprimé par dom Bougis, futur supérieur général et alors visiteur de Normandie : « il étoit très porté à réduire autant qu’il étoit possible toutes les communautés de la Congrégation à une manière uniforme de célébrer les divins offices 24 ». À lire la multiplication des propres locaux imprimés au xviiie siècle, on se rend bien compte que les mauristes, bien intégrés à leurs différents monastères, revendiquent ces dévotions locales. Ainsi en est-il du propre de la Chaise-Dieu, publié en 1755. En dehors du calendrier romain et propre à la Congrégation et à l’Ordre bénédictin, les mauristes de la Chaise-Dieu recentrent leur bréviaire sur le monastère, sur son histoire, sur sa grandeur passée. Ils utilisent en particulier le Bréviaire imprimé de 1552 à l’usage de la Chaise-Dieu, apportent aux textes non bibliques toutes les avancées de la critique textuelle et historique. Cela donne la mise en valeur de plusieurs dizaines de saints (parfois déjà au calendrier) selon sept rubriques : « A » désigne une fête primaire selon le droit propre de l’abbaye : moines et bienfaiteurs de l’abbaye. « B » désigne le saint dont la fête est inscrite dans le bréviaire imprimé ancien de l’abbaye (celui de 1552). « C » désigne un patron de monastères dépendant autrefois ou aujourd’hui de notre abbaye. « D » désigne un saint dont la dévotion est attestée depuis très longtemps. « P » désigne le patron d’un prieuré dépendant du monastère. 21 Dom Yves Chaussy, Saint Thierry dans la Congrégation de Saint-Maur, Chronique (1327-1767), Saint-Wandrille, Éditions de Fontenelle, 1994, p. 135 (année 1733). 22 Edmond Martène, Histoire de l’abbaye de Marmoutier, Tours, Guilland-Verger et Georget-Joubert, 2 vols, t. 2, 1875, p. 540. 23 Charles-François Toustain et René-Prosper Tassin, Histoire de l’abbaye de Saint-Wandrille depuis 1604 jusqu’en 1734, Saint-Wandrille, l’abbaye, 1936, p. 592. 24 Ibid., p. 227.
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« R » désigne un saint dont on conserve les reliques. « S » désigne le patron d’une église avec laquelle notre monastère est en union ou société. Cette concentration dévotionnelle et liturgique autour du monastère et de son histoire rejoint les débats autour de certains changements proposés, sans succès, dans les années 1760 tendant à donner plus d’autonomie aux monastères par rapport à l’échelon central, mais reste bien entendu compatible avec le cérémonial de la Congrégation toujours placé sous le regard attentif du Chapitre général triennal.
Le Chapitre général et le cérémonial : la seconde édition du Cérémonial, en 1680 25 Les décrets des Chapitres généraux ne constituent-ils pas une sorte de cérémonial ? On peut dire que non, dans la mesure où la liturgie n’est qu’un aspect des attributions de cette assemblée triennale. Cependant les décisions prises permettent de prendre la mesure de la réalité et de la spécificité du cérémonial en acte. Avant l’édition de 1645, les décrets n’évoquent jamais le cérémonial en tant que livre normatif. Aucune référence au Cérémonial de 1621, par exemple, édité à Rouen dans ces mêmes décrets des années 1620-1645, alors que sont mentionnés régulièrement des éléments de cérémonies particulières et qu’il est rappelé que l’on doit se conformer aux Déclarations sur la Règle et aux Constitutions vannistes. Les Déclarations sur la Règle dont nous avons évoqué plus haut l’importance pour certaines cérémonies semblent d’ailleurs être un des fondements du cérémonial vécu tout comme les rubriques du Missel romain. Dès les années 1620, le Chapitre général insiste sur deux dimensions : 1. La nécessaire observation exacte des cérémonies corrigées par l’assemblée capitulaire et sur le fait que les supérieurs locaux doivent signaler dans l’intervalle des Chapitres généraux les difficultés rencontrées 26. 2. La prise de conscience de la possibilité et de la nécessité d’adapter tout usage à l’échelle des communautés. Ainsi, en 1621, il est rappelé que dans les monastères où il y a peu de religieux, on n’est pas obligé de suivre exactement les rubriques du missel romain pour les messes solennelles. Ainsi, l’ensemble de ces premières remarques liées au cérémonial dans ces années 1620-1635 est à la fois le signe d’une recherche d’uniformité et d’une expérimentation destinée peut-être à terme à constituer un cérémonial propre. En effet, le lien entre intégration d’un nouveau monastère dans la Congrégation et pratique liturgique dépasse la seule adoption de nouveaux livres liturgiques. Par exemple, dès 1624, si le patron d’un monastère nouvellement admis n’est pas dans le calendrier du Bréviaire monastique, son supérieur doit Cf. [Bénédictins Saint-Maur 1680]. Paris, Arch. nat., L. 814, admonitiones, 1623 : tous les décrets cités se trouvent dans ce registre.
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écrire au Chapitre général suivant pour qu’il désigne un jour pour instaurer la fête du saint patron. Le mot cérémonial apparaît vraiment dans les décrets des Chapitres généraux en 1639. Il s’agit cette fois-ci d’une référence précise au Caeremoniale monasticum comme livre. Cette année 1639, le Chapitre rappelle qu’en 1636 la précédente assemblée avait décidé l’élaboration du cérémonial propre, à l’initiative du supérieur général, dom Grégoire Tarrisse. On évoque ensuite le fait que le cérémonial rédigé a été expérimenté dans chaque monastère de la Congrégation. Examiné, corrigé et approuvé, il doit être observé uniformiter et inviolabiliter. Il est donc interdit de se dispenser de le suivre sauf approbation d’usages locaux. Parallèlement, ce même Chapitre de 1636, premier chapitre de l’éphémère union de Cluny avec Saint-Maur sous l’égide de Richelieu, demandait que les prieurs des monastères tiennent à la disposition des visiteurs leurs cérémoniaux propres afin qu’ils soient examinés et renvoyés pour être utilisés jusqu’au Chapitre général. Les années 1635-1645 sont donc à la fois celles de l’approbation d’usages locaux et de la montée d’une volonté d’uniformisation dont le Cérémonial de 1645 est un des quatre éléments avec les Constitutions, les Déclarations sur la Règle et le Rituel. La publication du Cérémonial, en 1645, ne donne lieu à aucun décret du Chapitre général mais les décrets prennent en compte certaines évolutions comme la nécessité d’envoyer à tous les monastères les hymnes corrigées sous Urbain VIII ou de faire diffuser et adopter immédiatement le chant des hymnes, des Kyrie, Gloria, Sanctus et Agnus nouvellement imprimés pour éviter les confusions au chœur (1648). Cependant, à partir de 1648, le Cérémonial est cité en tant que livre de référence dont on modifie quelques détails ou que l’on complète. Les deux dimensions précédentes sont toujours d’actualité : souci d’uniformité et volonté d’adapter le Cérémonial aux petites communautés, sous le contrôle du visiteur provincial puis du supérieur général (1651). Ainsi par exemple, dans les communautés de moins de huit religieux, le sous–prieur doit aussi accepter de faire fonction d’acolyte. Quelques années plus tard, en 1666 et 1675, on tente de régler le chant dans les petites communautés : « nos confrères chanteront tous les jours la grande messe et vêpres, où il y aura six religieux » (1675, n° 7) et « dans les petites communautez où l’on ne peut chanter chaque jour la messe conventuelle, nos confrères ne laisseront pas que d’y assister lors qu’on la dit à basse voix » (1666, n° 2). Dernier exemple, un règlement du Chapitre de 1657 qui précise ce qui doit être chanté dans les communautés entre 8 et 15 religieux : On chantera tous les jours en notes les leçons de matines, le saint Evangile, avec le Te decet laus, et l’oraison suivante, le martyrologe, et la brève leçon de prime, avec les versets suivans ; la grande messe et vêpres, la lecture et leçon brève de complies, avec les versets, Adjutorium, converte nos, la bénédiction et l’antienne de Notre-Dame. Aux jours de dimanche et fêtes de garde, outre ce que dessus, ils chanteront l’heure qui précède la grande messe ; et aux fêtes du second ordre, ils chanteront de plus le Te Deum à matines ; à complies l’hymne et le chapiteau 27 : mais aux fêtes de premier ordre, ils chanteront tout comme aux grandes communautez.
Le capitule.
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Une fois l’ouvrage édité, la question de sa confrontation avec les usages locaux se pose de façon aiguë. Je ne reviens pas ici sur ce que j’ai pu dire des modalités de rédaction du cérémonial local. Cependant, la lecture attentive des décrets de ces années 1645-1650 montre que la demande est venue à la fois du Chapitre général et des communautés. En effet, dès 1648, soit trois ans après la publication du Cérémonial de 1645, des monastères présentent au Chapitre des cérémoniaux locaux. Il est alors décidé de les soumettre aux visiteurs « pour les vérifier sur les lieux, & voir à l’œil les difficultez de les réduire conformément au cérémonial monastique. » La diète annuelle doit examiner le tout de manière à faire approuver au Chapitre général suivant tout cérémonial local. C’est sans doute devant l’importance de ces envois et la diversité de leur présentation que le Chapitre général organise à partir de 1656 l’élaboration méthodique et obligatoire d’un cérémonial local (1654, n° 7). Désormais, le cérémonial mauriste s’appuie sur deux ouvrages : le Cérémonial monastique de 1645 et le Cérémonial local approuvé (1666, n° 1). Cette démarche s’accompagne d’une seconde, liée à la découverte d’un cérémonial et à sa mise en application, qui aboutit en 1651, à des « résolutions du Chapitre général 1651 des difficultez qui y ont esté proposées touchant quelques cérémonies ». Nombre de ces précisions et éclaircissements se retrouvent dans l’édition de 1680 comme la question du jubé et de l’orgue en 1669, l’exposition du Saint-Sacrement en 1651, 1654 et 1657. L’édition de 1680 apparaît donc comme le résultat et la synthèse de dispositions prises en fonction des difficultés de mise en pratique et d’adaptation aux lieux et communautés du travail de 1645. L’analyse comparée des deux éditions laisse apparaître peu de différences. Si les titres sont identiques, on constate quelques différences, tout d’abord dans la table des matières et dans les quelques illustrations. Table des matières et présentation générale L’édition de 1680 se veut beaucoup plus précise et pratique dans l’énoncé même des chapitres et paragraphes. Les livres n’ont pas de titre dans l’édition de 1645, ils en ont un dans celle de 1680 : De communibus caeremoniis, De ministris sacris, De actionibus sacris, De festis totius anni, & particularibus eorum officiis. De même, dans les paragraphes consacrés aux chantres, thuriféraires et autres ministres, est prise en compte en 1680 dans le titre mentionné dans la table des matières la mention « Horae præcedente » : exemple : De munere cantorum in missa solemni devient De munere cantorum in missa solemni & horae præcedente. La table des matières de 1680 met aussi beaucoup plus en valeur le calendrier de l’année liturgique. Là où celle de 1645 mentionne De benedictione Cinerum ou De benedictione Palmarum, celle de 1680 donne un titre plus général avant d’évoquer la bénédiction de l’un et de l’autre : De feria quarta Cinerum et De dominica Palmarum. De même, pour le Triduum pascal, De feria quinta in Caena Domini, De feria sexta Parasceves, De Sabbato sancto remplacent ou, plus exactement, chapeautent De præparandis pro officio in Caena Domini, De præparando pro officio diei Parasceves etc.
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Enfin, en 1645 comme en 1680, le Cérémonial s’achève sur deux annexes consacrées aux messes pontificales et aux objets et vêtements liturgiques. Cependant, en 1645, le Cérémonial s’achève avant la seconde de ces annexes : De mensuris cuiusque sacrae supellectilis ad missam congruentibus, tandis qu’en 1680, il intègre ce dernier appendix. Illustrations Les illustrations des cérémoniaux sont en règle générale assez rares, sauf bien entendu dans le cas du Cérémonial des évêques (voir Planches, fig. 1-15 et Cérémonial de Saint-Vanne, fig. 25-27). Une rapide comparaison entre les deux éditions du Cérémonial mauriste met en valeur un souci essentiellement décoratif en 1645 et plus illustratif en 1680 mis à part l’Ordo incensationis altaris qui reste dans les deux cas un guide explicatif précis et nécessaire. L’édition du Cérémonial de 1621 ne contient aucune illustration en dehors de celle qui figure sur la page de titre représentant Benoît assis et entouré de moines à gauche et à droite. 1645
1680
Page de titre
Saint Benoît et sainte Scholastique sous le regard de Dieu, de part et d’autre d’un globe sur lequel figurent un serpent et les symboles des pouvoirs royal, épiscopal, monastique ou pontifical (sans auteur mentionné)
Armes de la Congrégation de SaintMaur
Avant la table des matières
Aucune
Représentation figurée s’appuyant sur la phrase d’Ezéchiel (44, 5) figurant en 1645 sur la page de titre. (voir description ci dessous) : auteur : Gantret.
Avant le début du 1er livre
Ordo incensationis altaris (auteur mentionné de la légende et de l’image : Jean Messager) : sobriété de la représentation d’un autel tridentin.
Ordo incensationis altaris : même texte et même image mais représentation plus chargée sur le plan iconographique. Absence de sobriété : encensoir fumant et clochette sur les marches de l’autel, couronne royale remplaçant sur le tabernacle la figure du Christ ressuscité… (auteurs : P. Sevin et E. G.)
En tête du 1er livre
Vignette (oiseaux et fleurs)
Entrée des moines au chœur, derrière l’autel majeur et présence de deux chantres devant le lutrin. Auteurs : Sevin et N. Guerard (?).
En tête du 2e livre (p. 46)
Vignette (oiseaux et fleurs)
p. 45 : autel sans tabernacle avec présence de reliquaires (boîtes et bustes) à l’arrière et sur les côtés, entre les six cierges. (pas d’auteurs mentionnés)
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En tête du 3e livre (p. 215)
Vignette (oiseaux et fleurs)
p. 209 : funérailles d’un moine (allongé devant l’autel orné pour l’occasion ; présence de la communauté en retrait et, vers l’extérieur, de deux laïques (femmes ?) ; auteur : N. Guérard
En tête du 4e livre (p. 383)
Vignette (oiseaux et fleurs)
p. 371 : bénédiction du SaintSacrement (N. Guérard).
L’illustration sur Ezéchiel, dans l’édition de 1680, est l’œuvre de P. Sevrin. Elle enracine la liturgie dans l’Ancien Testament. Elle s’appuie sur ce texte d’Ezéchiel : « Fils d’homme, applique ton cœur, regarde de tes yeux et écoute de tes oreilles tout ce que je vais te dire au sujet de toutes les cérémonies de la maison de Yahvé » (chapitre 44, verset 5 en partie) 28. On y voit Ezéchiel se faisant donner et expliquer par Dieu le plan du temple tandis que la vignette donnant à lire la citation est encadrée par l’alpha et l’oméga surmontés des inscriptions hébraïques et chrétiennes de Yahvé et de Jésus-Christ et d’un chandelier à sept branches, et entourée d’objets significatifs du culte : harpe de David, Table de la Loi, livre, chasuble et chandeliers, mitre et tiare, clés de Saint-Pierre, encensoir, vase et goupillon, crosses, burettes… Notons pour terminer qu’à la fin de chaque livre, dans l’édition de 1680, figurent les armes de la Congrégation de Saint-Maur. Apparemment, ces différences, réelles, restent mineures. Cela s’explique par le fait que le Cérémonial de 1645 appartient à la série des textes normatifs stabilisant la Congrégation dans son organisation définitive, après les vingt-cinq premières années d’emprunts à la Congrégation de Saint-Vanne et d’expérimentation, tout cela dans le contexte d’essor de l’institution. On peut ainsi dire que si l’œuvre est bien celle, essentiellement, de dom Michel Bauldry, bien que son nom n’apparaisse pas dans les décrets des Chapitres généraux de la période 1621-1645, les variantes de 1680 ne sont constituées que de l’intégration de modifications demandées et décidées par le Chapitre général dans les années 1670-1680. En effet, le plan et la structure de l’ouvrage sont identiques. Les changements sont donc de deux types : – les ajouts liés aux décisions du Chapitre général ; – les précisions dans la définition de tel ou tel geste ou cérémonie. Les ajouts liés au Chapitre général L’incidence de l’intégration du petit office de la Vierge sur le début des offices (p. 20 en 1680 : L. I., c. 7).
« Pone cor tuum, et vide oculis tuis, et auribus tuis audi, quae loquor ad te, de universis caeremoniis domus Domini ». 28
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Au livre II, c. 2, § 7 (1645, p. 52) : le supérieur du chœur doit, à la fin des laudes, bénir les officiers du réfectoire. En 1680 (p. 51), on ajoute qu’il doit faire de même avec les oraisons pour le travail manuel, la conférence spirituelle et autres devoirs communautaires. Autre apport significatif et qui revient à plusieurs reprises dans tout le Cérémonial, l’ajout de cérémonies (même très légères) concernant le Chapitre général. Ainsi, l’hebdomadier (L. II, c. 3) doit ajouter à tel ou tel moment des prières pour le Chapitre général ou pour la diète annuelle. De même, en 1680, on ajoute la nécessité, à la fin des vêpres, de dire les prières demandées pour le Chapitre général ou la diète annuelle ou pour toute autre nécessité (L. III, c. 2, p. 229). Enfin, on ajoute en 1680 une précision de vocabulaire dans le texte de l’oraison prévue pour les frères défunts que l’on commémore le 14 novembre, lors de la messe du Chapitre général consacrée aux frères défunts mais aussi aux bienfaiteurs et amis de la Congrégation (1680, p. 540). Il y a là le signe tangible de l’affirmation du centralisme bénédictin définitivement adopté et de l’importance que revêt, pour l’ensemble des deux cents monastères et de la majorité des religieux absents mais représentés au Chapitre, ce temps du Chapitre général. Quelques éléments peuvent prendre en compte des textes émanant de Rome, de la Congrégation des Rites ou de bulles pontificales : ainsi, on invoque une bulle de Clément IX du 27 septembre 1669 pour justifier la possibilité de dire la messe d’une fête double qui coïnciderait avec un jour assigné pour un autel privilégié sans pour autant perdre les bénéfices des indulgences qui y sont attachées (L. III, c. 13, § 11, p. 295). D’autres ajouts concernent les saints nommés dans les litanies, en particulier dans les brèves litanies récitées après complies, décisions prises lors des Chapitres généraux (1680, p. 495). Enfin, l’index exprime aussi ce souci de précision et de sens pratique avec l’ajout de quelques renvois touchant quelques petites heures (none et sexte) et la question de l’orgue : par exemple, Quando pulsantur organa inter horas canonicas, singuli apud se recitabunt quae canuntur organis. Les précisions apportées dans la définition de tel ou tel geste ou cérémonie En 1645 (p. 23), il est dit qu’il convient de se tourner toujours vers celui qui chante l’Évangile même si c’est au lutrin, mais sans jamais tourner le dos à l’autel. En 1680 (p. 22), le texte décompose et précise : • Les moines se font face au Dominus vobiscum et à l’énoncé du titre de l’Évangile. • On se tourne vers l’autel au Gloria tibi Domine qui répond à l’annonce de l’énoncé de l’Évangile. • Pendant le chant de l’Évangile : toujours tourné vers celui qui chante l’Évangile même si c’est au lutrin sans pour autant tourner le dos à l’autel. Le même souci de précision entoure la question du chant et des pauses et au-delà le chapitre consacré aux chantres (L. II, c. 6) : répétition de telle ou telle antienne, usage du bâton de chantre précisé. De même le chapitre consacré à l’orgue (L. II, c. 13, § 7, p. 182 (1645) et 176-177 (1680) est précisé : cela concerne la façon de réciter, lorsque l’organiste joue pendant
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les heures canoniques, les parties en question ou l’interdiction de l’orgue non seulement durant l’office des défunts mais aussi, en 1680, pendant les dimanches de l’Avent sauf le 3e, mais aussi pendant la Septuagésime, la Sexagésime, la Quinquagésime et les dimanches de Carême sauf celui des Rameaux, sauf exception liée à des usages locaux et approuvée. Des précisions de détail concernent aussi, pour le sacristain, la hiérarchie et la durée des sonneries des offices, messes et Angelus. (L. II, c. 14). Le troisième livre, consacré aux actes sacrés eux-mêmes, messes et offices divers, connaît aussi des précisions. Ainsi, par exemple, l’ensemble des cérémonies qui précède la messe des défunts : en 1645 (p. 348), on rappelle qu’avant l’heure de porter le corps dans l’église, on l’expose au milieu du chapitre ou d’un autre lieu conventuel d’où on part en procession jusque devant l’autel. En 1680 (p. 338), on détaille la cérémonie : le corps est toujours porté au chapitre mais par quatre religieux ou plus si nécessaire. On récite alors en alterné le Miserere, le De Profundis et autres psaumes avec le verset Requiem. Puis à la fin, on place le corps au centre du chapitre, il est béni et entouré de quatre cierges. Par contre, la distinction faite en 1645 dans le positionnement du corps devant l’autel selon que le religieux est ou non un prêtre (pieds ou tête « versus altare ») est supprimée en 1680. Certaines précisions prennent en compte la proclamation de l’Épître ou de l’Évangile au jubé (L. II, c. 4, De diacono, 1680, p. 65, c. 5, De subdiacono, 1680, p. 81). Ainsi, ces ajouts méritent que l’on s’interroge sur la réalité de l’architecture intérieure des églises mauristes. Leur apparition dans les années 1680 apparaît comme une nécessité liée peut-être à la coexistence dans ces années 1670-1680 des traditionnels chœurs fermés par un jubé avec la formule romaine sans jubé. De même, dans le cadre de l’octave de la fête du Corpus Christi, l’édition de 1680 (p. 498, n° 4) précise les modalités de l’exposition du Saint-Sacrement selon la taille des communautés alors que la première édition (1645, p. 514) se bornait à indiquer qu’on devait exposer le Saint-Sacrement de la messe conventuelle (comprise) à complies. En 1680, on distingue les grosses communautés (plus de 15 moines) où l’on expose le SaintSacrement toute la journée pendant toute l’octave ; les communautés de huit à quinze moines où cette exposition se fait le dimanche, le jour d’une éventuelle fête de précepte et le jour de l’octave et où les autres jours on l’expose pendant la messe et du début des vêpres à complies ; enfin les petites communautés de moins de huit religieux où l’exposition a lieu pendant la messe et aux complies. De même, le cérémonial de 1680 prend en compte le cas des petites communautés pour la communion des infirmes et l’administration du viatique (p. 333, 1680). Le livre IV (De festis totius anni et particularibus eorum officiis), constitue la meilleure illustration de la volonté de rendre le plus utilisable et pratique possible le cérémonial. Dans un court avant propos, l’édition de 1645 mentionnait l’utilisation de guillemets pour tout ce qui concernait les célébrants et les sacristains (p. 383). Dans la seconde édition, on utilise les guillemets (virgulae) pour tout ce qui concerne les célébrants, les astérisques (asterici) pour tout ce qui concerne les frères réunis au chœur et enfin de petites croix (cruces) pour l’office de sacristain. Ce souci de précision conduit par ailleurs les éditeurs à détailler l’horaire des offices de la veille et de la nuit de Noël selon que le 25 décembre tombe ou non un dimanche (1645 p. 393 et 1680 p. 381).
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Ces quelques exemples mettent en valeur les liens essentiels mais paradoxaux entre la nécessité de fixer le cérémonial, la volonté affirmée dès les années 1640 mais plus encore vers 1670-1680 d’uniformiser les pratiques mauristes et l’obligation d’intégrer et de rendre compatibles les cérémoniaux locaux et cette uniformisation. L’histoire du cérémonial après 1680 rejoint l’histoire des constitutions ou des déclarations après le xviie siècle. Les Chapitres généraux des années 1684-1750 offrent quelques rappels à l’ordre, apportent de nombreuses précisions quant au sanctoral de la Congrégation et, parfois aussi, de certains monastères : Saint-Norbert passe du statut d’office semi-double à office double en 1684 tout comme SaintBruno en 1690, certains calendriers locaux doivent s’aligner sur le calendrier diocésain pour certaines fêtes (Saint-Laurent et Saint-Mathieu dans les diocèses où leurs fêtes sont transférées aux dimanches suivants, en 1696). En 1717, on décide de faire l’office de Saint-Denis et de ses compagnons dans toute la Congrégation (double mineures) mais double avec octave et office propre avec Credo dans les monastères du diocèse de Paris. On instaure certaines fêtes comme celle de Saint-Ignace et de Sainte-Thérèse ou celle de Saint-François de Sales le 29 janvier, suivant en cela le Bréviaire romain en 1705. Les changements peuvent aussi être des échanges de bons procédés dévotionnels avec d’autres congrégations autour de l’adoption de fêtes de certains fondateurs, à la demande de telle ou telle famille monastique et religieuse : on est d’accord pour intégrer l’office double de Saint-Félix de Valois et de Saint-Jean de Matha mais à condition que la Congrégation réformée de la Rédemption des captifs qui en a fait la demande fasse de même avec Saint-Maur et Saint-Placide (1711). On rencontre le même cas de figure avec Saint-Jean de Dieu en 1748, à la demande des supérieurs des Frères de la Charité.
❦ Pour conclure, je m’inspirerai des propos de Jean-Yves Hameline (cf. supra, Introduction). L’examen des deux éditions et des décrets des Chapitres généraux auxquels il faudrait ajouter le cérémonial local nous offre un Cérémonial rédigé et prescrit puis publié et imposé à tous en 1645. Il nous montre aussi un cérémonial traduit en actes non sans réactions et questions qui nourrissent les débats, se traduisant par des décrets spécifiques mais aussi par la rédaction d’abord peu méthodique puis systématisée des cérémoniaux locaux. La réponse de l’institution monastique est double : approbation du cérémonial local dans sa conformité avec l’uniformité imposée par le Cérémonial de 1645 et rationalisation à travers la seconde édition de 1680 qui intègre nombre des précisions apportées dans les années 1650-1670. La survie de la Congrégation passe par la transmission vivante et pédagogique des textes normatifs. Pour le Cérémonial, à plusieurs reprises au xviie et au xviiie siècles, il est rappelé que les prieurs locaux doivent rassembler périodiquement les prêtres au lieu de la conférence « pour leur faire répéter les cérémonies de la sainte messe, en les faisant pratiquer sur le lieu par quelqu’un d’entre eux » (1672) ; en 1688, il est demandé aux mêmes supérieurs de faire au moins une conférence par mois sur les rubriques du Bréviaire, du Missel et sur les cérémonies de la messe. Ainsi, comme le prouve le volume de 1621, le cérémonial constitue donc bien un ouvrage clé, auquel doivent se soumettre tous les religieux mais qui peut être amendé et 300
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adapté en fonction des lieux et de l’importance des communautés mais toujours sous le regard critique et approbateur des supérieurs majeurs. Les deux éditions du Cérémonial mauriste illustrent jusque dans les années 1750 une réelle réactivité du Chapitre général face à la réalité vécue au quotidien dans un ensemble monastique qui passe d’une cinquantaine de monastères lors de la rédaction du premier Cérémonial à cent quatre-vingts lors de la publication de la seconde édition. Daniel-Odon Hurel Laboratoire d’Études sur les Monothéismes (CNRS-UMR 8584-CERCOR)
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Annexe
Dom Pierre Cordier, sans doute à un supérieur majeur 1er mars 1722 Rouen, Archives départementales de la Seine-Maritime, 9 H 39
† PC
A Fécamp ce 1. mars 1722
Mon Révérend Père, L’autheur de l’office de saint Philibert est par lui mesme d’un mérite et d’une réputation pour cette sorte d’ouvrages qui répondent sûrement de sa bonté et de sa beauté. S’il étoit besoin d’examinateurs et de juges, je ne suis guères propre à l’être. Mais puisque vôtre Révérence me fait l’honneur de m’en demander mon sentiment, j’ai lû cet office avec plaisir, quoiqu’avec précipitation pour le renvoyer par l’occasion du Révérend Père visiteur, et l’ai trouvé bon et conforme aux règles que l’on s’est prescrit depuis quelque temps pour ces sortes d’ouvrages. Il y a bien des choses qui peuvent convenir à tout autre abbé fondateur mais on ne peut éviter ces défauts quand on ne veut rien que de la Sainte Écriture. Il me semble qu’il y a des antiennes et des capitules d’une trop grande longueur et qui ennuieront. Je prie Votre Révérence me continuer l’honneur de sa bienveillance et le secours de ses saintes prières. J’ai l’honneur d’être avec bien du respect Mon Révérend Père, Votre très humble et très obéissant serviteur et confrère Fr. Pierre Cordier, mb.
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Les moniales et le cérémonial aux xviie et xviiie siècles : le cas des bénédictines de l’Adoration perpétuelle du Saint-Sacrement Ouvrage à la fois liturgique et normatif, le cérémonial, en particulier en milieu monastique féminin, semble un document plus difficile à saisir que dans le monde bénédictin et cistercien masculin. Le cas de celui ou de ceux des bénédictines du Saint-Sacrement permet d’aborder quelques questions essentielles quant à la forme et au contenu de l’ouvrage lui-même : l’existence ou non d’un cérémonial original manuscrit ou imprimé, l’influence, voire l’utilisation d’autres textes préexistants ou contemporains, mais encore la définition du cérémonial dans le monde monastique féminin. Il faut donc d’abord s’attacher à la question globale de ces cérémoniaux monastiques féminins de l’époque moderne, essentiellement bénédictins et cisterciens et en donner les caractères principaux avant de s’attacher au cas des bénédictines du Saint-Sacrement. Concernant ces dernières, le corpus, essentiellement manuscrit, comprend près d’une dizaine de textes qui s’échelonnent entre les années 1660 et le xixe siècle. L’analyse comparée de ces différents cérémoniaux permettra de mesurer les transformations du cérémonial. Enfin, il faudra se poser la question des sources du cérémonial des bénédictines du Saint-Sacrement.
Les moniales bénédictines et cisterciennes et le cérémonial La recherche même des ouvrages que l’on peut classer dans la catégorie des cérémoniaux permet de poser la question de la définition du cérémonial pour le monde féminin monastique d’héritage médiéval. En effet, à la différence du monde bénédictin masculin, plus encore réformé, le cérémonial monastique féminin semble connaître deux grands types : un cérémonial « pur », c’est-à-dire ne comprenant que les rubriques et les modalités du déroulement des cérémonies liturgiques et paraliturgiques, et un « cérémonial-rituel » comprenant les données du premier et, pour certaines cérémonies précises, les textes et les chants notés ou non. S’agit-il de deux modèles développés parallèlement ? Quels sont les éventuels indices qui conduiraient à penser que tel ou tel de ces deux types serait le signe d’une « modernité » liturgique ? Ces deux questions renvoient aussi à l’ambiguïté du cérémonial féminin : un livre pour les sœurs avec des prescriptions rituelles spécifiques mais s’adressant aussi, pour certaines cérémonies comme les vêtures, les professions, les funérailles et certaines cérémonies locales, aux ministres de l’autel desservant le monastère.
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L es te xtes e n prés e nce Le Répertoire des rituels et processionnaux imprimés conservés en France de JeanBaptiste Molin et d’Annick Aussedat-Minvielle constitue un premier point de départ particulièrement éclairant sur la question des dénominations et des contenus possibles du cérémonial 1. Pour cela, il convient d’élargir momentanément l’enquête à l’ensemble des livres liturgiques classés sous le terme de rituels par le répertoire, concernant non seulement les moniales mais aussi l’ensemble des congrégations féminines mentionnées pour la période moderne. Parmi les rituels recensés par les auteurs, un peu moins de cent trente peuvent être retenus. Une approche quantitative de la chronologie de ces publications et de leurs titres est nécessaire. 1