Les Balkans et la Russie à la Veille de la première guerre mondiale: Mémoires d’un diplomate ottoman
 9781463229818

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Les Balkans et la Russie à la Veille de la première guerre mondiale

Analecta Isisiana: Ottoman and Turkish Studies

A co-publication with The Isis Press, Istanbul, the series consists of collections of thematic essays focused on specific themes of Ottoman and Turkish studies. These scholarly volumes address important issues throughout Turkish history, offering in a single volume the accumulated insights of a single author over a career of research on the subject.

Les Balkans et la Russie à la Veille de la première guerre mondiale

Mémoires d’un diplomate ottoman

Hrant Bey Noradounghian

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The Isis Press, Istanbul 2011

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Gorgias Press LLC, 954 River Road, Piscataway, NJ, 08854, USA www.gorgiaspress.com Copyright © 2011 by The Isis Press, Istanbul Originally published in 2010 All rights reserved under International and Pan-American Copyright Conventions. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system or transmitted in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, scanning or otherwise without the prior written permission of The Isis Press, Istanbul.

2011

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ISBN 978-1-61143-089-9

Reprinted from the 2010 Istanbul edition.

Printed in the United States of America

LES BALKANS ET LA RUSSIE À LA VEILLE DE LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE

Hrant Bey Noradounghian (1875-1957) appartient à une famille de notables arméniens. Son oncle est Gabriel Efendi Noradounghian, ministre des Affaires étrangères durant les Guerres balkaniques. Diplomé du collège arménien Getronagan et de l’Ecole de Droit d’Istanbul il est admis dans les cadres du ministère des Affaires étrangères comme conseiller-légiste adjoint. Chancelier du consulat général de Galatz, consul à Georgivo, il est promu Premier Secretaire successivement à la Légation de Belgrade (1908-1912) et à l’Ambassade de St Petersbourg (1912-1914). La déclaration de la première Guerre mondiale le retrouve comme Conseiller de légation à Belgrade. Il finira sa carrière comme directeur adjoint du Département des Nationalités du Ministère des Affaires (Novembre 1918). Ses articles parurent dans la revue La Turquie moderne et il publia en français un roman, Le coup de téléphone (Istanbul, 1957).

CENTRE D'HISTOIRE DIPLOMATIQUE OTTOMANE CENTER FOR OTTOMAN DIPLOMATIC HISTORY ________ Publications OTTOMAN DIPLOMATIC DOCUMENTS ON THE ORIGINS OF WORLD WAR ONE I. II. III.

The road to Bulgarian independence (September 1908-May 1909). The Bosnian annexation crisis (September 1908-May 1909). The final stage of the Cretan Question (1899-1913).

L'EMPIRE OTTOMAN ET L'EUROPE I.

II.

Documents diplomatiques ottomans sur la Guerre francoprussienne, la Commune de Paris et l'Internationale socialiste. Documents diplomatiques ottomans sur l'unification italienne.

OTTOMAN DIPLOMATIC DOCUMENTS ON "THE EASTERN QUESTION" I.

The London Conference on the revision of certain stipulations of the Treaty of March 30, 1856 concerning the neutralisation of the Black Sea 1870-71. ***

I.

De Bagdad à Berlin : l'itinéraire de Yanko Aristarchi Bey diplomate ottoman (2 vols).

TABLE DES MATIÈRES

Préface …………………………………………………………. Avant-Propos …………………………………………………. 1. Belgrade à la veille des guerres balkanique ………………… 2. Saint Petersbourg …………………………………………… 3. Belgrade à la veille de la guerre mondiale …………………. Index …………………………………………………………...

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PRÉFACE Le Centre d’Histoire Diplomatique Ottomane a été créé à l’initiative et grâce au généreux soutien d’Ömer M. Koç. La vocation première de ce Centre sera la publication de recueils de documents émanant des archives du ministère ottoman des Affaires étrangères, contribuant ainsi à éclairer sous un angle qui fut jusqu’à présent négligé, l’histoire de la “Question d’Orient.” Dans cet ordre d’idées, deux séries principales sont prévues : “Documents diplomatiques ottomans sur les origines de la Première Guerre mondiale” et “Documents diplomatiques ottomans sur la Question d’Orient au 19ème siècle”. En outre, des recueils ponctuels couvrant des périodes ou des questions précises sont envisagés, tels que “L’Empire ottoman et l’unité italienne”, ou “L’Empire ottoman et la guerre francoprussienne.” D’autre part, les papiers privés de diplomates ottomans feront également l’objet de publications ainsi que ceux de leurs collègues étrangers en poste dans l’Empire. Les responsables des publications du Centre d’Histoire Diplomatique Ottomane tiennent à exprimer leur reconnaissance à Ömer M. Koç sans le concours duquel ces divers projets ne sauraient être réalisés.

AVANT-PROPOS

Le 23 juillet 1908, qui correspond au 10 du vieux style en vigueur à cette époque en Turquie ainsi que dans tous les pays orthodoxes, j'étais consul dans la petite ville roumaine de Guirgevo lorsque me parvint la nouvelle qu’Abdülhamid venait d'octroyer à ses peuples le régime constitutionnel. Ce décret impérial, que le Sultan avait signé d'une main tremblante, devait être le point de départ d'événements pour la plupart pénibles qui, dans la suite, bouleversèrent et transformèrent tout un empire. Je ne saurais décrire l'émotion qui m’étreignait à ce moment. Je ressentais un bien-être semblable à celui éprouvé par un esclave soudain affranchi, ou un affranchi devenu patricien par magie. La joie débordante d'un homme enchaîné auquel on vient d'enlever ses entraves. Car, comme beaucoup d'autres d'ailleurs, je croyais alors fermement que le droit et la justice seuls gouverneraient dorénavant mon pays, que le réseau d'intrigues de la diplomatie européenne, égoïste et intéressée, qui étranglait l'Empire resserrant chaque jour de plus en plus le nœud, serait brisé d'un coup, et le nouvel Empire débarrassé du jour au lendemain des maudites capitulations qui l’avilissait, réorganisé et devenu puissant, reprendrait bientôt la place qu'il avait occupée jadis si glorieusement comme grande Puissance et qu'enfin, l'application des principes de Liberté, Egalité, Fraternité dont j'étais un fervent, ferait de mon pays un coin du paradis terrestre. Cet optimisme qui était d'une naïveté enfantine et qui fut hélas ! démenti, ô combien de fois dans la suite, n'était pourtant pas tellement téméraire ni déplacé, car presque une partie de mes espérances d’alors se trouve actuellement réalisée sous une autre forme, car, c'est de cette date que part le mouvement qui de Salonique à Ankara aboutit après de nombreuses péripéties, à la République d'aujourd'hui, libre et forte, modernisée à tous les points de vue, estimée et respectée par tous ; car, c'est à cette époque que se révéla pour la première fois le génie mili-

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taire de celui qui n'était alors que le commandant d'état-major Mustafa Kemal, cheville ouvrière de la Troisième Armée pendant sa marche sur la capitale, et qui plus tard passant par Anafarta, İnönü, Sakarya et Dumlupınar créa, avec l’aide du peuple auquel il avait su insuffler son énergie et sa volonté de vaincre, la Turquie nouvelle. Il est incontestable que dans l'accomplissement de cette merveilleuse œuvre de régénérescence dont il était l'âme, le grand chef avait eu de très sérieux collaborateurs, parmi lesquels İsmet İnönü avait tenu certainement la première place. En effet, c'est à lui que revient, à juste titre la gloire des deux batailles dont il porte le nom, et qui arrêtèrent la marche en avant de l'armée assaillante, permettant ainsi la préparation de la victoire définitive. Aussi bien, au cours de la campagne militaire que pendant l'application des réformes sociales qui marquèrent l'évolution du peuple turc, le chef actuel de l'État [1949] fut le bras droit d'Atatürk et lui apporta le précieux concours de ses qualités militaires et de ses talents d'administrateur. Son énergie et sa droiture, sa puissante conception de la méthode de travail, qu'il imposa aux départements d'État, sa volonté tenace de doter le pays d'un vaste réseau ferroviaire sans avoir recours au capital étranger, l'impulsion qu'il a su donner à l'instruction publique et au relèvement de l'industrie et des finances du pays, pendant les nombreuses années de sa Présidence du Conseil, furent d'un grand poids dans le succès qui couronna l'œuvre des quinze premières années de la République. Je ne parlerai pas des autres collaborateurs d'Atatürk qui ont accompli, chacun sa tâche, avec une abnégation et un patriotisme entier, sans aucune défaillance ni défection, car cela m'entraînerait trop loin et m'écarterait du cadre de mon sujet. Je reviens donc à mon point de départ, c'est-à-dire, au 23 juillet 1908, où ne connaissant rien encore de l'avenir, je le contemplais à travers le prisme embellissant et grossissant d'une mentalité, faussée par un optimisme outré.

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Environ deux mois après cette date mémorable du 23 juillet, qui, par une coïncidence bizarre, fut aussi celle à laquelle juste six ans plus tard, l'Autriche-Hongrie remit son sinistre ultimatum à la Serbie, j'étais nommé au poste de deuxième secrétaire à la légation impériale de Turquie à Belgrade. Pour rejoindre mon nouveau poste, il me suffisait de remonter le Danube de quelques centaines de kilomètres. Je fis donc en hâte mes préparatifs après avoir remis mon service à notre chargé d'affaires à Bucarest, Galib Kemali Bey, je m'embarquais quatre à cinq jours après sur un des petits bateaux du service danubien à destination de mon nouveau poste. J'arrivais à Belgrade à la veille du jour où notre nouveau ministre Azarian Efendi devait présenter ses lettres de créance à Sa Majesté le Roi Pierre Ier. Ainsi, par suite des circonstances, le lendemain même de mon arrivée, j'étais présenté à la cour de Serbie en même temps que les autres membres de la Mission. D'après l'usage observé à cette époque, le soir même nous étions invités à un dîner de gala au Palais. Une lacune dans ma mémoire ne me permet pas de me souvenir exactement si le Prince Héritier Georges était présent à ce dîner, mais par contre, je me souviens parfaitement que le Roi ainsi que les membres du gouvernement qui s'y trouvaient au complet, firent preuve d’une cordialité extrême envers toute la mission qu'ils comblèrent de prévenances. Cet accueil n'était pas sans raison, car déjà des rumeurs circulaient dans les milieux diplomatiques sur les intentions de l'AutricheHongrie qui préparait en sous-main le décret d'annexion de la BosnieHerzégovine. Or, tant que ces contrées de langue serbe, possédant en

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majeure partie une population d'origine serbe demeuraient sous l'occupation austro-hongroise, tout en appartenant à l'Empire ottoman, la Serbie avait le secret espoir de les réunir un jour, au Royaume. Une fois annexées par l’Autriche-Hongrie, tout espoir était perdu pour elle de réaliser un jour l'Anschluss. Cette intention de la Double Monarchie qui se manifestait assez ouvertement, intéressait donc et affligeait au plus haut degré tous les patriotes serbes, lesquels, tout en faisant leur, nos doléances, voyaient s'écrouler et se perdre pour toujours leurs plus chers espoirs. En outre, il y avait la question du Sandjak de Novi Bazar, autrement important au point de vue stratégique, qu’il fallait si possible sauver du désastre. Cet ensemble de circonstances politiques, avait à ce moment créé une alliance virtuelle de sentiments et d'intérêts entre nos deux pays. Le lendemain même de ce dîner, les premiers nuages vinrent obscurcir l'horizon politique et bientôt les événements se succédèrent avec une grande rapidité. Les agences se firent l'écho des protestations du représentant de la Principauté de Bulgarie, M. Guéchoff, qui avait alors le titre de Kapukethuda1, qui se plaignait de n'avoir pas été invité à un dîner officiel offert au Corps Diplomatique à Istanbul. Une conversation diplomatique aigre-douce s'engagea entre Sofia et la Sublime Porte, et prit bientôt un ton violent. La presse de l'Europe centrale profitant de l'occasion, fit grand bruit autour de la question et versa de l'huile sur les tissons ardents. Le moment était propice, il fallait l’exploiter, le gouvernement des Habsbourg n’y manqua pas. Le 3 octobre, l'Empereur-Roi signa le décret d'annexion, englobant le Sandjak de Novi-Bazar. La Serbie se sentit remuée jusqu'au fond de ses entrailles par cette nouvelle. Le Gouvernement protestait, la Presse fulminait et le peuple manifestait. La Légation de Turquie se trouvait alors installée dans un grand hôtel auprès de la Place du Théâtre. Il était donc admirablement situé pour se prêter aux manifestations, et, en effet, le soir du même jour, des milliers de manifestants portant des pavillons turcs et serbes se réunirent Place du Théâtre, se rendirent devant la Légation aux cris de Vive la Turquie ! À bas l'Autriche ! Le ministre dut se montrer au balcon, assez embêté d'ailleurs, ne sachant 1 Agent.

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pas encore quelle attitude adopter, puisqu'il n'avait reçu aucune instruction de la Sublime Porte. Était-ce la guerre ? Ou bien devionsnous courber la tête devant le plus fort, en faisant bonne figure à mauvaise fortune. Trois jours après, le 6 octobre, la Bulgarie, à son tour, se déclarait indépendante, et annexait la Roumélie orientale et rompait ses attaches avec l'Empire Ottoman dont elle ne reconnaissait plus la suzeraineté. Le même jour, Son Altesse le Prince Ferdinand, devenait Sa Majesté Ferdinand Tsar de Bulgarie. Du 3 au 6, des manifestations avaient eu lieu chaque jour, mais ce jour-là, elles prirent des proportions énormes. Du matin jusqu'au soir, des milliers de manifestants promenaient à travers la ville les deux pavillons turc et serbe enlacés en criant A bas l'Autriche ! A bas la Bulgarie ! Vive la Turquie ! Quatre fois, ils arrivèrent à la Pozorishna, devant l'hôtel de la Légation, et mirent dans le même embarras le Ministre qui n'avait encore reçu aucune instruction de la Sublime Porte, pour la simple raison que celle-ci non plus n'avait pas encore pris une résolution ferme sur l'attitude qu'elle avait adoptée. Pendant que le peuple criait d'un côté de l'autre le corps diplomatique inquiet et très excité, échangeait des visites continuelles, la Cour et le Gouvernement serbe étaient profondément affligés. Car dans le cas tel qu'il se présentait, la Serbie ne pouvait compter sur une intervention de la Russie tsariste, sa protectrice, parce que celle-ci protégeait également la Bulgarie, et ne serait certainement pas intervenue contre le nouvel royaume, malgré que Sofia se fût entendue préalablement avec le Ballplatz. Pour se faire une idée juste de l'atmosphère politique qui régnait alors à Belgrade, il serait intéressant de connaître les principaux personnages appelés à jouer un rôle actif et prépondérant dans la lutte d'influence entre l'impérialisme slave et les deux Empires centraux, lutte qui venait de prendre un caractère aigu. Le Ministre des Affaires étrangères, M. Milanowitch, rentré de Rome où il représentait la Serbie comme ministre plénipotentiaire, détenait son portefeuille de plus environ deux ans. Homme posé et fin diplomate, d'un tempérament calme, toujours souriant et affable avec tout le monde, il savait admirablement ménager les susceptibilités et traiter les affaires les plus épineuses sans casser des vitres. Par contre,

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le sous-secrétaire, M. Spalaïkowitch, plus tard ministre à Pétrograd et à Paris, était jeune et brillant, très intelligent, mais trop fougueux, mettant tout son espoir dans l'aide puissante de la Sainte Russie et détestant de toute son âme tout ce qui était autrichien et même allemand. La Russie était représentée par M. Sergueïew, gentilhomme parfait, diplomate de carrière, ayant une grande culture et de vastes connaissances, mais n'étant pas l'homme indiqué pour conduire la lutte sournoise dont Belgrade devait être dans la suite le théâtre. Tandis que son principal adversaire le comte Jean Forgach, jeune et admirablement formé à l'école autrichienne de Metternich, récemment appelé à représenter le gouvernement de l'Empereur-Roi, était très entreprenant et même audacieux. Il appartenait à une famille aristocrate hongroise. Mince, élancé, avec le nez crochu qu’il tenait probablement de sa mère israélite, chose d'ailleurs fréquente parmi les diplomates autrichiens, un tour d'esprit spécial lui permettant d'avoir une grande habileté dans la conduite et la défense des intérêts qui lui étaient confiés. C'était en un mot un adversaire redoutable. L'Angleterre représentée par M. Beethon Whithead, petit-fils de l'inventeur de la torpille, la France par M. Descos, écrivain émérite, connu sous le pseudonyme d'Émile Aubin, lequel s'intéressait plus à ses livres qu’aux manigances diplomatiques et aux luttes d'influence, panslavo-pangermaniques, qui se heurtaient dans les Balkans ; l'Allemagne par le prince Max de Ratibor, et l'Italie par M. C. Baroli, qui demeuraient dans l'expectative comme s'ils eussent été simplement vers des observateurs. Enfin, tout aussi fort que son collègue d'Autriche-Hongrie, le représentant de Bulgarie, M. A. Tocheff dont je reparlerai dans la suite, travaillait dans l'ombre avec une grande activité, car les aspirations serbes et bulgares s'entrechoquaient violemment en Macédoine. Quelques jours après le 6 octobre, nous étions renseignés sur les intentions de la Sublime Porte, qui avait préféré accepter la loi qu'on lui imposait au lieu d'entreprendre une guerre inégale à cette époque, contre l'Autriche-Hongrie d'un côté et la Bulgarie de l'autre. Des pourparlers avaient commencé à Constantinople pour le règlement des questions financières résultant de cette double amputation, si l'on peut s'exprimer ainsi, et se poursuivaient normalement tandis que des meetings se formaient journellement à Istanbul où l'on boycottait toutes les

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marchandises de provenance autrichienne. D'autre part, des groupes de manifestants circulaient dans les rues de Belgrade conspuant l'Autriche-Hongrie. Une semaine s'était écoulée ainsi lorsqu'un matin, à peine arrivé à mon bureau à la Légation, on vint m'avertir qu'une personne désirait me voir. Il était à peine neuf heures du matin et j'étais encore seul. Intrigué par cette visite matinale, je donnais l'ordre d'introduire tout de suite. Presque aussitôt, un jeune homme de 28 à 30 ans entra avec une grande assurance et s'avança vers moi. Il portait un costume en drap kaki et des guêtres. Du premier coup d'œil, on pouvait reconnaître en lui le militaire. De taille moyenne, le regard impressionnant par l’énergie qui s'en dégageait, le front volontaire, la bouche autoritaire à peine dissimulée sous une moustache blonde, il y avait en lui quelque chose d'imposant. Je me levai un peu par habitude, mais surtout sous l'effet de ma première impression et m'avança vers lui pour le recevoir. Il se présenta : Commandant d'État-major Mustafa Kemal, du Troisième Corps d'Armée. Ce nom-là ne me disait pas long alors et j'étais loin de penser que je me trouvais devant le futur Grand Chef qui fut le sauveur de la Turquie et le créateur de la République, forte et respectée d'aujourd'hui. Ma première impression était donc sincère et due au fluide qui se dégageait de son regard fascinant. Ayant pris place, il m'expliqua que vu l'état des pourparlers avec l'Autriche, il se rendait en service dans le Sandjak de Novi-Bazar avec mission d'étudier les possibilités stratégiques de défense pour le cas où les pourparlers n'aboutissant pas, il en résulterait un conflit armé, et qu’il désirait avoir l'assistance de la Légation impériale pour obtenir du gouvernement serbe une aide bienveillante et les facilités lui permettant d'arriver le plus rapidement possible à sa destination. Je l'introduisis immédiatement dans le cabinet du Ministre qui était encore plus matinal que moi. Le jeune commandant lui expliqua également le but de son voyage et exhiba ses papiers établissant ses titres et qualités. Sûr de l'assistance que le Gouvernement serbe nous accorderait pour faciliter ce voyage, le ministre fit immédiatement atteler et l'accompagna luimême au ministère des Affaires étrangères. En effet, comme nous l'avions présumé, le Gouvernement serbe accueillit avec empressement notre demande et le fit accompagner par deux officiers experts qui le firent passer clandestinement sur le territoire du Sandjak.

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Cependant, les négociations continuaient à Istanbul entre le ministre des Travaux publics, Gabriel Efendi Noradounghian, et le Marquis de Pallavicini et aboutissaient quelques semaines après à la reconnaissance de l'annexion contre une indemnité de 10 millions. Cette solution était alors, malheureusement, la seule possible pour l'Empire ottoman, puisque les Puissances de la Triple Entente n'avaient ni le désir ni l'intention de nous aider par les armes et nous n'étions pas à même de nous battre tout seul contre les armées de François-Joseph. Il fallait donc se résigner en attendant l'heure de la revanche. D'ailleurs, ces provinces étaient déjà depuis fort longtemps soumises à l'administration autrichienne et virtuellement détachées de l'Empire. La plaie s'était donc rapidement cicatrisée chez nous, tandis qu'il en était tout autrement pour la Serbie. Pour elle, c'était l'anéantissement de son plus cher espoir. Le duel qui devait s'engager dorénavant entre elle et son puissant voisin était de nature à lui causer de sérieux soucis. Pourtant, elle était décidée à lutter, et à partir de ce moment la lutte qui devait aboutir à l'attentat de Sarajevo avait effectivement commencé. Sous le voile d'un calme apparent et trompeur, le comité serbe déployait une activité intensive et tenace. Travaillant d'un côté en Macédoine contre les comités bulgares et grecs, et préparant le terrain de l'autre côté en Bosnie-Herzégovine, les affiliés de la Main Noire ne reculaient devant aucun moyen pour parvenir à la réalisation de leur idéal d'une Grande Serbie. Les journaux continuaient à attaquer l'Autriche-Hongrie à la moindre occasion, exagérant et même dénaturant parfois les faits, et le ministre des Affaires étrangères trouvait toujours avec son sourire aimable le moyen de donner satisfaction aux protestations de la Légation impériale et royale. Je me souviens à ce sujet que le comte Forgach venait de rentrer d'un congé qu'il avait obtenu pour se marier. Il avait hâté son retour pour pouvoir assister au bal régulièrement donné à la Cour la veille du Jour de l'An. Sa jeune femme, une belle Hongroise, assistait également à ce bal et portait un magnifique sautoir de perles. Le lendemain, un journal attaquait la comtesse disant que chacune de ces perles, qu’elle avait l'impudence d'exhiber à la Cour du Roi de Serbie, était une larme répandue par une jeune fille serbe de la Bosnie. Le journal fut suspendu pour la forme et le rédacteur puni,

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mais la campagne se poursuivit quand même avec le même esprit et la même haine. Tandis que les événements se déroulaient ainsi dans une atmosphère chargée, l'Italie quoique faisant partie de la Triplice, observait franchement une neutralité plutôt bienveillante envers la Serbie. D'abord, parce qu'elle n'avait pas une grande affection pour l'Empire voisin avec lequel elle comptait régler un jour ses comptes à son avantage, ainsi que son attitude pendant la guerre mondiale l'a prouvé, ensuite parce que la Princesse Hélène, fille du Roi Pierre, passait la plus grande partie de l'année auprès de sa tante la Reine Marguerite d'Italie. Cette parenté de Cour avait établi des relations amicales et plus intimes entre les Princes et le Ministre d'Italie, lequel d'ailleurs par sa personne et son caractère affable avait su se concilier toutes les sympathies. Par contre, l'Allemagne se tenait tout à fait à l'écart. La princesse Max de Ratibor et ses filles se croyaient de naissance supérieure à la dynastie des Karageorgewitch, et ce qui était pire, le laissaient entendre. D'un autre côté, elles ne pardonnaient pas à la Serbie l'assassinat d'Alexandre Obrénowitch et de la reine Draga. À tel point que dans les bals de cour et les réunions où se trouvaient des officiers serbes, elles refusaient les contredanses et les lanciers afin de ne pas être obligées de donner, au cours de la danse, la main à un officier régicide. Cette froideur n'était pas très indiquée pour les relations qu’une mission diplomatique devait entretenir avec le gouvernement auprès duquel elle était accréditée. Aussi quelque temps après, le prince de Ratibor fut remplacé par le baron Griesinger. La baronne adopta une attitude tout à fait opposée à celle de la princesse de Ratibor, les relations redevinrent normales et la diplomatie allemande continua à observer, à l'instar des Italiens, une entière neutralité tout en sympathisant au fond avec son alliée l'Autriche-Hongrie. * * * En juin 1909, le ministre Azarian Efendi étant rappelé au poste de Sous-Secrétaire d'État aux Affaires étrangères, fut remplacé par Fuad Hikmet Bey. Mon nouveau chef, dont j'aurai l'occasion de parler souvent par la suite, était un diplomate de carrière ayant passé par

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Rome, Londres, Saint-Pétersbourg et Berlin. Rompu à la routine diplomatique, possédant beaucoup de bon sens, très bien de sa personne et parfait gentleman, ami intime du Ministre des Affaires étrangères Rifat Pacha, il pouvait recourir à son initiative personnelle dans les limites du possible. Dès les premiers jours, il avait su gagner la sympathie générale et avait relevé sensiblement le prestige déjà imposant de la légation tant au point de vue politique que mondain ; de sorte que nous étions en contact continuel aussi bien avec la Cour et les cercles gouvernementaux qu'avec les membres des autres missions. Dans les premiers mois de 1909, la vie avait repris son cours normal. À Belgrade, un calme apparent avait remplacé les manifestations bruyantes. À Istanbul, les élections régulièrement faites avaient donné naissance à la première chambre des Députés qui avait commencé à siéger dans la grande salle du Palais de Justice située sur la place de Sultan Ahmed, tout près de la mosquée de Sainte-Sophie. De même, le Sénat encore en formation, travaillait déjà conformément à la Constitution. Tout avait l'air de marcher à souhait lorsque le coup d'État du 31 mars éclatait comme une bombe. La situation créée par ce coup d'État plongeait la Légation tout entière dans la plus profonde consternation. Heureusement, les troubles n'avaient duré que quelques jours, et le calme revenait avec l'avènement au trône du sultan Mehmed Reşad V. Mais la chance semblait avoir tourné et l'un après l'autre, plusieurs grands incendies dévastaient la capitale ottomane, emportant dans la tourmente le superbe palais de Çırağan. D'un autre côté, les partis politiques avaient commencé entre eux une lutte acharnée et sournoise, sans se préoccuper des conséquences néfastes que ces querelles pouvaient avoir pour un pays qui n'était pas encore complètement organisé et qui, de plus, était entouré de voisins, attendant le moment et l'occasion pour se jeter sur lui. Cette situation politique intérieure de la Turquie était encore dans un état latent et minait sa structure par les fondements sans que les États voisins, fort heureusement, se rendissent exactement compte de la ruine qu'elle préparait. Aussi la Serbie continuait-elle à voir ses intérêts dans le maintien des relations amicales avec nous et tâchait de satisfaire autant que possible à nos demandes. C'est ainsi que nous avons pu arriver à un accord pour l'indemnisation des biens abandonnés par les anciens émigrés ; droit découlant du Traité de Berlin et demeuré

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lettre morte jusqu'alors. Un premier crédit de 200 000 dinars fut voté la même année et une commission formée par le directeur administratif du ministère des affaires étrangères, M. Milankowitch, d'un directeur du Ministère des Finances et d'un délégué de la Légation Impériale, fut chargée d'examiner les cas et de répartir les indemnités. Cette commission dont je faisais partie comme délégué de la Turquie, accomplit rapidement sa tâche. Les premiers 200 000 dinars furent réparti dans le courant même de l'année, et le Gouvernement serbe consentit à faire voter un nouveau crédit de 200 000 dinars sur le budget de l'année suivante. Il ne faut pas croire toutefois que c'était par bonté d'âme et esprit de justice qu'en 1909, la Serbie accordait ces crédits lorsqu’elle n’avait consentit à payer un seul dinar depuis le Traité de Berlin. Elle avait besoin d'user du port de Salonique pour ses importations d'armes et de munitions, que l'Autriche-Hongrie n'aurait en aucun cas laissé passer par son territoire. Le Gouvernement Impérial avait accordé le permis de transit demandé, désireux, lui aussi, de fortifier la Serbie qui devait être, le cas échéant, un contrepoids dressé contre la Bulgarie. Et, cependant, les événements firent en sorte que ces canons furent employés par la suite contre nous. En dehors de cette question des indemnités accordées aux émigrés, d'autres questions étaient pendantes à cette époque entre la Turquie et la Serbie. L'une était la conclusion d'un traité d'extradition, et l’autre la question des vakoufs. Pour la première, les pourparler se poursuivaient entre la Sublime Porte et le Ministre de Serbie à Istanbul, mais ils traînaient en longueur car il s’agissait surtout de restituer aux autorités turques des Serbes originaires de l'Empire, lesquels se réfugiaient sur le territoire serbe après avoir perpétré leur crime le plus souvent à l'instigation des comités, dans les provinces européennes de l'Empire. Et ce traité ne fut, en effet, conclu que beaucoup plus tard. Pour ce qui était de la question des vakoufs feu, le Gouvernement serbe était plus conciliant. Mais, par contre, cette question était tellement épineuse et difficile à résoudre que nous n'arrivions qu'à obtenir des promesses. Promesses, évidemment jamais tenues ni réalisées par suite des événements qui, plus tard, amenèrent un relâchement dans la bonne volonté du Gouvernement serbe. Entretemps, voulant donner une plus grande extension à ces relations le roi Pierre Ier de Serbie exprima le désir de faire une visite

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officielle au Sultan Mehmed Reşad et la date en fut fixée à la seconde quinzaine du mois d'avril 1910. Pourtant, le Roi Ferdinand de Bulgarie qui se livrait à la course d’influence en Macédoine et voulait se faire bien voir du Gouvernement Impérial, le devança de deux semaines environ. Ainsi le moi d’avril 1910 vit pour la première fois, depuis que les États balkaniques existaient, visite à Istanbul à plusieurs jours d'intervalle, dans les Balkans, tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Et, en effet l'année 1910 s’écoulait sans accrocs et sans froissements. Les comités macédoniens travaillaient certainement toujours, mais en sourdine et cherchaient à voiler autant que possible leur existence leurs activités. Le Roi Pierre, accompagné d'une longue suite, dont faisait partie le Président du Conseil, Nicolas Passitch, le Ministre des affaires étrangères M. M. Milanovitch le sous-secrétaire Spalaïkovitch, le chef du cabinet royal Jankovitch, le Général Stourme, le colonel Jifkovitch, le directeur de la Presse, Stefanovitch, etc., demeura huit jours au Merasim Kiosk du Palais de Yildiz. Le Gouvernement Impérial avait nommé comme mihmandar (guide) du Roi, le Général Fevzi Pacha. Salih Bey, directeur politique du Ministère des Affaires étrangères et moi, me trouvant alors en congé à Istanbul, avions été désigné mihmandar de la suite. J'ai eu ainsi l'occasion de demeurer pendant tout le temps de la visite royale au Merasim Kiosk et de suivre toutes les phases de cette visite officielle, participant à toutes les réceptions, banquets, à Dolma-Bahce et à Yildiz, déjeuner au Palais de Top-Kapi, promenades, revues militaires et visites, entre les intervalles desquelles Hakki Pacha, Grand Vizir, et Rifat Pacha, Ministre des Affaires étrangères, avaient de fréquents entretiens avec MM. Passitch et Milanovitch. Ces entretiens, auxquels prenaient également par Passitch Fuad Hikmet Bey et Mr Menadovitch, respectivement ministre à Belgrade et à Istanbul, auxquels de mettre les bases d'une entente solide entre les deux pays, et personne ne pensait alors que cette période, empreinte d’une si grande et sincère cordialité, allait être tellement éphémère. Trois mois après, en juin de la même année, le Prince Héritier Yusuf İzzettin, rendait à Belgrade la visite du Roi Pierre, et ce furent les deux dernières journées de manifestation amicale entre les deux pays. Car à partir de cette date commence une période d'attente où la

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situation politique penche imperceptiblement chaque jour un peu plus vers le pire. Des changements s'étaient produits vers cette époque dans le corps diplomatique à Belgrade. Tout d'abord, le Ministre de Russie, M. Sergueïew, avait été remplacé par M. Nicolas de Hartwig. Ce dernier était un diplomate excessivement fin et rusé, homme d'action infatigable et en même temps un panslaviste convaincu et militant. Court de taille, plutôt trapu, légèrement corpulent, portant toute sa barbe, avec une physionomie tellement empreinte de bonhomie qu'on aurait pu lui donner du pain béni les yeux fermés. Au physique, un contraste frappant existait entre lui et son adversaire austro-hongrois, le comte de Forgach lequel, au contraire, était mince et grand, le nez crochu, très aristocrate, avec le regard hautain et dédaigneux. Autrement, ils se ressemblaient en ce sens que tous les deux étaient des lutteurs redoutables et impitoyable ayant l’un dans le dos l'empire moscovite avec la France et l'Angleterre, et l'autre, la Double Monarchie appuyée par les deux autres membres de la Triplice. La joute était intéressante et le jeu dangereux car c'est effectivement de cette petite Serbie d'alors que jaillit l'étincelle qui devait déclencher la guerre mondiale quatre ans après. Nicolas de Hartwig, ai-je-dit, était l'homme désigné pour tenir tête au comte Forgach, et en effet, dès son arrivée, une lutte sans merci et sans trêve commença entre les deux missions aussi bien sur le terrain politique que mondain. Il faut avouer cependant que le Russe avait un grand avantage, car la Cour et le peuple serbes étaient avec lui tandis que l'Autrichien ne pouvait compter que sur des avantages procurés par son voisinage immédiat et ses frontières communes avec la Serbie. Le Ministre de Turquie, Fuad Hikmet Bey, observait une attitude très adroite et très appropriée à la situation en usant des mêmes prévenances envers les deux camps sans mettre aucune distinction entre eux, et il avait prescrit aux membres de la Légation qui était alors composée, en dehors de l'attaché militaire, le commandant Şerif Bey, de deux jeunes secrétaires, tous les deux charmants et distingués, et de moi-même, faisant fonction de conseiller avec le grade de premier secrétaire, d'observer la même ligne de conduite. En sorte que la Léga-

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tion de Turquie était présente à toutes les réunions et pouvait suivre l'intrigue dans tous les détails. Il y avait un troisième salon qui était excessivement intéressant et instruit. Je veux parler des après-midi que nous passions chez Mme Joseph Simon. Ancien chef de cabinet de Caillaux, représentant en Serbie des porteurs français et administrateur délégué de la Banque Franco-Serbe qu'il avait d'ailleurs lui-même créée, Joseph Simon était un homme très cultivé. Ces réunions avaient un cachet spécial, très intimes et très intéressantes, on y parlait surtout art et littérature mais on y apprenait également tout ce qu'on peut avoir intérêt à connaître. Les Princes Georges et Alexandre, surtout le Prince Paul qui, alors, était encore très jeune et que nous appelions le Prince Charmant tant il était affable et gentil avec tout le monde, était très assidu à ces réunions. On y rencontrait également, le comte d’Aplhier, secrétaire de la Légation de France, homme de grande culture, et quelques intimes parmi lesquels je me trouvais ainsi que mes deux jeunes collègues de notre mission. Avant de fermer cette parenthèse, nous devons aussi dire quelques mots sur M. Tocheff, arrivé à Belgrade comme représentant diplomatique et devenu plus tard Ministre de Bulgarie, car ce dernier a joué un rôle très important dans les machinations diplomatiques qui provoquèrent la guerre dans les Balkans. Celui-ci, contrairement à ce que faisaient les autres, ne sortait presque pas de chez lui du moins on le rencontrait très rarement dans les réunions mondaines, mais c'était le diplomate le mieux renseigné. Il était de la même trempe que Hartwig, mais légèrement revu et corrigé, en ce sens que ses rapports avec les comités bulgares avaient ajouté à ses aptitudes personnelles une grande force de volonté froide, et de décision. Dans les derniers jours de 1910, Nicolas de Hartwig avait réussi avec le concours de MM. Tocheff et Spalaïkovitch, à amener un certain rapprochement entre la Bulgarie et la Serbie. Les premiers symptômes de ce rapprochement se manifestaient par des visites réciproques des Sokholes bulgares et serbes, mais on n'en était pas encore arrivé à une entente en ce qui concerne l'action des comités en Macédoine où leurs intérêts ne se conciliaient point. Aussi, les comités serbes travaillaient pour leur compte surtout dans les vilayets d’Uskub et de Kosovo, tout en maintenant leurs contacts avec leurs agents en

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Bosnie, en vue d'événements futurs, malgré qu'ils aient eu alors peu d'espoir de ce côté, étant donné que l'Autriche-Hongrie était toutepuissante à cette époque. L'année 1911 commençait avec une frénésie de réceptions mondaines. La Princesse Hélène, unique fille du roi Pierre Ier, était rentrée à Belgrade, et en son honneur, tant au Palais Royal que dans les Légations, les fêtes et les réceptions, dîners, bals, bal costumés, comédies de salon auquel participait également le jeune Prince Paul, se succédaient d'une façon ininterrompue en sorte qu'on aurait pu croire que les politiciens et diplomates n'avaient pas autre chose à faire que de s'amuser. Et cependant, les événements suivaient leur cours néfaste derrière le rideau. Le Prince Héritier Alexandre s'était déjà familiarisé avec les devoirs et les charges que sa qualité d'héritier du Trône lui imposait. Il s'intéressait déjà aux affaires d'État, suivait de près la politique du gouvernement et remplaçait souvent son père dans les cérémonies officielles car le Roi qui était déjà assez âgé, se sentait malade et fatigué, à tel point que le bruit circulait avec persistance que le Roi avait l'intention de se retirer et de confier la Régence du Royaume à son fils. Le prince Paul, de son côté, se formait rapidement malgré son jeune âge, mais ne participait pas encore à la vie politique, et le Prince Héritier qui avait beaucoup d'affection pour lui, le traitait comme son cadet plutôt que comme son cousin. Mais la différence d'âge entre eux n'étant pas grand, il était assez naturel que leurs relations fussent comme celle de deux amis. Quant au Prince Georges, depuis son abdication, il voyageait tout le temps, et rentrait rarement à Belgrade. La Légation de Russie continuait avec persistance et tenacité son œuvre de rapprochement entre les deux pays balkaniques de langue slave mais n'avait pu obtenir encore un résultat tangible. Quant à l'Autriche-Hongrie, sa politique était de plus en plus bienveillante envers la Bulgarie et hostile à la Serbie. Notre tâche devenait ainsi de jour en jour plus difficile. Fuad Hikmet Bey suivait de près avec grande attention toute l’activité déployée par les missions russe et bulgare et en informait régulièrement Istanbul par des rapports circonstanciés mais il devait forcément se borner à manœuvrer de façon à ménager toutes les susceptibilités, car l'atout le plus important faisait

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malheureusement défaut dans son jeu, c'est-à-dire, l’appui d'un gouvernement fort, disposant de baïonnettes bien aiguisées. En effet, la lutte entre les partis politiques en Turquie s'était intensifiée au point qu'on en était arrivé à subordonner les intérêts du pays à ceux du parti auxquel on appartenait. Nos ennemis observaient ces querelles d'un œil satisfait et faisaient ce qui était en leur pouvoir pour les envenimer davantage. L'Union et le Progrès qui détenait le pouvoir, ne songeait qu'à ne pas le laisser échapper, au point que les rapports et informations qu'une mission à l'étranger leur faisait parvenir, occupaient une place secondaire et n'étaient pas examinés avec l'attention qu'ils méritaient et, ainsi que l’a prouvé l'agression italienne quelques mois après. Cet état de choses diminuait considérablement notre prestige et rendait, ô combien! difficile la tâche de la Légation Impériale. Nos relations avec la Serbie tout en étant toujours très amicales, n'étaient pas aussi cordiales que celles de l'année précédente. Aussi, malgré que la Skouptchina eut voté un nouveau crédit de 200 000 dinars pour les indemnisations des émigrés, le Gouvernement trouvait déjà des prétextes anodins et puérils, pour en retarder l'exécution et la commission de répartition ne se réunissait plus qu’à des intervalles éloignés, malgré nos démarches pressantes, et les réunions étaient différées de semaine en semaine pour des raisons futiles. Des incidents de frontière étaient beaucoup plus fréquents et on trouvait chaque fois des arguments pour en rejeter la responsabilité sur nos patrouilles de frontière. L'action des comités en Macédoine s'était singulièrement intensifiée, les troubles avaient pris des proportions considérables. L'Union et Progrès avait pensé qu'une visite du Sultan Mehmed Reşad V dans les vilayets de la Roumélie aurait un effet salutaire sur l'esprit des populations de ces contrées. Le résultat en fut malheureusement presque nul. Et les dévotions du Sultan dans la plaine de Kossovo rappela au contraire à la Serbie le Vidovdan, considéré par les Serbes comme un jour de grand deuil national depuis la fameuse bataille de Kossovo. Enfin, le langage des journaux était déjà, sinon agressif du moins bien différent de celui de l'année précédente et une certaine malveillance se manifestait entre les lignes. Or, pendant que le drame balkanique était préparé en sourdine, on s'amusait à Belgrade sur une grande échelle, et, si l'on avait voulu faire expres du camouflage, on n’aurait, certes, pu mieux réussir.

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Comme je l'ai dit plus haut, les fêtes se succédaient sous toutes les formes, c'était à qui ferait mieux. En marge des dîners officiels, des five o’clock, réceptions et divertissements presque quotidiens, la série des grandes mondanités avait commencé par un second bal de Cour, le 2 février, en l'honneur de la Princesse Hélène, suivi immédiatement par une grande réception à la Légation d'Italie. Deux comédies de salon joués par des amateurs, choisis parmi les jeunes diplomates connaissant bien le français, avaient donné à cette fête un cachet spécial sortant de l'ordinaire. La Légation d'Allemagne, suivant l'exemple de son allié de race latine, continuait la série par un grand bal où tout Belgrade était invité, et Mme de Hartwig la clôturait en dansant à son tour, un bal costumé auquel le Prince Héritier avait pris part avec sa sœur et son cousin. Ce fut incontestablement le clou de la saison. Il était évident que la Russie avait voulu encore une fois manifester son influence en Serbie et affirmer qu'elle occupait la première place après la Cour. Aussi, des objets de valeur furent offerts aux invités pendant le cotillon, ainsi qu'un prix à celle parmi les dames, portant le plus beau costume. Belgrade, à cette époque, était la seule capitale européenne n'ayant pas de club, et lorsqu'on voulait arranger de temps en temps, une partie de bridge, on se réunissait entre collègues, chez les uns ou chez les autres. M. de Hardwig avait son carré formé par lui-même, M. Milovanovitch, M. Filality et moi comme quatrième. On jouait deux fois par semaine chez lui. Souvent, un des Princes venait prendre le thé et suivait notre jeu. Or, un jour où le jeune Prince Paul était à côté de nous, il se retourna soudain vers M. Milovanovitch, et lui dit : — Est-ce vrai, Monsieur le Ministre, que vous regardez toujours dans le jeu de nos adversaires ? — Mais certainement, Monseigneur, répondit en souriant ce dernier, il faut toujours regarder dans le jeu de ses adversaires, on a tout le temps de voir le sien. Vers la fin du mois d'août, Fuad Hikmet Bey était parti en congé, me remettant le service en qualité de Chargé d'affaires, et trois semaines après son départ, il était nommé ambassadeur à Rome, en sorte que le poste de Belgrade demeurait momentanément sans titulaire. Tout était calme et limpide en apparence, mais de gros nuages s'amoncelaient à l'horizon et préparaient l'orage qui devait éclater bien-

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tôt. Dans les premiers temps où Rifat Pacha détenait le portefeuille des Affaires étrangères, on avait institué un service d'information, en ce sens qu'on envoyait régulièrement aux missions à l'étranger copie des rapports politiques adressés par nos ambassades et légations. Ainsi, chacun des chefs de mission était tenu au courant de la politique générale et disposait d'éléments lui permettant de se guider dans l'accomplissement de sa tâche. Mais malheureusement ce service avait commencé bien vite à clocher et vers l'automne 1911, il ne fonctionnait presque plus. Nous n'étions donc renseignés sur la politique générale que par les nouvelles que nous parvenions à puiser péniblement par ci par là, ou que nous apprenions par les journaux et les télégrammes d'agence. Ainsi, l'agression italienne se préparait sourdement, tandis que les rapports de notre ambassade à Rome étaient soigneusement classés dans les archives sans que nos missions dans les pays balkaniques aient reçus le moindre avertissement à ce sujet. En sorte que le 25 septembre, le Chargé d'affaires d'Italie passait la soirée chez moi à la Légation après un dîner intime avec quelques collègues et le lendemain me réveillant le matin, je voyais avec stupéfaction dans les télégrammes d'agence que l'Italie venait de remettre son ultimatum concernant la Tripolitaine. Cette nouvelle était immédiatement suivie par celle de la déclaration de guerre. Je me rendis immédiatement au Ministère des Affaires étrangères. M. Milovanovitch que je connaissais intimement, car je le rencontrais au moins deux fois par semaine à la Légation de Russie, ne me fit pas faire antichambre et m'accueillit avec son amabilité habituelle. Il me donna l'assurance complète que la Serbie ne se livrerait à aucun acte d'hostilité envers l'Empire ottoman et que le conflit avec l'Italie n'apporterait aucune modification aux relations d'amitié et de bon voisinage qui existait entre nos deux pays. Il ajouta, toutefois, qu'il croyait devoir faire des réserves sur l'attitude que la Serbie se verrait éventuellement obligée d'adopter pour sauvegarder ses intérêts, dans le cas où les autres États balkaniques entreprendraient une action quelconque pouvant lui être préjudiciable. Rentré à la Légation, je chiffrais immédiatement un télégramme informant le Ministère Impérial des Affaires étrangères de la visite et de la déclaration que M. Milovanovitch venait de faire. À une heure précise de l'après-midi mon télégramme était remis au guichet télé-

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graphique de Belgrade. Trois longues journées se passèrent, trois jours d'attente et d'angoisse, sans que Istanbul ait donné signe de vie. Dans la soirée de la troisième journée seulement, ce silence déprimant était enfin rompu par un télégramme de Saïd Pacha qui avait pris le pouvoir. Dans cette dépêche, on nous demandait de faire savoir quelle était l'attitude que le gouvernement serbe comptait adopter en face du conflit italo-turc, sans même accuser réception du long télégramme que j'avais adressé trois jours auparavant et qui peut-être n'avait même pas été lu avec attention. Je fis une nouvelle visite à M. Milovanovitch, et dans ma réponse à Saïd Pacha je répétai, naturellement la même déclaration du Ministre des Affaires étrangères de Serbie. Vers la fin d'octobre, Fuad Hikmet Bey n'ayant pu rejoindre son nouveau poste à Rome, par suite de la guerre, rentrait à Belgrade et reprenait le service, me soulageant d'un poids très lourd, car la situation devenait chaque jour plus mauvaise et les relations de l'Empire avec ses voisins balkaniques, s'envenimaient lentement mais graduellement et méthodiquement. La Presse en attaquant directement la Turquie, avait pourtant modifié son langage et se plaignait déjà amèrement de l'anarchie régnante en Macédoine. Elle publiait des nouvelles de la guerre avec assez d'impartialité, mais ne manquait pas de relever et de souligner tous les points qui nous étaient défavorables. En un mot, elle se tenait prêt à l'attaque, baïonnette au canon, afin de pouvoir facilement s'orienter d'après la tournure que prendraient les événements. Telle était, dans ses grandes lignes, la situation en Serbie pendant le mois de janvier 1912. C'est-à-dire un état latent, une ambiance pleine de nervosité et une attention tenue continuellement en éveil, guettant les événements, tandis que les choses allaient de mal en pis chez nous. L'année avait commencé à Istanbul par une crise ministérielle. Le 2 janvier, Küçük Saïd Pacha était parvenu péniblement à former le nouveau cabinet avec Asım Bey aux Affaires étrangères. Les débats à la Chambre, au sujet de la modification de l'art. 35 de la Constitution, étaient devenus de plus en plus violents. Le Gouvernement n'arrivait pas à faire voter la loi concernant l'amendement de cet article. Aussi, avait-il demandé et obtenu le 18 janvier un décret de dissolution.

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Les élections conduites par le Comité Union et Progrès avaient donné une grande majorité au cabinet de Saïd Pacha, mais l'opposition dans la nouvelle Chambre ne s'était pas avouée battue et continuait, avec acharnement, la lutte contre le Gouvernement. Le 29 janvier, à l'occasion des fêtes données à Sofia pour célébrer la majorité du Prince Héritier Boris, les délégués de la Serbie et de la Grèce réunis à Sofia, faisaient progresser leur marchandage relatif au partage du territoire ottoman de la Roumélie, et déployaient une grande activité pour faire aboutir les pourparlers déjà depuis assez longtemps en cours, d'une part, entre la Serbie et la Bulgarie et d'autre part la Bulgarie et la Grèce. Le même soir, à Belgrade le Général Stéfanovitch, Ministre de la Guerre, donnait sa démission pour la raison que les munitions de guerre dont disposait l'armée serbe, n'étaient pas dans un état satisfaisant. Une crise gouvernementale s'ensuivait. Et après de laborieux pourparlers ayant duré jusqu'au 8 février, M. Milovanovitch parvenait enfin à former un nouveau cabinet composé entièrement de vieux radicaux. Entre-temps, le 30 janvier, deux bombes explosaient auprès de l'escalier de la Banque de Salonique à Monastir et le lendemain, 31 janvier, une troisième bombe causait de grands dégâts à Radovitza. Ces attentats ayant été attribués à la Main Noire, le Bureau de la Presse à Belgrade éprouvait la nécessité de donner un démenti, niant l'existence d'un comité nommé la Main Noire, ainsi que celle d'une organisation quelconque d'officiers, érigée en comité révolutionnaire. Le lendemain de ces attentats, c'est-à-dire le 1er février, j'étais invité à dîner chez le Commandant Gellineck, attaché militaire d'Autriche-Hongrie. Un dîner intime, en garçon, que nous avions l’habitude d'en faire souvent. On se réunissait entre collègues, parfois chez l'un, parfois chez l'autre, et on passait la soirée à causer ou à faire une partie de bridge. Ces genres de réunion sont assez fréquents dans les petites villes où il n'y a pas beaucoup de distraction dans le genre de théâtres, concerts ou autres, et où l’on ne sait pas comment passer la soirée. À cette époque, Belgrade était un peu dans cet état. Il y avait bien le Théâtre National, mais les représentations étaient données en serbe et nous comprenions trop peu la langue pour pouvoir nous y intéresser. Ce soir-là donc la partie de bridge se prolongea assez tard, et vers les 2 heures du matin je quittais la maison du Commandant en

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compagnie du Baron Haymerle, Conseiller de la Légation austrohongroise, avec lequel j'étais en très bonne amitié. Comme il faisait beau, je proposai de faire le chemin à pied afin de nous dégourdir les jambes. Tout en marchant, nous parlions de la situation politique, et au cours de la conversation, le Baron laissait percer une certaine inquiétude au sujet de la répercussion que la guerre en Tripolitaine pouvait avoir dans les Balkans. Ceci provoqua un choc soudain dans mon esprit et me fit penser qu'il devait être en possession d'un renseignement important à ce sujet. Saisissant la balle, je faisais dévier la conversation sur l'activité des comités, me plaignant amèrement des deux attentats qui avaient eu lieu la veille et l'avant-veille. Alors, le baron s'arrêta au milieu du trottoir et se tournant vers moi, me dit textuellement : « Ah ! Ces Malissores ... nous tenons de bonne source qu'ils ont fixé la date du 1er mars pour lever l'étendard de l'insurrection ». Je fis naturellement semblant d'être au courant de la chose quoique en réalité, nous n'en ayons aucune connaissance. Le lendemain matin, dès mon arrivée à la Légation, je rapportais à mon chef cette conversation avec tous les détails. Fuad Hikmet Bey avait une entière confiance en moi, aussi, me dicta-t-il un télégramme que je chiffrai immédiatement. Nous informions ainsi le gouvernement impérial d'une nouvelle de la plus haute importance et en temps utile pour qu'il puisse prendre toutes les mesures propres à étouffer l'insurrection dans son berceau. On peut trouver la minute de cette dépêche écrite de ma main dans les archives de la Légation de Turquie à Belgrade, et la dépêche, elle-même, dans les archives du Ministère des Affaires étrangères. Malheureusement, le gouvernement n'avait attaché aucune importance à cette information, et au lieu de renforcer le contingent militaire dans le vilayet de Scutari d'Albanie, afin de pouvoir réprimer à temps toute manifestation insurrectionnelle, il avait, au contraire, rappelé trois régiments qui s'y trouvaient déjà, et les avait transférés à Uskub. À la date indiquée, soit exactement le 2 mars, l'insurrection éclatait, ainsi que nous l'avions annoncé, et les chefs Malissores passaient la frontière monténégrine pour conférer avec leurs anciens amis, les ministres monténégrins. Hasan Riza Bey, nommé commandant de la division de Scutari d'Albanie, se trouvait pris au dépourvu. Le 4 mars le Prince Nicolas recevait en audience solennelle Hasan

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Riza Bey, accompagné de notre consul Nafilyan Efendi, lui offrait un banquet somptueux, le décorait du Grand Cordon de l'ordre de Danilo, l'assurait des sentiments pacifiques et amicaux du Monténégro, et blâmait les insurgés, et émettait le vœu que tout rentrerait promptement dans l'ordre. Le tour était joué. Mais le 11 mars, les Mirdites commençaient à s'agiter à leur tour, demandant des réformes et les premiers coups de feu se faisaient entendre. Désormais, la catastrophe était inévitable, car le gouvernement était impuissant n'ayant pas assez de forces militaires sur les lieux. On appela sous les drapeaux la territoriale, mais il a fallu trois semaines pour leur mobilisation et, entretemps, le soulèvement prenait des proportions considérables. Le Gouvernement crut sage d'envoyer une commission sur les lieux et entendit leurs desiderata. Tout cela, malheureusement, venait bien trop tard, le feu était déjà dans les Balkans et ne devait pas s'éteindre de sitôt. Qui sait si on aurait pu, peut-être, éviter la guerre balkanique, si on avait pris des mesures à temps pour étouffer l'insurrection et empêcher ainsi une immixtion du Monténégro dans le conflit. À partir de ce moment, l'attitude de la Serbie change envers nous. Le feu couve déjà en Macédoine et dans les Balkans. Elle doit agir au mieux de ses intérêts. À en croire la Presse, les assassinats des Serbes habitant les vilayets d’Uskub et du Kosovo se perpétreraient quotidiennement, les atrocités commises à Monastir seraient de nature à faire dresser les cheveux. L'indignation suscitée par ces actes barbares qu'un gouvernement faible laissait s'accomplir sur son territoire ne pouvait et ne devait plus laisser indifférent le peuple serbe, le Gouvernement royal avait le devoir de courir au secours des frères opprimés, etc., etc. Tel était le thème des articles qui noircissent journellement les colonnes de presque tous les journaux. On semble avoir oublié la Bosnie. On ne s'occupait plus que de la Macédoine. Autant la discorde entre les partis politiques affaiblissait le gouvernement chez nous, autant les Italiens avançaient en Tripolitaine ou bien nous assenaient d'autres coups perfides, tel que le bombardement de Beyrouth, effectué le 25 février, autant le diapason de ces publications ineptes et venimeuses devenait plus criard. Les neiges d'antan avaient bien fondu. Elles étaient même évaporées. Cependant, il faut bien noter que la Presse se contentait, pendant cette période préparatoire du drame balkanique, de citer des faits

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en les exagérant à loisir et en y ajoutant beaucoup de fantaisie, sans toutefois attaquer directement et ouvertement le Gouvernement Impérial, car on avait encore besoin du port de Salonique pour l'introduction des munitions de guerre. Il était évident qu'on voulait préparer l'opinion publique en vue de toute éventualité, tout en laissant une porte ouverte, afin d'être prêt à entrer en scène dès que le cours des événements serait favorable à une action, ou, de faire volte-face et revenir à l'ancienne politique amicale, si les choses prenaient par hasard une autre tournure. La Légation Impériale envoyait chaque semaine deux à trois rapports détaillés sur cette campagne de presse. * * * A la suite de la mort du Comte d’Aerenthal, le Comte Berthold devenait le 19 février, Ministre des Affaires étrangères de la Double Monarchie, et quelque temps après le Comte Forgach, appelé à un poste important au Ballplatz, était remplacé par M. Étienne d’Ugron. Ce dernier, Hongrois comme son prédécesseur, mais doté d'un caractère beaucoup plus souple et aimable, tâchait d'atténuer autant que possible les tensions qui existaient entre l'Autriche-Hongrie et la Serbie, tout en poursuivant la même politique au fond. Toutefois, ses efforts ne donnaient pas le résultat escompté car la Cour, le Gouvernement et tout le peuple serbes étaient voués corps et âme à la Russie. De son côté, le ministre de Bulgarie, M. Tocheff, avait redoublé d'activité. Le moment était propice. Il fallait à tout prix s'entendre avec la Serbie et concilier les intérêts respectifs des deux pays. Mais la Macédoine était un gâteau difficile à partager, car d'après les droits ethnographiques et historiques revendiqués et affirmés par chacun des pays balkaniques, elle appartenait également et entièrement à chacun d’eux. La Roumanie se tenait sur l'expectative en observant avec attention l'intrigue balkanique, afin de pouvoir en tirer le plus de profit le cas échéant. Quant à la Grèce, elle avait engagé des pourparlers avec la Bulgarie déjà depuis le mois de septembre sans avoir pu aboutir encore à une entente. Il s'agissait donc d'assurer avant tout un accord entre la Serbie et la Bulgarie. Une fois cet accord établi, la tâche serait plus facile. D'autre part, on rapportait que quelque temps auparavant,

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le Roi de Serbie avait eu une entrevue secrète à Nich avec Ferdinand Ier. Cependant, rien n'avait transpiré de cette entrevue qu'on avait pu camoufler avec beaucoup d’habileté. Il était pourtant certain qu'on n'était pas parvenu à trouver la clé d'un accord. Nicolas de Hartwig, tant par sa position que ses convictions personnelles, était incontestablement le conciliateur idéal. Il ne se fit pas prier, et grâce à son habileté et à son savoir-faire, le rapprochement entre ces deux pays de langue slave prit rapidement le caractère d'une entente concrète. Ce fut un tour de force qu'un diplomate de la trempe de Nicolas de Hartwig pouvait seul réussir. Le 13 mars 1912, après une entrevue préalable entre les deux Présidents du Conseil, un traité d'amitié fut signé entre la Serbie et la Bulgarie auquel avait été annexée une note dont les principales dispositions concernait le partage éventuel des territoires dont l'acquisition était escomptée. D'après l'accord, une zone allant du lac d’Ohrida à la frontière serbo-bulgaroturque et englobant Uskub, Komanova, Debra, Strouga, devait revenir à la Serbie qui s'engageait à ne revendiquer rien d'autre en Macédoine. À défaut d'entente directe concernant les frontières de cette zone, celle-ci devait être tracée par l'Empereur de Russie. Le Ministre de Grèce, Monsieur Argyropulo demeurait à l'écart de l'intrigue fomentée à Belgrade par le trio russo-serbo-bulgare. Les négociations entre la Grèce et les deux autres États balkaniques de langue slave avaient lieu probablement ailleurs, peut-être à Athènes ou à Sofia. Je ne saurais le préciser, n'étant pas renseigné sur la teneur des rapports de nos Missions à Athènes et à Sofia. D'ailleurs, M. Argyropulo était un diplomate pondéré et calme. Il ne fréquentait pas beaucoup ses collègues et recevait rarement. Quelques réceptions seulement avaient eu lieu à la Légation de Grèce lors de l'arrivée de sa fille, Mme Mano, plus tard épouse du roi Alexandre Ier de Grèce, laquelle était venue passer deux mois auprès de ses parents. Tout ce travail se faisait en sourdine et dans les coulisses. Nous avions pourtant eu vent de ce complot politique envers notre intégrité territoriale, et taché de nous renseigner autant que possible sur l'importance de l'intrigue. Le peu que nous avions pu apprendre était déjà beaucoup, et Fuad Hikmet Bey avait adressé plusieurs rapports à ce sujet à Asım Bey.

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D'un autre côté le Comité Balkanique était également en pleine activité et avait adressé le 3 mai une lettre au Comité d'Union et Progrès dans laquelle il proposait de nommer une commission possédant des pouvoirs étendus et absolus pour la gestion des affaires macédoniennes. Cette commission devait être composée de fonctionnaires turcs n'ayant jamais eu une fonction entraînant une responsabilité dans ces vilayets, d’un Anglais comme M. Robert Graves et d'un Français. En outre, une autre commission analogue possédant les mêmes qualités, devait être envoyé en Albanie. Cette lettre signée par J. Simonidis et Noël Buxton était soi-disant une preuve que le Comité n'était aucunement animé de sentiments hostiles envers l'Empire ottoman. Le 15 mai, la révolte commencée le 2 mars, battait son plein et les insurgés attaquaient les troupes impériales. Le Gouvernement se voyait forcé d'envoyer des forces pour la répression. Mais, comme je l'ai dit plus haut, c'était malheureusement déjà trop tard et les événements suivaient leur cours fatal. Le 28 mai, on annonçait que le Prince Castrioti, le fameux prétendant albanais, était en route, par voie de Vienne et Belgrade pour se rendre en Albanie. Tandis que nos voisins se préparaient ainsi secrètement à nous attaquer, on ne songeait à Istanbul qu'à se disputer le pouvoir et les querelles entre les partis politiques avaient atteint leur paroxysme. On aurait dit que les démons des luttes intestines qui avaient jadis présidé à la désagrégation et à la chute de Byzance, étaient remontés des enfers pour amener cette fois le malheur et la malédiction sur notre beau pays. Ainsi, au moment même où l'insurrection désolait les provinces de la Roumélie, à Istanbul, au lieu de faire une union entre les partis pour sauver l'empire, on s'occupait et on se préoccupait de la mise en accusation du Cabinet Hakkı Pacha. Cela se passait le 30 mai. Dans la nouvelle Chambre, l’opposition continue ses attaques envers le Gouvernement, ne se rendant pas compte que dans des moments critiques tels qu'ils étaient à cette époque, un gouvernement, quel qu'il soit, à quel parti qu'il appartienne, doit être soutenu avec unanimité par la Chambre tout entière. Mais, bien pire, des officiers s'insurgent contre le Comité Union et Progrès. Le Ministre de la Guerre, Mahmud Şevket Pacha, voyant le danger défend à tout officier de s'occuper de politique. Cette défense n'ayant pas donné de résultats, Mahmud Şevket Pacha démissionne le 11 juillet. Le 12, le Bayraktar

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Avni lance une proclamation. C'est l'insurrection en Albanie. Le Capitaine Tayyar Bey se retire dans les montagnes à la tête des mutins. Saïd Pacha qui détient toujours le pouvoir, fait des efforts pour remplacer le Ministre de la Guerre démissionnaire. Successivement, le Général Nazim Pacha et Mahmud Muhtar Pacha sont sollicités. Mais tous les deux posent des conditions inacceptables pour le Grand Vizir qui, à son tour, démissionne. Le Sultan fait alors appel à Tevfik Pacha, ambassadeur à Londres, mais ce dernier demande à réfléchir et ne donne sa réponse que trois jours plus tard en refusant le pouvoir. Enfin, le 22 juillet, le Gazi Muhtar Pacha accepte de former le nouveau cabinet avec l'ancien grand vézir Kâmil Pacha au Conseil d'État, le général Nazim Pacha à la Guerre, Reşid Akif Bey à l'Intérieur et Gabriel Noradounghian Efendi aux Affaires étrangères. La situation intérieure et extérieure de l'Empire déjà très embrouillée, avait pris un caractère de gravité extrême et le nouveau Cabinet avait une tâche extrêmement difficile à accomplir. Des fautes innombrables avaient été commises et il était presque impossible de les réparer. En dehors de l'insurrection dans les provinces de Roumélie, des troubles avaient éclaté en Syrie et chez les Druses du Haouran, ainsi qu’au Yémen et la Sublime Porte se voyait obligée de traiter avec l’Imam Yahya et Saïd Idris. En Tripolitaine, l'Italie éprouvant de grandes difficultés devant la résistance des régnicoles organisés par les officiers turcs dont les principaux étaient Mustafa Kemal, Enver et Fethi, encourageait autant qu'elle le pouvait les Balkaniques dans leur conspiration envers l'Empire ottoman, et les poussait à porter la guerre dans les Balkans, ce qui devait contribuer à faciliter son action militaire et lui permettre de recueillir plus rapidement et avec moins d'efforts le fruit de son agression. Les négociations entre Athènes et Sofia avaient aussi abouti à un accord et le 16 mai déjà un traité d'alliance défensive avait été signé entre la Grèce et la Bulgarie. Ainsi, les trois États environnant la Macédoine et les provinces européennes de l'Empire se trouvèrent attachés par une chaîne dont la Bulgarie était l’anneau du milieu. L’heure approchait où l'on devait jeter le masque, la Presse fulminait contre nous avec une violence qui ne connaissait plus de bornes et malgré cette malveillance manifeste, les munitions de guerre destinés à

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la Serbie arrivaient régulièrement à Salonique, sans que le Gouvernement impérial songea à décréter des mesures pour les intercepter. Tandis que les événements marchaient au galop, vers un conflit armé, la vie mondaine à Belgrade se poursuivait comme par le passé, d'une façon tout à fait normale et la Légation Impériale continuait à entretenir les meilleures relations avec tout le monde, sauf, bien entendu, avec la Légation d'Italie, avec laquelle la rupture des relations se manifestait par une froideur correcte et polie. Le Prince Alexandre avait fait installer un court dans le jardin du Palais, et pendant la belle saison il employait ses heures de loisirs à faire une partie de tennis. Comme ces heures étaient pour lui des heures de repos en même temps qu'une distraction, en ces moments où sans être Régent il portait déjà sur ses épaules le poids de la Couronne, par suite de l'âge avancé et surtout de l'état de santé de son père, il avait eu soin d'arranger une partie tout à fait intime, dégagée de tout le cérémonial imposé par le protocole de la Cour. Aussi avait-il choisi comme partenaire Mme et Mlle de Hartwig avec lesquelles il était très intime et m'avait fait l'honneur de m'admettre comme quatrième partenaire. Il aimait jouer le double avec Mlle de Hartwig contre Mme de Hartwig et moi. Ces parties lui causaient un grand plaisir, car elles lui permettaient d'oublier pour quelques instants les charges et les obligations que lui imposait sa qualité de Prince Héritier. Aussi étaientelles assez fréquentes et avaient lieu environ deux fois par semaine pendant la belle saison. Elles durèrent ainsi jusqu'à la fin de juin. Après la réception officielle du 29 juillet, fête du Roi Pierre, jour de la Fête Nationale en Serbie, le prince Alexandre avait quitté Belgrade pour quelque temps et les parties de tennis avaient pris fin. Le Gouvernement, de son côté, était très aimable avec la Légation impériale et Nicolas Passitch qui avait reformé le cabinet à la tête des vieux radicaux après la mort de M. Milovanovitch, nous recevait avec une grande affabilité toutes les fois que nous nous adressions à lui, malgré la situation politique qui était déjà excessivement tendue. * * *

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Les événements en Turquie dans le courant du mois de juillet rendaient journellement notre situation de plus en plus difficile, et malgré les dénégations réitérées du gouvernement serbe, les préparatifs militaires se poursuivaient presque ouvertement. Une activité extraordinaire régnait au Ministère de la Guerre où l'on travaillait très tard dans la nuit. Des mouvements de troupes avaient lieu dans toutes les provinces du Royaume. Les réunions du trio serbo-bulgaro-russe étaient beaucoup plus fréquentes, et le Ministre de Grèce qui s'était tenu à l'écart jusqu'alors, y prenait aussi quelquefois part. Pendant que le complot entre les États balkaniques mûrissait méthodiquement, en Turquie, par contre, les choses allaient de mal en pis. La Chambre des Députés était une nouvelle fois dissoute le 6 août, et le Cabinet de Gazi Muhtar Pacha qui avait pris une succession terriblement embrouillée et hérissée de difficultés, songeait déjà à la nécessité de mettre un terme au conflit avec l’Italie. Nabi Bey était nommé à Sofia et Ahmed Rüstem Bey à Cettigné. On pouvait espérer que le premier, avec son caractère souple et affable, puisse amener une amélioration dans les relations avec la Bulgarie. Quant à Rüstem Bey, son caractère cassant et violent ne pouvait qu'envenimer les relations déjà suffisamment tendues avec le Monténégro. Ces mesures n'étaient en somme que des palliatifs insuffisants pour remédier au mal qui avait pris un caractère d'extrême gravité. Du 9 au 15 août, avant même que Rüstem Bey ait pu rejoindre son poste, les incidents avec le Monténégro se multipliaient. En même temps, la question albanaise prenait un caractère menaçant, et la Sublime Porte se voyait obligée de traiter avec les chefs albanais. Dans le but d'arriver à une entente avec eux, elle avait promis des réformes et le 16 août la question semblait être stationnaire, mais le 17, un millier d'Albanais armés jusqu'aux dents ayant à leur tête Isa Bolatin, arrivaient à Uskub sous prétexte d'exposer leurs doléances au gouvernement impérial. Ils déclaraient au Gouverneur Général, avec une grande ingénuité, qu’ils n'avaient aucune intention belliqueuse et que leur démarche était simplement une démonstration pacifique dans le but de faire accepter leurs demandes légitimes. le 19, la Sublime Porte croyait pouvoir mettre un terme aux mouvements révolutionnaires en accordant une large amnistie.

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Entre-temps, les journaux en Serbie regorgeaient de nouvelles sensationnelles et attaquaient violemment l'administration ottomane. Ils décrivaient la situation dans les provinces de la Roumélie comme étant déjà devenue absolument intolérable ; rapportaient et citaient des excès d'atrocités inventés ou pour le moins fortement exagérés ; attribuaient aux Turcs les méfaits commis par les bandes bulgares et grecques ; affirmaient que les populations de la Macédoine étaient soumises à des vexations insupportables, et excitaient au plus haut degré l'opinion publique. Ces publications, tendant à ameuter les foules, avaient produit l'effet désiré. Le 5 septembre, des manifestations monstres avaient eu lieu dans toute la Serbie et se continuaient le lendemain et le surlendemain. Pendant tout le mois de septembre, le Ministère de la Guerre redoublait d'activité et les mouvements de troupes qu’on ne se donnait plus la peine de camoufler, et qu'on expliquait par des raisons cousues de fil blanc encombraient déjà les voies ferrées, gênant le trafic ferroviaire. * * * À Istanbul, on continuait quand même à s'occuper avec passion de la politique intérieure. L'opposition semble être atteinte de surdité et de cécité, ne voulant rien entendre, ni voir le complot qui se prépare dans les Balkans. Elle ne pense qu'à une seule chose, ne poursuit qu'un seul but : faire tomber le gouvernement, et prendre de nouveau le pouvoir en main. Le 25 septembre, le Tanin, organe du parti Union et Progrès, demande avec insistance à ce que les élections soient faites rapidement. Mais le Cabinet de Gazi Muhtar Pacha a d'autres préoccupations en tête il faut tout d'abord en finir avec la guerre de la Tripolitaine. Il envoie Reşid Pacha à Vienne dans le but d'accélérer les négociations avec l'Italie. En même temps, il déclare que, conformément à une décision prise en 1910, des manœuvres auxquels prendraient part 50 000 hommes, auront lieu du côté d'Andrinople. Enfin, il fait arrêter à Uskub des munitions destinées à la Serbie. Aux protestations de M. Menadovitch, Ministre de Serbie à Istanbul, Noradounghian Efendi répond que le Gouvernement Impérial a fait arrêter le transit de ces

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munitions pour que le contrôle réglementaire puisse être fait, et que dans le cas où l'examen démontrerait que ceux-ci correspondent à la liste remise au Ministère Impérial des Affaires étrangères, le Gouvernement Impérial donnera satisfaction à cette demande et autorisera leurs expéditions vers la frontière serbe. Mais à Belgrade on n'est pas content de cette réponse et la Presse trouve une nouvelle occasion pour nous attaquer avec encore plus de violence. Le 26 septembre, le Comte Berthold prononce un discours à la délégation hongroise. Après avoir passé en revue la politique générale, il parle de la guerre italo-turque, de la révolte des Albanais et de la décentralisation de la Turquie. Il expose que le but de l'intervention austro-hongroise est l'établissement de l'ordre par un accord unanime des Puissances sur la base du maintien de la paix et du statu quo dans les Balkans. Il appuie notamment sur la gravité de la situation et exprime l'espoir que la Turquie ne méconnaîtra pas cette gravité et trouvera le moyen de prévenir le danger des complications. Pourtant, le terme de statu quo dans les Balkans, n'est plus du goût des pays balkaniques qui escomptaient déjà le résultat d'une intervention armée, et en réponse à ce discours, le jour même, le train partant de Salonique pour Istanbul heurte une bombe. La Bulgarie fait une feinte en avançant le licenciement des troupes ayant participé aux manœuvres de Choumla, tandis que les bandes serbes multipliaient leurs activités dans les environs de Szenitza. En même temps, une nouvelle insurrection éclate dans les régions habitées par les Malissores. Le 27, le Maréchal est envoyé à Scutari d'Albanie pour enquêter sur les causes de cette nouvelle insurrection. Mais les choses sont trop avancées qu'on puisse arrêter la marche galopante des événements vers la guerre. En effet, le 30 septembre, les Monténégrins font une nouvelle agression. Sur le lac de Scutari d'Albanie, une embarcation montée par les troupes est attaquée. Sur 25 soldats, cinq sont tués et les autres faits prisonniers et emmenés au Monténégro. Déjà, le 1er octobre, Londres considère comme un fait accompli la signature de la Convention entre la Grèce, le Monténégro, la Serbie et la Bulgarie et annonce prématurément que la Serbie et la Bulgarie auraient remis un ultimatum à la Sublime Porte demandant l'autonomie de la Macédoine. Cette nouvelle est, cependant, démentie le lendemain.

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Le 2 octobre, la mobilisation générale est décrétée par le Sultan et la Sublime Porte rejette la demande des Serbes concernant les munitions. Tandis qu'à Belgrade M. Passitch déclare que le Gouvernement Serbe demandera l'autonomie de la Vieille Serbie comprenant le Sandjak et la région allant de Scutari d'Albanie à l'Adriatique. La Russie donne des conseils de modération au Gouvernement Impérial en l’engageant à arrêter la mobilisation. De son côté la Roumanie concentre ses troupes sur la frontière russe et sur celle de la Bulgarie. Enfin, le Monténégro, à son tour, décrète la mobilisation générale. La flotte ottomane rentre des Dardanelles. Des manifestations ont lieu à Sofia devant le monument du Tsar Libérateur. Et en Grèce, le peuple acclame avec enthousiasme la mobilisation qui y est également décrétée. Le 3 octobre, Abdullah Pacha est nommé Généralissime de l'armée, et M. Gryparis, Ministre de Grèce, proteste auprès de la Sublime Porte contre la saisie des vapeurs hellènes. Le 4 et 5 octobre, les étudiants font une démonstration patriotique à Istanbul et se rendent au Palais Impérial. En réponse, une bombe explose à Sérès, et à Sofia M. Guéchoff proclame officiellement le moratorium avec effet rétroactif. * * * Cette suite d'événements qui se succédaient avec une rapidité vertigineuse, était de nature à dissiper le peu d'espoir qui nous restait encore sur le règlement du conflit balkanique par des moyens pacifiques. Aussi Fuad Hikmet Bey m'avait-il recommandé de tenir les archives prêtes pour toute éventualité. J’avais en conséquence réuni les dossiers importants avec les dossiers secrets dans le coffre-fort où je gardais les chiffres, et avait prié notre archiviste Münib Bey de mettre en ordre et au jour tous les autres dossiers. Dans les rues de Belgrade, on sentait déjà l'odeur de la poudre, les passants hâtaient le pas, le visage soucieux et préoccupé. Le peuple nous regardait de travers et nous devions être d'une extrême prudence afin de ne donner lieu à aucun incident qui aurait pu avoir de graves conséquences. Et malgré cela, un soir, que nous passions par la Terazia, après avoir dîné à l'Hôtel de Moscou, quelques jeunes Serbes se mirent à nous insulter. Ils crachaient par terre et criaient À bas les

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Turcs ! Nous étions quatre, le Commandant Sola, attaché militaire d'Espagne, le secrétaire de la légation d'Autriche-Hongrie, notre troisième secrétaire et moi. Mon jeune collègue ne pouvant supporter cet affront, fit un mouvement pour se jeter sur eux. Heureusement, je m'en aperçus à temps et le retenant vigoureusement par le bras je le forçais à me suivre, en lui expliquant que, dans les circonstances où nous nous trouvions, nous n'avions pas le droit de donner prise à un scandale qui pouvait précipiter les événements et avoir des conséquences funestes. Pendant ce temps-là, le Commandant Sola s'était approché des jeunes agresseurs et leur parlait. Je ne sais pas ce qu'il leur dit, mais il parla probablement si bien qu'il finit par leur faire crier « vive la Serbie, vive l'Espagne, vive la Turquie ». Cette aventure tragi-comique n’eut heureusement pas d'autre suite. On nous avait rapporté que des mouvements de troupes considérables, encombraient chaque nuit la gare de Belgrade. Comme des nouvelles sensationnelles, dont la plupart étaient fausses, circulaient continuellement de bouche en bouche à chaque instant de la journée, je voulus m'en assurer par moi-même avant que cette information soit transmise à Istanbul. J'en parlais à mon chef, et après avoir obtenu son consentement, je me rendis à la gare le soir même. Seulement, j'eus le bon esprit de me faire accompagner par le Comte Kanitz, Conseiller de la Légation d'Allemagne, et je pus constater la véracité de cette nouvelle, sans avoir été inquiété. J'avais rudement bien fait de prendre cette précaution, car le lendemain, les journaux écrivaient que les secrétaires de certaines légations se livraient à l'espionnage sur les mouvements militaires, et les avertissaient qu'ils feraient bien de renoncer à ce jeu s'ils ne désiraient pas être passé à tabac. Le 7 octobre, les télégrammes des agences nous apportèrent une légère lueur d'espérance. Le Gouvernement Impérial avait décidé la mise en application dans l'administration des provinces de la Turquie d'Europe, des réformes édictées par la loi de 1880, réformes qui seraient appliquées à tous les éléments du pays sur un pied de parfaite égalité. Cet espoir s'évanouit malheureusement bien vite. Le lendemain même, 8 octobre, le Monténégro déclare la guerre et le Ministre de Turquie quitte Cettigné, en remettant les archives à la Légation d'Allemagne. Le 10, la Russie et l'Autriche-Hongrie font une démarche

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auprès du Roi Nicolas, mais ils arrivent comme les carabiniers, et le gouvernement monténégrin rejette la médiation, allégeant qu'il est déjà trop tard la rupture étant consommée. Le 11, le Marquis Pallavicini, doyen du corps diplomatique à Istanbul, remet une note collective à la Sublime Porte, donnant des conseils de modération, tendant à éviter un conflit armé. Le gouvernement impérial répond à cette note que tout en sauvegardant ses droits légitimes, il donnera des preuves de ses sentiments pacifiques. Le même jour, M. Étienne d’Ugron, Ministre d'AutricheHongrie, au nom des Puissances de la Triplice, et M. Nicolas de Hartwig, Ministre de Russie, au nom des Puissances de la Triple Entente, font une visite officielle au Ministre des Affaires étrangères de Serbie et lui remettent une note identique, en informant le gouvernement serbe que, quelque soit le résultat d'une guerre avec la Turquie, aucune modification territoriale ne sera reconnue par les six grandes Puissances, les frontières de la Turquie devant demeurer telles qu'elles étaient avant la guerre. Une démarche analogue est faite à Sofia et Athènes. Le 12, le Sultan lance une proclamation à l'armée à l'occasion de la mobilisation générale. Le 13, le ministre des Affaires étrangères de Serbie remet à M. d’Ugron la réponse de son gouvernement à la démarche du 11, en l'informant que copie de cette note est communiquée à la Turquie. Cette note, tout en n’étant pas un ultimatum, portait en même temps à la connaissance de la Sublime Porte les réclamations de la Serbie lesquelles dépassaient le cadre des réformes prévues par l'art. 23 du Traité de Berlin. On demandait, en effet, que l'application des réformes en question, fussent confiées à un conseil supérieur composé en nombre égal de chrétiens et de musulmans, sous le contrôle des ambassadeurs des six grandes Puissances et des ministre des quatre Etats balkaniques. Cela portait, incontestablement, une atteinte directe à la souveraineté de l'Empire et consistait tout bonnement à détacher entièrement de la Turquie les provinces de la Roumélie. Le même jour, à la même heure, une réponse identique est remise par la Bulgarie et par la Grèce. Entre-temps, la guerre avec le Monténégro continue et les troupes monténégrines sont battues à Goussigné. Le 16, les préliminaires de la paix sont enfin signés avec l'Italie à Ouchy, mettant un terme à la guerre de Tripolitaine.

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Le 16 octobre, au cours de la réunion du Conseil des Ministres à la Sublime Porte, le ministre des Affaires étrangères Gabriel Noradounghian Efendi, demanda à Nazim Pacha si l'armée impériale est prête à entrer en guerre, et l'informe que dans le cas contraire, il est à même de gagner une dizaine de jours par des tractations diplomatiques pour lui donner le temps de compléter ses préparatifs. Mais Nâzım Pacha déclare que l'armée est tout à fait prête, et insiste pour que la rupture des relations soit effectuée sans plus de retard. Sur base de cette assurance, Noradounghian Efendi remet dans la matinée du 17 octobre la note suivante à M. Menadovitch, Ministre de Serbie à Istanbul : La mobilisation générale et la concentration des forces serbes sur la frontière ottomane, les attaques journalières des fortins et des positions sur tout le long de la frontière, l'ingérence dans les affaires intérieures ottomanes et les exigences non moins inadmissibles du Gouvernement serbe, ont rendu impossible le maintien de la paix entre la Turquie et la Serbie, paix que le Gouvernement Impérial était toujours désireux de conserver. En conséquence, la Légation Royale de Serbie et son personnel sont informés qu'ils doivent prendre leurs passeports et quitter le territoire de l'Empire aussitôt que faire se peut.

Une note identique est remise à la même heure aux Ministres de Bulgarie et de Grèce. Le même jour, vers les 10 h 30, Fuad Hikmet Bey me remettait pour être déchiffré un télégramme qu'il venait de recevoir. Ce télégramme, rédigée dans le même sens mais en résumé, nous donnait l'ordre de demander nos passeports et de quitter Belgrade en remettant les archives à la Légation d'Allemagne. * * * Je dois avouer qu'en ce moment, nous fûmes tous péniblement impressionnés. L’heure était grave et nous étions inquiets sur l'avenir, étant donné les troubles intestines qui minaient l'Empire depuis plus d'une année et affaiblissaient l'armée, au sein même de laquelle le microbe de la politique avait créé des discordes. Sur l'ordre de mon chef, je rédigeai immédiatement la note verbale que nous devions remettre

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au Ministère des Affaires étrangères pour demander nos passeports. Fuad Hikmet Bey avait décidé de partir le jour même à 6 heures. Vers 11 h 30, la note était prête, et la voiture était avancée devant la porte de l'hôtel de la Légation. Je fus chargé par mon chef, de porter la note au Ministère des Affaires étrangères. Le SousSecrétaire me reçut immédiatement, et après avoir pris connaissance du contenu de la note, il me dit que nos passeports nous seraient portés à la légation vers les trois heures. Je dois à la vérité, de reconnaître que, pendant ces moments pénibles, tous les fonctionnaires serbes, sans exception, furent avec nous d'une courtoisie absolue. Rentré à la Légation, nous informâmes par téléphone, le baron de Griesinger, Ministre d'Allemagne, de notre départ, en le priant de vouloir bien prendre possession des archives de la Légation, et de se charger des intérêts et de la protection des ressortissants ottomans. Puis, après un sobre déjeuner, nous préparâmes nos valises personnelles ainsi que celles qui devaient contenir les archives politiques et les chiffres. Münib Bey, archiviste de la Légation, devait demeurer à Belgrade, sous les ordres du Baron de Griesinger. À six heures du soir, le petit bateau faisant le service entre Belgrade et Semlin, lâchait ses amarres. Debout sur la passerelle, nous faisions nos adieux aux nombreuses personnes qui étaient venues pour nous souhaiter bon voyage. Le corps diplomatique au complet, sauf bien entendu, les Missions de Bulgarie et de Grèce, y compris les dames, et plusieurs personnes appartenant au monde des finances et à la société, avaient tenu à nous apporter le témoignage de leur sympathie. Semlin est situé sur le Danube, vis-à-vis de Belgrade, et le trajet entre ces deux villes dure en bateau environ une vingtaine de minutes. Aussi, pendant la belle saison, nous nous réunissions souvent entre collègues pour aller à Semlin, justement avec ce même petit bateau et à la même heure, pour y dîner et rentrer à Belgrade le soir vers les 10 heures, par le Conventionnel. C'était, puis-je dire, à cette époque, la seule promenade intéressante et agréable à Belgrade, qui était alors loin de ressembler à la ville que les bombes et les mitrailleuses allemandes ont pris plaisir à détruire dans la journée du Dimanche des Rameaux de l'année 1941. Il y avait à Semlin un restaurant avec un grand jardin et c'était là que nous allions d'ordinaire pour manger, rire

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et nous amuser. La cuisine était très bonne et l'orchestre tzigane de tout premier ordre. Et c'est là également que nous nous sommes rendus le soir du 17 octobre pour y dîner, mais avec un état d'esprit bien différent et toujours dominés par l'impression pénible qui nous serrait le cœur devant la perspective du danger qui menaçait notre pays, et du sang de nos compatriotes qui allait bientôt couler pour sauver l'honneur du pays devant l'agression injuste des petits Etats voisins faisant jadis partie intégrante du grand Empire ottoman. À 9 heures du soir nous prenions le train, et le lendemain, nous étions à Bucarest, où nous eûmes les premières nouvelles des hostilités qui venaient de commencer. * * * Avant de finir cette première partie de mon travail, je tiens à dire deux mots sur un reportage paru dans le Son Posta il y a quelque temps, concernant le mémoire du Dr Cemil Topuzlu, Préfet de la ville d'Istanbul en 1912, au moment de la déclaration de la Guerre balkanique. D'après le Docteur, la guerre aurait pu être évitée, si le ministre des Affaires étrangères Gabriel Noradounghian Efendi n'avait pas insisté dans le Conseil des Ministres, pour le rejet des demandes serbobulgaro-greques. Je pense que le Dr Cemil Topuzlu n'était pas tout à fait au courant de l'esprit qui régnait dans les Etats agresseurs ni de l'intrigue qui se tramait depuis presque un an. Accepter les demandes formulées par les notes serbes et bulgares revenait tout simplement à livrer à l'ennemi plusieurs de nos plus belles provinces. La guerre ne nous a pas fait perdre plus que ce que nous aurions donné en acceptant ces demandes, et cela malgré la déclaration solennelle des six Grandes Puissances, restée lettre morte. Déclaration collective, garantissant l'intégrité de l'Empire et affirmant qu'aucune modification territoriale ne serait reconnue, quelque fût le résultat de la guerre. D'ailleurs, comment le Ministre des Affaires étrangères de l'époque pouvait-il agir autrement, du moment que le Ministre de la Guerre, responsable en premier lieu des opérations militaires, et devant connaître mieux que

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n'importe qui l'état de l'armée, avait donné une assurance absolue à ce sujet. Il est donc incontestable que l'opinion du Dr Cemil Topuzlu est cent pour cent erronée. D'autant plus que j'ai entendu de mes propres oreilles Noradounghian Efendi dire à Fuad Hikmet Bey, lors de la visite que nous lui fîmes quelques heures après notre arrivée à Istanbul, répondant aux appréhensions de celui-ci sur l'issue de la guerre : « J'aurais pu gagner quelques jours par des conversations diplomatiques, pour permettre à l'État-major de compléter ses préparatifs. Mais Nâzım Pacha a affirmé avec insistance que l'armée était entièrement prête. Dans ces conditions, il n'y avait rien d'autre à faire ». Ceci se passait le surlendemain de l'ouverture des hostilités. Le gouvernement de Gazi Muhtar Pacha n'a donc fait que ce que l'honneur et la raison lui commandaient de faire, et si la Guerre balkanique a été malheureusement perdue pour nous, la cause en réside uniquement dans les troubles intestines qui avaient miné le pays depuis de longs mois et affaibli l'armée. S'il avait eu alors à la tête de nos soldats un Atatürk ou un İsmet İnönü les choses se seraient passées bien autrement et qui sait ? peutêtre, les provinces de la Roumélie auraient continué à faire partie du territoire de la Turquie.

2 SAINT PÉTERSBOURG

Rentré à Istanbul avec tout le personnel de la Légation, j'étais, après quelques jours de repos, détaché auprès de notre ambassade à Saint-Pétersbourg, actuellement [1950] Leningrad, comme Premier Secrétaire. Le poste étant vacant, je partais immédiatement pour prendre mon service ; et mon voyage au pays de l'ours blanc, commençait par une aventure assez plaisante, me faisant passer de but en blanc du tragique au comique. En effet, avant de prendre le bateau pour Odessa, j'avais envoyé un télégramme à notre consul général, en le priant de me faire retenir une couchette dans l'express Odessa/Saint-Pétersbourg et celui-ci avait chargé son chancelier de cette mission. Lorsque j'arrivai à la gare, quelle ne fut ma surprise de voir le Commissaire de la Gare en grand uniforme, chamarré de décorations et un peloton d'honneur qui m'attendait devant le wagon spécial, s'il vous plaît, réservé à mon Excellence. Après un court moment de stupeur, je me rendis compte que notre brave chancelier avait commis une bévue, trompé par la ressemblance de mon nom avec celui de notre Ministre des Affaires Etrangères et avait fait réserver le wagon en son honneur. Désavouer notre consulat général, eût été une grosse gaffe, il fallait donc faire bonne figure et éviter surtout de mettre en mauvaise posture aussi bien notre trop aimable chancelier que le Commissaire de la Gare. Aussi, je m'avançais résolument et m'engouffrait dans le wagon salon, après avoir serré la main du Commissaire d'une façon excessivement diplomatique, lui avoir dit quelques mots de remerciement et passé en revue le peloton d'honneur avec le toupet d'un véritable Ministre. Heureuse-

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ment, l'express démarrait quelques instants après et je pus tranquillement rire de cette aventure inattendue et passablement comique. Arrivé dans la capitale du Tsar de toutes les Russie, vers la fin de décembre 1912, je reçus un accueil très bienveillant de notre ambassadeur Turhan Pacha, qui me connaissaient déjà de Prinkipo, de l'époque où j'étais encore un jeune collégien. Je lui racontai naturellement l'épopée de mon départ d'Odessa, avec quelques légers enjolivements, il en fit des gorges chaudes pendant plusieurs jours. Cela enrichissait d'une nouvelle, son bagage d'anecdotes qu'il aimait débiter toutes les fois qu'il trouvait quelqu'un pour l'écouter. L'hôtel de l'Ambassade se trouvait sur le Quai de la Cour (Dvortzavaya Naberejnaya), et vis-à-vis du palais de marbre, habité par le Grand-duc Constantin Constantinovitch, dont le fils, le prince Jean Constantinovitch avait épousé en août 1911, soit un an auparavant, la Princesse Hélène de Serbie. Du côté gauche, quelques palais et hôtels particuliers, parmi lesquels le Club Anglais, le palais de la Grande Duchesse Olga d’Olenbourg, sœur de l'Empereur, et le musée de l'Ermitage seuls nous séparait du Palais d'Hiver. Derrière l'Ambassade, au coin de la rue Milyonyaya, se trouve le palais du Prince Abamelik, dont la fille, fille du Général Lazareff, était la tante du Prince Paul Karageorgévitch, devenu Régent à la mort du roi Alexandre de Yougoslavie. Le Prince Abamelik et sa femme étaient tous les deux Arméniens du Caucase. L'hôtel de l'Ambassade appartenait à une vieille famille de la noblesse russe, les RatkofRojnof, et était occupé par la Turquie depuis fort longtemps. C'était une très grande bâtisse, on pourrait dire sans exagération, un palais, avec de somptueux salons et une superbe façade sur la Neva. En dehors de Turhan Pacha et de sa famille, le Conseiller Muhiddin Bey et le Premier Secrétaire, moi en l'occurrence, y avaient leur logement. Je pris donc immédiatement possession de l'appartement qui m'était réservé où je me trouvais, à vrai dire, fort bien. La mission diplomatique à Saint-Pétersbourg était composée en 1913, en dehors de l'Ambassadeur Turhan Pacha, du Conseiller Muhiddin Bey, parfait bureaucrate, père de famille et charmant camarade, d'Atıf Bey, Premier Secrétaire que je remplaçais provisoirement, du Second Secrétaire Cemil Selman, neveu d’Osman Nizami Pacha, connaissant bien le français et l’allemand, blagueur comme moi, aimant à

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faire des jeux de mots et marié à une belle Allemande ; et du troisième secrétaire, Mehmed Ali Benayat, également charmant camarade, aimant la boisson et les femmes et aussi aimé des femmes, en un mot, ayant toutes les qualités et tous les défauts des personnes apparentées aux magnats égyptiens, mais malheureusement sans disposer des mêmes moyens financiers. Il y avait encore l’attaché militaire, Remzi Bey, plus tard Remzi Pacha, qui, ne s'entendant pas bien avec Turhan Pacha, ne fréquentait pas beaucoup l'ambassade. Et, enfin, l’aumônier Abdül Gaffar Efendi, qui venait de temps en temps nous visiter. Malheureusement, notre position était loin d'être enviable pendant cette période pleine de déboires et de déceptions de notre histoire, surtout dans la capitale de l'Empereur de Russie, qui était par tradition l'égide tutélaire des pays balkaniques, car les armées impériales ottomanes étaient battues sur toute la ligne par de petits États, la veille encore ses vassaux. Aussi, étions-nous tenus d'adopter une certaine réserve dans nos actes. Toutefois, la mésentente survenue entre les alliés balkaniques, immédiatement après leur victoire, et la reprise d'Andrinople par nos braves soldats, adoucit légèrement notre amertume, malgré une paix déprimante qui nous avait enlevé la majeure partie de la Roumélie, contrairement aux assurances données par les six grandes Puissances. Quelques jours après mon arrivée, je fus présenté à Nicolas II, à Tsarskoïe selo, à l'occasion de la réception pour le Nouvel An, en même temps que mon collègue de France, le comte de Chambrun, alors Premier Secrétaire à Saint-Pétersbourg et plus tard Ambassadeur à Ankara. Des voitures de gala nous avaient conduit de la petite gare de Tsarskoïe selo à la résidence impériale, se trouvant à environ 2 km de la gare. La réception avait lieu dans la grande Salle des Miroirs, ainsi dénommée parce que sur les deux côtés de la salle les murs étaient entièrement recouverts d'immenses glaces. Sur le troisième s’ouvraient les fenêtres et le quatrième était réservé aux trois portes dont une grande et deux petites. Aussitôt après que chacun eut occupé sa place dans le cercle diplomatique, selon l'usage par rang d'ancienneté, le Grand Maître de Cérémonie annonça l'arrivée de l'Empereur. Le Comte de Pourtalès, ambassadeur d'Allemagne venait en tête comme doyen, les Japonais comme second, notre ambassade occupait le troisième rang, puis ve-

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naient la Grande-Bretagne, l'Autriche-Hongrie, l'Italie, les États-Unis et enfin les Légations. L'Empereur entra avec sa suite par la grande porte et échangea quelques mots de courtoisie avec les Ambassadeurs d'Allemagne et du Japon puis s'approcha de Turhan Pacha et manifestement s'entretint longuement avec lui. Après quoi, mon chef me présenta selon l'usage à l'Empereur. Sa Majesté fut également très simple et très affable avec moi. Elle me posa plusieurs questions sur mon dernier poste, et ensuite me demanda en souriant : — Etes-vous parent de votre ministre des affaires étrangères ? — Oui, Sire, c'est le cousin de mon père. — Mais pourquoi l'appelle-t-on Gabriel Efendi ? — Chez nous, Sire, l'usage est d'employer seulement le prénom que l'on fait suivre du titre. Les minutes réservées à la mission ottomane étant épuisées et même dépassées, l'empereur s'approcha de l'ambassadeur d'Angleterre qui se trouvait à notre gauche et s'entretint un bon moment avec Sir Georges Buchanan. Par son attitude envers nous, Nicolas II voulait plus que probablement effacer l'impression pénible laissée par notre dernière défaite et atténuer la rancœur que nous étions en droit d'éprouver par suite de l'aide morale et diplomatique qu’il avait apporté à nos adversaires pendant la préparation de l'entente entre eux, et aussi au cours des hostilités. L'empereur voulait manifester sa sympathie pour l'Empire ottoman et faire croire qu'il était, malgré tout, ami de la Sublime Porte. Cette courtoisie éminemment habile et de circonstance donne une idée de la finesse de la diplomatie moscovite d'alors, et dément l'opinion défavorable émise par certains cercles sur la valeur personnelle de Nicolas II, dépeint par eux sous un mauvais jour comme dénué de toute initiative et de toute valeur personnelle. Cinq jours plus tard, soit le 6 janvier, Fête de l'Epiphanie, on devait procéder au baptême de la Croix selon l'usage de l'Eglise orthodoxe. Ceux de mes lecteurs qui ne sont plus de la première jeunesse, doivent se souvenir qu'à Istanbul également, le baptême de la Croix était pratiqué le 6 janvier, vieux style, par le clergé orthodoxe, et que le plongeur heureux qui parvenait à pêcher la croix jetée dans le Bosphore, avait le privilège de se promener de porte en porte, accompagné

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d'un orgue de barbarie ou d'une bande de musiciens et faire une quête qui lui rapportait pas mal d'argent. À Saint-Pétersbourg cela se passait bien autrement. L'Archevêque, avec tout son clergé, se tenait sur le Quai de la Cour, près du Palais d'Hiver. La garde impériale faisait la haie sur le quai. Un ponton assez spacieux pour contenir l'Empereur et les invités de marque, était amarré au quai. L'Archevêque plongeait trois fois la croix dans l’eau de la Neva à travers un trou pratiqué au milieu du ponton et une salve de 21 coups de canon tirée de la forteresse Pietro-Pavlovski, annonçait à la population que le baptême avait eu lieu. Le corps diplomatique en grand uniforme assistait à la cérémonie suivie d'un déjeuner au Palais d'Hiver, offert par l'Empereur. Comme ceci se passait en plein air et qu'il n'y avait pas lieu de se découvrir, l'ambassade de Turquie participait aussi à cette cérémonie religieuse. Le 6 janvier 1913, j’eus donc la chance de voir de mes yeux le baptême de la Croix et de prendre part au déjeuner qui s'ensuivit. Servi par petites tables dans la grande salle des Palmiers, le repas dura environ une heure et pendant tout ce temps, Nicolas II se tint debout conformément à la tradition, circulant entre les tables, adressant de temps en temps la parole à ceux de ses invités qu’il voulait spécialement favoriser. Ce fut donc l'impératrice douairière Marie Feodorovna qui présida la table d'honneur à laquelle étaient conviés seulement les ambassadeurs et leurs femmes. Je n'aurais rien d'intéressant à mentionner au point de vue politique dans cette période de ma carrière, car pendant tout mon séjour à Saint-Pétersbourg, nous étions littéralement handicapés par suite de l'issue désastreuse de cette guerre de 1912, date qui correspond par une bizarre coïncidence avec la retraite tragique du Petit Caporal, cent ans auparavant. Les événements suivaient normalement leur cours et tel le boa repu qui s'endort, ceux qui s'étaient appropriés une portion de nos territoires, faisaient béatement leur digestion, tandis que les six grandes Puissances partagées en deux groupes, la Triple Alliance et la Triple Entente, s'acheminaient sourdement vers la première Guerre Mondiale. À Saint-Pétersbourg, la vie mondaine, artistique et théâtrale battait son plein et la capitale s'apprêtait à fêter brillamment le tricentenaire de la maison des Romanow. Trois jours de liesse, du 21 au 24

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février ; alors que Raspoutine voyait s'accroître chaque jour un peu plus son ascendant néfaste sur la cour impériale et parvenait à capter entièrement la confiance de l'impératrice Alexandra suite de l'état de la santé du tsarévitch Alexis, toujours branlante et à la merci d'un rien pouvant occasionner une issue fatale. Dans la matinée du 21 février, la grande fête commença par une messe de Te Deum, célébrée à la cathédrale Isakewsky Sobor, à laquelle assistait tout le corps diplomatique, sauf l'ambassade de Turquie, à cause du fez, que nous refusions d'enlever, en tant que partie intégrante de notre uniforme, conformément à l'exigence du SaintSynode de Russie, demandant à ce que les têtes fussent découvertes. Ce malentendu existait, d'ailleurs, depuis de longues années, et le protocole n'ayant pu trouver aucune solution, par suite de l'obstination des deux côtés, l'ambassade de Turquie s'abstenait d'assister aux cérémonies religieuses. Dans l'après-midi du même jour, l'Empereur devait recevoir les félicitations des missions étrangères. Nous étions donc tous réunis dans la grande salle du Palais d'Hiver. Nicolas II et l'impératrice douairière Marie Feodorovna attendaient, dans le salon attenant, le défilé des membres du corps diplomatique. Suivant le protocole établi par le grand maréchalat de la cour, les dames devaient défiler d'abord et les Messieurs ensuite. Toutes les dames en grande toilette, portaient des robes dont la traîne avait au moins 2 m de long, et, chose plaisante, chaque dame tenait la traîne de celle qui devait la précéder jusqu'à la porte du salon où se trouvaient Leurs Majesté, afin que la traîne soit convenablement étalée lors de leur arrivée devant le tsar. Nicolas II se tenait au milieu du salon, et quelques pas plus loin l'impératrice douairière Marie Feodorovna, la tsarine s'étant abstenue d'assister à cette réception. Lorsque mon tour vint, m'inclinant devant l'Empereur, je serais la main qu'il me tendit, puis baisais respectueusement la main de l'Impératrice. Cette journée se termina ainsi. Le lendemain, vendredi, 22 février, la journée étant réservée aux dignitaires russes, nous avions été invité le soir au gala du Marinsky Théâtre, le Grand Opéra de Saint-Pétersbourg. Je n'oublierai jamais le coup d'œil de cette soirée qui, je pense, est unique dans les annales de la mondanité. L'Empereur, les deux Impératrices, ainsi que les deux Grandes-Duchesses Olga et Xenia, avaient pris place dans la

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loge du milieu, faisant face à la scène. Les loges à la droite du Tsar étaient attribuées au corps diplomatique qui les occupait par rang d'ancienneté. Dans la première se trouvaient l'Ambassadeur d'Allemagne et la comtesse de Pourtalès. L'ambassadeur de France, M. G. Louis et Turhan Pacha, le premier temps célibataire et le second momentanément veuf de paille, avaient été placés dans la seconde loge. Sir George W. Buchanan, Ambassadeur de Grande-Bretagne, occupait la troisième avec sa famille et dans la quatrième avaient pris place le Comte Thurn-Valsassina, l'ambassadeur d'Autriche-Hongrie, la comtesse, leur fille, le prince de Hohenlohe et moi-même. À la gauche de la loge impériale étaient placés les ministres avec leurs familles, tandis que les deux avant-scènes avaient été réservées aux membres de la famille impériale. Toutes les dames parées de leurs plus beaux bijoux étaient assises sur le devant des loges, et les brillant qu'elles portaient scintillant comme d'innombrables étoiles sous le jeu des lumières, éblouissaient les yeux et donnait l'impression d'une féerie des contes des Mille et une Nuits. Tout le parterre était occupé par les plus hauts dignitaires de l'Empire. Tous en grand uniforme et chamarrés de décorations. À l'entrée de l'Empereur, tout le monde se mit debout et se retournant vers la loge impériale entonna l'hymne russe. Comme coup d'œil, ce fut vraiment grandiose. Pendant le second entracte se produisit un incident dénotant la finesse aussi bien que la supériorité des diplomates austro-hongrois. D'après le protocole des cours, les ambassadeurs, à l'encontre des ministres plénipotentiaires, représentent non seulement le pays auquel ils appartiennent, mais aussi la personne même du souverain ou du chef de l'État, et partant, ils demeurent assis devant l'Empereur si celui est également assis. Or, pendant le deuxième entracte, toute la salle se mit debout selon l'usage et se retourna vers la loge impériale. Les ambassadeurs en firent d'eux-mêmes. Mais par suite d'une distraction, Nicolas II resta assis. L'ambassadeur d'Autriche Hongrie s'apercevant de la chose, ne se leva pas non plus, de sorte que dans tout le théâtre, deux personnes seules demeuraient assises : Nicolas II et le comte ThurnValsassina. Les autres ambassadeurs qui s'étaient mis debout, étaient dans un grand embarras, ne sachant quoi faire. Heureusement que Nicolas II se rendit compte immédiatement de la situation et se leva. Aussitôt l'ambassadeur d'Autriche l’imitant se mit également debout.

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Cet incident donnait lieu à penser, car à cette époque déjà, la lutte entre les deux Empires prenait journellement de l'extension et s'acheminaient vers son apogée. Je ne raconte ce fait que pour montrer la minutie et l'attention soutenues avec lesquelles les Autrichiens suivaient les règles du protocole. La représentation commença par l'opéra « La vie pour le tsar » de M. Glinka, joué par les plus grands artistes russes, et fut suivi d'un ballet formé par les étoiles de la danse telle que la Pavlova et la Xesinskaïa. Cette dernière avait été jadis la maîtresse de Nicolas II quand celui-ci était Prince Héritier. Plus tard, après l'exode russe, elle épousa à Paris le Grand-duc André Vladimirovitch. Par une bizarre et tragique ironie du sort, ce fut du palais de cette même Xesinskaïa, que quatre années plus tard, Lénine parlait au peuple russe et haranguait la foule en pleine révolution. L'après-midi du samedi, 23 janvier, était réservée à la réception des dames de l'aristocratie russe qui défilèrent devant Leurs Majestés en costume national. Le soir eut lieu une réception de gala à la Salle de la Noblesse, et l'Empereur ouvrit le bal avec la Princesse Soltykoff, femme du maréchal de la noblesse, par une grande polonaise considérée comme danse nationale de l'aristocratie, sorte de promenade suivant le pas et la musique de la grande mazurka. Je ne parlerai pas du faste de cette soirée pour laquelle on avait fait venir de Nice des fleurs pour plus de 10 000 roubles-or ce qui représentait alors presque 1500 livres turques or. Le bal clôturait les réjouissances du tricentenaire de la Maison des Romanoff et le lendemain la vie devait reprendre son cours normal. Quelle différence entre les mœurs et coutumes d'alors et ceux d'aujourd'hui ! Quel immense abîme sépare le règne des tsars de celui de Lénine et de Staline. Un règne d'élégance, de somptuosité et de courtoisie à jamais enfoui dans le caveau du passé. Une seule chose hélas ! et la plus mauvaise, a survécu à la catastrophe et demeure debout de plus en plus renforcée, l'impérialisme russe qui s’embusque sournoisement derrière le rideau de fer et menace à nouveau la paix mondiale. Quelques jours plus tard, c'est-à-dire dans la première semaine du mois de mars, le patriarche orthodoxe d'Antioche, Sa Béatitude Mgr Gregorios, venait à Saint-Pétersbourg pour rendre visite au Saint-

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Synode de Russie. Le lendemain de son arrivée, Sa Béatitude, en sa qualité de fidèle sujet de Sa Majesté le Sultan se hâtait de se rendre à l'ambassade de Turquie pour présenter ses hommages à l'ambassadeur. Turhan Pacha reçut le patriarche avec la courtoisie dont il était coutumier, et l'invitait à dîner pour le surlendemain. À ce dîner était convié également M. Sabler, Procureur du Saint-Synode et M. de Giers, Grand Maître des Cérémonies de Nicolas II, ainsi que tout le personnel diplomatique de l'ambassade. À son tour, le Saint-Synode rendant la politesse offrait le 10 mars un dîner en l'honneur de Turhan Pacha et invitait à ce dîner également le Conseiller, le Secrétaire et les Attachés de l'ambassade impériale. Cependant le 10 mars coïncidait avec le premier lundi du Grand Carême. Or, dans la Russie orthodoxe d'alors, les coutumes se rapportant aux obligations religieuses étaient très strictement réservées. Et pendant la première, la quatrième et dernière semaine du Carême, on devait faire abstinence complète : pas de viande, pas de réjouissances. Les théâtres et cinémas devaient faire relâche. Pas de musique dans les restaurants, même les plus chics. De plus, les dames s'habillaient en noir et ne portaient pas de bijoux. Le problème était difficile à résoudre, surtout au centre même de l'église orthodoxe. Comment donner un dîner sans offrir un plat de viande ? Pourtant, le Saint-Synode résolut la question très habilement et nous offrit un repas succulent, sans qu'un gramme de viande n'ait été employé pour la préparation des plats. Le menu ci-dessous nous en donnera une idée : Oucha de Sterlets de la Dwina Rastagais Langoustes à la Parisienne Sauce verte Turbot d’Ostende nature Sauce mousseline Rissoles d’huîtres Duxeuil Salade de saison Asperges nouvelles Vinaigrette Pêches à la Montmorency Dessert Café

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Après cette réception, le patriarche resta une semaine encore dans la capitale moscovite et repartit ensuite pour rentrer à Damas. La vie reprit son cours normal, et pendant cette période d'accalmie politique, nous n'avions pas grand chose à faire, sauf les jours où l'ambassadeur allait voir M. Sazonoff et nous faisait chiffrer de longs télégrammes relatant l'entretien qu'il avait eu avec le Ministre des Affaires étrangères. Comme chef, Turhan Pacha était très aimable avec ses collaborateurs et ne les tracassait point par des exigences inutiles, les laissant faire le travail courant de l'ambassade à leur aise. Seulement, il avait l'habitude de se coucher très tard et restait dans son cabinet de travail jusqu'à quatre ou cinq heures du matin. Et alors, lorsque je rentrais le soir, même à une heure très avancée, car j'avais mon logement à l'hôtel même de l'ambassade, comme je l'ai dit plus haut, le portier me disait infailliblement : « Son Excellence prie M. le Premier Secrétaire de monter un instant dans son cabinet » et, cet instant se prolongeait très souvent jusque 5 heures du matin. Turhan Pacha avait chaque fois dans son sac un télégramme à chiffrer ou à déchiffrer, à corriger ou à rechiffrer ; et s'il n'avait absolument rien, il fallait faire la causette et écouter les anecdotes qu'il racontait, parmi lesquels il y en avait quelquefois de bien bonnes. Mais comme il était très affable et bienveillant, je supportais cela de gaîté de cœur. Je déjeunais en général avec le Conseiller Muhiddin Bey, dans son appartement, par suite d'un arrangement que nous avions fait avec le chef cuisinier. Cela nous permettait de manger bien et pas trop cher. Le soir, je prenais mon repas dans un grand restaurant comme Cuba, Contant, L’Ours, etc., dans lesquels tous les secrétaires turcs étaient princièrement reçus et servis, les maîtres d'hôtel et les garçons étant tous Tatars musulmans. Ceux-ci voulaient ainsi, en tant que coreligionnaires, manifester leur sympathie pour la Turquie. Tout cela était très agréable, sauf qu’ils refusaient de nous servir des plats où il y avait du lard ou de la viande de porc. * * *

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J’eus pour la dernière fois l'occasion de rencontrer Nicolas II à la veille de Pâques. Le Samedi-Saint, vers 11 h 30 du soir, le souverain tout-puissant de la Sainte Russie devait se rendre en grande pompe à la cathédrale, pour assister à la cérémonie de la résurrection. Une loge spéciale était réservée à cet effet prêt de la nef, où prenait place le Tsar avec sa suite, et les membres du corps diplomatique. Ceux-ci, et spécialement ceux de religion orthodoxe, assistaient immanquablement à la cérémonie en grand uniforme. L’ambassade impériale ottomane s'abstenait naturellement de prendre part à cette cérémonie, vu son caractère purement religieux. Cependant, étant de religion arménienne grégorienne, j'avais été autorisé par Turhan Pacha à me rendre également à l'invitation qui nous avait été adressé, comme à toutes les autres ambassades. En sorte que, j'ai eu l'occasion d'entendre à quelques pas de l'Empereur, les multiples « Christos Vascrest » (le Christ a ressuscité) que les prêtres répètent à minuit précise à peu près 40 fois si je ne m'abuse. Vers minuit et demie, l'Empereur quittait la cathédrale et rentrait au Palais. Le côté officiel de la cérémonie se trouvait donc terminé. J'ai eu ainsi, moi incorrigible pêcheur devant l'éternel, la chance d'assister à une cérémonie qu'on ne reverra plus jamais, à moins que les magnats bolcheviques se voient obligés de céder la place à un descendant des Romanoff. Ce qui n'est pas très probable. * * * Les arts en général, et spécialement le théâtre et le corps de ballet étaient protégés et subventionnés par l'État. Le Marinsky Théâtre, bâti sur le même modèle que le Grand Opéra de Berlin, avait un corps de ballet considéré comme étant le meilleur de tout le continent européen. Chaque dimanche, la soirée était réservée uniquement à une représentation de ballet. Mais il était très difficile de se procurer une place car tous les fauteuils, ainsi que les loges, étaient arrêtés d'avance pour la saison entière, par les privilégiés de la société pétersbourgeoise. Aussi nous avons dû adresser une lettre de l'ambassade à l'administrateur général des théâtres impériaux, M. Teliakovsky, et c'est ainsi que nous sommes parvenus, Muhiddin Bey et moi, à obtenir, par

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faveur, deux fauteuils d'orchestre pour le ballet « La fille du pharaon », cheval de bataille de la célèbre Pavlova. Cela m'a fourni l'occasion d'admirer l’étoile universellement connue de la danse et de constater à quel point la chorégraphie était avancée en Russie. En dehors du Marinsky Théâtre, il y avait, entre autres, le Narodni Dom, théâtre populaire, bâti en amphithéâtre et également subventionné par l'État, où l'on jouait l'opérette, puis le Théâtre Michel, réservé surtout aux troupes étrangères de passage et spécialement aux artistes de la Comédie-Française. La musique et particulièrement le chant, occupait aussi une grande place dans les mœurs du peuple russe. Ainsi, je me souviens que dans les premiers temps de mon arrivée à Saint-Pétersbourg, toute la ville prenait un vif intérêt à la maladie de la célèbre vedette Anastasie Vialtseva, atteinte d'une anémie pernicieuse. Jeune camériste de la cantatrice et professeur de chant Zorina, Anastasie Vialtseva, par son talent exceptionnel et le charme de sa personne, était peu à peu parvenue à la célébrité. Ses chansons tziganes et réalistes, parmi lesquelles «Gayda troïka», universellement connue, avaient fait d'elle une reine de la chanson. Elle avait fait la conquête d'un officier de la Garde Impériale, le Colonel Biskoupsky, qui avait dû démissionner du régiment de la Garde pour l'épouser. La maladie de la grande divette s'étant subitement aggravée, les sommités médicales qui la soignaient eurent recours à la transfusion du sang. Mais hélas ! à cette époque, cette opération n'était pas pratiquée avec autant de perfection que de nos jours, et rares étaient ceux qui consentaient à donner leur sang. Ce fut donc le mari de la patiente qui offrit le sien. Malheureusement, son sang ne correspondant pas aux qualités requises, la malheureuse succombait quelques jours après la transfusion. Sacrifice combien mal récompensé, car au moment de sa mort, elle dit à son mari qui s'était dévoué pour elle : «C'est toi qui m'as tué, ton sang ne me convenait pas». Avant de terminer mon intermède à Saint-Pétersbourg, je tiens à dire quelques mots sur ses deux musées. Le premier et le plus important est celui de l'Ermitage. Situé sur le quai de la Cour, près du Palais d'Hiver à une centaine de mètres de notre ambassade, il est de la classe des grands musées européens, et renommé surtout par la richesse de sa galerie de tableaux. En effet les plus beaux Rembrandt et les Van

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Dyck les plus recherchés se trouvent dans ce palais de l'Antiquité. Je regrette de ne pouvoir donner de plus amples détails sur ces œuvres ainsi que sur les autres richesses de ce musée, ayant malheureusement égaré mes notes. Je me souviens seulement y avoir vu, entre autres, une chambre spécialement réservée à Napoléon Ier où se trouvait la statue de l'empereur, son uniforme, son épée et une masse d'effets abandonnés par l'armée française pendant sa retraite de 1812. Quant au second, le Musée Alexandre III fondé par le tsar répondant à ce nom, il est situé tout près du Théâtre Michel et réservé plus spécialement aux œuvres nationales russes. Je me souviens y avoir admiré quatre grandes toiles d'Ayvazovsky, représentant le déluge universel. Ces tableaux ont une valeur énorme en tant qu'ils font exception à la spécialité du peintre. Ayvazovsky était venu à la fin du siècle dernier à Istanbul et avait été l'hôte de mon grand-père dans sa villa de Prinkipo où il s'était reposé environ une quinzaine de jours. Avant son départ, il lui avait fait cadeau d'une toile représentant les lions dans le désert, également classé parmi les rares exceptions faites par le Maître à son genre qui est la marine. Le musée Alexandre III est très riche des œuvres purement slaves. On y trouve les tableaux de tous les grands maîtres russes du pinceau et de la palette, tandis que les étrangers reçoivent l'hospitalité à l'Ermitage. Une galerie destinée aux statues, une autre à l'art décoratif, et enfin une quatrième contenant les œuvres artistiques de tous genres complètent ce musée. * * * Nos relations avec la France étaient tout à fait amicales, car la France voulait renforcer son influence en Orient pour contrecarrer celle de l'Allemagne qui devenait de plus en plus prépondérante et la Sublime Porte projetait, de son côté, de lancer un emprunt à la Bourse de Paris. En effet, Cavid Bey, Ministre des finances, s'était rendu à en France dans la première quinzaine de janvier, et après un séjour d'environ trois mois dans la Ville Lumière, employé à de laborieuses négociations, il était parvenu à conclure un accord financier assurant un emprunt de 500 millions de francs. Cavid est entré Istanbul le 11 avril, avec dans sa valise le texte signé de l'accord. Le succès de l'éminent

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financier ottoman était d'autant plus méritoire qu'il avait discuté les conditions de l'emprunt dans un moment où l'opinion publique en France était surexcitée par deux affaires ayant eu un retentissement mondial. La première, la question des usines Putiloff, intéressait vivement les financiers français et compromettait le prestige de l'État. Aussi, la nouvelle de l'achat de ces usines par la maison allemande Krupp avait-elle éclaté comme une bombe à Paris le 30 janvier, malgré le démenti de l'agence télégraphique de St. Pétersbourg, et avait provoqué une interpellation à la Chambre. Les usines Putiloff, ayant déclaré qu'on avait répondu aux avances germaniques qu'après de vaines négociations avec les établissements financiers français, pour une augmentation du capital, l'affaire avait acquis un caractère de gravité susceptible de faire tomber le Cabinet. L’énervement des cercles politiques français était donc très compréhensible, ces bruits étant considérés comme fâcheux pour le beau renom de l'alliance franco-russe, à un moment surtout où les relations entre la Triple Alliance et la Triple Entente étaient plus que jamais tendues et l'horizon politique chargé de sombres nuages. La seconde était ce qu'on appelle couramment « L'affaire de la rue Drouot », c'est-à-dire l'assassinat de Gaston Calmette, par Mme Caillaux, survenu avant que l'opinion publique ne se soit calmée, et juste au moment où l'affaire Rochette était sur le tapis, remplissant les colonnes des quotidiens parisiens. Mais en France, à côté des questions les plus sérieuses, il a presque toujours quelque chose qui met une pointe de gaieté. Cette fois-ci, ce fut le clergé français qui réussit à dérider les fronts les plus taciturnes. En effet, pendant que Putiloff traitait avec les Allemands, que Mme Caillaux déchargeait son Browning, que Gaston Calmette préparait son chantage, que Caillaux était sur la sellette et que le fameux brasseur d'affaires Rochette avait pris la poudre d'escampette et se pavanait sur la place de Karaköy à Istanbul, l'évêque de Paris lançait un manifeste interdisant le tango comme danse immorale ! Pauvre humanité ! ! Avec les autres grandes Puissances, aucun changement saillant n'était à remarquer. On avait déjà oublié aussi bien la guerre de la Tripolitaine que l'annexion de la Bosnie-Herzégovine, par suite de

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l'amitié que l'Allemagne, alliée de l'Autriche et de l'Italie, nous témoignait soit dans les relations commerciales, soit dans les questions militaires, en nous fournissant des armes et en nous envoyant des missions, chargées d'instruire l'armée impériale et d’initier les officiers de terre et de mer à l'emploi des nouvelles armes ainsi qu'à la stratégie moderne. Le Général Liman von Sanders était le chef de la plus importante de ces missions. Cependant, au cours de ces trois mois, un mouvement assez important avait eu lieu parmi nos ambassadeurs. Ainsi, Turhan Pacha avait été rappelé le 15 février et remplacé par Fahreddin Bey, envoyé comme gérant de l'ambassade impériale à Saint-Pétersbourg, Hüseyin Hilmi Pacha, ambassadeur à Vienne, auquel on avait offert ce poste, n'ayant pas accepté. D'autre part, Osman Nizami Pacha avait été nommé à Washington, et Rüstem Bey à Cettigné. Sefa Bey avait été maintenu à Bucarest, Tevfik Pacha à Londres, Rifat Pacha à Paris et Nabi Bey à Rome.

3 BELGRADE À LA VEILLE DE LA GUERRE MONDIALE

Vers la fin de l'automne je suis rentré à Istanbul en passant par Moscou et Odessa. Le cabinet Saïd Halim Pacha avait déjà conclu les traités de paix avec la Grèce et la Bulgarie et était en train de discuter les conditions de paix avec la Serbie. Malheureusement, un désaccord sur la question des nationalités et celle des cimetières musulmans avait arrêté momentanément le cours des négociations. Cette rupture dura quelques mois, jusqu'au moment où la Russie ayant intervenu par le canal de son chargé d'affaires à Istanbul M. Gouelkievitch, les points en litige furent aplanis et l'accord conclu. Là-dessus, M. Dragomir Stéfanovitch, Secrétaire Général du Ministère des Affaires étrangères de Serbie vint à Istanbul pour mettre au point avec Reşid Bey, délégué ottoman, les détails du traité définitivement signé le 14 mars 1914 par les deux plénipotentiaires sus nommés. En attendant la ratification du traité, le Ministère des Affaires étrangères préparait le cadre de la nouvelle mission qui devait représenter l'empire à Belgrade. Le choix balançait entre Cevad Bey, conseiller de l'ambassade à Washington et Muhtar Bey, ministre à Athènes, mais le gouvernement impérial ne voulait pas prendre une décision définitive avant de connaître le nom de l'envoyé serbe. On mettait en avant la nomination de M. Dragomir Stéfanovitch, à moins que M. Nenadovitch, cousin du roi, déjà ministre à Istanbul avant la guerre, ne soit chargé de rejoindre son ancien poste. Quant au personnel, Saïd Halim Pacha sur la recommandation de Talat Bey qui me protégeait, m'avait nommé le 19 mars Premier Secrétaire avec le titre de Conseiller de la future légation à Belgrade. D'ailleurs, à cette époque, la mission impériale ottomane n'était pas

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encore érigée en ambassade le premier secrétaire d’une légation, venant immédiatement après le chef de la mission, était, ipso facto, conseiller et devenait automatiquement chargé d'affaires en absence du ministre plénipotentiaire. La nouvelle de ma nomination me fut donnée par M. Stéfanovitch même que je rencontrais dans les corridors du ministère. Il me félicita et me dit, en souriant : « On m’a consulté à votre sujet, et j'ai assuré votre ministre que vous serez toujours bien reçu à Belgrade ». Tout en le remerciant de son amabilité, je lui souhaitais bon voyage car il partait le jour même pour la capitale serbe. Environ trois semaines plus tard, le traité était ratifié mais ni la Sublime Porte ni le gouvernement serbe n'avaient pris une décision sur la personne des ministres qui devaient être envoyés respectivement à Belgrade et à Istanbul, les légations restaient toujours sans titulaires. En attendant, la Serbie avait désigné M. Milan Georgévitch comme chargé d'affaires sur pied à Istanbul. Saïd Halim Pacha, à son tour, me donna l'ordre de partir immédiatement pour rejoindre mon poste à Belgrade également comme chargé d'affaires sur pied, en attendant qu'une décision soit prise sur la personne des titulaires pour les deux délégations respectives. Je partais donc par l'Orient-Express le soir du 7 avril 1914. Laissons pour l'instant le rapide parcourir les mille et soixante et un kilomètres qui séparent Istanbul de Belgrade et jetons un coup d'œil sommaire et rétrospectif sur les événements qui se succédèrent sur le continent européen pendant ce premier trimestre de l'année fatale 1914. * * * À Istanbul, le gouvernement de l'Union et Progrès tâchait de cicatriser la paix ouverte par le désastre de la Guerre balkanique et ramener à l'état normal les relations avec les petits États avoisinants. Déjà, la paix était faite avec la Grèce et Galib Kemali Bey, nommé à Athènes, était parti pour son poste le 19 janvier, M. Panas, Ministre de Grèce ayant également rejoint le sien à Istanbul il en était de même avec la Bulgarie, et Fethi Bey avait présenté déjà depuis quelque temps ses lettres de créance à Sa Majesté Ferdinand Ier de Bulgarie.

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Même des négociations pour un traité de commerce étaient en cours, lesquelles pourtant, avaient dû être interrompues pour un certain temps, les deux parties ne pouvant s'entendre sur la question des Pomaks. Le Comité de l'Union et Progrès était entièrement maître de la politique intérieure et l'influence du Ministre de la Guerre, Enver Pacha, s'affermissait malheureusement chaque jour davantage, surtout après son mariage avec la Princesse Naciye, nièce d'Abdülhamid, célébré le 21 février au palais de la Sultane. Et j'ai dit malheureusement, car Enver Pacha était entièrement pris dans le filet de la diplomatie germanique, convaincu que les armées de Guillaume II étaient imbattables. Ayant occupé le poste d'attaché militaire à Berlin après la proclamation de la Constitution, il se trouvait sous l'influence des dirigeants de la Wilhelmstrasse, dont il suivait aveuglement et sans s'en rendre compte les instructions, croyant bien faire. Dans les contrées avoisinantes de nos frontières européennes le calme n'était établi que superficiellement, et même pas du tout, en certains endroits. La Bulgarie n'avait pu oublier sa défaite dans le second acte de la Guerre balkanique et l'anéantissement de ses aspirations les plus chères concernant la conquête et l'annexion de toute la Macédoine. Celles-ci désormais n'étaient plus qu'illusions dont la réalisation était plutôt problématique. Aigrie par ses revers, elle en voulait à ses voisins et surtout à la Serbie. L'Albanie, tel un enfant turbulent qui vient de naître, ne savait plus donner de la tête. Les yeux bandés comme si elle jouait à colinmaillard, elle cherchait un roi pour le placer sur son trône. Dès les premiers jours de janvier, le Prince de Vied posait sa candidature et faisait la navette entre les grandes capitales pour obtenir le consentement des dieux de la politique. Enfin, il réussit, et le 25 février, une députation présidée par Esad Pacha lui offrit le trône d'Albanie sur un plateau hélas ! non pas en or, mais tressé de chimères, car son règne ne dura pas longtemps. En effet, le gouvernement du Prince de Vied présidé par Turhan Pacha, qui avait présenté sa démission à la Sublime Porte dès la proclamation de l'indépendance albanaise pour servir l'Albanie, ne parvenait pas à mater l'insurrection épirote, provoquant journellement des rencontres sanglantes avec les troupes albanaises, malgré la médiation de la Commission Internationale de Contrôle dont

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les efforts demeuraient stériles ou plutôt n'aboutissaient qu'à obtenir une accalmie éphémère, l'insurrection reprenant de plus belle chaque lendemain. L'année 1914 avait trouvé la Serbie à peu près remise des deux dernières guerres dont l'issue avait été doublement heureuse pour elle. Le cabinet Passitch constitué le 9 janvier, était toujours au pouvoir, et travaillait assidûment au relèvement complet du royaume dont le territoire avait atteint une superficie environ double de celle d'avantguerre. Pour cela, il fallait tout d'abord, nationaliser le réseau ferroviaire, aussi les négociations furent-elles engagées le 16 janvier avec les chemins de fer orientaux pour le rachat du tronçon situé en territoire serbe. Ensuite, il s'agissait d'équiper l'armée en vue des événements futurs. Un emprunt de 300 millions devant servir aux armements, fut donc conclu le 21 janvier et fut affecté entièrement à l'armée. Enfin, il fallait renforcer la frontière orientale. D'abord, du côté de l'Albanie et de l’Epire où l'insurrection avait acquis un caractère chronique et dangereux au point que le gouvernement serbe fut obligé de décréter une mobilisation le 2 février sur la frontière albanaise. Ensuite, du côté de la Bulgarie qui, comme l'avons dit plus haut, ne pouvait se résoudre à courber la tête devant sa défaite, et non seulement nourrissait des projets de revanche, mais les proclamait à haute voix. Aussi, les étudiants serbes, ayant proposé le 21 février aux Bulgares de fonder une société mixte dans le but de travailler au rapprochement des deux pays, ceuxci avaient refusé catégoriquement, ne voulant entendre parler d'aucun rapprochement. Avec ses voisins occidentaux, la Serbie entretenait des relations normales en apparence, car les comités serbes continuaient à travailler sourdement en Bosnie, fomentant des troubles et des incidents dont la fréquence donnait du fil à retordre à l'administration autrichienne. Par contre, les relations avec la France en tant qu'alliée de la Russie, étaient au plus haut degré amicales, et, quand à la Russie ellemême c'était plus que jamais le Petit Père, d'autant plus que la Princesse Hélène de Serbie avait épousé, répétons-le, le Prince Jean, fils aîné du grand-duc Constantin et avait eu un enfant dont le prince héritier Alexandre devait être le parrain. Aussi, le 26 janvier, le prince, accompagné de M. Passitch, se rendait à Saint-Pétersbourg tenir sur les fonts baptismaux le nouveau-né de sa sœur, et à cette occasion, on

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parlait de son mariage avec l'une des filles du tsar Nicolas II, ajoutant que le Roi Pierre, fatigué et déjà souffrant, abdiquerait en faveur de son fils après le mariage. Le 7 février, les nouvelles élections pour la Skouptchina eurent lieu et le parti radical ayant eu le dessus, M. Passitch demeure au pouvoir comme auparavant. Entre-temps, le Gouvernement serbe veut aussi mettre de l'ordre dans ses relations avec les puissances religieuses. Il entame, dès le 16 janvier, des négociations avec le Saint-Siège pour la conclusion d'un concordat, et les pourparlers ayant abouti bientôt, le concordat est signé à Paris le 19 mai par le nonce du Pape et le ministre plénipotentiaire de Serbie. D'autre part, M. Dragomir Stéfanovitch est chargé de discuter avec le patriarcat œcuménique le rattachement à l'église autocéphale serbe de certains diocèses situés dans les Balkans. Mais le Saint-Synode, moins paternel que le Vatican, refuse la demande du gouvernement de Belgrade et les négociations sont définitivement rompues le 28 mai par suite de l'intransigeance du Phanar. Le 9 avril, à 9 h 30 du soir, l'Orient-Express, après avoir parcouru vaillamment les mille et soixante et un kilomètres, entrait en gare de Belgrade. Münib Bey, secrétaire archiviste de la Légation Impériale, chargé de la garde des archives pendant toute la durée de la rupture des relations, était venu me chercher à la gare, accompagné de notre fidèle Mustafa, lequel avait cumulé les fonctions de maître d'hôtel et de valet de chambre, les dernières semaines de l'avant-guerre. C'est avec une grande émotion que je donnais l'accolade à ces deux vieux amis et pris place avec eux dans la voiture devant nous conduire at home. Après notre départ de Belgrade, Mustafa avait épousé mon ancienne bonne, Maria, et le Baron Griesinger, chargé de la protection de nos intérêts, leur avait permis de loger à l'hôtel de notre Légation. Maria avait donc déjà préparé ma chambre, en sorte que je puis me reposer tout de suite après avoir lancé le télégramme traditionnel annonçant que j'avais pris possession de mon service. Le lendemain matin, je me rendis tout d'abord à la légation d'Allemagne pour remercier le Baron Griesinger, d'avoir pris soin de nos ressortissants pendant les dix-huit mois de notre absence, et ensuite au Ministère des Affaires étrangères pour faire ma visite offi-

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cielle. M. Passitch, Président du Conseil, détenant en même temps le portefeuille des Affaires étrangères, étant absent, je fus reçu par le Secrétaire Général, et M. Mable Grouitch, avec lequel nous eûmes un entretien très amical, me fixa une audience pour le surlendemain chez M. Passitch. Le Ministère des Affaires étrangères était, à cette époque, contiguë avec le Palais Royal, et je n’eus donc que quelques pas à faire pour m'inscrire, comme d'usage, dans le registre réservé respectivement au Roi, au Prince Héritier Alexandre et au Prince Paul. Le Prince Georges étant en voyage, depuis son indication, n'avait pas de registre au Palais, et s'il rentrait parfois à Belgrade, il recevait chez lui sans cérémonie. Rentré à la Légation, je priais Munib bey et notre vieux drogman, M. Schmidt, de déjeuner avec moi chaque jour, suivant la tradition établie par Fuad Hikmet Bey. C'était l'heure où on pouvait bavarder de choses et d'autres sans se préoccuper des différences hiérarchiques. Maria était une cuisinière émérite et s'était encore plus perfectionnée auprès du chef que Fuad Hikmet Bey avait fait venir de Vienne lors de la visite à Belgrade du Prince Héritier Yusuf İ zzeddin Efendi. Aussi, elle s'était surpassée pour ce premier déjeuner et nous avait servi un repas succulent qui nous mit tous de bonne humeur. Après le déjeuner, je priais M. Schmidt de me faire son rapport sur les événements des derniers temps. Citoyen luxembourgeois, établi à Belgrade depuis de longues années, il avait depuis plus de 20 ans fait le service de la presse de la légation et avait toute notre confiance. Dès qu'il commença son rapport, la bonne humeur engendrée par l'art culinaire de Maria s'était, hélas ! brusquement envolée car je me heurtai dès le premier jour de mon arrivée à une question des plus épineuses. — La Skouptchina, me dit le vieux Schmidt, avec son accent luxembourgeois, a voté dernièrement une loi pour régler la question des propriétés, et déterminer en même temps la colonisation des citoyens serbes dans les territoires annexés après la Guerre balkanique. D'après cette loi, il est accordé un délai d'un an aux anciens habitants de ce territoire ayant émigré en Turquie, pour faire valoir leurs droits de propriété. Ce délai passé, leurs biens seront atteints de prescription en faveur de l'État. Le roi a signé le 9 mars un Ukase, sanctionnant la loi.

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Ceci équivalait tout simplement à déposséder les nombreux émigrés, pour la plupart petits propriétaires plus ou moins illettrés, lesquels n'auraient même pas eu, peut-être, connaissance d'une telle loi, et qui, certainement, seraient dans l'impossibilité de faire valoir leur droit en si peu de temps, et auraient ipso facto perdu leurs biens. Ce qui était le plus ennuyeux, c'est que le roi ayant apposé sa signature, la loi était déjà devenue parfaite et exécutoire. Je lançai immédiatement un télégramme chiffré à Istanbul, demandant des instructions urgentes. Le surlendemain, je reçus une dépêche, m'intimant l'ordre de faire des démarches sévères auprès du gouvernement serbe en disant que cette mesure était une spoliation. Cette dépêche rédigée, comme je le sus plus tard, par Abro Bey, Conseiller Légiste de la Sublime Porte, me mit dans un nouvel embarras. Abro Bey, tout en étant un excellent légiste, était un très mauvais diplomate. Comment pouvais-je dire au Ministre des Affaires étrangères de Serbie, qu'il était un spoliateur, surtout à un moment où nous venions de faire la reprise des relations diplomatiques, après une guerre dont nous étions sortis vaincus. On m'aurait retourné ma note accompagnée très probablement de mon passeport. Il fallait agir avec prudence et habileté et trouver la manière et le temps qui nous aurait donné gain de cause devant un fait accompli et une loi devenue déjà parfaite et exécutoire par la sanction royale. Je regardais ma montre. Il était trois heures et demie et j'avais mon audience avec le Président du Conseil, Ministre des Affaires étrangères à quatre heures. Je remis donc la dépêche à Münib Bey pour l'enregistrement et pris le chemin du Ministère des Affaires étrangères, en me disant: «attendons demain. La nuit porte conseil». M. Passitch me reçut très aimablement. Sa grande barbe blanche lui donnait un air de bonhomie patriarcale, qui cachait une intelligence puissante et un esprit toujours en éveil. Après avoir causé une dizaine de minutes de-ci, de-là, et épuisé toutes les formules de circonstance, il me dit qu'il était convaincu que les relations amicales entre l'Empire ottoman et la Serbie donneraient des résultats très favorables pour le maintien de la paix dans les Balkans, et m'assura de son entière assistance toutes les fois que j'aurai besoin de lui. C'était le bon moment. J'attrapai la balle au bond.

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— Je vous remercie, Monsieur le Président, lui dis-je, de votre bonté, car j’ai justement besoin de votre assistance pour une question qui est de la plus haute importance pour nous. Et je lui exposai brièvement les conséquences de la loi en question dont l'application serait fatale pour des centaines de familles, faisant ressortir l'impression pénible qu'elle engendrerait en Turquie, et le réflexe que cela pourrait avoir sur les relations futures entre les deux pays. — Je suis convaincu, ajoutai-je, que le Gouvernement Royal, en rédigeant cette loi n'a jamais eu l'idée d'enlever à ces malheureux déjà si durement éprouvés par la guerre et forcés par les circonstances d'abandonner leur foyer, les terres qu'ils avaient cultivées de père en fils. Je suis persuadé que c'est une inconséquence du rédacteur de la loi, un détail malencontreusement échappé à l'examen de la Skouptchina, et que le Gouvernement Royal, dans son impartialité et ses sentiments de haute équité, voudra certainement rectifier. M. Passitch me regarda un bon moment, puis, souriant, il me répondit — Bien, je ferai quelque chose pour vous. Envoyez-moi une note verbale demain, et j'essaierai. Puis, il se leva, ce qui signifiait que l'audience était terminée. Ce n'était certes pas uniquement pour mes beaux yeux, ni pour l'amour profond qu'il aurait eu à l'égard de l'Empire ottoman que le Président du Conseil avait eu ce geste. Je suppose que dans sa puissante perspicacité, M. Passitch flairait, en bon chien de chasse, quelque chose dans l'atmosphère politique, et avait comme un pressentiment de la catastrophe de Sarajevo, qui devait survenir à peine deux mois après. Il voulait donc ménager ses voisins, et se faire des amis plutôt que des ennemis, surtout parmi ceux qui se trouvaient être voisins des frontières orientales de la Bulgarie. Quel qu'en soit le motif, le fait est qu'il tint parole. La loi fût retournée à la Skouptchina, l'article en question amendé, et le délai d'un an accordé pour la prescription fut porté au délai normal du Code civil. J'en informai immédiatement Istanbul, et le Bureau des Conseillers Légistes a probablement pensé que c’est son fameux télégramme parlant de spoliation (je retiens le mot) qui nous avait fait

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obtenir gain de cause car j'attends encore l'accusé de réception de mon rapport communiquant le succès de ma démarche. Le lendemain du jour où j'avais eu mon audience chez le Président du Conseil, étant sorti dans la matinée, je rencontrais M. Coullard Descos, Ministre de France dont j'ai eu déjà maintes fois l'occasion de parler. — Ah, me dit-il, vous voilà déjà revenu ! Eh bien, vous n'avez pas beaucoup changé, tandis que moi j'ai beaucoup vieilli. Sur un geste de protestation de protestation de sa part : — Oui ! Oui ! Allez, je sais bien ce que je dis et puis, je me sens fatigué, très fatigué. Au fait, si vous n'avez rien de mieux à faire, venez déjeuner avec moi. Vous me ferez plaisir. Nous bavarderons un peu. M. Descos était un homme très cultivé en même temps qu'un écrivain de valeur. Nous avions fait avec lui un voyage d'agrément en 1911 à travers la péninsule de l'Istrie. Partis d’Abazzia en auto, nous avions parcouru toute la région pour aboutir huit jours après Trieste. Compagnon de voyage très agréable il m'avait beaucoup intéressé par son érudition et j’avais énormément profité de ses vastes connaissances. Il était en train d'écrire, à cette époque, un nouveau livre dans lequel il devait parler justement de l'Istrie, de ses habitants, de ses mœurs et de son histoire. C'est pourquoi, il observait beaucoup et prenait des notes. Quand nous arrivions dans un village, il savait déjà si c'était un village dalmate ou un village italien, car dans le premier cas, un grand calme et un profond silence régnait sur tout le village, tandis que dans le second, avant même d'y entrer, on était entouré de petits gosses, pieds nus, qui demandaient à tue-tête : soldi ! soldi ! des sous, des sous. Le Ministre de France avait une très bonne cuisine et un personnel bien stylé et, de plus, il recevait ses invités avec beaucoup de simplicité. Pendant le repas, après avoir causé de choses et d'autres, il me donna deux conseils que je n'oublierai jamais. — Mon ami, me dit-il, vous êtes encore jeune et c'est pour la première fois que vous occupez un poste avec responsabilité, eh bien, n'oubliez pas qu'il ne faut jamais faire trop de zèle, surtout en diplomatie ; ensuite, soyez persuadé qu'on n’invite jamais personne que par intérêt. Donc, tâchez de vous rendre toujours intéressant.

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J'ai eu plusieurs fois l'occasion de constater au cours des années qui se sont écoulées depuis, combien il avait eu raison. Malheureusement, quelques semaines après ce déjeuner, une crise nerveuse, ayant dégénéré dans la suite lentement en aliénation mentale, avait forcé le Quai d'Orsay à le relever de son poste et à le remplacer, comme nous le verrons plus loin, par M. A. Boppe, Conseiller de l'Ambassade de France à Istanbul. Entre-temps, l'insurrection en Épire continuait avec toute son intensité et obligeait la Serbie à envoyer des forces sur les frontières de l'Albanie et la Grèce, sans préjudice des troupes qu'elle devait maintenir sur les frontières de la Bulgarie. En effet, l'ancienne principauté devenue royaume, ne pouvait se consoler des revers subis dans le deuxième acte de la guerre balkanique, et de l'anéantissement de son ambition immodérée d'une grande Bulgarie. Aussi chaque fois que l'occasion se présentait, elle provoquait des manifestations hostiles contre sa voisine occidentale, et à peine quelques semaines auparavant, pendant la représentation de la pièce «Le vieux soldat» à Sofia, le public avait hué la Serbie et, chose étrange, même la Russie. Or, pendant qu'on se battait dans les montagnes de l’Épire et qu'un malaise inquiétant régnait dans les Balkans, un vent d'exquise politesse soufflait par contre, sur les grandes capitales, une accalmie, hélas ! factice, comme celle qui précède les grandes tempêtes, se manifestait dans les relations de la diplomatie européenne. On se serait cru à la veille de la saison des fêtes, on échangeait des visites, on se faisait des compliments, les ministres se payaient des week-ends réconfortants, et tout semblait être pour le mieux dans le meilleur des mondes. Ainsi le 21 avril, le Roi George V et la Reine d'Angleterre se rendaient en grande pompe en France et Paris acclamait avec enthousiasme le fils de son enfant gâté de jadis, Édouard VII. Le couple royal était accueilli partout sur son passage par une effluve de sincère sympathie, partant du cœur même de la France, et la Reine Marie était couverte de fleurs que les midinettes lançaient à qui mieux mieux, sur son carrosse. La Grande-Bretagne faisait la cour à Marianne et Marianne lui rendait ses baisers. C'était une éclatante manifestation de l'Entente Cordiale qui laissait supposer que cette en-

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tente deviendrait bientôt une alliance à l'instar du mariage qui suit les accordailles. Quelques semaines plus tard, soit le 11 mai, une mission formée de Talat Bey et d’İzzet Pacha se rendait à Livadia pour saluer l'Empereur de Russie et porter une lettre autographe de Mehmed Reşad V à Nicolas II. On attachait une grande importance à cette démarche traditionnelle de courtoisie vu le choix des délégués qui composaient la mission. Enfin, pour clôturer la série des visites, Nicolas II, à son tour, se rendait à Constanza pour rendre visite à Carol Ier de Hohenzollern, Roi de Roumanie. Une réception extrêmement fastueuse lui avait été réservée, et les cercles politiques interprétaient ce voyage comme une démarche ayant pour but d'attirer la Roumanie dans l'orbite de la Triple Entente. Vers la fin de mai, İbrahim Grandi Bey, nommé deuxième secrétaire de la délégation impériale, arrivait enfin à Belgrade. C'était un événement très heureux pour moi, je pouvais lui confier les affaires courantes ainsi que la revue de la presse, et m'occuper plus sérieusement de la situation politique et militaire du pays, car n'ayant pas encore d'attaché militaire, je devais recueillir autant que possible, moi un profane de l’art militaire, également des informations sur l'état de l'armée et les mouvements des troupes. Malheureusement, mon soulagement ne dura qu'une quinzaine de jours seulement, mon pauvre collègue étant tombé malade, et obligé de garder la maison, ne faisant que de rares apparitions à la chancellerie de la Légation Impériale. Entre-temps, le Cabinet Passitch donnait sa démission et le Roi invitait au Palais tous les chefs des différents partis pour conférer avec eux. On parlait de l'arrivée au pouvoir de J. Davidovitch, leader du parti de l'opposition. Mais celui-ci n'ayant pas réussi, le Roi confirma au pouvoir M. Passitch qui parvint à former son nouveau cabinet le 11 juin. Ce fut le dernier acte politique du roi Pierre 1er, car 12 jours plus tard, soit le 23 juin, il abdiquait, en confiant la Régence au Prince Héritier Alexandre. L'Officiel publiait dans l'après-midi du lendemain, une proclamation du roi, disant :

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LES BALKANS ET LA RUSSIE Etant empêché par ma maladie d'exercer pendant quelque temps le pouvoir royal, je décrète, sur la base de l’art. 69 de la Constitution, que le prince héritier Alexandre règne en mon nom, pendant la durée de ma cure. Je recommande aussi à cette occasion, ma chère patrie à la protection du tout-puissant. Donné à Belgrade, le 11/24 juin.

Les journaux accueillirent cette nouvelle avec sympathie. Les articles parus dans la presse furent tous favorables au jeune Prince, et exprimèrent des vœux pour que celui-ci justifia la confiance du Roi et du peuple comme il l'avait jadis justifié, par la façon dont il s'était acquitté de sa tâche, comme commandant de la Première Armée serbe pendant la dernière guerre. Et le premier acte du nouveau Régent fut de signer le lendemain même, le 25 juin, la dissolution de la Skouptchina, fixant les nouvelles élections pour la mi-août. * * * L'été 1914 avait été plus précoce que de coutume, et dès le premier jour du mois de juin, une chaleur caniculaire prématurée exerçait une action déprimante, annihilant toute volonté de travail. Les années précédentes, je demandais une permission de huit jours à mon chef et faisais un tour jusqu'à Abazzia, en passant par Budapest. Je rentrais au bout de la semaine à Belgrade, frais et dispos. Mais ceci n'était pas possible à une époque où j'étais presque seul, et ne pouvait quitter un seul jour mon poste. À ce propos, je me souviens d'une petite aventure assez plaisante qui m'arriva pendant l'été 1912 lors de mon passage à Budapest pour me rendre sur les bords de l'Adriatique et y respirer un peu l'air reposant de la mer. Je me permettrai d'interrompre pour l'instant le cours aride de mon récit et de la raconter, avant de m'enfoncer davantage dans le dédale des événements politiques qui malheureusement, prenaient de jour en jour, une tournure de plus en plus tragique. Le jour même de mon arrivée à Budapest, je rencontrais à l'entrée de la grande avenue Andrassy Ut, la comtesse de Szögeny. Son mari, Georges de Szögeny, était délégué du ministère du Commerce de Hongrie auprès de la Légation austro-hongroise à Belgrade. Je m'arrêtai pour la saluer et lui donner des nouvelles de son mari avec lequel

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nous avions justement fait la veille de mon départ, une partie de bridge après un dîner à la Légation d'Allemagne. La comtesse était accompagnée d'une dame très élégante, entre les deux âges à laquelle, elle me présenta. C'était Mrs Astor, la femme du millionnaire américain. Lorsqu'elle entendit parler de bridge, Mrs Astor se retourna vers moi et — Aho … Vous jouez le bridge ? dit-elle avec un fort accent américain. — Mais oui, Madame. — Comme c'est bien… vo volez faire un party avec nous ce soir ? — Avec grand plaisir, Madame. — Alors, à neuf heures dans le salon de l’Ungaria. L'hôtel Ungaria et le Donau Palace, plus tard le Ritz, étaient à cette époque les deux hôtels les plus smarts de la capitale magyare. Mais la vieille aristocratie du pays donnait sa préférence à l'Ungaria. Après les avoir quittés, je me repentis franchement d'avoir accepté, ne sachant pas à quel taux la femme du nabab américain et ses compagnons avaient l'habitude de jouer. Les 300 malheureuses couronnes que j'avais dans mon portefeuille et qui suffisaient amplement à mon voyage auraient pu être tout à fait insuffisantes pour une partie de cartes avec un enjeu américain. Quand même, je pris mon parti en me confiant à la protection du Tout-puissant, et le soir, j'endossai vaillamment mon smoking pour me rendre à l'invitation de Mrs Astor. Elle était déjà devant la table de jeu avec deux autres nièces de l'Oncle Sam. Après les présentations d'usage, je m'assis à la place qui m'avait été réservée à sa droite, et coupai le paquet de cartes qu'elle me présenta gentiment. Tout en distribuant, la charmante Américaine dit avec son plus gracieux sourire : — Nous jouons pour rien… n'est-ce pas ?... Seulement pour passer le temps. Vous n'avez rien contre ? J'inclinais la tête en guise d'acquiescement. D'ailleurs, je n'étais pas du tout fâché au fond, quoique au bout de deux ou trois coups je m'aperçus que mes appréhensions avaient été vaines et que j'avais affaire à trois mazette de toute première classe.

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Vers 11 h 30, le jeu ayant pris fin, émerveillée de ma science et de la maîtrise de mon jeu (au royaume des aveugles, les borgnes sont rois) Mrs Astor, désirant exprimer sa satisfaction, me dit à brûle pourpoint, tout en m'offrant des chocolats de chez Gerbault : — Est-ce que vous venez de temps en temps à Washington ? — Comment ?... À Washington ? Oh ! non Madame, malgré le vif désir que j'ai de visiter votre beau pays. — Aho ! Ça ne fait rien mais si vous venez un de ces jours venez me voir je reçois le vendredi. — Et moi, je reçois le mardi, renchérit sa charmante voisine de droite, une belle blonde. Ai-je besoin de dire qu'elles attendent encore ma visite ! D'autant plus, qu'à cette époque, on ne volait pas comme de nos jours, en quelques heures de Londres à New York. Aussi, malgré la si aimable invitation, bien américaine, de ces dames, je rentrais tranquillement à Belgrade le surlendemain pour reprendre mon service. Certes, je les aurais volontiers accompagnées jusqu'au Nouveau Monde, et même peut-être jusqu'à l'autre monde, si j'avais pu, mais il est probablement écrit que je mourrai avant d'avoir visité la terre de Christophe Colomb. * * * Le 28 juin 1914, malgré la saison d'été qui vient de commencer, le temps est sombre. De gros nuages s'amoncellent sur la ville. L'air est lourd, on se sent oppressé, le cœur angoissé, les nerfs tendus. Toute l'ambiance fait présager un malheur. C'est le Vidovdan, anniversaire de la bataille de Kossovo de 1339 où Amurât I, assassiné par le Serbe Miloche, périt au milieu de son triomphe. Toute la Serbie se recueille et se remémore à travers les siècles cet anniversaire historique. Les magasins sont fermés. Les ministères et les administrations chôment. C'est un jour de deuil et tous les Serbes pleurent la défaite de leurs armées dont le résultat fut l'assujettissement des tribus slavones. Comme d'habitude, mes collaborateurs İbrahim Grandi Bey, le deuxième secrétaire, et Münip Bey archiviste ainsi que notre vieux Schmidt déjeunent avec moi. C'est l'heure du repos, des échanges

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d'idées, chacun de nous expose ses impressions sur la situation politique. À un moment donné, Schmidt nous fait une dissertation que nous écoutons, d'ailleurs, d'une oreille distraite, sur les nouvelles visées des comités serbes. Ceux-ci, explique-t-il, n'ayant plus rien à faire en Macédoine, ont transporter leurs activités dans ceux des territoires occidentaux dont la population d'origine serbe, se trouve sous la domination de la couronne habsbourgeoise, c'est-à-dire en Bosnie spécialement. À vrai dire, n'attachant pas grande importance à ce discours que je considérais comme la répétition d'un thème archiconnu, je lui demande de me donner plutôt son opinion sur les élections de la Chambre et me dire s'il croit que les radicaux, parti de Nicolas Passitch, auront de nouveau la majorité. Après le café, je donne congé à mes collaborateurs et je sors à mon tour dans l'intention de faire quelques visites. Il est environ trois heures de l'après-midi. Arrivé sur la Place du Théâtre, à une centaine de mètres de l'hôtel de la légation, j’aperçois à quelques pas de moi M. Dragomir Stéfanovitch, récemment rentré d'Istanbul et nommé Directeur de la Presse au Ministère des Affaires étrangères. C'est un vieil ami, que j'avais beaucoup connu pendant mon premier séjour à Belgrade, lorsqu'il était secrétaire à la Direction Politique et que j'avais rencontré à Istanbul, quelques mois auparavant, comme délégué faisant partie de la mission chargée de négocier le traité de paix. Il avait l'air soucieux, les sourcils froncés, il semblait absorbé à tel point que j'ai dû l'interpeller : — Bonjour, cher ami — Ah ! ah ! Bonjour, bonjour. — Vous me semblez bien absorbé. Une contrariété ? Des nouvelles fâcheuses ? — Hélas ! Oui ! très fâcheuses et même très graves. C'était à mon tour d'être interloqué, car le ton de la réponse en disant plus qu’il n'en fallait. Il répéta : — Oui, très grave. Nous avons reçu à l’instant même, un télégramme annonçant que l'Archiduc Ferdinand et l’Archiduchesse viennent d'être assassinés en Bosnie.

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— Quoi ? Un attentat anarchiste ? — Non, malheureusement. C'est un Serbe du nom de Princip qui aurait fait le coup. Deux balles d'une précision effrayante, ont occasionné la mort instantanée du couple princier. Il me serra la main et s'éloigna dans la direction de Kale Meydan. Je restais un instant sur place, inquiet et si indécis pensant aux conséquences que cet odieux attentat aurait certainement engendrées, sans savoir de quel côté diriger mes pas. L'information sinistre provenait d'une source ne permettant aucun doute sur sa véracité. Je me décidai donc à rentrer à la légation pour chiffrer mon premier télégramme à mon gouvernement. Après quoi, désirant connaître l'impression qu'elle avait produite sur mes collègues austro-hongrois, je téléphonais à la Légation d'Autriche-Hongrie. — Allo ! allo ! Le garçon de bureau, au bout du fil, me répond : — Allo ! — Le Baron Storck s'il vous plaît. C'était le Conseiller de la Légation, chargé des affaires. Le Baron Gisel von Giselstein est parti quelques jours auparavant pour un court congé. — Il n'est pas là, Monsieur.. — Le Baron Seidler ? — Non plus, Monsieur. — Alors, le Commandant Gellineck. — Non plus. Ils sont tous au tennis. Il y avait, en effet, un court de tennis réservé aux membres du corps diplomatique. Pendant l'été, c'était le rendez-vous où on se rencontrait presque chaque jour entre collègues. Le court disposait, heureusement, d'un poste téléphonique, et je demandai immédiatement la communication. Ces Messieurs étaient en train de jouer tranquillement au tennis sans se douter le moins du monde de ce qui venait d'arriver. Vous imaginez aisément l'effet produit sur eux par la nouvelle que je leur communiquais. Le lendemain, la ville était plongée dans la désolation. Ce n'était plus le Vidovdan réminiscence historique, mais un vrai Vidovdan. Car chacun était convaincu que la Double Monarchie ne

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passerait pas l'éponge sur l'affaire, et que les représailles seraient sévères et peut-être même sanglantes. L'inquiétude avait atteint son apogée, et la Presse, au désarroi, ne savait plus quel ton employer contre les attaques de la presse viennoise. Quelles étaient les intentions du Ballplatz, quelles seraient les revendications, quelles seraient les conditions imposées ? Enfin, quelle serait l'attitude de la Russie tutélaire ? Quel serait l'appui qu'on pourrait trouver auprès de l'Angleterre et de la France ? Car il ne s'agissait pas d'un simple incident politique, mais bien du meurtre de deux membres appartenant à une maison royale. Et il n'était pas dans les traditions de la Grande-Bretagne d'approuver et même de tolérer des actes de ce genre. Quand même, le gouvernement serbe avait senti le besoin de dire quelque chose, et le Bureau de la Presse publia le communiqué suivant : Le peuple serbe, comme tous les autres peuples du monde civilisé, est soulevé d'horreur contre l'odieux attentat et ses auteurs. Le gouvernement serbe est d'avis que le triste événement de Sarajevo lui impose le devoir de prendre les mesures les plus sévères contre les éléments suspects, s'ils s'en trouvent sur territoire serbe, afin de faire échouer leurs menées. Les événements tels que celui qui vient de se produire à Sarajevo, sont désagréables au plus haut point au Gouvernement serbe, qui fait tout pour rendre amicales les relations entre l'Autriche-Hongrie et la Serbie.

* *

*

C'est dans cette atmosphère tendue et pleine d'inquiétude que nous reçûmes le faire-part de la Légation d'Autriche-Hongrie nous invitant à la messe de requiem célébrée dans la chapelle de la Légation, au jour et à l’heure même, où les obsèques du couple princier avaient lieu à Vienne. À l'heure fixée, les représentants de la Cour et du gouvernement serbe, ainsi que le Corps Diplomatique au complet se trouvaient réunis dans la nef de la chapelle. Le baron Gisel de Giselstein n'étant pas encore rentré de son congé, le Chargé d'affaires M. Storck portait le deuil. Par un hasard malencontreux, le ministre de Russie, M. Nicolas

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de Hartwig, arriva le dernier, à peine quelques instants après que la cérémonie ait commencée. Ceci fut interprété, bien à tort, par le chargé d'affaires austrohongrois, comme une manifestation d'hostilité contre la DoubleMonarchie ; comme si le représentant de la Russie ait assisté à contrecœur à cette cérémonie d'hommages rendue à la mémoire du couple princier habsbourgeois. Le même jour, dans l'après-midi, vers les cinq heures, le ministre de Roumanie, M. Filality, en bon voisin, vient me chercher avec sa voiture pour aller au court de tennis. Comme nous passions devant la Légation de Russie, située vis-à-vis du Palais-Royal, je remarquai que le pavillon russe, tout en étant mis en berne, était pourtant si bas sur le mât érigé au-dessus de la toiture, qu’on l’apercevait à peine. On aurait dit une loque d'étoffe affaissée et immobile, car ce jour-là, par un malheureux hasard, il n'y avait pas le moindre souffle de vent. J'en fis la remarque. M. Filality, après avoir regardé à plusieurs reprises la toiture de la légation, se retourna vers moi, et me dit avec l'humour dont il avait coutume d'agrémenter sa conversation : — Ma foi, c'est vrai. Je parie que ce sacré Storck va télégraphier à Vienne que les Russes n'ont pas mis le pavillon en berne. Eh bien, chose incroyable, vers le soir du même jour, cette plaisanterie devenait une réalité. En effet, le chargé d'affaires d'AutricheHongrie envoyait au Ballplatz un télégramme mirobolant rapportant que non seulement M. de Hartwig était venu avec un grand retard à la cérémonie du requiem, mais que la Légation de Russie s'était ostensiblement abstenue de mettre en berne le pavillon sur l'hôtel de la Légation. Je me suis souvenu alors du conseil donné par M. Descos. Combien avait-il eu raison, le Ministre de France, en recommandant de ne pas faire trop de zèle. Hélas ! Storck avait manqué de plus de prudence. Il avait fait trop de zèle et la conséquence avait été d'envenimer au dernier degré les relations austro-russes déjà si tendues. Ce fut le début de conversations aigres-douces entre Vienne et Saint-Pétersbourg. Quelques jours plus tard, Monsieur de Hartwig recevait de son gouvernement une dépêche demandant des explications. Les dépêches de ce genre ne sont jamais accueillies avec plaisir mais dans ce cas particulier, c'était bien plus pénible ; d'abord parce que ce n'était pas vrai, ensuite, c'était une époque excessivement déli-

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cate où une toute petite étincelle était suffisante pour mettre le feu aux soutes ; et enfin, parce que le malheureux était malade, souffrant gravement du cœur, et se préparait à se rendre à Neuchâtel pour y faire une cure indispensable à sa santé sérieusement ébranlée. Et maintenant, il devait bel et bien déboucler sa valise et remettre son départ, déjà fixé pour le lendemain, afin d'éclaircir la situation créée par le télégramme malencontreux autant que fantaisiste du Chargé d'affaires d'Autriche-Hongrie. Pour cela, il devait faire une visite au baron Gisel von Giselstein, déjà rentré de son congé, et lui donner les explications désirées, relativement à une faute qui au fond n'avait pas été commise. D'ailleurs, même s'il s'agissait d'une simple visite de politesse, elle eût été quand même pénible en tant qu'elle aurait pu être interprétée comme un mea culpa, imposé par ses supérieurs, une sorte de visite d'excuses dont l'idée même était intolérable pour un homme du caractère de M. de Hartwig. Une entrevue entre les deux diplomates était donc inévitable. Le 10 juillet, c'est-à-dire 13 jours avant le fameux ultimatum, Monsieur de Hartwig demandait par téléphone un rendez-vous à son collègue d'Autriche-Hongrie. Le Baron Giesel von Giselstein, toujours aimable et fin comme tous les diplomates autrichiens, répondait en invitant à dîner son collègue de Russie afin de donner une forme tout à fait amicale à cette entrevue. Cependant, Monsieur de Hartwig refusait, le Prince Régent Alexandre, devant dîner chez lui, et annonçait sa visite pour l'après-dîner. En effet, le même soir, après avoir pris son repas avec le Prince, et conféré longuement avec lui sur la situation politique si lourdement chargée de sombres nuages, Monsieur de Hartwig déjà fatigué par cette pénible conversation, se rendait à l'hôtel de la Légation austro-hongroise, où il était reçu avec une grande amabilité et tous les honneurs dus à son rang. Au même moment, je me trouvais à l'unique cinéma de Belgrade en compagnie de Mlle de Hartwig, fille du Ministre et de M. Zarine, Secrétaire de la Légation de Russie. J'avais été informé de l’heure fixée pour l'entrevue des deux diplomates, et je pensais à juste titre, qu'en reconduisant Mlle de Hartwig chez elle, ce serait probablement l'occasion d'obtenir, pendant le thé, quelques informations sur l'attitude que la double monarchie comptait adopter envers la Serbie. Malheureusement, il n’en fut point ainsi, à peine étions à la

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moitié du film qu'un valet de la Légation de Russie arrivait d'un air effaré et demandait à Mlle de Hartwig de rentrer immédiatement à la maison. Nous nous rendîmes compte qu'il s'était passé quelque chose de grave, sans savoir pourtant exactement de quoi il s'agissait. Ce n'est qu'arrivés à l'hôtel de la légation que nous apprîmes la mort soudaine de M. de Hartwig, survenu à la légation d'Autriche-Hongrie. Le Conseiller, M. de Strandmann, devenu automatiquement Chargé d'affaires, avait pris tout de suite la direction de la légation et s'occupait, avant tout, des soins à donner à la personne du défunt, car Mme de Hartwig était absente, se trouvant au yacht club à Prinkipo, où elle était allée passer quelques jours auprès de son fils, et Mlle de Hartwig était affolée devant la catastrophe survenue à un moment où elle était loin de s'attendre à un pareil dénouement. L'impression dominante en cette minute à la Légation de Russie était qu'on se trouvait en face d'une vendetta publique. Et c'est dans cette idée que M. de Strandmann avait demandé au Général Gisel von Giselstein : « Pouvez-vous me dire, s'il vous plaît, ce que M. de Hartwig a consommé ici » et Mlle de Hartwig avait voulu avoir le flacon d'eau de Cologne dont on s'était servi. Bien que ces doutes chimériques et sans fondement n'eussent existé que quelques heures, cela, pourtant, avait suffi pour qu'ils se soient ébruités et infiltrés dans le public, au point que le lendemain matin Belgrade était persuadé que Nicolas de Hartwig avait été empoisonné à la Légation d'Autriche-Hongrie. Plus encore, une partie de la Presse s'était faite l'écho de cette rumeur. Ceci était certainement une faute grave, car l'opinion publique, déjà saturée de nouvelles et pleines de préjugés contre l'Empire voisin, était tellement surexcitée qu'elle était capable d'assimiler même une absurdité de ce calibre. C'était une faute impardonnable, car elle était de nature à précipiter les événements et surtout à envenimer les relations entre les gouvernements, rendant impossible une solution pacifique et amicale de la question. À partir de ce moment, ce fut une lutte ouverte. La Presse serbe se faisait journellement l’écho des nouvelles les plus absurdes, et la Légation d'Autriche-Hongrie, à son tour, adressait des télégrammes au Ballplatz, communiquant des nouvelles encore plus fantastiques : telle que, par exemple, celle d'un attentat à la dynamite qui, soi-disant, devait être perpétré contre l'hôtel de la Légation, et d'autres encore

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plus extravagantes. La raison avait totalement cédé la place aux sentiments, ou plutôt au ressentiment. Entre-temps, le Gouvernement serbe préparait des obsèques grandioses pour le grand ami du petit Royaume mort à son poste. Trois jours durant, toute la ville de Belgrade et les habitants des villages environnants, c'est-à-dire, des milliers de Serbes s'étaient inclinés devant le corps du défunt exposé dans un somptueux catafalque dans le grand hall de l'hôtel de la Légation, où une garde veillait nuit et jour, lui rendant les honneurs avec le même cérémonial que celui réservé à une tête couronnée. Le jour des funérailles, toute la population de Belgrade était massée dans les rues dès 6 heures du matin. Vers les 9 heures, nous étions tous réunis à l'hôtel de la Légation où devait avoir lieu la levée du corps. Du Palais Royal jusqu'à la cathédrale, le chemin que devait parcourir le cortège était bondé de soldats, fusils baissés vers la terre, en signe de deuil. De la cathédrale au cimetière, situé en dehors de la ville, la suite des voitures qui accompagnaient le corbillard formait une ligne ininterrompue. Je pourrais dire, sans exagérer, qu'on n’aurait pu trouver un seul véhicule dans toute la capitale qui ne fût pas là. Je dois à la vérité de reconnaître que mes collègues austrohongrois assistaient au complet à la cérémonie et même s'étaient rendu jusqu'au cimetière, pour rendre le dernier hommage au défunt. Le 12 juillet (29 juin v.s.) était considéré comme un jour de fête à Belgrade depuis la restauration de la dynastie Karageorgévitch, car c'était l'anniversaire de naissance du roi Pierre Ier. Chaque année, la fête commençait par un Te Deum chanté à la cathédrale, auquel assistait le corps diplomatique au complet et en grand uniforme. Puis, une réception avait lieu au Palais Royal et le doyen présentait les félicitations du corps diplomatique. Enfin, le soir, au grand dîner offert par le Roi prenaient part seulement les chefs de mission accompagnés du conseiller ou premier secrétaire et de l'attaché militaire, respectivement, de chaque légation. Or, le 12 juillet 1914, cette fête fut réduite à sa plus simple expression, la Cour portant le deuil de M. de Hartwig. Après la cérémonie de la cathédrale, le Prince Régent nous reçut au Palais comme d'usage, mais notre doyen, M. Coullard Descos manquait. Il s'était abstenu de se rendre aussi bien à la cathédrale qu'au

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Palais. Pendant les derniers jours, sa maladie avait empiré et pris un caractère aigu de mélancolie. Il ne voulait voir personne et même retournait les plis qu'il recevait du Ministère des Affaires étrangères sans les décacheter. Cela produisit un froid, car personne d'autre n'était préparé à parler, et le Ministre de Grèce, vice doyen, fut obligé de balbutier quelques mots improvisés à la hâte. Quant au dîner traditionnel, il fut remis, à cause du deuil, bien que les invitations aient été lancées préalablement. Le lendemain de cette journée mémorable et fatigante, un calme complet régnait dans la ville. On aurait dit qu'une trombe avait passée et que les éléments une fois calmée, la ville était plongée maintenant dans une immobilité absolue. La ville avait repris son cours normal, les magasins étaient ouverts comme à l’ordinaire, et le public vaquait à ses affaires, comme si rien d'anormal ne se fut produit. Mais ce calme n'était que factice. L'inquiétude régnait dans les sphères gouvernementales, aussi bien que dans celles, politiques et diplomatiques. Les avis étaient partagés. D'aucuns croyaient que le Ballplatz se contenterait de remettre une note demandant l'accomplissement de certaines conditions et l'adoption de certaines mesures ; que le gouvernement serbe donnerait entière satisfaction à ces exigences ; et qu'ainsi une intervention armée et un conflit international seraient écarté. Mais d'autres beaucoup plus pessimistes insistaient sur le fait que la guerre était désormais inévitable. La situation était grave ! À quel son de cloche fallait-il croire ? Notre ambassade à Vienne était mieux située pour apprendre les décisions qui seraient prises à Vienne et surtout le ton qui serait employé dans la note adressée au gouvernement serbe, tandis qu'à Belgrade on ignorait tout de ce qui se passait derrière les coulisses du Ballplatz. Le gouvernement serbe, lui-même, était dans l'expectative et tout ce qu'on parvenait à apprendre n'était que le résultat de déduction. Entre-temps, le 6 juillet, les négociations entre le gouvernement serbe et les chemins de fer orientaux pour le rachat du tronçon situé sur le territoire serbe étaient interrompus et le 8 juillet, le Prince Régent Alexandre recevait des lettres anonymes en allemand et en hongrois contenant des menaces de mort. D'autre part, on parlait de l'abdication du Prince de Wied et on mettait en avant la candidature du Prince Roland Bonaparte sur le trône d'Albanie.

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Sur ces entrefaites, j'avais reçu deux dépêches de la Sublime Porte, l'une concernant la demande d'agrément pour Cevad Bey, nommé ministre plénipotentiaire à Belgrade, et l'autre me chargeant d'informer le gouvernement serbe que le Commandant Mustafa Kemal Bey, attaché militaire à Sofia, venait également d'être chargé du même poste à Belgrade. J'avais naturellement accompli les formalités d'usage et j'attendais la réponse à mes démarches. Trois jours après, je reçus la réponse du Ministère des Affaires étrangères accordant l'agrément du gouvernement serbe à la nomination de Cevad Bey comme ministre plénipotentiaire à Belgrade, et j'en informais le jour même la Sublime Porte. En ce qui concernait la nomination de l'attaché militaire, le Sous-Secrétaire d'État aux affaires étrangères, M. Grouitch me donna de vive voix la réponse du gouvernement à ma note verbale, et me dit que le gouvernement serbe accorderait avec un vif plaisir son agrément à la nomination du Commandant Mustafa Kemal Bey, vu sa personnalité déjà connue et hautement appréciée aussi bien par la Cour que par M. Passitch, Président du Conseil, mais qu'il mettait comme condition de ne point cumuler en même temps le poste d'attaché militaire à Sofia et à Belgrade. Cette réserve du gouvernement serbe était très compréhensible à un moment où on était à deux doigts de la guerre, et que, d'autre part, les relations étaient déjà extrêmement tendues entre la Serbie et la Bulgarie, cette dernière évoluant ouvertement dans l'orbite du Ballplatz. Rentré à la légation, je demandais au téléphone notre Ministre à Sofia, Fethi Bey et lui communiquait textuellement la réponse du Gouvernement serbe. Une semaine s'écoula sans que je reçoive aucune communication au sujet de la décision adoptée par notre attaché militaire à Sofia et nous arrivâmes ainsi au 22 juillet, date à laquelle je reçus un télégramme m'informant que Cevad Bey venait de partir par l'Orient-Express et serait à Belgrade dans la soirée du 23 juillet. Pendant toute cette semaine, un calme déprimant comme celui qui précède d'habitude un grand orage, régnait dans les cercles politiques. L'atmosphère était lourde et angoissante. On s'attendait partout à quelque chose sans toutefois présumer de ce qui arriverait. La Légation d'Autriche-Hongrie gardait un profond silence et les cercles politiques serbes n'en disaient pas plus long.

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Les opinions continuaient à être partagées quand même parmi les membres du corps diplomatique. Les uns croyaient à la possibilité d'une solution pacifique tandis que d'autres étaient d'avis que les revendications du gouvernement de Vienne seraient d'une sévérité de nature à provoquer la guerre. Parmi les premiers, le Ministre de Roumanie, M. Filality, espérait qu'une intervention anglo-russe pourrait éviter un conflit armé. Parmi les seconds, les Ministres d'Allemagne et de Russie ; mais ceux-ci se gardaient bien d'exprimer aucune opinion pouvant préciser leurs convictions. L'Anglais répondait flegmatiquement Wait and see. Quant à la France, elle ne comptait malheureusement plus, vu l'état mental de M. Descos qui n'avait manifesté aucune amélioration. Aussi tous les efforts que je déployai pour me rendre compte un compte exact de la situation demeuraient-ils stériles. Avant de terminer cette partie de l'incident tragique qui doit être considéré comme l'étincelle ayant provoqué la guerre de 1914 et mis l'Europe à feu et à sang, je crois utile de dire quelques mots sur la vie et la carrière de l'Archiduc François-Ferdinand. Après la mort de l'archiduc Rodolphe, François-Ferdinand était devenu automatiquement héritier du trône des Habsbourg. L'Empereur François-Joseph l'avait nommé Inspecteur Général de l'Armée et en cette qualité il présidait, lors de l'attentat, aux grandes manœuvres de Bosnie. Il est mort à cinquante ans sans avoir pu régner. Son influence sur l'armée avait été considérable pendant les dix dernières années. On ne saurait dire quels était les plans qu'il eut réalisés, s'il était devenu Empereur et Roi, mais on sentait en lui un caractère ferme, une volonté de fer, une très haute idée du rôle de l'Autriche-Hongrie, qui, pensait-il, en réunissant ses forces, pourrait retrouver son ancienne splendeur. En réalité, la monarchie dualiste lui inspirait un sentiment de prévention et d'éloignement envers la Hongrie, tandis qu'il penchait par sympathie vers les Slaves de son futur Empire et spécialement vers les Tchèques. D'ailleurs, la Duchesse de Hohenberg, sa femme, née Comtesse Sophie de Chotek était tchèque. Il l’avait épousé par amour et elle avait eu toujours un grand ascendant sur lui, ce qui expliquait fort bien cette prédilection. François-Ferdinand voyait un danger dans les aspirations des Hongrois à une vie nationale absolument indépen-

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dante, tandis qu'il prêtait confiance au peuple tchèque et n'oubliait pas, qu’en 1848, au lendemain de la révolution, la dynastie avait trouvé asile en Bohême. D'autre part, il est certain que l'archiduc passait pour un adversaire déclaré de la Serbie, qu'il voulait, disait-on, réduire à l'impuissance et à une sorte de vassalité. De même, il n'était pas très porté vers la Triple Alliance et principalement vers l'alliée allemande. Et, à ce propos, on prétend l'avoir entendu dire un jour : « Ce n'est pas la Triple Alliance qui est notre cadre. La Triple Alliance est un moyen. Notre cadre est l'Europe ». Il avait des idées très larges tout en étant un très bon militaire. L'Empereur lui avait laissé prendre peu à peu une grande autorité sur l'armée. Autorité que l'archiduc exerçait avec une main de fer, n'hésitant pas à faucher les généraux comme l'herbe des champs. Il fit également preuve d'une grande énergie dans le développement de la marine de guerre, et contribua largement à l'augmentation des grandes unités de la flotte. L'archiduc défunt aimait beaucoup sa famille et surtout sa femme à laquelle toutefois le rang d'archiduchesse avait été refusé parce qu'elle n'est pas de sang royal, et laquelle n'aurait pu, en aucun cas, devenir impératrice, son mariage étant considéré comme morganatique. L’attentat de Sarajevo avait porté un nouveau coup à la Maison des Habsbourg, et le couple princier victime de ce drame politique, laissait trois orphelins, la Princesse Sophie, aînée des enfants, et les Princes Charles et Ernest, lesquels non plus ne pouvaient aspirer au trône de la double monarchie, l'Archiduc s'étant désisté de tout droit à la succession pour ses futurs enfants, lors de son mariage auquel le vieil Empereur n'avait donné son consentement qu'à cette condition. Cet aperçu succinct relatif aux dernières années de FrançoisFerdinand donne une idée concernant l'influence néfaste que sa mort tragique a eue sur les destinées de la Double Monarchie, soit par le fait d'avoir précipité le conflit européen en provoquant la guerre de 1914, soit par celui d'avoir rapproché l'Autriche-Hongrie de l'Allemagne et de l'avoir placé plus tard sous l'emprise germanique.

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* * * Tel était l'atmosphère politique à Belgrade, dans la matinée du jour où Cevad Bey devait arriver, et les rayons ardents d'un soleil de juillet, en plein midi, ne parvenaient pas à réchauffer le cœur et à dissiper les nuages amoncelés à l'horizon, de plus en plus épais chaque jour. Le 10/23 juillet, anniversaire de la Constitution octroyée aux peuples de l'empire ottoman par Abdülhamid, était à cette époque la seule fête nationale solennellement célébrée. Aussi, une réception officielle devait avoir lieu à la Légation de même, d'ailleurs, que dans toutes les missions ottomanes à l'étranger. Vers midi donc, suivant les règles du protocole, le Général Stourm Yoursitch au nom du Roi, et M. Iovanovitch, ministre des Travaux publics au nom du Gouvernement serbe, arrivèrent à la légation, où, par une ironie du hasard, ils se rencontrèrent avec les représentants des deux Empires centraux, le Général Gisel von Giselstein, et le Baron Griesinger qui les avaient précédés de quelques minutes. Comme d'usage, on servit du champagne et Serbes et Saxons s'unirent pour boire à la santé de Sa Majesté le Sultan Mehmed Reşad V. Puis, pendant une bonne demi-heure, la conversation se prolongea d'une façon tout à fait courtoise, sur divers sujets, sans qu'il y eut aucun froissement de part et d'autre. Le même jour, à quatre heures de l'après-midi, l'envoyé de François-Joseph remettait au Gouvernement serbe le néfaste ultimatum accordant un délai de 48 heures, soit jusqu'à 3 h 59 minutes du surlendemain 25 juillet, pour accepter les revendications du Ballplatz sans modifier d'une virgule, le texte de la note. Dans l'après-midi de cette journée mémorable, je fus appelé au téléphone par Mme Michotte de Welles, femme du Ministre de Belgique, m’invitant à prendre part à une excursion organisée pour aller dîner à Semlin. Des excursions de ce genre avaient souvent lieu pendant l'été. On prenait le petit bateau de six heures faisant le service entre Belgrade et Semlin, et on allait se rafraîchir sur les bords de la Save. Le trajet durait environ un quart d'heure et le petit restaurant du

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jardin municipal de Semlin était renommé pour la bonne chère qu'on y faisait. Toutefois, je m'excusais de ne pouvoir participer à cette excursion, Cevad Bey devant arriver le soir même, il me fallait mettre de l'ordre dans mon service et ensuite rendre les visites officielles reçues dans la matinée. En effet, il m’était impossible de surseoir à cette obligation, car après l'arrivée du nouveau Ministre, je n'avais plus aucun caractère représentatif, Et Cevad Bey, de son côté, ne pouvait non plus rendre des visites qu'il n'avait pas reçues, d'autant plus, qu’il n'avait pas encore présenté ses lettres de créance. Ainsi, à neuf heures du soir, au moment où j'allais chercher à la gare le nouveau Ministre, j'étais dans l'ignorance absolue de la démarche comminatoire du gouvernement de Sa Majesté apostolique, de même, d'ailleurs, que mes collègues qui dînaient tranquillement à Semlin, bercés par les accords harmonieux d'une musique tzigane. À 9 h 30, l'Orient-Express entrait en gare de Belgrade. Un quart d'heure après, Cevad Bey était installé dans son cabinet de travail et rédigeait, avant tout, le télégramme traditionnel annonçant qu'il avait pris possession de son poste. Ceci était de rigueur. Le traitement ne commençant à courir qu’à partir de la date de ce télégramme, il était juste de l'expédier le jour même. Après quoi, il me donna congé, désirant se reposer de bonne heure. Mais « l'homme propose et Dieu dispose », les événements le forcèrent malgré sa fatigue à veiller jusqu'à deux heures du matin. Cette soirée du 23 juillet était encore plus chaude et déprimante que la veille. Aussi, après avoir expédié le télégramme en question, je me rendis à l'hôtel Moskova pour me payer une glace, d'ailleurs, bien méritée. Quelle ne fut ma surprise en rencontrant le chargé d'affaires d'Italie avec lequel nous étions très liés et que je croyais parti pour Semlin avec les collègues. — Comment vous ? Pas à Semlin ? — Vous voyez. C'est bien moi, et je ne suis pas à Semlin. — Mais enfin ! Expliquez-vous. Vous n'êtes donc pas allé avec la bande des copains? — Heureusement, non. Ici, la physionomie de mon ami et collègue changea subitement et prit une expression de gravité extrême. Il ajouta :

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— Alors, vous n'avez rien appris ? — Quoi donc ? — Les Autrichiens ont remis aujourd'hui même, à quatre heures, une note dont le ton, paraît-il, dépassait de beaucoup celui d'un ultimatum. Je tombai des nues. — Comment ? Mais ils étaient tous chez moi à midi. Encore un peu ils se seraient embrassés. — Ce n'est pas le moment de blaguer. Il paraît que les exigences austro-hongroise sont inacceptables, et le ton de la note d'une sévérité extrême. — En avez-vous le texte ? — Pas encore, on l’aura probablement demain. Peut-être Strandmann, qui est dans le secret des dieux, en sait plus long que moi. La Russie vous savez, c'est le petit père. Renonçant à ma glace, je fis un bond à la Légation de Russie, située à quelques pas de l'hôtel Moskova. Le valet de chambre me connaissait bien. Il m'introduisit donc tout de suite dans le cabinet de travail du chargé d'affaires. Strandmann, incliné sur son bureau, écrivait d'un air préoccupé. Il leva la tête, et me voyant devant lui : — Je devine ce qui vous amène, cher ami, me dit-il, en me tendant la main. Malheureusement, je ne suis pas beaucoup plus renseigné que vous. Je n'ai pas pu voir le Ministre des Affaires étrangères qui est en conseil. Le Cabinet siège d'une façon permanente depuis six heures, sous la présidence du Régent, on ne peut pas prévoir quelle sera l'attitude du gouvernement, devant des prétentions tellement exorbitantes. J'ai pu seulement recueillir quelques fragments de la note chez Grouitch. Tenez, si ça peut vous servir. Et il me tendit une feuille sur laquelle étaient griffonnés les principaux points des revendications austro-hongroise. Je le remerciai et rentrai sur-le-champ à la Légation. Réveillé en sursaut, Cevad Bey, tout étonné de me voir devant lui à cette heure indue, me dit: — Hayrola ? C'est une expression turque qui signifie : « J'espère que vous n'avez rien de mauvais à m'apprendre ».

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En deux mots, je le mis au courant de la situation et lui fis voir les notes que j'avais recueillies à la légation de Russie. Volens nolens, il endossa sa robe de chambre et me dit : — Il faut envoyer tout de suite un télégramme au Ministère, faites le nécessaire et venez me rejoindre dans mon cabinet. Je rédigeai donc un télégramme et le chiffrai après lui en avoir fait approuver la minute. En partant, je lui dis : — Beyefendi, excusez-moi, mais je crois que vous feriez bien de ne pas ouvrir vos malles. — Et pourquoi donc ? — Je ne pense pas que les Serbes baissent la tête devant ces revendications inacceptables. Alors, ce sera la guerre, la Cour devra se transporter à Nish et nous serons tenus de l’accompagner. Si vous permettez, dès demain, je vais faire emballer les dossiers importants afin d'être prêts à partir à chaque moment. — Vous avez peut-être raison, mais en tout cas, allez maintenant vous reposer, nous verrons ça demain. Ainsi se termina la première journée de la catastrophe mondiale de 1914. Le lendemain, 24 juillet, fut une journée d'attente ne présentant aucun fait saillant. Dans la matinée j’étais allé au Ministère des Affaires étrangères pour prendre copie de la note que nous transmîmes intégralement à Istanbul. Après quoi, et malgré certaines opinions qui préconisaient l'acceptation par la Serbie de toutes les exigences de la Double Monarchie, sans réserve, je préparais une valise en mettant en sûreté les chiffres et les dossiers politiques que nous devions emporter avec nous, le cas échéant, confiant à notre secrétaire archiviste, Münip Bey, la garde de la Légation Impériale ainsi que tous les dossiers relatifs aux affaires courantes. Toutefois, il était certain que le télégraphe a fonctionné sans relâche entre Belgrade, Saint-Pétersbourg et Londres. Mais les cercles politiques serbes, aussi bien que les légations germano-autrichienne, observaient un mutisme complet. Il ne nous restait plus qu'à imiter le flegme anglais et attendre, c'est d'ailleurs ce que nous fîmes, ne pouvant faire mieux. Le surlendemain, le 25 juillet, nous reçûmes un coup de téléphone du Ministère des Affaires étrangères, nous informant qu'un

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wagon était réservé au corps diplomatique dans le train devant partir à trois heures de l'après-midi pour Nish. Je fis remarquer à Cevad bey qu'il nous était impossible de quitter la capitale serbe avant que le délai accordé pour l'ultimatum ne soit échu, et que la rupture des relations diplomatiques entre la Serbie et l'Autriche Hongrie ne soit un fait accompli. En effet, les Autrichiens ne pouvaient quitter le territoire de la Serbie que par le fameux petit bateau de six heures pour se rendre à Semlin, et cela s'ils se décidaient à partir. Car il n'était pas impossible qu’au dernier moment Vienne, changeant d'avis, leur enjoigne de retarder leur départ, ou même, de le remettre tout à fait. Cevad Bey me donna raison et me chargea de prendre contact avec les autres missions pour faire une démarche collective auprès du gouvernement, lui-même n'ayant pas encore qualité d'intervenir en personne, toujours pour la raison qu’il n'avait pas présenté ses lettres de créance ni fait les visites officielles de rigueur. L'heure étant avancée et le temps manquant, je n'arrivais à me mettre en contact qu’avec le Ministre de Roumanie, M. Filality et le Ministre de Bulgarie, M. Tchaprachikof qui étaient en ce moment neutres, comme nous, faisant partie ni de la Triple alliance ni de la Triple Entente. Nous nous se rendîmes sur-le-champ au Ministère des Affaires étrangères où nous rencontrâmes le Ministre des Travaux publics dont dépendait le réseau ferroviaire, en conférence avec son collègue de l'Extérieur. Notre démarche fut accueillie favorablement, comme de juste d'ailleurs et un wagon fut réservé pour le train de 10 heures du soir. À 3 h 30, le général Gisel von Giselstein recevait la réponse du Gouvernement serbe, acceptant presque la totalité des revendications du Gouvernement de Vienne et ne faisant que certaines réserves sur des points blessant foncièrement la souveraineté du pays. Malgré cette réponse qui était de nature à donner satisfaction à la Double Monarchie, l'envoyé de François-Joseph, se conformant aux instructions reçues du Ballplatz, décida de faire la rupture et annonça son départ pour six heures. Conformément aux usages diplomatiques, nous nous rendîmes au débarcadère pour saluer notre collègue en partance. Cela m'a rappelé que deux ans auparavant, nous avions pris le même chemin et que

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nous avions été salués de la même façon, par une assistance encore plus nombreuse et beaucoup plus chaleureusement. Durant toute la journée du 25, une angoisse indescriptible régnait dans la ville, mais après le départ de la mission austrohongroise, cette angoisse s'était transformée en un affolement de la population qui, ne pouvant discerner la différence entre une rupture de relations et une déclaration de guerre, était prise de panique et pensait que le bombardement de la ville par les canons croates, commencerait immédiatement. Femmes et enfants se précipitaient vers la gare pour se réfugier à l'intérieur du pays avant l'occupation de Belgrade qu'on croyait imminente. L’auto du Prince Régent Alexandre stationnait devant la porte du Palais, prête à démarrer au premier coup de canon. Les magasins avaient baissé leurs volets plus tôt que d'habitude. Tous les moyens de locomotion, autos, voitures, charrettes, étaient loués à des prix fabuleux. L'idée dominante était de pouvoir s'éloigner le plus tôt possible de la ville. Nous arrivâmes avec nos valises à la gare vers 9 h 30, un flot humain composé surtout de femmes et d'enfants, encombrait le perron. Ce fut donc avec une grande difficulté et grâce à l'aide de la Police que nous pûmes nous frayer un passage pour atteindre le wagon réservé au Corps Diplomatique, sous la garde de deux soldats, baïonnette au canon, empêchant la foule de l'envahir. Je n'oublierai jamais le tableau navrant de cette masse en détresse, implorant une place sur ce train en partance, déjà bondé de fuyards agrippés jusque sur le marchepied des wagons au risque de se faire écraser. L'Allemagne n'ayant pas encore manifesté son intention, le baron Griesinger demeurait à son poste et partait avec nous vers Nish. C'était un homme très pondéré, ayant un certain franc-parler et le courage de son opinion. Dans le wagon qui nous emportait loin de la capitale, il avait pris place à côté de moi et nous causions des événements du jour. À un moment donné, il tira de la poche intérieure de son veston, une feuille de papier sur laquelle il avait fait copier la réponse serbe, et me dit : — Vraiment, je ne comprends pas comment Giesel a pu partir avec cette réponse. Ces malheureux ont presque tout accepté. Rompre les relations malgré cela, c'est vouloir faire la guerre à tout prix.

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— N'oubliez pas, Monsieur le Ministre, que le comte Berthold a pour conseiller notre vieil ami Forgach, dont vous connaissez les sentiments pour la Serbie. — C'est vrai, aussi je crains que cela ne nous conduise très loin et n’engendre de graves complications. À peine quelques jours après, les événements lui donnaient, ô combien ! raison. Nous arrivâmes à Nish vers le matin. Il fallait, tout d'abord, penser à se loger. Le problème était déjà résolu pour la Turquie, car nous y avions un consulat, dont nous pouvions disposer, un nouveau titulaire n’ayant pas encore été nommé. Nous nous y rendîmes donc tout droit avec mon chef, et Cevad Bey occupa la chambre à coucher où il eut la chance de trouver un bon lit. Quant à moi, je suis très heureux d'avoir pu mettre la main sur un matelas qui me servit de couchette dans la chancellerie pendant tout notre séjour à Nish. Les autres missions parvinrent avec mille difficultés à se caser, un peu par-ci, un peu par-là, dans des chambres meublées, assurant un confort très aléatoire. Mais à la guerre comme à la guerre, dit-on. Ils étaient encore très heureux de se trouver un toit autre qu'un beau ciel étoilé, à l'abri de la pluie et des intempéries. Seule Mme Michotte de Welles avait reçu l'asile auprès des Dames de Sion. Quant aux Russes, le gouvernement serbe leur avait procuré un logement, assez confortable, chez un des gros bonnets de la ville. Trois jours après seulement, l'Autriche-Hongrie déclarait la guerre à la Serbie et commençait le bombardement de Belgrade, pendant que ses armées traversaient la Save du côté de Chabatz. À cette époque, les gouvernements avaient encore quelques scrupules et faisaient une déclaration de guerre suivant les usages respectés de tout temps. On tirait le chapeau avant de tirer l'épée, comme dans un duel entre gentilshommes et non pas à la façon des gens du milieu qui vous plante le poignard, entre l'omoplate et l'épine dorsale, sans crier gare ! ainsi que nous en avons eu la preuve en septembre 1939. Il est vrai qu'alors on n'avait pas encore inventé le bolchevisme, le fascisme, ni le nazisme ; ces trois vertus dont le charme irrésistible fit le bonheur de l'humanité, à la veille et pendant tout le cours de la seconde guerre mondiale.

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Une semaine après, la France, la Grande-Bretagne, l'Allemagne et la Russie prenaient part à la danse, tandis que les armées de la Double Monarchie engageaient la grande bataille contre la petite Serbie qui se défendait vaillamment. Quant à nous, nous demeurions spectateurs, nous contentant de donner, selon les instructions de la Sublime Porte, des assurances de pacifisme et de déclarer officiellement que l'Empire ottoman observerait une neutralité absolue dans ce conflit. Dans la nuit du 28 au 29 juillet, les premiers obus tombent déjà sur Belgrade. Cependant à Nish, tant dans les cercles gouvernementaux que dans ceux de la diplomatie, on espère encore qu'une médiation de la Grande-Bretagne pourrait aplanir le conflit et trouver une solution pacifique au différend avec la Double Monarchie. Mais dans la nuit du 29 au 30, les Serbes font sauter une partie du fameux pont entre Semlin et Belgrade. Le 30 juillet, malgré la concentration de la flotte française de la Méditerranée et de celle de la flotte anglaise, on affirme qu'une conférence aura lieu entre l'Allemagne, l’Angleterre, la France et l'Italie. Toutefois, ceci est bientôt démenti et la Presse se fait l'écho des nouvelles les plus pessimistes. La guerre aurait été déjà prévue à Berlin, lors de l'emprunt consenti à la Bulgarie ; le cas d'une guerre européenne étant stipulé avec précision par l'art. 30 du contrat d'emprunt. Le même jour, Guillaume décrète la mobilisation partielle. Les événements donnent raison au baron Griesinger, il est de plus en plus évident que les Empires Centraux sont décidés à déclencher, coûte que coûte la guerre. L'Autriche-Hongrie s'appuyant sur l'Allemagne et celle-ci sur ses baïonnettes sont convaincues qu'un Blitzkrieg réglerait en cinq secs, la situation mondiale, en leur faveur. Aussi la nuit du même jour, les Autrichiens tentent de passer la Save et le Danube auprès de Belgrade, mais ils sont repoussés. Dès ce moment, les événements se précipitent avec une rapidité effrayante. Le 1er août, l'Allemagne décline la proposition Grey tendant à une conférence des ambassadeurs, les Autrichiens avancent sur le front de la Save, vers Chabatz, la Hollande mobilise et SaintPétersbourg demande des explications à Vienne sur le but de la mobilisation générale. Mais, c'est l'Allemagne qui répond en déclarant la guerre à la Russie. À Paris, le tambour bat l'appel sous les drapeaux.

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Le peuple est enthousiaste. Des manifestations ont lieu de tous côtés. La jeunesse se presse dans les rues. L'heure de la « revanche » a sonné. La foule crie À Berlin ! À Berlin ! comme s'il s'agissait de faire une promenade dans le Bois de Boulogne. De son côté, Passitch envoie aux grandes Puissances une protestation contre le bombardement de Belgrade par l'Autriche-Hongrie qui ne tient aucun compte du droit international. Le même jour, la flotte anglaise de la Méditerranée fait sa jonction avec la flotte française, et déjà on signale les premières escarmouches sur les frontières franco-allemandes et russo-allemandes. Enfin, le 3 août, les Allemands ouvrent les hostilités contre la France sans déclaration préalable de guerre et violent la neutralité du Luxembourg à la mode germanique. L'Italie déclare qu'elle restera neutre, car d'après l'esprit et la lettre du traité de la Triplice, elle n’est engagée à prendre place à côté de ses alliés que pour le cas seulement d’une guerre défensive. Pourtant, l'Angleterre continue à faire des efforts pour arrêter le carnage, et le Roi George V écrit personnellement le 4 août à ses deux cousins, à Berlin et à Saint-Pétersbourg, pour offrir sa médiation. Devant l'obstination des belligérants, l'Angleterre voyant qu'il n'y a plus aucun moyen d'éviter la guerre, décrète à son tour la mobilisation et se prépare à prendre part au conflit, à côté de la France. Le même jour, à 10 heures du soir, M. de Schoen, ambassadeur d'Allemagne, quitte enfin Paris par train spécial mis à sa disposition par le gouvernement français. D'un autre côté, l'impératrice douairière Marie Fedorovna, rentrant en Russie, est arrêtée en Allemagne et conduite à la frontière danoise. Le 6 août, l'Allemagne demande à l'Italie de se prononcer, mais celle-ci maintient son point de vue concernant sa neutralité. Entretemps, les armées de Guillaume II avancent avec une rapidité foudroyante. Le 6 août, la ville de Liège tombe après une vive résistance de deux jours, tandis que les forts résistent encore. Le 11, la France et le 13 la Grande-Bretagne, déclarent la guerre à l'Autriche-Hongrie. L'Europe entière est en flammes. Satan, s'il existe, peut contempler son œuvre en se frottant les mains. Telle est en résumé, la situation mondiale dans les premiers jours du mois d'août. Toutes ces nouvelles parviennent à Nish par des

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agences, et nous nous contentons seulement de les commenter, car les nouvelles concernant la campagne de Serbie nous intéressent directement. À défaut d'un attaché militaire, Cevad Bey fait de grands efforts pour se renseigner le plus exactement possible sur la position des armées belligérantes et rédiger en conséquence ses rapports sur la situation militaire. Des informations parvenant du front sont plutôt favorables à la Serbie. Celle-ci continue à se défendre vaillamment contre son puissant adversaire, et même le 17 août, elle oblige les Autrichiens à se replier en désordre, en évacuant Losnitza où ils s'étaient fortifiés après l'occupation de Chabatz. Plus encore, une semaine après, elle reprend également la ville de Chabatz et refoule l'ennemi jusqu'à la rive opposée de la Save. Dans les premiers jours du mois d'août, le commandant Mustafa Kemal Bey qui n'avait pas encore abandonné son poste de Sofia pour Belgrade, exprime le désir de suivre les opérations de l'armée serbe en qualité d'observateur. Cevad Bey obtient sans retard l'autorisation demandée, et le commandant se rend sur le front de la Save. Mais ceci n'est d'aucune assistance pour la Légation Impériale car il se trouve assez loin de Nish et envoie ses rapports directement par une voie que nous ignorons. Entre-temps, les agences nous informent que Talat Bey, Ministre de l'Intérieur, et Halil Bey, Président de la chambre, se rendent à Bucarest par voie de Sofia pour conférer avec la Grèce et régler les questions pendantes entre les deux pays. Dans la capitale bulgare, où ils s’arrêtent un jour, ils ont un long entretien avec M. Radoslavoff, Président du Conseil, et s'entendent avec lui sur plusieurs points. Par contre, les négociations à Bucarest avec M. Zaïmes, ancien Président du Conseil hellénique, ne sont pas faciles, et Talat Bey quitte Bucarest le 1er septembre pour rentrer à Istanbul. Quelques jours plus tard, Halil Bey, à son tour, rentre, les négociations ayant subi un arrêt momentané, disent les journaux. Arrêt que les événements rendirent définitif, car les sympathies politiques des deux pays étaient diamétralement opposées. Nous arrivons ainsi au 9 septembre, date mémorable pour la Turquie. Le Sultan Mehmed Reşad V, signe l’irade supprimant les capitulations. Une note circulaire est envoyée aux Puissances intéressées. Le soir, un banquet de 300 personnes donné par la Préfecture, chez Tokatliyan, réunit les membres du Cabinet, les députés et les no-

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tabilités de la ville. Les réjouissances sont organisées de tous les côtés de la capitale. La nouvelle parvenue à Belgrade par le canal des agences fut accueillie par une grande émotion par Cevad bey, ainsi que par moi. En effet, il faut avoir vécu sous le joug avilissant des capitulations, jadis octroyées par générosité, mais qui plus tard avaient pris un caractère oppressif et humiliant, étouffant toute l’activité du pays, pour se rendre exactement compte de la joie éprouvée par chacun de nous en apprenant leur suppression. Nous fêtâmes la nouvelle, le soir même avec mon chef en arrosant notre dîner de l'unique bouteille de champagne qui nous restait. Le 9 septembre fut également une date mémorable pour la France, car la contre-attaque dont les préliminaires commencés le 4 septembre, ayant acquis leur plein développement, un communiqué du War Office, annonça que les plans du Général Joffre, exécutés de la façon la plus régulière, avaient couronné de succès l'offensive des armées alliées. Deux jours après, l'armée assaillante allemande fut forcée de repasser la Marne. Ceci devait donner lieu à penser très sérieusement à la Sublime Porte et Cevad bey, dans un long rapport, attira l'attention de Saïd Halim pacha sur les conséquences que ce revers, éprouvé par l'attaque allemande, pouvait avoir sur l'issue définitive de la guerre mondiale. Quelques jours après, soit le 14 septembre, les Serbes qui avaient déjà pris Belgrade, traversent à leur tour le Danube et occupent Semlin. Profitant de cette situation, Cevad Bey demanda au Ministre de la Guerre un sauf-conduit pour se rendre à Belgrade chercher ses malles non encore déballées. Le lendemain de son départ je partis à mon tour afin de mettre de l'ordre dans les archives de la légation et rapporter ne fût-ce que mes effets d’hiver. Entre-temps, Cevad Bey avait présenté ses lettres de créance au Prince Régent Alexandre et ceci, vu les circonstances, s'était passé très simplement, sans uniforme, sans voiture de gala et sans le dîner traditionnel qui était offert au nouveau Ministre après sa réception par le souverain. Voici le texte du discours qu'il prononça à cette occasion : J'ai l'honneur de remettre entre les mains de votre Altesse Royale les lettres de créance par lesquels Sa Majesté Impériale le Sultan, mon Auguste Souverain, s'est plu à m'accréditer auprès de Sa Majesté le

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Roi, votre Auguste Père, comme envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire. Je suis très heureux de l'insigne honneur de représenter mon Auguste Maître à la Cour Royale de Serbie, et il m’est fort agréable de porter à la haute connaissance de votre altesse Royale que tous mes efforts tendront à rendre meilleurs les bons rapports qui viennent d'être rétablis entre le Royaume de Serbie et l'Empire ottoman. Je serai donc flatté d'être favorisé de la confiance de votre Altesse Royale, et du concours amical du Gouvernement Royal, afin de réussir dans la mission que sa Majesté le Sultan a daigné me confier.

La bataille se poursuivait sur le territoire serbe avec acharnement des deux côtés, comme un duel à mort. Le Prince Georges avait demandé à se battre sur le front de la Save. Quelques jours après, il avait été transporté à Nish, par suite d'une légère pressure reçue à la cuisse. Selon l'usage, les membres du Corps Diplomatique se rendirent à la maison où il était alité pour s'inscrire. Aussi, le lendemain de son arrivée, j'allais à mon tour pour prendre de ses nouvelles. Comme je causais avec son aide de camp, il reconnut ma voix de sa chambre à coucher dont la porte était ouverte, et m'appela auprès de lui. Il me fit asseoir sur son lit et me raconta longuement comment, au cours d'une charge de cavalerie, il avait reçu une balle dans la cuisse et était été tombé de cheval. Puis, comme il s'ennuyait et qu'il avait envie de tailler une bavette, il fit remonter la conversation à quelques années plus tôt, à l'époque où il est Prince Héritier. Il avait plaisir à causer avec moi sur ce sujet, parce que j'étais le seul parmi les membres du corps diplomatique à l'avoir connu dans toute sa splendeur, et même, l'avantveille de son abdication, j'avais passé toute la soirée avec lui au Cercle Militaire. Il s'intéressait énormément à la vie privée d'Abdülhamid, et souvent j'étais très embarrassé pour répondre aux questions qu’il me posait. Il était très simple et d'un commerce très agréable, malgré qu'un peu brutal. D'ailleurs, ceci avait causé la perte de sa qualité d'héritier du Trône. Un coup de pied brutalement administré à son ordonnance avait précipité les événements qui, peut-être, se seraient quand même produits plus tard, à une autre occasion. Le malheureux soldat s'était trouvé, par malchance, aussi bien pour lui que pour son maître, auprès de l'escalier. Il avait perdu l'équilibre et dégringolant sur les marches s’était cogné la tête si fortement, que mort s'en était suivi. Le Cabinet d'alors, présidé par Nicolas Passitch, qui ne voyait pas d'un bon œil le

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jour où il occuperait le trône de Serbie, avait profité de l'occasion pour se débarrasser de lui et l'avait forcé à abdiquer en faveur de son jeune frère Alexandre. Celui-ci se trouvait à Saint-Pétersbourg pour y faire ses études militaires. Il fut appelé d'urgence à Belgrade, et je fis sa connaissance, par hasard, le jour même de son arrivée à la légation de Russie, où il allait faire sa première visite. Dès les premiers jours d'octobre, l'attention du monde entier était concentrée sur la lutte des grands qui avaient conquis son complet développement. La petite Serbie qui, pourtant, continuait à se battre avec un courage digne d'admiration, demeurait dans l'ombre. Sur le front oriental, Slaves et Germains avaient à tour de rôle des hauts et des bas, tandis que sur le front occidental la marche foudroyante des armées allemandes était définitivement arrêtée, et même le général Joffre, nommé généralissime des armées alliées, avait reçu le bâton de maréchal de France, en récompense de la victoire de la Marne. Toutes ces nouvelles étaient de nature à fortifier notre conviction concernant la neutralité absolue que l'Empire ottoman devait observer. Cevad Bey était de plus en plus précis à ce sujet dans ses rapports adressés à Saïd Halim pacha, lequel, à son tour, ne manquait aucune occasion de nous communiquer la décision de la Sublime Porte de demeurer à l'écart du conflit mondial. J'étais chargé de porter une fois tous les dix jours la valise à Sofia. Ceci me causait un réel plaisir, malgré le voyage fatigant dans un compartiment de troisième classe, car Fethi Bey était très aimable et je passais une journée agréable avec mes amis et collègues de Sofia. Tout marchait à souhait ainsi jusqu'à la veille du Kurban Bayram. Le 29 octobre, c'était un jeudi, si je ne m'abuse, nous reçûmes dans la matinée un long télégramme de Saïd Halim Pacha, Grand Vézir et Ministre des affaires étrangères, chargeant la légation impériale de communiquer par écrit au gouvernement serbe la décision du gouvernement impérial d'observer une neutralité absolue dans le conflit européen et de l'assurer sur les sentiments pacifiques et amicaux de l'Empire envers la Serbie. Cevad Bey, qui préconisait cette politique, se hâta de me dicter une note dans le sens des instructions reçues, et demanda immédiatement une audience urgente au Président du Conseil, car le lendemain était jour férié pour nous. M. Passitch le reçut le soir même, à six heures, et pris connaissance de la note avec une

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grande satisfaction, le retint près de lui à peu près durant une heure, et s'entretint longuement avec lui sur la situation mondiale. Quelle ne fut notre stupeur, lorsque le lendemain même, les agences répandirent la nouvelle du bombardement de Sébastopol par le Yavuz et le Hamidiye. Cevad Bey fut littéralement atterré par cette nouvelle inattendue, le lendemain même d'une déclaration quasi solennelle, faite sur l'ordre de son Gouvernement, éprouvant une amertume profonde et se sentant blessé aussi bien dans ses sentiments patriotiques que dans son amour-propre personnel. Ainsi, le jour du Kurban Bayram, au lieu des félicitations d'usage, nous reçûmes tout simplement nos passeports. Je dois à la vérité de reconnaître qu'en cette circonstance, le gouvernement serbe fut d'une courtoisie extrême envers nous, et fit mettre à notre disposition un train spécial pour nous conduire jusqu'à la frontière bulgare. Et en cela, la Serbie prouva qu'elle était beaucoup plus civilisée que sa patronne, la Grande Russie, laquelle s'était comportée d'une façon excessivement grossière avec les membres de notre ambassade et de nos consulats. Le lendemain, notre consul à Vremia, Sadullah Bey et sa jeune femme, étant venus nous rejoindre, nous partîmes pour Tsaribrod. Un fonctionnaire du Ministère des Affaires étrangères, M. Milan Georgevitch, nous accompagna jusqu'à la frontière bulgare, et nous nous souhaita bon voyage.

INDEX Abamelik, Prince, 46 Abdül Gaffar Efendi, imam de l'ambassade de St-Pétersbourg, 47 Abdülhamid II, 7, 63, 86, 97 Abro Bey H., conseil-légiste de la Sublime Porte, 67 Aerhenthal, Cte A., ministre austro-hongrois des Affaires étrangères, 29 Alexandra, tsarine, 50 Alexandre, Prince de Serbie, 15, 20, 21, 30, 33, 46, 57, 64, 66, 71, 72, 79, 82, 91, 96, 98 Aplhier, Ct., diplomate français, 20 Argyropulo, M., ministre de Grèce à Belgrade, 30 Asım Bey, ministre des Affaires étrangères, 25, 30 Ayvazovsky, I., peintre, 57 Azarian Efendi, ministre à Belgrade, 9, 15 Baroli, C., ministre italien à Belgrade, 12 Beethon Whithead, M., ministre britannique à Belgrade, 12 Berthold, Cte L., ministre austrohongrois des Affaires étrangères, 29, 36, 92 Boris, Prince, 26 Buchanan, 48, 51 Buxton, N., homme politique britannique, 31 Carol I, 71 Castrioti, Prince, 31 Cavid Bey, ministre des Finances, 57

Cemil Selman Bey, secrétaire d'ambassade à St-Pétersbourg, 46 Cevad Bey [Ezine], ministre à Belgrade, 61, 83, 86, 87, 88, 90, 92, 95, 96, 98, 99 Chambrun, Cte de Chambrun, 47 Constantin Constantinovitch, grand-duc, 46 Davidovitch, J., homme politique serbe, 71 Descos-Coullard, L.E., ministre français à Belgrade, 12, 69, 78, 81, 84 Esad Pacha Toptani, chef albanais, 63 Fahreddin Bey, ministre à StPétersbourg, 59 Ferdinand I, 11, 18, 30, 62, 75, 84, 85 Filality, M., ministre roumain à Belgrade, 23, 78, 84, 90 Forgach, J. v., ministre austrohongrois à Belgrade, 12, 14, 19, 29, 92 François-Joseph II, 14, 84, 86, 90 Fuad Hikmet Bey, ministre à Belgrade, 15, 18, 19, 21, 23, 25, 27, 30, 37, 40, 41, 43, 66 Gabriel Efendi Noradounghian, ministre des Affaires étrangères, 4, 14, 48 Galib Kemali [Söylemezoğlu], chargé d'Affaires à Bucharest, 9, 62 Gazi Muhtar Pacha, grand vizir, 32, 43 Gellineck, Com., attaché militaire austro-hongrois à Belgrade, 26, 76

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George V, 70, 94 Georges Prince, 9, 20, 21, 66, 97 Georgévitch, M., chargé d'affaires serbes à Istanbul, 62 Gouelkievitch, M., chargé d'affaires russe à Istanbul61 Grandi İbrahim Bey, secrétaire de légation à Belgrade, 71, 74 Graves, R., diplomate britannique, 31 Gregorios, Mgr., patriarche d'Antioche, 52 Griesinger, Bn, ministre d'Allemagne à Belgrade, 15, 41, 65, 86, 91, 93 Grouitch, M., diplomate serbe, 66, 83, 88 Gryparis, A., 37, ministre grec à Istanbul Hakkı Pacha, grand vizir18 Hartwig, N. v., ministre russe à Belgrade, 19, 20, 23, 30, 33, 39, 78, 79, 80, 81 Hasan Riza Bey, gouverneur de Scutari, 27, 28 Hélène, Princesse, 15, 21, 23, 46, 64 Hüseyin Hilmi Pacha, ambassadeur à Vienne, 59 Isa Bolatin, chef albanais, 34 Jean Constantinovitch, grand-duc, 46 Kâmil Pacha, grand vizir, 32 Kanitz, Cte, conseiller de la légation allemande à Belgrade, 38 Louis, G., ambassadeur de France à St-Pétersbourg, 51 Marie Feodorovna, tsarine, 49, 50 Mehmed Ali Bey, Benayat, secrétaire d'ambassade à StPétersbourg, 47

Mehmed V Réşad, 16, 18, 22, 71, 86, 95 Menadovitch, M., ministre serbe à Istanbul, 18, 35, 40 Milankowitch, M., diplomate serbe, 17 Milanowitch, M., ministre serbe des Affaires étrangères, 11 Muhiddin Bey [Birgen], conseiller d'ambassade à StPétersbourg, 46, 54, 55 Muhtar Bey, ministre à Athènes, 61 Mustafa Kemal Bey [Atatürk] Com., 8, 13, 32, 83, 95 Nabi Bey, ministre à Sofia, 34, 59 Nafilyan Efendi, consul au Monténégro, 28 Nazim Pacha, ministre de la Guerre, 32, 40 Nicolas II, 48, 50, 51, 71 Osman Nizami Pacha, ambassadeur à Berlin, 46, 59 Pallavicini, Mquis, ambassadeur austro-hongrois à Istanbul, 14, 39 Passitch, N., premier ministre serbe, 18, 33, 37, 64, 65, 66, 67, 68, 71, 75, 83, 94, 97, 98 Paul, Prince, 20, 21, 23, 46, 66 Pourtalès, Cte de, ambassadeur allemand à St-Pétersbourg, 47, 51 Ratibor, M. v., ministre allemand à Belgrade, 12, 15 Remzi Bey, attaché militaire à StPétersbourg, 47 Reşid Bey, conseil-légiste de la Sublime Porte, 61 Rifat Pacha, ministre des Affaires étrangères, 16, 18, 24 Rüstem Bey, ministre à Cettigné, 34, 59

INDEX Sadullah Bey, consul à Vremia, 99 Saïd Halim Pacha, grand vizir, 61, 62, 98 Saïd Pacha, grand vizir, 25, 26, 32 Sefa Bey, ministre à Bucharest, 59 Sergueïew, M., ministre russe à Belgrade, 12, 19 Stéfanovitch, D., secrétaire général du ministère serbe des Affaires étrangères, 18, 26, 61, 62, 65, 75 Storck, W. v., chargé d'affaires austro-hongrois à Belgrade, 76, 77, 78 Strandmann, Bn W.N. chargé d'affaires russe à Belgrade, 80, 88

103   Şerif Bey, attaché militaire à StPétersbourg, 19 Talat Bey, ministre de l'Intérieur, 61, 71, 95 Tchaprachikof, M., ministre bulgare à Belgrade, 90 Tevfik Pacha, ambassadeur à Londres, 32, 59 Thurn-Valsassina, Prince, ambassadeur austro-hongrois à St-Pétersbourg, 51 Tocheff, M., ministre bulgare à Belgrade, 12, 20, 29 Topuzlu, C., préfet d'Istanbul, 42 Turhan Pacha, 46, 48, 51, 53, 54, 55, 59, 63 Ugron, S. v., ministre allemand à Belgrade, 29, 39 Yusuf İzzettin Efendi, 18

II.

III. IV. V. VI.

Français et Ottomans en Illyrie et dans l'Adriatique au temps de Napoléon. Inventaire des Papiers du général Donzelot (1764-1843). The Queen’s Ambassador to the Sultan: Memoirs of Sir Henry A. Layard’s Constantinople Embassy, 1877-1880. Twixt Pera and Therapia: The Constantinople Diaries of Lady Layard. Trajčo Arsov, Marbles and Politics: William Martin Leake’s Missions in the Ottoman Balkans, 1799-1810. West meets East: An English Diplomat in the Ottoman Empire and Persia, 1890-1918. The unfinished autobiography of Sir Charles Marling.