Les Araucans et la frontière dans l'histoire du Chili des origines au XIXième siècle: Une épopée américaine 9783964562470

Este libro investiga la confrontación entre Araucanos e imigrantes europeos durante la historia de Chile. Las temáticas

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Les Araucans et la frontière dans l'histoire du Chili des origines au XIXième siècle: Une épopée américaine
 9783964562470

Table of contents :
Sommaire
Introduction. UNE HISTOIRE ET UNE HISTORIOGRAPHIE PATHETIQUES
I. LE CHILI PREHISPANIQUE ET LES ARAUCANS
II. LE CONQUERANT ESPAGNOL AU CHILI
III. L'AVENTURE ARMEE : DE L'INCURSION A L'ECHEC (1535 - 1612)
IV. LE TEMPS COLONIAL
V. LA REPUBLIQUE ET LES "BARBARES"
VI. LA COLONISATION DE L'ARAUCANIE (1882-1914)
Conclusion: "LA MAUVAISE CONSCIENCE DES CHILIENS"
Bibliographies
Glossaire
Sigles et abréviations employés
Table des figures

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Lateinamerika-Studien Band 26

Lateinamerika-Studien Herausgegeben von Titus Heydenreich Gustav Siebenmann

Hermann Kellenbenz Franz Tichy

Schriftleitung: Titus Heydenreich Band 26

Jean-Pierre Blancpain

Les Araucans et la frontière dans l'histoire du Chili des origines au XIX2 siècle Une épopée américaine

Vervuert Verlag • Frankfurt am Main 1990

Anschrift der Schriftleitung: Universität Erlangen-Nürnberg Zentralinstitut (06) Sektion Lateinamerika Bismarckstr. 1 D-8520 Erlangen

Catalogage en publication de la Deutsche Bibliothek Blancpain, Jean-Pierre Les araucans et la frontière dans l'histoire du Chili des origines au XIX. siècle : une épopée américaine / Jean Pierre Blancpain. - Frankfurt am Main: Vervuert, 1990 (Lateinamerika-Studien ; Bd. 26) ISBN 3-89354-726-6 NE: GT]

© by the Editors 1990 Alle Rechte vorbehalten Gesamtherstellung: difo druck, 8600 Bamberg Printed in West-Germany

Sommaire Introduction: UNE HISTOIRE ET UNE HISTORIOGRAPHIE PATHETIQUES

9

I. LE CHILI PREHISPANIQUE ET LES ARAUCANS A. LES NOMADES DU CHILI CENTRAL B. LES ARAUCANS C. LE NORD DU CHILI ET L'ENVAHISSEUR INCA D. COMBIEN DE "DESTINS INTERROMPUS"?

17 17 19 27 29

IL LE CONQUERANT ESPAGNOL AU CHILI A. ORIGINE ET IDENTITE 1. Hidalguía vraie et prétendue 2. Les autres catégories 3. Un profil d'aventuriers

34 34

B. MOTEURS DE LA CONQUETE ET CHEMINS DE LA GLOIRE 1. L'or 2. Les comportements chevaleresques 3. Le service de Dieu et de Sa Majesté 4. La gloire personnelle

42

C. LES 1. 2. 3.

50

MOYENS ET L'ORGANISATION Le financement des expéditions Le capitaine et son ost privé Du choix, de l'usage, de l'efficacité des armes

in . L'AVENTURE ARMEE : DE L'INCURSION A L'ECHEC (1535 - 1612)

57

A. L'EXPEDITION D'ALMAGRO B. LA GESTE ET L'ECHEC DE VALDIVIA 1. Une carrière exemplaire 2. Santiago, marque d'une volonté 3. L'échec inattendu

57 60

D. LE RETRAIT : DE S ARABIA A GARCIA RAMON (1568-1612) E. LES MARGES TRANSANDINES ET L'ARGENTINE PREMIERE F .CONQUISTA ET COLONIE

76 80 81

IV . LE TEMPS COLONIAL Le coût de la guerre araucane A. LES BELLIGERANTS ET LE STYLE DE GUERRE 1. "L'hydre insaisissable" 2. Le concours des Indiens "amis" 3 Et l'esclavage des autres

85 85 87

B. LA STRATEGIE AU XVII0 SIECLE 1. De l'ost privé à l'armée permanente 2. 1612-1641: l'alternative, guerre défensive ou offensive? 3. 1641-1657: de la reconnaissance de l'autre à la guerre lucrative C. DE L'EVANGELISATION JESUITE A L'ILLUSTRATION INTELLIGENTE 1.Les réductions araucanes, le Père Havestadt et l'évangélisation généreuse 2. Les échelles stratégiques du Sud: Chiloé et Valdivia 3. Ambrosio O'Higgins 4. Les Parlements indigènes 5. Haciendas et missions jésuites 6. Relèvement et repeuplement d'Osorno 7. Encomienda , esclavage et société coloniale

96

104

V. LA REPUBLIQUE ET LES "BARBARES"

119

A. L'ARAUCANIE ET SES HABITANTS AU MILIEU DU XIXfi SIECLE 1. Les Araucans et l'Indépendance du Chili 2. Le "Territoire des Araucans libres" vers 1850 3. La société "espagnole" de la Frontière

119

B. ATTITUDES OFFICIELLES ET CONTROVERSES JUSQU'A 1868 1. Les politiques gouvernementales avant 1851 2. Les controverses sur la "civilisation" des Araucans et la politique d'Antonio Varas 3. Le plan de Saavedra et l'avance du limes (1861-1868)

127

C. LA PENETRATION FINALE 1. De nouvelles et bonnes raisons d'en finir 2. Dernier dilemme: lutte à outrance ou fusion des races? 3. Décembre 1882: l'Araucanie libre a vécu

134

VI. LA COLONISATION DE L'ARAUCANIE (1882-1914)

148

A. LE PEUPLEMENT NATIONAL DE L'ARAUCANIE 1. La migration interne spontanée 2. Les voies de communication 3. La loi et son application

148

B. LE PARTAGE CONCURRENTIEL DU DOMAINE ARAUCAN 1. Fixation, spoliation et aliénation de l'indigène 2. L'échec de la petite colonisation civile et militaire et ses raisons 3. Le triomphe de la spéculation

153

C. L'IMMIGRATION EUROPEENNE ET PLURINATIONALE (1882-1914) 1. Des immigrants, mais lesquels? 2. Services d'émigration et campagnes de recrutement (1882-1904) 3. Un bilan migratoire décevant

164

D. MYTHES ET REALITES DE LA COLONISATION EUROPEENNE 1. L'infrastructure administrative 2. Hypothèques et errements de la colonisation 3. La "sélection naturelle" et le prix de la réussite

173

Conclusion : "LA MAUVAISE CONSCIENCE DES CHILIENS"

186

Bibliographies

196

Orientation bibliographique

196

I Chroniqueurs du temps de la Conquête, historiens et historiographes du temps colonial. II.Ouvrages et études modernes sur la Conquête de l'Amérique et les Conquistadores III. Ouvrages modernes sur les Araucans et le Chili colonial IV. Ouvrages et études sur le Chili au XIX" siècle, la colonisation de l'Araucanie et l'immigration européenne au Chili V. Sur Antoine-Orélie de Tounens - Glossaire - Sigles et abréviations employés - Table des figures

208 215 215

Chile, fértil provincia y señalada en la región Antàrtica famosa, de remotas naciones respetada por fuerte, principal y poderosa: la gente que produce es tan granada, tan soberbia, gallarda y belicosa, que ne ha sido por rey jamás regida ni a extranjero dominio sometida Alonso de Ercilla La Araucana, chant 1,1569

"Fué una pérdida la que allí se hizo no vista ni oida en las Indias, porque allí perdieron les españoles toda la reputación que entre indios tenían, teniéndolos en poco de allí adelante... Antes de ésto, en tierra llana, nunca les indios osaron parecer cerca de donde anduviesen cristianos. Quedaron soberbios y los españoles corridos de su flaqueza y poco ánimo". GONGORA MARMOLEJO Historia de Chile desde su descubrimiento hasta el año 1575, chapitre 74 "L'Araucan est le prototype de l'être primitif qu'Homère, il y a quatre mille ans, aurait appelé sauvage: c'est un homme de proie". Charles WIENER, Chili et Chiliens, Paris, 1888

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Introduction UNE HISTOIRE ET UNE HISTORIOGRAPHIE PATHETIQUES L'histoire de l'Amérique latine - zone périphérique hypertrophiée de l'économie-monde occidentale - n'est pas intelligible sans référence extérieure; dès le repère décisif de 1492, elle s'inscrit tout entière dans cet espace intercontinental. Mais elle ne se lit pas non plus comme une simple variante marginalisée et extensive d'un système; elle a son autonomie, ses permanences et ses turbulences, chacun des Etats du XIXa siècle étant au surplus soucieux de légitimer son idiosyncrasie. A qui veut écrire une histoire de l'Amérique indépendante se pose, note Tulio Halperin, le problème de l'unité du sujet. Des pays nés du morcellement catastrophique de l'Indépendance, le Chili est sans doute le premier où la nation balbutiante rencontre immédiatement l'Etat: dès 1830 et grâce à Portales, le respect des lois, une gestion rigoureuse, un minimum d'ordre y sont assurés par un centralisme garant de stabilité. Coupé plus tôt que ses voisins de ses référents ibériques, pourvu d'une intelligentsia cosmopolite, attaché aux libertés formelles, féru d'éducation européenne et positive, le Chili n'a pas, cependant, tourné le dos à son passé. La qualité et l'épaisseur de sa production historique ne laissent pas, depuis un siècle, d'étonner le chercheur étranger. Se demandant si cette ex-colonie secondaire et excentrique, terme d'humanités insularisées par la barrière andine, avait bien mérité qu'on lui consacrât des histoires plus longues que celle de Rome par Mommsen ou de la Grèce par Curtius ou Grote, Menéndez y Pelayo vantait en 1910 dans son Histoire de la pensée hispanoaméricaine l'étendue et la sûreté d'une incomparable érudition. "Il n'est pas un coin de leur histoire, écrivait-il, que les Chiliens n'aient scruté, ni une pièce de leurs propres archives qu'ils n'aient publiée et assortie de commentaires"1. Cet hommage aux oeuvres monumentales narratives, positives ou révisionnistes de Barros Arana 2 , Francisco A. Encina 3 , José Toribio Cité par S. VILLALOBOS, Historia del pueblo chileno, 1.1, Santiago, 1981, p. 10 2 Membre, avec Amunátegui et Vicuña Mackenna, du triumvirat des grands historiens d'un petit pays, Diego BARROS ARANA (1830-1917) est le meilleur représentant de l'histoire narrative, positiviste, libérale et pénétrée d'anticléricalisme. Il a été, dans sa jeunesse, disciple de Comte, de Renan et de Littré dont il a suivi les cours au Collège de France et il a lu avec application rHistoire" de Guizot et celle de

1

10 Medina 4 , à tant d'autres aussi de leurs pairs et de leurs émules, invite à une prudente humilité. Mais comment expliquer cette splendeur historiographique? C'est, selon Sergio Villalobos, l'interminable corps à corps entre Amérindiens et envahisseurs, exceptionnel dans l'empire espagnol, qui justifie le goût prononcé des Chiliens pour l'histoire, et d'abord pour la leur. Legs du temps colonial, la "question araucane" a été comme la mémoire du pays, lui rappelant ses origines, ses handicaps et un certain "poids du passé" diversement apprécié. Longtemps, l'indigénisme s'est limité au Lafuente. Son Historia General de Chile en 16 volumes, complétée par Un decenio de la Historia General de Chile 1841-1851 et dont la publication s'échelonne de 1884 à 1902, est considérée comme la "colonne vertébrale" du passé chilien. Miguel Luis AMUNATEGUI (1828-1888) procède de la même veine idéologique, affichant le même anticléricalisme de principe et la même valorisation des ardeurs individuelles comme agent principal du devenir historique. Ses oeuvres marquantes sont Los precursores de la Independencia de Chile (1872) et Descubrimiento y Conquista de Chile après La dictadura de O'Higgins (1853) dont les conclusions servent aujourd'hui encore dans l'enseignement national. Quant à Benjamín VICUÑA MACKENNA (1831-1886), homme politique de premier plan, libéral superbe d'aristocratie mais dressé contre l'Exécutif, il e s t , des trois, le plus enclin à délaisser la rigueur méthodologique au profit de l'idéalisme, de l'irrationnel et de patriotisme. Attiré par les épopées collectives, des luttes de l'indépendance à la guerre du Pacifique, ou individuelles - les Carrera, O'Higgins, Portales -, il conçoit l'histoire comme une justice à rendre aux meilleures intentions des protagonistes. On s'accorde à voir en lui l'historien le plus représentatif du caractère national. 3 Prolongeant le courant du révisionnisme aristocratique représenté par Jaime EYZAGUIRRE et Alberto EDWARDS auteur en 1920 d'une célèbre Fronda aristocratica, Francisco Antonio ENCINA est bien l'historien national le plus connu à l'etranger. Les 20 volumes de son Historia de Chile publiés de 1940 à 1952, constituent selon Sergio Villalobos, "la plus grande entreprise intellectuelle d'un seul homme au XX " siècle". Les dix derniers volumes sont consacrés à la période de l'autoritarisme portalien (1830-1891), objet de la vive admiration de l'auteur. L'histoire d'ENCINA, interprétative, intuitive, psychologique, "biologique" et donc raciste, est pétrie de conceptions de Comte, Spencer, Ward, James, Darwin, Le Bon et Gobineau. Elle part de l'idée que les variations de la structure raciale d'un peuple ou d'une civilisation déterminent ses mutations historiques. Dans cette perspective, Encina ne voit aucune différence entre l'héritage génétique et le phénomène sociologique caractérisant la transmission de la culture. Mais s'il croit à des caractères raciaux héréditaires expliquant les attitudes économiques, il ne nie cependant pas l'importance de l'éducation et les deux livres qui, au début du siècle, l'ont fait connaître. Nuestra inferioridad económica (1911) et La Educación económica y el liceo (1912) contiennent une analyse pertinente de la société et de la mentalité chiliennes à laquelle bien des sociologues se réfèrent encore aujourd'hui (cf... le remarquable essai de P. HUNEEUS, Nuestra mentalidad económica, Santiago, 1980). 4 Continuateur, par une érudition poussée jusqu'à l'excès, de la tradition classique, on lui doit la compilation de 378 volumes de manuscrits coloniaux (Biblioteca hispanochilena), outre la publication de dizaines d'autres sous le titre Colección de documentos inéditos para la historia de Chile et Colección de historiadores de Chile y de documentos relativos a la historia nacional, gigantesques sommes couvrant le continent tout entier et source inépuisable à laquelle ont naturellement recours les historiens actuel; parmi les meilleurs, Mario Góngora, Alvaro Jara, Rolando Mellafe, Sergio Villalobos. La tradition érudite, illustrée par Medina, s'est poursuivie au Chili jusqu'à nos jours grâce à William Thayer Ojeda, Guillermo Feliú Cruz et Eugenio Pereira Salas, ses successeurs à la tête de la Bibliothèque Nationale.

11 pittoresque, à l'exotisme et à l'anathème, dressant des répertoires de spécimens et des inventaires de curiosités qui rappellent la découverte de Cortés devant le zoo de Moctezuma. Ce pouvait être aussi l'occasion d'un hymne gratuit à la vaillance araucane ou le moyen commode d'alimenter le débat sans fin entre espace et anthropologie, civilisation et état de nature, impérialisme et dépendance. Mais les progrès de l'ethnohistoire et les récentes réflexions sur la pensée sauvage invitent aujourd'hui à un nouvel examen: celui des cultures natives, des destins interrompus, de l'homme aborigène et résistant considéré sur la longue durée avec son savoir, ses valeurs, sa vérité propreHistoire et littérature sont, d'autre part, au Chili, étroitement liées, confondues même, puisque la société de ce pays a été structurée par la violence et que la guerre y est présente au temps colonial "dans les chroniques, dans les poèmes, dans les récits, dans les documents"5. On l'oublie parfois, les ouvrages généraux supposant que l'Espagnol a vaincu ici comme ailleurs ou qu'il a simplement renoncé devant la forêt, le froid, la rareté des richesses 6 . Comparé à la fragilité des mondes caraïbe, aztèque ou inca brisés au premier choc de l'intervention extérieure, le Chili s'est au contraire trouvé, pour trois siècles et demi, placé sous le signe de l'épopée. Dès la fin du XVI f i siècle, 1 'Arauco domado de Pedro de Oña salue avec un lyrisme appliqué la geste ibérique dans ce dernier coin du monde; il présuppose l'espagnol toujours vainqueur et l'indigène rapidement soumis. Mais le talent du poète est d'abord au service de son protecteur, l'ex-gouverneur García Hurtado de Mendoza qualifié de "Nouvel Achille" et triomphant comme Enée de la tempête qui assaille ses navires au large de l'Araucanie; vingt-neuf strophes et plus de trois cents vers ne sont pas trop pour amplifier Virgile et célébrer comme il convient l'épisode7 Dans les trente-sept chants de La Araucana , Iliade ou Enéide collective et impartiale des Chiliens 8 , Alonso de Ercilla prend soin, tout au contraire, d'unir dans la gloire et dans la mort 5 Alvaro Jara, Guerre et société au Chili. Essai de sociologie coloniale, Paris, 1961, p. 18 6 "Ne pourrait-on penser que l'arrêt des Espagnols devant la résistance araucane s'explique avant tout par le répugnance qu'ils éprouvaient à prendre possession d'un pays forestier et déjà froid, d'ailleurs dépourvu de métaux précieux?" écrit ainsi, sans en être tout à fait sûr, P. GOUROU, L'Amérique tropicale et australe , Paris, Hachette, 1976, p.57. 7 Pedro de OÑA, Arauco domado, canto 111 (cf. Colección de Incunables Americanos, vol. XI, Madrid, 1944). ® Cf. Hugo Montes, El Problema del héroe en la Araucana", Cuadernos hispanoamericanos , n° 174, Nov. 1964

12 indigènes et conquérants aux prises à Tucapel, Andalién, Purén, Penco et Millarepue. S'il juge digne de l'antique la mort de Valdivia, il tient aussi les exploits de Leónidas, de Scevola ou d'Horace pour inférieurs au courage de l'Araucan Lautaro. Refusant toutefois de n'exalter que l'individu, il couvre du manteau de l'épopée l'ensemble des protagonistes. Il s'attache enfin à ne dire que ce qu'il a vu ou vérifié par la confrontation raisonnée des témoignages, taisant sa propre rancoeur, pourtant légitime, contre l'arrogance des Mendoza 9 . Après lui, l'inestimable apport de la Compagnie de Jésus à la dissertation nationale illustre d'originale façon et jusqu'aux XVII 0 siècle la genèse et les péripéties de cet affrontement. Tous les Pères demeureront tributaires de la vision première et mythique de l'Araucan, celle du primitif héroïque dont la mentalité collective chilienne restera longtemps imprégnée. Le Père Alonso de Ovallle n'a pas pris part aux épisodes qu'il raconte, mais il est encore plus chroniqueur qu'historien, un chroniqueur "libre", esthète, avide de sensations personnelles et de distanciation par rapport à l'événement, plus soucieux de restituer avec art la beauté d'un pays inviolé que de commenter la fureur des hommes. Son Histórica relación del reino de Chile10, écrite vers 1640, n'est bien qu'une longue paraphrase d'Ercilla, mais la place qu'il accorde au paysage de cette Amérique des antipodes lui vaut le titre flatteur de premier représentant du créolisme chilien. Même démarche, postérieure de quelques lustres seulement, de la part du Père de Rosales. Son Historia general del reino de Chile

11

est

cependant davantage axée sur le récit des luttes entre indigènes et Espagnols, la représentation de l'Araucan perdant en générosité. Certes, la constance, l'astuce et l'entraînement des combattants ne sont pas mises en doute, mais tout en réprouvant l'esclavage des vaincus pratiqué dès la fin du XVI 9 siècle 12 , Rosales insiste sur la cruauté

® Condamné à mort par le gouverneur Garcia de Mendoza pour s'être battu en duel à la Impérial avec un certain Juan de Pineda, Ercilla vit sa peine commuée in extremis en bannissement perpétuel du Chili. C'est après son retour à Madrid qu'il écrira l'essentiel de son poème publié en trois parties en 1569,1578 et 1589. "...y de las misiones y ministerios que ejercita en él la compaftia de Jésus". Voir P.

LIRA URQUIETO, El paire Alonso de Ovalle, el hombre y la obra, Santiago, 1944

Le Père Diego de Rosales vint au Chili à vingt ans, chargé de diriger les missions jésuites d'Araucanie. Il fut ensuite recteur du collège jésuite de Penco, puis supérieur des Jésuites du Chili jusqu'à sa mort à 73 ans en 1677. 12

Voir D. de Rosales, Historia général del Reino de Chile, Valparaiso, 1878, t. II, p. 327,

351,353.

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n a t u r e l l e a u x i n d i g è n e s , leur p r o p e n s i o n à l ' i v r o g n e r i e , la r é p u l s i o n qu'en m a i n t e s o c c a s i o n s ils inspirent à l'Européen. A u siècle suivant, le l a b e u r infatigable d e la C o m p a g n i e enrichit e n c o r e les lettres chiliennes. D e l'Histoire

d u P è r e Miguel d e O l i v a r e s 1 3

- il est n é à Chillán e n 1 7 1 3 - ne n o u s

est p a r v e n u e q u e la p r e m i è r e

p a r t i e ; la s e c o n d e a s e r v i à l'abbé M o l i n a p o u r la r é d a c t i o n d e s o n Ensayo

sobre

la

encyclopédique

historia d'un

natural

théologien

réfutation, s u r t o u t , d e s Investigaciones

de

Chile

et d'un

, oeuvre naturaliste,

savante

et

magistrale

filosóficas sobre los Americanos

de

P a w qui p r é t e n d a i t q u ' à l'égal d e t o u t e s les a u t r e s , l'espèce h u m a i n e perdait, à ê t r e transplantée, ses aptitudes et ses v e r t u s d ' o r i g i n e 1 4 . P a r ce r a p i d e survol, o n voit quelle p l a c e tiennent l ' A r a u c a n i e e t ses h a b i t a n t s d a n s la l i t t é r a t u r e c o l o n i a l e d u Chili et o n c o m p r e n d quelle s é d u c t i o n le p a s s é n a t i o n a l a p u e x e r c e r s u r les h i s t o r i e n s d u t e m p s républicain. C o n v u l s i v e et m o u v e m e n t é e , alternant exploits v e n g e u r s et t e m p s d ' a c c a l m i e et d e rémission, l'histoire d u Chili p a r a î t a u naturaliste français C l a u d e G a y - l'un des esprits les plus féconds d u XIX

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siècle s u d - a m é r i c a i n 1 5 - éblouissante et exceptionnelle:

Historia militar, civil y sagrada del reino de Chile L'ouvrage de l'abbé Molina était très prisé au Chili à la veille de l'Indépendance. Lors de son escale à Talcahuano en février 1816, Chamisso s'en verra offrir par un Franciscain, le P. Aldey, un exemplaire résumé, le Compendio de la Historia natural de Chile. "Il n'est pas traduit en allemand, dit Chamisso, mais c'est l'Homère des Chiliens et il est excellent." Il faisait erreur. L'ouvrage de l'abbé avait été écrit en italien en 1782 à Bologne où de nombreux Jésuites d'Amérique s'étaient réfugiés, et il avait paru en allemand chez Brand à Leipzig dès 1786 pour la première partie, en 1791 pour la seconde. Né à Draguignan en 1800. Auteur dans les années 1840-50 d'une somme de 30 volumes sur le Chili: 8 sur son histoire, 8 encore sur sa botanique originale, 8 autres sur sa zoologie. Outre deux Atlas remarquables qui tranchent sur l'indigence cartographique de l'époque, les deux tomes intitulés Agricultura sont, malgré leurs lacunes, un chef-d'oeuvre auquel les historiens d'aujourd'hui font encore immanquablement référence. Par loi du 29.12.1841, signée des présidents Bulnes et Montt, Claude Gay s'était vu accorder le bénéfice exceptionnel de la citoyenneté chilienne. Différente de la nationalité attribuée sans difficulté aux migrants européens pour hâter leur assimilation, la citoyenneté - droit à l'éligibilité et à l'exercice de fonctions politiques - est toujours réservée, en vertu du jus soli, aux ressortissants nationaux nés dans le pays. Le cas de Gay, unique au XIX " siècle, montre bien l'estime et la gratitude des autorités chiliennes à l'endroit de l'homme et de l'oeuvre. "C'était, écrit le naturaliste allemand Rufolf Amandus Philippi, un savant véritable, modeste et discret, mais sachant ouvrir les yeux, s'informer, construire à partir de renseignements vérifiés, des cartes plus exactes que celles de son compatriote Pissis qui ont coûté à l'Etat plus de 100 000 pesos sans compter les aides officielles de toutes sortes". Le tome premier de la Historia física y política de Chile, publié par Gay en 1844, indique avec fierté "...publicada bajo los auspicios del Supremo Gobierno por Claudio Cay , ciudadano chileno, individuo de varias sociedades científicas nacionales y estrangeras, Caballero de la Legión de Honor ". Sur l'homme et l'oeuvre, cf. S. VILLALOBOS, Claudio Gay, testigo de un Chile de hace más de un siglo, Santiago, 1967. 14

14 "...Que d'actions et de péripéties! Quel foisonnement de prouesses et de héros de part et d'autre! Telle est bien l'histoire du Chili, comparable à aucune autre. D'un côté la constance et l'opiniâtreté des Espagnols, leurs souffrances et leurs disgrâces; de l'autre, l'élan, l'intrépidité et le surprenant refus de ces Araucans si brillants qu'ils eussent bien mérité d'une nation qu'elle leur élevât des statues d'airain!"

Assimilant de façon plaisamment abusive le sens tactique des toquis

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araucans à la science militaire des maréchaux de Villars et de

Luxembourg, c'est avec le même enthousiasme impartial qu'Ercilla et pour magnifier la résistance de leurs adversaires qu'il rappelle en contrepoint la valeur des Ibériques: "...Considérons le courage et l'expérience des assaillants et voyons que du grand Cyrus jusqu'à eux, les guerres d'Araucanie n'ont par d'équivalent... Le même jour où ils élevaient une place au Chili, les Espagnols remportaient en Europe une victoire qui faisait trembler la capitale de la civilisation. Et ce que firent les Espagnols, aucune armée du monde ne l'aurait fait, placée dans les mêmes conditions". 17

Cette visions flatteuse d'un étranger de bonne volonté pénétré de gratitude envers ses protecteurs officiels allait cependant à contrecourant des idées reçues et des préoccupations dominantes d'un XIX fi siècle féru de progrès positiviste18 et contempteur acharné de la "barbarie araucane" 19 . "Réduit", banni ou prolétarisé - en langage officiel, "civilisé"- l'indigène, naguère altier et héroïque, perd après 1880, avec sa terre, son orgueil, son honneur et son indépendance de fait fondée sur la reconnaissance au moins implicite de ses droits et de son identité ethnique et culturelle. De rares défenseurs, c'est vrai, livreront encore, en son nom, un combat d'arrière-garde: missionnaires bavarois qui, avant de l'évangéliser, s'attachent après 1895 à la défense de ses intérêts matériels 20 ; pamphlétaires nationalistes et xénophobes Santivân 21 , Palacios22 ou le "docteur" Valdés Canje23 -, ardents à Dictateur au sens romain investi d'un pouvoir étendu par l'ensemble des caciques indigènes et chargé par eux pour une durée limitée de la conduite de la guerre. 17 Historia fisica y poli'tica de Chile, Santiago, 1846-1852, t. II, chap. XXVIII. Voir, sur cette question, notre article "Francisation et francomanie en Amérique latine: le cas du Chili au XIX ° siècle", in La Revue Historique , N 0 544, t. CCLXVII/ 2, oct.- déc. 1982, pp. 365-407. 1 9 D. BARROS ARANA, Un decenio de la Historia de Chile 1841-1851, Historia général de Chile, 1913, t. XV, p. 433. 2 0 Voir Infra, Conclusion, notes 5,6, et J.P. BLANCPAIN, Les Allemands au Chili, 18161945, Cologne, 1973, Livre III, chap. III, p. 751-782. 21 Pseud. de SANTIBANEZ, El Crisol, Santiago, 1913. Voir aussi "El desalojamiento del nacional", Paciiico Magazine, n 0 3, juin 1914. 22 Auteur de nombreux articles contre "l'invasion" du Chili par les étrangers. Son oeuvre la plus connue, Raza Chilena dont la première édition est de 1904, est sous-titrée Libro escrito por un chileno y para los chilenos. Sur les manifestations de ce boxérisme

15 stigmatiser prédateurs et spéculateurs de tout acabit qui l'expulsent et se partagent son domaine; rares, trop rares fonctionnaires enfin qui, chargés de sa protection théorique, ne pourront, en désespoir de cause, que retracer honnêtement, comme Latcham 2 4 ou Guevara 25 , les modalités de sa dépossession légale et les étapes d'une "pacification" sans quartier. Mais voici que, pour faire bonne mesure, l'indigène déjà voué aux gémonies par l'historiographie officielle, est encore victime d'une subtile imposture nationaliste par détournement et récupération abusive des seules qualités qui lui sont communément reconnues: endurance, énergie, bravoure, sens tactique et aptitudes militaires de tous ordres. L'hommage que lui rend l'histoire "génétique" d'Encina26 est ainsi habilement exploité: "Atavisme? Une question maintenant s'impose: avons-nous hérité les qualités guerrières de nos aborigènes? Je crois que oui, au moins dans une certaine mesureNotoire est la facilité avec laquelle notre peuple assimile les connaissances militaires, la rapidité avec laquelle nos hommes deviennent d'excellents cavaliers, l'habileté naturelle qu'ils montrent à se déplacer sur le terrain. Je n'en veux pour preuve que les commentaires flatteurs des instructeurs allemands qui ont eu tout loisir de nous observer...2^ .

Inversement et avec un souverain mépris des exigences que doit s'imposer l'historien, la vie collective et supposée harmonieuse des Araucans des temps préhispaniques peut servir

d'argument

idéologique contre l'expansion espagnole, l'esclavagisme, l'esprit de déprédation, de lucre et d'exploitation auxquels on ramène la chilien, voir C. SOLBERG, Immigration and Nationalism, Argentina and Chile, 1890-1914, University of Texas Press, Austin, 1970, et notre étude "Intelligentsia nationale et immigration européenne au Chili, de l'Indépendance à 1914" Revue d'Histoire moderne et Contemporaine, Paris, t. XXVII, oct.-déc. 1980, p. 565-600 (sur Palacios et Raza chilena, p. 589-597). 23 Pseud. d'Alejandro VENEGAS. Auteur notamment d'un brulôt intitulé Sinceridad , Chile íntimo , Santiago, 1910, qui pourfend la colonisation étrangère, mais aussi les structures administratives, économiques, éducatives et mentales du Chili. 2 4 Dont les deux maîtres livres sont La capacidad guerrera de los Araucanos; sus armas y métodos militares publié pour la première fois en 1915 in R. Ch. H. G., t. XV, vol. 29, p. 22 sq. et La organización social y las creencias religiosas de los antiguos Araucanos , Santiago, 1922. Voir aussi "Los elementos indígenas de la raza chilena", R.Ch.H.G., t. IV, vol. 8, p. 303 sq. et "Creencias religiosas de los Araucanos" Ibid. t. XLVI, vol. 50, p. 5 sq. Cf. Historia de la Civilización de la Araucania , notamment le t. III, Los Araucanos y la República , Santiago, 1902; aussi in AUCh., 1916, t. CXXXIX, p. 147-196, 249-274, 525547; 1917, p. 383-418,573-608,839-881. 26 27

Cf. ENCINA - CASTEDO, Resumen de la historia de Chile, 1.1, p. 113. Général I. TELLEZ, Una raza militar, Santiago, 1944, chap. XXVIII, p. 215.

16

Conquête, sans voir d'une part l'horizon élémentaire des indigènes dans leur relation avec le monde naturel, de l'autre la conscience historique de ses actes propre au conquérant espagnol, à Valdivia en particulier. Militante, manichéenne, unidimensionelle, une certaine représentation primaire du passé à l'usage du présent se veut d'abord pédagogique, mais on aurait tort d'en sous-estimer l'impact28Il a été possible enfin d'écrire, à l'opposé, une histoire du Chili strictement religieuse et traditionaliste, une histoire d"'humanisme exclusif"29, sous prétexte que cette histoire ne commence qu'avec le Verbe impérial de l'Espagne et qu'elle ne saurait avoir pour objet que la succession consciente des événements et la mobilité créatrice des hommes. L'anthropologie et l'archéologie descriptives et énumératives en sont largement responsables, qui n'ont jamais eu, jusqu'à une époque récente, de vision panoramique, synthétique et interprétative des formes élémentaires de la culture ni du développement atteint par les populations autochtones du Chili préhispanique30. Une telle position31, aussi indifférente à la marginalité sociale et culturelle qu'insensible à l'interprétation de la pensée "primitive", ne saurait être acceptable aujourd'hui. Reste que l'irruption des Espagnols identifiés et sa conséquence immédiate - l'incorporation du Chili à l'histoire planétaire et au monde directement intelligible de l'écrit - ont longtemps été considérées comme la véritable date de naissance de l'histoire nationale du Chili. D peut donc paraître légitime d'aborder ainsi, de la manière la plus classique, l'antagonisme pluriséculaire qui va servir de trame à l'histoire incontestablement originale de la nation la plus ancienne du "cône sud" de l'Amérique.

28

Voir RANQUIL, (pseud. de M. FERNANDEZ CANQUE), Capítulos de la historia de Chile, Santiago, 1973. De l'examen des Araucans avant la Conquête, il conclut, p. 17: "Aucun des peuples qui habitaient ces terres n'était divisé en classes. Terres et mines étaient la propriété de tous et tous participaient aux semailles et aux récoltes. Ils travaillaient de façon égale pour faire face à leurs besoins et non à des fins de lucre ni pour s'enrichir des tiers. L'argent n'existait pas parce qu'ils n'en avaient pas besoin. Les produits étaient répartis entre tous de la façon la plus équitable. Il n'y avait ni vente ni achat, et en cas de nécessité, on avait recours au troc". 29 Selon l'expression de S. VILLALOBOS, Historia del pueblo chileno, Santiago, 1980, t. 1, p. 91, qui s'en prend avec vigueur aux interprétations traditionalistes et aux convictions "hispanophiles" de Jaime EYZAGU1RRE. 30 Idem, ibid-, p. 92 Celle, notamment, de J. EYZAGUIRRE, in Fisonomía histórica de Chile, Mexico, 1948 et Hispanoamérica del dolor, Santiago, 1968.

17 CHAPITRE PREMIER LE CHILI PREHISPANIQUE ET LES ARAUCANS L'image ordinaire et populaire du Chili en Europe est au XIX 0 siècle celle d'un pays indien ou exposé à la menace indienne, araucane de préférence pour plus de couleur locale et de férocité. Vision fausse, assurément, et contre laquelle s'élèvent les Chiliens qui voyagent 1 , mais qui a le mérite de rappeler l'existence, au bout du monde, du seul peuple aborigène américain n'ayant jamais plié devant l'envahisseur étranger. A l'arrivée des Espagnols, les Araucans ne représentent qu'une partie des indigènes habitant le Chili. D'autres groupes nomades ou en voie de sédentarisation s'échelonnent du Nord au Sud d'un territoire présenté par les géographes comme une succession de climats et de paysages, mais aussi comme un archipel de cultures. Il convient donc ici d'introduire de réelles distinctions dans ces "Indiens du Chili" globalement rangés par Braudel et Hewes dans la catégorie des peuples aux techniques agricoles extensives à longues rotations sur de vastes espaces et à faibles rendements2. A - LES NOMADES DU CHILI CENTRAL Dans le Chili central, la présence de l'homme ne remonte pas audelà du neuvième millénaire avant J.C. 3 . Jusqu'à l'irruption des Espagnols, de multiples vagues migratoires appartenant aux cultures

1 Sans doute par référence aux Voyages anecdotiques de Paulin NIBOYET ou aux Voyages et aventures de Félix MAYNARD parus la même année, Vicente PEREZ ROSALES, "Agent général de colonisation du Chili en Europe", écrit dans son Essai sur le Chili publié à Hambourg en 1857, p. 12: "Le Chili est un pays qui n'a pas eu l'honneur d'être visité par Humboldt; il en résulte à son propos une accumulation d'erreurs où quelques faits véridiques sont enterrés comme des perles dans un tas d'ordures; un amas informe de vues mesquines, de renseignements faux, d'aventures personnelles et de périls imaginaires surmontés avec honneur dans le cabinet de l'auteur." 2 Cf. F. BRAUDEL, Civilisation matérielle, Paris, 1967, p. 4041; P. CHAUNU, Histoire, Science Sociale, Paris, 1974, p. 27 3 De nombreux gisements ont été étudiés en Patagonie, Terre de feu et dans les archipels avoisinant depuis un quart de siècle par les missions archéologique européennes, cf.. J. BIRD, "Antiquity and Migrations of the Early Inhabitants of Patagonia", The Geographical Review, vol . XXVII, avril 1938; J. EMPERAIRE, A. LAMING, "Les gisements des Iles Englefield et Vivian dans la mer d'Otway", fourmi de la Société des Américanistes , t. L, Paris, 1961; A. LAMING-EMPERAIRE, "Missions archéologique françaises au Chili austral et au Brésil méridional", ibidem, t. LVII, 1968; idem, "Quelques étapes de l'occupation humaines dans l'Extrême Sud de l'Amérique australe" XXXVII Congreso Internacional de Americanistas , Actas y Memorias , vol. Ill, B. Aires, 1968.

18

les p l u s d i v e r s e s o n t e n v a h i ces r é g i o n s , des c h a n g e m e n t s c l i m a t i q u e s obligeant l ' h o m m e à d e s d é p l a c e m e n t s et à d e constantes a d a p t a t i o n s a u milieu. A u X V I " siècle, m e i l l e u r s , c h a s s e u r s et p ê c h e u r s p a r a i s s e n t d é j à confinés d a n s les solitudes i n g r a t e s d u continent: Onas

de Terre de Feu

q u ' o b s e r v e r a l'expédition C o o k e n 1 7 6 9 4 et d o n t l'organisation sociale, les a c t i v i t é s et les c r o y a n c e s o n t é t é é t u d i é e s p l u s p r è s d e n o u s a v e c a u t a n t d ' i n t u i t i v e s y m p a t h i e q u e d e r i g u e u r scientifique p a r le P è r e Martin Gusinde Alacalufes

5

;Yaghanes d e s " c h e n a u x " d é n u d é s les p l u s e x t r ê m e s ,

d u Golfe d e P e n a s et Chonos

d e l'archipel h o m o n y m e a u s u d

d e Chiloé, t o u s " n o m a d e s d e la m e r " v i v a n t d a n s des h u t t e s et circulant d'île e n île, offerts à l ' o b s e r v a t i o n d e s n a v i g a t e u r s b r i t a n n i q u e s d e s X V m ° et X I X " siècles, d e B y r o n à F i t z - R o y et Darwin^. Sur la c ô t e septentrionale désertique, à l'arrivée d e s E s p a g n o l s , d ' a u t r e s g r o u p e s d e p ê c h e u r s e t c h a s s e u r s d e l o u t r e s , Changos

p o u r les

E s p a g n o l s et d e s c e n d a n t s p r o b a b l e s d e ces hombres de conchales

, qui,

4 0 0 0 a n s a v a n t J . C . , f r é q u e n t a i e n t d é j à les b a i e s d u l i t t o r a l , n o u r r i s s a n t p o u r l'essentiel d e s r e s s o u r c e s d e la m e r 7 - C e s

se

Changos

entretiennent d e s r a p p o r t s s o u v e n t conflictuels a v e c les c u l t u r e s isolées d e l'intérieur, celles d e s Diaguitas,

Atacamenos et Picunches,

développées

Œ J. HAWKESWORTH, "Relación de los viajes emprendidos para realizar descubrimientos en el hemisferio meridional", in Biblioteca India, Madrid, 1957, vol. I. 5 Membre de la mission de Steyl au Chili, ancien élève de Klaatsch et collaborateur de l'ethnologue Max Uhle, il effectue son premier séjour chez les Fuégiens en 1916, alors que les représentants de ces peuples - Orias , Alacalufes , Yaghanes - ne sont plus que quelques centaines. Le Père Martin Gusinde a publié le résultat de ses observations in Urmenschen in Feuerland et Die Feuerland Indmner , 3 vol., Vienne, 1931-32; mais sa grande oeuvre a été son Dictionnaire Yamana (ou Yaghán) dont les épreuves ont disparu en 1945 lors de l'avance soviétique en Poméranie. Le P. Gusinde s'est également attaché aux Yupas du Venezuela, aux Aïnos de Hokkaido et aux Pygmées de l'Insulinde. Aucun peuple immobile ou agonisant n'a échappé à son regard aigu et à son attention compatissante. 4

Voir J. BYRON (l'oncle du poète), Relato del honorable ]. B., Santiago, 1901, qui porte sur des observations faites à l'issue d'un naufrage en 1841; les pêcheurs du Chili austral sont décrits par P. KING, R. FITZ-ROY in Narrative of the Surveying Voyages of His Majesty's Ships Adventure and Beagle, Londres, 1839, vol. I p. 130-140. Les notes de Fitz-Roy sur les Fuégiens ont servi à Barros Arana pour retracer l'histoire de Magellan. Les faits comme leur exposition sont clairs, mais la vision qu'a Fitz-Roy des Fuégiens est négative, il leur dénie toute vie spirituelle et ne cherche pas à les comprendre. Weddel et Anson auront une attitude semblable. On consultera également le Journal de l'illustre passager du "Beagle", DARWIN, Journal of Researches into the Natural History and Geologie of the Countries visited during the Voyage of HM.S. Beagle round the world, N. York, s.d., p. 220-287. En allemand: Reise eines Naturforschers um die Welt, Stuttgart, 1899, (Chili, p. 221-316); en espagnol: Geología de la América meridional, Santiago, 1906; en français: Voyage d'un naturaliste, Paris, 1875. 6

Voir les Etudes de J. BIRD, "Ecxcavation in Northern Chile", American Museum of Natural History, N. York, 1945 et "The cultural Sequence in the North Chilean Coast", Handbook of South American Indians, Washington, vol. II 7

19 dans les vallées et quebradas

irriguées, fortement influencées parfois,

comme dans la région de Arica, par les civilisations de Tiahuanaco et de l'altiplano. Mais le groupe essentiel est celui des Pehuenches

8

, établis entre les

fleuves Laja et Biobio sur l'axe andin, flanqués au nord et aux sud de tribus primitives comme les Chiquillanes

et les Puelches

. D'origine

indéterminable, ces Pehuenches - de Pehuért, l'araucaria chilensis -, sont, lors de la Conquête espagnole, en plein processus d'araucanisation. Semi-nomades aux migrations saisonnières mais tendant à la fixation, ils vivent de la cueillette du piñón, fruit de l'araucaria, de racines et de la chasse au guanaco grâce à une panoplie d'armes offensives où dominent javelots, flèches et boleadoras maniées avec une égale dextérité par les Araucans.

® Etudiés par Ricardo E. LATCHAM , "Los Indios en la cordillera y la pampa en el siglo XVI R.Ch.HG, Santiago, n° 66-68,1930

20

B - LES ARAUCANS Les p r e m i e r s indices d'agriculture primitive relevés à T a r a p a c â (sites d e Q u i a n i II, A l t o R a m i r e z et Val d ' A z a p a ) r e m o n t e n t a v a n t n o t r e ère, cette " r é v o l u t i o n néolithique" é t a n t le fruit d ' u n e é v o l u t i o n d e l o n g u e d u r é e p r o g r e s s a n t d u littoral n o r d d u p a y s jusqu'à la r é g i o n forestière c e n t r a l e 9. A l'arrivée des E s p a g n o l s , la p l u p a r t des p o p u l a t i o n s d u Chili continental, e n t r e le r i o C h o a p a e t l'île d e C h i l o é (fig. I), s e c o n s a c r e n t à l ' a g r i c u l t u r e , c h a s s e e t cueillette a s s u r a n t u n e b o n n e p a r t d e l e u r s m o y e n s d'existence. L e s A r a u c a n s - le m o t est d ' o r i g i n e e s p a g n o l e 1 0 c o n s t i t u e n t le " n o y a u d u r " d e ces Mapuches

o u Moluches

11

installés

e n t r e le Biobio et le Toltén, e n c a d r é s p a r d'autres tribus, Picunches d u N o r d ) et Huilliches

p r o b a b l e 1 2 , mais d'inégale résistance aux envahisseurs Huincas

incompris

(gens

(gens du Sud), de m ê m e origine a m a z o n i e n n e et

abhorrés.

Fondée

pour

étrangers,

l'essentiel

sur

l'ethnohistoire et s u r les c h r o n i q u e s d e la C o n q u ê t e , leur c o n n a i s s a n c e

' Les études essentielles sont celles de L. NUÑEZ, La agricultura prehistórica en los Andes meridionales, Santiago, 1975; "L'évolution millénaire d'une vallée. Peuplement et ressources à Tarapacâ," Annales, 33. n° 5 et 6, sept.-déc. 1978. 10 Arauco désigne tantôt un fort et une ville, tantôt le territoire tout entier des "Araucans libres", parfois aussi la "nation araucane", notamment chez l'abbé MOLINA. Mot propagé par les Espagnols, Arauco vient de Yaymara et signifie "ennemi". On consultera sur ce point les glossaires et dictionnaires hispano-araucans qui sont très nombreux: F. de AUGUSTA, Diccionario Araucano-Español y Español-Araucano , 2 vol., Santiago, 1916; R. LENZ, Diccionario etimológico de las voces derivadas de lenguas indígenas , Santiago, 1905; W. MEYER, Diccionario geográf.co-etiuc'tgico indígena de las provincias Valdivia, Osorno y Llanquihue , Padre Las Casas, 1955; idem, 55 chilenismos, voces indígenas del lenguaje popular sureño, Osorno, s.d. Pour plus de commodité, voir aussi le "glossaire" des vocables chiliens d'origine indigène que nous avons établi dans notre travail Les Allemands au Chili, 1816-1945, Cologne, Vienne, 1974, p. 1033-1037. 1 1 Mot à mot, "hommes de la terre" (Mapu = terre, che = homme); au sens large, tous les indigènes du Chili parlant la même langue du río Choapa à l'île de Chiloé, les Araucans n'en constituant que la branche principale entre le Biobio et le Toltén. En ce sens, Picunches et Huilliches sont également des Mapuches , bien que l'usage - et les anthropologues - aient fini par réserver cette désignation aux seuls Araucans habitués d'ailleurs à cette autoappellation. Les travaux classiques des araucanistes anthropologues ou historiens sont extrêmement nombreux et toute étude sur cette question ne peut que s'inspirer de ces acquis. Parmi les meilleurs ne concernant que les Araucans de la période préhispanique: J.T. MEDINA, Los aborígenes de Chile , Santiago, 1884; Ricardo E. LATCHAM, La organización social y las creencias religiosas de los antiguos Arauanos, Santiago, 1923; Idem, La prehistoria chilena, 1928; T. GUEVARA, Historia de Chile. Chile prehispánico, Santiago, 2 vol., 1929; John M COOPER, "The Araucanians", Handbook of South American Indians , Washington, 1946, vol. II, p. 687-760. II seraient, en effet, d'origine guarani, selon O. MENGHIN, "Estudios de prehistoria araucane" Studia prehistórica, vol. II, B. Aires, 1962.

21 doit peu aux recherches archéologiques négligeables ou presque, à cause de la rareté, de la pauvreté ou de la destruction des sites13. Fixés depuis quelques siècles seulement avant l'irruption des Ibériques, les Araucans connaissent au XVI" siècle Vaji, la pomme de terre 14 , le maïs, le haricot 15 , les fraises, outre une gamme de céréales indigènes pour la plupart disparues aujourd'hui: Madi (ou magu ), tuca, mango et d'autres variétés dont Claude Gay, en bon naturaliste, donnera au XIX0 siècle une description minutieuse et savante16. Des troupeaux de lamas fournissent laine, peau et viande, guanacos, huemules, renards et pumas étant chassés à l'arc ou à l'aide de multiples pièges. L'essentiel des travaux agricoles incombe aux femmes, les hommes prenant leur part des plus pénibles, notamment les labours effectués par une araire à triple pointe surmontée d'une pierre dont la pression approfondit la griffure du sol. Les ustensiles domestiques sont faits de bois ou de fibres végétales, l'or ou l'argent étant rarement employés et la céramique n'ayant aucun caractère artistique sauf en cas d'exceptionnelle influence incaïque comme à Valdivia17. 1 3 Les fouilles de MENGHIN, DILLMAN S. BULLOCK et B. BERDICHEWSKI n'apportent pas de vive lumière sur l'existence des anciens Araucans, la plupart des observations étant naturellement contemporaine de la Conquête et dues aux envahisseurs. 1 4 Elle serait, à en croire Darwin et après lui Gaude Gay, originaire de Chiloé. Celui-ci en dénombre dans l'île vers 1840 45 variétés dont l'une dépasse quatre mètres de haut. Dans une lettre à sa soeur Catherine du 20 juillet 1834, alors qu'il fait escale avec le "Beagle" à Ancud, il écrit que "porcs et pommes de terre sont aussi abondants qu'en Irlande" mais que "la grande différence entre ce trou misérable (miserable hole) et la verte Erin, c'est qu'ici la pluie, réellement, ne s'arrête jamais", cf. Darwin and the voyage of the Beagle. Unpublished Letters and Notebooks edited with an Introduction by his granddaughter Lady Barlow , N. York, 1946, n° 21, p. 100. 15 Frejol , appelé aussi poroto . Incas et Mapuches le connaissent, en effet, contrairement à ce qu'avancent Barros Arana et Claude Gay qui le croient venu d'Europe. 16 Historia ftsica y polttica de Chile, Agricultura , t. II, p. 89-91. Le bromus mango aurait été, selon lui, le céréale la plus répandue au Chili avant l'arrivée des Espagnols. "Avec sa tige semblable à l'orge et son grain analogue au blé, écrit-il, elle était d'un excellent rapport, un boisseau (c'est-à-dire une fanègue de 97 litres) suffisant à assurer la subsistance d'une famille de huit personnes". Mais combien de temps? Sur ces céréales chez les indigènes, la meilleure source de renseignements est certainement Karl REICH, naturaliste professeur à l'école Polytechnique de Dresde, professeur au Chili à la fin du XIX° siècle et chef de la section botanique du Museum National d'Histoire Naturelle, avant de passer au service du Mexique en 1911. On consultera ses Grundzüge der Pflanzenverbreitung in Chili , ainsi que ses Estudios criticos de la flora chilena, An. de la U., 1894-1909. Pour les céréales, voir "Die einheimischen pflanzlichen Produkte von Chile", Mittn. des Deutsch-Südamerikanischen Instituts , Jg 4, nov. 1916, n° 3 / 4 , p. 123-143. 17

Cf. J.T. MEDINA, Los aborigènes de Chile, 1882

22 Huttes rectangulaires ou ovales de troncs serrés, les rucas ou chozas of-

frent une bonne protection contre les éléments. Elles se présentent le plus souvent en hameaux à flanc de coteau ou dans les méandres des fleuves. L'organisation sociale des Araucans présente au XVI0 siècle des traces de filiation matrilinéaire et, si la polygamie existe, il semble qu'elle ait été réservée aux caciques qui sont aussi les plus riches. Objet d'un rapt simulé lors du mariage, la femme est sexuellement très libre étant célibataire; mariée, elle est étroitement soumise à l'homme, l'adultère étant puni de mort ou donnant lieu à une compensation économique âprement discutée 18 . Loin de former une société unie et organisée comme le croiront les Espagnols abusés par les populations nombreuses rencontrées au Mexique et au Pérou, c'est d'une juxtaposition de communautés et de groupes souvent rivaux (mais solidaires face au danger extérieur) qu'est fait le peuple araucan. Levas ou rehues , clans d'un millier d'hommes, occupent un territoire déterminé, un tronc de canelo, arbre sacré servant aux cérémonies religieuses, étant fiché en terre au centre du hameau principal. C'est avec raison qu'observateurs et historiens ont toujours insisté sur le pluriel araucan. Parfois présentés par les chroniqueurs 1 9

comme des chefs

indiscutés, arrogants et impitoyables, les caciques exercent en fait sur leurs congénères une autorité difficile à apprécier, variable, semble-t-il, selon la bonne volonté des hommes du clan 20 , leur propre ascendant

1 8 Au-delà de l'attirance sexuelle, la femme représentait surtout une valeur économique chez les anciens Araucans par son rôle dans tous les travaux agricoles un terrain lui était assigné, dont elle avait la responsabilité de la mise en valeur -, dans les tâches domestiques et dans le tissage, la poterie et la vannerie. Le fiancé, pour son enlèvement, payait à son futur beau-père une compensation en lamas, ponchos , chicha ou céréales après évaluation débattue entre familles. L'adultère apparaît donc d'abord, lui aussi, comme un délit économique ouvrant droit à une réparation du même ordre. 1 9 "Il est parmi eux des gens valeureux par les armes, certains possèdent un pouvoir tyrannique; j'ai vu à Arauco un certain Peteguelén craint parce qu'il était courageux et libéral à la fois", écrit Jerónimo de BIBAR , Crónica y relación copiosa , op. cit., p. 156. Dans ses Guerras de Chile, causa de su duración, C H Ch, 1854, t. V, Santiago de TESILLO affirme, p. 24 :"Ces barbares se gouvernent de monstrueuse façon. Ils ne reconnaissent de supérieurs et de chefs que ceux qui sont aptes à commander par la force; il n'y a chez eux aucune forme de république, c'est la loi de la corde et du couteau. Ils n'ont pas de juges pour punir les délits, ne connaissent d'autres sujétion que leur propre appétit ni d'autre puissance à qui obéir que leur propre nature individuelle; et ceux qui réunissent des armées sont les plus riches ou les plus vaillants..." Les chroniqueurs parlent de groupements "spontanés", les indigènes leur paraissant une gente de behetría sans véritable hiérarchie ni cohésion durable.

23 naturel et surtout l'importance de leur richesse personnelle 21 . Ils peuvent avoir sous leurs ordres, en région densément peuplée, jusqu'à cinq ou six mille hommes 22 . Ecrire sur les formes d'organisation de guerre des Araucans oblige à la redondance, selon Alvaro Jara 2 3 , tant la bibliographie littéraire ou scientifique est abondante sur cette question. Quitte à ne pas faire oeuvre originale, il importe cependant de rappeler ici les caractères essentiels de cette société guerrière. Manquant de cohésion, clans , factions ou groupes familiaux suivent dans la guerre leur intérêt immédiat et l'inspiration du moment. L'unité ne se fait qu'occasionnellement sous la direction d'un toqui

dont

l'autorité n'existe plus sitôt que cesse le combat. Des alliances plus larges dites cavies, hutalmapus ou aillarehues peuvent être conclues en cas de menace générale ou d'invasion - par les Incas ou les Espagnols -, mais chaque cacique combat à la tête des hommes qu'il a personnellement recrutés. Se méfier, d'autre part, du témoignage des chroniqueurs enclins à justifier l'opiniâtreté de la résistance araucane par la cohérence de son organisation et l'autorité reconnue de ses chefs. La guerre et la chasse, donc avec elles la fabrication et l'entretien des armes, occupent le plus clair de l'activité des hommes. C'est sans doute la forte densité de population entre Biobio et Toltén qui explique l'enchaînement des agressions mutuelles et des expéditions punitives au sein des sociétés araucanes; ajoutez les superstitions, les maléfices et les pratiques magiques 2 4 , les sorts jetés au voisin ou à d'autres groupes, l'enrichissante tradition du rapt des femmes 2 5 , enfin l'absence d'un arbitrage suprême entre communautés rivales et jalouses de leurs avantages. Autant de "motivations" qui, relevant de l'auto-conservation, de la soif de butin, de la gloire personnelle et d'impératifs religieux, ne différencient guère les Araucans des autres peuples primitifs. Le mot iilmenes , hommes riches, servait souvent à désigner simplement les caciques. 2 2 1500 à 2000 selon BIBAR qui mentionne sous des chefs plus prestigieux encore, des cohortes beaucoup plus importantes: 6000 avec Colocolo, 5000 sous Pailaguala, 3000 avec Paicavi ou Illacura, plus de 3500 avec Tucapel, 4000 avec Caupolicân, 5000 avec Ayllacura, enfants et vieillards non porteurs d'armes étant exclus. Aux échelons inférieurs, les adjoints des caciques sont dits principales. 23 Guerre et société... op. cit., p. 50 2 4 Rapportées notamment par le Père de Rosales, Historia général del reino de Chile..., op. cit., 1.1, p. 125,189. "La guerre que mena l'Indien contre le Conquérant dut être aussi intense qu'inaperçue", affirme Alberto MARIO SALAS (cité par Alvaro Jara, op. cit., p. 59). 2 5 cf. Supra, note 18 21

24 C'est dans la frugalité qu'on fait la guerre. "Ils en ont tout au plus pour huit jours et, les provisions épuisées, le groupe se défait aussitôt", affirment au XVF siècle des témoins mulâtres vivant chez les Araucans rebelles 26 . Soutenir quinze jours de siège ou combattre avec pour viatique un sachet de farine grillée paraît avait constitué un exploit au dire de certains chroniqueurs, la discipline disparaissant à l'apparition du butin ou sous l'effet d'une crainte superstitieuse et soudaine. En matière d'armement, le contraste entre Araucans et Espagnols semble saisissant. C'est, dit Jara, un abîme, surtout parce que l'usage des métaux n'est pas encore répandu chez les premiers au XVI0 siècle. Parmi les armes défensives, une sorte de morion de cuir surmonté d'une tête de renard ou de puma, des rondaches de bois, des cottes en cuir de loutre de mer ou en corne de baleine; les offensives comprennent l'arc et la flèche 27 , la hache de pierre, la fronde, le lasso, le garrote 2 8 , le cassetête, la pique, la lance aiguisée et durcie au feu, enfin les terribles macanas , masses de guerre de deux à trois mètres, faites d'un tronc noueux d'avelinier (avellano ) qui servent à assommer l'adversaire. Les Araucans connaissent déjà, avant l'arrivée des Espagnols, un système défensif assez élaboré qui surprendra les arrivants dès qu'ils atteindront les régions du Chili central: forts à palissades, fossés de circonvallation, tranchées et pièges de toutes sortes qui influenceront les ouvrages espagnols. L'attaque - impressionnante telle que la décrit Pedro de Valdivia s'opère en poussant de grands cris (chivateo ) et par un déluge de flèches, de dards et de pierres lancées sur l'ennemi; on lutte au corps à corps jusqu'à rester maître du terrain pour se livrer ensuite au pillage ou poursuivre l'ennemi en déroute. La victoire est célébrée par d'interminables beuveries et par l'exécution des prisonniers au cassetête; la poitrine ouverte, le coeur en est extrait encore palpitant, sucé et consommé sur-le-champ par les caciques. Sur la religion naturelle des Araucans, la plupart de nos informations datent du XVn® siècle, l'activité missionnaire et la convivialité forcée 26 Qté par Alvaro Jara, op. cit., p. 60 Abandonnés dès les premières rencontres avec les Espagnols, car inefficaces contre leurs cuirasses. 2 8 Sorte de bâton court et très lourd lancé avec adresse à la tête ou dans les pieds des chevaux, employé, semble-t-il, pour la première fois à la bataille de Concepción en 1554. Les Indiens employaient aussi une sorte de perche i noeuds coulant pour arracher le cavalier de sa selle, le jeter î terre et le tuer au casse-tête, cf. R. LATCHAM, Capacidad guerrera de los Araucanos, sus armas y métodos militares, 1915, p. 53-55. 27

25 entre Espagnols et Araucans ayant favorisé l'observation des seconds par les premiers. Génies personnifiés, le vent, la pluie, le tonnerre, les éclipses et les éruptions volcaniques - fréquentes au Chili - font l'objet d'offrandes et de prières. Bien que la chose ait été discutée 29 , il est possible que les Araucans aient cru, dès l'époque préhispanique, en un dieu suprême, le pillán , gouvernant aussi bien les phénomènes naturels que la destinée des hommes. Les Araucans pratiquent à leur manière le culte des ancêtres; ceux-ci, qui vivent dans les nuages, au sommet des volcans ou au fond des mers, indiquent leur présence par des signes: sifflement du vent, grincement du bois, vol des oiseaux. C'est par la cérémonie du guillatûn

que s'obtient la faveur du pillán , au milieu de danses et

d'incantations dirigées par les sorciers, les machis . Agissant comme intercesseurs du pillán, ils déchaînent lors du machitún les vengeances et les haines entre familles, prétendant guérir les malades par la désignation du responsable de la maladie; dans un concert de lamentations, de vociférations et de tambourins dont Pineda y Bascuñán a laissé, dans son Cautiverio feliz

30

, une description célèbre, les machis se

veulent à la fois médecins, chirurgiens, exorcistes et accusateurs publics particulièrement craints des assistants. Comme tous les Amérindiens, les Araucans croient aux signes, aux augures, aux présages, mais leur monde - à la différence de celui des Aztèques - n'est pas surdéterminé. Leurs croyances encore primitives ne sont pas suffisamment fixées et élaborées pour les paralyser devant les Espagnols, et les mauvais présages, si l'on en croit les chroniqueurs, n'ont jamais amoindri leur combativité. Dans la mentalité araucane traditionnelle décrite par Guevara 31 , rendre la justice n'est pas un privilège des "principaux" ou des caciques, mais l'affaire du plaignant lui-même. C'est sans doute ce qui explique le caractère réservé, méfiant et belliqueux des Araucans, noté par Barros "Ils n'ont pas la moindre idée de la divinité", dira d'eux l'évêque OVANDO, Descripción de Chile y el Perú , chap. 87. L'existence du pillán est confirmée par Rosales, mais au XVIIa siècle. Nous ignorons, en fait, si la croyance en un dieu suprême est ancienne chez les Araucans ou si elle résulte d'une interprétation postérieure des missionnaires et du clergé espagnols. 30 Cf. C H Ch, t. VI, p. 159. Récit singulier d'une captivité effectivement heureuse, en 1629, que cette autobiographie du fils d'un illustre capitaine espagnol, Alvaro Núñez de Pineda. Nettement "indigéniste", Francisco Núñez de Pineda y Bascuñán oppose à la cmauté de ses compatriotes le naturel selon lui pacifique des Araucans laissés en paix. Mais l'intérêt majeur du récit serait, au dire des critiques nationaux, dans l'observation de coutumes sociales, familiales et gastronomiques transmises au peuple chilien d'aujourd'hui. 3 1 "La mentalidad araucana", AUCh, t. CXXXIX, 1916, p. 147-1%, 249-274, 525-547; 1917, p. 383-418,573-608,839-881. 29

26 Arana 3 2 , mais sans qu'il en fournisse une explication satisfaisante. Obligés de faire respecter eux-mêmes leurs droits, les indigènes, qui voient dans chaque homme un ennemi potentiel, sont toujours sur le qui-vive, prêts au combat et les armes à portée de main. L'éthique des Araucans valorise les biens économiques et les rapports sociaux privilégient le système des compensations. C'est ainsi que l'homicide peut faire l'objet d'un dédommagement sous forme de lamas, de colliers, d'armes ou d'autres biens. La différence est appréciable avec les Aztèques et les Incas aux sociétés "molles,

nombreuses,

abondamment nourries et accablées de loisirs" (P. Chaunu). Les tribus voisines des Araucans leur ressemblent, mais avec des variantes. Les Picunches

ont subi l'influence de cultures plus élaborées

comme celle des Diaguitas et surtout des Incas. Leurs habitations sont moins rudimentaires que celles des Araucans; ils connaissent un système d'irrigation et leur céramique s'orne de motifs inconnus de leurs voisins du Sud. Distinguer ce qui leur est propre de ce qui relève d'un processus d'acculturation incaïque est toutefois malaisé. Les Incas donneront le nom de Promaucas ("ennemis libres") à des sous-groupes picunches rebelles à leur emprise et restés proches des Araucans. Les Huilliches

établis outre-Toltén sont moins nombreux que les

Araucans, moins belliqueux surtout et ils le resteront, n'ayant pas l'occasion d'affronter directement les envahisseurs toujours venus du Nord. La meilleure description - très tardive - de leur genre de vie est celle de l'explorateur allemand Bernhard Eunom Philippi qui donne, vers 1840, un luxe de détails sur le genre de vie des Cuncos , leurs relations avec les "Espagnols", les missionnaires et l'autorité patriarcale du Chili républicain 33 . Farouches et difficiles à connaître, objet d'opinions divergentes sur leurs aptitudes et sur leur caractère, les Araucans n'ont jamais laissé indifférents leurs observateurs. Les descriptions de ce peuple turbulent celles d'Ovalle, de Rosales, d'Olivares - tranchent sur l'état négatif d'innocence et de " non figuration culturelle et sociale" 34 des Indiens Historia general de Chile..., op. cit., 1.1, p. 109 B.H. Fhilippi a été le héraut de la colonisation allemande au Chili. Il a consigné ses observations sur les indigènes cuncos et les "Espagnols" du Chili des lacs, faites entre 1830 et 1842, dans ses Nachrichten über die Provinz Valdivia besonders für solche die dorthin auswandern wollen , publiées à Cassel en avril, septembre et décembre 1851. Nous en avons proposé une traduction intégrale in Les Allemands au Chili..., op. cit., p. 10871098. 3 4 Selon l'expression de T. TODOROV, La Conquête de l'Amérique, Paris, 1982, p. 170.

32

33

27 mexicains vus par la Très brève relation

ou l'Histoire

de Las Casas.

Peuple agissant et réagissant, mu par des sentiments violents de refus et d'héroïsme face à l'envahisseur, les Araucans contraindront les Espagnols à se poser des questions sur la légitimité de la Conquête, de la prédication et de la "civilisation". Nous sommes, avec eux, loin des Incas prenant l'Espagnol pour un Viracocha de légende et prompts à rendre un naïf hommage à sa supériorité. La "barbarie" des Araucans les préservera de toute assimilation stupéfaite et infantile. C - LE NORD DU CHILI ET L'ENVAHISSEUR INCA Les populations du Chili septentrional, les plus proches du Pérou, témoignent, au XVIo siècle, d'un niveau de civilisation plus avancé. Leurs pratiques culturales, la variété de leurs productions et leur organisation sociale font face avec bonheur à la dureté des conditions naturelles du milieu où elles se trouvent placées: absence de précipitations, rareté des sols cultivables, distance et difficultés de liaison. Cette civilisation des Atacameños et Diaguitas constructeurs de villages, bien décrite par l'archéologie chilienne35, se caractérise par un ensemble de noyaux productifs et de sites défensifs, pucaras encore visibles aujourd'hui, décrits par les premiers chroniqueurs espagnols, notamment Jerónimo de Bibar dans sa Crónica y relación copiosa de los reinos de Chile. Ces paysans atacameños

et diaguitas

concentrés dans les vallées et

quebradas du désert connaissent au XVIo siècle de notre ère le tissage, la métallurgie du cuivre et du bronze, l'art de la céramique influencé par les Incas. C'est vers 1200 après J.C. que les Incas avec Manco Capac s'étaient installés au Cuzco mais il faut attendre le XVo siècle, donc 75 ans avant l'arrivée des Espagnols, pour que l'empire inca connaisse peu avant sa chute son expansion territoriale maximale, après avoir subjugué quelque 60 ou 70 ethnies différentes. Il atteint alors Quito et, vers le Sud, la vallée chilienne de Coquimbo sans avoir d'ailleurs rencontré, semblet-il, de vives résistances. Au début du XVIa siècle, l'influence incaïque s'exerce, croit-on, jusqu'à la région du fleuve Maule.

Représentée par Mario Orellano, Lautaro Núñez, Jorge Hidalgo, Osvaldo Silva, Horatio Zapater, Carlos Aldunate.

28 L'absorption des indigènes du Chili désertique et prédésertique n'a pas offert de grandes difficultés, le niveau de culture atteint par les peuples soumis étant alors voisin de celui des envahisseurs. A partir de la région de Paine, là où Santiago sera fondée, l'influence des Incas restera faible et leur autorité vacillante. Pour asseoir leur domination militaire et provoquer la compénétration des usages et des formes d'organisation sociale, les Incas procéderont au transfert de garnisons et de colonies entières du Haut-Pérou au Chili. Comme dans toutes les régions nouvellement soumises, ces mitamaes existent, à l'arrivée des Espagnols, jusque dans les vallées du Mapocho et du Maule. Leurs gouverneurs, qualifiés d"'oreillards" 36 , membres pour la plupart de la famille de l'Inca suprême, exercent leur autorité sur les caciques locaux: ainsi Quilicanta, gouverneur de la vallée de l'Aconcagua, avec qui Diego de Almagro entretiendra d'excellents rapports qui lui vaudront l'inimitié du cacique Michimalongo. Un autre gouverneur inca, Vitacura, collaborera dans la vallée du Mapocho avec Pedro de Valdivia. Ces avatars indiquent la précarité du pouvoir incaïque dans ces régions excentriques de l'empire et la rivalité existant entre ses représentants et les notables locaux. Le régime du travail de la terre propre au système incaïque sera lui aussi étendu aux régions chiliennes annexées. Dans le Nord, le changement semble avoir été limité, l'avance relative des techniques et l'art de l'irrigation dispensant de réformes profondes. La division des zones cultivables en trois parties - l'une pour l'ayllu, la seconde réservée à la bureaucratie, la dernière pour le maintien du culte du Soleil semble avoir été néanmoins acceptée sans difficulté. Mais dans la zone centrale, les réformes n'étaient qu'esquissées à l'arrivée des Européens. Le tribut imposé revêtait diverses formes: obligation de réserver une partie des récoltes à l'Etat et au culte, entretien des chemins et des dépôts routiers, tambos et tambillos dûment approvisionnés en bois, en eau, en vivres pour les voyages officiels, enfin livraison obligatoire de certains produits, or, turquoises et pierres diverses, considérés comme dépourvus de valeur économique, mais employés à des fins ostentatoires pour les cérémonies liées au culte du soleil.

Orejones à cause de la déformation du lobe des oreilles par la taille et le poids des disques de métal qui les ornaient.

29 C'est le chemin de l'Inca qui assure la cohésion de l'empire permettant les déplacements rapides à partir du Cuzco. Cette voie court au Chili parallèlement à la côte, tandis qu'une autre emprunte le piémont andin, à l'Est de la chaîne. Des voies transversales les relient à la hauteur de Copiapô (passe de San Francisco) et de la vallée de l'Aconcagua par le col d'Uspallata. Cet équilibre à peine atteint et le processus d'incaïsation du Chili septentrional en voie d'absorption harmonieuse par l'empire inca voit, en 1540, son destin brutalement interrompu. D - COMBIEN DE "DESTINS INTERRROMPUS"? C'est avec raison, disions-nous, que Sergio Villalobos s'élève contre l'ethnocentrisme des historiens "hispanisants" pour qui seuls "l'amarrage à la temporalité de l'Occident" et l"'esprit éternel et vivifiant du Christianisme" 3 7 permettraient une interprétation intelligible de la "trajectoire" obscure suivie jusque là par le monde aborigène. Manière de voir qui reprend celle des Conquérants eux-mêmes découvrant l'Amérique plus que les Américains, incapables de voir ceux-ci hors de la vérité qu'ils viennent leur imposer. La "question de l'autre", à la mode aujourd'hui, ne fait pas partie de leur champ d'observation qui s'en tient à la seule vérité du vainqueur. L'histoire positiviste témoigne d'ailleurs de la même attitude "objective" à l'endroit de l'indigène. Présenter ainsi l'invasion destructive du Chili c'est, bien sûr, comme dans le cas du Pérou ou des conquêtes précédentes, reconnaître la plus étonnante rencontre de l'histoire et donner, par une conscience géographique et religieuse aiguë, toute son importance à l'incorporation au mouvement universel d'un simple bout du monde relié aux humanités denses qui précèdent. Mais c'est aussi ignorer à dessein la longue marche antérieure, inégale et silencieuse, mais originale, ascendante et collective, entreprise par les différents peuples de l'Amérique précolombienne. Dans cette optique, l'importance du rôle des indigènes dans la constitution de la nationalité chilienne n'est pas niée, mais elle reste tributaire des catégories théoriques et méthodologiques propres à la seule vision des vainqueurs. C'est en tant que "Barbares" que les Araucans participent à l'histoire nationale et par simple référence aux systèmes de 37

Jaime EYZAGUIRRE, Hispanoamérica del dolor, op. cit., p. 13

30 l'esclavage et de 1 'encomienda

qu'est envisagée la contribution des

Indiens "amis" condamnés au service du vainqueur. Un long travail de systématisation reste à faire pour la prise en considération du legs transmis par les indigènes au Chili contemporain; bien des questions enfin se posent touchant les obstacles à leur unité, les causes intrinsèques de leur faiblesse, mais d'abord l'importance de leur nombre souvent sous-estimé par référence à la maigreur des ressources dont ils semblent avoir disposé. A cette question de la démographie du Chili préhispanique, pas d'autre manière de répondre qu'en se référant aux indications souvent contradictoires fournies par les premiers chroniqueurs espagnols. Des extrapolations sont inévitables à partir des chiffres sûrs: ceux des premières encomiendas concédées aux Conquérants. Selon les computs de Villalobos 38 , les régions désertiques d'Atacama et de Tarapacá au Nord du río Choapa n'auraient abrité lors de la Conquête que 35 à 40 000 personnes groupées dans les vallées irriguées: 8 à 10 000 au Nord du río Loa, 25 000 pour les vallées de Copiapó et de Choapa 39 . Egalement dispersée, la population mapuche se serait elle aussi distribuée de façon très irrégulière depuis le val d'Aconcagua jusqu'à Chiloé: selon Bibar 40 , 15 000 à 20 000 dans le val d'Aconcagua, un groupe d'égale importance entre les ríos Mapocho et Maule; au total, dans le Chili central bientôt soumis aux encomenderos

étrangers et

fournisseurs d'Indiens "amis" auxiliaires des troupes espagnoles, quelque 110 à 125 000 personnes selon les indications de Bibar et de Valdivia lui-même 41 . Quant aux Araucans, ils auraient été beaucoup plus nombreux; le Père de Rosales en voit au XVIIa siècle plus de 300 000 dans le seul district d'Impérial, au coeur de l'insoumission dans l'actuelle province de Cautín 42 . Il n'est donc pas erroné d'estimer à près d'un demi million le nombre total des Araucans "libres" du Malleco au Toltén. En pays huilliche , la forêt première et inextricable ainsi que la faible résistance offerte aux Conquérants permettent de croire à une

Historia del Pueblo..., op. cit, p. 92-95 J. HIDALGO, "Población prehistórica del Norte Chico", Actas del VI Congreso de Arqueología chilena, Santiago, 1973. 4 0 Cf. Crónica y relación copiosa ..., op. cit. 1.1, p. 37,43,50,72. 4 1 Ibid.,p. 50,213. 42 Historia general del Reino de Chile, op. cit., 1.1, p. 456. 38

39

31 densité moindre; 120 000 individus du Toltén au Bueno paraît un chiffre raisonnable, Hurtado de Mendoza ayant lui-même avancé pour le Sud de la Terre Ferme, de Valdivia au Reloncavi, des estimations comprises entre 30 et 60 000 personnes 43 . A Chiloé, un chiffre de population du même ordre avec déjà une concentration sur les côtes du Nord et de l'Est de l'île, mais les évaluations éparses dans les chroniques de l'époque, qui vont du simple au quintuple, ne permettent pas d'aboutir sur ce point à des certitudes. Il en ira tout autrement à l'époque coloniale44. Restent les Chonos, Alacalufes, Yaghanes et Onas des archipels du Chili austral, condamnés par la rudesse des conditions naturelles à la simple subsistance. Le chiffre global de 15 000 individus avancé par Villalobos n'est que simple conjecture, mais les premiers explorateurs de ces régions n'ont jamais été frappés par le spectacle de vastes concours. Il en va de même pour les Puelches et les Pehuenches

dont la mobilité

interdit tout dénombrement. L'actuel territoire du Chili aurait donc pu compter à l'époque de la Conquête au moins 800 000 habitants 4 5 , soit, en suivant Pierre Chaunu 46 , le dixième de la population du Pérou des Incas et sans doute autant que les civilisations mayas

sur le déclin; une population

"chilienne" très inégalement répartie, constituée pour les deux tiers par les Mapuches

dont le môle araucan s'opposera trois siècles et demi à

l'emprise du Huinca.

in Crescente ERRAZURIZ, Historia de Chile . Don Garcia de Mendoza , Santiago, 1914, p. 297. 4 4 Voir les nombreuses monographies historico-géographiques sur cette Irlande du Chili, en particulier J. de MORALEDA Y MONTERO, Exploraciones geográficas e hidrográficas , Santiago, 1888; J. SCHWARZENBERG, A. MUTIZABAL, Monografías geográficas e históricas del archipiélago de Chiloé, Santiago, 1926; A. WEBER, Chiloé. Su Estado Actual. Su Colonización. Su Porvenir , Santiago, 1913. Voir également le récent ouvrage de P. GRENIER, Chiloé et sa région, Aix, 1982. Sur Chiloé et son peuplement à la fin de l'époque coloniale, J.P. BLANCPAIN, Les Allemands au Chili..., op. cit., p. 3644. 4 5 Selon Villalobos, Historia del Pueblo ..., op. cit., p. 95 4 6 In L'Amérique et les Amériques, Paris, 1964. p. 69. Voir également l'analyse de la "décadence objective" et du "collapsus amérindien" in Histoire et décadence, Paris, 1982, p. 154-164. Les chiffres qui y sont avancés concernant le temps d'avant et d'après la Conquête ne sont pas mis en doute par T. TODOROV, op. cit., p. 138-139, mais celui-ci ne fait pas du "choc microbien" la seule cause essentielle du génocide; il accorde un rôle également important aux massacres des guerres coloniales et aux meurtres "économiques", mauvais traitements subis par les indigènes dans le travail insupportable des mines et par leur réduction en esclavage. En ce qui concerne les aborigènes du Chili et compte tenu des récits des chroniqueurs, nous suivrons volontiers l'opinion de TODOROV, cf. Infra, chap. IV, note 89. 43

32 Malgré les pertes considérables provoquées, ici comme ailleurs en Amérique indienne, par le choc avec l'envahisseur, l'importance numérique de cette population, mais surtout la résistance inentamée des Araucans dont beaucoup ne sont qu'épisodiquement en contact avec les Espagnols, expliquent la survie des indigènes dans la nouvelle société, la progressivité du métissage avec les vainqueurs officiels, la transmission d'usages et de modes culturels malgré la disparition inéluctable des signes extérieurs de l'indigénat. Vaincus par l'épée et la croix, les indigènes du Chili ne le seront longtemps qu'en apparence. Les Araucans "rebelles" résisteront jusqu'à leur condamnation par la République aux réserves et à la prolétarisation; les autres, "amis" et auxiliaires contraints ou séduits par le Conquérant, conserveront dans leur existence silencieuse les traits physiques, la manière d'être et certains comportements hérités des temps anciens. Ignorance, rupture et destruction caractérisent l'irruption des Ibériques dans les sociétés indigènes. Le rapport à l'autre n'étant pas prémédité, aucune transition ne s'impose pour jeter maintenant un regard appuyé sur le Conquérant qui désormais va faire l'événement.

33 I - LES PEUPLES DU CHILI PREHISPANIQUE

34 CHAPITRE DEUX LE CONQUERANT ESPAGNOL AU CHILI A - ORIGINE ET IDENTITE 1. "Hidalguía " vraie et prétendue C'est dans l'histoire de la Reconquête de l'Espagne que se trouvent les racines et les caractères fondamentaux de 1' entreprise de Conquête en Amérique: décisive participation des ordres de chevalerie, audace des ini tiatives individuelles - la dernière est la prise de Grenade -, incitation par le système des récompenses en domaines ou privilèges particuliers consolidant la situation personnelle des vainqueurs, alliance étroite ou confusion entre l'intérêt matériel et les motifs religieux. Les nécessités de la guerre et le sentiment tragique de la vie avaient contribué à valoriser tout ce qui avait trait à ce long temps d'héroïsme, l'homme de guerre devenant l'archétype idéal dépositaire de toutes les vertus dont la principale: l'honneur. En même temps, la fortune constituée dans la Reconquête sous forme de butin ou de terres élevait sa condition et influait sur sa situation au sein de la noblesse à laquelle il avait, souvent péniblement, accédé. C'est la possession d'un cheval qui faisait, à l'origine, le caballero représentant, au Siècle d'Or, la noblesse moyenne entre les Grands et les hidalgos de province. Diversifié, contrasté, hiérarchisé à l'extrême, le paysage social de l'Espagne du temps est fait d"'inégalités accumulées"1 tout au long de la Reconquête, depuis les statuts de "l'impureté du sang" jusqu'à l'infinie variété des hidalgos à l'état enviable pour être exempt de contribution. Le contraste est aussi géographique, dans l'opposition entre Espagne du centre et celle de la périphérie. C'est ainsi que les Basques mûs par un esprit collectif d'égalité jouiront officiellement en 1562 et 1590, par la grâce de Philippe II, d'une reconnaissance de noblesse universelle par hidalguía

massive et généralisée, liée pour une part à

l'ignorance ici de la Reconquête. La hidalguía

est un phénomène caractéristique de l'Espagne

mésétique: 10% des Castillans sont hidalgos

1

- 133 570 familles sur

B. BENASSAR , Un siècle d'Or espagnol, Paris, 1982, p. 165.

35 1 282 000 en 15942 -, proportion allant en diminuant du Nord au Sud et variable selon les régions et les villes: autant d'hidalgos que de roturiers dans le León en 1541, un quart dans la province de Burgos, un septième en Galice, un dixième dans les provinces de Toro, Avila, Soria et Salamanque, un quatorzième à Ségovie et à Murcie3. Loin de former un bloc homogène par l'intérêt et la condition, les hidalgos

présentent une étonnante diversité depuis l'hidalgo

notorio

jusqu'à celui dit "de gouttière" dont la position n'est pas reconnue audelà des limites de son village, en passant par l'hidalgo "à quatre côtes" par lignage ou de solar conocido avec maison et écu gravé dans la pierre. Au bas de l'échelle, le simple écuyer (escudero ) que son orgueil parasitaire incline parfois au banditisme rural ou au picarisme des villes. L'état d'hidalgo

suppose un comportement original fondé sur le

culte de l'honneur, entendez la vaillance et l'honnêteté, la rectitude des procédés, la défense des faibles et le service de la Couronne, mais aussi sa contrepartie: un minimum d'aisance nécessaire pour l'estime sociale dont doit jouir l'intéressé qui par préjugé aristocratique refuse le travail et dédaigne les activités productives4 . Un hidalgo du Chili estimait en 1562 qu'une rente annuelle de 8 à 10 000 pesos était indispensable "pour se sustenter honorablement et conformément à sa qualité"^. Réservé aux villanos

et plebeyos

, le travail manuel entraîne la

perte de la hidalguía de celui qui s'y adonne. En vertu de ce système et une fois la Reconquête terminée, on conçoit que les conditions de vie des hidalgos les plus pauvres - qui de surcroît méprisaient les offices - soient devenues très précaires. Beaucoup d'entre eux, dans leur village, vivent alors dans un état confinant à l'indigence; c'est probablement le sort qu'avait connu Pedro de Valdivia entre 1525 et 1535, retiré après son mariage dans son aldea d'Estremadoure 6 . Pour la plupart l'aventure quichotesque est alors le seul succédané de la guerre: partir à la

2 Cf. A. DOMINGUEZ ORTIZ, El antiguo régimen: les Reyes Católicos y los Austrias in Historia de España, Alfaguara III, Madrid, 1973, chap. 6. 3 Rappelé par B. BENASSAR , op. cit., p. 175-176. 4 Voir sur ce problème de la richesse comme condition de l'honneur, J. DURAND, La transformación social del conquistador , Mexico, 1953. Sergio Villalobos s'élève avec vigueur contre la définition exclusivement "honorable" de Yhidalgo par Jaime EYZAGUIRRE. Il cite de nombreux exemples de Conquérants ne se jugeant dignes d'arborer le titre de "don" qu'une fois de solides revenus assurés dans telle ou telle région des Indes. ^ "Probanza de méritos y servicios de Santiago de Azoca", CDIHCh, t/ XXI, p. 77. 6 Cf. Infra, chap. III, B, 1.

36 recherche d'occasions, rompre une lance et vivre d'expédients est leur lot au terme de brillants états de services. On a longtemps cru, sur la foi des chroniqueurs prompts à anoblir les arrivants pour magnifier leurs exploits, que l'Amérique de la Conquête était formée d'hidalgos . Or, des études nombreuses, minutieuses et concordantes ont fait la preuve du contraire. Au Pérou, des 168 premiers compagnons de Pizarre dont on connaît l'identité, 38 seulement, soit moins du quart, méritent d'être considérés comme tels, aucun renseignement précis n'existant sur la plupart des autres 7 . Proportion plus faible encore au Chili; dans les arrivées comprises entre 1536 et 1565 - quelque 2 600 homme et 800 femmes -, les hidalgos authentiques ne sont que 792, soit 26,38%

des

contingents,

compte

tenu de

1 900

individus

supplémentaires dont l'origine est certainement des plus humbles8- On observera enfin que l'historiographie chilienne n'a pas attendu pour faire justice de cet anoblissement abusif des premiers temps et de cette vue idéalisée de la société des origines: dès 1904, dans La sociedad chilena , Domingo Amunátegui Solar limitait à une demi-douzaine les aristocrates chiliens authentiques dont le titre remontait haut. Les responsables de cette surestimation numérique des nobles, au moins dans les premières expéditions, sont évidemment

les

protagonistes eux-mêmes, enclins à rehausser leur condition pour mieux faire accepter l'éclat de leurs mérites. La distance et le témoignage de compagnons complaisants suffisaient à masquer la supercherie. Il faut enfin tenir compte du zèle mis plus tard par les généalogistes à découvrir de brillants lignages pour glorifier a posteriori la Conquête. Concluons: les vrais hidalgos étaient dans la Conquête du Nouveau Monde - surtout celle du Chili qui, nous le verrons, ne suscitait pas l'enthousiasme - nettement minoritaires. Pour un Pedrarias Dávila à Panamá, un Andrés ou un García Hurtado de Mendoza, quelques dizaines de religieux, des fonctionnaires, des milliers de villanos et de

James LOCKHART, The men of Cajamarca, Texas Press, 1972, p. 32. 8 W. THAYER OJEDA dans Valdivia y sus compañeros , Santiago, 1950, note la présence de 39 caballeros ou hidalgos sur les 150 hommes qui composaient la troupe de Valdivia atteignant le Mapocho en décembre 1540. Dans Los grupos de Conquistadores en Tierra Firme , Santiago, 1962, Mario GONGORA ne trouve que 3 hidalgos et 8 escuderos sur une liste de 88 conquistadores fondateurs de Panamá en 1519. L'étude la plus récente et la plus fouillée est celle de Sergio VILLALOBOS, Mariana SILVA, Sonia PINTO et Sergio VERGARA, La sociedad de ¡a Conquista qui reprend l'ensemble de ces analyses pour le Chili de 1530 à 1565, confirmant en tous points les conclusions des monographies antérieures sur le même sujet. 7

37 plebeyos

exerçant, au moins à l'origine, les métiers les plus variés et,

pour Fernández de Oviedo, "de lignage irrégulier, obscur et bas pour un homme noble et de sang". 2. Les autres catégories C'est, en effet, à d'autres catégories qu'appartiennent la plupart des arrivant, 80% au bas mot. Villanos d'abord, libérés par le relâchement des obligations paysannes de Castille et plebeyos favorisés par l'essor du commerce urbain et la sujétion des villes au pouvoir royal. Leur ascension, attestée par les grands écrivains du Siècle d'Or ne les prédispose pas, certes, à porter les armes, mais, selon certains chroniqueurs, leur inclination miliaire est beaucoup plus nette que chez leurs homologues d'autres pays. Se référant à la Conquête de PortoRico, Fernández de Oviedo écrit, à leur propos: "... En Italie, en France et dans les autres royaumes du monde, seuls les nobles et chevaliers sont exercés ou se consacrent de façon particulière ou naturelle à la guerre... Et parmi les gens du peuple voués aux arts mécaniques et à l'agriculture - tous gens de plèbe - bien peu sont ceux qui prennent intérêt aux armes ou qui les affectionnent. Mais dans notre nation espagnole, il semble au contraire courant que tous les hommes soient nés importants et qu'ils s'adonnent spécialement aux armes et à leur service, chose qui avec la guerre leur convient si bien que tout le reste leur semble accessoire et qu'ils quittent volontiers leur emploi pour entrer dans la milice"

Tous les métiers sont néanmoins représentés: bergers, paysans, maçons, artisans, barbiers, médecins et chirurgiens. A part, les gens de mer, lie méprisée et redoutée, chusma à laquelle Oviedo attribue tous les vices 1 0 ; leur nombre au Chili est important: 54 dans la période étudiée par Villalobos, outre 37 maîtres d'équipage, 11 pilotes et 3 capitaines de navire.

9 "...Pero en nuestra nación española no parece sino que comunmente todos los hombres nacieron principal y especialmente dedicados a las armas y a su ejercicio, y les son ellas e la guerra tan apropiada cosa, que todo ¡o demás les es accesorio, e de todo se desocupan de grado para la milicia", G. FERNANDEZ DE OVIEDO, Historia general y natural de las Indias , livre XVI, chap. VII. I" "... En la mayor parte en los hombres que ejercitan el arte de la mar, hay mucha falta en sus personas y entendimientos para las cosas de la tierra; porque además de ser, por la mayor parte gente baja y mal doctrinada, son codiciosos e inclinados a otros vicios, asi como la gula, e lujuria, et rapiña, e mal sufridos...". Historia general y natural de las Indias , op. cit., livre II, chap. XII.

38 On connaît aussi, grâce à certaines études 1 1 , le rôle des commerçants devenus hommes d'affaires une fois passés en Amérique et les liens entretenus par certaines familles promises à l'exercice de fonctions officielles plus lucratives encore. Le Chili - toujours durant la même période - en voit arriver 130 à 150. Avec eux, le groupe des fonctionnaires, licenciados , "lettrés", légistes et docteurs formant l'élite, souvent en conflit immédiat avec les capitaines et aventuriers désireux de jouir en paix de leurs gains et de leurs rapines. Notez que l'imposition du droit pourra signifier la paralysie des conquêtes difficiles et décourager l'audace et l'initiative militaire. Dans la capitulation célébrée avec Almagro pour la conquête du Chili en 1534 1 2 , interdiction est faite aux lettrés et procureurs de remplir leur office dans la future colonie. Le rôle des gens d'église - 80 au Chili avant 1565 - et la fréquente médiocrité du clergé séculier sont suffisamment connus 13 et dispensent de revenir sur des activités fort diverses souvent éloignées d'un simple ministère ou de préoccupations exclusivement spirituelles. Le rôle de la femme, en revanche, a souvent été négligé dans les représentations habituelles de la Cotiquista . Sauf exception - au Chili Inès de Suârez 14 -, elle ne participe pas au combat et sa présence n'acquiert d'importance qu'une fois la conquête assurée, apparente ou définitive. Des études minutieuses qui ont été menées, il ressort que le nombre de femmes présentes au Chili avant 1565 n'était pas négligeable: 814 pour 2 692 hommes à l'identité connue, soit près du quart des arrivants, dont 366 femmes blanches pour 1 901 hommes de cette race 1 5 L'intention moralisatrice n'est pas étrangère aux préoccupations de la Couronne en matière de création d'une nouvelle société aux Indes. Dofia Marina Ortiz de Gaete, épouse légitime de Valdivia, s'embarque pour la nouvelle colonie avec une suite de parents et de servantes, outre

1 1 La plus remarquable est celle de G. LOHMANN VILLENA, Les Espinosa: une famille d'hommes d'affaires en Espagne et aux Indes à l'époque de h colonisation, Paris, 1968. 1 2 Cf.Infra,chap. III, B, 1 1 3 Notamment dans les premières guerres civiles du Pérou et au Mexique, voir R. RICARD, La conquête spirituelle du Mexique 1523-1572 , Paris, 1933, La dualité "clergé régulier remarquable - clergé séculier d'une médiocrité affligeante" est rappelée par P. CHAUNU, L'Amérique et les Amériques , Paris, 1964, p. 127-129. 1 4 Cf. Infra, chap. III, B , l . Cité par VILLALOBOS, La sociedad de la Conquista , op. cit., et Historia del pueblo chileno , op. cit., p. 133, d'après le mémoire, inédit, de Mariana SILVA H., La mujer en la Conquista de Chile, Universidad de Chile, 1977.

39 un ensemble de criados qui formeront un véritable clan. Le gouverneur désigné, Jerónimo de Alderete, est accompagné, lui, de 200 personnes, femmes et enfants pour moitié selon José Toribio Medina. Mais une société d'hommes comme celle de la Conquista

à ses

débuts ne pouvait être exigeante en matière de femmes: filles à peine pubères, aventurières, veuves, métisses du Pérou, de Panamá et d'autres lieux seront vite très nombreuses, notamment pour aider au repeuplement des villes et points d'appui saccagés par les contreoffensives araucanes. Constamment pris par le combat, l'homme, enfin, néglige l'administration de ses biens; d'où le rôle économique de la femme - et souvent de la veuve - dans la direction des travaux agricoles, la gestion des encomiendas

, la préservation et la transmission du

patrimoine. 3. Un "profil" d'aventuriers Des quelque 1 700 premiers Espagnols du Chili, les originaires du Nord-Ouest de la péninsule - Galice, León, Asturies -, du Pays basque, de Navarre et du Levant (d'Aragon à Murcie) sont, d'après les estimations de Villalobos 16 , fort peu nombreux. Un tiers est natif des Castilles, régions rudes, aux hommes prédisposés à l'aventure, plus fidèles à la Couronne qu'attachés à la terre; un autre tiers est andalou, venant d'un territoire encore mal ressaisi et où la propriété monopolisée par la noblesse et les ordres de chevalerie contraint la masse des plus démunis - insouciants, fantasques, moins persévérants et plus sensibles que d'autres aux mirages lointains parce qu'influencés par l'esprit arabe? - à rêver d'autres espaces. Seule une partie du reste - 13,6% - est faite d'Extrémègnes, mais qui laisseront ici un nom: Almagro et Valdivia d'abord et, avant eux, Cortés et Pizarre. Inégale répartition donc, qui confirme, sur la plan local, les conclusions de l'indice biogéographique de Bowman portant sur 40 000 cas; elle démontre au surplus la légèreté des assertions de l'Histoire "génétique" d'Encina qui, d'après Nicolás Palacios 17 , prétend faire du peuple chilien le produit supérieurement Idem, ibidem, p. 136-139. Dans Raza chilena , Santiago, 1904. Senén, frère de l'auteur, écrit dans l'introduction de la réédition du livre en 1918 que "Nicolas Palacios croyait à une race différente de toutes les autres races du monde" et que cette différence faisait précisément "son excellence et sa supériorité". Les Goths du Nord de l'Espagne en formeraient l'élément masculin et vainqueur allié au "féminisme" des indomptables Araucans! Derrière cette fantaisie raciste curieusement avalisée et reprise par Encina, on notera que l'appellation 16

17

40 aguerri, mais économiquement inapte, des Wisigoths du Nord de l'Espagne et des Araucans également conditionnés pas les combats. Socialement, si dans les premières expéditions le passage en Amérique de multiples délinquants n'est pas contestable, il est certainement imputable aux difficultés de recrutement, les catégories jugées dangereuses pour la foi - Juifs, Mores, convertis, victimes de l'Inquisition, Gitans et gens de mauvaise vie - se trouvant de toute manière exclues du voyage car interdites d'Amérique. Sur les critères sélectifs et sur les conditions d'engagement -1 'enganche pratiqué en ville -, Oviedo s'exprime sans ambiguïté: "... Ils (les recruteurs) ne cherchaient pas en Europe des gens connus et d'esprit élevé, mais prenaient les premiers à se présenter qui leur paraissaient aptes à détruire et à piller, gens sans aveu et qu'ils n'avaient eux-mêmes jamais vus; tel faisait l'affaire, qui s'était trouvé à Ravenne ou à Pavie, au sac de Gênes ou à celui de Rome; tel autre aussi, charlatan et dépravé, dont la seule présence perdait l'ensemble de réputation"18. Il faut bien voir qu'au-delà des dispositions de la Couronne réglant le partage du nouveau domaine américain, les aléas et les souffrances qu'impose son appropriation ne peuvent être endurés que par des hommes déterminés, mais frustes et rudes, habitués à vivre de délits et d'expédients. N'ayant rien à perdre en Europe, ils ont tout à gagner outre-océan. Les arrivants sont, en outre, à l'âge des passions, des ambitions effrénées, des ardeurs inquiètes, mais prêts à tous les risques et aimant l'insécurité. Dans une société peu évoluée, militaire et à période de formation brève, mourir jeune est courant; l'adolescent est prêt à l'aventure et l'âge mûr près de l'âge avancé. Voyez les compagnons de Valdivia 19 : Juan Gómez de Alvarado, alguacil mayor de l'expédition, a 24 ans, Valdivia lui-même, qui n'est plus jeune, n'en a pas quarante, Francisco de Villagra en a tout juste 28 en 1540, Rodrigo de Quriroga 27, Jerónimo de Alderete 23 et Francisco de Aguirre 32, pour n'en citer que quelques-uns. La moyenne d'âge est de 28 ans, le plus jeune de la hueste

de Godos donnée aux Péninsulaires lors de l'Indépendance s'appliquait en fait aux Castillans et aux Basques arrivés ici après 1750 et formant 85% de l'aristocratie locale. (O. G. VIAL, Historia de Chile 1891-1973 , t. II, p. 626). Les Espagnols débarquant aux XVIo et XVIIo siècles étaient souvent appelés chapetones, puis gachupines. Historia general y natural... op. cit., p. 136-139 1 9 Cf. T. THAYER OJEDA, C.J. LARRAIN, Valdivia y sus compañeros, Santiago, 1950.

41 n'en ayant pas 15. Enfin - et José Durand l'a finement observé 2 0 -, l'arrivée continue de renforts, la mort précoce de beaucoup de soldats et les circonstances propres à dramatiser leur existence faisaient d'eux des vétérans alors qu'en temps de paix ils eussent été à la fleur de l'âge. Inversement, les hommes mûrs ou âgés - Dávila ou Almagro témoignaient encore de l'ardeur juvénile requise par leurs entreprises. Ne pas s'étonner non plus du relâchement des moeurs, du manque de discipline ou de l'éclatement soudain de certaines expéditions, du cannibalisme aussi quand l'aventure tourne à l'échec, des crimes surtout et des abus de toutes sortes commis pas les Conquérants, entre eux d'abord, bien sûr, contre les Indiens ensuite, en pays inconnu, sans limites, où le contrôle de la société sur ses membres ne peut guère s'exercer et où les règles morales élémentaires disparaissent. En 1509, Ponce de León met Porto-Rico à feu et à sang; Balboa, l'année suivante, se défait du gouverneur Nicuesa et pend ensuite son propre beau-père, Dávila 21 . La discorde et les guerres civiles entre les vainqueurs du Pérou placent sous le signe de la violence et des massacres incontrôlés les prémices de l'histoire coloniale de ce pays. Mais le meilleur exemple de cette indépendance assortie de fureurs meurtrières nous est fourni par Lope de Aguirre, "el Traidor ", en 1560-61. Il assassine son capitaine, Ursua, exerce une dictature sanguinaire sur sa troupe, les marañones, se rebelle contre l'autorité de Lima, sème la terreur au Venezuela et exécute sa propre famille avant d'être lui-même condamné au gibet, victime des haines qu'il avait déchaînées. Sa dernière lettre à Philippe II est sans doute le document le plus éloquent sur les excès de sauvagerie caractéristiques de certains procédés. Si, au Chili, Alonso de Ercilla est condamné à mort par Hurtado de Mendoza, c'est uniquement pour avoir voulu venger son honneur et pour s'être battu en duel avec un certain Pineda, grand seigneur hautain, susceptible et vindicatif, selon Medina. Orgueil, rancoeur, rapacité, vengeance, cruauté et autres sentiments excessifs sont communs à bien des capitaines, encouragés à abuser de leur autorité par le système "libéral" de l'adelantazgo. Parmi les Conquérants, beaucoup sont illettrés, sachant à peine signer, tels Inés de Suárez et la plupart des compagnons de Valdivia. Probablement 60% de ceux qui arrivent au Chili entre 1536 et 1565 sont 2

" In La transformación social del conquistador, op. cit. LAS CASAS, Historia de las Indias, III, chap. XUI, p. 274.

21

42 analphabètes, assure Villalobos. Lisants-écrivants sont, sans nul doute, minoritaires: outre les capitaines comme Pedro de Valdivia, les licenciados , les gens d'Eglise et les chroniqueurs, ces derniers - au Chili, Jerónimo de Bibar, Mariño de Lobera, Góngora Marmolejo - tenant, en revanche, admirablement la plume 22 . Loin donc d'être empressés à servir la Couronne, l'Evangile et la justice, la plupart des Conquérants - Mendoza, Ayolas, Garay, Valdivia pour nous limiter à ceux du "cône sud" - sont disposés à risquer, pour le simple mirage de l'or, les souffrances, les supplices et la mort. Leur endurance et leur témérité ne sont pas douteuses. Fernández de Oviedo, qui ne leur est pas systématiquement hostile (il ne songe qu'à l'anéantissement des Indiens qu'il prend pour des objets, au mieux pour des bêtes malfaisantes), apostrophe ainsi les aventuriers castillans: "...Ne dites pas que vous êtes venus aux Indes pour le service du roi ou pour vous employer noblement. Vous savez bien que la vérité est autre et que vous êtes partis pour être plus riches que votre père et vos compatriotes..." Il convient donc de rappeler les vrais motifs de l'entreprise de Conquête. B - MOTEURS DE LA CONQUETE ET CHEMINS DE LA GLOIRE 1. L'or Il est courant de s'étendre, en matière de "motivations" des Conquérants, sur la hantise des biens terrestres, l'esprit de lucre, l'appétit du butin et des richesses. Ce côté "humain" de la Conquête, symbolisé par la soif d'or, l'emporte, en effet, sur les mobiles spirituels et "divins", comme sur le souci de la découverte, du dépaysement et d'horizons nouveaux. Dans une lettre au roi du 20 janvier 1513, Balboa évoque ainsi "les caciques de la province de Comogre qui parlent de trésors accumulés dans les demeures des caciques de l'autre mer au point de nous rendre fous. Si Votre Majesté veut bien mettre à ma Sans parler, bien sûr, d'Ercilla. Cortés, on le sait par Bemal DIAZ, parlait latin et Pedro de Mendoza qui périt dans le rio de la Plata, lisait Virgile, Pétrarque et Erasme (cf. I.A. LEONARD, Los libros del conquistador , Mexico, 1953, p. 90). Remarquables exceptions toutefois qui ne sauraient masquer l'essentiel, même si les anthologies classiques de la littérature chilienne prennent les exceptions pour l'ensemble et affirment - nationalisme oblige - que nombre d'hommes supérieurs franchirent alors l'Atlantique pour s'établir définitivement en Amérique.

22

43 disposition les hommes nécessaires, poursuit-il, je me fais fort de Lui procurer, avec l'aide de Dieu qu'il ne faut jamais oublier, cet or et ces perles grâce auxquels il est possible de s'emparer de la plus grande partie de l'Univers". Soif de l'or donc, mais aussi des perles, des émeraudes, des pierres précieuses; elle est omniprésente déjà, Todorov le rappelle, dans les écrits de Colón. La légende de l'El Dorado cherché au coeur du continent illustre cet état d'esprit et cette croyance ordinaire à la fortune immédiate et qui change tout. Aux Conquérants qui arrivent aux Indes, tout semble "éternel et de trop", rappelle Alvaro Jara. Inutiles paraissent avoir été les efforts des hispanistes conservateurs pour s'en tenir à des mobiles plus élevés au mépris des témoignages irrécusables des chroniqueurs et des documents. Peut-être même n'est-il pas nécessaire, pour prouver cette rapacité, d'alléguer la densité de la présence espagnole dans les régions pourvues de richesses inventoriées Mexique et Pérou par conséquent -, au détriment des marges pauvres comme la Pampa, la Patagonie, l'Orénoque, la Floride ou le NordMexique. Pierre Chaunu a suffisamment insisté sur le fait que la facilité de saisie d'un territoire était inversement proportionnelle au nombre de ses habitants indigènes et qu'un espace vide sans relais était à la fois moins attirant et plus difficile à tenir par des expéditions peu nombreuses. Il est, certes, diverses formes de cupidité et l'or n'a pas toujours été convoité pour le simple désir de sa possession; il a pu servir d'appât, de réconfort, d'incitation pour les compagnons des Conquérants qui parfois hésitaient, n'en trouvant pas, à aller plus loin sans être assurés d u retour. Mais le désir d'accumulation de richesses n'en a pas moins constitué, quelle que fût d'ailleurs la destination de ces vols, l'élément moteur essentiel de l'avance. Sans parler des positions de Las Casas, éclairantes mais souvent excessives, celles de son adversaire Fernández de Oviedo ne sont pas plus tendres pour le comportement habituel aux capitaines. Il s'étonne de les voir, sur l'Orénoque, s'exposer à toutes sortes de privations et de souffrances quand le chrétien immobile peut, dit-il, gagner le ciel dans la sécurité du corps et de l'âme. Il stigmatise aussi les clercs mus par l'envie et l'esprit de lucre, aussi enclins que les soldats, mais avec plus d'astuce, à s'emparer des richesses qu'ils

44 découvrent 23 . Et il n'est pas le seul. Le chroniqueur Alonso Borregán demande au roi d'interdire aux prêtres et aux frailes de commercer avec les Indiens du Pérou 24 . Guillermo Lohmann cite, pour le Chili, le cas du Père Rodrigo González Marmolejo prêtant 30 000 pesos à Valdivia contre l'octroi d'une encomienda à Quillota et Mapocho 25 . C'est bien, semble-t-il, la soif de l'or et de richesses qui lie le plus fortement le soldat à son capitaine et qui constitue le ciment de l'action commune. T. Todorov n'hésite pas à aller plus loin encore, insistant sur la subordination de toutes les valeurs, matérielles et spirituelles, au seul pouvoir de l'or: "Le désir de s'enrichir n'est certes pas nouveau, la passion de l'or n'a rien de spécifiquement moderne. Ce qui l'est cependant un peu, c'est cette soumission de toutes les autres valeurs à celle-ci. Le Conquistador n'a pas cessé d'aspirer aux valeurs aristocratiques, aux titres de noblesse, aux honneurs et à l'estime; mais pour lui, il est devenu parfaitement clair que tout peut être obtenu par l'argent, que celui-ci est non seulement l'équivalent universel de toutes les valeurs matérielles, mais aussi la possibilité d'acquérir toutes les valeurs spirituelles... Cette homogénéisation des valeurs est un fait nouveau et il annonce la mentalité moderne, égalitariste et économiste" 2 *".

Quel que soit le pouvoir réel ou supposé de l'or et de la richesse, il est sûr, en tout cas, que les aspirations seigneuriales n'étaient pas étrangères à ceux qui rêvaient de s'enrichir aux Indes. Par un curieux paradoxe, la possession de cet or convoité et acquis souvent par les pires cruautés pouvait ainsi être mise au service d'un idéal chevaleresque. 2. Les comportements chevaleresques La Conquête est une entreprise privée à caractéristiques féodales avec la hueste

(ost) des capitaines, l'investissement en argent et en

hommes, la recherche d'une récupération rapide du capital ainsi investi, l'instauration d'un système de récompenses, l'ambition surtout de devenir seigneur en Amérique quand l'Europe n'en offre plus l'occasion; d'où les grâces de terres et leur indispensable corollaire: le service obligatoire des indigènes, repartimiento officialisé ensuite en encomienda

23 24

26

esquissé à Saint-Domingue,

de Indios . Ce sont les Indiens qui

Historia général y natural..., op. cit., livre XXIV, chap. VIII. Crônica de la Conquista iel Peru , p. 77 Les Espinosas..., op. cit., p. 227. Voir T. TODOROV, La conquête de VAmérique, op. cit., p. 148.

45 formeront - dans la mesure où il existe des survivants - le substrat nécessaire à cette féodalité du Nouveau Monde. Le vieux style de vie à système de valeurs chevaleresques, exalté par les hispanistes modernes, retrouvera en Amérique les conditions de son établissement qui en Europe n'existent plus, le sort des Indiens important peu. Que les batailles se livrent par conviction ou par intérêt l'un n'exclut pas l'autre -, la corrélation existe bien entre noblesse et richesse. L'attitude de Pedro de Valdivia est, en la matière, exemplaire: sitôt les Indiens du Chili central soumis, il crée pour le servir, et donc rehausser son propre prestige, une véritable maison avec "mayordomos, camareros, maestresalas, caballerizo y los demás deste jaez , écrit Mariño de Lobera 27 . García Hurtado de Mendoza vivra, lui, dans la magnificence correspondant à son lignage, faisant venir du Pérou l'essentiel de son séquito de hallebardiers, serviteurs, pages, écuyers, hommes d'armes et autres mozos et criados

indispensables à sa gloire 28 . Cette attitude

suppose enfin le sens de l'hospitalité et surtout la générosité du capitaine ou du gouverneur envers ceux qui l'ont suivi et servi. Almagro représente, à en croire Oviedo, le modèle du grand seigneur dispensateur de largesses, partageant solennellement le butin, remettant les dettes contractées envers lui par ses compagnons. Indispensable à cet état seigneurial auquel aspirent

les

Conquérants, la richesse n'est pas thésaurisée ni investie par eux dans de nouvelles entreprises plus rentables. Elle permet surtout de mener une vie brillante, ostentatoire, proche en somme de la réalisation d'un rêve. 3. Le service de Dieu et de Sa Majesté Formule courante et pouvant servir à recouvrir toutes sortes d'abus que celle du "service de Dieu et de Sa Majesté", figurant donc dans la plupart des chroniques et documents de l'époque. Les Conquérants qui emportent or et richesses sont, en revanche, forts de la religion qu'ils apportent, et, pour eux - Balboa le dit avec éclat -, l'incompatibilité n'existe pas entre richesses à prendre et religion à répandre, la croisade gagnant en efficacité si elle trouve seule et sur place les moyens 27 28

Crónica del reino ie Chite, CHCh, t. VI, p. 231. Selon GONGORA MARMOLEJO, Historia de Chile, CHCh, t. II, p. 90.

46 nécessaires à sa cause. Il faut voir aussi que la lutte multiséculaire contre l'infidèle a fortifié l'esprit religieux et que les convictions ont alors acquis la vigueur de celles pour lesquelles on verse son sang. Les Conquérants sont de cette génération qui a pris Grenade et combattu le Turc en Méditerranée et en Afrique. L'entreprise de conquête en Amérique procède de même élan. C'est de la Papauté enfin que les rois de Castille ont tenu dès 1493 par la bulle Inter Caetera leur souveraineté sur les terres d'Occident découvertes et à découvrir, à charge pour eux d'en évangéliser les populations. "D'abord répandre la foi chrétienne", avait dit Velásquez à Cortés au départ de Cuba en 1518 - le Conquérant du Mexique - devant d'ailleurs borner à cela l'obéissance due à son ancien capitaine. L'expansion de la foi a toujours été une préoccupation de la Couronne, la Conquête spirituelle ne devant jamais être perdue de vue, à preuve la présence effective d'un religieux dans chaque expédition et les charges publiques parfois exercées aux Indes par les gens d'Eglise. Que Montesinos, puis Las Casas, n'aient pu mettre fin aux abus, à la cupidité et aux cruautés des Conquérants, qui le nie? Les Nouvelles Lois de 1545 n'en marqueront pas moins "la victoire de la méditation scolastique chrétienne sur l'humanisme pagano-renaissant, sur les facilités offertes par la catégorie helleno-aristotélicienne appliquée aux Indiens "servi a natura""29. Mais que dans les combats la croix ait été souvent utilisée comme une arme ou associée aux massacres ne saurait surprendre. En septembre 1513, Balboa, déjà coupable de multiples pendaisons, massacre les Indiens Cuarecua, plusieurs centaines, "comme à l'abattoir", dit le chroniqueur Pedro Mártir 30 ; quelques jours plus tard, le 25, il tombe à genoux devant le Pacifique en rendant grâce à Dieu; ses compagnons l'imitent; il entre dans l'eau avec l'étendard royal frappé de l'image de la Vierge à l'enfant, fait dresser une immense croix de bois, prie pour la conversion des Indiens, entonne avec le religieux de l'expédition, Andrés de Vera, un Te Deum "con lágrimas de muy alegre devoción ", rapporte fidèlement le légiste Andrés de Valderrabano 31 . Ce genre d'attitude "objectivement" inconséquente alimente évidemment certaines disputes. Au Chili, le Dominicain Gil González de San Nicolás menace des foudres divines Hurtado de Mendoza pour P. CHAUNU, L'Amérique et les Amériques, op. cit., p. 102. 30 Décadas del Nuevo Mundo, Buenos Aires, ed. de 1944, p. 199-200 3 1 FERNANDEZ DE OVIEDO, Historia general y natural de las Indias , livre XXXDC, chap. III.

47 sa cruauté envers les Indiens, tandis que le Franciscain Juan Gallego invoque l'Ecriture pour garantir le Salut à ceux qui, comme lui, pourchasseront sans pitié l'Indien32. Deux remarques peuvent être faites à ce sujet. D'abord sur le fossé existant entre la hauteur des intentions officielles et l'absence de tout idéalisme "à la base"; ensuite sur l'alliance naturelle entre l'or et l'évangélisation, les âmes et les pesos étant même parfois comptabilisés ensemble 33 . La vérité est que l'Indien ici remplace le More, mais que la vaillance espagnole demeure sous la protection divine et sous l'étendard de Saint Jacques 34 , même si ce transfert, comme le note J. Lafaye, relève du catholicisme dégradé et de la mythologie pseudo-chrétienne du peuple espagnol, les combattants passés d'Afrique en Amérique ayant le sentiment d'être suivis dans leur campagne par le même dieu tutélaire. Le prestige acquis par l'Espagne en Europe depuis les Rois Catholiques donne, en effet, aux Conquérants le sentiment de servir outre-océan

la même cause et d'y poursuivre le même combat.

Exemplaire est, à cet égard, la trajectoire d'un Valdivia car bien représentative du dévouement aveugle à l'égard du souverain - ses lettres en font foi - et d'un engagement personnel à son service et pour sa gloire. Le roi étant seul juge des mérites de chacun et seul dispensateur des faveurs et gratifications qui habituellement les sanctionnent - hidalguías , encomiendas , charges publiques -, abnégation et intérêt personnel se trouvent ainsi indissolublement liés dans le comportement du héros. Sur ce plan, on observera que si les Conquérants ont généralement été frustrés du fruit légitime de leurs exploits, ceux du Chili font exception: l'immense majorité d'entre eux seront encomenderos

, au reste peu désireux ensuite d'alimenter une

guerre d'Araucanie épuisante et qui semble sans fin... 4. La gloire personnelle C'est par référence au système féodal qu'il faut interpréter, selon Alvaro Jara, la conduite propre aux Conquérants. Pourtant, l'esprit de la Renaissance n'a pas été étranger à bien des capitaines également Crescente ERRAZURIZ, Historia de Chile. Don García Hurtado de Mendoza, Santiago, 1914, p. 95. 33 Cf! Documentos relativos à Núñez de Balboa , publiés par J.T. MEDINA in El Descubrimiento del Océano Pacífico, t. II, cité par S. VILLALOBOS, op. cit., p. 157. 3 4 Cf. le titre éclairant du livre de E. CHOY, De Santiago Matamoros à Santiago MataIndios, Lima, 1958. 32

48 sensibles, à travers l'exploit quotidien, au souci immédiat et strictement profane de leur propre gloire, souvent assorti d'un

certain

machiavélisme dont la carrière de Cortés offre de multiples exemples 35 . Mâles courages, coeurs généreux, âmes nobles et enthousiastes, race superbe dévorée d'ambition, d'ardeurs belliqueuses et d'élans chevaleresques: cette vision complaisante et optimiste des Conquérants comporte, sans nul doute, une part de vérité, même s'il convient, comme le rappelle encore J. Lafaye, de "faire descendre des hauteurs mythologiques où les a juchés le romantisme européen" ces Conquérants qui méritent toutefois, par leurs exploits, la majuscule. Ici, la littérature a joué son rôle, Irving Léonard l'a montré, les capitaines étant rarement analphabètes, même si, comme au Chili, le gros de la troupe est fait d'ignorants. Depuis VAmadis des Gaules d'Ordônez de Montalvo, paru en 1508, l'idéal chevaleresque enflamme les imaginations ibériques. Simple adaptation d'un fait vrai consigné dans un vieux manuscrit, le roman de chevalerie est, au début du XVI® siècle, la lecture courante des Grands, de Hurtado de Mendoza à Fernando de Avalos, Charles-Quint en étant lui-même un lecteur passionné. Dans ces aventures merveilleuses, un conquérant jeune, beau, brave et vigoureux met l'ennemi en déroute, épouse la princesse, trouve dans un royaume la récompense de son audace. L'Amérique, ici, occupe naturellement une place de choix et le pays des Amazones, repris de Montalvo, hantera les découvreurs, les incitant depuis Cortés à toujours pousser plus loin dans les forêts ou le long des côtes du continent. Ainsi Ponce de Leôn à la recherche, dans les Caraïbes, de la Fontaine de Jouvence; Balboa posant face au Pacifique avec l'épée et la croix; Pizarre et l'épisode du Rubicon de l'île du Coq... Partout, dit J. Lafaye, "ce mélange de cupidité naïve et d'imagination légendaire fait le fond de ces âmes conquérantes". Avide de merveilleux, le Conquérant qui tient du héros de roman appartient encore à l'âge de la chevalerie. Mais son élan et son individualisme le portent déjà plus loin. Il y a du condottiere

chez

Cabeza de Vaca, survivant intrépide et miraculé des "Naufrages " de L'exaltation de l'individu peut être poussée très loin, témoin la Historia général de los hechos de los Castellanos en las islas y Tierra Firme del mar oceano de Antonio de HERRERA, ou cette Elegia de varones ilustres de lndias de Juan de CASTELLANOS. Souvent aussi, les soldats renâclaient à n'être mentionnés qu'au hasard des prouesses de leur chef. La verdadera historia ... de DIAZ DEL CASTILLO rend justice aux compagnons de Cortés, corrigeant ainsi la Crônica de la Conquista d'un Lôpez de GOMARA tout dévoué au Conquérant du Mexique. Sur le machiavélisme de Cortés, voir l'analyse de J. LAFAYE, Les Conquistadores, p. 76-97.

49 Floride; de m ê m e chez Pizarre et Almagro dont les troupes s'entredéchirent; Valdivia est aussi un entraîneur d'hommes à la fois héroïque et cruel. Par chroniqueurs interposés - des chroniqueurs p r o m p t s à enjoliver -, c'est d'abord leurs propres exploits que certains capitaines cherchent à exalter 3 6 , ne serait-ce que pour mieux s'imposer à leurs compagnons par d'énergiques décisions suivies d'actions spectaculaires. Au Chili domine la figure de Valdivia et la plénitude d'une existence ascendante et tourbillonnaire dont le rythme ira se précipitant jusqu'à la tragédie finale. Il est vrai que richesse et triomphe seront, au Chili plus qu'ailleurs, des récompenses particulièrement difficiles à obtenir. Comme d'autres cependant, Valdivia passe de l'obscurité d'un hameau d'Estrémadoure à la vie d'abord oisive, médiocre et sûre dans le sillage de Pizarre, pour ensuite administrer la preuve d e sa bravoure dans la plus périlleuse et incertaine des aventures. A chaque étape de la Conquête, depuis la désobéissance d e Cortés, jaillissent ainsi les "inventions épiques" (J. Lafaye), les initiatives et les vocations à surpasser Pompée, César ou Hannibal, même si les résultats essentiels en sont l'appauvrissement de l'Espagne en h o m m e s , la déception des vétérans survivants, les déboires des missionnaires. Pour l'heure, les expéditions réussies éclatent en tous sens: Cortés envoie en 1524 Alvarado au Guatemala, Olid au Honduras, Hernández d e Córdoba au Nicaragua, tandis que, rescapé d e l'expédition d e Narváez, Cabeza de Vaca entame son odyssée sur les côtes de Floride avant d e passer au Paraguay. Certains, partis d'horizons différents se rencontrent et s'affrontent au coeur du continent à conquérir: ainsi, en 1541, le même Cabeza d e Vaca et Martínez de Irala au Paraguay; trois ans plus tôt, Jiménez d e Quesada, Belalcázar et Federmann qui se rejoignent en plein pays chibcha, l'affrontement étant difficilement évité avant le partage provisoire, "juste et équitable" dit la chronique, d e cette Nouvelle-Grenade entre les trois ambitieux. Pour un capitaine soucieux de tenter sa chance ou de repartir pour d e nouvelles aventures, ("plus loin, plus loin encore" est la meilleure devise d e l'époque), 1 'enganche se résume souvent - là encore depuis le Ercilla, à cet égard, a déçu Hurtado de Mendoza beaucoup mieux servi par Pedro de Oña (cf. supra, note 22). Son sens particulier de l'épopée collective et son admiration réelle pour la résistance araucane ne l'ont cependant pas empêché de désigner nommement dans une strophe célèbre de La Araucana ("Y los nombres también de los soldados que con razón merecen ser loados. Almagro, Cortés, Córdoba, Nereda, Marín, Gonzalo Hernández, Maldomdo ") etc... les héroïques rescapés du Tucapel ou Catorce de la Fama . Il est bien d'autres exemples de ces chroniques "repolies" sur commande pour magnifier les actions d'un seul.

50 précédent de l'épreuve de force entre Cortés et Narvâez - à la débauche d'autres troupes préalablement vaincues et séduites par les promesses du vainqueur; celui-ci démontre ou accroît ainsi son prestige. Mais cette preuve de capacité ne le dispense pas de trouver lui-même l'essentiel des moyens de financement à son projet. C - LES MOYENS ET L'ORGANISATION 1. Le financement des expéditions Les Découvertes et la Conquista ne se résument pas à une série d'exploits, de privations et d'aventures. Elles constituent un phénomène économique de première importance pour le monde de l'époque, se traduisant, sur place, par le bouleversement de la propriété, de la société et des échanges avec les mercedes de terres, Vencomienda et l'esclavage. Sans certaines fortunes - comme celle des Espinoza à l'origine de la conquête du Pérou, donc de celle du Chili -, sans l'apport de capitaux grands ou petits, d'origines fort diverses, pas question d'entreprise de Conquête. Nombreux et variables, au gré des situations de fait, ont été les modes de financement des expéditions, de la grande entreprise capitaliste des Welser et des Fugger à qui Charles-Quint devait en 1530 concéder la conquête de la majeure partie du continent, jusqu'aux simples entradas, campagnes et chevauchées financées laborieusement à partir d'une région déjà tenue pour pousser plus avant et créer de nouvelles colonies. Généralement présentée comme une aventure personnelle - ce qu'elle est d'une certaine manière -, l'incursion d'Almagro au Chili résulte en fait d'un contrat passé avec Pizarre le 12 juin 153537 par lequel les intéressés devaient se partager les deux tiers des bénéfices du Pérou et la totalité de ceux qu'Almagro devait s'assurer au Chili. C'étaient donc d'abord les trésors d'Atahualpa et du Cuzco qui étaient mis à contribution pour financer cette première tentative - un peu plus de 100000 pesos d'or sur les 500 000 qu'elle devait coûter, compte tenu d'une inflation sans précédent -, 300 000 provenant d'autres capitaux individuels fournis par les compagnons d'Almagro. Le coût total de Cf. Contrato celebrado entre Pizarro y Almagro , 12 de junio de 1535, CDIHCh, t. IV, p. 319. 37

51 cette expédition malheureuse est difficile à estimer, les chiffres avancés allant du simple au triple, entre 500 000 et

1500000 pesos d'or 38 .

De Valdivia, qui reprend la Conquête, on ne connaît pas avec précision les moyens. Jaime Eyzaguirre affirme qu'il était riche, Villalobos, au contraire, qu'il était fort dépourvu. On sait en tout cas que le financement de son expédition devait donner lieu à des négociations complexes pour réunir les sommes indispensables: 9 000 pesos d'abord pour les premiers frais d'équipement, 15 000 ensuite pour l'achat d'armes et de chevaux. L'essentiel semble avoir été un contrat bilatéral avec un certain Martínez pour le partage des dettes à contracter et celui des gains espérés, puis avec un autre capitaine, Pedro Sancho de Hoz, intrigant dont Pizarre voulait se défaire et qui se posera, un temps, en rival de Valdivia. Sancho de Hoz se chargeait en principe de l'exploration des côtes et archipels du pays à découvrir et à contrôler. A la suite de tractations dont les éléments font défaut pour une exacte appréciation, les contrats seront dénoncés, les risques financiers étant finalement assumés par d'autres commerçants du Pérou séduits par les promesses de l'or alluvial du Nord chilien. Au fil des années, cet or exercera sa magie et par l'envoi de cargaisons successives, le Pérou pourvoiera aux besoins du capitaine, en armes, en vivres, en vêtements et en numéraire. La liste des dettes contractées par Valdivia ne cessera de s'allonger: plus de 100 000 pesos d'or à la seule Real Hacienda quand il meurt en 1553, le total de ses dépenses après 1540 étant estimé, finement, à quelque 783 000 pesos

.

39

2. Le capitaine et son ost privé Tributaire de la faveur royale, directement ou par délégation tenue d'un Conquérant déjà illustre, le capitaine - terme générique et ambigu tenant, nous l'avons vu, du seigneur encore et déjà du condottiere et du caudillo -, est avant tout un chef, homme de caractère et d'action brûlant de la passion d'agir, sachant désobéir comme Cortés, Balboa, Belalcázar ou Orellana, jaloux enfin de ses propres décisions; il jouit de ses succès, supporte les revers, impose son autorité et exerce sur sa compagnie un ascendant naturel prouvant aller jusqu'au charisme. Si, pour agir, des Le premier chiffre est fourni par le propre fils de \'adelantado, dit El Mozo, le second par le chroniqueur primitif Fernández de Oviedo. 38

39

Selon S. VILLALOBOS, Historia del pueblo..., op. cit., p. 179.

52 instructions précises lui sont données, il outrepasse fréquemment sa mission; si certaines ressources financières sont mises à sa disposition, c'est à lui - il faut y insister- qu'il appartient de réunir les moyens en hommes et en matériel nécessaires à la réussite de son entreprise, quitte ensuite à réclamer, comme Balboa ou Valdivia, secours et renforts lorsque l'opération est engagée et qu'elle laisse espérer des bénéfices substantiels. On ne saurait donc s'étonner des vocations ou des prétentions à cet état: au Chili, encore vers 1600, sous le gouvernement d'Alonso de Ribera, sur les 270 hommes que celui-ci trouve en campagne à son arrivée dans le pays, 50 se disent capitaines, qui affirment en mériter le titre et en avoir acquis les droits 40 . Liberté d'action et récompenses escomptées varient d'un groupe à l'autre. Ainsi le pouvoir d'Almagro dérive-t-il d'une capitulation, contrat passé avec la Couronne et qui lui donne le droit d'organiser à sa guise la Nouvelle-Tolède à découvrir41 dont il est fait, en principe, gouverneur à vie. Valdivia n'est, au contraire, officiellement, qu'un lieutenant de Pizarre; il ne tient de son supérieur qu'un pouvoir précaire et conditionnel, théoriquement révocable à tout moment 42 . Entre le capitaine et sa troupe - quelques dizaines d'hommes le plus souvent - 4 3 , existent des relations d'autorité 44 variables avec l'origine, les titres, le prestige et les ambitions du premier, parfois aussi la crainte qu'il inspire, face au plus ou moins grand esprit de discipline des seconds. Le meilleur exemple d'attachement charismatique est fourni par Cortés, mais Almagro et Valdivia ont certainement témoigné J.T. MEDINA, Manuscritos, t. Cil, doc. 1635, p. 176-198. En gros le Nord de l'actuel Chili sur deux cents lieues, entre les 14° et 25° degrés, séparant le Pérou rebaptisé Nouvelle-Castille et attribué à Pizarre du río de la Plata à la Nouvelle-Andalousie concédée à Pedro de Mendoza. Ces "capitulations" de CharlesQuint concernant la répartition idéale des territoires conquis ou restant à conquérir ont été célébrées le 21 mai 1534, cf. Luis TORRES DE MENDOZA, Colección de Documentos inéditos de Indias ,t. XX et XXII; M. L. AMUNATEGUI, La cuestión de Hmites entre Chile y la República Argentina , Santiago, t. 1, 1879-1880; J. EYZAGUIRRE, Breve historia de las fronteras de Chile, Santiago, 1967, p. 13-23. 40 41

"J'en ai vu certains s'intituler capitaines, écrit OVIEDO, (Historia general y natural ... op. cit., livre XXIII, chap. VII), qui n'avait jamais combattu ni sur mer, ni sur terre, usurpant ainsi ce nom de la plus téméraire façon". Bien que roturier d'origine, Almagro possédait des titres officiels éminents: maréchal, gouverneur et adelantado . Il était réputé pour sa bravoure et sa générosité. Valdivia n'était, au contraire et malgré son état de services en Europe, qu'un des lieutenants de Pizarre, mais il sut s'imposer à son ancien chef direct Jerónimo de Alderete avec qui il s'était embarqué pour les Indes et prendre à son service d'autres capitaines de valeur comme Francisco de Villagra, Alonso de Monroy ou Francisco de Aguirre (homonyme du "tyran" de l'Amazonie). 4 3 Entre 50 et 500 le plus souvent, selon ROSENBLAT, Los conquistadores y su lengua , Caracas, 1977, p. 40. 4 4 Etudiées par Mario GONGORA, Los grupos de conquistadores en Tierra Firme , Santiago, 1962.

42

53 d'une conscience politique aussi élevée, voyant plus loin que le seul profit immédiat. Parfois même - voyez Balboa ou Pizarre - on se sépare du plus grand nombre ou on se contente de quelques-uns pour aller plus vite et brûler les étapes, tant est grande la convoitise des richesses. Ce n'est pas un corps fixe, organique, structuré et hiérarchisé, obéissant à un code de discipline stricte que la hueste personnelle, mais un assemblage hétérogène, un groupement occasionnel d'engagés différents par l'extraction, l'emploi et les ambitions: cavaliers, écuyers, péons, pages, palefreniers, souvent prompts à la sédition ou à la désertion. C'est le capitaine qui choisit le maître de camp chargé de transmettre ses ordres ou de le remplacer au besoin, l'alguacil mayor jouant le rôle de policier militaire, les prêtres qui doivent assister les hommes et, en principe, évangéliser les indigènes. Le formalisme juridique des Conquérants - cette chance pour l'historien - est attesté par la présence d'escribanos , légistes authentifiant actes et décisions du chef: prise de possession d'un territoire, fondation d'une ville, déclaration de témoins, rédaction de testaments, de contrats et autres pièces officielles afférentes à l'expédition. La cohésion de la troupe vient de l'intérêt commun et de la loyauté présidant aux relations entre le chef et ses subordonnés; à l'obéissance des hommes doit correspondre le souci de protection, de justice et de générosité de celui qui les a choisis et qui a l'honneur de les commander. D'autres enfin n'ont pas la parole, dont le rôle est pourtant essentiel: les esclaves noirs craints et méprisés autant par les indigènes que par les Espagnols, et surtout les auxiliaires indigènes, yanaconas

45

et Indiens

"de service" qui accompagnent la troupe, tandis que d'autres, dit "amis", combattent aux côtés des Espagnols. Leur rôle au Chili est si important dès les premières rencontres avec les Araucans "rebelles" qu'il mérite un commentaire particulier. Restent les armes, facteur décisif du prestige et de la supériorité des Ibériques sur les indigènes vaillants mais restés, dans le cas des Araucans, au stade du néolithique.

Mot quichua, de yana = domestique. Au Pérou et au Chili, ce terme désignait les Indiens utilisés pour le service personnel, cf. A. JARA, Guerre et société ..., op. cit., p. 31.

54 3. Du choix, de l'usage et de l'efficacité des armes Dans un livre devenu classique, Alberto Mario Salas en a dressé l'inventaire savant et complet 46 . Leur variété et leur emploi sont, à l'origine, à l'image du recrutement de ceux qui les servent: disparates et occasionnels, fonction des chances d'acquisition et des possibilités financières de chacun. Nous sommes ici éloignés de l'infanterie des tercios

, de l'artillerie de siège et des novations militaires qui

n'apparaîtront au Chili que peu à peu avec la constitution d'une armée d'Etat permanente au début du XVIIfi siècle. Les armes défensives essentielles sont les cottes de mailles, les épaulières d'acier et les cuirasses écailleuses, mieux adaptées que les armures aux déplacements longs, en terrain difficile, sous des climats chauds et humides ou au contraire très rigoureux. Le Conquérant passe, en quelques jours, de la puna froide à la forêt chaude et humide ou au désert tropical. Complètent la protection les écus et les rondaches (escudos et rodelas ) liés au bras, la tête étant préservée par le morion à crête et à bords relevés masquant la nuque et assujetti par des courroies également protectrices. Dans le type bourguignon - celada borgona -, le visage reste découvert, mais une visière protège des coups donnés par le haut. Arme offensive par excellence et symbolique de la mentalité chevaleresque, l'épée large et légère - les meilleures lames, on le sait, sont de Tolède 47 - est maniée avec art par les cavaliers, parfois aussi par les péons. Dans la devise gravée sur la lame 48 , tout l'orgueil castillan du porteur. Lances, dagues et poignards sont également employés, les premières en terrain découvert, les autres dans le corps à corps. Supérieure à l'arc indigène, l'arbalète possède une flèche perforante, pouvant transpercer boucliers et cottes de mailles, mais la lenteur de sa mise en oeuvre et le plus grand pouvoir destructeur des armes à feu expliquent sa faible utilisatioiD'un effet psychologique indéniable sur les indigènes surpris, les armes à feu ne sont pourtant pas des armes absolues en raison de leur prix élevé et parce que l'adversaire araucan saura, nous le verrons, en maîtriser le service pour les retourner avec in Las armas de la Conquista, B. Aires, 1950. Voir A. FONTECILLA LARRAIN, " U s espadas de los siglos XVI y XVII", RChHG, n°98, janvier-juin 1941. 4 8 "No me saques sin razôn, ni me envaines sin honor ", "Por mi dama y mi rey, es mi ley ", "Como soy de buert acero, mi amo debe ser fiero", "Soy de Rodrigo de Alderete, el que cumple lo quepromete" etc..

46

47

55 succès

contre

l'assaillant.

Enfin,

la

dépendance

en

matière

d'approvisionnement - poudre et munitions viennent du Pérou - rend les contre-offensives indigènes particulièrement redoutables. La lourde arquebuse - 8 kilos -, lente et peu maniable a été l'arme de ce type la plus répandue aux Indes. Elle est en outre imprécise, inopérante par temps de pluie quand la mèche est mouillée - donc très fréquemment en pays araucan pluvieux. Il faut attendre le XVII o siècle pour voir s'engager au Chili une véritable guerre avec élévation de tours et de forts - Cañete et Arauco en sont les fleurons49 -, maîtres ouvrages d'une ligne de défense sommaire et discontinue, entretenue à grands frais 5 0 , mais qui donnera alors à l'artillerie une certaine importance. L'emploi de cheval confère aux Espagnols un avantage apparent considérable: la mobilité 51 - Mais les chevaux, de race andalouse 5 2 , coûtent cher 5 3 . Il faut les faire venir du Pérou et en raison des vols commis par les indigènes, ils sont en nombre toujours insuffisant. Les Espagnols enfin se font accompagner de chiens, dogueslévriers (alanos ) et mâtins aux mâchoires puissantes, dressés à la patrouille mais surtout à la chasse à l'homme dans les forêts où le cheval ne s'aventure guère. Aperrear - "chienner" -, c'est répandre la terreur en lâchant les molosses contre les fuyards et les utiliser, au besoin, pour torturer les prisonniers moribonds 54 - Rappelant les "exploits" de Balboa,

Le premier, levé au temps de Garcia Hurtado de Mendoza, était bâti "avec soin et tout en maçonnerie", selon MARINO DE LOBERA, Crônica del reino de Chile, CHCh, t. Vi, p. 399, et le second se conservera "comme inexpugnable au milieu de la mer, battu par les vagues, car nombreuses étaient les vagues ennemies qui chaque jour venaient le combattre", selon le Père de ROSALES, Historia général del reino de Chile, op. cit., p. 318. 5 0 La plupart des ouvrages tenaient, en fait, du camp romain avec palissade extérieure de troncs d'arbres et fossé planté de pieux acérés, pozos de lobo pour décourager les assaillants. Voir les Documents annexes à la Historia fisica y politica de Gaude Gay, t. II, p. 158-160,208-210. Reproduction de ces descriptifs et illustrations in A, JARA, Guerre et société, op. cit., p. 79-82. 5 1 En principe seulement car, du Pérou et même de Santiago à l'Araucanie, le chemin était long; les montures, alourdies par le poids des armes, arrivaient dans le Sud épuisées, tandis que la cavalerie indigène - constituée par les prises de guerre sur les Espagnols - était beaucoup plus légère et attendait sur place les envahisseurs. 5 2 Voir Claude Gay, Agricultura, Santiago, 1862-64,1.1, chap. XXII 5 3 A s'en tenir aux chroniqueurs, un cheval de guerre 100 i 200. Se fondant sur l'examen des contrats de vente, Sergio Villalobos conclut à des prix dix fois plus élevés, les déclarations des intéressés - et celles de leurs témoins - ne pouvant, selon lui, être tenues pour vraies car destinées avant tout à prouver l'importance des "chevauchées", donc la vaillance des protagonistes. Il est évidemment difficile de trancher, mais on sait que la valeur d'une cotte de mailles atteignait 1 000 pesos, celle d'un robuste esclave noir également. 5 4 Cf. A.M. SALAS, op. cit., p. 159-176. Il est, d'autre part, certain que le chien existait ici avant l'arrivée des Espagnols et que les Araucans du Chili en connaissaient 49

56 Las Casas écrit que, dès 1513, dans l'isthme, les chiens avaient été "l'arme la plus dangereuse et la plus cruelle employée par le Conquérant contre les Indiens"55. Au Chili, le gouverneur Pedro de Villagra les emploiera avec efficacité en 1554 contre les Araucans révoltés dans le district de La Impérial56. On voit, par ces quelques exemples, que loin de n'être que la punition infligée aux Indiens convaincus d'homosexualité, le "chiennage", pratique particulièrement barbare, a été plus d'une fois utilisée par les Conquérants contre les Indiens rebelles ou fuyards.

plusieurs races, cf. R. LATCHAM, "El perro doméstico en América", R.Ch.HG, nB 45-46, 1922. 55 Historia de las Indias, op. cit., III, chap. XLVII, p. 284. Les molosses dressés à l'attaque ont été employés par les Espagnols dès les débuts de la Conquête, notamment i PortoRico et à Panamá, des maîtres-chiens d'une particulière cruauté, comme la famille des Becerrico, s'y étant acquis une triste célébrité au dire de certains chroniqueurs. Propice aux raids, aux embuscades et attaques surprises menées par les indigènes, la forêt chilienne constituait en revanche un idéal terrain de chasse à l'Indien grâce au concours de ces chiens géants. 5 6 Selon GONGORA MARMOLEJO, Historia de Chile , op. cit., CHCh, t. II, p. 56; MARIÑO DE LOBERA, Crónica del reino de Chile, op. cit., t. VI, p. 108.

57 CHAPITRE III L'AVENTURE ARMEE: DE L'INCURSION A L'ECHEC (15351612)

La progression espagnole en Amérique par les mers, les îles et la Terre Ferme procède de pulsations irrégulières et d'un enchaînement d'expéditions plus ou moins bien préparées, mais qui poussent à toujours aller plus loin à partir de relais solidement tenus. Caraïbes, Mexique, Panamá, Pérou: autant de jalons essentiels posés pour la Conquête et où arrivent d'Espagne les hommes, les armes, les marchandises et l'ensemble des moyens mis à la disposition de cette succession d'aventures armées qui s'éclatent en de multiples directions. C'est là aussi que s'adaptent les cultures européennes, que se reproduit le bétail, que les Indiens sont mis au travail dans l'agriculture, les mines et le service général des vainqueurs. L'accumulation des capitaux ainsi réalisée permet de monter de nouvelles expéditions, entradas ou simples "chevauchées", l'ivresse de la découverte y étant inséparable de la conquête et de la déprédation. Une selve inhospitalière et gorgée d'eau, un climat chaud et humide, un peuplement aborigène clairsemé, donc des espoirs de gain limités peuvent également constituer, par déception mal endurée, un bon point de départ pour la reprise de la marche en avant. C'est à partir de l'insalubre Panamá, "Castille d'or" à l'étroit dans l'isthme, que sera atteint le Nicaragua en 1524, de là aussi que les Pizarre et Almagro partiront, cinq ans plus tard, à la recherche de l'"empire du Levant", sous l'effet d'une pression expansive qui se nourrit tour à tour de réussites et d'insatisfactions. Mais, vers le Sud, le Pérou n'est pas encore le terme des humanités. Certains voudront aller au-delà: les faits saillants de cet ultime effort - l'impossible conquête du Chili -, sont dignes d'être rapportés pour apprécier dans toute sa complexité l'entreprise espagnole de conquête, "spéculation pratique à main armée", selon la définition qu'en donnera au XIXo siècle l'historien chilien Miguel Luis Amunátegui. A - L'EXPEDITION D'ALMAGRO Après le Mexique et Panamá, le Pérou - le Haut-Pérou, de Cajamarca et du Cuzco -, atteint en 1531 par les Pizarre et leurs

58 compagnons, devient moins d'un lustre plus tard le centre méridional de conquête le plus actif de l'empire en voie d'achèvement. Ceux qui cherchent fortune y voient les terres, les hommes et les bénéfices, mais surtout les trésors de l'Inca déjà répartis entre les premiers arrivants. Comment donc ces soldats "perdus et nécessiteux", selon Oviedo, ne pousseraient-ils pas un capitaine, comme eux fasciné par le Pérou, mais déçu par son rapport, à les entraîner encore plus loin? Cet homme, c'est Diego de Almagro1, deux fois victime d'un partage inégal, à Cajamarca puis au Cuzco 2 . Comme celle qui suivront, son expédition est donc le fruit d'une discorde entre vainqueurs, car du Chili où leur race va se déverser par saccades3, les nouveaux maîtres du Pérou en 1545 ne savent à peu près rien, hors le mérite de Magellan d'avoir, quinze ans plus tôt, incorporé à la géographie universelle les terres australes, Patagonie, "canaux", Terre de Feu, et ce Détroit de Tous les Saints qui portera finalement son nom4 ... Malgré les déboires enregistrés au Chili, les guerres civiles du Pérou seront pourvoyeuses de renforts pour effacer les échecs, alimenter la marche en avant, puis assurer la simple protection de l'empire. 1 La meilleure biographie est celle de R. MELLAFE et S. VILLALOBOS, Diego de Almagro, Santiago, 1954. Voir notre article "Un échec à la conquête espagnole: le Chili et les Araucans", L'Information Historique, 1982, vol. 44, n° 5. 2 Selon les calculs de Manuel MOREYDA Y PAZ-SOLDAN, Antecedentes españoles y el circulante durante la conquista , Lima, 1941, p. 32-38, le trésor d'Atahualpa était de quelque 5720 kilogrammes d'or pur et 11 041 kilogrammes d'argent, ayant fourni 1326000 pesos d'or et 51 610 marcs d'argent, soit l'équivalent respectif de 597 et 110 millions de maravedís . Pizarre s'était réservé - chiffres arrondis - 57 000 pesos d'or et 2 350 marcs d'argent, soit 31 millions de maravedís, en laissant 4 775 000 à sa cavalerie et 11 millions à ses péons, le reste allant au roi. La part d'Almagro n'atteignait pas la moitié de celle de Pizarre: 20 000 pesos d'or et 5 054 marcs d'argent. Réduits à leur valeur en pesos d'or, les trésors du Cuzco s'élevaient à 1636555; Almagro ne devait en recevoir que 5 630 et 2 275 marcs d'argent. (Rappelons que le peso d'or valait 450 maravedís et le marc d'argent 2 210, l'escudo d'or 350 et le ducat 375). 3 L'expression est de P. CHAUNU, L'Amérique et les Amériques, op. cit., p. 85. 4 Inquiet des menaces de Drake, le vice-roi du Pérou , Francisco de Toledo, envoie Sarmiento de Gamboa reprendre possession du détroit. Sa flotte ayant été dispersée par la tempête, celui-ci retournera en Espagne où Philippe II lui confiera une nouvelle expédition. Le détroit enfin réoccupé, deux villes seront fondées en 1584 pour le défendre: Nombre de Jesús et Rey don Felipe. On sait que l'odyssée de Sarmiento ne s'arrêtera pas là: fait prisonnier par Sir Walter Raleigh et emmené en Angleterre, il attirera la sympathie de ses geôliers et de la reine Elizabeth qui lui accorderont la liberté. Prisonnier à nouveau en France des Huguenots, il sera finalement sauvé par Philippe II. Quant aux villes du détroit, elles seront vite abandonnées, leurs habitants étant tous, sauf un, morts de faim. Il faudra attendre la République pour que le président Bulnes décide en 1845 de reprendre possession de ce "Pays du Diable", "Terre de la Faim et de la Désolation", trop fréquenté par les Français et les Anglais. C'est l'épisode du voyage de la corvette "Ancud" dont les marins, sous les ordres de l'Anglais Williams et du Prussien Philippi, élèveront ici un fort baptisé Bulnes, puis abandonné cinq ans plus tard pour un emplacement plus favorable où se développera Punta Arenas. Sur cet épisode, voir notre mise au point in Les Allemands au Chili 18161945, Cologne, 1973, p. 84-89.

59 D'une famille roturière très pauvre 5 , enrichi d'or et d'encomiendas dans les chevauchées de Panamá auxquelles il avait pris une part active, Almagro a d'abord été l'allié douteux de Pizarre, puis son rival quand l'autre est revenu d'Espagne avec ses frères et de nouveaux partisans, nanti par faveur royale d'une supériorité définitive: le titre de gouverneur de la "Nouvelle-Castille" du Pérou. Une occasion - la déconfiture de Pedro de Alvarado 6 - s'offre à Almagro de réunir matériels, navires, hommes et chevaux nécessaires à une nouvelle expédition. Il prend également soin de se faire reconnaître par les capitulations de 1534 (fig. II) l'attribution de cette Nouvelle-Tolède qu'il ne connaît pas, mais qu'il va conquérir. L'Inca Manco, élevé au trône par les Espagnols , mais qui pratique le double jeu, lui assure que les villes du Chili sont couvertes d'or. Son expérience et son charisme naturel font le reste. Il quitte le Cuzco en juin 1535 à la tête d'une expédition nombreuse: 400 Espagnols qu'accompagnent 10 à 15 000 indigènes "amis" transportant victuailles, armes, vêtements et tout l'équipage nécessaire à l'exploitation d'une conquête. Le vieil Extrémègne - il a 60 ans, mais d'autres, certes, sont plus vieux encore, tel le cruel Dávila, gouverneur de Panamá à 70 ans - passe par la route de l'Inca et de la montagne - Tupiza, le col de San Francisco, Jujuy; il affronte le froid et les écarts de température, les dénivellements et les privations de toutes sortes; il perd l'essentiel de ses vivres et équipements dans les inondations et coulées de boue - ces huaycos qui si souvent ravagent les vallées andines; les indigènes périssent ou désertent par milliers. Il débouche enfin à marches forcées et avec une avant-garde de vingt cavaliers dans le val de Copiapó; de là, il pousse jusqu'à celui d'Aconcagua où il établit ses quartiers et d'où il envoie des éléments de reconnaissance dans l'intérieur, vers la côte avec Juan Saavedra qui découvre le "Val paraiso", vers le Sud aussi où Gómez de Alvarado, avancé dans l'été 1536 jusqu'au río Itata (fig. III), rencontre pour la première fois les Araucans7. Abandonnée par son mari, sa mère, Elvira Guttiérrez, l'aurait muni d'un viatique et de quelque nourriture, lui disant: "Tiens, fils, ne m'importune plus, va-t-en et que Dieu te protège dans tes aventures..." 6 Gouverneur du Guatemala et ex-conquérant du Mexique, il avait voulu s'emparer du Pérou déjà tenu par Pizarre et Almagro. A la tête d'une flotte de dix navires, avec 600 Espagnols, 200 esclaves noirs, des milliers d'Indiens et plus de 200 chevaux, il débarque dans l'actuel Equateur et parvient jusqu'à Quito en février 1534. Sa troupe alors épuisée se débande devant les Almagristes dont les rangs se verront grossis par les déserteurs. Voir A. RECINOS, Pedro de Alvarado, Mexico, 1954. 7 Au combat de Reinohuelén qui aurait tourné à l'avantage des Espagnols bien que la plupart d'entre eux - et tous leurs chevaux - aient été atteints par les flèches araucanes 5

60 Mais la déception est vive; l'or du Pérou est absent. Séduits néanmoins par la beauté du pays et la douceur du climat des vallées chiliennes, l'adelantado

aurait sans doute voulu inventorier et organiser sa

conquête; ses partisans en décident autrement, et parce qu'il est leur chef - un chef qu'ils ont choisi et qu'ils vénèrent -, il les suit. Malgré les défections, le retour est sans doute moins pénible que l'aller car l'itinéraire différent à travers le désert d'Atacama. Début 1537, la troupe amoindri est devant Cuzco assiégé. L'Inca Manco l'y laissera pénétrer, mais les Pizarre engageront sans attendre et par traîtrise la lutte contre l'intrus. Usé et malade, rongé par la syphilis, Almagro assistera sans réagir à la déroute de ses partisans à la bataille de Las Salinas. Lui-même sera pris peu après et exécuté sans pitié par les Pizarre, au terme d'un simulacre de procès. Tels sont les épisodes bien connus d'une expédition qui peut être prise comme modèle par les convoitises affichées, les périls encourus, la catastrophe finale. L'essentiel pourtant n'est pas dans l'échec du héros, mais dans les conséquences qui vont bien au-delà de la disgrâce d'un seul. Le ridicule et l'opprobre atteignent "ceux du Chili". Privés de leur chef, marqués des stigmates d'une défaite sans gloire qui semble avoir effacé leur courage, les Almagristes sont vus comme des bannis en puissance et sont persécutés. Au pays qu'ils avaient rêvé de conquérir et qui n'est pas couvert d'or s'attache une malédiction. Le Chili interminable, du désert et de la selve, devient synonyme d'échec, d'infortune, d'atroce et inutile souffrance. Une bonne part de la mauvaise réputation du pays durant le temps colonial vient de là, la guerre perpétuelle dont il sera le théâtre faisant le reste et accréditant définitivement cette image d'un pays maudit dans les vice-royautés riches, pacifiées et enrichissantes. B- LA GESTE ET L'ECHEC DE VALDIVIA Au défi de la "terre infâme" va répondre l'entreprise d'un jeune capitaine, artisan de la victoire des Pizarre sur Almagro et considéré come le Conquérant du Chili: Pedro de Valdivia. C'est de lui, en effet, que part l'histoire personnalisée du pays, grâce à lui qu'elle participe au mouvement universel par l'incorporation soudaine et datée au monde occidental (cf. fig. IV).

61

1. Une carrière exemplaire Les extraits de correspondance de Valdivia qui nous sont parvenus onze lettres dont on peut dire avec certitude qu'elles sont de lui 8 constituent le premier texte de la littérature nationale du Chili. Chronique fidèle de la Conquête? Témoignage personnel de valeur, en tout cas, même si derrière l'émerveillement que lui inspirent les paysages chiliens, l'autosatisfaction se manifeste par la propension à magnifier les courages araucans pour exalter ses propres mérites. Ne sont pas douteuses la fierté, l'audace et la valeur de l'homme. Il est d'une lignée d'hidalgos extrémègnes incontestés, encore que l'insistance superlative mise à le démontrer par le capitaine-chroniqueur Mariño de Lobera - l'un de ceux, nombreux, qui tiennent aussi bien la plume que l'épée -, autant que son "horreur des nobles" mentionnée par Góngora Marmolejo, conduisent à s'interroger sur l'authenticité de son hidalguía à quatre quartiers 9 ... Il ignore, c'est vrai, les préjugés, les conformismes, la petitesse. Marié dans la noblesse, il vit pourtant en concubinage et sa maîtresse - cas exceptionnel chez les Conquérants - l'accompagne en Amérique, peut-être parce qu'elle est veuve et libre. Il est à la fois joueur, beau joueur et généreux, cruel - mais quel capitaine ne l'est pas? -, courageux surtout et faisant honneur à la devise familiale: La muerte menos temida da más vida . Comme Pizarre qu'il servira, il a été, encore adolescent, gardien de porcs et de moutons, mais très vite l'aventure armée l'a pris: il a servi sous Henri de Nassau, défendu Valenciennes avec Charles-Quint, combattu en Italie dans le tercio du Marquis de Pescara. Il était à Pavie Barros Arana l'a nié, les attribuant à son secrétaire Juan de Cardenas, mais Crescente Errâzuriz et José Toribio Medina ont rétabli cette injustice. Cette brève correspondance, adressée à Charles-Quint, Philippe II, Gonzalo et Hemando Pizarre pour l'essentiel, ainsi qu'au Conseil des Indes, a été publiée à Séville en 1929 par Medina, rééditée en 1955 à Santiago avec un prologue de Jaime Eyzaguirre. 9 II était, selon MARINO DE LOBERA, "fils légitime de Oncas de Melo, un Portugais très hidalgo , et d'Isabel Gutiérrez de Valdivia, native de la ville de Campanario, en Estrémadoure, et de très noble lignage; il fut marié à Salamanque avec une dame appelée dofia Marina Ortiz de Gaete". Outre cette insistance de Marino de Lobera à démontrer l'authenticité aristocratique du héros, il faut relever la remarque du chroniqueur GONGORA MARMOLEJO, selon laquelle "deux choses ternissent ses vertus: il avait horreur des nobles et vivait ordinairement en concubinage avec une Espagnole". Enfin, MARINO DE LOBERA mentionne qu'après avoir fondé Santiago, Valdivia aura toujours un comportement de seigneur et qu'il aimera rappeler la noblesse de ses origines. Sur l'interprétation de ce portrait, voir J. LAFAYE, Les Conquistadores, p. 109-111.

8

62 quand François 1er a rendu son épée. Revenu dans son aldea de Castuera, il s'y marie, s'y morfond durant dix ans. Comme tant d'autres de ses pareils, il est alors saisi par la soif de l'or, de la munificence, de l'aventure et du merveilleux. Son El Dorado sera la cité des Césars cachée dans la selve sud-chilienne d'où il ne reviendra pas. Début 1535, Valdivia s'embarque pour le Venezuela, aux ordres de Jerónimo de Alderete. Il y servira un an, passant ensuite au Pérou avec un renfort dépêché par la Real Audiencia de Saint-Domingue pour prêter main forte aux Pizarre. Ses qualités sont vite reconnues; capitaine depuis Pavie, il est promu maître de camp de Gonzalo Pizarre et défait, en cette qualité, les Almagristes à Las Salinas. Pour prix de son concours, l'aîné des Pizarre lui accorde alors une encomienda nombreuse dans la riche vallée de La Canela, ainsi que l'importante mine d'argent du cerro de Porco, proche de Potosí. Sa fortune est faite quand soudain il sollicite et se voit accorder de Pizarre, surpris, l'autorisation de reprendre la conquête du Chili, "terre notée d'infamie, écrira-t-il, fuie comme la peste, et d'abord par ceux que 1 'adelantado Almagro y avait naguère attirés". On ne s'étonnera donc pas des difficultés à réunir cette fois les moyens nécessaires, les hommes surtout qui ne seront que dix, plus Inés de Suárez, son amante, qui chevauche et combat à ses côtés. Quant aux Indiens yanaconas , l'escorte en est aussi des plus maigres, un millier à peine, les procédés almagristes ayant tari les vocations. Enfin le sort tragique d'autres expéditions décimées et disparues dans les Andes à la même époque n'est pas fait pour grossir la troupe, du moins au départ du Cuzco. Parti de là en janvier 1540, Valdivia "démuni du nécessaire, mais plein d'un courage débordant" - c'est lui-même encore qui le dit -, passe par Arequipa, traverse le désert de Tarapacá et atteint l'oasis de San Pedro de Atacama où le rejoignent, par "agglutination spontanée" 10 , deux groupes de rescapés d'autres chevauchées: 70 hommes conduits par Francisco de Villagra, 25 par Francisco de Aguirre. On se refait à San Pedro qui offre ses pâturages, ses vergers, ses champs de maïs et les fruits maigres mais appréciés du chañar et de 1 'algarrobo. Il faut aussi L'expression est de J. LAFAYE, op. cit., p. 111. Celui-ci s'étonne que Valdivia ait pu monter une nouvelle expédition au Chili après la déconfiture d'Almagro. En vérité, et si on suit Jerónimo de Bibar qui accompagnait lui-même le Conquérant, le recrutement initial avait été particulièrement difficile. Les 160 soldats d'élite dont parle Gómara sont, pour l'essentiel, l'addition de renforts; au départ du Cuzco, il ne sont que dix et l'escorte yanacona ne dépasse pas le millier.

63 p r e n d r e d ' a s s a u t le cerro

d e Q u i t o r o ù q u e l q u e s milliers d ' I n d i e n s

hostiles sont r e t r a n c h é s p o u r c o u p e r la r o u t e à l'expédition. D e u x m o i s plus tard, la petite t r o u p e renforcée atteint enfin le val d e C o p i a p ó , limite e n t r e le Chili s e m i - a r i d e et le Chili central v e r t e t utile. Au

nom

du

roi, Valdivia

prend

possession

de cette

Nouvelle-

E s t r é m a d o u r e , effaçant d u m ê m e c o u p , dit le c h r o n i q u e u r J e r ó n i m o d e Bibar a t t a c h é à l'expédition, "le n o m o d i e u x d e C h i l i " 1 1 . Fin 1 5 4 0 , o n z e m o i s d o n c a p r è s la sortie d u C u z c o , la t r o u p e , forte cette fois d e 1 5 2 E s p a g n o l s q u ' a c c o m p a g n e n t quelques milliers d'Indiens d e s e r v i c e , p a r v i e n t s a n s e n c o m b r e d a n s la vallée d u M a p o c h o . Elle e s t e x s a n g u e , m a i s s é d u i t e p a r le lieu. Son chef p r e n d la décision d'y rester, quoi qu'il p u i s s e advenir.

2. Santiago, m a r q u e d ' u n e v o l o n t é S e l o n Bibar, V a l d i v i a a u r a i t d é c i d é d e f o n d e r ici, d a n s le s i t e c l i m a t i q u e m e n t privilégié d u confluent des riches vallées d ' A c o n c a g u a , d e M a i p o et d e C a c h a p o a l , la p r e m i è r e ville d u C h i l i 1 2 . C'est c h o s e faite, a v e c le f o r m a l i s m e e t la s o l e n n i t é d ' u s a g e , le 1 2 f é v r i e r 1 5 4 1 . A u x c a c i q u e s d e la r é g i o n r é u n i s sur le cerro l'inévitable Requerimiento

13

Huelén est d o n n é lecture de

d e Palacios Rubios, v o l u m i n e u x e t dérisoire

1 1 Cf. Jerónimo de BIBAR, Crónica y relación copiosa ..., p. 20 L'"acte" est ainsi rapporté: "...Ce jeudi, vingt-quatrième jour du mois d'octobre de l'an mil cinq cent quarante, devant le notaire royal de l'expédition, le général a déclaré prendre possession de cette terre au nom de Sa Majesté. Il a accompli les gestes requis en pareille occasion, le cérémonial d'usage s'étant déroulé ainsi: armé de toutes ses armes, l'écu au bras ;auche et l'épée haute et dans la main droite, ayant coupé des rameaux aux arbres et evé certaines pierres, il s'est déplacé d'un endroit à l'autre, proclamant à haute voix sa volonté de prendre possession de cette vallée de Copiapó au nom de Sa Majesté, ainsi que des Indiens qui s'y trouvaient et de tout le territoire situé plus avant. Il a déclaré enfin que si une ou plusieurs personnes s'y refusaient ou avaient quelque objection à formuler contre cette décision, lui-même s'y opposerait par la force... Que si cela s'avérait nécessaire, il perdrait la vie au service de Dieu et de Sa Majesté. Il a demandé enfin que cela fût consigné par devant notaire, ce qui fut fait." 1 2 Idem, ibid., p. 34 1 3 Ce Requerimiento de 1514 qui a valeur d'injonction ou de sommation, énumérant les châtiments auxquels s'exposent les récalcitrants, est l'oeuvre du théologien Palacios Rubios. A lire en principe aux caciques - ou, à défaut, aux rivages, aux arbres, aux huttes -, par un notaire et en présence d'écclésiastiques, il expose les rudiments du dogme, rappelle les Bulles Inter Caetera de 1493 et invite les auditeurs à accepter l'autorité de l'Evangile et de la Couronne. Tout geste inconsidéré, de mépris ou de refus - la Bible jetée à terre par Atahualpa servant de référence - est interprété, en vertu de ce formalisme, comme un casus belli autorisant la guerre, l'esclavage et toute la gamme de châtiments infligés à ceux qui résistent. Toutes les étapes de la Conquête de l'Amérique, sanctionnée par une succession d'actes", sont placées sous le signe de ce même formalisme qui sert aux Conquérants à légaliser et à légitimer leurs entreprises. Pour sa bonne appréciation, se reporter à la fine analyse psychologique de T. TODOROV, La Conquête de l'Amérique, op. cit., p. 152-153 plutôt qu'au commentaire

f

64 traité juridico-théologique destiné à justifier d'avance les châtiments infligés à ceux qui repousseraient la foi chrétienne et l'autorité royale. L'acte de fondation fait expressément référence à la délégation de pouvoir tenue de Pizarre et au "couple divin" de la Vierge et de SaintJacques: Le douzième jour du mois de février de l'an mil cinq cent quarante et un, le Très Magnifique Seigneur Pedro de Valdivia, lieutenant de gouverneur et capitaine général, agissant pour le compte du Très Illustre Seigneur Don Francisco Pizarre, gouverneur et capitaine général des Provinces du Pérou pour Sa Majesté, a fondé cette ville au nom de Dieu, de Sa Mère et de l'Apôtre Jacques , et il lui a donné le nom de Saint-Jacques de la Nouvelle Extrémité, ainsi que celui de province de la Nouvelle Estrémadoure à ces provinces, à ces régions et à cette terre servies à Sa Majesté... Derrière le rite, la solennité et le juridisme ibérique de l'"acte" inévitable, c'est le son épique, la "gloire" de l'individu, la théâtralité du geste qui frappent. C'est avec le même souci formaliste que ses devanciers, assorti d'une claire vision de l'avenir et du même orgueil naturel à élargir les possessions de la Couronne, que Valdivia va organiser sa conquête pour faire entrer réellement dans l'histoire Santiago de la Nouvelle-Extrémité. Apercevoir ou découvrir, c'est déjà s'approprier ou conquérir, l'antériorité de la découverte jointe à la procédure de rigueur légitimant la prétention. Une prétention qui peut être sans mesure. L'océan que Balboa embrassait du regard en 1513, l'eau qu'il frappait du glaive après l'avoir goûtée, comme la croix élevée sur la plage de San Miguel, ouvraient droit à la possession du monde restant à découvrir 14 . Mais moraliste et non d'historien de P. DUVIOLS, in Francisco de Jerez, La conquête du Pérou, introduction, Paris, 1982, p. 18-20. Il n'est, en effet, de véritable analyse qu'à l'intérieur du système de pensée de l'époque et des vainqueurs, les seuls à décider de la règle du jeu et ne laissant au partenaire que le choix entre deux situations d'infériorité: volontaire ou par la force. 1 4 Le texte, du légiste Valderrâbano, est reproduit in FERNANDEZ DE OVIEDO, Historia général y natural,.., op, cit., livre XXXIX, chap. III, p. 210-212. Après la prière, l'entrée symbolique dans l'eau, les actions de grâce et l'hommage rendu aux rois catholiques, vient la "prise de possession réelle et corporelle de ces mers, terres, côtes et îles australes, avec toutes les dépendances, royaumes et provinces qui leur appartiennent ou peuvent leur appartenir de quelque manière que ce soit et pour quelque raison ou titre que ce soit ou qui puisse être, ancien ou modeme, des temps passe, présent et à venir, sans la moindre opposition." Mais c'est dans le serment des signataires que s'exprime le mieux leur orgueil et la démesure de leur prétention: "... E si alguno otro principe o capitân, cristiano o infiel, o de cualquier ley o secta o condiciân que sea, pretende algun derecho a estas tierras e mares, yo estoy presto e aperejado de se lo contradecir e defender en nombre de los Reyes de Castilla, présentes o por venir, cuyo es aqueste

65 trois décennies plus tard, l'Amérique mesurée, reconnue, dominée pour l'essentiel, et le terme des humanités pressenti, c'est chez Valdivia un certain réalisme qui prévaut, l'occupation effective suivant ici sans tarder le rite habituel à la prise de possession. Pedro de Gamboa, maître d'oeuvre (alarife ) de l'expédition, divise donc aussitôt l'emplacement délimité en manzanas de 136varas carrées 15 séparées par une "rue" qui en a douze de large. Au centre, la place avec un pieu fiché en terre, la picota , symbole du royaume de la justice, et dans un coin, le sitio prévu pour la chapelle. Chaque manzana est à son tour divisée en solares

attribués aux premiers compagnons du

Conquérant pour leur propre établissement. Peu après, le 7 mars, dit la chronique, la ville est dotée d'un cabildo avec alcaldes et regidores pour la justice et l'administration, d'un notaire aussi et d'un majordome pour la comptabilité, enfin d'un procureur devant représenter les habitants devant l'autorité. L'année suivante, Valdivia donnera en encomienda

à

soixante de ses compagnons les terres et les indigènes d'alentour . 16

Ne pas croire pourtant à un Chili créé ex-nihilo. La réalité, tous les aspects de la réalité, s'imposent vite à la procédure et au formalisme des "actes": exploitation immédiate et fébrile des laveries d'or de Margamarga, mais aussi révolte du cacique local Michimalongo qui mobilise les tribus du val d'Aconcagua, mutinerie enfin d'une partie des Espagnols déçus et pleins de rancoeur contre leur chef, lequel réagit par quelques pendaisons exemplaires. Le résultat, c'est l'état de dépendance évident du Chili vis-à-vis du Pérou d'où est partie la Conquête et qui l'alimentera désormais. Valdivia imperio e señorío de aquestas Indias, islas e Tierra Firme septentrional e austral, con sus mares, así en el polo ártico como en el antartico, en la una y en la otra parte de la linea equinoxial, dentro o fuera de ¡os trópicos de Cáncer e Capricornio, segund que más cumplidamente a Sus Majestades e subcesores todo ello e cada cosa e parte del lo compete e pertenesce, e como más largamente por escripto protesto que se diría o se pueda decir e alegar en favor de su real patrimonio, e agora e en todo tiempo, en tanto que el mundo turare hasta el universal final juicio de los mortales. " 1 5 La vara (aune) vaut 0,83 mètre, soit 3 pieds ou 33 pouces (pulgada), la manzana ou "pâté de maisons" ayant une cuadra, soit 125 mètres de côté - 50 varas ou 450 pieds. Le système métrique approuvé par le Chili le 29 janvier 1848 n'y sera officiellement introduit qu'en 1865, mais les mesures anciennes subsistent encore aujourd'hui, au moins dans le langage populaire et pour certaines évaluations. Le plan de la ville de Villarrica fondée en 1552 a pu être reconstitué sur la base des ruines de la ville redécouverte en 1883; il donne une idée du tracé qui a pu être celui du premier Santiago. Ces dépossessions "légales" d'indigènes et les attributions d'encomiendas constituent les textes "chiliens" les plus anciens en la matière. Ils commencent ainsi:"Por la presente doi a vos Rodrigo de Araya la tierra que os tengo señalada... etc... Avec la description des limites naturelles du lot concédé. Un procédé qu'on retrouvera jusqu'au milieu du XIX o siècle dans les "ventes" de terres indigènes aux "requins de la terre" nationaux, cf. E. GREVE, Historia de la Ingeniería en Chile, 1930-1940,1.1.

66 y dépêche Monroy et quelques hommes porteurs d'or pour mieux convaincre de l'intérêt du pays à défendre. Lui-même fait face, sur place, avec la centaine d'hommes qui lui restent et les yanaconas fidèles, à la double épreuve de la guerre et de la faim. Sa première lettre à CharlesQuint allie la solennité à une indéniable émotion: "Les travaux guerriers, invincible César, les hommes sont faits pour les supporter, parce que c'est le lot du soldat de mourir en combattant, mais la faim, en comparaison, il faut, pour l'endurer, être plus que des hommes; et c'est ainsi qu'ont dû se montrer les vassaux de Votre Majesté en souffrant l'un et l'autre sous ma protection, et moi-même sous celle de Dieu et de Votre Majesté, afin de pouvoir les sustenter sur cette terreLes deux premières années ici, nous les avons passées dans le plus extrême dénuement, tel que je ne saurais le décrire..."!7

Au Pérou, que deux hommes seulement atteindront, la situation est alors chaotique, les combats font rage entre les Almagristes qui ont assassiné Pizarre et le nouveau gouverneur Cristóbal Vaca de Castro qui, par l'intermédiaire de quelques commerçants, enverra tout de même certains secours à Santiago. C'est dans ce contexte troublé que Valdivia prétend néanmoins amplifier, achever et peupler sa conquête, une intention qu'il ne cessera d'afficher, comme en témoigne sa lettre à Charles-Quint du 4 novembre 1545: "... Ainsi que le sait Votre Majesté, Santiago de la Nouvelle-Extrémité n'est que le premier échelon d'une série constituée à partir d'elle et pour peupler toute cette terre pour le compte de Votre Majesté jusqu'au Détroit de Magellan et à la Mer du Sud

3. L'échec inattendu Sur le chemin du Pérou, Juan Bohon fonde en 1544 le relais de La Serena, tandis que Francisco de Aguirre pousse vers le Sud jusqu'au río Maule. L'aide du Pérou permettra surtout la reconnaissance des côtes du Chili par Juan Bautista Pastene et Jerónimo de Alderete - devenu, ce dernier, le subordonné de Valdivia -, grâce à deux navires qui atteindront l'embouchure de l'actuel río Valdivia. Enfin, Valdivia luimême se porte sur le fleuve Biobio où il se heurte pour la première fois aux Araucans, leur nombre et leur détermination le contraignant au retrait.

17 18

CHCh, t. VI, p. 88, et P. de Valdivia, Cartas, Santiago, Edition de 1955. Ibidem, lettre du 4.09.1545.

67 Préjugée facile, la conquête du Chili exige des renforts que Valdivia décide d'aller chercher lui-même au Pérou auprès du gouverneur La Gasea. Il les obtiendra, mais surtout pour avoir écrasé l'insurrection de Gonzalo Pizarre contre les forces loyalistes à Jaquijaguana, le 9 avril 1548. Cette participation à laquelle il ne s'attendait pas lui vaut une réputation d'invincibilité qui le grandit encore: " Valdivia está en la tierra y rige el campo o el diablo ", s'exclame le maître de camp de Pizarre. En récompense de ce concours décisif qui aide la Couronne à reconquérir le Pérou sur ses Conquérants, La Gasea donne à Valdivia pleine et entière autorité sur le Chili, du val de Copiapó au 41° degré, un pays qui n'est même pas reconnu. En avril 1549, Valdivia débarque au "val paraíso ", repart pour le Sud avec 300 hommes nouveaux, donc n'étant plus pressés de s'y tailler des encomiendas à la mesure de leurs ambitionsQuelques mois plus tard, c'est le choc d'Andalién, militaire et moral, qui déconcerte Valdivia, dissipe d'un coup ses illusions. Avec la vivacité de style qui lui est propre, il en rend compte à Charles-Quint: "... La seconde nuit, ils vinrent sur nous en si grand nombre qu'ils passaient certainement les 20 000 et ils s'élançaient d'un côté - de l'autre le lac nous protégeait en trois gros escadrons, avec tant de fougue et en poussant de tels cris qu'ils paraissaient inonder la terre; et ils se battaient de telle manière que bien qu'ayant servi Votre Majesté depuis trente ans et affronté moi-même tant de nations, je n'ai, par ma foi, jamais vu des gens se battre avec une aussi farouche ardeur que celle dont ce peuple faisait preuve contre nous..."

Pour desserrer l'étau, les Espagnols useront de cruautés destinées à frapper les assaillants, n'hésitant pas à mutiler "pour l'exemple" des centaines de prisonniers, leur coupant les mains, le nez ou les oreilles avant de les renvoyer dans leur camp... En manière de dissuasion et pour conserver le terrain si chèrement conquis, on élève des tours, des forts et à partir de là, des villes où la sécurité semble assurée. L'origine stratégique de la majeure partie d'entre elles est donc certaine, autant que l'impératif économique - les laveries d'or - qui avait dicté la création de Santiago et d'autres relais dans le Nord du pays. Un cercle de pieux précédé d'un fossé garni de pointes: telle est Penco, l'ancêtre de l'actuelle Concepción, établie dans la baie de Talcahuano. Suivent les camps retranchés de La Imperial en 1551, Valdivia et Villarrica en 1552, Angol en 1553. Trois forts, Arauco, Purén et Tucapel près de Cañete, destinés à surveiller les mouvements ennemis et à maintenir les communications de Penco à Imperial,

68 complètent le dispositif. C'est près du dernier que Valdivia trouvera, le jour de Noël 1553, une mort affreuse. Et pourtant, la vraie mesure du pays est prise dès cette date: Valdivia reconnaît en personne, semble-t-il 19 , le chenal de Chacao et le golfe de Reloncavi entre le Chili et la Terre de Feu; il envoie à Magellan Francisco de Ulloa qui parcourt, trente ans avant Sarmiento de Gamboa, la plus grande partie du district. D'autre part, la réactivation des lavaderos de Margamarga et l'exploitation de ceux de Quilacoya près du Biobio autorisent les espoirs et renouvellent l'attrait des prospecteurs; d'où un nouveau flux de Conquérants qui sous-estiment pourtant, mais pas pour longtemps, la stratégie et la détermination des Araucans à leur barrer la route. A la tête d'une troupe de 40 cavaliers jeunes, intrépides, inexpérimentés et donc sans méfiance, peut-être aussi - les chroniqueurs ne sont pas d'accord sur le nombre - d'un ou de deux milliers de yanaconas , Valdivia quitte Penco pour Tucapel au printemps 1553. Il trouve le fort détruit et incendié, ses occupants s'étant réfugiés à Purén, poursuivis par Lautaro, ce Vercingétorix araucan en qui les historiens chiliens s'accorderont à reconnaître le premier et sans doute le plus grand des toquis

unificateurs de leur peuple en armes 20 . Ordre est

donné par Valdivia à Gômez de Alvarado, alors à Purén, de revenir à Tucapel. Lautaro n'hésite pas: anéantir la troupe de Valdivia lui paraît le seul moyen de désorganiser l'occupation espagnole et d'en précipiter la débâcle. Il tombe sur les Espagnols exténués mais qui ne refuseront pas le combat 21 . Le jour de Noël, encerclé dans un marécage, accablé sous le Jamais il ne serait allé aussi loin, selon les historiens classiques Crescente Errâzuriz et Barros Arana. Selon Encina, qui reprend les Observaciones acerca del viaje de dort Garcia Hurtado de Mendoza de Tomâs THAYER OJEDA en 1913, Valdivia aurait bien touché les côtes de Chiloé. 2 " C'est, en effet, à Lautaro que Crescente ERRAZURIZ attribue le premier soulèvement général des Araucans: "C'est à lui (Lautaro) que revient sans doute le mérite d'avoir insufflé aux tribus d'Arauco, de Tucapel et de Purén un esprit de révolte; c'est lui qui avait conçu le plan de conflagration générale, à voir l'imprudente division des forces espagnoles", Pedro de Valdivia , 1911, t. II, p. 588. Il poursuit : " Durant toute sa vie, aussi courte que glorieuse et agitée, Lautaro exerça son autorité sans contrepartie. Il désignait les caciques et les Indiens principaux qui devaient prendre part à chaque entreprise; il les convoquait et les commandait; il se défaisait des inaptes, poursuivait et châtiait sans pitié ceux qui se refusait à lui prêter assistance ou qui demeuraient sujets des Espagnols. Il fut bien, conclut-il (p. 559) le plus illustre, le plus puissant et le mieux obéi de ceux qui l'entouraient. Que Lautaro ait bien été alors "capitaine général des Indiens", Francisco de Villagra l'assure à la réponse 68 de son interrogatoire, ainsi que vingt témoins dont les affirmations ne sont mises en doute par personne". 2 1 A l'instant décisif, attitudes et réponses spartiates ne manquent pas: "Que faire?" aurait dit Valdivia. Un autre Extrémègne, Altamirano de Medellin aurait eu, pour

69 nombre et fait prisonnier, Valdivia sera, dit la chronique22, écorché vif et dévoré par les guerriers araucans. Sensible à une certaine justice immanente, Gôngora Marmolejo voit dans cette fin tragique la punition du Ciel, le héros ayant persévéré dans ses fautes et donné le pire exemple par un concubinage obstiné. La nouvelle du désastre provoque à Santiago la panique et la consternation. Enhardis par leur succès, les Araucans vont cette fois attaquer partout et par surprise l'Espagnol où qu'il se trouve. Peuple sans histoire ou à l'histoire statique et stérile, les Araucans surgissent ainsi dans le champ reconnu de Clio à la faveur de l'événement qu'ils font et d'une "situation révélatrice" (H. Moniot) d'autant plus significative et frappante qu'elle sanctionne un échec militaire européen éclatant, imprévisible et imprévu.

tous, cette réponse: " Rien d'autre, Votre Seigneurie, que nous battre et mourir", cf. I. TELLEZ, Una raza militer, op. cit., p. 61. 2 2 Les auteurs divergent sur la fin du héros. Selon certains, il serait mort au combat, seule fin réellement digne de lui. Mais selon le chroniqueur GONGORA MARMOLEJO qui tenait le fait d'un Indien nommé Alonso, domestique de Valdivia, il aurait bien été pris, écorché vif et dévoré par les vainqueurs. Ledit Alonso, témoin de la scène, serait ensuite parvenu à s'échapper, cf. CHCh, t. II, p. 39.

70 Fig. n LES REPARTITIONS IDEALES DE 1534

C^^

1

1

1

C

\ NOUVELLE

y>

-

CñSTÍLLC

^ frj««if\LOUJ>¡ £ J \ LflJro tian

Population

% variation

1865-1875

Concepción

Lautaro

29477-32129

32 004

+9

-0,4

Coelmu

30688 - 31759

+ 3,5

32 9 «

+3,7

Puchacai

32 313 - 29122

- 9,9

24137

-20,7

mèle

San Callos

35586 - 40930

+6,1

40185

-1,8

Linares

Linares

53220 - 53420

+ 0,4

45007

-15,8

Panal

22164-36652

+51,8

31695

-5,8

5

33950

+7,1

-32,3

45 950

+ 12

46000

+ 6,6

32195

+ 0,5

Lune wmlla Maule

?

-31689

Cauquenes

65044-44094

Itata

37141-42 346

Constitución

10414 - 32034 +207,6

+ 14

Au-delà de la variation numérique brute, l'observation des tranches d'âge masculines permet d'affiner l'analyse et de noter un gonflement de la pyramide dans le département d'Angol en 1885 au niveau de la tranche de 25 à 30 ans. L'examen comparé des recensements de 1875 et 1885 accuse, d'autre part, une migration notable pour le même contingent, des provinces centrales et limitrophes de la

INotez la différence des taux d'accroissement brut, de 1885 à 1930, entre les provinces méridionales du Chili "ancien" et celle de Cautín au coeur de l'Araucanie: Provine« i Talca Maule

feàk

Cautín

Pourcentage annuel moyen de va nation pai province 1885-1895 ±3 +49

-M

+79.9

1897-1907 ±41

±44

+

+1-9

+22

1920-1900 +8,4 -2,8

+3J

+20,6

Sources: Quinto Censo General, 1875, p. 90-94,108-111,122,164, 167, 198, 226. ?54: Sesto Censo General, 1885, p. 121,197,252,295,323,331.

2

150 Frontière vers Arauco, Malleco et Cautín 3 . C'est une force de travail jeune - hommes de 25 à 30 ans de 1885 - qui s'est transportée vers les nouveaux champs d'Araucanie, la migration atteignant son maximum à Ñuble et Linares (Fig. VU). L'immigration étrangère, déjà importante en chiffres bruts en 1885, est cependant encore négligeable en pourcentage 4 ; pas plus que l'incorporation progressive (mais dont les critères nous échappent) des indigènes dans les décomptes périodiques 5 , elle ne saurait fausser l'impression d'une immigration essentiellement nationale, proche et majoritairement jeune. 2. Les voies de communication Elles permettent l'irrigation démographique du nouveau domaine, la distribution et la fixation au moins provisoire des nouveaux habitants dans les régions offertes à l'initiative des arrivants. Jusqu'à 1850, à part quelques convois de bétail, les liaisons à travers l'Araucanie étaient rares, les vieilles routes coloniales effacées ou utilisées seulement par les tribus indiennes. C'est avec la partage des terres de Nacimiento en 1862 que le génie militaire construit les premiers chemins; Lebú - Cañete Purén d'abord, puis Traiguén - Imperial en 1882, Lautaro - Lonquimay en 1889 ont été les premiers axes tracés à travers l'Araucanie conquise. Les premiers chemins ont également permis le transport du bois pour les centres de colonisation, les scieries constituant la première forme d'industrie des régions nouvelles à Mulchén, Angol, Temuco. Dans le système chilien, construction et entretien des chemins ont été jusqu'en 1911 confiés aux communes, lesquelles, surtout en région de

3

Cette méthode d'analyse des cohortes de survie à chaque recensement suppose une corrélation harmonique des variations aux deux niveaux, local et national. Or, aucune cause externe - guerre, épidémies, catastrophes naturelles - ne peut vraiment justifier les différences considérables entre les taux local et national de survie. Le contingent national âgé de 15 à 25 ans étant de 210 000 en 1875 et celui de 25 à 35 ans de 195 000 en 1885, le taux de survie est donc de 0,93. 4 Sur 81 767 habitants dans le département d'Angol en 1885, les étrangers ne sont que 2 953, soit 1 pour 27; à Arauco, sur 93 625,523, soit 1 pour 178, cf. Sesto Censo Généré , 1885, p. 108,167. 5 II faut également tenir compte de l'accentuation de l'immigration chilienne vers l'Argentine qui, lors des crises, touche les populations paysannes du Chili central et vient s'ajouter au courant chilote régulier en direction des villes et des mines de Patagonie. Il existe aujourd'hui au moins 800 000 Chiliens d'origine en Argentine. Quoi qu'il en soit et malgré ces inconnues, l'attraction de la Frontière sur les populations jeunes des régions voisines n'est pas niable entre 1875 et 1885: c'est à cela que se borne notre démonstration.

151 colonisation, n'avaient que rarement le moyen de faire face aux dépenses entraînées par ces travaux. Selon Hartwig 6 , il semble que les premiers tracés aient obéi à trois critères principaux: la facilité, avec les chemins des thalweg ou le long des fleuves; la stratégie, avec les chemins de crête pour déjouer les embuscades des indigènes, puis le banditisme qui sévira ici jusqu'en fin de siècle; l'économie, enfin, avec la percée de larges trouées, les fajas d'où les arpenteurs traceront les lots de colonisation attribués aux colons7. Aux centres anciens situés à l'intersection des vallées - Mulchén, Lautaro, Angol - vont bientôt se substituer, à la faveur du développement des voies de communication, d'autres agglomérations plus favorisées car au centre des régions pouvant faire l'objet d'une mise en valeur systématique. Le meilleur exemple est celui de Temuco qui, après un développement lent, va devenir la vraie capitale de l'Araucanie - 6 000 habitants en 1890, 10 000 en 1901 - reléguant Traiguén, Impérial et Lautaro au rang de simples bourgades fixatrices de colons et témoins de la progression. Le rôle économique du chemin de fer ne se compare à aucun autre pour le transport du blé, du bois, du bétail, sans parler des impératifs stratégiques. De 1870 à 1889, la construction du chemin de fer est rondement menée en Araucanie (fig. VIII). De San Rosendo en 1870, la ligne atteint Angol (73 km) en 1888, puis Traiguén l'année suivante. A partir du longitudinal, Mulchén est desservie en 1878, mais c'est par Victoria que l'Araucanie sera traversée, le tronçon Rainaico-Victoria étant achevé en 1884 et le Malleco franchi en 1889 par un impressionnant viaduc de 408 mètres, oeuvre de la société du Creusot et 6 F. HARTWIG, "Landschaftswandel und Wirtschaftswand in der chilenischen Frontera", Mttn. d. Bundesforschungsanstalt fiir Forst- und Holzmrtschaft, Hambourg, n" 61,1966, p. 26-28. 7 Ne pas se méprendre sur la qualité des premiers chemins. L'ingénieur Vemiory qui va de Victoria à Lautaro en août 1889 décrit ainsi son voyage: "... A certains endroits, les chevaux sont noyés jusqu'au ventre et nul ne cherche à descendre de voitureMême en été, les chemins sont déplorables. Ils ne sont qu'une brèche à travers la forêt. Les troncs, les racines, les inégalités du terrain rendent toujours dangereuses ces voies. Comme ces chemins ne sont pas nivelés, ils présentent parfois des pentes brusques et des chutes fantastiques. Heureusement, les chevaux du pays ont le pied sûr; ils grimpent les côtes au galop et abordent au contraire les descentes avec la plus grande prudence, se laissant parfois glisser sans le moindre mouvement. De-ci de-là, le chemin est bordé de précipices où la chute serait un désastre", cf. G. VERNIORY, Diez años en Araucanía 1889-1899, op. cit., p. 114. On aura une idée de la difficulté de construire ces chemins, notamment par la technique des planchados , en se reportant au labeur des premiers colons allemands de Valdivia et LIanquihue après 1850, cf. Les Allemands au Chili..., op. cit., p. 289-293.

152 que le président Balmaceda tiendra à inaugurer lui-même. En 1908, le chemin de fer atteindra Temuco, trois ans plus tard Puerto Montt. Unifié par les armes en 1882, le Chili utile l'est ainsi vingt-cinq ans plus tard par le chemin de fer, un chemin de fer dont le réseau essentiellement méridien rapproche le Sud de Santiago, ignore les transversales vers l'Argentine et néglige les ports nationaux.

3. La loi et son application On se rappelle l'idée chère à Montt et à Varas de réserver à l'Etat la disposition des terres du domaine araucan. Durant la décennie présidentielle suivante, de José Joaquin Pérez, ceux que Marcelo Segall appelle "les vrais Conquérants de l'Araucanie" auront tôt fait - nous y reviendrons - d'imposer ici leur propre loi au mépris d'une législation itérative, inefficace, souvent réduite à sa seule vertu. Suite à de nombreux décrets pris depuis 1852, la loi du 18 juin 1866 prétendait, nous l'avons dit, réglementer, donc moraliser, la vente des terres indigènes en stipulant la liberté du vendeur, la compétence du fonctionnaire devant qui était passé l'acte, l'inscription sur un registre foncier; une autre loi, d'août 1874, interdit tout achat de propriété indigène, toute acquisition nouvelle par quelque moyen que ce soit, hypothèque, antichrèse, location, rendant en principe la propriété indigène inaliénable. Dispositions trop tardives, inefficaces puisque rappelées en 1883,1903,1913. Le corpus législatif du siècle dernier 8 , les rapports - souvent pertinents, surtout jusqu'à 1890 - des intendants et des gouverneurs, les

8

Notamment TORREALBA, Tierras fiscales i indígenas, 1823-1871; BRIONES, Glosario de Colonización , 1902; ANGUITA, Leyes promulgadas en Chile desde 1810 hasta 1913 ; ZENTENO, Rcecapitulación de leyes i decretos de Colonización 1810-1896 , outre les recueils de la Controlaría General de la República - à la fois Conseil d'Etat et Cour des Comptes - et de la Commission parlementaire de Colonisation, en 1912 et 1929. TORREALBA est particulièrement sévère, qui écrit:"... Toutes ces dispositions eurent des résultats nuls... Toutes les terres disparurent et l'Etat fut dépossédé. L'ambition eut vite les moyens d'annihiler la loi et l'administration locale ni la volonté ni la possibilité de la faire respecter... La Commission des biens-fonds et les Protecteurs d'indigènes furent impuissants, la loi de 1861 fut incapable de mettre fin aux abus, le titre écrit et enregistré n'étant qu'un moyen supplémentaire pour en tourner les dispositions. Les juges forgeaient des titres de ioutes pièces pour déposséder l'indigène et n'enregistraient que la saisie'. Tierras fiscales..., op. cit., t. II, p 22,34-35.

153 rétrospectives de la colonisation de l'Araucanie 9 , plus tard aussi les dénonciations des inspecteurs des Terres et de la Colonisation 10 : tout confirme la distance entre la loi et son application. Gregorio Urrutia dira en 1882 sa "triste expérience de l'ambition et de la mauvaise foi qui favorisent le spéculateur au détriment du vrai colon en exploitant la crédulité indigène" 1 1 . Tous les moyens sont bons, redisons-le, qui permettent de tourner les prescriptions légales si souvent et inutilement rappelées. Les petits fonctionnaires locaux, inspecteurs de districts, sous-délégués, juges, s'abouchent avec les pseudo-avocats - les tinterillos - si nombreux en zone de colonisation, pour dépouiller l'Indien de ses droits et de son bien. Après l'indigène, le petit colon national comme l'étranger désorienté et sans ressources seront autant de proies pour les "requins de la terre" constitués en véritables syndicats. Mais il n'est pas inutile de partir des intentions gouvernementales en matière de distribution des terres pour voir ensuite si l'ex-Araucanie conservera toutefois, en ce qui concerne la structure de la propriété, une certaine originalité. B - LA PARTAGE CONCURRENTIEL DU DOMAINE ARAUCAN En 1868-69, l'Etat avait songé à un partage du domaine araucan en trois ensembles: les terres indigènes protégées, délimitées et en principe inaliénables; les zones de colonisation nationale, réservées soit à des vétérans à établir sur place, soit aux paysans pauvres venus des abords de la Frontière ou même de Santiago; enfin, les colonies étrangères où rivaliseraient, au coude à coude, Chiliens et Européens de différents pays pour une chilénisation plus rapide. 1. Fixation, spoliation et aliénation de l'indigène

9

Notamment T. GUEVARA, Historia de la Civilización ..., op. cit., p. 408-409; M. POBLETE, El problema de la producción agrícola y la política agraria nacional, Santiago, 1919, p. 129-130; N. PALACIOS, Raza chilena, Santiago, 1904, p. 235-237; A. MATTHEI, Política agraria chilena , Padre Las Casas, 1935, p. 22. GUEVARA, op. cit., p. 409, écrit que "les abus se multiplièrent, l'esprit de lucre inventant mille moyens pour tourner les dispositions de la loi". 10 Service mis en place en 1887 et dont les rapports renseignent jusqu'à 1913 sur l'état de la colonisation officielle patronnée par l'Etat ou confiée à des sociétés privées. 11 A.N. , Min. de RR.EE. Col. Gobernación de Angol , 1882, vol. 259, rapport du 17.12.1882.

154 Repoussé par l'avance militaire de Mulchén, Angol, Collipulli en 1868, puis de Traiguén en 1869, les indigènes sont contraints de chercher refuge en régions boisées et d'accès malaisé. C'est là que, de préférence, l'administration entend les fixer - comme en Algérie, dira en 1874 l'inspecteur général Ibânez. Sont d'abord considérées comme sanctuaires indigènes inviolables les vieilles zones mapuches autour de Purén, Lumaco, Cholchol, Carahue, Puerto Saavedra, ces points d'appui, occupés par les Chiliens, devant en principe servir à diffuser les pratiques culturales modernes en milieu indigène. "Il faut, dit Urrutia, défendre ces terres indigènes, les protéger de la spéculation du civilisé, en faire pour les Mapuches un asile sûr où chaque famille doit disposer de 30 à 50 hectares selon la richesse du sol" 12 . A partir de ces noyaux, on songe aussi à rassembler les tribus dispersées, ou ce qu'il en reste, initiative qui va d'autant plus isoler l'indigène que ces nouvelles réductions seront interdites aux Chiliens et aux étrangers. Enfin, et par une perpétuelle hésitation entre le souci de préservation de l'ethnie aborigène et la volonté de la "civiliser", le législateur prévoit la constitution de colonies "mixtes" où le Mapuche, nanti de 20 hectares de terre par famille, tirerait profit du voisinage et de l'amalgame avec le colon national qui lui servirait ainsi de tuteur 13 (fig. IXetX). Ces projets contradictoires, reflet du vieux dilemme entre réduction et civilisation des indigènes, masquent mal l'incapacité de l'administration à conduire avec fermeté et malgré la création d'organismes spécialisés, une politique linéaire et cohérente à l'égard des aborigènes enfin dominés. Considéré officiellement en 1866 comme mineur, l'Araucan se trouvait soumis à une justice d'exception: on lui niait la libre disposition de son bien qui restait en principe indivis tant que le huitième au moins des familles de la réduction - cinq à six familles seulement sous l'autorité dévaluée d'un cacique - n'en sollicitait pas le partage; mais en même temps lui était reconnue la faculté d'exercer un emploi et de s'intégrer à la communauté chilienne. Membre d'une société particulière qui exigeait pour une évolution autonome des garanties et des moyens de protection adaptés à sa situation, le Mapuche se voyait par sa défaite privé de moyens de défense, incapable 12 A.N., Min. de RR.EE., Col. Intendencia de Arauco , 1874, vol. 165, rapport n° 45 du 22.06.1874. 1 3 HARTWIG, "Landschaftswandel und Wirtschaftswand...", op. cit., p. 34-36.

155 de résistance, inapte à une intégration progressive et harmonieuse dans une société qu'il avait toujours combattue. Ces contradictions ne seront jamais résolues. Le sort à court terme de l'indigène vaincu et volé, c'était d'abord le péonage, l'émigration vers les villes du Chili central qui ainsi, extérieurement au moins, vont s'indianiser; c'était aussi, pour d'autres, le refoulement en régions écartées, dans un ghetto économique sans remède. Dès 1885, un pasteur suisse, venu visiter ses compatriotes,

voit ainsi "40 000 indigènes

parqués dans les réductions, seul moyen de les protéger contre la rapacité des spéculateurs et la violence de leurs agents" 1 4 . Tel était bien, en effet, l'obstacle majeur à la promotion de l'indigène: bien que les réductions aient encore couvert 503 000 hectares en 1928 1 5 , leur protection était illusoire. La société indigène, comme l'éphémère colonisation nationale "démocatique" qui l'accompagnait, ont été exposées à l'agression directe du bandolérisme qui, tous les témoignages l'affirment, devait sévir ici jusqu'au plein XXa siècle 16 . S'y ajoutait pour faire pièce aux dispositions légales en matière de protection - Comisión radicadora de indígenas, protecteurs d'indigènes, Services de l'Inspection des Terres et de la Colonisation -, la complicité d'une basse administration vénale et concussionnaire avec les tinterillos si nombreux dans toutes les régions de colonisation. Bien des publicistes - Santiván, Valdés Canje, Samuel A. Lillo - s'élèveront en fin de siècle contre les procédés "légaux" utilisés par les juges et les tabellions pour gruger et dépouiller l'indigène et les tribus. Valdés Canje affirme ainsi que les premiers excellaient à jeter en prison sans motif l'indigène, tandis que tout l'art des autres consistait à faire semblant de l'en tirer moyennant finances. Des observateurs étrangers iront plus loin encore, accusant sans retenue l'institution judiciaire elle-même 17 . Des Indiens apparemment fiers et libres, il en reste en Araucanie au début de ce siècle. Un voyageur colombien observe en 1916 sur la F. GRIN, Nos compatriotes au Chili, Lausanne, 1887, p. 105. Selon G. VIAL C . , Historia de Chile 1891-1973, op. cit., t. II, p. 761. 1 6 a . Infra, D, 2 et notes 87,88,89. 1 7 Ainsi l'Allemand Otto BÜRGER qui n'hésite pas à écrire dans Acht Lehruni Wanderjahre in Chile , Leipzig, 1909, p. 66 :" Le gouvernement chilien a déclaré les Araucans personnes mineures en leur interdisant de vendre leurs biens à des personnes privées car chacun sait qu'en état d'ébriété ils perdent tout au profit de Chiliens ou d'étrangers âpres au gain. Aux ventes, contrats, avocats marrons succèdent vite le feu, le bâton et la justice chilienne. Incendiaires et assassins sont aidés par les juges de Valdivia malgré les protestations des religieux... Le Chilien, dépourvu de scrupules, voit l'Indien comme un être inférieur; il a conservé ce préjugé espagnol qui veut que l'Indien n'ait point d'âme..." 14

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156 Grand' Place de Temuco "d'habiles cavaliers indigènes domptant des chevaux fougueux", tandis que circulent des théories de femmes araucanes avec "leurs grands colliers faits de plaques d'argent, leur physionomie intelligente et ouverte, leurs yeux noirs et vifs, leur taille bien prise". La couleur locale disparaîtra vite. Quinze ans plus tard, George Mac Bride, bon connaisseur des choses et des gens du Chili, avoue n'avoir pas rencontré, en une journée de chemin de fer à travers l'ex-territoire araucan, un seul indigène en costume traditionnel18. Qu'en conclure? Pablo Neruda a évoqué avec émotion son maître araucan du lycée de Temuco, Manuel Manquilef, traducteur des classiques espagnols et défenseur jaloux de la langue mapuche . Mais l'Araucan altier, courageux, digne d'admiration pour un Lenz, un Guevara, un Latcham, n'est plus alors pour l'opinion chilienne qu'un "obstacle au progrès". En 1892, le tribun Isidoro Irrâzuriz qui compare sur place le Chilien, l'étranger et l'Araucan n'accorde au dernier que le bénéfice de la dignité dans sa résignation à disparaître: " L'avenir? La lutte est inégale entre le Chilien, l'étranger et l'Araucan. Ce dernier est le moins résistant à la variole, au choléra, à l'alcool. Appauvri, il perdra bientôt sa terre, sera réduit à l'état de péon pour ne pas mourir de faim. Il perdra sa langue, ses coutumes, ses institutions et jusqu'à ses vêtements. Mais il est conscient de cette déroute. Il semble n'en éprouver ni humiliation ni orgueil. Il sait que les choses iront pour lui de plus en plus mal, mais il va toujours le front haut, d'une démarche souple et grave, immuable comme s'il n'enviait ni ne désirait plus rien, comme s'il n'avait plus rien à craindre. D'autres races américaines auraient déjà perdu à sa place cette apparence altière ou usé leurs forces dans le vagabondage. Lui ne commet pas de crimes, tout au plus quelques larcins pour survivre..."^.

La seule aide véritable, les indigènes - dont le nombre après avoir longtemps stagné atteint certainement le demi-million aujourd'hui20 - la

J. Me BRIDE, Chile, Land and Society, New York, 1936, chap. 11, p. 216. Isidoro ERRAZURIZ, Très razas, Santiago, 1892, p. 71. Et non 250 000 comme on le dit volontiers aujourd'hui en sacrifiant au mythe du "Chili blanc". Le recensement de 1907 fait état de 101 000 Araucans, chiffre avalisé à la même époque par GOTSCHLICH, "Die chilenischen Ansiedlungsverfügungen und die Staatsländereien in Bezug auf neue ausländische Kolonisationsanlagen", Bundeskalender , Santiago, 1920, p. 100 et WAGEMANN, Die Wirtschaftsoerfassung der Republik Chile, Munich, 1913, p. 209. Sur ce total, 46 000 sont dans la province de Cautin, 26 000 dans celle de Valdivia. En 1932, ils sont officiellement 127 000 dont 97000 à Cautin et 300 /lei-cuTu.cl,

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184 Fig. IX COMMUNAUTES INDIGENES DE LA PROVINCE DE CAUTIN (d'après S. Sepulveda et H. Croxato)

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