L'enquête en danger: Vers un nouveau régime de surveillance dans les sciences sociales 2200633246, 9782200633240

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L'enquête en danger: Vers un nouveau régime de surveillance dans les sciences sociales
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L'enquête en danger

L’ENQUÊTE EN DANGER

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Sous la direction de

Philippe Aldrin, Pierre Fournier, Vincent Geisser, Yves Mirman

L’ENQUÊTE EN DANGER Vers un nouveau régime de surveillance dans les sciences sociales

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Collection SOCIOLOGIA

© Armand Colin, 2022 Armand Colin est une marque de, Dunod Éditeur, 11 rue Paul Bert, 92240 Malakoff ISBN : 978‑2-200‑63324‑0

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À la mémoire de Giulio Regeni

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Sommaire Liste des auteur·e·s...........................................................................................................................................

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Préface..................................................................................................................................................................................... par Ahmet Insel

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Introduction. Chercheur de terrain : une profession à l’autonomie menacée.............................................................................................................................. par Philippe Aldrin, Pierre Fournier, Vincent Geisser, Yves Mirman

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PREMIÈRE PARTIE

LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES FACE AUX NOUVELLES NORMES SÉCURITAIRES ET MANAGÉRIALES 1. Travailler sur la justice et la police dans un contexte de répression accrue.................................................................................................................................. par Vanessa Codaccioni

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2. « Je vous préviens : vous serez suivis ». Enquêter sur la prise en charge pénitentiaire du terrorisme.............................................................................. par Gilles Chantraine, David Scheer

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3. L’ethnographie à l’épreuve de l’expulsion. Conditions de l’enquête sur une aire d’accueil des gens du voyage........................ par Lise Foisneau

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4. La recherche en sciences sociales à l’épreuve des chaires industrielles. Quand les contraintes ne viennent pas (seulement) d’où on les attend.................................................................................................. par Alina Surubaru

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5. La surveillance numérique des chercheurs............................................................. par Félix Tréguer, entretien réalisé par Yves Mirman

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DEUXIÈME PARTIE

ENQUÊTER SOUS LA SURVEILLANCE DES ENQUÊTÉS ET DES PAIRS 6. Les manifestations discrètes de la domestication partisane. Regards croisés sur deux enquêtes en immersion au PS et à l’UMP...................................................................................................................................................................... 145 par Philippe Aldrin, Anne-Sophie Petitfils 7. Des voix « sur écoute ». Technologies et usages de la surveillance en centres d’appels..................................................................................................................................... 171 par Marie-Laure Cuisance 8. Censures et autocensures dans l’enquête et l’écriture. Monographier une famille algérienne en France dans les années 2000................................................................................................................................................ 187 par Stéphane Beaud 9. Récit d’une enquête sur le premier centre public de lutte contre la « radicalisation »................................................................................................................... 203 par Alex Alber, Joël Cabalion, Valérie Cohen 10. Enquêter dans le nucléaire sous l’œil des gatekeepers et des pairs. De la vigilance épistémologique à la surveillance politique......................................................................................................................................................................... 219 par Pierre Fournier 11. Quand « l’éthique » fait violence à l’enquêteur et à ses enquêtés............................................................................................................................................. 237 par Anaïs Maro 12. Les tyrannies de l’intimité militante. Enquêter sur les dissidences et les oppositions en contexte autoritaire.................. 257 par Vincent Geisser

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Sommaire

TROISIÈME PARTIE

RÉINVENTER SA RECHERCHE FACE AUX LOGIQUES AUTORITAIRES 13. Les paradoxes d’un contexte autoritaire fermé. Retour sur une enquête de terrain dans la Syrie des années 2000............. 279 par Thomas Pierret 14. Une ethnographie réflexive de la surveillance. Enquêter sur le politique en Algérie...................................................................................................................... 295 par Laurence Dufresne Aubertin 15. Comment la dimension de la surveillance participe à la fabrique d’une recherche. Expérience d’enquête dans l’Égypte post-janvier 2011................................................................................................... par Marianna Ghiglia

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16. Surveiller, criminaliser, stigmatiser et isoler. Être enseignant·e et chercheur·e en contexte autoritaire : le cas turc...................................... par Ayşen Uysal

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17. Peut-on reconstituer l’histoire d’un terrain rompu ? Quand le dispositif de surveillance instille l’incertitude sur la recherche.................................................................................................................................................. 349 par Yves Mirman Table des matières.............................................................................................................................................

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Liste des auteur·e·s Alex Alber, sociologue, maître de conférences à l’Université de Tours et chercheur au laboratoire Cité Territoires Environnement et Sociétés (CITERES/ COST). Parmi ses publications sur le terrain évoqué dans son chapitre, on peut lire Un impossible travail de déradicalisation (avec J. Cabalion et V. Cohen), Toulouse, Érès, 2020. Philippe Aldrin, sociologue et politiste, professeur des universités à Sciences Po Aix et chercheur au Centre méditerranéen de sociologie, de science politique et d’histoire (Mesopolhis), Aix-Marseille Université, CNRS, Sciences Po Aix, Aix-en-Provence. Parmi ses publications sur le terrain évoqué dans son chapitre, on peut lire « Dans les lisières. Une sociologie des acteurs secondaires de la politique dans deux petites villes françaises » (avec Marie Vannetzel), Politix, vol. 128, n° 4, 2019, p. 31-63, et « Si près, si loin du politique. L’univers professionnel des permanents socialistes à l’épreuve de la managérialisation », Politix, n° 79 (3), 2007, p. 25-52. Stéphane Beaud, sociologue, professeur des universités à Sciences Po Lille et chercheur au CERAPS (CNRS/Lille). Parmi ses publications sur le terrain évoqué dans son chapitre, on peut lire La France des Belhoumi. Portraits de familles (1977-2017), Paris, La Découverte, 2018 (éd. poche, 2020) et Pays de malheur ! (avec Younès Amrani), Paris, La Découverte, 2005. Joël Cabalion, socio-anthropologue, maître de conférences à l’Université de Tours et chercheur au laboratoire Cité Territoires Environnement et Sociétés (CITERES). Parmi ses publications sur le terrain évoqué dans son chapitre, on peut lire Un impossible travail de déradicalisation (avec A. Alber et V. Cohen), Toulouse, Érès, 2020. Gilles Chantraine, sociologue, chargé de recherche au CLERSE, CNRS/ Université de Lille (France). Parmi ses publications sur le terrain évoqué dans son chapitre, on peut lire « Surveillance, Radicalization, and Prison 11

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Change Self-Analysis of an Ethnographic Survey Under Tension » (avec David Scheer), Journal of Contemporary Ethnography, 2021 ; « Performing the enemy ? No-risk logic and the assessment of prisoners in “radicalization assessment units” in French prisons » (avec David Scheer), Punishment & Society, 2021, vol. 23 (2), p. 260-280, et « Intelligence and Radicalization in French Prisons : Sociological analysis Bottom up » (avec David Scheer), Security Dialogue, 2021. Vanessa Codaccioni, politiste, maîtresse de conférences HDR à l’Université Paris 8 et chercheure au CRESPPA-CSU. Parmi ses publications sur le terrain évoqué dans son chapitre, on peut lire Punir les opposants. PCF et procès politiques (1947-1962), Paris, CNRS Éditions, 2011 ; Justice d’exception. L’État face aux crimes politiques et terroristes, Paris, CNRS Éditions, 2015 ; La légitime défense. Homicides sécuritaires, crimes racistes et violences policières, Paris, CNRS Éditions, 2018 ; Répression. L’État face aux crimes politiques et terroristes, Paris, Textuel, 2019. Valérie Cohen, sociologue, maîtresse de conférences à l’Université de Tours et chercheure au laboratoire Cité Territoires Environnement et Sociétés (CITERES). Parmi ses publications sur le terrain évoqué dans son chapitre, on peut lire Un impossible travail de déradicalisation (avec A. Alber et J. Cabalion), Toulouse, Érès, 2020. Marie-Laure Cuisance, anthropologue. Parmi ses travaux sur le terrain évoqué dans son chapitre, on peut lire sa thèse d’anthropologie sur Les petites catastrophes de la vie domestique. Ethnographie des mutations de la relation assureur-assurés chez Axa-France. Dilater l’espace, fragmenter le temps, intensifier la voix, Université Paris Ouest La Défense Nanterre, 2016, et son article « Ubiquité et discrimination des voix en centres d’appels : la quête illusoire et paradoxale d’un assureur en France et au Maghreb », à paraître dans la Nouvelle Revue Synergies Canada. Laurence Dufresne Aubertin, politiste, doctorante à l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence et à Aix-Marseille Université (MESOPOLHIS, IREMAM). Parmi ses publications sur le terrain évoqué dans son chapitre, on peut lire « Revendications morales et politiques d’une révolte. Les émeutes du Mzab en Algérie (2013-2015) », L’Année du Maghreb, 2017, vol. 16, p. 209-222 ; « Les garçons des quartiers populaires dans le hirak. Retour sur des pratiques ambivalentes de la contestation », in Amin Allal, Layla Baamara, Leyla Dakhli, Giulia Fabbiano (dir.), Cheminements révolutionnaires : un an de mobilisations en Algérie (2019-2020), Paris, CNRS Éditions, 2021, p. 29-48. Lise Foisneau, anthropologue, chargée de recherche au CNRS et membre de l’Institut d’ethnologie méditerranéenne, européenne et comparative 12

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Liste des auteur·e·s

(IDEMEC). Parmi ses publications sur le terrain évoqué dans son chapitre, on peut lire sa thèse sur les formes politiques d’un collectif romani de Provence, Ethnographie des kumpanji de Provence. Rencontres, séparations et retrouvailles chez les Roms « Hongrois », Aix-Marseille Université, 2018. Pierre Fournier, sociologue, professeur des universités à Aix-Marseille Université et chercheur au Centre méditerranéen de sociologie, de science politique et d’histoire (Mesopolhis), Aix-Marseille Université, CNRS, Sciences Po Aix, Aix-en-Provence. Parmi ses publications sur le terrain évoqué dans son chapitre, on peut lire Travailler dans le nucléaire. Enquête au cœur d’un site à risques, Paris, Armand Colin, 2012 ; L’observation directe (avec AnneMarie Arborio), 5e éd., Paris, Armand Colin, 2021, et « Des observations sous surveillance », Genèses, n° 24, 1996, p. 103-119. Vincent Geisser, sociologue et politiste, chargé de recherche au CNRS à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (IREMAM), Aix-Marseille Université, CNRS, Aix-en-Provence. Parmi ses publications sur le terrain évoqué dans son chapitre, on peut lire Le syndrome autoritaire. Politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali (avec Michel Camau), Paris, Presses de Sciences Po, 2003 ; Autoritarismes démocratiques et démocraties autoritaires au xxi e siècle. Convergence Nord/Sud (coordonné avec Olivier Dabène et Gilles Massardier), Paris, La Découverte, 2008 ; Tunisie : une démocratisation au-dessus de tout soupçon ? (coordonné avec Amin Allal), Paris, CNRS Éditions, 2018. Marianna Ghiglia, historienne, chercheure associée à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (IREMAM), Aix-Marseille Université, CNRS, Aix-en-Provence. Parmi ses travaux sur le terrain évoqué dans son chapitre, on peut lire « Al-Badîl, ou L’alternative. Récit d’une expérience à la croisée entre journalisme et engagement militant », Égypte/ Monde arabe, n° 12, 2015, p. 117-145, et sa thèse d’histoire sociale intitulée Journalistes en quête d’eux-mêmes : une socio-histoire des professionnels de l’information en Égypte (1941-nos jours), Aix-Marseille Université, 2020. Ahmet İnsel, économiste et politiste, professeur des universités en retraite. Il a enseigné aux universités de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et de Galatasaray (à Istanbul). Il coordonne actuellement l’activité éditoriale de la maison d’édition turque İletişim et collabore avec la revue Birikim en Turquie et la Revue du MAUSS. Il a aussi été chroniqueur régulier dans des quotidiens turcs entre 1994 et 2018. Derniers ouvrages parus : Le national-capitalisme autoritaire : une menace pour la démocratie (avec Pierre-Yves Hénin), Saint-Pourçain-surSioule, Bleu autour, 2021 ; La Nouvelle Turquie d’Erdogan. Du rêve démocratique à la dérive autoritaire, Paris, La Découverte, 2017. Anaïs Maro, chercheure en sciences sociales, consultante internationale en industries créatives et ingénierie culturelle. Elle achève à Queensland University 13

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Technology (Australie) sa thèse sur la construction de l’identité des Oromos d’Éthiopie et, notamment, sur le rôle des musiques populaires diffusées sur YouTube. Yves Mirman, politiste, ingénieur de recherche à l’Université Catholique de Lyon et chercheur associé au Centre méditerranéen de sociologie, de science politique et d’histoire (Mesopolhis), Aix-Marseille Université, CNRS, Sciences Po Aix, Aix-en-Provence. Parmi ses travaux sur le terrain évoqué dans son chapitre, on peut lire sa thèse sur Les engagements à l’épreuve du temps : la cause des disparus au Liban (2011-2018), Aix-Marseille Université, 2019, et son article « La réminiscence douloureuse de trop ! Se partager les récits des familles de disparus au Liban entre journalistes, militants et chercheurs », Annales de géographie, n° 742, 2021, p. 99-121. Anne-Sophie Petitfils, politiste, professeure de sciences économiques et sociales dans l’enseignement secondaire et chargée de cours dans des universités, chercheuse associée au CERAPS et à ERMES. Parmi ses publications sur le sujet évoqué dans son chapitre, on peut lire Mobiliser la droite. L’UMP du Nord sous N. Sarkozy (2004-2008), à paraître aux Presses universitaires du Septentrion, et le numéro de la Revue internationale de politique comparée consacré à « Enquêter dans les partis politiques. Perspectives comparées », vol. 17, n° 4, 2010, qu’elle a codirigé avec M. Aït-Aoudia, C. Bachelot, L. Bargel, H. Combes, S. Dechezelles, N. Ethuin, F. Haegel, C. Leclerc, É. Massicard. Thomas Pierret, politiste, chargé de recherche à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (IREMAM), Aix-Marseille Université, CNRS, Aix-en-Provence. Parmi ses publications sur le terrain évoqué dans son chapitre, on peut lire Baas et Islam en Syrie. La dynastie Assad face aux oulémas, Paris, PUF, 2011 et « Du djihad à l’extase soufie. Cheminements politico-religieux en Syrie prérévolutionnaire » in Laurent Bonnefoy et Myriam Catusse (dir.), Jeunesses arabes. Du Maroc au Yémen : loisirs, cultures et politiques, Paris, La Découverte, 2013, p. 78-87. David Scheer, criminologue, chercheur à l’Institut national de criminalistique et de criminologie (INCC, Belgique). Parmi ses publications sur le terrain évoqué dans son chapitre, on peut lire « Surveillance, Radicalization, and Prison Change Self-Analysis of an Ethnographic Survey Under Tension » (avec Gilles Chantraine), Journal of Contemporary Ethnography, 2021 ; « Performing the enemy ? No-risk logic and the assessment of prisoners in “radicalization assessment units” in French prisons » (avec Gilles Chantraine), Punishment & Society, 2021, vol. 23 (2), p. 260-280, et « Intelligence and Radicalization in French Prisons : Sociological analysis Bottom up » (avec Gilles Chantraine), Security Dialogue, 2021. 14

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Liste des auteur·e·s

Alina Surubaru, sociologue, maîtresse de conférences à l’Université de Bordeaux et chercheuse au Centre Émile Durkheim, Université de Bordeaux, CNRS, Sciences Po Bordeaux. Parmi ses publications sur le terrain évoqué dans son chapitre, on peut lire « Dismantling Managerial Values : When Law’s Ambiguity Meets Organizational Complexity », Studies in Law Politics and Society, 2019, n° 81, p. 129-150. Félix Tréguer, sociologue, chercheur post-doctorant au Centre de recherches internationales (CERI, CNRS-SciencesPo) et chercheur associé au Centre Internet et Société du CNRS. Parmi ses publications sur le sujet évoqué dans son entretien, on peut lire L’utopie déchue : une contre-histoire d’Internet (xv e-xxi e siècle), Paris, Fayard, 2019. Il est par ailleurs un membre fondateur de La Quadrature du Net, association de défense des libertés numériques et de protection des données personnelles sur internet. Ayşen Uysal, politiste, professeur des universités limogée de l’Université Dokuz Eylül à Izmir, chercheure au Centre de recherches internationales (CERI, CNRS-SciencesPo) et chercheure associée au CRESPPA-CSU, au CETOBAC et à l’IFEA. Parmi ses publications sur le terrain évoqué dans son chapitre, on peut lire Faire de la politique dans la rue. Manifestations de rue, manifestants et police en Turquie, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2019 ; « A Militant Rather than Scientific Research Object : Social Movements Studies in Turkey » in Olivier Fillieule, Guya Accornero (dir.), Social Movement Studies in Europe. The State of The Art, New York, Oxford, Berghahn Books, 2016.

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Préface Ahmet Insel

Aujourd’hui, une vague d’autoritarisme monte à peu près partout dans le monde. À côté des autoritarismes musclés, qui renient ouvertement la démocratie et qui sont massivement répressifs, se développent des autoritarismes sournois qui font reculer à petits pas les libertés fondamentales sous couvert d’une nécessaire révision de l’équilibre entre la sécurité et la liberté. En érodant progressivement mais sûrement, d’une manière continue, le champ des libertés au nom d’un renforcement de la sécurité de tous, ces politiques dites réalistes ou pragmatiques sont mues essentiellement par une aspiration post-démocratique. Elles visent la généralisation d’un conformisme de séculiberté par la soumission des acteurs sociaux aux normes de sécurité édictées par un pouvoir techno-libéral. En forçant un peu le trait, on peut dire que la séculiberté est aux libertés fondamentales ce qu’est le modèle de flexisécurité aux principes de protection des salariés sur le marché du travail. Elle ne renvoie pas à une annulation brutale et massive des libertés, mais à leur mise sous tutelle de la primauté des normes de sécurité édictées par une raison techno-libérale, un peu comme la flexisécurité est la soumission plus grande des salariés aux normes édictées par le capital sans pour autant les abandonner totalement dans la nature. Cette propension des régimes de démocratie libérale à pousser par petits coups successifs le curseur du côté de la sécurité et vers le conformisme se manifeste aussi dans le champ académique, notamment dans la recherche en sciences sociales. Les textes qui sont réunis dans cet ouvrage éclairent des aspects peu connus des difficultés croissantes que rencontrent des chercheurs dont les travaux s’appuient sur des enquêtes menées par eux. À la lecture 17

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de ces analyses, on découvre comment les chercheurs rencontrent de plus en plus, dans les pays qui ont une longue tradition de liberté de recherche, une inimitié sociale quand ils ne se soumettent pas aux normes sociales dominantes (y compris les normes d’un progressisme puritain) et comment une exigence de conformisme est instillée par un pouvoir techno-bureaucratique chargé de financer la recherche et de réguler les organismes scientifiques. En effet, le péril ne vient pas seulement du pouvoir d’État, bien qu’il soit le plus répandu et le plus efficace. Il peut aussi provenir de l’air du temps, de l’esprit de l’époque. Je n’ai pas eu à faire des enquêtes dans mes activités de recherche. Au fil des pages, j’ai découvert tout un pan de difficultés rencontrées par les chercheurs dans leur travail d’investigation. Notamment un nouveau régime de surveillance du chercheur fondé sur le principe de la symétrie avec l’obligation d’accorder aux enquêtés un droit à l’autodétermination de leur représentation. Il me semble en effet qu’il faut avoir en tête les deux bras de cette tenaille pour comprendre les menaces et les pressions qui pèsent aujourd’hui sur la recherche en sciences sociales et des dangers auxquels sont exposés les chercheurs dans ces disciplines. D’un côté, la montée du conformisme techno-bureaucratique et, de l’autre, la montée d’un puritanisme méthodologique qui devient aussi l’expression d’une autre forme de conformisme. La pratique de priver le chercheur de sa liberté par les moyens du droit pénal à cause de ses activités de recherche est un indicateur du caractère despotique d’un régime, comme on le voit en Chine, en Turquie ou en Iran pour ne citer que ces trois pays. Il existe aussi un moyen un peu moins brutal mais bien plus répandu pour sanctionner les activités d’un chercheur : la perte d’emploi. Ces moyens de pression ouvertement violents sont documentés à travers le monde depuis vingt ans par Scholars at Risk Network1 et son travail de suivi remarquable, malgré les moyens limités dont bénéficie l’équipe d’animateurs de ce site internet qui essaye d’effectuer en même temps un travail d’alerte. On constate sur la carte mondiale des exactions subies par les universitaires et les scientifiques que ces pratiques allant à l’encontre de la liberté du chercheur et de la liberté de la recherche sont loin d’être circonscrites à quelques régimes despotiques patentés. Même si c’est souvent avec une intensité et une gravité moins fortes, elles sont bien présentes dans une large palette de pays, y compris parmi ceux qui sont réputés être des modèles de démocratie. 1. https://www.scholarsatrisk.org

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Préface

L’exclusion systématique de l’accès aux moyens financiers prévus pour la recherche, les objets décrétés ne pas correspondre à une demande sociale, la précarisation de l’emploi des chercheurs et des conditions de financement des enquêtes, le dogmatisme des pairs, les pressions des lobbys d’intérêts et, situation extrême, les menaces physiques sont des pratiques courantes de l’ère post-démocratique. L’obtention de la soumission et de l’obéissance par des lois et des règlements répressifs, par la propagande et par l’encadrement idéologique ouverts est la marque des régimes autoritaires. Dans le régime post-démocratique, le même objectif est recherché par des mécanismes valorisant le conformisme, c’est-à-dire l’acceptation sans critique des idées et des comportements établis et des normes édictées. Dans la post-démocratie néolibérale, si le statut d’indépendance du chercheur n’est en général pas en danger, c’est l’indépendance de la recherche qui est essentiellement visée et mise en péril. La liberté de la recherche, comme toutes les libertés, n’est pas sans limites. Il existe des règles éthiques qui s’imposent à tous les chercheurs, des protocoles de recherche spécifiques à chaque discipline, qu’il faudrait respecter pour que les résultats de la recherche soient validés par les pairs. En revanche, les pouvoirs publics ne peuvent se substituer au principe de controverse collégiale libre et contradictoire au sein de la communauté des chercheurs. Les digressions d’un ministre sur telle ou telle théorie ou approche méthodologique qui serait incompatible avec les principes de la République (on peut facilement substituer à la République, l’État, le Parti, l’Église…) constituent un abus manifeste d’autorité et une violation de la liberté de recherche tant que l’activité incriminée ne rejoint pas les actes réprimés par le Code pénal comme l’apologie de la violence et du crime, l’incitation à la haine et au racisme, etc. Mais, là aussi, à condition que le Code pénal lui-même soit respectueux des droits et des libertés fondamentaux des humains. Cette volonté d’ingérence est souvent complétée par le projet de réduire le champ des libertés académiques et l’autonomie des universités, notamment en édictant des normes politiques pour distinguer ce qui est conforme de ce qui est proclamé non conforme comme thèmes d’enseignement universitaire, comme sujets de recherche et comme méthodologies. Rappelons que la nécessité de respecter l’équilibre entre la liberté et la sécurité, cette équation surgie durant la période de la Guerre froide, a toujours fonctionné dans un seul sens, vers la diminution des libertés pour accroître la sécurité. Bien que la Guerre froide soit terminée, nous constatons à peu près partout dans le monde occidental, et particulièrement en France, une accélération de cette tendance qui, 19

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loin d’accroître la sécurité humaine, la met en danger. Les effets de ce paradoxe de la sécurité2 sont aussi visibles en matière de la liberté de recherche et de libertés académiques. Enfin, le conformisme peut aussi s’imposer par une posture dogmatique, par un penchant conservateur des pairs ou par une attitude tout aussi dogmatique d’un puritanisme à discours progressiste qui peut aller jusqu’à essentialiser son sujet d’étude, son thème de recherche, son approche ou sa manière de faire la recherche. Les critères du « politiquement correct », quand ils sont appliqués selon une mentalité puritaine, risquent eux-mêmes de devenir des entraves à la liberté de la recherche. Si on ne peut étudier les Aymara sans être soi-même Aymara, si on ne peut parler des Kurdes ou des Afro-Américains que si l’on est soi-même kurde ou afro-américain, non seulement on essentialise l’identité par rapport aux contextes historiques, socio-économiques ou géographiques du sujet étudié, mais ne disloque-t-on pas sournoisement le principe de commune humanité ? La magnificence du particulier, de l’unique et de l’incomparable, comme l’alternative à un universel désincarné, froid et techno-bureaucratique est-il la seule réponse possible de la recherche en sciences sociales dont le souci est de contribuer par le savoir et la compréhension au travail de l’émancipation ? Le désir d’imposer de nouveaux dogmes au nom d’un néo-progressisme particulariste représente aussi un réel danger pour la liberté de la recherche. N’exprime-t-il pas une autre volonté de faire établir une acceptation sans critique des normes et des comportements de recherche par les chercheurs et d’évacuer une nouvelle fois le principe de la dispute académique comme le fondement de la liberté de la recherche ? Sur les controverses actuelles qui ont resurgi récemment en France à propos de la liberté du chercheur et de la liberté de la recherche, ces dérives autoritaires convergent pour remettre en cause un principe édicté en 1976 par la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) qui a élargi la liberté d’expression en énonçant que celle-ci « vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou jugées inoffensives mais aussi pour celles qui heurtent, choquent, ou inquiètent » (décision Handyside c/Royaume Uni, 7.12.1976)3. 2. Ahmet Insel, « The paradox of security  : state security, human security and democratic security », dans Council of Europe (ed.), Safe and free. Democratic Security Debates at the Council of Europe 2015‑2017, Strasbourg, Council of Europe Publishing, 2018, p. 89‑95. 3.  Bruno Ravaz, « Liberté d’expression de la recherche  : rapport sur la situation en France », Annuaire international de justice constitutionnelle, Paris, Economica, 2008, 23‑2007, p. 251.

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Préface

En 1999, la Cour se prononça par exemple contre les atteintes à la liberté d’expression universitaire critique à l’égard de l’idéologie officielle de l’État malgré l’intérêt porté par les institutions à lutter contre toute forme de terrorisme (décision Baskaya et Okcuoglu c/Turquie, 8. 8. 1999)4. Et outre la CEDH, le juge judiciaire en France a plusieurs fois exprimé qu’il n’avait pas compétence par exemple pour juger l’histoire, comme l’exprime bien une décision du Tribunal de grande instance de Paris, en 1994, en rappelant que « l’historien n’est pas soumis au conformisme ; rien ne lui interdit de faire de l’histoire engagée et il peut par conséquent apporter dans ses travaux une dose de subjectivité, d’idéo­logie, supérieure à la moyenne admise dès lors que les résultats d’une telle démarche intellectuelle et sa sanction restent librement soumis au seul jugement de ses pairs et de l’opinion publique5 ». Dans ces temps où les appels des sirènes de la post-démocratie néolibérale et autoritaire sonnent de plus en plus dans les oreilles d’une partie de la classe politique et de la technobureaucratie, et que par ailleurs un certain puritanisme dogmatique se manifeste notamment par des demandes de censure dont le champ s’élargit rapidement, il est important de se rappeler des principes fondamentaux de la liberté d’expression et de la liberté de recherche qui constituent un socle indivisible de la démocratie.

4.  Op. cit., p. 257. 5.  Op. cit., p. 257‑258.

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Introduction

Chercheur de terrain : une profession à l’autonomie menacée Philippe Aldrin, Pierre Fournier, Vincent Geisser, Yves Mirman

« Il faut nous débarrasser de toutes les notions qui nous empêchent de voir que les problèmes fondamentaux que les hommes rencontrent dans leur travail sont les mêmes, qu’ils travaillent dans un laboratoire illustre ou dans les cuves malpropres d’une conserverie. » Everett C. Hughes, Le regard sociologique, 1996, p. 80.

Depuis les Lumières, les sciences de la société apparaissent comme des sciences improbables. Les conséquences de la chute des corps et les possibilités créatives des assemblages de substances chimiques ouvrent d’évidence sur des enjeux pratiques qui intéressent les hommes à leur compréhension et déclenchent la mobilisation de moyens conséquents à cette fin. Les objets des sciences du social semblent, en revanche, relever du futile et de la connaissance pour la connaissance. Ils sont bien en phase avec une vision romantique de l’exercice de la recherche, vu et vécu comme l’accomplissement d’une vocation dans une éthique du désintéressement. La perception change cependant quand les sciences sociales visent le décryptage des manières de gouverner les hommes ou de les exploiter, d’entretenir des inégalités entre eux ou de les réduire. Elles peuvent susciter des craintes chez celles et ceux qui considèrent 23

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que le pouvoir a besoin d’évidence pour s’imposer, plus que d’éclaircissements qui pourraient les mettre en cause. Sciences inquiètes des situations critiques, les sciences sociales deviennent sciences critiques et inquiétantes.

Les sciences sociales entre enquêtés, autorités de tutelle et collègues universitaires Elles sont toutefois soumises à une épistémologie propre, à distance de l’expérience réplicable et de la falsifiabilité1. Cela les met à l’abri d’attentes sociales trop fortes autant que de préventions trop grandes. C’est dans ces conditions qu’il leur est reconnu une certaine autonomie dans le choix de leurs objets et dans les façons d’en traiter, les questions posées, le ton pour en rendre compte. Cela reste en correspondance avec les corollaires de la conception vocationnelle du métier de chercheur : à distance des contingences sociales, économiques, juridiques, bureaucratiques et politiques. Or, comme y invite Everett Hughes dans l’extrait placé en exergue de cette introduction, il est impératif de déspécifier la profession de chercheur universitaire pour saisir au plus près les conditions dans lesquelles cette autonomie s’exerce au concret. À l’examen, elle apparaît comme limitée par plusieurs facteurs, comme se jouant au contact de trois catégories d’acteurs avec lesquels interagissent les chercheurs : leurs enquêtés, leurs autorités de tutelle et leurs collègues universitaires. Tout d’abord, le défaut d’extériorité du chercheur en sciences sociales du contemporain par rapport à son objet d’étude le différencie du chercheur en biologie dont les bactéries ne parlent pas la même langue que lui et ne trouvent rien à redire au diagnostic posé sur leur toxicité éventuelle. Il travaille sur des « objets » qui sont pris dans des régimes de protection des libertés individuelles si bien que les enquêtés sont en droit d’opposer à ce titre des entraves à ses projets d’investigation les concernant. Il lui faut logiquement composer avec ces menaces. Ensuite, il travaille sur des objets pris dans des ordres politiques, économiques et sociaux qui déterminent des intérêts de connaissance pour les gouvernants qui financent sa recherche et qui souhaitent parfois tirer parti de ses résultats. A minima, ils aimeraient ne pas en pâtir en essuyant 1.  Jean-Claude Passeron, Le Raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien de l’argumentation, Paris, Nathan, 2006 (1990).

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des formulations critiques à leur endroit, dérivées des recherches menées, et veillent à protéger les acteurs privés qu’ils ont mission de soutenir et qui peuvent en être aussi la cible. Là aussi, il y a source d’entrave à l’autonomie de recherche, venant légalement des autorités de tutelle des chercheurs. Aux limites imposées à la recherche en sciences sociales par les enquêtés s’ajoutent donc ces tentations d’orientation de la recherche vers certains objets plutôt que d’autres, voire de contrôle de sa production. Il est difficile aux sciences sociales de s’en affranchir faute de reconnaissance publique d’une liberté comparable à celle du journaliste, défendue par la Constitution et par les citoyens au titre de contre-pouvoir, de chiens de garde de la démocratie, même si le Code de l’éducation précise en France que « les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d’une pleine indépendance et d’une entière liberté d’expression dans l’exercice de leurs fonctions d’enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d’objectivité » (article L 952‑2). Enfin, le caractère historique des énoncés des sciences sociales, dans la mesure où il porte à chaque fois sur des états particuliers du monde comme l’a souligné Jean-Claude Passeron dans son analyse des parentés du raisonnement sociologique avec le raisonnement historien2, circonscrit la portée des analyses produites. Un énoncé peut vite être balayé comme invalide au prétexte qu’il vaut pour un état du monde désormais révolu. À cette condition ordinaire du producteur de connaissances sur une société historique s’ajoute le fait que les énoncés du chercheur en sciences sociales font régulièrement l’objet d’appropriations par le monde social : des acteurs peuvent en effet lire les travaux de sciences sociales et s’en emparer pour y réagir et infléchir leurs conduites jusqu’à les démentir empiriquement, troublant par suite l’appréciation qu’on peut avoir de leur valeur de vérité. Ainsi, l’adoption de plans pour la diversité dans certaines entreprises publiques et privées peut-elle être vue comme une réponse au moins formelle aux travaux de l’INED et de l’université qui mettent en avant des pratiques discriminatoires à l’embauche à l’endroit des étrangers, des enfants de l’immigration ou des femmes. Il en va de même de la prise en considération des enjeux environnementaux ou des inégalités entre les sexes dans la représentation politique. Si bien que la capacité à produire des énoncés scientifiques stables est facilement contestée à ces disciplines, leur imposant une explicitation de leur démarche de connaissance plus encore qu’à 2.  İbid.

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toute autre discipline scientifique3, une surenchère dans la vigilance épistémologique et dans le déploiement de contestations entre pairs chercheurs pour s’en porter garants, renvoyant très positivement l’autonomie du chercheur à ce que tolère cette épistémologie disputée de l’enquête située. Dans ce cas, l’entrave à l’autonomie vient légitimement des chercheurs eux-mêmes, de soi et des pairs. Les enquêtés, inscrits dans un monde social et politique particulier, les autorités de tutelle de la recherche, inscrites dans des relations avec les milieux socio-économiques, et les collègues chercheurs, inscrits dans une compétition pour la connaissance et la reconnaissance, peuplent donc l’écosystème du chercheur en sciences sociales et son travail se joue dans sa capacité à se tenir à bonne distance des entraves que chacun de ces acteurs pourrait mettre à ses enquêtes. Ainsi, derrière les sciences sociales, il faut entendre l’enquête, c’est-à-dire le régime de collecte des faits à analyser, avec des moyens appropriés à demander aux autorités de tutelle. Et derrière l’enquête, il faut penser à l’enquêteur, c’est-à-dire à l’acteur qui met en œuvre ces moyens de collecte, qui entre en interaction avec les enquêtés à cette occasion et qui est marqué dans sa compréhension par l’interaction qu’il a avec eux. Enfin, derrière l’enquêteur, il faut voir le chercheur, c’est-à-dire celui qui conçoit l’enquête, les opérations de prélèvement empirique et de confrontation au terrain qui sont à opérer, mais aussi celui qui exploite analytiquement les matériaux et l’expérience de rencontre qui les a produits, ainsi que celui qui formule les résultats de ces analyses et les diffuse largement, les exposant à la discussion de ses pairs. Chacune de ces figures doit être regardée derrière celle du chercheur quand on s’interroge sur l’autonomie de la recherche en sciences sociales et sur ce qui pourrait la contrarier, l’entraver.

Un écosystème triangulaire mis sous tension Le présent ouvrage propose précisément une exploration des transformations de la profession de chercheur en sciences sociales et, plus précisément, des changements qui affectent la pratique de l’enquête de terrain. Sous l’effet conjugué de plusieurs dynamiques qui ne sont pas toutes propres au domaine de l’enseignement supérieur et de la recherche, les chercheurs pratiquant l’ethnographie, c’est-à-dire le contact personnel prolongé avec des terrains sociaux et politiques pour les analyser, ont 3.  Pierre Bourdieu, Leçon sur la leçon, Paris, Minuit, 1982.

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perdu au fil des deux dernières décennies une part importante de leur autonomie professionnelle. Schématiquement, on peut regrouper ces dynamiques en trois processus apparus ou exacerbés au tournant du millénaire lorsque l’enseignement supérieur et la recherche sont devenus objets privilégiés d’attention pour les décideurs publics et les acteurs des mondes socio-économiques. La première dynamique correspond à la managérialisation de l’enseignement supérieur et de la recherche qui a été amorcée par un mouvement soutenu de réformes des politiques publiques dans ce domaine. Prétendant « moderniser » le domaine, ces réformes ont consacré à l’échelle internationale des standards et des principes tels que l’encouragement à la constitution d’un marché concurrentiel des établissements universitaires4. Cela passe par le financement de projets courts impliquant des partenariats publics et privés, par l’évaluation quantitative, bibliométrique, de la production scientifique au détriment d’une appréciation de sa densité de renouvellement5, par l’injonction à une science impliquant les « parties prenantes » de la « société civile » dans le financement et dans la réalisation des programmes de recherche6. Cela signifie que les entraves potentielles venant des autorités de tutelles des chercheurs changent de forme sinon de nature. En lien étroit avec la mesure de la production éditoriale et avec la cotation des réputations universitaires, une deuxième dynamique de démonopolisation et de privatisation de la production scientifique s’est accentuée : avec l’explosion du secteur de l’expertise scientifique non universitaire. Produits par des professionnels formés dans les universités et rémunérés par des fondations, des lobbys, des think tanks ou des ONG, les études et rapports de cette recherche appliquée mobilisent à leur profit les outils, les concepts et les méthodes de la recherche universitaire dans le but de peser sur les diplomaties et sur les politiques publiques nationales7. Cela conduit à ce que, face à cette concurrence, les mises en garde légitimes venant des pairs universitaires empruntent 4. Une compétition arbitrée par les palmarès établis et publiés annuellement par l’Université Jiao Tong de Shanghai depuis 2003 (Academic Ranking of World Universities, dit « classement de Shanghai »), par la société Quacquarelli Symonds depuis 2004 (QS World University Rankings) ou encore par The Times depuis 2010 (Times Higher Education World University Rankings). 5.  Olivia Chambard, Business Model. L’Université, nouveau laboratoire de l’idéologie entrepreneuriale, Paris, La Découverte, 2020. 6.  Pour une illustration, voir Jean-Gabriel Contamin, Martine Legris, Émilie Spruyt, « La participation de la société civile à la recherche en matière d’environnement : les citoyens face au double cens caché participatif », Natures Sciences Sociétés, n° 25, 2017, p. 381‑392. 7.  Pour une analyse de ce processus, on peut lire Dahl Kelstrup, The Politics of Think Tanks in Europe, Londres, Routledge, 2016.

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le répertoire de la moralisation de la profession pour résister au risque de démonétisation de la recherche académique. La troisième dynamique est celle d’une plus forte politisation des savoirs et des savoir-faire scientifiques qui se manifeste par une plus grande porosité du monde professionnel de la recherche universitaire aux mouvements d’opinion, aux tensions sociales et aux débats politiques du temps. Cette irruption d’arguments moraux ou idéologiques dans le champ universitaire n’est pas neuve mais elle a été considérablement amplifiée par la judiciarisation systématique des mobilisations de causes (cause lawyering), conduisant à la convocation du discours de science comme expertise dans le débat public, social et politique8, et par l’hypermédiatisation des échanges d’arguments de toute sorte sur les réseaux socionumériques. Cela signifie que les entraves potentielles venant des enquêtés qui s’inquiètent d’être enrôlés malgré eux dans ces débats changent aussi : dans le souci de ne pas pâtir de ce qui est dit, voire dans l’espoir d’en tirer parti. En facilitant le déconfinement des controverses scientifiques bien au-delà de l’espace des spécialistes universitaires, cette dernière dynamique enrichit l’écosystème dans lequel se déploie aujourd’hui la recherche et transforme les rapports que les chercheurs entretiennent avec leurs institutions, mais aussi avec leurs évaluateurs, leurs bailleurs, les membres des comités d’éthique des établissements et des revues, les acteurs des situations étudiées, les journalistes, les avocats, etc. Autant de nouveaux facteurs potentiels d’entrave à l’autonomie de la recherche en sciences sociales, jouant des coalitions possibles et des tensions entre les trois acteurs de l’écosystème des chercheurs. Ces trois dynamiques partiellement articulées contribuent à la désautonomisation des chercheurs dans la définition de leurs objets et dans la conduite de leur travail. Elles imposent à ces derniers des critères, des objectifs, des standards et des règles venus de champs profes­sionnels extérieurs à la recherche. Elles installent nombre de professionnels non-chercheurs dans la chaîne de production scientifique, depuis le financement des programmes de recherche jusqu’à la valorisation de leurs résultats. À bien des égards, les chercheurs recourant à l’enquête de terrain s’avèrent particulièrement exposés à ces ingérences des nonchercheurs et à cette perte tendancielle de contrôle du processus de production scientifique. Le caractère situé, monographique et souvent critique de l’enquête ethnographique s’accommode difficilement de la 8.  Austin Sarat, Stuart Scheingold (eds.), Cause Lawyering. Political Commitments and Professional Responsibilities, Oxford – New York, Oxford University Press, 1998.

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managérialisation du cadre institutionnel. Celle-ci suppose de produire des modèles analytiques assez généraux pour être valorisés économiquement et des résultats chiffrés propices à la citation de leurs publications telle qu’elle est enregistrée par les instruments de ranking. Portant sur les situations vécues où s’actualisent des rapports sociaux de domination, reposant sur des données irréductiblement personnelles, locales, biographiques, sensibles, les enquêtes ethnographiques sont volontiers prises à partie dans le mouvement de politisation des raisons et des façons de faire de la recherche. La situation dépasse la condition des seuls ethnographes ou praticiens de l’immersion. Depuis quelques années, les publications se multiplient pour alerter la communauté des chercheurs sur les menaces pesant sur les libertés académiques9, sur le dévoiement d’une recherche toujours plus assujettie aux impératifs du marché10 ou encore sur la montée des contraintes juridiques et des poursuites judiciaires à l’encontre des chercheurs11. Toutes ces analyses témoignent de la plus grande porosité du monde de la recherche universitaire aux autres champs d’activité et, notamment, aux champs du pouvoir politique ou économique. Elles signalent la désanctuarisation des milieux de la recherche universitaire, étroitement connectés aux enjeux sociaux valant dans les contextes immédiats de réalisation et de publication de leurs travaux. L’objectif de cet ouvrage est de proposer un cadre d’analyse de cette transformation de la profession de chercheur universitaire. Il dépasse le témoignage anecdotique de la trahison du modèle vocationnel ou la dénonciation doloriste d’un malheur professionnel bien réel. Il vise à en interroger les conséquences au titre de chances et de menaces sur les formes de recherche pouvant être conduites désormais, avec d’éventuels effets d’(auto)contrôle et d’(auto)censure pesant sur les chercheurs. Il s’agit de porter un regard sociologique sur les conditions concrètes d’autonomie et d’hétéronomie professionnelle des chercheurs pratiquant l’enquête en sciences sociales, à partir d’une double focale : si l’enquête est en danger, c’est d’abord par « nature », par la nature de son épistémologie, et ce danger ne compromet pas forcément toute 9.  Olivier Beaud, Les Libertés universitaires à l’abandon ? Pour une reconnaissance pleine et entière de la liberté académique, Paris, Dalloz, 2010. 10.  Isabelle Bruno, À vos marques, prêts… cherchez ! La stratégie européenne de Lisbonne, vers un marché de la recherche, Bellecombe-en-Bauges, Le Croquant, 2008 et aussi Paula E.  Stephan, How Economics Shapes Science, Cambridge, Harvard University Press, 2012. 11.  Sylvain Laurens, Frédéric Neyrat (dir.), Enquêter : de quel droit ? Menaces sur l’en‑ quête en sciences sociales, Bellecombe-en-Bauges, Le Croquant, 2010.

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recherche : c’est par l’équilibre trouvé dans le déploiement de la réflexivité sur les pratiques des chercheurs, à l’interface des trois acteurs clefs qui peuplent leur écosystème, qu’on le circonscrit. Mais l’enquête de sciences sociales est sans doute aussi en danger du fait des changements en cours qui font système, avec des tiers acteurs qui jouent des tensions observables dans le triangle des acteurs clefs enserrant la recherche en sciences sociales.

« Être là » : la condition indépassable de l’ethnographe et ses conséquences L’enquête de terrain oblige le chercheur en sciences sociales à vivre des moments où sa personne physique et morale, son statut de salarié d’une institution académique, son état d’étranger à la situation, d’étranger culturel, parfois ethnique et linguistique, sont engagés dans le processus de connaissance. Le principe de l’immersion du chercheur l’enjoint d’aller physiquement sur le terrain, d’« être au monde » en se soumettant à ses règles ordinaires, juridiques et sociales, et d’« être là12 » au plus près, voire au milieu de ses enquêtés, pour rendre directe, immédiate, la collecte d’informations. C’est à cette condition qu’il identifie des écarts de perception avec ceux qui l’entourent et tire parti des processus cognitifs que cela déclenche chez lui pour leur donner du sens. Mais le métier d’« étranger professionnel13 » n’autorise pas toutes les conduites au chercheur pour produire un savoir sur le social s’il veut se protéger de divers biais de connaissance. Il doit faire des choix, être attentif et adapter sa conduite pour prendre place dans la situation qu’il étudie compte tenu de l’incongruité de sa présence : de sorte à prévenir les situations où des maladresses avec les enquêtés pourraient déclencher des artefacts à ne pas confondre avec le réel. Il doit éviter les situations d’enfermement dans des espaces d’observation trop limités compte tenu des risques de myopie et de surinterprétation associés. Cela n’exclut pas des réactions de mise à distance voire de rejet brutal de la part des enquêtés vis-à-vis de cet étrange compagnonnage s’ils se sentent menacés ou malmenés. Elles peuvent être rendues publiques par des acteurs extérieurs au champ de la pratique étudiée pour des instrumentalisations diverses. Le milieu de 12.  C. W. Watson (ed.), Being There. Fieldwork in Anthropology, Londres, Pluto, 1999. 13.  Michael Agard, The Professional Stranger  : an Informal Introduction to Ethno­ graphy, Academic Press, San Diego, 1996 (1980).

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la recherche française est régulièrement traversé par des « affaires » où des chercheurs se retrouvent assignés devant les tribunaux ou dénoncés publiquement par voie de presse ou sur les réseaux sociaux, pour avoir porté atteinte à l’honneur de « leurs » enquêtés par leurs écrits informés ou pour s’être signalés, par les réactions de ces enquêtés, comme proches de certaines marges de la société14.

L’attention aux enquêtés au centre de la vigilance épistémologique Face à ce risque d’entrave que peuvent poser les enquêtés, les ethnologues, pionniers de l’enquête par immersion dans des sociétés et des cultures étrangères, ont initié dès les années 1960 un véritable mouvement « réflexiviste » pour discuter leurs pratiques de recherche et les ajuster. L’ouvrage que Joseph Casagrande dirige en 1960 marque la première affirmation de ce courant que défendent principalement des anthropologues nord-américains derrière les figures emblématiques de Clifford Geertz et Paul Rabinow15. L’attention portée par les chercheurs à la relation d’enquête est aujourd’hui partagée par toutes les disciplines des sciences sociales où l’immersion sur le terrain est pratiquée. Des limitations au travail des chercheurs en sciences sociales viennent donc aussi de la communauté scientifique elle-même : au nom d’une indispensable et légitime « vigilance épistémologique »16. Si la liberté d’action du chercheur s’en trouve limitée, contrariant parfois la réalisation de son programme de recherche, le chercheur ne peut s’en plaindre : c’est à ce prix que sa contribution est digne d’intérêt scientifique. Au moins autant que chez les anthropologues, les mérites et les risques d’une telle façon de faire de la sociologie et de « parler de la société17 » sur la foi d’enquêtes de terrain ont nourri une tradition de débats méthodologiques et de controverses épistémologiques chez les sociologues. Même si les premiers sociologues ethnographes de l’université de Chicago se reconnaissaient comme les héritiers des anthropologues culturels, notamment dans le don de soi et la célébration des intuitions du chercheur immergé dans des groupes culturels et 14.  Sylvain Laurens, Frédéric Neyrat (éd.), op. cit. 15. Joseph B.  Casagrande (ed.), In the Company of Man. Twenty Portraits by Anthropologists, New York, Harper & Brothers, 1960. 16.  Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon, Jean-Claude Passeron, Le Métier de sociologue, Lille-Paris, Mouton-Bordas, 1968, p. 9‑10. 17.  Howard Becker, Comment parler de la société. Artistes, écrivains, chercheurs et représentations sociales, Paris, La Découverte, 2009 (2007).

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linguistiques « exotiques18 », il leur a fallu faire reconnaître le fieldwork dans une identité professionnelle, celle de la sociologie, jalousement attachée aux variables statistiques, aux modélisations et aux concepts. Là où l’enquête par questionnaires vise à connaître les propriétés d’une population à partir d’une de ses fractions et s’accommode de la dépersonnalisation des informations collectées selon un petit nombre de catégories modélisables (âge, genre, profession, diplôme, revenu, type de résidence, etc.), l’agrégation statistique suffit à garantir l’anonymat aux répondants et à éviter toute contestation de la recherche par ces personnes quand les résultats sont publiés dans leur généralité. Par comparaison, le travail de terrain consiste à rencontrer des personnes précises dans des groupes d’interconnaissance, à observer leurs conduites et à collecter des données biographiques sur elles. Visant l’analyse de processus impliquant des acteurs sociaux, la démarche ethnographique conserve toute l’épaisseur personnelle des informations collectées afin de les articuler aux contextes d’existence, d’action et d’interaction des enquêtés. Le chercheur doit donc gagner la confiance de ses enquêtés pour qu’ils acceptent sa présence et sa curiosité, répondent à ses questions, lui confient leurs impressions et l’autorisent à pénétrer leur vie personnelle et ses traces (journaux intimes, archives privées, photographies de famille…), lui ouvrant par là la possibilité d’articuler des dimensions très variées. Cette confiance repose sur la promesse de la confidentialité des données collectées mais aussi sur le respect des droits à l’intimité, à la réputation, à la protection des personnes qui entrent dans ce que Jack Katz appelle le « système social » liant l’enquêteur à ses enquêtés, que l’anonymat des répondants ne suffit pas toujours à garantir19. La question des libertés d’action et des dilemmes inhérents à la pratique du « terrain » prend, dès lors, une place centrale dans la formation des ethnographes20. Le chercheur est invité à suivre des principes de respect élémentaire à l’égard de ses enquêtés ainsi que vis-à-vis de la morale et du droit qui prévalent sur son terrain et dans sa société21. Il lui est demandé de rendre des comptes à ses pairs quant au fait d’« être 18.  Morris Freilich (ed.), Marginal Natives. Anthropologists at Work, New York, Harper Row, 1970. 19.  Jack Katz, « A Theory of Qualitative Methodology. The Social System of Analytic Fieldwork », dans R.  M.  Emerson (ed.), Contemporary Field Research, Prospect Heights, Waveland Press, 1983, p. 127‑148. 20.  Anne-Marie Arborio, Pierre Fournier, L’observation directe, Paris, Armand Colin, 2021. 21.  Tom Beauchamp, Ruth Faden, R. Jay Wallace, LeRoy Walters (eds), Ethical Issues in Social Science Research, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1982.

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vraiment là » pour asseoir ses assertions sur des observations directes. Il lui est refusé toute position d’extranéité l’autorisant à exercer quelque violence que ce soit vis-à-vis des enquêtés. Il est enfin attendu qu’il objective qui il est pour parler et d’où il parle pour vérifier qu’il tire bien ses connaissances d’un contact direct avec le terrain et sa compréhension du frottement de son propre système de valeurs et de pratiques avec celui de ses enquêtés, et pas du simple placage d’un regard sociocentré. Les contours de cette vigilance épistémologique des pairs s’approfondissent avec la multiplication des recherches. La concurrence entre chercheurs pour l’accès aux financements en fait même un front de recherche en soi, favorisant des querelles en légitimité de la démarche menée : pour disqualifier certains travaux et justifier d’en mener de nouveaux. Le réexamen en 1992 de l’enquête de Street Corner Society sur les bandes de jeunes du quartier italien d’une grande ville américaine cinquante ans après sa publication donne l’occasion de mesurer l’évolution des pratiques professionnelles et des exigences en matière de vigilance épistémologique sur la relation entretenue par le chercheur avec ses enquêtés. William Foote Whyte est sommé de se défendre sur les conditions de réalisation de son enquête et sur les effets de sa publication sur la vie des jeunes italo-américains qui y sont étudiés. Ces mises en cause surviennent une décennie après que Whyte a décidé de lever le voile sur l’identité du quartier et des protagonistes de son ouvrage22. Marianne Boelen, qui a également enquêté dans le North End de Boston dans les années 1970 et 198023, reproche à Whyte de céder à différents biais dans l’interprétation des faits observés : d’abord en négligeant le système scolaire et les relations familiales de ses enquêtés, puis en plaquant sur les quartiers pauvres des « jugements normatifs » 22.  En 1981, à l’occasion de la deuxième réédition de son ouvrage, Whyte adjoint une substantielle annexe – « On the evolution of Street Corner Society » (p. 279‑373) – dans laquelle il retrace la trajectoire sociale et professionnelle des principaux chefs de gangs du quartier depuis la fin des années 1930. Après une soixantaine de pages, dans une partie intitulée « Cornerville Revisited » (p.  342), Whyte écrit  : « As I write this, more than forty years after leaving the district, there seems no longer any reason to maintain its fictional name, nor to maintain the pseudonyms of some of the principal characters. I was studying the North End of Boston ». Vingt pages plus loin, il révèle le vrai nom des protagonistes de son étude, dont celui de « Doc », son principal informateur (p.  346). Cf.  William Foote Whyte, Street Corner Society. The Social Structure of an Italian Slum. Revised and Expanded, Chicago, University of Chicago Press, 1981 (3rd ed.). 23.  W. A. Marianne Boelen, « Street Corner Society : Cornerville revisited », Journal of Contemporary Ethnography, n° 21 (1), 1992, p. 11‑51.

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fondés sur les préjugés de la classe moyenne24. Tout cela conduirait Whyte à déformer la réalité qu’il se proposait d’étudier. Boelen voit là un « danger » pour la compréhension des « sous-cultures » populaires, un « péché éthique mortel25 » de Whyte à l’égard de ses enquêtéscollaborateurs : d’abord parce qu’il ne leur a pas soumis ses résultats pour validation avant de les publier, ensuite parce qu’il n’a pas reconnu leur collaboration par une contrepartie, il ne les a pas rémunérés pendant l’enquête ni en partageant avec eux ses droits d’auteur. Boelen rapporte les sentiments des descendants des enquêtés qu’elle a recueillis – dont les fils de « Doc », le principal informateur de Whyte, qui estiment que celui-ci a travesti la réalité, trahi la confiance et sali l’image de leurs pères. Ils finissent par attaquer Whyte pour atteinte à l’honneur de leur famille. L’affaire a fait l’objet d’un numéro spécial du Journal of Contemporary Ethnography en 199226. Whyte s’étonne que les souvenirs des enfants de ses enquêtés puissent être mis sur le même pied de validité que ses notes prises à chaud à la fin des années 1930, qui étaient appuyées sur un fort engagement personnel et sur des relations franches et sincères à Cornerville27. Selon lui, les années 1980 voient l’émergence progressive d’un « climat post-fondamental » et d’une vision « déconstructionniste » du monde social dans laquelle l’idée d’une vérité objective se dissipe au profit de multiples perceptions subjectives28. Devenue rapidement un exemplum mentionné dans tous les débats sur l’éthique des enquêtes ethnographiques, la controverse opposant Whyte à Boelen signale surtout l’ouverture d’un nouveau champ de confrontations à propos de la conduite sur le terrain des chercheurs en sciences sociales : il consiste à évaluer leur souci d’établir une relation équilibrée et respectueuse avec ceux dont ils dévoilent publiquement une part de l’intimité29. De la vigilance épistémologique au contrôle politique par les pairs, la frontière est ténue. 24.  Ibid., p. 28 sq. 25.  Ibid., p. 33‑34. 26.  Intitulé « Street Corner Society Revisited », le dossier réunit des contributions de Marianne Boelen, Norman Denzin, Angelo Orlandella (collaborateur de Whyte lors de l’enquête à North End), Laurel Richardson, Arthur Vidich et William Whyte luimême. Cf. Journal of Contemporary Ethnography, n° 21 (1), 1992. 27.  William Foote Whyte, « Revisiting Street Corner Society », Sociological Forum, n° 8, 1993, p. 285‑298. 28. William Foote Whyte, «  Qualitative Sociology and Deconstructionism  », Qualitative Inquiry, n° 2 (2), 1996, p. 220‑226. 29.  W. A. M. Boelen, op. cit., p. 38‑40.

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D’une vigilance sur la démarche à une réflexion sur les partis pris de la recherche Si les collègues chercheurs veillent sur l’attention aux enquêtés et sur la défense de leur droit d’entrave au nom de la vigilance épistémologique, ils veillent aussi sur la moralisation de la recherche, sur son degré d’exigence en termes de neutralité politique. Et le dossier Street Corner Society permet encore de l’illustrer. Un deuxième procès intellectuel fait à Whyte vient du camp des « ethnographes féministes » qui, depuis la fin des années 1970, ont progressivement structuré un courant critique pour dénoncer l’andro­centrisme des enquêtes et de leurs résultats. Ces chercheuses veulent faire entendre une autre voix en promouvant une façon féministe d’ethno­graphier les opprimés : centrée sur les rôles, les expériences et les subjectivités des femmes au sein des agencements sociaux étudiés30. Les grands classiques de l’ethnographie anthropologique et sociologique sont relus au prisme de leur niveau d’androcentrisme31. Quand Shulamit Reinharz passe Street Corner Society au crible en 1992, elle conclut que ce travail de référence compte parmi les œuvres « trois fois androcentriques » puisque l’étude est conduite par un homme, puisqu’elle porte sur une configuration sociale dominée par des hommes et puisqu’elle ne s’intéresse qu’aux comportements masculins32. Réalisée au plus près d’acteurs souvent sous domination sociale et culturelle en situation de précarité matérielle, l’ethnographie est mise en demeure par une nouvelle génération de chercheurs de ne pas participer à la reproduction des dominations sociales, qu’elles soient fondées sur le sexe, la race, les conditions d’existence ou l’orientation sexuelle. Ces critiques rejoignent celles qui sont formulées vis-à-vis des ethnologues par le mouvement anticolonial et par les théories marxistes de l’émancipation d’inspiration fanonienne33, mais aussi par la critique littéraire – notamment féministe – comme celles de Sandra Harding

30.  Marcia Millman, Rosabeth Moss Kanter (eds.), Another Voice Feminist Perspec‑ tives on Social Life and Social Science, New York, Anchor Press, 1975. 31. Lois Easterday, Diana Papademas, Laura Schorr, Catherine Valentine, « The Making of a Female Researcher. Role Problems in Field Work », Urban Life, n° 6 (3), 1977, p. 333‑348. 32. Shulamit Reinharz, Feminist Methods in Social Research, New York, Oxford University Press, 1992, p. 54. 33.  Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Le Seuil, 2001 (1952).

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et Merrill B. Hitika34 ou de Trinh T. Minh-Ha35, inspirées des écrits de Michel Foucault sur la disciplinarisation par les discours et de ceux de Jacques Derrida en termes de déconstructionnisme. Une telle contreépistémologie radicale voyage à travers toutes les sciences sociales36 dès la fin des années 1960. Les chercheurs de terrain sont pris à partie, sommés de dire d’où ils parlent socialement et culturellement, enjoints de choisir politiquement leur camp. De cette contre-épistémologie critique de l’ethnographie – en tant que relation à l’autre et acte d’écriture – naissent de nouveaux cadres de normativité, de contrôle et d’autocontrôle au sein même du champ scientifique. En appelant à dépasser les normes et les classifications des dominants pour s’intéresser au point de vue des opprimés et des opposants aux différentes formes de pouvoir, ces critiques révolutionnent le rapport entre observateur et observé pour le fonder sur les principes de réciprocité intersubjective, de respect des différences et de responsabilité politique. Ethnographier les «  tiers-mondes  », les «  sous-mondes  » et les « sous-cultures » de la société dominante, c’est en effet donner à voir mais aussi faire entendre la parole des « subalternes ». Ce pouvoir de représenter les autres que s’arroge le chercheur doit être encadré : contrôlé, borné, équilibré par le refus de laisser caricaturer, mépriser ou essentialiser l’autre selon une conception dualiste de l’ethno­ graphie37 opposant « eux et moi38 ». On retrouve cette inquiétude dans les dénonciations de l’anthropologie « dominocentrique » ou de la sociologie « bourgeoise » par certains chercheurs, comme échos des Cultural Studies qui, au fil des années 1980 et 1990, se déclinent en Subaltern Studies, Gender Studies, Ethnic Studies… en quittant leur berceau de Birmingham. La remise en cause des façons de considérer les enquêtés sur le terrain conduit à l’instauration d’une double (auto)surveillance du chercheur : « une politique de la situation et une éthique de la relation39 ». Dans cette perspective, la vigilance doit se 34.  Sandra Harding, Merrill B.  Hintikka (eds), Discovering Reality. Feminist Pers‑ pectives on Epistemology, Metaphysics, Methodology and Philosophy of Science. Dordrecht, Reidel, 1983. 35.  Trinh T. Minh-Ha, Woman, Native, Other. Writing Postcoloniality and Feminism, Bloomington and Indianapolis, Indiana University Press, 1989. 36. Edward Said, « Traveling Theory », dans The World, the Text and the Critic, Cambridge, Harvard University Press, 1983, p. 157 sq. 37.  Marilyn Strathern, « Out of Context. The Persuasive Fictions of Anthropology », Current Anthropology, n° 28 (3), 1987, p. 251‑281. 38.  Stéphane Breton, Eux et moi, documentaire Les films d’ici, 2001, 63 mn. 39.  Michel Naepels, « L’épiement sans trêve et la curiosité de tout », L’Homme, n° 203‑204, 2012, p. 96.

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prolonger au-delà du terrain par une véritable « politique de la représentation40 » quand le chercheur retrouve la solitude toute puissante de l’écriture et risque de céder à une traduction falsifiée, voire à une présentation normative des enquêtés, de leurs modes de relation, de leurs représentations et de leur culture41. Concrètement, cette vigilance épistémologique vise une relation d’enquête qui doit être démocratique, c’est-à-dire fondée sur des principes de symétrie (égalité des positions dans l’interaction, réciprocité d’intérêts à l’enquête, collaboration mutuelle), et qui doit accorder aux enquêtés un « droit à l’autodétermination » de leur représentation ethnographique42. Le chercheur de terrain doit, au fond, adopter une « politique de l’enquête43 » veillant à ne pas « exploiter » ou « instrumentaliser » les personnes rencontrées pendant l’enquête de terrain, mais aussi à anticiper les effets psychiques et politiques des éléments tirés de l’enquête (données, faits, analyses) qui seront révélés dans les publications44. Dans l’ouverture de l’ouvrage qu’il consacre avec George Marcus précisément à la mise en texte des enquêtes ethnographiques, James Clifford parle d’un nécessaire « tact dans la représentation45 ». La vigilance épistémologique et politique de l’ethnographe passe désormais par une auto-analyse46. Être un bon chercheur de terrain, c’est dire d’où on parle socialement et politiquement avant de dire de qui l’on parle et ce qu’on a appris.

40.  Mark Neumann, « Collecting Ourselves at the End of the Century », dans C. Ellis, A.  P.  Bochner (eds), Composing Ethnography  : Alternative Forms of Qualitative Writing, Walnut Creek, AltaMira Press, 1996, p. 172‑198. 41.  En plaçant à égalité les traces d’histoire orale des Saramakas du Surinam et les propres analyses qu’il en propose (les deux « sources » se partageant les pages du livre), Richard Price signe une ethnographie dialogique exemplaire. Voir Richard Price, First-Time. The Historical Vision of an Afro-American people, Baltimore et Londres, The Johns Hopkins University Press, 1983. 42. Liz Stanley, Sue Wise, Breaking Out. Feminist Consciousness and Feminist Research, Londres, Routledge – Kegan Paul, 1983, p. 137. 43.  Alban Bensa, Didier Fassin (ed.), Les politiques de l’enquête. Épreuves ethnogra‑ phiques, Paris, La Découverte, 2008. 44. Caroline Brettell (ed.), When They Read What We Write. The Politics of Ethnography Westport, Bergin and Garvey, 1993. 45.  Introduction à James Clifford, George E.  Marcus (eds), Writing Culture. The Poetics and Politics of Ethnography, Berkeley, University of California Press, 1986, p. 11, traduite dans James Clifford, « Vérités partielles, vérités partiales », Journal des anthropologues, n° 126‑127, 2011. 46.  Florence Weber, Le travail à-côté. Étude d’ethnographie ouvrière, Paris, EHESS et INRA, 1989.

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Des impensés du sociocentrisme à l’endo-ethnographie ? L’auto-analyse du chercheur de terrain à cette intention est-elle suffisante à éviter les risques de sociocentrisme ? Menée avec sincérité, peutelle être sans complaisance ? Ou faut-il considérer que seul l’exercice endo-ethnographique d’analyse d’un groupe par un de ses membres est le moyen de dissiper les soupçons de préjugés de classe, de genre ou de race dans l’enquête de terrain ? Pratiquée par « l’anthropologie féministe », l’endo-ethnographie accompagne également la « révolution épistémologique » de l’écriture de l’histoire et de la sociologie des AfroAméricains47 et des autres minorités raciales. De nombreuses études sociologiques des années 1980 et 1990 dénoncent les analyses colportant un portrait univoque et culturaliste des « Blacks » et des « Latinos » et se livrent à une contre-ethnographie des minorités et des pauvres48. Une nouvelle génération d’ethnographes s’est ainsi attachée à « désexotiser les quartiers pauvres » en invitant parallèlement à contester le travail d’auteurs davantage intéressés par le sensationnalisme ou les figures stéréotypées du ghetto que par la dénonciation d’un état de domination économique, raciale et sociale49. Réalisés notamment par des chercheurs « non-blancs » et parfois issus des quartiers étudiés, des travaux endoethnographiques se sont donné pour objectif de restituer plus justement le vécu et les représentations des enquêtés. Punished constitue l’un des ouvrages les plus emblématiques de cette nouvelle « ethnographie du ghetto ». Victor Rios y étudie le ghetto d’Oakland (Californie) où il a grandi dans les années 1980‑1990 et où il a appartenu à un gang criminel… avant de faire un doctorat à l’Université de Berkeley. Rios livre une analyse crue et précise de la stigmatisation scolaire et de la surveillance policière qui façonnent dès leur plus jeune âge le destin des Latino-Américains et des Afro-Américains des quartiers défavorisés d’Oakland50. Au point de faire de l’endo-ethnographie une condition indépassable, une norme absolue que les chercheurs devraient s’imposer à eux-mêmes, sur laquelle les pairs les attendraient ? En France, l’interrogation autour de 47.  Clarence E.  Walker, Deromanticizing Black History. Critical Essays and Reap‑ praisals, Knoxville, University of Tennessee Press, 1991. 48.  Loïc Wacquant, « Scrutinizing the Street. Poverty, Morality, and the Pitfalls of Urban Ethnography », American Journal of Sociology, n° 107 (6), 2002, p. 1468‑1532. 49.  Mario L. Small, « De-Exoticizing Ghetto Poverty. On the Ethics of Representation in Urban Ethnography », City & Community, n° 14, 2015, p. 352‑358. 50.  Victor M. Rios, Punished : Policing the Lives of Black and Latino Boys, New York, NYU Press, 2011.

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l’endo-ethnographie traverse aussi toute une série d’enquêtes portant sur les mondes populaires, les groupes marginaux et leurs cultures. Dès 1991, Gérard Mauger inventorie les raisons pour lesquelles l’ethnographe des milieux populaires doit se garder de « l’illusion de faire illusion » en comptant sur différents stratagèmes de présentation de soi et tous les « arts du camouflage » qui pourraient lui laisser croire qu’il est possible de se fondre parmi ses enquêtés51. Rappelant qu’il n’y a pas, sur le terrain, de position « hors-jeu », au sens d’une place neutre dans le jeu social qui est étudié, G. Mauger invite à toujours expliciter sociologiquement la relation d’enquête comme interaction et comme rapport de force symbolique. Identifier ses propres « appartenances » (origine sociale, trajectoire sociale, parti pris paradigmatique, engagement militant) permet au chercheur de mieux comprendre les conditions particulières d’ouverture (et donc aussi de résistance, voire de fermeture) du terrain quant à sa présence curieuse – aux deux sens du terme – dans des groupes sociaux ou des organisations qui se vivent comme inaccessibles aux « étrangers ». De façon peut-être contre-intuitive, « être du cru » ne dispense pas du nécessaire travail d’auto-objectivation. Les chercheurs dans ces cas ont a minima un travail de défamiliarisation à produire pour penser les illusions dont sont victimes les acteurs de l’intérieur. Mais ils ont aussi besoin de penser la distance que crée chez eux l’expérience de rupture avec leur univers d’origine. Quand ils reviennent enquêter dans « leur » monde social, les chercheurs sont en effet des transfuges de classe qui, comme le note Richard Hoggart à la lumière de sa propre expérience, doivent s’appliquer une forme d’« auto-surveillance52 ». Étudiant les bandes de jeunes de sa cité, Marwan Mohammed cherche ainsi à établir un « pacte de confiance » avec ses différents enquêtés, qui passe par la mise à plat de ses attaches antérieures de « petit » puis de « grand du quartier », d’animateur de centre de loisirs (maternel et primaire), d’éducateur à la maison de quartier, de surveillant d’externat dans le collège fréquenté par les adolescents de la cité, d’entraîneur dans le club local de futsal, de responsable associatif, engagé ponctuellement contre le racisme et les violences policières, qui sont autant de perceptions de sa personne dans le quartier53. Pour toutes ces raisons, lorsqu’il pratique l’ethnographie, le chercheur en vient à se mettre sous surveillance de lui-même et sous celle de ses pairs, sans tomber dans le vertige de l’introspection régressive 51.  Gérard Mauger, « Enquêter en milieu populaire », Genèses, n° 6, 1991, p. 125‑143. 52.  Richard Hoggart, 33 Newport Street. Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1991. 53.  Marwan Mohammed, La formation des bandes de jeunes : entre la famille, l’école et la rue, Paris, PUF, 2011.

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et stérilisante, ou dans la facilité d’excommunier ses concurrents en fonction de leur degré d’attache biographique à l’objet d’étude. Passant de l’invitation à la « réflexivité » à l’impératif d’« auto-analyse », voire à l’interrogation sur la nécessité de l’« endo-ethnographie », l’épistémologie de l’enquête de terrain établit l’analyse de la relation d’enquête comme un élément constitutif du raisonnement sociologique et fait de son compte rendu un moment clé dans la production de la conviction autour des résultats proposés. Fût-ce au prix d’une vigilance épistémologique des pairs qui est menacée de se teinter de surveillance politique de la recherche par les chercheurs. Il faudra se défier de ce risque en réfléchissant aux transformations qui sont intervenues dans l’écologie professionnelle des chercheurs et qui pourraient pousser dans ce sens.

Sociologiser les changements dans les modes d’encadrement de la recherche : vers un nouveau régime de surveillance dans les sciences sociales Si les enquêtés et les collègues chercheurs ont logiquement un rôle à jouer dans la définition des marges d’autonomie dont disposent les chercheurs en sciences sociales pour orienter leur travail, il faut intégrer à l’analyse des limites à cette autonomie les effets moins maîtrisés et plus inquiétants de certains changements qui sont intervenus récemment dans leur écologie professionnelle sous l’effet des trois dynamiques citées en introduction de ce texte : elle est affectée non seulement par les nouveaux rapports managériaux et sécuritaires avec les autorités de tutelles (1) mais aussi par la radicalisation des tensions précédemment décrites avec les deux autres acteurs clefs que sont les enquêtés et les pairs (2), et par les logiques autoritaires qu’elles alimentent et qui sont apparues dans le paysage des enquêtés et, par suite, dans celui des chercheurs qui les fréquentent (3).

Les chercheurs aux prises avec de nouvelles normes managériales et sécuritaires La matrice triangulaire de gestation des recherches en sciences sociales dans une autonomie négociée entre pairs, enquêtés et institutions de recherche présente aux interfaces des opportunités pour une société engagée sur la pente d’une managérialisation et d’une sécurisation juridique toujours plus poussées des relations de travail. La pensée libérale utilitariste, qui soumet toute activité à une mise en concurrence des 40

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« producteurs », trouve dans les dispositifs d’appel d’offres de recherche des moyens d’étendre son emprise à la science et d’enrôler les chercheurs euxmêmes pour l’exercer en en faisant des évaluateurs comptables de leurs pairs. La mise en marché de la « production scientifique » (avec la généralisation des logiques évaluatives et classificatoires vis-à-vis de la concurrence, du benchmarking…) amène les chercheurs et les institutions qui les emploient à composer, négocier, s’allier ou s’opposer à de nouveaux types d’acteurs humains (bailleurs de fonds publics et privés, avocats spécialisés dans la propriété intellectuelle, contrôleurs de gestion…) et non-humains (indicateurs bibliométriques, appels à projets, protocoles de soumission de réponses, workpackages, consortia, advisory board, diagramme de Gantt, livrables, timesheets, etc.), attestant par là de limitations de leur autonomie d’action. Nous assistons à des formes de privatisation de la recherche, avec des jeux de concurrence entre structures scientifiques et avec d’autres institutions (think tanks, cabinets d’expertise, sociétés de conseils, etc.) qui produisent des suggestions et des indicateurs sur la recherche à mener. La tendance désormais installée d’une évaluation quantitative des chercheurs échappe au contrôle de ces derniers, sans autonomie vis-à-vis du marché mondial de la recherche qui est fondé sur la concurrence et les préceptes néolibéraux (sur le modèle des « palmarès » et des classements du type de celui qui est établi par l’Université Jiao Tong de Shanghai)54. Les principes qui gouvernent la recherche relèvent alors le plus souvent du « Publish Globally and Perish Locally vs. Publish Locally and Perish Globally55, » c’est-à-dire d’arbitrages selon des logiques de sélection et de professionnalisation distinctes suivant les champs académiques nationaux et internationaux, faisant craindre un arbitrage entre la carrière scientifique et la qualité du savoir qui est produit. Le financement sur projets et la valorisation des cofinancements privés conduisent à multiplier les contrats pour organiser les relations entre les partenaires impliqués et à convoquer le droit en cas de désaccord. Les interventions des juristes s’y font au nom de l’autonomie des chercheurs mais, du même coup, elles enrichissent l’éco­ logie professionnelle de la recherche avec de nouveaux acteurs. Pour être complets, il faut introduire dans ce raisonnement la montée en puissance de l’expertise et de la recherche-action qui signale une 54.  Pour une étude de la situation européenne inspirée de la sociologie de Bourdieu, voir Isabelle Bruno, À vos marques, prêts… cherchez ! La stratégie européenne de Lisbonne, vers un marché de la recherche, Bellecombe-en-Bauges, Le Croquant, 2008. 55. Sari Hanafi, « Les systèmes universitaires au Moyen-Orient arabe. Publish Globally and Perish Locally vs. Publish Locally and Perish Globally », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n° 131, 2012, p. 23‑44.

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injonction à l’utilité voire à la rentabilité – économique, sociale, technique – des fonds engagés dans la recherche : selon des critères parfois éloignés des logiques scientifiques. Le souci de performance encourage la recherche sur contrats et conduit les financeurs publics et privés à privilégier une sociologie policy-oriented, une science de gouvernement avec ses formulations prescriptives (préconisations…), des recherches dites « appliquées ». Le chercheur est confronté par là à de nouvelles contraintes temporelles et spatiales, matérielles et financières qui, à défaut d’être respectées, l’exposent à des critiques sur son utilité sociale56 et sur la scientificité de son travail, très efficaces du point de vue des commanditaires pour, le cas échéant, se débarrasser d’une « science qui dérange » par sa puissance critique57. Ces pressions en faveur d’une recherche finalisée trouvent cependant un écho dissonant « en interne » au monde académique, les pairs et les autorités de tutelle (responsables de laboratoire, chefs de département, présidents d’université, etc.) dénonçant une recherche engagée qui risquerait de compromettre la neutralité de l’institution scientifique, de dévoyer la « pureté de la science ». Par là, ils exercent à leur tour un contrôle à rebours sur les choix des chercheurs. Andrew Abbott, qui a étudié à la suite d’Everett Hughes comment certaines professions luttent pour protéger leur domaine de compétences propres contre les concurrences d’autres professions58, a mis en exergue la forte interdépendance des écologies professionnelles, notamment dans le cas des professions savantes (knowledge-based occupations). Même dans les secteurs où semble établi un monopole de juridiction (le médecin pour la santé, le juriste pour la procédure judiciaire), les écologies professionnelles sont toutes inter-reliées et mobiles, constituées d’un assemblage complexe « d’acteurs, de lieux et de liens ». S’agissant des universitaires, l’écologie professionnelle possède des contours qui sont particulièrement poreux et dont témoigne le rôle des étudiants, des administrateurs ou des « clients » non-universitaires qui sont tout à la fois « publics » et « acteurs endogènes » de l’université59. En reprenant le concept d’« écologies liées » d’Abbott, il est possible de reconsidérer toutes sortes d’interlocuteurs (experts des agences d’évaluation, agents 56.  Bernard Lahire, Pour la sociologie, et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse », Paris, La Découverte, 2016. 57.  Pierre Bourdieu, « Une science qui dérange », Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1980. 58.  Andrew Abbott, The System of Professions. An Essay on the Division of Expert Labor, Chicago, University of Chicago Press, 1988 (cf. chapitre  3  : « The Claim of Jurisdiction », p. 95 sq.). 59.  Andrew Abbott, « Linked Ecologies. States and Universities as Environments for Professions », Sociological Theory, n° 23, 2005, p. 250.

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des services de valorisation, conseillers en montage de projets internationaux, fonctionnaires « sécurité-défense », agents des fondations, des centres de recherche privés, des think tanks…) et d’y voir les représentants des écologies professionnelles avec lesquelles interagissent aujourd’hui les chercheurs en sciences sociales pour souligner combien ils exercent sur eux des pressions que les exemples développés dans l’ouvrage vont aider à caractériser pour leurs effets sur les connaissances produites et sur celles qui sont rendues plus difficiles à produire par là.

Quand enquêtés et pairs universitaires se muent en surveillants et censeurs de la recherche Dans cet encadrement managérial de plus en plus prégnant, le chercheur est de plus en plus souvent sommé de faire valider son protocole d’enquête par les garants d’une éthique scientifique qui est très proche de celle de la médecine et de la psychologie sous l’argument que les chercheurs en sciences sociales travaillent sur l’humain dans une certaine ressemblance avec les sciences du corps et de la psyché pour lesquelles des protocoles d’autorisation ont été conçus. La comparaison avec les sciences sociales ne se justifie pourtant pas complètement. Si médecine et psychologie ont pu, par le passé, montrer un manque d’attention flagrant aux personnes dans l’application de traitements posés comme thérapeutiques ou d’expériences affectant les « sujets60 », le projet de connaissance des sciences sociales ne vise pas à affecter la personne prise dans l’étude, sinon à travers des appropriations collectives et politiques des résultats de la recherche et avec des effets qui ne s’exercent sur l’individu qu’à travers les collectifs auxquels il appartient. Il n’empêche que le chercheur en sciences sociales a de plus en plus souvent pour interlocuteurs les services juridiques et les comités d’éthique des universités, des bailleurs de la recherche, des sociétés savantes et des rédactions des revues scientifiques. Par suite, la relation d’enquête est affectée : le chercheur est souvent invité à obtenir le « consentement éclairé » de ses enquêtés quant à sa démarche et à l’usage des données collectées61, non 60.  Par exemple avec les expériences dites de Milgram (Stanley Milgram, « Behavioral Study of obedience. », The Journal of Abnormal and Social Psychology, 67‑4, 1963, p. 371‑378) et de Stanford (Craig Haney, Curtis Banks, Philip Zimbardo, « Interpersonal dynamics in a simulated prison », International Journal of Criminology and Penology, 1, 1973, p. 69‑97). 61.  Pour un panorama des controverses épistémologiques sur les mérites et incon‑ vénients des « formulaires de consentement » et des façons d’en faire usage avec les enquêtés, voir L.  Mun Wong, « The Ethics of Rapport  : Institutional Safeguards, Resistance and Betrayal », Qualitative Inquiry, n° 4, 1998, p. 178‑199.

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sans déclencher par là quelque perplexité chez certains d’entre eux. Et non sans difficultés aussi pour lui-même : on se doute bien, par exemple, qu’il est aberrant de chercher le consentement à une enquête dont le chercheur peine à dire l’objet exact car il le cerne encore mal lui-même en début d’investigation et sait qu’il est essentiel qu’il puisse s’écarter de sa première définition si « le terrain » l’exige, s’il lui fournit de la matière particulièrement pertinente pour un questionnement un peu décalé, dont il n’avait pas anticipé toute l’importance mais qui lui est apparu précisément dans l’interaction avec les enquêtés62. Outre le risque de voir l’accord refusé par les enquêtés, le chercheur pourrait donc obtenir un accord inadéquat à l’enquête menée. Et quand le consentement est accordé, cela risque d’avoir pour prix une observation perturbée par l’enquêté si celui-ci prend en considération le regard porté sur lui, s’il le perçoit comme un regard évaluateur, l’amenant à altérer plus ou moins consciemment sa conduite pour échapper à un jugement de l’enquêteur qui pourrait lui être défavorable. En outre, ces chartes, conventions et comités d’éthique ne sont pas toujours en mesure de répondre aux préoccupations des enquêtés. Celles-ci varient suivant leur position sociale : les personnalités publiques, les personnes préoccupées de la discrétion de leurs activités ou de la préservation de leur honorabilité par la publicisation d’informations très choisies sur elles-mêmes, les personnes qui se dévoilent avec leurs faiblesses devant l’enquêteur… ne s’y reconnaissent pas toujours63. L’importance de ces enjeux croît avec la diversification des objets de recherche des sciences sociales que permet la croissance du nombre de chercheurs et avec l’accessibilité croissante à des données personnelles de seconde main à l’ère numérique, grâce aux possibilités d’information sur les personnes qu’offrent les réseaux sociaux (blogs, CV et sites web personnels, pages Facebook, comptes Twitter, etc.). Des chercheurs sont ainsi poursuivis en justice par leurs enquêtés qui s’estiment exploités, trahis ou salis par la publication des travaux dont ils sont l’objet64. Et les tutelles universitaires et de recherche s’en trouvent a­ ffectées : anticipant 62.  Anne-Marie Arborio, Pierre Fournier, op. cit., chapitre 5. 63.  Delphine Naudier, « La restitution aux enquêté-e-s : entre déontologie et brico‑ lages professionnels ? », p.  79‑104 ; Sébastien Roux, « La transparence du voile. Critique de l’anonymisation comme impératif déontologique », p.  139‑154 ; Michaël Meyer, « “Tu veux ma photo ?” Droit de regard et droit à l’image dans la sociolo‑ gie visuelle », p.  155‑186 ; Pernelle Issenhuth, Géraldine Vivier, Isabelle Frechon, « Concilier les droits de chacun  : une éthique en dynamique. Enquête auprès de mineurs “protégés” », dans S. Laurens, F. Neyrat, op.cit., p. 187‑210. 64.  Laëtitia Atlani-Duault et Stéphane Dufoix, « Les sciences sociales saisies par la justice », Socio, n° 3, 2014, p. 9‑47.

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une judiciarisation des publications scientifiques, elles juridicisent les pratiques de recherche et font endosser le mouvement par des pairs chercheurs qu’elles enrôlent. Les prescriptions éthiques faites aux chercheurs se muent en chartes ou en conventions routinières qui encadrent systématiquement les pratiques professionnelles, qu’elles aient ou pas des enjeux de protection des personnes. Sur ce point, l’ouvrage mesure l’évolution de nos difficultés d’exercice professionnel depuis la parution de l’ouvrage coordonnée par Sylvain Laurens et Frédéric Neyrat, Enquêter : de quel droit ? En 2010, ils appréhendaient ces problématiques sous l’angle du « droit à » enquêter, à garantir une confidentialité, à disposer d’une liberté d’écriture, souvent par comparaison avec le métier de journaliste, imbriquant logiques individuelles, collectives et institutionnelles. Ces entraves se sont approfondies et il faut aujourd’hui y ajouter l’inquiétude des institutions académiques qui craignent les conséquences de recherches perçues comme polémiques. Les réactions sont diverses suivant les tutelles. Certaines pourront soutenir le chercheur, même lors d’un procès, quand d’autres resteront silencieuses ou fuyantes. Les pratiques de ces institutions aboutissent rarement à des protections au niveau national, à l’exception du Canada où la Cour suprême a consacré, en 2014, le caractère confidentiel des entretiens réalisés par les chercheurs autour de l’affaire Luka Magnotta65. Shamus Khan, assigné à comparaître devant les tribunaux états-uniens et sommé de remettre à la justice ses carnets de terrain et ses données d’enquête, ne voit pas son université de rattachement prendre en charge sa défense, se défaussant sur le chercheur comme s’il s’agissait d’une affaire privée66. Et pas davantage Marie-Eve Maillet, ayant enquêté sur les mobilisations autour d’un parc éolien et se trouvant mêlée à une affaire judiciaire intentée par une entreprise construisant des éoliennes et souhaitant accéder à ses enregistrements d’entretiens67. Dès lors, se pose la question de la protection institutionnelle des chercheurs et des capacités matérielles et financières de la profession à faire face à de telles menaces et à engendrer une riposte collective sur ces questions dans des sociétés de plus en plus judiciarisées. Dans le traitement de ces « affaires », la place de l’institution académique est souvent ambiguë : elle se donne 65.  Nathalie Samson, « Au Québec, une décision appuie le caractère confidentiel des entrevues réalisées par les chercheurs », Affaires universitaires, 12 mars 2014. 66.  Shamus Khan, « The Subpoena of Ethnographic Data », Sociological Forum, n° 34 (1), 2019, p. 253‑263. 67.  Olivier Beaud, « Retour sur le cas paroxystique d’un “procès-bâillon” au Québec : les difficiles rapports entre droit et science », Recueil Dalloz, n° 24, 2021, p. 1304‑1307, et Le Savoir en danger. Menaces sur la liberté académique, Paris, PUF, 2021.

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pour mission de protéger les enquêtés contre des usages malveillants des informations collectées par les chercheurs (chartes déontologiques, comités d’éthique, procédures de déclaration à la CNIL68, etc.) en même temps qu’elle cherche à prévenir les procès contre ses chercheurs. Or, les activités des chercheurs sont de plus en plus exposées sur la toile (communication des laboratoires de recherche, blog de recherche, archives ouvertes de la recherche), les rendant ainsi comptables de leur travail devant plus de regards extérieurs. L’intervention procéduralisée des comités d’éthique (des universités, des revues, des associations savantes, des bailleurs) et l’exigence de conformation des chercheurs aux nouvelles normes de droit69 valent ingérences pour eux et signent une perte d’autonomie dans la définition de leurs protocoles d’enquête sur le terrain. Les stratégies développées par les chercheurs comme par les tutelles pour faire face à cette surveillance par les enquêtés évoluent : hier inattentifs parfois, beaucoup s’efforcent aujourd’hui de protéger les données personnelles qu’ils collectent mais d’autres préfèrent renoncer purement et simplement aux outils numériques et à l’enquête de terrain devant les difficultés promises. Il n’apparaît pas exagéré de parler de mise en administration du métier de chercheur, d’un assujettissement à des logiques bureau­cratiques qui déterminent l’intérêt des questions que les sciences sociales se posent et les compétences qui lui sont reconnues pour en traiter. Autrement dit, qui définit les enjeux prioritaires de la recherche et comment, selon quels critères s’opère la reconnaissance de la qualité parmi les chercheurs. Ici, plusieurs mécanismes entrent en ligne de compte dans l’analyse. Dans ces processus multiples, les questions d’éthique et de sécurité des données prennent de plus en plus d’importance. L’apparition et la généralisation des « agences » (d’évaluation, d’attribution des moyens) et, avec elles, des critères de performance, de rentabilité et de sécurité issus du management modifient et externalisent hors de la communauté académique les modalités du jugement concernant les enjeux scientifiques. Contrairement à l’état de la recherche dans les années 1970 et 1980 au moment où Bourdieu en propose l’analyse70, il est clair que les ressorts de la consécration académique comme les 68.  Commission nationale de l’informatique et des libertés. 69.  À l’instar du Règlement général sur la protection des données (RGPD) adopté par l’Union européenne en 2018 (cf. supra). 70.  Pierre Bourdieu, « La spécificité du champ scientifique et les conditions sociales du progrès de la raison », Sociologie et sociétés, n° 7 (1), 1975, p.  91‑118. ; du même auteur, Les usages sociaux de la science.  Pour une sociologie clinique du champ scientifique, Versailles, Éditions Quæ, 1997, p. 11‑62.

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mécanismes de distribution (de concentration, voire de monopole) des « capitaux matériels et symboliques de la recherche » ont pour partie échappé à la mainmise des seules « concurrences internes au champ scientifique ». Les chercheurs du début du xxie siècle doivent composer avec la surveillance régulière d’une série d’acteurs très divers. D’abord leurs pairs, pour des raisons qui ne relèvent plus de la seule vigilance épistémologique mais aussi d’enjeux de concurrence pour les financements. Ensuite leurs enquêtés, en défense de leur liberté mais aussi pour défendre la maîtrise de l’image d’eux-mêmes, pour garder à l’abri des regards certaines pratiques et arrangements. Enfin toutes sortes d’autorités instrumentalisant différentes circonstances pour se légitimer dans leurs interventions venant limiter ou contrôler l’autonomie des chercheurs. Elles se posent en défense des enquêtés à travers des arguments d’éthique, de consentement éclairé et de protection des données personnelles, avec pour corrélat de leur conférer une capacité à interdire l’enquête de sciences sociales. Elles se posent en défense des chercheurs eux-mêmes contre les enquêtés, avec pour effet d’introduire un régime d’autorisation pour l’investigation des sciences sociales au motif de la rendre inattaquable ensuite. Elles se posent en défense des intérêts des contribuables contre des chercheurs se mettant en danger et qu’il faut secourir ensuite de façon coûteuse, ou tenant des propos qui leur valent d’être attaqués devant la justice. Le régime d’asséchement des financements récurrents de la recherche et de relais par des financements sur réponses à appel d’offres apparaît sous ce rapport comme une solution pour pouvoir exclure du champ d’étude les sujets embarrassants sous l’argument qu’ils sont susceptibles de créer des contentieux. Ces nouvelles contraintes, séparées pour les besoins de l’analyse, s’articulent souvent entre elles et font système, faisant redouter l’émergence d’un nouveau régime de surveillance dans les sciences sociales qui met l’enquête en danger.

Comment réinventer sa recherche face aux logiques autoritaires ? Le champ scientifique ne fonctionne pas comme un monde clos sur lui-même. Les tendances à la judiciarisation, à la managérialisation et à la sécurisation qui traversent nos sociétés affectent aussi les sciences sociales dans leurs relations avec la société : pas forcément au nom de la lutte contre les tentatives d’intrusion étrangères ou contre l’espionnage industriel comme on le voit avec les sciences et techniques, mais surtout sur le registre du contrôle de la parole des chercheurs qui peut 47

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être considérée comme subversive, déstabilisatrice, voire carrément dangereuse pour l’ordre social. Et cela autant du point de vue des acteurs publics (autorités gouvernementales, élus locaux, police, armée, justice, etc.) ou semi-publics (partis, syndicats, fédérations associatives) que du point de vue des acteurs privés (lobbies, groupes industriels, firmes multinationales, voire simples individus). Ces logiques autoritaires se retrouvent à des degrés divers dans la plupart des phénomènes sociaux qu’étudient les sciences sociales, impliquant les trois catégories d’acteurs précédemment citées, les pairs, les enquêtés et les institutions de recherche au sens large, démultipliées. Tout au plus, faut-il ajouter aux réactions des enquêtés face au chercheur les inquiétudes induites par la surveillance politique que les régimes autoritaires leur appliquent. Elles se reportent en défiance vis-à-vis des enquêteurs de sciences sociales dès lors qu’ils prétendent s’approcher d’eux : ils font craindre aux enquêtés que le statut de chercheur soit une couverture pour un contrôle policier de leurs pratiques ou que le contact avec le chercheur puisse laisser imaginer au pouvoir que les enquêtés critiquent le régime dans les interactions qu’ils ont avec lui. De même, la surveillance du pouvoir sur la capacité subversive de la recherche à travers la diffusion de ses résultats s’exprime-t-elle derrière la surveillance des chercheurs par leurs autorités de tutelle sous l’argument de leur éviter d’être confondus avec des activistes ou des espions… : avec pour effet de les empêcher de livrer des analyses documentées des logiques sécuritaires en jeu. Ces situations sont-elles d’une nature spécifique, propre aux régimes autoritaires ? Ou bien la singularité de ces terrains tient-elle à une simple radicalisation des configurations de surveillance qu’on a décrites comme s’appliquant à tous les chercheurs de terrain ? Les terrains et les enquêtes discutées dans la troisième partie de l’ouvrage seront l’occasion de le préciser au cas par cas. Il ne s’agit pas ici de relativiser la répression féroce qui est pratiquée par de tel ou tel régime. Elle entraîne souvent la mort sociale et professionnelle des chercheurs et même, parfois, leur mort physique, à l’instar du cas particulièrement dramatique de Giulio Regeni, jeune doctorant italien en sciences politiques qui a été torturé par la police politique du maréchal Sissi en Égypte71. Par commodité, on incrimine souvent le régime autoritaire lui-même, éventuellement en le faisant passer du statut de cadre de la recherche à l’objet principal d’étude. 71. Daniela Melfa, traduit par Béatrice Hibou, « L’affaire Regeni. La (liberté de) recherche, une question d’intérêt national ? », Sociétés politiques comparées, n° 53, 2021.

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La distinction entre des régimes autoritaires et des régimes démocratiques reste relative72, notamment en raison de la convergence de certaines logiques sécuritaires. En témoigne l’exemple de recherches menées en France par des ethnologues, des sociologues et des politistes sur des situations de radicalisation religieuse et politique ou sur les mouvements sociaux : les chercheurs y sont menacés d’une surveillance spécifique par les autorités, calquée sur celle que le pouvoir exerce sur les personnes incriminées, considérant que leur empathie professionnelle pourrait se tourner en sympathie active et que leur attention critique interrogeant les catégories de l’entendement ordinaire en fait des soutiens, fût-ce involontairement, à toutes les oppositions. La question de la surveillance n’est donc plus seulement une « affaire » de chercheurs d’aires culturelles confrontées à l’autoritarisme des régimes et à la tyrannie des pouvoirs locaux ou tribaux. Elle fait désormais partie intégrante de l’univers des sciences sociales mondialisées, s’exerçant non seulement comme une contrainte sur l’enquête de terrain mais aussi comme un élément structurant la recherche elle-même de manière durable, obligeant les chercheurs à réinventer leur recherche afin de contourner, sinon d’atténuer, les effets des logiques répressives et sécuritaires. Réinventer sa recherche aujourd’hui s’inscrit dans un contexte parfois dramatique pour la profession, avec différentes affaires et menaces très directes sur les chercheurs qui procèdent à une enquête de terrain. Au-delà des marques affectives qu’elles laissent sur les trajectoires et les carrières, ces faits révèlent le nouveau régime de surveillance qui contraint les chercheurs en sciences sociales. Le monde de la recherche avait été particulièrement affecté au milieu des années 1980 par un événement tragique : l’enlèvement à Beyrouth du sociologue français Michel Seurat par un groupuscule proche du Hezbollah, entraînant son décès par manque de soins73. La chronique des deux dernières décennies n’est pas avare en nouveaux drames de ce type, témoignant d’une situation qui s’aggrave avec la multiplication des dossiers – en France comme à l’étranger – où des chercheurs en sciences sociales sont fichés, menacés, poursuivis, détenus, jugés et parfois condamnés par des tribunaux. De façon non exhaustive et pour s’en tenir aux plus médiatisés, on peut citer les exemples de Clotilde Reiss, Roland Marchal, Fariba 72.  Olivier Dabène, Vincent Geisser, Gilles Massardier (éd.), Autoritarismes démo‑ cratiques. Démocraties autoritaires au xxie  siècle. Convergences Nord-Sud, Paris, La Découverte, 2008. 73.  Cet événement est relaté par son épouse Marie Seurat dans l’ouvrage, Les corbeaux d’Alep, Paris, Gallimard, 1989. Voir aussi la préface de Gilles Kepel dans le livre regroupant une partie des travaux de Michel Seurat, L’État de Barbarie, Paris, PUF, 2012.

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Adelkhah, Kylie Moore-Gilbert, arrêtés, emprisonnés et jugés en Iran ; de Pinar Selek et Ayşen Uysal menacées par la justice en Turquie ; de Claude Linjuom Mbowou au Cameroun ; de Maâti Monjib au Maroc ; et, bien sûr, d’Ismail Alexandarani et Giulio Regeni, respectivement détenu et assassiné en Égypte. Si certains régimes autoritaires exercent ces contraintes de manière particulièrement systématique, explicite et violente, certains chercheurs travaillant dans des contextes dits « démocratiques » ont aussi témoigné de mesures de contrôle pesant sur leur travail, voire d’expériences de détention : Thierry Dominici, Vincent Geisser ou encore Franca Maltese et Roberta Chiroli en Italie74. Dans les deux cas, les chercheurs travaillant sur des contextes en tension voient mise en question la raison de leur travail. Lorsqu’ils sont arrêtés dans le cadre de régimes autoritaires, ces « chercheurs en périls75 » sont parfois qualifiés de « prisonniers scientifiques » sur le modèle des prisonniers politiques76, allant jusqu’à vivre un véritable exil dans leur propre pays pour ceux qui en sont originaires. Ainsi, en Turquie, le tournant autoritaire du régime Erdogan après le coup d’État manqué de juillet 2016 s’est traduit par une politique de répression touchant directement des milliers d’enseignants-chercheurs, de doctorants et d’étudiants (allant de l’exclusion temporaire à la révocation définitive de l’université en passant par l’interdiction d’enseigner, par le procès politique, etc.). Et s’ils sont issus de pays démocratiques mais souhaitent travailler sur des régimes autoritaires, les chercheurs n’en ressentent pas moins des entraves dans leur travail sous le double effet de la « jurisprudence Regeni » : imposant à la fois aux chercheurs et à leurs autorités de tutelle de réinterroger les conditions d’enquête et de redéfinir les objets de recherche afin de protéger les chercheurs de la répression d’État et de ne pas nuire à leurs enquêtés qui font l’objet d’une surveillance serrée. Là encore, l’image du bannissement intérieur peut être employée puisqu’elle leur proscrit l’exercice de leur métier. Mener une enquête de terrain, ethnographier des situations de transition politique ou des sociétés éprouvées par les 74.  Ces deux chercheuses, travaillant sur le mouvement No Tav contre la ligne grande vitesse Lyon-Turin et ses manifestations réprimées, ont été arrêtées en 2016 et la seconde, Roberta Chiroli, doctorante en sociologie de l’Università della Calabria, a été condamnée par le tribunal de Turin à de la prison avec sursis pour l’utilisation dans son mémoire d’un « nous » de modestie qui a été vu comme « participatif ». Cf. Audrey Chabal, « Deux mois de prison pour une thèse universitaire sur les opposants au Lyon-Turin », Rue89 Lyon, 22 juin 2016. 75.  Jean-François Bayart et al., Pour Fariba Adelkhah et Roland Marchal. Chercheurs en périls, Paris, Presses de Sciences Po, 2020. 76.  Béatrice Hibou, « Pourquoi le combat de Fariba Adelkhah est le combat de tous », The Conversation, 4 juin 2020.

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régimes autoritaires de nature policière ou militaire, sont compromis, d’autant que les institutions universitaires sont réticentes à soutenir leurs chercheurs pour constituer un savoir sur ces contextes77 : les missions de terrain sont refusées, les contraintes administratives se multiplient avec des dispositifs d’autorisation soumise à un responsable « sécurité-défense » de l’université ou du CNRS, avec une exigence de conformité aux indications des instances consulaires et du ministère des Affaires étrangères. Cette logique de sécurisation du travail des chercheurs, qu’elle provienne d’institutions sécuritaires ou d’une autocensure des tutelles de recherche, complique assurément le travail. Et lorsqu’ils sont « arrêtés » dans leur entreprise de science en contexte démocratique par des autorités de tutelle qui alignent les recherches menées à l’intérieur sur des doctrines construites en réponse au défi de l’enquête sur les régimes autoritaires, on est encore davantage face à un sentiment d’aliénation. De telles situations de surveillance extrême et de relative solitude du chercheur face à la répression peuvent conduire l’enquêteur soit à rompre purement et simplement son terrain d’enquête, soit à changer de terrain dans le même pays pour pouvoir continuer à travailler tout en évitant une expulsion administrative. Et pour décider de son chemin, le chercheur est laissé sans véritables repères, les contextes autoritaires se révélant caractérisés par l’instabilité des lignes rouges de la répression et par une grande incertitude sur les formes qu’elle prend ici ou là. La part d’arbitraire dans l’application du contrôle est sans doute aussi marquée pour les chercheurs travaillant sur des institutions sécuritaires en contextes dits « démocratiques » comme la politique, la justice, la prison, où l’intrusion du chercheur est vue comme perturbatrice, menaçant une légitimité mal assumée du pouvoir en place. L’application du droit est laissée à l’appréciation des acteurs de ces institutions et peut entraver le chercheur par des traitements administratifs brutalement zélés, le surchargeant, contrariant ses plans et lui laissant penser qu’il est peut-être ciblé par une surveillance policière, sans jamais de confirmation ou de preuves.

...

Le présent ouvrage entend à la fois porter un éclairage sur la nouvelle condition du chercheur en sciences sociales et interroger les enjeux de 77.  Myriam Catusse, Aude Signoles, François Siino (éd.), « Révolutions arabes  : un événement pour les sciences sociales ? », Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée, n° 2, 2015. Et l’enquête de terrain en contexte de guerre civile d’Adam Baczko, Gilles Dorronsoro, Arthur Quesnay, Syrie. Anatomie d’une guerre civile, Paris, CNRS Éditions, 2016.

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son évolution. Il ne se veut ni un plaidoyer ni un cahier des doléances consignant des expériences pénibles de la recherche de terrain. En choisissant de mettre au cœur de notre réflexion collective la question des formes de surveillance qui s’exercent aujourd’hui sur notre activité professionnelle, nous avons d’abord souhaité proposer une autre façon de rendre compte de nos enquêtes : s’attachant à décrire notre rapport aux dispositifs et aux agents de la surveillance rencontrés au cours de nos recherches. Il ne s’agit donc pas ici de livrer une série de récits midoloristes mi-héroïques déclinant les figures de l’ethnographe souffrant, mais inaltérable. Pas plus, d’ailleurs, qu’il ne s’agit de livrer un catalogue de recettes pour ruser ou s’arranger avec nos « surveillants ». Nous avons plutôt voulu nous prêter collectivement à l’exercice de retourner sur nous les outils d’objectivation des sciences sociales afin de penser sociologiquement les tensions qui pèsent sur notre métier en rappelant la légitimité de certaines et en écartant le regard pour prendre la mesure de changements dans nos pratiques et dans leur encadrement. La question de l’attention policière, administrative ou gestionnaire qui encadre les chercheurs est évoquée de façon régulière au gré des controverses qui traversent les mondes académiques, les arènes politiques, les milieux syndicaux et parfois aussi le débat public. Ce livre se propose de la prendre à bras-le-corps avec les outils, la rigueur et la méthode d’un raisonnement proprement sociologique. En parcourant ce livre, le lecteur portera sans aucun doute un regard plus cru sur les enjeux scientifiques, mais aussi sur les enjeux citoyens de la condition de chercheur. Il découvrira que le chercheur peut être l’agent de sa propre surveillance en incorporant les logiques policières, bureaucratiques ou managériales qui encadrent son activité. Il trouvera dans les différentes contributions une matière diverse et dense pour interroger à nouveaux frais une question toujours urgente : quelles sont aujourd’hui les contingences qui agissent au moment de produire un savoir sur la société, qui le rendent possible et qui le menacent ?

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Première partie

La recherche en sciences sociales face aux nouvelles normes sécuritaires et managériales

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Chapitre 1

Travailler sur la justice et la police dans un contexte de répression accrue Vanessa Codaccioni

Travailler sur la répression politique, même dans une perspective sociohistorique, amène presque mécaniquement à réfléchir sur un « objet chaud » et en perpétuelle actualité. De manière cyclique en effet, au gré des menaces perçues au plus haut sommet de l’État ou de mouvements sociaux émergents et dont les membres peuvent se radicaliser, les gouvernements mobilisent l’appareil répressif pour annihiler ou faire taire leurs revendications. Historique, cette répression politique tend néanmoins depuis une vingtaine d’années à s’aggraver, avec à la fois une extension du filet dans lequel les individus peuvent être pris (policier, judiciaire, administratif, militaire, etc.), et une multiplication de ses cibles : non seulement toutes les organisations militantes peuvent être visées, mais des collégien·n·e·s aux manifestant·e·s en passant par les journalistes, c’est en réalité toute personne souhaitant se mobiliser ou observer les manifestations qui peut aujourd’hui être réprimée1. Dans ce contexte, la chercheuse voit son objet se dérouler sous ses yeux, ses inquiétudes se matérialiser, ses thèses parfois se confirmer. Ainsi, par exemple, alors que nous étudiions les procès politiques 1.  Vanessa Codaccioni, Répression. L’État face aux contestations politiques, Paris, Textuel, 2019.

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pendant la Guerre froide et la guerre d’Algérie dans le cadre de notre doctorat (2005‑2011)2, les procédures judiciaires engagées contre des activistes ou des « ennemis intérieurs » ne cessaient de se multiplier en France, à l’instar de l’affaire de Tarnac débutée en 2008, des procès d’Yvan Colonna ou de Carlos (2011), de l’affaire du Quai de Valmy en 2017 ou encore, plus récemment, les multiples mises en examen de membres dits « de l’ultra gauche » à Rennes, à la ZAD de Notre-Damedes-Landes ou à Bure. Nous intervenions dès lors publiquement dans le cadre de certaines d’entre elles, notamment par le biais de tribunes dans la presse, pour les réinscrire dans la tradition de procès politiques visant l’opposition et dans le nouveau contexte de criminalisation dépolitisante du militantisme, telle qu’analysée dans nos recherches. De la même manière, alors que nous étions en train, en 2019, de rédiger un ouvrage sur la répression3 et de mettre en évidence le « tournant préventif » de la gestion des manifestations et de l’activisme oppositionnel, survenaient le mouvement des Gilets jaunes et la multiplication des contrôles préventifs et des interdictions de manifester. L’actualité des recherches sur un sujet brûlant pose dès lors une double interrogation. D’une part, celle de la politisation des savoirs en sciences sociales, induite par l’engagement de la chercheuse ou du chercheur dans le débat public tout comme par les récupérations politiques (militante, partisane ou autres) de son travail. D’autre part, celle des formes de reconnaissance et de réception, plurielles et parfois contradictoires, de l’expertise scientifique, ces dernières entraînant de nouvelles rencontres, l’insertion dans de nouveaux réseaux et diverses sollicitations. À travers ces expériences, nous voudrions revenir sur les relations qui peuvent exister entre la chercheuse travaillant sur la répression et les principaux acteurs chargés de la mettre en œuvre, à savoir les juges et les policiers. Dès lors, à travers l’évocation de notre parcours de recherche se dessine l’évolution du système répressif français, marqué par une criminalisation accrue des mouvements sociaux et par un accroissement des violences policières que se refusent à nommer de nombreux professionnels de la politique autant que les principaux syndicats de police.

2.  Vanessa Codaccioni, Punir les opposants. PCF et procès politiques, Paris, CNRS Éditions, 2013. 3.  V. Codaccioni, op. cit.

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Travailler sur la justice et la police dans un contexte de répression accrue

Justice d’exception et transactions collusives avec les juges L’institution judiciaire est connue des spécialistes du droit et de la justice pour être ouverte aux recherches en sciences sociales, les favorisant même. On ne compte plus en effet les enquêtes collectives qui ont émergé à la faveur d’observation dans les tribunaux, y compris dans le cas de contentieux inaccessibles aux regards extérieurs4, encore moins les recherches s’appuyant sur des entretiens avec des juges, notamment en sociologie du droit. Pourtant largement critiquées par les sciences sociales5, ces dernières sont également présentes dans la formation des magistrats, l’École nationale de la magistrature (ENM) n’hésitant pas à faire appel à des enseignant·e·s-chercheur·e·s pour y intervenir et animer des sessions. Les recherches sur l’institution judiciaire sont même encouragées et financées par la mission de recherche « Droit et justice », qui a été créée en 1994 à l’initiative conjointe du ministère de la Justice et du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), et dont le conseil d’administration est composé, outre ces derniers, de représentants du ministère de la Recherche, de l’ENM, du Conseil national des barreaux, mais aussi d’associations comme l’Association française pour l’Histoire de la Justice6. Cette ouverture de la Justice aux recherches qui lui sont consacrées et, parfois, sa demande d’expertise auprès de chercheuses ou de chercheurs en sciences sociales, se confirment en période de crise, comme le montrent les relations que nous avons pu nouer avec des magistrats après les attentats du 13 novembre 2015. On pourrait affirmer que la crise ou l’événement critique favorisent les « transactions collusives7 » entre la recherche en sciences sociales et la magistrature, et pas uniquement avec ses membres les plus critiques de l’évolution de l’appareil répressif.

4.  Nous pensons ici à l’enquête du Collectif onze menée auprès des juridictions familiales : Au tribunal des couples. Enquête sur des affaires familiales, Paris, Odile Jacob, 2013. 5.  On peut ici évoquer Pierre Bourdieu, « La force du droit. Éléments pour une socio‑ logie du champ juridique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 64, 1986, p. 3‑19. 6.  Yann Aguila, Quelles perspectives pour la recherche juridique ?, Paris, PUF, 2007, p. 357. 7.  Michel Dobry, Sociologie des crises politiques  : la dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de Sciences Po, 1992.

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Travailler avec des juges : le cas de la revue Délibérée Il est des hasards malheureux. Nous avons publié Justice d’exception. L’État face aux crimes politiques et terroristes8, ouvrage qui portait sur les dispositifs et régimes exorbitants du droit commun mis en place pour lutter contre un « ennemi intérieur », et plus précisément sur le premier tribunal antiterroriste français, la Cour de sûreté de l’État (1963‑1981), le 12 novembre 2015. Le lendemain, survenaient les attentats terribles de Paris et de Saint-Denis ; et, dans la soirée du 13 novembre, François Hollande annonçait la nécessité de recourir à l’état d’urgence lors de son intervention télévisée. Outre les difficultés éthiques et morales inhérentes à l’activité de promotion d’un livre dans un contexte de sidérations9, la conjonction d’une crise sécuritaire et d’une recherche universitaire, en partie construite médiatiquement10, entraîne une multitude de sollicitations pour présenter un livre décrit comme pouvant fournir une grille de lecture aux événements. Ces dernières sont de différentes natures : médiatiques, politiques (de fondations proches de partis politiques, de groupes parlementaires dans le cadre d’une audition), militantes (pour soutenir des personnes ou des groupes réprimés par le biais de tribunes, de réunions publiques, de manifestations), mais aussi des sollicitations par des professionnels de l’objet étudié, ici par exemple des avocats. En raison du contexte de crise et de la pluralité des réceptions possibles du travail de recherche, ces sollicitations sont parfois déroutantes pour la chercheuse ou le chercheur, comme lorsque nous avons été contactée par un professionnel du droit d’extrême droite – « proche de Marine Le Pen » –, président d’une association pro-répression dont de nombreux membres sont juges et qui, ayant beaucoup apprécié Justice d’exception, espérait que nous puissions travailler ensemble dans le cadre de cette association11. Nous comprendrons plus tard, lors de la campagne pour l’élection présidentielle de 2017 puis lors de la rentrée parlementaire de la même année, qu’une partie de la droite et de l’extrême droite était nostalgique des tribunaux d’exception tels que nous les avions décrits dans nos travaux et espérait voir réhabilitée la Cour de sûreté de l’État dans le cadre du jugement des « terroristes islamistes ». Alors que plus personne n’évoquait ce tribunal depuis au 8.  Vanessa Codaccioni, Justice d’exception. L’État face aux crimes politiques et terroristes, Paris, CNRS Éditions, 2015. 9.  Gérôme Truc, Sidérations. Une sociologie des attentats, Paris, PUF, 2016. 10.  Dès le 17  novembre, Le Monde publiait un article « Attentats  : des livres pour comprendre », parmi lesquels Justice d’exception (Le Monde, 17 novembre 2015). 11.  Carnet de terrain, 10 février 2017.

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moins une décennie, Nicolas Sarkozy a fait de sa remise sur pied l’un des points forts de son programme antiterroriste de 2016 pour lutter contre « les ennemis de la France » et les « centaines de djihadistes de retour12 » quand Marine Le Pen réclame sa réactivation depuis septembre 201713. Les recherches sur la répression, la lutte contre l’insécurité ou sur le terrorisme peuvent ainsi, dans des moments de surpolitisation des questions sécuritaires et de focalisation politicomédiatique sur un ennemi public, susciter des réceptions antagonistes et paradoxales, à tout le moins très éloignées de celles initialement escomptées par celles et ceux qui les ont menées. Plus encore, dans un contexte où la répression s’appuie tout autant sur un « imaginaire répressif » que sur une inlassable réactualisation des dispositifs d’exception passés (l’état d’urgence par exemple), les travaux d’histoire ou de sociohistoire peuvent nourrir l’argumentaire et le programme punitif et liberticide de certains acteurs voulant la renforcer, qu’il s’agisse des politiques ou des agents de l’appareil répressif. À l’inverse, les travaux sur la répression peuvent intéresser des acteurs ou des groupes voulant en amoindrir les effets ou tout au moins la dénoncer. C’est le cas ici des professionnels du droit tels les avocats soucieux des dérives sécuritaires dans les démocraties pluralistes mais aussi des juges, et en particulier des juges critiques comme ceux du Syndicat de la magistrature (SM), créé après les événements de maijuin 1968 et rassemblant des magistrats de gauche très vite appelés « juges rouges »14. C’est ainsi que nous avons été contactée en juin 2016 pour faire partie du comité de rédaction d’une nouvelle revue animée par le SM mais indépendante de lui pour son fonctionnement et sa ligne éditoriale : Délibérée. S’il n’allait pas de soi, pour nous, de travailler avec des juges comme nous le ferions avec des collègues réunis pour préparer une publication, plusieurs éléments nous ont rapidement convaincue et ont suscité notre enthousiasme : l’opposition historique du SM à l’idéologie sécuritaire et ses campagnes, dès les années 1970, en faveur des libertés publiques ; ses prises de position plus récentes que nous partagions au moins depuis l’instauration de l’état d’urgence ; tout comme l’expérience enrichissante, l’année précédente, d’un débat public organisé à Toulouse dans le cadre de son congrès annuel sur le 12.  Nicolas Sarkozy, Tout pour la France, Paris, Plon, 2016, p. 189. 13.  « Marine Le Pen réclame une Cour de sûreté de l’État », Le Parisien, 27 septembre 2017. 14.  Pierre Cam, « Juges rouges et droit du travail », Actes de la recherche en sciences sociales, 1978, p. 2‑27.

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thème : « Le droit et la justice à l’épreuve du terrorisme15 ». Nous découvrions alors, à cette occasion et de manière un peu naïve, qu’il y a bien « des juges avec lesquels on peut faire quelque chose16 » pour reprendre une formule du général de Gaulle en en inversant le sens, c’est-à-dire des magistrats critiques des dérives sécuritaires et ouverts aux sciences sociales et à la recherche universitaire. La revue Délibérée, éditée par La Découverte et rassemblant à la fois des juges et des universitaires (juristes, sociologues, politistes, historiens, etc.), a sorti son premier numéro en 2017. Il avait pour titre « Peut-on critiquer la justice ? » et son éditorial rappelait son objectif : « Renouveler la réflexion sur la justice dans une logique de transformation sociale17 ». Si la trajectoire de la revue Délibérée est singulière et si le SM est minoritaire comme il l’a toujours été au sein de la magistrature, il n’en reste pas moins que cette expérience témoigne d’une ouverture d’une partie de la magistrature à la recherche en sciences sociales et, plus généralement, d’une institution qui accepte, valorise ou, tout au moins, tolère les critiques sur l’institution et en son sein. Il n’en va pas de même d’autres institutions répressives, et, en particulier, de la police, nous y reviendrons.

Travailler avec ou pour les juges ? L’École nationale de la magistrature et la répression des Gilets jaunes Si les questions répressives peuvent amener la chercheuse à travailler avec les juges, elle peut aussi l’amener à travailler pour les juges, et ce dans deux types de situation : la formation professionnelle et l’expertise sur des dossiers passés ou en cours. Dans le premier cas, les chercheurs peuvent en effet être contactés dans le cadre des « écoles » de formation comme l’École nationale de la magistrature (ENM), comme lorsque nous avons été sollicitée en mai 2017 par un magistrat coordinateur de la formation continue non pas pour intervenir dans une formation comme nous l’avions fait dans le passé, mais pour en codiriger une avec un magistrat antiterroriste18. Là encore, nous sommes surprise de voir que notre position « critique » sur l’appareil sécuritaire et répressif est connue des différents interlocuteurs, constituant même une ressource pour cette nouvelle formation intitulée « Terrorisme et 15.  « Le droit et la justice à l’épreuve du terrorisme », débat public organisé par le Syndicat de la magistrature, le 27 novembre 2015 à la Cour d’appel de Toulouse. 16. De Gaulle désignait ainsi les juges dociles et obéissants envers le pouvoir politique. 17.  Cf. « Une revue, mais pour quoi faire ? », Délibérée, n° 1, 2017, p. 2. 18.  Carnet de terrain, 4 mai 2017.

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démocratie » que nous animerons durant trois ans. Par ce biais nous avons ainsi pu à la fois rencontrer des juges que nous n’aurions certainement jamais rencontrés dans d’autres circonstances – comme François Molins19 ou Cyrus Vance20 –, assister à des débats entre juges sur l’avenir de l’antiterrorisme français et européen ou sur des dispositifs répressifs précis (la création d’un parquet antiterroriste, par exemple), mais aussi participer à la construction d’un programme au sein duquel des intervenantes ou intervenants insistant sur les dérives des états et des mesures d’exception étaient les bienvenus (chercheur·e·s, universitaires, avocat·e·s, etc.). Autrement dit, par le biais de ces formations professionnelles, l’enseignant·e-chercheur·e peut participer, à sa petite mesure, à engager une réflexion critique auprès des futurs magistrats antiterroristes, laissant espérer à terme une modification des pratiques professionnelles, ou tout le moins susciter un intérêt pour les sciences sociales critiques de l’appareil répressif. C’est dire également que ce type d’expériences professionnelles, pour partie provoquées par la crise sécuritaire, constitue une ressource pour la chercheuse ou le chercheur : la diversification de l’expérience professionnelle, la découverte d’un nouveau public et la rencontre avec des acteurs du champ étudié, ces derniers pouvant, à court ou moyen termes, devenir eux-mêmes l’objet d’enquêtes ou être à l’origine de futures recherches. En l’occurrence, une autre crise sécuritaire illustre les « nouveaux terrains » qui peuvent possiblement s’ouvrir dans un contexte de répression accrue de l’activisme oppositionnel. En octobre 2018 commence le mouvement des Gilets jaunes, dont l’ampleur a été sous-estimée par le pouvoir politique et, sans doute, par les institutions répressives. Comme pour chaque mouvement social, s’est enclenché un cycle manifestation/répression qui a lui-même conduit à une radicalisation des affrontements entre forces de l’ordre et manifestants. Outre la question des violences policières, que nous évoquerons plus bas, la gestion étatique des Gilets jaunes s’est avant tout traduite par des arrestations et des gardes à vue massives, des contrôles préventifs et un nombre inédit de comparutions immédiates. Par le biais d’un magistrat du parquet rencontré via l’ENM, nous allons pouvoir pendant trois mois, au 19.  François Molins est à l’époque procureur de la République près du Tribunal de grande instance de Paris, poste qu’il occupe de 2011 à 2018. Il est connu pour sa gestion des derniers grands attentats sur le sol français et pour ses conférences de presse sur l’avancée des informations judiciaires. 20.  Il est procureur de l’État de New York depuis 2011. C’est notamment lui qui a engagé les poursuites contre Dominique Strauss-Khan, accusé d’agression sexuelle par Nafissatou Diallo.

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Tribunal de grande instance (TGI) de Paris, observer cette répression en train de se faire – ce qui est passionnant pour la socio-historienne dont les principaux matériaux jusqu’alors étaient la presse, les archives et les entretiens avec des acteurs ayant subi la répression il y a des décennies – en privilégiant un point de vue particulier : celui des juges du siège et, surtout, du parquet21. En effet, ayant été contactée par ce juge car il recherchait une ou un étudiant pour rédiger un document recensant les affaires liées aux Gilets jaunes (caractéristiques sociales des personnes jugées, date de l’arrestation, décisions judiciaires rendues)22 – montrant une nouvelle fois l’ouverture de l’institution à des regards extérieurs et aux membres de la communauté universitaire23 – nous nous sommes proposée de le faire, accompagnée d’un étudiant de Master 2 du département de science politique de l’Université Paris 824. Ainsi, sous engagement de confidentialité notifiée au procureur de la République de Paris mais avec un accord pour publier ultérieurement un article ou un livre à partir des données recueillies25, nous avons pu analyser les dossiers de la répression des Gilets jaunes et assister à des comparutions immédiates, ce que nous n’avions jamais fait. Ce que nous observions in situ confirmait dès lors ce que nous avions lu sur celles-ci26 ou que nous avions anticipé : des audiences qui durent moins de trente minutes, la difficulté si ce n’est l’impossibilité de se défendre dans un temps de parole extrêmement court, la faible marge de manœuvre accordée aux avocats, la dépolitisation des gestes commis par leur assimilation à une violence apolitique. Mais d’autres phénomènes nous ont frappée : que ce soit la jeunesse des accusés, leur désarroi visible face à cette justice expéditive, leur impréparation relative, en partie induite par leur inexpérience de la répression et même, souvent, du militantisme, des décisions de mandat de dépôt pour des faits d’une faible gravité, et le caractère massif de ce procédé punitif : les audiences se succédaient les unes après les autres, 21.  Les juges du siège sont ceux qui rendent justice, notamment lors de procès, et sont indépendants du pouvoir politique. Les magistrats du parquet instruisent les affaires, représentent « l’État » lors du jugement des affaires, et sont hiérarchique‑ ment soumis au ministre de la Justice, et donc au pouvoir politique. 22.  Le Parquet a très tôt communiqué sur ces affaires, notamment sur le profil des Gilets jaunes. Comme nous l’indiquait le juge, la plupart des informations étaient déjà publiques en ce qui concerne les affaires jugées. 23.  Nous apprendrons que les stages étudiants y sont encouragés. 24.  Carnet de terrain du 10 janvier 2019. 25.  Si nous étions en train de finir l’écriture de Répression…, nous n’avons pas utilisé de données issues de cette enquête dans cet ouvrage. 26. Notamment par le biais d’un rapport de l’Observatoire international des prisons : La comparution immédiate, Paris, 2018.

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pouvant durer très tard dans la nuit27. Il s’agit là, à n’en pas douter, d’une répression totalement inédite dans le cadre de la gestion étatique d’un mouvement social. Nous avons pu observer certains procès non pas du point de vue du public, « en face des juges », dans l’espace réservé à cet effet, mais « au plus proche des juges », c’est-à-dire sur le banc des avocats, en face des Gilets jaunes jugés en comparution immédiate. Nous y avons d’ailleurs rencontré des avocats que nous connaissions et qui, pour certain·e·s, sont spécialisés dans la défense des militants réprimés, tandis que se trouvaient aussi parfois dans la salle des militants solidaires des personnes jugées ou qui avaient par le passé subi une lourde répression28. Cette position entre les juges et le public, qui permet de voir le procès autrement, notifiait notre statut « d’observatrice privilégiée » duquel se souciaient certains magistrats du siège29 et renvoyait plus généralement à une situation de « neutralité imposée » qui créait chez nous une sorte de gêne et de malaise : d’une part, vis-à-vis des accusés avec lesquels nous nous sentions solidaires et, d’autre part, des juges puisque nous étions en train de finir de rédiger Répression, dont le contenu était relativement critique de la gestion de l’activisme et des contestations politiques par la Justice. Nos travaux et prises de position contre la répression étaient pourtant connus de certains acteurs du champ judiciaire, comme l’illustre cette anecdote : alors qu’un jour nous évoquions avec deux magistrats du parquet le cas de cette manifestante qui avait mordu un policier et « s’en était bien tirée », ils m’indiquèrent en riant vouloir retrouver son dossier « grâce à moi » pour la réprimer davantage. L’un des juges ajouta même que, plus tard et pour cette raison, je serai jugée avec eux pour « répression » dans le cadre d’un tribunal populaire, faisant ainsi référence, montrant qu’il les avait lus, à nos travaux sur les tribunaux populaires maoïstes30 ! Nous avons ri à demi, évidemment, mais ri tout de même, ce qui n’est pas le cas, bien au contraire, dans nos interactions avec les membres de l’institution policière.

27.  Jusqu’à 3 h ou 4 h du matin au TGI au plus fort des manifestations. 28.  Carnet de terrain du 19 mars 2019. 29.  Certains d’entre eux par exemple venaient nous voir dès que d’autres cher‑ cheurs sollicitaient auprès d’eux des entretiens après avoir assisté à des comparu‑ tions immédiates et nous indiquaient leur « notifier » notre présence au tribunal. 30.  Vanessa Codaccioni, « Justice populaire et mimétisme judiciaire. Les maoïstes dans et hors la cour de sûreté de l’État », Droit et société, n° 89, 2015, p. 17‑33.

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Du déni de la légitimité des sciences sociales à l’attaque : la police contre les (recherches) universitaires Les chercheuses et chercheurs n’ont pas, loin s’en faut, un rapport idéalisé à l’institution judiciaire, ces derniers pouvant être confrontés à la justice et mis en accusation et en procès, par exemple pour diffamation ou entraves à la justice lorsqu’ils ne révèlent pas leurs sources31. Les relations avec l’institution policière sont néanmoins plus complexes et plus distantes, même si cette dernière n’est pas opaque aux savoirs universitaires – ce dont témoignent les cours ou formations dispensées par des collègues dans les écoles de police – ni même fermée à l’observation extérieure. Des thèses ou travaux sur la police, parfois même très critiques, ont été réalisés par observation participante ou se sont appuyés sur des entretiens avec des policiers32 quand, dès 1989, l’Institut des hautes études de sécurité intérieure (IHESI) finance directement des chercheur·e·s titulaires ou contractuel·le·s pour réaliser des enquêtes sur la police33. Pour autant, dans un contexte conjoint de multiplication des violences policières et de leur dénonciation d’une part, et d’engagement plus visible des universitaires contre ces mêmes violences d’autre part, les rapports entre ces derniers et l’institution policière semblent se tendre et se durcir. C’est à tout le moins visible par l’omniprésence des syndicats de police dans le débat public et par leur refus d’une lecture par les sciences sociales de l’institution policière et de ses dérives.

Le difficile débat avec les syndicats de police Dans un contexte de violences policières accrues, à tout le moins de plus en plus médiatisées, les chercheurs et chercheuses spécialistes de la police, du maintien de l’ordre ou des violences d’État sont de plus en plus sollicités pour intervenir dans des événements associatifs, politiques ou militants, mais aussi dans les médias, au gré des scandales suscités par la multiplication des violences et des « bavures » policières 31.  Laëtitia Atlani-Duault, Stéphane Dufoix, « Les sciences sociales saisies par la justice », Socio, n° 3, 2014, p. 9‑47. 32.  Par exemple Didier Fassin, La force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, Paris, Le Seuil, 2011. 33.  Il est devenu en 2004 l’Institut national des hautes études de sécurité (INHES), puis en 2009 l’Institut des hautes études de sécurité et de justice (INHESJ), avant d’être supprimé en 2020.

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tout comme par celle des affrontements entre forces de l’ordre et manifestants. Ce fut notre cas dès la parution de Justice d’exception en 2015, mais surtout suite à la parution de La légitime défense trois ans plus tard qui revenait notamment sur l’extension inédite du « pouvoir de mort » policier dans les démocraties occidentales et sur les modalités de l’impunité policière34, là encore au cœur du débat public français et au-delà. Bien sûr, notre expérience des débats avec la police est singulière du fait de nos propres prises de position publiques sur les violences policières, que nous dénonçons comme beaucoup d’autres collègues depuis longtemps. Mais elle éclaire la difficulté voire l’impossibilité de débattre de la police avec la police, et notamment avec les représentants des syndicats policiers. La seule expérience positive fut celle, lors de la Fête de L’Humanité en septembre 201635, d’un débat organisé sur la répression avec Alexandre Langlois, gardien de la paix au renseignement territorial des Yvelines, engagé au Parti de Gauche depuis 2012 et alors secrétaire général du syndicat CGT police. Avec ce dernier, qui insistait sur la violence de certains manifestants et les difficultés inhérentes au métier policier, il fut néanmoins possible de dresser un diagnostic inquiétant sur la restriction des libertés publiques, la multiplication des lois d’exception et des violences policières, et, plus généralement, sur l’affaiblissement de l’État de droit. Le cadre était propice, le public acquis aux thèses énoncées, et l’interlocuteur déjà connu pour ses prises de position minoritaires et sa volonté d’échanger avec des personnes peu enclines à la sympathie envers les forces de l’ordre, comme lorsque le 18 mai 2016, jour d’une manifestation contre « la haine anti-flic », il avait choisi d’aller discuter avec des acteurs de Nuit Debout36. Le même mois, dans L’Humanité, il dénonçait l’utilisation politique de la police pour faire « dégénérer » les rassemblements de rue, et se prononçait pour une « force publique » à l’usage du peuple, héritière de la Déclaration des droits de l’Homme de 178937. C’est dire la singularité de la trajectoire de ce policier passé du syndicat Alliance à la CGT, et la rareté de ce type de prises de position policières sur les forces de l’ordre qui autorise, en retour, le dialogue avec les sciences sociales. C’est dire aussi la pluralité des facteurs (lieu, public, cadrage, relative proximité politique ou idéologique entre les personnes débattant ensemble) qui doivent être réunis pour permettre ce type d’échanges et de débats. 34. Vanessa Codaccioni, La légitime défense. Homicides sécuritaires, crimes racistes et violences policières, Paris, CNRS Éditions, 2018. 35.  Carnet de terrain du 10 septembre 2016. 36.  Maud Vergnol, « Alexandre, camarade policier », L’Humanité, 20 juin 2016. 37.  Maud Vergnol, « Tout est mis en place pour que ça dégénère », L’Humanité, 4 mai 2016.

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Or, non seulement la combinaison de ces facteurs est rare, mais elle tend à le devenir davantage, au gré de deux phénomènes sociaux interdépendants : l’invisibilisation et le rejet des paroles dissidentes ou critiques au sein de ou sur l’institution policière, d’une part, et la radicalisation des stratégies de défense de celle-ci par ses principaux syndicats, dans un contexte de dénonciation croissante des violentes policières et de leur médiatisation inédite, d’autre part. C’est ainsi, sur le premier point, qu’Alexandre Langlois, devenu secrétaire du syndicat VIGI, a été suspendu le 3 juillet 2019 de ses fonctions pendant douze mois pour ses « critiques outrancières » contre l’institution, tout comme son successeur Noam Anour, suspendu pour 24 mois38. D’une manière différente mais allant dans le sens d’un rejet institutionnel de toute parole critique, le sociologue Sébastien Roché, dont les travaux étaient jusqu’alors appréciés au sein de l’institution policière, a été écarté de l’École nationale supérieure de la police (ENSP)39 dans laquelle il enseignait depuis 26 ans, officiellement pour « réorientation des contenus pédagogiques40 » mais dans un contexte où il ne cessait de dénoncer le traitement policier du mouvement des Gilets jaunes puis de critiquer le rôle de l’IGPN. Dénonçant une « décision politique », il déclare alors à l’AFP : « Cela montre la difficulté de la police à s’ouvrir à la société à un moment où elle se recroqueville de plus en plus sur elle-même, à son détriment41. » Pour autant, si la police se « recroqueville » sur elle-même, ses principaux syndicats n’hésitent pas à investir l’espace public (rue42 et médias) pour défendre l’institution, ses membres, pour refuser toute dénonciation des violences policières voire pour attaquer – verbalement ou pénalement – toute personne considérée comme les diffamant. Il en va ainsi de « l’affaire Yann Moix » qui, pour avoir vertement et dans un langage peu châtié, critiqué la police et les violences policières à Calais, a été la cible de nombreuses dénonciations des syndicats policiers et l’objet d’une plainte… du ministre de l’Intérieur Gérard Collomb. C’est dans ce double contexte – un « scandale » pour la police et une aggravation des violences policières – que nous sommes invitée 38.  Alexandre Loc’h, « Un syndicaliste suspendu de ses fonctions pour ses “critiques outrancières” contre l’institution », Le Figaro, 5 juillet 2019. Notons qu’en janvier 2020, Noam Anouar, délégué du syndicat VIGI, a lui aussi été suspendu pour 24 mois pour « défaut d’exemplarité », c’est-à-dire pour avoir évoqué les violences policières. 39.  Elle forme les officiers et les commissaires de police. 40.  Ismaël Hallissat, « L’école des commissaires évince un sociologue critique à l’égard de la police », Libération, 27 août 2019. 41.  Chloé Leprince, Camille Bichler, « Chercheur écarté de l’école de commissaire : ce que dit Sébastien Roché », 29 août 2019, site de France Culture. 42.  Fabien Jobard, « Colères policières », Esprit, n° 3‑4, 2016, p. 64‑73.

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en septembre 2018 sur le plateau de BFM TV pour débattre avec Linda Kebbab, gardienne de la paix de 38 ans et déléguée nationale d’Unité SGP Police FO43, décrite par Le Point comme « la flic qui parle cash44 ». La représentante syndicale est d’ailleurs là pour se mettre en scène et marquer l’opinion : elle traite ainsi Yann Moix de nombreux noms d’oiseau – un « sans couille caché derrière son pupitre » – et l’invite à « rejoindre les patrouilles ». Elle sort également de son sac un gilet pareballes – « c’est un cadeau pour Monsieur Moix puisque nous l’invitons à venir dans une patrouille » – et une fleur en plastique : « Et je l’invite à y aller avec la fleur au fusil ». Nous entendons des rires et des applaudissements dans les coulisses de BFM TV, cette séquence étant celle qui tournera en boucle sur la chaîne et sur les réseaux sociaux. Si Linda Kebbab avait préparé sa défense/attaque contre le chroniqueur, elle avait aussi visiblement anticipé notre « face à face » : à notre grande surprise elle cite un passage de La légitime défense pour expliquer que les années 1970, sur lesquelles porte principalement notre ouvrage, et 2018 n’ont « rien à voir » : « On a (aujourd’hui) affaire à des petites frappes, à des petites racailles de quartier qui ont les policiers pour punching-ball socio-émotionnel », dit-elle, agissant avec « la caution des pseudo-intellectuels en amont ». Elle ne cessera d’ailleurs d’évoquer, de manière générale, « la légitime défense » comme substitut à l’expression de « violences policières » qu’elle récuse. Ainsi lorsque nous nous appuyons sur un rapport de l’IGPN pour signaler l’augmentation des tirs policiers et le nombre de morts en 2018 (14), et que nous évoquons les violences policières dans les manifestations (nasses, arrestations violentes, violences contre les journalistes), elle déclare : « Il y a la théorie et il y a la pratique du terrain, celle de la légitime défense », et elle rajoute : « Il y a les théoriciens des livres et les pratiquants du terrain. » Même chose lorsque nous évoquons les enquêtes sociologiques sur la police, et en particulier sur les violences policières et les « contrôles au faciès » (nous pensions ici aux travaux de Fabien Jobard45 et à ceux de Didier Fassin46), elle répond : « Le problème de toutes ces études, c’est qu’elles sont faites par des gens qui ne sont pas sur le terrain », et le journaliste nous demande alors si nous avons été « sur le terrain ». Ayant 43.  Syndicat majoritaire chez les gradés et gardiens. 44.  Claire Hache, Anne Vidalie, « “Je suis la syndicaliste la plus en danger”  : Linda Kebbab, la flic qui parle cash », Le Point, 7 janvier 2020. 45.  Fabien Jobard, René Levy, John Lamberth, Sophie Névanen, « Mesurer les discri‑ minations selon l’apparence : les contrôles d’identité à Paris », Population, vol. 67 (3), 2012, p. 423‑451. 46. D. Fassin, op. cit.

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principalement travaillé dans une perspective socio-historienne sur des archives et de la presse, nous sommes contrainte de dire que « non », mais que des collègues, « oui », ont bien travaillé sur et avec la police. En sortant du plateau, Linda Kebab nous invite à passer une journée en patrouille, avec les policiers. Si ce « débat » est une illustration type de la logique du clash voulue par les médias, il éclaire pourtant l’une des principales stratégies argumentatives des syndicats de police face à celles et ceux qui dénoncent les violences policières : la délégitimation des dénonciations par l’insistance sur leur caractère purement « théorique » et leur déconnexion par rapport à la réalité vécue de la police. À la connaissance et à la théorie « des livres » se voit ainsi opposée l’expérience « du terrain » dont la seule évocation est censée clore tout débat. La socio-historienne et le « terrain » de la police Un autre exemple de débat nous semble intéressant pour saisir les difficultés à faire valoir non seulement une lecture sociologique des pratiques policières mais même la légitimité des sciences sociales. Nous sommes contactée, le 18 janvier 2019, par l’assistante de la journaliste Maïtena Beraben pour l’émission-débat « M comme Maïtena » (radio RMC) sur le thème « Violences policières, de quel côté est la force ? »47. Elle nous indique qu’elle souhaite nous inviter pour un débat avec un représentant du Syndicat Alliance. Nous sommes intéressée par le principe de l’émission qui s’appuie sur les appels d’auditrices et d’auditeurs, ce que nous n’avons jamais fait, mais indiquons notre refus d’avoir pour interlocuteur un membre du Syndicat Alliance, avec lequel il est « impossible de débattre »48. Après plusieurs échanges, elle nous indique que l’autre invitée sera Alexandre Langlois, rencontré quelques années plus tôt à la Fête de l’Humanité  : nous acceptons le débat. Quelle n’est pas notre surprise (et mécontentement) de constater en arrivant dans les locaux de RMC que nous allons finalement débattre avec David le Bars, secrétaire général du Syndicat des commissaires de la police nationale (SCPN), organisation majoritaire du commandement policier, celui-là même qui, par exemple, avait qualifié pour ses prises de position contre l’état d’urgence le SM de « groupuscule idéologique » et ses membres « d’alliés objectifs du terrorisme » guidés par « l’inertie » et un « dogmatisme fou »49. Or, le problème de ce débat ne fut pas 47.  Carnet de terrain, 18 janvier 2019. L’émission est consultable sur le site internet iVoox. 48.  Nous avions débattu quelques mois plus tôt avec l’un de ses représentants. 49.  « État d’urgence  : pour les commissaires, le syndicat de la magistrature “allié (des) terrorismes” », Le Point, 17 novembre 2015.

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Travailler sur la justice et la police dans un contexte de répression accrue tant notre interlocuteur qui joua son rôle (défense des forces de l’ordre et refus d’évoquer une police française violente, reconnaissance de quelques « dérapages » individuels et même dénonciation de certains comportements policiers) ni celui de la journaliste que les déclarations des auditeurs choisis pour passer à l’antenne et l’orientation finalement donnée au débat. Le premier auditeur fut « Jean », un fonctionnaire de police tireur de LBD50 (« passionnant car sur le terrain », intervient la journaliste, précisant que ni David le Bars ni moi-même n’y sommes, « sur le terrain ») qui insistait essentiellement sur « les casseurs » et les difficultés du métier policier. Nous sommes ainsi invitée à réagir à ses propos, d’une part, sur le malaise de la profession et, d’autre part, sur les violences manifestantes. « Comment on fait avec l’Arc de Triomphe sans arme ? » et « Comment fait-on face aux casseurs ? » (15 m 09). Même chose lorsqu’un auditeur Gilet jaune ayant appelé pour dénoncer la brutalité des forces de l’ordre et qui reconnaissait qu’il y avait finalement de la violence « deux côtés » : « Qu’est-ce que vous attendez des policiers quand les manifestants leur jettent des boules de pétanques ? », nous demande la journaliste. « Il y a la question de la légitime défense qui se pose. Une boule de pétanque c’est fait pour tuer quand même ». Et lorsque nous évoquons les critères de la légitime défense : « Mais quand est-ce que vous acceptez qu’ils se défendent, qu’un policier puisse se défendre ? » (33 m 30). Refusant d’évoquer les conditions de la possible défense des policiers, nous en étions réduite à répondre de manière vague et hésitante et à fournir des réponses risibles et décrédibilisantes comme celle-ci : « Ils ont un casque ». Venue sur le plateau pour évoquer les violences policières, la systématicité du non-respect des critères de la légitime défense par les forces de l’ordre et leur nécessaire désarmement, nous étions finalement contrainte, tout au long de l’émission, de réagir aux violences subies par les policiers. Plus encore, l’universitaire devait se faire policière et se mettre à la place des forces de l’ordre pour envisager comment ils pouvaient se défendre et réagir face à de « mauvais manifestants ». Au-delà des faibles ressources offertes par le savoir universitaire et scientifique dans ce type de débats, ces derniers posent néanmoins une question fondamentale sur le rôle des chercheuses/chercheurs, dans les débats sur la répression et, plus précisément, sur la police. Est-ce à elles et eux de proposer des solutions ou des idées pour « aider » les forces de l’ordre à gérer les manifestations et, plus généralement, pour améliorer le fonctionnement de l’appareil répressif ?

50.  Le lanceur de balles de défense est une arme dite « sublétale ». Ces armes font aujourd’hui l’objet de dénonciations croissantes, celles-ci ayant blessé et mutilé des dizaines de personnes participant aux manifestations Gilets jaunes.

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Le monopole de nommer les pratiques policières Si les syndicats de police investissent l’espace public pour manifester leurs colères en se mobilisant dans la rue ou en intervenant dans les médias, ils sont aussi présents sur les réseaux sociaux. Certains d’ailleurs n’hésitent pas à invectiver toute personne qui dénonce les violences policières ou leur impunité. Cette dernière est due à plusieurs facteurs : l’autoprotection de l’institution par le biais de l’IGPN51, la solidarité contre la mise en cause de ses membres, les critères de la légitime défense (étendus encore dans le cadre de la lutte antiterroriste), la tiédeur de la justice à inculper ou condamner les policiers auteurs de bavures, le soutien de la population, à la fois légitimatrice de cette impunité par la confiance toujours renouvelée qu’elle accorde aux forces de l’ordre52 et juge clément dans le cadre des procès d’assises53, mais aussi la capacité des policiers auteurs de violences mortelles ou non mortelles à fabriquer un récit (scène, témoins, dangerosité de la personne blessée ou tuée) déculpabilisant. Or sur ce dernier point, et par rapport à la période que nous avons étudiée et qui s’étend jusqu’au début des années 1990, un phénomène majeur vient en partie déconstruire les récits policiers : la visibilisation des violences policières par la possibilité, pour les journalistes et les citoyennes/citoyens de les filmer. Cette « gêne » pour les policiers violents est dès lors combattue, à la fois par certains membres des forces de l’ordre (brutalités envers les journalistes, tentatives pour empêcher les citoyens d’utiliser leur smartphone, destruction du matériel photographique) et par certains soutiens politiques de droite et d’extrême droite. Ce n’est pas donc un hasard, si au cœur du scandale de la gestion policière du mouvement des Gilets jaunes et, plus généralement, des mouvements sociaux, un sénateur Les Républicains (LR) a déposé un amendement à la commission des lois pour punir toute personne diffusant des images des forces de l’ordre. Critiquant sur les réseaux sociaux cette proposition politique le 10 décembre 2019, nous 51.  Cédric Moreau de Bellaing, Force publique. Une sociologie de l’institution poli‑ cière, Paris, Economica, 2015. 52.  S’il faut se méfier des sondages et qu’ils sont de moins en moins favorables à la police, ils montrent la « confiance » accordée par une majorité de la population. Un sondage IFOP de janvier 2020 indique que 60 % des personnes interrogées ont de la « sympathie » pour les policiers quand, en juin de la même année, un sondage BFMTV notait que « 69 % des Français font confiance à la police ». 53.  L’impunité judiciaire des policiers est souvent attribuée à la clémence des juges. Or, même aux assises, c’est-à-dire lorsqu’ils sont jugés par des jurys citoyens, les policiers bénéficient de verdicts de clémence ou sont acquittés (pour une analyse des verdicts : V. Codaccioni, op. cit.).

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avons été dès le lendemain publiquement interpellée (euphémisme) par le syndicat de police Synergie-Officiers, le syndicat du corps de commandement de la police nationale : « Vous croyez que votre statut d’universitaire vous donne le droit de “scientiser” votre vindicte de bobo d’extrême-gauche contre les policiers ? C’est à cause de gens comme vous que les policiers sont menacés jusqu’à leur domicile54. »

Quelques mois plus tard, le 21 avril 2020, paraît dans Libération un entretien avec le sociologue Michel Kokorref sur la situation des quartiers populaires pendant le confinement lié au Coronavirus55. Il y décrit l’impunité policière dans ces quartiers, accentuée par la crise sanitaire. L’entretien est « retweeté » le même jour par le compte des Commissaires de la police nationale SCPN avec ce commentaire : « Un “professeur de sociologie”. Oui, très bien et quel rapport avec sa connaissance de la police56 ? » Il ne s’agit pas ici de généraliser à partir de deux commentaires sur les réseaux sociaux, même si d’autres collègues ont pu être visé·e·s (cf. encadré) et qu’il y aurait beaucoup à dire, notamment sur l’antiintellectualisme, la victimisation, le reflet d’une conception policière de la fonction publique à laquelle appartiennent les enseignant·e·schercheur·e·s et, une fois encore, le rejet des sciences sociales qu’ils révèlent. Une avocate nous signalera par ailleurs, à propos du tweet nous visant, qu’il y a là matière à porter plainte pour injures publiques et diffamation. Mais à y regarder de près, ce sont toutes les personnes apparaissant comme « publiques » (de par leur statut, leur présence dans les médias, leur nombre de « followers ») qui sont visées sur les réseaux sociaux par ces syndicats de police. Il peut s’agir de journalistes, d’universitaires, d’avocats défenseurs des victimes de violences policières – Arié Alimi, traité de « militant fanatique57 » –, de représentants politiques – Jean-Luc Mélenchon est constamment pris à partie et, par exemple, accusé de soutenir des élus « anti-flics58 » – mais aussi des artistes comme la chanteuse Camelia Jordana qui, pour avoir évoqué son sentiment d’insécurité face à la police, est l’objet de nombreux tweets dénonciateurs et décrite comme « issue d’un milieu bourgeois », « n’ayant jamais mis 54.  Tweet de Synergie-Officiers du 11 décembre 2019. 55.  Emmanuel Fansten, Michel Kokoreff, « Ces territoires jouent le rôle de bouc émissaire », Libération, 21 avril 2020. 56.  Tweet de Synergie-Officiers du 21 avril 2020. 57.  Tweet de Synergie-Officiers du 31 mai 2020. 58.  Tweet de Synergie-Officiers du 25 mai 2020.

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les pieds dans un quartier », et, comme d’autres « people », accusés de se servir de ces sujets sensibles pour faire de « l’autopromotion59 ». Exemples de tweets policiers au moment des manifestations antiracisme de juin 2020 –– À propos de Sébastien Roché, ayant évoqué les violences policières : « C’est quand l’âge de la retraite au CNRS ? » (Synergie officiers, 14 juin). –– À propos de l’avocat Laurent Franck Liénard, pourtant grand défenseur des forces de l’ordre, qui indique sur BFM TV qu’il y a du racisme dans la police, comme dans toute organisation : « Il est avocat, pas policier, et aucune légitimité ne lui est conférée pour parler en notre nom. En 2016, nous avons demandé et obtenu de Manuel Valls et François Hollande de l’évincer des enseignements en école de police » (13 juin). –– À propos d’Assa Traoré, décrite par Christiane Taubira comme « une chance pour la France » : « Al Capone était une chance pour les ÉtatsUnis ? » (10 juin). –– À propos d’un appel à manifester d’Assa Traoré  : « L’aplaventrisme devant une famille de multirécidivistes phagocytée par des extrémistes, des radicaux, des indigénistes, des racistes, des antisémites… jusqu’à quand ? Leonarda est surpassée ! » (9 juin). –– À propos de Camelia Jordana : « Revolution has come, time to pick up the gun » : « Ce n’est donc pas que la “nouvelle star de la bêtise”, c’est bien plus grave : c’est un appel à l’insurrection par une interprète de téléréalité perdue dans le militantisme et la haine » (SGPN, 3 juin).

Très fréquents sur les réseaux sociaux et bien en deçà des insultes et menaces (de violences physiques, de viol, de mort, etc.) proférées par des membres de l’extrême droite et plus généralement par les « trolls » qui y sévissent et s’en prennent à toute personne « publique » (qui apparaît dans les médias) dénonçant les violences policières60, ces tweets étonnent néanmoins doublement : d’une part, par la virulence des propos émanant de deux syndicats de police et, d’autre part, par leur caractère répétitif et incessant. Il ne s’agit donc pas de quelques 59.  Tweet de Synergie-Officiers du 24 mai 2020. 60.  Par exemple, l’un de nos entretiens accordés à Mediapart en novembre  2018 sur les violences policières et la légitime défense a été republié sans commentaire par un site d’extrême droite très visité que nous ne nommerons pas ici, entraînant une pléthore d’insultes et de menaces. Nous avons hésité à porter plainte et y avons renoncé.

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prises de position éparses, mais d’une stratégie discursive pensée, assumée et légitimée par ses membres : à défaut, ce genre de commentaire sur les réseaux sociaux aurait cessé de se multiplier. Il ne faut d’ailleurs pas oublier que les syndicats de police, comme dans d’autres professions, sont dans une compétition électorale permanente : leurs prises de position peuvent ainsi être lues comme un moyen de « satisfaire » la base ou d’attirer de nouveaux membres. Mais cette stratégie témoigne d’une utilisation policière de toutes les « armes » possibles pour discréditer, dénoncer et attaquer celles et ceux qui sont considéré·e·s comme des « ennemis » (plaintes, invectives sur les réseaux sociaux, délégitimation dans les médias) et donnent in fine à voir une institution dont les membres veulent garder le monopole de dire et de nommer ses pratiques dans un contexte de radicalisation des dénonciations des violences policières et de leur impunité. Si bien que la police est non seulement détentrice du monopole de la violence légitime, mais se pense et se vit comme détentrice du monopole de dire, de nommer et de juger la violence dite « légitime ». Or, la protection de l’institution policière peut aussi se traduire par les violences policières contre celles et ceux qui veulent en dénoncer les dérives, et, plus précisément encore comme nous l’indiquions plus haut, qui veulent les visibiliser. Dans ce cadre, les membres de la communauté universitaire ou, d’une manière générale, les chercheurs/chercheurs en sciences sociales peuvent être visés, comme le sont les manifestantes ou manifestants, les journalistes ou plus simplement toute observatrice ou observateur de ces violences. À ceci près qu’elles et ils ont des ressources pour enclencher plus facilement des affaires et entraîner la création de plus ou moins amples mouvements de solidarité. Il en va ainsi d’une affaire qui implique, là encore, une vidéo incriminant des policiers : celle prise par le doctorant de l’Université Paris 1, Guillaume Vadot qui, pour avoir filmé « l’interpellation violente » d’une femme noire le 22 septembre 2016 à la sortie du RER D à Saint-Denis, a été maltraité, « tazzé », insulté, menacé de mort et de viol. L’IGPN a été saisie par la préfecture de police de Paris tandis que le parquet de Bobigny lançait une enquête pour « violences volontaires par une personne dépositaire de l’autorité publique61 ». Pendant ce temps, une partie de la communauté universitaire en avait fait une affaire avec de multiples réactions sur la liste de diffusion de la science politique ANCMSP : avec un communiqué des enseignant·e·s-chercheur·e·s du département de science politique de l’Université Paris 1 en appelant à une « enquête impartiale 61.  Le Figaro, 7 octobre 2016.

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et publique » et à des « sanctions exemplaires62 », ainsi qu’un communiqué des « personnels et étudiant-e-s des Universités » publié dans Libération, etc. D’autres collègues témoignaient également des violences policières subies tandis que d’autres allaient être l’objet de poursuites de la part des forces de l’ordre, déclenchant un mouvement de solidarité63. De ces prises de parole et initiatives découlera la création, grâce à l’engagement de certains collègues, d’un Comité universitaire contre les violences policières qui, rassemblant aujourd’hui plus de 170 membres, fonctionne essentiellement par le biais d’une liste de diffusion. Lors de sa première réunion était évoqué le double souci d’une utilisation du savoir scientifique et des ressources liées aux statuts d’universitaires ou de chercheuses/chercheurs (les contacts avec les médias par exemple) pour aider les victimes de violences policières et leur famille, sans pour autant se substituer aux associations ou structures déjà existantes64. C’est cette double préoccupation, alliée à la réaffirmation d’une volonté d’engagement, qu’atteste l’appel signant sa création65. En avril 2018, le collectif condamne la répression étatique contre les zadistes et leur déclare son soutien66, et en janvier 2019 encore, il réclame la révision du maintien de l’ordre français, l’arrêt de l’usage des LBD et l’amnistie des Gilets jaunes condamnés67.

Conclusion Notre intention n’est pas d’opposer les « bons juges » et les « mauvais policiers », même si notre conviction profonde, en partie fondée par les recherches menées depuis plus de quinze ans sur la répression, est qu’il vaut mieux se retrouver face à un juge que face à un policier. Il s’est agi, à travers notre parcours de recherche, certes singulier et conditionné par les différentes crises sécuritaires (attentats, émergence d’un mouvement 62.  Communiqué violences policières/affaire Vadot, Liste ANCMSP ; 3 octobre 2016. 63.  Nous citerons le cas du sociologue Nicolas Jounin accusé d’avoir frappé un CRS pendant la mobilisation contre la loi travail en 2016. Si ce dernier n’avait pas pu iden‑ tifier Nicolas Jounin parmi les 200 manifestants, c’est David Le Bars, alors commis‑ saire divisionnaire à Saint-Denis, qui avait livré un témoignage à charge. Encourant six mois de prison avec sursis, il est relaxé le 6 décembre 2019. 64.  Carnet de terrain du 26 juin 2017. 65.  « Faire front contre les violences policières », Libération, 26 juin 2017. 66.  www.sauvonsluniversite.com, 16 avril 2018. 67.  « Les violences policières masquent la violence du gouvernement », Libération, 14 janvier 2019.

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social inédit, violences policières accrues, etc.), d’essayer de retracer les relations que peuvent entretenir les chercheurs et chercheuses avec les agents répressifs et, plus généralement, les sciences sociales avec les institutions de répression. Force est, dès lors, de constater que pour des raisons historiques et contextuelles, l’institution judiciaire apparaît ouverte aux recherches en sciences sociales, voire est demandeuse d’expertise sur ses propres domaines d’intervention. À l’inverse, l’institution policière tend aujourd’hui à se refermer sur elle-même, à rejeter toute analyse ou prise de parole critique et à délégitimer les sciences sociales pour leur manque de rapport « au terrain », l’absence d’expériences d’affrontements des chercheuses/chercheurs avec ceux dont ses membres disent devoir se défendre (les « racailles de banlieue », les « casseurs », les « terroristes ») et la prédilection pour la théorie. Il faudrait ici mener une véritable enquête pour déterminer les raisons de cette différence de réactions entre les deux institutions, mais au moins deux hypothèses peuvent être formulées à titre exploratoire. La première tient à la nature même de leurs fonctions. L’un des principes essentiels de la justice est l’individualisation de la peine : les magistrats adaptent la sanction judiciaire en fonction de la personnalité de l’accusé (milieu social, âge, vie professionnelle et privée) et tiennent également compte de l’état psychologique de ce dernier. La trajectoire de l’auteur·e d’un acte déviant, son environnement et son « état mental », sont ainsi au cœur du métier judiciaire, les rendant plus sensibles aux sciences sociales telles que la psychologie et la sociologie. A contrario, l’essentiel de l’activité de la police consiste en des formes de répression qui se focalisent sur la commission d’acte, et non sur son auteur·e. Ce qui n’empêche ni la focalisation sur l’apparence (contrôle d’identité) ni le profilage sécuritaire (repérer des « profils terroristes » par exemple). Mais la nature même du métier exercé les éloigne des préoccupations des sciences sociales en ce qui concerne le crime, la ou le criminel, la norme ou la déviance. Plus encore, les sciences sociales, et la socio­ logie en particulier, entrent en confrontation directe avec les cadres de pensée des policiers, comme le montre la dénonciation historique et toujours actuelle de « la culture de l’excuse » : comprendre les parcours, les trajectoires, insister sur le milieu social ou les types de précarité/ vulnérabilité des individus réprimés reviendrait non seulement à excuser le crime mais à trouver des circonstances atténuantes aux criminels ou aux délinquants. D’où les accusations policières contre les psychologues, les sociologues, mais aussi les juges qui « relâchent » des auteurs d’infractions ou prononcent des verdicts de clémence, et que l’on retrouve en France au moins dès les années 1970, accusations relayées 75

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par l’extrême droite et la droite la plus sécuritaire. Aussi, et deuxièmement, il faudrait ici, pour comprendre le phénomène d’ouverture/ fermeture aux sciences sociales, prendre en compte les caractéristiques sociales des agents répressifs, et en particulier le niveau d’études (bien plus élevé dans la magistrature68), et leur politisation. Que les principaux syndicats policiers soient marqués à droite – contrairement aux années 1980 – et que le corps policier vote majoritairement à l’extrême droite (en moyenne beaucoup plus que la population69) ne peuvent être sans effet, d’une part, sur le rapport de ses membres à ce que les socio­ logues désignent comme l’idéologie sécuritaire70 (punir toujours plus) et, d’autre part, sur les liens avec les sciences sociales dont l’objectif est de saisir la construction sociale de la déviance.

68.  Si les juges et les commissaires de police ont le même niveau d’études (Bac+5), le corps policier se distingue par une diversité de profils : niveau bac pour les gardiens de la paix ou niveau licence pour les officiers. 69.  Aux dernières élections présidentielles, 54 % des policiers ont voté pour Marine Le Pen, contre 16 % de la population dans son ensemble (Libération, 10 juin 2020). 70.  Laurent Mucchielli, « Le développement de l’idéologie sécuritaire et ses consé‑ quences en France des années 1970 à nos jours », Regards croisés sur l’économie, n° 20, 2017, p. 111‑121.

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Chapitre 2

« Je vous préviens : vous serez suivis » Enquêter sur la prise en charge pénitentiaire du terrorisme Gilles Chantraine, David Scheer

Cette contribution s’appuie sur une recherche sociologique menée dans les « quartiers d’évaluation de la radicalisation » (QER) en France, en 2017 et 20181. Les QER sont des unités hautement sécurisées dans lesquelles des détenus identifiés comme « radicalisés2 » sont transférés et affectés, généralement sur la base d’un critère pénal (infraction à caractère terroriste) ou d’une suspicion de radicalisation3. Au sein de ces unités, les détenus sont évalués, durant une session de quatre mois, afin 1.  Gilles Chantraine, David Scheer, Marie-Aude Depuiset, « Enquête sociologique sur les “quartiers d’évaluation de la radicalisation” dans les prisons françaises », DAP-CNRS, CLERSÉ, 2018. 2.  Si la « radicalisation » n’est pas clairement définie dans les textes de mise en place de ces unités, force est de remarquer que seuls les détenus (identifiés comme ou suspectés d’être) radicalisés en lien avec l’Islam radical transitent par ces QER. En effet, à l’heure actuelle, aucune autre forme de violence politique n’est évaluée au sein des QER et les professionnels se spécialisent dans la prise en charge et l’évalua‑ tion du salafodjihadisme. 3. Par exemple à l’issue d’une observation du comportement du détenu par un surveillant, ou à la suite d’une dénonciation pour « radicalisation » de la part d’un  informateur ou sur la base de liens qu’entretiendrait le détenu avec d’autres détenus déjà identifiés comme radicalisés.

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de tenter d’objectiver leur degré de radicalisation et leur potentiel de dangerosité. Cette évaluation est menée conjointement par les surveillants qui observent les détenus au quotidien et par les psychologues, les éducateurs spécialisés et les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation qui rencontrent régulièrement les détenus. Le but de l’évaluation consiste à déterminer la nature de leur prise en charge pénitentiaire et de leur affectation à l’issue de la session. Selon les résultats et les préconisations qui concluent le travail d’évaluation, les détenus peuvent ainsi être affectés, après leur passage en QER, en « détention ordinaire » dans des prisons à haut degré de sécurité, à l’isolement, ou en « quartiers de prise en charge de la radicalisation » (QPR). Focalisée non pas sur les trajectoires individuelles de radicalisation, mais sur le quotidien de ces unités, cette recherche s’inscrit dans la lignée de la tradition ethnographique en sociologie des institutions « totales4 » et plus spécifiquement de la prison5. À l’instar d’une enquête précédente menée sur les établissements pénitentiaires pour mineurs6, il s’agissait de décrire et analyser la genèse politique et controversée de ces unités, les relations entre les différents professionnels – entre coopération, conflits et rapports de pouvoir –, la nature effective de leur travail au quotidien, ainsi que les expériences individuelles de réclusion. L’approche ethnographique est indispensable à la compréhension intime du monde des prisons, et à l’analyse « par le bas » de certaines dynamiques de transformation institutionnelle ; si ces dynamiques font l’objet d’une problématisation souple en amont du terrain, elles n’émergent en tant qu’objets d’investigation tangibles qu’au cours de celui-ci. Dans le cas des QER, nous savions que l’immersion ethnographique serait nécessaire pour reconstituer, par exemple, l’activité concrète de chaque professionnel et ses relations avec les autres, ou pour saisir l’impact d’un dispositif ultrasécuritaire sur les rapports de défiance entre surveillants et détenus. En revanche, c’est seulement une fois sur le terrain que nous avons réalisé qu’il fallait donner toute sa place à l’analyse de formes de surveillance nouvelles, répondant à des logiques qui ne se superposent pas entièrement aux logiques carcérales traditionnelles, et menée par des acteurs 4.  Erving Goffman, Asylums : essays on the social situation of mental patients and other inmates, New York, Anchor Books, 1990. 5.  Éric Fassin, L’ombre du monde une anthropologie de la condition carcérale, Paris, Éditions du Seuil, 2015. 6.  Gilles Chantraine, Nicolas Sallée, David Scheer, Grégory Salle, Abraham Franssen, Gaëtan Cliquennois, « Les prisons pour mineurs. Controverses sociales, pratiques professionnelles, expériences de réclusion », mission de recherche Droit et justice, CLERSÉ, 2011.

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quasi invisibles et pourtant désormais incontournables – tels les agents du renseignement. L’enquête se base sur une centaine de journées d’observations ethnographiques lors d’immersions dans trois prisons françaises, et sur plus de 90 entretiens semi-directifs ou non directifs, menés à la fois en détention – tant avec des professionnels qu’avec des détenus – et hors détention, avec des cadres pénitentiaires de l’administration centrale et interrégionale. D’autres entretiens ont également eu lieu dans des lieux plus informels, voire discrets. À cet ensemble d’observations et d’entretiens s’ajoute l’analyse de notes internes, de « synthèses d’évaluation », des débats politiques et des controverses sociales en la matière ainsi que d’une vaste littérature grise. La somme des données récoltées nourrissait le projet d’une analyse globale du « dispositif » QER, convoquant autant une sociologie de l’action publique, des institutions, des professions, de l’évaluation et du travail, ainsi qu’une sociologie des expériences, adaptations et résistances individuelles à l’enfermement. L’objectif de cette contribution n’est pas de revenir sur les résultats globaux de la recherche, mais d’organiser le récit d’un aspect singulier des conditions et de la dynamique d’enquête, à savoir la surveillance institutionnelle – et le sentiment d’une surveillance omniprésente – dont l’équipe a fait l’objet tout au long de la recherche. Cette surveillance, qu’il s’agit de contextualiser et de détailler empiriquement, a façonné autant les modalités de recueil des données et les formes de protection contre des intrusions de tous ordres, que l’expérience subjective des chercheurs, entre malaise, excitation, lassitude, inquiétude et paranoïa. En retour, et progressivement, cette surveillance allait être intégrée à l’objet même de l’analyse au sein d’une stratégie d’enquête renouvelée7. Ce récit s’organise en trois points. D’abord, nous reviendrons sur le contexte de négociation de la convention de recherche entre la direction de l’administration pénitentiaire (DAP) et le CNRS. Ce contexte est marqué par une panique du pouvoir politique suscitée par la crainte des attentats et l’obligation pour ce même pouvoir d’afficher sa capacité à agir et gérer la crise. Effet domino : ce contexte est également marqué par une pression exercée sur l’administration pénitentiaire pour « comprendre vite pour agir vite », la prison étant régulièrement suspectée d’être une « école » ou un « terreau » de la radicalisation. Dans un second temps, nous décrirons la manière dont, en détention, les 7.  Magali Boumaza, Aurélie Campana, « Enquêter en milieu “difficile” », Revue fran‑ çaise de science politique, n° 57, 2007, p. 5‑25.

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chercheurs ont fait l’objet d’une surveillance particulière, accompagnée des réactions de protection parfois paranoïdes que cela peut engendrer. Si le fait d’être constamment surveillé et contrôlé en prison – pour un détenu, bien sûr, mais également pour un chercheur – est un phénomène très banal, ce sont les modalités renouvelées de cette surveillance, et les nouveaux acteurs qui l’effectuent, qui nous intéresseront particulièrement. Enfin, dans un troisième temps, nous montrerons que l’expérience de la surveillance n’est pas circonscrite spatialement dans l’enceinte de la prison – comme c’est pourtant souvent le cas lorsque l’on enquête en prison – et nous tenterons d’interpréter les conséquences de cette surveillance « par-delà les murs ».

Négocier le cadre de la recherche dans un contexte de panique politique et institutionnelle Entre 2015 et 2017, le contexte politique en matière de terrorisme et d’antiterrorisme est tendu. Outre la succession rapide de trois Premiers ministres et des quatre gardes des Sceaux, l’armée française intervient au Mali, en Irak et en Syrie contre la menace islamiste ; les plans de lutte contre le terrorisme se succèdent ; le directeur de l’administration pénitentiaire démissionne ; l’état d’urgence est instauré, puis prolongé ; les pouvoirs des services de renseignement en matière de lutte antiterroriste s’accroissent8. Diverses mesures de contre-terrorisme ou de renforcement de la sécurité intérieure sont mises en place : déploiement massif de militaires dans l’espace public ; sécurisation de points dits sensibles (lieux de culte, écoles, gares) ; extension des pouvoirs des services de renseignement  ; durcissement des peines d’emprisonnement pour outrages, rébellion ou menaces ; mise en place de service de lutte contre la radicalisation violente dans de nombreuses administrations, etc. L’administration pénitentiaire n’échappe pas à ce mouvement de fond et ses services sont réorganisés pour prendre en charge la menace terroriste : création d’une sous-direction « sécurité » au sein de l’administration centrale, mise en place et croissance d’un service dédié à la Mission de lutte contre la radicalisation violente, développement du renseignement au travers du Bureau central du renseignement pénitentiaire (qui 8.  Claire Hamilton, Contagion, Counter-terrorism and Criminology  : justice in the shadow of terror, Londres, Palgrave Macmillan, 2019.

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deviendra le Service national du renseignement pénitentiaire), etc. La sécurité pénitentiaire est un thème fort du garde des Sceaux dès 2015, qui plaide pour une extension des mesures d’enquête et de contrôle au sein des prisons, un renforcement des moyens policiers et le développement d’un véritable renseignement pénitentiaire. Une pression pèse sur l’administration pénitentiaire, relative à ses capacités à faire face aux nouvelles menaces à la sécurité intérieure et à son devoir de vigilance à l’égard des risques de prosélytisme et de radicalisation intra-muros. Dans ce contexte général, ces dispositifs de prise en charge et d’évaluation des personnes incarcérées pour faits de terrorisme ou signalées « radicalisées » sont le fruit d’une histoire courte, mais intense. Différentes unités spécialisées se succèdent rapidement : « Unité de prévention du prosélytisme » (U2P, 2014), « unités dédiées » (janvier 2016), « unités de prévention de la radicalisation » (UPRA, juin 2016), « quartiers d’évaluation de la radicalisation » (QER, octobre 2016) ou encore les « quartiers de prise en charge de la radicalisation » (QPR) qui viennent remplacer les « quartiers pour détenus violents » (QDV). À chaque fois, une question centrale se pose aux pouvoirs publics : faut-il regrouper cette population pénale dans des unités spécifiques ou, au contraire, la disperser en détention ordinaire ? Et, dans chacune de ces options, comment, selon quelles modalités, et avec quels objectifs ? C’est face à ces questions et à la nécessité d’analyser les dispositifs mis en place que l’administration pénitentiaire, à travers son « bureau des statistiques et des études9 » (le « Me5 »), se met en quête d’une équipe afin d’effectuer une recherche sur la prise en charge des détenus « radicalisés » au sein des unités spécifiques de prise en charge. L’origine des négociations avec la direction de l’administration pénitentiaire se situe au milieu de cette histoire rapide, soit un peu avant la fermeture des UPRA – et donc avant l’ouverture des QER. La négociation débute par une première réunion en septembre 2016 avec le cadre, au sein de la DAP, du responsable du « Plan de lutte antiterroriste » (PLAT), et trois membres du « Me5 ». Ces professionnels connaissent les travaux antérieurs du futur directeur de la recherche en question, et le sollicitent précisément sur la base de cette connaissance. Un décalage se fait pourtant ressentir rapidement, dans la manière dont le cadre du service PLAT nous présente la volonté « d’en haut » de commander une enquête à la fois « urgente » et d’une « extrême importance ». Le ministère de la Justice désire une évaluation rapide sur le fonctionnement de ces UPRA. Le sujet est grave : le nombre de « terroristes » en 9.  Depuis, un « laboratoire de recherche et d’innovation » a remplacé ce bureau.

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prison ne cesse d’augmenter, le risque d’un nouvel attentat est réel : « il faut faire quelque chose ». Une question « vitale », mais avec un budget limité et dans une temporalité très courte : on nous propose d’effectuer une recherche de trois mois avec un commencement immédiat, pour répondre aux questions prioritaires du gouvernement. Par ailleurs, on nous prévient, lors de cette négociation, que « la pression politique sera énorme ». S’ensuit une longue négociation pour augmenter le budget et le temps de recherche. Nous expliquons que faire une recherche socio­logique en trois mois n’est ni possible ni souhaitable, et que le parti-pris policy oriented de la commande ne correspond pas à notre vision de la sociologie. Nous hésitons : faut-il y aller ou pas ? Lors de tergiversations internes entre le futur directeur de la recherche et son équipe en voie de constitution, nous évoquons le risque de pression politique et la peur d’une instrumentalisation a posteriori. Plusieurs services sont mobilisés au cours d’une discussion qui durera six mois : la CNIL, les services juridiques du CNRS, divers services de la direction de l’administration pénitentiaire, etc. Lors des négociations, nous convainquons nos interlocuteurs – soutenus courageusement par certains membres du bureau des études « Me5 » qui assument leur « profil recherche » – de transformer la demande initiale, depuis une recherche rapide à visée normative et opérationnelle vers une recherche de plus longue durée – 18 mois, ce qui reste court à nos yeux – et émancipée autant que faire se peut de la panique ambiante. Il ne s’agirait pas de conduire une recherche-action ou une expertise évaluative de ces unités spéciales, mais une sociologie monographique, multisituée et compréhensive, outillée par des outils de sociologie générale et articulée à une réflexion sur le changement institutionnel. In fine, au terme de ce (re)cadrage et d’une nouvelle estimation complète du coût de la recherche – qui permettait notamment d’embaucher un post-doctorant plutôt qu’un étudiant de Master, et de réévaluer des coûts de mission largement sous-estimés –, une convention de recherche est rédigée, nous donnant « l’accès » aux terrains et aux données10, et permettant de dépasser les « barrières bureaucratiques11 » nombreuses lorsque l’on s’intéresse à la prison et à la radicalisation. Les questions d’indépendance, de droit de retrait, de sécurité des personnes et des données sont formalisées dans la convention de recherche, selon 10.  Courtney Field, Vicki Archer, Julia Bowman, « Twenty Years in Prison : Reflections on Conducting Research in Correctional Environments », The Prison Journal, n° 99 (2), 2019, p. 135‑149. 11.  Keramet Reiter, « Making Windows in Walls  : Strategies for Prison Research », Qualitative Inquiry, n° 20 (4), 2014, p. 417‑428.

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une tournure qui nous rassure un peu. Cependant, alors que nous étions en train de conclure la convention, un événement vient bousculer l’actualité pénitentiaire : l’agression violente d’un surveillant de prison par un détenu « radicalisé » à la maison d’Osny. L’incident, requalifié pénalement en « attentat », a lieu précisément dans une unité de prévention de la radicalisation (UPRA) qui devait constituer l’un des terrains de la recherche. Suite à cet événement dramatique, les UPRA sont fermées, pour laisser immédiatement place aux quartiers d’évaluation de la radicalisation (QER). La convention est modifiée au dernier moment, et l’étude portera finalement sur ces nouveaux QER. Ce revirement aura un impact direct sur la recherche : il s’agirait désormais d’étudier un dispositif encore en « expérimentation », fruit d’une pression et d’une panique politique auxquelles l’administration pénitentiaire a dû s’adapter en urgence12. Le caractère expérimental de l’unité était davantage qu’un élément de contexte, il devrait irriguer l’ensemble des problématisations. L’ensemble des négociations en amont du travail de recherche, entre urgence et volonté de bien faire, nous fait presque oublier que, lors de la toute première réunion de négociation, une responsable de l’administration nous avait lancé : « Je vous préviens : vous serez suivis ! »… Avant d’aller sur le terrain, nous prenons le temps d’opérationnaliser le dispositif de protection des données et des individus. Les entretiens au sein des administrations centrales et interrégionales, et plus encore la démarche ethnographique qui fonde tout l’intérêt de la recherche à nos yeux implique une présence intensive au sein des QER, et une récolte d’informations parfois sensibles, sur des professionnels exposés et des détenus considérés comme dangereux, le tout au sein d’une institution qui suinte l’anxiété davantage qu’à l’accoutumée. Dans ce cadre, et pour des raisons évidentes de sécurité et de déontologie, la protection des données devient un travail à part entière et nécessite des protocoles originaux : codage du journal de terrain, cryptage des données et des appareils informatiques, usage d’un cloud sécurisé, utilisation de copies cachées, absence de communication électronique. Ces protocoles sont source de stress et d’angoisse pour les chercheurs – ils se rassurent néanmoins en se disant qu’« au moins, on fait tout ce qu’on peut » – et s’articulent à des injonctions pesantes, notamment autour de la question de l’anonymat des institutions, des dispositifs et des acteurs étudiés.

12.  Sur ce point voir également : Matthieu Suc, « Les détenus avec l’étiquette ’’radi‑ calisés’’ sont exclus de la vie carcérale », Médiapart, 25 mai 2020.

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Surveillance, suspicion et paranoïa en détention La méthode ethnographique implique d’adopter le statut d’« intrus » en pénétrant un lieu qui n’a aucunement besoin du chercheur pour fonctionner ; ce constat est d’autant plus vrai en prison, qui constitue pour le chercheur un terrain étriqué et peu poreux13. La présence de celui-ci est extrêmement visible et équivoque, en fonction du regard des « autres ». De surcroît, la prison est un monde social régulièrement présenté, perçu et éprouvé comme fortement bipolarisé et conflictuel. Dans ce cadre, le chercheur se retrouve « entre deux feux14, » observant et s’entretenant tant avec les personnels qu’avec les détenus. Ce positionnement particulier du chercheur en prison est exacerbé sur le terrain spécifique qui est le nôtre, à savoir des unités de détention marquées par une opposition franche entre les surveillants et les détenus, et par un climat de suspicion et de défiance permanente. Les QER font partie des espaces les plus sécurisés au sein des prisons françaises, où les surveillants y sont garants du contrôle des détenus réputés les plus dangereux. À ce titre, les QER constituent une incarnation paroxystique d’une prison sous-tendue par une rationalité guerrière et conçue comme un dispositif de neutralisation des « ennemis15 ». Si l’expression scientifique « faire du terrain » renvoie étymologiquement au vocabulaire guerrier16, l’analogie prend ici tout son sens. L’« étranger professionnel17 » qu’est l’ethnographe est toujours un suspect en prison. Le terrain ethnographique en QER, en plus d’être un lieu de conflit per se, présente un « danger situationnel » pour le chercheur18. Celui-ci est d’emblée soupçonné implicitement et parfois très explicitement de ne pas être celui qu’il prétend : un « agent de la DGSI », un « inspecteur », 13.  David Scheer, « Objets, espaces et corps du chercheur. Éléments de réflexi‑ vité autour d’une recherche sur l’architecture carcérale », Criminocorpus. Revue ­d’Histoire de la justice, des crimes et des peines, 2017. 14. Howard Becker, « Whose side are we on ? », Social problems, n° 14, 1967, p. 239‑257. 15. Gilles Chantraine, « Les savoirs des prisons  : rationalité punitive et savoirs critiques », Tracés, n° 9, 2009, p. 99‑110. Alvaro Pires, « La rationalité pénale moderne, la société du risque et la judiciarisation de l’opinion publique », Sociologie et socié‑ tés, n° 33, 1, 2011, p. 179‑204. 16. Dioigi Albera, « Terrains minés », Ethnologie française, n°  31, 2001, p.  5‑13. Bertrand Pulman, « Pour une histoire de la notion de terrain », Gradhiva, n° 5, 1988, p. 21‑30. 17.  Michael Agar, The Professional Stranger : an informal introduction to ethnogra‑ phy, San Diego, Academic Press, 1996 (2nd ed). 18.  Raymond Lee, Dangerous Fieldwork, Thousand Oaks, Sage Publications, 1995.

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un « journaliste ». On lui reproche d’avoir accès à des informations sensibles, et à des techniques qui peuvent toujours servir le « camp adverse » : certaines modalités informelles de surveillance, mais également les tactiques de dissimulation et de contournement des détenus. Au fil du temps cependant, et parce que l’équipe a déjà une solide expérience de terrain en prison, les acteurs acceptent la présence des chercheurs, et laissent ces derniers « faire leur place » au sein des QER le temps de l’enquête. Les négociations en amont et la convention de recherche qui a été si longue à rédiger portent leurs fruits en fournissant une relative stabilité psychique et institutionnelle aux chercheurs. Que ce soit en détention ou lors d’entretiens à la direction centrale ou inter­régionale, il nous est aisé de détailler nos protocoles de sécurité aux acteurs qui le souhaitent, renforçant de ce fait notre « professionnalisme » aux yeux de nos interlocuteurs, professionnalisme qui compte tenu de notre objet est une condition sine qua non de la mise en confiance19. En détention, les règles de la démarche ethnographique sont scrupuleusement respectées : passer du temps, passer du temps encore, écouter et respecter, rester présent mais discret, discret mais présent. La démarche inductive implique de « se laisser porter » par le terrain et de saisir ses propres étonnements avec réflexivité. À la fin d’une journée de terrain, celui qui était en détention débriefe avec le reste de l’équipe : tout est décortiqué. Des mémos vocaux cryptés, réalisés à la sortie de prison puis détruits, permettent à l’équipe de suivre chaque avancée, mais également chaque doute… Dans ce contexte en effet, un sentiment étrange « d’être surveillé » se diffuse progressivement, au point de devenir un sujet de discussion récurent. On cherche à se rassurer : tout terrain de recherche comporte le fait d’être observé en retour, et il est tout à fait normal que ce sentiment soit d’autant plus fort dans le milieu clos de la prison ; néanmoins, nous avons l’impression que le climat de suspicion qui caractérise les QER imprègne de part en part la démarche ethnographique. Les journaux de terrain se parsèment de nombreux points d’interrogation : « Pour qui me prend-on ? Le surveillant a-t-il lu mon journal de terrain par-dessus mon épaule ? Suis-je suivi ? Suis-je écouté ? Comment se fait-il que ce détenu que je n’ai pas encore rencontré ne soit pas surpris de ma présence ? Pourquoi se méfie-t-on de moi ? Pourquoi ne se méfie-t-on pas de moi ? Si les surveillants contrôlent par caméra la pièce où je réalise des entretiens, peuvent-ils aussi activer un dispositif d’écoute ? » 19.  Ce n’est pas toujours le cas. Dans d’autres situations et d’autres objets de recherche, une image d’« étudiant en formation » serait préférable par exemple.

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Progressivement, nous sentons que nous faisons l’objet d’une surveillance inédite. Si la vigilance du personnel de surveillance est régulièrement légitimée au nom de « notre propre sécurité », une autre forme de surveillance, réelle ou fantasmée, prend forme. Cette impression de suspicion s’exacerbe progressivement lorsque nos journaux de terrain se remplissent, que les entretiens sont de plus en plus riches et que nous sommes en possession d’informations potentiellement sensibles, le chercheur ne contrôlant pas (toujours) les informations que l’on lui transmet20. La réflexivité relative à la démarche anthropologique a montré que la présence d’un chercheur sur un terrain qui ne l’occupait pas jusqu’ici – en l’occurrence, une présence ethnographique – implique d’être pris dans des enjeux d’identité et de pouvoir21. Notre présence au sein des unités pénitentiaires les plus sécurisées de France, nos entretiens quotidiens avec les détenus les plus surveillés par les forces de sécurité nationales et nos contacts avec les personnels chargés de leur prise en charge modifient les enjeux locaux et les rapports de pouvoir entre détenus et professionnels, et entre personnels « de base » et leur hiérarchie. Les acteurs observés ont ainsi un nouveau canal de communication et de visibilisation – le chercheur, lors des entretiens ou des nombreuses discussions informelles. Les cadres administratifs, les membres de la hiérarchie, ou les personnes chargées de la surveillance des acteurs observés connaissent ce nouvel état de fait. Dans ce cadre, il n’est pas étonnant que nous ayons été mis sous surveillance, en tant qu’agents perturbateurs des équilibres précaires et des rapports de pouvoir, mais également en tant que détenteurs d’informations qui intéressent potentiellement autant les professionnels en charge de l’évaluation que les agents du renseignement. C’est notamment le cas lorsque, par exemple, un détenu qui refuse toute rencontre avec les éducateurs et les psychologues – mais qui a eu l’occasion de discuter avec d’autres détenus de la présence du chercheur – accepte de réaliser un entretien avec le sociologue ; celui-ci se fait dès lors tirer les vers du nez à l’issue de la rencontre, et l’art de l’ethnographe est de réussir à botter en touche sans froisser le professionnel curieux. L’hyper-surveillance dont font l’objet les détenus déteint ainsi sur les chercheurs, qui se demandent à quel point ils se « font des films » ou sont en train de devenir « paranoïaques ». Les détenus quant à eux nous expliquent 20.  Daniel Cefaï, Valérie Amiraux, « Les risques du métier. Engagements probléma‑ tiques en sciences sociales », Cultures & Conflits, n° 47, 2002. 21.  Michel Agier, Anthropologues en dangers  : l’engagement sur le terrain, Paris, Jean-Michel Place, 1997.

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être l’objet d’observations constantes, d’écoutes en cellule ou encore de mouchards placés dans les parloirs. Si une part de ces suspicions est solidement fondée, puisque par exemple les conversations téléphoniques sont écoutées et retranscrites et que certains surveillants en civils se fondent parmi les familles qui attendent l’heure des visites, cette méfiance est parfois aussi fantasmée : à notre connaissance, aucun micro n’est placé en cellule. Mais de nombreux événements alimentent ce fantasme d’écoute à couvert : des personnes en costumes accompagnées d’ouvriers qui effectuent des travaux invisibles en cour de promenade (« Y placent-ils des micros interdits ? » se demande-t-on), le bruit d’un appareil qui s’enclenche en soirée lorsque la présence de surveillants devient plus légère, etc. Par ailleurs, les détenus ne sont pas les seuls à partager ce sentiment. Sans que l’on puisse attester de la véracité de ces propos, certains psychologues nous racontent que leurs tiroirs de bureau sont fracturés et que leurs notes d’entretiens brutes sont volées par leur hiérarchie. Des éducateurs nous expliquent avoir connaissance de notes de services internes mentionnant leur « trop grande proximité » avec des détenus. Un agent de renseignement pénitentiaire nous explique qu’il cache sa confession religieuse afin de ne pas alimenter la suspicion de ses collègues. L’approche inductive implique, dans des mesures diverses, une transformation de l’objet de recherche en fonction des découvertes révélées par le terrain ou des adaptations méthodologiques chemin faisant22. Le sentiment d’être surveillé éclaire ainsi notre terrain. Au fil du travail d’observation, la surveillance va devenir le sujet de notre enquête, un objet de recherche en tant que tel. Plus spécifiquement, le renseignement – soit la présence d’une surveillance à couvert – caractérise de manière essentielle plusieurs aspects du quotidien de vie, de travail et de recherche au sein des QER ; le renseignement recourt à des moyens discrets et use du secret. Plus le temps passe, plus nous décodons ces aspects souvent invisibles du travail. De nombreux non-dits ne seront déchiffrés qu’a posteriori : un professionnel rencontré en sa fonction d’islamologue qui se révélera faire partie d’un service de renseignement, un surveillant qui élude des questions sur son avenir professionnel et que l’on retrouve plusieurs mois après l’enquête dans une cellule de renseignement pénitentiaire, etc. De surcroît, la présence de personnes non identifiées et non répertoriées dans les procès-verbaux de réunions confirme la permanence et la prégnance de cette dimension qu’est la surveillance cachée, généralisée sur le terrain que nous observons et dont nous sommes certainement l’une des cibles. 22.  M. Boumaza, A. Campana, op. cit.

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Une surveillance par-delà les murs Certains indices nous conduisent progressivement à penser et constater que la surveillance dont nous faisons l’objet ne s’arrête pas aux murs de la prison. Nous apprenons, par exemple, lors d’un entretien avec une personne qui connaît bien le fonctionnement des services de renseignement, qu’il « serait étonnant que nous ne soyons pas suivis de près ». Plus tard, à l’occasion d’une discussion en détention avec un agent des renseignements pénitentiaires, des policiers en charge de la filature se « trahissent » involontairement en nous reconnaissant… alors même que nous nous rencontrons pour la première fois. Ces éléments qui confirment que nous sommes suivis viennent consolider un sentiment déjà présent qui restait encore peu palpable. Avant de décrire quelques modalités concrètes de cette surveillance, il nous faut détailler le caractère « englobant », ou, pourrait-on dire « englobé » de l’immersion ethnographique menée en détention. De fait, enquêter sur et dans un dispositif en pleine expérimentation, qui par ailleurs est très régulièrement sous le regard des cadres de l’administration ou des représentants politiques, et qui souvent inlassablement présenté comme étant au centre de la lutte antiterroriste et de la détection des menaces à la sécurité nationale, comporte le fait d’être soi-même pris dans ce climat d’émulation et de définition des priorités nationales. En d’autres termes, les chercheurs finissent, parfois malgré eux, par s’imbiber de l’atmosphère politique, sociale et intime de la lutte antiterroriste. Par ailleurs, il s’est agi de « profiter » au maximum de l’accès au terrain, autrement dit d’y passer le plus de temps possible, puisque l’équipe a vivement conscience que le dispositif méthodologique mis en place risque toujours d’être mis en péril ou renégocié, et qu’un événement extérieur ou interne à la prison peut mettre brutalement fin au terrain. De surcroît, le climat urbain ambiant et ses implications sur le quotidien de recherche – contrôles par les militaires déployés dans les rues, alertes au colis piégé dans les transports en commun sur le chemin de la prison, crainte palpable d’un nouvel attentat, stigmatisation de certains quartiers et lieux fréquentés par les chercheurs – renforcent le sentiment selon lequel l’immersion ethnographique est englobée dans une expérience sociale et subjective plus vaste. L’engagement ethnographique pousse l’équipe à poursuivre ce terrain stimulant, rare et potentiellement éphémère, et ce malgré la surveillance. De la même manière que les QER s’inscrivent dans un environnement qui déborde la prison et interroge la gestion plus générale des 88

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menaces à la sécurité nationale, la surveillance que nous subissons, ou pensons subir, s’exporte hors des murs des prisons. Lorsque nous discutons à l’extérieur, à la direction de l’administration pénitentiaire, mais aussi lors de séminaires professionnels ou avec des sources proches des instances gouvernementales, certains participants ont une connaissance assez précise du terrain très concret que nous menons en détention. Par ailleurs, nous avons l’impression – confirmée parfois – d’être suivis à l’issue d’une journée d’observation en prison, ou à d’autres moments. L’avertissement lors de la première réunion – « vous serez suivis ! » – n’a désormais plus rien de métaphorique. Être surveillé prend alors une autre dimension pour les chercheurs. Habituellement, celui qui fait du terrain en prison connaît bien ce sentiment de « libération » immédiate lorsque, après une journée passée dans les coursives de la prison, il passe le sas d’entrée vers la sortie et retrouve « l’air libre » – et, s’il fume, s’allume une cigarette pour sublimer ce ressenti de détente immédiate. Ici, la surveillance devient pérenne et poreuse ; elle se joue des espaces. Aux dysfonctionnements de téléphones, tels que l’impossibilité de passer certains appels, le fait de recevoir des SMS d’autres membres de l’équipe (et uniquement d’autres membres de l’équipe) avec un décalage important entre l’envoi et la réception, ou encore des numéros inconnus qui s’affichent lorsque l’on s’appelle, s’ajoute l’impression d’être physiquement suivi. Une personne fait le même itinéraire que nous, dans des rues très peu fréquentées, de la prison à la gare ; une autre attend seule sur un quai de RER que nous montions dans le véhicule pour faire de même ; une personne non identifiée, durant un comité de pilotage – nous apprendrons qu’il fait partie des services de renseignements pénitentiaires – prend de nombreuses notes et quitte la réunion précipitamment ; un vol d’ordinateur dans un restaurant, le même jour qu’une tentative de cambriolage ; une rencontre inattendue dans les toilettes d’un bistrot, assortie d’un « Bonjour, DGSI ! ». Le suivi et la surveillance dont nous faisions l’objet, volontairement discrets ou volontairement grossiers, s’insèrent dans un rapport dialectique entre protection et surveillance. Nous avons hésité, à plusieurs reprises, à mettre fin à la recherche ; nous avons hésité à prévenir nos commanditaires, mais peut-être étaient-ils déjà au courant ; nous avons revu nos protocoles de sécurité et la manière de protéger au mieux le matériau récolté. Mais nous avons poursuivi le terrain pendant encore plusieurs mois, entre engagement, résignation et résilience. Cette surveillance engendre autant qu’elle révèle des conflits de loyauté. D’abord, elle instaure une relation de méfiance sur un terrain 89

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ethnographique qui demande généralement des efforts pour se faire accepter, pour « se faire une place23 » et pour instaurer un climat de confiance avec les enquêtés. Lors de cette recherche, nous devions composer avec notre propre suspicion et notre méfiance vis-à-vis de nos commanditaires, de nos enquêtés, des services gouvernementaux. Une méfiance à laquelle s’ajoutait la peur de trahir, peut-être malgré nous, détenus, professionnels, autorités ou services nationaux de surveillance. En effet, le fait de récolter des informations sensibles sur les uns et les autres risquait toujours de nous « retomber dessus » si l’une ou l’autre information venait à être révélée. Nous avons dû composer avec cette crainte d’être soupçonnés de trahison24. Plus fondamentalement, le rapport entre l’objet de recherche et les chercheurs – le sous-terrain25 – éclaire un prolongement essentiel du terrain. Les conditions de production nous informent sur l’objet étudié, et en l’occurrence sur ses frontières. La prison se déspatialise ; Foucault parlerait peut-être ici d’une « libération des fonctions carcérales26 ». En effet, l’institution pénitentiaire devient un outil de surveillance générale permettant, non plus de contrôler des individus durant la période d’incarcération, mais également d’opérer un suivi dans et hors des murs, de dresser des « profils » et de décrypter des réseaux. Le cadre habituel qui est le nôtre, la « sociologie de la prison », s’hybride progressivement à un autre domaine d’étude, celui des surveillance studies27. Or, cette « découverte » n’a pas, ou pas uniquement, été révélée par l’observation ethnographique, mais aussi par notre propre condition d’objet de la surveillance ; en retour, le travail réflexif réintègre cette surveillance dans la réflexion, pour mieux objectiver comment la prison change, et plus généralement 23.  David Scheer, Valentine Mahieu, « “Faire du terrain”, les places du chercheur en action », dans C.  De Man et al. (éd.), « Justice ! » Chercheurs en zones troubles, Montréal, Erudit, 2017, p. 35‑53. 24.  Pour un autre récit de crainte de doute et de crainte d’être considéré comme un traître, dans un tout autre contexte, voir  : Barrie Thorne, « Political Activist as Participant Observer : Conflicts of Commitment in a Study of the Draft Resistance Movement in the 1960s », dans R.  Emerson (ed.), Contemporary Field Research, Boston, Brown, 1983, p. 216‑234. 25.  Marc Abélès, « Le terrain et le sous-terrain », dans C. Ghasarian (éd.), De l’ethno‑ graphie à l’anthropolgie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux, Paris, Armand Colin, 2004, p. 35‑44. 26.  Michel Foucault, « Prisons  : la chute des murs ? Michel Foucault, conférence à l’Université de Montréal », Vacarme, n° 29, 1, 2004 [1976] (extraits), p. 142–145. 27.  David Lyon, Kirstie Ball, Kevin D. Haggerty, Routledge Handbook of Surveillance Studies, New York, Routledge, 2012. Et Fergus McNeill, « Mass supervision, misre­ cognition and the “Malopticon” », Punishment & Society, n° 21 (2), 2019, p. 207‑230.

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pour observer par le bas certaines modalités de transformations de l’État. De manière évidente, ces constats et ce sentiment d’être la cible d’une surveillance étroite ont des impacts sur le travail de recherche, au travers de questions aussi simples que lancinantes : qu’accepte-t-on et que refuse-t-on ? Comment « faire avec » et pourquoi ? Cette question prendra tout son sens lorsque nous serons suivis par une voiture à la sortie de l’un de nos terrains. Des regards s’échangent, et le doute laisse place à la peur : est-ce un suivi indiscret des services secrets français ou une intimidation commanditée par l’un ou l’autre détenu affecté au QER ? À quel point était-on surveillés ? Et par qui ? Est-ce notre faute ? Est-on allé trop loin ?

Conclusion L’espace imparti à cette réflexion ne permet évidemment pas de traiter l’ensemble des problèmes relatifs au contrôle et à la surveillance de notre activité auxquels nous avons été confrontés dans le cadre de cette enquête. Des questions comme l’autocontrôle et de l’autocensure, ou celle de la peur, auraient pu par exemple trouver des développements plus aboutis. Il nous faut nous cantonner à conclure sous forme d’ouverture, et replacer la réflexion dans l’évolution des objets recherche en sociologie de la prison. Nous voulons en effet insister sur le fait qu’il ne s’agit pas seulement de renouveler l’ethnographie minutieuse des modalités de surveillance et d’observation des détenus pour penser l’économie singulière de l’exercice du pouvoir carcéral28. Il s’agit aussi de prendre acte du fait que la surveillance des chercheurs, en détention comme à l’extérieur de la prison, constitue une dimension incontournable de cette économie renouvelée. Autrement dit, la surveillance de la recherche « par-delà les murs » de la prison constitue un élément parmi d’autres du fonctionnement des QER. Plus généralement, la surveillance des chercheurs en prison, depuis la prison, et hors prison, s’inscrit dans une reconfiguration plus globale des liens que la prison entretient avec 28. Gilles Chantraine, David Scheer, Olivier Milhaud, « Space and Surveillance in a Prison for Minors », Politix, n° 97 (1), 2012, p. 125‑148. Nicolas Sallée, Gilles Chantraine, « Observer, consigner, tracer. Les usages d’un cahier électronique controversé en établissement pénitentiaire pour mineurs », Sociologie du Travail, n° 56, 1, 2014, p. 64‑82.

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son environnement en matière de gestion des individus et des populations29. Si l’analyse de ces liens est maintenant bien traitée du point de vue des questions urbaines30, elle l’est beaucoup moins du point de vue des pratiques de surveillance et du renseignement. Il y a assurément là un objet essentiel dont il faut se saisir car il est le symptôme d’une transformation institutionnelle significative qui témoigne du rapprochement de la prison vers l’Intérieur31 et d’une forme de policiarisation des services pénitentiaires32. Les anglophones aiment conclure par un more research is needed, la question reste de savoir quelles énergies mobiliser pour rendre cela possible.

29. Manon Veaudor, « Les “frontières” de l’ordre carcéral. Affectation, négocia‑ tion des identités et surveillance en maison d’arrêt », thèse de doctorat, Université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 2020. 30.  Julienne Weegels, Andrew M. Jefferson, Tomas Max Martin, « Introduction », The Cambridge Journal of Anthropology, n° 38 (1), 2020, p. 1‑14. 31.  Observatoire International des Prisons, « L’administration pénitentiaire dérive vers l’Intérieur », oip.org., 2009. 32.  Mathieu Quinquis, « Le plan “Urvoas”  : un pas de plus dans la transformation policière de l’administration pénitentiaire. Droit pénitentiaire », Actualités, droits-­ libertés, La Revue des droits de l’homme, 2017 [en ligne].

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Chapitre 3

L’ethnographie à l’épreuve de l’expulsion Conditions de l’enquête sur une aire d’accueil des gens du voyage Lise Foisneau

Mener un terrain ethnographique en France dans le cadre de travaux universitaires ne prémunit pas contre l’action éventuelle de l’État visant à mettre un terme à l’enquête. Ainsi, le 18 mars 2016, un tribunal administratif a-t-il ordonné « l’évacuation sans délai » de l’emplacement de caravane que j’occupais légalement avec mon compagnon1 sur une aire d’accueil des gens du voyage2. De tous les occupants de l’aire d’accueil, nous avons été les seuls à recevoir une telle décision de justice, qui nous enjoignait d’évacuer immédiatement notre emplacement sous peine de 50 euros d’amende par jour de retard et qui autorisait la société gestionnaire de l’aire d’accueil à faire procéder à notre expulsion par la force publique. Pourquoi, après un an de stationnement en caravane sur des aires d’accueil des gens du voyage, ce tribunal administratif a-t-il ordonné l’expulsion d’un terrain qui était aussi mon terrain ethnographique ?

1.  Je remercie Valentin Merlin d’avoir partagé avec moi cette expérience de terrain. 2.  Ordonnance du 18 mars 2016. Juge des référés du Tribunal administratif de X.

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Mes recherches portent sur les Roms dits « Hongrois », arrivés en France à la fin du xixe siècle depuis l’Europe de l’Est3. Les groupes qu’ils forment ont eu des parcours variés dont le plus connu, du moins pour l’ethnologie française, est celui des Roms kalderash de Paris qui vivent aujourd’hui dans des pavillons en banlieue parisienne4. Les Roms dits « Hongrois » constituent l’une des populations les plus menacées par les politiques d’encadrement, de surveillance et de contrôle qui se sont succédé depuis le début de la Troisième République. Ces menaces ont d’autant plus marqué l’histoire de ce collectif que l’un de ses segments a été l’objet en 1935 d’une circulaire ministérielle visant à les diviser et à rompre les relations de parentèle5. Malgré cette mesure ciblée, dont l’effet attendu était la disparition du collectif, les descendants de ces Roms continuent de parler romanès, d’entretenir des liens de parenté et d’alliance avec d’autres Roms dans le monde entier et, pour certains, de voyager en caravane. Les ancêtres des personnes sur qui porte ma recherche ont également survécu au génocide des Tsiganes, malgré la mort en déportation d’une partie d’entre eux6. Pour autant, on aurait tort de penser que, malgré leur évidente capacité de résistance, ces collectifs romani auraient traversé indemnes cette succession continue de politiques hostiles à leur égard et cela d’autant moins que celles-ci se sont perpétuées jusqu’à nous. Aujourd’hui, l’encadrement et la surveillance d’une partie des Roms « hongrois » s’opèrent notamment à partir d’obligations spécifiques qui s’appliquent à la catégorie administrative de « gens du voyage » et, parmi elles, l’obligation de stationner sur des aires d’accueil. Mais cette contrainte étatique exercée sur les Roms ne les vise qu’indirectement : d’une part, la catégorie « gens du voyage » est bien plus large, y compris dans sa définition administrative, qu’une catégorie qui ne s’appliquerait qu’à eux seuls7 3.  Thèse d’anthropologie, soutenue le 19 décembre 2018 à l’Université Aix-Marseille, sous la direction de Dionigi Albera, « Ethnographie des kumpanji de Provence. Rencontres, séparations et retrouvailles chez les Roms “hongrois” ». 4.  Voir l’étude majeure de Patrick Williams, Mariage tsigane. Une cérémonie de fian‑ çailles chez les Roms de Paris, Paris, L’Harmattan, 1984. 5.  Sur la circulaire ministérielle de mars  1935, voir Lise Foisneau, « Face à l’admi‑ nistration. Une famille romani au prisme des archives, 1871‑1945 », dans I.  About, M.  Bordigoni (éd.), Présences tsiganes. Enquêtes et expériences dans les archives, Paris, Le Cavalier Bleu, 2018, p. 155‑178. 6.  Michael Stewart, « Une catastrophe invisible. La Shoah des Tsiganes », Terrain, n° 54, 2010, p. 100‑121. 7. La catégorie administrative des « gens du voyage » regroupe aussi bien des Manouches, que des Roms, des Gitans catalans ou andalous, des Yéniches, des Voyageurs, des Sinti, etc. Sur les gens du voyage, lire Marc Bordigoni, Gitans, Tsiganes, Roms… idées reçues sur le monde du Voyage, Paris, Le Cavalier Bleu, 2013.

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et, d’autre part, un certain nombre de Roms « hongrois » n’entrent pas dans cette catégorie et ne voyagent plus, mais se reconnaissent néanmoins comme formant un même monde avec les Roms qui voyagent en caravane. L’ethnographe est donc confrontée à la difficulté de définir sa situation d’observation avant son entrée sur le terrain, puisque celle-ci détermine en grande partie le champ de ce qui sera observable8. Cet article a pour but d’objectiver les contraintes d’une telle ethnographie sous surveillance en tenant compte de l’ensemble des acteurs présents sur le terrain (entreprise gestionnaire du lieu, centre social, police, voisins), et de la possibilité de l’arrêt brutal de l’enquête par décision de justice. Il s’agira également de décrire les stratégies et les ressources déployées, notamment juridiques, grâce auxquelles, en dépit de cette décision de justice, l’enquête a pu être poursuivie. Plus généralement, cet article montrera en quoi l’irruption de la violence administrative et policière compromet la possibilité même de la recherche.

Devenir « gens du voyage » Faire l’ethnographie des « gens du voyage » Un grand nombre de travaux ethnographiques ou sociologiques sur les groupes romani français, souvent appelés « tsiganes », sont consacrés aux « gens du voyage », se donnant pour objet la construction identitaire ou la gestion publique de ceux-ci. Ils présupposent la pertinence scientifique de la catégorie administrative des « gens du voyage ». Or, les personnes que cette catégorie rassemble ne partagent ni la même histoire, ni les mêmes modes d’existence, ni une même façon d’habiter l’espace, encore moins une même langue. Force est de constater que, si ces travaux scientifiques juxtaposent une définition de l’objet ethnographique et une catégorie administrative, c’est sans doute parce qu’ils prennent souvent la forme de commandes publiques ou privées destinées à répondre à des besoins de gestion des personnes entrant dans la catégorie des gens du voyage. La majorité de ces études ont une méthodologie similaire : entretiens, questionnaires dirigés, observations 8.  « Terrains minés en ethnologie », dirigé par Dionigi Albera, et plus particulière‑ ment l’article de Marc Bordigoni, « “Terrains désignés”, observation sous contrôle  : quelques enjeux d’une ethnographie des Tsiganes », Ethnologie française, vol. 31 (1), 2001, p. 117‑126.

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éparses, avec une entrée sur le terrain par l’intermédiaire d’une association, d’une administration ou, encore, sous le prétexte de travail social9. Pour entrer en contact avec des « gens du voyage », la stratégie retenue consiste à obtenir l’approbation d’un représentant de l’État ou d’une association d’aide aux « gens du voyage ».

Choix méthodologiques Lorsque l’on entre sur un terrain grâce à l’administration ou à une association, les personnes directement concernées par l’enquête se retrouvent plus ou moins dans l’obligation de répondre aux questions de l’ethnologue ou du sociologue. Mais le cas des « gens du voyage » est plus singulier encore, puisque ceux-ci ont l’obligation de vivre dans des lieux – les aires d’accueil – où ils sont constamment surveillés. Le dispositif d’enquête du chercheur vient en quelque sorte redoubler le dispositif déjà en place : ses observations et ses questions s’inscrivent, du point de vue des observés, dans la continuité du dispositif de l’aire d’accueil. De tels modes d’entrée sur le terrain rappellent ceux de l’ethnographie de l’Afrique coloniale, et ceux qui prévalent encore aujourd’hui un grand nombre de travaux sur les peuples d’Amérique du Nord et d’Australie10, ignorant les critiques faites par les autochtones11. La recherche française en ethnographie ne semble pas s’être beaucoup interrogée sur ce redoublement du dispositif de surveillance à l’œuvre dans une enquête sous couvert de l’administration. Le célèbre manuel de Beaud et Weber dissuade même de procéder autrement, soulignant qu’il y a certaines enquêtes pour lesquelles une observation participante classique doit être déconseillée : « Il y a des milieux avec lesquels on ne peut pas jouer ce jeu-là [c’est-à-dire habitation sur le terrain] : les SDF, les Gitans, les gardiens de prison, etc. » Le conseil des auteurs du manuel est « très sérieusement, d’éviter [ces milieux], de les laisser aux 9.  Exemple d’études, par ailleurs intéressantes, qui s’appuient sur une entrée sur le terrain par l’administration ou le travail social : Daniel Bizeul, « Faire avec les décon‑ venues. Une enquête en milieu nomade », Sociétés contemporaines, n° 33‑34, 1999, p.  111‑137 ; Marie Bidet, Les gens du voyage, locaux ou cosmopolites ? La gestion publique du nomadisme, thèse de doctorat, ENS Cachan, 2009 ; Gaëlla Loiseau et Monique Selim, « Les schizes d’une médiation anthropologique entre l’État et les gens du voyage », Journal des anthropologues, n° 136‑137, 2014. 10. Nous renvoyons aux réflexions passionnantes de Barbara Glowczewski sur ce que signifie accéder au terrain en Australie dans Les rêveurs du désert. Peuple Walpiri d’Australie, Arles, Actes Sud, 1999. 11.  Hugo  Asselin, Suzy Basile, « Éthique de la recherche avec les peuples autoch‑ tones », Éthique publique, n° 14 (1), 2012.

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amateurs de sensations ou aux chercheurs expérimentés12 ». Les études sur les gens du voyage en France n’ont fait l’objet que d’une réflexivité méthodologique relativement pauvre où la polarité surveillants/surveillés n’est pas interrogée aussi systématiquement qu’elle le devrait. Et pourtant, les recherches sur les peuples autochtones ont montré qu’une telle réflexion était à la fois urgente et indispensable. La question est donc : comment décrire les conditions d’existence des personnes appartenant à la catégorie des « gens du voyage » sans redoubler le dispositif étatique de surveillance déjà en place ? Autrement dit, comment accéder aux aires d’accueil où vivent parfois des Roms dits « Hongrois » sans se placer d’emblée du côté des surveillants ? La solution m’a été soufflée par un membre de ce collectif qui nous avait dit, à mon compagnon et à moi-même, que si nous voulions saisir ce qu’impliquait être « gens du voyage » en France aujourd’hui, il fallait le devenir soi-même. Or, devenir « gens du voyage » n’est pas chose impossible, puisqu’il s’agit de répondre à des critères exigés par l’administration13. Précisons encore que ma préoccupation méthodologique en la matière provenait d’un travail historique antérieur, qui m’avait montré à quel point ce que nous savions des Roms du passé dépendait en très grande partie de leurs interactions avec l’administration française. Il ne fallait donc pas que mon terrain ethnographique reproduise, par d’autres moyens, le biais qui pesait sur les archives. L’ethnographe se devait d’être du côté des surveillés, pas du côté des surveillants.

Histoire et contexte La catégorie administrative de « gens du voyage », créée au début des années 1970, vint remplacer celle de « nomade » qui existait depuis 191214. Le contrôle des populations bohémiennes – puisque c’est ainsi que les représentants de l’État appelaient alors officieusement les personnes classées dans cette catégorie – était individuel : il se matérialisait par l’obligation de détenir un carnet anthropométrique qui devait être présenté à chaque arrivée et à chaque départ d’un lieu de stationnement. Ce contrôle permettait aux autorités locales et 12. Stéphane Beaud, Florence Weber, Guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 1997, p. 89. 13.  Entre 1969 et 2017, la catégorie administrative de « gens du voyage » fut liée au port du livret de circulation imposée par la loi n° 69‑3 du 3 janvier 1969 (cf. note 14). 14.  La loi du 16 juillet 1912 sur l’exercice des professions ambulantes et la circulation des nomades. Sur cette loi, lire Christophe Delclitte, « La catégorie “nomade” dans la loi de 1912 », Hommes & migrations, n° 1188‑1189, 1995, p. 23‑30.

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nationales de surveiller les déplacements de chaque individu. Avec la loi de 196915 et l’instauration plus tardive des aires d’accueil, la surveillance s’est déplacée vers un contrôle groupé et spatial, de type panoptique : les « gens du voyage » furent contraints de séjourner dans des lieux qui leur étaient assignés. Les premiers centres de stationnement furent mis en place, de manière explicite, pour « hâter l’évolution dans un sens de sédentarisation des Nomades16 ». Les premiers terrains dédiés aux « gens du voyage » sont pensés comme des « centres de stationnement […] susceptibles d’aider à la sédentarisation et au reclassement dans la société17 ». Ces centres seraient dotés d’écoles « spéciales », d’ateliers « qui favoriseraient l’évolution des métiers ambulants » et d’un dispositif de surveillance permettant « d’assurer mieux la sécurité publique (fin des chapardages, amélioration de l’état sanitaire)18 ». Paradoxalement, la création des aires d’accueil a pourtant été perçue par une grande partie de l’opinion française comme une politique à visée sociale, organisant de manière satisfaisante la coexistence de deux modes de vie souvent en conflit, celui des « gens du voyage » et celui des citoyens français « sédentaires19 ». Entrer sur le terrain du côté des surveillés revenait donc à accepter temporairement le principe d’une résidence assignée, dont le cadre administratif est, à l’inverse de ce que son nom indique, un livret de circulation.

Adopter le point de vue des surveillés Demander un livret de circulation Pour accéder aux aires d’accueil sans demander l’autorisation à une administration quelle qu’elle soit et donc sans être introduit sur le 15.  Loi n° 69‑3 du 3 janvier 1969 relative à l’exercice des activités ambulantes et au régime applicable aux personnes circulant en France sans domicile ni résidence fixe : Emmanuel Aubin, La commune et les gens du voyage, Paris, Berger-Levrault, 2008. 16.  Réponses au questionnaire n° 1 concernant les populations nomades ou d’ori‑ gine nomade. Préfecture de Bordeaux. Mai  1960. Archives départementales de la Gironde. 584 W 84. 17.  Ibid. 18.  Ibid. 19.  Dans sa thèse, Marie Bidet cite les propos suivants de Louis Besson (JO Sénat 24 mars 2000, p. 1515) : « le terme d’accueil est préférable à celui de stationnement, qui tendrait à ne traiter les problèmes qu’en termes techniques, alors qu’il doit claire‑ ment s’agir d’accueillir des personnes dans des conditions dignes de notre société » : M. Bidet, op. cit., p. 164.

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terrain par les surveillants, il fallait obtenir un livret de circulation. Mais comment faire pour obtenir un tel livret ? Comment se déclaret-on « gens du voyage » ? La première condition pour obtenir ce livret est de signer une déclaration sur l’honneur de ne pas avoir eu de domicile fixe depuis plus de six mois. Légère en apparence, cette déclaration est lourde de conséquences sociales, puisque le signataire atteste qu’il est sans domicile fixe et renonce de ce fait à un certain nombre de droits dont, notamment, le droit de vote – trois ans de rattachement administratif ininterrompu à une commune étaient nécessaires pour pouvoir s’inscrire sur une liste électorale20. Mais l’absence de domiciliation est surtout un frein considérable à la plupart des démarches administratives, de l’ouverture d’un compte en banque à l’ouverture d’une ligne téléphonique. Ma chance, lorsque j’ai entamé ce travail de recherche, était que mon compagnon n’avait figuré en son nom propre sur aucun bail depuis plusieurs mois et qu’il pouvait justifier d’un travail itinérant. Lorsque nous nous sommes rendus au service des forains de la préfecture, c’est mon compagnon qui s’est déclaré « gens du voyage ». La vie de couple n’était pas un leurre destiné à ne pas perturber ce que certains ont appelé un « équilibre social » tsigane21, mais bien plutôt, en l’occurrence, un cadre imposé par l’administration qui considère qu’on ne peut être « gens du voyage » qu’en famille, comme autrefois, l’on ne pouvait être « nomades » qu’en « tribu ». Mon compagnon se retrouva ainsi détenteur d’un livret de circulation, et endossa pour l’administration le rôle patriarcal de « chef de famille » sur lequel s’appuie encore l’administration lorsqu’il est question des « gens du voyage ». Munis de notre livret de circulation et de notre statut de « gens du voyage », il ne restait plus qu’à nous procurer une caravane et à nous installer sur une aire d’accueil. Précisons, toutefois, que ce choix méthodologique n’était en aucun cas destiné à dissimuler l’enquête aux « gens du voyage », qui ont toujours été informés de notre activité réelle parmi eux, mais l’acquisition récente de ce statut demeura un secret bien gardé entre eux et nous à l’abri des regards indiscrets du panoptique.

Le dispositif de surveillance des aires d’accueil Comment la surveillance s’opère-t-elle sur les aires d’accueil ? Dans le cas le plus simple, celui d’une aire gérée par une collectivité locale, 20.  La loi du 3 janvier a été abrogée par la loi n° 2017‑86 du 27 janvier 2017. 21. Alain Reyniers, « La roue et la pierre. Contribution anthropo-historique à la connaissance de la production sociale et économique des Tsiganes », thèse de doctorat en anthropologie, Université de Paris V, 1992, p. 36.

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la surveillance est exercée le plus souvent par la police municipale. Ce cas est cependant devenu l’exception depuis la généralisation des nouvelles politiques publiques (NPP) d’inspiration néolibérale qui ont encouragé les délégations de service public, concédant à quelques entreprises le quasi-monopole du marché public des aires d’accueil22. L’accès aux aires est payant : après avoir versé une caution, les occupants doivent s’acquitter de plusieurs euros par jour pour le stationnement (de 2 à 12 euros en fonction des aires), sans compter les factures d’eau et d’électricité. Pour un seul emplacement, que peuvent occuper plusieurs caravanes, il n’est pas rare qu’une famille paye plus de 800 euros par mois pour stationner dans un endroit qui est très souvent en deçà des normes sanitaires23. Pour entrer aujourd’hui sur une aire d’accueil, il faut présenter ses papiers d’identité, les livrets de circulation et les documents des véhicules, et cela non pas aux policiers municipaux mais aux gestionnaires des lieux qui tiennent des registres sur lesquels ils consignent ces informations, registre qu’ils montrent aux forces de l’ordre lors de fréquents contrôles d’identité des occupants24. Matériellement, l’entrée sur une aire se fait par une barrière automatique qui ne peut laisser passer qu’une seule voiture à la fois et empêche les caravanes d’entrer et de sortir sans l’intervention du gardien de l’aire. Comme ne cessent de le rappeler les associations de « gens du voyage », ces dispositifs vont à l’encontre de la sécurité puisque, en cas d’incendies, qui sont fréquents dans les caravanes, un tel dispositif empêche l’évacuation rapide. Les aires d’accueil sont souvent construites pour qu’aucun emplacement ne puisse échapper à la vue des gestionnaires et des voitures de police qui circulent plusieurs fois par semaine le long des allées ou le plus souvent sur l’unique allée centrale. La surveillance prend enfin la forme d’un contrôle des « fluides », c’est-à-dire de l’eau et de l’électricité, le 22.  L’on peut citer l’Hacienda ou Vago. Les intérêts économiques en jeu sont consi‑ dérables. La holding New Deal Concept, dont fait partie la société Vago « spécialiste de gestion des aires d’accueil », avait un chiffre d’affaires de 14  millions d’euros en 2014, dont 11 millions sont dus à la seule activité de Vago. Sur la question du mono‑ pole de ces sociétés privées, voir G. Loiseau et M. Selim, op. cit. 23. Sur les aires d’accueil comme source d’inégalités environnementales  : Lise Foisneau, « Dedicated Caravan Sites for French Gens du Voyage : Public Health Policy or Construction of Health and Environmental Inequalities ? », Health and Human Rights Journal, vol. 10 (2), 2017, p. 89‑98. 24.  Depuis le 27  janvier 2017, les personnes sans domicile fixe souhaitant exercer une activité ambulante n’ont plus à être titulaires d’un livret spécial de circulation. Le livret de circulation, longtemps obligatoire pour les gens du voyage, avait déjà été supprimé en juin  2015, mais certaines administrations, notamment les aires d’ac‑ cueil, continuent de l’exiger.

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gestionnaire pouvant à tout moment en priver les occupants25. On aurait tort de considérer ce contrôle des fluides comme anecdotique : il est un instrument privilégié de gouvernance dans le cadre des rapports de force qui règnent sur les aires d’accueil. Il a joué, en l’occurrence, un rôle déterminant dans la série d’événements qui conduisirent à notre expulsion.

Vers l’expulsion L’hiver peut être rude en caravane, notamment quand on est privé d’accès aux sanitaires. Or, au mois de décembre 2015, il était impossible d’utiliser la douche des blocs sanitaires de l’aire d’accueil sur laquelle nous habitions. Les occupants de l’aire, qui se plaignaient à haute voix de la saleté et du manque d’entretien du terrain, ne disaient pourtant rien de l’état déplorable des toilettes. Lorsque nous abordions ce sujet avec mes voisines, c’était toujours à demi-mot, honteuses et le mal au ventre. Comme c’était un sujet tabou pour mes voisines, je fus chargée par elles d’en toucher un mot aux agents d’entretien de l’aire. Je le fis plusieurs fois, mais toujours sans succès. Non seulement il était impossible d’utiliser la douche à cause du froid, mais les toilettes débordaient. À chaque fois, on m’opposait le caractère somptuaire de la dépense : « Faire venir le camion coûte 350 euros, donc à moins que vous nous les donniez, ça n’arrivera pas26. » Après plusieurs semaines de demandes infructueuses, j’ai décidé d’écrire une lettre avec accusé de réception à l’entreprise chargée de la gestion de l’aire d’accueil. De leur côté, peu avant la rédaction de ma lettre, certains des habitants du terrain avaient cessé de régler leurs factures. Trois jours après l’envoi de la lettre au siège de la société gérante de l’aire, une entreprise de plomberie vint déboucher les canalisations. Une fois le camion de débouchage parti, le responsable du site chargea ses agents de nous convoquer, mon compagnon et moi-même, dans son bureau. L’annonce de cette entrevue se fit alors qu’il y avait beaucoup de monde autour de nous. Les agents dirent publiquement que nous étions « convoqués au bureau ». Les occupants de l’aire furent très impressionnés par cette demande. Ils nous dirent immédiatement que la lettre était responsable de la convocation et que nous allions avoir des problèmes. Nous leur avons répondu que 25.  Cette pratique tombe sous le coup de la loi, puisque la loi Brottes de 2013 a inter‑ dit les coupures d’eau en cas de factures impayées. Cette interdiction est applicable tout au long de l’année. 26.  Cette citation provient de mon journal de terrain où j’ai noté verbatim ce que j’ai entendu.

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l’entreprise était en tort, que le problème avait été reconnu et réglé, et qu’elle ne pouvait nous tenir rigueur de notre courrier. Le rendez-vous avec le responsable du site donna pourtant raison à nos voisins : il fut extrêmement déplaisant. Il avait pris ses renseignements sur nous, montra qu’il connaissait des détails de la vie de mon compagnon, et qu’il savait que je menais une sorte d’enquête. La surveillance qu’il effectuait sur les occupants lui permettait d’exercer des pressions sur eux en dévoilant, ou menaçant de dévoiler, leur vie privée. Après nous avoir expliqué que cette aire d’accueil n’était pas la plus « belle » qu’il gérait, le responsable du site se mit à tenir un discours ambigu, non dénué de menaces implicites. Il nous rendait responsables de l’état des canalisations, nous accusant de jeter intentionnellement des petits cailloux et des emballages dans les tuyaux d’évacuation des eaux. Après cet entretien, les événements désagréables se multiplièrent. L’entreprise privée nous rendit responsables du fait que plus personne ne payait le loyer de son emplacement. Les employés parcouraient l’aire en racontant à qui voulait les entendre qu’il y allait avoir un « grand procès » contre nous et que nous étions de « faux gitans ». Nos voisins oscillaient entre l’inquiétude et l’amusement de constater que les gestionnaires avaient mis si longtemps à se rendre compte que nous étions des « gadjé27 ». Mais les agents ont aussi menacé nos voisins en leur disant qu’ils allaient être accusés de « complicité » s’ils continuaient de nous parler. Personne n’arrivait à savoir de quelle « complicité » il s’agissait : cette imprécision suscitait une anxiété généralisée. Un des travailleurs sociaux de l’aire d’accueil nous révéla qu’il avait croisé un postier qui apportait deux lettres avec accusé de réception à nos noms et à notre numéro d’emplacement, mais que les gestionnaires avaient refusé de nous transmettre le courrier. Lorsque l’on s’enquit du contenu de ces lettres auprès du responsable de l’aire d’accueil, celui-ci prétendit que ces dernières provenaient de la « brigade d’enquête financière ». Un matin, nous fûmes réveillés par quelqu’un qui frappait à la porte de notre caravane. Un huissier, accompagné des gestionnaires, nous remit un jugement prononçant notre expulsion, avec effet immédiat, de l’aire d’accueil28. L’entreprise gérant l’aire nous avait dissimulé qu’elle avait entrepris une procédure à notre encontre, ne nous ayant jamais remis les courriers nous convoquant au tribunal, alors même que ces courriers étaient libellés à leur propre adresse en tant que gestionnaires de l’aire d’accueil où nous habitions. Contrairement à la règle de droit 27.  Du romani gadjo, qui désigne quelqu’un qui n’est pas rom. 28.  Ordonnance du 18 mars 2016. Juge des référés du tribunal administratif de X.

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qui veut qu’un prévenu sache de quoi il est accusé, l’audience eut donc lieu sans même que nous pussions imaginer qu’une procédure était en cours contre nous. Nous avons pris connaissance, quand il était trop tard, du fait que l’entreprise privée avait demandé notre expulsion en arguant que nous étions sur l’aire depuis plus de six mois, alors que le règlement intérieur limite la durée de stationnement à deux mois renouvelables deux fois. Malgré un respect apparent de la légalité, il s’agissait bien là d’une mesure d’exception visant à nous faire taire. Lorsque nous nous sommes référés aux greffes, nous avons appris que l’entreprise n’avait sollicité l’expulsion que d’une seule famille depuis son obtention du marché public et que la plupart des familles séjournant sur le terrain étaient présentes sur l’aire d’accueil depuis beaucoup plus longtemps que nous.

L’ethnographie traversée par la violence Faire valoir institutionnellement le droit à l’enquête scientifique Mettant fin à une période particulièrement tendue, l’ordonnance d’expulsion pouvait aussi être comprise comme une clarification qui marquait un retour à la possibilité d’une régulation des relations par le droit. Il était évident que la société gestionnaire de l’aire d’accueil voulait se débarrasser d’observateurs capables de témoigner de leur mauvais usage de la délégation de service public. Nous avons donc mandaté un avocat pour déposer un recours contre cette ordonnance sous la forme d’une tierce opposition pour entrave à une enquête à caractère scientifique. L’argument que le gestionnaire fit valoir pour nous expulser, celui du non-respect du règlement intérieur de l’aire d’accueil, mérite d’être analysé. Il faut savoir que ces règlements ne font pas force de loi. Un tribunal est censé se référer aux termes de la loi et non pas à un règlement intérieur. De fait, la jurisprudence fait état du caractère illégal de ces règlements intérieurs29. Pour autant, la difficulté demeure : confronter à l’accusation de ne pas respecter un règlement intérieur à une aire, il faut trouver des témoins. Concrètement, cela suppose, soit que d’autres habitants témoignent contre les gestionnaires, soit que les employés témoignent contre leur employeur, soit, enfin, que les 29.  Cour d’appel de Nancy. Arrêt n° 2395/06 du 17 octobre 2006.

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travailleurs sociaux employés par les municipalités témoignent contre les délégataires du service public. Tous les témoins potentiels sont pris dans des rapports de subordination et/ou des rapports de dépendance qui entravent leur libre témoignage. Autant dire, en ce qui nous concerne, que le risque de rétorsion a posteriori était infiniment supérieur au bénéfice possible, qui n’était que de garder de bonnes relations avec nous. Cela étant, notre détermination n’a pas été entamée par les difficultés et le coût de la procédure. Un léger différend existait dès le départ entre nos voisins roms et nous-mêmes sur la stratégie opportune : tandis que les premiers trouvaient cette procédure inutile, voire dangereuse, et nous enjoignaient de quitter les lieux tout en nous témoignant leur solidarité en proposant de partir avec nous, nous étions, de notre côté, persuadés que la procédure serait bénéfique à tous, et permettrait de faire reculer l’arbitraire régnant sur l’aire d’accueil. Comme nos voisins restaient persuadés que le mieux à faire était de fuir et que les employés du centre social refusèrent de témoigner en notre faveur de peur de perdre leur place, notre tierce opposition manqua de témoignages. Par ailleurs, si les universitaires encadrant mon travail m’ont accordé le plus grand soutien, moral et juridique, notamment en témoignant du caractère scientifique de ma présence sur le terrain, les autorités administratives de l’université n’ont pas apporté de soutien juridique à notre tierce opposition. J’ignore si c’est par manque de réactivité, d’incompréhension des enjeux de l’enquête ou de manque d’appréciation de l’urgence de la situation. Malgré le soutien sans faille de mes encadrants pédagogiques, le tribunal n’a pas reconnu le caractère d’entrave à l’enquête scientifique. Le juge ne prit tout simplement pas en compte mon statut de doctorante dans ses conclusions faisant comme si nous étions seulement des usagers comme les autres d’une aire d’accueil. L’institution judiciaire n’a pas non plus pris la peine de nous convoquer ni même, comme nous l’avions demandé, de saisir les registres d’entrée et de sortie de l’aire d’accueil, afin de nous permettre de prouver le caractère infondé de la plainte des gestionnaires. Une seule consolation : bien que l’ordonnance d’expulsion fût maintenue, les gestionnaires furent déboutés de leurs autres demandes30.

30.  L’entreprise gestionnaire avait demandé que mon compagnon et moi-même soyons condamnés à lui verser la somme de 420 euros au titre des consommations d’eau, d’électricité et de droit de stationnement soi-disant impayées. Les conclu‑ sions présentées à ce titre par la société X ont été rejetées.

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Ajuster le terrain en faisant face à la nouvelle situation L’issue de ces procédures judiciaires nous a affectés de plusieurs manières. Après avoir subi des conditions de vie difficiles sur cette aire d’accueil qui ne respectait pas les conditions d’hygiène les plus élémentaires, après avoir enduré les intimidations des gestionnaires, nous nous sommes retrouvés contraints par la loi de partir. Le retour sur ce terrain essentiel à mon enquête devenait impossible. Pour autant, nous n’avions pas tout perdu : par solidarité, comme ils nous l’avaient promis, nos voisins quittèrent l’aire d’accueil en même temps que nous. Si l’entrave à mes recherches ne fut pas reconnue par l’institution judiciaire, cet épisode ne fut pas sans effet positif : il nous permit de passer de la position d’observateurs bienveillants à celle d’alliés, et les liens de confiance avec nos voisins s’en trouvèrent considérablement renforcés. Nous n’avions pourtant pas encore mesuré à quel point la victoire des gestionnaires avait changé les conditions générales de notre enquête ethnographique. Nos voisins avaient pris la situation en main, décidant que nous nous installerions dans un autre département sur une nouvelle aire d’accueil. À notre grande surprise, l’entrée de cette nouvelle aire me fut refusée, ainsi qu’à mon compagnon, et cela sans aucun motif. Il s’est avéré que le lieu était géré par la même entreprise que celle qui avait demandé notre expulsion du terrain précédent. Cet incident nous permit de découvrir une pratique dont les « gens du voyage » sont fréquemment les victimes : un blacklistage illégal qui met un certain nombre d’entre eux dans l’impossibilité d’accéder aux conditions légales de stationnement, puisque les aires d’accueil leur sont rendues inaccessibles par des ententes entre gestionnaires peu soucieux d’appliquer la loi. Nous avons été tentés de poursuivre en justice pour la seconde fois l’entreprise qui nous interdisait l’accès à ses aires. Puisque mon compagnon avait le statut officiel de « gens du voyage », son droit défini comme « imprescriptible » était de pouvoir stationner dans n’importe quelle aire d’accueil. Mais, cette fois encore, nos voisins nous dissuadèrent de porter plainte pour « discrimination » et « refus de prestation de service ». Comme il s’agissait de dénoncer une pratique illégale et généralisée dont nous n’étions que deux victimes parmi d’autres, une association nationale de « gens du voyage » nous convainquit que notre décision de porter plainte était la bonne, et qu’il était même urgent de dénoncer publiquement de telles pratiques : nous étions les premiers à vouloir porter plainte. Le premier effet de notre basculement du côté des surveillés fut de nous placer en position de « lanceurs d’alerte ». Cette position a aussi joué en notre défaveur : la plainte a été classée sans suite au motif que 105

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nous n’étions pas des « gens du voyage », alors même que mon compagnon fait administrativement partie de cette catégorie. Cet épisode illustre paradoxalement la labilité des catégories ; il a fait aussi apparaître la fonction policière du fichier : lors de cette procédure, un policier que nous n’avions jamais rencontré a témoigné que nous avions « causé des problèmes » dans l’aire d’accueil d’où nous avions été expulsés. Il ne s’agissait pas d’un « trouble à l’ordre public », disait-il, mais son accusation était suffisante pour affirmer que nous étions indésirables. Nous nous sommes donc retrouvés dans un cercle : associé au droit « imprescriptible » mais surtout au devoir impératif des « gens du voyage » de stationner sur des aires d’accueil qui leur sont destinées, l’usage policier de la catégorie administrative peut aussi contribuer à des décisions judiciaires restreignant drastiquement l’accès à ce droit et créant des situations pouvant paradoxalement être requalifiées d’illégales en cas de procès. Outre son coût financier, la situation devint très délicate, et pas seulement pour nous : les gestionnaires menacèrent ouvertement nos voisins de leur refuser également l’accès aux aires d’accueil. Nous aurions pu nous porter partie civile, et devenir par là même des porte-parole des associations nationales de « gens du voyage » mais, si nous l’avions fait, nous aurions mis en péril la sécurité de nos voisins. Le choix d’entamer, ou non, une procédure conduisait à deux ethnographies opposées : l’immersion dans un combat juridique pour faire valoir les droits des « gens du voyage » ou l’abandon de la voie juridique et la poursuite du compagnonnage avec les Roms, qui était notre projet ethnographique initial. Dans le premier cas, adopter une position institutionnelle de médiateur, ce que font parfois les ethnologues, nous aurait paradoxalement éloignés des Roms ; dans l’autre cas, suivre de manière mimétique les stratégies des Roms nous permit d’éviter le plus possible le choc frontal avec les représentants de l’État. L’expérience du terrain nous conforta dans la posture initiale que nous avions choisie : adopter le statut des surveillés de manière d’autant plus résolue que nous avions été en butte aux mêmes contraintes qu’eux. J’ai pu mesurer très concrètement sur ce terrain à quel point la position du tiers observant l’opposition surveillants/surveillés est illusoire : être témoin de la surveillance trouble le dispositif de surveillance, lequel se modifie soit en faisant de l’ethnographe un complice de l’administration, soit en le transformant en surveillé.

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Deuxième changement : adopter les stratégies de résistance des surveillés L’expérience qui consiste pour l’ethnographe à endosser le statut du surveillé transforme radicalement les conditions de son terrain. Dans notre cas, ce changement est allé de pair avec le partage de l’expérience de la violence subie par les occupants des aires d’accueil. Notre ethnographie a été fonction de notre perception des dispositifs concrets de surveillance mis en œuvre par l’administration pour maintenir une relation de contrôle : elle s’accompagne du sentiment de vivre dans une zone de non-droit dans laquelle la possibilité de la violence planait comme une menace. Ce fut le cas un jour d’hiver où, pour nous interpeller, une voiture de police était arrivée beaucoup trop vite entre des caravanes où les enfants jouaient. Deux policières sont sorties de la voiture en tenant ostensiblement leur arme et l’une d’elles a crié à mon intention : « Alors l’anthropologue ? Je trouve que votre mission dure bien longtemps. Vous n’avez pas peur d’être ici ? » J’étais bien loin ce jour-là de m’attendre à une telle sortie, et je bafouillais en guise de réponse : « Ah bon, vous trouvez que mes voisins sont dangereux ? » Lorsque je l’entendis me répondre : « Mais c’est pas eux le danger, c’est moi. Je peux péter les plombs à n’importe quel moment. » Après ces épisodes, nos voisins roms nous confièrent les efforts faits pour éviter les affrontements avec les gestionnaires, nous expliquant en détail pourquoi notre volonté de faire valoir le droit était vouée à l’échec. Se remémorant l’un de mes derniers échanges avec les gestionnaires pour tenter de leur faire rétablir l’eau et l’électricité, l’un de mes voisins m’expliqua que, par cette démarche, j’avais donné aux gestionnaires la possibilité d’exercer sur moi leur pouvoir, que je m’étais mise en position de faiblesse. À de tels abus de pouvoir, il n’y avait qu’une seule réponse : « Si ma femme se faisait traiter de cette façon, je n’aurais pas le choix et moi j’le tue. » La violence affleurant sans cesse appelle une contre-violence dont les occupants des aires d’accueil sont tout aussi conscients que de la violence qu’ils subissent. Un autre voisin en évoqua sans équivoque la possibilité et les conséquences : « Moi j’prends dix ans, mais toi t’es mort. » Éviter le passage à l’acte est une préoccupation constante : il ne reste qu’à fuir les affrontements, et vivre dans les interstices de la violence. Cette prudence ne suffit pas toutefois à empêcher des explosions de violence, dont tous par la suite se souviennent, comme ce jour où un homme avait mis le feu à une aire d’accueil, ou cet autre jour où un gestionnaire avait poignardé un habitant. La représentation partagée par les Roms, appuyée sur ces expériences, est que 107

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toute expression d’une opposition frontale dans une aire d’accueil peut conduire à de la violence physique. Franchir la barrière d’une aire d’accueil, c’est entrer dans un lieu où l’on sait que sa vie peut être mise en danger, non pas par les habitants, mais par l’administration. Bien sûr, les espaces extérieurs aux aires d’accueil ne sont pas toujours hospitaliers aux « gens du voyage », mais il ne s’y rencontre pas les mêmes dispositifs de surveillance conçus spécialement pour les contrôler. Une aire d’accueil est un dispositif de mise en camp, d’encampement si l’on veut reprendre l’expression de Michel Agier31. En choisissant de partager la situation des surveillés, l’ethnographe accepte de renoncer à l’exercice de ses droits habituels. Cette situation vécue n’a rien de comparable avec celle d’un visiteur extérieur qui se rendrait, même quotidiennement, sur une aire d’accueil pour y procéder à des entretiens ou partager certains moments de la vie collective. Cette situation n’est évidemment pas non plus celle des Roms eux-mêmes qui vivent dans un lieu dans lequel ils ont peur de « perdre leur corps32 ».

Conclusion L’engagement de l’ethnographe sur un tel terrain l’oblige à répondre à la question de savoir pourquoi il accepte de se mettre ainsi personnellement en danger. Il doit se la poser sans quoi il n’y a pas d’objectivation possible de la situation ethnographique. Nous laisserons de côté les réponses psychologiques et politiques pour chercher une réponse du côté des liens noués sur le terrain avec les observés. Mener un terrain sous surveillance exige moins d’acquérir des capacités d’endurance et de résistance à la contrainte et au contrôle que de faire grandir les liens d’empathie et d’amitié qui rendent la vie et l’enquête possibles. C’est aussi, dans mon cas, éprouver ces dispositifs de contrôle dans leurs dimensions juridiques et judiciaires, en déployant des ressources de même nature, tout en mesurant leurs limites eu égard à la situation des « gens du voyage ». Une ethnographie d’un terrain sous surveillance journalière ne peut être conduite par qui souhaite conserver une position d’extériorité dans ses observations quotidiennes. Par sa présence même, l’ethnographe se trouve engagé malgré lui dans un espace hostile et fortement divisé. Est-il dès lors possible d’objectiver la violence subie 31.  Michel Agier, « L’encampement du monde », Plein droit, n° 90, 2011, p. 21‑24. 32.  Sur ce point, je renvoie le lecteur au très beau texte de Ta-Nehisi Coates, Une colère noire. Lettre à mon fils, Paris, Autrement, 2016.

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par les surveillés ? L’expérience de cette violence ouvre une autre voie que celle de l’objectivation, celle qui consiste à accompagner les collectifs surveillés dans leur pratique du contournement des limites qu’on leur impose. L’ethnographie devient alors un témoignage sur ce qu’il faut faire pour survivre dans les conditions faites aux « gens du voyage ». Si cet article a cherché à décrire les effets des dispositifs de surveillance sur les aires d’accueil et la manière dont l’ethnographe que je suis a pu s’en accommoder, la thèse issue de ce terrain insiste sur la manière dont les collectifs romani créent des formes de vie qui échappent pour une part à la violence et à la surveillance d’État grâce à un art consommé de l’encastrement dans les espaces qui leur sont assignés et dans ceux qu’ils parviennent à occuper malgré tout.

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La recherche en sciences sociales à l’épreuve des chaires industrielles Quand les contraintes ne viennent pas (seulement) d’où on les attend Alina Surubaru

Dans un article publié dans la revue Plos Medicine, John Ioannidis, professeur à l’Université de Stanford, fait une description peu élogieuse du monde académique contemporain : « sclérosé », « dominé par du népotisme ou du sexisme », « sous les ordres des financeurs privés1 ». Le portrait qu’il dresse ainsi des chercheur·e·s est très éloigné de la figure du savant fou, enfermé dans sa tour d’ivoire : « Il arrive parfois que la même personne porte plusieurs chapeaux : un chercheur universitaire peut aussi diriger une revue, posséder une start-up, être membre d’une société savante, conseiller gouvernemental et/ou toucher de l’argent de l’industrie. »

Ce type d’article est représentatif des critiques qu’on peut adresser au monde académique et, en particulier, au monde académique 1. Cité par Pierre Barthélémy, « Un chercheur dénonce l’inutilité de nombreux travaux scientifiques », 29 octobre 2014, http://passeurdesciences.blog.lemonde.fr/ 2014/10/29/un-chercheur-denonce-linutilite-de-nombreux-travaux-scientifiques/, consulté le 6 novembre 2014.

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anglo-saxon et aux domaines des sciences et techniques. Soupçonné·e·s d’être de simples mercenaires à la solde du grand capital, certain·e·s chercheur·e·s apparaissent comme fortement dépendant·e·s de leurs financeur·e·s. Cette question concerne également la France et les sciences sociales, comme en témoigne la récente controverse suscitée par les financements militaires des études sur la guerre, montrant à quel point ce type de relations risque d’orienter les problématiques de recherche2. Lorsque EDF, Orange ou Naval Group financent des projets de recherche, cette situation ne peut qu’interpeller. Tout comme un·e salarié·e ne peut pas faire abstraction de la relation hiérarchique qui le ou la lie à son ou à sa supérieur·e, un·e chercheur·e pris·e dans une relation contractuelle ne peut pas faire abstraction des attentes des financeur·e·s, il ou elle n’a d’autre choix que de répondre à la question posée par le commanditaire de l’étude. Si espérer reformuler ou déplacer la question s’inscrit pleinement dans la démarche critique des sciences sociales face à leurs objets, les marges de manœuvre sont bien bornées par la commande privée et les chercheur·e·s ne doivent pas en être naïfs. Au-delà des simples « intérêts productifs » (supposés ou réels), ce sont surtout les contraintes organisationnelles des financeur·e·s qui sont l’horizon privilégié justifiant de solliciter le concours de chercheur·e·s en sciences sociales. Si les entreprises financent des recherches publiques, ce n’est pas pour le progrès général de la science. Elles cherchent des réponses à leurs propres problèmes, notamment d’organisation : des risques industriels à limiter, des marchés à étendre, des conflits internes à éviter, etc. Les sciences sociales sont aussi invitées à sonder les limites de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas pour les salarié·e·s et pour les client·e·s dans la conduite des affaires de l’entreprise, et les entreprises cherchent à capter la légitimité d’une analyse scientifique de ces questions quand elle est menée dans une logique désintéressée et qu’elle se révèle non critique à leur égard. Cela leur permet de conforter leurs positions. Dans ces conditions, on comprend que l’autonomie des chercheur·e·s puisse effectivement être mise à l’épreuve lorsque les entreprises financent des travaux universitaires. Cette démarche de légitimation sera toutefois d’autant plus efficace que les chercheur·e·s sollicité·e·s sembleront plus éloigné·e·s des 2. Thibaud Boncourt, Raphaëlle Branche, Christel Coton, Marielle Debos, Mathias Delori, Sylvain Laurens, Chowra Makaremi, Christophe Wasinski, « Pour des recherches sur la guerre indépendantes », https://zilsel.hypotheses.org/3052, consulté le 10 sep‑ tembre 2019.

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intérêts de l’entreprise, donc s’ils ou elles appartiennent à la recherche publique plutôt que s’ils ou elles exercent en qualité de salarié·e·s de l’entreprise commanditaire ou d’une officine de conseil qu’elle paie. Les chercheur·e·s du secteur public n’en sont pas dupes et s’y refusent autant qu’ils ou elles le peuvent pour ne pas sacrifier leur crédit et subir des mises en doute de leurs pairs sur la probité de leurs résultats. Les entreprises sont prêtes à quelques concessions sous ce rapport pour les enrôler et obtenir les bénéfices d’une confirmation de leurs choix politiques par une expertise d’allure indépendante et crédible. Sous le double effet d’une politique publique de soutien à l’activité économique qui privilégie les investissements dans la connaissance (stratégie de Lisbonne) et d’une politique publique de recherche toujours plus pauvre en financements récurrents et autonomes, on ne compte plus les dispositifs de financement qui brouillent les lignes entre privé et public sous l’argument de favoriser une recherche appliquée, qui soit « applicable » à de nouveaux usages, génératrice de nouvelles opportunités de profit et d’emploi : financements sur appel d’offres exigeant l’implication d’une entreprise, laboratoires « communs » entre le CNRS et un « partenaire socio-économique »… Il en va de même des statuts d’emploi : doctorant·e en CIFRE (convention industrielle de formation par la recherche), post-doctorant·e en entreprise, maître·sse de conférences contractuel·le recruté·e pour développer une formation finalisée co-définie avec une entreprise, chargé·e d’études dans le cadre de chaires industrielles, enseignant·e-chercheur·e « sponsorisé·e » par des mécènes, etc. Si les sciences et techniques ont été pionnières dans ces dispositifs, y trouvant les moyens de prendre en charge une partie de leurs investissements en équipement toujours plus coûteux et des frais de fonctionnement de ces installations, qu’elles utilisent parallèlement à des projets plus fondamentaux, les sciences sociales ont vite vu aussi leur utilité pour leur développement, même sans équipements d’ampleur à financer : pour payer leurs ordinateurs portables, certaines missions de terrain, des achats de données, des transcriptions d’entretien… et pour entretenir dans le métier une main-d’œuvre supplémentaire qui soit mobilisable occasionnellement pour des projets de recherche plus nobles quand ils se présentent. Dans ce jeu complexe, des organismes trouvent leur compte à jouer les intermédiaires pour proposer aux entreprises une telle main-d’œuvre de recherche, qui soit prête à « entendre » leurs attentes tout en se trouvant protégée du stigmate d’une recherche sur ordre par un rattachement à un organisme sinon totalement public au moins valorisant leurs travaux pour former des professionnels reconnus avec le pluralisme 113

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requis, ce qui vaut gage d’indépendance de la recherche qui y est menée. Les écoles d’ingénieur·e·s sont de ce type, prêtes à accueillir des chaires industrielles dont l’animation est confiée à des chercheur·e·s publics et qui recrutent des chercheur·e·s contractuel·le·s pour les recherches à conduire. Elles n’hésitent pas à étendre ce dispositif à des domaines d’étude des sciences sociales au moment où la formation des cadres scientifiques et techniques requiert une attention plus grande aux enjeux de société. Dans ce ballet à trois pour capter les bénéfices de la science académique, les entreprises privées qui sont dotées d’une recherche « maison », home made, tentent même de crédibiliser leurs chercheur·e·s en leur demandant de s’inscrire dans un dialogue intense avec les chercheur·e·s du secteur public. Ils ou elles sont encouragé·e·s à participer aux associations professionnelles et aux manifestations scientifiques qu’elles organisent, à y prendre leur part en soutenant certaines manifestations avec les moyens de leur entreprise, et de soumettre leurs productions à l’évaluation en double aveugle des comités de rédaction des revues académiques. On peut citer l’exemple du laboratoire de sciences sociales d’EDF, le Groupe de recherche énergie, techno­ logie et société, qui finance des thèses de sciences sociales en CIFRE ou en partenariat avec l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, qui recrute comme chercheur·e·s des docteur·e·s en sciences sociales et qui invite ses chercheur·e·s non docteur·e·s à le devenir. Ou du Laboratoire des sciences humaines et sociales de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire qui envoie certains de ses chercheur·e·s renforcer le potentiel de recherche d’une chaire industrielle que l’Institut cofinance dans une école d’ingénieur·e·s. Cependant, cette mise en œuvre de la recherche sur financements privés varie selon le statut, le genre et le degré d’insertion des chercheur·e·s dans des collectifs de recherche publique, à distance des organisations privées. Jamais soumis·e·s tout à fait à des pressions de type hiérarchique, les chercheur·e·s ne sont pas de simples pions déplacés à la guise de leurs financeur·e·s : les chercheur·e·s du secteur public peuvent, eux·elles aussi, détourner, manipuler ou se servir en retour des « intérêts » des financeur·e·s au nom de leur propre intérêt à faire valoir une éthique scientifique du désintérêt. Pour cette raison, il est nécessaire de multiplier les témoignages autour des arrangements organisationnels qui rendent possible la recherche académique sur commande. Mon expérience de maîtresse de conférences contractuelle dans une chaire industrielle (2012-2014) illustre ici des dynamiques institutionnelles plus générales, tout en montrant les dilemmes auxquels les chercheur·e·s peuvent êtres confronté·e·s au quotidien. 114

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Le scientifique face à l’industriel : une autonomie en miettes ? Le domaine des sciences et techniques est habitué de longue date à ce partenariat de la recherche publique avec les entreprises, analysée par les économistes de l’entreprise et de l’innovation comme une externalité positive, qui vise à faire prendre en charge par la puissance publique les coûts d’une recherche risquée et à s’emparer au plus vite des résultats valorisables dans le monde industriel. Un des secteurs les plus concernés par ces problématiques est le domaine pharmaceutique. Le journaliste Ray Moynihan notait récemment dans le British Medical Journal que 60 % des recherches biomédicales aux États-Unis sont financées par des fonds privés et deux tiers des institutions académiques ont des liens de financement avec des sponsors privés. « Trouver des chercheurs ou des cliniciens seniors en santé n’ayant aucun lien financier avec les compagnies pharmaceutiques est devenu relativement difficile », affirme-t-il3. L’essor important des relations entre le milieu universitaire et les industriels interroge la place accordée à l’autonomie par les métiers de la recherche. Au premier abord, les contraintes commerciales et la découverte scientifique s’accommodent mal. Ces deux univers fonctionnent a priori de manière très différente : ils ont des objectifs, des temporalités, des modes de raisonnement différents. Dans le cas où une entreprise signe un contrat avec un laboratoire de recherche indépendant, elle aura tendance à vouloir des résultats immédiats, qui permettent d’améliorer à court ou à moyen terme ses performances économiques. Or, on constate que ces impératifs, bien que normaux dans un univers marchand, recèlent de véritables biais méthodologiques : « De nombreux essais financés par l’industrie sont prématurément interrompus pour des raisons financières plutôt que scientifiques ou éthiques », ce qui « viole la Déclaration d’Helsinki, une charte [promulguée en 1964 et réactualisée depuis] qui vise à sauvegarder les intérêts des sujets participant à la recherche sur l’homme4 ». Une analyse de plus de mille cinq cents études dans le domaine du cancer parues en 2006 dans des revues de haut niveau montre que celles dans lesquelles les auteur·e·s ont déclaré des intérêts (29 %) ont deux fois plus de résultats favorables aux médicaments que celles où aucun conflit d’intérêts n’est déclaré5. Les études 3.  Ray Moynihan, « Was the flu drug zanamivir a breakthrough or money for old rope ? », British Medical Journal, 2014, p. 348, doi+ https://doi.org/10.1136/bmj.g3611. 4.  Paul Benkimoun, « Recherche clinique et financement privé : les liaisons dange‑ reuses », Les Tribunes de la santé, 2010, n° 28, p. 23‑37. 5.  Ibid.

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non financées par l’industrie traitent beaucoup plus d’approches non pharmacologiques, d’épidémiologie, de prévention, de dépistage. En résumé, le financement privé de la recherche entraîne des effets importants, à la fois sur le choix des objets et des méthodes, et sur les résultats eux-mêmes. Les chercheur·e·s répondent aux attentes des financeur·e·s en envisageant surtout des solutions qui intéressent les industriels (ici, les solutions médicamenteuses). Dans le cas de la médecine, cela peut aussi entraîner un « oubli » de certaines maladies (considérées comme non rentables) ou l’investissement dans des domaines périphériques de la santé au détriment des maladies graves. Cette vision relativement pessimiste de la régulation subordonnant la recherche scientifique aux intérêts des entreprises n’est pas partagée par tout le monde. Depuis le début des années 1990, les sociologues des sciences remettent en question l’importance du concept d’auto­ nomie dans la définition des métiers de la recherche. Par exemple, Helga Nowotny est convaincue que la science ne peut plus se contenter de fonctionner en vase clos, mais qu’il faut qu’elle réponde davantage aux questions qui lui sont adressées par la société. Pour nommer cette prise en considération de la demande sociale, Helga Nowotny forge la notion de « contextualisation », dont la mercantilisation serait une des dimensions6. L’autonomie du chercheur·e ne serait qu’un mode de fonctionnement des activités de découverte scientifique parmi d’autres : « Un certain nombre d’historiens, de sociologues et de politologues continuent de représenter la science comme un bloc […]. La thèse selon laquelle la science est en train de subir une mutation profonde, ou même de disparaître (Gibbons et al., 1994 ; Nowotny et al., 1999), est moins l’écho d’une véritable transformation des objectifs et des comportements des chercheurs que le reflet d’une faiblesse du cadre perceptuel de la science. Certains de ses observateurs en effet ne prennent tout simplement pas en compte la réalité de l’existence de plusieurs régimes de recherche […], tandis que d’autres font l’erreur, par exemple, de comparer maladroitement les scientifiques d’un régime de recherche à une période historique donnée et les scientifiques d’un autre régime à une autre période7. » 6.  Erwan Lamy, Terry Shinn, « L’autonomie scientifique face à la mercantilisation. Formes d’engagement entrepreneurial des chercheurs en France », Actes de la recherche en sciences sociales, 2006, n° 164, p. 23‑50. 7.  Terry Shinn « Axes thématiques et marchés de diffusion  : la science en France, 1975‑1999 », Sociologie et sociétés, 2000, vol. 32, n° 1, p. 43‑44, cite Michael Gibbons et al., The New Production of Knowledge, Londres, Sage, 1994, et Helga Nowotny et al., Re-thinking Science : Knowledge Production in an Age of Uncertainty, Londres, Polity Press, 2001.

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Au-delà de ces aspects de sociologie des sciences, ce qui semble intéressant par rapport aux débats sur l’autonomie de la recherche est l’interrogation sur les conditions d’exercice du métier de scientifique : dans quelle mesure les évolutions générales de la gouvernance des sciences construisent-elles de nouvelles conditions d’exercice de l’autonomie scientifique ? Comment cela s’articule-t-il, en retour, à l’économie de la pratique des chercheur·e·s ? Ce type de questionnement oblige à préciser le cadre institutionnel dans lequel se développe la recherche contractuelle et la part qu’y occupent les financements privés.

Le prix à payer pour une recherche financée Avec le développement de la recherche contractuelle, trois changements majeurs interviennent8. Tout d’abord, le temps consacré par les chercheur·e·s à d’autres tâches que celles qui sont liées à leur cœur de métier augmente considérablement. Signer des contrats suppose un investissement important dans des tâches administratives : remplir des dossiers, les déposer en ligne, faire des budgets, assurer le suivi financier de l’exécution de la recherche, etc. Au-delà de ce travail administratif, tout un travail d’articulation de différents intérêts est ensuite nécessaire, de médiation entre différents types de personnels associés à la contractualisation (par exemple, responsables de développement des chaires industrielles, responsables de communication des institutions d’enseignement, etc.). Enfin, les chercheur·e·s doivent désormais se prêter à un travail qu’on pourrait qualifier de « politique » : participer à différents comités d’experts, à des réunions publiques où sont présentés des intérêts de recherche et des guichets de financement spécifiques, à des projets de nouvelles structures de recherche (fédérations de recherche, instituts, groupes de recherche internationaux, etc.). Jugées généralement comme chronophages, ces tâches éloignent les chercheur·e·s de leurs préoccupations principales. À cela s’ajoutent des effets d’orientation de l’agenda du travail : pour pouvoir convaincre les financeur·e·s de l’intérêt de leur proposition de recherche, les chercheur·e·s du domaine empruntent souvent des chemins battus sans se hasarder à les quitter. Ce type de calcul s’accompagne d’une forme de zapping scientifique, au sens où le besoin de décrocher toujours plus de financements les conduit à enchaîner certains 8.  Julien Barrier, « La science en projets : financements sur projet, autonomie profes‑ sionnelle et transformations du travail des chercheurs académiques », Sociologie du travail, 2011, n° 53, p. 515‑536.

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sujets sans recherche de cumulation, à répliquer certains raisonnements sur des univers différents sans prendre le temps de les investir vraiment. Un dernier effet concerne la construction d’un portefeuille de ressources. Le principe de l’appel d’offres est que toutes les propositions ne soient pas financées. Le démarchage de guichets de financement par appel d’offres passe donc inévitablement par des échecs. Pour limiter les conséquences de ces échecs, les chercheur·e·s développent un éventail large de sujets susceptibles d’intéresser les financeur·e·s : de façon à augmenter les chances d’être sélectionné·e·s. Y compris sur le mode de stratégies opportunistes à travers des « contrats alimentaires », acceptés en attendant de décrocher des financements plus intéressants : soit financièrement, soit par rapport aux potentialités de collaboration ouvertes et de reconnaissance académique qui leur soit associée. Ces modalités particulières de gestion du financement des projets de recherche entraînent inévitablement des effets sur les équipes de recherche. On constate a minima une nouvelle division du travail dans laquelle les chercheur·e·s confirmé·e·s délèguent volontiers les tâches d’encadrement de la recherche aux jeunes chercheur·e·s, et cela, de plus en plus tôt dans la carrière. Les seniors s’investissent dans la recherche de financements et la coordination des projets tandis que les juniors participent au travail de recherche et à la supervision des doctorant·e·s et post-doctorant·e·s. Quant à ces dernier·e·s, ils ou elles ne choisissent pas vraiment leur sujet de recherche. Ils ou elles sont des exécutant·e·s de la recherche en réalisant les enquêtes et en veillant à ce que le projet suive les étapes définies contractuellement plutôt qu’en cherchant des solutions nouvelles. Dans un ouvrage publié en 1998, Isabelle Pourmir aborde la question de la précarité dans le domaine de la recherche publique9. Bien que celle-ci ne soit pas directement ou exclusivement liée au développement de la recherche par projet, la précarité ne peut pas être dissociée de ces nouveaux modes de gouvernance. La précarité renvoie à une situation d’incertitude par rapport à l’acquisition d’une position stable dans le système de l’enseignement et de la recherche. Il s’agit de l’ensemble des travailleurs et travailleuses hors statut, c’est-à-dire les doctorant·e·s et les post-doctorant·e·s (ceux et celles qui, après une thèse, travaillent en CDD, généralement dans le cadre des projets financés par contrats). Qu’est-ce qui fait tenir ces acteurs de base de la recherche ? Pourquoi acceptent-ils·elles de passer leurs soirées, leurs week-ends au travail ? Selon cette auteure, c’est le mythe de l’excellence académique, entretenu en grande partie par les statutaires, 9.  Isabelle Pourmir, Jeune chercheur : souffrance identitaire et désarroi social, Paris, L’Harmattan, 1998.

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ainsi que l’espoir d’avoir un jour, à son tour, une place de statutaire dans le système. Or, dit-elle, dès que se précise l’impasse professionnelle à travers les échecs répétés aux concours de recrutement (de l’université, des grands organismes de recherche) et les difficultés matérielles, cette idéologie de l’excellence semble se transformer en coup de poignard pour l’estime de soi, entraînant des risques psycho-sociaux importants10. Dans le cadre de ce débat sur l’organisation de la recherche publique en France, les sciences sociales sont rarement mentionnées ou étudiées alors que les logiques gestionnaires, les luttes de pouvoir et les phénomènes de précarité y sont également présents. Mon expérience de travail dans le cadre d’une Chaire industrielle financée par deux groupes industriels et hébergée pendant cinq ans dans une grande école d’ingénieur·e·s permet d’aborder cet angle mort.

Travailler dans une chaire industrielle, un comble ? En sociologie, « faire du terrain » est le cœur du métier, même si derrière le terme se niche une pluralité d’objets et de méthodes d’enquête. Or, faire du terrain ne va pas toujours de soi, non seulement parce que le terrain est une expérience qui peut s’avérer éprouvante physiquement (rappelons-nous Malinowki et son désarroi pendant son séjour à Mailu), mais surtout parce que faire du terrain met constamment les chercheur·e·s à l’épreuve en tant que personnes. Soucieux et soucieuses d’impartialité, les chercheur·e·s ne deviennent pas nécessairement proches des enquêté·e·s, mais se lient et se trouvent lié·e·s par le terrain. Par-là, les chercheur·e·s ne sont ni neutres, ni polyvalent·e·s11, les chercheur·e·s sont engagé·e·s dans leur terrain avec leur chair, ils et elles y portent leur histoire et leurs propres valeurs. C’est pourquoi le sens de leurs observations tient au frottement de leurs singularités à la situation étudiée et au travail de réflexivité qu’ils et elles parviennent à lui appliquer. L’ethnologue Martin de la Soudière remarque que, sur le terrain, « on oscille en permanence entre deux statuts, professionnel (celui au nom duquel on est là) et personnel (celui dont on ne peut se départir)12 ». Cette 10.  Cecil Flot, « Le travail scientifique à l’épreuve de la logistique gestionnaire », Travailler, 2014, vol. 32, n° 2, p. 55‑73. 11.  Daniel Bizeul, « Le récit des conditions d’enquête  : exploiter l’information en connaissance de cause », Revue française de sociologie, 1998, vol. 39, n° 4. p. 751‑787. 12.  Martin de la Soudière, « L’inconfort du terrain. “Faire” la Creuse, le Maroc, la Lozère… », Terrain, 1998, n° 11, p. 94‑105.

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tension permanente entre distance et rapprochement donne naissance à un malaise, que l’anthropologue appelle « l’inconfort du terrain ». Chez le ou la sociologue, cela se traduit notamment par le sentiment de ne pas être à sa place dans l’environnement étudié, de « déranger » le milieu qu’il ou elle veut pourtant étudier, ce qui déclenche souvent le besoin de se justifier auprès de ses enquêté·e·s sur les raisons de sa présence. Dans le cas des recherches commandées par les industriels (comme c’est le cas des chaires industrielles), si l’accès au terrain est parfois facilité par l’intérêt du commanditaire à voir se réaliser la recherche, l’inconfort du chercheur·e est clairement amplifié par les modalités contractuelles de la collaboration avec l’entreprise, même si les chercheur·e·s ont tout intérêt à faire oublier assez rapidement le cadre de commande dans les relations qu’ils ou elles nouent avec les enquêté·e·s. Au premier abord, cet inconfort dans l’enquête paraît encore plus important lorsque les chercheur·e·s ne participent pas au design de la recherche et occupent dans un projet une fonction d’exécution (« postdoctorant·e », « chargé·e d’études », etc.) prise dans une division du travail scientifique. En effet, de la même manière que les chercheur·e·s en sciences dures, les chercheur·e·s en sciences sociales décrochent des financements privés qui leur permettent d’embaucher une force de travail qualifiée (des docteur·e·s) et disposée à s’investir corps et âme dans les « manipulations sur la paillasse » sociale. Bref, la recherche contractuelle en sciences sociales crée elle aussi des effets sur le processus de découverte scientifique et sur les conditions du travail de recherche qu’il faut interroger. Les chaires industrielles s’inscrivent dans la panoplie des dispositifs créés par les pouvoirs publics pour rendre la recherche française plus productive. Elles permettent de resserrer les liens entre science et industrie en facilitant – tout au moins théoriquement – les échanges et le développement des projets communs. Actuellement, ces chaires prennent des formes relativement diverses selon Gilles Gleyze, directeur du développement de l’École centrale de Paris, en charge des activités privées de l’École : « simple cursus d’enseignement sponsorisé, partenariat global avec un établissement, budget alloué à une équipe de recherche, ou équipe créée de toutes pièces avec une ou plusieurs entreprises13. » 13.  Gilles Gleyze, « Comment les chaires d’entreprises transforment en profondeur les relations entreprises/universités ? » article consulté sur http://blog.educpros.fr/ les-nouveaux-modeles-economiques-de-l-enseignement-superieur/commentles-chaires-d%E2%80%99entreprises-transforment-en-profondeur-les-relationsentreprises-universites/ le 11 mai 2020.

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Pour les promoteur·e·s de ce type de dispositif, l’intérêt principal serait la possibilité de coconstruire un questionnement de recherche : « dès les premiers échanges, les académiques sentent la nécessité de discuter leur projet de recherche avec l’entreprise et d’intégrer ses attentes dans la définition de l’ambition scientifique. À la différence des réponses aux appels d’offres de type ANR, le programme scientifique de la chaire se co-construit en dialogue entre l’entreprise et l’université14. »

Cette vision optimiste se voit opposée la crainte d’une « perversion » dans la compréhension de la réalité sociale. « Vendus », « naïfs », « à côté de la plaque », sont des qualificatifs qui surgissent régulièrement à propos des chercheur·e·s qui font financer leurs travaux par des entreprises. Les critiques se font encore plus virulentes lorsque le sujet constitue un enjeu politique important dans l’espace public : maladies industrielles, sous-traitance, sécurité nucléaire, organisations militaires, etc. C’est le cas de la Chaire à laquelle j’ai participé pendant deux ans. Celle-ci était consacrée au développement des études sur les relations de sous-traitance dans les industries à risques. Deux grands groupes industriels et un institut de recherche et d’expertise finançaient la Chaire à la hauteur d’un million et demi d’euros (pour une durée de 5 ans). Ce financement permettait de recruter une chercheure en CDI, deux chercheures en CDD, 1 doctorant, ainsi que de rémunérer de manière complémentaire un chercheur statutaire (considéré comme le responsable de la Chaire). Le choix de développer des recherches sur la sécurité industrielle est officiellement présenté par l’école d’ingénieur·e·s qui hébergeait la Chaire comme reflétant le besoin d’acquérir des données scientifiques fiables pour former ses diplômé·e·s dans ce domaine. Si ce sujet est effectivement susceptible d’avoir un fort « impact sociétal », ce n’est pas pour autant la seule raison de la création de la Chaire analysée ici, ni sans doute la principale. En réalité, l’intérêt pour la mise en place de ce dispositif apparaît au croisement de plusieurs logiques institutionnelles et organisationnelles, au premier rang desquelles figure la politique générale de financement de la recherche et de l’enseignement. En effet, au cours des années 2000, cette école d’ingénieur·e·s décide (comme d’autres institutions) de faire appel au mécénat d’entreprise à travers la création des Chaires pour pallier la baisse des fonds publics qui lui sont attribués par son organisme de tutelle. En 2014, année où 14.  Ibid.

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j’ai quitté cette école, quatre dispositifs de ce type existent, la Chaire sur la sous-traitance industrielle étant la plus récente. D’un point de vue juridique, la présente chaire s’appuie sur une convention de partenariat. Les trois partenaires réalisent une donation au Fonds de dotation de l’école qui, en retour, s’engage à financer de manière exclusive les recherches menées à l’École sur le thème de la sécurité industrielle. La convention précise le montant de la contribution de chaque partenaire, la durée de la Chaire (5 ans), les conditions de confidentialité des données et de partage des résultats et les modalités de gouvernance. La convention désigne ensuite un professeur (ici de gestion, extérieur à l’École) comme titulaire de la Chaire, mais ne définit pas les modalités concrètes d’organisation de la recherche. Celles-ci apparaissent dans une annexe à la convention et renvoient à la réalisation d’une part, d’études de terrain monographiques, et, d’autre part, d’un observatoire des pratiques de la sous-traitance dans une optique quantitative et longitudinale. Ce qui paraît déterminant pour la forme de recherche produite dans le cadre de la Chaire tient à sa gouvernance. La convention précise que la stratégie générale de la Chaire est définie par un comité de pilotage (COPIL) composé par huit personnes (deux représentant·e·s pour chaque partenaire, l’école y compris). Le COPIL supervise et contrôle l’application de la convention, approuve le budget et examine le rapport d’activité, incluant le compte rendu de l’exécution du budget, ainsi que les résultats et les avancés de la Chaire. Et surtout, le COPIL approuve les thématiques de recherche, ainsi que les éventuels programmes d’enseignement associés à la Chaire. Le titulaire de la Chaire n’a qu’une voix consultative au sein de cette instance. En revanche, il est considéré comme le président du comité scientifique de la Chaire, un comité composé par quatre personnalités scientifiques extérieures qui émet un avis au sujet des orientations scientifiques de la Chaire. Cet avis est mis à la disposition du COPIL pour apprécier l’avancée de la chaire et pour décider de l’orientation de ses travaux. Au premier abord, la Chaire apparaît donc comme un dispositif d’enquête fortement soumis au contrôle des industriels. D’abord en raison du positionnement institutionnel du titulaire de la Chaire (extérieur à l’école d’ingénieur·e·s et disposant d’une voix consultative au COPIL). Ensuite en raison de l’absence de chercheur·e·s dans le COPIL et de la faible importance qu’il peut attacher au rapport du comité scientifique. Pourtant, durant les deux premières années d’existence de la Chaire, les orientations scientifiques du travail se sont définies en dehors du 122

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COPIL, à la fois sur le terrain et à travers les analyses réalisées par l’équipe. Elles ont ensuite été systématiquement validées par les industriels dans le cadre des comités opérationnels (les COP) qui ont lieu tous les trois mois. Ce type de réunions est relativement fréquent dans les recherches sociologiques en entreprise. Nicolas Flamant explique à propos de la négociation de son terrain de thèse dans le secteur aéronautique comment les managers se sont approprié son travail en s’en servant comme d’un argument dans les luttes de pouvoir qui les opposaient15. Les industriels qui finançaient sa thèse cherchaient ainsi à orienter son regard (et de fait, sa problématique) suivant leurs préoccupations. Dans le cadre de la Chaire à laquelle j’ai participé, ces jeux de pouvoir autour de l’ouverture de terrains et de l’orientation du travail se déclinent à plusieurs niveaux mais restent relativement peu perceptibles, en tout cas pour les jeunes recrues de la Chaire, doctorant et CDD. En effet, les représentant·e·s des industriels présents aux COP sont loin d’incarner les logiques managériales décrites par Nicolas Flamant. Les participant·e·s à la gouvernance de la Chaire sont des spécialistes des facteurs humains et organisationnels qui s’intéressent aux différentes dimensions de la sécurité industrielle. Cela ne veut pas dire qu’ils ou elles sont à l’écart de toute considération liée au pouvoir, mais simplement que leur positionnement organisationnel est particulier : si l’équivalent de ce que décrit Flamant a lieu, cela ne peut être qu’au sein de chaque entreprise entre les deux cadres qui supervisent la chaire et peuvent se servir des résultats de recherche dans leur éventuelle rivalité avec des collègues. Ce positionnement a des effets directs sur les processus d’ouverture des terrains, mais pas dans le sens d’une compétition entre entreprises finançant la chaire. En effet, les partenaires industriels doivent se montrer ouverts aux chercheur·e·s pour ne pas donner le sentiment à leurs homologues qu’ils tentent de bénéficier du travail des chercheur·e·s avec les autres partenaires sans rien donner eux-mêmes en contrepartie. Dès lors que les pistes évoquées en COP sont vues comme intéressantes pour les chercheur·e·s, les représentant·e·s au COP se chargent de la première négociation de l’ouverture des terrains demandés par la Chaire et pèsent donc peu sur l’orientation de la recherche par là. Durant la phase de tâtonnement dans l’ouverture des terrains, les COP constituent même des moments clé de la construction de la relation entre les industriels et les chercheur·e·s. Elles permettent aux 15.  Nicolas Flamant, Une anthropologie des managers, Paris, Presses universitaires de France, 2002.

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différents participant·e·s de faire connaissance et de partager leurs attentes. Ces réunions obligent aussi les chercheur·e·s à formuler des hypothèses de travail et à les articuler dans un projet collectif. Dans la mesure où le collectif de la Chaire ne préexistait pas à sa mise en place, l’existence des réunions régulières permet de faire émerger les points de convergence autant que de divergence, les chercheur·e·s pouvant tenter de faire jouer, au besoin, le soutien d’un partenaire contre un autre.

D’une surveillance l’autre Les chercheur·e·s de cette Chaire partageaient tou·te·s un intérêt pour la compréhension du travail « réel » des sous-traitants. Ils et elles s’accordaient sur le rôle d’une démarche d’enquête approfondie par monographies. Or, si cet intérêt pour des terrains singuliers n’a jamais été remis en question par les industriels, la question des modalités concrètes d’exercice de l’enquête a fait apparaître des tensions importantes entre les chercheur·e·s de la Chaire et les représentant·e·s de l’École dans le comité de pilotage, là où on ne les attendait pas. Elles tenaient au sentiment des chercheur·e·s hors statut stable de « se faire exploiter », d’être uniquement des « sous-traitants » au service des titulaires. Le spectre de la fin du contrat de trois ans qui les lie et l’absence de perspective d’embauche dans l’école d’ingénieur·e·s à laquelle la Chaire était attachée (faute de moyens) contribuent dès le départ à créer les conditions d’une collaboration méfiante. À cela s’ajoutent des luttes de pouvoir internes à l’école d’ingénieur·e·s, la directrice du département des sciences sociales où la Chaire était installée se sentant menacée par le titulaire de la Chaire. Utilisés comme de « la main-d’œuvre peu chère » non seulement pour la recherche mais aussi – et peut-être même surtout – pour assurer les cours dont personne ne voulait la charge au sein du département des sciences sociales, les chercheur·e·s hors statut stable n’apparaissent pas sur le budget du département dans la mesure où ils et elles sont financé·e·s par les industriels, alors qu’ils et elles se voient confier un nombre important d’heures d’enseignement. Ces heures « gratuites » permettent à l’école de tenir ses engagements vis-à-vis de ses tutelles et de la Commission nationale du titre d’ingénieur, en même temps qu’elles allègent la charge de travail de certain·e·s enseignant·e·s de l’école d’ingénieur·e·s (proches notamment de la directrice du département), fait qui contribue immanquablement à créer une ambiance de travail peu sereine entre membres de la Chaire de différents statuts. 124

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La recherche en sciences sociales à l’épreuve des chaires industrielles

Dans ce contexte organisationnel, les échanges avec les industriels contribuent paradoxalement à donner du souffle aux chercheur·e·s hors statut stable : pour faire leur métier dans la mesure où le terrain leur apparaît comme le principal moyen de préserver leur autonomie et de gager leur reconnaissance. Faire du terrain, s’investir dans le terrain et créer malgré toutes les difficultés une relation de confiance avec les enquêté·e·s deviennent le véritable enjeu pour la définition de leur identité professionnelle.

Conclusion Les relations entre science et industrie mettent à l’épreuve l’organisation du travail scientifique et cela, quel que soit le domaine. Cette mise à l’épreuve n’entraîne pas nécessairement une perte d’autonomie mais plutôt une redéfinition des conditions d’exercice des métiers de la recherche. Dans le cas des chaires industrielles, il est intéressant de noter que les contraintes ne viennent pas forcément ni uniquement des partenaires industriels, et qu’elles peuvent s’accompagner d’opportunités rares pour interroger les mécanismes de fonctionnement du capitalisme contemporain, de par l’accès à des données peu disponibles publiquement (par exemple, en permettant de comprendre sociologiquement les modalités de contractualisation des grands groupes industriels avec les sous-traitants, l’enjeu de la coordination des activités, la gestion des litiges interorganisationnels, etc.). La surveillance peut en revanche venir de partenaires publics ou quasi publics, pris dans des injonctions contradictoires entre davantage de soutien à la recherche, éventuellement sur financements privés dans le cas des chaires, pour alimenter des formations de haut niveau, et moins de moyens publics pour animer ces formations, obligeant à détourner les chercheur·e·s s des chaires de recherche pour ces missions sans contrepartie salariale ou symbolique pour préparer un avenir professionnel. L’engagement des jeunes chercheur·e·s s dans ces conditions de recherche n’est pas sans risques. Un spécialiste de la sécurité industrielle, membre du conseil scientifique de la chaire, a l’habitude de dire que les socio­ logues qui se penchent sur ce domaine « font souvent du one shot » : à partir du moment où les résultats de leur recherche – critique – sont publiés, les portes des entreprises se ferment pour de nouveaux travaux. Cette menace implicite qui pèse sur le travail de terrain à venir peut amener les chercheur·e·s sous contrat à s’auto-censurer dans la phase de 125

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construction de la problématique de recherche ou lors de l’ouverture d’un terrain, en amont de toute publication. Dans le cas de la Chaire à laquelle j’ai participé, l’intérêt des précaires pour le marché académique du travail de recherche a finalement joué comme un rempart contre cette dérive dans la mesure où l’évaluation finale de leur travail (par exemple, lors d’un concours de recrutement dans le secteur public) dépendait plus de leur production scientifique individuelle que de leur capacité à lever des fonds dans la dynamique d’un financement privé de la recherche. Cependant, cette expérience mériterait d’être mise en perspective avec d’autres cas de chaires en sciences sociales16, saisies dans d’autres contextes institutionnels (universités, Sciences Po, etc.).

16.  Parmi les nombreuses chaires industrielles créées au cours de ces dernières années en France, on peut par exemple citer la Chaire « Économie de la Défense » du Fonds de dotation de l’Institut des hautes études de défense nationale dont le titulaire est Jean Belin, maître de conférences en économie à l’Université de Bordeaux, la Chaire « Planète, Énergie, Climat » de Sciences Po Grenoble coordonné par Stéphane La Branche, sociologue indépendant associé au laboratoire PACTE, la Chaire « Gouvernance et Régulation » de l’Université Paris Dauphine dont le direc‑ teur scientifique est Éric Brousseau, professeur d’économie et de management, la Chaire « Énergie et prospérité » de l’École Normale Supérieure, l’École Polytechnique et l’ENSAE, créée par Gaël Giraud (économiste) et Jean-Pierre Ponssard (écono‑ miste, directeur de recherche CNRS).

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Chapitre 5

La surveillance numérique des chercheurs Félix Tréguer, entretien réalisé par Yves Mirman

Félix Tréguer est spécialiste des questions numériques, sociologue postdoctorant au Centre de recherches internationales de Sciences Po et associé au Centre Internet et Société du CNRS. Il a publié en 2019 L’utopie déchue : une contre-histoire d’Internet (xv e-xxi e siècle) aux éditions Fayard. Ses travaux portent sur l’évolution des dispositifs de surveillance et sur la gouvernementalité algorithmique de l’espace public. Il est par ailleurs un des membres fondateurs de La Quadrature du Net, association de défense des libertés numérique et de protection des données personnelles sur internet, très active sur les débats relatifs aux techniques de surveillance informatique, notamment durant l’état d’urgence instauré en 2015 ou, plus récemment, lors de la crise sanitaire du Covid-19.

Quel support pour notre entretien ? Une mise en abyme de nos questions Alors que cet entretien doit s’effectuer à distance à cause de la situation sanitaire, sur quel support échanger de manière la plus sécurisée possible au sujet de la surveillance numérique ? L’un des enjeux principaux est de s’émanciper des outils propriétaires développés par des multinationales de l’informatique et du Web, 127

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et dont les modèles technologiques et économiques constituent une menace pour la confidentialité de nos communications. En matière de visioconférence protégée, Zoom est un pis-aller depuis la mi-mars-2020. Une des alternatives en la matière est le logiciel libre Jisti. C’est sur cet outil qu’est fondé le service Framatalk de l’association Framasoft, réseau d’éducation populaire créé par des militants du logiciel libre et qui, avec peu de moyens, cherchent à « dé-googleliser » internet. Au début du confinement du printemps 2020, Framasoft a néanmoins été victime de son succès, son infrastructure ayant été saturée par l’afflux d’acteurs de l’Éducation nationale qui ont dû improviser pour faire leurs cours à distance. Ces initiatives associatives autour de la promotion du numérique comme « bien commun » attirent certains publics, mais elles restent anecdotiques rapportées à l’ensemble de l’économie numérique. L’absence de réelle politique publique favorisant leur essor les condamne à une certaine marginalité. On le constate notamment dans l’enseignement supérieur où les outils proposés par les universités sont très souvent ceux des grandes entreprises comme Google ou Microsoft. Cette primauté s’impose d’autant plus facilement que les outils proposés par certaines multinationales (Zoom, Skype, Teams) sont souvent performants ? Ces acteurs économiques, fers de lance du capitalisme mondial, disposent d’une puissance financière qui leur permet de rémunérer quantité de développeurs et de designers, de fournir une communication stable, avec suffisamment de bande passante, de capacité de calcul et de stockage sur les serveurs. Pour autant, les modèles économiques de ces firmes conduisent à la création d’infrastructures très centralisées, fondée sur des logiciels dits « propriétaires » (par opposition aux logiciels libres), ce qui crée des vulnérabilités au plan de la sécurité informatique : s’agissant de Zoom, par exemple, des hackeurs ont révélé des failles de sécurité importantes. Ces outils incorporent aussi des fonctionnalités participant de la culture ambiante de surveillance, par exemple pour suivre le niveau d’attention des étudiants (fonctionnalité qui a finalement été supprimée par Zoom en avril 2020). Enfin, ces services, qui hébergent une partie importante de nos données sur des serveurs exposés au droit étasunien, doivent collaborer avec les agences de renseignement des États-Unis, raison pour laquelle leur utilisation se fait souvent en infraction du droit européen applicable et, en particulier, du Règlement général sur la protection des données (RGPD). 128

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L’évolution de la surveillance numérique : des premières mobilisations dans les années 1960 aux révélations de Snowden en 2013 Revenons donc à l’histoire de la surveillance numérique… Les différentes lois adoptées dans les années qui ont suivi les attentats de 2001 font de cet événement un moment charnière. Mais les débats sur la surveillance d’internet débutent dès la fin des années 1980. En réalité, dès les années 1960 et 1970, la surveillance numérique est déjà au cœur des préoccupations. On assiste alors à une série de scandales autour du processus d’informatisation des grandes bureaucraties, notamment militaires et policières. Par exemple, aux États-Unis, au début des années 1970, un ancien analyste militaire révèle que le Pentagone a engagé un programme de surveillance de la dissidence intérieure, mettant en fiches plus de sept millions de citoyens américains entre 1967 et 1969. En janvier 1972, le Congrès s’aperçoit que les fiches estampillées « subversif », que l’armée était pourtant censée avoir détruites, ont en réalité été transmises à la National Security Agency (NSA) à travers le réseau ARPANET, l’ancêtre d’Internet. Plus tard, à la fin des années 1990, avant même la démocratisation et la généralisation d’internet, les premiers mouvements de défense des libertés dans l’environnement numérique, comme l’Association des utilisateurs d’Internet en France (AUI), dénoncent les projets des opérateurs de télécommunication qui envisagent de faire commerce des données de leurs abonnés. Surtout, ils tentent de résister aux États qui commencent à réorganiser leurs systèmes de surveillance pour les adapter à l’espace numérique. Dans un premier temps, ces mouvements semblent avoir gain de cause. Mais à la suite des attentats de 2001, le contexte politique est transformé. Qu’elles soient ou non codifiées en droit, les capacités de surveillance d’internet par des autorités judiciaires et des services de renseignement montent en puissance. Aujourd’hui, comme le redoutait dès les années 1960 la critique intellectuelle et militante de l’informatique, Internet apparaît tout entier comme une gigantesque machine de surveillance de la société. Jusqu’à il y a une dizaine d’années, le danger politique associé ce macro-système technique a été souvent évincé de l’analyse, tandis que les discours emphatiques à l’endroit du numérique dominaient l’espace public. En dépit des controverses du début des années 2000 et des révélations de 129

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lanceurs d’alerte, nous avons collectivement mis beaucoup de temps à saisir l’ampleur de ce basculement. Au sein de l’activisme numérique, il faut reconnaître à Julian Assange d’avoir analysé, dès 2011‑2012, cette imbrication croissante entre le capitalisme de surveillance des plateformes numériques privées et les systèmes de surveillance d’État1. Mais ce sont les divulgations d’Edward Snowden en 2013 qui ont permis de faire évoluer les cadres d’analyse s’agissant d’Internet, en conduisant à ce que le sociologue Dominique Cardon désigne de manière imagée comme l’« Internet par gros temps2 ». Le lanceur d’alerte a en effet permis de dévoiler plusieurs évolutions du système de surveillance étatique étasunien et de ses alliés : à la fois l’accès aux câbles internationaux de télécommunications, mais aussi et surtout un accès privilégié aux données personnelles des utilisateurs d’entreprises de l’économie numérique : Google, Apple, Facebook, Yahoo, Microsoft, etc. Ces acteurs ont mis sur pied des infrastructures absolument déterminantes dans l’évolution des systèmes de surveillance d’État. Les formes de contrôle étatique et capitalistique se développent ainsi en symbiose. En France, la prise en considération de ces questions est considérable à partir des lois sécuritaires de 2015. Mais des scandales précèdent-ils cette période ? Cela commence dès les années 1970, avec les controverses autour des premiers projets de fichage informatique des personnes, à l’image de l’affaire SAFARI qui conduit à la création de la CNIL en 1978. À cette époque, les autorités tentent de rassurer une population inquiète de l’informatique en posant un socle juridique destiné à protéger les citoyens de la surveillance d’État, tout en travaillant à faire reculer le secret administratif dont on craint qu’il ne soit encore renforcé par l’informatisation de l’État. Mais la promesse d’alors est restée un vœu pieux : le droit demeure chroniquement défaillant et en retard sur les nouvelles technologies. Au tournant des années 1980, les services de renseignement s’adjoignent les services de hackeurs clandestins pour développer leurs capacités de surveillance, par exemple pour intercepter le trafic Internet 1.  À ce nouveau contexte politique s’ajoutent des évolutions économiques, ellesmêmes liées à l’évolution des usages d’Internet  : après l’éclatement de la bulle internet en 2000‑2001, le capitalisme de surveillance s’établit dans l’économie numérique, notamment Google avec un modèle économique entier fondé sur la collecte des données personnelles et des publicités ciblées. Julian Assange, Cypherpunks : Freedom and the Future of the Internet, New York, OR Books, 2012. 2. Dominique Cardon, Antonio Casili, Qu’est-ce que le Digital Labor ?, Bry-surMarne, Institut National de l’Audiovisuel, 2015, p. 41.

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d’une cible. Ces activités restent alors à l’écart du cadre juridique qui se développe avec la loi de 1991 sur les « écoutes » administratives. Des scandales surviennent régulièrement et questionnent la légitimité des activités de surveillance étatique de la population. Lorsque le gouvernement de Lionel Jospin, au lendemain du 11 Septembre 2001, impose la conservation généralisée des métadonnées de communications internet et des communications téléphoniques, il est largement dénoncé par les milieux militants. Les défenseurs des libertés sur internet travaillent alors en liens étroits avec les organisations de défense des droits humains, comme la Ligue des droits de l’Homme. Des journalistes, comme Jean-Marc Manach (qui anime le blog Bug Brother3 dans le journal Le Monde), alertent également sur ces questions de surveillance numérique, en travaillant principalement à partir de sources ouvertes. On assiste à des controverses similaires en 2006 lorsque les services de renseignement obtiennent du Parlement le droit de réquisitionner ces mêmes données de connexion dans le cadre de la lutte antiterroriste. Là encore, les services développent des programmes de surveillance d’Internet dans un cadre extra-légal, couverts par le secret d’État. De leur point de vue, tout processus de légalisation et d’encadrement de ces pratiques menace leurs capacités opérationnelles. En 2008, un autre scandale majeur a lieu lorsque le gouvernement crée par décret le fichier Edvige, dévolu au renseignement politique : fichage de syndicalistes, de militants, de chercheurs. Ce décret est retiré suite à la mobilisation d’ampleur qui s’ensuit4. Mais il reverra le jour quelques mois plus tard à travers les fichiers dits « PASP » (Prévention des atteintes à la sécurité publique) et « GIPASP » (Gestion de l’information et prévention des atteintes à la sécurité publique), sans qu’un front d’opposition suffisamment large se reconstitue. Dans de tels cas, les processus de légalisation participent à légitimer des capacités accrues de surveillance des services français sur internet. C’est ce qu’illustrent plusieurs événements en France suite aux divulgations d’Edward Snowden : en 2015, après les attentats du mois de janvier à Paris, le gouvernement de Manuel Valls fait adopter la loi relative au renseignement, censée ramener le renseignement français dans le giron de l’État de droit. Le débat parlementaire est d’ailleurs l’occasion pour les acteurs mobilisés contre les formes de surveillance – que ce soit dans les champs militant, journalistique, 3.  Voir son site personnel : https://jean-marc.manach.net/ 4.  Meryem Marzouki, « “Non à Edvige”  : sursaut ou prise de conscience ? », Plein droit, n° 80, 2009, p. 21‑26.

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universitaire ou même chez les acteurs de l’économie numérique5 – de pallier quelques lacunes dans l’expertise relative à ces enjeux. Mais, là encore, en dépit d’une contestation intense, appuyée par des organismes internationaux comme le Conseil de l’Europe ou le Conseil des droits de l’Homme des Nations unies, la loi est votée et vient acter le passage à l’échelle dans la surveillance étatique, légalisant les pratiques de surveillance massive des données numériques, par nature indifférenciée, afin de tenter de dégager des « signaux faibles » comme des marqueurs de suspicion6. Les chercheurs travaillent dans d’autres régions du monde. Existe-t-il des décalages dans les pratiques de surveillance étatique en fonction des pays ? Ces capacités de surveillance dépendent généralement du poids géopolitique des États sur la scène internationale et de leur position sur le marché des technologies de surveillance. Au-delà des pays anglosaxons et de leurs alliés, les « Five Eyes » (États-Unis, Royaume-Uni, Australie, Canada, Nouvelle-Zélande), d’autres pays européens sont à la pointe (France, Allemagne), mais aussi la Russie, Israël et la Chine. Cette dernière a été pionnière, dès les années 1990, en matière de surveillance et de censure d’internet. Elle apparaît aujourd’hui comme l’un des leaders sur le marché des drones, de la vidéosurveillance ou de la reconnaissance faciale. Les chercheurs en sciences sociales travaillant sur ou dans ces pays s’exposent-ils à leurs politiques de surveillance ? Ce n’est pas parce que l’on travaille hors du territoire national de ces États que l’on est pour autant protégé vis-à-vis de leurs capacités de surveillance. Ce type de raisonnement ne vaut plus à l’heure d’Internet et de flux de données transnationaux. Les politiques de routage ou de stockage des données numériques font que, y compris lorsqu’on communique avec un autre résident français depuis le territoire national, il y a de grandes chances pour que nos données transitent par des infrastructures situées dans d’autres pays. Par ailleurs, le monde du renseignement s’est largement « transnationalisé », les services de renseignement ayant notamment développé une intense activité d’échange de vastes jeux de données : celles-ci sont collectées sur telle ou telle zone géographique, 5.  Félix Tréguer, « Intelligence Reform and the Snowden Paradox  : The Case of France », Media and Communication, n° 5 (1), 2017, p. 17‑28. 6.  Grégoire Chamayou, « Avant-propos sur les sociétés de ciblage », Jef Klak, n° 2, 2015.

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puis mises à disposition de leurs partenaires. Pour illustrer le propos avec un cas fictif, prenons le cas d’une chercheuse française qui travaille sur la Syrie et correspond avec des sources sur place. Il est très probable que ses communications soient récupérées par la DGSE dans le cadre de ses programmes de collecte du trafic Internet. Le Premier ministre autorise en effet la DGSE à collecter massivement des données en provenance ou à destination de certaines zones d’intérêt, ou portant sur telle ou telle thématique. De même, si cette même chercheuse, lors d’un voyage aux États-Unis, voit son matériel informatique inspecté lors d’un contrôle aux frontières et que ses données de recherche tombent entre les mains d’une agence étasunienne – mettons la NSA –, il est possible que cette dernière partage ces données avec la DGSE, en vertu d’un accord de coopération et d’intérêts géostratégiques communs. Outre certaines zones géographiques « à risque », certaines thématiques exposent aussi les chercheurs à la surveillance d’État. C’est typiquement le cas des mouvements sociaux, devenus une priorité du renseignement7, a fortiori s’ils sont susceptibles de verser dans diverses formes de violence politique. S’agissant du terrorisme, l’exposition probable à la surveillance a par exemple pu dissuader un chercheur comme Marwan Mohammed de conduire des terrains sur la « radicalisation » afin de protéger ses sources8. On a également eu vent du cas d’un chercheur en sciences sociales qui a saisi le Défenseur des droits suite à une perquisition administrative menée dans le cadre de l’état d’urgence, et qui fut présenté dans un rapport comme un « militant contre la radicalisation islamiste, apparemment victime d’une erreur »9. Plus récemment, les services de renseignement intérieur ont surveillé de près la mouvance protéiforme des Gilets jaunes, et il est probable que les chercheurs ayant réalisé des terrains sur les « ronds-points » aient constitué des cibles de choix pour ces services. Le poids relatif de la surveillance des mouvements sociaux dans l’ensemble des mesures de surveillance pratiquées par le renseignement français a rapidement augmenté ces dernières années. Par exemple, la finalité de prévention 7.  Coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, La stratégie nationale du renseignement, Présidence de la République, juillet 2019. 8.  Marwan Mohammed, Camille Noûs, « Vers une neutralisation juridique et bureau‑ cratique des recherches sur des sujets sensibles ? », Tracés. Revue de Sciences humaines, n°  19, 2019. Marwan Mohammed, « Qui protège les chercheurs de la surveillance de l’État ? », Libération, 8 novembre 2015. 9.  Défenseurs des droits, 2016, Bilan des saisines consécutives à l’état d’urgence et action du Défenseur des droits, consulté le 22  avril  2021  : https://www.defen‑ seurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/note_conference_de_presse_etat_ durgence.pdf

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de ce que la loi désigne comme des « violences collectives » de la part de groupes militants – finalité qui ne donne pas toute l’ampleur du phénomène – est passée de 6 à 14 % du total entre 2017 et 202010.

La position de l’enseignement supérieur et de la recherche : des professions à l’épreuve des questions numériques ? Quelle position les institutions de l’ESR prennent-elles vis-à-vis de la surveillance numérique par les entreprises ou par les États ? Je ne suis pas expert des politiques numériques dans l’ESR, mais j’ai une impression générale d’assister à un désinvestissement vis-à-vis de ces enjeux. Pendant longtemps, a prévalu un schéma qui voulait que les outils numériques de l’ESR soient développés en interne, comme pour l’Éducation nationale, parfois avec l’appui de petits prestataires privés développant des outils en logiciels libres. Ce modèle historique est en train d’être remplacé par un modèle où les entreprises prestataires sont de plus en plus souvent les grandes multinationales du numérique, Microsoft ou Google en tête. C’est le cas à Sciences Po où je travaille : depuis plusieurs années Google gère le courrier électronique et l’ensemble des espaces numériques. Cela conduit à des situations paradoxales, révélées lors de la rédaction des plans de gestion des données liées aux projets de recherche : la direction des affaires juridiques de Sciences Po recommande en effet de ne pas utiliser ces outils, notamment Google Drive. Elle estime à raison qu’il existe un risque d’incompatibilité avec les règles européennes en matière de protection des données dans la mesure où Google ne peut garantir un hébergement des données de recherche sur le territoire européen11. Outre les aspects juridiques, il y a un enjeu éthique pour l’ESR à promouvoir un autre numérique que celui que proposent les parangons du capitalisme de surveillance, et d’éviter d’accoutumer les étudiants et les personnels de l’ESR à ces outils. Alors bien sûr, on peut encore trouver des alternatives. Pour le projet de recherche auquel je collabore actuellement, nous avons par exemple 10. Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement, 5e  rapport d’activité 2020, consulté le 22  mai  2021  : https://data.guardint.org/en/ entity/3gm1qigwhrf 11.  Guide de Sciences Po régulant ces logiques, consulté le 22  avril 2021  : https:// sciencespo.libguides.com/donnees-de-la-recherche/heberger-pendant

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décidé de consacrer quelques centaines d’euros à payer un prestataire de confiance pour héberger nos propres outils de recherche (forum interne pour se coordonner, site web, bases de données, etc.). Ces expériences montrent qu’avec un peu de volonté et assez peu de moyens, il est possible de recréer des marges de manœuvre. L’idéal serait de pouvoir s’appuyer en interne sur des équipes d’informaticiens sensibilisés à ces enjeux. Toutefois quand ces équipes existent, comme c’est le cas par exemple au CNRS, encore faut-il leur donner les ressources nécessaires pour acheter des serveurs et la bande passante nécessaire pour contribuer au développement de logiciels libres qui soient adaptés aux besoins de l’ESR et concurrentiels vis-à-vis des grandes plateformes. À défaut, ces dernières continueront de bénéficier de positions dominantes. Et ce, d’abord pour des raisons de commodité : il est plus « clinquant » et pratique d’utiliser un outil des GAFAM que l’on utilise aussi à des fins personnelles. Il y a aussi des raisons d’ordre économique : on préfère s’appuyer sur ces outils « gratuits » et généralement sans restriction en termes d’espace de stockage sans se soucier du fait qu’ils sont payés par nos données. Quelles sont les pratiques de sensibilisation des chercheurs en matière de protection des données de recherche ? On peut observer beaucoup d’injonctions contradictoires en la matière, qui sont liées au caractère souvent technocratique des politiques au sein de l’ESR. Si on suit à la lettre le droit applicable du RGPD, cela peut mener à des règles contraignantes qui sont parfois disproportionnées par rapport aux risques réels et aux préoccupations louables qui ont présidé à l’adoption de ce texte. De même, on encourage les chercheurs à pratiquer l’open data. Sauf qu’être très ouvert et transparent, jouer à plein l’open data, et vouloir en même temps être exemplaire sur le plan de la protection des données personnelles, sur la protection de la vie privée des chercheurs et de leurs enquêtés, cela peut s’avérer contradictoire. Les notes d’entretien en sont un exemple : souvent composées de données personnelles ou identifiantes, elles font partie de la recherche « en train de se faire », et le fait de les rendre publiques, même anonymisées, risque de conduire à des logiques délétères d’autocensure de la part des chercheurs au stade des entretiens, ou d’une méfiance exacerbée de la part des groupes sur lesquels ils et elles enquêtent. Sans doute, ces équilibres restent à construire, et les règles en la matière trouveront à s’affiner avec davantage d’expérience et de recul. Mais j’ai quand même l’impression que les problèmes très concrets auxquels nous nous heurtons en pratique sont la résultante de modes de gestion technocratique de la recherche, construits contre l’autonomie des scientifiques. 135

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Par comparaison avec d’autres catégories d’acteurs comme les journalistes, les défenseurs de droits de l’Homme, les avocats, comment les professionnels de l’ESR se positionnent-ils ? Vis-à-vis du risque de surveillance étatique et des contre-mesures possibles pour s’en prémunir, nos problématiques au sein de l’ESR rejoignent en effet celles de ces autres milieux. On pourrait également évoquer les bibliothécaires, qui sont une profession généralement sensibilisée et mobilisée sur ces enjeux, par exemple sur la question de la protection des données des usagers dans les bibliothèques. À la suite des controverses déclenchées par Edward Snowden en 2013 et ses partenaires, l’ensemble de ces milieux ont cherché à monter en compétences pour se protéger de la surveillance numérique, par exemple en organisant des formations en matière de sécurité numérique. Dans le champ universitaire, en dehors d’initiatives isolées, la réponse à ces controverses n’a pas été à la hauteur des enjeux. Combien d’entre nous ont-ils eu la chance de bénéficier de sessions de formation à la protection numérique ? Quels ont été les moyens mis sur la table pour nous permettre de solliciter de petites associations dédiées à ces enjeux, comme l’association Nothing2Hide, ou même les équipes informatiques de nos établissements ? En dehors de vagues invocations de « souveraineté numérique », la prise en compte des risques en matière de protection des données de la recherche – qui menacent directement l’autonomie relative du champ scientifique – a eu tendance à se limiter à un débat sur l’application des règles juridiques et des injonctions bureaucratiques généralement bien intentionnées mais souvent en décalage avec les situations concrètes auxquelles nous faisons face. Pour être à la hauteur des enjeux, il faudrait au préalable poser les conditions matérielles pour permettre aux chercheurs, aux personnels de la recherche et aux étudiants de s’y former et de se les approprier, c’est-à-dire encapaciter collectivement les personnels et les publics de l’ESR pour mettre sur pied des politiques numériques pertinentes. Est-ce que le droit applicable à la surveillance – d’où qu’elle vienne – protège les enseignants-chercheurs, au même titre que les journalistes qui bénéficient, par exemple, de la protection des sources, ou que les avocats dont les communications professionnelles font l’objet d’un plus grand niveau de protection que les citoyens ordinaires ? En France, les chercheurs ne bénéficient d’aucune protection spécifique quant à leurs communications professionnelles et à leurs données de recherche. D’ailleurs, La Quadrature du Net et plusieurs autres groupes avaient saisi le Conseil constitutionnel en 2015 au sujet de la 136

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conformité de la loi relative au renseignement avec la Constitution : nous nous sommes appuyés sur le principe de valeur constitutionnelle protégeant l’indépendance des enseignants-chercheurs12 afin de revendiquer une protection renforcée pour leurs communications dans le cadre de la surveillance de l’État. Mais le Conseil constitutionnel a jugé, dans sa décision du 23 juillet 2015, que le principe d’indépendance des enseignants-chercheurs n’implique pas, je cite, « que les professeurs d’université et maîtres de conférences doivent bénéficier d’une protection particulière en cas de mise en œuvre à leur égard de techniques de recueil de renseignement dans le cadre de la police administrative13 ». À ma connaissance, cette absence de protection spécifique vaut aussi en matière judiciaire, comme tend d’ailleurs à l’illustrer le cas du sociologue Thierry Dominici, dont le matériel d’enquête constitué dans le cadre de son doctorat, incluant notamment des documents d’entretiens, fut saisi dans le cadre d’une enquête pénale portant sur le mouvement indépendantiste corse14. Qu’en est-il des défenseurs des droits humains ? Certains mouvements sociaux associés à la justice sociale et aux droits humains ont développé très tôt une culture en matière de sécurité informatique, notamment à l’initiative de groupes altermondialistes à la fin des années 1990, déjà très exposés à la surveillance numérique des États. Ils surent alors promouvoir des « bonnes pratiques », développer des services dédiés pour gérer leurs forums ou leurs messageries, à l’image du collectif Riseup mis en place au lendemain du sommet de Seattle en 1999, et dont certains outils restent très utilisés dans les mouvements sociaux aujourd’hui. À l’époque, cette effervescence militante avait pu bénéficier des contributions directes de groupes de hackers politisés. Dans certaines franges militantes – en particulier celles qui sont les plus exposées à la répression étatique – ces pratiques ont survécu et se sont diffusées. Mais une grande partie du monde associatif s’est depuis 12.  Dans sa décision n°  83‑165 DC du 20  janvier 1984, le Conseil constitutionnel a ainsi déclaré que « les fonctions d’enseignement et de recherche non seulement permettent mais demandent, dans l’intérêt même du service, que la libre expres‑ sion et l’indépendance des personnels soient garanties par les dispositions qui leur sont applicables » (cons. 19), estimant en outre « qu’en ce qui concerne les profes‑ seurs, […] la garantie de l’indépendance résulte en outre d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République » (§ 20). 13.  Conseil constitutionnel, décision n° 2015‑713 DC du 23 juillet 2015, § 36. 14.  Sylvain Laurens, « Des sciences sociales sous surveillance. Récit d’une enquête sociologique interrompue par un juge d’instruction », Carnets de l’Association fran‑ çaise de sociologie, 2016, consulté le 22 avril 2021 : https://afs.hypotheses.org/108

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tournée vers les services de Facebook ou de Google pour gérer leurs communications numériques. Heureusement, la prise en compte des enjeux liés à la confidentialité des communications a progressé dans les cercles militants après les révélations de Snowden. Toutefois, il reste énormément à faire pour penser et partager des bonnes pratiques.

La variété des pratiques des chercheurs face à la surveillance numérique Le triptyque de Hirschman (exit, voice, loyalty) pourrait s’appliquer à ces questions : loyalty, pour décrire l’accommodement, la soumission, voire l’indifférence face aux problèmes de surveillance ; voice, les différentes revendications de protection des données personnelles ; et l’exit, le renoncement aux outils numériques. Il s’agit de revenir sur ces possibilités, voire envisager d’autres pratiques. S’agissant de la voice : quels sont les différents outils de protection des données personnelles pour mener une recherche à l’abri de la surveillance numérique ? Les « bonnes pratiques » en matière de sécurité informatique et de protection des données personnelles tiennent à quelques principes relativement simples qu’il faudrait faire davantage connaître dans nos milieux. Le premier d’entre eux, c’est l’anticipation des risques : certains experts de la sécurité informatique reprennent le langage militaire avec l’expression de « modèle de menace ». L’idée est de répondre à quelques questions pour expliciter ce contre quoi il s’agit de se protéger précisément. Il s’agira, par exemple, de savoir ce que je cherche à protéger : s’agit-il de l’identité de mes sources, du contenu de mes notes d’observation ou du verbatim de mes entretiens, etc. ? Contre qui est-ce que je me protège (mes sources elles-mêmes, les services de renseignement, tel ou tel organisme intéressé par mes recherches) ? Quels sont les moyens (techniques, juridiques, etc.) que peuvent mobiliser ceux qui cherchent à accéder à mes données ? Que se passera-t-il si j’échoue à protéger mes données ? Par exemple, je risque d’être placé en garde à vue, j’encours un risque réputationnel, ou bien je menace l’anonymat de mes sources et leur fais courir le risque de poursuites pénales. Et enfin, quelles sont les contre-mesures – individuelles ou collectives, organisationnelles ou technologiques – auxquelles je peux recourir pour minimiser ces risques ? Cette étape d’anticipation permet de définir les contre-mesures adaptées au terrain d’enquête, au contexte politique, à l’étape concernée du travail de la recherche. 138

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De manière plus générale, quelques pratiques apparaissent élémentaires : –– Des « phrases de passe », longues et robustes, différentes selon les contextes, plutôt que des mots de passe, pour protéger l’accès à son matériel et à ses comptes sur les différents services que nous utilisons (courrier électronique, stockage des données, etc.). Des gestionnaires de mots de passe comme KeePassX permettent de les garder en sécurité et de les avoir facilement sous la main. –– Des sauvegardes : nous ne sommes pas à l’abri de vol, de destruction, voire de perquisition et de saisie de nos données de recherche. Il vaut mieux disposer de sauvegardes régulières sur des supports (disques durs, clés USB) qui soient eux-mêmes chiffrés. –– Le chiffrement : pour parer aux accès non autorisés à nos données, il est également nécessaire de les protéger en chiffrant nos supports de stockage, qu’il s’agisse de nos disques durs internes ou des disques externes, utilisés par exemple pour nos sauvegardes. Pour un niveau de protection renforcé, le logiciel Veracrypt permet d’appliquer une couche supplémentaire de chiffrement, voire de masquer des données au niveau des supports de stockage. Au-delà des outils de protection concernant l’accès, le chiffrement et la sauvegarde des données, quels autres « niveaux » de pratiques numériques et informatiques méritent-ils d’être défendus face aux formes de surveillance ? Je renvoie les lecteurs qui voudraient en savoir davantage à des ouvrages de référence, comme le Guide d’autodéfense numérique, ainsi qu’aux trop rares articles consacrés à la sécurité informatique dans le monde de la recherche15. Mais pour donner un rapide aperçu et évoquer quelques outils, on peut mentionner le chiffrement bout à bout des communications, c’est-à-dire un dispositif où le chercheur et ses correspondants détiennent les clés de déchiffrement nécessaires à la lecture 15.  Voir la version électronique du guide d’autodéfense numérique  : https://guide. boum.org/, consulté le 22  avril  2021, ainsi que les tutoriels en ligne proposés par l’Electronic Frontier Foundation : https://ssd.eff.org/fr, consulté le 22 avril 2021. Judith Aldrigge, Juanjo Medina, Robert Ralphs, « The problem of proliferation : guidelines for improving the security of qualitative data in a digital age », Research Ethics, vol. 6, n° 1, 2010, p.  3‑9 ; Leonie Maria Tanczer, Ryan McConville, Peter Maynard, « Censorship and surveillance in the digital age  : the technological challenges for academics », Journal of Global Security Studies, vol.  1, n°  4, 2016, p.  346‑355 ; Selma Bendjallah, Sarah Cardorel, Émilie Fromont, « Anonymat et confidentialité des données qualita‑ tives. Le retour d’expérience de beQuali », dans V. Ginouvès, I. Gras (éd.), La diffusion numérique des données en SHS. Guide de bonnes pratiques éthiques et juridiques, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2018.

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des messages. Depuis 2013, celui-ci tend heureusement à se généraliser. S’agissant des courriers électroniques, le vieux protocole Pretty Good Privacy est désormais assez simple à utiliser avec la plupart des clients. En matière de messagerie instantanée, le protocole Internet Relay Chat et le plug-in « off-the-record », de même que Matrix et l’application Signal assurent un bon niveau de confidentialité, ces deux derniers disposant également de fonctionnalités « voix sur IP » permettant de protéger des conversations téléphoniques. Restent les métadonnées qui permettent de retracer nombre d’interactions sociales : qui communique avec qui ? Quand ? Elles ne sont généralement pas ou mal protégées, et s’avèrent très faciles à analyser de manière automatique par les acteurs étatiques et privés de la surveillance. S’agissant de la navigation web, le navigateur Tor permet d’anonymiser les métadonnées par le biais d’un système de serveurs-relais qui appliquent successivement des couches de chiffrement et masquent les adresses IP de l’émetteur et du destinataire du message. Il existe certes des modèles d’attaque qui permettent de désanonymiser les communications Tor, mais ils sont relativement coûteux et complexes à mettre en œuvre. Pour les chercheurs, Tor peut présenter un autre intérêt : celui de contourner la censure dans l’accès à certains sites internet, en particulier dans certains pays où cette censure est forte. Quant à Tails, il s’agit d’un système d’exploitation particulièrement intéressant puisque l’ensemble de vos logiciels et de vos données peuvent être transportés sur une clé USB afin de ne laisser aucune trace possiblement compromettante sur l’ordinateur que vous utilisez. Tails embarque d’ailleurs le navigateur Tor et d’autres outils cryptographiques pour assurer une protection maximale. Enfin, au niveau des moteurs de recherche, on peut citer des alternatives aux géants, comme Searx ou Duckduckgo, qui se présentent comme protecteurs de la vie privée, mais aussi Startpage qui permet d’anonymiser les requêtes sur Google. Le recours aux pseudonymes sur les réseaux sociaux relève-t-il d’un moyen de composer avec la surveillance numérique ? Tant du côté de la conduite de l’enquête que pour la publication des résultats des recherches ? Il est vrai que dans certaines situations, les pseudonymes peuvent permettre de se protéger de la surveillance des autorités, tout en conférant aux chercheurs une plus grande liberté de parole dans la mesure où le pseudonymat permet aussi d’échapper aux formes de subjectivations qu’induit l’identification au travers de son état civil. Typiquement, lorsqu’un chercheur a une parole publique sur certains sujets sensibles, 140

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le fait d’être identifié à l’avance par ses enquêtés pour des prises de position peut parfois conduire à entraver son accès au terrain. Le pseudonymat pourrait permettre de contourner ces difficultés. Et si, d’un point de vue juridique, rien ne s’y oppose a priori, il reste des questions éthiques vis-à-vis des enquêtés dont il faudrait, au préalable, pouvoir discuter collectivement. Enfin, que penser des stratégies d’exit, de refus de l’usage des outils numériques au profit d’écritures manuscrites, de l’abandon du portable, du recours au masque contre la reconnaissance faciale ? Cette stratégie est aussi envisagée dans les formations de sécurité informatique. Face à des risques trop importants en matière de surveillance, face à la nécessité d’apporter une garantie aux enquêtés en termes de confidentialité des données et des échanges, il peut sembler plus raisonnable de renoncer à se rendre sur certains terrains avec des équipements numériques. L’exit renvoie également à la nécessité de contrecarrer les expressions du « solutionnisme technologique » dans l’ESR. Je suis pour ma part plutôt enclin à expérimenter des outils numériques d’enquête, de collecte de données, d’archivage, de visualisation ou de dissémination. Mais je mesure aussi à quel point ces expérimentations répondent à certaines « modes » imposées par les organismes financeurs. Or, cela peut se traduire par un investissement extrêmement chronophage pour le chercheur, pour des résultats parfois totalement dérisoires. Enfin, devant les affres de l’enseignement ou du séminaire par visioconférence interposée, largement favorisés par la crise sanitaire et qui risquent bien de lui survivre, la posture du refus – quoique potentiellement coûteuse sur le plan professionnel pour celles et ceux des enseignants-chercheurs qui s’y adonneraient à titre individuel – est à mon sens tout à fait justifiée. C’est aussi là une manière de défendre des alternatives à l’université néolibérale, qui nous isole, nous atomise, nous confine derrière nos écrans, dégrade la relation pédagogique avec les étudiants et, au final, nous empêche de nous constituer en sujets collectifs.

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Deuxième partie

Enquêter sous la surveillance des enquêtés et des pairs

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Chapitre 6

Les manifestations discrètes de la domestication partisane Regards croisés sur deux enquêtes en immersion au PS et à l’UMP Philippe Aldrin, Anne-Sophie Petitfils

« Les institutions, par le simple fait de leur existence, contrôlent la conduite humaine en établissant des modèles prédéfinis de conduites, et ainsi la canalisent dans une direction bien précise au détriment de beaucoup d’autres directions qui seraient théoriquement possibles. » Peter Berger, Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, Paris, Armand Colin, 1996 [1966].

La surveillance est une composante première de la relation partisane qui tend à être naturalisée, donc invisibilisée, par les « indigènes » comme par les observateurs. Si les partis politiques sont un « vieil » objet d’étude des sciences sociales1, leur analyse gagne à être régulièrement actualisée pour tenir compte à la fois des évolutions du fait partisan mais aussi des nouvelles façons de penser et d’étudier les processus politiques. Le renouvellement de leur étude par le changement de l’échelle et des méthodes 1. Les premières remontent au tout début du xxe  siècle  : Moisei Ostrogorski, La  démocratie et les partis politiques, Paris, Fayard, 1993 [1903] ; Robert Michels, Les partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Paris, Flammarion, 1971 [1912].

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d’observation a ainsi permis de mettre au jour ou de reformuler toute une série de questionnements sur l’expérience partisane, et notamment ceux qui ont trait aux mécanismes du contrôle social en leur sein. Cette dimension peut être largement reconsidérée grâce aux partis pris de la microsociologie. À partir des années 1980, l’étude du fait partisan a en effet été traversée, en France, par une proposition ­d’aggiornamento théorique mais aussi méthodologique qui a, sinon refondé, du moins diversifié les façons de l’aborder. Rappelons que cette évolution tient à deux mouvements engagés plus largement au sein de la recherche en science politique. D’abord, au fil des années 1970 mais plus encore 1980, s’est affirmé un mouvement d’importation dans la science politique des outils, méthodes et questionnements de la sociologie – notamment des travaux de Pierre Bourdieu2 – et de l’histoire sociale. Les politistes à l’initiative de ce mouvement souhaitaient dépasser une approche principalement juridiste, vaguement fonctionnaliste des objets canoniques de leur discipline (comportements électoraux, partis politiques, action de l’État et des administrations, militantisme)3. Ensuite, dans la décennie suivante, s’est progressivement imposé un mouvement conduit par la séduction grandissante pour la démarche ethnographique, c’està-dire la pratique de l’observation participante voire de l’immersion dans des « terrains » d’enquête se prêtant à la présence prolongée d’un·e enquêteur·trice4. Indéniablement, la parution, en 1987, du « Que sais-je ? » de Michel Offerlé5 constitue – comme en témoignent les vifs débats qu’il a suscités6 – un moment d’affirmation d’une sociologie des partis politiques (ou d’une sociologie politique des partis). Au-delà, les appropriations de la théorie et du lexique conceptuel de Bourdieu (capital, habitus, champ, jeu social, espace de positions) ont ouvert des perspectives pour les recherches en science politique en interrogeant les multiples articulations entre mondes sociaux et champ politique7. 2.  Pour une esquisse de socioanalyse évoquant les premiers « voyous » bourdieu‑ siens du Département de science politique de la Sorbonne et d’ailleurs, voir Michel Offerlé, « En r’venant d’la r’vue », Politix, n° 100 (4), 2012, p. 66. 3.  Non sans susciter de vives controverses. Cf.  Frédéric Bon, Yves Schemeil, « La rationalisation de l’inconduite. Comprendre le statut du politique chez Pierre Bourdieu », Revue française de science politique, n° 30 (6), 1980, p. 198‑1228. 4.  Florence Weber, « Settings, Interactions and Things. A Plea for Multi-Integrative Ethnography », Ethnography, n° 2 (4), 2001, p. 475‑499. 5.  Michel Offerlé, Les partis politiques, Paris, PUF, 1987. 6.  Michel Offerlé, Jean Leca, « Un “Que sais-je ?” en questions. Un débat avec Michel Offerlé et Jean Leca », Politix, n° 2, 1988, p. 46‑59. 7.  Boris Gobille, Bernard Pudal, « Deux appropriations de Bourdieu en science poli‑ tique », dans C. Leclercq, W. Lizé, H. Stevens (éd.), Bourdieu et les sciences sociales : réceptions et usages, Paris, La Dispute, 2015.

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L’approche proposée par M. Offerlé invite à sortir du paradigme duvergérien qui domine la science politique des partis depuis les années 19508 et qui focalise l’analyse sur les structures organisationnelles (statuts, organes, ressources), l’offre programmatique et les résultats électoraux. À rebours du mainstream international de la science politique, qui se structure à partir des années 1970 autour de la « théorie des clivages » et des grandes analyses comparatives9, une partie des politistes français opte pour une analyse par cas, qualitative et contextualiste10. Cette dernière est marquée par des monographies emblématiques, comme celle de Bernard Pudal sur le travail social d’ajustement et la construction des biographies exemplaires des cadres du Parti communiste français11 ou celle de Frédéric Sawicki sur l’histoire sociale localisée du PS et les ancrages de ce dernier dans les réseaux syndicaux et associatifs de la gauche12. Comme l’écrit Bernard Lahire, «  objectivation bien ordonnée commence toujours par soi-même, car elle doit s’appliquer d’abord à soi afin de contrôler les effets de sa propre position dans le rapport que l’on entretient à l’objet13 ». Précisons donc d’emblée que nos questions de recherche et notre façon d’enquêter sur les partis politiques doivent beaucoup à une socialisation universitaire ancrée dans le tournant sociologique de la science politique14. Le présent chapitre s’appuie sur nos enquêtes conduites séparément au sein de deux partis politiques – le Parti socialiste (PS) et l’Union pour un mouvement populaire (UMP) – au début des années 2000. Toutes deux ont emprunté 8.  Maurice Duverger, Les partis politiques, Paris, Armand Colin, 1951. 9. À la suite du modèle de comparaison des systèmes partisans élaboré par Seymour Lipset et Stein Rokkan dans Party Systems and Voter Alignments. Cross National Perspectives, New York, Free Press/Londres, Collier-Macmillan, 1967. 10. Sur les spécificités (qualitative, située et néo-institutionnaliste) de cette approche française, voir Florence Haegel, « Les partis vus de France et d’ailleurs », dans F. Haegel (éd.), Partis politiques et système partisan en France, Paris, Presses de Sciences Po, 2007, p. 391‑406. 11. Bernard Pudal, Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1989. 12.  Frédéric Sawicki, Les réseaux du Parti socialiste. Sociologie d’un milieu partisan, Paris, Belin, 1997. 13. Bernard Lahire, « Objectivation sociologique, critique sociale et disqualifica‑ tion », Mouvements, n° 24, 2002, p. 46‑52. 14.  Anne-Sophie Petitfils a soutenu en 2012 une thèse à l’Université Lille 2 (CERAPS), préparée sous la direction de F. Sawicki. Son terrain à l’UMP a été réalisé entre 2004 et 2008. Philippe Aldrin a soutenu en 2001 une thèse à l’Université Paris 1 (CRPS), préparée sous la direction de M. Offerlé. Son enquête sur les salariés du siège du PS s’est déroulée entre 2002 et 2004.

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à la fois à l’option de l’échelle microsociologique et à la volonté d’aller sur le terrain, d’« être là15 », avec les militants, en ethnographes. Notre démarche s’est inscrite à un moment précis de ce mouvement – visant à étudier l’« entreprise partisane » non plus comme une entité intentionnée et agissante mais en tant que cadre objectivé d’action, de concurrence et de coopération entre des personnes engagées politiquement, c’est-à-dire un collectif à la fois matériel, opérationnel et symbolique dans lequel des acteurs sociaux s’investissent. Tout en contribuant à la fabrique partisane et en s’identifiant à la culture du parti, ils ressentent parfois un désajustement entre leur expérience de militants et les raisons initiales ou l’idéal de leur engagement. Cette sociologie de l’institution, parce qu’elle est effectuée depuis les acteurs qui l’agissent – à travers l’observation de leurs actions, de leurs interactions et de leurs représentations – entend dépasser une lecture strictement politique, rationnelle et stratégiste des transactions au sein du parti, des luttes de position, des désaccords sur l’identité ou les usages de la « marque » politique commune. En s’attachant à questionner les formes concrètes et particulières de la « relation partisane » à l’intérieur comme aux périphéries du parti, son intention est de mettre au jour les pratiques, les tensions et les interdépendances à l’œuvre dans le processus continu d’institutionnalisation d’une telle entreprise politique. Adossées à cette conceptualisation des partis politiques, les enquêtes que nous avons conduites au sein du PS et de l’UMP n’avaient pas explicitement pour objectif d’étudier les modalités du contrôle ou les logiques de la surveillance dans ces deux organisations. Conduite lors de sa thèse, l’enquête d’Anne-Sophie Petitfils consistait à analyser l’usage du management lors de la mobilisation « sarkozyste » et du recrutement de « nouveaux adhérents » à l’UMP à l’échelle locale du département du Nord. Les travaux de Philippe Aldrin visaient à étudier la division du travail et la « managérialisation » des relations entre les salariés (permanents) et les dirigeants (élus, cadres)16 au sein du siège de « l’entreprise » PS17. Cependant, les entretiens formels et informels que nous avons réalisés comme les observations consignées dans nos carnets de terrain conservent la trace 15.  Clifford Geertz, « Being There. Anthropology and the Scene of Writing », dans Works and Lives. The Anthropologist as Author, Stanford, Stanford University Press, 1988, p. 1‑24. 16.  Pour fluidifier la lecture, les auteurs de ce texte ont choisi d’adopter l’écriture inclusive uniquement pour les noms communs et adjectifs au singulier. 17.  Voir Philippe Aldrin, « Si près, si loin du politique. L’univers professionnel des permanents socialistes à l’épreuve de la managérialisation », Politix, n° 79 (3), 2007, p. 25‑52.

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de différentes formes de surveillance. D’abord, comme « étrangers » sollicitant qu’on nous ouvre les portes du parti, il nous a fallu exposer le principe de notre démarche d’enquête auprès des cadres administratifs et politiques de l’organisation, négocier auprès d’eux notre présence régulière au sein des espaces de travail des permanents ou dans les réunions des sections mais aussi l’accès à des données ou encore la diffusion d’un questionnaire auprès des adhérents18. Pour cela, il nous a fallu attester du caractère exclusivement scientifique de notre recherche, rassurer sur la nature de nos questionnements et de nos intentions. Une fois la première porte entrouverte, le défi a consisté à faire accepter notre présence par les militants et les permanents « de base », à surmonter leur méfiance, notamment en nous prêtant aux questions parfois brutales destinées à sonder la sincérité de notre motivation sociologique (« Qu’est-ce qui me dit que tu n’es pas journaliste ou en mission pour un autre parti ? »). Légitimement, notre personnalité comme les motifs de notre intérêt pour eux ont fait l’objet de la curiosité des enquêtés. L’organisation partisane est un univers structuré par des spécialisations fonctionnelles et des hiérarchies statutaires qui s’incarnent dans des rôles19, des titres, des organigrammes, des procédures. Et l’enquêteur·trice ne peut s’y introduire et s’y mouvoir sans se voir assigner une place (statut, rôle, fonction…) par les responsables comme par les agents de l’organisation. À tous les échelons, avec une latitude d’action et un niveau d’information variables, les membres du parti ont ainsi cherché à identifier ce « corps étranger » au groupe ainsi que les raisons de sa présence afin d’ajuster le type de relation à établir, d’estimer la nature des informations qu’il était possible de lui confier, de régler le niveau de vigilance à l’égard de son comportement et de ses demandes. L’ensemble de ces efforts pour chercher à l’intégrer ou le-la maintenir à distance est une précieuse source d’informations sur la culture dominante au sein de l’organisation20. Le contrôle exercé par les enquêtés sur l’enquêteur·trice est certes consubstantiel à la démarche ethnographique et à l’observation participante 18.  Sur cette phase liminaire de l’enquête dans les partis, voir Myriam Aït-Aoudia, Lucie Bargel, Nathalie Éthuin, Élise Massicard, Anne-Sophie Petitfils, « Franchir les seuils des partis. Accès au terrain et dynamiques d’enquête », Revue internationale de politique comparée, n° 17 (4), 2010, p. 15‑30. 19.  Aux injonctions parfois contradictoires, voir Rémi Lefebvre, « Se conformer à son rôle. Les ressorts de l’intériorisation institutionnelle », dans J. Lagroye, M. Offerlé (éd.), La sociologie des institutions, Paris, Belin, 2011, p. 219‑247. 20.  Jack Katz, « A Theory of Qualitative Methodology : The Social System of Analytic Fieldwork », Méthod(e)s – African Review of Social Sciences Methodology, n° 1 (1‑2), 2015, notamment p. 138‑139.

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au sein d’un groupe où l’interconnaissance est forte21. Mais concernant les expériences d’enquête que nous mobilisons ici, ce contrôle a été redoublé, du fait du cadre institutionnalisé, ritualisé et stratégique des activités partisanes. Comme l’ont souligné Peter Berger et Thomas Luckmann, la « fonction de contrôle est inhérente à l’institution en tant que telle, avant ou en dehors de tout mécanisme de sanction22 ». Au sein de tout parti politique, les actions et intentions des membres, le périmètre de leurs accointances et l’évolution de leurs prises de position font donc l’objet d’une surveillance réciproque, étroite et continue. Le rapport à ce régime de surveillance est indissociable de la participation active à la relation partisane et en constitue, à ce titre, une dimension normale et normalisatrice. Être surveillés est une composante de la socialisation partisane, une dimension rapidement intériorisée en même temps que l’ensemble des codes propres à l’expérience militante. Militer activement à l’UMP ou être permanent·e au siège du PS, c’est accepter de voir ses actes comme ses propos scrupuleusement observés par ses pairs qui cherchent à vous situer au regard des courants (notamment à l’approche d’un congrès), à connaître l’orientation de votre soutien parmi les leaders (notamment avant des primaires), à sonder votre loyauté au parti et à son leader… Très vite, l’enquêteur·trice qui prend place dans un tel espace de relations est incité·e plus ou moins explicitement à révéler ses inclinations idéologiques, dire quel leader recueille sa préférence, et, ce faisant, être partie prenante de cette culture partisane du contrôle réciproque. D’ailleurs, au fil des semaines, la relation d’enquête est moins corsetée, parfois même amicale, et il est alors possible de saisir la variété des jugements, classements, attentes qui sont projetés sur l’enquêteur·trice. Comme l’a mis en avant Élise Massicard à partir de ses propres rapports avec des membres du mouvement alévi en Turquie, l’enquêteur·trice, qui ne peut jamais totalement s’abstraire de sa propre trajectoire sociale et de ses convictions, doit alors s’efforcer d’objectiver, pour tenter de les neutraliser ou d’en contrôler les effets sur le processus de l’enquête, les projections réciproques entre ses enquêtés et elle ou lui23. Dans ce chapitre, nous proposons un retour réflexif croisé sur nos explorations respectives au sein d’une organisation partisane. Notre propos s’attache principalement à comprendre ce que nous disent sociologiquement les modalités de traitement par les responsables et agents des partis étudiés des demandes d’accès et d’information formulées par 21.  Pierre Fournier, « Des observations sous surveillance », Genèses, n° 24, 1996, p. 103‑119. 22.  Peter Berger, Thomas Luckmann, op. cit., p. 79. 23.  Élise Massicard, « Être pris dans le mouvement. Savoir et engagement sur le terrain », Cultures & Conflits, n° 47 (3), 2002, p. 117‑143.

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des enquêteurs de sciences sociales, ainsi que la prise en charge de la présence régulière de ces derniers au sein de l’espace militant. À la lumière des notes de terrain et des données collectées par entretiens, nous analysons d’abord la gestion par les enquêtés de la situation paradoxale d’une organisation à la fois ouverte et fermée24 ou, dit autrement, d’une organisation dont les principes démocratiques d’ouverture et de transparence sont mis à l’épreuve par la démarche d’une enquête in situ. Notre analyse s’attache ensuite à décrire les spécificités de ce contrôle partisan au PS et à l’UMP. Enserré dans le cadre des interactions quotidiennes, ce contrôle est très largement informel, implicite et quasi permanent. Son analyse renseigne sur les modes de fonctionnement de l’organisation, le travail d’inculcation et d’homogénéisation de la culture partisane. L’univers partisan apparaît comme un monde fortement hiérarchisé socialement et statutairement. La position des militants au sein de ces hiérarchies est étroitement corrélée à leur niveau d’accès aux secrets stratégiques et aux informations sensibles du parti, ainsi qu’au rôle qui leur est assigné dans le système de vigilance à l’égard des informations dont il faut éviter l’exfiltration depuis l’entre-soi militant vers des acteurs extérieurs (journalistes, adversaires politiques, chercheurs…). Proches durant nos enquêtes des militants situés, dans cette hiérarchie de l’univers partisan, au bas de l’espace des positions, nous avons insensiblement adopté un rapport à l’économie institutionnelle de l’information et de la surveillance calqué sur celui de nos principaux informateurs. Nous interrogeons donc aussi les ressorts de cet habitus militant par procuration.

Un monde à part… entière L’organisation partisane à l’épreuve de son ethnographe Les partis politiques, a fortiori les partis dits de gouvernement qui se définissent par leur attachement aux valeurs de la transparence démocratique, se présentent volontiers comme des organisations ouvertes. Il est possible pour tout·e citoyen·ne d’y adhérer ou de participer à leurs réunions publiques. Par ailleurs, les cadres et adhérents de l’UMP notamment 24.  Sur cette équivoque constitutive des institutions politiques démocratiques, toujours prises entre le modèle des organisations exerçant un contrôle minimal de leurs membres (comme les administrations étatiques sur leurs agents) et la logique de l’« institution totale » (à laquelle les partis politiques essaient de résister), voir Delphine Dulong, Sociologie des institutions politiques, Paris, La Découverte, 2012, p. 80‑81.

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critiquent fortement le modèle du parti « secte », doté d’une forte « idéologie » et fermé sur lui-même. Pendant la période où N. Sarkozy en est le président, entre 2005 et 2007, cette stratégie de présentation de l’organisation est même intégrée à la grammaire organisationnelle25. Les journalistes ou les chercheurs en sciences sociales peuvent demander à accéder à leurs archives, à assister aux conférences de presse de leurs porte-parole ou encore solliciter leurs représentants pour réaliser des entretiens. Les partis qui se situent en dehors du jeu des coalitions gouvernementales ou du cycle des alternances au pouvoir apparaissent davantage – intrinsèquement, pourrait-on dire – comme des organisations hermétiques aux enquêteurs extérieurs26. Certaines organisations extrémistes recourent ainsi à diverses techniques d’intimidation pour éloigner les chercheurs s’intéressant de trop près à leur vie interne27. Toutefois, il importe de nuancer cette opposition trop convenue entre des organisations partisanes supposément retorses à la curiosité et à la présence des enquêteurs de tout poil et d’autres organisations partisanes qui seraient mieux disposées à leur égard. En effet, il faut tout de suite introduire l’idée que les cadres dirigeants d’un parti politique, quelles que soient les options de leur entreprise électorale et idéologique, sont toujours soucieux de contrôler l’information rendue publique à propos de l’organisation, de son fonctionnement, de ses dissensions internes ou de sa stratégie de conquête des urnes ou d’alliance. Sous cet aspect, les responsables des organisations partisanes, y compris ceux des partis de gouvernement, veillent à éviter les révélations susceptibles de fragiliser leur réputation auprès de leurs sympathisants, d’éventer les calculs de leurs coups tactiques ou encore de ruiner l’avenir de tractations secrètes. Dans toutes les organisations partisanes, il existe des dispositifs formels (présenter sa carte d’adhérent, une pièce d’identité, passer sous un portique de sécurité, donner son nom…) mais aussi plus informels d’accueil, de prise en charge, d’accompagnement, de surveillance des chercheurs enquêtant sur elles, a fortiori des chercheurs pratiquant l’ethnographie. Sans qu’il soit question d’accréditation officielle, 25.  Un tract diffusé à l’occasion des 48 h de l’UMP en 2006 énonçait : « Un mouve‑ ment populaire est avant tout un mouvement ouvert ». 26.  À propos de son immersion à « visage découvert » au Front national, Daniel Bizeul explique comment se faire accepter auprès d’un parti se vivant comme « un monde retranché », « à part », dont les militants sont « en butte aux reproches dans leur famille ou sur leur lieu de travail ». Voir Daniel Bizeul, Avec ceux du FN. Un socio‑ logue au Front national, Paris, La Découverte, 2003, p. 23 et 42. 27.  Voir Kathleen Blee, « Ethnographies of the Far Right », Journal of contemporary ethnography, n° 36, 2007, p. 121.

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le secrétaire général du PS avait sollicité une copie de la pièce d’identité de Philippe Aldrin afin d’inscrire ce dernier sur « la liste des personnes autorisées » à pénétrer au siège du Parti socialiste, rue de Solférino. De la même façon, l’accès aux réunions « militantes » au « Quartier général » parisien de N. Sarkozy en 2007 était soumis à autorisation préalable et l’identité était systématiquement vérifiée. Tout fonctionne comme si le caractère formel du contrôle partisan se renforçait à mesure que l’enquêteur·rice s’élève dans la hiérarchie et se rapproche du pouvoir politique, sans faire disparaître pour autant la surveillance militante informelle. Dans la typologie qu’il propose des secrets liés au travail de représentation, Erving Goffman distingue des types très utiles pour approfondir la question qui nous occupe ici. Au sein d’une « équipe de représentation28 », le premier type est celui des « secrets inavouables », entendus par Goffman comme des informations mais que les membres de l’équipe cachent car elles sont contraires à l’image qu’ils veulent donner de leur équipe. Le deuxième type correspond aux « secrets stratégiques » et recouvre les informations sur les intentions et les aptitudes que l’équipe de représentation ne veut pas rendre publiques afin de garder un effet de surprise sur les autres partenaires du jeu électoral et politique. Le troisième type est celui des « secrets d’initiés », c’est-à-dire « ceux dont la possession marque l’appartenance d’un individu à un groupe et contribue à ce que le groupe se sente distinct et différent de ceux qui ne sont pas “dans le secret”29. » En demandant l’accès aux locaux et l’autorisation d’observer le travail militant quotidien et les réunions, en sollicitant la consultation des archives et de la documentation interne de l’organisation, en interviewant et en sympathisant avec différents membres du parti, l’ethnographe représente donc un risque car il-elle peut découvrir des secrets des trois types identifiés par Goffman. À ce titre, l’enquêteur·trice est possiblement perçu·e comme l’agent d’adversaires politiques, de concurrents internes ou un·e journaliste. La posture de chercheur·e peut, il est vrai, offrir une bonne couverture aux agents de renseignement de tout poil30. En ce qui nous concerne, nous avons tour à tour été soupçonné·e de collecter des informations pour 28. Goffman, prenant l’exemple des médecins d’un même hôpital devant des patients, désigne comme « équipe de représentation » les situations où des « gens se trouvent placés dans une étroite relation d’interdépendance mutuelle » face un même public. Voir Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne – Tome 1 : La Présentation de soi, Paris, Minuit, 1973, p. 79 et suiv. (p. 83 pour le passage cité). 29.  Ibid., p. 137‑138 pour les types de secrets. 30.  On se souvient de la lettre, publiée dans la presse, du grand anthropologue Franz Boas à ce sujet. Voir Franz Boas, « Scientists as Spies », The Nation, 20 décembre 1919.

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un titre de presse (Le Canard enchaîné, notamment), d’être envoyé·e par un parti adverse mais aussi, chez les militants, de travailler pour le compte de la direction du parti ou d’un courant minoritaire. D’autant que le PS comme le RPR (précédent nom de l’UMP) ont connu à la fin des années 1990 une série d’« affaires politico-judiciaires » à propos des « emplois fictifs », des canaux de « financement occulte », des « faux électeurs31 » engendrant une méfiance systématique à l’égard de toute curiosité pour les secrets les mieux gardés du parti. L’accueil qui est réservé à l’enquêteur·trice est un révélateur de l’ouverture en pratiques de l’organisation et permet, d’ailleurs, de contraster sous cet aspect les cultures qui traversent le PS et l’UMP au moment de nos enquêtes. Chacune de ces organisations est caractérisée par des formes du travail militant, des styles de relations partisanes et des valeurs d’action qui lui sont propres, au sens où elles font l’objet de réaffirmations régulières, de rituels collectifs, de rappel aux « valeurs », à l’« histoire » ou à « l’identité » du parti32. Objet d’un effort continu d’institutionnalisation et de routinisation auprès des militants, même lorsqu’elle connaît des acclimatations locales, cette culture partisane est énoncée et rappelée en toutes occasions à travers les normes comportementales et les schèmes de jugement que valorise l’organisation. Cette culture partisane est faite de « savoirs d’institution33 » et nourrit aussi un sens des pratiques institutionnelles34. Elle agit à la façon d’une double grille de prescription et d’évaluation pour reconnaître ou se comporter soi-même en « vrai·e militant·e », ici socialiste ou sarkoziste, porter une appréciation et ajuster son comportement à l’égard des catégories de personnes étrangères au parti (journalistes, étudiants, communistes, frontistes, fonctionnaires…). Afin de déjouer la méfiance et les soupçons des militants, nous avons dû recourir à des tactiques de présentation et des façons d’« être là » visant à neutraliser les inquiétudes suscitées par notre présence. À ce titre, en nous présentant tour à tour comme « étudiant·e en sociologie » ou « étudiant·e en science politique », nous avons pu saisir les projections que cette présentation engendrait chez nos interlocuteurs et, à travers elles, la culture partisane à l’égard de notre assignation catégorique. Ici, la proximité sociale et intellectuelle des permanents du siège du PS avec la sociologie et la sociologie politique des universités parisiennes contraste fortement avec la distance affichée – et parfois le mépris – des 31.  Éric Phélippeau, L’argent de la politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2018. 32.  Frédéric Sawicki, « Les partis politiques comme entreprises culturelles », dans D. Cefaï (éd.), Les cultures politiques, Paris, PUF, 2001, p. 191‑212. 33.  Frédéric Sawicki, 1997, op. cit., p. 47. 34.  Delphine Dulong, op. cit., p. 83‑85.

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militants UMP lillois pour ces disciplines, considérées comme proches de la gauche voire « gauchistes », au contraire du droit ou des sciences de l’économie et du management. Ces considérations se retrouvent d’ailleurs dans les propres choix d’études supérieures opérés par nos enquêtés, choix qui ne sont pas sans lien avec leur processus d’engagement militant35. D’une façon plus générale, ces rapports distincts et distinctifs aux sciences sociales et aux institutions qui les élaborent ou les dispensent36 signalent la prégnance d’un cadre perceptif commun, d’une part, à propos de l’(in)utilité sociale, économique et politique des savoirs enseignés et, d’autre part, à propos du niveau de proximité ou de compatibilité intellectuelle entre ces savoirs et les bases idéologiques du parti. Bien qu’il-elle soit « sociologue » ou, précisément, parce qu’il-elle est « sociologue », l’enquêteur·trice est possiblement enrôlable dans le parti. De nos premiers échanges avec les cadres pour négocier notre accès aux locaux jusqu’aux relations affinitaires développées avec les militants plus subalternes, nous avons fait l’objet de multiples stratégies destinées à nous faire adhérer. Ces expériences répétées conduisent à penser que les militants d’une organisation à référent idéologique et à finalité politique ne peuvent s’accommoder durablement de la présence d’un « corps étranger » sans chercher soit à l’expulser soit à l’assimiler. Tout se passe comme si la résistance de l’enquêteur·trice à consentir à la vérité de leurs valeurs et à la validité de leurs convictions était une source d’inconfort moral, du moins pour nos interlocuteurs les plus réguliers. Peuplé, par définition, d’individus réunis par le partage de valeurs, d’expériences, de combats et d’opinions à unifier et à harmoniser, le collectif partisan s’avère, en temps ordinaire, comme un milieu particulièrement propice au travail d’évitement du sentiment de dissonance cognitive37. Cependant, loin de l’image unifiée que ses dirigeants 35.  Sur les interrelations entre les choix d’études et le rapport à la politique, voir Sébastien Michon, « Les effets des contextes d’études sur la politisation », Revue française de pédagogie, n° 163, 2008, p. 63‑75. Plus spécifiquement sur les jeunes socialistes et jeunes UMP de cette génération  : Lucie Bargel, Anne-Sophie Petitfils, « “Militants et populaires !” une organisation de jeunesse sarkozyste en campagne. L’activation périodique d’une offre organisationnelle de militantisme et ses appro‑ priations pratiques et symboliques », Revue française de science politique, n° 59 (1), 2009, p. 51‑75. 36.  Lors de l’université d’été 2006 de l’UMP, la passation de notre questionnaire –  mentionnant notre rattachement CNRS-CERAPS  – suscite la bruyante réaction d’une élue : « Le CNRS ? C’est un repaire de gauchistes ! ». 37.  Selon la « loi » de Festinger expliquant la « réduction de magnitude de la disso‑ nance » par l’effet de cohésion cognitive exercé par le groupe d’appartenance. Leon Festinger, A Theory of Cognitive Dissonance, Stanford, Stanford University Press, 1957, p. 179 et suiv.

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souhaitent renvoyer, il n’est pas un tout homogène et uni. Il accueille diverses catégories de la stratification de la société et se compose également de sous-groupes, de courants dont les membres sont en concurrence pour les postes de direction et donc de définition légitime de la politique de l’organisation. Il compte aussi des marginaux-sécants en désaccord avec sa ligne officielle. Autant d’acteurs susceptibles de favoriser l’entrée et l’information de l’ethnographe intéressé·e par le parti.

Deux façons d’entrer… sans y être invité·e De façon un peu triviale, nous pourrions qualifier notre accès aux partis d’« entrée par la porte de service » afin de signifier que notre démarche d’enquête n’a jamais été considérée comme légitime ou validée par les instances de direction du PS et de l’UMP. Il faut d’ailleurs relever ici que la demande d’autorisation pour réaliser une observation ethnographique ne s’appuie sur aucune procédure cadrée ou standardisée. À la manière d’un club, dont seuls les adhérents peuvent accéder aux locaux et assister aux réunions internes, participer à la vie d’un parti – en dehors des meetings ou des réunions publiques – suppose la détention d’un statut de membre, le parrainage d’un·e militant·e ou, bien sûr, l’autorisation expresse de ses responsables. Mais, contrairement à la régulation des entrées dans un club, au début des années 200038, personne ne demande de présenter une carte d’adhérent·e pour pénétrer dans une salle de réunion. En temps ordinaire, c’est l’interconnaissance ou le parrainage qui agissent comme le filtre régulant les va-et-vient au sein d’un parti. L’accès aux sièges nationaux est un peu plus encadré et exige de se signaler à un interphone ou d’indiquer auprès des agents d’accueil le nom de la personne avec qui on a rendez-vous. C’est donc par la porte de la fédération du Nord qu’Anne-Sophie Petitfils a choisi d’entrer pour analyser le milieu partisan de l’UMP à l’échelle locale. Si cet univers lui était au départ très largement étranger, il s’est assez vite révélé « ouvert ». Par l’entremise d’un collègue de son laboratoire (le CERAPS), elle rencontre un jeune militant, étudiant de la faculté de droit de Lille 2, entré à l’UMP, au milieu de l’année 2004, qui l’invite au meeting de Nicolas Sarkozy à Lille en janvier 2005. Il lui présente d’autres militant·e·s, puis la convie à des séances de boîtage, de tractage et à des réunions internes…

38.  Les attentats de 2015 ont eu pour conséquence de durcir les conditions d’accès aux organisations politiques.

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Après avoir essuyé le refus répété des directions du PCF et de l’UMP pour observer le travail et conduire des entretiens avec leurs permanents, le projet de Philippe Aldrin de réaliser une ethnographie comparée des sièges des partis a dû évoluer et se resserrer sur le seul PS où il bénéficie de l’aide d’une personne-contact, salariée du siège, dont il indique le nom à l’interphone de Solférino à chacune de ses premières visites. Après quelques semaines, il parvient à se faire accepter par la petite équipe du service « Formation » du PS : Yvan Attou, le délégué national à la Formation, et les quatre permanentes du secrétariat national à la Formation (SNF), dont Ilona Eymat, assistante politique. Il obtient l’accord d’Attou pour réaliser des entretiens avec les salariées du SNF, observer leur travail au quotidien et assister aux sessions du programme « Université permanente du PS » qui consiste à accueillir au siège national, trois fois par an, durant tout un week-end une trentaine de cadres fédéraux pour leur proposer divers ateliers de formation. Traditionnellement considéré comme une direction sans grands enjeux politiques (« On est longtemps passés pour les rigolos de services », lâche Attou en entretien), le SNF constitue une porte du siège moins surveillée que d’autres. Ainsi, en l’absence d’un appui venant de la direction du parti, d’une inscription préalable dans les réseaux partisans étudiés ou d’une légitimité scientifique et institutionnelle suffisamment monétisée dans ces univers spécifiques39, nous avons tous deux été contraints d’entrer par les marges de ces organisations. Au PS comme à l’UMP, la période où se déroulent nos enquêtes correspond à un moment où les organisations cherchent ardemment à mobiliser, en enrôlant de nouvelles recrues militantes dans la perspective de l’élection présidentielle de 2007. Au PS, l’élimination du candidat socialiste au premier tour de l’élection présidentielle de 2002 et la qualification du candidat FN galvanisent un discours sur les menaces pesant sur les valeurs de la gauche et de la République. À l’UMP, Nicolas Sarkozy, tout juste élu président, annonce son intention de « rénover » le parti et d’élargir les rangs militants. Cette campagne de recrutement débouche bientôt sur le triplement des effectifs du parti. Si elles s’opèrent par la petite porte, nos insertions respectives au PS et à l’UMP ont donc aussi été facilitées 39.  Si nous ne pouvions nous prévaloir d’un réseau lié à des titres valorisés dans les milieux politiques (Sciences Po, ENS, ENA…), notre relation avec les militants/perma‑ nents a été favorisée par un statut universitaire dont la précarité n’était pas réelle‑ ment perçue. Anne-Sophie Petitfils est alors allocataire-monitrice à l’Université Lille 2 et Philippe Aldrin, Attaché temporaire d’enseignement et de recherche à l’Univer‑ sité Paris 1, enquêtait dans le cadre de son projet de recherche post-doctorat.

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par une conjoncture de séduction et d’accueil de nouveaux venus. En affichant leur volonté de transformation du parti et l’exigence de « transparence » et d’« ouverture », les « modernisateurs » partisans ne peuvent pas dans le même temps refuser l’accès au parti et décliner les demandes d’entretiens ou la curiosité des chercheurs. L’arrivée incessante de « nouveaux visages », notamment à l’UMP, permet alors bien souvent de passer inaperçu·e dans des univers partisans où le degré d’interconnaissance est momentanément moindre qu’à l’habitude (dans les réunions des comités de circonscription et du comité départemental, par exemple). Anne-Sophie Petitfils partage avec les nouvelles recrues une position et une attitude de novice essayant de se repérer dans un monde codé, ritualisé et hiérarchisé. Cependant, nous devons sans cesse renégocier notre accès aux réunions ou notre présence dans les locaux. Parce qu’ils disposent d’une surface politique éprouvée, d’une forme d’honorabilité militante (liée à l’ancienneté ou à leur proximité avec un leader historique) ou encore d’un important capital relationnel, certains informateurs nous dispensent cependant des formes d’accréditation officieuse. Au fil de son enquête, Philippe Aldrin se lie d’amitié avec un permanent du secteur Communication de Solférino. Du même âge que lui, originaire de banlieue, passé par le service d’ordre du PS mais désormais titulaire d’un master en Communication politique de l’Université Paris 1 où enseigne alors Philippe Aldrin, cet ami devient un informateur privilégié qui l’introduit auprès des représentants syndicaux des permanents, alors mobilisés contre la direction pour obtenir une requalification des missions et des salaires des permanents du siège40. En jouant des affinités/inimitiés de courants qui travaillent les relations entre les personnels du siège, cet informateur obtient aussi que Jacques Priol, le secrétaire général administratif de Solférino rencontre Philippe Aldrin et accepte de lui laisser diffuser un questionnaire auprès des salariés du siège et des fédérations41. De son côté, l’enquête universitaire d’Anne-Sophie Petitfils assurait aux responsables fédéraux (notamment le secrétaire fédéral) une information fiable sur les militants dans une conjoncture incertaine. Sa première enquête par questionnaires, conduite auprès des nouvelles recrues, lors des trois réunions d’accueil successives, lui a assuré le soutien du secrétaire fédéral et lui a permis de justifier sa présence, aux yeux de certains délégués de circonscription (législative). D’un autre 40.  Voir Philippe Aldrin, « Si près, si loin du politique », op. cit. 41.  Questionnaire qui pourra être diffusé après validation de Manuel Valls, alors secrétaire national à l’Organisation et à la Coordination.

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côté, cette sorte d’accréditation officieuse lui a fermé certaines portes. Pendant tout le temps de son enquête, le leadership du secrétaire fédéral est vivement contesté par les autres responsables fédéraux, MarcPhilippe Daubresse et une partie de l’équipe de la 9e circonscription du Nord, circonscription qui comptait le plus d’adhérents de l’UMP et antre de la bourgeoisie nordiste. Ainsi, on le voit, objectiver les relations qui conditionnent concrètement le processus d’enquête permet de mettre au jour l’existence d’une surveillance faillible mais généralisée au sein des organisations partisanes (en lien avec la protection des informations sensibles, la crainte de l’entrisme et la prégnance des clivages internes), révélant à la fois les limites du pouvoir des chefs à contrôler les frontières de leur organisation42 et la grande hétérogénéité interne des espaces partisans. L’accès aux divers lieux et milieux de l’enquête ainsi que le matériau collecté sont étroitement dépendants de la position des informateursfacilitateurs de l’ethnographe et des voies d’entrée qu’ils peuvent lui ouvrir sur le parti. En l’absence d’une accréditation officielle et durable, l’accès au terrain demeure contingent, aléatoire donc imprévisible (nous mettrons chacun·e plusieurs mois à obtenir l’autorisation de diffuser un questionnaire), faisant régulièrement l’objet d’une (re)négociation. L’inconfort de cette situation traduit surtout l’existence, au sein de l’organisation, d’une pluralité de pôles de contrôle sur les enquêteurs (chercheurs, journalistes) ; chaque responsable de service ou de section, chaque organisateur·trice de réunion ou d’événement ayant le pouvoir d’autoriser ou interdire la présence de l’ethnographe dans l’espace placé sous son contrôle.

Habitus militant et culture partisane du contrôle réciproque Pour préserver l’entre-soi, la façade unitaire et l’homogénéité politique du collectif partisan, ses membres n’en exercent pas moins un contrôle interne étroit, très largement informel et passant par toutes sortes de micro-pressions, de petites critiques et injonctions quotidiennes. Ce contrôle innerve toute la relation partisane, en révèle les normes prescrites mais aussi les hiérarchies de position. Parce qu’il·elle fréquente 42.  Cette distinction entre pouvoir « apparent » et pouvoir « réel » des chefs est déjà présente dans les travaux de Maurice Duverger : M. Duverger, 1951, op. cit., p. 219 et suiv.

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de façon répétée l’univers partisan, l’ethnographe est à la fois sujet·te et observateur·trice de cette surveillance institutionnalisée. Sa participation à la sociabilité militante pour les besoins de l’enquête favorise l’intériorisation de dispositions spécifiques, de « façons d’être ensemble et d’aimer être ensemble43 », constitutives d’un habitus militant propre à chaque organisation partisane.

L’archipel de la surveillance partisane En l’absence de dispositifs de contrôle explicites, de techniques de surveillance et d’agents dévolus à cette tâche, le contrôle partisan passe par des pratiques routinières très ordinaires comme les conversations informelles et l’échange de rumeurs. L’enjeu de la surveillance est double : il s’agit à la fois d’identifier les entreprises susceptibles de mettre en question l’ordre réputé commun et de mettre hors-jeu des adversaires préalablement stigmatisés44. Soupçonné d’être un·e espion·ne ou d’avoir des sympathies pour un sous-groupe partisan adverse, l’enquêteur·trice peut faire l’objet d’une enquête, susciter la vigilance des militants et donner lieu à l’accumulation de renseignements sur son compte. Sur son terrain, Anne-Sophie Petitfils a ainsi fait l’objet d’une véritable enquête et de dénonciations, sous la forme de rumeurs qui auraient pu déboucher sur sa mise à l’écart de l’entre-soi partisan. À la fin du mois de novembre 2006, alors que la mobilisation partisane prend de l’ampleur et à mesure que l’élection présidentielle approche, l’un de ses informateurs privilégiés la contacte pour lui donner un rendez-vous. Avec beaucoup de précautions car il craint d’ébranler une relation de confiance, il lui dit qu’il a « une question dérangeante » à lui poser. Il l’informe qu’il a reçu plusieurs coups de téléphone, « anonymes » pour certains, provenant « de personnes de l’administration de la faculté de droit » où elle est inscrite en thèse et où elle enseigne en tant que monitrice. Ces personnes lui conseillent de couper tout contact avec elle et de répercuter l’information à la fédération. Elles ont mené l’enquête et elles n’ont plus aucun doute : « Anne-Sophie Petitfils roule pour le Parti socialiste ». Le fait qu’elle soit inscrite au laboratoire CERAPS et que son travail soit dirigé par Frédéric Sawicki, un spécialiste des réseaux du PS, constitue à leurs yeux des preuves accablantes. 43.  Karel Yon, « Modes de sociabilité et entretien de l’habitus militant. Militer en bandes à l’AJS-OCI », Politix, n° 70, 2005, p. 141. 44.  Bernard Lacroix, « Les paradoxes de la surveillance », Cultures & Conflits, n° 53 (1), 2004 p. 5‑8.

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Pour la première fois depuis son entrée sur le terrain, elle n’est plus considérée comme un vecteur potentiel des bruits mais comme une cible de la rumeur. La provenance de ces dénonciations renseigne d’ailleurs sur l’implantation de la fédération de l’UMP au sein de la faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Lille 2, auquel le CERAPS est rattaché. Cette dénonciation n’est pas indépendante de son projet d’envoyer un questionnaire par voie postale aux adhérents de la fédération, qui requiert l’accès à l’un des biens politiques les plus précieux : le fichier de la base militante du parti, dont l’accès est réservé à quelques membres (les élus, les cadres locaux du parti et certains personnels salariés de la fédération). Elle indique l’existence d’une certaine dissymétrie dans la relation que l’enquêteur·trice entretient avec les enquêtés : tandis que l’ethnographe accède, en partie, au « secret » qui dessine les contours de la communauté militante sans en être, les militants ne savent pratiquement rien de lui·elle. Surtout, dans un département où la droite est alors assez largement dominée, cette représentation fonde – et est conjointement fondée sur – la nécessité de préserver l’anonymat de ses adhérents. L’accès à ce fichier constitue donc « un secret d’initiés » au sens de Goffman, qui marque l’appartenance au petit groupe des cadres du parti. Ressource organisationnelle essentielle, il est au fondement de leur pouvoir. Cette « crispation » autour des fichiers d’adhérents s’est confirmée le jour où Anne-Sophie Petitfils devait coller les étiquettes avec les adresses des adhérents sur les enveloppes. Alors même qu’elle dispose de l’autorisation officielle du secrétaire fédéral, l’ancien responsable informatique, un ancien policier auparavant membre du RPR, que les bruits militants présentaient comme un ancien des renseignements généraux, tient à sortir personnellement les étiquettes avec les coordonnées personnelles des adhérents. Avant d’entamer l’opération et en présence de la secrétaire, il interroge Anne-Sophie Petitfils sur son identité, ses intentions et incidemment sur ses opinions politiques. Mais il serait trompeur de croire que seule l’enquêtrice est ici l’objet de suspicions, de rumeurs, voire de stratégies de stigmatisation de la part des militants. Dans ce contexte d’intense mobilisation, ce sont plus généralement l’ensemble des nouvelles recrues qui sont susceptibles d’incarner la figure de « l’étranger de l’intérieur ». C’est ainsi qu’à l’UMP du Nord, lors d’un premier contact avec des « nouveaux adhérents », des militants jeunes du parti ont pu typifier leurs interlocuteurs de « bras levés », de « fachos » après avoir abordé avec eux, de façon informelle, la question homosexuelle. Les prises de position, les comportements, tout comme l’hexis corporelle ou l’habillement sont autant d’indices implicites qui 161

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facilitent le travail d’étiquetage. En fonction du résultat de ce travail d’étiquetage, les adhérents sont cooptés pour accéder à des postes de responsables militants ou découragés de poursuivre leur engagement puis marginalisés. Ces observations témoignent de la crainte de l’entrisme, redoublée par l’entrée massive de nouvelles recrues dont la fiabilité et la conformité politiques comme idéologiques ne peuvent pas être mises à l’épreuve ex ante. Ainsi, les discussions politiques informelles et les rumeurs militantes sont des dispositifs à part entière du contrôle au sein des organisations politiques45. Ils fonctionnent comme des filtres sélectionnant ex post les membres une fois entrés dans l’institution. Par ailleurs, l’attention portée aux mécanismes de contrôle et de surveillance révèle les tensions idéologiques et les inégalités sociales qui subsistent derrière l’homogénéité de la façade institutionnelle. Les partis politiques sont souvent des espaces sociaux inter-classistes46, singulièrement les organisations étudiées ici. S’ils comptent dans leurs rangs des représentants des diverses catégories socioprofessionnelles, les disparités de capitaux (qui peuvent se mesurer en termes d’origine sociale, de parcours et de titres scolaires, de prestige professionnel et de capital social) se donnent à voir dans les positions effectivement occupées dans l’organigramme du parti. À l’exception de parcours jugés justement « atypiques » ou « méritants », les trophées distribués par l’organisation (postes de direction, investitures, promotions dans les cabinets à la faveur d’une victoire électorale) tendent à aller aux militants les mieux dotés, socialement et culturellement. Les moins dotés se voient attribuer des trophées secondaires (postes de collaborateur·trice d’élus, emplois dans une collectivité, contrats de permanent du parti) en guise de rétribution de leur engagement dans les activités de l’organisation47. À ces disparités de destins militants s’ajoutent des désaccords idéologiques dont l’expression et la reconnaissance sont régulées soit par des motions présentées lors des congrès (PS) soit lors des élections à la tête de l’organisation (UMP). Les rapports de classe comme la compétition permanente pour le leadership idéologique et organisationnel du parti – et donc l’existence subséquente de courants « majoritaires » et « minoritaires » dans son organigramme et toutes ses activités – exercent des effets notables sur le climat de surveillance qui y règne. 45.  Sur ce point, voir Philippe Aldrin, Sociologie politique des rumeurs, Paris, PUF, 2005, p. 135 et suiv. 46.  Robert Michels, op. cit. 47.  Daniel Gaxie, « Économie des partis et rétributions du militantisme », Revue française de science politique, n° 27 (1), 1977.

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Incorporés dans le jeu partisan, ces rapports de classes se politisent, s’agencent dans des conflictualités diverses (de courants, de tendances ou de fonctions), engendrant un type particulier de surveillance réciproque au sein du parti. Lors d’une observation des sessions de l’Université permanente du PS, Philippe Aldrin assiste à un atelier « Conduite de réunion48 » au cours duquel les « stagiaires » qui suivent la formation doivent simuler une réunion fédérale. Les stagiaires sont tous des responsables des fédérations départementales, c’est-à-dire des cadres intermédiaires de l’organisation, ni militants de base ni secrétaires nationaux (l’élite du parti), occupant rarement des postes électifs ou exécutifs importants incompatibles avec leur mandat fédéral. Pour commencer l’exercice de simulation, chacun·e d’eux est invité·e par le formateur à tirer un « rôle » (dont Premier secrétaire fédéral, trésorier fédéral, responsable des élections, responsables des adhésions, représentant d’une section urbaine, représentant d’une section rurale…) et un « style » (« le bagarreur », « le sage », « le je-sais-tout », « l’opposant systématique », « le grand seigneur », « le rusé »…). Au moment de plonger sa main dans la boîte contenant les étiquettes « rôles », un stagiaire dit : « D’accord mais il faut repérer qui jouent les élus ! ». Le formateur demande si c’est bien utile. Un deuxième stagiaire intervient : « Ben, si, il a raison. Y’a des élus et y’a des petites mains. C’est vrai, faut pas se mentir. Quand les élus sont là, eux, ils n’hésitent pas à te couper. Ils savent tout sur tout et ils tournent toujours ta réunion à leur profit. » Une troisième ajoute : « C’est vrai, quand il y a des élus, on se met des barrières… Ils savent très bien te balancer leur grande expérience d’élus à la figure. » Le premier reprend la parole : « Moi, je suis d’accord qu’on doit respecter ces messieurs [ton ironique], tous ces gens désignés par le noble suffrage universel mais… bon… Moi, je me renseigne toujours pour savoir qui va venir à mes réunions, les gros élus, le responsable de la minorité, histoire de préparer un peu le coup ! » « Très bien, on va désigner un ou deux élus parmi les rôles », concède le formateur. Un stagiaire, resté silencieux jusque-là, lance : « Y’a aussi l’élu minoritaire. Moi, je veux bien faire le minoritaire… Chez nous, il fait exprès de se taire… Il vient, à toutes les réunions, il dit rien, rien ! Mais il est là et il prend plein de notes » [rires de tous les stagiaires]. Le parti apparaît comme un univers de surveillance généralisée. Si, de par sa position d’extériorité, l’enquêteur·rice semble susciter un regain de curiosité chez les enquêtés, il est loin d’être le seul enjeu de la surveillance. En tant que partie prenante des interactions partisanes, 48.  Le week-end de formation se tient en mai 2004 à Solférino.

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chaque membre exerce une surveillance implicite et continue sur les autres dont l’enjeu consiste à collecter un maximum d’indices sur leurs savoirs, savoir-faire et savoir-être militants. Cet extrait d’entretien objective l’ampleur du travail ordinaire de typification de la réalité partisane, des différents rôles (« les petites mains », « les gros élus » et les « élus minoritaires ») et des comportements attendus, correspondant à chaque rôle. Collecter et analyser ces savoirs permet d’anticiper les comportements des autres et d’adapter les attitudes aux façons d’être et d’agir légitimes dans le parti. C’est à ce prix que le processus de socialisation à l’institution partisane s’effectue.

Contrôle social et incorporation de l’habitus partisan Dans une recension sur la socialisation politique, Lucie Bargel et Muriel Darmon rappellent que le travail institutionnel de façonnage des militants se donne à voir de façon exemplaire dans les partis communistes et les organisations politiques radicales49. C’est dans ces organisations, au sein des « écoles » du parti50, que la socialisation organisationnelle et militante aux sous-univers politiques a pu prendre la forme d’un travail « méthodique » d’inculcation des normes et valeurs en vigueur51. Cependant, même dans les partis où ce travail de socialisation n’est pas aussi volontariste, institutionnalisé et manifeste, ce serait une erreur d’ignorer l’intense effort d’homogénéisation et de façonnage de l’habitus militant52. Si les organisations partisanes comportent toutes des dispositifs disciplinaires53, il faut rappeler que l’essentiel de la conformation des membres aux attentes du collectif politique s’obtient le plus souvent sans menaces ni sanctions explicites. Fondé sur un engagement volontaire et la convergence d’intérêts moraux ou matériels, le parti est autant un espace de coopération que de compétition, de partage de valeurs que de désaccords sur les politiques à mettre en œuvre. Il est ainsi possible 49. Lucie Bargel, Muriel Darmon, «  La socialisation politique  », dans Politika Encyclopédie des sciences historiques et sociales du politique, TEPSIS, 2017 : www. politika.io/fr/notice/socialisation-politique 50.  Nathalie Ethuin, « De l’idéologisation de l’engagement communiste. Fragments d’une enquête sur les écoles du PCF (1970‑1990) », Politix, n° 63 (3), 2003, p. 145‑168. 51.  Pour paraphraser la définition de l’éducation d’Émile Durkheim : Émile Durkheim, « Pédagogie et sociologie », Revue de métaphysique et de morale, 1903, p. 37‑54. 52.  Julien Fretel, « Habiter l’institution. Habitus, apprentissages et langages dans les institutions partisanes », dans J. Lagroye, M. Offerlé (éd.), op. cit., p. 195‑218. 53.  Amin Allal, Nicolas Bué (éd.), (In)disciplines partisanes. Comment les partis politiques tiennent leurs militants, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2016.

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d’exprimer une divergence avec la majorité qui dirige le parti tout en restant loyal aux valeurs étendards de ce dernier. Mais, évidemment, les coûts de l’expression des divergences (voice), voire du désengagement (exit)54 sont indexés sur la position dans l’espace partisan et les ressources politiquement valorisables de chaque militant·e. L’économie de la critique interne comporte donc une variété de registres expressifs et de circuits différenciés, parfois cloisonnés. Parce qu’ils occupent principalement des positions subalternes au sein de l’organisation, nos informateurs privilégiés usent d’un registre basiste, où l’expression de la critique se concentre sur les prises de position et les tactiques des « grands patrons » du parti mais demeure limitée à l’entre-soi des subalternes. Sans y prendre garde, notre perception des tensions qui travaillent la gouvernance de l’organisation comme le type d’informations et de rumeurs auxquelles nous avons accès traduit notre immersion dans un entre-soi socialement et statutairement situé au sein de l’univers partisan étudié. D’une certaine manière, nos informateurs privilégiés jouent un rôle déterminant d’agents d’acculturation dans le processus d’incorporation du sens pratique et des représentations du parti que nous subissons d’abord insensiblement. Leur rôle ne se cantonne donc pas à nous informer et à nous ouvrir certaines portes de l’organisation. Il consiste à nous socialiser à un type de position en son sein en nous transmettant leurs façons de le penser, de le voir et de s’y comporter55. Ne serait-ce que pour nous éviter de commettre des impairs, ils exercent sur nous une sorte de contrôle bienveillant. Tout en nous donnant des recommandations ou des avertissements, ils cadrent le dicible et le pensable et participent ainsi à ce que nous intériorisions leur habitus militant spécifique. Au fil des conversations ordinaires avec son ami-informateur, Philippe Aldrin épouse progressivement sa cartographie pratique des services de Solférino. Dans son carnet de terrain, il se surprend à écrire le « bunker » pour évoquer le couloir du premier étage où se trouvent les bureaux du Premier secrétaire et de son cabinet. C’est ainsi que les « petits » permanents le désignent afin de souligner le caractère à la fois hautement sélectif et très surveillé des allées et venues dans cette partie des bâtiments du siège. À plusieurs reprises, l’ami-informateur déconseille à Philippe Aldrin de s’y rendre pour se livrer à une observation 54.  Albert O.  Hirschman, Exit, Voice, and Loyalty. Responses to Decline in Firms, Organizations, and States, Cambridge, Harvard University Press, 1970. 55.  Sur l’apprentissage du métier politique dans les organisations de jeunesse des partis, comme processus de socialisation tacite et informel, voir L. Bargel, op. cit.

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inopinée et tenter d’obtenir des entretiens : « N’y va pas comme ça, ils vont te faire redescendre et tu finiras par ne plus être accepté ici. » Si ces recommandations amicales peuvent être interprétées comme une leçon sur le champ des déplacements possibles au sein du siège, d’autres interventions sont révélatrices du caractère infranchissable des frontières entre les sous-groupes sociaux qui le peuplent. Après plusieurs mois à partager des pauses café, des déjeuners ou des apéritifs de fin de journée, l’ami-informateur invite Philippe Aldrin à se joindre à des moments de sociabilité avec d’autres permanents du siège. Quand la discussion s’intensifie et que pointent les premières critiques sur les « cadres nationaux » ou les transformations en cours dans l’organisation du siège, un permanent se tourne vers Philippe Aldrin : « Il est sûr, lui ? » L’ami-informateur répond : « Tu peux parler, il est des nôtres ! » Les discussions informelles peuvent aussi être le vecteur de transmission des normes implicites en vigueur dans l’univers partisan. Au début de son travail doctoral, Anne-Sophie Petitfils participe à la mobilisation d’une grande partie des chercheurs français, initiée en 2003, contre les réformes structurelles de « libéralisation » de l’enseignement supérieur et de la recherche, qui s’accentue au cours de l’année 2004. Lors d’une réunion du groupe « Sauvons la recherche », une journaliste du quotidien régional La Voix du Nord l’interviewe et reprend ses propos dans un article paru dans l’édition du 9 mars 2005. Bien qu’elle ait surtout tenu des propos « corporatistes », qui lui semblaient ajustés à la position inconfortable dans laquelle elle était, trois jours plus tard, le trésorier de la fédération UMP, ne manque pas de revenir sur sa prise de position en tête-à-tête dans les locaux de la fédération. Sur le ton de la plaisanterie, il lance : « Tiens, je t’ai vue en photo dans La Voix du Nord ! Alors comme ça, tu es contre la réforme des universités ? » Cette réaction qui n’appelait pas de réponse était sans conteste un avertissement et un rappel des règles de discrétion et de non-publicisation des opinions contestataires qui prévalent dans cet univers militant. À mesure que l’enquête s’étire dans le temps, les questionnements sur l’adhésion de l’enquêteur·trice se transforment en pressions. L’invocation du principe de « neutralité axiologique » semble de moins en moins convaincre les enquêtés, a fortiori ceux qui sont les plus proches de l’enquêteur·trice, ses informateurs privilégiés. Les pressions ne concernent pas seulement l’adhésion au parti, elles portent également sur l’engagement effectif dans les activités partisanes. Les occasions se multiplient de passer de l’observation de terrain à la participation observante. Aider à mettre sous pli, faire nombre dans la fosse d’un meeting ou lors d’une opération tractage

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sur un marché sont autant d’activités auxquelles l’enquêteur·trice peut s’adonner pour donner le change et espérer ainsi passer inaperçu·e. Au fur et à mesure de son immersion, l’ethnographe incorpore progressivement l’habitus des militants et est donc pris·e dans des logiques de contrôle et d’autocontrôle inhérentes à la relation partisane. Ainsi, Anne-Sophie Petitfils a été sollicitée pour participer à un tournoi de football lors de l’université d’été de l’UMP à Marseille en 2006. Sélectionnés à l’échelle de la circonscription selon leurs mérites militants ou leur proximité avec les dirigeants jeunes de chaque fédération, les joueurs des équipes de football s’affrontaient et affrontaient au stade Vélodrome (privatisé pour l’occasion), une équipe de « people » composée d’anciennes stars du football, de personnalités du show-business et de ministres en activité. En octobre 2004, Philippe Aldrin accompagne son ami-informateur à une cérémonie de rupture du jeûne à laquelle une association musulmane a invité François Hollande et la direction du PS. Quelques permanents ont été conviés pour faire nombre. Après un discours qui met les rieurs de son côté en rappelant les mérites qu’aurait pour sa ligne l’observance du ramadan, le Premier secrétaire passe à toutes les tables. Il a un mot sympathique pour chacun·e. Il s’assoit un moment à la table des « socialistes » et engage une discussion à bâtons rompus sur le référendum interne sur la Constitution européenne que le PS organise en décembre. Quand il se lève pour rejoindre sa table, une permanente lance à la cantonade : « On le tutoie pas, c’est sûr, mais il est quand même plus proche de nous que les autres secrétaires nationaux. » La scène fait ici doublement sens. D’une part, elle illustre comment les échanges de ce type, avec des personnalités politiques de ce rang, constituent des biens rares et donc une incitation à l’engagement ou une réassurance de ce dernier. Pour des militants issus de classes modestes, la maîtrise des savoirs et savoir-faire d’une telle conversation politique mais aussi le côtoiement des personnalités du parti constituent des ressorts d’effacement de leur sentiment d’« indignité culturelle » et confèrent la satisfaction d’une élévation sociale56. Vivre ces moments aux côtés des militants permet de comprendre que les contacts directs avec les leaders politiques, dans un univers où la recherche des intérêts 56.  Comme dans le cas de la trajectoire d’un ancien ouvrier étudié par Claude Fossé-Poliak où l’engagement militant permet d’« amorcer un processus d’attraction et d’entraînement vers la légitimité culturelle ». Voir Claude Fossé-Poliak, « Ascension sociale, promotion culturelle et militantisme. Une étude de cas », Sociétés contem‑ poraines, n° 3 (3), 1990, p. 117‑129. Voir aussi Sylvie Tissot, Christophe Gaubert, MarieHélène Lechien (éd.), Reconversions militantes, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2005, p. 11‑12.

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matériels et personnels peut être disqualifiée57, sont autant de gratifications individuelles. D’autre part, cette scène montre que les mécanismes de contrôle qui sont constitutifs de la relation partisane – le caractère hiérarchique des rôles et des positions comme la surveillance réciproque de l’expression de l’habitus partisan – ne sont pas abolis dans les interactions qui se déroulent à l’extérieur des cadres explicites de l’organisation58.

Conclusion Comme l’ont souligné les méthodologues de l’ethnographie organisationnelle, la négociation initiale puis réitérée de l’accès à la vie interne d’une organisation est une situation où cette dernière donne à voir sa culture profonde59. Dans des organisations politiques qui arborent une façade institutionnelle « ouverte » et « non dogmatique », le contrôle social ne s’effectue pas tant a priori mais davantage a posteriori, une fois que l’enquêteur·trice a passé l’une des portes de l’organisation. Il s’agit alors de sonder ses motivations réelles, de vérifier sa compatibilité politique pour, le cas échéant, neutraliser sa possible dangerosité pour le parti. Ce contrôle s’opère à travers toutes sortes de dispositifs : éléments biographiques glanés à l’occasion de conversations badines, informations sur son compte, obtenues par diverses sources, collectes d’indices quant à ses agissements à l’intérieur comme à l’extérieur du parti, recommandations, rappel des règles voire injonctions sur les comportements acceptables et ceux valorisés par le collectif. Mais les analyses qui précèdent révèlent surtout que le contrôle très largement informel, tacite et parfois insensible, qui s’exerce sur l’enquêteur·trice, est au fond du même ordre que celui qui travaille au quotidien toute la relation partisane. En nous interrogeant sur les formes de surveillance et de contrôle auxquelles nous ont exposés nos enquêtes en immersion, nous avons voulu mettre au jour une dimension naturalisée et donc impensée de l’habitus partisan. À rebours d’une analyse théorique et 57.  Daniel Gaxie, « Rétributions du militantisme et paradoxes de l’action collective », Revue suisse de science politique, n° 11 (1), 2005, p. 157‑188. 58.  « Les entreprises de mobilisation collective ne peuvent réussir sans un mini‑ mum de concordance entre l’habitus des agents mobilisateurs (e. g. prophète, chef de parti,  etc.) et les dispositions de ceux dont ils s’efforcent d’exprimer les aspira‑ tions. ». Cf. Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris, Seuil, 2015 (1972), p. 272. 59.  Daniel Neyland, Organizational Ethnography, Londres, Sage, 2008, p. 75‑78.

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formulée à distance de ces univers, le croisement de nos expériences ethnographiques montre par ailleurs qu’une même organisation politique est la matrice d’habitus variés et qui ont été façonnés par les expériences passées et les destins possibles au sein de l’ordre organisationnel.

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Chapitre 7

Des voix « sur écoute » Technologies et usages de la surveillance en centres d’appels Marie-Laure Cuisance

Dans le domaine de l’anthropologie, les recherches sur l’entreprise ne sont pas nouvelles mais peuvent encore susciter la méfiance, voire le rejet ou, tout du moins, faire l’objet du désintérêt d’une partie de la profession lui préférant des objets plus exotiques. Certaines de ces craintes relèvent des représentations communes de l’entreprise privée, souvent réduite à un monde gouverné par le profit, et donc inconciliable avec la vocation d’une recherche « sérieuse », supposée publique et gratuite. D’autres relèvent de souvenirs d’échecs de certains chercheurs (doctorants n’ayant pu achever leur thèse devant des contraintes très fortes qui étaient imposées par l’entreprise, ou embauchés par elle avant d’avoir terminé) ou des problèmes méthodologiques particuliers que posent ces recherches, notamment lorsque l’entreprise est le terrain mais aussi le financeur ou le commanditaire de l’enquête. Ayant choisi comme terrain d’enquête un grand groupe français d’assurance pour mener à bien mes recherches de doctorat en anthropologie sur les interactions entre l’assureur et ses clients dans les centres d’appels1, j’ai souvent été 1.  Marie-Laure Cuisance, Les petites catastrophes de la vie domestique. Ethnographie des mutations de la relation assureur-assurés chez Axa-France. Dilater l’espace, frag‑ menter le temps, intensifier la voix, thèse de doctorat en ethnologie, Université Paris Ouest La Défense Nanterre, soutenue le 13 octobre 2016.

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mise en garde quant à la censure, la récupération, les empêchements ou les tentatives d’influence auxquels je pourrais être exposée. L’entreprise peut en effet apparaître comme l’archétype de la surveillance et du contrôle qui va même jusqu’à servir de modèle pour la transformation d’autres secteurs de la société, y compris les services publics dont les réformes sont souvent inspirées du management. Si les salariés sont sans cesse surveillés, évalués, notamment à l’aide d’indicateurs de mesure de la performance, si les comportements des clients sont scrutés, que les données numériques qu’ils produisent, constituées en big data, sont enregistrées, stockées, examinées et utilisées avec des outils et des méthodes toujours plus nombreux et performants, comment l’anthropologue pourrait-il échapper à la surveillance des managers ? Dans ces conditions, l’enquête ethnographique est-elle menacée ? Quelle est la nature des données qu’elle permet de produire, notamment lorsqu’elle prétend porter sur le contrôle des salariés, ses outils et sa mise en œuvre ? Une réflexion sur ce contrôle « au carré » est l’occasion d’aborder le mythe d’une surveillance managériale totale et toute-puissante au prisme des contraintes imposées à l’ethnographe immergée dans l’entreprise de 2010 à 2012, et donc prise dans ses relations de pouvoir. Par qui et par quels dispositifs l’enquête ethnographique est-elle surveillée ? Quels sont les moyens de déjouer, de contourner ou même d’utiliser les dispositifs de contrôle pour faire progresser l’enquête ? Je tenterai d’apporter des éléments de réponse à ces questions en analysant la manière dont la surveillance, omniprésente et polymorphe, fait de l’entreprise un terrain difficile d’accès. Partant de l’exemple des enregistrements téléphoniques des conversations avec les clients, je montrerai ensuite comment j’ai pu produire, sous l’œil du management, des données ethnographiques grâce à l’utilisation d’un des dispositifs de surveillance de l’entreprise. Enfin, j’évoquerai le contexte particulier dans lequel j’ai pu accéder à la boîte noire de la surveillance de la « relation client » et ainsi observer son utilisation concrète à des fins de contrôle.

L’omniprésence de la surveillance et du contrôle Quel que soit le degré de sophistication de la surveillance et des méthodes du contrôle exercé sur ses salariés, l’entreprise privée constitue un lieu clos dont l’accès est restreint puisque soumis à l’approbation de ses dirigeants – ce qui contribue à alimenter les fantasmes quant à 172

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son fonctionnement. Le problème de l’accès du chercheur au « secteur privé », bien qu’il ait donné lieu à différentes postures méthodologiques, passe nécessairement par une négociation avec l’entreprise. Parmi ceux qui considèrent la participation au travail comme un prérequis, certains chercheurs encouragent l’« ethnologie indigène » et choisissent comme objet de recherche l’entreprise dont ils ont eux-mêmes été salariés tandis que d’autres préfèrent se faire embaucher pour enquêter clandestinement. D’autres encore enquêtent « à découvert », qu’ils défendent le caractère heuristique de la méthode consistant à occuper un poste de travail dans l’entreprise ou qu’ils affirment que la participation au travail de ceux que l’on étudie est inutile, voire néfaste. Quoi qu’il en soit, l’entrée dans l’entreprise nécessite un laissez-passer, qu’il prenne la forme d’un contrat de travail, d’une autorisation d’enquêter, ou de la réponse à une commande pour effectuer une étude. Pour mener à bien mon projet de recherche doctorale, j’ai fait le choix d’une enquête à découvert et négocié avec le directeur des ressources humaines la signature d’un contrat CIFRE (Convention industrielle de formation par la recherche). Fin 2009, j’intègre donc l’entreprise en tant que salariée dont le travail consiste en l’écriture d’une thèse, dans les mêmes conditions de travail (horaires, congés, salaire, etc.) qu’un cadre débutant. Un bureau m’est attribué au siège francilien du groupe, au sein de la direction du service client qui regroupe les personnes chargées d’organiser le travail des centres d’appels situés en province et en Afrique du Nord. La porte de l’entreprise ainsi franchie, les conditions paraissent idéales pour mener une enquête ethnographique sur les relations entre l’assureur et ses assurés. Au siège de l’entreprise, les cadres et les directeurs sont les salariés les plus représentés. Les postes de travail des cadres se trouvent dans de vastes espaces ouverts, les open spaces, parfois appelés plateaux, délimités par quelques rideaux. Les directeurs, eux, disposent de bureaux fermés par des cloisons vitrées. Au premier abord, la circulation semble libre dans ces espaces où les salariés vont et viennent à toute heure de la journée, d’un étage à l’autre, de leur bureau à celui de leurs collègues, de l’espace détente ou du restaurant de l’entreprise aux salles de réunion. Si les contraintes sont peu perceptibles puisqu’implicites, elles sont néanmoins fortement codifiées. Par exemple, aucun salarié ne peut se joindre à une réunion sans y avoir été invité. De même, une rencontre avec un directeur doit avoir été planifiée au préalable et annoncée par son assistante. Par ailleurs, l’organisation de l’espace (l’open-space) repose sur la visibilité, de sorte que chaque salarié peut voir et être vu par ses collègues en permanence. Par exemple, les cadres 173

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semblent pouvoir organiser eux-mêmes leur emploi du temps – ils ne sont pas tenus de « pointer » contrairement aux salariés non-cadres dont le temps de travail est enregistré par la badgeuse – mais sont soumis aux regards de tous. Ainsi, chacun sait que tel collègue « arrive tard le matin » mais « reste tard le soir » ou encore « ne prend qu’une courte pause à l’heure du déjeuner ». À ce mécanisme de surveillance diffuse s’ajoute un contrôle numérique, chacun ayant des objectifs chiffrés de performance à atteindre. À première vue, les lieux et le travail des cadres et des dirigeants donnent à voir de nombreuses caractéristiques du contrôle tel que l’a décrit Gilles Deleuze2, opposant les individus tout en traversant chacun, introduisant la rivalité comme émulation, s’exprimant dans un langage numérique pour séparer ou faire accéder à l’information. L’apparente liberté de circulation et d’accès s’avère néanmoins limitée à un seul espace – bien que de grande taille – celui des locaux du siège francilien de l’entreprise (qui regroupent plusieurs directions, dont les directions des ressources humaines, du marketing, etc.). En effet, les cadres de la direction du service client, devenus mes collègues de bureau, ne se rendent jamais sur les lieux où se déroulent les interactions entre les salariés et les clients, situés à distance du siège de l’entreprise. La dizaine de centres d’appels téléphoniques répartis en province et en Afrique du Nord, où sont reçus chaque jour les appels des assurés, leur est inaccessible, alors même qu’au quotidien, ils « pilotent » leurs activités. Seuls les directeurs et un des cadres, chargé de la coordination des différents centres, peuvent s’y rendre ponctuellement. Ces visites ne sont jamais fortuites mais toujours annoncées et préparées. Paradoxalement, la direction du service client, que j’imaginais jusqu’alors comme le lieu idéal pour mener à bien mon enquête sur le déroulement concret et quotidien des interactions assureur-assurés ne me permet pas, pour l’heure, de m’en approcher. Soumise aux mêmes règles que mes collègues, je suis cantonnée au siège de l’entreprise, entourée de discours et de données chiffrées sur les centres d’appels dont la porte reste close. Ces centres d’appels, qui reposent sur un principe d’organisation apparu à la fin des années 1970, sont utilisés par le groupe d’assurance depuis le début des années 2000. Jusqu’alors, toutes les interactions entre l’assureur et ses clients avaient lieu dans les agences d’assurances. Les centres d’appels sont appelés « centres de gestion », de manière à 2.  Cf. Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », L’autre journal, n° 1, mai 1990.

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euphémiser les connotations négatives (bruit, confinement, stress, intense rationalisation du travail, etc.) généralement associées à cette organisation. Disposés en open spaces, ils offrent des espaces de travail plus grands sur les sites français que sur ceux localisés en Afrique du Nord. Dans ces lieux pourtant qualifiés d’« ouverts », la circulation est restreinte, contrairement aux lieux occupés par les cadres parisiens. Les équipes sont composées d’une dizaine de téléopérateurs, placés sous la responsabilité directe d’un manager. Les salariés disposent de peu de marge de manœuvre pour organiser leurs activités (répondre aux appels des clients, traiter les dossiers en cours, etc.). Ils sont tenus de rester à leur poste de travail et d’y effectuer une liste de tâches réparties selon un planning prédéfini. Comme les cadres, les téléopérateurs sont soumis à une visibilité permanente mais le contrôle s’y exerce physiquement et constamment par le manager. Les pauses et les déplacements (pour demander un renseignement à un collègue par exemple) sont également soumis à l’approbation du supérieur hiérarchique, dont le bureau se trouve à proximité de son équipe, séparé ou non par une cloison vitrée. Ce fonctionnement, inspiré des méthodes de production industrielle3, peut rappeler à certains égards celui des anciennes sociétés disciplinaires4, qui étaient tendues vers la productivité, marquées par le confinement, agissant comme un moule sur chacun des individus composant la masse des téléopérateurs. Comme la plupart des organisations qui disposent de centres d’appels, l’entreprise utilise un outil informatique consistant à enregistrer et conserver un échantillon des conversations téléphoniques entre les salariés maghrébins et les clients. Il permet également, pour qui y a accès, d’écouter en temps réel – « à chaud » selon les termes de l’entreprise – les appels en cours. Au moment de l’enquête, seuls les salariés des centres d’appels délocalisés en Afrique du Nord peuvent être enregistrés. Les téléopérateurs, informés de l’existence de ce dispositif, savent qu’ils peuvent être écoutés à tout moment. Ils n’ont néanmoins aucun moyen de savoir lesquelles de leurs conversations sont écoutées ou conservées, les enregistrements étant effectués de manière aléatoire. Au premier abord, cet outil permet ainsi une surveillance permanente. Alliant une surveillance humaine directe (de celui qui écoute et utilise les enregistrements) à une « architecture » technique particulière (reposant sur les technologies de l’informatique et du téléphone), ce dispositif peut faire écho à celui du panopticon dont le principe est « être 3.  Au moment de la création des centres d’appels de l’entreprise, le département chargé de leur mise en place a été nommé Études et projets industrialisation. 4.  Cf. Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.

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vu sans jamais voir, voir sans être vu5 ». Les « écoutes téléphoniques » permettent d’être écouté sans entendre, d’écouter sans être entendu. L’oreille invisible mais possiblement omniprésente de celui qui écoute exerce une surveillance potentielle de tous les instants sur les voix des salariés et sur celles des clients. Dans l’entreprise, il existe ainsi une multitude de moyens de recueillir des informations de diverses natures sur les salariés, que ce soit par le haut (le management) ou par le bas (les salariés eux-mêmes), selon des méthodes simples (le regard du manager) ou plus sophistiquées (l’enregistrement de données numériques), par l’attention humaine ou grâce à des dispositifs matériels – une architecture particulière des espaces de travail, des outils informatiques et téléphoniques, etc. Selon les lieux de l’entreprise où s’exerce cette surveillance et selon la position hiérarchique des personnes surveillées, la masse considérable d’informations collectées fait l’objet d’une sélection et d’un traitement différenciés. Elle est utilisée pour permettre la gestion des salariés ou, en d’autres termes, assurer le contrôle social dans l’entreprise. Ce contrôle prend la forme de normes implicites ou d’indicateurs chiffrés, de règles intériorisées par les individus ou imposées via des outils (« badgeuse », enregistrement des horaires de connexion au poste de travail, etc.). Comme la surveillance, le contrôle est protéiforme, hiérarchique et différencié, dans le sens où il s’exerce différemment sur les salariés selon leur lieu de travail et leur rapport avec le pouvoir. Pour reprendre les termes de D. Lyon, un des sociologues fondateurs des Surveillance Studies, la surveillance est « la collecte et le traitement des données personnelles, identifiables ou non, visant à influencer ou gérer ceux dont les données ont été recueillies6 ». Si la surveillance a pour but le contrôle social dans l’entreprise, quels sont alors les mécanismes qui permettent le passage de la surveillance au contrôle ? Comment s’effectue la sélection et de traitement des domaines de la vie de l’entreprise et du travail des salariés qui font l’objet de règles, d’injonctions, d’évaluations, etc. ? Lorsqu’elle s’exerce sur le chercheur salarié, la surveillance prend-elle la forme d’un « droit de regard » sur l’enquête dans le but de contrôler, de censurer, d’empêcher ou de détourner les résultats de la recherche ?

5. M. Foucault, op. cit., p. 233. 6.  David Lyon, Surveillance Society  : Monitoring Everyday Life, Buckingham, Open University Press, 2001, p. 2.

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Le chercheur, surveillant et surveillé comme les autres ? Quelques semaines après le début de mon enquête, mon supérieur hiérarchique décide de me donner accès aux enregistrements des conversations téléphoniques entre les assurés et les opérateurs des centres d’appels situés en Afrique du Nord. Alors que les lieux d’où ces voix sont produites me sont inaccessibles, j’ai paradoxalement accès à un matériau illimité, puisque chaque jour enrichi, d’interactions verbales enregistrées. L’écoute de ces conversations ne peut s’effectuer que depuis mon poste de travail au siège de l’entreprise, et n’a aucune incidence sur l’action en cours. D’une richesse inépuisable, ce corpus se révèle être inhabituel pour l’ethnographe, même si l’enregistrement des appels des usagers des services publics ou des clients des entreprises est devenu fréquent, voire banal. Ayant été formée en ethnologie à l’Université de Nanterre où l’observation participante tient une place prépondérante dans l’enquête ethnographique, je dois finalement enquêter par « écoute non participante » en quelque sorte, sans voir les salariés ni les clients. De plus, bien que ces enregistrements soient légaux – les salariés sont informés de leur utilisation par le management et les clients peuvent s’y opposer lorsqu’ils appellent – ce dispositif n’est pas neutre. Qu’elles soient légales ou illégales, pratiquées au su ou à l’insu d’autrui, pour garantir la sécurité d’une population, la qualité d’un service ou pour prouver la culpabilité, l’écoute et l’interception téléphoniques sont un moyen de surveillance qui relève toujours d’un équilibre périlleux entre respect des libertés fondamentales et protection du citoyen ou du consommateur. Durant mes premiers mois d’observation, le « problème » de la surveillance intense et de ses conséquences dans les centres d’appels est d’autant plus brûlant qu’il est considéré comme un « sujet d’actualité », occupant une large place dans les médias, notamment suite à la « vague de suicides » chez France Telecom7 en 2008 et 2009. Cette situation d’enquête, inattendue, n’est pourtant pas inédite. Dans les années 1960, Harvey Sacks, assistant de sociologie et d’anthropologie à l’UCLA et fondateur de l’analyse de conversation, travaillait au Centre d’études scientifiques du suicide à Los Angeles, tout comme Harold Garfinkel et Erving Goffman, dont il a été l’élève. Les bandes enregistrées et les transcriptions sténographiques des appels d’urgence 7. Voir Le Figaro, «  Cinq suicides en quinze jours chez France Télécom  », 10 septembre 2010 et Libération, « L’enquête sur les suicides à France Telecom est close », 6 janvier 2015.

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au Centre de prévention des suicides ont constitué un de leurs premiers matériaux d’enquête. Les données enregistrées, non manipulées, pouvant être réécoutées à l’infini et analysées en détail, sont devenues une ressource essentielle pour aborder la parole, activité ordinaire appréhendée pour la première fois comme une activité en soi. Selon Michel de Fornel et Jacqueline Léon, l’intérêt de Sacks pour l’analyse des données enregistrées inaugurait une pratique inédite en sociologie, qui connaît ensuite un essor sans précédent avec l’invention des magnétophones portables dans les années 1960. Ils précisent que cette pratique était déjà en vigueur dans les recherches en dialectologie et en sociolinguistique. L’ouvrage Structure of English de Charles Fries, publié en 1952, a ainsi été élaboré à partir de cinquante heures d’enregistrement de conversations téléphoniques8. Ce choix méthodologique, bien qu’il ait peu été explicité par ces chercheurs, semble offrir plusieurs avantages et quelques inconvénients. Tout d’abord, la permanence du support, qu’il soit magnétique ou informatique, permet d’avoir accès à la parole d’un grand nombre de locuteurs, de conserver les enregistrements, de les partager avec d’autres chercheurs et, surtout, de répéter les écoutes autant que nécessaire. Ils donnent ainsi à l’enquêteur la possibilité de revenir sur des détails de la conversation (tessiture de la voix, changements de tons, de rythme, durée des silences, etc.), qui, pouvant difficilement être saisis sur le vif, seraient définitivement perdus. Ensuite, l’ethnographe, invisible, n’influe aucunement sur le déroulement de l’action en cours. L’analyse de ce matériau place enfin l’ethnographe dans une situation comparable à celle de chacun des deux locuteurs écoutés. Dans le cas des appels reçus par l’assureur, le client et le téléopérateur ne se sont jamais vus, ne se rencontreront pas et ne se réentendront probablement plus. L’interaction ne se fonde que sur les voix échangées à plusieurs milliers de kilomètres de distance, le temps de la conversation. Cet entre-deux constitue donc un espace-temps qui, peu abordé dans les nombreuses recherches sur les centres d’appels, promet une analyse féconde. Néanmoins, éloignées des contextes physiques de chacun des locuteurs et isolées de l’histoire longue qui unit assureur et assurés, ces données ethnographiques ne suffiront pas à produire une thèse. Pourquoi le management me confie-t-il ces enregistrements, alors qu’il me restreint l’accès aux espaces des centres d’appels ? Cette proposition n’est pas sans contrepartie mais assortie d’un engagement à restituer 8.  Cf.  Michel de Fornel, Jacqueline Léon, « L’analyse de conversation. De l’ethno‑ méthodologie à la linguistique interactionnelle », Histoire Épistémologie Langage, vol. 22 (1), 2000.

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le résultat de mes écoutes quelques jours plus tard. En me donnant accès à ces conversations, mes supérieurs hiérarchiques peuvent satisfaire à certaines de mes demandes tout en surveillant mon travail, en restreignant mes possibilités d’interaction avec les salariés et en s’arrogeant un droit de regard sur mes analyses. Je saisis cette opportunité d’entrer dans la boîte noire des interactions téléphoniques mais à ce moment-là, la tournure que prend la relation ethnographique peut paraître inquiétante. Quel rôle le management compte-t-il confier à l’ethnographe ? Attend-on que je surveille moi-même les autres salariés en produisant des « preuves » qui pourront être utilisées en cas de litige avec les clients ou entre l’entreprise et les salariés ? J’aborde alors ce matériau avec de nombreuses précautions pour tenter de contourner la surveillance en mettant en place un système d’anonymisation des salariés écoutés et en évitant d’utiliser les outils informatiques de l’entreprise pour les transcriptions et prises de notes. Malgré la richesse des données, le temps imparti est insuffisant pour produire une véritable analyse des conversations. Suite à l’écoute et à la comparaison de plusieurs centaines d’appels téléphoniques, j’élabore une analyse très simple de ces conversations, en dégageant les étapes de l’interaction verbale (présentation, énoncé du motif de l’appel, prise de congé, etc.) et leurs caractéristiques verbales (expressions récurrentes, termes techniques, etc.). Je prépare également de nombreuses questions de façon à orienter le compte rendu vers ce que j’aurais besoin d’observer ultérieurement pour comprendre, plutôt que vers des résultats définitifs, rappelant ainsi l’objet de ma présence dans l’entreprise. Cette mise en récit semble intéresser mes interlocuteurs – quelques directeurs et cadres du service client. Curieux de ce que je pourrais « raconter » du travail quotidien et concret des salariés des « centres de gestion », ils organisent rapidement mes « déplacements » dans les différents centres d’appels en France et à l’étranger. Durant les trois années qui suivent cette présentation, je passe de nombreux mois aux côtés des salariés, à observer, à mener des entretiens et à participer à de nombreux « projets » de l’entreprise (mise en place de nouveaux outils informatiques, formations, etc.), tout en continuant à transcrire et à analyser des enregistrements depuis mon bureau. Si je suis invitée à rendre compte régulièrement de mes observations au management, aucune information individuelle ne m’est jamais demandée à propos des salariés écoutés et, à condition que je me conforme à certaines règles (écrire au responsable d’un site avant de m’y rendre, en informer mon supérieur hiérarchique, etc.), aucune de mes demandes d’accès n’est refusée. L’enquête ethnographique est donc soumise à un contrôle temporaire ou, plus précisément, d’une intensité variable dans 179

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le temps. À la fin du contrat qui me lie à l’entreprise, mon supérieur hiérarchique et moi sommes invités à revenir sur notre « collaboration » lors d’une table ronde consacrée à l’ethnologie dans l’entreprise. Il résume les premières semaines de ma présence en ces termes : « Il a fallu trouver une confiance, qu’on sente les intérêts réciproques. [Bien ­qu’arrivée au siège de l’entreprise], Marie-Laure a démontré dans ses relations avec des personnes d’environnements différents (techniciens, équipes projets, collaborateurs en régions, etc.) ses capacités d’adaptation et d’intégration et sa volonté d’être au plus près de l’action en y participant. »

Revue sous cet éclairage, la première tâche qui m’est confiée apparaît comme une mise à l’épreuve dont le but est de vérifier ma capacité à me conformer aux règles tacites du lieu. Elle permet également à mon supérieur hiérarchique de tenter de faire converger les besoins a priori inconciliables de l’enquête ethnographique et les « intérêts » du management. Reste à découvrir ce qui suscite cet intérêt et quelle est la contrepartie alors attendue. Surveillante, surveillée, attend-on de moi que je devienne contrôleuse à mon tour ou, tout du moins, que mes données d’enquête servent les stratégies de contrôle du management ?

De l’enregistrement à la sanction : quel sens donner à la surveillance ? Les derniers mois de l’enquête, alors que j’ai écouté près de deux mille conversations enregistrées, je suis parfois présentée dans l’entreprise comme « celle qui connaît le mieux les clients et les salariés », étant celle « qui les a le plus écoutés ». Ce trait d’humour met en évidence un paradoxe : parmi les dizaines de milliers de conversations enregistrées par le dispositif de surveillance, à peine quelques milliers sont écoutées, dont l’immense majorité par l’ethnographe, qui se trouve ainsi être le principal utilisateur du puissant outil de surveillance ! Si la surveillance est constante, elle ne donne pas lieu à un contrôle systématique. Se pose alors la question de l’usage concret du dispositif : une fois les conversations enregistrées, qui les écoute et à quelles fins ? Entre 2010 et 2012, ce dispositif d’enregistrement des conversations n’est utilisé que pour l’évaluation mensuelle de chacun des téléconseillers nord-africains. Pour ce faire, les managers sont dans l’obligation d’écouter mensuellement trois appels traités par chacun des salariés de 180

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leur équipe – soit une trentaine d’enregistrements par manager et par mois. À ma connaissance, la sélection de ces trois conversations n’est soumise à aucune règle particulière. Parmi les extraits dont la durée peut varier de deux à vingt minutes, les managers sélectionnent les appels de durée moyenne pour avoir « suffisamment de matière sans y passer trop de temps », selon les mots d’un des managers. Les conversations choisies sont les plus récentes, plus facilement accessibles depuis l’outil informatique. Les managers s’appuient sur une « grille d’écoute » qui définit les critères d’évaluation des conversations. Elle est divisée en catégories (telles que la « structure de l’entretien », le « relationnel client », les « aspects techniques », etc.), elles-mêmes subdivisées en sous-catégories dans lesquelles sont recensées les consignes générales imposées aux salariés. Pour chacune des conversations écoutées, le téléopérateur obtient une note – la somme des points obtenus pour chaque sous-catégorie – sur laquelle est indexée la partie variable de son salaire. La « grille d’écoute » constitue donc la trame de la surveillance. L’attribution d’une note, obtenue par comparaison de l’activité du salarié à celle qui est prescrite par le management, apparaît comme le calcul du taux de conformité à la norme. Seule une infime partie des conversations est écoutée parmi les dizaines de milliers d’enregistrements mais l’échantillon prélevé et analysé par chaque manager semble suffire pour sanctionner les salariés, selon le principe même du panopticon tel que l’a décrit Bentham. Le contrôle de l’application de certaines règles repose sur des faits objectifs – tels que « se présenter nominativement » ou « vendre les services de l’entreprise ». Néanmoins, la vérification d’autres consignes repose sur la subjectivité de l’oreille du manager. Les conversations téléphoniques ne se déroulent pas selon un « script » strict imposé, comme c’est souvent le cas pour l’activité de démarchage en ligne par exemple. Les téléopérateurs répondent aux appels des clients et disposent d’une relative liberté pour mener la conversation, malgré une trame qui leur est imposée via l’outil informatique. Certains critères d’évaluation laissent donc aux contrôleurs une importante marge d’interprétation, telle que l’appréciation de la qualité d’une argumentation par exemple. Les managers disent faire appel à leur « expérience », à leur feeling, ou encore au « ton général » de la conversation pour évaluer le comportement du salarié qui doit se montrer « accueillant », « concis », « réactif »,  etc. Au cours d’un entretien, un des managers m’explique procéder ainsi : « En fait, ça dépend. Si le cas est vraiment très complexe, on va être plus indulgent, pour la reformulation par exemple. Ou si le client n’écoute pas du tout, ça peut 181

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arriver qu’il y ait quelqu’un d’agressif ou autre. Donc, on fait en fonction du cas. En fonction aussi un peu de la personnalité des collaborateurs. Pour quelqu’un de timide ou de plus… […] Le manager, il est censé connaître ses collaborateurs, ça compte aussi dans les écoutes. On sait si tel ou tel fait l’effort ou pas. On connaît les limites […]. »

Les « écoutes », utilisées pour l’évaluation chiffrée de la conformité du travail du salarié aux consignes, font rapidement apparaître des difficultés intrinsèques liées à la nature de la « chose » écoutée autant qu’aux méthodes du contrôle, qui peuvent laisser place à la volonté de détourner le dispositif formel pour se simplifier la tâche ou pour lui substituer une façon d’évaluer jugée plus juste. Lors d’une de nos discussions informelles à l’extérieur de l’entreprise, un autre manager apporte les précisions suivantes : « C’est vrai qu’on doit évaluer, mais c’est pas… Comment dire… C’est pas pour punir ou, je sais pas. On est quand même indulgent, le salaire de nos collaborateurs c’est important, on est plus là pour motiver que pour casser quand même. »

La subjectivité, les petits arrangements, le manque de temps à consacrer à cette activité sont également exprimés dans cet extrait d’entretien avec un des dirigeants du siège de l’entreprise : « Ils [les managers] ont trois écoutes à faire par mois par collaborateur. Alors la veille de la fin de mois, hop, ils font ça vite fait, ils mettent la note et voilà. Alors bon, je pense que les collaborateurs ils le savent et que les derniers jours du mois ils font gaffe ! […] Oh et puis les notes, si tu regardes, elles sont toutes entre soixante-dix et quatre-vingt-dix, donc on peut pas dire que ce soit représentatif de l’ensemble des appels, ça, c’est sûr. Et puis on peut se poser aussi la question des affinités ! Les managers évaluent leurs propres collaborateurs, ils se connaissent, donc bon. […] Je n’ai pas la preuve de ça, mais on peut imaginer que tout ça ne soit quand même pas très objectif tout le temps. Mais bon, comment faire autrement ? Franchement, je vois pas trop… »

L’analyse de la manière dont l’entreprise utilise la surveillance à des fins de contrôle amène à nuancer son caractère systématique et infaillible. Le contrôle des salariés ne découle pas directement de la surveillance dans le sens où il ne repose pas sur la simple lecture de données brutes, naturelles. Il met en jeu une série de conventions, de pratiques, de rapports de force. Les enregistrements ne prennent sens que dans un ensemble d’activités humaines qui consistent à les produire, à les sélectionner et à les manipuler. Le paradoxe entre un dispositif technique 182

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puissant et omniprésent et un usage marginal et peu convainquant quant à son objectivité pourrait être comparé à l’effet produit par la vidéosurveillance9. Ayant envahi certaines villes françaises en échange de la promesse d’une sécurité renforcée et d’une plus grande efficacité dans le traitement des dossiers judiciaires, la vidéosurveillance constitue rarement une preuve en soi ou une preuve idéale pour démasquer les coupables d’effractions. Comme les enregistrements téléphoniques de l’entreprise, la vidéosurveillance est peu exploitée car peu autonome. Elle dépend de ceux qui l’utilisent, du temps dont ils disposent pour le faire, de leurs rationalités pratiques et de leur propre subjectivité. Cette brève analyse de l’usage des « écoutes téléphoniques » n’est pas généralisable à l’ensemble des outils de contrôle de l’entreprise. Les voix ne sont pas les seules « traces » laissées par les échanges entre salariés et clients. L’informatisation du travail des téléopérateurs entraîne également la production quotidienne de données numériques issues des contacts avec les assurés. Le nombre d’appels reçus, leur durée, les « actions » effectuées (ouverture d’un dossier, règlement, etc.), les « avis » ou « réclamations » exprimés par les clients, ou encore leurs « comportements » sont répertoriés, sélectionnés, comptés par des salariés spécialisés qui les présentent sous forme de « suivi » des « indicateurs ». Censés donner en temps réel une image globale, cohérente et fiable de l’état des interactions entre l’entreprise et la clientèle, les indicateurs sont alors utilisés quotidiennement par les cadres et les dirigeants. Contrairement aux voix, subjectives, singulières, incommensurables, ils sont présentés comme objectifs et leur calcul peut être automatisé. Pourtant, l’enquête a permis de montrer que, bien que présentés comme neutres, les indicateurs relèvent eux aussi d’une construction, d’une suite de manipulations et de traductions par ceux qui les produisent et les mobilisent. Même s’il est généralement possible de « faire parler les chiffres », il arrive que la réduction du réel qu’opèrent les indicateurs se révèle inexplicable ou insuffisante, comme c’est le cas fin 2009, au moment où je commence mon enquête. En effet, alors que les indicateurs de « performance » de l’entreprise font état d’un bon fonctionnement de l’activité des centres d’appels, l’interprétation des « traces » laissées par les clients semble montrer le contraire. Les dirigeants se trouvent donc face au besoin impérieux de comprendre les raisons de l’apparente incohérence entre les résultats produits selon les différentes méthodes de contrôle. 9. L. Mucchielli, Vous êtes filmés ! Enquête sur le bluff de la vidéosurveillance, Paris, Armand Colin, 2018.

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De nombreux consultants, salariés et cadres de l’entreprise sont mobilisés dans ce sens et les dirigeants trouvent opportun d’associer l’anthropologue – qu’ils considèrent comme « experte » des interactions sociales – à cette quête. Ils décident de ne plus seulement lire les chiffres mais de faire écouter les voix, pour se rapprocher un peu des interactions avec les assurés, d’ordinaire si éloignées. Le dispositif d’enregistrement des conversations apparaît alors comme un réservoir dans lequel on pourrait puiser les mots des salariés et des clients pour pouvoir diagnostiquer les maux de l’entreprise. L’ethnographe arrive à point nommé, avec du temps pour écouter et des « compétences » pour analyser. Je bénéficie de ce contexte particulier dans lequel les mécanismes de construction du contrôle, habituellement invisibles et verrouillés, sont mis à jour et partiellement suspendus pour être questionnés et revus. Quelques jours après mon installation dans l’entreprise, j’écris dans mon carnet de terrain : « Je me trouve dans ce qui ressemble à la tour de contrôle de la relation avec les assurés. » Mieux encore, la boîte noire renfermant les rouages de la transformation de la surveillance en contrôle est temporairement ouverte, rendant l’enquête ethnographique à la fois possible et légitime dans l’entreprise et le point de vue idéal. Suite à la première restitution de mes « écoutes », j’intègre progressivement les différentes « équipes » travaillant à l’« amélioration » de la « qualité » des interactions assureur-assuré. Mes supérieurs n’attendent finalement pas de moi la formulation d’applications. Ma participation quotidienne, aux côtés de centaines d’autres salariés, aux réflexions et à la mise en œuvre collective de solutions diverses pour remédier au « problème » initial d’incompréhension des indicateurs s’avère suffisante. Mes communications à l’extérieur de l’entreprise et le contenu de mon manuscrit ne font l’objet d’aucune censure ou demande de justification, ni même d’aucune lecture jusqu’à ce jour. In fine, l’observation participante a suffi à rendre possible l’échange ethnographique dans ces cadres.

Conclusion Cette relecture des données d’enquête permet de montrer, sans surprise, que la surveillance en entreprise est intense et outillée. À son service, un assemblage de dispositifs multiples – standards pour la plupart, similaires à ceux des entreprises du même secteur – concourent à la production quotidienne d’une énorme quantité de « traces » et de « données ». 184

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Leur légitimité et leur utilité ne sont jamais remises en cause, même si les résultats de leur analyse peuvent parfois être soumis à des questionnements. « Ce n’est pas parce que la fièvre persiste qu’il faut jeter le thermomètre ! », résumait l’un des dirigeants que j’ai rencontrés. La boîte à outils de la surveillance est remplie d’informations mais souvent vide de sens. Pour le management, la question n’était pas tant de savoir s’il fallait surveiller, qui surveiller, ni comment, mais plutôt : que faire de cette surveillance ? À quelles fins ? À ces interrogations, les réponses fluctuent au gré des contextes, des idéologies, des stratégies et dépendent avant tout de ceux qui sont chargés d’y répondre. Les technologies n’augmentent pas, à elles seules, l’intensité du contrôle mais seulement le potentiel dont disposent les surveillants pour agir, et c’est précisément ce qui les rend inquiétantes, voire menaçantes. Du fait de l’énorme quantité et la grande diversité des données qu’elles permettent de produire, elles rendent dans le même temps la tâche des contrôleurs plus complexe. Lorsque je me trouvais dans l’entreprise, la mise en œuvre du contrôle était encore hésitante et je dispose de peu d’informations sur son évolution depuis la fin de mon travail de terrain. Il paraîtrait que l’enregistrement des conversations avec les clients, jusqu’alors réservé aux centres d’appels nord-africains, a été étendu aux plateformes localisées en France. La question pourrait donc être posée à nouveau : ce nouvel élargissement de la portée de la surveillance sert-il une nouvelle stratégie de contrôle ? Tout comme les salariés, le chercheur ne peut échapper à ces modulations, ces variations dans l’intensité et les usages de la surveillance, et qui donnent à l’enquête incertitude et épaisseur à la fois. Tour à tour surveillant, surveillé, l’ethnographe peut être empêché, censuré. À pas de loup, il peut parfois aussi se saisir de l’instabilité générée par l’entropie de la surveillance comme d’une opportunité pour mener l’enquête.

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Chapitre 8

Censures et autocensures dans l’enquête et l’écriture Monographier une famille algérienne en France dans les années 2000 Stéphane Beaud

En espérant ne pas céder à ce qui pourrait ressembler à une mise en scène de l’héroïsme de l’enquêteur ou du fieldworker (l’expression angloaméricaine est plus juste), on peut néanmoins affirmer que le sociologue qui mène un travail de type ethnographique sur une famille singulière – une famille immigrée algérienne de huit enfants tous parvenus à l’âge adulte (ils ont au début de l’enquête, en 2012, entre 26 et 42 ans) – est immanquablement confronté à un certain nombre d’obstacles et de difficultés qui sont inhérentes à cette situation particulière d’enquête. L’intérêt de réfléchir sur les censures et autocensures pesant à cette occasion sur le chercheur tient, à mes yeux, à ce qu’il n’existe pas, en ce lieu, ce qu’on pourrait appeler une « instance de contrôle » du terrain comme il en existe sous différentes formes dans toute institution, économique ou étatique qu’on investigue. Celle-ci, comme on le sait, peut interdire l’accès à tel ou tel enquêté, censurer la publication de tel ou tel extrait d’entretien, de tel ou tel récit d’observation. Lorsqu’on enquête sur une famille sur une période d’assez longue durée (quatre ans et demi ici), le risque n’existe pas tant d’être victime de censures proprement dites de la part des enquêtés (une famille 187

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de milieu populaire) que de devoir faire face, plus insidieusement, à diverses formes d’autocensure, tant de la part des enquêté(e)s que de celle de l’enquêteur. Autocensures sur lesquelles l’enquêteur est plutôt tenté de faire prudemment ou diplomatiquement silence au cours de son travail d’enquête. En effet, les révéler aux enquêté(e)s pourrait perturber sérieusement la relation d’enquête et/ou nuire au pacte d’enquête explicite qui a été scellé pour permettre ce travail au long cours. Pour ce chapitre, nous commencerons par présenter brièvement cette enquête puis nous centrerons notre propos sur les formes de censure et d’autocensure qui se sont déployées lorsqu’il s’est agi de raconter l’histoire du père de famille (M. Belhoumi), celle de la relation de couple (les deux parents) mais aussi le choix du conjoint de la benjamine de la famille.

Les enfants Belhoumi : une fratrie polarisée Cette enquête de terrain a comme particularité de ne pas avoir été planifiée et d’avoir été avant tout le fruit d’une opportunité, comme je le raconte en détail dans le livre La France des Belhoumi1. Je suis invité, comme sociologue, par la Mission locale d’une ville de Seine SaintDenis pour participer à une conférence/débat sur les destins sociaux des jeunes de milieu populaire, organisée en juin 2012 pour célébrer les trente ans de cette institution. Leïla, la deuxième fille Belhoumi, qui y travaille, invite à ce débat ses deux autres sœurs, intéressées de longue date par tout ce qui tourne autour du social : son aînée, Samira (infirmière devenue cadre en formation de soins infirmiers, alors âgée de 42 ans) et sa cadette, Amel (assistante sociale, 28 ans), qui avait lu lors de ses années de licence de sociologie le livre Pays de malheur écrit avec Younes Amrani. À la fin du débat, il s’opère une rencontre impromptue avec trois sœurs Belhoumi. C’est Samira qui tient à se présenter au conférencier pour le remercier de ses propos : « Ça nous a fait du bien » (on est trois jours après les tueries de Mohamed Merah à Toulouse). L’échange informel qui s’ensuit va durer environ trois quarts d’heure ; il offre l’occasion au conférencier du jour de redevenir un temps enquêteur. Cette rencontre, qui ne peut pas être considérée comme inopinée (du fait de l’intérêt des trois sœurs pour tout ce qui touche au « social » et aux problèmes de société), débouche alors sur un projet d’enquête 1.  Stéphane Beaud, La France des Belhoumi. Portraits de famille (1977‑2017), Paris, La Découverte, 2018.

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au départ assez simple et, en même temps, assez flou que l’on peut résumer de la manière suivante : « Et si l’on racontait l’histoire de votre famille (Belhoumi) ? » Ni plus ni moins. En commençant par la réalisation d’entretiens approfondis avec les trois sœurs présentes ce soir-là et en étendant par la suite l’enquête aux cinq membres de la fratrie absents dont les trois frères situés dans le groupe familial entre les deux aînées et les trois cadettes. Si cette enquête a pu démarrer facilement, c’est d’abord parce que la sœur aînée a littéralement porté et promu ce projet auprès de ses autres frères et sœurs. Elle ne m’a jamais confié la teneur des textos qu’elle leur a envoyés ou des coups de téléphone qu’elle leur a donnés mais j’ai su, lors de chaque premier entretien avec l’un d’entre eux, que la caution morale de cette sœur aînée, admirée et vénérée par toute la fratrie, avait joué de manière éminente son rôle. On pourrait résumer sommairement le ressort principal de leur acceptation de la manière suivante : « Puisque Samira dit qu’on peut faire confiance à ce type, eh bien, suivons sa prescription, acceptons de le rencontrer et de lui parler… » La seule exception a été le troisième frère (Mounir, âgé de 31 ans au début de l’enquête) qui n’habitait pas loin de ses parents à Sardan (banlieue ouvrière de la préfecture du département situé au centre de la France) et qui a longtemps « fait le mort », malgré mes diverses sollicitations. C’est trois ans après le début de l’enquête, au moment où le projet de livre s’est affirmé, que j’ai littéralement supplié Samira de m’aider à vaincre les résistances de Mounir à cette enquête. Ce qu’elle est d’ailleurs parvenue à faire en m’aménageant in extremis une entrevue avec lui, entre midi et deux heures, dans un café parisien à l’occasion d’un déplacement professionnel de Mounir en Île-de-France (il était alors « commercial » pour une entreprise de BTP en isolation). Je livre en résumé les principaux résultats de la recherche (cf. tableau ci-dessous) pour donner des clés à ce qui va suivre. La France des Belhoumi met l’accent sur un fait social d’importance et passé largement inaperçu compte tenu de la focalisation du débat médiatique et politique sur les comportements de la « minorité pire » (au sens de Norbert Elias) du groupe des enfants d’immigrés maghrébins en France, celui composé majoritairement de jeunes garçons ayant grandi en cité HLM, socialement marginalisés, ayant souvent emprunté la voie de la petite délinquance et, pour certains d’entre eux, tentés par le combat djihadiste. Or, à l’intérieur de ce groupe des jeunes d’origine maghrébine, durablement stigmatisé – et plus que jamais depuis les attentats terroristes de 2015 en France qui se sont répétés régulièrement depuis – existe ce qu’on peut appeler une « majorité silencieuse », 189

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Tableau synoptique de la famille et des parcours des huit frères et sœurs

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constituée par ceux qui ont pris légitimement leur place dans la société française au cours des quarante dernières années, à travers un processus classique, même si souvent semé d’embûches, d’intégration sociale et professionnelle. L’enquête Trajectoires et origines de l’INED de 20082 établit qu’un quart d’entre eux, en situation d’emploi, occupent des positions professionnelles de cadres moyens ou supérieurs. Si l’on prend l’exemple des enfants Belhoumi, la place de l’école est majeure pour expliquer à la fois la trajectoire collective de la fratrie Belhoumi (une pente de mobilité sociale ascendante) et les différences internes à la fratrie. Les cinq filles Belhoumi sont toutes titulaires d’un diplôme de type bac +3/bac +5 avec deux d’entre elles qui ont réussi le concours d’infirmières et deux qui ont pu entrer en IUT (Institut universitaire de technologie) de carrières sociales (forte sélection). Aucun des trois garçons Belhoumi, situés dans la fratrie entre les deux groupes de filles (les deux aînées, les trois cadettes), n’a pu décrocher un diplôme d’enseignement supérieur. Le plus diplômé possède un bac pro « Vente et représentation ». Dans cette même famille, si les filles réussissent bien mieux que les garçons, c’est par la suite d’une conjonction de facteurs : les deux aînées ont tracé le sillon pour leurs sœurs cadettes et si elles-mêmes ont réussi à le faire – dans le cadre d’une famille qui vit dans des conditions matérielles difficiles (père manœuvre dans le BTP reconnu en « invalidité professionnelle » en 1978) – c’est pour une double raison : d’une part, un système scolaire qui, sur la période étudiée (1977‑1990) correspondant à leur enfance, était bien structuré, stable (avec beaucoup d’institutrices installées sur place) et solide dans la petite ville de banlieue, ouvrière et communiste où elles ont grandi. À cet égard, on ne dira jamais assez le rôle primordial des institutrices, notamment de celles qui les ont constamment aidées et encouragées, etc. ; d’autre part, Samira et Leïla ont très tôt compris (dès leur enfance…) que leur liberté et leur émancipation sociale passaient d’abord et avant tout par l’école et l’appropriation progressive de la culture scolaire et de la culture légitime (avidité de lecture chez la fille aînée…). Quant aux trois garçons de la fratrie, ils ont, sauf l’aîné, effectué plutôt une bonne scolarité primaire mais vont se retrouver handicapés en fin de collège quand le niveau d’exigences s’élève et qu’ils se retrouvent embarqués dans leur quartier HLM dans la logique de groupe, si puissante dans les cités des années 1990. Par rapport à la force des normes du groupe masculin qui s’imposent alors à eux, l’école 2.  Chris Beauchemin et al., Trajectoires et origines. Enquête sur la diversité des populations en France, Paris, INED, 2016.

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ne fait pas le poids, les injonctions à travailler des enseignants ne pèsent guère lourd. D’ailleurs quinze à vingt ans plus tard, les trois garçons, confrontés à la dureté de leur travail, regrettent tous amèrement d’avoir laissé alors « filer l’école ». Ceci est globalement devenu depuis vingt ans une sorte de constante du discours des garçons d’origine populaire. Il convient de ne surtout pas considérer de manière indifférenciée les réactions des huit membres de la fratrie par rapport à l’enquête. Ce que chacun d’entre eux va accepter de dire, de ne pas dire, voire de cacher systématiquement, renvoie à leurs propres histoires personnelles ainsi qu’à la place réelle et symbolique que chacun occupe dans la fratrie. On va commencer par les difficultés rencontrées ou les troubles occasionnés, lors des entretiens effectués avec les enfants Belhoumi, quand ils devaient raconter l’histoire de leur père – ou, plus exactement, ce qu’ils en savaient réellement.

Que révéler sur l’histoire du père ? Autocensures différenciées dans la fratrie J’ai assez vite remarqué, dès les premiers entretiens avec les cinq « Parisiens » de la fratrie (les trois sœurs de la conférence/débat, Azzedine le chauffeur de bus RATP et Nadia la benjamine), que les moments où il s’agissait de parler de leur père – de son histoire d’immigré et surtout de son travail en France – étaient marqués par une gêne difficilement dissimulable face à l’enquêteur. Celle-ci se traduisait, dans ces échanges, par de longs silences, des mimiques embarrassées, des regards qui se mettaient soudain à fuir celui de leur interlocuteur. Bref, parler de l’activité professionnelle du père suscitait chez eux un « gros malaise », pour dire les choses de manière ramassée et triviale. Cependant, on peut préciser que cette gêne semblait plus forte chez les deux sœurs aînées (Samira et Leïla) que chez les sœurs cadettes. Ceci m’a bien sûr incité à essayer de creuser ce point : pourquoi un tel embarras pour parler du père ? C’est au fil du temps de l’enquête que les pièces du petit puzzle se sont progressivement assemblées et que ce mystère s’est progressivement dissipé. Il faut revenir ici brièvement sur un certain nombre de faits objectifs. M. Belhoumi a émigré d’Algérie en France en 1971 (il m’a fallu des années pour connaître avec précision cette date…) ; en 1977 s’est effectué le « regroupement familial » qui a été rendu possible par la présentation d’un dossier à jour, comprenant notamment un certificat de travail de M. Belhoumi (comme manœuvre dans le BTP) et 192

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un certificat de future résidence (un 4 pièces HLM trouvé par l’intermédiaire de l’assistante sociale de son entreprise de BTP) ; un an plus tard, en 1978, celui-ci a dû cesser toute activité de travail du fait de problèmes pulmonaires récurrents. C’est l’entreprise qui a négocié pour lui un accord avec la COTOREP (Commission Technique d’Orientation et de Reclassement Professionnel) débouchant sur l’obtention d’un statut d’invalidité professionnelle, perçu comme « gagnant/gagnant3 ». En conséquence, les enfants Belhoumi n’ont jamais vu, au cours de leur enfance, leur père occuper un emploi de salarié. Il était ce qu’on appelle un « inactif », même s’il passait le plus clair de son temps dans le jardin ouvrier qu’il avait pu louer pas loin de chez lui. Dans la mesure où cette image sociale de « l’immigré-chômeur-touchant les ASSEDIC » a été depuis leur enfance colportée par certains médias, et constamment reprise dans la propagande du Front national au début des années 1980 en visant explicitement les immigrés maghrébins, il était très difficile pour les enfants aînés d’assumer socialement le statut de leur père, qui était alors assez jeune (il a 36 ans quand il est mis en invalidité professionnelle). D’où leur silence gêné, voire l’espèce de contorsion verbale chez les filles pour en parler : il s’agissait pour elles de ne rien cacher mais de ne pas tout dire non plus. L’enjeu n’était pas mince. À travers la figure du père et son statut professionnel, la respectabilité de la famille était en jeu. Les sœurs cadettes ayant de treize à seize ans de moins que Samira, l’aînée, ont eu moins de scrupules que leurs sœurs et frères aînés à dire les choses de manière plus franche et surtout moins contournée. Pour les enfants d’immigrés et d’ouvriers de leur génération (les trois cadettes sont nées au milieu des années 1980), tout se passe comme si la situation professionnelle de leur père (« invalide » ou « chômeur ») paraissait assez commune. C’est ici qu’il faut faire intervenir dans l’analyse un certain nombre d’éléments contextuels. D’une part, dans les années 1990, qui correspondent à leur enfance à Sardan, leur père était objectivement plus âgé (la cinquantaine…) et son statut professionnel pouvait apparaître de ce fait comme objectivement moins déviant ; d’autre part, la proportion de chômeurs chez les ouvriers habitant la cité HLM où ils résidaient avait fortement augmenté dans la période. Bref, M. Belhoumi était certes objectivement un « inactif », tout comme bien d’autres immigrés ou ouvriers du quartier et de Sardan. La perspective 3.  L’entreprise n’avait plus à subir les absences répétées au travail de M. Belhoumi et celui-ci échappait à un travail de manœuvre qu’il supportait physiquement de plus en plus mal.

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comparative adoptée implicitement par les trois sœurs cadettes, au moment où elles se souvenaient du passé et évoquaient face à l’enquêteur le statut social de leur père dans leur enfance, avait comme vertu d’atténuer considérablement l’espèce de gêne honteuse à dire explicitement à l’enquêteur – qui se retrouve toujours plus ou moins assimilé dans ces situations à une sorte de « juge » moral – que leur père n’exerçait pas d’activité professionnelle. Il faut aussi souligner que le rapport de confiance peu à peu établi avec Samira, la sœur aînée (que j’avais instituée, avec son accord, en « informatrice privilégiée » de la famille Belhoumi) a pu permettre à cette dernière de lever les diverses formes d’autocensure qui étaient les siennes lorsqu’il s’agissait pour elle de raconter l’histoire de son père. Ainsi m’a-t-elle révélé au milieu de l’enquête, à l’occasion d’une digression, que son père était non seulement un inactif mais aussi qu’il n’avait pas nécessairement mal vécu sa situation d’invalidité professionnelle. Immigré analphabète du BTP, ne pouvant que travailler « avec la pioche » (comme il n’a cessé de le dire à ses huit enfants dans son « français de raccroc ») et n’ayant pas d’autre perspective professionnelle que celle de manœuvre à vie, il a trouvé dans ce statut d’invalidité professionnelle le moyen d’éviter de subir durablement l’exploitation de « prolétaire » qui était la sienne et qu’il a connue pendant sept longues années en France (1971‑1978). Il a donc fallu un certain temps – au moins une année d’enquête – à Samira pour oser avouer quelque chose de peu dicible, à savoir que son père, à ses yeux, avait trouvé dans ce statut COTOREP – assez inespéré de son point de vue de fils de fellah pauvre en Algérie, d’ancien « Français musulman » (entre 1942 et 1962) soumis à la rude condition coloniale – une façon de résister, à sa manière, aux affres de la condition immigrée en France. Une fois avoué ce qui ressemblait à une sorte de secret sociologique de famille, Samira n’oubliait pas de me préciser les fortes contreparties domestiques de ce statut professionnel amoindri du père, tant en termes de conditions de vie que de mode de fonctionnement du groupe familial : non seulement la forte réduction de leurs ressources économiques, les privations matérielles de diverses sortes, la course aux aides sociales (les visites fréquentes aux assistantes sociales du secteur, le recours au Secours populaire), mais aussi l’obligation tôt ressentie par les aînés de la fratrie de se porter matériellement au secours de leurs parents. Ceci est passé pour eux par la nécessité de trouver des petits boulots qu’ils ont dû effectuer jeunes (14/15 ans), parallèlement à leurs études : Samira a fait assez tôt des ménages pour des particuliers tandis que Rachid a « fait les marchés » dès son entrée en sixième au collège, en démarrant à 6 h du matin son travail. 194

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La conflictualité au sein du couple parental : en parler ou le taire ? Le deuxième sujet familial qui est apparu épineux dans l’enquête concernait la nature des relations du couple des parents au moment de leurs premières années communes en France. Lors des entretiens, il a bien fallu évoquer, avec chacun des enfants Belhoumi, la manière dont s’était passée leur enfance et dont ils avaient été éduqués par leurs parents. Ce qui me conduisait, de fil en aiguille, à souhaiter en savoir plus sur le couple que formaient les parents Belhoumi : son histoire, leur mariage à Mostaganem en 1968 (M. Belhoumi avait 26 ans, Mme Belhoumi seulement 16 ans), l’idée de l’émigration du père en 1971, celle du restant de la famille en 1977 (trois enfants étaient nés en Algérie entretemps) et la manière dont le couple avait fait sa vie « dans l’immigration ». Les deux sœurs aînées étaient de loin les plus disertes sur le sujet car elles avaient gardé une mémoire vive de leurs premières années en France, sans compter qu’elles avaient été instituées au cours du temps – surtout Samira – en dépositaires de la mémoire familiale. Dans ces récits, le contraste était grand entre ce qui était perceptible du fonctionnement actuel du couple Belhoumi – il semblait de l’extérieur assez harmonieux – et ce qu’il en avait été dans le passé, trente ans plus tôt. Par exemple, lors de l’enquête, quand je me rends en juin 2013 à Sardan et passe une partie de mon temps chez eux durant trois jours, il s’avère que Mme Belhoumi est mon interlocutrice privilégiée (elle s’exprime très bien en français). Elle apparaît comme le personnage central de la famille, réglant beaucoup des petites questions familiales via son smartphone. Son mari, qui peine à me parler en français, apparaît plus en retrait, plus absent et s’évadant le plus souvent dehors, essentiellement dans son « cher jardin » (il a en 2012 gagné le concours du plus beau jardin de Sardan). Or, dans les entretiens avec Samira, la figure du père, telle qu’elle lui est apparue dans les années 1970 (soit par observation directe soit par les propos rapportés de sa mère), semblait bien différente. Il en ressortait comme étant le pater familias, cherchant constamment à imposer sa manière de voir à son épouse. Par exemple, le roman familial tend à dire qu’il a longtemps résisté à l’idée du regroupement familial désiré par son épouse (qui ne supportait pas d’élever seule ses enfants en Algérie). Samira n’hésite d’ailleurs pas à me confier que la progressive connaissance par sa mère – via le réseau de commérage de ses amies à Mostaganem – de relations extraconjugales que son mari entretenait 195

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« dans l’immigration » a été un levier pour elle. Elle a fait du dévoilement de ses frasques à ses proches en Algérie un enjeu de chantage, de manière à faire plier son mari et à le résoudre à les « ramener en France ». Plus compliquées et moins difficiles à dire, les premières années de vie commune du couple en France furent – toujours selon les dires de Samira – souvent difficiles, conflictuelles, douloureuses. Il a fallu au couple réapprendre à vivre ensemble « dans l’immigration », avec trois enfants en bas âge, dans des conditions matérielles difficiles. En outre, Mme Belhoumi avait pris des habitudes de grande liberté lorsqu’elle vivait en Algérie avec ses enfants. Devenue très jeune mère de famille (18 ans à la naissance de Samira et 25 ans lors de son départ en France), elle se reposait beaucoup sur sa propre mère pour s’occuper de ses propres enfants, ne se privant pas de sortir fréquemment « en ville » et passant beaucoup de temps à l’extérieur de la maison. En conséquence, son arrivée en France la privait de ces précieuses ressources et, selon sa fille aînée, Mme Belhoumi n’entendait pas pour autant changer de mode de vie. Elle ne souhaitait surtout pas être recluse dans son HLM et n’aspirait aucunement à abandonner son « indépendance » et le mode de vie associé qu’elle s’était construit en Algérie, à l’abri du regard de son mari parti en France. Cette situation a suscité des tensions récurrentes dans le couple Belhoumi lors de leurs premières années de vie commune à Sardan. Lors de nos premiers entretiens, Samira n’a pas hésité à évoquer, à plusieurs reprises, des épisodes de violence conjugale qui l’ont beaucoup marquée ; enfant, entre 7 et 10 ans, elle en a été la spectatrice impuissante et malheureuse. Si M. Belhoumi, père décrit par toutes ses filles comme doux et aimant, s’est parfois abandonné dans cette période de leur vie de couple à faire subir à sa jeune épouse des violences physiques, c’est, toujours selon Samira, qu’il semblait impuissant et désespéré de ne pas pouvoir faire « rentrer dans le rang » son épouse, c’est-à-dire lui faire respecter la norme qui était alors en vigueur dans les conduites des épouses d’immigrés algériens habitant le secteur de Sardan. En effet, dans leur quartier HLM, habitaient de nombreuses familles algériennes. La plupart des mères y étaient d’origine rurale et analphabètes et ne parlaient pas le français. Celles-ci respectaient quant à elles scrupuleusement la règle de la réclusion dans leurs appartements HLM. La fréquence des allées et venues de Mme Belhoumi hors du domicile familial ne pouvait manquer d’alimenter la suspicion des familles immigrées du coin à l’égard de ce couple immanquablement perçu et étiqueté comme déviant dans l’espace local des familles algériennes. Cet écart à la norme commune ne cessait de nourrir un commérage négatif à 196

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l’égard des parents Belhoumi. La pression au retour à l’ordre se trouvait, de fait, reportée du côté du mari qui était censé mieux « contrôler » son épouse et enjoint à réparer coûte que coûte son honneur social, mis en cause par les diverses formes d’indépendance et d’émancipation manifestées par sa jeune épouse, bien différente des autres Algériennes de Sardan : elle était une « urbaine » avec un passé scolaire très honorable pour sa génération (elle est allée jusqu’en 4e au collège, dans l’« école française »…). Même si le livre a été soigneusement anonymisé (nom de la famille, prénoms des enfants et lieu de l’enquête), on comprend aisément qu’il était délicat de rendre publics ces épisodes de « violence conjugale » survenus lors des premières années de la vie de couple des parents Belhoumi à Sardan. Certes, ces épisodes appartenaient au passé (c’était il y a quarante ans), les rapports dans le couple s’étaient depuis largement pacifiés. M. Belhoumi s’était depuis longtemps assagi et amendé. Les témoignages des enfants Belhoumi insistaient tous sur les effets bénéfiques de son premier pèlerinage à La Mecque en 1995. Il avait, après, endossé avec fierté et entrain le personnage de « Hajj ». Mme Belhoumi avait, de son côté, plus que jamais tracé son sillon vers l’indépendance en parvenant à imposer peu à peu ses choix à son mari : celui de prendre à près de 40 ans un travail salarié (comme femme de service dans un collège), celui de passer son permis de conduire, celui de quitter de temps en temps le domicile conjugal pour profiter de vacances de touriste avec ses filles dans des pays étrangers et musulmans (la Turquie, le Maroc, etc.). Il ne me semblait toutefois pas sans importance, dans une perspective de socio-histoire de l’immigration, de ne pas oublier ou censurer ces moments « durs », et si particuliers, de la vie du couple. En effet ceux-ci illustraient bien à leur manière les tensions et les contradictions inhérentes à l’acte d’émigration/immigration de ces familles rurales algériennes en France. Il y a bien eu une forme de violence structurelle dans ces familles qui était éminemment due à l’intensité du choc culturel que représentait le « contact » (pour reprendre cette expression tirée de l’anthropologie culturelle) avec certains segments de la société française, comme Abdelmalek Sayad l’a longuement analysé dans toute son œuvre4. Occulter les violences physiques subies un temps par Mme Belhoumi me semblait nuire gravement à l’impératif d’objectivité que je m’étais donné en racontant par le bas, et dans le détail, 4. Notamment Abdelmalek Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, Bruxelles, De Boeck, 1991 et La double absence. Des illusions de l’émigré aux souf‑ frances de l’immigré, Paris, Seuil, 1998.

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l’histoire de cette famille algérienne. Je mesurais pourtant bien aussi le risque qu’il y avait de les mentionner explicitement car, sans conteste, cela pouvait en retour nourrir les préjugés culturalistes sur la violence des « hommes maghrébins ». Bref, il a fallu trancher après de longues hésitations. L’épisode était bien mentionné dans la première version du livre que j’avais soumis à l’été 2017, pour lecture, aux deux sœurs aînées. Or, Leïla, la deuxième sœur, a exprimé de fortes réserves à l’égard du passage et a souhaité exercer son « droit de censure » familiale. À la différence de sa sœur aînée, elle n’a gardé aucun souvenir de ces épisodes et, d’une certaine manière, en contestait l’existence. Samira a maintenu son point de vue et la véracité des faits qu’elle m’avait rapportés. Dans la mesure où j’avais garanti aux deux sœurs aînées qui ont beaucoup porté l’enquête – même si de manière très différente – un droit de regard sur le manuscrit final, je me suis résigné à tenir compte de l’opposition de Leïla à l’évocation de cet aspect de l’histoire de leurs parents.

Petits secrets de famille dicibles de manière informelle mais non publiables Il ne faut pas perdre de vue que l’histoire familiale était connue de manière très inégale dans la fratrie Belhoumi. Je m’en étais aperçu quand Rachid, le fils aîné de la famille (né en Algérie en 1975), avait découvert, stupéfait, en assistant chez ses parents à l’entretien que j’effectuais avec sa mère, que celle-ci avait été adoptée (de manière coutumière) à l’âge de 4 ans par une voisine de leur grand immeuble de Mostaganem. Mme Belhoumi avait vécu la majeure partie de son enfance (de 1956 à 1966) avec sa mère adoptive avec de très beaux souvenirs, de telle sorte qu’elle a toujours considéré cette femme comme sa « vraie » mère. Le décès brutal de celle-ci l’avait obligée à revenir de manière inopinée dans sa famille biologique. Rachid qui n’avait jamais entendu parler de cette histoire se montrait surpris et un brin amer. Plus encore quand il apprit alors par sa mère que ses deux sœurs aînées avaient, elles, été mises au courant de ce secret de famille. De manière semblable, Samira et Leïla m’avaient révélé – lors de discussions à bâtons rompus sur le sujet épineux de la (grande) taille de famille Belhoumi et, par ricochet, sur le type de régulation des naissances par contraception (pilule, stérilet) – que leur mère leur avait confié avoir souhaité ne plus avoir d’enfants à partir du cinquième. Pour l’arrivée de la sixième (Dalila, née en 1983), Mme Belhoumi avait 198

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fortement envisagé un avortement mais la consultation de la branche féminine de sa famille en Algérie avait fini par la dissuader tant leur réprobation avait été forte et sans appel. Pour la dernière fille (Nadia, née en 1986, Mme Belhoumi avait 34 ans), il m’a été dit qu’elle avait été conçue sous stérilet, d’où le prénom que sa mère avait voulu donner qui, en langue arabe, signifie à peu près « guerrière ». Cette question de la régulation des naissances avait de fortes implications pour comprendre la dynamique familiale. Impossible de ne pas l’aborder. Mais j’ai aussi appris, au cours de l’enquête, que les sœurs cadettes n’étaient pas toutes en possession de ces informations détaillées, transmises à l’enquêteur par leurs sœurs aînées. Les trois cadettes savaient de manière confuse – elles l’avaient surtout ressenti dans leur enfance du fait de ce qui leur était apparu comme l’« absence » de leur mère qui avait délégué la majeure partie de leur éducation à Samira et Leïla – que leur naissance avait été peu désirée, leur mère étant fatiguée moralement et physiquement par ses cinq grossesses accumulées en onze ans. Cependant les sœurs cadettes ne connaissaient pas les détails les plus crus et intimes de cette histoire. Or, dans un cas de ce type, révéler ce petit secret de famille obligeait à dévoiler une part de leur intimité sociale. Il m’a donc fallu trouver des périphrases. Il s’agissait, au fond, de ménager ces trois enquêtées : de quel droit me serais-je permis de révéler au lecteur des choses somme toute assez violentes que les cadettes de la famille Belhoumi ignoraient largement ? D’où ce choix de taire les détails dans l’histoire familiale évoquée à gros traits dans le premier chapitre du livre. Il y avait bien dans ce relatif silence une forme d’autocensure du sociologue qui, avec le recul, me semble avoir été guidée par une préoccupation de tact social, fortement liée à la force des liens qui ont été noués lors de cette enquête. Un autre « secret de famille » concernait le mari de Nadia. La benjamine de la fratrie l’a épousé en 2013, à l’âge de 27 ans (c’est celle, parmi les cinq filles, qui s’est mariée le plus tôt). Elle m’a confié avoir hésité jusqu’au matin même du jour de son mariage à sauter ce pas. Azzedine, qui avait été le témoin direct de sa valse-hésitation, m’en avait parlé à plusieurs reprises. En effet, si beaucoup de choses rapprochent ces deux jeunes époux – enfants d’immigrés algériens, à peu près du même âge, ayant grandi dans la même cité HLM de Sardan – ils ne situent pas moins socialement aux antipodes. Nadia a obtenu un bac littéraire à 19 ans puis un DUT « Carrières sociales » et une licence professionnelle en ressources humaines. Forte de ses diplômes et de son aisance verbale (elle aurait rêvé être journaliste mais n’a pas osé se lancer sur ce chemin, sans réseau…), elle trouve aisément un emploi comme cadre moyen à Pôle-Emploi, dans une agence à Paris, spécialisée dans 199

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la clientèle des artistes et journalistes qu’elle apprécie particulièrement. Toufik, son mari, n’a pas fait d’études supérieures ; il est juste titulaire d’un « bac pro » et a travaillé assez jeune dans un cabinet de recouvrement de créances où il semble avoir monté assez vite les échelons5. Ses revenus mensuels au moment de son mariage oscillent entre 2 500 et 5 000 euros, ce qui fait de lui un « bon parti », financièrement parlant. Mais leurs loisirs et goûts culturels de jeunes adultes sont véritablement à l’opposé : Nadia aime Paris et la vie parisienne (les cafés, les soirées, les concerts de musique, les sorties au musée, les diverses manières de parfaire peu à peu sa culture6) alors que son mari est resté, comme le disent toujours Samira et Leïla avec un mélange d’amertume et d’incompréhension dans la voix, un « vrai gars de quartier ». C’est-à-dire « perdu » quand il s’en éloigne, immature socialement : très attaché à sa mère (son père est décédé il y a longtemps), il va continuer à habiter chez elle pendant les trois années qui ont suivi son mariage avec Nadia. Il va ainsi pouvoir continuer à vivre presque tout le temps avec ses copains d’enfance et de quartier comme s’il n’était marié que de manière formelle puis « père » de la même manière (ils ont une fille juste un an après leur mariage). Les sept autres membres de la fratrie ne comprennent pas ce mariage improbable, y compris les deux autres sœurs cadettes restées très proches de Nadia (Dalila, infirmière, et Amel, assistante sociale). Cela reste à leurs yeux une véritable énigme qui, dès le début de l’enquête, m’a aussi intrigué et intéressé. Or il a été très dur de percer ce mystère. Nadia n’a jamais voulu me faire rencontrer son mari et, encore moins, l’associer à l’enquête (si bien que tout ce qui m’en a été dit l’a été de manière indirecte et rapportée). Elle avait comme objectif explicite de me le cacher. En 2015, trois ans après le début de l’enquête, j’apprends lors d’un long entretien avec Nadia qu’elle le tient aussi fortement à l’écart de son groupe de copines parisiennes, le considérant comme « pas sortable » dans son milieu d’arrivée de transfuge de classe. La question se posait, pour moi, de savoir ce que je pouvais révéler de cette histoire singulière de couple dans un livre. Il me semble 5.  Je ne parviendrai jamais à savoir durant ces années d’enquête quelle est sa fonc‑ tion exacte dans ce cabinet de recouvrement de créances. On sait que ce type d’offi‑ cine recrute parfois des « gros bras » pour venir à bout des résistances des débiteurs à régler leurs dettes à leurs créanciers. Mais un silence épais sera fait sur ce sujet. 6.  Après les attentats du 13 novembre 2015 (les tueries au Bataclan et aux terrasses des cafés du 11e arrondissement de Paris), Nadia m’a envoyé un SMS mêlant rage et dépit. Elle y a écrit, à propos de tous ces jeunes, décimés par ces tirs de kalachnikov : « Ça aurait pu être moi ! Ça aurait pu vraiment être moi »…

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que j’ai cherché à dire le minimum, à savoir que ce couple avait socialement toutes les caractéristiques d’un couple improbable. Mais je me suis abstenu d’évoquer différents éléments de leur vie de couple qui pouvaient, de fait, altérer l’image sociale de Nadia : ce « oui » in extremis au mariage de la part de Nadia, leur vie séparée (elle à Paris, lui à Sardan) pendant les quatre premières années qui lui ont succédé, sa volonté ferme de divorcer six mois après leur mariage, un moment (en octobre 2015) de violence conjugale au paroxysme d’une crise du couple et ses quinze jours d’arrêt-maladie grâce auquel j’ai pu faire un entretien de trois heures avec Nadia pour évoquer ce nœud familial (c’est Samira qui m’avait suggéré de me saisir de cette opportunité d’enquête…). On voit à travers cet exemple que « comprendre » des situations sociales et des enquêtés, ce n’est pas seulement leur « prendre » des parties de leur histoire, c’est aussi leur rendre une forme de considération et de respect. Et que, faute de pouvoir le faire, le sociologue se voit contraint de se réfugier dans une forme d’autocensure interprétative.

Conclusion En guise de conclusion, revenons brièvement sur le moment de l’écriture et de la publication du livre. Le moment le plus compliqué de cette enquête a été, bien évidemment, celui de la mise au propre du manuscrit et de la lecture du livre par l’ensemble de la fratrie. J’avais proposé aux cinq filles Belhoumi – je les savais « lectrices » – de lire la première version du manuscrit pour me signaler soit des erreurs factuelles, soit des désaccords dans l’interprétation des faits. Seules Samira et Leïla se sont livrées à cet exercice lors de l’été 2017. Samira a fait une lecture serrée et continue (en mode révision de Word) du manuscrit. Leïla, elle, m’a livré des remarques assez brèves sur chacun des chapitres en contestant peu de choses. Elle a beaucoup insisté sur l’immense vertu de l’anonymisation de l’enquête car elle avait eu l’impression en lisant la première version du manuscrit que c’était, comme elle me l’a écrit, « à la fois elle et pas elle » dans ce livre. L’anonymisation lui a permis de se dédoubler et d’observer, comme de l’extérieur, son double en la personne de Leïla, préservant son moi plus profond. Dalila et Nadia, en charge alors d’enfants en bas âge, n’ont pas lu le fichier du livre ; Amel, assistante sociale sans enfant, a pris le temps de lire toutes les parties du livre qui la concernaient le plus directement (le chapitre d’histoire familiale et le chapitre 3). Elle a validé le livre (ou les parties la concernant) 201

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non sans souhaiter une modification de forme, relative à un extrait d’interview où elle se laisse aller dans son langage : « J’ai pris le temps de relire par deux fois le premier chapitre. Je n’ai qu’une seule chose qui me semble un peu difficile à assumer. La réflexion autour de ma famille maternelle en Algérie et les mots assez crus et difficiles que j’emploie, notamment celui de “putes”. Peut-être pouvons-nous modifier le lexique sans changer le fond de l´idée. Je ne sais pas si vous comprenez ce que je veux dire. Je serai à Paris et disponible pour en échanger plus librement dès mercredi » (courriel d’Amel du 29 octobre 2017).

Voici l’extrait en question : « Par, contre, ma tante disait tout le temps à ma mère qu’on était trop putes parce qu’on parlait de tout, parce qu’on avait un petit débardeur. […]. Je vais bien sûr accéder à la demande d’Amel et remplacer le mot cru de “putes” par celui, plus lisse, de “dévergondées”. »

La postface à l’édition de poche du livre, publiée en 2020, développe plus en détail la réception du livre dans la fratrie Belhoumi. Ce qui a prédominé sans conteste, c’est un sentiment de fierté : celle de voir écrite l’histoire de leur famille et reconnue la figure de leurs parents. La réaction la plus notable a été celle de Mounir : alors qu’il avait constamment évité et fui l’enquête (et l’enquêteur), il me dit regretter amèrement de fort peu apparaître dans le livre (« Moi, j’y suis pas dans le livre ! ») et de s’être aussi fortement censuré dans son expression de peur de ne pas être à la hauteur de la situation d’enquête. C’est ce qui m’autorise aujourd’hui à réduire moi-même mes autocensures.

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Chapitre 9

Récit d’une enquête sur le premier centre public de lutte contre la « radicalisation » Alex Alber, Joël Cabalion, Valérie Cohen

Ce chapitre vise à relater les difficultés rencontrées pour négocier et conduire une recherche à l’intérieur du premier centre expérimental de prévention de la « radicalisation », créé en juillet 2016, peu après la vague d’attentats qui a frappé la France. Cette institution, implantée dans la région Centre-Val de Loire, proposait un « parcours citoyen » à des publics dits « en voie de radicalisation », en s’inspirant notamment des méthodes utilisées dans les établissements de réinsertion créés par le ministère de la Défense1. Dans un climat particulièrement anxiogène, l’exécutif a voulu, par ce projet, faire montre de sa résolution à endiguer les phénomènes de « radicalisation », perçus alors comme une véritable épidémie dont les vecteurs pathogènes échappaient au plus grand nombre. En contrepoint d’un arsenal répressif considérablement renforcé – avec comme mesure emblématique la très polémique proposition de déchéance de nationalité2 –, le centre proposait une démarche de prévention s’appuyant sur une symbolique patriotique 1.  Les EPIDE (établissements publics d’insertion de la Défense) devenus, suite au désistement du ministère de la Défense, des « établissements pour l’insertion dans l’emploi », voir www.epide.fr 2.  Claire Zalc, « La déchéance de nationalité. Éléments d’histoire d’une révision constitutionnelle ratée », Pouvoirs, vol. 166, n° 3, 2018, p. 41‑57.

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appuyée et impliquant port de l’uniforme, levée des couleurs et, une fois par semaine, chant de l’hymne national, soit une forme de restauration ostensible de l’appartenance à la collectivité nationale dans une symbolique de réintégration magnifiant le retour à la République, d’avec laquelle « la tentation radicale » aurait nécessairement impliqué la sécession. Cette initiative emblématique n’a finalement jamais produit les effets escomptés et a dû fermer après quelques mois d’existence. Il y aurait beaucoup à dire sur l’imprécision de la notion de « déradicalisation » et sur le gâchis humain et financier qu’a impliqué cet éphémère théâtre du volontarisme politique3 mais nous nous proposons plutôt ici de nous centrer sur le récit de l’enquête que nous avons pu conduire à l’intérieur de cette institution, en mettant en lumière les complications, notamment sécuritaires, que nous avons rencontrées. Sur un mode essentiellement narratif, nous commencerons par rendre compte des conditions de notre accès au terrain, avant d’aborder les modalités d’un protocole d’enquête « en état d’urgence » et notre adaptation à ces conditions de travail si particulières. Nous montrerons ensuite comment nous avons peu à peu mis à distance les enjeux sécuritaires d’une enquête où, paradoxalement, les tentatives de contrôle et de censure, bien réelles, auront surtout témoigné de la fragilité institutionnelle des porteurs du projet.

Aux sources de la démarche d’enquête Enseignants-chercheurs en sociologie et en anthropologie à l’Université de Tours, nous avons appris par les médias l’ouverture de ce centre de « déradicalisation » à proximité de notre lieu de travail et nous avons décidé, de notre propre chef, d’aller y réaliser une enquête. N’étant pas spécialisés dans les questions religieuses et encore moins dans les problématiques de « radicalisation », nous n’étions pas particulièrement intéressés par les publics du centre, alors même qu’à cette époque les personnes dites « radicalisées » constituaient, au sein des chercheurs de l’université, un objet suscitant des vocations et des envies, auxquelles l’actualité médiatique donnait un gage de légitimité et d’intérêt, voire de reconnaissance. Pour notre part, nous étions plutôt intéressés par les personnels du centre, dont les missions s’annonçaient particulièrement complexes au regard de ce que nous savions du projet. 3.  Esther Benbassa, Catherine Troendlé, Rapport d’information Tâtonnements et Impasses des politiques de « Déradicalisation » – Bilan d’étape, Paris, Commission des Lois, 2017, p. 29.

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Dans une optique de sociologie du travail et des professions, nous voulions prioritairement étudier les transformations du travail social que le centre portait en germe. Ce projet revendiquait un caractère expérimental4 et visait à apporter une réponse institutionnelle inédite aux problématiques de « radicalisation » en ce qu’il préfigurait la possible ouverture d’une trentaine d’autres établissements similaires (un par région). Dans un paysage marqué par la pluralité des étiologies au sujet de la violence politico-religieuse, le projet se vouait à expérimenter une approche de la question susceptible de faire école et d’influer ultérieurement sur les méthodes et les formations des professionnels de l’accompagnement socio-éducatif à une plus grande échelle5. Dans une perspective de sociologie des professions, nous souhaitions d’abord y enquêter pour étudier in vivo l’émergence d’un possible « segment professionnel6 » à l’intérieur du travail social, spécialisé dans la prise en charge des problématiques religieuses, face auxquelles les éducateurs peinent parfois à se positionner7. Nous avions également une curiosité assez vive au sujet du rôle central du cabinet du Premier ministre dans la création en urgence d’une telle institution, que nous analysions également comme un « laboratoire de l’action publique ». Enfin, le contexte nous semblait très intéressant du fait de l’histoire particulière des lieux. Le centre était construit dans les locaux et avec les personnels d’un ancien centre éducatif et de formation professionnelle (CEFP) dépendant de la mairie de Paris, promis à la fermeture pour raisons budgétaires. Une partie des personnels allait donc passer d’un établissement à caractère social dépendant de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) à une structure semi-fermée fortement inspirée des méthodes et logiques de l’« éducation sous contrainte8 ». Observer l’assignation des personnels à ces nouvelles missions était pour nous l’occasion de questionner à une plus vaste échelle l’adaptation de leur 4.  C’est, à notre connaissance, le premier centre de ce genre, qui plus est directe‑ ment porté par l’État. 5.  À raison d’une vingtaine d’éducateurs et de formateurs par centre, le projet dans son ensemble aurait nécessité la formation, voire la diplomation de plusieurs centaines de personnes. 6.  Rue Bucher, Anselm Strauss, « Professions in Process », American Journal of Sociology, vol. 66, n° 4, 1961, p. 352‑334. 7.  David Puaud et Stéphane Gonçalves, Jeunes en voie de radicalisation  : mythes, réalités et travail éducatif, Paris, Éditions Fabert, 2018 ; Faïza Guelamine et Daniel Verba, Interventions sociales et faits religieux  les paradoxes des logiques identi‑ taires, Rennes, Presses de l’École des hautes études en santé publique, 2014. 8.  Nicolas Sallée, Éduquer sous contrainte : une sociologie de la justice des mineurs, Paris, Éditions EHESS, 2016.

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groupe professionnel aux problématiques religieuses et aux réponses très spécifiques qui étaient proposées. Les évolutions des métiers éducatifs que le centre portait potentiellement en germe étaient en quelque sorte incarnées par une partie des personnels en place. Tout concourrait à faire de ce terrain un objet particulièrement intéressant dans une perspective de sociologie du travail et des professions. Restait à obtenir l’autorisation d’enquêter dans un lieu si sensible et si fortement investi par le gouvernement de l’époque.

La longue négociation d’un accès au terrain D’une manière presque surannée, dans une démarche d’auto-saisine qui se fait sans doute de plus en plus rare, nous avons décidé d’aller enquêter de manière d’abord très empirique, sans dépôt de projet ni demande de financement, simplement en nous rendant sur les lieux en juin 2016, alors que le site hébergeait encore pour quelques semaines l’ancienne institution promise à la fermeture. Par dérision, nous évoquons une ouverture de terrain « au frein à main » car notre premier acte a été de nous garer sur le parking, de descendre de notre véhicule et d’aller engager la conversation avec les quelques personnels de l’ancien CEFP qui fumaient devant les grilles de l’établissement. Le site portait encore la trace du conflit social autour de sa fermeture (des banderoles sur les grilles, un immense tag « Hidalgo m’a tuer » sur le mur d’enceinte, visible depuis la route) et les personnes à même de publiciser le mouvement social étaient alors bienvenues, loin de la paranoïa sécuritaire qui caractérisera le futur centre. Nous nous sommes donc présentés à quelques éducatrices qui discutaient devant les grilles, recevant un bon accueil et, de fil en aiguille, nous avons obtenu le contact du directeur du Groupe d’intérêt public « insertion et citoyenneté » (GIP) qui chapeautait à la fois le futur centre expérimental et ceux qui devaient ouvrir par la suite. Nous l’avons contacté assez vite et il nous a renvoyés vers le futur directeur du centre qui venait à peine d’être nommé, à qui nous avons rapidement adressé un projet de recherche explicitant notre objet, nos problématiques et formulant la demande de pouvoir rencontrer les personnels. À notre grande surprise, celui-ci s’est d’emblée montré très enthousiaste et nous avons pu le rencontrer quelques semaines après, dans les locaux de l’université, pour discuter d’une possible entrée sur le terrain, notamment afin de suivre le processus de transition entre l’ancien et le nouveau projet d’établissement. Nous ambitionnions de réaliser un suivi longitudinal des salariés de l’ancienne structure, via des entretiens 206

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à différents stades de la transition, et d’assister si possible aux formations qui leur seraient dispensées. Il fallait donc accéder rapidement au terrain. Se montrant très ouvert à ce projet et initialement confiant sur la possibilité de mettre en œuvre le protocole envisagé, le directeur n’a cependant pas obtenu l’aval de sa hiérarchie, qui refusait alors que nous débutions l’enquête. Son supérieur hiérarchique, le directeur du GIP réinsertion et citoyenneté, que nous avons rencontré incidemment lors d’une manifestation scientifique consacrée à la lutte contre la radicalisation en septembre 2016, a justifié ultérieurement cet atermoiement par les difficultés éprouvées alors par les personnels pour faire face à leurs nouvelles conditions de travail (celles-là mêmes que nous anticipions et souhaitions étudier). Il nous a conseillé d’attendre quelques mois et de le recontacter ultérieurement pour évaluer à nouveau notre demande d’accès au terrain. À la fin de l’année 2016, nous l’avons donc relancé avant d’obtenir finalement un accord de principe, par courriel, début janvier 2017. Quelques jours après, le directeur du centre nous ouvrait les portes de son établissement, dans des conditions qui restent à éclaircir (cf. infra) et nous avons finalement pu réaliser, durant le premier semestre 2017, une campagne d’entretiens auprès de la quasi-totalité des personnels. L’histoire de cette recherche est marquée, comme souvent en pareil cas, par une longue attente à la porte d’une institution, dans l’espoir d’un précieux sésame pour la franchir. Pour décrire cette période de plus de six mois, la métaphore d’un seuil sur lequel nous nous serions tenus est assez éclairante, pour peu que l’on s’imagine une porte fermée munie d’un œilleton opaque. Comme le visiteur impromptu après son coup de sonnette, nous nous sommes tenus dans une posture aussi avenante qu’empruntée, nous imaginant observés à travers la porte, sans certitude de l’être effectivement et sans la moindre idée de qui pouvait nous scruter. Cette position d’attente, accompagnée d’une difficulté à obtenir des informations claires sur les différents protagonistes et procédures du contrôle d’accès, a pu générer un certain malaise et dérouter notre protocole d’enquête. Elle est devenue de plus en plus inconfortable à mesure que nos interlocuteurs nous décrivaient les enjeux sécuritaires du projet.

Une enquête en état d’urgence Durant cette période, nous avons continué à avoir des échanges réguliers avec le directeur local (et parfois son adjoint), hors des murs, pour discuter des conditions d’accès au terrain. Ces réunions nous permettent 207

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de rester informés, à mots comptés, de l’avancée du projet. Dans le même temps, ces diverses rencontres sont l’occasion pour le directeur de mettre en scène les enjeux sécuritaires du centre, instillant progressivement chez nous des sentiments pour le moins partagés. Voici, de manière synthétique, le tableau qu’il nous brosse du contexte. Pour expliquer les réticences de sa hiérarchie à nous laisser entrer dans le centre, il décrit avec insistance les enjeux sécuritaires du projet, cible potentielle d’une attaque terroriste et objet d’une curiosité médiatique incessante, encore accrue à chaque attentat perpétré sur le sol français9. À certains égards, le centre nous est dépeint comme une quasi-excroissance du conflit syrien sur le sol français, directement exposé aux évolutions quotidiennes de la situation au Proche-Orient. Le directeur ne manque d’ailleurs jamais de rappeler qu’il est « habilité secret Défense » et souligne fréquemment la surveillance étroite du site par les « services », notamment la très grande discrétion des agents chargés de la protection des personnalités qui, au gré des nombreuses visites ministérielles, sont venus à de nombreuses reprises « planquer » dans la forêt environnante. Évoquant un universitaire impliqué dans le centre et dont les interventions médiatiques mettent parfois à mal le secret autour du projet, il blague au sujet du fait que, si les États-Unis ont leur NSA10, la France n’est pas en reste et que, dans la mesure où cette personne « fait un peu peur », « on écoute tout ce qu’il dit ». L’emploi qu’il fait du pronom « on » nous frappe car il établit une étrange confusion entre ses fonctions de directeur d’un établissement relevant du secteur médicosocial et un quasi-statut d’auxiliaire de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Non sans plaisir, il met en scène son intégration paradoxale dans l’appareil d’État, délivrant çà et là des confidences sur les exorbitances du droit commun rendues possibles par l’état d’urgence. Cette intégration passe notamment par la mention de contacts fréquents avec le Premier ministre de l’époque (Manuel Valls), qu’il décrit comme très impliqué dans le projet. Il évoque même des échanges téléphoniques réguliers avec ce dernier, sans que l’on puisse réellement savoir ce qu’il en est. En distillant ces détails, notre interlocuteur plonge progressivement notre enquête dans une certaine paranoïa sécuritaire. À son contact, 9.  Nos échanges ont commencé un peu après l’affaire de l’attaque à leur domicile d’un couple de fonctionnaires de police à Magnanville. La période de formation des personnels avec l’UCLAT (cf. infra) correspond quant à elle peu ou prou au moment de l’attentat de Nice, suivi deux semaines après seulement de l’attaque au couteau à l’église de Saint-Étienne-du-Rouvray. 10.  National Security Agency.

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nous nous retrouvons malgré nous très proches d’un pouvoir présenté comme résolu et doté de moyens de surveillance inédits. Inévitablement, « les services » deviennent un actant invisible mais bien réel avec lequel il faut composer. Il n’est pas simple, pour des enseignants-chercheurs, de devoir construire un protocole de recherche dans une atmosphère qui rappelle les mauvais romans d’espionnage. Dès les premiers temps, cela a inévitablement des conséquences sur notre manière de travailler : on se demande si nous ne sommes pas nous-mêmes surveillés. Face à l’ampleur de la menace terroriste, on doute fort de l’intérêt, pour la DGSI, de s’intéresser à trois universitaires tels que nous. Mais plusieurs éléments ont laissé planer le doute. Le directeur se déclare ouvertement « sur écoute » dans la mesure où il lui arrive souvent de s’entretenir au téléphone avec des jeunes susceptibles de venir au centre – parmi lesquels certains sont fichés S – qui ont objectivement toutes les chances d’être surveillés. Cela ne le dérange manifestement pas ; mais, puisque nous échangions fréquemment au téléphone avec lui, il semble très probable que nous ayons pu, à un moment au moins, être nous-mêmes écoutés. Et comme toute personne souhaitant pénétrer entre les murs du centre, le directeur nous informe que nous faisons l’objet d’un « criblage ». Cette procédure consiste à soumettre la personne à une analyse approfondie de ses antécédents judiciaires comme de ceux de ses proches, à consulter sans doute d’éventuels signalements ou fichages par les services de renseignement. Ce processus sera d’ailleurs invoqué pour justifier la lenteur de notre accès au terrain. Lors d’un échange informel, le directeur partira d’un grand rire en disant « pour l’un d’entre vous, ça a pris plus de temps que pour les autres ! », sans que nous sachions vraiment à quoi nous en tenir. Dans un tel cadre, nous redoutons une possible immixtion dans nos vies privées, dont les résultats auraient pu être communiqués au directeur.

Un terrain sous surveillance Alors que la direction locale ne cesse de souligner la pression sécuritaire qui empêche le démarrage de l’enquête, c’est finalement elle qui s’en affranchit et nous permet d’accéder au centre. Les conditions dans lesquelles nous sommes entrés sur le terrain restent cependant floues. Nous avions obtenu, début janvier 2017, un mail de la tutelle du projet donnant son accord de principe. Nous avons rédigé, à notre initiative, un « protocole de confidentialité » nous engageant 1) à protéger 209

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l’anonymat de nos interlocuteurs, 2) à ne pas intervenir dans les médias ni publier de résultats avant le 1er janvier 2018. Des engagements qui nous semblaient tout à fait tolérables : l’« abstinence médiatique » ne nous était pas coûteuse et les délais de publication étaient tout à fait cohérents avec le calendrier du programme de recherche (une première publication un an après l’accès au terrain était peu envisageable). Le protocole mentionnait ensuite explicitement le fait que, dans la mesure où nous nous devions de protéger nos interlocuteurs, nos données seraient inaccessibles et incessibles : « Les verbatims ou les notes résultant des échanges avec les répondants resteront la propriété exclusive de l’équipe de recherche. » Cette prudence élémentaire a-t-elle été mal interprétée ? Le fait est que nous n’avons jamais reçu de réponse suite à l’envoi de ce document. Pourtant, quelques semaines plus tard, le directeur du centre semble avoir pris l’initiative de nous laisser enfin commencer notre enquête (c’est du moins ce que prétendra ultérieurement son supérieur). L’entrée sur le terrain a d’abord impliqué d’accepter de se soumettre à un protocole sécuritaire strict : annonce préalable de toute venue, envoie de copie de papiers d’identité, fouilles à corps, dépôt des effets personnels dans un casier, etc. Le passage par le local des agents de sécurité pour la fouille est l’occasion de constater que ceux-ci ont face à eux un mur d’écrans sur lesquels apparaissent les images prises par la multitude de caméras qui filme l’intérieur et les abords du centre. Une fois dans les murs, nous sommes intrigués par la présence de grands plots grisâtres sans ouverture visible dont on nous dira plus tard qu’il s’agit de détecteurs thermiques de présence. Malgré le caractère bucolique et très aéré du domaine, cette importante sécurisation provoque initialement un sentiment d’oppression, nourri là encore d’un sentiment de surveillance latente. L’un des chefs de service, « responsable sécurité » du centre, blague en évoquant le fait qu’il a accès à toutes les images. Comment être certain qu’il n’a pas accès au son ? Ce contexte n’était pas forcément propice à la réalisation d’entretiens confidentiels. Cette surveillance a induit une extrême – et sans doute excessive – prudence : limitation au strict minimum de nos échanges téléphoniques, échanges de mails très factuels, protection par mot de passe du fichier de contacts et, bien sûr, tous les entretiens que nous avons enregistrés ont été conservés sous forme cryptée et aucun n’a transité par internet ni été stocké sur un serveur distant. Lors de notre première visite au centre, nous n’avions d’ailleurs pas pris nos téléphones dans la mesure où le directeur avait évoqué l’existence d’une « station blanche », dispositif à même d’empêcher le vol de données dans les locaux, et 210

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capable de scanner le contenu des dispositifs électroniques (téléphones, ordinateurs, clés USB). Indéniablement, nous avons modifié nos méthodes de travail sous l’effet d’un possible regard externe avec lequel il fallait composer. Nous avons finalement été placés dans la position du détenu d’une prison panoptique, exposé en permanence à un possible contrôle mais dans l’incapacité de savoir si et quand il est sous l’œil de ses geôliers, ce que Foucault assimilait à une surveillance « permanente dans ses effets, même si elle est discontinue dans son action11 ».

La déconstruction progressive des enjeux sécuritaires Or, si le cadre sécuritaire a pu s’avérer inquiétant et contraignant en phase de négociation puis au tout début de la recherche, la conduite de nos premiers entretiens s’est apparentée à une traversée du miroir. En menant l’enquête in situ, notre rapport à la surveillance a progressivement évolué et si, de l’extérieur, la mise en scène sécuritaire était inquiétante, la sensation de pénétrer en coulisses a permis de dresser un tout autre tableau du contexte. Nous avons finalement pu travailler dans une grande liberté : entre janvier et juin 2017, nous avons ainsi conduit une trentaine d’entretiens dans les murs et interrogé la quasi-totalité des personnels en place. Ceux-ci, pour la plupart, n’ont pas semblé redouter de s’exprimer devant nos micros, en se montrant d’ailleurs très critiques envers le projet (sans pour autant évoquer trop ouvertement les jeunes accueillis, ce qui était une condition de possibilité de l’enquête même). Le protocole de sécurité, d’abord pesant, s’est progressivement allégé, devenant un quasi-rite de politesse consenti aux factionnaires à l’entrée, qui ne jetaient plus qu’un œil distrait sur nos papiers et nous laissaient entrer et sortir à notre guise12 sans plus jamais nous fouiller. Le décor du théâtre sécuritaire s’écroulait sous nos yeux, à mesure que le projet lui-même commençait à vaciller sur ses bases. Il ne faut donc pas négliger l’importance de la temporalité de la recherche dans notre impression de desserrement de la contrainte sécuritaire. Nous avons en effet pu pénétrer dans le centre à un moment où les enjeux qui avaient justifié sa surveillance perdaient en intensité, ce 11.  Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 234. 12.  Non sans bien sûr leur demander de nous ouvrir la porte, une ancienne grille métallique modernisée par l’ajout d’un improbable groom motorisé déclenché à distance, si poussif que l’attente de l’entrebâillement de la porte en devenait gênante, quand la télécommande ne se montrait pas capricieuse.

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pour au moins deux raisons. D’une part, ce projet était un marqueur politique fort pour le Premier ministre de l’époque, Manuel Valls, qui y jouait une part de sa crédibilité sur ses réponses à l’« islam radical ». Avec sa démission du gouvernement puis sa défaite à la primaire du Parti socialiste, le projet a rapidement perdu de sa centralité politique et médiatique. Dès lors, la volonté de contrôle et la proximité du pouvoir avec lesquelles il nous semblait falloir composer sont devenues secondaires. D’autre part, sans pression politique émanant de Matignon, les services de l’État, notamment les cellules préfectorales de signalement, ont progressivement cessé d’orienter des candidats potentiels et, au fil des départs, le centre, déjà peu occupé, s’est vidé de ses derniers « bénéficiaires ». Quelques semaines après notre entrée sur le terrain, il n’en restait plus qu’un, puis rapidement plus aucun. Dans la mesure où la dissimulation de l’identité et des antécédents des pensionnaires était l’une des raisons principales du « secret Défense », il est logique que nous ayons ressenti beaucoup moins de pression sur le terrain après leur départ. Le centre que nous avons découvert était donc orphelin de son instigateur et, conséquemment, sur le déclin. Au nom de la continuité de l’État, sa fermeture pourtant inéluctable a été repoussée après l’élection présidentielle de 2017. En réalisant la majorité de nos entretiens durant cette période d’attente, nous avons pu bénéficier de temps et d’un personnel disponible pour nous répondre, voire désireux de le faire pour tromper l’ennui. La problématique qui était la nôtre n’a logiquement pas souffert de l’absence des pensionnaires. Au contraire, nos entretiens, certes rétro­ spectifs, se sont avérés très riches par la prise de recul que permettait le temps passé depuis l’ouverture du centre. Nous n’avons pas le loisir ici de rendre compte de manière approfondie de nos résultats13 mais il est un aspect qui nous a particulièrement frappés : la « panique sécuritaire » que nous avions traversée à l’automne 2016 et la progressive distanciation engendrée par le contact avec la réalité du projet ont été des expériences très largement partagées par les personnels du centre. Les formations dispensées par l’UCLAT14, notamment, avaient plongé une partie des personnels dans un état de paranoïa avancée. Contraints à dissimuler leur identité, à entretenir des rapports de méfiance constante vis-à-vis des jeunes, tenus de ne rien communiquer à l’extérieur de la vie du centre, ils ont nourri des craintes qui leur sont apparues a posteriori 13.  Les résultats de cette recherche sont présentés dans Alex Alber, Valérie Cohen, Joël Cabalion, Un impossible travail de déradicalisation, Toulouse, Érès, 2020. 14.  Unité centrale de lutte anti-terroriste.

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disproportionnées. Dans les premiers temps, par exemple, certains prenaient soin de dissimuler leur plaque d’immatriculation avec du carton en approchant du site, de peur d’être identifiés par ce biais. Finalement, la peur aura été l’expérience la plus commune et la plus partagée dans la vie du projet : des peurs multiples et souvent croisées, inspirées par des protagonistes divers, souvent irrationnelles. La peur d’une action de Daech ou d’un quelconque groupe factieux d’extrême droite, qui aurait pu prendre le centre pour cible ou tenter d’y infiltrer quelqu’un. La peur inspirée par les jeunes ensuite, très présente dans le voisinage et un temps partagée par les personnels jusqu’à ce qu’ils découvrent les publics, largement présentés comme « faciles » au regard des standards du travail social. Ces pensionnaires avaient, quant à eux, très peur des journalistes, susceptibles de dévoiler leur identité. Cette crainte était également ressentie par la direction, dont un·e répondant·e nous dira avec ironie qu’« ils ont plus peur des journalistes que de Daech ». Et pour cause, l’une de ses missions consistait à dissimuler le pédigrée réel des pensionnaires, présentés publiquement comme relevant du « spectre bas15 » alors même que ce principe avait dû souffrir de multiples entorses pour pouvoir trouver des « volontaires velléitaires16 ». Finalement, ce projet aura été initialement très anxiogène pour les personnels, et le fait que nous ayons pu partager certaines de leurs inquiétudes à l’abord du terrain aura été utile dans notre démarche d’analyse ; surtout lorsque nous avons, comme eux, progressivement mis à distance notre sidération initiale. Avec le recul, notamment après avoir rencontré en fin de recherche la tutelle du projet (la direction du GIP réinsertion et citoyenneté), cette forme de panique sécuritaire a trouvé une place différente dans notre interprétation de la situation. La raison en est qu’à l’inverse de la direction locale, les responsables du GIP sont revenus avec insistance sur le fait que le projet relevait pleinement du secteur médico-social, que le travail en son sein n’était en rien spécifique par rapport à ce que font les éducateurs dans d’autres institutions, qu’elles soient ouvertes ou fermées. Les habilitations secret Défense seront présentées comme une contrainte administrative formelle dénuée d’enjeu, à ce point même qu’ils ignoraient eux-mêmes certains éléments du parcours judiciaire de plusieurs pensionnaires. En un mot, ils ont constamment tenté de 15.  L’acceptation du projet par les élus locaux avait supposé que le centre n’héberge aucun « fiché S », qu’aucun des pensionnaires n’ait d’antécédents judiciaires ? etc. 16.  C’était là une des expressions utilisées dans le projet d’établissement pour quali‑ fier ces « Volontaires à l’insertion citoyenne » (VIC).

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banaliser la situation là où nos premiers interlocuteurs semblaient s’employer au contraire à la dramatiser à l’excès, comme ils l’ont également fait avec les personnels. La question est alors de savoir si l’entretien de cette peur, de cette culture de secret, n’a pas été une stratégie délibérée pour asseoir l’autorité hiérarchique de l’équipe de direction. Si, consciemment ou non, la mise en avant constante du caractère proprement extraordinaire du projet n’était pas un levier pour imposer la transformation des méthodes de travail, et notamment un virage martial assez marqué de l’accompagnement des jeunes, très mal vécu par les personnels plus expérimentés, qui ne voyaient pas l’utilité de se muer en « matons » – comme ils le résumaient. Nourries par un élargissement de notre champ d’investigation et par le recul qu’offre le temps, nos inquiétudes initiales ont fini par nous paraître bien dérisoires. Finalement, nous nous sommes légitimement posé la question de savoir si nous n’avions tout simplement pas eu affaire à une forme de manipulation plus ou moins volontaire de la part de notre premier interlocuteur. Outre qu’il semblait amusé de l’effet que produisaient sur nous les confidences qu’il distillait au fil de nos rencontres, la construction de cette mise en scène sécuritaire lui permettait de valoriser la position qu’il occupait et les compétences dont il disposait pour y répondre. Dès lors, il est bien difficile de savoir si notre volonté de porter le regard sur un objet aussi « chaud » s’est heurtée à une démarche inquisitoriale des services de sécurité retardant notre entrée sur le terrain ou à une simple inertie administrative teintée de prudence de la part des tutelles. Ce point reste mystérieux à ce stade et nous manquons d’éléments pour trancher. Le rôle joué par le directeur du centre reste longtemps trouble, notamment du fait des différences entre son récit et celui de sa hiérarchie, particulièrement au sujet de notre entrée sur le terrain, qui a débouché en fin de recherche sur une situation très problématique et pour le moins alarmante.

Épilogue : entre volonté de censure et aveu d’impuissance Après un courriel acceptant le principe de notre enquête début janvier 2017, nous n’avons plus reçu de nouvelles de la tutelle du centre (le GIP) et nous avons conduit l’essentiel de nos entretiens dans les mois suivants. Pourtant, en avril 2017, alors que notre enquête était presque terminée, nous avons reçu un mail du directeur du GIP nous 214

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reprochant de ne pas l’avoir informé de notre entrée sur le terrain. Qu’il puisse l’ignorer nous semblait pour le moins étrange dans un contexte censément ultra-sécurisé entourant le projet. Nous faisions alors l’hypothèse qu’il voulait « se couvrir » en cas de problème, se laissant la possibilité de se déresponsabiliser au cas où nous n’aurions pas tenu nos engagements en matière de confidentialité des résultats. Nous supposions que l’échec de plus en plus probable du projet l’avait poussé à se doter d’une telle porte de sortie. Ce point reste sans doute à éclaircir mais la carte dont il s’était doté en nous envoyant ce message a bien été abattue à l’automne 2017. Le contrôle que nous redoutions, sans qu’il soit réellement palpable, s’est finalement concrétisé de la manière la plus tangible qui soit, à travers une volonté de censure brutale sur nos résultats, assez inquiétante pour les libertés de la recherche. Pour clore notre travail de terrain, nous avions en effet demandé un rendez-vous à ceux que nos interlocuteurs désignaient par des périphrases (« Paris », « le GIP »). Lors de cet entretien, le directeur du GIP a réitéré très formellement ses regrets de n’avoir pas été prévenu de notre entrée sur le terrain. Après lui avoir signifié de la manière la plus claire qui soit que nous pensions qu’il était au courant puisqu’il avait donné son accord par écrit, la suite des échanges a été cordiale et nous avons pu glaner certaines informations manquantes sur le projet, au long d’un entretien de trois heures, particulièrement instructif. Aussi, avons-nous été très surpris de recevoir, quelques semaines plus tard, un courrier recommandé de sa part nous informant d’une démarche entreprise auprès du président de l’Université de Tours, avec copie de la lettre lui ayant été adressée. Ce courrier nous mettait en cause en dénonçant une enquête conduite « illégalement », une dissimulation de notre objet de recherche et une politique éditoriale contraire à nos engagements. Le courrier demandait instamment un rendez-vous au président de l’université « pour voir quelle suite donner à ces travaux ». Le fait que le courrier ait été envoyé en recommandé et se voulait particulièrement circonstancié, laissait penser qu’il s’intégrait dans une démarche d’intimidation préparant d’éventuelles poursuites judiciaires. Cette attaque frontale n’a pas été sans nous désarçonner et nous sommes d’abord restés interdits devant une telle volonté de censure. Clairement, notre interlocuteur faisait pression sur le président de notre université pour nous empêcher de publier. Heureusement, ce dernier, ainsi que les viceprésidents compétents sur un tel dossier, ne se sont pas laissé intimider. Nous avons pu les convaincre, documents à l’appui (échanges de mails, projets de recherche, etc.) que ces accusations étaient infondées. 215

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La réponse a donc été un démenti cinglant accompagné d’une fin de non-recevoir pour la demande de rendez-vous. Quelques semaines plus tard, nous apprenions la dissolution du GIP dans la foulée de la fermeture définitive du centre. Avec le recul, nous lisons cette volonté de contrôle un peu désespérée comme un aveu d’impuissance de la part d’un service qui se savait condamné. En nous rendant dans les locaux du GIP, nous avions en effet pris la mesure de l’extrême fragilité de ce projet construit dans l’urgence, fruit d’une volonté politique à la disparition de laquelle il ne pouvait survivre. Le GIP était un service de moins de cinq personnes (en fait un binôme de direction et quelques personnels détachés en support) qui n’avait finalement que très peu de moyens humains à sa disposition. De plus, contrairement à ce que nous pensions, celui-ci n’était pas du tout central au ministère de l’Intérieur, mais occupait une place périphérique dans des bâtiments annexes où il semblait perdu au milieu d’autres services pareillement temporaires et périphériques. Considérant ces éléments, nous avons pris conscience que les silences parfois inquiétants de la direction parisienne cachaient moins un possible « criblage » qu’une incapacité à gérer de front toutes les dimensions d’un projet très exposé politiquement. Si des préoccupations sécuritaires ont bien ralenti notre entrée dans le centre, il s’agissait avant tout d’une volonté de contrôle des fuites médiatiques. La tentative de censure dont nous avons été l’objet semble avoir surtout eu pour but d’éviter toute vague avant la disparition du GIP et de ne pas faire une publicité négative à ses responsables, qui n’ont manifestement pas souffert, dans leur carrière, de l’échec retentissant du projet dont ils avaient la responsabilité.

Conclusion Ce terrain aura donc été marqué par une surveillance au statut très ambigu. D’abord frappés de stupeur par la présentation des enjeux sécuritaires du projet, pour partie déstabilisés par la possibilité d’une immixtion dans nos vies privées avec laquelle nous n’étions pas à l’aise, nous avons peu à peu mis à distance ces dimensions. En interrogeant les personnels du centre, dont nous avons pu finalement partager certaines craintes, nous avons pu réintégrer ces questions dans une analyse du management interne, où les questions sécuritaires ont pu être utilisées comme un outil de contrôle d’un collectif par ailleurs assez vindicatif. De ce point de vue, notre « panique sécuritaire » initiale, puis notre 216

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démystification rétrospective, nous ont permis de partager en partie le vécu des personnels, ce qui a enrichi notre approche ethnographique et la compréhension des tensions sur le terrain. Avec le recul, nous avons surtout compris en quoi la peur à laquelle nous avons été confrontés reposait largement sur l’agitation sous nos yeux de figures spectrales qui n’ont d’existence que pour autant qu’elles s’incarnent dans des stratégies individuelles. Nous n’avons aucune certitude quant au fait de savoir si notre demande d’accès au terrain nous a exposés à une raison d’État, à des institutions menaçantes et inquisitrices. La seule réalité tangible pour nous a été l’existence de stratégies très personnelles de la part de nos divers interlocuteurs mobilisant ou non le secret, le droit, et diverses intimidations pour orienter notre travail. Les tentatives de censure dont nous avons pu faire l’objet s’inscrivaient dans une logique de contrôle ne visant pas à protéger l’État, mais bien la carrière des promoteurs du projet, qui redoutaient avant tout une trop forte exposition médiatique de leurs échecs.

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Chapitre 10

Enquêter dans le nucléaire sous l’œil des gatekeepers et des pairs De la vigilance épistémologique à la surveillance politique Pierre Fournier

« Nous sommes confrontés, de la part des dominants (dirigeants de multinationale, scientifiques travaillant pour eux) à des mensonges caractérisés sur les risques auxquels sont exposés les travailleurs et riverains du fait des pollutions industrielles. J’ai publié un ouvrage qui en fait la démonstration. Pour notre part, en tant qu’expert·e·s – citoyen·ne·s, dans nos travaux et l’expression des résultats, nous avons une exigence de rigueur qui doit être sans faille. La rigueur est de notre côté, pas du leur. » Annie Thébaud-Mony, entretien avec Pierre Moisset, Sociologies pratiques, 2018, n° 2, p. 16.

Les publications scientifiques sont soumises à la vigilance de la communauté académique qui contribue à garantir leur qualité. Les relectures attentives des pairs discriminent les travaux et sont la condition d’une cumulativité des savoirs. Cette vigilance épistémologique est une parade aux excès d’ambition que les chercheurs donnent parfois à 219

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leurs résultats. Elle est aussi, dans les sciences sociales, une parade au risque inverse qui est encouru par le chercheur quand, sachant qu’il sera lu par certains de ses enquêtés, il pourrait être tenté de se réfréner ou de travestir la réalité qu’il a observée : par anticipation de réactions chagrines, voire de protestations de la part de ces enquêtés face à ses analyses. Travailler sur des univers fermés au regard des sciences sociales, où les chercheurs peinent à négocier leur présence, tolérée par des gatekeepers, des gardiens de l’ordre local, est une circonstance où se présentent particulièrement ces tentations d’autocensure dans un cadre de pression sur la recherche. Réciproquement, ne faut-il pas s’inquiéter de la capacité à l’impartialité qui est attendue d’un pair relecteur quand les résultats produits par le chercheur ayant réussi à s’introduire sur le terrain peuvent prendre à revers ses convictions personnelles sur un sujet controversé dans le débat public ? La réaction des pairs se présente sous différentes formes. Une forme minimale consiste en la mention du travail à l’appui d’une recherche nouvelle, comme point de référence dispensant l’auteur de donner la justification du raisonnement ou le détail des faits qui ont été établis par le collègue et auxquels il se rapporte pour avancer tel élément de son propre raisonnement. Un certificat de confiance en quelque sorte. D’autres mentions prennent la forme d’une discussion venant préciser un degré d’accord sur certains points et la mise en doute ou la contestation d’autres : par exemple par la mobilisation de faits contradictoires, de nouvelles manières de mesurer les réalités empiriques ou de façons alternatives de raisonner sur les éléments collectés. Les fronts de recherche se déplacent ainsi : au gré de ces disputes argumentées. Les assertions se précisent dans leur horizon de pertinence. Les fondements empiriques s’en trouvent explicités et affermis, les modes de traitement analytique affûtés. La discussion s’appuie alors sur la citation précise du passage auquel il est fait référence : pour faire du lecteur informé l’arbitre de la confrontation soumise à son examen. Aussi tout chercheur est-il curieux de voir son travail cité et de lire comment, en particulier lorsqu’il l’est par un membre de la communauté de recherche qui s’est constituée autour de son objet d’étude. La citation prend la forme d’une épreuve de validation du travail conduit et sert souvent d’aiguillon pour lancer de nouvelles recherches sur le thème, qu’elle confirme l’épuisement d’une piste ou qu’elle invite à l’approfondir pour la caractériser mieux encore. Mais lorsque le chercheur travaille sur un domaine d’étude qui fait l’objet de controverses publiques et où l’enquête réclame le franchissement d’une porte bien gardée, il faut aussi redouter que ce mandat de lecture vigilante par les pairs flirte avec la traque d’écarts à une 220

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certaine orthodoxie quant aux questionnements de recherche que pose cet univers. L’ouverture de la porte témoigne-t-elle immanquablement d’une compromission avec l’institution et signifie-t-elle l’enrôlement du chercheur à son service ou dans une complaisance à son égard ? Réciproquement, quelle recherche imaginer sur cet univers mal connu si l’on ne parvient pas à y avoir accès ? Ce chapitre propose d’y réfléchir à propos de recherches portant sur le monde nucléaire et s’appuiera sur la lecture déroutante que fait une sociologue chevronnée d’une recherche que j’ai publiée sur le travail dans ce secteur, illustrant combien est ténue la frontière entre le répertoire de la vigilance épistémologique et celui de la surveillance politique dans des contextes de pression sur les chercheurs et d’espoir des gatekeepers de se débarrasser du pouvoir critique des sciences sociales en profitant de leurs disputes internes.

Erreurs de lecture ou écriture à charge ? Dans la dynamique de validation par les pairs évoquée précédemment, voir A. Thébaud-Mony citer mon livre Travailler dans le nucléaire1 est une bonne nouvelle. Cette sociologue, directrice de recherche à ­l’INSERM, est une spécialiste de la condition des sous-traitants du nucléaire et son travail est mentionné à ce titre plusieurs fois dans l’ouvrage. Mais quand elle fait référence à ma recherche dans La science asservie2, c’est pour l’épingler – avec d’autres – comme soumise aux intérêts de l’industrie nucléaire et des gouvernants qui la promeuvent. Les sciences sociales sont alertées depuis longtemps sur leur impossible neutralité, qu’Howard Becker rappelle en ces termes : « la question n’est pas de savoir si nous devrions prendre parti étant donné que nous le ferons inévitablement, mais plutôt de savoir de quel côté nous sommes3 ». On reviendra donc plus loin sur le sens qu’il y a à imaginer une science non asservie, mais regardons tout d’abord sur la foi de quoi l’auteur procède à son partage du monde qui me place du côté des industriels. 1.  Pierre Fournier, Travailler dans le nucléaire. Enquête au cœur d’un site à risques, Paris, Armand Colin, 2012. Cette référence sera abrégée ultérieurement par les initiales TDLN. 2.  Annie Thébaud-Mony, La Science asservie. Santé publique : les collusions morti‑ fères entre industriels et chercheurs, Paris, La Découverte, 2014. Cette référence sera abrégée ultérieurement par les initiales LSA. 3. Howard Becker, Le Travail sociologique. Méthode et substance, Fribourg, Academic Press Fribourg, 2006 (1970), p. 175.

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À partir d’une étrange lecture de mon travail. A. Thébaud-Mony commence sa recension par une formule qui m’intrigue : « L’auteur s’indigne non pas de la mort d’un ouvrier et de graves blessures de trois autres, mais… » (LSA, p. 241).

Il me semblait pourtant avoir été clair à propos de l’accident mortel qui est survenu en France en 2011 à l’occasion d’une explosion dans un atelier où sont fondues des ferrailles issues du monde nucléaire. J’écris à la deuxième page de l’introduction de mon livre : « La mort d’un homme au travail et la blessure grave de plusieurs de ses collègues constituent un formidable scandale qui doit marquer une date, séparant un avant et un après en termes d’organisation du travail dans l’activité industrielle concernée […] » (TDLN, p. 10).

Mon indignation face à la mort d’un homme au travail est totale. La fin de la phrase a-t-elle pu induire en erreur ? Je poursuis ainsi : « … dans l’activité industrielle concernée sur ce site nucléaire comme pour chacun des cinq cents autres accidents mortels qui surviennent tous les ans dans des lieux de travail en France » (TDLN, p. 10).

Il n’y a aucune relativisation de la situation dans le fait de rapprocher cette mort dans le nucléaire de l’incroyable réalité de la mort survenant au travail dans la France d’aujourd’hui. Juste une mise en perspective. Cela pourrait-il être le « pour autant » ouvrant la phrase suivante qui pose problème ? Cette interprétation ne résiste pas davantage à la lecture : « Pour autant, l’accident du 12 septembre 2011 à Marcoule ne portera pas un coup d’arrêt au nucléaire français comme l’accident de Tchernobyl a conduit, en 1987, au moratoire du nucléaire italien, ou celui de Fukushima a marqué, en 2011, la fin programmée du nucléaire allemand et suisse. Aucun rejet atmosphérique de substances radioactives n’a contaminé la zone au point d’en interdire l’accès » (TDLN, p. 10).

Pas de relativisation là non plus. Juste un constat sur les caractéristiques de l’accident pour l’environnement. L’indignation de substitution qui m’est prêtée par A. ThébaudMony dans la suite de sa phrase – après le « mais » – est tout aussi étonnante. Je m’indignerais de « la polémique [initiée par les associations environnementales] autour des prétendus silences coupables [des autorités industrielles, administratives et politiques] ayant entouré cet 222

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accident » (LSA, p. 241). Cette formule figure effectivement bien dans mon texte quelques lignes plus bas que l’évocation de l’accident mortel mais, là encore, c’est pour un constat factuel, sans jugement : « la polémique autour des prétendus silences coupables ayant entouré cet accident a fait long feu » (TDLN, p. 10).

Je rapporte le fait que cette polémique n’a pas eu de suites, sans m’en réjouir ou m’en plaindre mais pour expliquer que ces éléments mis bout à bout, la mort d’un homme au travail dans une installation nucléaire, l’interpellation des autorités ensuite pour dissimulation de la gravité de l’accident et enfin l’abandon des poursuites faute de confirmation de cette gravité pour l’extérieur, m’ont surpris et m’ont déterminé à livrer à « un public plus large que les universitaires mes observations du travail sur ce site industriel à risques où l’on ne fait pas que fondre des ferrailles » (TDLN, p. 10). Le travail dans le secteur nucléaire est mal connu. Cela autorise des malentendus qui en brouillent la perception. Tentons d’y remédier de façon indépendante pour mieux situer son caractère indiscutablement risqué, sur lequel attire l’attention le soustitre de mon ouvrage, Enquête au cœur d’un site à risques. Or A. Thébaud-Mony me prête ensuite une phrase qui prend totalement à revers cette intention : « Areva, EDF et l’IRSN étant membres de la fondation qui soutient [l’institut pour une culture de la sécurité industrielle], on peut imaginer que des travaux universitaires indépendants soient soutenus pour porter ces univers industriels à risque » (LSA, p. 242, semblant citer TDLN).

Et elle s’interroge : « Les chercheurs en sciences sociales seraient-ils convoqués pour “porter” (soutenir ?) ces firmes œuvrant dans des secteurs à risque […] ? » (LSA, p. 242).

La prétendue citation est prise à la page 21 de mon livre mais elle est tronquée d’une façon qui en dénature totalement le sens : je n’appelle aucunement de mes vœux des travaux universitaires pour porter des univers à risques mais pour porter sur des univers à risques. Ce petit mot de trois lettres change évidemment le sens du propos. Cette erreur de lecture vaut-elle qu’on s’y arrête ? Les erreurs, l’inattention touchent tous les travailleurs, y compris ceux de la recherche, et j’ai sans doute pu commettre, moi aussi, des imprécisions ou des maladresses à tel ou tel moment de mon travail. Mais l’explication par 223

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l’inattention d’A. Thébaud-Mony bute sur d’autres affirmations surprenantes. À commencer par sembler ignorer le contexte de la citation erronée. J’explique en effet, à ce moment de l’introduction du livre, que mon enquête de terrain est ancienne et d’ampleur modeste, et qu’elle mériterait d’être répliquée et étendue à l’ensemble de l’industrie nucléaire. J’évoque deux voies qui rendent optimiste pour y parvenir en dépit des difficultés face à ce secteur très fermé. Tout d’abord le fait de disposer de récits livrés par des salariés en position réflexive pour aider le chercheur à identifier d’éventuels démentis empiriques à ses observations. Et je cite le livre très documenté de Claude Dubout, un salarié de la sous-traitance dans le nucléaire4. Je mentionne ensuite la possibilité pour des travaux de sciences sociales de dépasser les entraves des industriels à l’accès au terrain en bénéficiant d’un nouveau dispositif qui intercale un institut et une fondation (« pour une culture de la sécurité industrielle ») entre les industriels et les chercheurs plutôt qu’un lien d’emploi direct ou de commande contractuelle. Surtout que ce dispositif, initié par Total dans le sillage de la catastrophe d’AZF à Toulouse en 2001, voit peser sur lui des attentes sociales considérables. Je m’appuie sur cette configuration où les industriels sont sommés d’attester de leur ouverture aux chercheurs en sciences sociales pour espérer que – c’est le sens d’« imaginer que » : sans garantie – quelques chercheurs mettent efficacement le pied dans la porte entrouverte. Là encore, la convocation de mon travail par A. Thébaud-Mony est en complet décalage avec la lettre de mon texte, et la poursuite de sa dénonciation, appuyée sur des lectures sélectives à l’effet diffamant, me porte à dépasser l’analyse de ces errements comme de simples erreurs pour y voir plutôt des sortes de lapsus calami et, derrière, la marque des conditions de la recherche quand elle prend pour objet une industrie fermée et contestée dans l’espace public.

Comprendre les errements d’une lectrice chevronnée Comment interpréter la lecture d’un écrit de recherche par un chercheur senior avec autant de contresens ? Plusieurs hypothèses sont envisageables. Cela pourrait-il être la conséquence d’un travail contraint, par exemple sous la pression productive qui s’exerce sur la recherche ? Publish 4.  Claude Dubout, Je suis décontamineur dans le nucléaire. Ce qu’il y a derrière ces grilles, Anetz, Éditions Paulo-Ramand, 2009.

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or perish, injonction imposée par la mise en concurrence des chercheurs pour accéder aux financements de leurs travaux, place le chercheur dans une course à la publication qui est possiblement préjudiciable à la qualité de son travail, ici de lecture, d’écriture. Publier beaucoup peut avoir un prix : alimenter ses publications avec les textes des autres plutôt qu’avec des enquêtes originales, non sans risquer de les citer mal… Ou bien est-ce la course à la rétribution symbolique associée au statut d’« intellectuelle » qui pousse A. Thébaud-Mony à trouver le moyen d’attirer l’attention sur son travail ? Elle a acquis une indiscutable reconnaissance dans l’analyse des jeux sociaux conduisant à l’invisibilité de dossiers de santé au travail, dans le cas du nucléaire et pour d’autres secteurs, et ses écrits lui valent de nombreuses interventions dans les médias. Cette consécration s’alimente bien d’affaires à dénoncer sur le registre de l’indignation. L’hostilité – qu’elle me prête ici avec mauvaise foi – à des prises de positions environnementalistes est ainsi de nature à scandaliser le lecteur et à mériter salutation à celle qui l’aurait repérée et combattue, à lui valoir reconnaissance pour sa vigilance et son courage. Quelle que soit la cause défendue (ici l’alerte contre un secteur nucléaire qui dissimulerait ses forfaits avec l’aide du pouvoir), il ne fait pas de doute que, quand elle est politique (et le nucléaire en France est, depuis 1945, continûment une cause politique), elle avance mieux avec le relais des médias que par les seules publications académiques. Celles-ci sont vues comme réservées à un microcosme ou disqualifiées par leur caractère nécessairement controversé dans le champ scientifique. Dois-je alors me réjouir d’avoir été mal lu pour néanmoins servir une « juste cause » dans un espace de débat déconfiné ? Dans le cas d’institutions fermées et secrètes comme le sont l’armée ou la prison, et sans doute aussi le nucléaire, H. Becker nous prévient que le chercheur doit s’attendre à ce que « diverses personnes [de l’institution] tentent d’utiliser son travail de manière sélective ou biaisée » pour en tirer avantage5. On peut tout de même s’étonner d’avoir affaire à ces mêmes pratiques de la part de collègues chercheurs. Sauf à considérer que l’objet impose de se conformer à un anticonformisme pour en traiter et que le registre du chevalier blanc est la modalité la plus évidente d’affirmation d’une posture intellectuelle « à impact social », ce critère étant aujourd’hui devenu déterminant dans l’attribution de moyens de travail pour un chercheur. À moins encore que ces contresens de lecture de mon travail ne soient la réponse d’A. Thébaud-Mony à ce qu’elle a pu percevoir comme une critique dans les renvois que fait mon livre à son travail ? Cela pourrait justifier chez elle un agacement peu favorable à une écriture soignée. J’ai 5.  H. Becker, op. cit., p. 171.

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signalé ses travaux sur la sous-traitance tournante à EDF pour situer mon travail comme complémentaire : en me centrant sur la sous-traitance stable dans des ateliers de production d’un autre grand industriel du secteur, AREVA. À EDF, l’entretien des réacteurs électronucléaires réclame des interventions périodiques pour rechargement en combustible et pour maintenance préventive. Le choix a été fait de confier cette tâche à des entreprises de sous-traitance intervenant de site en site au gré des besoins. On a parlé pour leur main-d’œuvre de « nomades du nucléaire6 », voire de « trimardeurs7 », pour rendre à la fois la pénibilité de leur travail et l’instabilité des conditions de vie qui leur sont associées, précisément décrites par A. Thébaud-Mony8. Il en va autrement dans le reste de l’industrie nucléaire, en amont et en aval de la production électrique. Les usines soustraitent aussi une partie de leurs besoins en maintenance mais font voir une main-d’œuvre stable sous statut de sous-traitance à côté de la maind’œuvre statutaire. Les problèmes d’organisation du travail et de suivi sanitaire ne sont donc pas les mêmes entre sous-traitants d’EDF et d’AREVA. Les modalités d’investigation des situations de travail discutées non plus. Je note ainsi, page 18 de Travailler dans le nucléaire, que la soustraitance tournante d’EDF est un domaine où des formes d’enquête sociologique sont moins difficiles : avec des travailleurs disponibles pour des entretiens menés dans les campings et bungalows où ils résident à l’occasion des chantiers de maintenance programmée et où ils se trouvent à distance de leur vie de famille, accaparés seulement par le travail et par la reproduction de la force de travail, avec peu de sollicitations en termes de sociabilité9. Une modalité d’enquête où la parole ne peut toutefois pas être confrontée aux faits faute d’accès aux situations de travail décrites, l’industriel prenant prétexte de l’intensité du travail sur le chantier et de son caractère dangereux pour refuser de laisser un chercheur s’en approcher. Mon texte le souligne car, à l’inverse, j’ai pu accéder à des situations de travail sous différents statuts d’observateur (comme ouvrier intérimaire dans le secteur, comme stagiaire pour études dans une entreprise de soustraitance vendant mes services d’ouvrier peu qualifié au donneur d’ordre, 6.  Jean-Marie Cavada, Les nomades du nucléaire, FR3, émission La Marche du Siècle, 1997. 7.  Catherine Pozzo di Borgo, Arrêt de tranche. Les trimardeurs du nucléaire, Paris, Beka production, 1996, 54 mn. 8.  Annie Thébaud-Mony, L’industrie nucléaire  : sous-traitance et servitude, Paris, Éditions Dufour-Krief-INSERM, 2000. 9.  Cf. A.  Thébaud-Mony, op. cit. ; Marie Ghis Malfilatre, Santé sous-traitée. Ethno‑ graphier les mobilisations contre les risques du travail dans l’industrie nucléaire en France (1968‑2018), thèse de doctorat en sociologie, EHESS, Paris, 2018.

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comme stagiaire pour études observant les interventions du service de protection contre la radioactivité…) et saisir par là des réalités du travail et des façons d’en parler10. Il est important de le signaler car c’est un gage de la qualité informative du travail de recherche.

Le dossier de l’amiante pour biais de lecture Dans l’accusation fantaisiste qui m’est lancée de vouloir porter/soutenir le secteur nucléaire par des travaux universitaires, la fin de la phrase où figure la citation tronquée éclaire d’autres raisons de cette lecture à charge contre mon travail : « les chercheurs en sciences sociales seraient-ils convoqués pour “porter” (soutenir ?) ces firmes œuvrant dans des secteurs à risque, comme l’ont fait les médecins et scientifiques du CPA vis-à-vis de l’industrie de l’amiante ? » (LSA, p. 242).

La comparaison avec l’amiante est cruciale pour A. Thébaud-Mony. Elle connaît de près le dossier instruit avec Henri Pézerat sur le Comité permanent amiante (CPA)11. Composé de chercheurs en sciences du vivant, de médecins, de hauts fonctionnaires, de cadres d’entreprises, de représentants de la Sécurité sociale et des salariés, le CPA a longtemps œuvré pour entretenir le doute sur la toxicité de cette matière, favorisant la poursuite de son utilisation et faisant courir des dangers inutiles aux personnes exposées. Débusquer le « CPA du nucléaire », s’il existe dans les mêmes formes12, serait une belle réussite : ô combien 10.  Pierre Fournier, « Des observations sous surveillance », Genèses, n° 24, 1996, p. 103‑119. 11.  Henri Pézerat, « Un lieu d’expertise paralysée  : l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) », dans B. Cassou, M. Schiff (éd.), Qui décide de notre santé ? Le citoyen face aux experts, Paris, Syros, 1998. 12.  On sait par exemple que, dès les années 1960, le secteur nucléaire français sollicite des chercheurs en sciences sociales pour analyser les relations des popu‑ lations rurales à la modernité à la proximité des centres nucléaires (cf.  Isac Chiva, « Étude effectuée dans la région de Bagnols-sur-Cèze à la suite de l’implantation du centre Marcoule », dans Université de Montpellier, Quinzaine des sciences nucléaires (24 mars-8 avril 1962), Paris, Masson, 1963, p. 415‑424) ou les relations des travail‑ leurs aux risques nucléaires (cf.  Paul Sivadon, Adolfo Fernandez-Zoïla, L’Étude des attitudes psychologiques des travailleurs nucléaires vis-à-vis du risque radioactif, Bruxelles, Communauté européenne de l’énergie atomique, 1968). Les protocoles d’implantation de centrales électronucléaires de Westinghouse en Europe prévoient même la mobilisation systématique des ressources universitaires locales pour caractériser les territoires visés.

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importante pour les travailleurs du nucléaire, exposés à des dangers à ne pas mettre en doute, et quel hommage ce serait au travail d’Henri Pézerat qui en a ouvert la voie ! Cette quête n’est pas neuve13 et j’ai moimême repéré des éléments pour y réfléchir. A. Thébaud-Mony relève dans son livre quelques noms de plus. Ce qui me vaut de figurer tout à coup parmi eux semble tenir à la façon dont je parle des risques au travail dans le secteur. Pour A. Thébaud-Mony : « tout au long de son livre, Pierre Fournier s’appuie sur un postulat selon lequel, dans l’industrie nucléaire, les risques auxquels sont exposés les travailleurs “restent dans les limites de ce qu’on sait que le corps humain peut supporter” (p. 29) » (LSA, p. 243).

Là encore, il vaut mieux aller à la version originale pour bien mettre la courte citation dans son contexte. Décrivant le cadre de travail dans le secteur nucléaire, j’écris : « Il faut tenir compte de la radioactivité des substances en jeu, c’est-à-dire de leur état instable au plan de la structure des atomes qui les composent. Un phénomène les fait se transformer sans cesse et émettre, à chaque transformation, des rayonnements ayant des effets dommageables sur l’homme, pouvant aller jusqu’à entraîner des cancers, des stérilités, voire des malformations dans la descendance. La parade la plus fréquente à ces nuisances spécifiques est l’interposition d’écrans de protection et la commande à distance des procédés. Mais on imagine bien que les installations industrielles en question réclament un minimum d’interventions pour maintenance, voire pour procéder à des modifications. Cela suppose de s’approcher, donc de s’affranchir des blindages qui enserrent les procédés, et d’organiser ses interventions de telle sorte que les dommages à l’homme restent faibles, dans les limites de ce qu’on sait que le corps humain supporte » (TDLN, p. 29).

À la lecture de la citation non tronquée et non augmentée (« supporte » décrit une réalité, « peut supporter » une spéculation), on retient qu’en toutes circonstances, la radioactivité « a des effets dommageables sur l’homme ». Et que l’exploitation industrielle des propriétés de la 13. Voir par exemple Philippe Simonnot, Les Nucléocrates, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1978 ; Gabrielle Hecht, Le Rayonnement de la France. Énergie nucléaire et identité nationale après la Seconde Guerre mondiale, Paris, La  Découverte, 2004 ; Sezin Topçu, La France nucléaire. L’art de gouverner une technologie contestée, Paris, Seuil, 2013 ; Stéphane Foucart, Stéphane Horel, Sylvain Laurens, Les gardiens de la raison. Enquête sur la désinformation scientifique, Paris, La Découverte, 2020.

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radioactivité ne se fait pas sans encourir des dommages en obligeant à s’approcher des sources de rayonnements. Qu’en est-il des dommages faibles « qu’on sait que le corps humain supporte » ? Ils sont difficiles à situer sans prendre le risque d’exposer inutilement des personnes pour les définir mais l’industrie nucléaire s’en est inquiétée face au constat des maladies et des décès précoces chez les premiers travailleurs du secteur. Anne Fellinger note dans sa thèse que la radioactivité est prise en considération dans les tableaux de cancers d’origine professionnelle plus rapidement que d’autres causes14. Sans doute parce que, parmi les travailleurs concernés, tous ne sont pas issus des seuls milieux sociaux populaires comme pour la mine ou l’amiante. La recherche dans ce domaine a rapidement identifié des expositions à de faibles doses de radioactivité naturelle qui sont variées à la surface du globe, tenant à l’altitude qui rapproche du rayonnement cosmique ou tenant à la présence d’émetteurs de rayonnement dans le sol et dans les matériaux de construction (granit, radon). Cela ne signifie aucunement que la radioactivité est sans dommages : cela signifie seulement qu’on s’autorise à étendre les dommages observés sur certaines populations à des populations plus larges en considérant que c’est une exposition déjà assumée par l’homme. Ensuite, la radioprotection, c’est-à-dire la prévention des travailleurs contre des effets lourds de la radioactivité, en a fait des références pour guider l’organisation du travail : en préconisant à la fois d’abaisser au maximum les expositions et de ne jamais dépasser ces seuils. Cette doctrine et ces règles n’ont rien de définitivement rassurant : les émissions de rayonnement doivent être bien identifiées pour qu’on ne risque pas de s’y soumettre fortement par méconnaissance de leur localisation. Des imprévus peuvent encore survenir avec pour effet de les déplacer à l’insu des travailleurs. Les seuils sont franchis accidentellement. L’inquiétude est donc de mise dans cet univers de travail quand bien même il est encadré de règles à respecter pour s’y conduire. A. ThébaudMony a raison de noter que : « les récits d’activités auxquelles [P. Fournier] a eu l’occasion de participer témoignent en permanence d’un travail exposé à la radioactivité, imposant le port des équipements lourds, le stress d’une conscience diffuse du danger radioactif, ponctué d’incidents (notamment de contamination radioactive) » (LSA, p. 243). 14.  Anne Fellinger, Du soupçon à la radioprotection. Les scientifiques face au risque professionnel de la radioactivité en France (1901‑1967), thèse pour le doctorat en histoire des sciences et des techniques, Université de Strasbourg, 2008, p. 138 sq.

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Elle a en revanche tort d’y voir « [nié] tout caractère inquiétant » : le récit du travail dans le nucléaire que je livre est en effet continûment émaillé de mises en évidence des dangers au travail et l’éditeur a souhaité en avertir le lecteur par le choix d’une couverture rouge vif avec l’inquiétant trèfle nucléaire et des cercles concentriques autour, laissant penser à un objet lui-même irradiant ! Pour preuve de cette prétendue négation des risques de ma part, A. Thébaud-Mony argumente : « ainsi, un technicien interviewé par Pierre Fournier affirme : “à cinq rem [50 mSv], on n’a jamais vu mourir quelqu’un, hein ? […] Ils ne sont pas morts de cancer. Ils n’ont jamais rien eu du tout” » (cité dans LSA, p. 243, renvoyant à TDLN, p. 199).

La citation est exacte : ainsi m’a parlé ce travailleur. L’interprétation de cette parole d’acteur par A. Thébaud-Mony me semble aussi très plausible : la perception de nombreux travailleurs est que limiter leur exposition en dessous des seuils les tient à l’abri des dérèglements du corps que peut induire la radioactivité. Mais je ne suis pas comptable de cette perception. La citer me permet de présenter les raisonnements d’un acteur de terrain parlant de situations de risques excédant les consignes de limitation des expositions à la radioactivité qui lui étaient données. Et mon ouvrage atteste aussi, à de nombreuses reprises, que les travailleurs suivis à l’occasion de mon observation directe font tout un travail pour limiter leur exposition bien en dessous de ces seuils et qu’ils s’engagent volontiers pour cela dans une sorte d’enquête permanente sur l’état de l’installation dans laquelle ils interviennent : pour ne pas risquer d’être exposés à des rayonnements imprévus.

Une juste surveillance des conflits d’intérêts L’accusation d’A. Thébaud-Mony contre mon travail porterait autrement si elle s’appuyait sur un conflit d’intérêts avéré et on ne peut qu’être attentif à conduire cette traque. Relever les conflits d’intérêts chez les chercheurs suppose notamment de s’intéresser au financement de leurs travaux. La tâche n’est pas facile mais indispensable. Il faut se demander dans le cas d’espèce que penser de ma condition de doctorant stipendié par l’État à travers un contrat doctoral du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche au moment de l’enquête de terrain. Dès lors que le travail est mené sans financement du secteur nucléaire, il 230

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semble exagéré de taxer de conflit d’intérêts une telle situation, même si le nucléaire est fortement l’affaire de l’État en France. Le doctorant en sociologie de l’art ou de l’éducation, financé par contrat doctoral du ministère de la Recherche, ne peut être d’évidence considéré comme au service du ministère de la Culture ou d’un établissement scolaire. Quant au fait que l’accès au terrain profite de contacts privilégiés avec le secteur pour des raisons biographiques, assumées publiquement dès mon premier article sur le monde nucléaire15, cela en fait-il un signe de subordination définitive au secteur ? L’obligation coutumière que se fait l’entreprise de fournir des emplois d’été et des stages aux enfants de ses salariés quand ils sont lycéens ou étudiants, signalée à la page 43 de TDLN, m’a permis de travailler occasionnellement comme intérimaire dans une entreprise de sous-traitance du secteur et d’être accueilli comme stagiaire pour étude dans la même entreprise et dans divers services du donneur d’ordre. J’en ai tiré parti pour mon exercice professionnel de sociologue tout en travaillant à maîtriser et à expliciter mon rapport singulier au terrain de façon à mettre à distance les risques d’ethnocentrisme qui menacent toujours le regard du sociologue ethnographe, ici fils d’ouvrier qualifié du secteur. Il s’agissait de veiller à ne pas accepter un accès ouvert au terrain en contrepartie d’une écriture qui serait contrôlée par le secteur pour s’assurer qu’elle soutient bien son projet productif. Cette explicitation du rapport du chercheur à son objet est nécessaire pour tous les cadres de recherche. S’il faut se garder d’une recherche contrôlée par l’industriel, il faut tout autant se garder d’une recherche académique excessivement pilotée par les salariés ou par les associations environnementales, subordonnant les intentions de recherche à leur projet militant. Bien sûr, ces commanditaires peuvent apporter à la recherche des informations intéressantes sous forme de science citoyenne : en contribuant à alerter sur des questions importantes, en participant à des formes collectives de recueil d’informations, en suggérant des corrélations à partir d’observations profanes, des pistes d’explication articulant des dimensions variées de l’organisation que le chercheur peine à tenir ensemble, et il faut savoir s’en servir. La menace de conflit d’intérêts prend une autre forme que dans la relation privilégiée avec l’industriel. Dans ces cas, le financement de la recherche est rarement le fait direct de l’association. Mais les publications académiques qui en sont issues peuvent être le produit du détournement de moyens publics de recherche à d’autres fins. Si les chercheurs s’accordent volontiers sur le principe de ne pas laisser l’écriture des résultats se subordonner à l’intention militante 15.  Pierre Fournier, 1996, art. cit.

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qui pourrait corrompre le projet scientifique, ils peuvent ne pas s’apercevoir qu’ils font de cette intention l’étalon d’évaluation des travaux de leurs pairs à la faveur du déconfinement du débat scientifique pour y intégrer la société civile, ce qui change les codes d’énonciation de la science.

Composer aussi avec l’orthodoxie politique des gatekeepers Face au travail dans le nucléaire comme face à beaucoup d’autres univers fermés, il y a lieu de redouter la surveillance idéologique des pairs sur un terrain où il faut déjà composer avec les gatekeepers qui en contrôlent d’accès. L’industrie nucléaire est en effet difficile à étudier par les chercheurs en sciences sociales : à la fois du fait de sa complexité technique et à cause des règles de fermeture que ce secteur s’est données. La complexité des procédés condamne le chercheur soit à dépendre des explications simplifiées que veulent bien lui donner les sachants, qu’ils soient de l’intérieur ou de l’académie (et nombre de chercheurs en STS ont des formations initiales en sciences et techniques pour tenter de résister au biais d’information), soit à travailler dans un relativisme absolu, en se détachant totalement des contenus et en se concentrant sur les manières qu’ont les acteurs de se référer aux questions techniques dans leurs interactions, de les mobiliser ici et de les contourner là (c’est notamment le point de vue des STS qui s’inscrivent dans le sillage de Bruno Latour et Steve Woolgar16). Les règles de fermeture du secteur aux regards extérieurs tiennent, quant à elles, à des raisons plus ou moins convaincantes. La plupart ont un objectif de sécurité et chacun peut s’accorder à reconnaître que les responsables de ce secteur font bien, compte tenu de sa dangerosité, de le garder à l’abri d’intrus en mesure de commettre des actes malveillants de destruction. Il en va de même de la nécessité de le protéger de risques d’espionnage qui seraient susceptibles de conduire à des usages militaires de l’atome par des puissances adverses. Mais lorsqu’il est mobilisé pour refuser toute investigation pluraliste en cas d’accident survenant sur un site nucléaire, ce même impératif de sécurité apparaît comme une raison de circonstance. Le secret des affaires ou le « risque d’image » pour le secteur, c’est-à-dire de contagion du caractère négatif de l’événement accidentel à l’image 16.  Bruno Latour, Steve Woolgar, La vie de laboratoire. La production des faits scien‑ tifiques, Paris, La Découverte, 1988 (1979).

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de l’ensemble de l’activité en contexte de mise en cause publique de ce secteur à risques sanitaires et environnementaux, servent d’argument à une fermeture à la recherche qu’on peut qualifier d’anti-démocratique. La conséquence de cette fermeture à la recherche en sciences sociales est à première vue de condamner les chercheurs à ne travailler que sur ce qui « déborde » de l’enceinte de l’usine17 pour se répandre dans l’espace public : par exemple, dans le territoire environnant en cas de catastrophe18 ou devant les tribunaux pour des situations très graves19. Pour importantes et éclairantes qu’elles soient, il faut bien sûr se garder de considérer ces informations comme épuisant l’ordinaire du secteur. Mais il est souvent difficile de les situer sur une échelle d’exceptionnalité, de juger d’une différence de degré ou de nature entre deux situations, faute précisément de détails, d’éléments de comparaison. Il est difficile aussi de démêler le normal du pathologique, de savoir reconnaître, dans les effets pathogènes de l’organisation du travail, la conséquence de l’articulation d’éléments de natures très différentes. Ainsi, les fréquentes réorganisations du management ou le recours à la sous-traitance et sa renégociation régulière sont souvent présentés par les syndicats de travailleurs comme des facteurs de risques. C’est très probable mais, sans davantage d’informations, le chercheur peut-il ouvrir sa réflexion au-delà de cette affirmation ? Bien conscient des effets négatifs induits par ces processus, peut-il par exemple se demander si, dans certains cas, ils pourraient aussi jouer comme garde-fou contre le relâchement de l’attention induit chez les salariés par la sérénité apparente de la routine ? A-t-il les moyens de se demander si la pression productive, connue pour ses effets délétères sur la sécurité du travail dans d’autres secteurs, n’est pas ici portée par les salariés d’exécution eux-mêmes ? Quand il leur faut préparer des interventions en présence de radioactivité face à laquelle un des principes de prévention est de réduire au minimum les temps d’exposition, ils travaillent très vite. Ils le font aussi quand ils veulent montrer leur zèle en vue de faire carrière dans l’organisation. Non sans que cela puisse avoir des effets pervers en termes de sécurité des installations… Seul un examen direct et circonstancié permet de trancher entre ces hypothèses parfois contre-intuitives. 17.  Thomas Le Roux, Michel Letté (éd.), Débordements industriels : environnement, territoire et conflit, xvıııe-xxıe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013. 18.  Sophie Houdart, « Fukushima, l’expérience en partage », Critique, n° 860‑861, 2019, p. 70‑86. 19. Annie Thébaud-Mony, Travailler peut nuire gravement à votre santé. Soustraitance des risques, mise en danger d’autrui, atteintes à la dignité, violences physiques et morales, cancers professionnels, Paris, La Découverte, 2007.

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Compte tenu des jeux de présentation dont il fait l’objet de la part des dirigeants du secteur, des représentants du personnel et des adversaires de l’extérieur (associations pacifistes, environnementalistes…), le travail dans le nucléaire industriel est un terrain de recherche qui mérite impérativement d’être investigué in situ. L’observation ne peut y être déléguée à qui que ce soit. Le questionnaire, l’entretien sociologique n’y ont pas grand sens compte tenu des possibilités qu’ils laissent à l’enquêté pour conformer sa présentation du réel à des objectifs qui lui sont propres et qui peuvent être autres que la manifestation de la vérité. Ils varient par exemple suivant qu’il voit le chercheur en sciences sociales comme un porte-voix potentiel pour une cause à laquelle il tient ou comme un juge d’instruction menaçant ses petits arrangements. Mais comment imaginer un accès direct en dépit des gatekeepers ? Les possibilités d’y parvenir sans l’accord explicite du secteur sont très limitées : à la faveur d’embauches temporaires comme ouvrier peu qualifié, éventuellement en intérim, ou de l’accueil comme apprenti-chercheur en stage pour étude, chez un industriel du secteur ou chez un de ses sous-traitants comme on l’a vu ici20 ; à la faveur de grèves imposant des formes exceptionnelles d’ouverture temporaire et partielle, comme Stéphane Beaud et Michel Pialoux en ont fait l’expérience en 1989 dans leur recherche sur les ouvriers de Peugeot-Sochaux21 ; à la faveur d’entrées périphériques mais complémentaires, coordonnées dans le cadre d’enquêtes collectives comme on a pu en pratiquer dans l’industrie pharmaceutique22. Sinon, il faut imaginer de négocier un accord. Répondre à des appels explicitement lancés aux sciences sociales par le secteur nucléaire luimême le permet mais condamne à des sujets bien particuliers : politiques, par exemple pour établir la pertinence économique du recours au nucléaire, pour faire reconnaître son rendement électoral auprès des gouvernants qui font le choix de le soutenir, pour favoriser son « acceptation sociale » par des populations civiles inquiètes de leur environnement sanitaire. Et cela fait bien sûr courir le risque d’une instrumentalisation de nos disciplines dans des projets d’une nature autre que le progrès de la connaissance et de la compréhension du social, le risque d’une 20.  Pierre Fournier, 1996, art. cit. 21.  Stéphane Beaud, Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Paris, Fayard, 1999. 22.  Pierre Fournier, Cédric Lomba, Séverin Muller, « Enquêter en milieu rétif. L’in‑ dustrie pharmaceutique sous observation collective », ethnographiques.org, n° 32, 2016.

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« sociologie embarquée23 » pour servir de caution morale et politique, le risque d’une collusion entre science et industrie avec le contrôle du secteur sur ce qu’écrit le chercheur. À chaque fois, la question de la bonne distance vis-à-vis des forces de surveillance du secteur doit être posée et la posture d’observation qui est négociée doit être discutée pour ce qu’elle fait voir et ce qu’elle empêche de voir, pour ce qu’elle impose de prendre en considération et ce qu’elle oblige à laisser de côté. Il n’est pas exclu que l’accord puisse parfois s’obtenir sur des bases équilibrées. Par exemple en faisant reconnaître par les représentants du secteur une utilité à la recherche qui est menée en toute indépendance : une utilité peut être économique mais surtout politique, en termes d’image pour le secteur, autour d’un bénéfice à apparaître comme institution ouverte aux regards extérieurs, fût-ce pour laisser voir des faiblesses à combler. Ou en faisant admettre à tous les acteurs impliqués un sens à la démarche de connaissance : autour de questionnements venant de l’intérieur, de la direction comme des travailleurs, tout aussi bien que de l’extérieur. Sans nier l’antagonisme entre encadrement et subordonnés, on peut noter des convergences d’intérêt autour de la sécurité des procédés, autour d’un travail le moins exposé possible à la radioactivité. Une recherche que je mène sur financements publics porte ainsi sur la toxicité éventuelle des poussières radioactives des machines de fusion du futur : elle intéresse les directions pour éviter que la question vienne prendre à revers les projets d’exploitation de la machine quand elle aura été construite et elle préoccupe les salariés qui pourraient se trouver exposés à ces poussières dans les opérations de maintenance ou en cas d’accident24. Une autre a porté sur les liens des sites nucléaires à risques avec leur territoire d’implantation et sur la place des salariés du nucléaire dans le petit personnel politique local, au « bénéfice » de l’extérieur25.

23.  Mathilde Bourrier, « Pour une sociologie “embarquée” des univers à risque ? », Tsantsa, Revue de la société suisse d’ethnologie, n° 15, 2010, p. 28‑37. 24. Pierre Fournier, Christian Grisolia, Thierry Orsière, « Quelle interdisciplinarité pour évaluer la toxicité pour l’Homme de particules nanométriques n’existant pas encore ? L’exemple des poussières tritiées de tungstène qui seront produites dans les machines de fusion nucléaire du futur », Colloque international Contaminations, environnement, santé et société  : de l’évaluation des risques à l’action publique (Toulouse, 4 juillet 2018). 25.  Pierre Fournier, Cesare Mattina, « Secours ou entrave à l’action publique ? Les élus locaux face à l’État dans les territoires mono-industriels à risques », Sciences de la société, n° 90, 2013, p. 129‑148.

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Conclusion Sur les activités politiquement très sensibles, il n’y a pas de bonne distance aux acteurs du secteur. Un regard sociologique véritablement situé, compréhensif, suppose une immersion, qui passe par des négociations avec les enquêtés et par une mesure calculée de la critique des pairs à laquelle elles exposent le chercheur suivant la forme qu’elles prennent. Quand il parvient enfin à passer son regard à l’intérieur d’une façon qu’il juge favorable au progrès des connaissances et de la compréhension scientifique dans sa discipline, le chercheur est encore classiquement et heureusement soumis dans son écriture à l’évaluation de ses pairs : pour vigilance épistémologique. À l’appréciation de la documentation de recherche, du traitement de l’information, de son analyse, s’ajoute l’évaluation de la capacité du chercheur à ne pas se faire imposer ses objets, ni ses analyses, ni son écriture, par celles et ceux qu’il étudie. Il faut garder l’objectif de porter au jour toute forme de collusion plus ou moins consciente entre science et pouvoir. On ne peut que suivre les partisans d’une science critique dans leur lecture inquiète des travaux produits sous le sceau – qui peut toujours être galvaudé – de la science. Mais il faut qu’ils s’imposent dans leur combat contre les « ennemis de l’intérieur », contre les chercheurs qui pourraient être abusés, une rigueur extrême pour échapper au risque de mauvaise foi, d’aveuglement, pouvant les amener à commettre des erreurs grossières, d’injustes procès d’intention. Or les chercheurs qui choisissent la posture de chevaliers blancs pour dénoncer médiatiquement les mensonges (des acteurs du secteur) et les complicités (des chercheurs embarqués) ne doivent pas confondre posture de compromis et posture de compromission. Sans cela, la vigilance épistémologique élargie qui doit redoubler celle que s’efforce de s’appliquer à lui-même le chercheur pourrait constituer un nouvel impératif qui conduirait les chercheurs en sciences sociales à des formes d’orthodoxie politique dans la définition de leurs objets et dans l’énonciation de leurs résultats de recherche : pour s’éviter toute difficulté avec la surveillance de leurs pairs. Avec pour résultat des effets de censure et d’orientation de la recherche vers des thèmes périphériques, à distance des vrais enjeux sociaux et politiques. Et une science « desservie », en tout cas entravée peut-être autant qu’elle l’est par une analyse sous-informée et par une analyse informée seulement de façon biaisée par les acteurs et les gatekeepers du secteur.

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Chapitre 11

Quand « l’éthique » fait violence à l’enquêteur et à ses enquêtés Anaïs Maro

Ce chapitre, basé sur mon expérience personnelle, est une réflexion sur les implications méthodologiques et morales de l’interculturalité dans un contexte de recherche soumis aux injonctions et aux recommandations d’un comité d’éthique. Il n’a pas vocation à théoriser sur la question de l’éthique en sciences sociales ou à dresser un état des lieux critique de la littérature sur le sujet. Son objectif est plus modeste : opérer un retour réflexif sur une recherche doctorale confrontée à la tension entre des normes éthiques revendiquées par la communauté universitaire et leur mise en œuvre administrative. D’où un bref rappel de mon parcours académique : consultante française en industries culturelles et créatives, résidente permanente en Australie, j’ai décidé de renforcer mes opportunités professionnelles en optant pour une université locale afin de suivre des études doctorales. Les conditions de mobilité de ma vie familiale m’ont poussée à choisir ce mode d’études « hors campus » proposé par la Queensland University Technology (QUT). En effet, cette université australienne correspond d’autant plus à mes projets qu’elle héberge le Centre national d’excellence pour les industries créatives. Le choix de ma supervision s’est fait également parmi l’équipe de chercheurs avec laquelle j’avais 237

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déjà travaillé quelques années auparavant sur un projet de Cultural Mapping au Brunei Darussalam1. Il faut souligner que ma situation particulière de reprise d’études, avec un statut d’étudiante locale, dans un contexte linguistique et culturel différent du mien – jusqu’à mon inscription à la QUT, j’avais évolué principalement en milieu francophone –, me mettait en porte-à-faux par rapport à l’administration de l’université. De plus, mon terrain d’étude, l’Éthiopie, ne simplifiait pas la situation : au-delà de la distance géographique et du décalage horaire, la qualité des connexions internet et le contrôle sécuritaire exercé par l’État fédéral sur les réseaux sociaux rendaient les échanges avec les autorités universitaires et les superviseurs particulièrement difficiles. Ma recherche porte sur la construction de l’identité des Oromos2 d’Éthiopie à travers l’écoute de musiques populaires diffusées sur YouTube. Avant de rentrer dans les détails de cette étude de cas réflexive, il est nécessaire de présenter les trois pôles qui seront constamment en dialogue : mon point de vue d’étudiantechercheure étrangère basée en Australie, celui des personnes en charge du comité d’éthique de QUT et, enfin, ma vision des interprétations possibles de la relation d’enquête de la part de mes enquêtés-participants. Ma maîtrise d’histoire sociale comprenait déjà une analyse sommaire des mises en scène de la vie familiale dans l’œuvre de Molière3. Plus tard, mes intérêts, mes lectures et mes voyages m’ont portée vers l’anthropologie et la philosophie et, en particulier, vers l’herméneutique ricœurienne, dont le chemin long et sinueux, n’est pas sans rappeler le parcours intellectuel de l’approche anthropologique. Mon sujet de prédilection n’est d’ailleurs pas la culture au sens des pratiques 1.  À la direction de l’Alliance française de Brunei de 2009 à 2011, mes connaissances de l’écologie culturelle du sultanat me mettaient dans une position unique pour travailler sur la création d’une modélisation des forces et faiblesses du secteur cultu‑ rel du pays, en coopération avec le ministère de la Culture, de la Jeunesse et des Sports et en partenariat avec la QUT. 2.  Le site CIA World Factbook considère les Oromos comme le plus grand groupe ethnique d’Éthiopie (34,4 % de la population), juste devant les Amhara (26 %). La région Oromia est également la plus vaste et la plus centrale. Pourtant, ce groupe peu homogène en termes de religion et de dialecte a été une addition tardive dans l’his‑ toire de l’Abyssinie. Les conquêtes de l’empereur Menelik II (1889‑1913) marquent le début de l’appropriation des terres oromos par les peuples des hauts plateaux (Amhara et Tigréens) et la formation de l’Éthiopie moderne. On comprend mieux leur sentiment de domination politique et culturelle qui est partagé par toutes les branches du groupe oromo et qui est aussi le vecteur de sa construction identitaire actuelle et le ciment de sa politisation. 3.  Anaïs Maro, Les représentations de la famille dans l’œuvre de Molière, mémoire de Master 1, La Sorbonne-Paris IV, 2004.

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quotidiennes, mais sa représentation artistique et son impact identitaire et politique. En ce sens, on peut aussi rattacher mon travail aux Performances Studies4. Il est clair que mon passé d’historienne n’avait plus guère de connexion avec mes nouveaux questionnements intellectuels et qu’une faculté interdisciplinaire m’apparaissait comme le meilleur endroit pour poursuivre mes intérêts de recherche qui peuvent sembler éclectiques mais qui, selon moi, constituent une grille d’interprétation cohérente des œuvres créatives. Ma culture universitaire française et mon expérience de consultante m’ont placée dans une perspective où le chercheur, anthropologue en l’occurrence, s’appuie sur sa non-appartenance à un groupe donné pour mettre en exergue ses modes de fonctionnement et ses spécificités tout en essayant de troubler le moins possible son milieu d’observation. Les questions déontologiques que j’avais rencontrées jusque-là concernaient généralement la minimisation de l’impact de l’enquête sur la société étudiée, ou encore les doutes sur la validité scientifique lorsque le chercheur se mettait à jouer un rôle trop actif dans le groupe5. Les conversations de couloir entre chercheurs, dont j’avais été témoin, traitaient le plus souvent des risques encourus par les enquêtés-participants et les limites de l’anonymat dans une sphère sociale restreinte, ou parfois du rapport de confiance entre participants et chercheurs. C’est donc avec la conviction que l’externalité et l’informalité des interactions étaient le seul gage de qualité éthique, que j’ai approché le travail méthodologique préparatoire de ma recherche. Toutefois, les attentes éthiques et administratives de ma nouvelle université d’appartenance (QUT) allaient considérablement compliquer mon approche du terrain et mon processus de recherche. C’est ce parcours de combattante dont je voudrais rendre compte ici.

Une recherche sous influence : pratiques éthiques anglo-saxonnes et héritage postcolonial de l’université australienne Les contrôles éthiques en Australie commencent dans les années 1960, en particulier dans le domaine médical, et deviennent une condition sine qua non pour l’accès aux financements à partir de 1985. En 1992, 4.  Richard Schechner, Performance Studies. An Introduction, Londres, Routledge, 2012. 5.  Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, Paris, Gallimard, 1994.

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le pays développe un National Health and Medical Research Council Act qui servira de base pour la rédaction du National Statement on Ethical Conduct in Human Research de 2007. Créé après deux ans de consultation auprès des chercheurs et des universitaires des disciplines impliquant des recherches sur l’humain, il sera révisé en 2015 (National Health and Medical Research Council, 20186). Dans ce document, les thèmes abordés restent classiques, tels que le consentement ou l’équilibre risques/bénéfices. Notons qu’une des questions les plus brûlantes dans la recherche en sciences humaines en Australie est celle des populations aborigènes. Il y a plus de dix ans, l’anthropologue français Bastien Bosa7, confronté aux injonctions du comité d’éthique australien, parlait déjà des dérives de « l’obsession décoloniale » de la recherche. Aujourd’hui, l’ombre de l’appropriation culturelle des thèmes aborigènes par les chercheurs et artistes non-aborigènes continue à planer sur la recherche en sciences humaines et sociales et sur la création artistique. En effet, la société australienne porte toujours le poids d’un passé lourd entre les colons anglais et les populations aborigènes, à un tel point qu’au début de chaque déclaration ou texte officiel figure souvent la phrase suivante : « Je voudrais reconnaître les propriétaires de la terre sur laquelle nous sommes, les…8 et rendre mes respects à leurs leaders passés, présents et futurs. » L’importance considérable qu’a prise ces dernières années ce genre de préambule souligne la profondeur de la « question aborigène » dans l’Australie contemporaine. Cette allocution de reconnaissance est toujours appréciée au début de toute réunion, même lorsqu’elle n’a pas de lien direct avec la question aborigène9. Il ne s’agit pas seulement d’une mention légale ne produisant aucune contrainte sur les acteurs sociaux, mais d’un acte de reconnaissance des violences anciennes et présentes qui traduit aussi une volonté des Australiens de réparer le passé et de construire une société « plus juste ». Le risque d’appropriation culturelle par un non-aborigène est pris très au sérieux par les pouvoirs publics. Ainsi, les artistes et les universitaires désirant travailler sur la culture aborigène sont contraints de développer 6. https://www.nhmrc.gov.au/ 7.  Bastien Bosa, « À l’épreuve des comités d’éthique, des codes aux pratiques », dans D.  Fassin et A.  Bensa (éd.), Les politiques de l’enquête  : épreuves ethnogra‑ phiques, Paris, La Découverte, 2008, p. 205‑225. 8.  On doit inscrire ici les noms du ou des groupes aborigènes qui ont été expropriés de leurs terres par les colons. 9.  Durant la crise sanitaire du Covid-19, en 2020, certaines réunions/webinaires par vidéoconférence étaient souvent introduites par l’une de ces déclarations de reconnaissance.

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une méthodologie précise impliquant les groupes concernés, allant de la conception du projet jusqu’à sa publication définitive (films, documentaires, articles, ouvrages, etc.). Cette implication rigoureuse, souvent nommée co-design, pourrait être une source d’inspiration pour tout chercheur travaillant sur un terrain dont il est extérieur (outsider). Mais en pratique, les injonctions des comités d’éthique découragent nombre de chercheurs non-aborigènes à travailler sur des sujets et des terrains en rapport avec la question aborigène10. Ce traumatisme historique de la réappropriation s’étend de plus en plus à toutes les recherches qui traitent des minorités culturelles et ethniques, les comités d’éthique encourageant implicitement à ce que les enquêtes soient réalisées par des insiders, c’est-à-dire par des universitaires qui sont directement issus des communautés étudiées. Par exemple, dans ma faculté d’industries créatives, le doctorant tanzanien Mulimba Ruyembe a conduit dans son pays d’origine, la Tanzanie, l’une des rares recherches de terrain à l’étranger11. Il existe bien sûr des exceptions. Une excellente monographie sur les Oromos a été menée dans le cadre de l’Université de Melbourne par un Australien qui n’avait pas de liens familiaux avec l’Éthiopie12. Afin de garantir l’application du National Statement on Ethical Conduct in Human Research, des comités d’éthique ont été créés au sein des facultés. Ces derniers ont souvent développé une approche dite « boîte à outils » à base de formulaires à remplir afin de détailler la méthode de recherche et les documents administratifs à adapter aux particularités du terrain, et ceci pour garantir un consentement informé des enquêtés-participants et couvrir l’université sur le plan juridique en cas de plainte. Cette approche a vocation à simplifier les démarches des chercheurs ainsi que le travail des comités d’éthique. En théorie, ce système doit assurer la protection des droits des participants (ou enquêtés). Mais, en pratique, il est mis en place sur un mode de plus en plus défensif et préventif afin de se prémunir contre d’éventuelles poursuites administratives et judiciaires13, mais aussi pour réguler le partage des données de recherche, pratique courante en Australie. Comment dès lors appliquer à mon terrain d’enquête cette vision de l’éthique bien 10. B. Bosa, op. cit. 11.  Charles Enock Mulimba Ruyembe, Practical Linkages Between Cultural Policy And Education Policy In Promoting A Creative Workforce For Youth In Tanzania, PhD, Queensland University of Technology, 2015. 12.  Greg Gow, The language of culture and the culture of language : Oromo identity in Melbourne, PhD, Victoria University of Technology (Australie), 1999. 13. B. Bosa, op. cit.

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plus administrative que philosophique, que je maîtrisais très peu moimême ? Afin de comprendre la complexité de la question, il convient d’abord d’exposer le contexte sociopolitique de ma recherche.

Le contexte sociopolitique de l’enquête : les Oromos en révolte contre le pouvoir central d’Addis-Abeba Bien qu’ils soient majoritaires dans le pays, nombre d’Oromos considèrent leur peuple comme colonisé par les Abyssiniens du nord de l’Éthiopie et oppressé politiquement depuis plus d’un siècle. Sur le plan historique, une partie d’entre eux était d’ailleurs réduite en esclavage jusqu’à la période d’occupation italienne (1936‑1940). Ma mission de chercheure n’est pas de porter un jugement sur les événements historiques attestés ou reconstruits par les acteurs à des fins politiques, mais de mettre en évidence le fait que la plupart des documents produits par des Oromos témoignent de ce sentiment d’oppression14. On a donc affaire à un groupe qui se vit dans un rapport de force permanent avec les Abyssiniens, ces derniers étant originaires de l’Éthiopie historique (Amhara et Tigréens)15. Cette relation conflictuelle est notamment alimentée par la question linguistique. En effet, l’utilisation de la langue oromo est parfois problématique dans les grandes villes d’Oromia, où les déplacements de populations ont rendu l’amharique majoritaire. Parce qu’elle a longtemps constitué un stigmate social de pauvreté et d’infériorité, la langue est aujourd’hui le dénominateur commun des Oromos, particulièrement depuis qu’une version standardisée a été développée16. De plus, compte tenu de la diversité des appartenances religieuses17, des coutumes et des traditions18, les Oromos ont tendance à valoriser la langue, la terre et l’histoire comme vecteurs de lutte et d’unité sur le plan identitaire. 14.  Cette perception se retrouve de façon constante dans mes entretiens. 15.  En retour, certains groupes ne ressentent pas forcément ce rapport de force. Parfois, ils minimisent ou discréditent ce sentiment d’oppression. 16.  L’oromo varie d’est en ouest et du nord au sud au point que la communication entre dialectes n’est pas toujours possible. 17.  Musulmans à l’Est, orthodoxes au Centre, protestants à l’Ouest, waaqeffanna (religion traditionnelle) au Sud mais regagnant du terrain. 18.  Le rôle de cette diversité des musiques et des traditions dans la construction identitaire est au centre de ma recherche.

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Depuis 2013, les Oromo Protests ont pris une place grandissante sur la scène politique éthiopienne. Ces protestations ont été déclenchées par le Masterplan de développement du gouvernement central d’AddisAbeba, empiétant largement sur les terres les plus arables de la région oromo et accélérant leur appropriation par les Tigréens actuellement au pouvoir. La colère exprimée dans les Oromo Protests va bien au-delà du Masterplan : elle est le résultat d’un siècle de ressentiments vécus par cette nouvelle génération – la première à être éduquée et socialisée en langue oromo19 – depuis l’incorporation de l’Oromia à l’Éthiopie. Une jeunesse fière de son identité20, déterminée, développant le sentiment de ne rien avoir à perdre, dont les plus radicaux sont rassemblés dans le Queeroo, groupe de jeunes combattants clandestins. Ces Queeroo, soutenus par une large partie de la population oromo, s’attaquent aux moyens de production non-oromos, aux routes et organisent des manifestations massives. En 2018, durant mon enquête de terrain, le leader du parti politique OPDO (Organisation démocratique des peuples oromos) est nommé Premier ministre pour tenter d’apaiser la crise21. Ce contexte d’ébullition protestataire a eu un impact majeur sur ma recherche. Car, au moment de préparer la méthodologie de mon terrain et de la soumettre au comité d’éthique de l’université, la révolte oromo était au plus fort. L’armée éthiopienne tirait régulièrement sur les manifestants pacifiques, et la police procédait à de nombreuses interpellations et arrestations22. Certains groupes de manifestants coupaient les routes alors que d’autres mettaient le feu aux lieux de production nonoromos, installés sur leurs terres. La complexité de la « question oromo » mériterait d’amples développements qui outrepassent le cadre de ce texte. À ce stade de l’analyse, il convient de retenir que la grande majorité de mes enquêtés s’identifient à « l’ethnicité oromo » et qu’ils entretiennent potentiellement un rapport de défiance vis-vis de l’administration. Notons que lors du premier état d’urgence (2015‑2016), les réseaux sociaux faisaient l’objet de censure et le simple fait de télécharger de la musique oromo sur son téléphone portable était considéré comme un acte de subversion 19.  Un des acquis de l’ethno-fédéralisme mis en place en 1992. 20.  Contrairement aux générations antérieures qui ont vécu, entre autres, les humi‑ liations à l’école où seule la langue amharique était autorisée. 21.  Parti politique oromo affilié à l’EPRDF (Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien), au pouvoir, mais qui a pris ses distances avec celui-ci. Il existe également des partis plus radicaux. 22. Human Rights Watch, « Such a brutal crackdown »  : Killings and arrests in response to Ethiopia’s Oromo protests, 2016.

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politique, passible de prison23. En effet, les musiques trouvées sur internet circulaient par mini-SD et Bluetooth de téléphone en téléphone jusque dans les zones les plus reculées. Or, pour les Oromos, la langue elle-même revêt une signification à la fois politique et protestataire, comme nous le montrerons plus loin. Ma question de recherche m’oriente vers une approche qualitative et ethnographique, centrée non sur les professionnels de la musique mais sur les audiences et les interactions identitaires. Pour la traduction et l’interprétation des clips musicaux sur YouTube, j’ai développé une méthode que l’on peut résumer par l’idée d’une herméneutique ethnographique, impliquant le recours à des traducteurs-participants qui transcrivent et éclairent le sens et les émotions générées par un clip musical. Une même chanson nécessite ainsi d’être travaillée au moins trois fois par ces traducteurs-participants, véhiculant des manières différentes de percevoir le monde (lifeworld) et ceci afin d’en dégager le « sens épais » (Thick translation chez Theo Hermans24). Ma recherche fait également appel à des méthodes ethnographiques plus « classiques » : une observation participante dans deux communautés, avec la possibilité d’entretiens individuels ou collectifs au sein de celles-ci. J’espérais une réaction plutôt positive des participants potentiels, connaissant l’attrait des Oromos pour leur musique, leur désir de la partager avec les étrangers et, aussi, de la conserver comme un élément majeur de leur patrimoine culturel. Certes, certains individus ont refusé de répondre à mes questions. Mais, en annonçant mon sujet de recherche aux enquêtés oromos, je ne percevais généralement ni stress ni difficultés particulières à aborder le sujet avec eux. En fait, je sortais rarement d’une conversation sans que mes enquêtés ne me fassent partager la vidéo de leur chanteur préféré, même si celle-ci était généralement proscrite ou censurée par le gouvernement. Le comité d’éthique m’a d’ailleurs incitée à penser à un mode de gestion des attentes suscitées. Par exemple, si le nombre de volontaires excédait mes besoins d’entretiens, il me fallait trouver un moyen de ne pas décevoir les « recalés ». Il s’agissait également de bien expliquer les limites de la diffusion de ma recherche doctorale afin de ne pas donner de faux espoirs de publicité à la « cause oromo ». Ce fut sans doute l’un des aspects positifs de mes interactions avec le comité d’éthique. 23.  En général, il s’agit des chansons directement liées aux mots d’ordre et aux slogans des manifestations. Mais la plupart des Oromos vous diront que « toutes les chansons en oromo sont politiques ». 24. Theo Hermans, « Cross-Cultural Translation Studies as Thick Translation », Bulletin of the School of Oriental and African Studies, vol. 66, n° 3, 2003, p. 380‑389.

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La méthodologie adaptée à ma question de recherche et à mon terrain d’enquête – et validée par le comité d’éthique de mon séminaire de première année – ne correspondait pas forcément aux registres habituellement utilisés dans ma faculté. Bien que travaillant sur un groupe ethnique en situation d’oppression politique, ni mon sujet ni ma méthodologie ne semblaient a priori présenter de difficulté éthique particulière, contrairement par exemple à l’un de mes collègues enquêtant sur les homosexuels séropositifs au Sénégal. L’étape de validation de ma méthodologie prendra pourtant plus de six mois, avec des questions diverses et variées, une lenteur administrative et bien sûr de plus en plus « d’erreurs » dans ma communication avec le comité d’éthique dues à mon stress grandissant.

Éthique, champ universitaire et pratique disciplinaire Effets de la routine institutionnelle Dans le cadre de ma faculté, deux grands types d’études sont réalisés. Le premier regroupe des projets de recherches créatives individuelles ou avec un groupe de participants. Par exemple, un de mes camarades travaille sur la notion de plagiat en dramaturgie. Dans ces cas de recherche-action ou de recherche créative, l’université a préétabli des procédures typiques, disposant de cadres protecteurs notamment en matière de droit d’auteur. Le second rassemble davantage des analyses sociologiques. L’une de mes collègues enquête ainsi sur la stratégie commerciale des YouTubers australiens pour toucher le marché international. Une autre doctorante s’intéresse à la nutrition des élèves des écoles de danse préprofessionnelles. L’éclectisme des recherches est bien visible. Mais, sur le plan méthodologique, les choix des chercheurs se portent presque toujours vers un système de questionnaires et d’entretiens individuels ou collectifs. Par suite, la « boîte à outils » du comité d’éthique n’était pas très adaptée à mon approche. Ne pouvant imaginer que je ne fasse pas de création collective avec mes enquêtés participants, le comité souleva automatiquement la question des droits d’auteur (malgré une longue description de la méthodologie). Il a suffi de pointer du doigt l’absence de travail créatif pour que la question soit écartée. Le comité fut également surpris que je veuille faire mes entretiens au domicile ou dans un autre lieu choisi 245

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par mes participants. En effet, l’habitude à Queensland University of Technology est plutôt de faire venir les participants dans les locaux universitaires ou, le cas échéant, de se déplacer sur leur lieu de travail. Or, pour les besoins de l’étude ethnographique d’une part et pour ne pas imposer à mes enquêtés de longs trajets de transports et l’inconfort d’un lieu dont ils pourraient se sentir exclus d’autre part, il n’était pas envisageable d’appliquer cette règle au contexte particulier de ma recherche. Après une explication de mon protocole de sécurité auprès des membres du comité d’éthique, ce problème fut temporairement résolu. À l’instar des recherches aborigènes, j’avais travaillé en amont avec le responsable d’une communauté religieuse afin d’optimiser et de valider ma méthodologie. Visiblement peu habitué au co-design pourtant prôné en Australie, le comité d’éthique fut inquiet du rapport de pouvoir que j’avais pu exercer sur lui. Le fait que je connaisse déjà cette personne avant le début de mon enquête de terrain la rendait normalement inéligible. Mais j’ai pu finalement m’appuyer sur le protocole de recherche appliqué habituellement aux communautés aborigènes pour justifier mon procédé et neutraliser ainsi la critique du comité d’éthique.

Une transdisciplinarité illusoire Ma méthode fondée sur l’observation participante et sur des entretiens non-directifs a posé problème au comité d’éthique, non pas en termes de confrontation théorique mais de simple compréhension, que la distance n’a sûrement pas facilitée. Je n’ai pris la mesure de cette incompréhension disciplinaire qu’après plusieurs mois d’aller-retour, lorsqu’à la phrase : « I will practice a very typical anthropological study including participant observations, key informants in-depth interviews and focus groups within studied communities (this will provide a triangulation of ethnographic data)25 », le comité me répondit : « The transition from ethnographic methods to anthropological methods needs clarification26. »

25.  « Je mettrai en œuvre une méthode propre à l’anthropologie, comprenant des observations participantes, des entretiens approfondis avec des informateurs privilégiés et des entretiens de groupe dans les communautés étudiées. Cela me permettra une triangulation des données ethnographiques. » Cf. Margaret Diane LeCompte, Jean J. Schensul, Designing and Conducting Ethnographic Research, Lanham, AltaMira Press, 1999. 26.  « Le passage des méthodes ethnographiques aux méthodes anthropologiques mérite une clarification. »

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Je parlais d’anthropologie en tant que discipline, dont l’ethnographie constitue l’une des méthodes de prédilection. Il devenait évident que, face à des chercheurs si éloignés des fondements de l’anthropologie et dans un contexte d’incompréhension mutuelle, ma demande d’observation participante et d’oralité ne pouvait être admise par le comité d’éthique. Appartenant à une faculté interdisciplinaire, je m’attendais à ce que la diversité des méthodologies soit la bienvenue. En m’entretenant avec les différents membres de mon université, j’étais confortée dans ce point de vue. Mais les réactions du comité d’éthique ont montré, au contraire, qu’une certaine « uniformité méthodologique » tendait à se développer. Au mépris du « creuset transdisciplinaire » qui était pourtant la raison d’être de mon université, je devais me faire à l’idée que le comité éthique encourageait, au contraire, une forme d’inertie disciplinaire qui me plongeait dans un cercle vicieux.

Une simple question de formulaire ? Les formulaires de validation éthique évoluent régulièrement. Lors de la première demande pour l’étude pilote que je souhaitais réaliser, un questionnaire en ligne me demandait si je risquais de découvrir incidemment la pratique d’activités illégales. Ma réponse était claire : « oui ». En effet, toute étude sur les pratiques d’écoute musicale risque de dévoiler du téléchargement illégal, qui plus est dans un pays comme l’Éthiopie où il n’existe pas de plates-formes accessibles et encadrées par la loi27. Plus grave, à l’époque de la proclamation du premier état d’urgence (2015‑2016), le gouvernement central interdisait la consultation des réseaux sociaux, pourtant largement utilisés pour l’écoute musicale et la découverte des nouveautés. La directrice du comité d’éthique suggérait de demander aux participants de ne pas mentionner leurs activités illégales. Or, durant cette période de restriction des libertés, l’écoute des musiques oromos en ligne était un moyen pour beaucoup de nos enquêtés d’exprimer leur solidarité avec leur groupe ethnique. Leur demander de cacher ces pratiques aurait non seulement biaisé les résultats de ma recherche mais aurait été également ressenti par les enquêtés comme une véritable violence symbolique. Imaginons une enquête sur le mouvement des Gilets jaunes en France où l’on interdirait aux enquêtés de mentionner leurs actions protestataires légales ou 27.  L’illégalité de ce type de téléchargement n’est pas claire du point de vue du droit d’auteur éthiopien qui n’a pas d’outil de redistribution des droits. Mais durant l’état d’urgence d’octobre 2016 à août 2017, l’accès aux médias sociaux et la possession de certaines musiques étaient strictement interdits (Human Right Watch, 2016).

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illégales. Le problème finit par se résoudre : le formulaire fut modifié et ne demandait plus que : « Cherchez-vous à découvrir des activités illégales ? » De plus, dans la région oromo, le texte de loi instaurant le nouvel état d’urgence en 2018 n’interdisait plus l’usage des réseaux sociaux, rendant donc « obsolètes » les recommandations initiales du comité d’éthique. Cet incident laisse entrevoir les limites de l’approche « boîte à outils » des comités d’éthique et les risques d’une conception procédurale éloignée des réalités du terrain. Je prenais ainsi conscience que les difficultés à obtenir le feu vert du comité d’éthique pour poursuivre mes recherches n’étaient pas dues seulement à des routines institutionnelles et des pesanteurs bureaucratiques, mais aussi à une confrontation entre la morale (au sens de la responsabilité vis-à-vis d’autrui) et l’éthique (au sens de la procédure administrative).

L’éthique contre la morale ? La question problématique de la traduction Mon herméneutique ethnographique, bien que représentant une innovation méthodologique, n’a pas vraiment posé de problème au comité d’éthique et n’a soulevé aucune question particulière. En effet, je craignais que le fait de rétribuer financièrement les traducteurs-participants28 suscite des soucis d’ordre éthique car cela induisait implicitement que mes enquêtés deviennent simultanément « mes employés » et « mes sujets » de recherche, ce qui pouvait représenter un conflit d’intérêts. Se sentiraient-ils libres de ne pas répondre à une question gênante ? J’ai bien sûr veillé à laisser toujours une porte de sortie pour ne pas les forcer à aborder des sujets politiques ou polémiques. Mais du fait de l’existence d’un contrat dûment signé, cette partie de ma recherche a été plus simple à valider. En revanche, il n’en a pas été de même pour mon approche de la traduction sur le terrain29. J’ai opéré mes choix en interrogeant des chercheurs de passage au Centre français d’études éthiopiennes (CFEE)30 28.  Du fait de la durée de l’entretien et des compétences nécessaires. 29.  Mon niveau en langue oromo me permettait de me débrouiller mais pas de conduire des entretiens approfondis, d’autant que la langue elle-même varie énor‑ mément d’une région à l’autre. 30.  Institution dans laquelle j’étais chercheure associée via un Memorandum of Understanding (MOU) entre le CFE et QUT. Je bénéficiais ainsi d’un espace de travail, de la participation aux séminaires et d’une affiliation à l’Université d’Addis Abeba.

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et grâce à ma connaissance de la culture locale via mes lectures et surtout mon expérience d’un an et demi en tant que consultante de l’UNESCO auprès du ministère éthiopien de la Culture. Je proposais donc de ne pas recruter de traducteurs professionnels et de ne travailler qu’au sein des communautés locales. Tout d’abord, il n’existe pas à proprement parler de diplôme de traduction entre oromo et anglais, la qualité d’un traducteur auto-déclaré n’étant donc pas garantie. Ensuite, la méfiance est un sentiment répandu vis-à-vis des Éthiopiens extérieurs à la communauté omoro. De manière paradoxale, cette suspicion est beaucoup moins forte vis-à-vis des non-Éthiopiens car ils sont moins soupçonnés de renseigner les autorités et les services de sécurité. Mais mon université était inquiète du manque de rigueur apparente de cette méthode et m’a demandé de prouver que d’autres chercheurs suivaient ce principe. Il faut noter ici que la préférence pour les gens de l’intérieur (insiders) s’éclipse au profit de la crédibilité formelle d’un professionnel. Cette question de la traduction fut finalement résolue par une lettre de soutien rédigée par une chercheuse française basée au CFEE. Dans ce cas, la défiance du comité d’éthique vis-à-vis de la méthodologie argumentée par une jeune doctorante est d’autant plus problématique qu’elle nécessite qu’un chercheur tiers – dont personne par ailleurs ne connaît l’éthique personnelle – prenne le temps d’écrire pour soutenir l’étudiant·e.

La question de l’oralité et du consentement informé Bien que l’Éthiopie ait développé très tôt une écriture de son histoire31, elle reste dominée par une culture de l’oralité. Celle-ci est d’autant plus prégnante pour les Oromos qui ont été intégrés au royaume d’Abyssinie vers 1850 et n’ont fixé une écriture dans leur langue qu’en 1992 après une lutte entre les alphabets éthiopique et latin. Cette oralité est d’ailleurs chargée d’une tradition aux sens multiples, connue sous le nom de Wax and gold, laissant une part importante à la communication tacite et à l’interprétation individuelle32. De ce fait, le formulaire proposé par mon université contenait beaucoup de tournures de phrases considérées comme limpides pour les Anglo-Saxons car juridiquement précises, mais pouvant faire l’objet 31.  L’écriture du gueuze, langue sémitique cousine du sabéen et ancêtre de l’amha‑ rique contemporain, était seulement enseignée aux clercs, la littérature étant long‑ temps restée orale. 32.  Donald Nathan Levine, Wax and Gold  : Tradition and Innovation in Ethiopian Culture, Chicago, Phoenix Books Paperback, University of Chicago Press, 1972.

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de mésinterprétations de la part d’un lecteur éthiopien. Par exemple, préciser qu’il n’y a aucun risque à participer à cette étude pouvait laisser supposer qu’il en existait réellement un, produisant ainsi un effet dissuasif sur les enquêtés. De plus, un engagement oral comporte une forte valeur morale alors qu’un contrat écrit peut induire une intention cachée et implique qu’une personne extérieure à l’enquête ait accès aux données personnelles de l’informateur. À cette spécificité culturelle s’ajoute le conflit politique exprimé notamment par les Oromo Protests qui confronte beaucoup de jeunes Oromos à la répression policière et parfois à l’expérience douloureuse de la prison. La défiance vis-à-vis de tout ce qui est administratif crée immanquablement chez les enquêtés des peurs et des interrogations, voire des situations de stress. Ainsi, si les objectifs du comité d’éthique sont bien de dénouer les situations problématiques dans la relation d’enquête, les effets observés sur le terrain sont souvent contraires aux finalités recherchées. Au-delà des spécificités culturelles et politiques, l’histoire de la langue oromo engendre une complexité inattendue.

Questions de langue et d’alphabet L’histoire des rapports de pouvoir entre Oromos et Abyssiniens s’est jouée notamment à travers la langue. En effet, jusqu’à une période récente, la langue oromo était vécue comme honteuse et ne pouvait être parlée en public dans bien des contextes sociaux. L’historien de la Corne de l’Afrique, Christopher Clapham, raconte cette situation ubuesque où deux villageois oromos devaient utiliser un traducteur pour passer devant un juge qui, bien que lui-même oromo, était obligé de parler en amharique. Durant la période de Haïlé Sélassié33, les premières tentatives d’écrire l’oromo ont vu le jour, tantôt en utilisant l’alphabet éthiopique, ou fidel, tantôt l’alphabet latin sous l’influence des pasteurs protestants. Cette tension dans le passage de l’oralité à l’écrit a pris une tournure politique dès 1974. D’un côté, le régime du DERG34 entamait une campagne d’alphabétisation dans les milieux ruraux, menée en langues locales avec l’alphabet éthiopique dans le but de promouvoir l’amharique35. De l’autre, la Somalie diffusait l’alphabet latin pour l’écriture de l’oromo afin de les intégrer au projet de « Grande Somalie ». 33.  Empereur d’Éthiopie de 1930 à 1974, règne temporairement interrompu par l’occupation italienne. 34.  Dictature militaire marxiste dirigée par Mengistu de 1974 à 1992. 35.  Christopher Clapham, Transformation and Continuity in Revolutionary Ethiopia, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.

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Les Oromos eux-mêmes développèrent un système basé sur l’alphabet latin nommé qubé qui fut officialisé par le régime fédéral en 1992. Mais aujourd’hui encore, en Oromia, les panneaux bilingues comportent des erreurs orthographiques de qubé témoignant d’une faible maîtrise de l’écrit en oromo et même pour certains d’une domination amhara en terre oromo36. Nous devions donc affronter deux complications principales liées à l’écriture. Premièrement, le choix d’une écriture est teinté d’influences étrangères et de manipulations politiques. Deuxièmement, en fonction de l’âge et du lieu d’éducation, l’utilisation des langues par les Oromos renvoie à cinq combinaisons possibles : –– personne lisant l’oromo standard en qubé (en général les jeunes vivant en Oromia), –– personne lisant l’oromo régional en qubé (bon nombre de gens originaires des périphéries de la zone oromo), –– personne lisant l’oromo en fidel (populations éduquées à l’époque du DERG), –– personne lisant l’amharique en fidel, sans pouvoir lire l’oromo (beaucoup d’Oromos d’Abeba et certaines personnes âgées en Oromia), –– personne ne lisant aucune langue. L’analphabétisme est toujours élevé, surtout chez les personnes âgées. Dans ce contexte de fortes disparités linguistiques, la production de documents écrits est donc problématique. Les participants peuvent-ils comprendre le langage administratif contenu dans les formulaires d’enquête ? Existe-t-il des modes de lecture plus tabous que d’autres ? Pourquoi mettre potentiellement les gens en position délicate face à une enquête dont les risques sont, somme toute, limités ? De toute façon, même si le formulaire était rédigé en plusieurs langues, la signature du participant serait tantôt en amharique tantôt en qubé. Le principe du consentement informel oral a été difficile à faire admettre aux membres du comité d’éthique alors qu’il paraît plus conforme à la déontologie – le respect des enquêtés – et qu’il est même encouragé par certaines institutions scientifiques comme la Société suisse d’ethnologie. Mais, pour le comité d’éthique australien, l’important est la formalisation du consentement informé. Je ne traduis pas ici ce concept par la notion francophone de « consentement éclairé » qui impliquerait « avoir des 36.  Amanuel Raga, « Linguistic landscape and language attitude  : A case study on Jimma town’s linguistic landscape inscribers’attitude for Afan Oromo », International Journal of Sociology and Anthropology, n° 4 (7), 2012, p. 218‑225.

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connaissances et du discernement ». Dans le cas de ma procédure éthique, il n’y a pas de connaissances requises, il s’agit seulement de la réception d’une information, ou plutôt de la documentation d’un consentement informé (informed consent). Après plusieurs allers-retours, j’ai accepté la forme contractuelle et mon université a fini par admettre le principe de l’oralité : je devais lire l’information et recueillir le consentement oral des enquêtés par enregistrement MP3. En pratique, j’ai finalement souvent utilisé le formulaire écrit dès que le participant lisait l’anglais car le processus de lecture du formulaire était laborieux. Simultanément, j’ai aussi décidé de rédiger un formulaire multilingue pour le droit à l’image afin d’être certaine que les participants comprennent bien que leur visage pourrait être reconnu. Ultime ironie : les documents signés, se voulant des preuves juridiques de leur consentement, étaient parfois antidatés. En effet, le calendrier éthiopien étant différent du calendrier international, certains des documents étaient antidatés de sept ans par rapport à ma période d’enquête.

Injonction contradictoire et violence morale : le chercheur pris en étau Le doctorant se trouve dans une situation où, en début de deuxième année, il est mis sous pression pour finir son doctorat en deux ou trois ans et de facto ne dispose plus que d’une année pour achever son terrain d’enquête37. Il est aussi de la responsabilité personnelle et morale de l’étudiant-chercheur de développer une relation de confiance et de respect avec ses enquêtés participants, dans un contexte culturel qu’il maîtrise plus ou moins et dont il ne découvrira les ressorts culturels et sociaux que durant son terrain. Face aux enquêtés-participants qu’il se doit de protéger et un comité d’éthique qui attend des garanties matérielles, notamment en termes de consentement, le doctorant se trouve pris en étau et confronté à une injonction contradictoire. La confiance et l’échange, principes majeurs qui sont susceptibles de guider le chercheur sur son terrain, sont convoqués pour faire accepter au participant volontaire le stress de devoir signer ou lire un document administratif auquel son niveau d’études ne l’a pas forcément préparé. De plus, cet acte juridique vient interférer dans la relation entre chercheur et 37.  Dans mon cas particulier, ma grossesse marquait aussi une limite temporelle non négociable.

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enquêté, invitant l’institution et sa formalité à la table. C’est donc, à son tour, au doctorant d’être mis sous pression par la violence morale qu’il doit infliger à celui qui lui a accordé sa confiance. Cette violence est imposée par une instance (le comité d’éthique) dont la position de pouvoir est telle, aux yeux du doctorant, qu’elle a droit de vie ou de mort sur sa recherche et sur l’obtention de son doctorat. Dans le cas de mon terrain d’enquête, j’ai dû faire d’importantes concessions et adapter la méthodologie pour laquelle je m’étais battue. J’ai abandonné presque complètement l’observation participante, me contentant de quelques visites lors des cérémonies de mariage. De l’étude de trois communautés (car je cherchais à voir comment se conciliait la grande diversité culturelle entre Oromos à travers les performances musicales), je suis passée à l’étude approfondie d’une seule communauté et à l’analyse d’une quantité d’entretiens collectifs et individuels dans différentes régions. J’ai donc appliqué les méthodes sociologiques que la boîte à outils du comité d’éthique me poussait à adopter dès le départ, renonçant à une partie de mes propres objectifs de recherche. J’ai aussi parfois joué de registres moins conventionnels. Au-delà des caractéristiques spécifiques de la population oromo, « le formulaire de consentement peut gêner la relation d’enquête en la bureaucratisant38 ». Et même quand le contrat est oral, ce qui a été finalement accepté par le comité d’éthique, l’aspect formel et contraignant du processus met souvent le chercheur en porte-à-faux par rapport à l’enquêté, au participant, créant une barrière de glace qu’il faudra progressivement briser. Cette intrusion des normes éthiques d’une société extérieure, imposées à mes participants alors même que je prétends m’intéresser à leurs pratiques sociales, m’était d’autant plus pénible qu’elle était aussi étrangère à ma propre socialisation universitaire (doctorante française « immigrée » en Australie et expatriée en Éthiopie39). Je me sentais soudain tel ce juge oromo évoqué plus haut, s’adressant aux accusés en amharique. Mais, dans la pratique, l’inconfort de ma situation a généralement attiré la sympathie de mes participants : ces derniers constataient que je n’étais pas dans une posture d’autorité à leur égard et que je devais passer moi aussi sous les fourches caudines d’une administration dont je ne maîtrisais qu’imparfaitement les codes40. J’ai de fait mis en performance mon sentiment réel d’inadéquation et d’inconfort afin de susciter la confiance de mes enquêtés et pour m’excuser 38. B. Bosa, op. cit. 39.  J’avais alors vécu seulement un an et demi en Australie et quatre ans en Éthiopie. 40.  Je décris ici une interaction de quelques phrases, vite suivie de l’entretien.

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par avance de la violence occasionnée. J’emploie ici volontairement le terme de « performance » car il s’agissait bien de transmettre le double message41 d’information sur ma recherche et de mon regard critique sur la procédure administrativo-juridique. Cette stratégie inconsciente n’a pas été pensée à l’avance mais relevait plutôt d’une réaction spontanée, suscitée par un sentiment de culpabilité. Cette approche instinctive portant ses fruits, elle s’est peu à peu transformée en habitude sans que je m’interroge sur son bien-fondé. Il aurait peut-être été plus moral ou déontologique de cacher mon malaise qui risquait de me discréditer et d’entacher la réputation de mon université. Mais ce bricolage eut le mérite de dédramatiser le processus, tout en me rendant sympathique aux yeux de mes enquêtés, jouant ainsi le rôle de catharsis. Jean-Marc Larouche dégage ainsi quatre types de stratégies développées par les chercheurs pour contourner les formulaires d’éthique42 : capitulation, adaptation, résistance stratégique et approche réformiste43. On peut dire que j’ai personnellement utilisé chacune d’elles à un moment ou à un autre du processus. Tout d’abord l’adaptation en réajustant ma méthodologie pour y inclure les exigences du comité d’éthique en faveur d’un consentement formel ; mais parfois aussi la résistance stratégique, par exemple, dans ma façon de présenter le formulaire ; puis l’abandon presque total de la méthodologie pour laquelle je m’étais battue afin de terminer mon terrain dans le peu de temps qui me restait ; et enfin une modeste approche réformiste avec mes interventions critiques dans des colloques scientifiques et à travers mes écrits pour faire un retour réflexif sur mon expérience. Avec parfois de nouveaux problèmes qui surviennent quand les anciens sont réglés. Ainsi, un formulaire contient tant de commentaires et de réponses qu’il devient difficilement lisible, témoignant que ce procédé est parfois vécu comme une véritable inquisition. Pour les étudiants chercheurs, souvent très investis dans leur recherche, ce processus peut être psychologiquement éreintant. Mon directeur de recherche m’a largement soutenue et n’a pas hésité à répondre directement à certains commentaires, sans toutefois obtenir gain de cause. Je 41.  On a mentionné plus haut la notion de Wax and Gold, double sens utilisé couram‑ ment dans la culture éthiopienne traditionnelle. 42. Jean-Marc Larouche, « Les sciences sociales et l’éthique en recherche en contexte canadien », Revue d’anthropologie des connaissances, vol.  13, n°  2, 2019, p. 479‑501. 43.  L’auteur évoque le recours institutionnel, exprimant la volonté de faire appel ou de modifier les pratiques de l’intérieur.

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percevais une telle violence dans ce processus44 que je me suis parfois demandé s’il y avait d’autres enjeux qui s’y jouaient45.

Conclusion Après seulement six mois de terrain mais quatre ans de vie en Éthiopie, dont deux passés à apprendre la langue et à participer à la vie sociale et culturelle des Oromos, je reprendrais à mon compte la remarque de Daniel Cefaï et Paul Costey : « La plupart des interactions sur le terrain ne sont pas perçues, au moment où elles sont accomplies, comme des moments de recueil de données : faut-il dès lors exclure toute expérience et toute mémoire autobiographique de l’enquête46 ? » La norme éthique en soi n’est pas autant un problème que son application administrative et bureaucratique, qui ne prend pas en compte la morale (en tant qu’application de l’éthique philosophique et non normative) dans les conditions particulières du terrain. Pour garantir la morale de l’éthique, j’appelle à un processus de suivi, plutôt qu’à un comité. Les vraies questions éthiques du terrain se traitent au fur et à mesure qu’elles surviennent. Le suivi du doctorant par un spécialiste afin d’accompagner ses choix, dès la première année et tout au long du terrain, semble régler les questions du rapport de pouvoir entre comité et étudiant, et du conflit moral de l’étudiant vis-à-vis de ses enquêtés-participants. D’où la nécessité d’une réflexion sur une éthique rigoureuse et fluide qui tienne compte des ambiguïtés et ambivalences du terrain et du chercheur.

44.  Je témoigne ici de ma perception personnelle et non d’une réalité objective. 45.  Mais, comme le rapportait B. Bosa dès 2009 et bien d’autres collègues de façon informelle, en Australie, un délai de six à neuf mois n’est pas rare avant l’obtention de l’accord du comité d’éthique. 46.  Daniel Cefaï, Paul Costey, « Codifier l’engagement ethnographique ? », La Vie des idées, 2009.

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Chapitre 12

Les tyrannies de l’intimité militante1 Enquêter sur les dissidences et les oppositions en contexte autoritaire Vincent Geisser

« Comment étudier la contestation en contexte autoritaire2 ? » De prime abord, cette interrogation s’impose pour tout chercheur en sciences sociales qui conduit des enquêtes sur des terrains réputés difficiles3 en raison des modes de surveillance et de censure, déployés par des régimes que l’on qualifie traditionnellement de répressifs et sécuritaires4. Toutefois, elle comporte un double implicite postulant la spécificité et l’inaccessibilité de certains terrains, faisant du chercheur osant braver les interdits et les obstacles une sorte de héros, sinon de héraut dans le champ des sciences sociales. Ce dernier aurait davantage de mérite que l’enquêteur évoluant en terrains apaisés (sociétés démocratiques pacifiées) ou que le chercheur de cabinet travaillant sur des données recueillies par 1.  Ce titre s’inspire de l’ouvrage de l’historien et sociologue et américain, Richard Sennett, Les tyrannies de l’intimité, Paris, Seuil, 1979. 2.  Marie-Laure Geoffray, « Étudier la contestation en contexte autoritaire  : le cas cubain », Politix, n° 93, 2011, p. 31. 3.  Magali Boumaza, Aurélie Campana, « Enquêter en milieu “difficile”. Introduction », Revue française de science politique, vol. 57 (1), 2007, p. 5‑25. 4.  Daniel  Cefaï et Valérie  Amiraux, « Les risques du métier. Engagements probléma‑ tiques en sciences sociales », Parties 1, 2 et 3, Cultures & Conflits, n° 47, automne 2002.

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d’autres5. En somme, le processus d’héroïsation des acteurs confrontés à la répression (dissidents, activistes de la société civile, victimes de la violence d’État, etc.) aurait pour corollaire une posture plus ou moins assumée d’héroïsation du chercheur lui-même, véhiculant des récits épiques sur ses exploits pour déjouer les pièges tendus par « le système », versant parfois dans une forme de martyrologie professionnelle. L’objectif de cette contribution est précisément de prendre le contrepied de cette double tendance à la fétichisation des terrains « à risque » et à l’héroïsation des acteurs et des chercheurs en contexte autoritaire : il ne s’agit pas de sous-estimer la réalité de la répression et des dangers encourus, mais de montrer que les questionnements sociologiques induits par de telles démarches ne présentent d’intérêt que parce qu’ils font écho à ceux qui sont soulevés par les chercheurs en sciences sociales sur des terrains moins « exotiques6 ». Par un retour sur nos expériences de recherche sur les oppositions légales et extra-légales sous le régime de Zine el-Abidine Ben Ali, conduites en Tunisie et dans la diaspora tunisienne en Europe entre 1996 et 2011, nous interrogerons les modes de catégorisation et de classement des objets et des terrains en fonction des critères de difficulté, d’accessibilité ou d’altérité, en soulignant le caractère relatif, labile et évolutif des contraintes de l’autoritarisme sur l’enquête en sciences sociales. Dans cette perspective, nous donnerons à voir les marges de manœuvre, les transactions et les stratégies déployées par le chercheur pour contourner et « faire avec » les formes de surveillance, de (auto-)censure et de harcèlement pratiquées par les agents du « système » mais aussi par certains dissidents et opposants qui, pour se prémunir des tentatives d’infiltration et de manipulation, ou encore par mimétisme à l’égard de l’autoritarisme dominant7, exercent des pressions constantes sur l’enquêteur. Afin de restituer nos expériences d’enquête « sous contrainte », nous recourons à la notion de transgressions fertiles en précisant que celles-ci ne renvoient pas à des situations choisies ou déclenchées volontairement par le chercheur. Comme le relève Myriam Aït Aoudia à partir de sa propre expérience d’enquête dans les milieux islamistes algériens, l’inclusion 5.  Jean-Pierre Olivier de Sardan, « La politique du terrain », Enquête, n° 1, 1995, p. 77. 6.  Pierre Bourdieu, « Retour sur l’expérience algérienne », Awal, n° 21, Alger, p. 5‑13 : repris par F. Poupeau, T. Discepolo, Interventions, science sociale et action politique (1961‑2001), Marseille, Agone, 2002, p. 37‑42. 7.  Vincent Geisser, « L’autoritarisme des “dominés” : un mode paradoxal de l’autori‑ tarisme politique ? », dans O. Dabène, V. Geisser, G. Massardier (éd.), Autoritarismes démocratiques. Démocraties autoritaires au xxie  siècle. Convergences Nord/Sud, Paris, La Découverte, 2008, p. 181‑212.

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dans des groupes minoritaires (dissidents ou opposants) est souvent « involontaire et peu maîtrisée8 ». En ce sens, ces transgressions n’ont rien d’héroïques mais constituent – au moins, au début de l’enquête – des situations qui vous « tombent dessus » : une invitation presque par hasard dans une réunion clandestine d’opposants exilés, une demande d’aide de la part de militants anti-régime pour écrire ou traduire un tract de l’arabe au français, ou encore la sollicitation d’une personnalité d’opposition pour rédiger son autobiographie et ses mémoires de combattant. Autant de situations qui peuvent apparaître tantôt comme des opportunités scientifiques rares (avoir un accès privilégié aux sources et aux terrains) ou comme des pièges susceptibles de vous corrompre scientifiquement aux yeux des pairs et des tutelles, vous faisant passer en quelque sorte pour un sympathisant de la cause ou pour un « compagnon de route ». Aussi nos enquêtes dans le milieu de la dissidence tunisienne en Europe et dans le pays d’origine peuvent-elles être assimilées à une forme de cheminement sociologique9, ouvrant sur une multitude d’entrées et de terrains, dont la cohérence n’apparaît qu’a posteriori. À l’inverse d’une enquête en sciences sociales dont l’objet serait délimité dans l’espace et le temps, notre itinéraire de recherche sur les oppositions tunisiennes peut donner l’impression d’une dispersion. Mais avec le recul, cette enquête de longue durée s’avère féconde en matière de diversité des points de vue recueillis, de multiplicité des lieux investis, de richesse des rencontres avec des acteurs « en chair et en os » et surtout du caractère inédit des données produites sur les trajectoires biographiques de dissidents et d’opposants au « système10 » qui, au lendemain de la Révolution, deviendront pour la plupart des dirigeants de la Seconde République tunisienne. Après avoir rendu compte des régimes de surveillance et des conditions d’enquête par enclicage dans des groupes de dissidents et d’opposants au « système Ben Ali », nous tenterons de dresser une sorte d’inventaire en mettant en évidence les enjeux, les limites et les retombées empiriques et théoriques d’une telle recherche engagée11. En effet, les apports d’une enquête « encliquée » ne se situent pas uniquement 8.  Myriam Aït-Aoudia, Lucie Bargel, Nathalie Ethuin, Élise Massicard, Anne-Sophie Petitfils, « Franchir les seuils des partis. Accès au terrain et dynamiques d’enquête », Revue internationale de politique comparée, vol. 17, n° 4, 2010, p. 24. 9.  Olivier Grojean, « Les aléas d’un terrain comme révélateurs de sa structuration. Gestion et objectivation d’une relation d’enquête sur une mouvance radicale et transnationale », Revue internationale de politique comparée, vol. 17, n° 4, 2010, p. 66. 10.  Michaël Ayari, Le prix de l’engagement dans la Tunisie autoritaire  : gauchistes et islamistes sous Bourguiba et Ben Ali (1957‑2011), Paris-Tunis, Karthala/IRMC, 2017. 11.  Valérie Amiraux, Daniel Cefaï, op. cit.

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dans le mode de recueil des données, l’accès privilégié aux enquêtés et aux terrains mais aussi sur le plan de l’innovation conceptuelle, permettant d’éclairer les ressorts paradoxaux de l’autoritarisme, comme phénomène coproduit par le régime et les acteurs contestataires. En somme, au-delà des difficultés et des obstacles, il s’agit de faire ressortir le statut épistémique de l’enquête engagée et son intérêt sociologique.

Orthodoxie professionnelle et pressions « douces » des tutelles Comment accomplir son métier de sociologue du politique dans la Tunisie de Ben Ali alors que tout concourt à vous dissuader de travailler sur des objets dits « sensibles » et souvent réprimés (associations, partis, militants, mobilisations sociales, etc.) qui, dans d’autres contextes, apparaîtraient comme des thèmes de recherche relativement banals et ordinaires ? La réponse à cette question est d’autant moins évidente que le chercheur doit constamment composer avec un triple régime de surveillance, produisant des effets majeurs sur la manière de conduire sa recherche empirique, de donner à voir ses premiers résultats d’enquête et de publier ses travaux : les agents du régime, le milieu professionnel et les cercles dissidents qui, chacun à leur niveau, développent des modes de contrôle et de censure de l’activité scientifique. Aussi surprenant que cela puisse paraître, les pressions exercées par les agents de la répression (police politique, indicateurs, « faux étudiants12 », représentants du parti unique au sein de l’université13, etc.)14 ne sont pas celles qui, au départ, 12.  Au cours de l’année universitaire 2005‑2006, nous avons connu cette expérience d’un faux étudiant, inscrit dans le master 2 de Sciences politiques comparatives à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, qui se révéla être un agent envoyé par le ministère tunisien de l’Intérieur pour surveiller nos activités de recherche, ainsi que nos diverses participations à des mobilisations de l’opposition tunisienne en exil. 13.  Nous faisons référence ici au Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), créé en 1988 par Zine el-Abidine Ben Ali, hégémonique dans la société tuni‑ sienne et disposant de larges relais dans le champ universitaire et scientifique grâce à la présence de cellules professionnelles. 14.  Après plus de quinze ans d’immersion en contexte autoritaire tunisien (dans le pays d’origine comme dans la diaspora), nous pouvions aisément identifier les diffé‑ rents acteurs de la répression déployés par le pouvoir benaliste à la fois dans l’es‑ pace public et les secteurs professionnels, notamment dans le champ académique. L’expérience fait parfois du sociologue un bon connaisseur mais aussi un « détec‑ teur » des agents professionnels ou semi-professionnels de la répression, à tel point que nos tutelles et nos collègues nous consultaient souvent à ce sujet.

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sont les plus dissuasives dans la mesure où le chercheur en est averti et tente de les contourner. Mais ce sont davantage les injonctions de la tutelle administrative et du milieu professionnel (hiérarchie et pairs) qui pèsent sur votre activité quotidienne de chercheur, au point de vous décourager et de vous détourner de certains objets et terrains.

Apprentissage des « lignes rouges » et intériorisation de la peur La première forme d’initiation que ressent un chercheur étranger débarquant dans un contexte sociopolitique qui est réputé autoritaire est l’apprentissage des lignes rouges à ne pas franchir, sous peine de se voir sanctionné, d’une rupture unilatérale de contrat15 ou, pire, d’un retour forcé dans le pays d’origine, procédure de rapatriement que l’on désigne dans le langage diplomatique par l’expression flying blue. On peut parler ici d’une véritable socialisation professionnelle à la peur, l’intériorisation du climat anxiogène constituant un mode d’inclusion dans le milieu expatrié de la recherche. Ces consignes de la tutelle sont d’autant plus efficaces qu’elles sont très largement relayées par le discours de la hiérarchie scientifique immédiate (direction des centres et des instituts français à l’étranger) et par les pairs sous la forme d’anecdotes, de rumeurs et de « petites histoires », relatant les mésaventures d’un collègue interpellé par la police politique, parlant de micros placés au domicile d’un chercheur ou de l’expulsion d’un doctorant avec le consentement tacite des autorités françaises. Du coup, la perception d’un terrain « à risque » ou d’un objet « chaud » relève moins d’une représentation forgée par le chercheur lui-même au fil de ses expériences d’enquête que des modes de cadrage et de perception imposés par le milieu professionnel et l’entourage. Toutefois, comme le rappelle Daniel Bizeul, ces mises en garde professionnelles ne sont pas propres aux contextes autoritaires mais concernent tous les terrains de recherche, y compris ceux des sociétés pluralistes à l’instar de l’expérience d’enquête vécue par Pierre Fournier confronté au regard critique de ses pairs académiques16. Au-delà du danger réel ou imaginaire, le classement d’un terrain en fonction des critères de difficulté ou de risque relève aussi d’une forme 15. Dans le contrat de travail du chercheur expatrié relevant du ministère des Affaires étrangères ou d’autres organismes publics, il existe parfois des clauses rela‑ tives au devoir de réserve. 16.  Voir le chapitre 10 rédigé par Pierre Fournier, « Enquêter dans le nucléaire : sous l’œil des gatekeepers et des pairs ».

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d’idéologie professionnelle ancrée dans les rapports de pouvoir s’exprimant au sein du champ des sciences sociales : « Quand un enquêteur perçoit un milieu ou une activité comme difficiles, c’est ordinairement à l’unisson ou sous l’influence de son entourage, notamment collègues, conjoint, parents, et des canaux publics d’information. Cette perception collectivement formée découle d’une vision des choses propre à ceux bénéficiant d’une position assurée et dotée d’avantages au sein de l’univers social. Les chercheurs ont d’autant plus de mal à s’en affranchir que la plupart d’entre eux appartiennent aux milieux établis et sont accoutumés à se conduire de façon raisonnable et prudente. Ce handicap est renforcé par une idéologie professionnelle amenant à privilégier la distance et l’analyse, autrement dit le travail de bureau, au détriment de l’expérience directe des phénomènes, dont se réclament au contraire les anthropologues, les journalistes d’investigation et reporters de guerre, les tenants de l’enquête par implication directe en sociologie17. »

L’inaccessibilité à un terrain d’enquête n’est donc jamais décrétée au regard d’une expérience vécue ou d’une évaluation réaliste du danger mais davantage en fonction d’une orthodoxie disciplinaire qui appelle au recul, à la prudence et à la raison. Ces arguments d’autorité scientifique sont fréquemment utilisés par la tutelle et par les pairs pour dissuader de poursuivre les contacts avec les dissidents et les opposants. Il s’agit de convaincre l’enquêteur de ne pas succomber à un aventurisme sociologique qui mettrait en péril l’ensemble de la communauté scientifique : « D’où diverses prescriptions faussement méthodologiques établies au nom de l’éthique et de l’objectivité, telles que : ne pas enquêter en secret, ne pas se mettre hors la loi, ne pas amener chez soi, ne pas coucher18. »

Être jeune chercheur français dans un contexte autoritaire comme la Tunisie de Ben Ali, c’est d’abord affronter les injonctions formelles ou informelles de la tutelle (le ministère des Affaires étrangères, l’ambassade, les services culturels français ou la direction de l’UMIFRE de rattachement19), avec une consigne explicite : « surtout ne pas enquêter sur des 17.  Daniel Bizeul, « Que faire des expériences d’enquête ? Apports et fragilité de l’observation directe », Revue française de science politique, vol. 57, n° 1, 2007, p. 73. 18.  Ibid. 19.  Unité mixte des instituts français à l’étranger placée sous la double tutelle du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et du Centre national de la recherche scientifique. Dans notre cas, l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC) dont le siège est à Tunis.

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sujets qui fâcheraient les autorités du pays d’accueil et mettraient en péril votre institution20 ! ». Au-delà de cet apprentissage des lignes rouges, le chercheur finit par se convaincre qu’enquêter sur la « chose politique » est illégitime, voire immoral, risquant de compromettre l’institution et de nuire au travail de ses collègues. Plus encore, l’enquêteur est tenté de donner à cette posture d’évitement du politique une justification positiviste et scientiste : enquêter sur les opposants, les dissidents et les acteurs « antisystème » relèverait d’une démarche peu rigoureuse sur le plan sociologique, laissant planer la suspicion d’entretenir un agenda militant caché. Ainsi, le chercheur expatrié, tenté d’investir des populations et des terrains labellisés sous surveillance, en vient à intérioriser un véritable tabou au point de considérer les objets politiques comme des sujets sales. Il convient ici de relever une certaine mauvaise foi de la tutelle et des pairs qui, plutôt que de recourir à un registre de justification de type réaliste (la peur de l’incident diplomatique ou de l’expulsion), préfèrent généralement utiliser un registre d’autorité scientifique pour disqualifier les objets politiques posant problème en les présentant comme secondaires, voire dénués d’intérêt sur le plan sociologique. Il est frappant d’observer comment les chancelleries, les institutions et les chercheurs français finissent par reprendre à leur compte les discours dépréciatifs sur les activistes, les dissidents et les opposants qui sont développés par les régimes autoritaires en les présentant souvent comme des marginaux, des individus mus par des intérêts personnels ou, au mieux, comme des utopistes. À quoi bon donc enquêter sur des acteurs périphériques au « système » au risque de compromettre la coopération scientifique bilatérale et de mettre en danger ses collègues ? Ce statut « tabou » des objets sensibles en contexte autoritaire est tellement intériorisé par le chercheur lui-même que, s’il ose s’en affranchir, il vit dans sa chair un sentiment de culpabilité et de transgression. Une telle situation d’inconfort psychologique21 l’incite parfois à faire carrément le deuil du groupe dissident (renonciation), comme en témoignent dans ce livre les chapitres de Laurence Dufresne Aubertin (Algérie), Marianna Ghiglia (Égypte) et Yves Mirman (Jordanie), ou, au contraire, à s’y encliquer totalement ou partiellement22. Dans ce dernier cas, le chercheur fait le « choix » de 20.  Ce type de consigne que nous avons maintes fois entendue lors de notre affec‑ tion à l’IRMC lorsque nous étions sous contrat du ministère des Affaires étrangères. 21.  Jean-Hugues Déchaux, « Intégrer l’émotion à l’analyse sociologique de l’action », Terrains/Théories [En ligne], n° 2, 2015. 22.  Nicolas Bué, « Gérer les relations d’enquête en terrains imbriqués. Risque d’en‑ clicage et distances aux enquêtés dans une recherche sur une coalition partisane locale », Revue internationale de politique comparée, vol. 17 (4), 2010, p. 77‑91.

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l’intégration au groupe militant, au point de réduire ses relations avec la tutelle et les collègues (stratégie d’évitement), par peur d’être stigmatisé sur le registre dépréciatif du chercheur engagé ou du chercheur opportuniste. C’est précisément cette situation de transgression que nous avons vécue au début des années 2000, facilitée il est vrai par notre changement de statut professionnel : après avoir été sous contrat du ministère des Affaires étrangères (IRMC, 1995‑1999), nous avons été titularisé comme chargé de recherche au CNRS (IREMAM, 2000), continuant à effectuer des missions régulières en Tunisie et à enquêter dans les milieux d’exilés politiques tunisiens en Europe23. Il s’agit moins ici d’une rupture avec le champ académique expatrié que d’une forme de distanciation consentie, pour ne pas mettre en danger nos pairs et surtout pour éviter les regards inquisiteurs quant à notre possible absence d’objectivité scientifique et notre prétendu militantisme sociologique24.

Une révolte intérieure : comment peut-on être politiste en esquivant les objets politiques ? Après une première phase d’imprégnation du climat anxiogène et d’intériorisation des lignes rouges, nous avons vécu une culpabilité profonde et une crise morale, se traduisant par une sorte de révolte intérieure ou de rébellion intime : la frustration d’être un politiste privé d’objet politique, vivant dans une tour d’ivoire et dans des conditions financières et matérielles très avantageuses par rapport à nos pairs restés en France et, surtout, à nos collègues locaux. En somme, nous éprouvions le sentiment de trahir notre mission professionnelle, ou pire, notre vocation de savant au profit du confort de l’expatriation. La prise de conscience d’être un chercheur expatrié vivant dans la « si douce dictature » de Ben Ali25, évitant délibérément les sujets qui fâchent (les conséquences de l’autoritarisme sur la société) provoquait chez nous un sentiment de malaise : imaginerait-on un sociologue blanc dans l’Afrique du Sud des années 1970‑1980 travaillant sur la « question noire » sans jamais faire 23.  À partir de 2005, nous avons été interdit d’entrer sur le territoire tunisien suite à une tribune parue dans la presse française  : Vincent Geisser, Chokri Hamrouni, « L’information torturée », Libération, 17/11/2005. Malgré cette interdiction, nous continuions à rencontrer de nombreux activistes en exil et même des responsables du régime de passage en France et en Europe. 24.  Xavier Dunezat, « Une sociologie des mouvements sociaux entre militantisme et scientificité », Raison présente, n° 191, 2014, p. 97‑105. 25.  Taoufik Ben Brick, Une si douce dictature. Chroniques tunisiennes 1992‑2000, Paris, La Découverte, 2001.

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référence à l’Apartheid, un chercheur qui enquêterait sur les territoires palestiniens en évitant de parler de l’occupation israélienne26, ou encore un spécialiste du système politique turc qui esquiverait délibérément la dérive autoritaire de la présidence27 ? De plus, malgré le programme de recherche passionnant pour lequel nous étions engagé officiellement28, nous éprouvions un certain sentiment d’inutilité, de ne pas exercer complètement notre métier de sociologue. À la phase d’apprentissage de la peur, succède donc une phase de relativisation des risques29, animée à la fois par des considérations morales et professionnelles : « Si le risque encouru par le chercheur est faible en comparaison de ce qu’il lui arrive de redouter, il est aussi le plus souvent circonscrit. Le chercheur peut en effet s’affranchir des actions risquées, disposer de sauf-conduits, préserver son espace propre, bénéficier d’une assurance rapatriement ; sauf exception, il peut décider de mettre un terme à son aventure si les choses tournent mal30. »

Au-delà de toute tentation héroïque, nous étions travaillé en permanence par un devoir de vérité face aux entreprises de falsification des réalités sociales et politiques qui étaient opérées par le régime autoritaire de Ben Ali, notamment les campagnes de propagande visant à conforter le mythe d’un « modèle de gouvernance tunisienne31 », très largement légitimé et relayé par les diplomaties occidentales (stabilité, sécurité et performance économique). Si, avec du recul, cette quête de vérité peut apparaître candide et naïve, elle a représenté l’une des motivations majeures à nous lancer dans une « recherche engagée » en transgressant certains interdits professionnels au nom d’un intérêt supérieur, comme l’expliquent Valérie Amiraux et Daniel Cefaï : 26.  Vincent Romani, « Enquêter dans les Territoires palestiniens. Comprendre un quotidien au-delà de la violence immédiate », Revue française de science politique, vol. 57 (1), 2007, p. 27‑45. 27.  Voir dans ce volume le chapitre 16 d’Ayșen Uysal sur la répression universitaire en Turquie. 28.  Entre 1995 et 1999, nous avons dirigé le programme international « Flux et gestion des compétences intellectuelles dans les échanges euro-maghrébins », à l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC) de Tunis, financé par le ministère des Affaires étrangères. 29.  Isabelle Sommier, « Sentiments, affects et émotions dans l’engagement à haut risque », Terrains/Théories [En ligne], n° 2, 2015. 30.  Daniel Bizeul, op. cit., p. 74. 31.  Béatrice Hibou, La force de l’obéissance. L’économie de la répression en Tunisie, Paris, La Découverte, 2006.

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« L’engagement du chercheur dans son objet est donc toujours problématique. Implications personnelles, intérêts professionnels, convictions militantes : les raisons de la recherche sont souvent inextricables. Le vieux triptyque wébérien de l’appétit d’argent, de pouvoir et de réputation ne suffit pas à tout expliquer. Le sentiment de justice, l’activité de médiation, le devoir de mémoire ou le désir de vérité sont des motivations et des justifications qui président tout autant au cours de l’enquête32. »

De ce point de vue, le choix de l’encligage dans des groupes d’opposants au régime autoritaire relève moins, au départ, d’une stratégie d’enquête que d’une posture éthique.

Une recherche encliquée et engagée : enquêter sous la « protection » des opposants L’enclicage dans des groupes dissidents relève moins d’un choix méthodologique ou d’une adhésion stratégique33 que d’une tentative de réponse à un dilemme éthique (briser le silence face à la répression) qui nous a constamment travaillé tout au long de notre séjour scientifique dans la Tunisie de Ben Ali. Mais en s’encliquant, le chercheur fait aussi très vite ses premières expériences de surveillance et de censure au sein même du groupe militant, pourtant exposé à la répression du régime. Sa perception du fonctionnement de la « machine autoritaire » s’en trouve ainsi modifiée, à l’instar de l’expérience d’enquête vécue par Marie Vannetzel dans les milieux Frères musulmans en Égypte34. Si le « choix » de l’enclicage dans des groupes minoritaires (activistes de la société civile, dissidents et opposants au régime) constitue pour l’enquêteur une sorte de « bulle protectrice » afin d’échapper aux effets directs de la répression, nécessaire à sa longévité sur le terrain, elle renferme également une dimension épistémique et heuristique, modifiant fondamentalement la perception de l’autoritarisme comme objet. Ce dernier n’est plus appréhendé exclusivement sous l’angle d’un phénomène imposé unilatéralement par les agents du régime – dans notre cas, le système de surveillance mis en place par Ben Ali – mais analysé désormais comme un phénomène partagé et coproduit, y compris par les 32.  Valérie Amiraux, Daniel Cefaï, op. cit. 33.  Sur ce plan, nous nuançons la thèse de l’« adhésion stratégique » développée par Magali Boumaza, Aurélie Campana, op. cit., p. 14. 34.  Marie Vannetzel, « À la frontière du parti  : jeux d’inclusion et d’exclusion d’une chercheuse chez les Frères musulmans égyptiens », Revue internationale de poli‑ tique comparée, vol. 17 (4), 2010, p. 61.

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acteurs dominés et réprimés. Ainsi, comme le rappelle Nicolas Bué, « l’expérience du terrain constitue en elle-même une source de connaissance et de compréhension de l’objet35 ».

De la suspicion d’espionnage à l’adoption par le groupe : un processus d’étiquetage chaotique Gagner la confiance des opposants à un régime autoritaire, qu’ils vivent en exil ou dans le pays d’origine, ne constitue pas un processus linéaire36 : c’est un long cheminement qui exige patience et persévérance, où il n’est pas rare de subir des petites humiliations, des vexations et des rappels à l’ordre. L’enquêteur étranger, de surcroît français (l’ancienne puissance coloniale), est parfois assimilé à un intrus ou, pire, à l’œil du Hezb el França37 (« parti de la France »), c’est-à-dire un espion au service de son État ou des intérêts impérialistes d’une puissance occidentale. Ce type de suspicion est d’autant plus ancré qu’il est aussi délibérément entretenu par les agents du régime qui cherchent à vous discréditer auprès de vos interlocuteurs, en les dissuadant de vous parler. En effet, il n’est pas rare que, dans la Tunisie de Ben Ali pourtant réputée pro-occidentale, les arguments identitaires et nationalistes, voire xénophobes (l’accusation de judéo-sionisme est récurrente), soient mobilisés à l’encontre des chercheurs et de journalistes occidentaux jugés trop curieux. On peut parler ici de méfiance systémique ou structurelle38, en ce sens qu’elle est partagée par diverses catégories d’acteurs autochtones : aussi bien des pro-régime que des opposants à la dictature, des universitaires locaux, des citoyens lambda et même, parfois, vos propres voisins, qui sont convaincus que vous travaillez pour les services secrets de votre État ou, encore plus grave à leurs yeux, pour le Mossad ou la CIA. Au-delà de ces rumeurs d’espionnite qui sont fréquentes dans les contextes autoritaires du monde arabe, on voit se dessiner les marques de précarité et de vulnérabilité qui caractérisent les dissidences et les oppositions illégales, perméables aux tentatives d’infiltration et de désinformation qui sont activées par les agents du pouvoir afin de mieux les affaiblir. À ce niveau, l’expérience d’enquête a une vertu heuristique : très tôt, dès les premiers pas sur le terrain, elle vous fait prendre conscience 35.  Nicolas Bué, op. cit., p. 91. 36.  Marie Vannetzel, op. cit, p. 54. 37.  Expression employée dans les pays du Maghreb pour désigner les milieux fran‑ cophones et francophiles. Dans la rhétorique islamiste et nationaliste arabe, elle revêt une connotation péjorative. 38.  Marie-Laure Geoffray, op. cit., p. 33.

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de la fragilité structurelle des milieux de la dissidence qui restent très largement influençables par les opérations de déstabilisation orchestrées par les acteurs du régime. D’où l’importance du premier contact qui est déterminant pour la suite de l’enquête et pour le degré de confiance qui vous sera accordé par les opposants : « De ce premier contact dépend quasiment toute la marge de manœuvre dont disposera l’observateur, et le degré d’intrusion que peuvent tolérer les dirigeants, autant que les fidèles qui adaptent leur conduite à ces derniers […]. Ce premier test réussi marqua le début d’une confiance relative et renforcée au fil des années par des épreuves successives qui ne cessent de jalonner l’enquête à intervalle régulier39. »

Toutefois, malgré les craintes de représailles et de délation qui traversent souvent les milieux de la dissidence, le désir de sortir de l’isolement et la quête d’une respectabilité internationale (apparaître comme un opposant crédible) l’emportent sur la méfiance systémique. La relation avec un chercheur étranger, surtout s’il travaille pour une institution reconnue sur le plan académique (dans notre cas, l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain de 1995 à 1999, puis le CNRS de 2000 à 2011), est perçue par les opposants comme une tribune pour transmettre au monde extérieur une contre-expertise critique et indépendante sur la situation du pays. Les opposants ont souvent tendance à prêter à l’enquêteur étranger un pouvoir extraordinaire de diffusion de leur parole publique, comme si vous aviez un accès direct aux chancelleries, à la presse internationale, voire aux plus hautes sphères de l’État. Vous avez beau leur expliquer que vous n’êtes qu’un simple contractuel du ministère des Affaires étrangères ou un modeste chargé de recherche au CNRS, les enquêtés projettent sur vous des attentes de respectabilité et de publicisation auxquelles il est souvent difficile de répondre. Ainsi, le président d’un parti de l’opposition de tendance social-démocrate, le Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL), sollicite notre médiation personnelle auprès du Parti socialiste français afin qu’il appuie son adhésion à l’Internationale socialiste, dans laquelle figurait également le parti quasi unique du président Ben Ali (RCD). Ou encore à de multiples reprises, nous sommes contacté par les responsables en exil du parti islamiste Ennahda (non reconnu par le régime), pour que nous leur obtenions des rendez-vous auprès des parlementaires et des dirigeants politiques français. Il n’est pas rare, enfin, que des dissidents 39.  Sandra Fancello, « Travailler sans affinité  : l’ethnologue chez les “convertis” », Journal des anthropologues [En ligne], n° 114‑115, 2008.

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ou des activistes des droits de l’Homme nous demandent de coécrire ou de signer des tribunes dans la presse française et internationale afin de dénoncer publiquement la répression dont ils font l’objet. En 2005, un groupe de dissidents nous sollicite pour prendre la présidence du Comité pour la libération de l’avocat activiste Mohamed Abou, emprisonné par le régime de Ben Ali40 et qui deviendra après la Révolution l’une des principales figures de la vie politique tunisienne. Ce n’est que progressivement que votre image d’enquêteur se stabilise au sein du milieu de la dissidence et que les demandes des enquêtés s’ajustent à la réalité de votre statut et de votre présence sur le terrain. Le chercheur étranger, une fois apprivoisé par le milieu de la dissidence, est traité comme un membre à part entière de la famille (familia), avec un rôle assigné et une procédure d’étiquetage41 autour de caractéristiques identitaires saillantes42 qui constituent un peu votre fiche signalétique ou votre curriculum vitae auprès des milieux de l’opposition : jeune chercheur43, français, à la physionomie plutôt avenante, à la fois objectif et engagé (les opposants lisaient mes interventions dans la presse ou sur les réseaux sociaux), et connaissant bien la situation politique en Tunisie pour y avoir vécu durant plusieurs années. Il s’agit bien sûr d’une image qui est susceptible d’évoluer au fil de votre immersion dans le milieu, voire carrément de se retourner, en fonction de vos relations personnelles avec tel ou tel dissident et des transformations de la situation politique en Tunisie (phase d’ouverture ou d’intensification de la répression) : à tout moment, un opposant peut vous retirer sa confiance et refuser de vous revoir, et vice versa, vous pouvez être conduit à vous éloigner d’un enquêté qui a été signalé par les autres opposants comme un indic, une « balance » ou un agent du régime.

Routinisation de la relation d’enquête et échange de « petits services » Même si cela est difficilement avouable par crainte d’être accusé par vos pairs et par vos tutelles de partialité ou de parti pris militant, l’enclicage dans le milieu dissident fait de vous le membre d’une « grande famille » : les 40.  « L’avocat Mohamed Abou condamné à la prison », L’Obs, 2 mai 2005. 41.  Howard S. Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985. 42.  Pierre Fournier, « Le sexe et l’âge de l’ethnographe  : éclairants pour l’enquêté, contraignants pour l’enquêteur », ethnographiques.org, n° 11, 2006. 43.  Au moment de notre nomination à l’Institut de recherche sur le Maghreb contem‑ porain, nous avions 26 ans et nous venions à peine de soutenir notre thèse de doctorat.

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enquêtés disposent de votre numéro personnel, de votre adresse email, se sentent autorisés à vous appeler à tout moment (y compris aux heures tardives) et même à vous demander des conseils intimes sur la scolarité de leurs enfants, leurs visées amoureuses ou leurs projets professionnels. Il n’est pas rare d’avoir fourni des informations aux enfants de nos enquêtés sur les modalités d’entrée à Sciences Po ou sur les conditions pour décrocher une bourse doctorale. De même, les demandes de mise en relation entre deux enquêtés à des fins matrimoniales sont assez fréquentes. Le chercheur se transforme parfois malgré lui en entremetteur. Il est ainsi régulièrement invité aux évènements familiaux des opposants (fiançailles, mariages, circoncisions, deuils, etc.). Pourtant, même si cela peut paraître paradoxal, cette relation d’intimité avec les enquêtés ne fonctionne que parce qu’ils vous perçoivent comme un « vrai chercheur », certes utile à leur cause, mais au statut académique et scientifique clairement établi. Malgré la proximité affective, les enquêtés continuent à juger de votre crédibilité scientifique en fonction de la pertinence de vos analyses, développant à l’inverse un regard condescendant à l’égard du chercheur réputé « trop militant ». C’est bien cette hybridité de « chercheur engagé » qui fonde la légitimité de son intervention sur le terrain et l’autorise à pénétrer dans l’intimité des milieux dissidents. En effet, si nous avions d’entrée mis en avant un profil de chercheur militant ou, au contraire, celui de chercheur distancié et froid, nous aurions probablement essuyé des refus ou, pire, fait l’objet d’une forme de mépris et d’ostracisme de la part de nos enquêtés. C’est le respect de cet équilibre à la fois fragile et subtil entre « soutien à la cause » et production d’écrits sociologiques sur l’autoritarisme qui nous a permis de tenir et de durer dans les milieux de la dissidence tunisienne pour en tirer les ressources d’une analyse fouillée.

Devoir d’inventaire : l’enquête engagée a-t-elle une utilité sur le plan sociologique ? Jusqu’à quel point le chercheur peut-il partager les expériences de surveillance et de répression des acteurs sociaux qu’il étudie ? Et, surtout, quel est l’intérêt sociologique d’une telle démarche fondée sur l’empathie réciproque entre enquêteur et enquêtés44 ? C’est une ques44.  Yannis Papadaniel, « Empathie du chercheur empathie des acteurs », Journal des anthropologues, n° 114‑115, 2008, p. 129‑144.

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tion qui est régulièrement soulevée par les anthropologues et les ethnologues, plus rarement par les sociologues et les politistes. En effet, on peut s’interroger avec Daniel Bizeul sur l’utilité pour le chercheur en sciences sociales de mener des enquêtes sur des objets « chauds », audelà du goût du risque et du « charme » de l’épreuve initiatique qui lui confèrent parfois une forme d’aura dans son milieu professionnel et dans ses cercles de sociabilité immédiats45. Avant de répondre à cette interrogation, il convient de rappeler que les situations de surveillance extrêmes (filatures, intrusions dans votre vie personnelle et professionnelle46, accusation d’espionnage par la presse pro-régime, harcèlement policier, menaces, interpellations, sanctions des tutelles, etc.) sont rarement recherchées par l’enquêteur lui-même : elles constituent des dommages collatéraux de son enclicage dans le groupe dissident. À force de vous afficher avec des acteurs contestataires et de suivre des mobilisations protestataires in situ, vous finissez par être repéré, fiché, catégorisé par les agents du régime comme soutien, sympathisant ou « compagnon de route » de la cause, voire comme un activiste à part entière, qu’il convient donc de surveiller de près et de neutraliser.

Choisir son camp : participer aux activités presque ordinaires de la dissidence Dans notre cas, cette catégorisation comme adversaire du régime s’explique aisément par notre visibilité publique à travers nos écrits scientifiques sur l’autoritarisme du « système Ben Ali47 », nos entretiens et tribunes dans la presse française et internationale sur la situation sociopolitique tunisienne et nos prises de parole au cours d’événements organisés par des ONG comme la Ligue française des droits de l’Homme, Amnesty international, Attac (Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne), etc., ou dans des séminaires 45.  Daniel Bizeul, art. cit., p. 88. 46.  Il n’était pas rare que les services tunisiens surveillent ma correspondance personnelle, en pratiquant des intrusions dans ma messagerie email, notamment lorsque je devais rencontrer des figures de l’opposition ou participer à des mobilisa‑ tions protestataires. Ces informations privées étaient parfois reprises sur des sites pro-régime afin de me discréditer. 47.  Michel Camau, Vincent Geisser, Le syndrome autoritaire. Politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, Paris, Presses de Sciences Po, 2003 ; des mêmes auteurs (éd.), Habib Bourguiba. La Trace et l’héritage, Paris, Karthala, 2004. Cf. aussi nos chroniques politiques coécrites avec Éric Gobe entre 1997 et 2001 pour L’Année du Maghreb, qui rendaient compte de la dérive répressive du régime Ben Ali et des acti‑ vités des oppositions légales et illégales.

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à l’initiative de parlementaires nationaux (députés et sénateurs) et de membres du Parlement européen. Nous acceptions également de participer à certaines réunions publiques d’opposants en exil – notamment celles du Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT) ou du Congrès pour la République (CPR) – afin de livrer nos analyses sur l’évolution répressive du système politique tunisien et ses relations de coopération avec les États européens. En 2003, nous avons même été convié par un réseau français de solidarité avec les activistes tunisiens à nous impliquer personnellement dans l’organisation d’une réunion clandestine entre des opposants laïques et des dissidents islamistes (première du genre), connue aujourd’hui dans l’histoire tunisienne sous le nom de « Rencontres d’Aix » car les pourparlers se déroulaient secrètement dans une ancienne abbaye près d’Aix-en-Provence48. En 2009, soit un an avant la Révolution, nous avons publié avec un leader de l’opposition, Moncef Marzouki (futur président de la République), dont le parti était interdit en Tunisie, un livre d’entretiens au titre prémonitoire : Dictateurs en sursis, préfacé par le député français, Noël Mamère49. Aux yeux des représentants du régime tunisien, la ligne rouge a été franchie, en 2008, lorsqu’à la demande d’un collectif d’avocats de la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH), nous avons été appelé à témoigner dans un procès d’assises impliquant un diplomate tunisien en poste à Strasbourg, accusé de faits de viol et de torture sur la femme d’un opposant (en application du principe de compétence universelle qui permet de juger en France des tortionnaires étrangers). À cette occasion, nous avons livré devant le tribunal une expertise judiciaire sur le système répressif tunisien, dont certains extraits ont été largement reproduits dans la presse française et internationale50. D’aucuns nous reprocheront à juste titre d’être allé trop loin dans notre posture d’enclicage et d’immersion dans les milieux de la dissidence tunisienne, franchissant le Rubicon de la neutralité axiologique, nous transformant ainsi en chercheur militant. Mais « que doit faire l’“enquêteur” quand les “enquêtés” lui demandent d’agir pour leur 48.  Sur le déroulement de cet épisode aixois, voir la thèse de PhD de Mathilde Zederman, « Trans-state spaces of mobilisation Tunisian activism in France in the era of Ben Ali (1987‑2011) », SOAS, University of London, 2018, p. 164‑165. 49.  Moncef Marzouki, Vincent Geisser, Dictateurs en sursis. Une voie démocratique pour le monde arabe, livre d’entretien, Ivry-sur-Seine, Éditions de L’Atelier, 2009. 50.  Sur ce sujet, voir le dossier complet publié par la Fédération internationale des droits de l’Homme  : « L’affaire Khaled Ben Saïd. Le premier procès en France d’un fonctionnaire tunisien accusé de torture »  : https://www.ldh-france.org/IMG/pdf/ Rapport_de_la_FIDH_et_de_la_LDH_sur_l_affaire_Ben_Said.pdf

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compte et tentent de l’impliquer dans leurs dénonciations et revendications51 ? ». Cette question de l’engagement des universitaires dans l’espace public en général et, dans l’arène judiciaire, en particulier, a donné lieu à de nombreux débats contradictoires, dont les plus riches furent sans doute ceux qui animèrent le champ des historiens du Temps présent52. Mais, à la différence de ces derniers, la répression systémique que nous décrivions dans nos écrits sociologiques sur la Tunisie n’appartenait pas au passé (comme le régime de Vichy, la guerre d’Algérie, mai 68, etc.)53 mais au présent (les années 1990‑2000). À cet égard, elle affectait directement notre vie quotidienne, nos activités scientifiques et nos relations avec les tutelles. Il ne s’agit pas ici de céder aux images romantiques du chercheur martyr ou du chercheur héros face au « système » tout puissant mais de montrer en quoi cette affection a produit des conséquences palpables sur la construction de nos objets de recherche et le déroulement de nos terrains d’études. Ou pour l’énoncer autrement : montrer en quoi le vécu de certaines expériences de la répression in situ nous a aidé à mieux comprendre et objectiver certains phénomènes sociopolitiques.

Modifier son regard sur la fabrication des logiques autoritaires Avec le recul du temps, nous aurions plutôt tendance à minimiser les aspects épiques de ces épreuves personnelles de surveillance pour n’en retenir que le registre pratique en termes de production de connaissances inédites sur les milieux de la dissidence tunisienne et sur le fonctionnement concret du régime autoritaire de Ben Ali. L’engagement émotionnel de l’enquêteur et le caractère affecté de sa recherche54 constituent aussi des outils irremplaçables et, au-delà, de la conceptualisation performative pour saisir un « réel autoritaire », que les spécialistes ont trop tendance à appréhender à partir d’approches surplombantes. En dernier ressort, la véritable interrogation qui doit être posée à propos de 51.  Valérie Amiraux, Daniel Cefaï, art. cit. 52. Dominique Damamme, Marie-Claire Lavabre, « Les historiens dans l’espace public », Sociétés contemporaines, n° 39, 2000, p. 5‑21. 53.  Henry Rousso, « L’expertise des historiens dans les procès pour crimes contre l’humanité », dans J.-P.  Jean (éd.), Barbie, Touvier, Papon, Paris, Autrement, 2002, p. 58‑69. 54.  Magalie Sizorn, « Expérience partagée, empathie et construction des savoirs. Approche ethnographique du trapèze », Journal des anthropologues, n°  114‑115, 2008, p. 29‑44.

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la légitimité à conduire une recherche engagée dans des groupes de dissidents n’est pas celle de sa neutralité mais c’est celle de son utilité pour le champ des sciences sociales et, au-delà, pour la société tout entière. Si, a priori, les enquêtes engagées et encliquées offrent d’indéniables atouts sur le plan empirique par une connaissance approfondie et directe des acteurs sociaux, leurs apports théoriques tendent souvent à être négligés par les auteurs, par modestie sans doute mais aussi parce qu’une division du travail s’est progressivement imposée au sein du champ des sciences sociales entre « chercheurs de terrain » et « chercheurs théoriciens ». Or, l’un des mérites d’une observation longue et immergée dans des groupes de dissidents ne tient pas seulement à la connaissance des acteurs « en chair et en os » mais aussi à la capacité à comprendre les logiques ambivalentes, disséminées et réticulaires de l’autoritarisme, et de remettre en cause, à l’instar de l’expérience d’enquête de Marie-Laure Geoffray sur les oppositions cubaines au régime castriste, « la tendance à la réification d’entités comme l’État et la société civile55 ». Avec le temps, le chercheur apprend à refroidir ses émotions face à la répression et à se distancier des approches à la fois romantiques et victimaires de la dissidence, prenant conscience que l’autoritarisme ne peut être analysé exclusivement comme l’émanation d’un pouvoir d’État tentaculaire, mais doit être également décrypté comme un phénomène partagé et co-produit par une multiplicité d’acteurs, y compris par ceux qui sont censés le dénoncer et le combattre. Même si cela peut paraître surprenant, l’enquête engagée – à condition bien sûr d’en sortir – permet au final de « prendre en compte la complexité de l’intrication entre la part de jeu et de résistance et celle d’acceptation et parfois d’adhésion, certes ambiguë et ambivalente, des dominés visà-vis de cette emprise du pouvoir56 ». Ainsi, la fréquentation régulière des « tyrannies de l’intimité militante » nous a progressivement conduit à désenclaver et à désessentialiser le phénomène autoritaire en mettant en évidence à la fois les processus d’imprégnation, de circulation et les transactions collusives entre sociabilités opposantes et cercles dirigeants et, au-delà, les formes ordinaires de contrôle social qui traversent chacun de ces milieux : « l’autoritarisme “par le haut” n’étant que la face visible et déformante de phénomènes d’ajustements politiques se tramant au sein même de la société, y compris chez les acteurs ordinaires et les secteurs dominés57 ». 55.  Marie-Laure Geoffray, op. cit., p. 31. 56.  Ibid., p. 40. 57.  Vincent Geisser, « L’autoritarisme des “dominés”… », op. cit., p. 208.

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Conclusion : dés-exotiser les situations autoritaires, dé-fétichiser les acteurs protestataires D’une étude focalisée au départ sur l’autoritarisme d’État (le régime de Ben Ali) et sur ses effets sur les oppositions légales et extra-légales, nous en sommes arrivé à penser les manifestations de « l’autoritarisme des dominés », formule sans doute critiquable mais qui a le mérite d’éclairer les modes d’hybridation, l’enracinement social et la résilience des modes de gestion autoritaire de la société, y compris après une révolution populaire et l’instauration d’un régime voulu comme démocratique58. Les épreuves personnelles de surveillance vécues dans sa chair par l’enquêteur, aussi bien dans les milieux de la dissidence que dans sa confrontation avec les autorités sécuritaires, voire avec les tutelles et les pairs, permettent de transformer l’expérience sociologique en objet épistémique, modifiant profondément la perception des phénomènes sociopolitiques. En définitive, ces retours réflexifs sur des situations d’enquête transgressives en contexte autoritaire ne présentent d’intérêt pour les sciences sociales que s’ils sont confrontés avec des expériences sociologiques sur des terrains en apparence plus apaisés et moins minés. Les reliefs plats, les ambiances paisibles et les milieux confinés de nos sociétés démocratiques et libérales renferment parfois des chausse-trapes sécuritaires et des enclaves autoritaires, qui rendent notre travail de sociologue tout aussi périlleux. Est-il plus risqué pour le chercheur d’enquêter sur les milieux de la dissidence sous les régimes de Ben Ali, Moubarak ou Assad, que sur les réseaux clientélistes de Guérini et de Gaudin dans le Marseille des années 200059 ? Ou plus encore, au regard de nos propres expériences d’enquête, travailler sur le militantisme musulman dans les quartiers populaires en France ne nous expose-t-il pas à des formes de surveillance, de censure et de répression qui n’ont rien à envier à celles que nous avions vécues sur notre terrain tunisien60 ? Loin de nous la 58.  Amin Allal, Vincent Geisser (éd.), Tunisie, une démocratisation au-dessus de tout soupçon ?, Paris, CNRS Éditions, 2018. 59. Cesare Mattina, Clientélismes urbains.  Gouvernement et hégémonie poli‑ tique à Marseille, Paris, Presses de Sciences Po, 2016 ; Michel Péraldi, Michel Samson, Gouverner Marseille. Enquête sur les mondes politiques marseillais, Paris, La Découverte, 2006. 60.  Thierry Leclère, « Vincent Geisser, un spécialiste de l’islam sous haute surveil‑ lance », Télérama, 9  juin 2009  : https://www.telerama.fr/idees/vincent-geisser-unspecialiste-de-l-islam-sous-haute-surveillance,43918.php

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tentation de verser dans un quelconque relativisme sociologique. Notre intention est plutôt de penser les logiques de surveillance en les reliant à l’hégémonie d’une conception managériale et sécuritaire de la recherche en sciences sociales à l’échelle mondiale61. Dans tous les cas, il apparaît nécessaire de désessentialiser et de désexotiser les « terrains difficiles » et les « objets chauds », évitant de s’enfermer dans une sous-spécialisation disciplinaire que l’on pourrait qualifier non sans ironie de « risquologie ». Au final, il s’agit de replacer notre contribution dans le débat plus général sur les dangers de l’enquête en sciences sociales qui guettent aujourd’hui l’ensemble des communautés académiques, y compris dans les sociétés dites démocratiques qui ne sont plus immunisées face aux logiques sécuritaires et aux mécanismes publics et privés de contrôle de la pensée.

61.  Mélanie Duclos, Anders Fjeld (éd.), Liberté de la recherche. Conflits, pratiques et horizons, Paris, Kimé, 2019.

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Troisième partie

Réinventer sa recherche face aux logiques autoritaires

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Chapitre 13

Les paradoxes d’un contexte autoritaire fermé Retour sur une enquête de terrain dans la Syrie des années 2000 Thomas Pierret

Le cas présenté dans ce chapitre offre un exemple presque caricatural de recherche sous surveillance. Il sera en effet ici question d’une enquête de terrain menée en Syrie entre 2005 et 2008, c’est-à-dire dans un contexte politique que l’organisation américaine Freedom House considère à l’époque comme l’un des huit plus répressifs du monde aux côtés de la Birmanie, de Cuba, de la Libye, de la Corée du Nord, de l’Arabie saoudite, du Soudan et du Turkménistan1. Cette énumération suggère, à raison, que même parmi les régimes autoritaires de la région, celui de la famille Assad, qui règne sur la Syrie depuis 1970, occupe la queue de peloton en matière de droits politiques et de libertés civiles. Alors qu’au Maroc, en Égypte ou en Jordanie, les systèmes autoritaires cherchent à se perpétuer par des processus de libéralisation contrôlée2, le pouvoir syrien continue 1.  « Freedom in the World 2005 ». Freedom House, https://web.archive.org/save/ https://freedomhouse.org/report/freedom-world/freedom-world-2005. 2. Parmi l’abondante littérature, voir Frédéric Vairel, « La transitologie, langage du pouvoir au Maroc », Politix, 2007, vol. 4, n°  80, p.  109‑128 ; Stephen J. King, The New Authoritarianism in the Middle East and North Africa, Bloomington, Indiana University Press, 2009.

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de cadenasser à peu près totalement les champs politique, médiatique et associatif. Avec ses multiples agences de renseignements (mukhabarat) aux effectifs pléthoriques et aux prérogatives répressives quasi illimitées, la Syrie constitue, après le renversement de Saddam Hussein en 2003, l’État sécuritaire par excellence dans le monde arabe3. Telles les affiches « Big Brother vous regarde » du roman 1984 de George Orwell, d’innombrables portraits et statues de Bachar el-Assad et de son père Hafez symbolisent, dans l’espace public, la surveillance étouffante du régime sur la société. Parmi les Occidentaux vivant en Syrie circulent des rumeurs (au sens fantasmatique du terme) de contrôle permanent qui se traduirait notamment par des écoutes téléphoniques systématiques. Au doctorant en science politique que je suis à cette époque, la tâche apparaît d’autant plus ardue que mon sujet de thèse revêt un caractère particulièrement sensible. J’envisage en effet d’étudier le milieu des oulémas (savants religieux) sunnites, leur ancrage social et leur rapport à l’État4. Je m’intéresse plus particulièrement à des figures qui n’appartiennent pas à la bureaucratie religieuse nommée par le régime mais n’en occupent pas moins une position centrale dans le champ de l’islam syrien du fait de la reconnaissance de leurs pairs et des fidèles5. Or, la caste d’officiers alaouites qui domine l’État syrien depuis les années 1960 3.  Dans une volonté sans doute excessive de contredire le sens commun, les travaux produits sur la Syrie dans les années 2000, dont les miens, tendent à euphémiser la nature despotique de son régime politique au profit de ses aspects transaction‑ nels. L’un des rares livres échappant à ce tropisme est, de manière peu surprenante, l’œuvre d’un opposant syrien : Radwan Ziadeh, Power and Policy in Syria : Intelligence Services, Foreign Relations and Democracy in the Modern Middle East, Londres, I.B. Tauris, 2011. 4.  Pour la version publiée de cette thèse, voir Thomas Pierret, Baas et Islam en Syrie. La dynastie Assad face aux oulémas, Paris, Presses Universitaires de France, 2011. Sauf mention spécifique, les informations contenues dans ce texte sont tirées de cet ouvrage. 5.  De ce point de vue, le travail que je mène à l’époque se distingue de celui des cher‑ cheurs qui m’ont précédé sur ce terrain, lesquels se sont focalisés sur les segments les plus officiels des milieux religieux sunnites syriens ou sur des problématiques anthropologiques. Cf. Annabelle Böttcher, Syrische Religionspolitikunter Asad, Freiburg im Breisgau, Arnold-Bergstraesser-Institut, 1998 ; Andreas Christmann, « Islamic Scholar and Religious Leader  : A Portrait of Muhammad Sa’id Ramadan al-Buti », Islam and Christian-Muslim Relations, 1998, vol. 9, n°  2, p.  149‑169 ; Leif Stenberg, « Naqshbandiyyain Damascus  : Strategies to Establish and Strengthen the Order in a Changing Society », dans E.  Özdalga (ed.), Naqshbandisin Western and Central Asia, Istanbul, Swedish Institute in Istanbul, 1999, p. 101‑116 ; Paulo Pinto, « Performing Baraka : Sainthood and Power in Syrian Sufism », dans G. Stauth (ed.), On Archaeology of Sainthood and Local Spirituality in Islam. Past and present crossroads of events and of ideas, Bielefeld, Transcript Verlag, 2004 (Yearbook of the Sociology of Islam ; 5), p. 195‑214.

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conçoit une méfiance viscérale vis-à-vis de ces milieux en ce qu’ils sont susceptibles d’unir, au nom de l’identité religieuse sunnite, la majorité confessionnelle du pays par-delà ses nombreuses divisions régionales, ethniques et de classe. Cette méfiance se trouve confirmée par l’implication des oulémas sunnites dans plusieurs épisodes de contestation dont le plus violent en date est, à l’époque de mon enquête, l’insurrection islamiste de 1979‑1982. C’est donc en tant que réservoir de contestation endémique que ces milieux religieux me préoccupent et c’est pour la même raison qu’ils demeurent considérés avec suspicion par les autorités, une perception qui sera de nouveau validée par les faits après 2011. À ces aspects structurels, il faut ajouter des facteurs conjoncturels qui rendent la question des milieux religieux sunnites syriens encore plus délicate que d’ordinaire au moment où débute mon enquête. Le premier de ces facteurs est l’insurrection anti-américaine en Irak, rejointe par des ressortissants occidentaux qui transitent par des instituts islamiques de Damas avant de franchir la frontière, souvent avec la bénédiction des autorités syriennes. Le second élément contextuel est la crise de politique extérieure que traverse la Syrie, dont les troupes sont expulsées du Liban en 2005. Cette crise se traduit, sur le plan intérieur, par un regain de contestation et de répression qui touche notamment le champ religieux : en mai 2005, soit quatre mois avant mon arrivée en Syrie, le cadavre supplicié de Ma’shuq al-Khaznawi, un religieux kurde connu pour ses appels à une ouverture démocratique, est retrouvé au bord d’une grand-route. Dans de telles circonstances, les autorités syriennes risquent fort de percevoir toute enquête sur les oulémas sunnites comme liée de près ou de loin à une collecte d’informations au profit des gouvernements occidentaux. Elles n’ont pas complètement tort : avant de recevoir une bourse de recherche purement académique du Fonds national de la recherche scientifique de Belgique (FNRS), je me vois proposer, sans pouvoir l’utiliser, un financement de la Délégation aux affaires stratégiques (DAS) du ministère français des Armées. Une fois sur le terrain, je constate sans surprise que la crainte de la surveillance étatique est prégnante chez nombre de mes enquêtés, dont certains sont régulièrement convoqués par les mukhabarat. À titre personnel, toutefois, je ne ferai que très marginalement l’expérience directe de cette surveillance, et aucune action des autorités ne viendra perturber le cours de mes recherches. Les raisons de cette relative tranquillité constituent l’énigme que je souhaite résoudre dans ce chapitre – il ne s’agira donc pas de proposer une liste exhaustive des bonnes conduites à adopter lors d’une enquête de terrain en contexte 281

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autoritaire, même si certaines de mes conclusions peuvent être utiles de ce point de vue6. Je ferai ici l’hypothèse que ladite tranquillité n’est pas due à la discrétion de ma surveillance par les services concernés, guère connus pour leur subtilité en la matière, mais plutôt au fait que j’échappe pour l’essentiel à leur attention. Cela, et c’est ma seconde hypothèse, parce qu’ils disposent d’une visibilité relativement limitée sur les réseaux religieux qui m’intéressent en raison de leur caractère métropolitain (ils sont basés à Damas et Alep) et privilégié d’un point de vue socio-économique. C’est donc paradoxalement la proximité des milieux étudiés avec les centres du pouvoir politique et économique qui y rend le chercheur moins exposé au contrôle policier que ses confrères opérant dans des régions périphériques ou des milieux sociaux défavorisés. J’invite, sur cette base, à déconstruire le mythe d’un système sécuritaire syrien dont le contrôle serait à la fois permanent, omniscient et omnipotent. Dans la première section de ce chapitre, je précise les conditions de mon enquête de terrain, en particulier en ce qui concerne l’impact direct et indirect de la surveillance étatique sur mon travail. Dans la seconde section, je détaille les différents facteurs qui permettent au chercheur évoluant dans les classes bourgeoises métropolitaines syriennes de bénéficier d’une plus grande marge de manœuvre que ceux qui étudient d’autres milieux. Dans la troisième et dernière section, je propose une montée en généralité qui, mutatis mutandis, doit permettre d’étendre mes réflexions à d’autres contextes autoritaires.

Une enquête sans entrave, ou presque L’une des conséquences du caractère extrêmement fermé de l’autoritarisme syrien est l’absence à peu près totale d’une tradition locale d’enquête sociologique et, a fortiori, politologique7. Si je ne trouve guère d’interlocuteurs dans le champ académique, je rencontre en revanche 6.  Pour un guide de ce type, Jillian Schwedler, Janine A.  Clark, « Encountering the Mukhabarat State », dans J. A. Clark et F. Cavatorta (ed.), Political Science Research in the Middle East & North Africa. Methodological and Ethical Challenges, New York, Oxford University Press, 2018, p. 23‑34. 7.  Sur l’état de la recherche politique en Syrie à cette époque, Thomas Pierret, Ayman Al Dassouky, « Politicalresearch in Syria  : civil war as a catalyst for profes‑ sionalization and de-politicization », dans C.  Raymond (éd.), Les divisions du sens. Producteurs culturels et politisation de la culture en situation de guerre civile (titre provisoire, à paraître).

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des observateurs avisés des milieux religieux, dont eux-mêmes sont issus et dont ils se préoccupent surtout pour des raisons politiques. Ces observateurs sont des figures connues dès cette époque comme des dissidents et qui joueront un rôle majeur dans les organes de représentation de l’opposition établis à l’étranger après 2011 : l’islamologue Abd al-Rahman al-Haj, exilé dès 2007, sera l’un des membres fondateurs du Conseil national syrien créé à Istanbul en 2011 ; le cheikh Mouaz alKhatib, interdit de prêche depuis les années 1990, sera nommé président de la Coalition nationale syrienne (successeur du Conseil national) lors de sa création en 2012. En outre, certains des protagonistes centraux de ma thèse ont déjà à leur actif plus d’une décennie d’exil politique au moment de mon séjour en Syrie et formeront en 2014 le Conseil islamique syrien d’Istanbul, qui aspire à constituer une autorité religieuse de référence pour l’opposition politique et militaire au régime8. En dépit de mes liens avec ces personnages sulfureux, je fais, durant mon séjour en Syrie, une expérience minimale de la surveillance des autorités. Cette expérience se limite à une rencontre de pure formalité avec un agent de la Sûreté de l’État (amn al-dawla), qui vient me rencontrer à l’Institut français du Proche-Orient de Damas (IFPO) afin de constituer une fiche d’information à mon sujet suite à ma demande d’un permis de résidence en ma qualité de chercheur. Plus jovial qu’inquisiteur, l’agent ne brille ni par sa finesse d’esprit, ni par son obstination. Son formulaire comporte une case relative à la discipline étudiée (je me présente comme historien, ce qui est une partie de la vérité plutôt qu’un mensonge) mais pas d’entrée concernant le sujet de mes recherches. Il ne lui vient dès lors pas l’idée de m’interroger sur ce dernier… Lorsqu’il s’entretient avec le directeur scientifique de l’IFPO, présent dans la pièce, sur la nature des travaux menés par l’institut, l’agent reçoit, en arabe, une réponse aussi éloquente que délibérément creuse, verbeuse et interminable. Submergé par ce torrent de phrases toutes faites, et l’heure du repas approchant, l’agent de la Sûreté prend congé de nous sans demander son reste. Je ne recevrai jamais le permis de résidence demandé mais, contrairement à mes appréhensions, je ne me verrai pas non plus signifier l’ordre de quitter le territoire et continuerai de renouveler sans entrave mon visa temporaire auprès de l’ambassade de Syrie à Bruxelles tous les six mois. Sans permis de recherche, donc, mais sans non plus d’interdiction explicitement signifiée de travailler, je m’engage alors dans ce qui 8.  Thomas Pierret, « The Syrian Islamic Council », Carnegie Endowment for Interna‑ tional Peace, 2014, https://carnegie-mec.org/diwan/55593

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constitue le cœur de mon enquête de terrain, c’est-à-dire rencontrer les acteurs centraux du champ religieux sunnite syrien, les oulémas, ainsi que leurs élèves et des notables qui leur sont associés, en particulier des hommes d’affaires finançant mosquées et associations caritatives islamiques. Mon travail consiste en des entretiens formels mais aussi en de longues séances d’observation (de sermons, leçons de sciences religieuses, rituels soufis, célébrations telles que celle de l’anniversaire du Prophète, ou mawlid), en une participation à une retraite spirituelle (i’tikaf) de dix jours dans une mosquée d’Alep, et en de nombreuses heures passées, sans objectif précis, avec des jeunes (pour la plupart des étudiants de l’enseignement supérieur religieux ou séculier) et moins jeunes rencontrés durant mon enquête. Cette dernière se déroule dans les espaces habituels de travail et de socialisation de mes enquêtés (mosquées, instituts religieux, magasins, bureaux, logements privés) plutôt que dans les endroits « neutres » (jardins publics, cafés) que privilégient, notamment par précaution, les observateurs-dissidents évoqués plus haut. Hormis les derniers cités, donc, mes interlocuteurs ne prennent généralement pas de précautions particulières quant au choix des lieux de nos rencontres. S’agissant des horaires, je constate en revanche une tendance fréquente des hommes de religion à me donner rendez-vous dans leur mosquée après la prière de l’aube ou fajr (soit, à certains moments de l’année, vers quatre heures du matin), une heure que l’on espère dissuasive vis-à-vis des auditeurs les moins dévots, dont les fonctionnaires des services de sécurité. La crainte que ces derniers inspirent à mes enquêtés n’en détermine pas moins profondément les modalités de mon travail. Mes interlocuteurs sont souvent peu loquaces, notamment, mais pas seulement, s’agissant de questions politiques, et j’essuie plusieurs refus d’entretien parfois explicitement justifiés par les ennuis sécuritaires qui pourraient découler d’une rencontre avec moi. La crainte d’un faux pas conduisant à une expulsion contraint aussi mes investigations, me dissuadant par exemple, j’y reviendrai, d’enquêter dans certaines régions du pays. Le contexte sécuritaire accroît enfin le rôle des gatekeepers, c’est-à-dire, en l’occurrence, d’individus donnant aux visiteurs étrangers (chercheurs, diplomates, musulmans convertis) l’accès à certains segments du champ religieux, soigneusement choisis dans l’intérêt du régime ou d’un groupe spécifique : cela parce que l’opacité relative de la société (en l’absence, notamment, de médias libres) et l’épée de Damoclès de la répression compliquent à la fois l’identification et l’entrée en relation avec les acteurs extérieurs aux canaux autorisés. 284

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Il n’en demeure pas moins que mon enquête est exempte des incidents que rencontrent, à la même époque, des collègues travaillant dans des régions rurales ou périphériques du pays. En 2004, une étudiante française de master enquêtant sur la mémoire de l’immigration vers l’Amérique latine à la fin du xixe siècle est brièvement arrêtée le jour même de son arrivée dans une bourgade du nord de Damas. L’année suivante, un anthropologue italien menant une enquête sur des populations nomades de la région de Homs est expulsé du territoire syrien. En 2010, un doctorant américain conduisant une étude sur l’héritage de la réforme agraire des années 1960 dans la campagne de Homs est brutalement renvoyé à Damas par un agent des renseignements particulièrement véhément, et cela en dépit d’une autorisation délivrée par un directeur de département du ministère de l’Agriculture. Plus tôt dans la décennie, un camp d’archéologues belges dans le nord-est du pays fait l’objet d’une descente de police, laquelle s’inquiète de la possible présence d’« espions sionistes » parmi les chercheurs. Le contraste entre le traitement réservé à ces universitaires et la tranquillité dont j’ai bénéficié pendant plus de deux ans ne s’explique pas par le caractère plus ou moins sensible de nos objets de recherche respectifs. C’est le contexte géographique et social de l’enquête qui nous paraît ici constituer la variable la plus déterminante. Il n’est bien sûr pas le seul, de nombreux chercheurs occidentaux ayant opéré à cette époque dans les régions périphériques syriennes sans rencontrer le moindre problème, en s’aidant de leurs compétences linguistiques et relationnelles9. Il n’en demeure pas moins que la proximité géographique et sociale des centres du pouvoir politique et économique semble m’avoir offert une protection dont je n’aurais peut-être pas bénéficié si j’avais étudié les élites religieuses d’autres régions du territoire syrien. Le caractère métropolitain de mon environnement de recherche joue positivement à trois niveaux. Premièrement, des cités de plusieurs millions d’habitants offrent un anonymat qui n’existe évidemment pas dans un village ou une petite ville. Deuxièmement, plusieurs des institutions religieuses que j’étudie dans ces pôles urbains majeurs sont habituellement fréquentées par des Occidentaux blancs (musulmans des Balkans, convertis européens et nord-américains) avec lesquels je peux être confondu, sans parler du fait 9.  Outre les travaux de Paulo Pinto mentionnés plus haut, voir notamment Thierry Boissière, Le jardinier et le citadin : ethnologie d’un espace agricole urbain dans la vallée de l’Oronte en Syrie, Damas, Institut français du Proche Orient, 2005 ; Myriam Ababsa, Raqqa : Territoires et pratiques sociales d’une ville syrienne, Damas, Institut français du Proche Orient, 2010.

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qu’en raison de la grande diversité de types physiques parmi la population syrienne, un Européen blanc n’y est pas nécessairement reconnaissable comme tel, visuellement s’entend. Un troisième aspect, de nature politique, est que le contrôle étatique des activités religieuses s’opère très différemment d’une région à l’autre du pays. Ainsi, une directive promulguée en 1989 par le ministère des Biens de Mainmorte stipule que le sermon du vendredi est écrit à l’avance par le ministère dans certaines provinces, que l’administration propose un choix de sujets dans d’autres, et qu’à Damas et Alep seulement, on se limite à fournir des orientations générales à l’occasion des grandes fêtes religieuses10. Cette réglementation fait l’objet de nombreuses dérogations dans la pratique. Toutefois, mes interlocuteurs issus de villes secondaires comme Homs et surtout Hama (qui en tant qu’épicentre de l’insurrection de 1979‑1982, fut partiellement détruite par le régime) s’accordent sur le fait que les contraintes sécuritaires y demeurent plus fortes qu’en dehors des deux grandes villes du pays. Ils se rendent dans ces dernières pour y bénéficier d’une offre religieuse qui, du fait de la répression, n’existe pas dans leurs villes de résidence (liberté de ton des prêcheurs, activités telles que des retraites spirituelles). L’un, dont le maître vient d’être emprisonné à Hama, me dissuade d’ailleurs d’étendre mon enquête à cette dernière ville. Certaines réglementations, promulguées à titre général, sont d’emblée appliquées de manière spatialement différenciée, à l’instar d’un ordre temporaire de fermeture obligatoire des mosquées entre les heures de prière faisant suite à des rafles effectuées en 2006 dans les milieux islamistes de la Ghouta orientale (banlieue est de Damas). Alors même que l’ordre est affiché sur les piliers des mosquées, à Damas-ville, de nombreuses activités (leçons, réunions de confréries soufies) continuent de s’y dérouler en dehors des horaires prescrits. La relative mansuétude dont bénéficie l’élite religieuse métropolitaine, comparée à celles des villes secondaires, ne s’explique pas par une plus grande docilité. À l’inverse, durant les années 2000, ce sont ces oulémas métropolitains qui se montrent les plus revendicatifs, et parfois les plus critiques vis-à-vis du régime lorsque celui-ci touche aux intérêts centraux du secteur religieux. Cela, parce que le rapport de force avec le régime est comparativement plus avantageux aux religieux des grandes villes qu’à ceux du reste du pays. Il y a deux raisons à cela. La première relève de l’héritage historique. À Damas en particulier, les oulémas tués ou exilés durant l’insurrection du début des années 1980 sont moins nombreux qu’ailleurs. Qui plus est, les religieux de la capitale 10. A. Böttcher, op. cit., p. 101.

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qui ont fui la répression à l’époque sont autorisés à rentrer au pays dans les années 1990 et à reprendre leurs activités, une absolution sans équivalent dans les autres villes du pays. Par conséquent, là où les élites religieuses de Homs, Hama et, dans une moindre mesure, Alep, ont connu vingt-cinq ans plus tôt une saignée dont elles ne se sont jamais remises, le clergé de Damas compte de nombreuses figures dotées d’un capital symbolique considérable. Conformément à l’adage selon lequel « la chair des oulémas est empoisonnée », le régime préfère souvent composer avec de telles figures plutôt que de les affronter. Au milieu des années 2000, qui plus est, ce capital symbolique est mis à profit par le régime pour consolider sa légitimité intérieure à un moment où il est profondément ébranlé par la crise libanaise : le pouvoir accédant à certaines de leurs revendications, dont des mesures répressives contre des associations féministes et la création d’une éphémère Ligue des Oulémas, ces derniers exaltent, un temps, la fermeté opposée par Assad aux « complots impérialistes ». Redevable vis-à-vis du clergé, le régime relâche un peu l’étau sécuritaire qui l’enserrait depuis les années 1980. La deuxième explication du rapport de force plus favorable aux oulémas métropolitains est leur capital social et économique. Résidant dans les centres du pouvoir politique et économique du pays, ils sont par la force des choses les mieux connectés aux dirigeants de l’appareil sécuritaire (sur le mode de la transaction plus souvent que de la connivence), à la bureaucratie religieuse étatique et au secteur privé. La relation osmotique liant les élites religieuses et économiques des grandes villes est d’une importance capitale pour comprendre la marge de manœuvre des premières vis-à-vis du régime et, partant, pour expliquer pourquoi on peut évoluer dans ces milieux religieux sans trop rencontrer d’obstacles sécuritaires. Ancrés (par filiation, mariage, partenariat ou double vocation) dans les milieux de la petite et moyenne entreprise, les oulémas et leurs premiers cercles de disciples sont économiquement indépendants de l’État et donc peu vulnérables de ce point de vue. Comparons leur situation à celle des vendeurs de rue, en permanence à la merci d’une confiscation de leur carriole par la police et qui, du fait de cette vulnérabilité, sont très souvent recrutés comme informateurs par les services de renseignements – Giulio Regeni, chercheur italien dénoncé par un de ses enquêtés puis tué par la police égyptienne alors qu’il travaillait sur cette catégorie professionnelle, a malheureusement fait les frais de l’assujettissement structurel de ces vendeurs à l’appareil sécuritaire11. 11.  Voir à ce sujet le film documentaire de Carlo Bonini et Giuliano Foschini, 9 Days in Cairo : The Torture and Murder of Giulio Regeni, Rome, 42° Parallelo Production, 2017.

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Un groupe social économiquement favorisé est, a contrario, difficile à acheter de la part d’un État pauvre en ressources. Qui plus est, il est relativement facile aux membres de ce groupe de soudoyer les agents des services de renseignements afin d’acheter sa tranquillité. « Je le paie mieux que son patron », explique ainsi le directeur d’un important institut religieux damascène, parlant de l’officier des mukhabarat en charge de le chaperonner, à un diplomate étranger qui s’étonne de la liberté d’action dont il bénéficie. L’achat de la tranquillité, un privilège réservé par définition aux milieux aisés, n’est d’ailleurs pas l’apanage de l’élite religieuse mais constitue une pratique généralisée. Elle est le fait d’hommes d’affaires dont les opérations, eu égard à une réglementation byzantine sur les crimes économiques, tombent souvent dans l’illégalité. Elle est également pratiquée, comme j’en fais directement l’expérience, par un petit propriétaire immobilier cherchant à éloigner un agent de la Sûreté trop curieux à l’endroit de ses (lucratifs) locataires occidentaux : « il n’est pas près de revenir », nous glisse en souriant ledit propriétaire après avoir convaincu (moyennant finance, semble-t-il) le fonctionnaire de repartir sans inspecter notre maison ni interroger ses occupants12. L’argent n’est pas le seul obstacle à la pénétration directe de l’élite religieuse par les services de renseignements : on ne doit pas ignorer non plus la dimension confessionnelle de l’équation. Les mukhabarat, comme l’armée syrienne, sont des institutions très largement composées d’alaouites, qui constituent sans doute plus de 80 % des officiers mais aussi une proportion significative des hommes de rang. L’agent de la Sûreté de l’État venu me rencontrer à l’IFPO est un alaouite bien que son service, censé incarner la face « civile » de l’appareil sécuritaire, soit réputé plus ouvert aux sunnites que les services de renseignements de l’armée. Or, s’il m’arrive de repérer des hommes des renseignements (reconnaissables à leurs vestes en cuir noir et à leur col roulé) prenant ostensiblement des notes lors des sermons du vendredi, activité publique par excellence, l’accès de ces mêmes agents aux milieux religieux sunnites se complique dès lors que les activités de ces derniers prennent un tour plus intime, qui facilite le repérage et l’isolement des intrus. Je suis ainsi frappé, dans une mosquée que je fréquente à Damas, par la différence de ton entre le sermon du vendredi, très consensuel, 12.  La détermination du propriétaire à tenir l’agent hors de la maison n’est pas une manifestation d’altruisme. On peut supposer qu’elle résulte plutôt d’une volonté d’empêcher le fonctionnaire de mettre le doigt sur de petites illégalités passibles d’amendes comme la non-déclaration de locataires aux autorités ou le nonpaiement de certaines taxes.

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et la leçon organisée après la prière du fajr, durant laquelle le cheikh se laisse régulièrement aller à des commentaires ironiques sur la nature despotique du pouvoir syrien. Dans ce dernier cas, l’orateur ne semble pas craindre les hommes en veste de cuir noir qui, à cette heure, sont encore dans les bras de Morphée. Le récit suivant, tiré de mes carnets de terrain, témoigne d’une réalité analogue. La scène se passe dans une mosquée d’Alep durant une retraite spirituelle de ramadan en 2006 : « Les participants, au nombre d’une centaine, sont pour la plupart des étudiants universitaires issus de la petite classe moyenne. À ce tableau fait exception un jeune homme venu d’Idlib spécialement pour la retraite. C’est un ouvrier agricole que son allure et son accent rural différencient immédiatement des autres membres du groupe. Il n’en faut pas plus à ces derniers pour m’inviter à cesser d’adresser la parole à cet étranger qui, selon eux, aurait “une écriture étroite” (khattuh dayyiq), manière imagée de dire qu’il a pour métier de rédiger des rapports. C’est en fait un pur préjugé régional et de classe13, le comportement de l’intéressé n’ayant rigoureusement rien de suspect. Ce n’est pas ce constat qui conduit finalement à l’acceptation de sa présence par les autres participants mais l’annonce, par le cheikh de la mosquée, que la probité du jeune homme lui a été personnellement garantie par un confrère officiant à Idlib. »

Ce qui vaut pour un sunnite rural vaut, a fortiori, pour un alaouite, dont l’habitus est encore autrement plus étranger à celui des milieux religieux sunnites métropolitains. Dans ces circonstances, il semble que la surveillance desdits milieux s’opère largement sur le mode de la sous-traitance, le pouvoir déléguant aux hommes de religion la tâche de s’assurer que les activités qui ont lieu sous leur supervision demeurent dans des limites définies et que les contrevenants soient rappelés à l’ordre ou dénoncés. Faute d’agents, donc, les religieux eux-mêmes sont utilisés comme informateurs14. Quelques-uns s’acquittent de ce devoir avec un zèle délateur destiné à leur attirer les faveurs du pouvoir ou à éliminer des éléments gênants : c’est ainsi au prêcheur de la mosquée qu’il fréquente qu’un de mes interlocuteurs doit d’être convoqué par les renseignements pour rendre compte de ses convictions salafistes, qui l’ont conduit à critiquer les orientations soufies du maître des lieux. D’autres clercs, sans doute plus nombreux, s’exécutent dans le souci 13.  Alep et le Nord-Ouest syrien n’abritant pas de communautés alaouites impor‑ tantes, les services de renseignements y ont traditionnellement recruté leurs agents dans des clans (’asha’ir) sunnites des régions rurales environnantes. 14.  Nous différencions ici entre l’agent-fonctionnaire des services de renseigne‑ ments, qui exerce cette activité à plein temps, et l’informateur (mukhbir), civil entendu plus ou moins régulièrement par les services.

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bienveillant de protéger leurs ouailles (et visiteurs étrangers) du courroux de l’État. L’un de mes enquêtés me confiera ainsi, au détour d’une phrase, avoir parlé de moi lors d’une convocation routinière auprès des services, manière pour lui de me rassurer (il les a convaincus de mon innocuité, affirme-t-il) et, implicitement, de me faire comprendre que je lui suis redevable de ma tranquillité.

Les angles morts du panoptique syrien On peut imaginer a priori l’État sécuritaire comme un acteur au comportement à la fois bien informé et cohérent, qui évaluerait de manière centralisée la dangerosité respective des projets de recherche menés par des étrangers sur son territoire et réagirait en conséquence. Les faits décrits plus hauts montrent toutefois que les pratiques de surveillance du régime syrien sont fort éloignées de l’idéal panoptique matérialisé, ailleurs, par les kilomètres d’archives de la Stasi est-allemande ou, plus près de nous, par les systèmes de reconnaissance faciale de la Chine néo-totalitaire. Le pouvoir syrien exerce une « surveillance à trous » qui ne « voit » que ce que veulent bien lui rapporter des fonctionnaires au professionnalisme parfois douteux et des informateurs qui, dans certains secteurs comme le champ religieux, semblent avoir pour mission de signaler les problèmes les plus sérieux plutôt que de rapporter de manière exhaustive les menus détails de leurs observations. Cette surveillance imparfaite est elle-même le reflet d’une stratégie de contrôle du champ religieux que je qualifie d’indirect rule en raison du sous-développement de l’encadrement bureaucratique des milieux concernés – en 2000, le ministère des Biens de Mainmorte employait en tout et pour tout cent fonctionnaires. En résulte un rôle disproportionné de l’appareil sécuritaire dans la gestion du champ religieux, gestion qui, en raison du manque de ressources humaines et financières exposé plus haut, s’exerce sur un mode qui n’est pas sans rappeler certaines pratiques de l’ère coloniale. Face à des groupes sociaux potentiellement menaçants et qui, par leur inscription sociale et culturelle, leur sont foncièrement étrangers (au sens de l’anglais alien), les agents de la répression gardent lesdits groupes sociaux sous contrôle par le truchement de leurs chefs, qu’il s’agisse des cheikhs des mosquées ou de ceux des tribus. À ce sujet, on peut d’ailleurs établir un parallèle avec la politique tribale du régime syrien qui, initialement désireux d’abolir le tribalisme en tant que structure sociale « réactionnaire », y a ensuite 290

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renoncé par manque de moyens avant de sous-traiter la surveillance de certaines régions à des chefs tribaux clientélisés15. Deux nuances au moins limitent la portée générale de ces observations. Premièrement, en Syrie même, il existe des modes différenciés de contrôle des groupes sociaux selon les modalités générales de leurs relations avec les institutions étatiques16 : l’indirect rule dont il est question plus haut ne concerne pas l’ensemble de la population mais des groupes comparativement défavorisés dans leurs possibilités d’accès aux ressources de l’État (en particulier les emplois publics), soit parce qu’ils sont dominés des points de vue à la fois économique et confessionnel, dans le cas des sunnites pauvres des quartiers et régions périphériques, soit parce qu’ils n’ont ni le souhait, ni le besoin, d’accéder à ces ressources, à l’instar de la bourgeoisie sunnite pieuse de secteur privé dont il est question dans ce chapitre. Deuxièmement, la défaillance de l’appareil sécuritaire exposée ici répond en partie à des facteurs qui, à l’instar du clivage sunnite-alaouite, sont spécifiques au cas syrien. Il nous paraît néanmoins possible de dégager certaines règles générales pouvant s’appliquer à d’autres contextes d’autoritarismes fermés et dotés de ressources financières limitées tels que, pour rester dans la région, l’Égypte du maréchal Sissi. La plus importante de ces règles est sans doute le fait que dans ce type de contexte politique, le risque de voir les autorités interférer dans une enquête de terrain dépend moins de la dangerosité intrinsèque des milieux étudiés pour le pouvoir en place que de leur plus ou moins grande vulnérabilité vis-à-vis de ce dernier. Cette vulnérabilité est ellemême fonction inverse de la capacité de ces milieux à tenir la surveillance étatique à distance ou du moins à négocier avec le pouvoir une sous-traitance de ce contrôle, les élites sociales concernées garantissant personnellement au régime la loyauté de leurs obligés en échange d’une marge de manœuvre relativement grande pour gérer les affaires internes de leur groupe. Le régime se prête d’autant plus facilement à ce mode de contrôle indirect qu’il n’a pas forcément les ressources humaines nécessaires (c’est-à-dire un nombre suffisant d’individus dotés de l’habitus adéquat) pour contrôler directement et massivement ces milieux. À la lumière de ce qui précède, on peut affirmer que le contraste entre la brutalité des réactions rencontrées par certains collègues travaillant en 15.  Haian Dukhan, State and Tribes in Syria. Informal Alliances and Conflict Patterns, Oxon, Routledge, 2019. 16.  Kevin Mazur, « Networks, Informal Governance, and Ethnic Violence in a Syrian City », World Politics, 2020, vol. 62, n° 1, p. 120‑147.

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zones rurales ou périphériques, et l’absence d’obstacles dont j’ai bénéficié, est le fruit de logiques à la fois contingentes et structurelles. Elles sont contingentes parce que lesdits collègues sont tombés, au mauvais moment et au mauvais endroit, sur des agents des renseignements plus zélés que celui qu’il m’a été donné de rencontrer. Elles sont toutefois aussi et avant tout structurelles, parce que j’évoluais dans des milieux où, en raison d’une relative insularité vis-à-vis du régime, il était beaucoup moins fréquent de croiser le chemin d’agents des mukhabarat. La capacité des groupes concernés à établir un rapport de force relativement favorable avec le régime résulte, quant à elle, des ressources économiques, relationnelles et symboliques dont ces groupes disposent. Si la présence plus ou moins grande de ces ressources dans les milieux étudiés peut varier en fonction des accidents de l’histoire (on pense ici, par exemple, aux séquelles plus ou moins profondes, selon les villes syriennes, de la répression du début des années 1980), on peut, sans prendre trop de risques, faire l’hypothèse que l’on trouvera toujours une forte concentration de ces ressources parmi les classes sociales privilégiées des régions métropolitaines. Inversement, et contrairement au sens commun qui les assimile à des sphères sociales particulièrement opaques, les milieux précaires et/ou marginaux sont remarquablement « transparents » du point de vue de l’appareil sécuritaire des régimes concernés, dans la mesure où leur vulnérabilité les rend extrêmement perméables aux tentatives de pénétration et de cooptation.

Conclusion Lorsqu’en 2005 débute mon enquête de terrain sur les élites religieuses sunnites syriennes, j’appréhende une réaction hostile de la part des autorités et les nombreux ennuis qui vont avec : parce que le régime syrien est l’une des dictatures les plus répressives de la planète, parce que mes travaux portent sur une catégorie sociale jugée éminemment suspecte par les autorités, et parce que la crise politique extérieure et intérieure que traverse alors le pays y donne une importance toute particulière aux questions touchant à l’islam. En dépit de mes craintes, toutefois, je n’aurai qu’une interaction de pure forme avec les services de renseignements locaux, réputés omniprésents, et ne serai jamais inquiété par eux. Or, à la même époque, d’autres chercheurs travaillant sur des sujets a priori anodins d’un point de vue politique seront traités sans ménagement par les mêmes services. J’explique cette différence par le caractère 292

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métropolitain et socialement privilégié des milieux qui font l’objet de mon étude. La proximité de ces derniers avec les centres du pouvoir politique et économique ne se traduit pas nécessairement par leur docilité mais elle est synonyme de ressources économiques, relationnelles et symboliques leur offrant une position relativement avantageuse dans leurs relations avec les hommes au pouvoir. Cette position avantageuse se traduit par des marges de liberté dont la contrepartie est une soustraitance aux élites sociales de la surveillance de leurs propres cercles d’adeptes. Plus prosaïquement, les ressources économiques permettent également de tenir à l’écart des agents du renseignement qui, à tous les niveaux de responsabilité, se révèlent éminemment corruptibles. De profondes différences d’habitus entre les milieux sunnites conservateurs et les recrues habituelles des services de renseignements participent également à conférer aux premiers une immunité relative vis-à-vis des efforts de surveillance du régime. Au final, l’évaluation préalable des risques afférents à une enquête de terrain dans un contexte autoritaire fermé ne doit pas se focaliser sur les seules caractéristiques intrinsèques du thème étudié. Une recherche sur un objet parfaitement bénin peut très bien provoquer une réaction hostile de la part des services de sécurité si elle est menée dans une région ou catégorie sociale où ces services disposent d’agents nombreux qui, par leur zèle, espèrent obtenir tantôt une promotion, tantôt une rétribution matérielle qui semblerait totalement dérisoire pour des groupes sociaux privilégiés. À l’inverse, une enquête portant sur un sujet sensible peut s’opérer sans entrave si, pour l’une des raisons présentées ici, elle n’entre pas dans le champ de vision d’un appareil sécuritaire dont l’omniscience est moins une réalité qu’un mythe entretenu pour discipliner les sujets.

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Chapitre 14

Une ethnographie réflexive de la surveillance Enquêter sur le politique en Algérie Laurence Dufresne Aubertin

La surveillance par des appareils de sécurité étatique constitue une difficulté objective dans l’enquête de terrain. Elle pose à la chercheuse1 des questions de méthodologie et d’éthique de la recherche, autant dans les manières d’assurer la sécurité de ses interlocuteur·rice·s et la sienne, que dans l’interprétation et le statut qu’elle doit accorder à la surveillance afin de se maintenir sur – ou abandonner – son terrain. Les incidences de la mise sous surveillance se répercutent dans la conduite de l’enquête, la production des données, la construction de l’objet ainsi que la restitution de la recherche et enjoignent, par là, la réflexivité de l’ethnographe. Or, si la surveillance pose des défis spécifiques pour la chercheuse étrangère2, elle ne se limite pas à la situation d’enquête. En Algérie, la surveillance se rapporte à une modalité de contrôle et d’encadrement de la population par l’État et, ce faisant, constitue une caractéristique sous-jacente du contexte social. Ce chapitre se structure 1.  Dans ce chapitre, le genre féminin est utilisé comme générique pour qualifier l’ethnographe. L’usage de la syntaxe paritaire est toutefois employé lorsqu’il s’agit de désigner les acteurs et actrices de la recherche. 2.  Pour une étude sur les risques du terrain pour « l’anthropologue  autochtone », voir Abderrahmane Moussaoui, « Du danger et du terrain en Algérie », Ethnologie française, vol. 31, n° 1, 2001, p. 51‑59.

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ainsi autour de cette double entrée : celle de l’expérience de mise sous surveillance de l’ethnographe par les services de sécurité ; et celle de la surveillance comme pratique disciplinaire quotidienne en situation autoritaire3. Souscrivant à l’observation de Howard Becker selon laquelle « plus on s’approche des conditions dans lesquelles [les gens] donnent effectivement et réellement du sens aux objets et aux événements, plus notre description de ce sens sera juste et précise4 », ce chapitre explore comment l’exposition à la surveillance permet d’établir des rapprochements entre les ressentis de la chercheuse et le vécu des enquêté·e·s. Pour autant, la subjectivité de l’ethnographe nécessite d’être circonscrite5. En effet, les modalités d’exposition aux dispositifs disciplinaires et l’intériorisation des contraintes de la chercheuse et de ses enquêté·e·s ne sont pas assimilables. La menace pèse différemment pour la chercheuse étrangère qui risque, la plupart du temps, d’être expulsée du territoire, tandis que ses enquêté·e·s peuvent voir leur liberté ou leur position sociale engagées. De plus, là où la surveillance est temporellement délimitée et fait l’objet d’un apprentissage par la chercheuse sur son terrain, l’intériorisation du regard disciplinaire renvoie, pour les enquêté·e·s, à des dispositions sociales acquises. Si ce processus d’intériorisation des normes est le produit d’un travail constant et souvent implicite, il s’agit plutôt d’explorer comment l’expérience de mise sous surveillance agit comme un accélérateur de cet apprentissage pour la chercheuse étrangère. Pour explorer les modalités et les apports de la démarche ethnographique sous surveillance, ce chapitre s’appuie sur mes enquêtes de terrain menées en Algérie dans le cadre de ma thèse6. Il convient de revenir succinctement ici sur la méthodologie et l’objet de la recherche afin d’attester comment la mise sous surveillance procède d’une insertion de l’ethnographe sur son terrain qui puisse se traduire en un gain 3.  Sur la surveillance comme mode de gouvernement voir Béatrice Hibou, « Un quadrillage méticuleux », La force de l’obéissance. Économie politique de la répres‑ sion en Tunisie, sous la direction de  Hibou  Béatrice. Paris, La Découverte, 2006, p. 95‑130. 4.  Howard S.  Becker, Les ficelles du métier. Comment conduire sa recherche en sciences sociales. Paris, La Découverte, 2002, p. 42. 5. Jean-Pierre Olivier de Sardan, « Le “je” méthodologique. Implication et expli‑ citation dans l’enquête de terrain », Revue française de sociologie, 2000, n° 41‑3, p. 417‑445. 6. Les enquêtes de terrain menées en Algérie se sont réparties en six séjours (mars  2016, novembre  2017, mars-avril 2018, août-septembre 2018, mars  2019, juillet-août 2019) et se sont déroulées à Ghardaïa, Oran et Alger.

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de connaissance. Ma recherche portait initialement sur les émeutes intercommunautaires qui se sont déroulées dans la vallée du Mzab entre 2013 et 2015. Elle interrogeait les logiques d’engagement et de contestation au quotidien où l’« habiter » et l’accès au foncier tenaient des rôles prédominants. Devant l’ampleur de la surveillance rencontrée, j’ai changé de terrain et de sujet de recherche au profit d’une étude sur les rapports ordinaires au politique à partir de l’accès aux logements sociaux. Cette enquête s’est principalement focalisée sur les habitant·e·s de quartiers populaires des centres-villes d’Alger et d’Oran. Il s’agissait d’interroger les pratiques que les requérant·e·s de logements sociaux mettaient en œuvre afin de bénéficier des ressources de l’État. Ces pratiques pouvaient aussi bien renvoyer à des formes d’« empiètement discret du quotidien7 » qu’à des stratégies de mise en conformité des requérant·e·s avec les attentes des gouvernants. À partir de l’observation de leurs interactions entre les agent·e·s de l’État, ma recherche interrogeait les modalités d’énonciation du politique, des attentes envers les gouvernants, mais aussi le développement d’attitudes critiques. Ma recherche portait aussi sur les pratiques routinières de gouvernement et sur le rôle des différents acteurs politiques et administratifs qui interviennent dans le processus de distribution des logements sociaux. Par le biais d’un retour réflexif sur les expériences de surveillance rencontrées au cours de mes enquêtes de terrain en Algérie, j’examine comment mon exposition à ce dispositif disciplinaire participe de ma socialisation sur mon terrain et influence la production de mes données. Ce chapitre entend ainsi formuler des hypothèses sur les manières dont l’expérience de la surveillance favorise l’intériorisation d’appréhensions et d’affects collectifs pouvant s’avérer heuristique à la compréhension des représentations et des pratiques des acteurs en situation autoritaire. Pour ce faire, j’étudie d’abord comment l’exposition aux pratiques de surveillance et de discipline permet de réfléchir à l’ampleur et à l’intensité du contrôle qui s’exercent en situation autoritaire. Par là, j’explore les processus de mise en conformité et de négociation des lignes rouges dans les interactions avec les autorités étatiques. Ensuite, j’examine comment les relations entre les différents acteurs du système social sont marquées par les effets coercitifs de ces rapports disciplinaires. En revenant sur l’apprentissage de la vigilance, je cherche à élaborer des pistes de réflexion sur les manières dont les différentes stratégies de protection 7. Asef Bayat, Life as Politics  : How Ordinary People Change the Middle East, Stanford, Stanford University Press, 2013.

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et procédés interprétatifs se transposent dans la relation d’enquête et dans la production des données.

L’anticipation des lignes rouges et les marges de manœuvre En Algérie, la surveillance de la recherche commence avant l’entrée effective sur le terrain. Lorsque j’entame ma recherche en 2016, j’ai conscience que je m’expose à une surveillance de la part des services de sécurité. C’est d’ailleurs par une inquiétude que s’amorce mon journal de terrain : celle de me voir refuser, à terme, l’accès au territoire algérien. Surgissant en amont de mon terrain, cette appréhension s’appuie alors sur les multiples récits faisant état de restrictions à l’égard de chercheur·se·s étranger·e·s et renvoie à l’exigence d’un visa réputé difficile à obtenir. Cette modalité restrictive d’accès au territoire instaure un système de sanctions et de récompenses8 et esquisse un horizon punitif, qui pose les jalons d’un pouvoir disciplinaire. L’anticipation d’une fermeture éventuelle du terrain instille chez moi la peur d’entrer en contact avec les agents de l’État. Mon incertitude quant à ma capacité de mener à bien ma recherche apparaît comme le premier indice du processus d’incorporation de contraintes disciplinaires. Au-delà de ces conditions partagées par l’ensemble des chercheur·se·s étranger·e·s, le sujet de mon enquête qui s’intéresse à des actions protestataires et la localisation de mon terrain dans une région du Sud concourent à rendre « sensible » ma recherche. Si la surveillance se trouve d’emblée au centre de mes préoccupations, c’est que j’ai conscience qu’enquêter sur le politique en Algérie revient à côtoyer des lignes rouges. Ma position d’extériorité ne me permet toutefois pas saisir précisément le contour des possibles. Les exhortations à la « prudence » et à « éviter le politique » se présentent d’ailleurs comme des leitmotivs dans les discours de mes différents interlocuteurs. Pourtant, il m’est difficile de cerner les implications pratiques induites par l’incitation à « faire attention » tant leurs appréciations des frontières entre l’autorisé et l’interdit divergent parfois considérablement. Face à l’incertitude quant à la définition de la situation et sur ce qui convient de faire, je décide tout de 8.  Ce système de sanction-punition s’appuie sur une gradation de privilèges qui s’évaluent en fonction de la durée de validité du visa, du nombre de jours et d’entrées accordées. L’attribution du visa distribue ainsi des rangs par un jeu d’avancement et de rétrogradation dans cette échelle de privilèges.

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même d’entreprendre ce terrain et d’évaluer par moi-même les marges de manœuvre. À partir de mon expérience de terrain à Ghardaïa, cette partie analyse comment la surveillance produit des effets contraignants et participe à l’intériorisation de limites tacitement négociées. La restitution de ces mécanismes disciplinaires permet ainsi d’explorer plus largement le processus ambivalent de mise en conformité et les marges d’autonomie relatives présentes dans ce contexte de contraintes.

Ghardaïa : un terrain « initiatique » aux dispositifs de surveillance Depuis les derniers affrontements intercommunautaires qui se sont déroulés dans la région du Mzab entre 2013 et 2015, le dispositif sécuritaire est omniprésent dans la ville, où des brigades de policiers et de gendarmes quadrillent l’espace public et en contrôlent les points névralgiques. La visibilité de l’appareil sécuritaire dans l’espace public met en évidence la surveillance quotidienne et généralisée qui s’exerce à Ghardaïa. Ce rappel quotidien de l’emprise policière fonctionne comme une démonstration de pouvoir et introduit une menace permanente de répression à l’encontre des sujets contrevenant à l’ordre social et politique. En novembre 2017, le surgissement de policiers en civil dans l’enceinte du Centre culturel et de documentation saharienne signe pour moi le passage d’un contrôle diffus à une surveillance ciblée. L’entrée de deux policiers en civil est d’autant plus remarquable que, comme à l’habitude, je suis seule dans la salle de lecture. L’un des deux visages m’est familier pour l’avoir brièvement aperçu à la préfecture de police alors que j’effectuais la procédure d’enregistrement obligatoire pour les étranger·e·s dans cette région de l’Algérie. Les policiers se dirigent vers le bureau de la bibliothécaire qu’ils saluent chaleureusement. La teneur de leur échange semble indiquer qu’ils se connaissent bien. Après avoir pris de ses nouvelles, ils s’enquièrent auprès d’elle de ma fréquentation du lieu, des ouvrages que je consulte et de sa connaissance de mes activités. Je suis étonnée qu’ils conduisent aussi ouvertement leur enquête devant moi. Tout en appréhendant un interrogatoire, je me demande pourquoi ils ne viennent pas me poser directement leurs questions. À l’issue de la conversation avec la bibliothécaire, les deux policiers gravissent les quelques marches qui séparent le bureau d’accueil de la salle de lecture et ils s’assoient à deux tables de la mienne en me faisant face. Après avoir relevé leur présence d’une salutation, je prétends continuer à travailler normalement, tandis qu’ils 299

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demeurent en silence à m’observer ainsi pendant quelques minutes. Ils quittent les lieux sans m’avoir adressé la parole. Cet épisode souligne une cérémonie par laquelle la surveillance policière se rend visible et donne corps à un dispositif dont la force contraignante opère par un jeu de regard. L’immixtion des policiers en civil dans le centre de recherche se présente comme une mise en garde. Par leur silence, les policiers m’assignent le rôle d’« objet d’une information, jamais sujet dans une communication9 ». En plus de cette opération de dissuasion, les services de sécurité opèrent un contrôle « discret » par de la filature dans l’espace public. Des policiers en civil effectuent des visites auprès de certaines de mes connaissances, à l’instar de la bibliothécaire. À ces occasions, ces personnes sont chargées de m’appeler afin de s’enquérir de ma localisation et de mes activités. Agissant dans les interstices, ces intermédiaires apparaissent comme un rouage essentiel du dispositif de contrôle qui s’appuie sur des relais disséminés dans le corps social. Ces différentes instances de surveillance tissent ainsi les mailles d’un espace de contraintes et alimentent chez moi un état de peur permanent qui affecte la suite de mon enquête de terrain. La conscience d’être observée et suivie par des agents des appareils de sécurité de l’État et par ses multiples indicateurs distille des effets de pouvoir envahissants. Dans les moments où la contrainte disciplinaire agit avec acuité, mon angoisse paralyse ma réflexion et m’immobilise. De telle manière que, soucieuse de limiter mon exposition dans l’espace public, je limite mes déplacements. Je n’ose plus rencontrer les participant·e·s de ma recherche de peur de les mettre en danger et, redoutant de leur porter préjudice, je restreins les contacts avec mes connaissances. Comme le souligne Michel Foucault : « Celui qui est soumis à un champ de visibilité, et qui le sait, reprend à son compte les contraintes du pouvoir ; il les fait jouer spontanément sur lui-même ; il inscrit en soi le rapport de pouvoir dans lequel il joue simultanément les deux rôles ; il devient le principe de son propre assujettissement10. » Ce processus d’intériorisation du regard disciplinaire se comprend au croisement d’une double prémisse. D’abord, la multiplicité de regards tend à s’homogénéiser pour produire un contrôle continu qui esquisse, par là, un point de convergence de l’information. Ensuite, le silence des autorités renvoie à un principe de liberté d’action qui suppose que les actes de la personne surveillée parlent d’eux-mêmes. En infusant le 9.  Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 392. 10.  Ibid., p. 396.

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sentiment que des événements contingents ou fortuits sont susceptibles d’être reliés et d’être interprétés comme un ensemble « cohérent », ces mécanismes disciplinaires jouent un rôle central dans mon intériorisation des normes et dans la mise en conformité de mes pratiques. Ils se traduisent par un questionnement récurrent qui consiste à estimer les manières dont telle action ou tel comportement pourraient être interprétés par les autorités algériennes. La nécessité d’être aisément « classable » pour les agents de l’État me conduit à me conformer à des attributs que j’estime être « acceptables » pour poursuivre mes recherches en Algérie. Je réalise que ma simple présence dans cette région « sensible » constitue un écart irréductible qui ne saurait faire l’objet d’une « normalisation ». Craignant que la prolongation de mon séjour dans cette région me vaille d’être catégorisée comme « subversive » et conduise à un refus de visa, je décide d’abandonner préventivement ce terrain. Cette décision relève aussi bien d’un processus de disciplinarisation et d’autocensure, que de la mise en place d’une tactique visant à me maintenir sur le terrain algérien.

« Faire avec » les contraintes : la négociation de marges de manœuvre Cette expérience de mise sous surveillance procède d’une socialisation à un régime de contraintes omniprésent en Algérie. L’illustration des processus d’intériorisation des normes et de la mise en conformité des pratiques met en exergue les manières dont le silence, l’incertitude et l’anticipation occupent des places fondamentales dans le processus de contrôle et d’autocontrôle. Si la surveillance agit comme un indice des limites à respecter, elle balise un « champ des possibles » au contour fuyant. La labilité des frontières brouille les repères et génère une réévaluation permanente des possibles. La menace latente de répression liée à la surveillance est « relativement imprévisible et difficile à rationaliser pour [celles et] ceux qui [la] subissent11 ». Ma difficulté à organiser mon expérience autour d’un cadre12 n’est pas uniquement propre à mes positions de novice et de chercheuse étrangère. Elle renvoie à une immersion dans un contexte où l’arbitraire et l’incertitude constituent des instruments de pouvoir. Ainsi, l’évaluation des lignes rouges et des 11.  Marie-Laure Geoffray, « Mettre la peur à distance par la fabrique collective de la réflexivité », Critique internationale, vol. 86, n° 1, 2020, p. 142. 12.  Erving Goffman, Frame Analysis. An Essay on the Organization of the Experience, New York, Harper Colophon, 1974.

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marges de manœuvre constitue une toile de fond des rapports que les gouverné·e·s entretiennent avec les autorités étatiques en Algérie. Si la surveillance policière met en lumière des potentialités d’exercice du pouvoir sur les conduites et sur la production de la conformité, elle ne suppose pas pour autant une emprise absolue des gouvernants sur les gouverné·e·s. Dans un contexte de surveillance généralisée, il s’agit plutôt d’explorer les manières dont les individus « font avec » les contraintes, soit en se conformant ou en contournant les normes de manière à s’aménager des marges de manœuvre. À cet égard, l’adoption de stratégies d’autodiscipline, l’adaptation des conduites et le maintien de l’ambivalence, peuvent informer des manières dont l’« évaporation du politique13 » relève aussi bien de mécanismes autoritaires que de la « maîtrise par les gouvernés de la grammaire de la domination14 ». Ces « arts de faire15 » et formes de résistances quotidiennes16 soulignent l’autonomie relative des acteur·rice·s et la pluralité des tactiques qui leur permettent de subvertir les ordres sociaux et de nuancer la domination politique. Ces contre-conduites supposent ainsi la négociation avec les limites et invite à analyser comment les acteur·rice·s interprètent les contraintes et évaluent les risques encourus. Or, sans substance fixe, les frontières du politique semblent sans cesse se déplacer. Dans ce contexte d’incertitude, l’anticipation des risques peut être synthétisée par la formule : « jusqu’où ne pas aller trop loin17 ? ». Les pratiques et des représentations des acteur·rice·s sont ainsi à saisir au regard de l’ambivalence des contextes et des effets putatifs de la répression. Le processus de catégorisation par les autorités et la répartition des actions et des individus autour d’une norme sont consubstantiels à l’exercice du pouvoir disciplinaire. Le recours à une façade sociale18 constitue une des tactiques permettant de jouer avec les lignes rouges. Le profil de Noureddine présente à cet égard une forme archétypique de 13.  Nina Eliasoph, L’évitement du politique. Comment les Américains produisent l’apathie dans la vie quotidienne. Paris, Economica, 2010, p. 352. 14.  Frédéric Vairel, Lamia  Zaki, « Politisation sous contrainte et politisation de la contrainte : outsiders politiques et outsiders de la ville au Maroc », Critique interna‑ tionale, vol. 50, n° 1, 2011, p. 91‑108. 15.  Michel de Certeau, L’invention du quotidien, 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990. 16.  James C. Scott, Weapons of the Weak. Everyday Forms of Peasant Resistance, New Haven and London, Yale University Press, 1985. 17.  Frédéric Vairel, « L’opposition en situation autoritaire : statut et modes d’action », dans Olivier Dabène, Vincent Geisser et Gilles Massardier (dir.), Autoritarismes démocratiques. Démocraties autoritaires au xxıe siècle, Paris, La Découverte, 2008, p. 228. 18.  Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne. 1. La présentation de soi, Paris, Minuit, 1973.

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contournement des contraintes par l’adoption d’un rôle qui lui octroie une marge de manœuvre. La quarantaine avancée, Noureddine19 est un habitant dans un quartier populaire du centre-ville d’Oran dont la posture « déviante » dans l’espace public est remarquable à plusieurs égards. La plupart du temps, il est assis sur un trottoir où il parle seul et s’esclaffe d’un rire sonore qui évoque la démence. Sa présence dans le quartier se distingue aussi par sa transgression de sujets tabous – à l’instar de sa profession d’amour pour l’État d’Israël qu’il clame devant une terrasse de café – ce qui lui vaut de recevoir parfois des coups qu’il encaisse ou esquive en riant à gorge déployée. Cette attitude rend relativement inefficaces les tentatives de répression qui s’abattent sur lui et tend à neutraliser la charge subversive de ses actions. Ainsi, à l’été 2018, alors que je me rends à la mairie pour un entretien, je croise Noureddine qui vocifère à proximité des fourgons de police stationnés devant l’Hôtel de ville. Sous le regard mi-déconcerté mi-amusé des policiers, Noureddine hurle que ce sont « tous des voleurs et des corrompus ». Craignant d’être associée à ses propos, je cherche à l’esquiver, mais il m’apostrophe et me rejoint pour me saluer. Lorsque je prends congé de lui en faisant valoir un rendez-vous avec un adjoint du maire, il me dit : « fais attention, ce sont tous des loups ». Il crie ensuite cette phrase à plusieurs reprises en direction des policiers avant de la ponctuer d’un rire « délirant ». En arrivant à leur hauteur, les policiers m’interpellent. Ils s’enquièrent que Noureddine ne m’ait pas importuné. L’un d’eux cherche à me « rassurer » en me précisant qu’il est « inoffensif » et accompagne son propos d’un geste de la main signifiant la folie. Cependant, au-delà des apparences, Noureddine est loin d’être « fou ». Au cours de nos conversations occasionnelles, il tient un discours argumenté et cohérent sur le politique et m’explique que depuis qu’il a effectué son service militaire pendant la guerre civile, il déteste toutes les figures d’autorité étatique. Il précise à cet égard : « dès que je vois des policiers, je les insulte ». Ainsi, selon les contextes, Noureddine se présente comme délirant ou raisonnable. Par sa présentation de soi comme « fou », Noureddine dispose d’une marge de manœuvre avec les lignes rouges qui lui permet de dénoncer ouvertement des pratiques politiques qui s’expriment typiquement de manière larvée ou dissimulée. Ce profil souligne également comment l’ambivalence et la réversibilité s’avèrent centrales dans l’appréhension des rapports au politique en situation autoritaire. Le maintien d’une façade ou l’adoption de certains modes d’énonciation constituent des indices pour saisir les ressorts 19.  Le prénom a été modifié.

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ordinaires de la critique ou de l’évitement du politique. Il s’agit ainsi de privilégier une approche situationnelle des contraintes de sorte à contextualiser les manières dont les individus « font avec » ces dernières en fonction de leurs positions sociales et de leurs ressources différenciées. Analyser les effets de pouvoir induits par la mise sous surveillance permet ainsi d’éclairer la labilité des frontières du politique et la modulation des engagements individuels en situation autoritaire. Il s’agit désormais d’analyser comment l’emprise policière et ses effets de pouvoir insidieux se manifestent à travers certaines logiques sociales.

La méfiance, le soupçon et la dissimulation dans le traitement de la menace Un après-midi d’août 2018, je me promène dans le quartier de Bab el Oued à Alger quand je remarque qu’un homme dans la fin de la vingtaine habillé en survêtement rouge semble me suivre. Au moment d’entrer dans le Jardin de Prague (ex-parc Marengo), il franchit la distance qui nous sépare et engage la conversation. À sa manière de m’aborder, j’en déduis qu’il cherche à entrer dans un rapport de séduction. Coupant court à ses questions sur les raisons de ma présence à Alger, je lui signifie que je préfère me promener seule. Malgré son insistance, je réaffirme fermement ma volonté. Je m’éloigne vers un banc pour lire et décide de l’ignorer tandis qu’il s’installe quelques mètres plus loin et continue de m’observer. Après une vingtaine de minutes, l’homme semble avoir disparu et je poursuis mon chemin. Lorsque j’arrive à proximité de la sortie, je constate qu’il m’y attend et je change d’itinéraire pour l’éviter, mais il me talonne et suit chacune de mes bifurcations. À l’approche d’un virage, je m’arrête brusquement et feins de rattacher ma chaussure afin de le laisser me dépasser. Fréquemment confrontée au harcèlement de rue, cette technique me permet d’inverser des positions dans le champ de visibilité. En me devançant, la personne se trouve alors dans le rôle de celle qui est vue sans voir. Obligée de se retourner pour s’assurer de ma présence, elle met alors en lumière ses intentions ce qui me permet de la confronter dans le but de faire cesser son harcèlement. Puisque ce type de confrontation s’est déjà produite au parc sans obtenir le résultat espéré, je choisis de m’enfuir par un escalier adjacent. Lorsqu’il réapparaît quelques instants plus tard à mes trousses, mon agacement se transforme en colère et je décide de l’affronter. Témoins de l’altercation, deux garçons interviennent pour éloigner 304

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l’homme. Il sort alors de sa sacoche un papier tamponné d’un sceau de l’État. Ce document désamorce instantanément la situation : je me tais et les deux garçons adoptent immédiatement un ton conciliant à son égard. Sans être en mesure de déterminer s’il s’agit d’un policier en civil ou d’un indicateur de la police, les jeunes hommes lui signalent qu’il est tenu de m’informer ce qu’il me reproche et ils me conseillent d’aller au commissariat pour vérifier si l’homme agit dans le cadre de ses fonctions. L’homme reste coi quant à ses motifs et, pour ma part, craignant de pénétrer dans l’enceinte d’un commissariat de police, je préfère le laisser partir. Cette scène illustre, d’une part, l’ampleur du réseau d’agents de police et d’informateurs occasionnels qui assure le système de contrôle et, d’autre part, la prégnance de l’incertitude dans ce contexte de surveillance généralisée. À l’instar de ce garçon, il peut ainsi s’avérer difficile de savoir « qui est qui20 ». Dans l’épisode précédent, alors même que le papier tamponné rapporte d’une certaine manière cet individu à l’État, l’incertitude demeure quant à son statut d’agent de police ou d’agent délégué de l’autorité. Par ailleurs, le silence sur ses intentions laisse libre cours à l’interprétation : s’agit-il d’un policier en civil agissant dans le cadre de ses fonctions ou d’un garçon qui, par ailleurs indicateur de la police, a choisi de se dépêtrer d’une situation délicate en brandissant une attestation ? Indépendamment du sens que l’on préfère y allouer, ce type d’interaction fonctionne comme un rappel à l’ordre et alimente un état général de méfiance. Les sensations d’inconforts ressenties dans les interactions sociales et avec les autorités algériennes permettent de mieux comprendre les mécanismes du pouvoir disciplinaire et de saisir, en retour, comment la peur génère des stratégies de protection aux premiers titres desquelles figurent la vigilance et la méfiance. Ces catégories d’appréciation s’inscrivent dans un processus d’incorporation des structures sociales qui se rapportent également à des dispositions acquises par les enquêté·e·s. Pour comprendre comment les pratiques de surveillance et les attitudes de suspicion, de silence et de méfiance affectent mon enquête de terrain, je reviens d’abord sur mon apprentissage de ces stratégies de protection. J’y explore les manières dont l’apprentissage de la vigilance s’appuie sur une modification de mon regard, appréhendé comme une « technique du corps21 », permettant l’identification et l’interprétation des signes de 20.  Linda Green, Fear as a Way of Life. Mayan Widows in Rural Guatemala, New York, Columbia University Press, 1999, p. 55. 21.  Marcel Mauss, « Les techniques du corps », Journal de psychologie, vol. 32 (3-4), 1936, repris dans Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. 365-386.

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la surveillance. Je propose ensuite quelques pistes visant à analyser les manières dont ces logiques de méfiance et de classement se présentent dans la relation d’enquête.

L’apprentissage de la vigilance Enquêter dans un contexte de surveillance requiert d’apprendre à composer avec l’incertitude et la sensation de peur qui, comme l’exemplifie l’expérience de terrain à Ghardaïa, tendent à obstruer la réflexion et à immobiliser le corps. Si mes conduites font l’objet d’une surveillance par les agents de police et ses relais, en pratique, cette dernière n’est pas de tous les instants. Apprendre à distinguer les moments où je fais l’objet d’une surveillance accrue s’avère essentiel pour protéger mes enquêté·e·s et réduire l’emprise de ces mécanismes de contrôle. Pour être menée à bien, cette entreprise nécessite de pouvoir poser un regard autour de soi de manière à identifier les détails significatifs et reconnaître les agents de la surveillance. Mais comme le montre la scène du jardin de Prague, aux contrôles de l’appareil de surveillance disséminés dans le corps social s’ajoutent des contraintes relatives au genre. Ces deux réseaux de contraintes se rejoignent et se confondent parfois dans leurs manières de répartir les corps dans l’espace et dans la distribution des places au sein du « couple voir-être vu22 ». Autrement dit, dans un espace public principalement masculin, ma présence ne s’insère pas seulement dans un champ de visibilité relatif à la surveillance, elle est aussi soumise à une panoplie de regards masculins. L’inconfort que je ressens vis-à-vis des regards intrusifs et des formes de harcèlement de rue, où je suis parfois traquée, provoque la mise en œuvre des tactiques de protection précédemment incorporée. De manière à « garder le contrôle sur le traitement de mon corps23 », j’évite le regard des personnes que je croise afin de me prémunir contre des avances non sollicitées. Mon champ perceptuel consiste en une double perspective : j’adopte d’une part, une vision « en tunnel », qui consiste à fixer un point indéterminé à l’horizon ; et d’autre part, une vision périphérique accrue, qui me permet de « sentir » si une personne est en train de me suivre. Ces modes d’évitement font état de dispositions acquises liées aux contraintes de genre qui se traduisent par un état de vigilance dans l’espace public. Seulement, en perpétuant le couple visible-invisible, ces stratégies de protection entrent en 22.  Michel Foucault, op. cit., p. 394. 23. Marylène Lieber, Genre, violences et espaces publics. La vulnérabilité des femmes en question, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, p. 328.

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contradiction avec celles requises pour se maintenir dans un contexte de surveillance. Autrement dit, en adoptant ces stratégies de protection usuelles, mon corps et mes déplacements demeurent visibles, mais il m’est impossible d’identifier les signes de la menace diffuse. Or, faire face aux dispositifs de surveillance nécessite, au contraire, de subvertir l’assignation de ces places dans le champ de visibilité, de manière à reconnaître les personnes qui observent, et, plus largement, d’identifier les récurrences et les « anomalies » dans les conduites. Pour rectifier cette inégalité dans la capacité à « poser mon regard », j’œuvre à réguler mes affects et la conduite de mon corps dans l’espace public. Entamé auparavant24, ce travail consiste notamment à adopter des tactiques inverses à celles incorporées : plutôt que de marcher rapidement, je m’oblige à flâner, ajustant parfois le rythme de ma démarche à celle des personnes âgées. Ralentir ma cadence me permet alors de regarder autour de moi, de saluer les personnes rencontrées et de créer une familiarité sur mon terrain. Je ressens par ailleurs un inconfort grandissant lorsque je ne bénéficie pas d’une vision ample de mon environnement. Je ressens par exemple un malaise à être dos à la porte d’entrée ou à faire face à un mur dans un café. Il devient plus difficile de soutenir uniquement le regard d’un interlocuteur dans un lieu public sans être à l’affût des personnes autour et chercher à me prémunir contre les indiscrétions des inconnus en baissant la voix. Cet état d’alerte permanent engendre l’adoption de nouveaux réflexes et de manières d’observer. Les modifications de conduites sont symptomatiques des effets disciplinaires sur le corps et des manières par lesquelles la surveillance le façonne. Ces réglages et ajustements dans la manière dont mon corps se meut, sont autant des signes de l’intériorisation des contraintes que des « arts de faire25 ». Dans les quartiers où je mène mon enquête, j’entreprends ainsi de transformer les rapports de harcèlement de rue en relation d’interconnaissance. Dans ce contexte de méfiance généralisée, mon exposition à la surveillance policière, bien que remarquée, a étonnement pu constituer un point de connexion avec les « fils du quartier » (ouled el houma). Ces garçons sont quotidiennement confrontés aux contrôles de la police et à ses pratiques d’intimidation, de telle manière que la menace latente de la répression organise socialement le quartier et que l’anticipation des 24.  Ce travail conscient de « dressage » de mon corps a débuté au  Caire en 2014 et s’est échelonné sur plusieurs années. Il consistait notamment à apprendre à être dans l’espace public sans « fonction » et d’apprivoiser des lieux principalement occupés par des hommes, de sorte à étendre mon aisance corporelle. 25.  Michel de Certeau, op. cit.

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risques ordonne les relations sociales. Mon recours aux diverses stratégies de protection précédemment évoquées était souligné par des commentaires positifs par les garçons et a contribué à nouer de liens avec eux. Le déploiement de ces conduites devenait un gage de ma compréhension des normes sociales et des contraintes liées au terrain. Les garçons de ces quartiers ont aussi œuvré à m’enseigner les codes de la méfiance. Les rappels à l’ordre, qui pouvaient aussi bien porter sur les personnes ou sur les sujets à éviter pour préserver une façade « cohérente », esquissent les contours du possible et un espace de représentations. La transmission de ces codes s’effectuait aussi par des « tests de reconnaissance » des agents de police en civil. Ces derniers pouvaient prendre la forme d’un « jeu » d’identification en situation ou de questions posées à l’issue d’une conversation, qui visaient à examiner mon niveau de vigilance. L’état d’alerte permanent nécessite ainsi de donner du sens à des indices et à des signes qui sont souvent ambivalents. Cette « économie du soupçon26 » se rapporte à un mode de traitement de la menace qui repose sur une lutte de classement des signaux. Il est difficile de déterminer comment émerge précisément un soupçon. Discerner le « banal » de l’« alarmant » réside dans des détails, qui se distinguent moins en fonction de leur substance que de leur qualité27, voire de leur intensité. Il s’agit ici d’un regard (trop) insistant, là d’un regard fuyant mais d’une attention qui semble (trop) aiguë, d’une question « indiscrète » ou de la posture corporelle d’un inconnu. Chercher à produire du sens à partir de ces indices revient ainsi à s’appuyer un sens commun pour départager le « normal » de l’« anormal ». La plupart du temps, une pluralité d’inter­prétations est possible et ne permet pas de dégager le sens précis de l’action et de l’attitude qu’il convient d’adopter. Le risque de ne « jamais pouvoir clore les soupçons » et de voir la vigilance exacerbée se transformer en paranoïa enjoint de soumettre ses doutes à des « enquêtes de réalité28 » en reliant 26.  Dominique Linhardt, « L’économie du soupçon. Une contribution pragmatique à la sociologie de la menace », Genèses, vol. no 44, n° 3, 2001, p. 76‑98. 27.  À cet égard, l’identification de présumés policiers en civil repose sur l’imbrica‑ tion d’un style vestimentaire – un certain type de veste et de chaussure – de certains détails, tels que l’absence de barbe, et plus généralement de postures corporelles, telles que la démarche ou encore une attitude. 28.  Stefan Le Courant, « Méfiance et enquête de réalité. Ce que les étrangers en situation irrégulière savent de l’État », Tracés. Revue de Sciences humaines, n° 31, 2016. À titre d’exemple, lorsque je crois être suivie, je ralentis, je laisse l’autre passer devant moi ou je change à plusieurs reprises de direction. Si je recroise l’autre, parce qu’il m’attend plus loin ou parce qu’il continue à me suivre, j’en conclus que je suis surveillée par cette personne. Cependant, comme le montre la scène à Bab el Oued, lorsque ces tactiques sont mises en œuvre par des jeunes garçons, l’épreuve de réalité peut s’avérer plus difficile à conclure.

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les traces entre elles pour les constituer en « preuves » de la menace en présence. Progressivement acquises, ces pratiques et attitudes de vigilance sont partiellement partagées avec mes enquêté·e·s. Il s’agit donc de s’interroger sur les manières dont elles affectent la relation d’enquête et peuvent s’avérer propices à la production de connaissances dans le cadre d’une ethnographie du politique.

Les logiques de catégorisation et d’énonciation dans la relation d’enquête Enquêter sur un terrain sous surveillance suppose d’analyser non seulement les contraintes qui s’imposent à l’ethnographe mais également les rapports différenciés que les enquêté·e·s entretiennent avec les agents de surveillance et les autorités publiques. Dans un contexte de surveillance généralisée, la curiosité ou l’indiscrétion d’un·e inconnu·e engendre de la méfiance. La position de la chercheuse qui, de surcroît étrangère, cherche à savoir, à comprendre et à « faire parler », suscite des réflexes de protection de la part de ses interlocuteur·rice·s. Or, nouer des rapports de confiance est indispensable à la conduite d’entretiens et au développement d’une proximité suffisante à l’observation de pratiques. Cette condition centrale de la démarche ethnographique se trouve ainsi mise à l’épreuve dans un contexte de surveillance. La peur de parler entraînait parfois de fortes réticences à accorder un entretien. Sur mon terrain, les manifestations les plus saillantes de ces réserves s’observaient auprès des fonctionnaires où l’intériorisation du regard disciplinaire ne se rapportait pas uniquement à l’appareil sécuritaire, mais aussi aux rapports hiérarchiques au sein de l’administration. La crainte de se voir impliqué·e dans une situation qui puisse faire l’objet d’une désapprobation par leur supérieur hiérarchique provoquait soit des rencontres à l’extérieur de leur temps et lieu de travail, soit des refus plus ou moins voilés, prenant par exemple la forme de rendez-vous continuellement reportés. Mon enquête de terrain a été caractérisée par différents niveaux de méfiance, qui se traduisaient par diverses pratiques de silence et de dissimilation. Consciente de la manière dont mon « indiscrétion » produisait de la vigilance, j’ai cherché à atténuer ces effets en évitant de poser des questions sur des sujets pouvant être perçus comme « sensibles » ou relevant du personnel. Par ces formes d’autocensure, je cherchais à éviter de l’embarras auprès de mes enquêté·e·s. Mais cette stratégie me permettait, par la même occasion, de masquer les aspects de ma recherche qui auraient pu être interprétés comme (trop) « politiques ». La question de la méfiance dans la relation d’enquête se pose de manière 309

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réciproque. Alors que les enquêté·e·s peuvent entretenir des soupçons sur les intentions et le statut « véritable » de l’ethnographe – souvent assimilé·e à la figure de l’espion·ne – , la chercheuse s’interroge aussi sur les personnes en qui elle peut avoir confiance et sur la présence d’éventuels indicateur·rice·s de la police parmi ses enquêté·e·s. Paradoxalement, la méfiance et l’autocensure se présentent à la fois comme une stratégie de protection et comme une condition de possibilité de la relation d’enquête. Les répertoires de l’opacité et du mensonge étaient omniprésents au cours de ma recherche, au même titre que les pratiques de dissimulation et d’euphémisation de la parole. Plutôt que de simplement les envisager comme des entraves à la collecte des données, je propose ici quelques hypothèses sur les manières dont ces registres et ces stratégies de protection peuvent constituer un matériau sur les rapports que les enquêté·e·s entretiennent vis-à-vis de l’État. Lors de mes terrains en Algérie, l’affirmation « on ne te dira jamais la vérité » est revenue de manière récurrente. Polysémique, cette expression renvoyait principalement à deux registres qui se distinguaient selon les acteur·rice·s et les situations d’énonciation, mais elle soulignait différentes manières dont ces dernier·e·s faisaient sens de l’incertitude et de l’arbitraire. Professée par les requérant·e·s de logements sociaux, elle faisait d’abord référence à ma prétention d’enquêter sur la bureaucratie algérienne. Maintenu·e·s en marge de la distribution de prébende, ces enquêté·e·s cherchaient fréquemment à faire sens du fonctionnement de l’administration pour s’insérer dans ses rouages. Par la déclaration « on ne te dira jamais la vérité », ces acteur·rice·s soulignaient l’« opacité29 » du fonctionnement de l’administration, qui se caractérise par l’absence de procédures claires et par la prégnance d’arrangements personnalisés. Ces discours sur la dissimulation soulignaient des catégories d’appréciation et de jugement de l’État, de même que les manières par lesquelles l’incertitude façonne les interactions avec les institutions étatiques. Elle traduisait ensuite ma position d’extériorité aux frontières sociales, où la méfiance et la dissimulation permettent de maintenir l’« intimité culturelle30 » du groupe. La dissimulation et le mensonge se présentent alors comme des « armes du faible31 » qui pointent vers les tactiques et les espaces que les groupes 29.  Le registre de l’opacité est fréquemment employé pour analyser le fonction‑ nement de l’État en Algérie, notamment en référence au rôle étendu des services de sécurité dans l’appareil d’État. Voir notamment Luis Martinez et Rasmus Alenius Boserup (eds.), Algeria Modern From Opacity to Complexity, Hurst Publishers, CERI Sciences Po Series, avril 2016. 30.  Michael Herzfeld, Cultural Intimacy : Social Poetics and the Nation-State, New York, Routledge, 1997. 31.  James C. Scott, op. cit.

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subordonnés emploient pour se nicher à l’extérieur du champ policier ou du contrôle étatique. Le silence et les modes d’euphémisation de la parole se manifestaient aussi au cours des entretiens. L’interruption subite d’une phrase, l’absence de réponse ou des regards échangés au cours de la discussion intimant au locuteur de se taire étaient autant de rappels à l’ordre – envers soi-même et les autres – qui traçaient les contours de lignes rouges tacites. Franchir ces dernières pouvait donner lieu à des rééquilibrages où l’interlocuteur·rice cherchait à réaffirmer sa probité, voire son adhésion à l’ordre politique, à la suite d’une prise de parole critique. Une stratégie similaire était perceptible dans les manières par lesquelles certain·e·s enquêté·e·s désavouaient leurs propres prises de paroles. Ainsi, un garçon d’un quartier populaire d’Oran avait l’habitude de ponctuer son discours de phrases telles que : « j’espère que tu ne crois pas ce que je te raconte : je mens tout le temps ». Cette formule, qui emprunte au paradoxe du menteur, lui permettait de maintenir une ambivalence et de se protéger en brouillant les repères. À l’instar de l’autocensure, l’euphémisation de la parole était omniprésente dans les interactions avec les participant·e·s à la recherche. L’énonciation de sujets ou de pratiques « sensibles » s’effectuait parfois par le recours à des rumeurs, des métaphores ou par l’emploi de formulations génériques qui permettaient aux enquêté·e·s de parler d’un sujet « sensible » tout en se dégageant personnellement des propos tenus en invoquant un savoir commun. Ces modalités d’énonciation soulignent des formes de résistance propres aux discours politiques des groupes dominés32. Ainsi, les modulations dans la prise de parole, tout comme les stratégies d’euphémisation, ne sont pas dénuées de sens. Elles constituent en soi un matériau de recherche qui permet notamment d’interroger aussi bien l’« évitement du politique33 » que les contextes et les modalités d’occurrence de la parole critique en situation autoritaire.

Conclusion La conduite d’une ethnographie sous surveillance permet de cerner des mécanismes insidieux de la domination et d’affiner l’analyse des contraintes dans le cadre duquel la recherche se déroule. À cet égard, 32.  James C. Scott, Domination and the Arts of Resistance. Hidden Transcripts, New Haven et Londres, Yale University Press, 1990. 33.  Nina Eliasoph, op. cit., p. 352.

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Martin Sökefeld et Sabine Strasser soulignent que « La surveillance impose en fait un sujet spécifique à notre recherche : l’analyse du pouvoir, car faire du travail sur le terrain dans cet environnement signifie faire une observation participante (le plus souvent involontaire et non désirée) dans un ensemble spécifique mais omniprésent de relations de pouvoir34. » Faire de la recherche sous surveillance engage, de gré ou de force, le corps de la chercheuse. Pris dans des faisceaux de contraintes, mon corps est travaillé par la mécanique du pouvoir disciplinaire. La coercition diffuse qui s’exerce sur moi produit une intériorisation de contraintes et modifie mes perceptions du possible. En ce sens, embrasser les sentiments d’inconfort et d’angoisse engendrés par la surveillance permet, en retour, de mieux saisir les mécanismes d’autocensure, d’autocontrôle et de discipline qui s’opèrent chez les enquêté·e·s. Elle souligne en outre comment les mécanismes disciplinaires et les tactiques pour y faire face reposent sur des opérations de classement et de catégorisation. La restitution de ces expériences de terrain révèle aussi bien le rôle de l’incertitude dans des logiques de disciplinarisation, qui parvient à normaliser les conduites, que la centralité de l’ambivalence dans les tactiques déployées par les individus pour « faire avec » ces contraintes. Par là, elle invite à interroger les ressources et les compétences différenciées des acteur·rice·s dans la navigation de situations marquées par l’arbitraire, l’incertitude et l’opacité. Par le biais de ce retour réflexif, ce chapitre expose certains enjeux méthodologiques et pistes de recherche intermédiaires pour interroger la (re)production, le contournement et la négociation des normes du politique en Algérie.

34.  Martin Sökefeld, Sabine Strasser, Introduction : Under Suspicious Eyes. Surveil‑ lance States, Security Zones and Ethnographic Fieldwork, Zeitschrift für Ethnologie, n° 141 (2), 2016, p. 168 (ma traduction).

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Chapitre 15

Comment la dimension de la surveillance participe à la fabrique d’une recherche Expérience d’enquête dans l’Égypte post-janvier 2011 Marianna Ghiglia

La surveillance policière comme catégorie d’analyse À partir d’une expérience personnelle d’enquête dans l’Égypte postjanvier 2011, ce texte se propose de réfléchir à la dimension de la surveillance policière et de ses effets sur les conditions de travail, sur les pratiques et sur les choix éthiques et méthodologiques du chercheur œuvrant en milieu autoritaire, ou plus précisément en contexte de transformation du régime. Malgré l’abondance de travaux portant sur les enjeux méthodologiques et éthiques soulevés par les enquêtes sur des terrains sensibles1, 1.  Daniel Cefaï, Valérie Amiraux, « Les risques du métier. Engagements probléma‑ tiques en sciences sociales », Cultures  &  Conflits, n°  47, 2002 ; Raymond M.  Lee, Claire M. Renzetti, « The Problems of Researching Sensitive Topics. An Overview and Introduction », American Behavioral Scientist, vol. 33, n° 5, 1990, p. 510‑512.

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minés2, difficiles3, dangereux4, ou encore en contexte « révolutionnaire5 », la question de la surveillance policière et de son impact sur le travail des chercheurs n’est que rarement abordée en tant que telle par les sciences sociales. Le plus souvent, elle est traitée rapidement comme l’un des multiples écueils existant sur des terrains dangereux ou autoritaires6, qu’il s’agit d’apprendre à contourner. Postulée comme un facteur extérieur avec lequel il faut composer, elle finit par être négligée au profit d’autres éléments tels que la relation entre enquêteur et enquêté et le paradoxe entre engagement et distanciation7, considérés comme ayant un impact plus important et tangible sur la réalisation du travail d’enquête et, partant, sur la construction de l’objet de recherche8. De fait, la dimension de la surveillance policière n’est appréhendée de manière frontale que lorsqu’elle s’impose « objectivement » au chercheur comme une contrainte lourde, à l’instar du dispositif sécuritaire entourant l’enquête réalisée par Lisa Richaud en République populaire de Chine9. Le reste du temps, elle est invoquée en tant qu’élément contextuel et ne constitue pas vraiment matière à réflexion, si ce n’est pour caractériser ou contribuer à la description de ce qu’est un terrain dangereux10 ou difficile. Une première considération s’impose : si la surveillance policière est rarement placée au centre de l’analyse, dans la majorité des cas, elle 2.  Dionigi Albera, « Terrains minés », Ethnologie française, vol. 31 (1), 2001, p. 5‑13. 3. Sylvie Ayimpam, Jacky Bouju, « Objets tabous, sujets sensibles, lieux dange‑ reux. Les terrains difficiles aujourd’hui », Civilisations, n° 64, 2015, p.  11‑20 ; Magali Boumaza, Aurélie Campana, « Enquêter en milieu “difficile”. Introduction », Revue française de science politique, vol. 57 (1), 2007, p. 5‑25. 4. Patrick N.  Peritore, « Reflections on Dangerous Fieldwork », The American Sociologist, 1990, p. 359‑372. 5.  Lise Debout, Gaëtan Du Roy, Clément Steuer, « Faire du terrain dans l’Égypte révo‑ lutionnaire », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n° 138, 2015, p. 47‑60. 6.  Abderrahmane Moussaoui, « Du danger et du terrain en Algérie », Ethnologie française, vol. 31 (1), 2001, p. 51‑59 ; Vincent Romani, « Enquêter dans les territoires palestiniens. Comprendre un quotidien au-delà de la violence immédiate », Revue française de science politique, vol. 57 (1), 2007, p. 27‑45. 7.  Norbert Elias, Engagement et distanciation. Contributions à la sociologie de la connaissance, Paris, Fayard, 1993. 8. Karine Lamarche, «  L’apport heuristique d’une implication incontournable. L’exemple d’une recherche sur un terrain « sensible » (Israël-Palestine) », Civilisations, vol. 64 (1‑2), 2015, p. 35‑44. 9.  Lisa Richaud, « Mise en scène de l’innocence et jeux d’attention. Autographie d’une enquête sous surveillance dans un parc public pékinois », Civilisations, vol. 64 (1‑2), 2015, p. 23‑34. 10.  P. N. Peritore, op. cit.

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ne paraît pas avoir eu d’incidence essentielle sur l’enquête de terrain, à plus forte raison lorsque celle-ci se termine de manière réussie et que le chercheur pratique l’autoréflexivité. C’est ce qui m’est personnellement arrivé. Comme nombre de collègues travaillant sur des objets « sensibles » en contexte autoritaire, j’ai été amenée à rencontrer et subir la surveillance. Mais je dois avouer que cette question ne s’est pas immédiatement imposée à moi comme une donnée à analyser et à penser. C’est la participation à un colloque scientifique11 qui m’a incitée à la passer au crible, ou devrais-je plutôt dire forcée tant l’exercice a été émotionnellement éprouvant. Je me suis alors rendu compte non seulement de l’intérêt qu’il y a à réfléchir à cette problématique mais aussi et surtout de la manière dont la surveillance a influencé à la fois la réalisation de mon enquête de terrain et le travail de construction et reconstruction de mon objet d’étude. Ce texte se propose de focaliser le regard sur la « surveillance policière » et de montrer plus précisément les façons subtiles dont elle a participé à la fabrique de la recherche. Par souci de clarté, le récit suit le fil chronologique de mon expérience, des débuts en 2010 jusqu’à sa rupture en 2016 pour des raisons sécuritaires. Bien plus que le reflet d’une déformation professionnelle d’historienne, ce choix est lié à des considérations à la fois subjectives et objectives. Tout d’abord, mon expérience de la surveillance change au fil de l’évolution du contexte égyptien, le coup d’État de juillet 2013 représentant une césure nette entre deux phases où les logiques d’autocontrôle et les stratégies de contournement qui ont été adoptées ne sont pas exactement identiques. Ensuite, au cours de cette période, la surveillance subit des transformations qui ont trait notamment à ses caractéristiques en termes d’opacité et de visibilité. Or, placer la surveillance au centre de l’analyse ne signifie pas l’isoler d’autres paramètres plus ou moins intenses, dont il est difficile de démêler l’écheveau influençant la réalisation de la recherche. L’objectif de ce texte n’est donc pas tellement de traiter de la surveillance comme objet à part entière – ce qui, me semble-t-il, serait difficile, voire utopique – mais de l’examiner dans son interaction avec d’autres éléments qui ont tous joué un rôle capital durant les différentes phases de mon parcours de recherche. Mais, avant d’entrer dans le vif du sujet, il est nécessaire 11.  Le présent texte développe une communication présentée lors du colloque « Terrains et chercheurs sous surveillance. (Auto)contrôle, (auto)censure et mise en administration des sciences sociales », qui s’est tenu à Aix-en-Provence les 17 et 18 mai 2018.

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de fournir quelques repères historiques au lecteur qui ne serait pas familier avec le contexte sociopolitique égyptien.

Un terrain éprouvé… et éprouvant Au début de 2008, je découvre pour la première fois l’Egypte à l’occasion d’un stage de formation en gestion de projets culturels à l’Alliance française de Port Saïd. Fascinée par le pays et le climat d’ébullition sociale, politique et culturelle qui y règne à l’époque, je décide de m’installer au Caire à l’issue de cette expérience enrichissante. Grande métropole, elle offre alors de nombreuses opportunités d’emploi. Très rapidement, je commence à travailler comme media expert à l’Organisation inter­nationale pour les migrations (OIM), dans le cadre d’un projet ayant pour objectif l’insertion de la main-d’œuvre égyptienne en Italie. Quelque temps après, je quitte l’OIM pour devenir responsable de communication au bureau cairote de l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Autrement dit, lorsque je réalise ma première enquête de terrain en Égypte – entre août 2010 et mars-mai 2011 –, j’y réside depuis plusieurs années et j’y ai construit ma vie sociale et affective. L’Égypte que je découvre dans la seconde moitié des années 2000 est en pleine effervescence. Plusieurs politistes qualifient alors le régime politique d’« hybride12 ». Un processus de démonopolisation du champ médiatique13 est en cours depuis la fin des années 1990 et contribue assurément à élargir les limites du dicible, certains spécialistes observant au milieu des années 2000 que la presse n’a alors quasiment plus de tabous, à l’exception notable de l’institution militaire et de son rôle dans l’équilibre des pouvoirs14. Cette libération de la parole est « contrebalancée » par un verrouillage de plus en plus strict des 12.  Par régimes hybrides, l’on entend des systèmes politiques qui combinent des éléments relevant à la fois des régimes autoritaires et des démocraties libérales  : Larry J. Diamond, « Thinking about Hybrid Regimes », Journal of Democracy, vol. 13, n° 2, 2002, p. 21‑35. Sur la caractérisation du régime égyptien en tant qu’hybride, voir à titre d’exemple : Robert Springborg, « Protest against a Hybrid State. Words without Meaning ? », dans Nicholas S.  Hopkins (ed.), Political and Social Protest in Egypt, Cairo Papers in Social Science, vol. 29 (2/3), 2009, p. 6‑18. 13.  Caractérisé par l’émergence de publications et chaînes satellitaires nationales –  par opposition à celles panarabes, dont l’archétype est Al-Jazīra  – privées, outre l’émergence d’internet et des réseaux sociaux qui vont contribuer à paver la voie au soulèvement révolutionnaire de janvier 2011. 14.  Sarah Ben Néfissa, « “Ça suffit ?” Le “haut” et le “bas” du politique en Égypte », Politique africaine, n° 108, 2007, p. 5‑24.

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institutions associatives, politiques et syndicales15, ce qui s’accompagne de l’émergence d’un grand nombre de mouvements contestataires de nature politique et sociale16. La dynamique protestataire égyptienne atteint son point culminant lors du soulèvement du 25 janvier 2011 qui aboutit, dix-huit jours plus tard, à la destitution du président Hosni Moubarak17. Ma première enquête de terrain, réalisée dans le cadre d’un master 2, démarre en août 2010. Je m’intéresse aux mutations en cours dans l’espace médiatique et notamment à la croissance de la presse privée dite « indépendante », dont la naissance remonte à la fin des années 1990. Mon regard se focalise sur l’expérience éphémère d’un quotidien fondé en 2007 par un groupe d’activistes de gauche sous le nom de L’Alternative. Interrompue durant quelques mois en raison de mon éloignement du Caire, l’enquête redémarre en mars 2011. Il va sans dire qu’elle est profondément influencée par les changements politiques engendrés par la révolte de janvier. Autrement dit, mon premier apprentissage du métier se fait dans un contexte à la fois bouleversé et bouleversant. Le départ de Moubarak ne met pas un terme à l’agitation sociale et politique que l’Égypte connaît depuis plusieurs années. La période de transition qui suit, dont la gestion est confiée au Conseil suprême des forces armées dirigé par le maréchal Tantawi, voit la prolifération de nouveaux partis politiques et la tenue des premières compétitions électorales « libres » dans l’histoire républicaine du pays, tandis que l’action contestataire de la rue ne perd pas le dynamisme acquis lors du soulèvement de janvier, sans que cesse pour autant la 15.  Sarah Ben Néfissa, « Verrouillage autoritaire et mutation générale des rapports entre l’État et la société en Égypte », Confluences Méditerranée, n° 75 (4), 2010, p. 137‑50. 16. Dès le début des années 2000, des vagues de contestations explosent en Égypte. Si les premières sont focalisées sur des questions de type régional (soutien à la deuxième Intifada et protestation contre l’invasion américaine en Irak), d’autres mouvements apparaissent au milieu de la décennie qui demandent explicitement la démocratisation du système politique, tels que la Campagne populaire pour le chan‑ gement et le Mouvement égyptien pour le changement (Kifaya)  : Mustapha Kamel Al-Sayyid, « Kifaya at a Turning Point », dans N. S. Hopkins (éd.), op. cit., p. 45‑59. Dans les années qui suivent, l’on assiste également à une multiplication des grèves et des contestations sociales  : Marie Duboc, « La contestation sociale en Égypte depuis 2004. Précarisation et mobilisation locale des ouvriers de l’industrie textile », Revue Tiers Monde, n° 5, 2011, p. 95‑115. 17.  Pour une analyse sociohistorique de l’émergence du soulèvement de 2011  : Youssef El-Chazli et Chaymaa Hassabo, « Socio-histoire d’un processus révolution‑ naire. Analyse de la “configuration contestataire” égyptienne (2003‑2011) », dans A. Allal, T. Pierret (éd.), Devenir révolutionnaires. Au cœur des révoltes arabes, Paris, Armand Colin, 2013, p. 193‑236.

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répression policière. Dans le même temps, cette phase d’« effervescence pluraliste »18 témoigne d’une polarisation de plus en plus nette entre la mouvance islamiste, d’une part, et la mouvance séculariste19, de l’autre, dont les premiers signes sont perceptibles bien avant l’élection du candidat des Frères musulmans Mohamed Morsi au poste de président de la République. Le fossé politique entre les deux camps s’élargit davantage après la promulgation, en novembre 2012, d’une déclaration constitutionnelle par laquelle le nouveau raïs s’attribue des pouvoirs exceptionnels. À partir de ce moment, M. Morsi est fortement contesté par une fraction de la population et s’aliène graduellement les sympathies de l’establishment culturel et intellectuel égyptien, de la magistrature, d’une large partie des médias et des personnalités publiques. En février 2013, dans ce contexte de profond antagonisme, j’entame ma deuxième enquête de terrain en vue de la préparation d’une thèse de doctorat. S’inscrivant dans la suite logique de mon mémoire de master 2, ce nouveau projet de recherche propose de retracer les trajectoires de cinq titres de presse « indépendants », conçus comme produits culturels de groupes d’acteurs hétérogènes (journalistes, intellectuels et hommes d’affaires). Mon travail d’enquête est d’emblée affecté par le contexte environnant, le combat politique entre les deux mouvances s’exprimant aussi bien à coups de mots et d’images dans la sphère médiatique, qu’à coups de pierres et de couteaux dans la rue. En avril, une campagne sous le nom de tamarrud (rébellion) est lancée dans l’objectif de récolter des signatures pour demander la démission du président de la République. Elle se termine le 30 juin par l’organisation de manifestations protestataires de grande ampleur à l’échelle nationale. L’armée égyptienne, qui jusqu’alors est restée plutôt dans les coulisses, monte d’emblée sur scène et « prend parti » pour les manifestants en lançant un ultimatum à Mohamed Morsi pour qu’il quitte le pouvoir de son plein gré. Soutenu par des contre-manifestations sur l’ensemble du territoire national, mais dont les plus importantes sont incarnées par deux grands sit-in dans la capitale, le président refuse de démissionner. L’on connaît la suite tragique de cette confrontation : le 3 juillet 2013, à l’échéance de l’ultimatum, l’armée déploie ses chars dans plusieurs endroits stratégiques 18.  J’emprunte cette expression à Amin Allal et Marie Vannetzel. « Des lendemains qui déchantent ? Pour une sociologie des moments de restauration », Politique afri‑ caine, vol. 146, n° 2, 2017, p. 5‑28. 19.  Je suis tout à fait consciente du caractère flou, voire caricatural, des catégories islamiste/séculariste dans le contexte égyptien ; cependant, il n’est pas le lieu ici de les déconstruire. Le terme mouvance souligne que ces deux camps sont constitués d’une pluralité de courants différents.

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du pays et prend le contrôle de la situation. Mohamed Morsi est immédiatement arrêté tandis que les sit-in de ses partisans se poursuivent jusqu’à la mi-août, lorsqu’ils sont dispersés par les forces de sécurité égyptiennes au terme d’une violente opération. Ces événements conditionnent en profondeur le déroulement de mon travail de terrain qui s’interrompt brusquement au lendemain du coup d’État. Pendant plusieurs semaines, en raison de l’imposition d’un couvre-feu strict interdisant de fait tout déplacement en dehors du quartier de résidence, je suis contrainte d’arrêter les entretiens avec mes enquêtés et de me contenter de suivre l’actualité via les médias et les réseaux sociaux. Mon enquête va, certes, redémarrer à l’automne 2013, mais dans un contexte sociopolitique transformé et particulièrement étouffant. En effet, l’intervention de l’armée en juillet 2013 clôt la phase d’effervescence pluraliste ouverte par la révolte de janvier 2011 et marque le début d’un processus de restauration caractérisé par la mise en œuvre d’une série de dispositions répressives qui, déclenchées d’emblée contre les supporters de Morsi, ne tardent pas à mettre au pas toute autre voix contestataire. Dans ce contexte sociopolitique égyptien, quel rôle la surveillance policière a-t-elle joué lors de mes enquêtes de terrain et quelle influence a-t-elle exercée sur le processus intellectuel de construction et (re) construction de mon objet de recherche ?

Premières expériences avec la surveillance policière En août 2010, alors que j’entame une enquête auprès d’un groupe d’activistes de gauche qui, en 2007, ont fondé un quotidien très critique vis-à-vis des autorités, je suis pour la première fois amenée à entrevoir une dimension de surveillance. À la fin d’un entretien où il s’apprête à me fournir les contacts téléphoniques de ses partenaires dans le projet éditorial, l’enquêté me recommande de leur préciser immédiatement que je les appelle sur ses conseils : car « ces gens ont peur d’un numéro qu’ils ne connaissent pas ». Cette brève observation suffit à me faire percevoir le sentiment de méfiance qui règne parmi ces acteurs et à deviner la place qu’occupe la surveillance policière dans leur existence. Quelques jours après, l’occasion se présente d’aborder rapidement le sujet avec un autre enquêté. Il me dit qu’il ne voit aucun danger à 319

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discuter de l’expérience du journal maintenant qu’elle appartient « à l’histoire20 ». Au-delà de sa concision, cette deuxième remarque nous renseigne sur la manière dont les acteurs interviewés perçoivent subjectivement la surveillance et parviennent à la mettre à distance. Tout en confirmant sa présence, elle la met implicitement en lien avec l’idée de sanction, et l’absence de punition pour cette surveillance l’atténue, pourrait-on dire en paraphrasant Michel Foucault21. Rassurée par cet échange, je minimise le risque du danger potentiellement encouru par moi et surtout par mes enquêtés et je ne m’attarde pas sur le sujet. Après quelques mois passés en France, je reviens au Caire en mars 2011 afin de poursuivre mon enquête de terrain en vue de la préparation d’un mémoire de recherche. Le contexte politique est alors très différent de celui que j’ai quitté quelques mois plus tôt. Hosni Moubarak vient d’être renversé depuis quelques semaines, la rue et le champ politique sont en pleine effervescence. Malgré les signes précoces d’une gestion répressive de la part des autorités militaires en charge de la transition, il règne un optimisme général. C’est à ce moment-là qu’a lieu ma deuxième expérience indirecte avec la surveillance policière. Alors que je mène un entretien avec un journaliste qui a relancé sous un format électronique le quotidien objet de mon étude, celui-ci change soudainement de discours et commence à me parler des formes de surveillance auxquelles il est soumis depuis le milieu des années 2000. Grâce à cette ouverture spontanée qui a tout l’air d’être une confidence, je découvre non seulement les méthodes de contrôle et d’intimidation qui sont utilisées par les organismes sécuritaires égyptiens – dont la ressemblance est patente avec celles qui étaient pratiquées par la Stasi en République démocratique allemande22 – mais je prends également conscience de leur impact profond sur les acteurs au niveau émotionnel et psychologique. Notons que cette évocation se fait dans le contexte de libération de la parole et d’ouverture des possibles qui est inauguré par le soulèvement de janvier 2011, où la dimension de la répression est inconsciemment associée à un passé qui paraît révolu23. Au début de mars 2011, des groupes de manifestants ont assailli les sièges de la 20.  Le quotidien a en effet été fermé en avril 2009, officiellement pour des raisons financières. 21.  Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975. 22.  Steven Pfaff, « The Limits of Coercive Surveillance. Social and Penal Control in the German Democratic Republic », Punishment and Society, n° 3 (3), 2001, p. 388‑407. 23.  Les acteurs interviewés tendent alors à parler des pratiques répressives en employant les temps verbaux du passé, à l’instar du responsable d’une importante ONG œuvrant dans le domaine de la liberté d’expression qui, en mars 2011, n’hésite pas à me dire à plusieurs reprises : « lorsqu’il y avait la dictature ».

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Sécurité de l’État (’aman al-dawla) au Caire et dans d’autres villes égyptiennes et mis la main sur de nombreux documents et dossiers faisant partie de ses archives24. Cette action collective dirigée contre l’un des organes sécuritaires les plus redoutés du pays25 est alors vécue comme une véritable victoire des « forces révolutionnaires » face à l’appareil policier du régime. C’est dans ce contexte particulier de fuite en avant qu’Ahmed décide de me confier son expérience de la surveillance, sans pour autant que je l’interroge sur le sujet. Les larmes aux yeux, l’émotion étant palpable, il me raconte les différentes pratiques mises en œuvre par la sécurité pour l’intimider et le contrôler. Il révèle ainsi qu’il a été secrètement filmé à son domicile avec le reste de sa famille et il m’invite à prendre connaissance de textes d’emails récents mélangeant insultes et propos visant à lui rappeler qu’il est toujours sous surveillance. Il n’oublie pas de mentionner la manière dont ces pratiques de surveillance l’ont affecté psychologiquement, le plaçant dans une situation d’incertitude et de méfiance vis-à-vis de tout le monde, dans un état de solitude qui paraissait insurmontable. Ahmed conclut son discours touchant en affirmant qu’il n’a jamais raconté cette histoire à personne. Le ton de sa voix et l’expression de son visage dévoilent le caractère libérateur de cette révélation transformant la relation d’enquête et lui conférant une potentielle dimension thérapeutique. Ce partage d’informations sensibles contribue à construire les bases d’une proximité émotionnelle qui s’impose à moi. C’est le début d’une relation de complicité et de confiance mutuelle qui, sortant du cadre ordinaire de la relation d’enquête, deviendra avec le temps de plus en plus étroite et se poursuivra pendant toute la durée de mon séjour en Égypte. Si je ne peux pas véritablement qualifier ce rapport d’amitié, Ahmed se transforme graduellement en un confident que je vois de façon régulière dans le cadre de rencontres informelles, durant lesquelles nous parlons de tout et de rien, nous commentons l’actualité, il me raconte ses soucis quotidiens et écoute mes propres problèmes. D’autres entretiens menés avec lui au printemps 2011 offrent l’opportunité de 24.  Association for the Freedom of Thought and Expression, Farm mustanadāt « aman al-dawla ». Mā al ’ilayhi ’arshīf al-qam ba’da ihtijājāt māris 2011, Le  Caire, AFTE, 2018. 25.  Créé à l’époque nassérienne en tant que police politique dotée d’une capacité d’enquête, l’appareil de la Sécurité de l’État (’aman al-dawla) a été énormément renforcé par le régime de Moubarak. Utilisé pour réprimer l’insurrection islamiste au début des années 1990, cet organe a par la suite été chargé de deux tâches prin‑ cipales : la lutte contre le terrorisme et la prévention/répression des protestations. Cf. Robert Springborg, op. cit.

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revenir sur la question de la surveillance ; il me confie davantage d’informations, ajoute des détails, le caractère émotionnellement chargé du premier aveu se dissipant graduellement et la surveillance policière devenant un objet qu’on peut objectiver. Ce registre de surveillance n’a toutefois pas encore d’impact tangible sur la manière dont je conduis mon enquête. Cela est sans doute dû au fait que de nombreux chercheurs travaillent alors au Caire sur tout type de thématiques et parfois sur des sujets très sensibles. À la différence d’autres pays de la région où les libertés académiques et les limites du dicible sont plus étroites, l’Égypte a une longue tradition de recherches en sciences sociales, y compris en sociologie politique.

La quête de l’invisibilité Fin 2011, après la soutenance de mon master 2, alors que je me trouve au Caire pour travailler à la préparation de mon projet de thèse, je suis pour la première fois confrontée directement à la question. On est alors en pleine période de « transition » et je travaille au Caire dans le cadre d’une mission au sein du dispositif des services culturels de l’Ambassade de France. Je dépose alors une demande de visa de longue durée au département de l’immigration en vue de poursuivre mon enquête de terrain. J’envisage en effet une thèse sur l’évolution de cinq quotidiens de la presse « indépendante » égyptienne. Ce qui ne devait être qu’une formalité tourne au « cauchemar » lorsque mon dossier est rejeté après avoir fait l’objet d’un examen par les services de sécurité. Par la suite, je subis des pressions de la part de l’officier directeur du bureau des visas qui m’incite vivement à quitter le territoire égyptien et à soumettre une nouvelle demande de titre de séjour à partir de l’étranger. C’est en faisant jouer certaines de mes relations locales que je réussis à prolonger mon séjour jusqu’à l’été 2012, au prix toutefois d’un fort stress et d’un sentiment d’insécurité qui envahit graduellement mon quotidien, ne sachant pas si mon permis sera renouvelé d’un mois sur l’autre26. 26.  La question de la surveillance des chercheurs se pose explicitement quelques mois après la révolte du 25  janvier. L’interdiction d’entrer sur le territoire égyptien dont sont frappés certains collègues dès la fin de 2011 laisse supposer l’existence d’une liste noire de personae non gratae et pousse la communauté académique à s’interroger sur les logiques de sanction à l’œuvre : Mohamed Abdel-Salam, « On The Prevention Of Foreign Academics And Researchers From Entering Egypt », publié le 12  février 2016 dans http://afteegypt.org/academic_freedoms/2016/04/14/12083afteegypt.html?lang=en

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Alors même que le refus ne sera jamais clairement motivé, cet épisode instille dans mon esprit le sentiment d’être tombée dans les mailles de la surveillance en raison des contacts noués lors de mon enquête précédente. Ce doute influe profondément sur la manière dont j’aborde en 2013 le travail de terrain dans le cadre de ma thèse. J’adopte des logiques plus ou moins conscientes d’autoprotection, d’autocensure et d’autocontrôle qui, commandées par la crainte d’être expulsée du pays, visent à éviter le regard des appareils sécuritaires. La surveillance commence donc à influencer plus profondément ma conduite lorsqu’elle entre en interaction avec son « alliée naturelle », la sanction. Le risque d’expulsion suscite des appréhensions majeures, in primis car il se heurte à l’un des impératifs qui s’imposent naturellement à tout chercheur engagé dans une enquête : celui de « durer » sur son terrain27. Soulignons tout d’abord que, pour des raisons inhérentes à sa nature même, mon projet de thèse nécessite dès le départ une présence prolongée au Caire28. De plus, la peur d’être éloigné du terrain agit d’autant plus fortement sur le chercheur-en-devenir qu’est le doctorant, que ce dernier est au début de sa trajectoire professionnelle et se trouve en situation de précarité. Concernant mon expérience personnelle, ce qui relève de la dimension existentielle a par ailleurs été complexifié par un deuxième facteur dont l’importance n’est nullement secondaire : le rapport affectif que j’ai construit avec le terrain égyptien. J’ai signalé plus haut que je m’étais installée dans la Vallée du Nil en 2008, quelques années avant de commencer mes recherches. Or, ma grande familiarité avec l’Égypte a eu plusieurs effets contradictoires sur la trajectoire de mon enquête. D’une part, elle a réduit les coûts d’entrée sur le terrain dans la mesure où je maîtrisais un certain nombre de compétences essentielles, notamment linguistiques et gestuelles, et que j’avais une bonne connaissance des us et coutumes locaux. Aucun effort d’adaptation n’était, au fond, requis de ma part. De surcroît, mon insertion préalable dans une multitude de réseaux d’acteurs locaux simplifiait mon accès au terrain stricto sensu puisque je pouvais m’appuyer sur une série d’informateurs privilégiés et d’alliés pour la prise de contact avec les enquêtés. D’autre part, la relation affective que j’entretiens avec le pays a pesé lourd sur la tenue de mon rôle d’enquêtrice, ce qui s’est traduit à la fois par une incapacité 27.  M. Boumaza, A. Campana, op. cit. 28.  Je me proposais non seulement d’enquêter auprès de deux groupes d’acteurs « différents », mais aussi de travailler sur une série de titres de presse en concur‑ rence entre eux, ce qui allait potentiellement renouveler les difficultés d’accès au terrain à plusieurs reprises.

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désarmante à mettre à distance le terrain – j’avais par moments l’étrange impression d’y être « avalée » – et par une prédisposition à en être émotionnellement affectée29. C’est ainsi que la dimension existentielle a eu un impact majeur sur la manière de gérer la question de la surveillance et le risque d’expulsion, le coût psychologique d’une éventuelle interdiction du territoire égyptien étant trop important pour que je puisse l’envisager comme cas de figure. Dès mon retour au Caire en février 2013, bien que je sois associée au CEDEJ30, je choisis délibérément de ne pas demander de permis de séjour de longue durée par le biais de mon organisme d’accueil – à l’instar de mes collègues doctorants – et de gérer personnellement cette question en renouvelant mon visa touristique, avec tout ce que cela comportait d’incertitude31. Les logiques d’autocensure mises en œuvre se résument à un certain nombre de limites que je m’imposais de manière largement non réfléchie. Ainsi, je m’interdis par exemple de me rendre aux sièges des journaux que j’étudie sans avoir au préalable fixé de rendez-vous avec un journaliste ou un responsable administratif, afin de ne pas devoir présenter mon passeport aux agents de la sécurité. Mon expérience avec la surveillance a également un impact important en matière de stratégies de mise en scène et de présentation de soi adoptées sur le terrain : afin de ne pas me faire remarquer comme chercheuse étrangère, je commence à me présenter comme journaliste locale. Or, paradoxalement, dans la même période, je choisis de jouer la « touriste naïve » qui ne connaît aucun mot d’arabe, personnage que je mets en scène devant la police des frontières à l’aéroport du Caire à chaque fois que j’arrive ou que je quitte le pays, l’objectif étant de passer inaperçue et d’éviter toute interrogation ou fouille de mes effets personnels. Par ailleurs, je m’interdis d’approcher directement les institutions publiques qui, telles que le Syndicat des journalistes, la maison de presse d’Al-Ahrām32 ou encore les archives nationales, détiennent des sources 29.  Jeanne Favret-Saada, « Être affecté », Gradhiva, n° 8, 1990, p. 3‑10. 30.  Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales, rattaché aux services culturels de l’Ambassade de France. 31.  On signalera au passage que la grande majorité des chercheurs, notamment doctorants, qui se rendent en Égypte pour effectuer des enquêtes de terrain, séjournent dans le pays avec de simples visas touristiques : Mohamed Abdel Salam, « Foreign Researchers in Egypt Are Being Harrassed », Al-Fanar Media, 15 avril 2016, https://www.al-fanarmedia.org/2016/04/suspects-the-security-harassment-offoreign-researchers-in-egypt/ 32.  Al-Ahrām est le plus grand groupe de presse de propriété de l’État égyptien. Fondé en 1876 par Salīm et Bishāra Taqla, deux émigrés d’origine syro-libanaise, il a été nationalisé en 1960 à l’instar des principales institutions journalistiques du pays.

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écrites incontournables pour mon travail de thèse, afin d ­ ’esquiver la présentation de dossiers qui seraient inévitablement examinés par la Sécurité nationale. Pour ce qui est des logiques d’autocontrôle, je citerai une grande prudence dans la gestion de mes profils sur des réseaux sociaux tels que Facebook et Twitter. Si leur utilisation s’avère indispensable sur le terrain égyptien, ne serait-ce que pour des raisons de survie quotidienne en temps de crise, je commence à les exploiter comme de simples instruments de monitorage en m’abstenant d’y exprimer mes opinions personnelles. Alors que l’adoption de ces stratégies est directement liée à l’expérience vécue en 2012, d’autres faits m’incitent à augmenter mon niveau de vigilance. Par exemple, en mars 2013, lors d’un entretien dans un bistrot du centre-ville, alors que je suis en train de m’assoir à une table avec un enquêté, j’entrevois un policier entrer dans le café, se diriger vers la partie arrière de la salle – là où se trouvent la cuisine et les toilettes – et disparaître. Intriguée – ou alarmée ? – par l’entrée en scène de ce personnage, je ne peux m’empêcher de garder un œil sur le coin qui l’a englouti. Pendant toute la durée de l’entretien, mon attention est donc logiquement partagée entre le journaliste que je suis en train d’interviewer et le mur derrière lequel l’homme en uniforme a disparu. En définitive, je quitte l’endroit sans le voir réapparaître, imprégnée d’une sensation profondément désagréable. Le trouble se poursuit audelà du moment de l’entretien : réexaminant ma réaction d’« alarme », construisant a posteriori des hypothèses, questionnant toujours plus cette surveillance potentielle, alimentant un état affectif d’alerte. Néanmoins, jusqu’à l’été 2013, mon travail de terrain procède sans trop de difficultés. Si le contexte de crise politique influence inexorablement le contenu des entretiens récoltés, l’effet de la surveillance demeure tout compte fait « léger ». Le coup d’État du 3 juillet 2013 clôture, comme je l’ai annoncé plus haut, la phase d’effervescence pluraliste ouverte par le soulèvement de 2011. Le retour à « l’ordre » est visiblement marqué par la réapparition instantanée de la police dans la rue, après presque deux ans et demi de retrait. La dispersion des sit-in des partisans de Mohamed Morsi en août 2013, qualifiée par Human Rights Watch de « pire massacre illégal dans l’histoire moderne du pays33 », annonce d’emblée l’attitude répressive qu’adoptent les nouvelles autorités au pouvoir, dirigées par le maréchal Sisi. 33.  Human Rights Watch, « Egypt  : Security Forces Used Excessive Lethal Force. Worst Mass Unlawful Killings in Country’s Modern History », 19 août 2013, https://www. hrw.org/news/2013/08/19/egypt-security-forces-used-excessive-lethal-force

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Dans ce nouveau contexte, la surveillance policière devient davantage visible et l’impact qu’elle exerce s’alourdit progressivement. Le chercheur n’étant pas imperméable au climat environnant, il est forcément marqué par l’attitude des personnes avec lesquelles il interagit. Dès novembre 2013, lorsque je reviens au Caire après deux mois d’absence, je m’aperçois que les gens sont sur leurs gardes. Au centre-ville, l’inquiétude est palpable sur les visages des militants et intellectuels qui fréquentent des lieux traditionnellement « d’opposition ». Dans les endroits publics, des gens habitués depuis longtemps à converser de tout type de sujet s’abstiennent de parler de politique à voix haute. Des rumeurs se diffusent sur la présence d’informateurs en civil dans certains endroits du centre, notamment dans des cafés populaires. En bref, le climat devient étouffant. Le contexte de restauration influence la manière dont la surveillance agit sur le chercheur engagé dans une enquête. En effet, cette situation paradoxale que d’aucuns ont qualifiée de « retour vers le futur34 » se caractérise par une grande incertitude pour ce qui a trait aux limites du dicible et du faisable. Si le savoir et le savoir-faire auparavant incorporés ne sont plus d’une grande utilité, c’est précisément parce qu’un processus de restauration n’a pas pour résultat le rétablissement d’un « ancien » régime, mais la mise en place d’un « nouvel » ordre dont les contours généraux mettent du temps à se dessiner. Dans le climat ultra-répressif post-juillet 2013, l’attitude de prudence qui a marqué la première phase de mon enquête de terrain se transforme progressivement en une posture d’hypervigilance et de nouvelles stratégies d’autoprotection viennent s’ajouter à celles que j’ai déjà adoptées. Je citerai en particulier mon changement de quartier de résidence dans la mesure où le centre-ville du Caire est alors littéralement peuplé de policiers en uniforme et en civil et que les perquisitions sont à l’ordre du jour. Sur le plan académique, je décide, de manière plus ou moins réfléchie, de laisser temporairement de côté mon enquête sur les journalistes et de me focaliser sur celle auprès des hommes d’affaires, dès lors que ces derniers paraissent être totalement ralliés aux nouvelles autorités. Enfin, un nouveau mécanisme d’autocensure se déclenche, prenant la forme singulière d’une double fuite : une fuite physique du terrain égyptien, d’abord, et une fuite mentale, ensuite, lorsque je choisis de transformer sensiblement mon objet d’étude pour en faire une sociohistoire des journalistes égyptiens s’arrêtant à 2013. La transformation du régime politique transforme ainsi les conditions d’enquête et l’objet de la recherche. 34.  A. Allal et M. Vannetzel, op. cit.

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Rupture(s) de terrain et « réinvention » de l’objet de recherche À l’automne 2014, alors que mon enquête est loin d’être bouclée, je prends la décision de quitter temporairement l’Égypte pour échapper à la surcharge émotionnelle entraînée par la dérive répressive. Notons que cette première rupture de terrain est largement « subjective » : aucun événement singulier en lien avec la surveillance ne m’a poussée à fuir le pays. Néanmoins, ma présence prolongée dans un contexte quotidiennement marqué par la violence et l’exposition à de multiples événements traumatiques, dont quelques fusillades dans la rue, n’auront pas été sans conséquences sur mon état de santé psychophysique. Je ressens alors le besoin urgent de prendre de la distance par rapport à un terrain qui est devenu de plus en plus encombrant et difficile à gérer. Au début, l’idée est juste de prendre du recul et de revenir au Caire le plus rapidement possible pour achever mon travail d’enquête ; mais au fur et à mesure que j’observe la montée en puissance de la répression, je suis frappée par une sorte de « paralysie » qui me pousse à différer mon retour à plusieurs reprises. À chaque fois, un nouvel accident se produit, montrant que la situation sur place, loin de se stabiliser, s’empire. À la rentrée 2015, d’un commun accord avec ma directrice de thèse, je décide de repartir au Caire au début de l’année suivante. Cependant, trois événements marquants ont lieu qui me contraignent à consommer ma rupture définitive avec le terrain et à réinventer mon objet de recherche. En novembre 2015, l’un de mes enquêtés est arrêté par un groupe de zuwwār al-fajr35. Si dans le contexte répressif post-juillet 2013 cela n’a rien d’étonnant, il se trouve que le personnage en question est l’un des plus grands hommes d’affaires égyptiens, propriétaire du principal quotidien privé du pays. Il est appréhendé chez lui pendant la nuit par une dizaine d’officiers armés en cagoule et les photos de sa capture sont immédiatement publiées par toutes sortes d’organes médiatiques. Par sa singularité, cette arrestation « spectaculaire » fait l’objet de nombreux débats télévisuels et articles de presse, en premier lieu parce que l’homme appréhendé compte officiellement parmi les partisans du nouveau régime. L’on s’interroge non seulement sur les raisons de l’arrestation – s’agit-il d’un avertissement lancé 35.  Inventée par le célèbre journaliste Muhammad Hasanayn Haykal à l’époque nassérienne et littéralement traduite par « visiteurs de l’aube », cette expression désigne les agents qui participent aux descentes de police, généralement nocturnes, dans les maisons d’opposants politiques.

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aux grandes fortunes égyptiennes ? – mais aussi et surtout sur la diffusion des images qui le montrent menotté. Il est, certes, relâché quelques jours plus tard sans conséquences, mais cet accident révèle à toutes et tous que les principaux acteurs économiques du pays sont loin d’être épargnés par la surveillance et la répression. Le deuxième grand point de rupture est représenté par l’assassinat de Giulio Regeni, doctorant italien qui préparait une thèse sur les syndicats indépendants égyptiens de l’après-janvier 2011 et était alors en train de réaliser son enquête de terrain. Porté disparu le 25 janvier 2016, son cadavre est retrouvé le 3 février au bord de la route désertique qui mène du Caire à Alexandrie et présente d’évidents signes de torture. La macabre découverte suscite d’emblée des interrogations sur la responsabilité des services de sécurité dans la mort du jeune chercheur et, partant, sur les conditions de travail des chercheurs en Égypte et les risques qu’ils encourent36. Véritable traumatisme collectif37, cet événement est probablement celui qui influence le plus profondément le devenir de ma recherche doctorale. Si, pour maintes raisons subjectives que je ne vais pas détailler ici, j’en suis émotionnellement très affectée, le meurtre d’un doctorant vient montrer de manière accablante que les formes de surveillance et de harcèlement mises en œuvre par les appareils sécuritaires pour contraindre le travail des chercheurs en Égypte se sont « qualitativement » transformées. L’affaire Regeni remet en question mon retour au Caire, la question d’une nouvelle mission de recherche étant maintenant liée à une décision institutionnelle et dépassant ma simple volonté. En mai 2016, le conflit sans précédent entre le Syndicat des journalistes et le ministère de l’Intérieur égyptiens38 marque ma rupture définitive avec le terrain, me convainquant de la difficulté pratique de poursuivre mon enquête dans ce contexte de tension inédite. 36. Mohamed Abdel-Salam, « Suspects  : The Security Harassment Of Foreign Researchers In Egypt », publié le 14  avril 2016 dans http://afteegypt.org/academic_ freedoms/2016/04/14/12083-afteegypt.html?lang=e 37.  À la fois pour les doctorants et chercheurs travaillant sur l’Égypte et pour la communauté italienne résidant dans le pays. 38.  Le 1er mai 2016, pour la première fois dans l’histoire du pays, la police fait irrup‑ tion dans le siège du Syndicat des journalistes pour arrêter deux de ses membres qui, accusés d’avoir contribué à fomenter les manifestations du 25 avril contre la cession des îles de Tiran et Sanafir à l’Arabie saoudite, se sont réfugiés dans l’immeuble. La crise ouverte par cet assaut sans précédent se poursuivra dans les mois qui suivent, avec la mise en examen du président du syndicat et de deux autres membres du conseil d’administration : Atif Abdel-Aziz, « al-’amanyaqtahimuniqabat al-sahafiyyīn wayulqī al-qabd ’alā ’Amrū Badr wa-Mahmūd Al-Saqa », Al-Misrī Al-Yawm, 1er mai 2016, https://www.almasryalyoum.com/news/details/940155

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Cependant, les problèmes sont loin d’être résolus car il s’agit de trouver une issue pour achever ma recherche doctorale tout en me passant du contact direct avec les enquêtés. Là encore, la dimension de la surveillance policière joue un rôle non négligeable. J’aurais pu en effet, comme cela m’a été suggéré par une amie journaliste égyptienne, élargir le champ de mon étude aux nouveaux médias indépendants qui se sont créés dans l’après-juillet 2013 – en particulier des sites web d’information – et réaliser cette nouvelle enquête à distance par le biais d’outils numériques. Mais la crainte de mettre en danger mes enquêtés en les exposant au risque bien réel, hélas, d’être accusés de diffuser des informations sensibles à l’étranger et d’agir contre la sécurité nationale, me pousse à chercher une solution moins hasardeuse. Je commence ainsi à travailler sur des sources écrites encore inexploitées bien que d’une grande richesse documentaire : la vaste littérature mémorielle et autobiographique produite par les journalistes du pays à partir des années 1970. Cela m’amène, d’une part, à élargir le cadre chronologique de ma recherche et, d’autre part, à transformer radicalement sa problématique générale : dans ce que je pourrais qualifier d’un double mouvement d’historicisation et de dépolitisation. En effet, la reconstruction de mon objet de recherche me conduit à me tourner davantage vers la sociologie des professions et des groupes professionnels et à m’interroger sur la construction sociale du métier de journaliste tout au long de la seconde moitié du xxe siècle. C’est ainsi que ma thèse se transforme définitivement d’une étude portant sur la presse indépendante et son impact sur l’espace public national en une sociohistoire des « professionnels de l’information » en Égypte de 1941 à nos jours.

Conclusion À partir d’une expérience personnelle d’enquête, ce texte se propose de réfléchir aux manières subtiles dont la surveillance policière est susceptible d’influencer la conduite ainsi que les choix éthiques et méthodologiques du chercheur travaillant sur des objets sensibles en contexte autoritaire ou de transformation de régime. En essayant de démêler l’écheveau d’éléments subjectifs et objectifs ayant eu une incidence sur la trajectoire de ma recherche doctorale, je montre que le facteur « surveillance », loin d’être un simple paramètre contextuel, a eu un impact majeur sur la réalisation de mon enquête, sur ma rupture de terrain et, last but not least, sur la formulation de mon objet d’étude. 329

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Encore faut-il tenter de dépasser les limites inhérentes à cette expérience et transgresser sa singularité afin d’en tirer quelques leçons plus générales profitant à la communauté scientifique dans son ensemble. Au-delà du contexte spécifique – autoritaire-répressif – dont elle est issue et qui a indubitablement contribué à l’informer, que nous apprend cette expérience à propos des effets exercés par la surveillance policière sur la posture et les choix du chercheur en sciences sociales enquêtant sur des thématiques sensibles, tous terrains39 confondus ? Si la surveillance policière et la répression sont par excellence des données constitutives des régimes autoritaires et de leur mode de fonctionnement, elles sont loin d’être absentes de nos vieilles démocraties libérales, ce que l’actualité ne cesse malheureusement de nous rappeler. Dans un monde gouverné par des techniques de contrôle de plus en plus performantes, les chercheurs œuvrant en milieu soi-disant démocratique ne sont guère immunisés contre la surveillance sous toutes ses formes, y compris la surveillance policière. À l’instar de leurs collègues spécialistes de terrains autoritaires, ils sont donc amenés à adopter des logiques – certes, largement inconscientes – d’autocontrôle et d’autocensure et à mettre en œuvre des stratégies pour la contourner et en minimiser les effets. Si la mise en exergue de ces similitudes est indispensable – pour casser, entre autres, des habitudes intellectuelles largement fondées sur une vision dichotomique du monde, la réalité étant toujours beaucoup plus complexe – elle ne doit pas pour autant nous faire oublier que des différences existent, ou persistent : l’impact exercé par la surveillance policière sur les chercheurs œuvrant en milieu autoritaire est bien plus violent, non pas tant à cause de son ubiquité mais surtout en raison du type de sanctions qui lui sont associées. En fin de compte, il ne faut à mon sens pas négliger que les risques et dangers encourus par les enquêteurs et enquêtés sont de nature différente et varient en fonction des contextes sociopolitiques.

39.  Au sens d’aires géographiques ou de contextes sociopolitiques.

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Chapitre 16

Surveiller, criminaliser, stigmatiser et isoler Être enseignant·e et chercheur·e en contexte autoritaire : le cas turc Ayşen Uysal

À Fariba Adelkhah « Une foule de soi-disant “universitaires1” diffuse une pétition pour accuser l’État. Et ils ne se contentent pas de cela, ils invitent les étrangers en Turquie pour observer ce qui se passe. Ceci s’appelle “la mentalité colonialiste”, “un régime mandataire”. La Turquie a déjà fait l’expérience de cette mentalité de traîtres il y a cent ans. À l’époque, il y avait aussi une foule de prétendus “intellectuels” et qui défendaient l’idée du régime mandataire et qui croyaient que seuls les étrangers pourraient sauver le pays. Aujourd’hui, nous sommes de nouveau face à une trahison de pseudo-intellectuels rémunérés par l’État, ayant un revenu supérieur à la moyenne nationale. En Turquie, la question kurde n’existe pas. La question est bien la terreur et il ne s’agit pas d’une question kurde. Mais ces intellectuels “ratés” osent dire que l’État commet un massacre. Vous, les intellectuels “ratés”, vous êtes obscurs. Vous n’êtes pas des intellectuels. […] Il faut que vous connaissiez vos limites. J’en appelle à notre gouvernement, aux ministères, à toutes nos institutions. Toute personne qui gagne sa vie grâce à l’État et qui se comporte 1.  Dans l’usage courant, les mots « universitaire », « académicien » et « intellectuel » peuvent être substitués l’un à l’autre.

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comme son ennemie doit être punie rapidement. Un fonctionnaire qui agit contre l’intégrité du pays et l’union de la Nation ne peut avoir aucune place dans nos institutions. Nous ne pouvons pas le permettre. » R. T. Erdoğan, président de la République de Turquie2

De la surveillance à la répression des universitaires L’extrait ci-dessus d’un discours de R. Tayyip Erdoğan nous donne une idée des désignations et des stigmates auxquels un·e enseignant·e chercheur·e3 doit faire face dans les régimes dits autoritaires comme la Turquie. Leur nombre augmente en période de régression politique ou, si l’on préfère, en période autoritaire, comme nous le montre le pouvoir du gouvernement AKP (le Parti de la justice et du développement) en Turquie. L’AKP est arrivé au pouvoir en 2002 tandis que le pays se trouvait confronté à une crise sociale, économique et politique, se traduisant notamment par une instabilité gouvernementale. Lors de la première décennie de son mandat, la Turquie a connu une certaine stabilité politique, une croissance économique et une série d’amendements dans la législation visant l’intégration du pays à l’Union européenne. Mais, depuis les années 2010, le pays connaît un autoritarisme accru4. Ce rétrécissement de l’espace politique et social a été accompagné par une croissance économique importante au début de la décennie. L’autoritarisme s’est renforcé à l’occasion des protestations de Gezi5 en 2013, des élections générales du 7 juin 2015 et de la déclaration de l’état d’urgence du 2.  Discours tenu à la conférence des ambassadeurs à Ankara, le 13 janvier 2016, au lendemain de la conférence de presse tenue à Istanbul et à Ankara rendant publique la Pétition des Universitaires pour la Paix, « Nous ne serons pas complices de ce crime ! ». 3.  La distinction entre chercheurs et enseignants n’existe pas dans le système turc, il n’y a qu’une catégorie d’enseignants qui sont également chercheurs. 4.  Pour aller plus loin, voir Ahmet Insel, La nouvelle Turquie d’Erdogan  : du rêve démocratique à la dérive autoritaire, Paris, La Découverte, 2017. 5.  Les actions protestataires de Gezi ont commencé le 28  mai 2013, suite à la destruction des arbres du jardin public de Gezi situé à Istanbul. Ces mobilisations, qui ont duré plus de deux mois, ont été initiées à Istanbul mais se sont répandues ensuite dans toute la Turquie. Les forces étatiques ont violemment réprimé ces manifestations dont la participation massive était exceptionnelle dans l’histoire de la Turquie contemporaine.

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20 juillet 2016, à la suite du coup d’État « manqué » qui a été attribué aux Gülenistes6. Ce dernier a particulièrement marqué une aggravation de la répression pour le monde de la recherche comme pour le reste de la population. Sous l’état d’urgence, le gouvernement a « réformé » le monde universitaire par des limogeages, d’une part, et par la promulgation de lois, d’autre part. Par exemple, le décret-loi de l’automne 2016 a supprimé les élections pour la désignation des présidents d’université. Dès lors, le président de la République est seul compétent pour les nommer. Faire de la recherche tout comme enseigner n’ont jamais été faciles dans l’histoire contemporaine de la Turquie. Il a toujours existé des objets de recherche tabous, comme le génocide arménien, le mouvement kurde, la police. Les universitaires ont toujours été des cibles privilégiées dans les phases de répression, notamment suivant les coups d’État7. Néanmoins, ces dernières années témoignent d’une intensification de la surveillance dans les cours, plus particulièrement à partir de 2015 (dans la période précédant les élections du 7 juin 2015) : les policiers en civil étant très présents sur le campus même. Les deux années allant de juillet 2016 à juillet 2018 constituent ensuite une période d’exception. Le gouvernement AKP a en effet particulièrement ciblé les universités après le coup d’État du 15 juillet 2016. Plus de 6 000 universitaires ont été limogés de la fonction publique et le secteur privé de l’enseignement supérieur a refusé de les embaucher8. Certains d’entre eux ont été placés en garde à vue et ont été emprisonnés. Quinze universités ont été fermées, les universitaires et les personnels administratifs ont été mis à l’index, très peu d’entre eux ont pu trouver un nouvel emploi en Turquie9. Certains ont pu partir à l’étranger pour tenter de trouver du travail. Pour les universitaires limogés dont le passeport avait été confisqué, cela supposait de quitter le pays par des voies illégales. 6.  Du nom de Fethullah Gülen, leader de la communauté Gülen, dont les disciples appelés Gülenistes. 7.  En 1980, suite au coup d’État militaire du 12  septembre, conformément aux termes de la loi 1402, 70 universitaires ont été limogés (Nurettin Öztatar (éd.), İmza ve Ötesi, Ütopya, 2018). Nombre d’entre eux sont partis à l’étranger, mais certains ont continué à travailler en Turquie dans les secteurs des médias, de la formation des langues étrangères, etc. 8.  Il n’y avait pas d’interdiction explicite, mais en pratique, le secteur privé n’a pas osé embaucher les « limogés ». 9. Ayşe Uslu, « L’université turque sous haute surveillance », Esprit, n° 2, 2017, p. 16‑20.

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La question de la surveillance et de la répression des enseignantschercheurs est souvent évoquée en Turquie10, mais très rarement abordée sous un angle sociologique11. L’initiative des « Universitaires pour la paix », fondée en 2012, a publié en janvier 2016 une pétition qui conteste la répression de l’État et les opérations militaires menées dans la région kurde. Les signataires ont été ciblés par le président R. T. Erdoğan et ont subi une répression forte. Plus de 400 sur 1 128 ont été limogés de la fonction publique, nombre d’entre eux ont dû s’exiler. La répression subie par les « Universitaires pour la paix12 » a donné lieu à quelques publications scientifiques13. Ce chapitre se focalise sur les différentes formes du contrôle et de la répression étatique. Pour ce faire, il analyse les modalités de la surveillance et de la répression suivant leurs cibles et objectifs principaux. Les réponses des universitaires à cette répression ou, pour reprendre les termes d’Albert Hirschman, les technologies de construction et de réparation du malheur social, seront brièvement évoquées en conclusion. Rappelons que l’auteure de ce chapitre, signataire de la « Pétition pour la Paix », a subi la répression étatique jusqu’à être limogée de la fonction publique. D’une certaine manière, ces paragraphes présentent une auto-socioanalyse14 de sa trajectoire. Qualifiée professeure de sciences politiques en 2015, mise à pied en juin 2017 et limogée en juillet 2018, au sommet de sa carrière dans le système turc, l’auteure tente d’éclaircir une question sociale et politique à partir de son propre parcours, mais aussi de celui de ses pairs confrontés à une situation comparable. Surveillance des policiers en civil collaborant avec certains étudiants, menaces des étudiants proches de l’AKP et de la droite radicale, dénonciations par des collègues, mais aussi par un étudiant de troisième année auprès du Centre de communication présidentiel 10.  L’ouvrage de Clyde R.  Forsberg Jr., The Persecution of Professors in The New Turkey. Expulsion of Excellence. A Facebook Book, Cambridge, Cambridge Scholars Publishing, 2017, constitue un exemple des publications qui n’ont pas suivi une méthode scientifique systématique. 11.  Pierre Bourdieu nous rappelle les mots de Karl Kraus qui disait qu’il y a beaucoup d’intellectuels qui mettent en question le monde mais il y a très peu d’intellectuels qui mettent en question le monde intellectuel. Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’Agir, 2004. 12.  https://barisicinakademisyenler.net/English, consulté le 12  août 2020 et Ayşen Uysal, « Universitaires pour la paix » in Hélène Michel, Sandrine Lévêque, JeanGabriel Contamin, Rencontres avec Michel Offerlé, Vulaines-sur-Seine, Le Croquant, 2018, p. 467‑471. 13. Cf. Asli Vatansever, At the Margins of Academia, Exil, Precariousness, and Subjectivity, Leiden, Brill, 2020. 14.  Pierre Bourdieu, Esquisse d’une socioanalyse, Paris, Raisons d’Agir, 2004.

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(CIMER) en lien avec le contenu d’un enseignement, ces éléments constituent les premières étapes dans la voie qui l’a conduite au limogeage définitif en 2018. Les accusations, les enquêtes administratives et les procès devant les tribunaux se sont enchaînés, entraînant des frais substantiels qui constituent une forme de répression corrosive et dissuasive. La mise à pied par une « enveloppe jaune » envoyée simultanément aux douze « signataires » de l’université de Dokuz Eylül a été le début d’une nouvelle période d’incertitude. Après plus d’une année d’attente entre restauration et exclusion, elle a finalement été limogée le 8 juillet 2018 par le dernier décret-loi du régime d’exception qui a duré de juillet 2016 à juillet 2018… Ces paragraphes sont donc l’objectivation de la surveillance et de la répression d’une « morte civile15 ».

Des « ennemis » du pouvoir : les universitaires sous surveillance dans la Turquie post-Gezi Les études sur la répression16 mais aussi sur la surveillance17, tout comme sur la domination politique18, montrent la pluralité des formes qu’elles peuvent prendre. Elles soulignent également la participation des différents acteurs à la mise en place du contrôle. La littérature sur ces thématiques mais aussi les travaux historiques sur l’Allemagne nazie19 ou la France du régime de Vichy mettent en évidence le fait qu’une 15.  Le fameux discours d’Erdoğan prescrivant « qu’ils mangent de la racine d’arbres » a été répété ensuite maintes fois par les dirigeants de l’AKP. Il fait suite aux interro‑ gations sur la manière de subvenir à leurs besoins pour ceux et celles qui ont été limogés. Ce discours a été interprété par les politiciens, mais aussi par les signataires eux-mêmes comme la condamnation à la mort civile de ces derniers. 16.  Voir notamment, Ayşen Uysal, Faire de la politique dans la rue. Manifestations de rue, manifestants et police en Turquie, Vulaines-sur-Seine, Le Croquant, 2019 ; Christian Davenport, Hank Johnston, Carol Mueller, Repression and Mobilization, Minneapolis/Londres, University of Minnesota Press, 2005. 17.  Les travaux de Gary T.  Marx nous renseignent beaucoup sur les différentes formes du contrôle étatique. Undercover. Police Surveillance in America, Berkeley/ Los Angeles, California, University of California Press, 1988, sans oublier les travaux de David Lyon, plus particulièrement Surveillance Society : Monitoring everyday life, Buckingham, Open University Press, 2001. 18.  Le livre Anatomie de la domination politique nous invite à réfléchir sur cette multiplicité des formes de la domination politique. Béatrice Hibou, Anatomie de la domination politique, Paris, La Découverte, 2011. 19.  Sonia Combe, Une société sous surveillance. Les intellectuels et la Stasi, Paris, Albin Michel, 1999 ; Laurent Joly, La délation dans la France des années noires, Paris, Perrin, 2012.

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partie de la société, à côté des agents étatiques, participe activement et volontairement à la répression. Celle qui est exercée à l’encontre du monde universitaire et des intellectuels depuis les mobilisations de Gezi emprunte de la même façon divers visages. Les situations et les instruments de surveillance étatique se multiplient avec le glissement autoritaire qu’a connu le régime politique de la Turquie au cours de la dernière décennie. Ces dispositifs ont de lourdes conséquences sur les conditions d’exercice du métier d’enseignant-chercheur et sur la capacité à mener à bien des enquêtes scientifiques. Dans la Turquie des années 2020, quelles sont les modalités concrètes de contrôle des productions scientifiques ? Quelles sont les formes de censure directe ou indirecte qui s’exercent sur les chercheurs ? Il est possible de répondre à ces questions à partir de l’observation des différents domaines du contrôle, ceux qui concernent l’enseignement, la recherche et ceux qui viennent du chercheur lui-même. Ils sont difficilement séparables mais ont néanmoins, chacun, leur propre logique d’exercice de la surveillance.

Surveillance, délation et stigmatisation des enseignants La surveillance de l’enseignement s’exerce principalement par trois biais : la présence de policiers en civil dans les cours (forme dissimulée), les étudiants dénonciateurs (forme dissimulée) et les caméras installées dans les salles sur décision de l’administration de l’université (forme ouverte). Contrairement aux deux premières formes de surveillance exercées de manière dissimulée, la dernière est explicite, visant à développer des modes d’autocontrôle et d’autocensure chez les universitaires, mais aussi chez les étudiants. Par exemple, dans certaines universités relevant de « fondations20 », comme l’Université internationale d’Antalya21, les rectorats installent des vidéos caméras dans des campus pour instaurer la sécurité, et dans les salles afin d’enregistrer les cours. Pendant la pandémie du Covid-19, les cours en visioconférence devaient également être enregistrés et envoyés à la direction de l’université dans presque tous les établissements. La crise sanitaire a ainsi eu des effets d’amplification sur les registres de la surveillance. Ce type de surveillance passe souvent par l’administration de l’université, au sein de laquelle des inspecteurs ou la direction de la faculté contrôlent le contenu des cours. 20.  La législation turque ne permet pas la fondation des universités privées, elle passe obligatoirement par les fondations, mais en dernier lieu elles sont des univer‑ sités privées. 21. https://www.karel.com.tr/sites/default/files/belge/doc/gigs/antalya-universitesiguvenlik-sistemleri.pdf, consulté le 14 août 2020.

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L’idée d’être surveillé entraîne une autocensure selon différents modes : les universitaires préfèrent ne pas enseigner des thématiques « sensibles » et suppriment du programme de leurs cours les thématiques perçues comme dangereuses. Pour les mêmes raisons, ils retirent des bibliographies de référence de leurs enseignements les articles et ouvrages définis comme dangereux. Dans ce travail d’autocensure, les noms des collègues limogés sont les premiers qui disparaissent des bibliographies. Pour éviter d’évoquer les « limogés », des enseignants préfèrent renoncer à tel ou tel cours, reformulent les questions posées lors des examens et évitent d’évoquer devant leurs étudiants l’actualité en Turquie22 en se concentrant sur la situation d’autres pays ou en donnant des exemples perçus comme politiquement neutres. Il s’agit alors de prendre des cas d’étude dans les pays étrangers ou des périodes anciennes de l’histoire turque ; l’éloignement du temps et le « déplacement » géographique offrent ainsi un moyen de refouler les sujets politiquement sensibles. Mais le processus ne s’arrête pas à des mesures d’autocensure. Les « limogés » cessent d’être invités par leurs collègues dans leurs cours où ils intervenaient jusque-là en leur qualité de spécialistes de certains objets de recherche. Ils sont également exclus des comités de rédaction des revues scientifiques23, de la programmation des colloques et des autres activités de recherche. Les plaintes déposées auprès du CIMER (Cumhurbaşkanlığı İletişim Merkezi, soit littéralement le Centre de communication présidentiel)24 jouent également un rôle important dans le contrôle des enseignantschercheurs. Les étudiants peuvent en effet porter plainte contre les professeurs en visant le contenu d’un cours, leur manière d’enseigner, leurs publications et les questions posées pendant les épreuves, ce qui crée un fort malaise dans la relation pédagogique. Un universitaire a ainsi subi des poursuites administratives et judiciaires pour avoir fait « la propagande d’une organisation terroriste » suite à une question qu’il a posée lors de l’épreuve finale de son cours intitulé « La vie et les institutions politiques en Turquie ». Même si la Cour d’instance a décidé de 22. İnan Özdemir Taştan, Aydın Ördek, OHAL Döneminde Türkiye’de Akademik Özgürlükler Araştırması Raporu, İnsan Hakları Okulu, Projet de recherche soutenu par l’Union Européenne, Ankara, 2019, p. 36. 23.  Le TUBITAK, équivalent de l’ANR en Turquie, a publié début 2017 une circulaire adressée aux directions des revues pour qu’ils suppriment des noms des limogés dans les comités de rédaction. 24.  Jusqu’en 2018, il y avait aussi le BIMER (Başbakanlık İletişim Merkezi, Centre de communication du Premier Ministère), mais suite au passage au système présiden‑ tiel, celui-ci a été supprimé.

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son acquittement, le jugement a eu un effet répressif particulièrement net sur d’autres collègues25. L’auteure du présent chapitre a également subi une enquête administrative du fait de la plainte d’un étudiant auprès du CIMER, déposée en mars 2017. Le motif de la plainte portait à la fois sur le fait qu’elle ait invité une professeure de philo­sophie limogée et sur ce que cette dernière a déclaré pendant la discussion (« la guerre d’indépendance n’a pas été faite par l’ensemble des peuples de Turquie »). À la fin de l’enquête, l’universitaire a été sanctionnée par une peine administrative lourde (une suspension de son avancement de carrière pendant trois ans) mais, au bout d’un procès de plus d’un an et demi, la sanction administrative a été annulée par la Cour d’appel. Le contrôle par les étudiants se fait aussi par l’enregistrement des cours sans autorisation, qu’ils mobilisent ensuite comme preuve pour porter plainte auprès de la police et du CIMER. Ces enregistrements dissimulés poussent souvent les universitaires à l’autocensure et, parfois, à une forme de paranoïa à l’égard de leurs étudiants. Par ailleurs, les milieux non universitaires interviennent aussi dans le contrôle du monde scientifique. Les médias proches du gouvernement sont souvent mobilisés pour dénoncer certains universitaires, qu’ils désignent comme « terroristes », « diviseurs », « destructeurs », « agents secrets », parfois en mettant leur portrait à la une. Ce travail de stigmatisation vise à discréditer à la fois la recherche et le chercheur. Ces formes de surveillance, et plus particulièrement celles du CIMER, donnent le sentiment d’une surveillance panoptique et continue26. Elles construisent une société disciplinaire, axée sur le contrôle social27.

Contrôle policier et politique des chercheurs Les contrôles sur la recherche sont exercés par plusieurs biais et à plusieurs niveaux. Les étudiants, les collègues, les dirigeants de la faculté, la police, les « citoyens sensibles28 », mais aussi les institutions qui financent la recherche comme le TÜBİTAK (cf. supra), le bureau du BAP (Projets de recherche scientifique) au sein des universités : tous ces acteurs surveillent la recherche, le chercheur, le terrain et les 25.  Beyza Kural, « Barış Ünlü  : Beraat Kararı Sevindirici Ama Akademik Özgürlüğe Hasar Verildi », Bianet, 3 février 2016. 26. Vanessa Codaccioni, La société de vigilance. Auto-surveillance, délation et haines sécuritaires, Paris, Textuel, 2021. 27.  Michel Foucault, Surveiller et Punir, Paris, Gallimard, 1975. 28.  Les citoyens sensibles renvoient aux gens qui tendent à agir contre les personnes désignées subversives.

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publications. La dénonciation auprès des autorités, le harcèlement, la mise en place d’obstacles administratifs tels que l’annulation de projets, la suppression de financements ou la non-autorisation d’enquêtes de terrain, sont autant de formes de contrôle empêchant l’avancement dans la carrière. Comme le montre l’encadré ci-dessous, qui porte sur une recherche réalisée au début des années 2000, ces dispositifs se pratiquent depuis longtemps et s’étalent dans le temps. L’accès aux mains courantes de la police J’ai pu faire personnellement l’expérience de la surveillance opérée sur les chercheurs dès mes premières enquêtes, au moment où je préparais ma thèse de doctorat29. Au début des années 2000, l’obtention d’accès aux sources policières pour rendre compte des mobilisations sociales était incertaine, je ne pensais pas qu’elle puisse aboutir, je n’étais même pas sûre que ce type de sources existât. Lors d’une rencontre, un reporter au quotidien Cumhuriyet (La République) a appelé un commissaire à la Direction générale de la police pour savoir si ce type de sources existait et, si oui, quelles étaient les conditions pour y avoir accès. La réponse était brève : « c’est très facile d’y avoir accès ! Si elle vient demain, on peut les lui passer ! Ainsi, on peut faire sa connaissance ! La seule chose qu’elle doit faire, c’est une demande écrite en précisant la période, les catégories, les lieux,  etc. » Tout en me disant que l’accès ne pouvait pas être aussi simple que cela, j’ai accepté d’y aller. Le lendemain, je me suis rendue à la Direction générale de la Police au quartier de Dikmen à Ankara. Je suis arrivée à la section « presse-protocole » de la police après avoir passé les deux points de contrôle de sécurité. Dans le bureau, deux policiers étaient présents  : l’un avait une trentaine d’années (nous l’appellerons P1), l’autre environ quarante-cinq ans (P2). Mais ni l’un ni l’autre n’était le policier que j’avais eu au téléphone. Ils l’ont appelé, il est arrivé quelques minutes plus tard : un jeune policier, âgé de moins de 30 ans (P3). Des questions en forme de conversation sur « qui suis-je », « quelle est mon opinion sur tel ou tel sujet », « mes liens avec Cumhuriyet » commencèrent. Peu après, j’ai appris que le policier (P3) était diplômé de la même faculté que moi (il s’agit de la Faculté de science politique de l’Université d’Ankara) et qu’il a été diplômé en 1994, un an avant moi. Tous les trois ont fait des études en sciences sociales et le policier (P1) et le policier (P3) se sont rendus aux États-Unis pour faire un troisième cycle universitaire. 29.  Ayşen Uysal, Le répertoire d’action de la politique dans la rue : les actions protes‑ tataires et leur gestion étatique en Turquie dans les années 1990, thèse en science politique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2015.

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Le policier P3 me demanda ma carte d’identité afin de lancer ma demande écrite en expliquant le processus : P3 : « C’est la section de sécurité qui conserve les archives. Ils mèneront une enquête de sécurité sur vous. C’est pour cette raison que nous sommes obligés de mettre ensemble votre demande et la copie de votre carte d’identité. » Moi  : « Malheureusement, je n’ai que mon permis de conduire avec moi… » P3 : « On ne peut pas l’accepter… Vous pouvez l’envoyer par fax. » Soudain le policier P2 lança une idée : « Si elle veut consulter les archives policières sur les manifestations, on peut l’envoyer directement au commissariat de police d’Ankara, hein ? » Policier P1 intervient  : « Làbas, ils vous “écarteront” (sizi harcarlar) facilement (rires)… Nous, nous travaillons d’une manière scientifique, mais eux, ils s’occupent des pratiques… Là-bas, vous ne trouverez pas autant de tolérance qu’ici… » Cette fois-ci, pour mieux cerner nos approches, le policier P2 lança une discussion sur les événements protestataires à Gênes (sommet du G8, juillet  2001). Le policier P3 se plaignit de la façon de maintenir l’ordre de la police italienne en particulier et de la police européenne en général : « Nous sommes mieux qu’eux… Si nous étions face aux antimondialistes, ils verraient [les policiers européens] comment nous pouvons résoudre le problème [il voulait dire réprimer] facilement… Malheureusement, les policiers en Europe ont du respect… mais pas nous… » Les discussions continuèrent et le policier P2 ajouta  : « Ce n’est pas bien de faire taire les sociétés… ». Il attendit quelques secondes mes réactions puis continua  : « Un jour, elles peuvent exploser… » Je suis restée plutôt silencieuse et j’ai préféré ne pas intervenir dans les discussions. Au bout d’une heure, j’ai quitté leur bureau en leur promettant d’envoyer la copie de ma carte d’identité par fax. Pourtant, j’ai hésité à l’envoyer et je voulais plutôt suspendre le processus de demande le plus vite possible. Malgré ces hésitations, grâce aux encouragements de quelques avocats et journalistes, j’ai envoyé le fax et ainsi la démarche de ma demande s’est amorcée officiellement. Le journaliste J1 essaya de me convaincre et de m’encourager : « Ils sont obligés de répondre à ta demande écrite, ils ne peuvent pas rester silencieux. S’ils disent “non”, je rédigerai une chronique dans le journal et je rendrai publique la discussion30. » Le processus d’attente n’a pas été une période silencieuse. Trois jours plus tard, le 15 juillet 2001 à 22 h, je reçois un coup de téléphone de la part d’un commissaire de la section de la sécurité de la Direction générale  : «  Bonsoir Aysen Hanım (Mademoiselle Ayşen), je suis 30.  Journaliste à Cumhuriyet, homme, 35 ans, Ankara, le 13 juillet 2001.

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Surveiller, criminaliser, stigmatiser et isoler le commissaire (P4). Je vous appelle de la section de sécurité de la Direction générale de la police. Nous nous réunirons demain à propos de votre demande, mais nous avons remarqué que vous n’avez pas précisé la période. Quelle période voulez-vous ? » Suite à ma réponse, il continua  : « En examinant votre dossier, j’ai remarqué que, Ayşen Hanım, vous êtes d’Izmir. Moi aussi, je suis d’Izmir, Ayşen Hanım ! Vous êtes de quel arrondissement ? Moi, je suis de Hatay. Ne vous inquiétez pas Ayşen Hanım, on vous donnera les données, on vous aidera… Bonne soirée Ayşen Hanım… » Au cours de ce long processus, les conversations sur la ville d’origine ont été abordées avec presque tous les policiers que j’ai rencontrés : elles constituent un moyen pour débuter la conversation, mais aussi pour avoir une première idée sur les personnes. Au bout d’un mois de silence, le matin du 15 août, le jour de mon retour d’Istanbul, le téléphone sonna, cette fois-ci, à une heure matinale. Le policier P5 dit au téléphone « Ayşen Hanım doit se rendre à la section des syndicats du commissariat de police d’Ankara et s’adresser à Monsieur Ali cet après-midi avec la copie de sa carte d’identité » et il raccrocha. Juste avant d’aller au commissariat, j’ai appris que trois ou quatre policiers étaient venus la veille dans mon immeuble et avaient interrogé mes voisins. Sous leurs regards curieux, j’ai expliqué à mes voisins que cela concernait la recherche universitaire que je menais et qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter. Vers 14 h, j’ai été conduite au premier étage du bâtiment principal, situé sur l’avenue du commissariat d’Ankara où je n’étais allée qu’une seule fois pour faire la demande de mon passeport. Dans le bureau de Monsieur Ali, je me suis trouvée avec six ou sept hommes qui m’ont harcelée de questions. Sur le bureau de l’un d’eux, j’ai remarqué un dossier sur lequel étaient inscrits le nom de mon propriétaire et celui de mon compagnon. « Êtes-vous rattachée à une université ? », « Université de Torbalı31 ? [Il a compris Torbalı au lieu de la Sorbonne] Y a-t-il une université là-bas ? » [rires de ses collègues], « vous faites ce devoir en vous réclamant de quelle idéologie ? Je voulais dire… », « On voit que vous avez déjà appris la politique ! », « Vous ne pouvez pas être diplômée si vous ne pouvez pas faire ce devoir ? ». À la suite de cette conversation, je me suis rendu compte de la différence majeure entre le niveau d’études des policiers de la Direction générale et celui des policiers du commissariat de police. Cet interrogatoire faisait partie de l’enquête de sécurité qu’ils menaient. J’ai ainsi pu observer très directement les techniques mises en œuvre pour une telle enquête. Au bout d’un mois, l’enquête de sécurité n’était pas achevée et mes appels à la Direction générale de la police se heurtaient toujours à la même réponse  : « l’enquête de sécurité continue. Nous n’avons 31.  Une municipalité d’Izmir, à l’ouest du pays.

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pas eu la réponse de la section de sécurité ». Le vendredi 24 août, en dernier recours, j’ai envoyé directement un fax au ministre de l’Intérieur de l’époque, Rüştü Kazım Yücelen, alors connu pour ses approches favorables à la modernisation de la police et pour ses idées proUnion européenne. Le lundi 27 août, j’ai reçu un appel de la Direction générale : « Ayşen Hanım, vous pouvez venir récupérer vos données. Toutes sont prêtes depuis longtemps mais nous n’avons pas pu vous joindre, vous n’étiez pas à Ankara. » Le lendemain, je me suis rendue à la Direction générale de la police, mais je n’ai pas pu récupérer les données de base car leur imprimante était tombée en panne. Ils me dirent qu’ils ne pouvaient pas me les donner sur disquette parce que leur chef avait donné son autorisation uniquement pour la forme imprimée. En signe de gentillesse et de bonne volonté, le jeune policier est allé voir de nouveau son chef pour savoir s’il autorisait ou pas. La réponse était « non ». Mais il est quand même venu me voir. Soudain tout le monde s’est levé. Je me suis tournée vers la porte pour savoir ce qui se passait. Un des policiers dans le bureau a pris mes sacs et les a mis dans l’armoire en obéissant à la demande de l’autre : « Enlève toutes ces choses ! ». Je me suis dit « on va me mettre en garde à vue, je ne pourrai plus sortir d’ici ! » Le chef s’adresse alors à moi : « Ayşen Hanım, vous n’êtes pas venue nous voir pour que nous puissions faire votre connaissance ! », il formule des « reproches » qui font allusion à mes prises de contact à la section de presse et non pas à celle de sécurité, et il a ensuite quitté le bureau. Un peu plus tard, j’ai demandé mon sac sous prétexte de chercher un mouchoir. Enfin, j’ai quitté le bureau sans obtenir les documents. Le lendemain, je suis allée récupérer les données et, enfin, je les ai eues. Ils m’ont aussi remis une version des données sur disquette alors qu’ils me l’avaient refusé la veille. Les phrases telles que « nous nous verrons de nouveau quand vous viendrez récupérer les données de 2001 » et « nous voulons un exemplaire de votre thèse » montraient qu’ils continueraient à suivre les démarches de ma thèse.

Cette surveillance est encore plus stricte dans la période post-2015 comme nous le montre l’histoire très récente de Hazel, doctorante en sociologie. Elle prouve comment et combien certains objets de recherche sont perçus comme sensibles et constituent des obstacles dans la carrière universitaire. Dans son cas, les formes de répression ont été variées : il a été exigé qu’elle reformule le titre de la recherche pour en nettoyer des mots « dangereux » comme Diyarbakır32, qu’elle change son terrain, elle fut menacée de ne pas pouvoir trouver un directeur de thèse et, enfin, 32.  Ville majoritairement peuplée par les Kurdes au sud-est de la Turquie.

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de suspendre ses études. Son directeur de recherche a cessé de diriger sa thèse sans raisons, ses droits liés à son statut étudiant ont été suspendus pendant quinze mois33. L’accès sur le campus lui a été également interdit. Elle a dû quitter le pays pour continuer ses études à l’étranger34. La recherche est ainsi perçue comme plus dangereuse que l’enseignement car son contrôle et son cadrage restent plus difficiles. Par exemple, les recherches qui visent à prouver le non-lieu du génocide arménien sont encouragées bien que cet objet de recherche constitue un des thèmes les plus coûteux pour les chercheurs qui ne sont pas en accord avec le discours officiel. En outre, la recherche est souvent considérée comme inutile ou, encore, comme un service rendu aux « étrangers » qui voudraient diviser le pays, en particulier en ce qui concerne les travaux réalisés dans un établissement étranger. C’est ainsi qu’une chercheuse ayant soutenu sa thèse en Suisse a été traitée comme un agent secret d’un pays étranger (une espionne) quand elle a candidaté à un poste dans une université située à l’ouest du pays35.

Des « séparatistes » anti-Turquie : les universitaires victimes de la répression post-2016 Le coup d’État de 2016 a rétréci encore les marges de manœuvre pour les universitaires sous prétexte du séparatisme. Les « universitaires pour la paix » et les universitaires dits « Gülenistes » ont été exclus du monde universitaire et ont subi une justice arbitraire et imprévisible. Une politique d’isolement a également été suivie. Ces enseignants-chercheurs ont vécu un exil à l’intérieur de leur pays : expulsés des universités, des campus, des jurys et des comités d’évaluation, mais aussi de leurs milieux de socialisation. L’interdiction d’accès au campus avait pour objectif de briser une mobilisation solidaire.

33.  Haber Merkezi, « Akademisyeni Hazel Başköy : Anadolu Üniversitesi suçunu kabul edip tüm haklarımı iade etmiş », T24, 4 août 2020. 34.  Söyleşi, « Barış Akademisyeni Hazel Başköy : “Bu hukuksuzlukta rol alan herkesi mahkemede sanık sandalyesinde göreceğim” », Sendika.org, 27 août 2020. 35.  Témoignage, 2017.

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Une « justice » de l’arbitraire Les enquêtes sécuritaires, administratives et juridiques, les mises à pied, les limogeages montrent le caractère arbitraire et imprévisible de la répression et, plus particulièrement, de la « justice ». L’exemple des « Universitaires pour la Paix » illustre parfaitement comment les universitaires deviennent les cibles d’une répression arbitraire pour des raisons non liées à l’enseignement et à la recherche, mais pour des motifs extrauniversitaires, car la fidélité à l’État « sacré » est attendue dans toutes les sphères de la vie sociale. « L’infidélité » est criminalisée à la fois devant les différentes instances des institutions de l’enseignement supérieur (la faculté, l’université et l’Institution de l’enseignement supérieur, le YÖK) et devant la justice. Le tableau ci-dessous montre l’éventail de la violence d’État subie par les signataires de la pétition pour la Paix, mais aussi l’arbitraire et l’imprévisibilité de la répression, car tous les signataires n’ont pas été traités de manière similaire. Comme on le voit clairement à partir du tableau, le même acte a donné lieu à des peines de prison différentes. Il est à rappeler que 1 128 universitaires ont initialement signé la pétition (avant le 11 janvier 2016) et sont ainsi devenus les cibles principales de la répression d’État. Le nombre des signatures collectées a ensuite atteint 2 212 et peu des signataires de cette deuxième période n’ont subi aucune procédure devant le tribunal ni n’ont connu de limogeage. L’arbitraire apparaît donc avant tout dans cette distinction, mais surtout dans la frontière floue entre les « premiers pétitionnaires » et les « seconds ». L’arbitraire se manifeste ensuite dans les pratiques de limogeage, qui ont visé les signataires de certaines universités seulement. Le YÖK a toujours avancé l’argument selon lequel ce sont les présidents des universités qui ont préparé, seuls, la liste des universitaires limogés. Mais, comme en témoigne le cas de l’Université de Muğla Sıtkı Koçman (Ouest), tous les pétitionnaires de la même université n’ont pas été limogés. Dans un autre cas, à l’Université d’Ankara cette fois-ci, les signataires de la pétition non pas étaient renvoyés en une seule fois mais en trois. Les groupes de limogés n’étant pas « dans l’ordre alphabétique », la logique répressive relève ainsi de l’arbitraire. Ces stratégies du gouvernement ont placé les pétitionnaires pour la Paix en exil intérieur, mais aussi extérieur.

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Tableau 1. Violations des droits à l’encontre des « Universitaires pour la Paix », pour avoir signé la pétition pour la paix du 11.01.201636 Université publique Limogeage par les décrets-lois + licenciement+ démission + retraite :

473

– Limogeage

privée

Total

76

549*

398

8

406

– Licenciement

40

49

89

–  Démission/Démission forcée

47

25

72

–  Retraite/retraite forcée

26

1

27

Enquête disciplinaire

442

63

505

Dossier disciplinaire envoyé au Conseil de l’Enseignement Supérieur (YÖK) par le comité d’enquête qui demande le limogeage du secteur public

107

5

112

90

11

101

3

4

7

Garde à vue

67

3

70

Arrestation

2

2

Mise à pied Suspension des fonctions administratives

4

Poursuites judiciaires**

822

15 mois de prison avec sursis

138

18 mois de prison avec sursis

7

18 mois et 22 jours de prison avec sursis

1

22 mois et 15 jours de prison avec sursis

18

15 mois de prison avec ajournement de la peine

3

18 mois de prison avec ajournement de la peine

1

15 mois de prison sans ajournement de la peine

5

18 mois de prison sans ajournement de la peine

1

25 mois de prison sans ajournement de la peine

5

27 mois de prison sans ajournement de la peine

17

30 mois de prison sans ajournement de la peine

7

36 mois de prison sans ajournement de la peine

1

Source : Barıs¸ için Akademisyenlere Yönelik Hak I˙hlalleri, tableau traduit par l’auteure. * Le total de Limogeage + licenciement + démission + retraite est inférieur à la somme des 4 lignes suivantes qui les détaillent car il peut y avoir parfois deux sanctions conjointes pour un même individu. ** Suivant l’accusation de faire de la propagande en faveur d’une organisation terroriste selon les termes de la loi anti-terreur article 7/2 et du Code pénal turc article 53. 36.  https://barisicinakademisyenler.net/node/314, consulté, le 21 septembre 2020.

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Des intellectuels en exil intérieur À côté des risques physiques, administratifs et juridiques, les universitaires connaissent aussi des formes d’exclusion sociale. Certains signataires de la pétition pour la Paix ont dû quitter leur ville de résidence, leur quartier, mais aussi leur pays37, tandis que d’autres ont subi un bannissement et ont été exclus de leurs milieux de sociabilité38. La politique d’isolement social du gouvernement a eu ainsi des effets importants sur la vie quotidienne et professionnelle des universitaires. Leur entourage, les voisins, les collègues, les amis ont souvent cessé de prendre contact avec eux. Une étudiante a ainsi raconté, les larmes aux yeux, comment elle avait écrit maintes fois un courrier électronique à son professeur limogé, l’auteure de ce chapitre, mais n’avait pas pu l’envoyer à cause de la peur de la surveillance de l’État. Dans un cas similaire, une femme a témoigné du fait qu’elle n’avait pas pu appeler son voisin quand il a été limogé, par crainte des écoutes téléphoniques. Les stigmates, tels que les qualificatifs de « subversif », « séparatiste » et « colonialiste », renforcent l’isolement des enseignants-chercheurs. Issue des politiques dites « indigènes et nationales » (yerli ve milli), la prégnance du terme « étranger » occupe une place importante dans la rhétorique de l’AKP. Les liens tissés entre ces universitaires et « les ennemis extérieurs/les pays colonialistes », donc les « étrangers », dans les discours d’Erdoğan permettent d’augmenter le niveau de dangerosité supposé des cibles, ainsi que la peur au sein de la société, constituant par là le meilleur isolement des « subversifs ». Les universitaires sont renvoyés à des représentations qui s’inscrivent dans le registre de la haute trahison39. Or, le métier nécessite en soi le développement des relations professionnelles et intellectuelles avec les chercheurs étrangers. Les politiques du pouvoir transforment ainsi une des caractéristiques principales du métier en un stigmate. Au-delà de ces conditions d’isolement s’ajoutent le chômage et le souci de gagner sa vie. Tandis qu’il est interdit de travailler dans le 37.  Latife Akyüz, « ’3,5 günde hayatımın akışı değişti’ », BBC News Turkish, 23 janvier 2016. 38. Ayşen Uysal, «  Düşlerinin ve Gerçeğin peşinden giden “akademinin mavi çiçekleri” », Gazete Duvar, 13  décembre 2017. Le film des Fleurs Bleues d’Andrzej Wajda rend également compte de l’isolation sociale et ainsi l’exil intérieur. 39. Tout au début du processus, les signataires d’Izmir (environ trente-cinq, quarante universitaires) ont été accusés de la haute trahison par le procureur de la ville. Les termes de la loi qui font base à l’acte d’accusation ont été modifiés une fois que le procureur de compétence a été changé.

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secteur public, un code spécifique est inscrit dans le dossier de sécurité sociale et il rend difficile l’obtention d’un nouveau travail dans le secteur privé. Ces enseignants-chercheurs se retrouvent privés de toute ressource. Certains, parmi eux, sont rémunérés dans les projets de recherche, quand d’autres ont fini par ouvrir des cafés et des caféslibrairies. Mais être doté des capitaux économiques et sociaux n’est pas le cas de tous. L’interdiction de quitter le pays et la confiscation des passeports ont eu également un effet d’exil intérieur. Avec la crise sanitaire du Covid‑19, il est devenu banal de participer aux colloques en visioconférence mais, avant la pandémie, la proposition de participer aux congrès et à l’enseignement à distance restait plutôt exceptionnelle. Quelques signataires, comme l’auteure de ce chapitre, ont monté un cours à l’étranger mais n’ont pas pu l’assurer avant la pandémie40. La France et la Suisse étaient alors dans une position conservatrice vis-à-vis des cours par visioconférence. À l’époque, seules certaines universités allemandes et, plus tard, des universités américaines ont créé des systèmes d’enseignement à distance pour les signataires limogés, avec pour but de rémunérer ceux et celles qui avaient perdu leur poste et leur moyen de subsistance. La limitation de l’accès au monde universitaire étranger a aussi accéléré l’effet d’exil intérieur. La surveillance et la répression de la recherche ont ainsi l’objectif de criminaliser et d’isoler, à l’intérieur et à l’extérieur du pays, les enseignants et les chercheurs qui n’ont pas fait allégeance au discours officiel.

Au lieu de conclure… Les réponses des universitaires à la répression étatique Loyalty, voice, exit41 et bien d’autres… Les modes de surveillance et de répression suscitent de nombreuses réponses des universitaires. Néanmoins, la surveillance et le contrôle ont des effets et laissent des traces sur les personnes et sur le métier. L’exit se réalise sous la forme 40.  Moi-même, je n’ai pas pu assurer mon cours à l’Université de Fribourg en Suisse. La faculté a d’abord reporté le cours en printemps 2018, mais en faute d’évolution de la situation, un collègue français m’a remplacée. C’était aussi le cas d’Ibrahim Kaboğlu, professeur du droit public qui enseignait à l’époque à Sciences Po Toulouse. 41.  Albert O. Hirschman, op. cit., p. 40 sqq. ; Michel Offerlé, Sociologie des groupes d’intérêts, Paris, Montchrestien, 1998.

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de départs42, de défection, de « négligence43 » et aussi de suicides. Mais la grande partie des enseignants-chercheurs parviennent à maintenir le lien avec l’enseignement et la recherche en construisant un espace propre (les académies solidaires et l’académie de rue) en dehors du monde universitaire : soit des formes de loyalty et de voice. Certains parmi eux exercent un art de résistance face à la surveillance et à la répression. Ils persistent en continuant à rédiger des articles, à être visibles dans des conférences, dans des journaux, à publier des ouvrages, à traduire des livres. Face aux formes extrêmes de la répression, telles que les limogeages de la fonction publique, les projets de recherche financés notamment par l’Union européenne constituent à la fois une ressource financière pour tenir et un mode de voice dans le domaine de recherche. Tandis que l’accès sur les campus et aux événements scientifiques se déroulant dans les établissements universitaires est interdit, ce type de projet de recherche permet de subsister dans d’autres réseaux académiques malgré l’exclusion. Les limogés cherchent à exister aussi dans d’autres espaces tels que les médias ou les maisons d’édition, mais aussi dans le commerce (restaurants, cafés, librairies-cafés) et dans la construction44. Malgré la voice, la répression a des effets. Elle tend d’abord à isoler les chercheurs qui travaillent sur des objets de recherche sensibles (ostracisme, exclusion) malgré la présence d’un soutien discret et de formes de solidarité, ensuite à limiter l’éventail des thèmes de recherche, et enfin à renforcer le discours officiel en le légitimant par les rares recherches qu’il autorise. La surveillance et la répression stigmatisent le chercheur comme sa recherche. Universelle en soi, la recherche est emprisonnée dans les frontières nationales. Toute tentative de collaboration avec des réseaux étrangers risque d’être accusée de « subversion » et de « service rendu aux étrangers ». Le chercheur devient plus que jamais l’espion, le séparatiste, le destructeur, l’agent secret en Turquie, comme en Iran ou en Afghanistan.

42.  Maya Arakon, « Benim bir evim vardı » (p.  477‑487), Neşe Özgen, « Bavulumda taşıdıklarım » (p.  461‑475) et Asli Vatansever, « Sürgün Hükmünde Kararname, Göçebelik, Güvencesizlik ve Özneleşme » (p. 413‑460), dans K. İnal, E. Beşler, R. Batur Talu (ed.), Ohal’de Hayat. Khk’liler Konuşuyor, Istanbul, Belge Yayınları, 2018. 43.  François Grima, Dominique Glaymann, « Une analyse renouvelée du modèle exit, voice, loyalty, neglect : Apports d’une approche longitudinale et conceptuelle‑ ment élargie », M@n@gement, n° 15 (1), 2012, p. 3. 44.  Haber Merkezi, « İhraç edildikten sonra inşaatta çalışan akademisyen : Bir an bile keşke barış bildirisini imzalamasaydım demedim », Gazete Karinca, 27 août 2018.

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Chapitre 17

Peut-on reconstituer l’histoire d’un terrain rompu ? Quand le dispositif de surveillance instille l’incertitude sur la recherche Yves Mirman

Se faire expulser de son terrain, supporter des mesures de contrôle et subir des interrogatoires sont autant d’expériences que les chercheurs en sciences sociales ne dévoilent qu’en marge de leurs écrits ou seulement à leurs proches. Pourtant ces expériences de ruptures de terrain produisent des effets mesurables sur la recherche en cours et sur les chercheurs qui y font face. Ces effets sont de divers ordres : la peur pour son intégrité physique, la remise en cause de son travail scientifique, l’engagement dans un registre plus militant, souvent le silence face à l’absence de solutions. Ce chapitre compare des enquêtes éprouvées par la surveillance jusqu’à être rompues, comme celle de l’auteur de ces lignes. L’affaire du doctorant Giulio Regeni, mort sous la torture en 2016 en Égypte, constitue une situation paroxystique et souvent le point de départ de nombreux questionnements pour les chercheurs travaillant sur les sociétés arabes. La durée de leur enquête de terrain devient incertaine. Dans un article du 3 février 2017, Helena Nassif évoque sa situation de chercheuse en sciences humaines et sociales en Égypte à l’aune de cette affaire : ses tentatives de faire « profil bas », ses peurs au-delà d’une simple « observatrice » des violences, celles que subissent de très nombreux Égyptiens. Elle en formule une analyse : 349

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« Cela m’a conduite à examiner la complexité de la peur comme outil de gouvernement et ses effets possibles, au-delà de sa capacité à faire en sorte que celui qui a peur se soumette au pouvoir. […] L’impunité du crime et ses excès fonctionnent comme une punition qui a un impact continu et durable sur la communauté des chercheurs venant d’Égypte ou vivant dans le pays. Son assassinat continue d’être un obstacle à l’engagement d’autres chercheurs dans une recherche en sciences sociales empiriquement fondée en Égypte1. »

L’expérience de la peur et de ses effets, telle qu’elle est analysée ici par Helena Nassif, fait intimement écho aux témoignages de V. Geisser, d’A. Alber, de J. Cabalion, de V. Cohen ou de M. Ghiglia dans le présent ouvrage. Pour ma part, je voudrais consacrer ce chapitre à d’autres conséquences de ces contraintes. Il ne s’agit pas ici de contribuer à construire le statut de victimes2, les chercheurs occidentaux sur des terrains étrangers, autoritaires et notamment « non hégémoniques3 » étant souvent moins réprimés et dotés de ressources (forts capitaux scolaires, sociaux, économiques, protection consulaire). Ils ne sont toutefois pas détenteurs de « droits » internationalement reconnus à faire de la recherche et produisent du savoir sous contrainte. Cette contrainte atteint parfois une limite : l’arrêt de l’enquête, sa reconfiguration, le départ physique forcé de la zone concernée – souvent une expulsion ou un refoulement à l’aéroport – ou, dans une moindre mesure, des restrictions de travail. Pour les chercheurs qui atteignent cette limite, l’histoire de leur enquête est reconstituée avec le risque d’être marquée par une vision rétro­spective, voire téléologique, souvent doloriste et obsessionnelle visà-vis des dispositifs de surveillance même s’ils sont rarement les objets d’étude. Ce chapitre souhaite éviter ces pièges, reconstituer ces puzzles et objectiver ces ruptures à l’aune d’une analyse des logiques sécuritaires, des écologies professionnelles, des trajectoires et des ressources des chercheurs sous surveillance. Pour cela, je reviens sur une expérience personnelle de rupture de l’enquête doctorale, portant sur les usages militants du droit en Jordanie entre 2012 et 2013. Cette expérience, commune à beaucoup de chercheurs de la région, bénéficie ici de 1.  Helena Nassif, « On Punishability. Researching in Egypt after Regeni », 3  février 2017, Madamasr. Cette citation comme les suivantes ont été traduites par l’auteur. 2.  Sandrine Lefranc, Lilian Mathieu (éd.), Mobilisations de victimes, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009. 3.  Entendu ici par « dominés dans la division internationale du travail scientifique » et « [sans] instruments financiers capables d’agir sur les grandes tendances de la production de savoir dans le monde », Philippe Losego, Rigas Arvanitis. « La science dans les pays non hégémoniques », Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 2‑3, n° 3, 2008, p. 334‑342.

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comparaisons avec d’autres situations documentées de manière souvent anonyme. Les dispositifs répressifs de contrôle ne sont pas uniformes et influencent variablement les chercheurs qui y font face4. À l’exception du cas de Giulio Regeni, ils apparaissent souvent comme « tièdes » par comparaison avec les dispositifs insoutenables à l’œuvre dans ces contextes autoritaires contre les citoyens, mais ils affectent la capacité à « être là », à mener une enquête de terrain pour constituer un savoir scientifique. En retour, le champ universitaire réagit ou reste en retrait. En dé-singularisant ces expériences, je décris comment certains outils de contrôle et de surveillance des chercheurs sont susceptibles d’instiller l’incertitude sur la recherche, à plusieurs stades : sur le terrain, dans l’analyse, dans les interactions au sein des institutions universitaires.

Reconstituer l’histoire d’une enquête sous surveillance et retracer l’incertitude Que se passe-t-il lorsqu’une enquête de terrain se confronte à un dispositif de contrôle ? L’injonction scientifique reste de rendre compte du cheminement contraint de l’enquête, même lorsqu’elle atteint le point de rupture, puisque des leçons peuvent quand même en être tirées5.

Préalable : la rupture de terrain, l’incompréhension délibérée Mon enquête doctorale initiale a porté sur des acteurs engagés de la société jordanienne ayant recours à des dispositifs légaux ou judiciaires malgré un État de droit contesté. Il s’agit d’explorer les logiques de judiciarisation du politique et les potentielles nouvelles économies politiques de la légalité au Moyen-Orient6 : comment des usages militants du droit 4.  Myriam Catusse, Aude Signoles, François Siino (éd.), « Révolutions arabes  : un événement pour les sciences sociales ? », Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée, n° 138, 2015. 5.  En contexte différent, l’article de Muriel Darmon fait référence chez les jeunes chercheurs  : « Le psychiatre, la sociologue et la boulangère  : analyse d’un refus de terrain », Genèses, n° 58, 2005, p. 98‑112. 6.  Ahmed Mahiou (éd.), L’État de Droit dans le monde arabe ? Paris, Éditions du CNRS, 1997. Sari Hanafi (éd.), State of Exception and Resistance in The Arab World, Beyrouth, Center for Arab Unity Studies, 2010. Bernard Botiveau, « Le droit et la Justice comme métaphores et mise en forme du politique », dans É. Picard (éd.), La politique dans le monde arabe, Paris, Armand Colin, 2006, p. 101‑125.

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peuvent juridiciser des griefs et comment des processus de judiciarisation peuvent apaiser des conflits politiques ? Un premier terrain d’enquête, fin 2012, s’est déroulé auprès d’avocats militants autour de divers problèmes publics (droits des migrants, droits des femmes, aides juridictionnelles aux personnes démunies, activités politiques de l’Ordre des avocats). La cause de la détention de manifestants est apparue comme un objet singulier appelant une investigation plus approfondie. Sans être nouvelle (la cause remonte aux années 1980), cette question s’est exacerbée entre 2011 et 2013 dans le contexte des protestations, dans la veine des « soulèvements arabes7 ». Elle mobilise une large série d’acteurs politiques, associatifs et du monde du droit. Dans cet espace du causelawyering8 se mesurent divers dilemmes propres aux usages contestataires du droit. Pour une deuxième enquête au printemps 2013, je me suis donc efforcé de recueillir des témoignages d’anciens détenus, de certains soutiens et surtout de leurs avocats militants, les observant dans leurs milieux professionnels : les élections du barreau, au sein d’associations d’aide juridictionnelle, lors de procès au tribunal. Les manifestants impliqués dans ce « mouvement » (appelé hirak) et détenus par les autorités sont souvent jugés au sein d’une « cour de sûreté de l’État ». La base de leur mise en accusation est contestée par ces avocats militants. S’ils font parfois face à des situations dramatiques (privation de liberté, disparition temporaire, voire torture), rares sont les détenus qui ne reçoivent pas de soutien (parfois des faveurs de proches en poste dans l’administration sécuritaire) de leurs défenseurs, plutôt libres d’agir mais subissant des pressions professionnelles. Ces détentions ont suscité plusieurs types de mobilisations : manifestations dans les rues et devant les tribunaux, contacts avec des responsables politiques, articles de presse, rapports d’associations de plaidoyer, grèves de la faim, etc. Ces détentions deviennent alors un enjeu public, chacun se positionne sur cette question, parfois avec difficultés vis-à-vis des autorités, souvent sur les arènes politiques « secondaires », potentiellement protestataires9, telles que le barreau d’Amman ou le nouvel ordre 7.  Caroline Ronsin, « La remise en question du “contrat social” jordanien », dans A. Allal, T. Pierret (éd.), Au cœur des révoltes arabes. Devenir révolutionnaires, Paris, Armand Colin – Iremam, 2013, p. 219‑239. 8.  Austin Sarat, Stuart Scheingold (éd.), Cause Lawyering. Political Commitments and Professional Responsibilities, Oxford, Oxford University Press, 1998. 9.  Pénélope Larzillière, « Organisations professionnelles et mobilisation en contexte coercitif  : le cas jordanien », Critique internationale, n°  48, 2010, p.  203‑204. Éric Gobe, « Les avocats tunisiens dans la Tunisie de Ben Ali : économie politique d’une profession juridique », Droit et société, n° 79, 2011, p. 733‑757.

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professionnel des enseignants. Depuis 1989, plusieurs cycles de mobilisations voient les protestations alterner avec les procès, les mesures de surveillance, mais aussi des grâces royales et des réformes politiques de façade (notamment de la cour de sûreté de l’État), telle celle qui a lieu fin 2012. Pourtant, mon troisième terrain d’enquête à l’été 2013 aboutit à un refoulement par les autorités jordaniennes, qui m’interdisent l’entrée depuis l’aéroport et m’expulsent via un autre vol. Sur place, un officier indique vaguement les services de renseignement jordaniens comme explication, d’autres le statut de chercheur, voire le contexte politique (« It happend since the arab spring »). La seconde tentative d’entrée dans le pays en octobre 2013 (via Beyrouth), suite à l’obtention d’un visa préalable à l’ambassade jordanienne à Paris, aboutit malgré tout au même résultat. L’e-mail échangé après cet évènement au sein de mon espace professionnel rend compte de son déroulement : « De : Yves Mirman [mailto : y (…)] Envoyé : jeudi 24 octobre 2013 08:36 Objet : Yves refoulement et réorientation […] Je suis dans le regret de vous annoncer ma seconde expulsion de Jordanie lundi matin. Selon un scénario très proche du précédent, attente, convocation chez un officier, rapide interrogation… il s’étonne de mon statut (sur leur dossier) et de mon visa jordanien (de Paris), appelle son supérieur chez les renseignements, pour me transmettre avec un large sourire très amusé : “Vous n’êtes pas le bienvenu en Jordanie, vous ne pourrez JAMAIS entrer sur le territoire, et NON vous n’aurez aucune explication”… malgré mon insistance à communiquer (sans succès) voire négocier avec ce supérieur. S’ensuit la longue “rétention” en zone d’expulsion, mon appel/signalement au consulat et le retour forcé sur Beyrouth dans la soirée, croisant dans l’avion * [un chercheur connu] au passage. »

Aucun document de justification ne m’a été fourni, seuls restent les interrogatoires à l’aéroport d’Amman, quelques discussions off avec des gardes, des explications ambiguës des officiers de sécurité. Les compagnies aériennes, les aéroports d’accueil et les autorités policières et douanières françaises ont tous refusé de me fournir de document attestant de ce qui venait de se passer, malgré le déplacement arbitraire du billet de retour et l’accueil « sécuritaire » par haut-parleur à la sortie de l’avion au retour en France. En Jordanie, les sourires des officiers témoignent d’un intérêt amusé pour ma personne, de l’assurance d’exécuter une modalité de contrôle ciblée, revendiquant de ne fournir aucune explication. Ce dispositif suscite l’incompréhension de ceux qui s’en saisissent et instille 353

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les premières « gouttes » de l’incertitude10. Lors des années qui suivent, je mène alors une enquête plus large sur des situations similaires de contrôle des chercheurs en Jordanie et ailleurs, procédant à la relecture des carnets de terrain précédant la rupture, comparant ces conditions d’enquêtes avec le moins de raisonnement rétrospectif, confrontant toutes les hypothèses.

L’hypothèse de la « ligne rouge » La première explication est celle d’une ligne rouge à ne pas franchir, de l’objet d’étude sur lequel ne pas enquêter, en raison de son caractère trop sensible ou polémique pour le pouvoir. Dans les premiers temps de l’enquête, les avocats jordaniens rencontrés prennent soin, lors des entretiens, de ne pas évoquer de propos trop critiques quant à la nature du régime. Certains jouent du lexique en arabe11, d’autres expriment des méfiances, mais pas de tabou, à l’image de cet entretien avec une militante d’une ONG d’aide juridictionnelle, fin 2012 : « Nous croyons en la loi avant tout. […] Mais on ne peut pas se référer à la loi et l’enfreindre en même temps. Les deux ne peuvent pas aller de pair. Ok ? Je ne peux pas aller dans la rue et dire : “ok, c’est une manifestation pacifique, et ils se mettent à casser les magasins et à brûler des voitures.” Je ne peux pas faire les deux, parce que brûler des voitures et détruire des magasins, c’est illégal. Mais aller dans la rue, c’est légal, une manifestation pacifique, c’est légal. […] Donc vous savez, toute l’équation entre l’État de droit et l’application de la loi, était… s’est effondrée avec les dernières protestations et manifestations. Alors je vous le dis maintenant, je ne sais pas quel est le rapport du gouvernement à l’application de la loi. Sommes-nous dans un État de droit ? C’est la question ! Si nous nous étions rencontrés avant les dernières manifestations… je vous aurais dit que j’étais sûre d’être dans un État de droit. Honnêtement ! Mais ce qui s’est passé lors des dernières manifestations vous met dans… la confusion. » 10.  Sur une intensité de violence beaucoup plus élevée, les études sur les dispa‑ ritions forcées dans les contextes d’après-conflit, comme celle de Didier Bigo, décrivent une logique liée à l’absence d’information : « l’invisibilité est alors une stra‑ tégie non une résultante, elle peut permettre à des tiers d’“ignorer” la situation, de refuser de la voir, ou de la minimiser, d’autre part la logique de discrétion qui peut permettre de dissimuler l’ampleur de la pratique tout en laissant jouer les rumeurs les plus folles ». Didier Bigo, « Disparitions, coercition et violence symbolique », Cultures & Conflits, n° 13‑14, 1994, p. 4. 11.  Un avocat militant, d’une quarantaine d’années, ancien membre d’une asso‑ ciation de défense des droits de l’Homme, m’évoque en privé lorsque je coupe le magnétophone que, selon lui, il existe un « ‫– نوناقلا ةلود‬ dawla al-qanun », mais pas un « ‫نوناقلا ةدايس‬ – siyada al-qanun » en Jordanie, deux appellations distinctes de l’État de droit.

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Il est difficile de délimiter cet objet de recherche comme ayant dépassé les lignes rouges, mises en scène ici avec l’éventualité de leur discret contournement. D’autres lignes (le roi et « la sécurité nationale ») sont évoquées dans des entretiens avec des chercheurs expulsés, ayant été exprimées lors de « rappels à l’ordre » des autorités (un café avec un membre des services de renseignement, un interrogatoire, une « réunion » avec un officier de sécurité). En 2013, une chercheuse étrangère, pour me conseiller au mieux, reconstitue son histoire similaire de rupture de terrain en Jordanie et évoque ces lignes : « J’ai récemment suivi deux “conseils” des moukhabarat [service de renseignement] et je dois dire que mon dernier voyage a été le premier depuis longtemps au cours duquel je n’ai rencontré aucun problème pour entrer, sortir ou séjourner en Jordanie. Bien que la Jordanie ne nécessitât pas de visa de recherche (cela n’existe pas), on m’a dit de demander mon visa de tourisme auprès de “X” et de joindre une courte lettre expliquant ce que je voulais faire en Jordanie. Bien sûr, je n’ai donné qu’une très très brève description. La deuxième chose est que j’ai séjourné dans un institut de recherche […] Le moukhabarat était particulièrement mal à l’aise à l’idée que je coure partout en posant des questions sans rattachement institutionnel. […] Cela [avoir un rattachement] semblait leur donner l’assurance que je n’étais pas un espion ou que je ne travaillais pas pour le compte des islamistes, ou que, si je l’étais, ils pourraient me mettre la main dessus facilement. Le troisième conseil, qui ne s’applique pas à vous car il était spécifique à mon sujet de recherche […], était qu’ils ne voulaient pas que je me rende à X [un lieu spécifique]. »

Observer les mouvements de protestations de militants, dont une partie est islamiste, reste pourtant une ligne rouge dont le tracé est variable dans le temps. Les autorités entretiennent avant, pendant et après cette enquête des rapports évolutifs avec ces groupes. De plus, tous les chercheurs qui ont travaillé ou ont pu être en contact avec des islamistes ou des militants du hirak ne se sont pas fait expulser. Un chercheur spécialisé sur le Moyen-Orient, à l’écoute de mon histoire, précise qu’un des facteurs peut même relever de la « chance », lui-même ayant par le passé travaillé sur des sujets a priori sensibles sans rencontrer de problèmes. La définition des lignes rouges d’un régime est très bien décrite par Khaled Fahmy, professeur d’histoire en Égypte, sur le site Madamasr. Toujours en réponse à l’affaire Giulio Regeni, il explique comment fonctionnent les logiques sécuritaires au sein même des archives nationales du pays lorsqu’il cherche à obtenir des documents12 : 12. Khaled Fahmy, « Giulio, the islands and national security », 23  avril 2016, Madamasr.

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« La situation aux Archives nationales vaut pour toutes les institutions publiques. Leur mandat n’est pas de servir le public, mais de le soumettre à une surveillance constante. Après avoir passé beaucoup de temps aux archives, j’ai fini par comprendre comment les employés de ces institutions nous considéraient, nous, les chercheurs. Au mieux, nous sommes vus comme ayant trop de temps libre et rien de mieux à faire que de le gaspiller à fouiller dans de vieux papiers. Au pire, nous sommes perçus comme des espions, venus pour voler des documents et les vendre, ou pour extraire des informations vitales sur la sécurité nationale afin de les passer à l’ennemi […]. [Un jour] au lieu de remettre ma demande de document à un employé de la salle de lecture, je me suis rendu directement dans le bureau de l’agent de sécurité. Je le connaissais depuis un certain temps et nous avions une relation amicale et mutuellement respectueuse. [Je lui ai dit :] “En ce qui me concerne, je veux que l’étagère soit remplie de livres [écrits par mes étudiants] sur l’Égypte.” – “Mais pourquoi, docteur ? Êtes-vous sûr de ce que ces livres vont dire ? Êtes-vous sûr de ce que contiennent les documents que vos élèves trouvent ici ? Comment pouvez-vous être sûr que les livres qu’ils publieront sur la base de ces documents ne contiendront pas quelque chose qui porte atteinte à notre sécurité nationale ?” »

À cette période, des débats internationaux ont porté sur des îles disputées entre l’Égypte et certains voisins. En conséquence, des anciennes cartes d’Égypte de ces bibliothèques, montrant les frontières nationales, sont nouvellement considérées comme des arguments dans les négociations internationales. Peu importe les liens de confiance établis, la conversation avec l’officier de bibliothèque aboutit à remettre en question l’accès à l’ensemble des archives historiques du pays, au nom de la sécurité nationale. La ligne rouge n’est ainsi pas toujours claire : la temporalité du « printemps arabe », des militants islamistes opposants au pouvoir, un lien vague avec la sécurité nationale, etc. Et elle évolue13. La ligne peut-elle n’être définie qu’une fois franchie, sans qu’on sache l’avoir franchie ? Sans constituer un élément causal mécanique à l’interdiction d’une recherche, les frontières des interdits sont fluctuantes, donc incertaines.

L’hypothèse d’un contexte de surveillance généralisée Le chercheur est souvent la cible de suspicions quant à son statut et il lui arrive sur ses terrains d’enquête de devoir se justifier. Ainsi, les accusations à demi humoristiques sur ma supposée appartenance aux 13. Daniela Melfa, traduit par Béatrice Hibou, « L’affaire Regeni. La (liberté de) recherche, une question d’intérêt national ? », Sociétés politiques comparées, n° 53, janvier/avril 2021, en ligne (consulté le 11 octobre 2021), http://www.fasopo.org/sites/ default/files/charivaria_n53_2.pdf

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services de renseignement ne sont pas rares, ni les contre-entretiens très intrusifs. Mais ils donnent à voir le contexte de surveillance généralisé du pays. Ces notes de terrain au printemps 2013 éclairent le cas jordanien : « Plusieurs acteurs, sous contrainte parfois forte du régime, en viennent à interroger mon statut, à y soupçonner la main d’un informateur pour la France, ou pire à la solde du régime jordanien. […] Ainsi, après de longues discussions fructueuses avec un militant central de la coordination militante du mouvement populaire de la ville de X, “A.”, j’ai été invité à un dîner au printemps 2013. À cette occasion un de ses amis également militant, m’assure (au contraire d’A.) : “Je sais que de nombreux chercheurs étrangers sont en fait des espions, mais tu vois, nous ça ne nous fait pas peur, ça nous permet aussi de faire passer des messages”. Je prends alors grand soin de préciser le fossé qui sépare la fonction du chercheur de celle de l’espion et le souci qui m’incombe sur le long terme de mettre un terme à toute confusion. […] [À propos de mes enquêtés] tous s’affichent dans les entretiens comme obligatoirement propres de toute corruption et surtout de tout lien avec les fameux services de renseignement. Les jeux de soupçon sur les contacts louches d’untel sur untel, ou sur les financements d’un autre, rendent compte de cette logique. […] Ces propos de couloir corrèlent parfois des positions desdits soupçonnés s’éloignant des positionnements généraux des leaders – car trop dur ou pas assez14. »

Des rumeurs au sein de l’opposition politique sur l’appartenance au renseignement sont courantes, leur « omniprésence » presque fantasmée est souvent discutée et elle nourrit des inquiétudes généralisées15. La banalité de leur présence tranche parfois avec ces suspicions, d’autant que les militants de l’opposition parlent librement aux journalistes. Le chercheur se greffe à ce groupe, mais sa place évolue. Plus loin dans ce même carnet de terrain, j’évoque mon entrée réussie à la Cour de sûreté de l’État, décriée par la presse d’opposition et les organismes de défense des droits de l’Homme : « Au contraire, quand seule mon observation est nécessaire, il semble que mon profil de “jeune chercheur étranger – qui ne parle pas bien arabe –” soit d’autant plus acceptable et donc accueilli. En témoigne mon accès finalement très simple à la cour de sûreté de l’État. Cette institution militaire ne m’a pas refusé l’entrée du moment qu’un avocat reconnu m’en a offert l’accès. La prise de contact avec les juges qui la composent […], a alors fait office de passage obligé pour obtenir les autorisations officielles orales 14.  Notes de terrain, printemps 2013. 15.  Sur la prégnance des services de renseignements : le colloque annuel du Cercle des Chercheurs sur le Moyen-Orient, Paris, « Complots, mukhabarats, conspiration‑ nisme : le Moyen-Orient du secret », octobre 2016.

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pour assister aux audiences ou pénétrer à nouveau ces institutions. La curiosité d’un juge francophone à mon égard m’a permis de renouveler ma présence16. »

Ces notes témoignent d’une observation inscrite dans une période d’ouverture de la Cour, au printemps 2013, lorsque le mouvement de protestation semble affaibli et lorsque l’État adoucit sa répression. Ma recherche porte sur les procédures judiciaires publiques engagées par les avocats critiquant ouvertement cette cour, dont un juge essaie d’ailleurs de m’expliquer le bienfait grâce à une récente réforme. En contexte d’« ouverture politique », la liberté d’entrée sur un terrain résulte-t-elle des capacités d’adaptation de l’enquêteur ? Cette ouverture joue un rôle similaire pour une enquête sur l’industrie pharmaceutique en France, où les élections municipales jouent un rôle favorable : « Faute de contacts suffisants dans l’établissement Sanofi d’Aramon (Gard), P. Fournier se tourne vers celui de Sisteron (Alpes-de-Haute-Provence) en prenant soin de l’inscrire dans une recherche comparatiste sur les implantations monoindustrielles de la vallée de la Durance, financée par la Région PACA pour réfléchir aux conséquences d’une nouvelle implantation de grande taille dans cette vallée. L’intérêt supposé de la Région pour cette étude convainc sans doute l’établissement pharmaceutique de se montrer accueillant. Dans les faits, l’accord de la direction de l’établissement est arraché dans un moment où celle-ci doit faire publiquement preuve de son ouverture : […] à l’occasion de la campagne pour les élections municipales de 2008, les candidats mettant en avant leur employeur et veillant à se montrer attentifs à toute demande de rencontre qui leur est faite, fût-ce de la part d’un chercheur préoccupé par les liens de cette usine à risques avec son territoire d’implantation17. »

Mesurer l’influence d’un contexte politique sur les modalités de contrôle d’une recherche n’implique pas que ces dispositifs cessent d’exister lorsque le régime politique semble plus ouvert. Mais cette démarche de mesure peut être éclairée à l’aune, d’une part, des échanges menés par les acteurs politiques les plus concernés – dont le chercheur repère alors une inégale distribution des ressources permettant de composer avec cette surveillance –, d’autre part, de l’intérêt relatif et variable des autorités envers la présence du chercheur qui n’est pas considéré unilatéralement comme dérangeant. Le chapitre de Thomas Pierret dans le présent ouvrage l’illustre d’ailleurs pour un contexte répressif syrien considéré 16.  Notes de terrain, printemps 2013. 17.  Pierre Fournier, Cédric Lomba, Séverin Muller, « Enquêter en milieu rétif. L’industrie pharmaceutique sous observation collective », ethnographiques.org, n° 32, 2016.

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comme étant beaucoup plus difficile et autoritaire que la Jordanie. La situation politique et le degré d’autoritarisme ne suffisent donc pas à expliquer le lien entre le dispositif de surveillance et la mesure répressive.

L’hypothèse de l’inadéquation du protocole d’enquête aux (in)compétences des surveillants Le sujet des usages militants du droit n’est ni interdit ni tabou, les enquêtes portant sur ces objets de recherche sont depuis longtemps publiées concernant la Jordanie18. Je choisis donc de présenter explicitement mon statut de chercheur à mes enquêtés en mettant en avant les dimensions « juridiques » de mes recherches, comme dans cette publication en ligne en novembre 2012, pendant mon enquête en Jordanie19 : « Yves Mirman est doctorant en sciences politiques, au CHERPA et à l’IREMAM (université d’Aix-Marseille, IEP d’Aix-en-Provence), et ancien bénéficiaire de la bourse de courte durée de l’Ifpo pour ses recherches de master 2 (2011‑2012), “Mobilisations et justice post-conflit, enquête sur la cause des disparus au Liban”. L’Ifpo d’Amman est actuellement sa structure d’accueil pour ses recherches doctorales portant sur “Les usages militants du droit en Jordanie”. »

Lors de situations d’investigation plus discrètes, j’indique mon intérêt scientifique pour la cause des détenus manifestants, adaptant mon protocole d’enquête : « J’ai, à ce titre, cru bon de préférer la construction de liens de confiance à la prise de risque méthodologique, par exemple en ne demandant l’enregistrement des entretiens que lors d’un second rendez-vous, ou en transmettant si besoin mes coordonnées, l’accès à ma page de l’IREMAM, voire en restituant le cheminement de la prise de contact. J’ai tâché autant que possible de signaler ma démarche de chercheur (focalisée sur des données sociologiques, destinées à être de toute façon publiées donc critiquables) et le souci d’anonymiser au besoin mes enquêtés, surtout sur des questions qui paraissent sensibles. La plupart ont apprécié cette transparence, certains ont alors permis la citation directe et ont largement alimenté mon carnet d’adresses, quand d’autres sont restés sur des demandes anonymes20. » 18.  Bernard Botiveau, « Les usages politiques du droit dans le monde arabe. L’analyse des pratiques judiciaires et la notion d’aire culturelle », dans G. Boëtsch, B. Dupret, J.-N. Ferrié (éd.), Droits et sociétés dans le monde arabe, Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 1997, p. 151‑166. 19.  Yves Mirman, « Se mobiliser au nom du droit au Liban : la cause des disparus », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du ProcheOrient ?, 2012. 20.  Note de terrain, fin 2012.

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La prudence dans l’anonymat est redoublée ici par des précautions techniques (peu d’enregistrements, notes manuscrites illisibles, usage d’un ordinateur secondaire vide de données professionnelles)21. Si fréquent dans les conseils méthodologiques, le recours à l’anonymat est rappelé pour les terrains étrangers sous contraintes22, sans être exempt de dilemmes23 ni infaillible aux surveillances électroniques. Dans la reconstruction de l’histoire de l’enquête, le puzzle n’est pas complet sans l’élément matériel relevé par le dispositif de surveillance. Le refoulement peut vraisemblablement être considéré comme l’issue d’une investigation minimale des autorités. Celle-ci pourrait ainsi avoir interprété ce travail de recherche, ses résultats éventuels ou imaginés, des « erreurs » de l’enquêteur – et évidemment, il y en a –, l’avis qu’en font d’éventuels enquêtés interrogés. La possibilité d’avoir « été balancé » par une personne sur le terrain est constamment évoquée par les collègues travaillant sur des terrains autoritaires. Dans son enquête menée sur la justice en Russie, Gilles Favarel-Garrigues évoque sa propre rupture de terrain en note d’un article : « Les conditions de l’enquête sont particulières dans la mesure où les services répressifs russes l’ont interrompue de force avant son terme. J’ai en effet été arrêté par un officier du FSB au cours d’un entretien, suspecté d’espionnage, interrogé, jugé et condamné pour une infraction au régime des visas, puis expulsé de Russie en octobre 2008, avec l’interdiction de séjourner dans ce pays pendant une durée de cinq ans. Ces problèmes ont vraisemblablement été causés par l’un des collecteurs de dettes que j’ai rencontré durant mon séjour et qui a mobilisé ses réseaux administratifs. Cet événement renvoie un écho singulier à l’action des partenariats publics-privés décrits. Outre le fait qu’il interroge sur la possibilité même de jeter un regard extérieur sur des conflits privés, il révèle la capacité de nuisance d’une “horizontale du pouvoir”, c’est-à-dire d’une configuration d’acteurs locaux interdépendants qui mettent en commun leurs compétences coercitives en échangeant notamment des renseignements24. » 21.  Sur les logiques de refus de l’usage d’outils numériques dans la recherche, voir « La surveillance numérique des chercheurs : entretien avec Félix Tréguer » au chapitre 5 du présent ouvrage. 22.  Liée à « La nécessité de s’attirer la confiance des enquêtés dans des contextes où la sécurité des acteurs engagés comme celle de l’enquêteur est problématique ». Cf. Marie-Emmanuelle Pommerrolle, Frédéric Vairel, « S’engager en situation de contrainte », Genèses, n° 77, 2009, p. 5. 23.  Sylvain Laurens, Frédéric Neyrat (éd.), Enquêter  : de quel droit ? Menaces sur l’enquête en sciences sociales, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2010, notamment Sébastien Roux, « Critique de l’anonymisation comme impératif déon‑ tologique », p. 139‑154. 24.  Gilles Favarel-Garrigues, « L’horizontale du pouvoir. Droit, force et renseigne‑ ment dans l’exécution des décisions de justice en Russie », Politix, n° 104, 2013, p. 158.

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La décision de stopper une recherche, voire de délimiter sa « dangerosité », relève ainsi autant du travail des services de sécurité que du protocole d’enquête. La surveillance dépend du travail effectué par ces institutions sécuritaires et des ressources qu’ils sont capables de déployer ou non25. Une collègue française travaillant à partir d’un terrain d’enquête au Maghreb a réussi, lors d’une entrevue de « routine » en avril 2016 avec un membre de ces services, à entrevoir la première page de son dossier dans une pochette, où il était écrit qu’elle était de nationalité nord-américaine. Ironisant a posteriori sur ce fait et questionnant la constitution de son dossier, il semble que celui-ci ne soit pas forcément recoupé, à ce stade, avec les données des douanes ou d’autres réponses administratives nécessaires pour « autoriser » cette chercheuse à poursuivre son terrain. Une décision de surveillance peut résulter d’appréciations incorrectes, incomplètes ou aboutir à des mesures répressives inadaptées, que les chercheurs n’appréhendent qu’à la marge, sans arriver là encore à délimiter avec certitude la logique du processus répressif.

L’hypothèse de la marge Préoccupés par les lignes rouges supposées, les suspicions généralisées, les précautions qu’il aurait fallu davantage prendre, les chercheurs sous surveillance peuvent se persuader que le traitement qu’ils subissent tiendrait de leur inadéquation au terrain – appréciation souvent chargée de valeur normative – et non d’une contingence marginale. De plus, les collègues d’un côté et les rares officiers de sécurité rencontrés de l’autre côté, appuient souvent cette hypothèse d’inadéquation alors même qu’ils n’ont qu’une connaissance limitée du dispositif de surveillance. Elle gagne alors à être considérée comme probabiliste à l’image de Gilles Favarel-Garrigues qui, dans sa situation, utilise l’expression : « Ces problèmes ont vraisemblablement été causés par (…) ». À l’encontre d’une démarche imputant rétrospectivement à la cause d’une surveillance, les résultats d’une enquête surveillée, il n’est pas sûr que ces derniers fussent connus (et compris) ou qu’ils aient constitué un facteur prépondérant aux mesures de contrôle. Il est possible qu’un phénomène marginal ou de faible amplitude sur le terrain, causé par une pratique d’enquête ou peut-être extérieure à celle-ci, ait pu aboutir à de « grands effets » répressifs. Un parallèle est dressé entre les précautions pour appréhender ces enquêtes sous surveillance et celles pour 25.  Voir aussi le chapitre 13 de Thomas Pierret dans cet ouvrage.

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analyser les crises politiques, tel Michel Dobry décrivant le piège de l’historicisme des démarches de l’histoire naturelle26. Les enquêtes sous surveillance sont marquées par une grande incertitude, dont l’histoire est un puzzle composé de trop peu de segments pour établir une causalité. Ainsi, cette confrontation des hypothèses n’est pas seulement là pour pointer leur fragilité, mais pour relever une forme d’obsession des chercheurs pour les causes du dispositif de surveillance, à l’aune notamment des résultats de l’enquête, et moins des résultats sur l’enquête et la recherche.

Les effets de ces incertitudes : les institutions de la recherche à l’épreuve Mesurer les effets de ces dispositifs, au-delà de la « peur » évoquée en introduction de ce chapitre ou des recherches obsessionnelles des causes, c’est rendre compte de cette incertitude instillée dans l’enquête, sur le travail scientifique, la carrière universitaire. Une fois l’histoire du terrain rompu replacée dans ses contingences, trois réactions se distinguent, suivant la trajectoire, le profil et la nationalité(s) des chercheurs, le type de recherches menées, la situation politique du pays et sa relation avec les États occidentaux où se situent les universités de rattachement des chercheurs en question27.

Faire face à l’incertitude : médiatiser les atteintes, engager un conflit L’introduction de l’ouvrage participe à retracer plusieurs affaires marquantes de chercheurs faisant l’objet de dispositifs répressifs, qui sont autant de choix de médiatisation. En Égypte, une organisation telle qu’AFTE (Association of Freedom of Thought and Expression) a ainsi entrepris de lister les efforts du régime égyptien pour empêcher la 26. « L’histoire naturelle ne saurait admettre que le basculement d’un phéno‑ mène vers un phénomène d’un autre type puisse, au moins dans certains cas, ne se produire qu’à la marge. Elle a quelque mal à admettre l’idée que des glissements locaux ou des transformations de faible amplitude puissent avoir quelquefois de “grands effets”, puissent renverser des tendances lourdes ». Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2009 [1986], p. 72‑73. 27.  Sur ce dernier point, les chercheurs non affiliés à des institutions de recherche dominantes dans le champ mondial sont encore davantage susceptibles de taire les pressions et répressions qu’ils subissent.

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venue ou la prise de parole de chercheurs sur la société égyptienne, plus largement leur harcèlement28, privilégiant ainsi un vocabulaire tel que « Impact on freedom of movement and freedom of expression » : « On peut dire que les forces de sécurité ont restreint l’entrée d’universitaires et de chercheurs à partir d’une évaluation de leurs comportements et de leurs opinions, et qu’elles tentent, en définitive, de restreindre la liberté d’expression puisque Grami et Dunne [qui ont été refoulés à l’aéroport] se déplaçaient pour participer à des conférences en Égypte, Roth et Whitson [également refoulés] avaient été invités à s’adresser à des journalistes et à des diplomates pour une conférence, et qu’al-Attar a été interdit d’entrée en Égypte en raison de ses prises de positions sur les politiques menées par le régime actuel29. »

Il ressort un vocable mobilisé de façon similaire lorsque ces contraintes pèsent sur des professions proches : journalistes, avocats, défenseurs des droits de l’Homme, et ce pour dénoncer les atteintes à un travail d’information. Les campagnes de soutien prennent alors souvent la forme de pétitions comme c’est le cas pour Claude Linjuom Mbowou, doctorant de Paris I Sorbonne, arrêté et libéré en septembre 2015 au Cameroun30 ; ou encore Ismail Alexandarani, chercheur égyptien, dont la campagne médiatique pour sa libération a démarré le 8 décembre 201531. Au-delà du terrain d’enquête, les mesures répressives sont parfois justifiées par des activités scientifiques institutionnelles, tel Maâti Monjib, chercheur marocain de l’Université Mohammed V mis en cause pour sa participation au jury d’HDR en France de la chercheuse Mounia BennaniChraïbi en avril 201932. Enfin, les cas de Fariba Adelkhah, Roland Marchal, Kylie Moore-Gilbert, chercheurs au CERI de Sciences Po Paris pour les deux premiers, et chercheuse australienne pour la troisième, emprisonnés en Iran (Roland Marchal est libéré début 2020)33, sont particulièrement médiatisés : campagnes publiques de pétition, de 28.  Mohamed Abdel Salam, « Suspects : the security harassment of foreign resear‑ chers in Egypt », 14 avril 2016, AFTE. 29.  AFTE, « On the prevention of foreign academics and researchers from entering Egypt », 12 février 2016. 30.  Site internet de la pétition  : https://secure.avaaz.org/fr/petition/Aux_autorites_ civiles_et_militaires_camerounaises_La_liberation_immediate_de_Claude_Linjuom_ Mbowou/?nrvLjbb 31.  Lien de la campagne : http://freealexandrani.wesign.it/en 32.  Site internet de la pétition : https://www.change.org/p/the-president-of-mohammedv-university-university-professors-concerned-about-academic-freedom-restric‑ tions-on-ma%C3%A2ti-monjib? 33.  Site internet de Sciences Po sur l’affaire  : https://www.sciencespo.fr/en/factsabout-fariba-adelkhah-roland-marchal-what-we-know

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manifestation, articles de presse, internationalisation des débats. Dans les méandres de l’affaire, la situation de conjugalité des deux premiers a même fini par être dévoilée. Ces formes de médiatisations ne sont pas sans conséquence pour les autorités dénoncées qui engagent parfois un conflit et tentent de renverser la responsabilité sur le chercheur. Elles évoquent quasi systématiquement des suspicions d’espionnage, additionnent parfois des éléments judiciaires à charge, voire s’attaquent à la personnalité du chercheur. Le cas de Guilio Regeni est poussé à son paroxysme, malgré sa mort sous la torture : certains lui imputeront d’avoir travaillé pour les renseignements italiens ou britanniques, ou de l’avoir « cherché » d’une manière ou d’une autre. Après la découverte de sa dépouille, les articles qu’il avait publiés avant sous pseudonyme sont dévoilés. Ils montrent le potentiel protestataire des syndicats indépendants qu’il étudiait34 et alimentent, paradoxalement, les accusations à son encontre. Pour le cas de Romain Caillet, cet ancien doctorant en histoire contemporaine associé à l’Institut Français du Proche-Orient, aujourd’hui expert reconnu du milieu djihadiste, l’expulsion de Liban début 2015 fit l’objet de nombreux articles dans la presse. Commentant le soupçon de « liens avec des organisations terroristes », une accusation qu’il qualifie de « ridicule, très vague et passe-partout », un article du journal Le Monde, le 5 mars 2015, évoque une série d’éléments : « Un responsable de la Sûreté générale (l’appareil de sécurité chargé d’enregistrer les étrangers au Liban, qui a procédé à l’expulsion de Romain Caillet) n’a pas précisé la nature de ces organisations. Cette charge est toutefois mise en doute parmi ceux qui ont fréquenté au Liban ce chercheur de 37 ans. Ce dernier a accusé le Hezbollah, principal parti chiite au Liban et acteur le plus puissant, “qui peut faire arrêter ou libérer qui il veut”, d’être derrière la décision d’expulsion35. »

Le journal libanais L’Orient-Le Jour est plus prudent : « “aucune explication sur les motifs de son expulsion ne nous a été fournie”, a indiqué un diplomate français à Beyrouth sous le couvert de l’anonymat36 ». D’autres articles soulignent la visibilité de ses tweets en « empathie avec les salafistes », la sensibilité de l’armée au Liban, son propre profil de 34.  Giulio Regeni, « In Egypt, second life for independent trade unions », 5  février 2016, il manifesto. 35.  Laure Stephan, « Un chercheur français expulsé du Liban », Le Monde.fr, 4 mars 2015. 36.  Rita Sassine et AFP, « Caillet à l’OLJ  : “J’espère qu’à la prochaine révolution du Cèdre, je pourrai revenir au Liban” », L’Orient-Le Jour, 3 mars 2015.

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musulman converti et ses fréquentations passées37. Au-delà de la difficulté à retracer l’élément probant, la logique consiste à pointer non plus seulement le caractère polémique de ses recherches, mais ses caractéristiques personnelles, peu importe qu’il soit défendu par ses tutelles scientifiques. Dans les cas précédemment documentés, des détails intimes de la vie de ces chercheurs ont été rendus publics, sans qu’ils aient des liens avec la production scientifique ou le processus répressif. Pour autant l’identité des chercheurs sous surveillance et réprimés n’est pas toujours connue ni médiatisée : je n’ai d’ailleurs pas choisi cette voie.

Accepter l’incertitude en silence, renoncer à la recherche En France, ce débat est mis à l’agenda en partie par le chercheur Marwan Mohammed. Il discute notamment avec Florian Vadillo le 8 décembre 2015 sur France Culture sur la thématique « Faut-il un secret des sources pour les chercheurs en sciences sociales38 ? », sur les droits des chercheurs après les lois dites de « Renseignement » de 2015, sur les mesures de surveillance prises à leur encontre et à propos de ses propres renoncements. L’exemple de l’ancien doctorant sur le nationalisme corse, Thierry Dominici, qui s’est vu perquisitionné et confisqué ses documents par un juge d’instruction (voir après), est ainsi évoqué, le débat se poursuit sur l’opportunité d’une « exception » juridique alors que les cas seraient faibles : « – [Florian Vadillo] : Deux éléments, d’abord effectivement on cite souvent ce cas, parce qu’à ma connaissance c’est un des rares cas qui existe, voire le seul. Moi, je veux bien que l’on légifère sur des questions, mais objectivement on est vraiment sur une tête d’épingle. Il doit y avoir 5 chercheurs, sur 150 ans peut-être, qui sont concernés par des cas similaires […]. – [Marwan Mohammed] : […] sur la question du marginal, c’est typiquement le type d’expérience que les chercheurs qui y sont confrontés vont éviter de rendre publique, là pour le coup. »

Cet extrait de la discussion met surtout en lumière l’ambivalente publicisation de ce type d’expériences qui influencerait la perception de 37.  Vincent Coquaz, « L’Obs dévoile la “face cachée” des “experts” médiatiques en terrorisme, Romain Caillet écarté de BFMTV pour son passé de sympathisant djiha‑ diste », Arrêts sur Images, 6 mai 2016. 38.  « Faut-il un secret des sources pour les chercheurs en sciences sociales ? », France culture, 8 décembre 2015, Du Grain à moudre de France culture par Hervé Gardette, avec Nicolas Castoldi, Marwan Mohammed, Floran Vadillo, et après à 18 min 20 pour la transcription citée.

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son ampleur. Après sept années à partager et à collecter des récits de chercheurs issus d’universités occidentales et ayant vu leurs enquêtes surveillées, mises sous contrôle, brutalement arrêtées, il ressort au contraire une certaine banalité des dispositifs de surveillance et de répression. En effet, une large majorité des chercheurs travaillant au Moyen-Orient ont eu à faire face à ces services de renseignement : que cela soit une arrestation, un refus d’entrée/refoulement, une expulsion, un interrogatoire dans leurs locaux ou à l’aéroport, la confiscation de dispositifs électroniques ou simplement une discussion avec un officier autour d’un café ou au téléphone. Par contraste avec les scandales publics documentés, rares sont les cas publicisés alors même qu’ils constituent des restrictions des libertés de mouvement et d’expression. Leur caractère public a souvent – mais pas toujours – pour corollaire la violence du dispositif, telle que les arrestations et les longues détentions. Le vécu des dispositifs de surveillance est rarement publicisé avant que cette « ligne » ne soit franchie. Et dans de nombreux cas, il faut un colloque ou des journées d’étude pour traiter de ces questions39. À ces événements scientifiques ayant un prolongement médiatique se rajoutent les très nombreux « petits » événements scientifiques « internes » aux universités, qui libèrent la parole des chercheurs plus précaires et plus jeunes. Le récit de mon expérience lors de tels échanges aboutit régulièrement à écouter en retour et en privé d’autres expériences similaires. Il est rarement dit aux jeunes chercheurs qu’ils auront très probablement à se confronter à ces questions de surveillance. Ils expriment alors une grande surprise lorsqu’ils y font face, reconsidèrent leur recherche, voire leur orientation professionnelle. Une chercheuse d’un pays du Moyen-Orient a ainsi abandonné ses recherches par peur des conséquences sur sa famille qui y vit, ailleurs un jeune chercheur d’une petite structure a dû réagencer son terrain au Maghreb suite à des pressions, là une chercheuse en Extrême-Orient finit son terrain d’enquête doctorale sans domiciliation officielle et se voit interrogée sur son « illégalité », ici un jeune chercheur accepte avec fatalisme son interdiction d’entrée dans plusieurs pays arabes, etc. C’est sans compter les nombreuses pressions qui, en s’exerçant à la fin d’un terrain d’enquête, ne sont que peu documentées puisque le chercheur a préféré soit écourter son enquête pour ne plus « prendre de risque », soit arrêter sa thèse. 39.  Par exemple, le colloque « Autour des difficultés de la recherche  : Terrain et enjeux sécuritaires » pour les régions de l’ex-URSS, 25  septembre 2014 à l’IISMM (EHESS), site internet de l’événement, consulté le 22 avril 2021 : http://iismm.ehess. fr/index.php?1466

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Ces derniers cas sont souvent des chercheuses, des personnes racisées, plus jeunes et issues de structures universitaires plus petites, peu ou mal dirigées par leurs directeurs de thèse et dans des situations professionnelles de précarité (absence de contrat doctoral ou de financement, vacations d’enseignement, chômage ou RSA). Une majorité de celles et ceux faisant face à ces situations privilégie le silence institutionnel et le renoncement. Les abandons de thèse en sciences humaines et sociales rejoignent les nombreux «  fantômes  » aux recherches invisibles40. Réfléchir d’où on parle, faire une « auto-analyse41 », impliquent aussi de décrire les données sociologiques des ethnographes ayant publié leurs résultats et leurs contraintes, et de mesurer celles et ceux qui ont (dû) privilégié le silence.

Gérer l’incertitude en interne, mesurer la suspicion et les précautions Lorsque les chercheurs composent avec une rupture de terrain, sa prise en compte au sein des institutions universitaires entraîne parfois des réactions de suspicions et des remises en cause du protocole d’enquête. Les autorités de tutelles et des collègues expriment tantôt de la compassion en pointant la malchance, tantôt de la défiance en suggérant l’« imprudence », voire à l’inverse – quand ce n’est pas simultanément – le fait d’avoir « touché juste ». Ces mêmes qualificatifs sont utilisés dans mon cas et s’inscrivent dans une situation professionnelle ambivalente, où les expériences fortes de terrain d’un « baroudeur » ont pu être considérées comme une épreuve initiatique du doctorat. La mise en responsabilité du chercheur de son propre sort sous surveillance décrédibilise parfois le professionnel en même temps que son travail. Sylvain Laurens a interrogé le chercheur Thierry Dominici qui a vu son terrain corse interrompu suite à la saisie de l’ensemble de son travail de thèse par un juge d’instruction avant la fin de sa thèse en 2002. Il retrace ses désagréments au sein du champ de la recherche avant que son affaire ne soit médiatisée : [SL] « Est-ce que tu as reçu le soutien de la communauté universitaire ? Comment ont réagi tes collègues ? 40.  Sur l’abandon en thèse, voir ce billet de blog : « A nos fantômes », blog Histoires à lunettes, journal de thèse, 22 janvier 2018, consulté le 22 avril 2021 : https://histoire‑ salunettes.wordpress.com/2018/01/22/a-nos-fantomes/ 41.  Florence Weber, Le travail à-côté. Étude d’ethnographie ouvrière, Paris, EHESS et INRA, 1989.

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[TD] J’ai reçu le soutien oral de plusieurs universitaires et collègues. Plusieurs se disaient choqués et pour une grande majorité d’entre eux scandalisés, voire révoltés. Cependant, comme je l’ai expliqué plus haut, ce soutien s’est vite transformé chez quelques-uns en mépris et pour d’autres en indifférence. Certains m’ont même parlé de malchance ou de chat noir. Comme si la chance avait à voir quelque chose avec cette affaire. […] [SL] Est-ce que tu aurais une idée de comment la communauté des chercheurs en sciences sociales pourrait s’organiser pour éviter ce genre de désagréments ? [TD] Ces désagréments ont des effets très négatifs, voire délétères : ils peuvent casser un homme, faire planer sur lui la suspicion, stopper sa recherche en entachant son travail et sa neutralité, enfin mettre en danger les enquêtés qui se trouvent au cœur de la recherche. Le jour de la perquisition, mon appartement a été littéralement retourné par les OPJ. Ma vie en a été bouleversée. Heureusement, ma fille de trois ans était en vacances chez sa grand-mère… Et pour ce qui concerne ma dignité, eh bien elle fut alors bafouée : les forces de l’ordre ont demandé par interphone à mes voisins d’immeuble d’ouvrir la porte d’entrée, et les mêmes voisins m’ont vu menotté et embarqué dans le véhicule de la police. À ce moment précis, j’avais du mal à m’imaginer que j’étais toujours un chercheur. C’est pourquoi, de mon point de vue, nous devons demander aux pouvoirs publics et aux institutions de mettre en place un vrai statut du chercheur42. »

Ainsi, le chercheur sous surveillance est amené à remettre en question les résultats de sa recherche, considérés comme dangereux (pour les enquêtés, les autorités, les prochains chercheurs), incomplets et tronqués par l’outil répressif, voire manipulés par d’éventuels services de renseignement. Cette réorientation de la recherche peut alors toucher aux financements de la recherche : les attributions de moyens peuvent être réorganisées en fonction de ces contraintes rendues visibles, avec parfois des réévaluations de leur pertinence scientifique ou de l’adéquation du protocole d’enquête. A minima, les chercheurs ayant subi ces contraintes déconseillent le plus souvent des enquêtes sur un terrain semblable, accentuant les autocensures et formalisant les « lignes rouges ».

42.  Sylvain Laurens, Entretiens avec Thierry Dominici, « Des sciences sociales sous surveillance. Récit d’une enquête sociologique interrompue par un juge d’instruc‑ tion », Carnet de l’Association française de sociologie, 2  mars 2016, consulté le 22 avril 2021 : http://afs.hypotheses.org/108

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Peut-on reconstituer l’histoire d’un terrain rompu ?

Conclusion : les appropriations de l’incertitude L’incertitude instillée sur la recherche est incontournable des terrains rompus par des dispositifs de surveillance. Les hypothèses présentées dans ce chapitre, loin de parvenir à reconstituer l’histoire de l’enquête, peuvent malgré tout renseigner sur les logiques qui façonnent la recherche. L’arbitraire des « lignes rouges » d’un régime, la généralisation des suspicions, la difficulté à mesurer l’adéquation de son protocole d’enquête au travail des services de renseignement, ces trois points ont des effets sur le travail du chercheur, sur sa carrière, sur ses résultats scientifiques, sur sa reconnaissance. À chaque fois, il ne s’agit pas d’imputer rétrospectivement les effets de ces dispositifs aux intentions des surveillants. Si des services de sécurité souhaitent affecter la recherche en SHS, ils ne peuvent en anticiper tous les résultats qui dépendent aussi des réactions des institutions de la recherche, des ressources (inattendues) déployées par les chercheurs, voire d’autres acteurs qui s’emparent de ces questions. Journalistes, éditeurs, défenseurs des droits de l’Homme, pouvoirs publics ont un rôle dans ces réactions aux dispositifs de surveillance, tout comme des dispositifs du type du « Programme Pause » initié par le Collège de France et qui vient en aide aux chercheurs étrangers en danger. Les réactions pour s’approprier cette incertitude sont distinctes suivant les ressources personnelles et institutionnelles qu’ils sont en mesure de déployer. La publicisation du vécu des dispositifs de surveillance a des effets ambivalents et peut aboutir à dévoiler son intimité au cours de la lutte. La mise sous silence questionne la liberté d’informer des chercheurs en sciences humaines et sociales, mais répond aussi à des logiques internes au champ de la recherche. Chacun mesure les coûts éventuels de la publicité de son histoire et l’intérêt – ou non – d’engager un conflit. Certains enfin abandonnent le métier de chercheur. Les dilemmes éthiques, professionnels et contractuels peuvent trouver une dernière issue : l’objectivation scientifique de son expérience, comme nous avons essayé de le faire dans ce chapitre.

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Table des matières Sommaire.........................................................................................................................................................................

7

Liste des auteur·e·s.....................................................................................................................................

11

Préface...................................................................................................................................................................................

17

par Ahmet Insel

Introduction. Chercheur de terrain : une profession à l’autonomie menacée.............................................................

23

par Philippe Aldrin, Pierre Fournier, Vincent Geisser, Yves Mirman

Les sciences sociales entre enquêtés, autorités de tutelle et collègues universitaires............................................................................................. Un écosystème triangulaire mis sous tension......................................... « Être là » : la condition indépassable de l’ethnographe et ses conséquences............................................................................................................. L’attention aux enquêtés au centre de la vigilance épistémologique................................................................................................................... D’une vigilance sur la démarche à une réflexion sur les partis pris de la recherche.......................................................................... Des impensés du sociocentrisme à l’endo-ethnographie ?.................. Sociologiser les changements dans les modes d’encadrement de la recherche : vers un nouveau régime de surveillance dans les sciences sociales................................................................................................ Les chercheurs aux prises avec de nouvelles normes managériales et sécuritaires.........................................................................................................................

24 26 30 31 35 38

40 40

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l’enquête en danger

Quand enquêtés et pairs universitaires se muent en surveillants et censeurs de la recherche.......................................................................................... Comment réinventer sa recherche face aux logiques autoritaires ?...........................................................................................................................

43 47

PREMIÈRE PARTIE

LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES FACE AUX NOUVELLES NORMES SÉCURITAIRES ET MANAGÉRIALES 1. Travailler sur la justice et la police dans un contexte de répression accrue.........................................

55

par Vanessa Codaccioni

Justice d’exception et transactions collusives avec les juges.... Travailler avec des juges : le cas de la revue Délibérée................... Travailler avec ou pour les juges ? L’École nationale de la magistrature et la répression des Gilets jaunes........................... Du déni de la légitimité des sciences sociales à l’attaque : la police contre les (recherches) universitaires....................................... Le difficile débat avec les syndicats de police.............................................. Le monopole de nommer les pratiques policières....................................

57 58 60 64 64 70

Conclusion...................................................................................................................................

74

2. « Je vous préviens : vous serez suivis » Enquêter sur la prise en charge pénitentiaire du terrorisme...............................................................................................................................................

77

par Gilles Chantraine, David Scheer

Négocier le cadre de la recherche dans un contexte de panique politique et institutionnelle....................................................... Surveillance, suspicion et paranoïa en détention............................... Une surveillance par-delà les murs.................................................................... Conclusion...................................................................................................................................

80 84 88 91

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Table des matières

3. L’ethnographie à l’épreuve de l’expulsion. Conditions de l’enquête sur une aire d’accueil des gens du voyage........................................................................................................................

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par Lise Foisneau

Devenir « gens du voyage ».......................................................................................... Choix méthodologiques................................................................................................ Histoire et contexte.......................................................................................................... Adopter le point de vue des surveillés............................................................ Le dispositif de surveillance des aires d’accueil......................................... Vers l’expulsion....................................................................................................................

95 96 97 98 99 101

L’ethnographie traversée par la violence...................................................... Ajuster le terrain en faisant face à la nouvelle situation................. Deuxième changement : adopter les stratégies de résistance des surveillés...........................................................................................................................

103

Conclusion...................................................................................................................................

108

4. La recherche en sciences sociales à l’épreuve des chaires industrielles. Quand les contraintes ne viennent pas (seulement) d’où on les attend.......

111

105 107

par Alina Surubaru

Le scientifique face à l’industriel : une autonomie en miettes ?................................................................................................................................... Le prix à payer pour une recherche financée.......................................... Travailler dans une chaire industrielle, un comble ?....................... D’une surveillance l’autre............................................................................................. Conclusion...................................................................................................................................

5. La surveillance numérique des chercheurs..........................

115 117 119 124 125

127

par Félix Tréguer, entretien réalisé par Yves Mirman

Quel support pour notre entretien ? Une mise en abyme de nos questions.....................................................................................................................

127

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l’enquête en danger

L’évolution de la surveillance numérique : des premières mobilisations dans les années 1960 aux révélations de Snowden en 2013........................................................................................................ La position de l’enseignement supérieur et de la recherche : des professions à l’épreuve des questions numériques ?............... La variété des pratiques des chercheurs face à la surveillance numérique....................................................................................................................................

129 134 138

DEUXIÈME PARTIE

ENQUÊTER SOUS LA SURVEILLANCE DES ENQUÊTÉS ET DES PAIRS 6. Les manifestations discrètes de la domestication partisane. Regards croisés sur deux enquêtes en immersion au PS et à l’UMP..............................................................................

145

par Philippe Aldrin, Anne-Sophie Petitfils

Un monde à part… entière....................................................................................... L’organisation partisane à l’épreuve de son ethnographe................. Deux façons d’entrer… sans y être invité·e.................................................

151 151 156

Habitus militant et culture partisane du contrôle réciproque...... L’archipel de la surveillance partisane............................................................ Contrôle social et incorporation de l’habitus partisan.......................

160

Conclusion...................................................................................................................................

168

7. Des voix « sur écoute ». Technologies et usages de la surveillance en centres d’appels..............................................

171

159 164

par Marie-Laure Cuisance

L’omniprésence de la surveillance et du contrôle.............................. Le chercheur, surveillant et surveillé comme les autres ?............ De l’enregistrement à la sanction : quel sens donner à la surveillance ?............................................................................................................................... Conclusion...................................................................................................................................

172 177 180 184

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Table des matières

8. Censures et autocensures dans l’enquête et l’écriture. Monographier une famille algérienne en France dans les années 2000....................................................................

187

par Stéphane Beaud

Les enfants Belhoumi : une fratrie polarisée........................................... Que révéler sur l’histoire du père ? Autocensures différenciées dans la fratrie......................................................................................... La conflictualité au sein du couple parental : en parler ou le taire ?.................................................................................................................................... Petits secrets de famille dicibles de manière informelle mais non publiables........................................................................................................... Conclusion...................................................................................................................................

9. Récit d’une enquête sur le premier centre public de lutte contre la « radicalisation »................................................................

188 192 195 198 201

203

par Alex Alber, Joël Cabalion, Valérie Cohen

Aux sources de la démarche d’enquête.......................................................... La longue négociation d’un accès au terrain.............................................. Une enquête en état d’urgence................................................................................

204 206 207

Un terrain sous surveillance...................................................................................... La déconstruction progressive des enjeux sécuritaires.........................

209

Épilogue : entre volonté de censure et aveu d’impuissance........ Conclusion...................................................................................................................................

214 216

10. Enquêter dans le nucléaire sous l’œil des gatekeepers et des pairs. De la vigilance épistémologique à la surveillance politique....................

219

211

par Pierre Fournier

Erreurs de lecture ou écriture à charge ?....................................................... Comprendre les errements d’une lectrice chevronnée.................. Le dossier de l’amiante pour biais de lecture..........................................

221 224 227

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l’enquête en danger

Une juste surveillance des conflits d’intérêts........................................... Composer aussi avec l’orthodoxie politique des gatekeepers....... Conclusion...................................................................................................................................

11. Quand « l’éthique » fait violence à l’enquêteur et à ses enquêtés............................................................................................................................

230 232 236

237

par Anaïs Maro

Une recherche sous influence : pratiques éthiques anglo-saxonnes et héritage postcolonial de l’université australienne................................................................................................................................. Le contexte sociopolitique de l’enquête : les Oromos en révolte contre le pouvoir central d’Addis-Abeba........................ Éthique, champ universitaire et pratique disciplinaire................ Effets de la routine institutionnelle................................................................... Une transdisciplinarité illusoire........................................................................... Une simple question de formulaire ?................................................................. L’éthique contre la morale ?....................................................................................... La question problématique de la traduction............................................. La question de l’oralité et du consentement informé........................... Questions de langue et d’alphabet.......................................................................

239 242 245 245 246 247 248 248 249 250

Injonction contradictoire et violence morale : le chercheur pris en étau................................................................................................................................... Conclusion...................................................................................................................................

255

12. Les tyrannies de l’intimité militante. Enquêter sur les dissidences et les oppositions en contexte autoritaire.......................................................................................................................................................

257

252

par Vincent Geisser

Orthodoxie professionnelle et pressions « douces » des tutelles.................................................................................................................................... Apprentissage des « lignes rouges » et intériorisation de la peur.................................................................................................................................

260 261

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Table des matières

Une révolte intérieure : comment peut-on être politiste en esquivant les objets politiques ?....................................................................... Une recherche encliquée et engagée : enquêter sous la « protection » des opposants................................................................................. De la suspicion d’espionnage à l’adoption par le groupe : un processus d’étiquetage chaotique................................................................... Routinisation de la relation d’enquête et échange de « petits services »...........................................................................................................

Devoir d’inventaire : l’enquête engagée a-t-elle une utilité sur le plan sociologique ?............................................................................................... Choisir son camp : participer aux activités presque ordinaires de la dissidence.................................................................................................................... Modifier son regard sur la fabrication des logiques autoritaires............................................................................................................................. Conclusion : dés-exotiser les situations autoritaires, dé-fétichiser les acteurs protestataires.............................................................

264 266 267 269 270 271 273 275

TROISIÈME PARTIE

RÉINVENTER SA RECHERCHE FACE AUX LOGIQUES AUTORITAIRES 13. Les paradoxes d’un contexte autoritaire fermé. Retour sur une enquête de terrain dans la Syrie des années 2000.............................................................................................................................

279

par Thomas Pierret

Une enquête sans entrave, ou presque........................................................... Les angles morts du panoptique syrien......................................................... Conclusion...................................................................................................................................

14. Une ethnographie réflexive de la surveillance. Enquêter sur le politique en Algérie....................................................

282 290 292

295

par Laurence Dufresne Aubertin

L’anticipation des lignes rouges et les marges de manœuvre.........

298

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l’enquête en danger

Ghardaïa : un terrain « initiatique » aux dispositifs de surveillance...................................................................................................................... « Faire avec » les contraintes : la négociation de marges de manœuvre........................................................................................................................

299 301

La méfiance, le soupçon et la dissimulation dans le traitement de la menace.......................................................................................... L’apprentissage de la vigilance............................................................................... Les logiques de catégorisation et d’énonciation dans la relation d’enquête...................................................................................................................................

306

Conclusion...................................................................................................................................

311

304

309

15. Comment la dimension de la surveillance participe à la fabrique d’une recherche. Expérience d’enquête dans l’Égypte post-janvier 2011........................ 313 par Marianna Ghiglia

La surveillance policière comme catégorie d’analyse...................... Un terrain éprouvé… et éprouvant.................................................................. Premières expériences avec la surveillance policière........................ La quête de l’invisibilité................................................................................................. Rupture(s) de terrain et « réinvention » de l’objet de recherche................................................................................................................................ Conclusion...................................................................................................................................

329

16. Surveiller, criminaliser, stigmatiser et isoler. Être enseignant·e et chercheur·e en contexte autoritaire : le cas turc........................................................................................................

331

313 316 319 322 327

par Ayşen Uysal

De la surveillance à la répression des universitaires......................... Des « ennemis » du pouvoir : les universitaires sous surveillance dans la Turquie post-Gezi......................................................... Surveillance, délation et stigmatisation des enseignants.................. Contrôle policier et politique des chercheurs..............................................

332 335 336 338

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Table des matières

Des « séparatistes » anti-Turquie : les universitaires victimes de la répression post-2016...................................................................................................................................... Une « justice » de l’arbitraire................................................................................... Des intellectuels en exil intérieur.........................................................................

346

Au lieu de conclure… Les réponses des universitaires à la répression étatique...............................................................................................................

347

17. Peut-on reconstituer l’histoire d’un terrain rompu ? Quand le dispositif de surveillance instille l’incertitude sur la recherche................................................

349

343 344

par Yves Mirman

Reconstituer l’histoire d’une enquête sous surveillance  et retracer l’incertitude.................................................................................................... Préalable : la rupture de terrain, l’incompréhension délibérée....... L’hypothèse de la « ligne rouge »............................................................................. L’hypothèse d’un contexte de surveillance généralisée.......................... L’hypothèse de l’inadéquation du protocole d’enquête aux (in)compétences des surveillants................................................................. L’hypothèse de la marge................................................................................................ Les effets de ces incertitudes : les institutions de la recherche à l’épreuve........................................................................................... Faire face à l’incertitude : médiatiser les atteintes, engager un conflit.................................................................................................................................. Accepter l’incertitude en silence, renoncer à la recherche................ Gérer l’incertitude en interne, mesurer la suspicion et les précautions................................................................................................................ Conclusion : les appropriations de l’incertitude.................................

351 351 354 356 359 361 362 362 365 367 369

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263324 (I) OSB 80° PCA-API Dépôt légal : janvier 2022 Imprimé par Dupli-Print à Domont (95)

Imprimé en France

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