Lectures de la phénoménologie de hegel: Préface – Introduction
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BIBLIOTHÈQUE D'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE DU MÊME AUTEUR

Directcur: Jean-François COURTI:\'E

Fondateur: Henri GOUHIER

A LA MÊME LIBRAIRIE 1.'11':11 VRI': 1JE KANT. IA1 philosophie critique, '1'()tlll" 1 1A11,hi/I'S/)/,hit' f)ylcritique el la critique de la raison pure. 1969, se éd. 1993. 1'1)1111".' 1\101111/' d l'(lliriqur. 1972, 4 e éd. 1993. 'II'IIVIU' 1JI': 1'1< '11'1'1'.. l'IX,1. '111,11

IJI' MAI> dans 1° le sensible (le domaine où se développe le sentiment, le tumulte musical des cloches, etc.), 2° le commun (Gemeine), c'est-à-dire la platitude d'un Jacobi, influencé par ce qu'il y avait de plus vulgaire dans l'Aufklarung " etc., 3° l'individualité, qui s'illustre dans le piétisme, etc. La Phénoménologie de l'Esprit, comme doctrine du Sens, entend arracher l'homme à cette Caverne d'un nouveau genre. Exaltant le cœur humain, Jacobi, poursuivant son édification, traite l'homme comme s'il avait oublié le divin. En réalité Jacobi méprise l'homme, le regardant comme «un ver de terre qui se satisfait de la poussière et de l'eau », et Fichte ne fait pas autre chose en sa Destination de l' homme, fondant l'essence de l'homme, c'est-à-dire la raison, dans une foi confuse 2 • Tous, méprisant la raison, s'abîment dans une foi qui n'est que néant, puisque, loin de se lier avec le concept, elle devient simple aspiration informe échappant au langage. La tâche de la philosophie consiste, arrachant l'homme à cette Caverne intérieure, à diriger le regard de l'homme «vers les étoiles» vivantes au fond de son âme. Il ne s'agit aucunement d'une fioriture dans l'écriture. Hegel fait très clairement allusion à Cicéron (Tusc., V, 10). L'animal peut lever les yeux vers les Cieux. Toutefois il ne regarde pas les étoiles mais comme le chat par exemple, il guette dans le ciel une chose, une proie, qui appartient au monde en tant que monde, et son regard demeure terrestre. Seul l'homme peut regarder dans le Ciel et Cicéron dit que Socrate fut le premier qui s'éleva aux étoiles (l' univer s, et non pas simplement le monde) pour y saisir la philosophie 3. Hegel ne retient pas pour le moment de manière explicite la suite de l'interprétation de Cicéron. Il s'appuie seulement sur le début: Socrate regarda vers les étoiles: «II fut un temps où les hommes avaient un Ciel doté des vastes trésors des pensées et des images ». Ces vastes trésors sont évidemment les Idées et les Nombres. «Alors la signification de tout ce qui est (was ist) [par exemple l'Idée du cheval], se trouvait dans le fil de lumière [le regard de l'homme] qui l'attachait au Ciel»4. «Au lieu de séjourner dans la présence de ce monde», au lieu d'être, comme le chat, cloué au monde, s'élançant vers l'Univers (les étoiles) «le regard glissait au-delà, vers l'essence

divine», c'est-à-dire l'Idée du Bien, vers «si l'on peut ainsi dire», car cela recèle un moment mystérieux, «une présence (Gegenwart) ' », «une présence au-delà du monde », le Bien dont Platon dit qu'il est «par delà l'essence et l'existence» 2. Ce qu'il y a de mystérieux dans la pensée de Platon tient en peu de mots: il y a, par delà le monde, une présence qui rend possibles toutes les présences. Hegel poursuit, en s'appuyant toujours sur Cicéron, et en vient au second moment. Cicéron dit qu'ayant été chercher la philosophie dans les Cieux (devocavit e coelo), Socrate l'appliqua à former la polis, la Cité, à introduire dans les mœurs le souci de l'éthique. Hegel commente: ce n'était pas facile; il fallait ramener le Ciel sur la TetTe et bien entendu l'amour de la contemplation ne favorisait pas cette inflexion du regard, dont la tâche était d'élaborer une éthique: «C'est par contrainte que l'œil de l'esprit devait être ramené au terrestre, et être maintenu dans le teITestre» (PHG, p. 14, tr. H, p. 10, X). Tout le monde sait, pour parler joliment, que le philosophe, chez Platon, doit redescendre dans la Caverne; Hegel dit : la Terre. Il « fallut alors, poursuit Hegel, bien du temps (einer langen Zeit) avant d'introduire cette clarté» - évidemment la clarté du Bien - «que possédait seul le supra-terrestre» dans la vie confuse et désordonnée des hommes. Beaucoup de temps: d'où à où? De Socrate à César, père de l'Idée du monarque universel dont on sait assez la place dans la Philosophie du droit de Hegel. Lever le regard vers les étoiles, infléchir à nouveau le regard, pour, revenant à la TetTe, «accorder une valeur, un intérêt et de l'attention à ce qui est présent comme tel» (par exemple, le fonctionnement de la justice dans l'Empire), c'était là une attention (Aufmerksamkeit) qui se nommait EXPERIENCE (Erfahrung)3. Mais le fil de lumière (comme on le voit chez des hommes comme Jacobi) a été rompu, et le Sens (der Sinn) s'est perdu dans la Terre. Autant de violence (Gewalt) animait Socrate, se détournant du monde pour s'élever à l'Univers, comme Idée du Bien ou Sens; autant de

1. Même remarque pour Rousseau, croyant qu'on peut parler dignement de Dieu, comme il le fait dans la Profession de foi du Vicaire savoyard en laquelle le seul chemin vers l'Absolu est la condamnation des hommes. 2. Voir AP, Etudes de philosophie allemande (à paraître) La position systématique de Fichte dans la Bestimmung des Menschen. 3. AP, Qu'est-ce que la philosophie?, Vrin, 1991. 4. Naturellement Hegel se réfère ici à la théorie de la participation exposée dans le Phédon.

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1. Le mot Gegenwart possède ici une connotation religieuse (Heilige Gegenwart), cf. G. Steiner, Le sens du Sens, Vrin, 1988. 2. C'est une erreur grossière que d'interpréter les étoiles à partir de la pensée de Kant regardant comme admirable le « Ciel étoilé au-dessus de sa tête, et la loi morale en son cœur.), L'idée d'une présence (Gegenwart) au-delà du monde n'est pas kantienne. 3. «Jusque-là, en effet, la souveraineté universelle n'était parvenue que jusqu'à la couronne des Alpes, mais César ouvrit un thêatre nouveau; il créa la scène qui devait devenir désormais le centre de l'histoire universelle.» G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, tr. Gibelin, Paris, Vrin, 1979, p. 241.

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PREMIÈRE PARTTE

PRÉFACE À LA PHÉNOMENOLOGIE DE L'ESPRIT

violence faudra-t-il pour soulever le Sens et le replacer dans les Cieux, L'esprit est devenu pauvre. Les trésors de la Théorie des Idées et des Nombres sont tellement perdus que la conscience commune, l'allgenzeine Menschenvernunft, se précipite sur le premier aliment venu; elle ne consomme plus le «pain des anges », comme disait Dante; le «maigre sentiment du divin» lui suffit (PHG, p. 14, tr. H. p. 11, XXI). Manger, Hegel le sait bien, est dans la symbolique religieuse chose importante, Le véritable chrétien ne mange pas comme les porcs n'importe quoi, ni ne se satisfait de n'importe quoi. Quand on voit que Jacobi se satisfait de la nourriture des porcs, on peut mesurer sa pauvreté spirituelle. C'est de cet abîme sans nom qu'il faut arracher le Sens, comme Verbe, comme Logos, Hegel insiste: la philosophie comme science ne peut sombrer dans les vapeurs du sentiment; «LA PHILOSOPHIE DOIT SE GARDER DE VOULOIR ÊTRE ÉDIFIANTE ». Au demeurant, «qui cherche seulement l'édification », qui «veut envelopper de nuées la variété de sa présence (Daseyn) », «trouvera facilement un moyen de se procurer un objet d'exaltation, ». Feuerbach dans son Pierre Bayle recensera les ridicules preuves de l'existence de Dieu, curieuses comme l'insectothéologie', montrant, comme l'affirme Hegel, que le sentiment religieux peut se fixer sur n'importe quoi. L'auteur de la «théologie fondée sur les insectes» est d'une part un esprit modeste, car il se contente de bien peu pour aller au-devant de la gloire de Dieu, mais d'autre part, enthousiasmé par ses prétendues découvertes, renonçant à la science, il veut que son trouble admiratif devant la mouche soit plus élevé que la science 2 • Sa modestie n'abrite donc que l'orgueil. Et, enfin, à partir de n'importe quoi, c'est-à-dire en un moment quelconque ne possédant aucun caractère central, s 'élèv~nt des discours prophétiques, en lesquels on dessine le chemin de l'homme dans le monde et l'univers, C'est avec mépris que ces hommes prétentieux regardent le concept, c'est-à-dire la déterminité (Bestinzmheit), qui signifie ici la limite par où l'essence est saisie. Comment caractériser ces esprits? Hegel dit d'abord: « Il y a une étendue vide, il y a une profondeur vide», L'étendue vide, c'est l'espace vide, sans objet, par conséquent sans ombre, donc pleine lumière: mais, on le sait, pleine lumière, pleine obscurité. La lumière pure est invisible. De même la profondeur vide, c'est la profondeur du vide, que rien ne permet de fixer. Aussi étendue vide, profondeur vide sont les sosies du néant. Voilà à quoi ressemblent

ces esprits, On peut l'expliquer autrement en songeant au jeu des forces, La substance qui se répand en multiplicité disparaît en celle-ci et n'est qu'un sosie du néant; la substance ou la force qui ne s'étend pas n'est, elle aussi, qu'un sosie du néant. Ces analogies permettent de comprendre que la force de l'esprit se mesure à son extériorisation et qu'il n'est profond que s'il a confiance en se déployant. Tous ces hommes ignorent la nécessité du concept où s'unifient le mouvement centrifuge et centripète '. Le «manque» d'esprit, belle expression pour définir ces prétentieux, est le lieu de la mauvaise foi. Puisqu'on a écarté la déterminité, on doit savoir qu'on dit de Dieu n'importe quoi, et qu'on agit envers lui n'importe comment. L'homme «vaporeux», point de vue de l'objet, laisse le champ «libre à la contingence du contenu»; on construira sur la théologie des serpents la Gloire de Dieu, si on est lassé par la théologie des insectes, et, point de vue du sujet, c'est en suivant ses émotions qu'on se dira qu'il est ou non juste de prier, de telle sorte que l'acte fondamentaF découle du caprice (PHG, p. 15, tr. H, p. 12, XII). La phrase qui conclut ce § est à peine digne d'être commentée, tant elle est claire: «Ceux qui s'abandonnent à la fermentation désordOlmée de la substance croient, en ensevelissant la conscience de soi et en renonçant à [' entendement, être les élus de Dieu, auxquels Dieu infuse la sagesse (Weisheit) dans le sommeil, mais dans ce sommeil ce qu'ils reçoivent et engendrent en fait. ce sont aussi, par conséquent, des songes,» (PHG, p, 15, tr. H, p. 12, XIII.) Le commentaire doit s'appuyer sur le mot de SOMMEIL. L'Ecriture dit : «Veillez, car vous ne savez ni le jour ni l'heure». Ceux qui dorment (l'acte de dormir étant saisi en son sens le plus large et d'abord de ne pas travailler ni se cultiver), loin d'être les élus de Dieu, sont les réprouvés, tant il est vrai que le sommeil est en nous le signe de la mort.

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1. AP, La jeunesse de Feuerbach, IR2R-1R41, Introduction à ses positions fondamentales, T. J, p. 241. 2, Sur l'entendement, cf. AP, La jeunesse de Feuerbach, T. 2, p. 90 sqq.

§ 7. Le monde de César doit subir une mutation, «Notre temps est un temps de naissance (Ceburt) et de transition à une nouvelle période» (PHG, p. 15, tr. H, p. 12, XIII). Une nouvelle période est une époque. Epoque signifie, comme le précise Bossuet': ce devant quoi on s'arrête, L'Esprit, le Zeitgeist, dira Biélinski, «a rompu avec le monde de sa présence» ainsi que de l'opération par laquelle on se le représentait; tout s'est transformé, et par exemple la l, Kanl a décrit celte organisation dynamique dans la Critique de lafaculJé de juger; cf. AP, Science et opinion dans III Critique de lafaculté de juger, Nice, 1990. 2. La jeunesse de Feuerbach, T.Il (théorie des mystères) XV (sur la prière). 3. Bossuet, Œuvres complètes, éd. Lachat-Vivès, T. XXV.

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PREMIÈRE PARTIE

Phénoménologie de l'Esprit est rédigée en allemand -

cent ans auparavant Wolf n'écrivait qu'en latin. C'est un exemple de gestation tout à fait remarquable. La langue allemande est devenue, enfin, langue savante. Un changement de langue est une chose importante, car toute langue est chargée d'idées.' Des phénomènes de cette ampleur, qui modifient la représentation du monde, ne sont pas évidemment le fait d'un seul individu. L'œuvre de Luther est importante, mais elle ne suffit pas pour rendre compte de cet épanouissement culturel. Naturellement, précise Hegel, ce n'est pas difficile à voir. On pourrait indiquer d'autres phénomènes. Quel est le plus important? Hegel en quelques lignes explique que le monde nouveau «désintègre fragments par fragments l'édifice de son monde précédent». Par exemple, en France le pouvoir féodal s'est peu à peu désintégré; la royauté a quitté sa capitale pour se réfugier à Versailles - d'ailleurs que signifie vraiment Versailles? Pour les hommes de la génération de Hegel, le chemin allant de Versailles à Paris était long - on peut donc supposer que la royauté s'était repliée, mieux ,cachée à Versailles; et, naturellement, dans cette Cour privée de ses racines populaires, la «frivolité et l'ennui» (Marie-Antoinette) dominèrent. Hegel se sert d'un terme médical: symptômes. Il y a eu d'autres symptômes que la frivolité et l'ennui. L'argent manquait. « Cet émiettement continu qui n'altérait pas la physionomie du tout est brusquement interrompu par le lever du soleil, qui, en un éclair, dessine en une fois la forme du nouveau monde.» (PHG, p. 15-16, tf. H, p. 12, XIV.) Il n'y aucun doute: ce « lever de soleil », c'est la Révolution française. Celle-ci, dans les écrits des contemporains de Hegel, est souvent décrite par ce symbole 2 • Le Zeitgeist n'est jamais en repos (in Ruhe). L'idée profonde de Hegel s'enracine dans la mystique allemande et plus particulièrement chez Jakob Boehme. Chez celui-ci s'est accompli un renversement qui confère à la pensée germanique toute entière sa spécificité. Ce qui est premier chez Platon, c'est l'Etre et la volonté est seconde, ou encore elle est amour de Dieu, vers Dieu, toujours déjà là. En revanche chez Boehme la volonté précède l'Etre; elle est l'Un-Grund, l'abîme ou le néant dont surgit l'Etre. L'Absolu est d'abord désir, volonté, agitation - et de ses profondeurs infinies jaillit l'Etre'. Jakob Boehme est, sans doute, obscur et confus, ou, comme dit Hegel, « barbare»'; mais 1. Cf. Kant, Critique de la raison pratique, Préface et Analytique. 2. Hegel reprend l'image dans ses Leçons sur la philosophie de l'histoire, tr. Gibelin, p. 340. 3. A. Koyré, La philosophie de Jakob Boehme, Paris, Vrin, 1950. 4. Hegel, SW (Glockner), Bd. XIX, p. 303.

PRÉFACE À LA PHÉNOMENOLOGIE DE L'ESPRIT

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l'auteur de la Phénoménologie de l'Esprit dit de lui qu'il est «le premier philosophe allemand; le contenu de son philosopher est authentiquement allemand» '. Le primat de la volonté chez Fichte est l'écho de la pensée de Boehme: la volonté tend à devenir l'Etre. Schelling partagera aussi cette pensée 2. Naturellement Hegel joue aussi bien sur l'allemand que sur le latin; ne pas être en repos signifie l'inquiétude d'être. Le Geist avant de s'épanouir dans le Sens est désir inquiet et le Sens est depuis l'infinité de la souffrance l'accomplissement du désir. Hegel précise le mouvement de cette inquiétude par une formule apparemment contradictoire; il écrit: in immer fortschreitender Bewegung. Traduire, comme le veut J. Hyppolite : «un mouvement indéfiniment progressif» est un contre-sens avéré. Immer ne signifie pas indéfiniment (qui se dit: unendlich).mais toujours. Le progrès comme mouvement indéfini est la mauvaise infinité que Hegel, on le sait, dénonce chez Fichte. Que veut dire alors le segment de phrase: « mouvement toujours progressant»? Comment distinguer le progrès indéfini (que Hegel rejette) et le mouvement toujours progressant'? c'est le problème de la bonne infinité'. Cette question qui remonte à Nicolas de Cuse 5 et peut-être même à Platon 6 est la croix des interprètes de Hegel: admettons provisoirement que le mouvement en progrès se subsume sous un toujours, parce que tous les moments, comme différences internes de l'Esprit comme Sens, trouveront leur unité éternelle. L'Eternité n'est pas au début (c'est la volonté qui est première), mais à la fin comme telos.

1. Ibid, p. 300. 2. Kuno Fischer, Schellings Lehen, Werke und Lehre, Karl Winter, Heidelberg, p. 308; Feuerbach, SW (Bolin & Jodl), Stuttgart, 1960, Bd. VI, p. 104 et suiv. 3. G. Gurvitch, Fichtes System der konkreten Ethik, Mohr, Tübingen, 1924, p.364. 4. Betty Heimann, System und Methode in Hegels Philosophie, Felix Meiner, Leipzig, 1927, p. 375 - H. Niel, De la médiation dans la philosophie de Hegel, Aubier, Paris, 1945, p. 239. - Kurt Schilling-Wollny, Hegels Wissenschaft von der Wirklichkeit und ihre Quel/en, Reinhardt, München, 1929, p. 227. - Nicolai Hartmann, Die Philosophie des deutschen Idealismus, Uer Theil, Walter de Gruyter &Co, Berlin und Leipzig, 1929, p. 205. - Johannes Heinrichs, Die Logik der Phaenomenologie des Geistes, Bouvier, Bonn, 1974, pp. 170-194. - Pierre-Jean Labarrièrc, La phénoménologie de l' Esprit de Hegel, Introduction à une lecture, Paris, 1979, p. 111. Cf. Hegel, Foi et savoir, mon introduction, § 5, C. 5. E. Cassirer, Individuum und Kosmos in der Philosophie der Renaissance, Wissenschaftliche Buchgescllschaft, Darmstadt, 19'807. 6. P. Natorp, Pla/os Ideenlehre, Hamburg, Félix Meiner, 2c éd.,1961, p. 503 sq.

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PREMIÈRE PARTIE

Hegel entrelace donc ici des considérations historiques et des considérations spéculatives, Ce qui les relie, bien évidemment, c'est la détermination de la qualité de l'émergence du progrès comme mouvement. Il trouve sa signification archétypale dans la naissance (Ceburt) de l'enfant. Chaque moment du Sens est une quantité. L'enfant dans le sein de sa mère se nourrit régulièrement de son sang. Mais la naissance, la première respiration, inaugure un autre type d'existence, de telle sorte qu'un changement de qualité sépare le moment de la vie intérieure et secrète du moment où les poumons, au lieu de se charger de sang, s'emplissent d'air; il n'y a là aucune difficulté (PHG, 15, tr. H, p. 12, XIV). § 8. L'enfant qui vient de naître n'a pas sa réalité effective accomplie; il est impuissant; c'est une vie qui n'est que le concept de l 'homme adulte et puissant. De même en est-il du nouveau monde; c'est l'aurore - non pas encore le grand midi, et après lui l'heure nocturne, où se réfléchit dans la mémoire la totalité qui a rempli le jour. Le premier pas du nouveau monde sur la scène (Auftreten) de l'univers n'est que son «immédiateté». Hegel appelle l'Unmittelbarkeit, le Begriff. Il faut que le concept s'enrichisse dans l'expérience et trouve sa fonne plénière, ce faisant, grâce aux intuitions. Un édifice n'est pas encore accompli lorsque seules ses fondations ont été posées. Et, tout de même, si nous voulons voir un chêne dans toute sa splendeur organique, nous sommes déçus si on ne nous montre que le gland dont il jaillira. «AINSI LA SCIENCE, LA COURONNE D'UN MONDE DE L'ESPRIT N'EST PAS ENCORE ACCOMPLIE A SES DEBUTS.» Cette phrase est, dans une certaine mesure, énigmatique. Bien entendu, on comprend que la science, comme philosophie, reine des sciences, soit la couronne d'un monde de l'esprit. Bien entendu aussi, Hegel sait que la théologie d'une part et la métaphysique d'autre part revendiquent cette couronne, et nous comprenons très bien que la dogmatique achevée se situ'e à la fin et non au commencement. Naturellement encore Hegel assimile ici dans le mot de Wissenschaft, ou science, la théologie et la métaphysique, et nous devons admettre cette assimilation, que contestera plus tard Feuerbach. Mais pourquoi Hegel écrit-il: einer Welt des Ceistes'? Comme chaque mot est pesé, calculé, nous n'avons pas le droit d'omettre le sens que cette phrase pourrait suggérer: puisqu'il y a UN MONDE DE L'ESPRIT, IL POURRAIT BIEN Y EN AVOIR UN AUTRE. Quel pourrait être cet autre monde? Peut-être faudrait-il songer au royaume des morts et peut-être la science ici et maintenant débutante et dont le concept n'a pas été rempli par l'intuition, comme l'enfant qui

PRÉFACE

À

LA PHÉNOMENOLOGIE DE L'ESPRIT

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vient de naître, ne peut-elle nous dire qu'elle est aussi bien la science de la vie que de la mort? Hegel choisit (jusqu'à présent deux fois) l'exemple de la naissance; il ne peut parler dès maintenant de la mort de Dieu (PHG, p. 523, CCCCCXXIll). Mais enfin, on ne peut vouloir ramener cette phrase 3 une simple tournure grammaticale. Le commencement (Anfang) de l'esprit nouveau «est le produit d'un vaste bouleversement de formes de culture multiples et variées », c'est, ajoute Hegel, «le prix d'un chemin (Weg) sinueux et compliqué» (PHG, p. 16, tL H, p. 13, XIV). Dans sa Philosophie der symbofischen F ormen, E. Cassirer fera sur ce point allégeance à Hegel et définira correctement le savoir de ce chemin comme Critique de la culture. W. Dilthey, en son Monde de l'Esprit, se comptait aussi parmi les disciples de Hegel. On pourrait citer des centaines de livres illustrant le propos de Hegel, par exemple Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale de Léon Brunschvicg. Nous avons vu comment l'enfant était dans une durée continue dans le sein de sa mère où il ne cessait de s'abreuver; de même en est-il du monde nouveau et du lever de soleil, acte de naissance qui, ce faisant, l'arrache à cette succession; mais de même que dans le sein de sa mère l'enfant occupait un espace; de même donc le monde nouveau est arraché à cet espace silencieux, et trans-féré sur la sphère du monde. La naissance est l'acte de re-tourner en soi-même, hors de la succession et de l'extension, de vivre non par un autre, mais par soi, c'est-à-dire en se médiatisant par soi. Dans le sein de sa mère l'enfant n'est pas médiatisé par soi; il est nourri par le sang nourricier 1 immédiatement; mais, dès la naissance, l'enfant devra se nourrir par soi, par son acte le plus élémentaire. Ou si l'on préfère l'enfant doit avoir soin de soi - ce qu'il fait, d'ailleurs, en exprimant ses besoins. L'enfant devenu un illdividu, une totalité, est le concept simple de soi. Poursuivons la métaphore de l'enfant: cette vie intérieure fut un chemin, en lequel l'enfant, simple élément, s'est emichi et transformé et chacune de ses formes est apparue. Quant à l'enfant, c'est simple: il crie - ce cri, «la première manifestation du nouveau monde» (PHG, p. 16, tr. H, p. 13, XIV) - «n'est que le Tout enveloppé dans sa simplicité»; en revanche «pour la conscience la richesse de l'existence antérieure est encore présente dans la souvenance (Erinnerung) ». Là encore fonctionne la métaphore de l'enfant. Né, l'enfant continue de sucer son pouce, comme il le faisait dans le

1. C'est la tautologie existentielle préludant à la vie comme « ego sum, ego exista ».

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ventre de sa mère l; il se souvient de manière élémentaire de ce paradis dont il a été chassé par Dieu. De même en est-il de la science: elle ne retrouve pas dans le monde nouveau l'expansion et la particularité du contenu, la forme dans sa texture; en un mot, comme en mille, on ne lit pas dans le lever de soleil l'histoire universelle du monde, saisie en son texte, comprise comme sens, et avec ses connexions significatives et complexes.

mots entendement et raison. Cette distinction n'a pas lieu d'être introduite ici. Il n'est même pas nécessaire de souligner que non seulement la Science, mais toute science (histoire, mathématique, jurisprudence, etc.) doit se plier à cette exigence. Lorsque Hegel conclut cette première réflexion, il ne donne, contrairement à ce qu'ont pu croire certains commentateurs, comme Haering, aucune référence précise, et, bien que s'exprimant en son langage, ne dit rien qui donne un caractère excentrique à sa pensée. «L'entendement est la pensée»; c'est, si l'on tient à une référence, du Descartes; la pensée est le «pur Moi en général»; si l'on tient à une référence précise, on dira: c'est du Fichte. Que maintenant l'entendement soit le moyen permettant à la conscience de s'élever de l'absence de savoir au savoir, c'est, si l'on veut une référence aussi précise, du Leibniz. Mais ces références précises sont totalement inutiles. Il s'agit ici simplement de vérités simples, propres au bon sens, dont Hegel ne se moque pas toujours comme le croient ses commentateurs les plus autorisés. La science, poursuit Hegel, en est à son commencement l. Puisqu'elle est par conséquent incapable de présenter dans une totalité bien liée toutes les idées correctement articulées, on peut, en effet, lui reprocher d'être ésotérique. Si ce blâme vise l'existence de la Science, il est parfaitement justifié et même nécessaire pour aiguillonner le savoir dans le chemin qui le conduit vers Soi. Mais si ce blâme concerne l'essence de la Science, à savoir le prétention de valoir comme Mathesis universalis, il est totalement injustifié. Il y a ici deux idées. La première est que l'opposition fondée sur la déficience de la science et sur son essence partage les savants entre eux et particulièrement les philosophes. La seconde idée, c'est que l'idéal de la mathesis universalis (dont Hegel affirme la possibilité) peut être maquillé. D'abord qu'en est-il de la division des savants? Hegel oppose Fichte à Schelling. En ce qui concerne Fichte, Hegel qui l'a souvent critiqué de manière venimeuse et injuste (sans doute influencé par Schelling 2) se montre relativement indulgent: «Une partie insiste sur la richesse du moment matérial et sur l'intelligibilité». C'est la juste orientation. Dans ses Leçons sur l' histoire de la philosophie, Hegel sera même élogieux envers Fichte: «C'est d'abord par Fichte qu'a été

§ 9. Ici débute la réflexion hégélienne sur le statut de la Critique de la culture. Lorsque les idées ne sont pas bien soudées, de telle sorte qu'elles ne s'éclairent pas bien l'une par l'autre au sein d'une même totalité, elles enveloppent quelque irréalité. Détachées les unes des autres, les notions semblent manquer d'origine, être la possession mystérieuse de certains individus; il leur manque aussi, puisqu'elles ne sont pas liées dans un système, l'intelligibilité; une telle connaissance n'existe que dans son concept, c'est-à-dire demeure à l'état d'élément, sans connexion avec le reste du savoir; et l'individu qui la possède, ne pouvant s'appuyer sur une conception systématique, ne peut la développer - elle demeure intérieure et ésotérique. On a pu croire que Hegel visait de nouveau Jacobi; il aurait très bien pu faire allusion à Hamann. L'idée qu'il nous présente est claire et distincte. Posséder des secrets, en donner l'impression, n'est pas science. La science, c'est la communication, l'échange des pensées bien et clairement liées. Kant a eu totalement raison d'écrire: «Mais penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d'autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres?» 2 Hegel écrit: «C'est ce qui est parfaitement déterminé qui est en même temps exotérique, concevable et capable d'être enseigné à tous et d'être la propriété de tous.» (PHG, p. 17, tr. H, p. 14.) Kant et Hegel disent la même chose: l'essence de l'exotérique est la communication et l'essence de la communication est l'exotérisme. Il n'y aucun commentaire à faire ici; s'opposant aux «prophètes», Hegel parle comme tout le monde, comme Descartes par exemple. Et quand il dit que l'entendement (Verstand) - qu'il distingue de la raison CVernunft) - est le seul moyen de parvenir au savoir rationnel, il exprime tout simplement l'idée du savoir rationnel, qui traverse toute 1'histoire de la conscience européenne. Il ne joue pas, comme dans Glauben und Wissen, sur les 1. Les efforts qu'accomplissent les parents pour que l'enfant cesse de sucer son pouce constituent un acte métaphysique; c'est par là, ct par là seulement, qu'ils apposent leur signature sur l'acte de naissance d'un être libre. 2. E. Kant, Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée? tr. AP.

1. Cela signifie ici plus particulièrement que la Phénoménologie de l'Esprit elle-même ne sera pas la science achevée. Il faudra attendre l'Encyclopédie des sciences philosophiques. La doctrine des apparences du Sens n'est pas encore l'exposition méthodique du Sens. 2. R. Lauth, Hegel critique de la Doctrine de la Science de Fichte, Paris, Vrin, 1989.

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introduit le savoir spéculatif, la déduction à partir du concept, le développement libre et indépendant du concept» '. Dans son écrit intitulé Sur le concept de la Doctrine de la Science, Fichte a en effet clairement exposé l'idéal systématique, par où l'intelligibilité est assurée. Autre chose, tout à fait nouvelle, Hegel dans Glauben und Wissen avait qualifié la philosophie de Fichte comme un pur idéalisme formel 2 • Il lui reprochait de manquer le concret. Dans ces premières pages de la Phénoménologie de l'Esprit, Hegel dit le contraire, dans une certaine mesure évidemment. Il écrit que le '( parti» fichtéen insiste sur la richesse du Material. C'est, peut-être, en partant de cette indication que G. Gurvitch a écrit son beau livre, Fichtes System der konkreten Ethik. Hegel a pu être sensible aux Traits caractéristiques du temps présent de Fichte, tentative pour réfléchir par et dans l'histoire, qui est le moment matérial en sa richesse. Mais en un sens Fichte a été vaincu par le «parti» Schelling. En un sens seulement, car si le triomphe de Schelling fut possible, c'est que Fichte avait déjà été vaincu par « la force de la vérité». On sait que. selon Hegel, Fichte ne parvint pas à mettre vraiment en œuvre le projet dessiné dans son écrit programmatique 3 • Mais surtout, Fichte ne parvint pas à saisir le cœur du système de l'intelligibilité, c'est-à-dire à pénétrer le «principe (Grund) de la chose (Sache)>> (pHG, p. 17, tr. H, p. 14), ou, si l'on préfère, l'essence de la raison comme mouvement dialectique. Hegel insiste sur le silence de Fichte (qui, en effet, n'enseigna la Doctrine de la Science que dans des conférences privées 4). Hegel dit donc trois choses. D'une part, vaincu par la force de la vérité, Fichte ne fut pas satisfait dans ses exigences, «car légitimes, elles ne furent pas satisfaites ». D'autre part, c'est incontestable, Schelling a non pas dépassé, mais éclipsé Fichte dont «le silence est dû seulement pour moitié à la victoire de l'adversaire». Enfin l'autre moitié du silence s'explique par l'ennui que suscite l'attente de la réalisation d'un projet qui ne parvient pas à s'accomplir (PHG, p. 17, tr. H, p. 14-15, XVI-XVII). Hegel est donc magnanime: l'exigence de Fichte était légitime, et c'est

là chose honorable. Evidemment, cela ne suffit pas. - Envers Schelling, Hegel se montre plus sévère. Schelling a méprisé l'intelligibilité; il insiste sur «la rationalité immédiate et sur le divin». C'est grave. Méprisant l'intelligibilité, Schelling, sans s'en rendre compte, a rejoint Jacobi. Il y aura donc chez lui une poussière d'idées (la rationalité immédiate) qu'aucun système ne peut dominer'. Hegel, naturellement, fait allusion au Bruno, dialogue en lequel Schelling ne sait comment faire - ni ses interprètes - pour ajuster le Divin et le fini, si bien qu'on peut écrire avec Xavier Tilliette : «Tout fini est déterminé par un autre fini, et ainsi de suite.» Mais naturellement le recours constant au Divin dans cette poussière d'idées non seulement n'explique rien, mais nous reconduit à ce qu'il y a de plus pervers chez Jacobi. Une réflexion, très mal interprétée le plus souvent, conduit Hegel au cœur de la pensée de Schelling: «Ils attirent sur leur terrain une masse de matériaux, c'est-à-dire tout ce qui est déjà connu et déjà mis en ordre; et s'occupant spécialement d'étrangetés et de curiosités, ils ont l'air de posséder tout le reste ... » Manifestement, Hegel pense aux grands Dictionnaires de l'époque classique, celui de Bayle, plus sûrement celui de Moreri (sans rien dire des Grimm). Moreri, dans les huit énormes volumes de la 18 e édition de son grand Dictionnaire (la seule correcte), rassemble tout ce que l'histoire avait organisé et il introduit des faits bizarres, curieux. On se dit: « Mais s'il sait cela, il sait tout!» De plus, suivant l'ordre le plus arbitraire, l'alphabet, Bayle et Moreri suivent une structure parfaitement formelle, capable d'intégrer tout contenu. Schelling, selon l'esprit, n'a pas procédé autrement: il a attiré en sa Philosophie de la nature une masse de données, qu'il a réparties, au petit bonheur la chance, dans les différentes combinaisons de l'infini et du fini et de l'identique et du non-identique. Comme l'alphabet, cet ordre sans nécessité peut s'appliquer à tout. Il n'y a pas de mot qui ne puisse rentrer dans l'ordre alphabétique. Cet ordre 2 évidemment ne montre pas comment le réel s'est organisé. De même que Bayle plaque sur l'Histoire l'alphabet, de même Schelling plaque sur la réalité ce qu'il appelle l'Identique. Mais Schelling descend audessous de Bayle. L'alphabet est, sans doute, un ordre arbitraire, formel; il ne s'ensuit pas que tout se répète. En revanche l'ordre de Schelling n'est qu'un schéma, toujours identique, de telle sorte que le principe ne cesse jamais de se manifester dans les phénomènes les plus

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1. Hegel, SW (Gloekner), Bd. XIX, p. 363. 2. Dans la section consacrée à Fichte l'expression d'idéalisme formel revient quanmte-sept fois. 3. M. Gueroult (dont l'erreur fut d'expliquer Fichte, en partant non de luimême, mais de Hegel) exposa avec une grande clarté le jugement hégélien sur la Doctrine de la Science; cf. L'évolution et la structure de la Doctrine de la Science chez Fichte, Publications de la Faculté des Lettres de l'Université de Strasbourg, 1930, T. II, p. 227 et suiv. 4. Hegel a très certainement su que Fichte donnait des exposés privés. Mais, pour lui, cela équivaut à un silence.

1. Xavier Tillictte, Schelling, Une philosophie en devenir, Paris, Vrin, 1970, p. 342. Judith Schlanger, Schelling et la réalitéjïnie, Paris, P. U. F, 1966. 2. Cf. Kuno Fischer. op. ci!. p. 358 : "Le fil qui unit ces idées entre elles est fac ile à connaître. »

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divers; « ... la répétition informe de l'Identique» est «une fastidieuse apparence de diversité ».1 Répétition signifie «piétiner» (inconsciemment) dans le chemin. La formule restant la même qu'au début, on croit avancer, mais on n'avance pas 2. Sans doute, Schelling a une «idée bien vraie» : il faut déployer l'ordre du réel. Mais il appréhende cette idée de telle sorte qu'elle reste stérile. Tout est plongé dans « l'élément calme» de la formule, si bien que le mouvement, par où jaillit la richesse du réel, est mort et exsangue. Hegel conclut en parlant de formalisme monochrome. Il y a là peut-être une insulte. Schelling s'était vanté, en effet, de penser ce que Goethe avait intuition né en sa Théorie des couleurs; dénoncer après cela le formalisme monochrome de Schelling, c'était dire que de plus il n'avait rien compris à Goethe. Hegel avait beaucoup de mots pour définir le formalisme de Schelling: identique, monotone, répétitif, etc. - ce n'est pas par hasard s'il a choisi un terme faisant allusion à la couleur (PHG, p. 18, tL H, p. 19, XVIII). Hegel dénonçant la prétention de Schelling: vouloir «faire passer cette monotonie (Eintonigkeit)3 et cette universalité abstraite pour l'Absolu », dit aussi que Schelling a bien tort de se plaindre d'être incompris: on ne saurait le comprendre, car ce n'est qu'un schéma vide, si ce n'est le vide lui-même, où il n'y a rien à comprendre. Schelling, non seulement s'en est retourné à Jacobi, mais encore a régressé dans la science philosophique. Autrefois «la possibilité vide de se représenter quelque chose d'une autre façon suffisait pour réfuter une représentation », et, par exemple, commentant Locke, Leibniz dans ses Nouveaux Essais sur l'entendement humain proposa une autre manière de voir les choses, manière qui, comme le montra Kant, n'était qu'une possibilité vide, puisque tout consistait à intellectualiser arbitrairement ce que Locke sensualisait non moins arbitrairement. Et alors, en ce temps, «cette seule possibilité, la pensée universelle, avait toute la valeur positive de la connaissance effective» (PHG, 18, tr. H, p. 16, XIX). La philosophie chez Locke et Leibniz n'était qu'un point de vue. Et on peut, arbitrairement, changer de point de vue. Récemment encore, un élève de Kant avait intitulé son ouvrage: L'unique point de vue', etc. Mais un unique point de vue est une aberration; il est toujours possible de changer de point de vue. Schelling ne procède

pas autrement que Locke ou Leibniz; il prend comme point de vue son schéma, au lieu de s'immerger dans la chose elle-même pour en suivre le développement organique; autrement di t il accorde «toute la valeur à l'Idée universelle dans cette forme d'irréalité». Le schéma de Schelling est l'irréalité. Comment s'étonner, dès lors, que la prétendue méthode spéculative de Schelling consiste à précipiter toutes les réalités dans l'abîme du formel; sans que ées réalités, ces différences, dit Hegel, soient intégrées rationnellement, de telle sorte qu'elles tombent dans le vide? Hegel dénonce de plus la contradiction de Schelling: il ramène tout le fini à l'infini, à l'Absolu; mais dans l'Absolu le fini s'évanouit dans sa précision, car dans l'Infini, dans l'identité, «tout y est un». Comment Schelling n' a-t-il pas vu qu'érigeant son Absolu, A = A, il s'opposait à la science, comme «connaissance distincte et accomplie», donc comme système intelligible? Comment réfuter le formalisme? A cela Hegel répond seulement en disant que «la connaissance de la réalité effective absolue» doit devenir claire. La meilleure réfutation du formalisme consiste à construire la science. Tant que celle-ci ne sera pas élaborée, le serpent du formalisme n'aura pas la tête tranchée.

1. Ibid. 2. Il en va de même de la critique de l'idée de progrès chez Kant. Puisque chaque pas en avant s'anéantit, Hegel dit ironiquement: on progresse. 3. Ici la critique est musicale. 4. J. S. Beck.

§ 10. Hegel se croit néanmoins en droit d'anticiper: «Selon ma façon de voir, qui sera justifiée seulement dans la présentation du système, tout dépend de ce point essentiel, saisir le Vrai non pas comme substance, mais comme sujet ». Il est tout-à-fait clair que la science n'étant pas encore exposée, Hegel ne peut présenter sa pensée que comme un point de vue: «Selon ma façon de voir ... ». Dans l'esprit de Hegel le destin du point de vue, de la façon de voir, est d'être aboli par la science. La substance, c'est évidemment le monde nouveau avec toute sa richesse. C'est cette substance qu'il faut conduire, par la science, à devenir sujet, c'est-à-dire conscience de soi. Il est tout à fait plausible que Hegel ait regretté de ne pouvoir utiliser le mot Aufkliirung. Mais ce noble terme a été à ses yeux galvaudé, et de la pire manière, chez Mendelssohn. La substance, le monde nouveau, renferme en soi «l'immédiateté du savoir même», c'est-à-dire que le monde est conscient, et cette conscience est «être ou immédiateté », car l'être et la conscience sont une seule et même chose. Toutefois le savoir de l'être ne peut se savoir comme savoir que s'il s'élève à la conscience de soi. Naturellement, tant que le développement de la science n'est pas achevé, on voit s'exprimer l'instinct plutôt que la raison. Ce fut sous l'effet d'une répugnance instinctive que, par exemple, on redouta que se répande la conception de Dieu selon Spinoza, car on croyait, la Pensée n'étant plus qu'un attribut, que la

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conscience de soi (le mode fini) se supprimait radicalement en elle 1. Quant à la position contraire, on l'attribue, souvent à tort, à Fichte. Cette position consiste à choisir contre la Substance la Pensée, le Moi absolu, et c'est ce que fit Schelling dans sa première œuvre, Yom [ch, écrivant à Hegel le 4 février 1794 : «Pour Spinoza, le monde (l'objet, en opposition au sujet) était tout; pour moi c'est le Moi»2. Mais Schelling évolua et tenta de concevoir l'unité de la pensée avec l'être de la substance, produisant cette unité comme intuition intellectuelle 3. La critique ici proposée de l'intuition intellectuelle reconduit à la dénonciation du formalisme: «Il s'agit de savoir, écrit Hegel, si cette intuition intellectuelle ne retombe pas dans la simplicité inerte et ne s'expose pas la réalité effective d'une manière irréelle» (PHG, p. 20, tf. H, p. 17, XXI). C'est que l'intuition intellectuelle, dont Schelling se sert dans Yom [ch avant Fichte (qui donc doit être mis à part), est indifférenciée: elle s'applique à tout et à rien. Reprenant son affirmation initiale, Hegel écrit: «La substance vivante est en outre l'être qui est en vérité sujet ... ». Un être qui ne se possède que comme sujet est concept, sens. L'être est Sens. Voilà ce qu'est l'idéalisme hégélien. Cet idéalisme ne consiste pas à conférer une priorité à la représentation., mais à dire que l'être n'est que s'il est sens, et, s'il faut caractériser la philosophie de Hegel, c'est non pas au réalisme - doctrine qui ne s'entend pas avec elle-même - qu'il faudra l'opposer, mais aux philosophies de l'absurde, comme celles si profondes de Kierkegaard et de Chestov. Ou bien, écrit Hegel, on peut aussi dire qu'il s'agit de «l'être qui est effectivement réel, mais seulement en tant que cette substance est le mouvement de s'auto-poser

(Sichselbstsetzen), ou est la médiation (Vermittlung) de son devenirautre avec soi-même» (PHG, p. 20, tr. H, p. 17, XXI). Par autoposition, même s'il emprunte à Fichte l'expression, même si dans le setzen il faut lire le latin, ponitur, Hegel n'entend pas revenir à la scolastique, car ce qui se pose soi-même, c'est la vie et le setzen est la respiration, le souffle pur de l'âme. Médiation signifie: se faire être, se faire exister. La médiation la plus élémentaire est la respiration en laquelle la vie se ressource, se médiatise. Evidemment on ne peut s'en tenir là 1. Mais par l'acte simple de respirer (atmen 2) l'être se renouvelle, de-vient. Comme sujet la substance est simple négativité, la scission du simple. Dans l'acte de poser, pour s'exprimer comme Fichte, il y a d'une part la position et l'acte de se poser, et, en même temps, la position étant comprise dans le poser, la négativité est la négation de cette diversité indifférente et de son opposition. En d'autres termes la thèse (la position) et l'antithèse (l'être-posé) ne sont pas des moments radicalement dissociés, formant dans leur synthèse une unité extérieure. Interpréter ainsi Hegel serait, comme on l'a souvent fait, revenir au formalisme de Schelling 3 • Hegel parlant de scission n'a pas en vue seulement l'idée fichtéenne, commode dans une introduction. Il pense, principalement, à la vie, qui partant de la sensation se divise en mouvements centripètes et centrifuges, pour dans un effort d'unification parvenir à l'équilibre, qui se traduit dans l'action ou est plutôt l'action même. Seule cette égalité devenue est le vrai, car, devenant sujet, la substance se médiatisant devient l'Acte. La vérité de la Substance n'est pas l'être mort, mais l'Acte: «Le vrai est le devenir de soi, le cercle qui présuppose sa fin comme son commencement et qui a au commencement sa fin et qui par sa réalisation seule se trouve en sa fin effectivement réel ». L'Acte qui émerge de la vie, scindée en même temps qu'unifiée en son équilibre, ne s'atteint que s'il s'accomplit. Hegel revient donc à la critique de Jacobi, ou si l'on préfère à celle de Schelling, ce qui est indifférent, puisque Schelling, sans en avoir conscience, est revenu dans le sentier de Jacobi. L'Idée absolue de Schelling, écrit-il, «sombre jusque dans l'édification et même jusqu'à la fadeur quand y manquent le sérieux, la souffrance, la patience et le

1. J'ai fait allusion dans Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée? au conflit du panthéisme, qui devait laisser des traces profondes dans la pensée allemande au XIX e siècle. Pour bien comprendre ce que dit Hegel, il convient de savoir que la pensée de Spinoza fut tellement repoussée qu'on ne trouve qu'une seule édition de l'Ethique au XVIIIe siècle, celle annexée à la troisième édition de la Réfutation de l'Ethique par Wolf, en 1743. C'est par cette édition que Jacobi découvrit le système de Spinoza. Enfin éditée à la fin du XVIIIe siècle, l'œuvre de Spinoza jaillit dans la sphère de la pensée en même temps que la Critique de la raison pure et Kuno Fischer eut, vraiment, une idée très heureuse en écrivant que surgirent ensemble le système de la pure nature et le système de la raison pure. 2. Hegel, SW (G. Lasson-J. Hoffmeister) Bd. XVII, p. 22. 3. Je rappelle que dans les Principes de la Doctrine de la Science Fichte n'a jamais écrit les mots intuition intellectuelle. Cf. AP, La liberté humaine dans la philosophie de Fichte, 2" éd. Paris, Vrin, 1980, et Les structures de la W-L 94-95 in Kant et Fichte, études de philosophie allemande. 4. Hegel, La différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, précédé de K. L. Reinhold, Eléments d'un tableau de la philosophie au début du XIX e siècle, etc., tr. B. Gilson, Paris, Vrin, 1986.

1. Rousseau écrit dans l'Emile: «Vivre n'est pas respirer, c'est agir». Sans doute, mais sans la respiration élémentaire l'action par laquelle l'être se transforme n'est pas concevable. 2. On sait que ce mot en sanscrit signifie l'âme. 3. John Mc Taggart, Studies in the hegelian dialectic, Cambridge, 1922, p. 165.

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travail du négatif... » (pHG, p. 20, tf. H. p. 18, XXoII). Laissons de côté les diverses interprétations du travail chez Hegel, et plus particulièrement l'interprétation marxiste 1. Nous sommes ici sur le terrain de la logique de la philosophie et Hegel critique l'idée de foi chez Jacobi, révélation intérieure donnée, qui ne suppose aucun effort. Mais l'homme ne peut se contenter d'une philosophie paresseuse. Dans Foi et savoir Hegel écrivait: «L'exposé et l'acte de philosopher doivent pour commencer se porter vers l'homme et sur lui; être placé sur cette terre et la façon dont se déroulent nos actions, voilà ce qui détermine aussi notre connaissance »2. Bien entendu le but ultime de Hegel est de restaurer la théologie; mais cela n'est possible que sur le fondement du monde humain. Sans anthropologie, pas de théologie, et la théologie est la vérité de l'anthropologie. Feuerbach tentera d'inverser ce rapport, sans renoncer à intégrer l'idée de travail- c'est sans doute le meilleur interprète de Hegel et son seul adversaire raisonnable. Travailler, c'est, pour Hegel,faire son salut, en dépassant l'Entfremdung. Entfremdung peut signifier aliénation si l'on interprète correctement le terme, à savoir être-étranger-à-soi. Je ne suis pas donné à moi-mêmecomme le croit Jacobi recevant en son âme des idées fulgurantes toutes faites, qui ne sont pas les siennes, de telle sorte qu'il ne peut quand il exprime ses idées que dire des choses vulgaires.c'est-à-dire inexistantes. Je ne suis pas donné à moi-même et je dois pour ne plus demeurer étranger à moi-même, devenir un Acte qui se cultive. Travailler, c'est, à tous les niveaux, et plus particulièrement à celui de la pensée, cesser d'être étranger à soi pour devenir pour soi, ou, si l'on préfère: la substance doit devenir sujet. D'ailleurs qu'on y réfléchisse: quel est le monde de l'Entfremdung? C'est, dit Hegel (PHG, p. 20, tr. H, p. 18, XXII), «l'en soi» comme universalité abstraite, la simple vie non médiatisée «dans laquelle on fait abstraction de sa nature sienne qui est d' être-pour-soi ». Comme la forme, c'est-à-dire la négativité, le travail, est écartée par l'abstraction de l'âme plongeant dans l'édification, on s'engage dans une perspective contraire à l'exigence d'intelligibilité; croyant en l'illumination divine, on croit aussi que l'intuition absolue rend inutile la paideia. Mais la Bildung, autre mot pour désigner la forme comme paideia, est «aussi essentielle à l'essence» -le monde nouveau - que celle-ci l'est à soi comme vie

1. Dans la mesure où le travail est la catégorie universelle, le marxisme pourra toujours se subsumer sous celle-ci et, partant de là, en tenter la récupération. Cf. A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, N. R. F, 1947. 2. Foi et savoir, p. 146.

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première. La forme est le sens de l'en soi, sens en lequel elle devient humaine et accomplit son salut. § Il. «Le Vrai est le Tout ». Le Tout n'est rien d'autre que l'essence ou la vie substantielle s'actualisant dans un système intelligible, et puisque ce système demande du temps - et d'abord le temps de la pensée -, c'est-à-dire du travail, il faut dire de l'Absolu qu'il est résultat (PHG, p. 21, tr. H, p. 19, XXIII). Tout travail ne trouve son sens que fini et l'acte qui signifie la liberté intérieure au travail est la conclusion. Comme ils ne travaillent pas, ni Schelling ni Jacobi ne peuvent conclure; rien ne dit que lorsqu'ils auront écrit le mot fin une nouvelle intuition divine ne viendra pas bouleverser leur succession d'idées, dépourvue de raison. Une « petite réflexion », donc une réflexion aussi brutale et solide qu'un clou, s'impose, car, dit Hegel, écrire que l'Absolu est résultat peut paraître paradoxal. Dans l'Evangile selon saint Jean, comme chacun sait, il est écrit qu' «Au début était le Verbe». Mais, pour nous, comprendre cette aurore absolue du Verbe, c'est le résultat de notre réflexion philosophique, où nous comprenons la Menschwerdung Gottes. Mais Hegel se refuse à aller si loin en ce paragraphe. Si je dis: tous les animaux, j'esquisse bien l'idée d'une zoologie, mais ce n'est pas encore la zoologie. Les mots ne sont pas encore les choses. Pour que le mot cesse d'être un concept vide et la chose une intuition aveugle, il faut tout simplement du travail. Mais l'homme est paresseux parce qu'il est habité par une «horreur sacrée », comme si, par exemple, la médiation nécessaire pour lier concept et intuition dans le mot de Dieu revenait à dire que le mot de Dieu ne suffit pas, ce qui suscite une aversion profonde. Voilà pourquoi, dans la pensée, le travail se bloque, pour ainsi dire, dans le mot, qui, cessant d'être un moyen pour s'exprimer, devient un mur pesant de silence. D'où procède cette horreur sacrée? Elle a essentiellement sa source d'une part dans l'ignorance de la nature de la médiation, et d'autre part dans l'inconscience de l'acte de connaître absolu (PHG, p. 21, tr. H, p. 19, XXIV). La médiation est, nous le savons, le travail. Travailler, c'est par exemple procurer à une intuition son concept; Kant le savait, non pas Jacobi; plus généralement c'est conférer à une chose son SENS et en conférant ce sens s'approprier la réalité, en l'intégrant au Pour soi, en réduisant par conséquent l'ENTFREMDUNG. Térence dit avec raison: « Rien de ce qui est humain ne m'est étranger ». Pour que cela soit effectif, il faut dans le travail abolir ce qui m'est étranger. Quant à l'acte de connaître absolu, il ne faut pas ici

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le confondre avec l'acte de connaître l'Absolu. Hegel, parlant d'un acte de connaître absolu, entend par là un acte contribuant à la constitution du système de la connaissance exotérique, et son caractère absolu tient au fait qu'il est susceptible de s'organiser fermement avec d'autres actes dans une totalité systématique. Revenant sur la médiation Hegel dit d'abord qu'elle est «l'égalité à soi se mouvant soi-même»; plus haut il parlait de «l'auto-mouvement de la forme», il disait que «le vrai est le devenir de soi-même». L'égalité qui est la vie immédiate, reprise dans la conscience réfléchissante, est le «Je pense», dont parle Kant 1 avec raison, mais dont il méconnait l'essence dynamique 2 • Se mouvoir signifie: réfléchir, re-venir à la source de la pensée pour en repartir; c'est ce dont le cœur nous donne l'image. La négativité, par conséquent, «réduite à sa plus simple abstraction est le simple devenir ». L'abstraction ici opérée pour procurer l'image consiste à écarter l'immortalité de la pensée pour ne fixer son attention que sur le cœur mortel. Le Moi (Fichte l'a bien vu, c'est pourquoi, comme on l'a rappelé, Hegel le regarda comme le premier ayant su penser dialectiquement) est le devenir en général 3. Ou encore l'acte est en raison de sa simplicité (seiner Einfachheit willen ... ) (PHG, p. 21, tr. H, p. 19, XXIV) l'immédiateté qui devient. Là encore Hegel est d'accord avec Kant: le jugement est l'acte simple de la négativité qui constitue la pensée comme savoir. Et, constituant le monde comme totalité exotérique, le jugement est aussi l'immédiat lui-même. Mais la réflexion n'est pas extérieure au contenu, précisément en raison de sa simplicité. Chez Schelling, il est vrai, comme chez Jacobi - n'oublions pas que Hegel regarde Jacobi comme le moment subjectif dans les philosophies de la réflexion - le savoir reste extérieur au réel, au monde, alors que conférant aux choses leur sens il en fait partie, comme il est un moment du Sens, qui donne, depuis son infinité, sens à tout ce qui est sens. La réflexion fait que le vrai (le Sens, ou le Logos) devient résultat pour nous et, par exemple, nous comprenons que le Verbe était au commencement. De même la rét1exion supprime 4 1'opposition entre le Vrai (au commencement était le Logos) et son devenir. Tant que le savoir ne 1. AP, Le transcendantal et la pensée moderne. L'émergence de l'idéalisme transcendantal. 2. Foi et savoir, p. 110. 3. C'est ce qui se traduit par le Devoir-être chez Fichte. On connaît la très célèbre expression de Hegel ramassant en elle tout le fichtéanisme : « Etre libre n'est rien, devenir libre c'est le Ciel.» 4. Nous ne sommes pas désireux de nous singulariser à tout prix; nous reprenons la traduction devenue classique de Aufheben, traduction sur laquelle 1. Hyppolite a été d'ailleurs le premier à faire des réserves.

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s'est pas approprié le vrai, une opposition subsiste, bien que le savoir soit simple (le jugement) et ne diffère pas «de la forme qui consiste à se montrer comme simple dans le résultat». Hegel pour mieux se faire entendre reprend l'image de la croissance de l'homme, regardé depuis le sein de sa mère. Embryon, il est bien en soi homme; mais évidemment l'embryon ne se sait pas comme homme. Et il doit devenir pour soi homme, une raison cultivée. Condillac s'était donc justement exprimé dans le Traité des sensations, disant que la statue devait devenir pour elle-même ce qu'elle est pour nous. Le passage de l'en-soi au pour-soi est la CULTURE. Là encore, remarquons-le, Hegel ne dit rien de très différent de ce que disait l' Aufkliirung, et c'est une faute, pratiquement systématique chez les commentateurs de Hegel, que de l'opposer massivement aux Aufkliirer '. § 12. Plusieurs obstacles s'opposent à cette pensée si simple. Hegel s'en prend à Kant et, sans il est vrai présenter une réfutation détaillée, à la seconde partie de la Critique de la faculté de juger. Comme Bergson 2 il croit que Kant a détruit le concept de finalité externe, pourtant indispensable pour comprendre que dans le tout de la culture chaque moment, en sa spécificité, ne laisse pas d'être pour un autre. De la sorte l'idée de fin, sans laquelle on ne saurait pénétrer le processus qui conduit l'embryon à devenir homme, est tombée dans le mépris. Sans affirmer s'il la reprend entièrement à son compte (car, ne l'oublions pas, Hegel se rattache à la tradition germanique, débutant avec Jakob Boehme), l'auteur de la Phénoménologie de l'Esprit indique quelle profondeur enveloppe le concept de finalité externe. La fin chez Aristote est le telos et il est clair que Hegel pense ici au livre XII de la Métaphysique. La fin est en repos: le Premier moteur n'agit pas par un acte. Mais il est ce qui attire les êtres à lui, puisqu'il les fait agir par amour et désir (kinei os eromenon) 3. Immobile, le Premier moteur, puisqu'il anime par le désir, est sujet et même sa force de mouvoir, prise abstraitement, c'est-à-dire sans pénétrer dans le détail des êtres 1. Sans doute Hegel détestait Mendelssohn, mais c'est qu'entraîné par Kant il le jugeait dogmatique. Il n'a pas vu (les commentateurs de Mendelssohn non plus d'ailleurs) que Mendelssohn était le philosophe de la traduction. Mendelssohn n'a pas seulement traduit de l 'hébreu en allemand, mais aussi des poètes comme La Fontaine et on lui doit la meilleure traduction allemande du Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes de Rousseau. Traduire, c'est unir exotériquement les hommes et les cultures. Hegel n'aurait pas récusé ce point de vue, mais l'œuvre de Mendelssohn a échappé à ses contemporains. Il n'a pas été compris, même dans les cercles juifs. 2. H. Bergson, L'Evolution créatrice, p. 41. 3. Nygren, Eros el Agape, Paris, Aubier, 1944, vol. J, p. 204.

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soulevés par le désir, «est l'être pour soi ou la pure négativité ». Suit la phrase sans doute la plus difficile de toute la Phénoménologie de l'Esprit. Poursuivant son analyse d'Aristote Hegel écrit: « DAS RESULTAT IST NUR DARUM DASSELBE, WAS DER ANFANG. WEIL DER ANFANG ZWECK IST» (pHG, p. 22, tr. H, p. 20, XXV). Il n'y a pas vraiment à se battre sur la traduction. Nous écrirons donc: « C'est pourquoi seulement le résultat est le même que ce qu'est le début, parce que le début est fin.» On peut transcrire, en s'appuyant sur nos précédentes analyses: «C'est pourquoi seulement le résultat est la même chose que le commencement, parce que le Verbe était fin». Peut-on assimiler, comme semble le vouloir Hegel, la conception spécifiquement grecque du divin et la conception chrétienne et de plus peut-on concilier la synthèse de ces deux conceptions avec la pensée germanique, qui se renferme dans le Geist? Hegel sait naturellement que l'Incarnation, la Menschwerdung Gottes, est inconcevable dans la sphère de la pensée grecque où 1'homme s'élève vers Dieu, sans que jamais l'Absolu ne descende vers lui, comme c'est le cas dans le christianisme saisi en son essence. Nygren a écrit l'histoire de ces confusions culturelles. Hegel n'est pas un auteur mineur; même quand il se trompe, il prouve par la richesse de ses questions qu'il est un penseur de première force. Mais il est clair qu'ici nous nous trouvons devant la plus grande déviation du luthéranisme. Hegel va encore plus loin dans son commentaire de la pensée d'Aristote. Le premier moteur (, Cet être en soi et pour soi est d'abord «pour nous ou en soi», C'est l'affirmation la plus haute et la plus hardie de Hegel. Dieu est d'abord pour nous et c'est nous qui devons l'élever de son en soi, ou encore de sa substantialité, jusqu'à la conscience de soi, Le Christ ne sera conscient de soi que si les hommes, œuvrant pour leur salut, l'amènent au début de son Règne: «Il doit être le savoir du spirituel et le savoir de soi-même comme Esprit». C'est une idée folle et profonde: Le Christ ne se comprendra que si l'homme, œuvrant pour son salut, le comprend. Aussi bien le sens de la mort de Dieu est dans les mains des hommes. Comme la rose mystique le Logos doit renaître du fond de sa mort. Hegel ajoute: « [le spirituelj doit être objet de soi-même et en même temps doit être immédiatement aussi comme objet supprimé et réfléchi ». Cela signifie d'une part que l'Homme-Dieu doit être conscience de soi, mais aussi que d'autre part il ne soit plus objet sensible immédiat, crucifié, mais

la citation déformée de Schiller qui achève la Phénoménologie de l'Esprit parle d'un «royaume des esprits ». Ce qui ne laisse pas d'être étrange, c'est l'audace de Hegel. Ivan Iljin, qui, sans doute, fut un des meilleurs interprètes de Hegel, voulait voir en lui un mystique' et lui accordait par conséquent le droit à un certain «vague» qui, en effet, auréole toute mystique. Mais Hegel dit clairement que ce qui doit amener à son Sens le Logos, c'est la Science. Cette science est évidemment la théologie comme prima philosophia. Mais Hegel n'envisage pas un seul instant de tomber dans une théologie négative. Ce qu'il veut développer, c'est la production de la théologie positive, comprise comme Bildung ou travail humain, ou encore comme culture. Les grands moments humains sont les éléments positifs de la théologie conçue comme réalisation positive et l'idée suivant laquelle, dans le travail des hommes, par exemple, le sens de la mort de Dieu est entre les mains d'esprits finis est une idée extraordinaire; on pense généralement le contraire: à savoir que le sens de la mort des hommes est dans les mains de Dieu. La grande idée de Hegel est donc la suivante: le destin de Dieu se joue dans la destination de l'homme, A bien y regarder, il a raison, si l'on consent à élargir le principe de la dogmatique luthérienne.

SENS A L'INTÉRIEUR D'UN SYSTÈME, DONT IL EST LE CENTRE COMME FIN.

Comme il faut bien distinguer on dira que cet objet «est pour soi seulement pour nous, dans la mesure où son contenu spirituel est produit par lui», Traduction: si le Christ en croix est seulement pour nous, seulement pour nous hommes, seulement pour nous en tant qu'êtres humains, c'est parce que l'Incarnation (die Menschwerdung Gottes) est le pur produit divin, le pur contenu spirituel. Mais, ajoute Hegel: « ... en tant que l'objet même est aussi pour soi-même, c'est que cet engendrement de soi, le pur concept, est en même temps l'élément objectif en lequel il possède sa Présence, et de la sorte, dans sa Présence, il est pour-soi même objet réfléchi en soi". Cette phrase a toujours semblé bizarre dans les études hégéliennes. Et de fait Hegel semble se contredire: d'une part il dit que nous devons élever le Logos à lui-même et d'autre part il dit que le Logos, dans le Devenirhomme de Dieu, se possède. C'est oublier la distinction de la substance et du sujet. La Présence du Logos pour nous est le moment substantiel par où débute ou commence l'œuvre humaine; la Présence du pur concept est la Présence de Dieu comme sujet parmi les hommes. La conclusion est à la fois banale et étrange: « L'esprit qui se sait ainsi développé comme esprit est la Science. Elle est sa réalité effective et le royaume qu'il se construit dans son propre élément», Le Logos est au centre et à la fin du système; résumant toute la culture, la science est la réalité effective du Logos et les moments du savoir sont son royaume-

§ 16. «Le pur savoir de soi (reine Selbsterkennen) dans l'êtreautre absolu, cet éther comme tel, est le fondement et le terrain de la science, ou le savoir dans son universalité,» (PHG, p. 24, tr. H, p. 23, XXX.) Hegel nomme éther la conscience du Dieu crucifié, alliant en lui l'intériorité absolue et la souffrance sur la Croix. Dans la dogmatique l'éther possède un sens précis; on s'en servait pour signifier l'étendue immense d'une substance subtile et fluide dans laquelle sont les corps célestes. Il y a chez Hegel cette idée et non pas, conuue on l'a cru, une concession à la Naturphilosophie de Schelling. Comme nous l'avons vu au § 5, Hegel parlant des Anciens faisait allusion aux étoiles, Ici il parle d'éther et, d'après l'explication du mot qui vient d'être donnée, on voit qu'il veut dire à peu près la même chose, La présence du Logos est la possibilité d'un dialogue immense et infini entre l'homme et Dieu, parce que. compris comme « éther comme tel », le Logos est semblable à la substance en laquelle se meuvent les corps célestes. Le commencement de la philosophie présuppose et exige que la conscience se trouve dans cet élément; et l'on dit, en effet, que l'éther est un élément. Ce n'est pas la peine de philosopher ni de méditer si, au commencement, on n'a pas en vue le Logos. Mais cet élément n'atteint 1. lY3n Iljin, Hegels Philosophie ais kontemplative Gotteslehre,

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sa perfection (Vollendung), sa transparence (Durchsichtigkeit), que par le mouvement de son devenir. Ce mouvement, nous le savons, c'est la Bi/dung, qui renferme cette pensée très étrange, bien que compréhensible : Dieu a besoin des hommes et leur histoire est son Histoire, leur réalisation Sa réalisation!. Mais Hegel poursuit: «Il s'agit de la pure spiritualité comme étant l'universel, qui a la modalité de la simple immédiateté: ce simple, quand il a une telle existence, est le sol, la pensée, qui n'est que dans l'Esprit.» A la fin de la Phénoménologie de l'Esprit, Hegel évoquera le Golgotha de l'Esprit absolu. Voilà l'existence du Logos dont émane une immense lumière à laquelle 1'homme doit tout re-lier et cette existence sur le sommet du Golgotha n'a évidemment de Sens que dans le Geist. L'exigence, au sens de Luther, est la compréhension du Logos et Hegel exprime très clairement la Menschwerdung Gottes, comme transfiguration (Verkliirung). Il appelle l' essentialité transfigurée «la réflexion qui, elle-même simple, est pour soi l'immédiateté comme telle, l'ETRE qui est la réflexion en soi-même». L'immédiateté et la réflexion qui s'unifient dans la Menschwerdung constituent l'ETRE EN TANT QU'ETRE et c'est à partir de là seulement que l'être comme étant reçoit son sens. «De son côté la science réclame de la conscience de soi qu'elle soit élevée à cet éther pour qu'elle puisse vivre en elle et avec elle, et pour qu'elle vive.» Hegel introduit pour la première fois décisivement l'idée de vie, et bien loin de dire, comme on l'a vu avec Fichte, que la spéculation est étrangère à la vie, il dit que la spéculation, la science, exige un effort de la conscience pour que, baignant dans la vérité du Logos, elle vive. Comme la science achevée n'est rien d'autre que l'Esprit absolu ou le Logos, élevé à la conscience de soi, on peut dire qu'en lui ou en elle «nous avons la vérité, le mouvement et la vie». Mais Hegel ne perd pas de vue l'idée qu'une science doit être une paideia. Une science qui n'existerait que pour celui qui la possède serait une science vaine. Hegel reprend intégralement les exigences de la communication élaborées par l'Aufkliirung. L'individu - ce dont se préoccupe justement l'Aufkldrung - a un droit sur la science, droit qu'il possède parce qu'il détient, dans son indépendance absolue, un savoir; et ce savoir de savoir, non pas encore du savoir, détermine l'individu comme être libre et raisonnable, auquel on ne saurait refuser d'accéder à la science, même et surtout si la science présente au sujet du même objet un savoir autre que le sien. L'écriture de Hegel se fait 1. On trouve d'après Vladimir Jankélévitch des idées semblables chez le dernier Schelling, cf. L'Odyssée de la conscience dans la philosophie de Schelling, AJcan, Paris, 1934.

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platonicienne. Le point de vue de la conscience de l'individu «vaut pour la science comme l'Autre» (PHG, p. 25, tr. H, p. 24, XXXI). Ainsi le savoir de Calliclès vaut pour Socrate comme l'Autre. Dans son savoir -la rhétorique chez Callic1ès -l'individu «se sait près de soimême», tandis que la science y voit plutôt «une perte de l'esprit»; quant à la science, en l' occurence la dialectique, elle est pour la conscience eine jenseitige Ferne, un domaine lointain, dont elle a bien sûr le pré-sentiment, sinon Calliclès n'engagerait pas le dialogue, mais qu'elle ne maîtrise en aucune façon. Hegel écrit alors une phrase importante!: «Chacune de ces deux parties semble constituer pour l'autre l'inverse (das Verkehrte) de la vérité» (PHG, p. 25, tr. H. p.24, XXXI). Le passage d'un moment à l'autre est la conversion et Hegel, ayant dit que la philosophie ne doit pas être édifiante, reprend au niveau de la science le thème de la conversion, réunissant ce que Kant séparait'. Hegel semble véritablement faire allusion au Gorgias. Il explique très bien (et c'est le cas de toutes les conversions) que l'individu (Calliclès) éprouve une violence qui lui paraît arbitraire 3 • D'ailleurs, Hegel se croit en droit de généraliser: «Que la science soit en elle-même ce qu'elle voudra, elle se présente dans sa relation à la conscience de soi comme l'inverse de celle-ci.» S'élever à la science, c'est pour la conscience de l'individu «un nouvel essai de marcher sur la tête». On ne peut mieux exprimer l'idée de conversion. Et Hegel ajoute une redoutable précision: l'homme qui commence à marcher sur la tête ne «sait pas ce qui l'y pousse»; c'est que la conversion conduit loin et qu'i! faut bien du temps avant que de comprendre à quelle nécessité on a cru devoir obéir. Calliclès a oublié la géomé~rie; il doit tout reprendre et un jour, peut-être, contemplant l'Idée du Bien, il comprendra, enfin, à quelle loi céleste il s'est soumis. Aussi longtemps que la science ne sera pas un savoir humain, partagé par les hommes, aussi longtemps que l'individu comme conscience de soi n'y aura pas adhéré - car si le savoir, ou plutôt les savoirs sont essentiels, essentiel aussi est le fait qu'il y ait des hommes qui sachent -, aussi longtemps devra-t-elle supporter «la forme de l'irréalité». Donc la science a le devoir d'instruire, ce qui s'appelle: «unifier un tel élément avec elle-même », ou plutôt montrer que la 1. H. von Arnim, Plalos Jugenddialoge, Berlin, 1914. 2. AP, Qu'est-ce que la philosophie? 3. Très souvent dans le Gorgias Calliclès s'indigne des raisonnements de Socrate, dont il ne voit pas la nécessité, mais dont il ressent la violence. Dans la psychologie de J'hollunc converti le phénomène de 'rébellion' est fréqucnt.

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de soi, l'individu, le mode lui appartient et comment il lui ;'1lpanient. Il y va de l'essence de la science: aussi longtemps qu'elle ne possède pas de réalité, elle est simplement contenu, en soi, but, et ce but n'est qu'un intérieur (PHO, p. 128, tr. H, p. 140), qui ne peut prendre sens qu'en s'incarnant. La science - Hegel reprend le thème de l'exotérisme - doit se communiquer, d'en soi elle doit devenir pour soi, et habiter la conscience de soi comme individu ou mode. La suite est bien connue: «Ce devenir de la Science en général ou du Savoir est ce qu'expose cette Phénoménologie de l'Esprit. Le savoir, tel qu'il est d'abord, ou l'Esprit immédiat est le vide d'Esprit, la cO/lscience sensible. Pour devenir Savoir proprement dit, ou pour engendrer l'élément de la Science, qui est son pur concept, ce savoir doit se travailler pendant un long chemin. Ce devenir, tel qu'il se présentera en son contenu, et les figures qui se montreront en lui, ne sera pas ce qu'on se représente tout d'abord sous le titre d'introduction de la conscience ignorante à la science; ce sera aussi quelque chose d'autre que la fondation de la science - et bien autre chose enfin que cet enthousiasme qui, comme un coup de pistolet, commence immédiatement avec le Savoir absolu et se débarrasse des points de vue adverses, en déclarant qu'il n'en veut rien savoir.» (PHO, p. 26, tr. H, p. 25, XXXII-XXXIII.) Pourquoi Hegel appelle-t-il phénoménologie son travail? L'inventeur de la phénoménologie était J. H. Lambert. Elle est comprise dans son Neues Organon, dont elle fomle la quatrième et dernière partie. Lambert la définissait ainsi: «Nous ne devons pas simplement opposer le vrai au faux, car il se trouve encore dans notre connaissance entre ces deux moments une chose moyenne (Mittelding), que nous appelons l'apparence, et celle-ci fait que nous nous représentons souvent les choses sous une autre fomle et que nous prenons facilement les choses telles qu'elles nous paraissent pour ce qu'elles sont effectivement. La théorie de l'apparence et de son inf1uence sur la rectitude ou son contraire dans la connaissance humaine ( ... ) est ce que nous nommons la Phénoménologie» '. Dans le cheminement de la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel on étudiera les apparences, les figuresHegel reprend exactement le terme de Lambert: Gestalt - de l'Esprit. Chaque figure depuis la certitude sensible, qui est cependant geistlos, est une apparence de l'esprit. La réduction dialectique de ces apparences est le mouvement phénoménologique. Conformément à l'orientation définie par Lambert, on ne présentera pas une théorie du ,'IIII,Ul'IlCC

1. J, H. Lambert, Neues Organon, Leipzig, 1764, Bd, Il, pp. 217-218.

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faux, ni une logique de la vérité: on donnera une logique de l'apparence, et à ce premier point de vue on suivra Kant, en l'appelant comme telle dialectique. La Phénoménologie est la logique dialectique des apparences de l'Esprit '. Pourquoi Hegel dit-il qu'il ne s'agit pas d'introduire 1'homme à la science, alors qu'il vient de parler de conversion? En fait, lu COlTectement, Hegel dit autre chose que ce que ses lecteurs ont coutume de lire ici. Il ne dit pas qu'il ne s'agira pas d'introduire la conscience ignorante dans la science; il dit seulement qu'il n'opérera pas d'une manière semblable à celle qu'on imagine et il vise très précisément l'Anweisung zum seligcn Leben de Fichte, publiée peu avant la Phénoménologie de /' Esprit. Hegel reproche essentiellement à Fichte d'avoir développé un système d'édification vulgaire. Hegel promet tout autre chose: amener l'individu à la conscience de soi, comme culture. Enfin, pourquoi Hegel dit-il que la Phénoménologie de ['Esprit, qu'il nonune science, sera autre chose que la fondation de la Science? Il y a trois explications à donner. En premier lieu la fondation de la science sera la Wissenschaft der Logik, qui signifie métaphysique du Logos et où les catégories sont déployées dans leur pureté 2. En second lieu la Phénoménologie de ['Esprit ne s'applique qu'à un contenu concret, la conscience 3, et ne peut donc être la fondation de la Science. En troisième lieu, enfin, la Phénoménologie de l'Esprit remonte jusqu'au Logos à travers l' histoire de la conscience, et cette histoire ne peut valoir comme science que fondée dans la Logique. Tant que la doctrine catégoriale du Logos ne dominera pas cette histoire, celle-ci poulTa passer pour contingente. § 17. Comment concevait-on la paideia? Conduire l'individu depuis son point de vue inculte jusqu'au savoir signifiait «considérer J'individu universel, l'esprit conscient de soi dans sa formation (Bildung)>> (PHO, p. 26, tr. H, p. 25, XXXIII). Fichte dans les Principes de la Doctrine de la Science et plus particulièrement dans la « Déduction de la représentation» avait conféré sa forme théorique à 1. Hegel de ce point de vue adopte la stratégie cartésienne: partir du douteux (qui est l'apparence) pour parvenir au vrai. La différence réside en ce que Descartes ramène le douteux au faux, tandis que Hegel, voulant rassembler dans l'apoùléose du Logos tous les moments, leur conserve leur caractère douleux, car s'ils étaient faux, il devrait les écarter. 2, Wissenschaft der Logik (Lasson), Bd. J, p. 31 : «Man kann sich deswegen ausdrücken, dass dieser Inhalt die Darstellung Gottes ist wie er in seinem ewigen Wesen vor der Erschaffungen der Natur und eines endlichen Geistes ist, » 3. Ibid, p. 35.

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" . 1'1 Ill·t'SSlIS conduisant la forme d'individualité informe et partil'ldii.'rc (la sensation) jusqu'à sa destination finale (la raison)'. Naturellement cette forme théorique s'appliquait à des tentatives plus concrètes: il faut citer Rousseau2, Pestalozzi 3 et Goethe (Faust). L'individu particulier, dit Hegel, est au point de départ «l'Esprit incomplet»; par exemple, il n'est que sensation comme on le voit dans la «Déduction de la représentation» chez Fichte, et dans sa présence (Daseyn) considérée en totalité une seule déterminité peut prévaloir, tandis que les autres y sont seulement présentes sous forme d'ébauche. Dans l'Esprit qui est à un stade plus élevé la « présence concrète inférieure» s'abaisse jusqu'à devenir un moment insensible. Ici joue dans le développement le principe de structure si fortement développé par Rousseau: chaque moment de l'Esprit possède sa configuration propre, qui d'une part prédomine sur tout le reste, et d'autre part doit dans le développement s'effacer'. Mais Hegel ajoute une note particulière dont on ne trouve vraiment l'origine que chez Fichte: «L'individu, dont la substarlce est l'Esprit à un stade plus élevé ( ... ) doit parcourir les étapes de la culture de l'esprit universel, mais comme des figures déjà dépassées par l'Esprit, comme étapes d'un chemin déjà travaillé et aplani, de même que nous voyons en ce qui touche les connaissances ce qui absorbait l'Esprit des hommes murs se trouver rabaissé à des jeux de l'enfance, et, dans le progrès pédagogique, nous reconnaissons dessinée comme en une esquisse l'histoire de la culture (Bildung) du monde.» (PHG, p. 27, tr. H, p. 26, XXXIV.) Chez Fichte effectivement, dans la «Déduction de la représentation », il y a bien une idée de re-prise de tout le processus pédagogique, par où la conscience, guidée par le philosophe, devient raison. Mais c'est vraiment Hegel qui introduit, avec clarté, la nécessité du re-gard rétrospectif. Le souci hégélien est clair: la culture doit bien être un progrès; elle ne doit pas être un oubli. La présence passée est la propriété déjà acquise de l'Esprit universel: le monde qu'il a construit (sous toutes ses formes), et ce monde, bien que n'appartenant plus (puisqu'il est le passé) à la vie de l'Esprit, constitue l'individu non comme sujet, mais comme substance inorganique, qui se manifeste à l'extérieur de l'individu. Le passé est un acquis qui doit toujours être

1. AP, La liberté humaine dans la philosophie de Fichte, p. 314 ct suiv. 2. AP, Rousseau et la pensée du malheur, T. III. 3. AP, L'Œuvre de Fichte, Paris, Vrin, 1989. A. Stein, Pestalozzi und die kantische Philosophie, Heidelberger Abhandlungen zur Philosophie und ihrer Geschichte, 12, Tübingen, 1927. 4. Rousseau et la pensée du malheur, vol. III, p. 145.

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acquis et de ce point de vue la culture (Bildung) consiste en ce que l'individu absorbe, consomme, la substance inorganique, le monde autrefois jailli de lui, et, ce faisant, se l'approprie. Du point de vue de l'Esprit universel considéré comme substance, cela revient à dire que la culture consiste en cela seul que la substance se donne la conscience de soi et produit en elle-même « son devenir et sa réflexion» (PHG, p. 27, tr. H, p. 26, XXXIV). Faut-il voir ici l'introduction de l'Erinnerung? de la souvenance? C'est fort possible. Ce qui est toutefois évident, si quittant Fichte nous revenons à Rousseau, c'est que jamais l'auteur de La nouvelle Héloïse n'a introduit ce processus de souvenance. Mais cette idée n'est pas spécifiquement hégélienne; on la trouve aussi chez Mendelssohn, qui concevait son œuvre de traducteur comme une sauve-garde sous le re-gard de la raison sauve-gardée. On peut affirmer simplement que se trouve peut-être ici la source originelle de la constitution hégélienne de l' histoire d:! la philosophie. Hegel ne veut rien perdre. § 18. 1 0 Hegel applique à la Phénoménologie de l'Esprit le thème qui vient d'être développé: «La science présente aussi bien ce mouvement formateur dans son détail et sa nécessité». Mais son œuvre se veut souvenance. Sans doute, il faut parvenir à une «compréhension (Einsicht) de l'Esprit dans le Savoir» (PHG, p. 27, tr. H, p. 27, XXXV). Mais cela n'est possible que si l'on revient à ce qui a été rabaissé à un moment, à une propriété de l'Esprit. L'impatience (Ungeduld) prétend à l'impossible: saisir le Savoir, sans res-saisir son passé, c'est-à-dire le seul moyen de le connaître. L'histoire seule éclaire le présent. Mais, avoue Hegel, la longueur (die Lange ') de ce chemin doit être supportée, car chaque moment (de l'embryon à l'homme adulte) est nécessaire. Et, d'un autre côté, ce chemin est pénible, car - Hegel se répète - il faut séjourner en chaque moment par exemple: séjourner dans Leibniz au lieu de prendre un point de vue sur lui -, car chaque moment est une forme individuelle totale et n'est considéré absolument que dans la mesure où sa déterminité est saisie conm1e totalité ou réalité concrète, ou si le tout est saisi dans la spécificité de sa déterminité. Hegel, chose tout à fait nouvelle - mais nous avons déjà pu le souligner -, inaugure en histoire de la philosophie ou en histoire de la culture la critique interne et il n'en cache pas la difficulté: il faut pénétrer de l'intérieur la pensée de Leibniz, demeurer en elle pour un temps indéterminé, car nul ne sait combien de temps il faut pour habiter la pensée de Leibniz et cependant seule la 1. En langue allemande Langeweile signifie ennui.

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lllllllLll~ interne compréhensive peut saisir en ses fondements ultimes

doctrines; les hommes sont les hommes. Mais l'histoire sera cependant finie parce que sa fin suprême aura été atteinte. 2° Si l'on considére la totalité du processus, on voit facilement ce qui est épargné à l'individu: il n'a plus à détruire ou à construire les moments (ou Formes) jadis présents (daseyend) dans le monde. Par exemple, il n'aura pas à consentir toutes les souffrances qu'endurèrent en vain les hommes de la haute époque du catholicisme pour reconquérir le tombeau du Christ. Mais son premier travail, comme individu réfléchissant, consistera à élaborer la représentation des formes, ou encore des figures de l'Esprit. Il faut connaître familièrement (das Bekannte) les Formes. Si l'arrière-plan de la doctrine kantienne est la connaissance physico-mathématique du monde, celui de la doctrine hégélienne est la totalité historique, saisie tantôt dans une philosophie qui l'exprime, par exemple la tragédie de Sophocle Antigone, tantôt dans un événement, par exemple la Terreur sous la Révolution française. Naturellement le travail ne peut s'arrêter là: connaître l'histoire n'est pas encore en posséder le sens. Tout ce que peut la Vorstellung (c'est pourquoi elle n'est pas Vollendung), c'est transférer ce qui était enseveli d,ms la mémoire substantielle dans l'élément du soi. Par la Vorstellung qui dépose dans le sujet les moments du passé humain, de la substance, on trouve matière à penser. Le danger (et c'est pourquoi il faut traduire Bekanntschaft par connaître familièrement), c'est que l'Esprit s'endort dans ces connaissances familières, qui, peut-être difficiles à acquérir, deviennent, pour ainsi dire, un luxe en lequel il se complaît et qui n'a pas besoin d'être re-mis en question. La première menace pour la pensée, c'est donc la pensée elle-même. On assiste au devenir vertigineux de l'esprit particulier - croyant que l'activité (Tiitigkeit) a atteint son but en faisant passer dans la représentation un moment jadis présent - et qui se trouve être «un Esprit qui ne se saisit pas lui-même» (PHG, p. 28, tf. H, p. 28, XXXVI). Le danger qui, sans cesse, menace la pensée, c'est la particularité, qu'on cherche à sauver en parlant de spécialisation. Là contre Hegel évoque - et l'on sent la trace de l'Aufkliirung -la tâche de la pensée universelle. Donc la Science se dirige contre la représentation, liée aux choses familièrement connues, oubliant dans cette familiarité combien l'Entfremdung est difficile à vaincre, et la Science n'est pas l'activité (Tiitigkeit) de la représentation, mais l'Acte (Tun) du Soi Universel et de l'intérêt de la pensée. Pourquoi Hegel n'a-t-il pas écrit l' honneur de la pensée, mais un terme très commun: intérêt? C'est qu'ici il pense en latin: le Savoir est entre (inter) nous.

pensée. De la sorte la Phénoménologie de l'Esprit ne sera pas une collection d'opinions, mais une histoire génétique, à laquelle seul Feuerbach opposera des arguments pertinents. C'est que cette histoire, allant de genèse en genèse (de l'embryon à l'âge où l'homme est adulte), ne peut tolérer la moindre solution de continuité. Or, selon Feuerbach, l'histoire de la philosophie, tenant compte des ruptures, des solutions de continuité, ne peut être qu'historico-génétique. Hegel n'est pas le philosophe des ruptures; l'Esprit poursuit organiquement son chemin sans défaillance, comme il tentera de le montrer en son Histoire de la philosophie. Mais Feuerbach a, peut-être, raison de souligner que la pensée connaît des abîmes et des silences infinis. Cohérent, le propos de Hegel devient ici étrange, en apparence du moins. L'histoire de ces figures traversées par l'Esprit du Monde (Weltgeist) doit être parcourue, en séjournant en chaque figure, par l'individu. N'est-ce pas trop demander? D'autant plus que «selon la chose même », c'est-à-dire la raison " le travail accompli dans l'histoire mondiale (Weltgeschichte) fut un travail monstrueux (ungeheure Arbeit). La réponse de Hegel est claire: «La peine est bien moindre, puisqu'en soi tout a déjà été accompli» (PHG, p. 28, tf. H, p. 27, XXXVI). Toutes les figures furent des possibilités; elles ont toutes été niées comme possibilités, c'est-à-dire réalisées; l'immédiateté a été contrainte, c'est-à-dire dépassée, et la figure réduite à son abréviation, à la simple détermination intellectuelle. L'ensemble des figures est la substance en soi, et par là il faut entendre, selon Hegel, quelque chose de déjà fait qu'il reste à penser comme propriété de celle-ci; on n'a plus affaire à «la présence dans la forme de l' être-en-soi»; ce qu'il faut convertir (tourner vers soi), c'est l'en soi comme objet de la souvenance et il faut l'élever à la forme de l'être-pour-soi, c'est-à-dire la Science. Il ne s'agit pas de tout faire, ni même de tout re-faire, mais de ré-fléchir. S'opposant à Kant, Hegel accorde au jugement réfléchissant, qui parcourt les déterminités, un primat sur le jugement déterminant qui les produit en soi. Evidemment toute l'entreprise n'a de sens que si l'histoire est parvenue à son tem1e. Hegel juge que l'histoire est parvenue à son tem1e parce qu'il est le premier à comprendre le Sens de la Menschwerdung Gottes'et à s'être approché du cœur du Logos. Après, sans doute, il y aura d'autres philosophies, d'autres LIlle

l. Les théoriciens de Marbourg ramenant la chose en soi à n'être que le principe suprême de l'expérience possible ont suivi l'interprétation de Hegel regardant die Sache (Ding an sich) comme étant la raison, principe fondateur de toute expérience possible,

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PREM1ÈRE PARTIE

\" l ,e danger des représentations, de ces connaissances familières, l'\'st qu'on croit les connaître, parce qu'elles sont familières, et que,

précisément pour cela, on ne les connaît pas. Voilà, écrit Hegel, la manière la plus habituelle (il n'écrit pas « universelle », rendant hommage à Descartes, qui précisément fait exception) de se faire à soimême illusion et d'illusionner les autres que de pré-supposer telle ou telle chose. Et les choses familières s'enchaînent aux choses familières, on parle du sujet et de l'objet, de Dieu et de la nature, et on oppose, par exemple, l'entendement et la sensibilité. C'est ainsi que l'Aufkliirung s'est perdue, en dépit de sa bonne orientation initiale. Entre ces connaissances familières, réduites à n'être que des mots, donc des points fixes, le prétendu savoir circule «sans savoir ce qui lui arrive» (PHG, p. 29, tr. H, p. 28, XXXVII). Il lui arrrive - qu'on note la teneur du mot arriver, signifiant ici par hasard - de parler de Dieu et puis (et puis, c'est le langage des enfants qui racontent ce qui leur arrive) on parlera de la nature et puis, peut-être, de Dieu de nouveau. Les mots sont des points fixes «pour l'aller et le retour» et l'examen, cette chose si importante, se ramène «à vérifier si chacun trouve aussi bien ce qui est dit (das Gesagte)>> dans la représentation d'autrui que dans la sienne. § 18. Chose horrible 1 : Kant ne procéda pas autrement. Dans la Critique de la raison pure Kant procéda à l'analyse des représentations, c'est-à-dire qu'il s'appliqua au mouvement analysant d'une représentation. Et c'est ainsi qu'au lieu de dériver génétiquement l'espace de la pensée, il le prit pour ce qu'il était, n'en supprimant que la forme familière en en faisant une forme de la représentation. Ce travail est sans doute utile: la décomposition kantienne dissout la représentation préalable (vorgefundenen) en ses moments originaires, de telle sorte qu'ils constituent des moments de l'Esprit et en sont la propriété. Kant s'est élevé dumoins à des pensées (Gedanken), qui sont elles-mêmes des déterminations fermes et solides. Mais Kant n'alla pas plus loin. Il ne s'attarda pas sur l'analyse elle-même. La première chose qu'il faut analyser, saisir en des moments déliés, c'est l'analyse. Or dans l'analyse essentielle on trouve l'idée de dé-lier, de séparer: dies Geschiedne. Ce moment est même irréel. Dans la réalité tout est, pour ainsi dire, coagulé. Un navire, par exemple, est un ensemble, mais on ne peut le comprendre que par l'analyse qui sépare chaque moment, le fait apparaître en sa spécificité et son rapport au tout; se scindant, chaque

1. Je suis ici uniquement le texte de Hoffmeister.

PRÉFACE À LA PHÉNOMENOLOGIE DE L'ESPRIT

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moment devient irréel, mais en même temps il est das sich Bewegende, ce qui exige d'être replacé en la totalité pour dépenser son énergie: «L'activité de scinder est la force et le travail de l'entendement, de la puissance la plus merveilleuse et la plus haute, ou plutôt de la puissance absolue» (PHG, 29, tr. H, p. 29, XXXVIII)'. Il n'y a rien à dire - en dépit des nombreuses gloses - sur le fait que Hegel ait écrit entendement et non pas raison. Certes Hegel a dit tout le mal qu'il pensait de la conception de l'entendement que se faisait l'Aufkliirung, mais ce n'était pas pour une si minime raison qu'il allait se priver d'un mot précieux. Le terme le plus important est: merveilleux. Platon dans le Théétète nous enseigne que la philosophie naît de ce qui est étonnant, merveilleux. Et, songeant encore aux étoiles que regardaient les Anciens, Hegel nous dit que ce qui est le plus étonnant, le plus merveilleux, c'est l'intelligence humaine qui, analysant, peut dévoiler le sens des choses. Qu'est-ce qu'une chose? Hegel écrit: «Le cercle qui repose en soi, fermé sur soi, et qui, comme substance, tient tous ses moments est la relation qui ne suscite aucun étOlmement». Quoi de plus banal qu'un navire? 2 C'est, en vérité, un cercle qui repose en soi et qui, comme substance (il est « présent»). lie tous ses moments. Un navire est semblable à beaucoup de choses: il forme un système (au sens grec: se-tenir-ensemble). Et les choses sont des systèmes qui ne nous étonnent pas, si bien que la philosophie ne naîtra jamais d'elles. Mais que tel moment soit séparé du système, qu'il devienne un attribut séparé de la substance et comme tel accidentel (pHG, p. 29, tr. H, p. 29, XXXVIII) et que, par exemple, décomposant par l'entendement le navire, nous puissions voir combien profonde est la quille, et par là, suivant le pouvoir de la force «merveilleuse» de l'entendement, admirer ce moment, en comprendre le sens, cela nous le devons à l'intelligence humaine qui, étonnante, rend les choses étonnantes. Notre esprit est la plus radieuse de toutes les étoiles. Hegel parle «de la force monstrueuse du négatif», de « l'énergie» (énergie signifie vie possédée 3 et ici cela signifie vie possédée par l'Esprit saint) de la pensée, du Moi pur 4 • Ce pouvoir extraordinaire, par où nous délions les choses, faisant apparaître chaque moment en sa liberté, ce pouvoir l. AP, La liberté humaine dans la philosophie de Fichte, p. 283. Fichte parle aussi d'un pouvoir merveilleux, mais il s'agit de l'imagination transcendantale et non de l'entendement comme le veut Hegel. En outre, Fichte accorde un primat à la synthèse sur l'analyse. 2. AP, L'Archipel de la conscience européenne. 3. Cardinal de Bérulle, Traité des énergumènes, Œuvres complètes, Bourgouin, Paris 1712. 4. Une référence précise à Fichte ne serait pas ad rem.

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PREMIÈRE PARTIE

'Ji" hrise la réalité pour en faire jaiIIir le sens, Hegel le compare à la (Der Tod, wenn wir jene Unwirklichkeit so nennen wollen). Scinder en ses moments le navire, c'est le recouvrir du voile inteIIigent de la mort, qui, par l'opération de délier, ôte à l'objet sa vie immédiate. Et Hegel s'insurge contre une importante déviation du platonisme. Platon, père de la pensée, implanta dans le Banquet (J'œuvre la plus importante dans l'histoire de la pensée, peut-être plus importante que la Critique de la raison pure) l'idée que l'on pouvait comprendre les choses pour leur beauté et en les aimant. C'était s'adresser à la sensibilité, sans doute; c'était surtout se détourner du TRAVAIL (Arbeit) de l'entendement. Evidemment, Hegel critique les esprits romantiques de son époque et parmi eux-mêmes Schiller 1. Mais tous ces esprits s'inspirent du Banquet. Voici le jugement que Hegel porte sur celuici: «La beauté sans force hait l'entendement, parce que celui-ci attend d'elle ce dont elle est incapable». La beauté caresse les choses, elle recule devant la mort et ne scindera pas l'objet pour l'analyser; la beauté est synthétique, ou mieux systématique, au sens que nous venons de définir. Loin d'elle l'idée de dé-composer; dé-composer est détruire le systématique immédiat. En revanche, la vie qui supporte la mort et se supporte dans la mort même «est la vie de l'Esprit». L'Esprit, au demeurant, ne gagne sa vérité que si par delà l'analyse des objets, dans l'analyse de l'analyse, ou dans l'analyse de soi, où ses moments apparaîtront dans la scission absolue, il se trouve auprès de soi (PHG, p. 30, tr. H, p. 29, XXXIX). On parle parfois (aIIusion à Schelling?) du positif: das Positive - qu'est-ce que le positif? On appelle posi tif un esprit qui s'attache à certaines choses et qui en écarte d'autres, prétextant qu'elles ne sont rien. C'est la mauvaise abstraction. Mais l'Esprit n'est pas mauvaise abstraction; c'est la puissance du négatif (le travail et, avmlt tout, le travail philosophique) qui regarde (schaut) le négatif (tout ce qui est obstacle) en face 2 et demt