L'écriture du labyrinthe : La route des Flandres de Claude Simon 2868781896, 9782868781895

Abordant les questions de l'énonciation, de la représentation temporelle, de la phrase, Catherine Rannoux, maître d

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French Pages [196] Year 1997

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L'écriture du labyrinthe : La route des Flandres de Claude Simon
 2868781896, 9782868781895

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L'écriture du labyrinthe Claude Simon. La Route des Flandres

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L'écriture du labyrinthe Claude Simon, La Route des Flandres

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Catherine Rannoux

L'écriture du labyrinthe Claude Simon, La Route des Flandres

PARADIGME 122 bis, rue du Faubourg-Saint-Jean 45000 ORLEANS

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DasTamême collection, déjà parus: Gabrielle Chamarat-Malandain (dir.), “Les Misérables” : Nommer l’'innommable

Alain Lanavère (dir.), Je ne sais quoi de pur et de sublime : “Télémaque” Carole Dornier (dir.), Les Mémoires d'un désenchanté. Crébillon fils,

“Les Égarements du cœur et de l'esprit” Jean-Claude Larrat (dir.), La Condition humaine, roman de l'anti-destin Suzanne Guellouz (dir.), Racine et Rome.

“Britannicus”,

“Bérénice”,

Annie Rivara (dir.), Masques italiens et comédie moderne. “La Double Inconstance, Le Jeu de l'amour et du hasard” Jean-Luc Gallardo, La Fontaine.

“Adonis, Le Songe de Vaux,

Les Amours de Psyché et de Cupidon”

Zbigniew Naliwajek, Alain-Fournier romancier. Le Grand Meaulnes Michel Coz et François Jacob (dir.), Réveries sans fin. Autour des Réveries du promeneur solitaire Gabrielle Chamarat-Malandain, Nerval, réalisme et invention

Tous droits de traduction, d'adaptation et de reproduction, par tous procédés, réservés pour tous pays.

© PARADIGME, Orléans, 1997 ISBN 2-86878-189-6 ISSN 1258-2921

“Mithridate”

à Dagobert

«Nous sommes d’une matière de langue autant que de rêve. Et les deux sont indiscernables. » (Henri Meschonnic, De la langue française)

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Préface

On n’a jamais fini d'apprendre à lire, et chaque œuvre ouvre une nouvelle carrière à qui veut bien remettre en question sa démarche de lecteur. Quant au style, on s’aperçoit qu’il n’est que dans le rapport, changeant pour le moins tous les dix ans, entre texte et lecteur; le style n’est l’homme qu’en tant que ce dernier est perçu comme homme, en vertu de l’imaginaire de chacun. Est-ce à dire que la lecture, irrationnelle et imprévisible, ne serait sou-

mise qu’au caprice individuel? Pas tout à fait : « Insensé qui crois que je ne suis pas toi» : le lecteur, ou le critique, ou le stylisticien, diffère si peu de ses semblables qu’il peut supposer avec eux un minimum commun, et supputer les conditions minimales de la meilleure lecture du moment. Pour lire La Route des Flandres, nous avons besoin aujourd’hui d’une leçon de lecture. Je me souviens de ma première et ancienne découverte de ce roman, émerveillée,

et qui tirait son bonheur

de la jouissance de l’obscurité, de

l’énigme non résolue, de l’abandon instinctif à des rythmes lancinants, du plaisir éprouvé à se voir sans cesse frustré dans son besoin, vulgaire mais inévitable, de rationalité, de cohérence et d’élucidation policière. Juste ou

non, cette impression de jadis n’est pas détruite par l’analyste d’aujourd’hui, qui s’attaque au mystère, mais le déploie, le décuple, et y découvre des échos d’abord non perçus. Dans ce sens il y a eu bien des commentaires et des analyses, et l’on trouvera dans ce livre de nombreuses références à J. Ricardou,

à L. Dällenbach, à beaucoup d’autres, … et au Discours de Stockholm. Mais le besoin demeurait d’une analyse actuelle, surplombante sans jamais perdre de vue la réalité du détail textuel, attentive à tout ce qui peut, dans les découvertes linguistiques et pragmatiques récentes, aider à pénétrer dans ce processus de recréation subjective de réseaux langagiers qu’on appelle la lecture.

C’est une telle analyse que présente Catherine Rannoux, qui nous fournit des clefs d’une lecture accédant à l’univers touffu et paradoxal, non pas seu-

lement de La Route des Flandres, de son intrigue, de ses représentations, mais aussi de sa résonance énonciative, de sa réflexivité, de son «aventure» d'écriture, comme le dit J. Ricardou.

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

On peut, sans s’appauvrir et sans être coincé par l’aporie, chercher, trouver et décrire des repères, pour lire un texte qui pourtant vaut d’abord par l'exploitation de la déceptivité, du brouillage, de l’inanité de ces mêmes repères. Il suffit d’être attentif, fidèle au texte, lucide. L’incohérence constitutive n’est ni résolue, ni effacée : elle est à découvert dans toutes ses mani-

festations de principe d’art. Il y a plus : les miracles d’une traversée, toujours inédite malgré les tendances environnantes et les réminiscences, du langage dans sa pâte grammaticale, lexicale, rhétorique, poétique, narratologique, font que s’esquisse en filigrane ce fameux « point de l’esprit» que revendiquait A. Breton dans le Second Manifeste. C’est peut-être parce que l'opposition entre coordination et subordination, entre phrase et non-phrase, entre coïncidence et décalage, entre passé et présent, entre illusion et réalité, entre le discontinu et le continu, entre le même et l’autre, est linguistiquement niée dans les formes d’un discours singulier, que le roman devient cette extraordinaire nébuleuse, où l’art consiste à effacer, brouiller, nier les appuis attendus de la rationalité, comme si un principe d’incohérence était la cohérence du roman, ou plutôt comme si la juxtaposition sans résolution promouvait l’obstinée coexistence des contraires décrétés par notre raison.

Une telle vision, passant par la rigueur de la science linguistique et par la méditation métaphysique sur le temps ou la personne, n'implique pas un regard désincarné. Fidèle à l'esprit du roman, Catherine Rannoux guide ellemême constamment le lecteur par l’image, quand elle recourt aux idées de glissement, de déplacement, de brouillage, de tremblé, quand elle construit la judicieuse métaphore de l’anamorphose picturale, ou, au hasard, quand elle parle de la «petite déflagration» que produit l'écho distordu d’un «Ouais», quand elle évoque la «porosité énonciative». Le style est l’homme, et les mécanismes analysés sont plus humains, à taille et sensibilité humaines, que mécaniques.

En dégageant ainsi gage qui ne sont pas cette étude reconstitue ainsi un indispensable

pour nous méthodiquement de nombreux faits de lantoujours visibles au premier coup d’œil, l’auteur de l’alchimie secrète dont ils sont porteurs, et construit guide de lecture. Jean-Pierre SEGUIN

Introduction

La Route des Flandres! qui paraît en 1960 fait partie des textes «deuxième manière» de Claude Simon, si l’on tient ceux qui ont précédé L’Herbe pour des tentatives non encore pleinement abouties. L'écrivain luimême constate qu'avec l'écriture de L’Herbe, un pas est franchi dans sa création : Du Tricheur au Vent y compris [...], il n’y a pas à proprement parler de coupure nette, mais une lente évolution par tâtonnements. Avec L’Herbe, par contre, il me semble que quelque chose d’assez différent s’est produit. Un tournant était pris?

Deux années séparent la publication de L’Herbe et de LRF, mais ce qui était encore à l’état de recherche dans le roman de 1958 se trouve affermi dans celui de 1960, et sera encore amplifié par le roman suivant, Histoire. I s’agit de remettre en cause la pertinence de la causalité dans l’intrigue romanesque, de proposer une littérature qui n’a nulle vocation à démontrer, mais qui s’interroge sur elle-même et fasse de son interrogation une de ses modalités de création. La période historique est propice à cette interrogation : LRF paraît quelques années après une guerre qui a laissé des séquelles et ébranlé profondément les références humanistes. La vision anthropocentrique du monde se trouve ainsi fortement remise en cause, quel que soit le domaine artistique considéré. Comme l’explique justement Lucien Dällenbach, «on assiste [...] à l’assomption de tout ce que la culture réprimait jusqu'alors comme ne relevant pas de la sphère esthétique (graffiti, boue, sable, déchets de tous ordres) et qui, grâce à Dubuffet, Louise Nevelson, Rauschenberg et Tàpies notamment, y fait maintenant son entrée. Quant à la littérature, qui

participe du même courant et qui se veut la moins idéologique et la moins “illusionniste” possible, elle délaisse le trompe-l’ œil et la panoplie tradition1. Désormais sera celle de la 2. «Réponses nn 11072 p

abrégée LRF. L'édition qui servira de référence pour les indications de pages collection «double», Editions de Minuit, 1987. de Claude Simon à quelques questions écrites de Ludovic Janvier», Entretiens, 1617:

L'ÉCRITURE DU LAB YRINTHE

nelle du roman réaliste»!. C’est dans ce contexte que se situe l'écriture de LRF, en réaction contre le poids des conventions romanesques dites «réalistes», à la recherche d’une forme susceptible de mettre en scène les interrogations sur le langage et la création. Est-ce à dire pour autant que Claude Simon, avec l'écriture de LRF, s’est détourné totalement de l'illusion référentielle ? Car les années soixante apportent avec elles les prémices d’un débat tumultueux et durable, mettant face à face, de manière a priori irréductible, deux conceptions de la littérature : d’un côté ceux qui défendent l’idée d’une littérature autonome et se regroupent autour de J. Ricardou dans les années soixante-dix, de l’autre les défenseurs d’une littérature référentielle?. La recherche d’une position intermédiaire semble alors absolument impensable. Et pourtant, à bien lire les déclarations faites par Claude Simon, la réalité des faits se donne comme moins tranchée. L'écrivain commente la parution de LRF en ces termes : Dans la mémoire, tout se situe sur le même plan : le dialogue, l'émotion, la vision coexistent. Ce que j'ai voulu, c’est forger une structure qui convienne à cette vision des choses, qui me permette de présenter les uns après les autres des éléments qui dans la réalité se superposent, de retrouver une architecture purement sensorielle. [...] J'étais hanté par deux choses : la discontinuité, l’aspect fragmentaire des émotions que l’on éprouve et qui ne sont jamais reliées les unes aux autres, et en même temps leur contiguïté dans la conscience.»

Cette célèbre déclaration énonce bien l’idée d’une tentative de mise en texte d’une réalité qui n’est pas seulement langagière. Autrement dit, le référent non seulement n’est pas exclu d’une telle présentation des faits, mais constitue l’une des articulations principales du texte. Voilà qui aurait de quoi faire exclure Claude Simon du clan des «autonomistes» et risquerait de le faire basculer du côté des «référentialistes»… Mais là aussi, il est possible de 1. Lucien Dällenbach, Claude Simon, «Les contemporains», Paris, Seuil, 1988, p. 14. Les noms cités par L. Dällenbach correspondent tous à des artistes dont l’œuvre est admirée par Claude Simon, et lui sert souvent de stimulus : on trouvera parmi les illustrations d'Orion aveugle (collection «Les sentiers de la création», Editions Skira) des reproductions de Rauschenberg, Nevelson, Dubuffet. Quant à Dubuffet, l'admiration réciproque que se vouaient les deux hommes à donné lieu à un échange de correspondance de 1970 à 1984. publié aux éditions L'Echoppe en 1994, 2. La permanence de la querelle se lit assez clairement dans la comparaison des titres de certaines communications données lors du colloque de Cerisy consacré à Claude Simon : «“Claude Simon”, textuellement», pour Jean Ricardou, «L'’obstination réaliste» pour Denis Saint-Jac-

ques.

3. «Avec LRF, Claude Simon affirme sa manière », entretien avec Claude Sarraute, Le Monde, 8 octobre 1960.

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CC

INTRODUCTION UN

faire appel à un certain nombre d’écrits du romancier pour lever toute ambiguïté. La prise en compte de la puissance créatrice du langage apparaît clairement dans ces lignes empruntées à la préface d’Orion aveugle : Chaque mot en suscite (ou en commande) plusieurs autres, non seulement par la force des images qu’il attire à lui comme un aimant, mais parfois aussi par sa seule morphologie, de simples assonances qui, de même que les nécessités formelles de la syntaxe, du rythme et de la composition, se révèlent souvent aussi fécondes que ses multiples significations.!

C’est qu’en fait la voie suivie par Claude Simon, même au cours des années soixante-dix où son discours s’est radicalisé et paraît le plus en accord avec les théories de J. Ricardou, est cette troisième voie, qui paraissait impossible? : jouant de l'illusion référentielle, l'écriture simonienne ne cesse pour autant de réfléchir les conditions de sa production. Elle est ainsi une écriture définie par une tension fondamentale, tension entre la mimesis, Où ce qui s’énonce donne à voir ce qui est énoncé, et la textualité : la désignation par l’énoncé de sa propre matérialité. De cette tension naît un double jeu d’illusion, illusion référentielle où se donne à voir la débâcle sur la route des Flandres, et illusion d’un discours qui serait en train de

s’élaborer au fur et à mesure de sa découverte par la lecture. Dès lors, le roman se définit comme «cette tout autre histoire qu’est l’aventure singulière du narrateur qui ne cesse de chercher, découvrant à tâtons le monde

dans et par l'écriture.»° Le propos du présent ouvrage est de tenter d’aider le lecteur à se guider dans le cheminement de l’écriture simonienne, à la découverte du jeu remar-

quable de la tension entre mimesis et textualité. Il ne s’agit donc en aucune façon d’une étude thématique, mais bien d’un travail qui se donne comme objectif de montrer selon quels principes s’articule, à tous les niveaux du texte, la tension caractéristique d’une écriture à la fois réflexive et dédoublant l'illusion référentielle. Pour ce faire, l’étude fait alterner l’analyse de détail et la réflexion plus générale sur la poétique ainsi fondée, dans une perspective comparable à celle défendue par Philippe Jousset à propos d’un travail sur Proust : «s’il existe une originalité du traitement temporel dans La Recherche, ce n’est pas dans les discours sur le temps, dans les morceaux de

bravoure de la réflexion qu’elle se loge; elle doit se trouver tangible, agis1.

Orion aveugle, op. cité, préface.

2.

Cf. à ce propos l’intéressant article de Celia Britton, «Sens et référence dans la conception

simonienne de la langue», À la Recherche du référent perdu, recueil dirigé par R. Sarkonak, Paris, Minard, Lettres Modernes,

3.

1994.

Orion aveugle, op. cité, fin de la préface.

il

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

sante partout dans le tissu romanesque». Le lecteur trouvera donc à la suite de ces pages une étude organisée autour de trois grandes questions; la première partie s'attache à faire apparaître les éléments constitutifs de la réflexivité de l’écriture simonienne, que ce soit par les troubles de l’énonciation ou les jeux de la description et de l’ecphrasis. La deuxième partie, prolongeant la première, met en évidence, à partir d’un certain nombre de faits langagiers tels que le cliché et le stéréotype, une vision du monde définie par la répétition et l’enfermement. Quant à la troisième partie, elle revient sur la délicate question de la «phrase» et de la ponctuation, et propose le recours au concept de «hors-phrase >» pour définir le cheminement tortueux, fragmentaire et sans cesse reconduit de l’énoncé simonien. Autant de tentatives d’éclaircissements qui devraient permettre au lecteur de se perdre en toute conscience dans le labyrinthe simonien.

Philippe Jousset, «L'éloquence muette, ou ce que raconte la syntaxe», Poétique, n° 85

221 D 074

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Chapitre 1

Le chaos organisé : une écriture réflexive

A — Le refus des lois traditionnelles de la narration Lorsque La Route des Flandres paraît en collection de poche, l’édition, soucieuse d'inciter à la découverte du texte, en propose un résumé en quatrième de couverture. Quatre phrases rapides! tentent ainsi de présenter l'essentiel du roman, pourtant le résultat obtenu a de quoi laisser perplexe a posteriori le lecteur qui referme le livre : force lui est de constater l’écart existant entre ce que lui annonçait le dos de la couverture et la réalité du texte qu’il vient de lire. Ce constat simple est en fait l’indice d’une contradiction irréductible entre deux représentations du genre romanesque. Si résumer un roman consiste bien pour l’essentiel à en dégager les éléments principaux, encore faut-il savoir ce que l’on entend par là. La tradition réaliste, notamment, a pour longtemps imposé un modèle, qui prédomine encore souvent dans l’esprit des lecteurs modernes, associant strictement le romanesque à l’événementiel et l’anecdotique. C’est sans aucun doute ce modèle-là, paradoxalement, que suit le résumé proposé au dos de l’édition de poche de LRF : il expose ce qui est censé constituer l’armature romanesque, à savoir l'interrogation sur les raisons de la mort du capitaine de Reixach. Mais présenté de la sorte, le référentiel romanesque subit un aplatissement considérable, se trouvant réduit à une forme d’enquête circonscrite 1.

Le résumé est ainsi rédigé : «Le capitaine de Reixach, abattu en mai 40 par un parachutiste

allemand, a-t-il délibérément cherché cette mort? Un de ses cousins, Georges, simple cavalier

dans le même régiment, cherche à découvrir la vérité. Aidé de Blum, prisonnier dans le même camp, il interroge leur compagnon Iglésia qui fut jadis jockey de l’écurie Reixach. Après la guerre, il finit par retrouver Corinne, la jeune veuve du capitaine...». [l est d’ailleurs intéressant de remarquer que se trouve ici précisée la qualité de l’assassin du capitaine : «parachutiste». Or, l'information, si elle apparaît dans le plan de montage du roman réalisé par CI. Simon, n’est pas donnée dans le roman... Sans doute s’agit-il là d’une nouvelle manifestation des confusions fréquemment faites entre le domaine biographique et l'univers romanesque.

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L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

dans le temps, et dont les différents actants sont clairement identifiés. Or —

et c’est bien là la cause de l’écart constaté — le texte de CI. Simon refuse ostensiblement les lois traditionnelles de la narration. Contrairement à ce que laisse entendre le résumé, impossible de trouver dans ce roman une «intrigue se déroulant, verbeuse, convenue,

ordonnée,

s’engageant,

se fortifiant, se

développant suivant un harmonieux et raisonnable crescendo coupé par les indispensables arrêts et fausses manœuvres, et un point culminant, et après cela peut-être un palier, et après cela encore l’obligatoire decrescendo»!. Si la définition

de l'intrigue,

telle qu’elle est formulée

ici, s’entend

dans

l’acception amoureuse du terme (le passage cité entre dans une relation d'équivalence avec le groupe nominal «une idylle»), elle laisse également disponible l'interprétation polysémique du mot : intrigue se comprend aussi dans une perspective scripturale”; autrement dit, le texte énonce réflexivement, de façon indirecte, les principes qui le guident, ou plus exactement dans ce cas précis, les principes qu’il refuse. C’est que lui relève d’un tout autre modèle, où tout au moins d’une tout autre logique, celle que Jean Ricardou a condensée dans une formule devenue célèbre : le roman ne se définit plus comme «l'écriture d’une aventure», mais «l'aventure d’une écriture»; passent alors au second plan les péripéties proprement dites, ou plutôt, les péripéties sont désormais ostensiblement de l’ordre du scriptural, le texte balise régulièrement son déroulement de commentaires portant sur sa propre production.

Pour autant l'illusion référentielle n’a pas disparu complètement : le roman impose une vision du monde, des personnages sont identifiables tout au long de la narration; mais celle-ci, au lieu de chercher à gommer ce qui la constitue matériellement (à savoir des combinaisons langagières), l’exhibe, créant une nouvelle illusion qui se superpose à la première : celle d’un texte en train de se construire au fur et à mesure de sa réception. Le lecteur se trouve donc face à un roman à la puissance deux pourrait-on dire : non seulement un roman qui, selon la loi du genre, l’entraîne dans un univers fictionnel, mais aussi un roman qui fait de son mode de narration un élément central de son propos. Ainsi, au fur et à mesure que la fiction s’élabore, lu

LRF;p 47.

2. Le glissement d’une acception à l’autre est d'autant plus facile que, dans la tradition romanesque, l'intrigue amoureuse définit bien souvent l'essentiel de l'intrigue romanesque. Que l’on

pense au résumé ironique de Huysmans dénonçant les conventions du genre : «Quoi qu'on inventât, le roman se pouvait résumer en ces quelques lignes : savoir pourquoi monsieur Un tel commettait l’adultère avec madame Une telle [...]. Tombera? Tombera pas? cela s'intitule étude

psychologique. Moi je veux bien.» («Préface écrite vingt ans après le roman», À rebours, éd. Folio classique, p. 57, 58).

14

LE CHAOS ORGANISÉ : UNE ÉCRITURE RÉFLEXIVE

celle-ci se retourne sur elle-même et s’interroge sur sa nature langagière : elle se dit et constamment montre comment elle se dit. C’est bien là le propre d’une écriture réflexive. On voit dès lors ce qu’occultait le résumé proposé par l’édition de poche : dans la définition de l'intrigue était exclu ce qui relève du dire, or celui-ci, en tant qu'événement,

en fait désormais partie

intégrante.

1 - L’énonciation : l’impossible stabilité Reposant à la fois sur l'illusion référentielle et sur l’exhibition de celleci, l'écriture simonienne refuse le jeu traditionnel des conventions romanesques dont le but principal est au contraire d’accréditer l'illusion. Mais refuser ces conventions ne signifie pas les faire disparaître totalement : pour rendre perceptible ce que le genre comporte d’artifice!, il est nécessaire de laisser la trace, même fantomatique, du fonctionnement habituel de la narration. Or s’il est un point sur lequel ce texte signale clairement son refus des conventions narratives, c’est celui de l’énonciation. Il s’avère en effet difficile de répondre dans ce roman aux questions minimales: «Qui parle? Quand”? D'où? A qui?». Les paramètres fondamentaux permettant de définir la situation d’énonciation échappent systématiquement à l’identification. C’est que LRF repose précisément sur une accumulation de leurres, lesquels se dévoilent progressivement, interdisant de construire une représentation stable et définitive du référentiel romanesque. Le pacte de confiance qui définit habituellement toute lecture se trouve ici à la fois confirmé et dénoncé : le lecteur se met en quête d’indices lui permettant d’élaborer des hypothèses de lecture, qui normalement devraient être confirmées par la suite du texte, mais des faits de ruptures systématiques se produisent, 1. Artifice s’entendant ici dans son acception neutre; cf. le commentaire fait par CI. Simon lors du discours de Stockholm à propos de l’adjectif «artificiel» utilisé par ses détracteurs : «Le dictionnaire donne de ce dernier mot la définition suivante : “fait avec art”, et encore :

“Qui est le produit de l’activité humaine et non celui de la nature”, définition si pertinente que l’on pourrait s’en contenter si, paradoxalement, les connotations qui s’y rapportent, communément chargées d’un sens péjoratif, ne se révélaient à l’examen elles aussi des plus instructives — car si, comme l’ajoute le dictionnaire, “artificiel” se dit aussi de quelque chose de “factice, fabriqué, faux, imité, inventé, postiche”, il vient tout de suite à l’esprit que l’art,

invention par excellence, factice aussi (du latin facere, “faire”) et donc fabriqué (mot auquel il conviendrait de restituer toute sa noblesse), est par excellence imitation (ce qui postule bien évidemment le faux). Mais il serait encore nécessaire de préciser la nature de cette imitation,

car l’art s’autogénère pour ainsi dire par imitation de lui-même kholm, p. 12).

15

[...].» (Discours de Stoc-

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

obligeant à de nouveaux calculs interprétatifs, qui à leur tour seront pris en défaut. Et c’est dans la faille ainsi tracée entre, d’un côté, les attentes du lec-

teur dues à sa pratique des conventions romanesques et, de l’autre, les dérobades énonciatives du texte simonien, que se fait jour le processus même de lecture : celui-ci est pour ainsi dire dessiné en creux par l'écriture. Comment définir l'énoncé de LRF? Récit? Remémoration d’un récit? Remémoration d’une remémoration? Aucun de ces choix n’est pleinement satisfaisant, laissant de côté des questions sans réponse. S’il y a récit, à qui est-il fait? À Corinne? Mais dans ce cas-là pourquoi s’adresser au récepteur du récit à la troisième personne! et en des termes peu respectueux? À Blum ? Mais alors à quel moment puisque le texte signale lui-même la mort de celuic1?.. En fait, c’est une accumulation de possibles que propose le roman, et non pas une solution exclusive.

Les premières pages semblent présenter les caractéristiques d’un récit fait par un JE qui se manifeste très tôt. Les formes verbales au passé simple et à l’imparfait dessinent un référent temporel coupé de la sphère d’énonciaüon, le JE assurant la continuité entre ce passé objet du récit et le moment de l’énonciation marqué par quelques formes au présent de l'indicatif; la première d’entre elles dit d’ailleurs explicitement le processus de remémoration en cours : «Je me rappelle». Tout semble donc indiquer que l’on a affaire à un récit à la première personne qui présente un mouvement d'aller et venue entre temps de l’histoire et temps de la narration. Cependant, une légère dissonance, outre les choix de ponctuation?, signale que le texte n’obéit pas aux lois du genre : les narrateurs à la David Copperfield, dont le JE oscille entre deux époques, respectent habituellement le mode narratif de chacune, et lorsqu'ils les associent, c’est en faisant jouer la concordance des temps: or ici, l'énoncé crée une rupture syntaxique qui signifie l’incompatibilité de ces deux univers, la substitution immédiate de l’un par l’autre et non plus la dépendance de l’un par rapport à l’autre : mais je me rappelle que pendant la nuit il avait brusquement gelé et Wack entra dans la chambre en portant le café (LRF, p.9)

1.

«Seulement, vierge, il y avait belle lurette qu'elle ne l'était plus, mais je suppose que ce

n'était pas cela qu'il lui demandait espérait d'elle le jour où il avait décidé de l'épouser, » (LRF, p. 13) 2. Cf. infra, troisième chapitre.

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LE CHAOS ORGANISÉ : UNE ÉCRITURE RÉFLEXIVE

C’est le passé simple «entra» qui marque nettement cette rupture : on s’attendrait plutôt à un plus-que-parfait construit dans une complétive sous la dépendance du verbe de remémoration «je me rappelle», sur le modèle de la première («que pendant la nuit il avait gelé»). Mais le refus de la subordination syntaxique! fait se substituer à la logique rétrospective une logique prospective. L’effet de surprise est d’autant plus fort que la construction par subordination était pour ainsi dire appelée par la conjonction de coordination «et» : on pouvait supposer que celle-ci allait établir un lien entre les deux propositions qui l’encadrent. La conjonction assure en fait un autre rôle : au lieu d’unir deux éléments, elle en souligne au contraire la dissociation et sert à marquer la progression de l’énoncé, voire la relance de l’énonciation, qui n’avance une nouvelle image qu’en en chassant la précédente. De cet emploi du passé simple, D. Lanceraux? écrit qu’il «actualise mieux qu’un plus-queparfait de concordance». Ce qui importe surtout, outre le fait qu’il manifeste le refus de la hiérarchisation des énoncés, c’est qu’il permet la reprise directe du récit, comme si ce passé simple venait se substituer au précédent sans tenir compte de la chronologie. L’énoncé paraît dès lors hésiter entre deux modes : il se donne à la fois comme la mise en scène d’une remémoration en cours, avec les digressions, les bifurcations caractéristiques de la mémoire et de son fonctionnement par association d’idées; mais il relève aussi partiellement du récit d'événements. La modalité énonciative du texte relève donc en fait, dès les premières lignes, de l’incertitude ou de l’oscillation. Incertitude qui s’amplifie encore quand coexistent dans le même long paragraphe des faits relevant plutôt de l’écrit (comme l’emploi abondant du passé simple, la présence de subjonctifs imparfaits) et d’autres relevant plutôt de l’oralité, comme ce «Ouais» d’insistance qui vient curieusement ponctuer un début de segment : mais ce suave et tendre et vertigineux et broussailleux et secret repli de la chair. Ouais : crucifié, agonisant sur l’autel la bouche l’antre de... (LRF, p. 13)

Il tendrait à faire basculer l’interprétation de l’énoncé comme relevant de l’oralité, mais ce serait oublier tous les autres indices contradictoires présents dans ce même paragraphe, le choix typographique impliquant une solidarité énonciative des éléments constitutifs de ce bloc textuel de cinq pages. 1. L. Dällenbach parle très justement de «mise en équivalence», et commente ainsi la construction du verbe de remémoration : «N’a-t-il pas perdu sa gouverne, puisqu'il n’arrive qu’au milieu de la séquence, qu’il est précédé d’une conjonction adversative, et qu’il reste sans effet sur le mouvement parataxique qui reprend aussitôt : “et Wack” — au lieu de et que Wack”?» (Claude Simon, p. 36). 2. Cf. «Modalités de la narration dans La Route des Flandres», Poétique, n° 14.

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L'ÉCRITURE DU LAB YRINTHE

Toute question semble donc repousser à l’infini les tentatives de réponse, voire susciter de nouvelles questions : car si oralité il y a, à qui s'adresse le discours tenu? Le «Ouais» cité rend vraisemblable l'hypothèse d’un discours relevant du monologue adressé à soi-même. Mais l'hypothèse à peine formulée demande à être réajustée: quelques pages plus loin, le premier «Ouais» trouve un écho parfait, en début de paragraphe (soit à une place remarquable), dans un second «Ouais»!, cette fois présenté entre guillemets, et attribué non plus au JE mais à Blum. La répétition est flagrante, elle ne peut que trouver une résonance dans la mémoire du lecteur, et a même un petit effet de déflagration.. En effet, il a fallu attendre jusqu’à cette page 19 pour qu'il soit fait explicitement mention d’un interlocuteur; il est donc nécessaire de réinterpréter (une fois de plus) la situation énonciative : il sem-

ble qu'il s’agisse du récit d’un récit fait autrefois à Blum. La mise en doute des hypothèses élaborées progressivement tient indubitablement du principe systématique : elle contribue ainsi à la mise en évidence du cheminement de la lecture dont j'ai dit plus haut qu’il était comme dessiné en creux par l'écriture. La conséquence d’un tel principe est claire : l'écriture, exhibant le processus de construction du sens que suppose tout texte, réfléchit par conséquent sa nature précisément textuelle. Mais en même temps qu'il dénonce l'illusion référentielle, le texte la nourrit en mimant le travail de remémoration entrepris par une subjectivité. Le paradoxe n’est donc jamais résolu, mais constamment reconduit, dans une tension entre mimesis et textualité qui définit par excellence la modernité de cette écriture.

Quant à l'hypothèse nouvelle du récit d’un récit fait à Blum, elle semble pouvoir être étayée par des phénomènes de reprises quasi littérales : certains éléments énoncés par le JE dans les premières pages du roman, c’est-à-dire précisément dans ce qui semblait initialement pouvoir correspondre à un monologue, sont cités explicitement par Blum, impliquant une situation antérieure de dialogue entre les deux; ainsi la définition de la guerre proposée par le JE : cette route qui était quelque chose comme un coupe-gorge, c'est-à-dire pas la guerre mais le meurtre, un endroit où l’on Vous assassinait sans qu'on ait le temps de faire ouf,

(LRF, p. 15)

I. LRF,p. 19. 18

LE CHAOS ORGANISÉ : UNE ÉCRITURE RÉFLEXIVE

est-elle reprise par Blum de façon suffisamment fidèle pour que fonctionne la mémoire discursive : cette route où c’était non plus la guerre, comme tu l'as dit, mais de l’assassinat, du coupe-gorge, (LRF, p. 267)

Cependant, ce qu’il serait plus prudent d’appeler une coïncidence de paroles ne doit guère faire illusion : elle ne suffit pas à installer une fois pour toutes une situation d’énonciation stable. En effet, non seulement ce type de

reprise se rencontre dans des situations ne correspondant pas à des dialogues?, mais elle ne doit pas faire oublier le brutal changement de repère spatio-temporel” qui a suivi l'apparition de Blum dans le texte, et qui entre à son tour en conflit avec les indications données au tout début du roman. Là encore l’effet de rupture est manifeste; de la cour de la caserne, on passe sans annonce à ce que l’on devine être un wagon du train emmenant les prisonniers en Allemagne. Pour en arriver là dans la reconstitution de la trame chronologique de l’histoire, encore faut-il qu’entre-temps le capitaine ait été tué, que Georges ait été capturé et qu’il ait retrouvé Blum dans le train. Autant d'événements qui seront présentés de façon fragmentaire et discontinue, sans égard pour une quelconque logique temporelle. Le principe de construction de l’énoncé évoque celui du puzzle : fragments par fragments, l’image semble se constituer, mais chaque nouvel élément demande que soit rectifiée la vision première, à la façon d’un détail qui pris isolément donne lieu à une interprétation que sa mise en relation avec l’ensemble va infirmer. Mais si ce mode d’élaboration parcellaire évoque celui du puzzle — ce qui en fait ne le distinguerait guère des autres textes, la lecture se définissant comme ce jeu de construction progressif —, il ne peut s’agir ici que d’un puzzle incomplet : l’image finale n’est pas achevée au sens où elle présenterait une surface pleine, lisse, sans faille; au contraire, son achèvement est fait de ces brisures, ces failles, cette incomplétude qui en dessinent les différents

contours et en même temps en signalent la nature même d’image, c’est-àdire, pour reprendre les mots de Claude Simon, le caractère «fabriqué, inventé, postiche». Il y a une nécessité interne à cette incomplétude de la narration : elle est constitutive du travail de la mémoire, relève donc de la mise en scène de la remémoration que le texte décrit, quel que soit le lieu de cette remémoration. Mais elle est également la manifestation d’un travail d'écriture, qui refuse l’esthétique de la représentation et ne peut laisser donc 1. 2. 3.

Je souligne. Cf. un peu plus loin «Les énonciations en filigrane». «“Ouais!..” fit Blum (maintenant nous étions couchés dans le noir c'est-à-dire imbriqués

entassés [.….]», (LRF, p. 19)

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toute la place à l'illusion référentielle : l'effet d’hypnose que crée celle-ci est ainsi régulièrement dénoncé, puis reconduit, dans un rapport de solidarité étroite. Impossible de faire disparaître complètement l'illusion référentielle, et d’ailleurs tel n’est pas le propos de CI. Simon; mais en montrant comment joue l’illusion, le plaisir romanesque, loin de s’effacer, se trouve ainsi décuplé. L'interprétation de l’énoncé subit des glissements successifs, l’énonciation vacille et résiste inlassablement à toute stabilisation, jusqu’au point de subir le degré ultime d’opacification. Malgré le caractère mouvant de sa narration, on peut considérer que le début du roman assure un minimum de repère du fait de la permanence du JE : si le mode de narration subit des variations, l'instance énonciative n’en est pas pour autant modifiée. Sa simple profération constitue dans un énoncé un puissant effet de réel. C’est donc là que, selon la logique de rupture mise en place, le brouillage le plus spectaculaire doit finalement s’accomplir; le JE initial subit une mise en perspective, et par une forme de dédoublement se métamorphose en un IL : et ce dut être par là que je le vis pour la première fois, un peu avant ou après l’endroit où nous nous sommes arrêtés pour boire, le découvrant, le fixant à travers cette sorte de demisommeil, cette sorte de vase marron dans laquelle j'étais pour ainsi dire englué, et peut-être parce que nous dûmes faire un détour pour l’éviter, et plutôt le devinant que le voyant : c’està-dire (comme tout ce qui jalonnait le bord de la route : les camions, les voitures, les valises, les cadavres) quelque chose d’insolite, d’irréel, d’hybride, en ce sens que ce qui avait été un cheval (c'est-à-dire ce qu’on savait, ce qu'on pouvait reconnaître, identifier comme ayant été un cheval) n’était plus à présent qu'un vague tas de membres, de corne, de cuir et de poils collés, aux trois quarts recouvert de boue — Georges se demandant sans exactement se le demander, (LRF, p. 25)

L'effet de rupture est d’autant plus marqué que le changement de perspective énonciative se produit à l’intérieur d’un même segment! ; seul le signe typographique du tiret semble signaler le décrochement énonciatif, par le dessin même d’une fracture dans la page. Et pourtant, si l’on y regarde de plus près, le glissement du JE au IL dans l'énoncé se fait pour ainsi dire sur le mode de l’évidence. Du point de vue de la progression textuelle, on constate le recours à ce que j’appellerai des paliers successifs, que la ponctuation contribue à créer, et auxquels participe également le mouvement de neutrali1. La notion de «phrase» étant pour le moins problématique dans l'écriture simonienne, J'emploie pour l'instant le terme prudemment neutre de «segment», la question étant explicitement discutée dans le troisième chapitre.

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sation progressive de la référence. Ainsi, si le segment qui précède la mention de «Georges» concentre les indices de la présence du locuteur (deux occurrences de «je» et trois «nous» dans le passage cité), dans un premier temps, le JE se confond avec (se dissout dans?) un «nous» exclusif, puis cède la place à l’indétermination bienvenue du «on» : l’indétermination référentielle du pronom personnel indéfini fait de celui-ci une forme transitoire qui assure alors un glissement naturel vers la dénomination par le nom propre. Autrement dit, l’énonciation procède par dilution progressive du JE, qui perd ainsi son statut d’énonciateur selon un mouvement qui va de l’intérieur vers l’extérieur. Se diluant progressivement dans l’énonciation, le JE

subit un processus d’objectivation qui le rend étranger à lui-même et le transforme en délocuté. L’utilisation en cascade de la ponctuation des deuxpoints et des parenthèses, soit alternée soit combinée, relayée par les marqueurs de reformulation («c’est-à-dire»), distend l’énoncé suffisamment, semble-t-il, pour accompagner ce mouvement de dilution du JE. Du point de vue référentiel, le glissement énonciatif du JE au IL semble également relever d’un mouvement naturel : il peut se comprendre comme la figure linguistique de l’altération de la perception subie par Georges et qui est décrite avec insistance tout au long du roman : c’est notamment le cas dans ce passage où s’opère le changement de perspective. Mis en relation avec les ébranlements successifs qui l’ont précédé, ce glissement énonciatif me paraît enfin s'inscrire dans la logique même des choix d'écriture : c’est sur une cohérence identique que reposent aussi bien le glissement en question que le jeu d’écho dissonant entre les deux «Ouais» étudiés ci-dessus. De l’un à l’autre, on retrouve le même principe de mise en mouvement de l’énoncé, le choix spectaculaire d’un changement de perspective, qui relève à la fois de la mimesis et de la textualité. C’est cette notion de changement de perspective qui invite à avancer, de préférence à l’idée d’une métamorphose, celle d’une anamorphose énonciative, en empruntant au lexique de la peinture. En effet, le changement accompli s’opère pour ainsi dire en s’éloignant de l’énoncé, dans un mouvement rétrospectif. C’est bien le même qui est reconsidéré, mais qui vu de ce nouveau point de vue énonciatif, impose une nouvelle interprétation, sans que pour autant la première soit gommée. Et dans ce jeu de perspective se donne à nouveau à lire la matérialité de l’écriture, à la façon de l’anamorphose picturale : le tableau s’y définissant à la fois comme assemblage de traits et de couleurs et comme figuration. N'est-ce pas précisément le principe même de l’anamorphose que met en œuvre, deux pages plus loin, la description du cheval mort contourné par Georges : (d’abord au premier plan, la tête renversée, présentant sa face inférieure, fixe, le cou raide, puis insensiblement, les pattes

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L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

repliées s’interposant, masquant la tête, puis le flanc maintenant au premier plan, la blessure, puis les membres postérieurs en extension, collés l’un à l’autre comme si on les avait ligotés, la tête réapparaissant alors, tout là-bas derrière, dessinée en perspective fuyante, les contours se modifiant d’une façon continue, c’est-à-dire cette espèce de destruction et de reconstruction simultanées des lignes et des volumes (les saillies s’affaissant par degrés tandis que d’autres reliefs semblent se soulever, se profilent, puis s’affaissent et disparaissent à leur tour) au fur et à mesure

que l’angle de vue se

déplace, (LRF, p. 27)

L'origine du mouvement est ici inversée, selon une modalité habituelle de l'écriture simonienne! : alors que se déplace l’observateur, c’est l’objet observé qui subit la mise en mouvement. L'animation ne s’accomplit cependant pas sur un mode réaliste mais signale son appartenance à l'univers de la représentation imagée : ce qui relève normalement des trois dimensions dans le référentiel romanesque est ici décrit en deux dimensions, les volumes étant dessinés par les jeux de perspective. De la même façon, le procédé pictural impose le déplacement du corps du spectateur face au tableau?, et c’est la forme, par définition figée, de la peinture qui donne l'illusion de son animation progressive. L’analogie avec l’anamorphose est d’autant plus frappante que la description recourt explicitement au lexique de la peinture. Ainsi, le phénomène de réflexivité semble être double : l’auto-représentation se manifeste tout d’abord dans l’anamorphose énonciative proprement dite, du fait du décentrage que celle-ci impose; mais elle apparaît également dans la correspondance établie avec le phénomène pictural, par un jeu de mise en abyme de l'illusion.

L'énonciation, ainsi assimilée au fonctionnement de l’anamorphose, ne peut que relever du doute : loin d’asseoir la réalité de son dit, elle le suspend en permanence, le déplace, l’interroge à nouveau, selon des jeux de perspective à l'infini. Les variations observées s'étendent sur la totalité du roman, le

JE pouvant réapparaître aussi bien avec la mise à distance des guillemets qu'avec l’immédiateté qui caractérisait sa première manifestation dans le roman; il en va ainsi dans l'articulation entre la fin de la deuxième partie et 1. Cf. infra, «La description génératrice de fiction». 2. Cf. l'analyse proposée par D. Arasse à propos de pratiques picturales semblables : «En mettant en jeu le corps physique du spectateur, en l’amenant à se déplacer, à osciller d'avant en arrière, à s'éloigner, à s'approcher pour, à chaque étape et en chaque lieu, apprécier la peinture dans l’image, la “nouvelle manière de peindre” ruine le dispositif “régulier” qui légitimait la représentation en tant que savoir, représentation d’un savoir et savoir d’une représentation. » (Le Détail, pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1996, p. 254).

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le début de la troisième: le récit à la troisième personne s’interrompt pour rapporter these en les paroles d’Iglésia, le chapitre suivant enchaînant par un effet de leurre! sur le retour du JE: Il parlait et maugréait encore, mais je fis tomber son briquet (LRF, p. 241)

Et si les paroles s’échangent, c’est parce qu’elles finissent par devenir interchangeables, et leurs énonciateurs avec elles : et Blum (ou Georges) : «C’est fini ?», et Georges (ou Blum) : «Je pourrais continuer», continue», (LRF, p. 177)

et Blum

(ou Georges):

«Alors

Au point que dans ce jeu d’écho de voix, les narrations de paroles ouvrant sur d’autres narrations de paroles? les frontières entre réel et imaginaire se troublent et se confondent. Dès lors, c’est la validité de l’ensemble qui devient sujette à caution : Mais l’ai-je vraiment vu ou cru le voir ou tout simplement imaginé après coup ou encore rêvé (LRF, p. 296)

Impossible donc de figer sous une dénomination unique l’extraordinaire dispositif énonciatif mis en œuvre par le texte: même la catégorie de «monologue remémoratif» proposée par D. Cohn* ne semble pas pouvoir recouvrir la multiplicité des formes de la narration : celle-ci relève d’un processus de déplacement systématique qui rend possibles des phénomènes de perméabilité énonciative.

1.

Pour le rôle de leurre du pronom «il», cf. infra, deuxième partie «la progression textuelle ».

2.

Sur ce point, cf. l’article d’A.-M.

Miraglia,

narratives», Studi Francesi, vol. 34, n° 2, 1900.

«La

Route

des Flandres : défi aux

voix

x

3. Cf. La Transparence intérieure, Paris, Seuil, 1981, trad. Alain Bony. L'auteur en donne la définition suivante : «Cette variante du monologue autonome, que j’appellerai monologue remémoratif, se situe typologiquement au point de croisement entre le monologue autobiographique et le récit remémoratif, associant le mode de présentation du premier à l’absence de rigueur chronologique du second : elle emprunte au monologue autobiographique sa forme de monologue et au récit remémoratif le privilège donné aux jeux de la mémoire.» (op. cité,

p. 210).

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L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

2 — Les énonciations en filigrane Alors que les récits de mémoire mettent habituellement en opposition le temps de la narration et le temps de l’histoire, LRF, du fait de l'instabilité énonciative qui la définit, ébranle les frontières temporelles; l'emploi conjoint de formes verbales du passé et du présent crée a priori un effet de perspective, mais des effets de leurre se produisent régulièrement!, et le glissement abrupt d’un repère à un autre simule la contiguïté, voire la simultanéité des énonciations. Celles-ci entrent en contact partiel, et présentent des faits de coïncidence qui sont autant de manifestations d’une porosité énonciative. Or la seule vraisemblance anecdotique ne suffit pas à expliquer de tels phénomènes. La reprise, évoquée plus haut, que fait Blum des propos de Georges pouvait s’interpréter comme la preuve d’un dialogue entre les deux; 1l n’en va pas de même d’un certain nombre de faits, par exemple des faits de reprises quasi littérales, suffisamment marqués pour être concertés. On peut considérer que les phénomènes de perméabilité de l’énonciation sont essentiellement de deux ordres. Ils peuvent advenir dans la continuité de l'énoncé, par l’enchaînement inattendu de deux (voire plus) actes d'énonciation relevant de deux (ou plus) plans distincts; le fait est alors très circonscrit à l’intérieur d’un segment du récit. La deuxième catégorie concerne des faits qui se produisent à l'échelle du texte lui-même, sur un intervalle de pages qui peut être très important; pour jouer pleinement, ils demandent alors à être identifiés et S’appuient sur la mémoire discursive. Les deux catégories, pour être distinctes par leur mode d'apparition dans le texte, n’en présentent pas moins une forte similitude. Bien que l’une se définisse par ce que l’on appellera une «porosité immédiate» alors que l’autre relève d'une «porosité à distance», elles instaurent une tension entre continuité et discontinuité énonciatives. et comment

tel autre dont elle montrait le portrait. (car elle

avait aussi hérité des portraits — au moins de plusieurs — d’une abondante galerie ou plutôt collection d’ancêtres, ou plutôt de géniteurs, «Ou plutôt d’étalons, dit Blum, parce que dans une famille pareille je suppose que c’est comme ça qu'il faut les appeler, non? [...] (LRF, p. 51)

1.

Cf. infra, «Les brouillages spatio-temporels».

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LE CHAOS ORGANISÉ : UNE ÉCRITURE RÉFLEXIVE

Ces lignes sont exemplaires de la catégorie caractérisée par la «porosité immédiate» : deux énonciations s’y télescopent selon deux modes contradictoires. La seconde est contenue dans la première, dans une relation que l’on pourrait qualifier d’enchâssement; en même temps, elle assure le prolongement de celle-ci, dans un rapport cette fois de continuité. Les marques formelles de cette double relation sont cependant distinctes. La ponctuation des guillemets assure un semblant de hiérarchisation énonciative, signalant un fait de citation de discours; en cela, elle est relayée par l’incise contenant le verbe de parole («dit Blum »1) qui semble (mais semble seulement) se rattacher à ce

qui précède le discours direct et marquer ainsi l’articulation des deux plans. Inversement, le contenu lexical du discours rapporté maintient la continuité avec le segment précédent, dans la mesure où il répète le même marqueur de reformulation («ou plutôt»). Ainsi la première énonciation déborde-t-elle sur

la seconde, alors que sont toujours affichées les marques de frontière? — ce que confirme la graphie avec majuscule du «Ou» attribué à Blum.

Autrement dit, la mise en relation de ces deux actes d’énonciation tient simultanément de la dépendance et de l’égalité. Un effet de leurre vient se greffer sur cette double relation que l’on pourrait penser symétrique, renforçant a posteriori le rapport d'égalité. Il est dû à l’emploi du verbe «dire» dans l’incise, dont on supposera dans un premier temps qu’il correspond à une forme de passé simple. Ce tiroir verbal s’oppose à l’imparfait par son aspect non sécant qui lui permet de donner du procès une image globale et limitative : il est ainsi «apte à introduire un repère temporel nouveau dans un récit au passé, sans s’appuyer nécessairement sur une indication chronologique explicite.»” Le passage cité se caractérise par l’absence de tout circonstant susceptible d’établir explicitement l'identification du moment auquel réfère le passé simple. Cette absence pourrait inciter à faire coïncider le 1. Cette première proposition incise est suivie d’une série d’autres, ce qui confère au passage les caractéristiques conventionnelles du dialogue, si l’on excepte l’absence de retour à la ligne lors des changements de locuteur. 2.

On retrouvera dans Histoire (1967) cette mise en scène de la perméabilité des énonciations;

cf. par exemple : «et (un an, deux ans plus tard? la date du cachet de la poste impossible à déchiffrer) : “Nous sommes ici depuis trois jours à la Grotte Nous avons prié pour vous la bonne Marie” souriante et miséricordieuse, une couronne de ces lampes électriques [...] entourant sa tête» (p.28, éd. de Minuit); double effet de contamination, puisque l’effacement de la

ponctuation caractéristique du récit premier gagne le texte de la carte postale citée, alors que la qualification de «la bonne Marie » déborde dans le récit premier. Ainsi la référence se dédoublet-elle, renvoyant simultanément à la Vierge en tant que divinité, et à sa représentation imagée d’un goût discutable : la porosité de l’énonciation est bien indirectement un indice de la réflexivité du texte. 3. M. Riegel, J.-C. Pellat, R. Rioul, Grammaire méthodique du français, Paris, P.U.F., 1994, p. 304.

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L'ÉCRITURE DU LAB YRINTHE

repère donné par le passé simple avec celui des formes verbales passées qui l'ont précédé. Or le récit qui s’interrompt pour s’ouvrir sur le dialogue ne réfère pas à un moment précis, mais correspond à la relation de l’«insipide et obsédant bavardage»! de la mère de Georges, c’est-à-dire réfère à des habitudes du passé. Le caractère général de cette relation s’oppose donc au recoupement temporel par le passé simple référant à une énonciation unique et circonscrite dans le temps. Par conséquent, cette forme verbale ne s’inscrit pas dans la suite chronologique du récit fait antérieurement (l’énonciation D), mais dessine à son tour une nouvelle référence temporelle, coupée par définition de l’actualité du locuteur et qui reste flottante, relevant pour ainsi dire de la pure abstraction : bribe de parole en suspens, produite par une autre énonciation (énonciation Il) et qui s’ajoute à l’énonciation première par un phénomène de collage textuel. Cette rupture de référence temporelle, ou plutôt cette rétention de référence temporelle fait paradoxalement de ce passé simple une forme quasi intemporelle, dont la seule caractéristique demeure la non coïncidence avec l’actualité du locuteur. Au point qu’on peut se demander si cette forme avantageusement ambiguë du verbe «dire» ne se laisse pas également interpréter comme un possible présent de l’indicatif dont la neutralité temporelle jouerait alors à plein. Ainsi sont mises en contact non pas deux énonciations mais trois (celle

qui relate les bavardages répétitifs de Sabine, celle qui rapporte le dialogue Georges/Blum, et celle, directe, de Georges et de Blum). La porosité énonciative ne se limite pas à la perméabilité de l’énonciation citante et de l’énonciation rapportée, mais contamine également les discours voisins, par un effet trompeur de logique temporelle, qu’induit le jeu des formes verbales. La perméabilité vient faire obstacle à l’idée d’une perspective chronologique qui s’inscrirait dans la représentation conventionnelle du processus de remémoration. Ce processus, avec son fonctionnement par association d'idées, est non pas décrit par le texte, mais mis en scène directement grâce à la complexité du dispositif énonciatif. A une logique de successivité, que marquerait le lien de dépendance énonciatif, se substitue une logique de simultanéité, que manifeste le rapport d'égalité établi par la porosité des énonciations. L'action combinée des débordements d’une énonciation sur l’autre et de la rétention temporelle a pour effet de rendre dominant le rapport d'égalité entre les différentes énonciations. Nous retrouvons là le principe de «mise en équivalence» évoqué par L. Dällenbach. Paradoxalement,

1. LRF, p. 49. 26

LE CHAOS ORGANISÉ : UNE ÉCRITURE RÉFLEXIVE

le texte, se jouant de la linéarité du signifiant, semble prendre celle-ci en défaut, et élabore une représentation dont lui-même propose la définition : Cela. Et par-dessus, en filigrane pour ainsi dire, cet insipide et obsédant bavardage [...] (LRF, p. 49)

Une fois de plus, en même temps qu’il dit, le texte commente ce qu’il dit; l’image construite par la perméabilité énonciative s’apparente bien à celle du filigrane! : les différentes énonciations se superposent, entraînant avec elles la surimpression d’époques. Il y à à nouveau ici une sorte de défi que lance l'écriture à la peinture; l’immédiateté de la perception qu’autorise l’art pictural paraît désormais être partagée par l’écriture. Jeu d’illusion, bien sûr, la dimension temporelle s’avérant une condition nécessaire de la lecture, et jeu d’illusion qui procède paradoxalement de la réflexivité de cette écriture. Les phénomènes de «porosité à distance» correspondent au même processus, leur mise en place présente toutefois des variations du fait de l’intervalle de texte qui sépare deux segments marqués par la perméabilité énonciative. La vraisemblance psychologique n’est plus alors une contrainte de l’écriture. Le propos est double : il s’agit comme précédemment de déjouer fictivement la linéarité du signifiant, et de substituer à une logique de successivité une logique de simultanéité. Les deux objectifs se rejoignent et s’inscrivent également dans la cohérence de ce qui a été défini comme anamorphose énonciative. Etant donné l’importance de l’intervalle de texte, la perméabi-

lité énonciative «à distance» s’appuie nécessairement sur un jeu d’échos plus ou moins amplifiés. Ainsi lit-on au début du roman : A) comme si non pas une armée mais le monde lui-même tout entier et non pas seulement dans sa réalité physique mais encore dans la représentation que peut s’en faire l’esprit (mais peut-être était-ce aussi le manque de sommeil, le fait que depuis dix jours nous n’avions pratiquement pas dormi, sinon à cheval) était en train de se dépiauter se désagréger s’en aller en morceaux en eau en rien, (LRF, p. 16) 1. La métaphore sera reprise par CI. Simon lors du colloque de Cerisy; il déclare à propos de LREF : «Tous les éléments du texte [...] sont toujours présents. Même s’ils ne sont pas au premier plan, ils continuent d’être là, courant en filigrane sous, ou derrière, celui qui est immédiatement lisible, ce dernier, par ses composantes, contribuant lui-même à rappeler sans cesse les autres à la mémoire.» («La Fiction mot à mot» in Nouveau Roman : hier, aujourd'hui, colloque de Cerisy, U.G.E., coll. 10/18, t.IT, 1971, p. 89).

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L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

Quelque cent pages plus loin, l’énoncé se fait partiellement récurrent : B) (ils ne peuvent pas voir la pluie, l'entendre seulement, la deviner murmurant, silencieuse, patiente, insidieuse dans la nuit obscure de la guerre, ruisselant de toutes parts au-dessus d’eux, sur eux, autour d’eux, sous eux, comme si les arbres invisibles, la vallée invisible, les collines invisibles, l’invisible monde tout entier se dissolvait peu à peu, s’en allait en morceaux, en eau, en rien, en noir glacé et liquide, (LREF, p. 121) A nouveau : C) Un lacis de rigoles emmêlées courait sur le sable blond du chemin le bord du talus s’effritait peu à peu se dépiautait glissait en de minuscules et successifs éboulements qui obstruaient un moment un des bras du réseau puis disparaissaient attaqués rongés emportés le monde entier s’en allait avec un murmure continu de source de gouttes se poursuivant le long des branches luisantes (LRF, p. 258-259)

Et enfin : D) le paysage tout entier inhabité vide sous le ciel immobile, le monde arrêté figé s’effritant se dépiautant s’écroulant peu à peu par morceaux (LRF, p. 296)

La mémoire établit un lien entre quatre segments dispersés sur la totalité du roman, jusqu'aux dernières lignes. Cependant les reprises ne sont pas littérales, et subissent des variations de perspective énonciative. Si le premier passage cité est pris en charge par le JE, ainsi que le troisième et le quatrième, dans le deuxième passage, le JE de Georges est devenu IL. Or du segment À) au segment B), non seulement on retrouve la même

image de

désagrégation, mais également la même formulation quasi mimétique du processus qu’elle énonce : par un phénomène de réduction qui se combine à la paronomase, «morceaux» se délite pour ainsi dire dans le monosyllabe «eau», et l’effritement du signifiant aboutit logiquement à l’expression sémantique de la négation («rien»). C’est dans cette reprise partielle et expressive d’une énonciation par l’autre que se manifeste à nouveau la perméabilité énonciative qui est ici comme dédoublée.

D'une part, la parenthèse qui introduit le segment B semble être le lieu d’une polyphonie énonciative : le point de vue de l’énonciateur premier (Georges) se laisse percevoir sous la voix du locuteur de l’énonciation citante. Mais les deux voix ne sont pas en dissonance, au contraire, elles paraissent partager la même vision du monde élaborée à partir de perceptions sensorielles plus que d’analyses intellectuelles. Le principe de l’anamorphose s’impose alors avec force. Plutôt que d’établir une disjonction 28

LE CHAOS ORGANISÉ : UNE ÉCRITURE RÉFLEXIVE

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nette entre l’énonciateur (Georges) et un locuteur! distinct, cette concor-

dance de point de vue signale le dédoublement du même, la perspective se modifiant simplement selon un mouvement qui va de l’intérieur vers l’extérieur. La polyphonie est alors ici plus un redoublement de voix que l’indice d’une altérité, ou si altérité il y a, elle est de soi à soi, imposant une sorte de

bougé à l’énonciation : comme si s’opérait simultanément, par un phénomène de condensation, le glissement du JE au IL réalisé auparavant en deux temps. D'autre part, l’écho de l’énonciation antérieure (du point de vue de l’économie du roman) se dessine dans l’occurrence présente, établissant une forme d’égalité qui ne se préoccupe nullement des repères spatio-temporels. Car, si le commentaire formulé dans A) converge avec celui de B), tous deux

présentent cette caractéristique remarquable de ne pas s’appliquer à la même situation. Celle qui suscite le premier commentaire est l’attitude du capitaine de Reixach alors qu’a été anéanti son escadron. La reprise du commentaire en B) accompagne vraisemblablement un épisode antérieur à cette déroute, à savoir le moment où Georges et Blum reviennent à la ferme où ils sont hébergés avec les autres cavaliers. Quant à C) et B), s’ils sont bien pris en charge par le JE, ils visent à leur tour deux situations nouvelles. La dernière occurrence du commentaire, dans la chronologie événementielle, précède immédiatement le meurtre du capitaine; C) correspond au même lieu géographique (la ferme), mais se situe juste avant le départ des cavaliers qui, attendant l’ordre de monter à cheval, contemplent la pluie. Tout semble donc se passer comme si les énonciations, par leur perméabilité constitutive, étaient en permanence disponibles, prêtes à la résurgence dans des formes d’écho. Le discours généralisé que constitue l’ensemble du texte est susceptible de les mobiliser à tout moment, et quelle que soit la situation. Cette quasi plasticité de l’énonciation, au sens où elle s’avère capable de s’adapter à tout épisode, devient une nouvelle manifestation de la tension instaurée par l'écriture entre mimesis et textualité. Elle s’inscrit parfaitement dans la vision de l'Histoire comme réitération?. Elle participe de même à la mise en scène du processus de remémoration qui guide l’ensemble du texte; l’écho caractéristique de ces énonciations devient une des figures possibles du fonctionnement analogique, l’analogie étant alors à double entente : elle définit le rapport entre deux (ou plus) éléments du référentiel 1. La distinction ici utilisée entre «énonciateur» et «locuteur» est empruntée à O. Ducrot. Cf. Le Dire et le dit, Paris, Minuit, 1984, p. 170-233. 2. Cf. infra, deuxième chapitre : «l’Histoire ou la répétition sans fin».

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L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

romanesque, mais elle caractérise aussi les données langagières dans leur matérialité. Mais le travail de la mémoire n’est pas seulement l’objet du récit luimême, il est également effectué par le lecteur. Celui-ci se trouve placé dans une situation de reconnaissance ou de familiarité dont il identifie plus ou moins bien la cause selon l’acuité de sa lecture. Autrement dit, il existe une communauté d'expérience entre d’un côté le lecteur et le roman qu'il est en train de lire, et de l’autre les actants de cet univers fictionnel et les situations auxquelles ils sont confrontés. Georges, à la fin de la première partie, s’interroge en ces termes :

«Mais j'ai déjà vu ça quelque part. Je connais ça. Mais quand? Et où donc ?...» (LRF, p. 95)

On pourrait appliquer à ses mots le commentaire que faisait M. Deguy à propos du Palace : «tout est déjà au passé, tout est comme déjà vu.» Effet de paramnésie dans l’univers fictionnel, qui permettra les débordements dans l’imaginaire, effet de reconnaissance réelle chez le lecteur, selon une analogie qui signale une fois de plus la mise en abyme, le dessin du processus de lecture à l’intérieur même d’un énoncé qui n’en finit pas de se retourner sur lui-même.

Dès lors le décousu apparent de l’énonciation se comprend comme relevant au contraire d’une cohérence totale, qui repose fondamentalement sur l’analogie. Contrairement à l’impression première que peut provoquer le texte, 1] présente une structuration extrêmement serrée. Le désordre n’en est un qu’au regard de la logique conventionnelle, c’est-à-dire essentiellement chronologique ou définie par des rapports de causalité?. Mais si l’on substitue à cette logique temporelle ou de causalité une logique de l’analogie, alors le texte manifeste son organisation profonde. 1.

«Claude Simon et la représentation», Critique, n° 187, déc. 1962, p. 1014.

2.

«[...] les personnages du roman traditionnel sont entraînés dans une suite d’aventures, de

réactions en chaîne se succédant par un prétendu implacable mécanisme de causes et d’effets qui peu à peu les conduit à ce dénouement qu’on a appelé le “couronnement logique du roman”, démontrant le bien-fondé de la thèse soutenue par l’auteur exprimant ce que son lecteur doit penser des hommes, des femmes, de la société ou de l'Histoire. L’ennui c’est que ces événements soi-disant déterminés et déterminants ne dépendent que du bon vouloir de celui qui les raconte et au gré duquel tels ou tels personnages se rencontrent (ou se manquent), s’aiment (ou se détestent), meurent (ou survivent), et que si ces événements sont rendus possibles, ils pourraient tout aussi bien ne pas se produire.» (Discours de Stockholm, p. 18)

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LE CHAOS ORGANISÉ : UNE ÉCRITURE RÉFLEXIVE

Logique d’association qui se combine avec l’idée d’un équilibre de la composition, c’est cette idée que l’on retrouve mise en pratique dans la fabrication même du roman, ainsi décrite par CI. Simon : «Je n’ai pas écrit La Route des Flandres d’un seul trait mais, selon l’expression de Flaubert, “par tableaux détachés”, accumulant sans ordre des matériaux.

À un certain moment,

la

question qui s’est posée était : comment les assembler? J’ai alors eu l’idée d’attribuer une couleur différente à chaque personnage, chaque thème : rose pour Corinne, bleu pâle pour Georges, brun pour Blum, rouge pour Reixach, noir pour la guerre, vert émeraude pour la course de chevaux et Iglésia, vert clair pour l’épisode chez les paysans, mauve pour l’ancétre Reixach. J’ai ensuite résumé en une ligne ce dont il était question dans chacune des pages de ces “tableaux détachés” et placé en marge, sur la gauche, la ou les couleurs correspondantes. Je me suis alors trouvé en possession de plusieurs bandes de papier plus ou moins larges qui, étalées sur ma table, me permettaient, grâce aux couleurs, d’avoir une vision

globale de cet ensemble de matériaux, et j’ai alors pu commencer à essayer de les disposer de façon que tel ou tel thème, tel ou tel personnage apparaisse ou réapparaisse à des intervalles appropriés. “Arrangements, permutations, combinaisons” est le titre du premier chapitre que l’on étudie en Mathématiques Supérieures : c’est une assez bonne définition du travail auquel je me suis livré en m’aidant de ces couleurs [..]. C’est de cette façon que, peu à peu, par tâtonnements, en changeant de place mes petites bandes de papier, je suis arrivé tant bien que mal à construire et à ordonner l’ensemble du texte. Par exemple, on peut voir, rien que par les couleurs, que l’épisode de l’anéantissement de l’escadron tombé dans une embuscade se situe au milieu du récit de la course perdue par Reixach et au centre même du roman. On peut voir aussi que celui-ci commence et se termine par le récit de sa marche sur la route au-devant de sa mort, etc.»!

Et l’on devine alors que la recherche de l'équilibre dans la composition de l’œuvre a dû intervenir dans la création de rapports analogiques, et non pas l’inverse : non pas une représentation première, antérieure à l’écriture et 1.

CI Simon, «Note sur le plan de montage de La Route des Flandres», in Claude Simon,

P.U.G., Chemins de la mémoire, textes, entretiens et manuscrits réunis par M. Calle, Grenoble,

égale1993, p. 185-186. On trouvera en annexe l'intégralité du plan de montage de LRF. Cf.

coll. 10/18, ment «Claude Simon à la question», in Claude Simon, colloque de Cerisy, U.G.E,.,

1975, p. 428.

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L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

que celle-ci chercherait à restituer de façon pertinente, maïs au contraire une soumission du référentiel romanesque aux lois de la composition et aux découvertes faites dans l’écriture. Le propos est clair : il ne s’agit pas de donner l'illusion qu'est reproduite une trame événementielle, mais bien de produire une œuvre répondant aux lois de l’équilibre, selon un principe de composition affiché, sans que pour autant soit expulsée l’histoire. Même si la visualisation du travail par les couleurs ne doit pas prêter à confusion (CI. Simon n’a pas peint le plan de LRF), l’analogie avec la peinture s’impose à nouveau : les lois d’équihibre et de composition communément admises pour cet art sont revendiquées ici explicitement. On retrouve au moins partiellement la définition que Cl. Simon donnait en 1971 de la peinture : «ce qui, là!, nous est donné à voir,

plus que partout ailleurs, parce que débarrassée de tout écran anecdotique, c’est la peinture même, à l’état pur, c’est-à-dire certains rapports d’une perfection sublime entre des verts, des gris, des bleus, des blancs, des droites et des courbes “se répondant’> Toutefois, si l'essentiel se définit bien en terme de «rapports», l’«écran anecdotique» n’a certes pas disparu de LRF.

De ce point de vue, la plasticité des énonciations a pour conséquence une forme d’uniformisation de la référence : si les discours se déplacent sans obstacle d’une situation à l’autre, c’est que le réel qu'ils sont censés commenter (et construire) suscite cette récurrence, imposant l’idée d’une mons-

trueuse identité. Les paroles sont pour ainsi dire vacantes, évoquant les paroles gelées de Rabelais, prêtes à être happées par le réel quel qu’il soit. Elles ne relèvent plus vraiment d’un acte dénonciation unique, défini par des paramètres précis, mais comme arrachées à leur situation d’énonciation spécifique, elles sont maintenues en suspension soit par la rétention d’indications temporelles soit par leur disponibilité potentielle qui les rend susceptibles d’être reprises à tout instant. C’est dans ce cadre que s’accomplissent les glissements spatio-temporels abrupts, qui vont jusqu’au brouillage de la référence. 3 - Les brouillages spatio-temporels L'identification — et la construction — de la référence s'appuie entre autres éléments sur le repérage des indices relatifs aux circonstances tempo1. Il s’agit d’une nature morte de Cézanne opposée à l'Enlèvement des Sabines. Lettre adressée par Claude Simon au journal Le Monde lors de la parution des Corps conducteurs, et que le quotidien publiera au moment de l'attribution du prix Nobel (édition du 19 Octobre 1985). Les italiques sont dans le texte.

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LE CHAOS ORGANISÉ : UNE ÉCRITURE RÉFLEXIVE

relles et spatiales. Or ce principe conventionnel, qui semble aller de soi dans tout récit, est un de ceux qui subit le plus profondément les attaques dans LRF. La référence spatio-temporelle y acquiert un caractère de nonévidence quasi systématique. Cette inversion de principe est à la fois une conséquence de et une condition à la perméabilité des énonciations. Pour que celle-ci opère, elle nécessite le flottement référentiel entre deux épisodes narratifs : le lien analogique doit être donc suffisamment développé entre eux pour que la confusion s’installe, même momentanément. A l’inverse, les énonciations se définissant par leur disponibilité, leur capacité à être mobilisées à tout instant par le processus remémoratif, elles instaurent

la possibilité d’un trouble référentiel. Mais les faits sont dans la réalité du texte tellement enchevêtrés qu’il paraît difficile de déterminer un ordre prioritaire de causalité. L’écriture met ici en œuvre de puissants effets de leurre qui s’appuient essentiellement sur des jeux de formes verbales, dans une réinterprétation de ce qu’est la «concordance» des temps en français. Celle-ci n’est plus comprise en termes de conformité à un système grammatical, mais de correspondance référentielle, en dehors des règles usuelles!.

Par un jeu extrêmement savant et subtil (car la localisation des «dérapages » référentiels s’avère délicate) qui recourt aux possibilités étendues des formes verbales, l’écriture impose une perception labile de la référence temporelle qui en même temps qu’elle s’énonce ne cesse de se dérober à l'identification, nécessitant un constant retour en arrière à la recherche soit de l’indice susceptible de la fixer (momentanément), soit de l’indice mar-

quant son dérapage en cours. Le fonctionnement du brouillage spatio-temporel s’explique en partie par la combinaison des potentialités de trois tiroirs verbaux : le passé simple, le présent de l’indicatif, et le participe présent que l’on peut considérer comme forme emblématique de cette écriture. Le passage compris entre les pages 108 et 119 de LRF présente une accumulation exemplaire de ces glissements abrupts donnant lieu à des brouillages systématiques.

1. D'où les difficultés éprouvées par les traducteurs de CI. Simon, comme le traducteur suédois C.-G. Bjurstrôm l’explique : «Rien que l’emploi du participe présent pose des problèmes considérables en suédois : on ne peut pas en faire un adjectif. Et c’est désastreux sur le plan du rythme. [...] Dans les phrases longues, l’ordre des mots dans une phrase relative n’est pas le même. Comme elles se suivent les unes les autres, on a l’impression de celui qui n’aurait plus de crochet pour rattacher les wagons. Mais quand on a pris le rythme, sa prose est suffisamment puissante pour porter le traducteur.» («C.-G. Bjurstrôm: un traducteur au pays du Nobel», Libération, vendredi 18 octobre 1985).

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L'ÉCRITURE DU LAB YRINTHE

Tenter de situer le passage s’avère un exercice délicat. Le début offre pourtant ostensiblement une référence suffisamment explicite pour permettre l’identification : Puis ils (tous les trois : l’homme décharné, Iglésia et Georges — eux maintenant vêtus comme des valets de ferme, c’est-àdire vaguement gênés, vaguement mal à l’aise, comme si — au sortir de leur lourde carapace de drap, de cuir, de courroies — ils se sentaient à peu près nus, sans poids dans l’air léger) furent de nouveau dehors, (LRF, p. 108-109)

La situation de l’énoncé est décrite dans chacune de ses composantes : les actants, le lieu, le temps. Le moment de référence se définit donc comme celui où le vieillard qui a surpris Georges et Iglésia dans sa maison les conduit maintenant au café. Et pourtant, dans ce luxe de précisions complaisamment apportées s'annonce déjà le dérapage à venir. L'identification des actants, par exemple, se produit en trois temps successifs : tout d’abord par le pronom représentant («ils») puis par le groupe pronominal lui aussi anaphorique, et enfin par l’énumération des trois groupes nominaux. La construction de la référence se fait donc selon un mouvement progressif, la dénomination manifestant une précision croissante jusqu’à la précision maximale donnée par le nom propre : celui-ci renvoie directement à son référent en sa qualité de désignateur rigide. La construction par étapes est par ailleurs comme soulignée par les signes de ponctuation qui fractionnent l'énoncé en trois moments successifs : ouverture par la parenthèse, explicitation par les deux-points, commentaire par le tiret. Cette triple scansion de la construction de la référence signale par là même la fragilité qui semble lui être inhérente. Autrement dit, l’apport de précision, dont le caractère insolite est renforcé par la rupture syntaxique qu’il impose entre le pronom sujet et le verbe («ils (...) furent»), parce qu’il se fait nécessaire, dit simultanément que la référence ne coule pas de source.

La pause que dessine la parenthèse dans la coulée de l'énoncé instaure un écart entre le verbe et son proclitique qui de ce fait se trouve paradoxalement accentué. C’est alors une forme d’arrêt sur image qui se produit dans l'énoncé. Comme si le «ils» initial, si catégorique, demandait ce que dans le domaine de l’image on appellerait une accommodation du regard. La mise au point de la parenthèse se désigne comme traduction de ce qui par conséquent était encore brouillé. Et c’est là que se joue en partie l’effet de leurre : la traduction anticipe sur des translations référentielles à venir, qui n’expliciteront pas toutes les glissements qu’elles opèrent. Ainsi ce début de paragraphe fait-1l doublement effet d'annonce : il anticipe sur ce que l’écriture va amplifier quelques lignes plus loin; mais il est déjà élément de brouillage par 34

LE CHAOS ORGANISÉ : UNE ÉCRITURE RÉFLEXIVE

la négative : par ses détours, il signale la résistance potentielle de sa référence là où précisément elle ne résiste pas, mais ainsi présuppose-t-il qu’elle est capable de le faire... Qui plus est, l’ajout de précision va être l’occasion d’un brouillage énonciatif portant non pas sur son contenu référentiel mais sur les modalités mêmes de l’énonciation!. Double effet de leurre donc d’un énoncé qui laisse supposer un glissement référentiel quand il n’existe pas”, mais qui se soustraira à l’explicitation de la référence lorsque s’opéreront les glissements. Bien sûr, ce retard dans le processus de référenciation, selon un procédé que CI. Simon emprunte à Faulkner”, relève également de la mimesis, de cette illusion de la plongée dans une conscience qui avance en tâtonnant, par soudaines évocations. Mais une fois de plus, la mimesis est ici indissociable

de la désignation du fonctionnement textuel. Dire en montrant que l’on dit, par un mouvement de réflexivité systématique, définit une écriture qui articule continuité de l’énoncé et discontinuité constitutive de son énonciation. C’est bien ainsi, semble-t-il, que s’interprètent les nombreux marqueurs temporels, qui scandent la progression textuelle plus qu’ils ne servent de repères chronologiques. Que dit en effet le «Puis» initial de paragraphe si ce n’est qu’avance l’énonciation; ce qui ne l'empêche pas de signifier également la postériorité par rapport au contenu référentiel du paragraphe précédent, à la façon des «plus tard» (p. 106) ou «et un peu plus tard» (p. 109) placés en début de paragraphe.

Le chaos chronologique qui caractérise le temps de l’énoncé ne peut être cependant compensé par l’essaimage de connecteurs temporels, d’autant que ceux-ci restent relativement vagues et ne varient guère dans leurs formes : il s’agit essentiellement de «Puis», «de nouveau», «plus tard» et sa variante «un peu plus tard». Chacun d’entre eux prend bien appui sur un point de repère antérieur, mais sans que soit clairement spécifié l’intervalle de temps qui sépare les deux références temporelles. Si bien que demeure souvent en suspens dans le roman la réponse à la question : «plus tard, mais quand?». Des allers et retours sont effectués dans la continuité événementielle, les

«plus tard» pouvant fort bien référer au moment de la remémoration, voire d’une remémoration parmi d’autres* dans l'incertitude où laisse l'instabilité 1.

Cf. ci-dessous, p. 15-16.

2.

Le paragraphe précédent concerne explicitement les trois mêmes personnages. 3. Sur les rapports entre ces deux écrivains, cf. par exemple l’article de J. de Labriolle «De Faulkner à Simon». 4. Cf. le début du paragraphe de la page 106 : «Plus tard, il devait se rappeler cela de façon précise».

55

L’'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

de l’énonciation. L'emploi systématique de connecteurs identiques qui maintiennent la référence dans une certaine indétermination instaure un mouvement de remontée progressive du temps de l’histoire vers le moment de la narration; mais de la même façon, un mouvement symétrique permet à l’énonciation de converger fictivement vers le temps de l’énoncé. Par ailleurs, les blancs narratifs que laisse dans le récit la succession des «puis» et autres connecteurs, signalent à la fois la discontinuité des événements, certains étant laissés dans l’ombre, et la discontinuité de l’énonciation: celle-ci progresse, au rythme du souvenir, par saccades et glissements. La convergence simulée de l’énonciation vers le moment de l’histoire ainsi que cette progression de l’énonciation par saccades successives sont manifestées conjointement par l’emploi d’un adverbe de temps qui revient avec fréquence sous la plume de CI. Simon : «maintenant». Il apparaît dans le passage cité à l’intérieur du décrochement opéré par le tiret («— eux maintenant [...]»). C’està-dire qu’il relève lui aussi de la mise au point de la référence supposée brouillée. La pause parenthétique en question ne présente par ailleurs aucune forme verbale à valeur temporelle, puisque l’unique imparfait qu’on y rencontre («se sentaient»), appartient à une comparaison hypothétique et a une valeur modale. De plus la pause parenthétique qui s’intercale entre le sujet et son verbe suspend pour un instant la référence temporelle apportée par le passé simple. Autrement dit, les seules indications relatives au temps sont données momentanément par le connecteur «Puis», marquant la postériorité, et l’adverbe «maintenant» qui indique la coïncidence. Soit la combinaison de deux perspectives, l’une impliquant un glissement, l’autre dénotant au contraire la fixité du regard. Dans cette association a priori contradictoire se manifeste exemplairement la tension qu’instaure l'écriture entre continu et discontinu, entre flux verbal et ruptures énonciatives, entre continuité temporelle et mobilité du souvenir, permettant la mise en place fugitive d’un brouillage énonciatif. Car se pose le problème de la référence du «maintenant». Si coïncidence il y a, entre quoi s’établit-elle? L’adverbe appartient à la catégorie des déictiques temporels, et signale donc habituellement la coïncidence entre temps de l’énoncé et temps de l’énonciation. Or ici, la coïncidence reste flottante,

c’est-à-dire qu’elle relève de deux interprétations concurrentes. L'absence d'ancrage temporel dans la parenthèse suspend pour ainsi dire la référence qui vient naturellement rencontrer le moment de l’énonciation. «Maintenant» se comprend alors comme le moment où s’entreprend l’évocation de la scène : «eux maintenant vêtus», c’est-à-dire «eux qui sont maintenant décrits comme

étant vêtus etc.». Alors, c’est moins l'événement lui-

même qui est en cause que l’image de l’événement, moins l'épisode que sa mise en scène, ou plus exactement sa mise en paroles. Mais le retour du passé simple aussitôt après la parenthèse, rétroactivement, instaure une équi36

LE CHAOS ORGANISÉ : UNE ÉCRITURE RÉFLEXIVE

valence de repérage entre l’adverbe et la forme verbale : le «maintenant», faux embrayeur, dit dans un second temps le nouveau marquage référentiel, l'inscription dans une succession d’événements et vient s’appuyer sur le passé simple. C’est alors la scène directement qui est prise en compte, et non pas sa représentation dans la mémoire. Les faits sont donc complexes et paradoxaux : l’immobilisation de l’énoncé que réalise fictivement la pause parenthétique, cette forme de mise

au

point de la référence,

induit

la construction

de deux

images

référentielles : dilatant l’énoncé, la parenthèse suspend la narration, la fige en une image; mais l’encadrement de la même parenthèse par le sujet et son verbe au passé simple superpose à cet «arrêt sur image» le procès vu comme événement. L’image construite est double : à la fois l’épisode, et sa représentation quasi théâtrale, les indications sans verbe contenues dans la parenthèse s’apparentant presque à des didascalies. Là encore, l’énonciaton est définie par un bougé, un tremblement de la référence : non pas dans la définition de ses composantes, qui sont au contraire parfaitement circonscrites, mais dans sa modalité même; car le doute repose maintenant sur l’identification de ce dont on parle : s’agit-il, dans le référentiel romanesque, de faits appartenant directement à la réalité, ou bien de leur figuration imaginaire? Du réel, ou de sa représentation? L’incertitude définit

ainsi une des composantes du référentiel romanesque, par une nouvelle forme de mise en abyme réfléchissant le jeu d’optique constitué par le dispositif énonciatif. Le jeu d’illusion qu’engendre l’écriture romanesque est ici figuré, mais sans la hiérarchisation qui la caractérise habituellement : non pas le réel et, dans un second temps seulement, sa figuration, mais les

deux sur un même plan, agissant pour ainsi dire en simultanéité du fait de la position de la parenthèse qui brise le fil de l’énoncé et semble ainsi déjouer la linéarité du signifiant. Par son rôle de suspension des rapports syntaxiques fondamentaux, la parenthèse ne peut plus être considérée comme relevant d’une digression de deuxième ordre!. Elle déséquilibre momentanément l'énoncé, créant le brouillage énonciatif décrit, alors même qu’elle semble avoir pour rôle de lever toute ambiguïté sur l’identification de la référence. Du fait du déséquilibre ainsi instauré, elle s’impose comme égale, d’un point de vue énonciatif, au segment qu’elle interrompt. Tous deux ne sont pas pris dans un rapport d’enchâssement (la parenthèse venant creuser le premier segment) mais se correspondent dans un jeu de miroirs. Relevant pareillement d’un jeu d’optique, ils se désignent dès lors respectivement comme vraisemblables de la même façon, 1.

Cf. infra, «La ponctuation simonienne : un refus des limites logiques», troisième chapitre.

of

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

autrement dit illusoires au même degré, parce qu’appartenant à l’univers romanesque. Les données de ce début de paragraphe de la page 108 sont donc, contrairement aux apparences, des plus complexes : brouillées d’un point de vue énonciatif par ce qui se donne comme aidant à l'identification de la référence, elles participent du jeu de leurre systématique qui va prendre de l'ampleur par la suite. L’articulation d’un épisode à un autre est marquée par des circonstants qui paraissent construire un balisage minimal mais suffisant : «et à un moment», «puis», «Et un peu plus tard» (p. 109). De la même façon, les indications relatives aux lieux se font succinctes mais sont suffisamment suggestives pour permettre de construire une interprétation : Et un peu plus tard, de nouveau des murs autour d’eux, quelque chose de clos en tout cas, et Georges s’asseyant docilement, sa bouche, sa langue, ses lèvres s’efforçant de dire : «Je préférerais manger quelque chose Si vous aviez quelque chose à manger je...», mais n’y parvenant pas, regardant avec un impuissant désespoir l’homme au visage de cadavre parler à la femme debout à côté de leur table, puis celle-ci s’en aller, revenir, poser devant lui et remplir le verre (un minuscule cône renversé très évasé au-dessus du pied mince) de quelque chose de transparent et incolore comme de l’eau mais qu'il eut envie de cracher quand il l’eut dans sa bouche, âcre, brûlant. (LRF, p. 109-110)

Le lieu en question, malgré l’indétermination ostensible («quelque chose de clos») correspond au café où Georges et Iglésia sont conduits par le propriétaire de la maison. Les indices sont distillés avec parcimonie, mais permettent cependant de comprendre rapidement la situation bien qu'il s’agisse de la première évocation de l’épisode dans le roman. La description présente cependant de façon caractéristique une tension entre d’un côté l’indétermination de la référence («quelque chose de clos / quelque chose de transparent et incolore») et de l’autre la notoriété référentielle («la femme, le verre»). Dans cette combinaison contradictoire se donne à

lire la mise en place d’un dérapage référentiel à venir. En effet, en dehors de «l’homme au visage de cadavre», aucun des référents, qu’ils soient déterminés ou indéterminés, n’a été préalablement introduit dans le récit. La notoriété relève donc d’un coup de force dans la mesure où elle s’avère imposée par le texte sans annonce préalable. Du point de vue de la diégèse, ce phénomène peut se justifier par l’état de conscience de Georges, c’està-dire selon un point de vue psychologique. Mais plus profondément se manifeste ici un jeu de représentation stéréotypée qui va permettre le dérapage futur. C’est bien d’ailleurs cet appui sur des représentations stéréoty38

LE CHAOS ORGANISÉ : UNE ÉCRITURE RÉFLEXIVE

pées qui permet de compenser les lacunes d’information de l'énoncé, et d'interpréter la scène comme se déroulant dans un café alors que le mot n’est pas employé. Cette interprétation référentielle repose notamment sur les deux indices que sont «la femme debout à côté de leur table» et «le verre». Le raisonnement est semble-t-il le suivant : table + femme debout + verre servi = café. Rétroactivement le «quelque chose de clos» se voit ainsi identifié, bien que restant toujours non dénommé.

Même

si la scène

correspond à un épisode particulier, du fait de la présence des personnages de Georges et d’Iglésia, le café n’acquiert pas, linguistiquement, une idenüté spécifique. Construit à partir d’une représentation stéréotypée, il reste ainsi disponible pour toute situation présentant des caractères analogues : autrement dit, il est apte à susciter le glissement référentiel à venir. Il en va pour ainsi dire de même avec le deuxième élément marqué par l’indétermination référentielle, le «quelque chose de transparent et incolore » que boit Georges. Alors que le verre lui-même est à la fois nommé et l’objet d’une description précise dans la parenthèse, l’alcoo!l servi reste sans nom, défini simplement par ses caractéristiques physiques. Selon le fonctionnement analogique, la confusion avec tout autre liquide répondant aux mêmes traits descriptifs est préparée. Le jeu de contraste est double : 1l oppose ce qui relève de l’indétermination référentielle à ce qui est déterminé; mais 1l

joue également entre la précision temporelle et la désignation des référents par les traits descriptifs. C’est alors une forme de définition partielle par intension que propose la périphrase servant à nommer le référent. Le refus de la dénomination directe par un lexème précis permet ensuite à l'énoncé de faire appel à un certain nombre de référents susceptibles de correspondre à la définition par intension proposée. C’est ainsi que l’on passe d’un café à un autre, d’une boisson forte à une autre. Les éléments relèvent donc

d’une forme de généralité, qui crée leur disponibilité. Il n’en va pas de même pour la présentation des différents procès énoncés au passé simple. Par la capacité qu’a ce temps de créer une chronologie, la succession des formes au passé simple se fait l’expression d’une succession de procès délimités dans le temps. L'épisode ainsi est vu comme circonscrit et défini, alors que le cadre reste lui très incertain. Pour que la confusion opère, une forme de contamination de l’épisode par l’incertitude caractéristique du cadre est nécessaire ; elle impose le relais des passés simples par une autre forme verbale qui ne soit pas susceptible de créer un ancrage temporel à elle seule. C’est là le rôle du participe présent.

L’effet de leurre tient alors à l’apparente maîtrise qui semble caractériser le récit : outre l’organisation temporelle que donne la succession de passés simples, la ponctuation, momentanément, présente un découpage logique par 39

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

l'emploi du point! : si l’on excepte celui qui interviendra entre deux phrases du dialogue de Georges?, ce sera le seul de tout le paragraphe, lequel s’étend de la page 109 à la page 118. L'effet de pause est par conséquent très marqué, du fait de la rareté du signe dans le cotexte. Le rapport entre passé simple et signe ponctuant semble d’autant plus signifiant que le point est précisément encadré par une relative concentration de ces formes verbales : il eut envie de cracher quand il l’eut dans sa bouche, âcre, brûlant. Cependant il ne le rejeta pas, l’avala, comme il avala docilement

le contenu —

[...] —

du second

verre qu’elle

remplit, (LRF, p. 110)

L’articulation de la scène en une succession de procès coïncide avec le découpage logique que marque le point, l’un étant pour ainsi dire appelé par les autres. [1 semble donc que l’on se trouve face à une saisie rationnelle du réel, conforme aux habitudes conventionnelles de perception. Qui reconnaftrait du CI. Simon à la lecture des lignes citées ?.. Or, cette concentration de passés simples autour du point unique laisse ensuite la place à une série de participes présents qui tous réfèrent à Georges, et qui se font ainsi les formes relais d’une construction personnelle. On sait que la caractéristique du participe présent est d'emprunter sa référence temporelle à la forme conjuguée à un mode personnel de la phrase où il apparaît; de même, présentant le procès en cours de déroulement,

«il marque

une relation de simultanéité avec le

procès principal, quelle que soit l’époque »*. La succession de participes présents demande donc à être interprétée a priori à partir des formes de passé simple qui précèdent. Chacun renvoie ainsi à la scène du café, objet du récit depuis le début du paragraphe; «s’efforçant, s’efforçant, se bornant, se contentant, se demandant, pensant, pensant» : ces différentes formes répondent bien aux caractéristiques énoncées; qui plus est, elles ajoutent à l’identité morphologique une proximité sémantique, constituant deux séries de synonymes qui chacune présentent en outre la répétition du même mot. Aussi lorsqu’apparaît un nouveau participe présent, verbe de parole («disant») comme les derniers cités, un mouvement naturel porte à l’associer aux mêmes repères que les autres. C’est précisément sur ce que l’on pourrait appeler un réflexe syntaxique que s’appuie le brouillage référentiel réalisé ici. La répétition des différents participes engendre un automatisme qui 1. Pour la valeur d’articulation logique que CI. Simon assigne au point, cf. infra, troisième partie, et notamment «la ponctuation simonienne : un refus des limites logiques». 2. Ce deuxième point du paragraphe s’apparente d’ailleurs au même principe d’articulation logique : il correspond à la mise au point référentielle faite par Georges, marquant que le contrôle du discours est à nouveau assuré. 3. Grammaire méthodique du français, op. cité, p. 341.

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LE CHAOS ORGANISÉ : UNE ÉCRITURE RÉFLEXIVE

incite à aligner sur un même modèle le fonctionnement de formes identiques. Or, le mouvement d’attraction subi par le participe présent est subitement inversé : au lieu d'emprunter sa référence temporelle au segment du texte qui le précède, ce nouveau participe anticipe sur une référence qui sera définie ultérieurement. Cette inversion du mouvement de rattachement ne s’identifie qu'après coup, demandant rétrospectivement un retour en arrière dans la lecture à la recherche d’indices. Car avant que l’identification référentielle ne puisse s’opérer, la forme «disant» reste en suspension : elle présente suffisamment de points communs avec ce qui la précède pour s’y rattacher en partie, mais est suivie très rapidement d’éléments qui ne permettent plus la coïncidence des références spatio-temporelles. La mise en place du leurre relève à la fois de l’évidence et du masquage : il est masqué par le parallélisme de construction, encore appuyé par l’introduction symétrique de discours direct à la suite des deux derniers participes présents, mais il est explicitement décrit par le contenu référentiel de l'énoncé: l'ivresse de Georges justifie!, à l’intérieur de la diégèse, le brouillage que le discours réalise parallèlement : pensant de nouveau : «Mais ils n’ont pas pu le tuer deux fois Alors ?» jusqu’à ce qu’il comprît qu’il était saoul, disant : «Je n’y étais plus très bien. Je veux dire : je ne savais plus très bien où j'étais ni quand c'était ni ce qui se passait (LRF, p. 110)

Mais la justification n’en est une que partiellement : en effet, le récit à l’intérieur duquel s’opère le brouillage (soit dans l’articulation entre «pensant» et «disant») est un récit à la troisième personne, effectué au passé, son énonciation est donc posée comme décalée par rapport au moment de l’histoire. Autrement dit, dans le plan de l’énonciation se réalise un brouillage spatio-temporel qui devient la figure transposée de l'ivresse narrée par l'énoncé. Il existe ainsi un rapport mimétique entre les différents plans, mais un mimétisme qui joue de façon différée : différée dans le temps puisque l’épisode de l’ivresse est relaté en tant que souvenir, différée dans l'écriture, puisqu'il y a glissement dans la définition des paramètres du récit. C’est autour de l’adjectif «saoul» que bascule le repérage temporel: l'adjectif se trouve glosé par le contenu du discours direct qu’introduit le participe «disant». Le discours direct constitue une forme de dépliement de 1. Cf. ce qu’écrit Dominique Lanceraux à ce propos : «Le monologue de Georges, ivre, mêle [...] quantité de moments distincts qui constituent autant de renvois à diverses pages antérieures. de L’ivresse du personnage annonce clairement celle qui s'empare de l'écriture». («Modalités la narration dans La Route des Flandres», p. 25.)

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L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

l'adjectif «saoul» : le développement logique de l’un par l’autre établit ainsi sémantiquement la continuité de l’énoncé alors que se manifeste une violente rupture énonciative. Le commentaire du discours rapporté pose un rapport d'équivalence sur le plan du sens, qui est immédiatement dénié par le choix de l’imparfait («étais, savais») : dès lors est signifié un décalage avec l’actualité de l’énonciation, qui implique qu'ont changé, sans annonce, les repères précédemment établis. Les lois habituelles des rapports entre l’énonciation citée et l’énonciation citante sont renversées : au lieu que les temps du discours rapporté soient interprétés d’après les repères donnés par l’énoncé qui cite, c’est ici l’imparfait qui exerce une force d’attraction sur le participe présent introducteur du discours de Georges. Mais l'imparfait, en tant que temps anaphorique, signale le décalage par rapportà l’actualité de l’énonciateur, mais n’est pas apte à lui tout seul à fonder une chronologie : il a besoin d'emprunter lui-même ses repères soit à une forme telle que le passé simple, soit à des circonstants. A l'inverse, donc, les imparfaits contenus dans le discours rapporté de Georges semblent bien prendre appui sur le repère temporel défini dans le récit précédent. Aüïnsi, la présence de l’imparfait dans le discours direct instaure une égalité de perspective avec le plan du récit qui l’a précédé : si le passage du récit au discours direct a entraîné le glissement du IL au JE, le point d'observation présente la même caractéristique : l’énonciation signale à nouveau sa noncoïncidence avec ce qu’elle énonce. La référence du «disant» est comme occultée momentanément, comme si l'énoncé enjambait fictivement cette forme contrariante grâce à la correspondance entre les imparfaits du discours de Georges et les passés simples précédents. Mais, simultanément, les imparfaits nécessitent la présence du «disant» introducteur. On retrouve ici la complexité de relation déjà décrite à propos de la parenthèse qui dissocie le sujet proclitique et son verbe. L'écriture instaure ainsi fictivement une simultanéité des énonciations, et non pas un rapport d’enchâssement conventionnel.

Les faits sont donc complexes, nécessairement contradictoires, chaque marque de rupture (plan d’énonciation, repère temporel) étant contrebalancée par des marques de continuité. Mieux encore: chaque marque de rupture est susceptible de signifier en même temps, mais sur un autre plan, la continuité, et inversement. Par un jeu de correspondances et de dissonances mêlées jusqu’au vertige, l'écriture simonienne inverse donc les données habituelles de la narration, déjouant les attentes, et la continuité de l'énoncé se nourrit des discontinuités énonciatives, selon le principe d’une logique non temporelle. 42

LE CHAOS ORGANISÉ : UNE ÉCRITURE RÉFLEXIVE

D'un plan du récit, on est passé, contre toute attente, à un nouveau plan de récit dont la seule donnée ostensiblement différente est le statut énonciatif de Georges : alternativement instance d’énonciation ou délocuté. Seule reste non élucidée dans la prise de parole de Georges l’identification du moment de l’énonciation; la référence temporelle des «je veux dire»! reste tout aussi flottante que celle du participe «disant»; or l’énoncé diffère sans fin l’apparition des indices nécessaires à la levée du mystère, préparant ainsi les conditions d’un glissement futur. Par un effet de réflexivité, l’énoncé commente lui-même cette «errance » de l’énonciation, sa difficulté à être rattachée à un moment précis. Ainsi le

redoublement sémantique décrit entre l’adjectif «saoul» et le discours direct se manifeste également à l’intérieur du discours de Georges : la réflexivité est en fait dédoublée, puisque les paroles de Georges donnent elles aussi lieu à une reformulation. La formule clichée «n’y être plus très bien» est l’objet d’un commentaire méta-énonciatif?, qui explicite l’intentionnalité du dire. «Ne plus savoir très bien où [l’on est]» se fait la paraphrase de l’expression toute faite, lui faisant subir un glissement de l’acception métaphorique à l’acception littérale. Elles décrivent ainsi trois états : celui de Georges en proie à l’ivresse, celui de la narration en proie aux glissements référentiels, et celui du lecteur qui momentanément ne sait plus très bien de quel moment il est question; ainsi sont mis en relation trois plans distincts habituellement. Autrement dit, selon un nouveau jeu de miroirs, la réflexivité est langagière, relevant de la modalité autonymique du fait de la reformulation explicite; mais elle joue également entre la fiction et sa réception.

Et il faudra attendre longtemps pour comprendre «où l’on en est» : à savoir non pas de quoi parle Georges, mais à quel moment il parle, car ce nouveau plan d’énonciation, introduit par le palier du «disant», tarde à définir la situation à laquelle il correspond. S’instaure alors dans l’énoncé une sorte de quête des indices, dont l’issue est sans cesse différée, jusqu’à l’explicitation qui sera en fait l’occasion d’un nouveau déplacement. L’énonciation se livre dans ces pages à une fuite en avant, esquivant systématiquement toute tentative de stabilisation, bifurquant sur de nouvelles pistes au moment même où elle paraît asseoir ses références, faisant même de l'apport de précision le lieu privilégié des glissements. DR

LR ED AUCUNE

2. Au sens où l’entend Jacqueline Authier-Revuz : «Au contraire du méta-discursif référant à du discursif énoncé par l’un ou l’autre des interlocuteurs, le méta-énonciatif s'inscrit dans le dire d’un énonciateur, énonçant à propos de sa propre énonciation.» Ces mots qui ne vont pas de soi, boucles réflexives et non-coïncidences du dire, Larousse, 1995, tome 1, p. 24. Le soulignement est de J. Authier-Revuz.

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L'ÉCRITURE DU LAB YRINTHE

Les principes de ces glissements sont assez clairs : ils sont définis par la systématique inversion des valeurs. C’est lorsque la référence paraît enfin stable et explicite qu’elle est systématiquement brouillée : ainsi le présent de l’énonciation, loin d’asseoir la référence temporelle, se dérobe et suspend son ancrage référentiel; de la même façon, les précisions apportées, au lieu de permettre de construire la référence, signalent qu’au contraire celle-ci est précisément en train de se brouiller ou est susceptible de le faire sous peu. Au contraire, les phénomènes de rupture abrupte, qui devraient laisser sans repère, établissent rapidement des liens suffisants avec le cotexte pour permettre d'instaurer la continuité de l’énoncé. Dans cet enchevêtrement dessiné par l’écriture, les énonciations semblent s'ouvrir toujours sur d’autres,

dans un mouvement vertigineux. C’est ce que réalise spectaculairement le glissement qui s’opère à l’intérieur du discours de Georges, mettant à profit la lacune concernant la définition de la sphère d’énonciation. Car seule est connue l'identité de l’énonciateur, son ICI et son MAINTENANT restent indéterminés. Lorsque les paramètres manquants sont enfin définis, c’est selon une modalité qui associe, comme on peut s’y attendre désormais, effet de surprise dû à la brutalité de la rupture, et afflux de précisions : je me rappelai ce jour cette pluvieuse après-midi où nous nous amusions à le faire enrager nous disputant pour passer le temps autour de ce cheval malade, ce n’était pas comme maintenant le soleil la chaleur presque et j'imagine que s'ils étaient morts alors ils auraient été dissous dilués et non pas pourrissant comme des charognes, il pleuvait sans discontinuer et maintenant je pensai que nous étions quelque chose comme des vierges, de jeunes chiens malgré les jurons les grossièretés que nous proférions, vierges parce que la guerre la mort je veux dire tout ça...» (le bras de Georges décrivant un demi-cercle, la main s’écartant de sa poitrine, montrant audessous d’eux l’intérieur grouillant de la baraque, et de l’autre côté des vitres sales la paroi de bois goudronné d’une autre baraque semblable, et derrière — ils ne pouvaient pas les voir mais ils savaient qu’elles étaient là — la répétition monotone de la même baraque posée tous les dix mètres environ sur la plaine nue, [...], et l’écœurant relent de pommes de terre pourries et de latrines flottant en permanence dans l'air, formant sans doute — imaginait Georges — au-dessus du vaste carré d’où il s’exhalait, excrémentiel, têtu, infamant, comme un couvercle hermétique, de sorte qu'ils étaient — disait-il — doublement prisonniers (LRF, p. 111-112)

Le discours tenu par Georges alterne les plans d’énonciation : effectuant des plongées dans le récit dont la chronologie est marquée par les passés simples, il revient régulièrement vers le plan du discours, la continuité d’un plan 44

LE CHAOS ORGANISÉ : UNE ÉCRITURE RÉFLEXIVE

à l’autre étant facilitée par la permanence du JE. L’articulation entre des paliers énonciatifs distincts est également signalée par la présence du déictique «maintenant» : sa première occurrence n’est pas associée directement à un présent d’énonciation, mais se trouve dans sa proximité. Ce «maintenant »

non contradictoire, qui désigne réflexivement le moment de l’énonciation, entre en relation conflictuelle avec une deuxième occurrence associée paradoxalement, à un passé simple («maintenant je pensai»). Il semble bien que, dans tout le roman, ce soit le seul cas! de combinaison de cet adverbe avec le passé simple : les autres occurrences,

nombreuses,

de «maintenant»

sont

associées soit avec un participe présent ou avec un imparfait pour les constructions les plus fréquentes, soit avec un participe passé ou un adjectif, soit GRÊQLe, mais plus rarement, avec un groupe nominal dans une phrase sans verbe”. Le caractère unique de cette combinaison s’explique en partie par l’incompatibilité fondamentale des images aspectuelles ou temporelles proposées d’une part par le passé simple et d’autre part par l’adverbe. Si celuici est habituellement un déictique, marquant la coïncidence avec l’actualité du locuteur, 1l peut s’associer sans peine à l’imparfait : l’image de la coïncidence avec l’actualité de l’énonciation se réduit alors à une coïncidence avec le procès en cours dans le passé, tel que le pose l’imparfait. «Maintenant» signifie donc soit «au moment où Je parle», soit «au moment dont je parle». La coïncidence ainsi marquée exclut les limites temporelles, à moins de prendre une valeur itérative”. Il en va de même dans la combinaison avec le participe présent, dont l’aspect tensif permet de présenter le procès dans son déroulement, sans limitation, le repère temporel étant emprunté à un autre élément. L’adverbe «maintenant», construit avec l’une ou l’autre de ces deux formes verbales, signifie 1) que le repère temporel de l’énoncé s’est déplacé, 2) que le procès du verbe constitue momentanément le nouveau repère et 3) que ce procès est envisagé sans visée d’un terme final. Or, la valeur non-sécante du passé simple contrarie la perspective donnée par l’adverbe : ce temps verbal offre du procès une image globale, synthéti1. La vérification orthographique dans l’édition de Minuit confirme le choix d’un passé simple; il ne s’agit donc vraisemblablement pas d’une coquille. 2. Pour l’étude de la combinaison du participe présent et de ses formes relais, cf. infra, deuxième chapitre : «Les glissements narratifs par analogie». 3. Comparer : «maintenant il dormait» et «maintenant il dormait de deux heures à quatre heures». La délimitation apportée par le complément circonstanciel, pour être compatible avec l'aspect sécant de l’imparfait, entraîne l'interprétation itérative du procès : non pas un procès unique vu de l’intérieur, mais sa répétition non limitative, c'est-à-dire une série indéterminée de procès à l’intérieur de laquelle on se place.

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L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

que, qui implique la prise en compte de sa limite initiale et de sa limite finale; le passé simple, par définition limitatif, entre ainsi en contradiction avec une représentation temporelle qui s’appuie elle sur un repère dont la limite terminale n’est pas considérée. La combinaison des deux formes relève donc de l’association des contraires : l’adverbe demande que la forme verbale lui servant de repère temporel n’impose pas de limite terminale, limite terminale que le passé simple précisément apporte avec lui. Dans l'association de ces deux éléments conflictuels se manifeste la double perspective énonciative : il s’agit en même temps de la plongée fictive dans la subjectivité passée du JE, du processus de remémoration tel qu’un sujet parlant peut l’effectuer, mais aussi d’un récit qui présente les épisodes d’un point de vue événementiel, détachés de la sphère énonciative; soit une oscillation entre l’image mentale de la scène, son souvenir, et l’épisode présenté

directement,

sans

la médiation

du

souvenir!.

L'interprétation

du

«maintenant» oscille alors entre plusieurs valeurs, étant tiraillé entre le premier «maintenant» pleinement déictique, et la forme de passé simple à laquelle il est rattaché syntaxiquement. II se fait tout d’abord l'équivalent d’un «en ce moment», où le démonstratif glisse d’une valeur d'emploi déictique à une valeur d'emploi anaphorique, dans le jeu d’écho avec la première occurrence citée de l’adverbe. Mais il est aussi l’équivalent d’un «à ce moment», marqueur de limite initiale et terminale, par attraction du passé simple, prenant de façon surprenante la place d’un «alors» plus facilement attendu.

La répétition de la même forme adverbiale dans un intervalle textuel si resserré réalise ainsi un véritable télescopage de représentations, qu’il faut mettre en relation avec le brouillage à répétition caractéristique du passage. Le passage du IL au JE laissait attendre un présent d’énonciation correspondant au même repère temporel que celui établi par les passés simples précédents; or, c’est à nouveau sur un récit que s’ouvrait la parole de Georges, faisant remonter le moment de cette nouvelle énonciation vers celui de 1.

A propos des récits de fiction associant déictiques temporels et formes verbales passées,

M. Vuillaume

formule

l'analyse suivante : «D'une

part, ils se présentent comme

s’ajustant

après coup à une réalité passée, c’est-à-dire antérieure à la date de leur production. Mais d’autre part, ils possèdent la propriété singulière de ressusciter l'univers qu'ils décrivent». Et il ajoute que «l’adverbe — aujourd'hui, maintenant, etc. — se définit par rapport au moment de la lecture et date, non pas l'événement auquel réfère la proposition au passé, mais le reflet présent de cet événement.» (Grammaire temporelle des récits, Editions de Minuit, 1990, p. 69-70, 74). Malgré les réserves qu’impose ici la dernière partie du texte cité (le fonctionnement du «maintenant» est plus complexe chez CI. Simon, renvoyant moins à l'actualité de la lecture qu'à l'instabilité constitutive de l’énonciation), une telle analyse semble confirmer la mise en abyme du fonctionnement romanesque à l’intérieur de la page simonienne.

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LE CHAOS ORGANISÉ : UNE ÉCRITURE RÉFLEXIVE

la précédente, puisqu'il y avait à nouveau remémoration. Le «maintenant» de cette nouvelle énonciation, s’il ne coïncide pas forcément avec celui de la

narration à la troisième personne, en a cependant subi l'attraction, par le leurre détaillé plus haut. Quelques paroles de Georges plus loin, le phénomène d’attraction s’inverse : le «maintenant» de son énonciation est happé par un «maintenant» qui bascule à nouveau du côté du repère passé, précisément celui que l’on s’attendait à voir défini comme le moment de l’énonciation de Georges. Soit un mouvement de va-et-vient, où glisse à chaque fois le repère de l’énoncé comme celui de l’énonciation : là où l’on attendait la coïncidence se marque le décalage, inversement, le décalage temporel emprunte les formes de la coïncidence. La complexité d’un tel cheminement textuel ne permet l'identification du «maintenant» de Georges qu’au terme d’un parcours sinueux, et par le détour d’une parenthèse elle-même construite sur un principe alliant rupture et continuité : on y apprend que l’actualité de Georges correspond alors au moment où 1l est emprisonné dans le camp allemand en compagnie de Blum. La parenthèse en question s’ouvre en interrompant le monologue de Georges, interruption qui s’étalera sur trois pages!. Comme la parenthèse de la page 108?, elle fait irruption dans l’énoncé après un pronom, le démonstratif «ça», avec la différence qu'il s’agit là du démonstratif à valeur déictique et non pas d’un pronom représentant. La relation entre les deux segments de part et d’autre de la parenthèse tient donc à la fois de la continuité (sémantique) et de la rupture (énonciative).

On sait que le pronom «ça» se définit comme une forme au contenu indistinct. Dans la situation où est placé le lecteur, la dénomination, empruntée à F. Corblin, s’avère particulièrement heureuse. On peut en effet transposer chez le lecteur le commentaire fait par H. Bonnard à propos des pronoms démonstratifs : «Les formes neutres ce, ceci, cela s’emploient quand on n’a aucun nom dans l’esprit.»?. Si n’avoir aucun nom dans l'esprit relève d’une incapacité linguistique momentanée de la part de Georges, du point de vue de la construction textuelle, cette incapacité tient en fait de la nécessité. Le caractère indistinct du pronom laisse la place à l’incertitude référentielle, donc au marquage appuyé du glissement. Car sans aucun doute, au moment où le lecteur découvre le «ça», il ne lui est pas possible de lui assigner un référent. Il y a donc dans l'interruption dessinée par la parenthèse une double 1. 2.

Ouverte en bas de la page 111, elle se referme en bas de la page 114. Cf. supra p. 34.

3.

H. Bonnard,

Grammaire française des lycées et collèges, Sudel,

1950, p.77, cité par

FE. Corblin, Les Formes de reprise dans le discours, Rennes, P.UR., 1995, p. 90.

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L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

exhibition : celle d’un savoir possédé à la fois par le JE et le narrateur, et celle d’une lacune caractéristique de la position du lecteur. Là encore, la parenthèse ne s’enchâsse pas véritablement dans l’énoncé qui la contient, au sens où elle marquerait un niveau hiérarchique inférieur, mais elle vient s’aligner sur ce qui a précédé la prise de parole de Georges, permettant le réajustement de la référence. Elle établit donc une double passerelle, qui s'articule selon des points de référence distincts. C’est elle qui stabilise momentanément la référence temporelle du «disant», restée flottante jusqu’à présent. Le lien entre le contenu de la parenthèse et l’élément introducteur du discours direct de Georges relève donc de la définition du plan d’énonciation. Mais c’est la parenthèse également qui assigne un contenu référentiel au «ça» indistinct de Georges : la continuité tient alors de la permanence référentielle, au moment même où se produit une rupture énonciative. Le réajustement ainsi réalisé, qui concilie prise en compte du cotexte immédiat et mouvement de remontée vers un avant du texte auquel elle se rattache, fait de la parenthèse en question un des outils non seulement du

brouillage référentiel mais aussi de la figure du filigrane qui a déjà été évoquée plus haut. De même, lorsqu'elle se fermera, la parenthèse répétera le double mouvement de rupture et de continuité : et Georges, et Blum, finissant par se fourrer entre les lèvres un mince, et plat, et informe entortillage de papier entourant plus de bourre d’étoffe et de débris de toutes sortes que de tabac, et plus plat, et plus mince qu’un cure-dent, et aspirant la fumée âcre, répugnante, et Georges :) «..toute cette cochonnerie n’avait pas encore rompu brisé en nous ce qui est comme l’hymen des jeunes gens (LRF, p. 114)

Les points de suspension que l’on trouve symétriquement répartis avant et après la pause parenthétique sont autant de marques de suture d’une énonciation laissée un moment en suspens, mais dont les deux pans sont parfaitement raccordés par la continuité sémantique que l’on établit entre «tout ça» et «toute cette cochonnerie». Entre-temps, trois pages ont déroulé le contenu de la parenthèse, citant d’autres énonciations!. D'où la situation paradoxale : la reprise du discours direct de Georges est pour ainsi dire nourrie par le 1. Cf. par exemple : «mais beaucoup plus difficile, et même impossible, d'en persuader aussi le rat qui, sans repos, leur dévorait le ventre (si bien, dit Blum, qu'il semblait qu'à la guerre on avait le choix entre deux solutions : se faire bouffer, mort, par les vers, ou vivant. par un rat affamé)»(LRF, p.112). La parenthèse présente en fait une énonciation hybride, qui tient à la fois du discours direct introduit par une proposition incise, et du discours narrativisé. Caractère hybride qui s'explique par un nouvel exemple de perméabilité énonciative entre le segment qui précède la parenthèse et le contenu de la parenthèse elle-même.

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LE CHAOS ORGANISÉ : UNE ÉCRITURE RÉFLEXIVE

développement de la parenthèse, le contenu référentiel du «ça» s’est stabilisé fortement, au point même de risquer la saturation. Mais le contenu de la parenthèse s’est fait tellement débordant qu’il risque d’avoir fait perdre de vue l’interruption, l’ensevelissant sous son flux verbal!, et cela d’autant plus

que rien ne dit qu’une interruption donne forcément lieu à sa reprise. La dilatation du texte joue ainsi doublement : elle entraîne loin de sa source, donc prépare un nouvel effet de surprise, la reprise devenant de ce fait rupture; et simultanément, elle stabilise (pour un moment) la référence.

La densité des brouillages à l’œuvre dans ces quelques pages engendre un vertige de la réception : réflexivement, et ironiquement, le texte se permet

de le signaler au moment où il achève un nouveau brouillage parmi ceux qu’il a préparés dans les pages en question. L’ivresse de Georges, qui a servi de point de départ et de justification partielle aux glissements, est enfin ostensiblement dénoncée comme prétexte insuffisant et comme cause invraisemblable, en même temps que l’énoncé semble présenter les indices d’une cohérence référentielle. Georges ayant repris son travail de remémoration, le flux verbal semble revenir vers son point de départ après avoir tracé une longue courbe. La mise en regard du segment qui a précédé ce monologue et de la fin de celui-ci avant l'interruption de Blum fait apparaître en effet une symétrie inversée : les premières lignes en question évoquaient, dans l’ordre, le café où Georges buvait un verre d’alcool servi par une femme, puis le cadavre du capitaine de Reixach; à la fin du monologue, on retrouve l’évocation du capitaine suivie de celle d’une femme en train de servir à boire à Georges. L’effet de rappel est d’autant plus net qu’il s’appuie sur des éléments de reprise littérale dans la description du verre et du liquide, liquide qui cette fois a droit à une dénomination. Les indices sont suffisamment marqués pour créer un sentiment de reconnaissance, autrement dit, toutes les conditions sont réunies pour qu’à nouveau se dérobe la référence spatiotemporelle : et elle me remplit encore une fois à ras bord ce petit cône qui tenait lieu de verre de comment appellent-ils ça du genièvre Je crois là-bas ils disent g’nièvr’, me servant avec cette façon de faire ostensiblement bonne mesure c’est-à-dire qu’il en déborde rituellement un peu, la surface du liquide dans le verre se bombant formant par capillarité ou comment appellet-on ce phénomène une légère saillie comme une lentille au1. Cependant, l'énoncé de la parenthèse présente une forme en boucle, l’épisode initial de la confection d’une cigarette réapparaissant à la fin de la parenthèse : le déroulement du temps est alors signifié par le passage de la description de la recherche des brins de tabac à celle de la cigarette réalisée et portée à la bouche.

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L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

dessus du rebord du verre tremblant tandis que je l’élevais précautionneusement jusqu’à mes lèvres ma main tremblant la lumière argentée scintillant tremblant avec le liquide incolore coulant le long de mes doigts me brûlant lorsqu'il descendait dans ma gorge.» Et Blum : «Mais qu'est-ce que tu racontes ? Première fois que je vois un type mettre deux semaines à sortir d’une cuite...» (LRF, p. 118)

La référence faite à la femme incite à établir une continuité entre la première scène évoquée dans le récit et celle que Georges est en train de faire revivre dans son monologue. Il en va de même pour le mode de désignation du verre : la périphrase («ce petit cône qui tenait lieu de verre») reprend, en inversant l’ordre d’apparition dans l’énoncé, un des éléments de la description antérieure dont la précision formait un net contraste avec l’indétermination de la description des lieux; le trait descriptif (la forme conique) sert maintenant de référence première par rapport à la désignation littérale («verre»), choix qui invite à la mise en relation avec le segment antérieur,

par un phénomène de reprise que l’anaphore démonstrative signale également. La reprise littérale établit la reconnaissance linguistique, à partir de laquelle 1l est tentant de poser une identité référentielle stricte. C’est bien là essentiellement que se joue l'effet de leurre. Car la reprise linguistique, ici, à la fois instaure la relation d'identité référentielle, et en même temps lui substitue une relation d'équivalence. L'identité langagière établit un rapport analogique entre deux référents que l’on suppose identiques et que l’on va découvrir distincts. Le langage, loin d’être un élément organisateur du monde et du souvenir, selon une vision cartésienne des choses, réalise au contraire une soigneuse mise en désordre. L'identité linguistique dit ainsi la fusion des référents, qui devient la figure de la confusion du monde et de la mémoire. Et pourtant, c’est le langage qui permet de repérer la dérive du souvenir : la dénomination de l'alcool est enfin faite, avec insistance; elle s’accomplit par le détour d’une remarque métalinguistique sur les caractéristiques de prononciation d’une communauté, laquelle est localisée par un «làbas» d'autant plus péremptoire que le brouillage en cours porte sur le repérage du lieu. Le double recours à la réflexivité du discours dans ces quelques lignes («comment appellent-ils, comment appelle-t-on»), outre la manifestation d’une volonté de précision trompeuse, provoque un resserrement du propos sur deux faits de détail (le genièvre, le phénomène de capillarité). Le mouvement de rétrécissement du champ référentiel s'accompagne simultanément d’un grossissement du réel ainsi découpé. Ainsi, le mouvement de retour sur soi qu'effectue le discours de Georges se double d’un retour vers la source énonciative, laissant en arrière-plan la référence spatiale supposée 50

LE CHAOS ORGANISÉ : UNE ÉCRITURE RÉFLEXIVE

établie par le discours. Le retour au point de départ est doublement effectué, impliquant une identité de localisation. Le dispositif permettant la reconnaissance est donc particulièrement efficace, d’autant que l’énoncé manifeste une volonté de précision lexicale dans l’évocation du passé. Or, la précision lexicale entraîne immédiatement sa rectification par Blum, faisant planer le doute sur la justesse d’une énonciation qui se révèle fausse dès lors qu’elle tend à l’exactitude. La rectification fait une brèche dans le discours, imposant rétrospectivement la remise en cause du discours qui l’a provoquée; mais la rectification est aussi l’occasion d’une surenchère narrative, réorientant le récit vers un autre épisode et proposant une nouvelle version de ce qui vient d’être évoqué par Georges : et Blum disant : «Ce n’était pas du genièvre, pas cette foislà» [...] «Ce n’était pas du genièvre. Des grogs : j'étais mal fichu et tu avais trouvé ça comme prétexte pour monter au bistrot du village. C’est-à-dire : tu te foutais pas mal que je sois mal fichu ou non, ou plutôt je suppose que tu trouvais que c’était une fameuse aubaine pour essayer de tirer les vers du nez au patron du café sous prétexte de chercher une chambre pour ton pauvre copain mal fichu qu’on ne pouvait pas laisser coucher dans une grange à courant d’air, alors que tout ce qui t’intéressait c'était de récolter des ragots sur cette fille, ce boiteux, et quant à ton pauvre copain...» (LRF, p. 118,119)

L’invalidation que fait Blum du récit de Georges fait peser le soupçon sur la véracité de son propre récit, mettant ainsi en perspective un jeu d’affabulation : à l’image de la création romanesque, le récit engendre le récit, se nourrissant de ce qui l’a précédé tout en en montrant le caractère trompeur. Jeu d’illusion, caractérisé par la mobilité de ses repères, le récit se définit par son inaptitude à être définitivement stabilisé; ses paramètres fondamentaux (le temps, le lieu, les personnages) sont systématiquement déplacés et brouillés, mais ils le sont avec ostentation. La description donnée par Georges des conséquences de l’ivresse — ne plus savoir où l’on est, m1 de quel moment il s’agit, ni de qui! — définit exactement le minage des données nécessaires à l’établissement d’un récit. Si l’ivresse se faisait, par un soudain souci de vraisemblance psychologique, la justification diégétique du premier glissement spatio-temporel décrit, 1l ne peut plus en être ainsi désormais, l’écart temporel rendant toute justification par l’ivresse non crédible. Autrement dit, de même que l’instauration d’une relative stabilité de la référence se définit comme un leurre et annonce inéluctablement un

brouillage proche ou en cours, de même la justification par une cause d’ordre

1. Cf.LRF, p.110. il

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

psychologique interne au récit signale son caractère illusoire. L’interruption ironique de Blum sur la durée inhabituelle des effets «d’une cuite» (LRF,

p. 118), par la dénonciation de l'illusion qu’elle contient, se fait l'indice de l’enchevêtrement extraordinaire caractéristique de l’écriture de LRF : parole d’un personnage, elle accrédite la réalité de l’existence de son énonciateur, participant d’un fort effet de réel. Mais son ironie pointant la défaillance des justifications avancées, elle est aussi une parole qui commente les dérapages de la narration. Elle se définit aussitôt comme

réflexive, non pas à la façon

d’une mise en abyme qui signale le fonctionnement textuel par l’image donnée dans l’univers fictionnel, mais bien en s’articulant simultanément sur les

deux plans. En même temps qu’elle accrédite l'illusion référentielle, elle en signale le caractère arbitraire et montre la construction qu’elle contribue simultanément à élaborer. Le récit simonien s’apparente ainsi à une architecture instable, sans cesse en train de trembler sur ses fondations et qui tire sa puissance, paradoxalement, de sa capacité à mimer l’effondrement sans Jamais y succomber. Car dès que s’est opéré un de ces glissements spectaculaires, à nouveau la référence semble se stabiliser et tenir de l’évidence : ainsi, le tour de prestidigitation qui a fait se substituer Blum à Iglésia aux côtés de Georges en même temps que s’opérait le glissement spatio-temporel n’a été accompagné d’aucun commentaire explicite; alors que la rupture est manifeste par rapport au segment qui précède, l'identification des actants n’est réalisée que de façon différée, par le détour d’une parenthèse! qui, à la différence de celle de la page 108°, cite immédiatement les noms propres, comme s’il s'agissait ici d’un simple rappel allant de soi et non pas d’un véritable processus d’identification. Alors qu’elle est susceptible de simuler l’incomplétude quand aucune de ses données référentielles n’a changé, la narration présente de façon insistante la capacité de faire de ses glissements référentiels des juxtapositions de segments articulés sur le mode de l'évidence. Sont ainsi passés sous silence les éléments faisant habituellement office de liants. L'écriture simonienne qui joue de la fausse évidence, cultive ostensiblement la lacune d’information. Font défaut les marques permettant un repérage explicite : tout se joue sur le plan de la déduction, ou au détour de descriptions plus ou moins marquées par l’indétermination. Mais si manquent désormais les indicateurs spatio-temporels qui signalent explicitement le déplacement de repères, en revanche, l’énoncé est jalonné d'indications relatives à une nouvelle définil.

«et tous les deux (Georges et Blum)» (LRE, pe)

2.

Cf. supra p. 34.

92

LE CHAOS ORGANISÉ : UNE ÉCRITURE RÉFLEXIVE

tion du lieu et du temps. Autrement dit, une étape est quasi systématiquement passée sous silence, celle qui permettrait de signaler que la référence est en train de changer. C’est moins à des glissements spatio-temporels que l’on a affaire à chaque fois qu’à leur résultat, sans que soit décrit le passage d’une référence à une autre. Cette étape faisant défaut, le passage à un nouveau repérage temporel s’opère automatiquement sur le mode de l’évidence, comme si la lacune n’existait pas. Il y a donc un double jeu avec le fonctionnement d’un récit conventionnel : celui-ci est requis nécessairement, son modèle hante les pages de LRF, mais par défaut, car c’est bien contre lui que se définissent les choix scripturaux de ce roman. La tension que l’écriture maintient entre mimesis et textualité trouve là une de ses manifestations les plus fortes. Imposé systématiquement à chaque déplacement référentiel, l’effet d’évidence joue à plein, d’autant plus que l'énoncé subit une dilatation suffisante entre deux phénomènes de brouillage : l’illusion référentielle se nourrit de chacune des manifestations de cet effet d’évidence; mais le passage d’une évidence à une autre se fait sur un mode défini comme lacunaire. Dans l’univers de la fiction, le défaut

d’articulation devient alors facteur d’opacification et signale sa nature purement langagière. La réflexivité ainsi mise en évidence engendre deux grands fonctionnements textuels : soit l’énoncé progresse en marquant avec netteté ses sutures, juxtaposant sans discrétion des repères énonciatifs distincts comme dans le passage suivant où est introduite la scène avec Corinne : et ils disparurent cachés par la haïe, sans le soleil la campagne semblait encore plus morte abandonnée effrayante par sa paisible et familière immobilité cachant la mort aussi paisible aussi familière et aussi peu sensationnelle que les bois les arbres les prés fleuris.» Puis il se rendit compte que ce n’était pas à Blum qu'il était en train d’expliquer tout ça [...] en chuchotant dans le noir, et pas le wagon non plus, l’étroite lucarne obstruée par les têtes ou plutôt les taches se bousculant criardes, mais une seule tête maintenant, (LRE, p. 88, 89)

soit au contraire l’énoncé dilue dans la continuité de son flux le glissement d’un repère à un autre, selon un principe dont l’exemple du participe «disant» vu plus haut peut se faire le modèle.

L’effacement systématique des liants au profit du saut d’une scène à une autre explique la multiplication dans l’énoncé de formes signalant la prise en 1. L'ampleur du segment joue ici un rôle primordial dont il sera question plus loin, dans le troisième chapitre sur la phrase.

53

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

compte d’un nouveau repère : non seulement l’adverbe «maintenant», mais aussi la périphrase «en train de», l’adverbe «à présent» ou «de nouveau», la conjonction «et» : autant de marqueurs non pas tant d’une progression chronologique que d’une succession de scènes et d’énonciations, fragmentées, disjointes dans le temps humain, mais unifiées par la continuité de l’énoncé. A ces marqueurs viennent s’adjoindre naturellement les formes verbales privilégiées du participe présent et du présent de l’indicatif. On sait que le présent se définit par son absence de marque spécifique, indice de son absence de valeur temporelle : il est le tiroir verbal de la neutralité temporelle par excellence, ne marquant la coïncidence avec le moment de l’énonciation que

par défaut, si aucun élément n'indique le contraire dans le cotexte!; en ce sens 1l s’approche du participe présent dont une des caractéristiques réside dans son incapacité à ancrer à lui seul le procès dans le temps. Cette proximité de valeur explique la présence dans LRF d'associations ponctuelles entre les deux formes verbales. Le présent de l’indicatif, temps non marqué, grâce à sa neutralité temporelle est susceptible, tout comme le participe présent, de se trouver dans des contextes

passés, présents ou futurs. Autant

d'éléments qui en font des formes parfaites pour le brouillage de la référence. Un exemple de combinaison des deux formes sera éclairant : et Georges : «Oh ça va ça va ça va ça va...» (ressortant du café, la nuit tombante, les petits nuages de buée s’exhalant de leur bouche à chaque parole presque invisibles à présent sauf à contre-jour, quand ils passent dans la lumière d’une fenêtre éclairée, et jaunâtres alors), et Blum disant : «Si j'ai bien compris ce boiteux champion de tir au fusil a des peines de cœur”?», Georges se taisant maintenant, les mains dans ses poches, occupé à ne pas glisser dans la boue invisible, (LRF, p. 119)

Le passage se situe immédiatement après la rectification apportée par Blum. Un nouveau glissement référentiel est donc en train de s’opérer, la scène étant maintenant celle évoquée par Blum, à savoir le retour à la ferme après la consommation des grogs. À nouveau, il ne s’agit plus de la remémoration, mais bien de la scène considérée dans sa réalité passée sans la médiation par le récit d’un JE. On a donc affaire à un enchaînement symétrique de celui du début du passage : le récit à la troisième personne s’ouvrait sur la remémoration de l'épisode par Georges, alors qu'ici c’est le rappel fait par l. Pour cette analyse du présent de l'indicatif, ef. l’article de Guy Serbat dans L'Information Grammaticale n° 38 de juin 1988, ou l’article de Sylvie Mellet, L'Information Grammaticale n° 4, janvier 1980. Une telle analyse exclut l'interprétation métaphorique du présent de narraUOn qui attribue à celui-ci une valeur de présentification fictive.

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LE CHAOS ORGANISÉ : UNE ÉCRITURE RÉFLEXIVE

Blum qui cède la place au récit de la scène. Dans les deux cas, l’articulation d’un plan d’énonciation à un autre se fait sans annonce, sur le mode de la

dilution des frontières respectives. Le passage d’une référence spatio-temporelle (le camp de prisonniers) à une autre (la sortie du café, de nuit) est marquée de la même façon par le jeu du dialogue, dont l’enchaînement des répliques déborde les limites temporelles, et par la dilatation que subissent les participes présents, appuyés ici par les formes du présent de l’indicatif.

La reprise du récit à la troisième personne à la suite de l’interruption faite par Blum (p. 118) se caractérise par la multiplication des participes présents et la disparition des formes verbales au passé simple ou à l’imparfait. Les seules formes conjuguées à un mode personnel sont celles du présent de l’indicatif. On se trouve donc dans le cas de figure suivant : la forme du participe n’a à sa disposition pour prendre son ancrage temporel que des formes définies précisément par leur neutralité temporelle. La continuité référenüelle supposée entre les fragments de récit qui encadrent le monologue de Blum est construite et confirmée par la description des différentes étapes de la confection et de la transformation progressive d’une cigarette en cendres. L’absence de formes verbales susceptibles de donner l’ancrage temporel est donc ainsi compensée par l’ajustement d’indices concordants. Cependant, les formes de participes se font majoritaires, et plus elles se multiplient, plus a tendance à s’estomper la force de l’ancrage préalablement établi. De plus, ces formes de participes se présentent dans une position syntaxique qui fait d’eux le noyau syntaxique de l’énoncé. Devenant la forme centrale de l'énoncé, ces participes imposent progressivement par leur prolifération une représentation référentielle flottant hors du temps, conséquence de leur neutralité que prolonge l’emploi du présent. L’énoncé, s’éloignant toujours plus des dernières formes du passé rencontrées à l’intérieur du récit à la troisième personne, gomme l’effet de perspective que celles-ci avaient construit. De cette neutralité constitutive découle une disponibilité potentielle : les mêmes formes, également frappées d’intemporalité, sont susceptibles de convenir à l’énonciation de toute scène, quelle que soit l’époque à laquelle celle-c1 se rattache. Cette disponibilité potentielle est effectivement exploitée par l’énonciation pour effectuer le glissement référentiel. En effet, la pause parenthétique de la page 119 s’appuie sur les formes identiques du participe et du présent pour réaliser le changement de repérage, sans que soit marquée pour autant une quelconque rupture : seule l’incompatibilité des détails signale le passage d’une scène à une autre, la sortie d’un café n'étant pas le lieu où l’on s’attende à trouver des prisonniers. Les formes conjointes du participe et du présent de l’indicatif permettent donc d’établir une véritable continuité de l’énoncé, par la permanence 55

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

morphologique; mais leur disponibilité remarquable et leur capacité à être happées par une référence chronologique extérieure font également d’elles des formes parfaites pour qu’opère la perméabilité énonciative. En effet, selon une modalité qui rappelle ce qui se passait au début du passage, leur rapport avec le cotexte immédiat est double : elles sont en relation avec le récit à la troisième personne, mais également en relation avec le nouveau plan du discours défini par le dialogue Blum/Georges à la sortie du café. Les données sont suffisamment complexes pour être ainsi résumées : À) récit à la troisième personne = Georges et Blum dans le camp;

B) récit à la troisième personne = Georges et Blum à la sortie du café; À°) dialogue Georges/Blum dans le camp, à propos de l’épisode du café; B°) dialogue Georges/Blum à la sortie du café, à propos des gens de la ferme. Le récit À s’ouvre donc sur le dialogue A’; celui-ci porte sur une scène antérieure, celle du café, qui va précisément être l’objet du récit B. Quant au récit B, il se greffe sans annonce sur A et A”, et s'ouvre à son tour sur B’. Si

l’on resserre l’attention sur le moment même de l'articulation de AA’ à BB, on constate une impossibilité à déterminer avec précision le lieu de glissement dans l’énoncé : avant la parenthèse, à l’intérieur de la parenthèse de la page 119? D'autre part, les participes contenus dans la parenthèse, s’ils établissent une relation de continuité avec ceux contenus dans À, s’alignent du point de vue de la référence temporelle, contre toute norme syntaxique, à la fois sur les formes conjuguées de A’ et sur celles de B, soit sur des formes du passé et sur des formes du passé composé à valeur d’accompli du présent, et du présent d’énonciation : sont ainsi mis sur un plan d'équivalence aussi bien «tout ce qui t’'intéressait c’était de récolter des ragots», que «si j’ai bien compris ce boiteux champion de tir au fusil a des peines de cœur?» par l'intermédiaire de «ressortant du café».

Le réajustement référentiel que nécessite l'introduction d'éléments discordants dans la description instaure une égalité de référence temporelle entre des formes syntaxiques doublement disjointes : par leur morphologie et par leur appartenance à des plans d’énonciation distincts. Ce sont bien en effet les deux plans du discours A’ et B° qui permettent l'identification de la référence temporelle à laquelle se rattachent le participe «ressortant» et ceux qui vont le suivre en se conformant au modèle syntaxique préalablement établi, celui de la relance par la coordination «et» : Georges essayant [...], disant [...], et Blum [...], et Georges [….], (ressortant du café, [...]), et Blum disant EE

(LRF, p. 118-119)

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LE CHAOS ORGANISÉ : UNE ÉCRITURE RÉFLEXIVE

Il semble donc bien que le participe déploie ici en même temps toutes ses potentialités : sa capacité à présenter le procès en cours de déroulement, son inaptitude à poser seul une valeur temporelle, qui le laisse forme flottante prête à être happée, sa disponibilité à venir adhérer à l’ancrage défini par une forme verbale conjuguée à un mode personnel. Contrairement aux lois de la syntaxe, par un effet de proximité dans l’énoncé qui outrepasse les frontières énonciatives, le participe présent «ressortant» vient s’accoler à l’imparfait du dialogue A’. L’énonciation supprime ainsi une nouvelle fois les rapports de hiérarchisation entre les différents plans. La perméabilité énonciative, qui utilise la faculté qu’a le participe de subir l’attraction temporelle, permet le basculement de la remémoration par le discours d’un JE à la scène proprement dite énoncée à la troisième personne.

La référence temporelle est la même, alors que la perspective d’énonciation diffère d’un imparfait à un présent d’énonciation : ainsi seuls le participe et le présent défini par sa neutralité temporelle semblent permettre la continuité de perspective. Tout se passe donc comme s1 la présence dans l’énoncé de ces formes caractérisées par leur neutralité temporelle effaçait fictivement les frontières aussi bien énonciatives que référentielles par leur aptitude à emprunter la référence à la forme marquée la plus proche; le principe syntaxique de l’emprunt de la valeur temporelle du participe à la forme conjuguée à un mode personnel de sa phrase est poussé à l’extrême par l'écriture simonienne. Il peut se réécrire dans ce qui serait une syntaxe simonienne sous la forme simplifiée : «le participe présent est susceptible d'emprunter sa valeur temporelle à la forme conjuguée la plus proche», sous-entendu : «quelle que soit l’unité à laquelle appartient cette forme». La syntaxe du participe présent s’avère être ici une exploitation extrême des possibilités de cette forme verbale qui demande systématiquement à être aimantée par une autre. Dans un premier temps, le diffèrement de ce processus d’aimantation temporelle crée la mise en suspens du procès, présenté comme hors de tout repère, surgissant de façon absolue dans l’énoncé sans mise en relation apparente avec un ancrage référentiel. Une fois ce phénomène de dilution de l’ancrage temporel opéré, la réintroduction de formes verbales

personnelles,

même

dans

un

autre

plan d’énonciation,

entraîne

quasi automatiquement le réajustement des participes à venir sur ce nouveau repère. Il est donc la forme parfaite, associée au présent de l’indicatif pour marquer à la fois la continuité de l’énoncé, balisant son flux de formes identiques, mais aussi pour permettre les ruptures de repère. Simulant l’alignement sur une même référence préalablement établie, il réalise un véritable tour de passe-passe, substituant une référence à une autre dans une discontinuité fulgurante. 5

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

Dans l’entretien qu’il avait accordé au journal Le Monde lors de la publication de LRF, Claude Simon justifiait ainsi l'emploi du participe présent : J'étais hanté par deux choses : la discontinuité, l’aspect fragmentaire des émotions que l’on éprouve et qui ne sont jamais reliées les unes aux autres, et en même temps leur contiguïté dans la conscience. Ma phrase cherche à traduire cette contiguité. L'emploi du participe présent me permet de me placer hors du temps conventionnel. Lorsqu'on dit : «il alla à tel endroit», on donne l'impression d’une action qui a un commencement et une fin. Or il n’y a ni commencement ni fin dans le souvenir!

Le commentaire, explicitement, appuie sur l’efficacité du participe présent dans la construction de l'illusion référentielle : intervenant dans la mise en scène de la remémoration, il contribue à accréditer la réalité de ce processus. Mais simultanément, parce qu’il établit les ruptures décrites en jouant de son aptitude à être attiré par une autre forme, le participe signale réflexivement la construction textuelle : les articulations ont disparu et leur absence, par leur caractère scandaleux, rend apparent le fonctionnement textuel, réfléchissant ainsi sa matérialité. Le présent de l’indicatif combine ses propres caractéristiques à celles du participe présent : sans être strictement de valeur identique, l’une étant personnelle et l’autre pas, les deux formes verbales trouvent naturellement leur place dans une écriture qui à la fois fait des glissements temporels le fondement de l'illusion référentielle et en même temps se sert des brouillages référentiels pour mettre en évidence la textualité du récit. Si le participe présent peut donc se définir comme une forme emblématique de l'écriture simonienne”, c’est en convergence avec d’autres faits d'écriture, et non pas comme procédé isolé et spectaculaire. Dans l’élaboration de la forme-sens qu'est l’œuvre, il prend sa place à l’intérieur de faisceaux de faits qui instaurent cette tension entre textualité et mimesis. En cela, 1l rejoint le jeu ambigu de la description auquel s’adonne le roman. 1. Entretien avec Claude Monde, 8 octobre 1960.

Sarraute,

«Avec

LRF,

Claude

Simon

affirme

sa manière»,

Le

2. Son emploi a été l’objet de nombreux commentaires, et il a retenu l'attention de la critique par son étrangeté, au point de devenir un trait distinctif de cette écriture; cf. par exemple l’article de B. Fitch intitulé «Participes présents et procédés narratifs chez Claude Simon», Revue

des Lettres Modernes, 1964, n° 94-99, p. 199-216; ou encore lorsque paraît L'Acacia, le commentaire de Léon Roudiez qui cite en premier lieu le participe présent comme élément de reconnaissance : «Tout de suite je retrouve le grand style de Claude Simon — les participes présents, le souffle profond qui permet à la phrase de se développer sans épuisement et d'accepter les parenthèses et les incidentes sans perdre de vue son point final.» (Revue des Sciences Humaines, n° 4, 1990).

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LE CHAOS ORGANISÉ : UNE ÉCRITURE RÉFLEXIVE

B — La description génératrice de fiction : la mise en cause de l’illusion référentielle Un des chapitres du Claude Simon de L. Dällenbach, intitulé «l’œil raconte», rappelle en exergue cette remarque de Balzac : «Ma seule ambition a été de voir. Voir, n’est-ce pas savoir ?»! La mise en relation de ce titre et de l’exergue attire l’attention sur deux traits caractéristiques de l’écriture simonienne : celle-ci délègue à la description des fonctions habituellement assumées par la narration et la description s’y définit comme tentative de saisie du monde. C’est dans le degré d'avancement de la tentative en question que s’opposent les deux écritures : la description balzacienne, pour sa part, vise à l'illusion d’exhaustivité et se donne comme un véritable savoir sur le monde, savoir maîtrisé de l’ordre du visionnaire. Le monde ainsi recensé par

la description balzacienne est perçu comme organisé et sigmifiant, son interprétation étant précisément dévoilée par la description : ainsi que l’écrit M. Raimond, chez Balzac, «La vue devient seconde vue. Ce qui, dans l’uni-

vers réel, était contingence, devient signe et symbole.» ; et 1l ajoute, citant Balzac lui-même : «La mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais de

l’exprimer .»? A cette écriture qui vise à exercer son pouvoir visionnaire sur le monde qu’elle décrit, s’oppose l’écriture simonienne hantée par l’idée du désordre fondamental de l’univers. Loin du déterminisme balzacien, qui met au jour les fonctionnements souterrains de la société, la description simonienne n’a pas valeur de dévoilement symbolique du réel, elle ne se donne pas comme une mise en ordre du monde qu’elle décrit. Bien au contraire, la description qui s’attache autant aux objets qu’aux personnages, marque un nivellement des valeurs, par le refus d’une vision hiérarchisée du monde qui placerait l’homme à son sommet. C’est ce principe même qu’explicitera neuf ans plus tard La Bataille de Pharsale, dans le commentaire qu’elle propose de L’Histoire de l’art d’Elie Faure : O. lit dans une Histoire de l’Art le chapitre sur les peintres allemands de la Renaissance : «Jamais ils ne vont par le plus droit chemin au seul essentiel et au plus logique. Le détail masque toujours l’ensemble, leur univers n’est pas continu, mais fait de fragments juxtaposés. On les voit, dans leurs/

tableaux, donner la même importance à une hallebarde qu'à

1

un visage humain, à une pierre inerte qu’à un corps en mous? vement, dessiner un paysage comme une carte de géographie; A VE

1.

L. Dällenbach, Claude Simon, op. cité, p. 47.

2.

Michel

1981,p.66.

Raimond,

Le Roman

depuis la Révolution,

59

Collection

U, Paris, Armand

Col,

L'ÉCRITURE DU LAB YRINTHE

apporter, dans la décoration d’un édifice, autant de soins à une horloge à marionnettes qu’à la statue de l’Espérance ou de la Foi, traiter cette statue avec les mêmes procédés que cette horloge, et quand...» O. sort de sa poche un stylomine et écrit dans la marge : Incurable bêtise française.

Par un retournement exact des valeurs, le constat négatif établi par le critique à propos des peintres de la Renaissance peut se lire comme un manifeste de l’écriture simonienne qui refuse explicitement «le seul essentiel et le plus logique» : traits définitoires de la représentation de l’homme dans une conception anthropocentrique du monde, ils ne correspondent désormais plus à rien, et leur perte de signification entraîne la représentation du monde comme une réalité plane, sans organisation préconçue. Le chaos temporel du récit trouve ainsi sa correspondance dans le caractère paradoxalement systématique du désordre universel. La description, loin d’effectuer un ordonnancement du réel signale l’impossibilité de la mise en ordre définitive, la fuite permanente de la référence et son caractère illusoire. C’est pourtant à elle qu’échoit en partie l'indication de l’écoulement du temps : c’est le cas de la description de la cigarette dans le passage étudié plus haut; les différents états de l’objet servent à la fois de confirmation de la continuité de la référence spatiale et de marquage temporel. Celui-ci, conformément au principe de progression par glissement et déplacement, procède ainsi, selon la logique interne du récit, par présentation d’étapes successives et non pas par l’explicitation d’une durée continue : la cigarette est successivement décrite comme projet, puis comme objet réalisé, et enfin comme «informe et infime mégot» (p. 119). De la même façon que dans la I. La Bataille de Pharsale, éditions de Minuit, 1969, p. 238; ce passage est également cité par L. Dällenbach, (op. cit., 1988, p. 14) et mis en relation de façon pertinente avec les choix esthétiques de peintres tels que Tàpies ou Dubuffet. 2. Quelques pages et brouillages référentiels plus loin, le mégot sert à nouveau de repère, suggérant a priori l'inscription de la scène au cours de laquelle il est à nouveau mentionné dans la continuité de celle évoquée à la page 119 : «(Georges se rendant compte alors qu'il est toujours en train de contempler le même centimètre et demi de mégot, ou plutôt de papier jauni et tortillé, et

secouant alors la tête, comme quelqu'un qui vient de dormir, en même temps que d'un seul coup

ses oreilles s'emplissent de nouveau (comme s'il avait brusquement décollé ses mains posées dessus) du boueux et cacophonique brouhaha de la baraque, et se résignant à jeter enfin ce qui, décidément, ne peut même plus donner l'illusion d'un mégot,» (LRF, p. 127-128). Si le cotexte est

assez explicite sur le caractère abrupt du raccordement ainsi effectué, on peut constater que dans l'intervalle de ces quelques pages le mégot a vu sa longueur augmenter d’un demi-centimètre.… Inexactitude due à une inattention de l’auteur? Ou indice discret d’un raccordement qui n’en est pas tout à fait un, la différence de longueur suggérant l’analogie de la situation (même lieu, même époque) et non pas le prolongement d’une scène antérieure?Je pencherai plutôt pour la deuxième interprétation, étant donné la présence à ce moment-là d’Iglésia, qui était précédemment évoqué à la troisième personne dans le dialogue entre Blum et Georges.

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LE CHAOS ORGANISÉ : UNE ÉCRITURE RÉFLEXIVE

narration manquent les liants, les descriptions successives laissent des blancs entre les différentes phases observées : la temporalité, même lorsqu'elle tend à marquer la continuité, est aussitôt frappée de discontinuité. De même les différentes descriptions du cadavre du cheval ponctuent le récit, signalant à la fois les détours labyrinthiques! de la débâcle et de l’errance de Georges et Iglésia, mais aussi la progression temporelle par saccades. Le cheval mort n’apparaît qu’à quatre reprises dans la totalité de l’œuvre : au tout début (p. 25), dans les premières lignes de la deuxième partie (p. 99), quelques pages avant la fin de cette même partie (p. 227) et enfin, de façon symétrique à la première apparition, à la fin du roman (p. 290). Cette répartition régulière à l’intérieur du texte s’accompagne d’une autre caractéristique qui apparaît par une rapide comparaison de quelques fragments de ces évocations : et ce dut être par là que je le vis pour la première fois, (p. 25) Et au bout d’un moment il le reconnut [...] Puis il vit les mou-

ches. Non plus la large plaque de sang grumeleux et verni qu'il avait vue la première fois, mais une sorte de grouillement sombre, (p. 99)

le cheval mort apparaissait et disparaissait entre les roues des camions sautant sur les pavés, toujours là, à la même place que le matin mais, semblait-il, comme aplati, comme s’il avait peu à peu fondu au cours de la journée [...] : mais plus de mouches maintenant, comme si elles-mêmes l’avaient abandonné, [...] (mais il s’était trompé : il enjaillit

brusquement une — cette fois de l’intérieur des naseaux — (p. 227-228) et une dernière fois je le vis j’eus le temps de le reconnaître [...] je ne vis pas non plus le chiffon rose et pas non plus les mouches mais certainement elles devaient être de nouveau au travail c’est-à-dire à table bourdonnant entrant et sortant par les naseaux puis toujours courant nous tournâmes au coin du mur et je ne le vis plus, après tout ce n’était qu’un cheval mort une charogne juste bonne pour l’équarrisseur (p. 290-291)

L'ordre d’apparition des quatre occurrences dans l’énoncé coïncide exactement avec leur ordre d'inscription dans le déroulement chronologique. II 1. Cf. à ce propos, le jeu de l’entretien publié dans Claude d’un embrouillamini, et puis nœuds... Jérôme Lindon a fait

mots fait par J. Lindon et qu'évoque Claude Simon au cours de Simon de L. Dällenbach : «On tire sur le bout d’un fil qui sort on va bien voir ce qui viendra. ça serpente, ça ramène des un bon jeu de mots à propos de La Route des Flandres : “l'éche-

veau” (les chevaux)...» (op. cit., p. 177).

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L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

s’agit là d’un phénomène unique dans la totalité du roman, les autres éléments récurrents étant présentés en dehors de toute contrainte chronologique. Chacune des descriptions du cheval s’accompagne en effet d'éléments permettant la reconstruction de la chronologie : elles sont organisées aussi bien par des marqueurs temporels («la première fois, la dernière fois») qui signalent explicitement l’ordre des différentes visions les unes par rapport aux autres, que par des éléments descriptifs qui se réfèrent les uns aux autres (la plaque de sang, les mouches), grâce notamment au jeu de la négation partielle «non plus» ou de sa variante «plus» : toutes deux marquent la réfutation actuelle de l’affirmation antérieure et le passage à un stade nouveau; en effet, «Plus indique la rupture d’une continuité temporelle. Il découpe la succession temporelle en distinguant un avant et un après. [...] Il donne à l’avant un statut de présupposé.»! Chaque évocation du cheval mort se définit donc relativement à la précédente, dont elle valide la pertinence passée, selon une progression très construite marquée elle aussi par la discontinuité. Le caractère unique de cette présentation respectueuse de la chronologie appelle un commentaire sur son rôle dans l’économie du récit : preuve pour le personnage d’un passage précédent en ce même lieu, la description devient balise de reconnaissance pour le lecteur dans l’errance narrative caractéristique du texte. Si Georges est déjà passé par là, le lecteur reconnaît également dans la description un élément qui ponctue la progression aussi bien textuelle que temporelle. Le respect du déroulement chronologique se fait le seul indice sensible de cette double progression : à l’écart textuel important qui sépare chaque description correspond le glissement d’une phase de décomposition du cadavre à une autre. Ces descriptions du cheval mort offrent ainsi un double point d’appui : à la fois à l’intérieur de la diégèse, mais aussi dans le cadre de la réception du texte. Se faisant l’unique point stable du roman, elles accusent en proportion inverse l'instabilité généralisée des références et du parcours énonciatif : leur survenue dans l’énoncé se produit à chaque fois sur le mode de la surprise, sans annonce préalable, et la continuité thématique de l’une à l’autre ne fait que souligner l'écart considérable qui existe entre deux retours de la description. Mais simultanément, la désignation initiale du référent par le pronom anaphorique dans trois cas sur quatre — la troisième utilise explicitement et directement le groupe nominal «le cheval mort» — pose celui-ci comme une évidence, instaurant une continuité qui passe outre les dérives énonciatives et le nombre des pages. Aïnsi la récurrence de la description du cheval mort établit-elle une l._

Grammaire méthodique du français, op. cité, p. 418.

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relation faite de continuité et de discontinuité, à l’image de l’œuvre dans sa

globalité.

Chacune de ces descriptions participe également sur un autre plan de la représentation temporelle du roman : mises en regard les unes par rapport aux autres, elles signalent la progression chronologique, mais prises individuellement, elles présentent comme constante l’articulation paradoxale entre l’idée d’une évolution temporelle, marquée par la décomposition du cadavre, et l’idée d’un dérèglement du processus. Celui-ci soit est comme figé et inscrit dans une éternité, soit au contraire subit une accélération inexpliquée ou une amplification. Autrement dit, la figure du cheval, qui sert précisément de repère temporel stable, est systématiquement le prétexte d’une interrogation sur le temps : pourtant (quoiqu'il semblât avoir été là depuis toujours, comme un de ces animaux ou végétaux fossilisés retournés au règne minéral [...]) il n’y avait pas longtemps qu'il avait été tué (p. 26)

ce qui avait été un cheval [...] et retournait maintenant, ou

était déjà retourné à la terre originelle sans apparemment avoir eu besoin de passer par le stade intermédiaire de la putréfaction, c’est-à-dire par une sorte de transmutation ou de transsubstantiation accélérée, comme si la marge de temps normalement nécessaire au passage d’un règne à l’autre (de l'animal au minéral) avait été cette fois franchie d’un coup. «Mais, pensa-t-il, peut-être est-ce déjà demain, peutêtre même y a-t-il des jours et des jours que nous sommes passés là sans que je m’en aperçoive. Et lui encore moins. Parce que comment peut-on dire depuis combien de temps un homme est mort puisque pour lui hier tout à l’heure et demain ont définitivement cessé d’exister c’est-à-dire de le préoccuper c’est-à-dire de l’embêter...» (p. 99)

comme s’il était déjà — mais ce n’était pas possible, pensa Georges, pas en un jour —, non plus viande boucanée et puante mais transmuée, assimilé par la terre profonde qui cache en elle sous sa chevelure d’herbes et de feuilles les ossements des défuntes Rossinantes et des défunts Bucéphales [..] retournés, donc, à l’état de chaux friable, de fossiles,

ce qu’il était sans doute lui-même en passe de devenir à force d’immobilité, assistant impuissant à une lente transmutation de la matière dont il était fait en train de se produire à partir de son bras replié et qu’il pouvait sentir mourir peu à peu, (p. 228)

On voit en quoi le cheval mort se fait la figure emblématique du roman : il condense en lui la double représentation de l’écoulement du temps et de 63

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

son figement dans l’image, et en dernier lieu dans la mort; ponctuant par sa récurrence le cours de l’énoncé, il dit simultanément l'écoulement d’une durée et la désorganisation de la perception linéaire du temps. La description du cheval mort est celle d’un anéantissement à la fois déjà réalisé et en cours. C’est en ce sens, par la double représentation temporelle qui combine progression et vision quasi hypnotique, que le cheval mort devient la figure analogique de Georges. Dans une abolition des frontières des espèces, 1l se fait la projection de Georges : l’objet perçu par le regard de celui qui l’observe est chargé des mêmes caractéristiques que celui qui perçoit; à l’inverse, l’objet observé transfère les siennes propres à l’observateur : perte de tout repère temporel supposée chez l’animal, sensation de transmutation ressentie par Georges pendant qu’il observe le cheval, état de cadavre propre à l’animal qui est dévolu à l’homme dans un double raccourci du raisonnement de Georges : «Et lui encore moins. Parce que comment peut-on dire depuis combien de temps un homme est mort puisque pour lui hier tout à l'heure et demain ont définitivement cessé d’exister». Ce qui est observé — le cheval — se définit comme prolongement de l’observateur — l’homme —, dans un mouvement de l’intérieur vers l’extérieur; inversement, le point de référence permettant de calculer la date de la mort est déplacé puisqu'il n’est plus établi par rapport aux vivants : par un renversement du raisonnement, ceux-ci, seuls susceptibles a priori d'évaluer l’écoulement du temps, n’en sont plus la mesure; la mort supposant l’indifférenciation du temps, c’est désormais le point de vue du cadavre qui est privilégié. L’équivalence ainsi établie entre mort et indifférenciation du temps permet l’analogie entre le cheval et Georges, et l’assimilation de celui-ci, métaphoriquement, à un homme mort.

La description du cheval mort présente donc une double caractéristique : par sa récurrence, elle se fait indice de la chronologie, mais du fait de son statut de description, elle tend à pétrifier momentanément la représentation du processus de décomposition qu’elle énonce. Alliance paradoxale, qui assigne l’immobilité à ce qui est en mouvement et transfère l'expression de la temporalité dans l’ordre du spatial. Il est clair que la description simonienne est le lieu par excellence de renversement des valeurs ou des attentes : de même que la description du contournement du cheval par Georges donne lieu à l'animation du cadavre par la figure de l’anamorphose!, la description de la décomposition du cadavre se fige en phases successives dont l’enchaînement se produit non de façon régulière mais par à-coups. 1.

Cf. supra, «L'énonciation : l'impossible stabilité», D 218

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LE CHAOS ORGANISÉ : UNE ÉCRITURE RÉFLEXIVE

Ainsi, la description se définit sur le mode de l’opposition systématique, dans une variation des contraires associés. On peut décliner un certain nombre de couples antithétiques : statique/mobile:; spatial/temporel; vrai/imaginaire, etc. De ce renversement des valeurs naît progressivement une remise en cause de l'illusion référentielle que la description est pourtant censée asseoir. Une des manifestations de la déréalisation du référent passe entre autres par l’insistant retour de l’image des décors cinématographiques ou théâtraux. Elle permet la combinaison

du statique et du mobile, selon une inversion

similaire à celle de l’anamorphose : le régiment tout entier semblait progresser sans avancer, comme au théâtre ces personnages immobiles dont les jambes imitent sur place le mouvement de la marche tandis que derrière eux se déroule en tremblotant une toile de fond sur laquelle sont peints maisons arbres nuages, avec cette différence qu'ici la toile de fond était seulement la nuit, (ERF p.29) tandis que les quatre cavaliers avançaient toujours (ou plutôt semblaient se tenir immobiles, comme dans ces truquages de cinéma où l’on ne voit que la partie supérieure des personnages, en réalité toujours à la même distance de la caméra, tandis que devant eux la longue rue tournante — un côté au soleil, l’autre à l’ombre — paraît venir, se déployer à leur rencontre comme un de ces décors que l’on peut faire repasser indéfiniment, le même (semble-t-il) pan de mur s’écroulant plusieurs fois (LRF, p. 68-69)

L'animation du paysage aux dépens du statisme des personnages, ici, se fait encore sur le mode de l’analogie avec l'univers théâtral ou cinématographique : la mise en mouvement du décor relève alors de l’illusion ainsi que le signale la présence de nombreuses modalisations. Cependant l’incertitude de rattachement syntaxique de certains segments opère un premier flottement référentiel : la ponctuation unifiante de la virgule, à l’intérieur de la parenthèse du dernier passage cité, établit une égalité de fait entre ce qui relève de la description du truquage de cinéma («en réalité toujours à la même distance de la caméra») et ce qui correspond à la situation des cavaliers («tandis que devant eux la longue rue tournante paraît venir»), le même flottement se renouvelant à la fin des lignes citées. Il semble bien que si le raisonnement par analogie maintient distincts les deux éléments présents dans l’énoncé, l’énonciation tende à estomper quelque peu les contours de chaque référent. La déréalisation qui s’opère alors relève de deux plans; elle trouve sa justification à l’intérieur de la diégèse par l’état d’épuisement des cavaliers : leur perception du monde se fait incertaine et l’objet 65

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

de mirages; elle participe également du dérèglement généralisé de la saisie du temps : de même que s’inversent les perceptions de l’espace, le temps échappe désormais à une compréhension rationnelle selon une organisation linéaire. Le statisme des personnages, illusoire ou réel, renvoie à leur incapacité de percevoir un quelconque déroulement du temps. A l'échelle du roman, l’appui de la description sur des référents empruntés au monde de la représentation signale indirectement le jeu d’illusion qui est en train de se construire par l'écriture. Les descriptions de LRF combinent

donc une double fonction : celle

d’instrument puissant de l’effet de réel, associée inéluctablement à celle de

mise en évidence du jeu d’illusion. La mise en relation systématique de ces deux fonctions peut donner lieu cependant à des variations de leur effet de sens; on peut dégager ainsi : * un jeu de contraste, visant à la fois à l’ancrage de l’image dans le référentiel romanesque et immédiatement après à sa négation, * une remise en cause des frontières entre l’imaginaire et le réel à l’intérieur de l’univers romanesque,

* la mise en évidence du fonctionnement textuel, la description se faisant ostensiblement génératrice de la fiction. Chacun de ces trois fonctionnements peut bien sûr coexister avec les deux autres; la distinction établie prend alors en compte la proportion des uns par rapport aux autres. L'étude détaillée de quelques pages répondant aux descriptions proposées ci-dessus permettra de préciser le propos. 1 — Un jeu de contraste

Le jeu de contraste nécessite la mise en relation de deux descriptions, l’une se faisant la contestation de l’autre. Le début du roman présente un exemple de cette tension instaurée entre deux descriptions successives : il s’agit de la scène que se remémore Georges, au cours de laquelle le capitaine de Reixach offre à boire à ses hommes; la scène est évoquée en deux temps : tout d’abord en référence à une représentation culturelle, puis dans ce qui est supposé être sa réalité et qui se définit comme l’exact contraire de la première image proposée. Ecoute : on aurait dit une de ces réclames pour une marque de bière anglaise, tu sais? La cour de la vieille auberge avec les murs de brique rouge foncé aux joints clairs, et les fenêtres aux petits carreaux, le châssis peint en blanc, et la servante portant le pichet de cuivre et le groom en jambières de cuir Jaune avec les languettes des boucles retroussées donnant à

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LE CHAOS ORGANISÉ : UNE ÉCRITURE RÉFLEXIVE

boire aux chevaux pendant que le groupe des cavaliers se tient dans la pose classique : les reins cambrés, l’une des jambes bottées en avant, un bras replié sur la hanche avec la cravache dans le poing tandis que l’autre élève une chope de bière dorée en direction d’une fenêtre du premier étage où l’on aperçoit, entrevoit à demi derrière le rideau un visage qui a l’air de sortir d’un pastel... Oui : avec cette différence qu’il n’y avait rien de tout cela que les murs de brique, mais sales, et que la cour ressemblait plutôt à celle d’une ferme : une arrière-cour de bistrot, d’estaminet, avec des caisses de limo-

nade vides entassées et des poules errantes et du linge en train de sécher sur une corde, et qu’en fait de tablier blanc à bavette s la femme portait un de ces sarraus de toile à petites fleurs comme on en vend sur les marchés en plein vent et qu’elle était jambes nues dans de simples pantoufles (LRF, p. 20-21)

Le contraste évident qui existe entre les deux descriptions met en scène un double fonctionnement : il permet un effet de leurre, entraînant la cons-

truction de la référence sur une fausse piste dont il accrédite partiellement la réalité; en même temps, lorsque se détruit la première représentation, il renforce en proportion la deuxième qui est proposée, mais rend alors visible un des principes créateurs du texte. La première description se recommande de deux univers : elle est l’œuvre d’un discours et elle se place sous le signe de l’analogie, donc de l’illusion, et plus précisément de l'illusion picturale; c’est ce que laissent entendre l’impératif à fonction phatique «écoute» ainsi que la phrase introductive de la description. Autrement dit, très clairement, le rôle de la parole sera de donner à voir. De cette double nature, langagière et picturale, va naître un puissant pouvoir de suggestion, permettant le déploiement de l’effet de réel; mais, symétriquement, la nature ambivalente de la référence laisse planer une ambiguïté quant à sa validité. Si la parole exhibe sa volonté de donner à voir, c’est sans doute pour compenser l’absence dans l’actualité de l’énonciation d’un référent qui a existé dans un temps antérieur; mais ce peut être aussi pour susciter l’illusion de l’existence d’un référent qui n’a d’autre existence qu’imaginaire. L’ambiguité est déjà contenue dans l’emploi du conditionnel passé «on aurait dit» : la forme modale signale tout à la fois l’analogie avec un modèle, et l’absence d’adéquation totale avec le modèle en question : on aurait dit,

donc ce n'était pas littéralement. Le surgissement de la scène nécessite ainsi le détour par une analogie qui impose aussitôt un léger décentrage du propos, créant de fait un écart imperceptible entre ce dont il devrait être véritablement question — le lieu exact où le capitaine s’est arrêté — et ce dont il est momentanément question — une de ces réclames pour une marque de bière anglaise. Toute la première description va ainsi osciller entre deux 67

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

représentations: celle d’un lieu appartenant au référentiel romanesque, et que Georges a traversé, et celle d’une image conventionnelle, appartenant à une communauté de représentations. L’analogie établie par Georges repose en effet sur une représentation stéréotypée, par le jeu de l’exophore mémorielle!. Celle-ci fait appel au «passé de l’esprit»?, non seulement du locuteur, mais aussi, comme le signale l’apostrophe («tu sais ?»), de l’allocutaire. L'intérêt de cet appel à l’exophore mémorielle est double : il impose l’idée d’un savoir partagé, non seulement à l’intérieur de la diégèse, mais de fait partagé également du lecteur. L'effet de réel de la référence ainsi construite s’en trouve par là même décuplé, puisqu'il nécessite la participation active de celui-ci. De plus, l’exophore mémorielle, s'appuyant sur un savoir disponible dans la mémoire du locuteur, se caractérise par un mouvement

vers le passé. Son introduction

dans les premiers mots de la description d’une scène passée qu'il faut susciter à l’imagination de Blum et du lecteur crée donc une sorte de jeu de miroirs, où se reflète l’image de plusieurs mouvements de retour vers le passé, relevant de plans différents : ce retour est effectué par Georges dans son effort de remémoration d’une scène avec le capitaine, il est demandé à Blum dans l’appel à sa mémoire, il est également demandé au lecteur lorsqu'il doit puiser dans le réservoir d’images culturelles dont il est censé disposer. Autrement dit, le texte procède à une superposition de mouvements de rétrospection qui appelle l’hésitation référentielle de cette première description : elle présente un certain nombre d'éléments relevant clairement du tableau, mais leur en associe d’autres qui suggèrent l'évocation du réel. Ainsi, l'élément de comparaison susceptible de faire comprendre la réalité a été défini comme «réclame pour une marque de bière anglaise» : le lexique employé fait appel ponctuellement à un anglicisme («groom») dans une acception directement empruntée à l’anglais; de même la référence picturale suggère une atmosphère d’un autre âge, que la dénomination des objets ou des personnages confirme : il est ainsi question de «pichet en cuivre» et de «servante». La référence picturale se fait plus insistante encore dans le recours à la notion de «pose classique» qui suscite l'évocation de nombreux tableaux ou gravures du genre. Les notations de couleurs et de 1. L’exophore mémorielle se définit comme une expression qui renvoie à un référent non pas présent dans la situation d’énonciation, mais présent à la mémoire du locuteur:; elle fonctionne donc in absentia, par opposition à la déixis proprement dite, dont le fonctionnement se définit in praesentia, le référent étant alors physiquement présent dans la situation d’énonciation. 2. L'expression est d'A. Joly. Cf. la Grammaire systématique de l'anglais (A. Joly,

D. O’Kelly).

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LE CHAOS ORGANISÉ : UNE ÉCRITURE RÉFLEXIVE

formes se font également abondantes, dans la logique de la description d’une image. Quant à la structure syntaxique de la description elle-même, le choix de phrases nominales ou de participiales (le participe présent étant relayé par le présent de l'indicatif dans les subordonnées) permet de suspendre tout ancrage dans la temporalité, présentant une succession d’images qui accumulées forment un véritable tableau. La présence massive de l’article défini marquant la notoriété du référent s’inscrit pareillement dans la continuité de la logique de l’exophore mémorielle. Autant d'éléments qui incitent à interpréter cette description comme étant celle d’une image de référence, dont la finalité est de servir à la compréhension de la scène passée. Mais à cette série d’indices, on peut opposer systématiquement une autre série qui entraîne alors la remise en cause de l’interprétation première. Assurément, les notations de couleurs relèvent de la référence picturale, mais que dire de la précision de la matière du pichet”? Signaler qu’il est «en cuivre», c’est bien au contraire sortir des références picturales et s’appuyer sur l’illusion référentielle. De la même façon, chaque élément décrit, animé ou non

animé, l’est en terme de réalité et non pas comme relevant d’un jeu de formes et de couleurs : il est question de «servante, groom, cavaliers, fenêtres,

châssis, etc.» et non pas de traits et formes figurant les uns ou les autres. L'interprétation bascule alors du côté de l'illusion référentielle. Et l’on ne peut que constater la coïncidence de la scène ainsi évoquée avec la réalité vécue par Georges : les personnages qui surgissent sont bien des cavaliers; quant au visage entrevu derrière le rideau, 1l anticipe sur un épisode du référentiel romanesque et invite donc à rattacher la scène à ce même référentiel. A cela s’ajoute la caractérisation faite du visage en question : le fait qu'il «{ait] l’air de sortir d’un pastel» présuppose qu’il n’en sorte pas; le recours explicite au domaine pictural, par le moyen d’une nouvelle modalisation, signale immédiatement que l’on est sorti de cet univers : selon une construction symétrique à celle du début de la description, l’analogie instaure un écart entre les deux éléments mis en relation par son intermédiaire. Chaque faisceau d’indices étant contrebalancé par un autre, la description hésite en permanence entre deux possibilités : de ce fait, elle se fait simultanément description d’une image stéréotypée et description d’une scène vécue. Dans un tremblement référentiel continu, la force suggestive de la première vient nourrir la représentation de la seconde, lui imposant paradoxalement un puissant effet de réel. De ce fonctionnement ambivalent, l’utilisation du pronom «on» donne un ultime exemple : il apparaît deux fois, la première au début de la description entreprise par Georges, la seconde à la fin. Entre les deux occurrences, le pronom subit des déplacements référentiels que favorise son indétermination constitutive. Le premier 69

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

s’interprète assez spontanément comme l’équivalent d’un «nous» exclusif englobant le JE de Georges et les autres cavaliers témoins de la scène. Dans son deuxième emploi, le «on» joue pleinement de son indétermination référentielle, amplifiant ainsi l’hésitation caractéristique de la description. Ce «on» qui «aperçoit, entrevoit à demi derrière le rideau un visage» peut se comprendre tout aussi bien comme le «on» de la généralité, que le «on» équivalent du «nous» comme le précédent. C’est dire que ce dernier «on» relève, selon l'interprétation qu’on lui assigne, autant de la description amorcée par l’exophore mémorielle («on», c’est-à-dire tout observateur potentiel d’une telle image) que de la scène vue en tant que réalité dans le souvenir. La neutralisation de la personne que permet l'emploi de la forme du pronom personnel indéfini suspend l'identification du référent et réconcilie de la sorte la double lecture de la description. Loin d'imposer une lecture unique du référent, le «on» réalise en lui-même la superposition de représentations à laquelle la page donne lieu.

La complexité référentielle de cette première description suscite plusieurs remarques : le recours à l’image stéréotypée, par le phénomène de reconnaissance que celle-ci suscite, accrédite l’effet de réel; mais simultanément, dans l’oscillation qu’elle maintient jusqu’au bout entre image stéréotypée et évocation d’un lieu réel, la description signale réflexivement sa capacité à créer des images. Le fonctionnement analogique, qui caractérise la mise en place du passage, signale, en même temps qu'il permet de lui donner sa puissance, l'écart entre le réel et ce qui serait sa représentation. L'effet de contagion ne se fait pas attendre sur la deuxième description qui se définit explicitement comme la négation de la première, lui imposant une réinterprétation : la première, avec son flottement référentiel caractéristique, est aussitôt dénoncée du fait même de sa trop grande ressemblance avec un stéréotype. Trop belle pour être honnête, ce qui se traduit dans le domaine romanesque par : trop conventionnelle pour être authentique. Si la dénonciation est essentiellement celle de la convention et du déjà vu, l'authenticité de la deuxième description s'impose alors comme une nouvelle évidence : elle est d’autant plus exacte que la première était illusoire: et par un effet de ricochet, la puissance de l'effet de réel de la première description bénéficie maintenant à la seconde, qui s’inscrit de plus dans la chronologie retrouvée.

Le dispositif de contraste joue donc pleinement, dans l'établissement du parallèle entre ce qui se donne comme convention et ce qui la refuse. Mais n'oublions pas que la convention était également décelable dans la première description et qu’elle était mise en regard avec une scène initialement posée comme

réelle. Le dédoublement que manifestait la première description, et

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LE CHAOS ORGANISÉ : UNE ÉCRITURE RÉFLEXIVE

qui a été cause de son rejet final, risque alors de se décaler discrètement vers la seconde, d’autant plus qu’on retrouve dans celle-ci, incidemment, le procédé identique de l’exophore mémorielle («un de ces sarraus de toile comme on en vend sur les marchés en plein vent»): cette fois, l’exophore ne s’appuie plus sur une référence picturale, mais sur ce qui se donne comme une expérience banale de la réalité quotidienne. Mais, d’une description à l’autre, s’établit ponctuellement

une

coïncidence

de fonctionnement : les

deux descriptions étrangement ont recours aux mêmes jeux conventionnels du langage pour faire accéder à la représentation le destinataire du discours. L’exophore réapparue se fait signe discret du passage d’une convention, exhibée, à une autre, souterraine, qui toutes deux réfléchissent, à un degré plus ou moins fort, le fonctionnement romanesque.

L’incertitude qui plane sur la référence des descriptions provient en parte de la mise en évidence d’une des fonctions du langage : il est ce qui présentifie ce qui n’est pas là; transposé dans l’univers romanesque, le langage devient alors ce qui fait exister ce qui n’est pas. L’hésitation de l’interprétation de la référence entre «ce qui n’est pas là» et «ce qui n’est pas» maintient la tension entre le pur jeu de l'illusion référentielle, et l’exhibition de ce jeu. Le verbe «voir» est un des vecteurs de cette tension, et permet par sa polysémie le dépassement des frontières entre le réel et l’imaginaire.

2 — «Pouvoir voir» : entre imaginaire et réalité Le verbe «voir» revient avec une fréquence insistante dans LRF, le plus souvent construit avec un auxiliaire modal : les emplois directs de «voir» cèdent la place plus régulièrement à des constructions telles que «sembler voir» et surtout «pouvoir voir». Cette présence forte du verbe «voir» manifeste le rôle dévolu à la parole, défini ci-dessus comme étant précisément celui de «donner à voir». Dans la perspective simonienne, la phrase de Balzac citée plus haut pourrait se reformuler en : «voir, c’est tenter de savoir», ou «chercher à voir, c’est chercher à savoir». Si la tentative désespérée de

reconstituer un passé révolu et aux contours incertains passe par le désir de reconstitution de ce qui a été vu par l’un ou l’autre des protagonistes, le récit des témoins oculaires, qu’il soit mené par Georges, par Blum ou par Iglésia, ne peut couvrir la totalité de ce qu’il cherche à arracher au passé et au silence. Constamment soumise à des brouillages qui la remettent en cause, l’énonciation jette aussitôt le soupçon sur la véracité des récits faits. En outre, la perception visuelle se définit comme un phénomène profondément arbitraire : si voir, c’est savoir dans la perspective balzacienne, la question Al

L'ÉCRITURE DU LAB YRINTHE

reste préalablement de déterminer ce qu’il faut voir!. Double incertitude de la vision donc, à laquelle s’adjoint une troisième, liée au fonctionnement

propre du langage. Car la reconstitution du passé n’est pas seulement mise en œuvre par ceux qui l’ont vécu; elle est également tentée par ceux auxquels le langage est censé donner à voir : les destinataires mouvants de cette énonciation pareillement mouvante. Les lacunes laissées par l’histoire donnent lieu à des tentatives de comblement par la puissance de suggestion du langage et le travail de l’imagination. Voir se transforme alors régulièrement en un pouvoir voir, dont l’ambiguïté sémantique joue pleinement. Lorsque celui qui prend la parole a le rôle d’un témoin, son «pouvoir voir» est l'expression d’une capacité physique; mais la parole est aussi la manifestation d’un débordement imaginaire, construction toujours reprise d’un passé illusoire. Le pouvoir de suggestion de la parole stimule à son tour la faculté créatrice du destinataire : pouvoir voir n’énonce plus alors la capacité physique, mais l’aptitude intellectuelle à imaginer mentalement une scène, dont rien ne préjuge du degré de coïncidence avec la réalité. Dans le glissement d’une interprétation à l’autre, le «pouvoir voir» réalise l’oscillation de l’écriture entre la plongée dans l'illusion référentielle et la mise à distance de cette même illusion, l’écart imaginaire laissant filtrer le processus à l’œuvre dans la réception même du texte. Entre ces tentatives toujours repoussées de la parole, le «pouvoir voir» balaie les possibles qui vont de «voir» jusqu'à «sembler voir», sans pour autant recouvrir la totalité d’une histoire dont la densité laisse place aux interrogations. Cette impossibilité d’épuiser le dire et la réalité du monde est martelée à la fin du roman par le retour pressant d’une même question : pensant qu'après tout elle avait peut-être raison et que ce ne serait pas de cette façon c’est-à-dire avec elle ou plutôt à travers elle que j'y arriverais (mais comment savoir?) peut-être était-ce aussi vain, aussi dépourvu de sens de réalité que d’aligner des pattes de mouche sur des feuilles de papier et de le chercher dans des mots, peut-être avaient-ils raison tous deux,

lui qui disait que j’inventais brodais sur rien et pourtant on en voyait aussi dans les journaux, [...] — mais comment savoir,

comment savoir ?(LRF, p. 278-279) (mais comment le savoir puisque par la suite — c’est-à-dire la guerre finie — elle se refusa à admettre qu’elle ait pu entretenir avec lui à un moment ou à un autre des rapports personnels, ne s’enquérant même pas de ce qu'il était devenu, ne I. La relation entre voir et savoir apparaît ainsi dans la négation de l’un qu’entraîne la disparition de l’autre : «Puis il cessa de se demander quoi que ce fût, cessant en même temps de voir»

(LRF, p. 28).

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cherchant pas à le revoir (et lui non plus), de sorte qu’il n’y avait peut-être de réel dans tout ceci que de vagues racontars et médisances et les vantardises auxquelles deux adolescents captifs imaginatifs et sevrés de femmes le poussèrent ou plutôt qu’ils lui extorquèrent) (LRF, p. 287)

Question sans réponse définitive!, qui se retourne sur le récit effectué pour le remettre en cause, et en arrive à en formuler l’arbitraire, le «que voir?» évoqué se formulant en son équivalent : mais comment savoir, que savoir? (LRF, p. 289)

Disponible aussi bien pour la désignation du réel que pour l’ouverture sur l’imaginaire, «pouvoir voir» peut se comprendre comme la formule représentative du pouvoir du langage et du jeu romanesque. De même que la référence dans le récit remémoratif de Georges à un épisode du passé suffit à faire basculer l’énoncé dans l’évocation directe de la scène en question, de

même le «pouvoir voir», expression d’une capacité mentale, suffit à imposer la réalité de ce qui est ainsi «vu» : dire, c’est alors faire exister. On voit ainsi se manifester à nouveau l’ambivalence du fonctionnement romanesque; l’engendrement de récits plus ou moins phantasmés que provoquent les récits du passé à l’intérieur de la diégèse, avec le flottement référentiel qui leur est caractéristique et leur mise en doute habituelle, réfléchit le processus double d’une création qui s’appuie sur l'illusion référentielle et met régulièrement celle-ci en péril. Si «voir» est la garantie de l’authenticité du dire (ainsi Georges voit-il le cheval mort?), «pouvoir voir» entache l’objet du discours d’un soupçon de facticité, en même temps qu’il en énonce la réalité puissante. Le «pouvoir voir» est l’expression d’un «voir» postiche, ou littéralement, d’une authentique fabrication.

Posée une première fois dans le discours comme relevant de la pure illusion par l’intermédiaire d’un «sembler voir» sans ambiguïté, une même 1.

Cf. aussi p. 280, 282, 284, 285, 289, 291 de LRF.

2. Cf. «et ce dut être par là queje le vis pour la première fois» (LRF, p. 25); même si l’affirmation se trouve corrigée quelques lignes plus loin («et plutôt le devinant que le voyant»), il s’agit moins de la remise en cause de l’exactitude du voir que de l'exactitude de sa désignation. Toutefois, «pouvoir voir» au passé composé est également susceptible de se faire l’expression de l’authenticité de la vision, aidé en cela par sa valeur aspectuelle d’accompli du présent et par le poids du cotexte. Ainsi dans les premières pages lit-on : «comme par exemple ce réflexe qu'il a eu de tirer son sabre quand cette rafale lui est partie dans le nez de derrière la haie : un j'ai pu le voir ainsi le bras levé brandissant cette arme inutile et dérisoire dans un geste moment de statue équestre» (LRF, p. 12), ou encore : «et quand il a payé — car il a payé — j'ai pu voir sa main descendre tranquillement dans sa poche,» (LRF, p.21)

73

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

scène, ou ce qui peut passer pour telle, réapparaît énoncée sur le mode du «voir», dans le discours de Blum : Et il me semblait y être, voir cela : des ombrages verts avec des femmes en robes de couleurs imprimées, (LRF, p. 18)

Et de nouveau il me semblait voir cela : [...] et elle [...] assise

dans un de ces fauteuils de fer, sous les ombrages, [...] parlant distraitement avec (ou écoutant distraitement, ou n’écoutant pas) un de ces personnages, de ces colonels ou commandants à la retraite que l’on ne voit plus que dans ces sortes d’endroits, vêtus d’un pantalon rayé, coiffés d’un melon gris (et sans doute rangés quelque part, tout habillés, pendant le reste de la semaine, et ressortis uniquement le dimanche, rapidement époussetés, défroissés et posés là en même temps que les corbeilles de fleurs sur les balcons et les escaliers des tribunes, et aussitôt après rangés de nouveau dans leur boîte) (LRF, p. 21-23) «Mais tu ne la connais même pas! dit Blum. Tu m'as dit qu'ils n'étaient jamais là, toujours à Paris, ou à Deauville, ou à Cannes, que tu l’avais tout juste vue une seule fois, ou plutôt entrevue, entre une croupe de cheval et un de ces types habillés comme un figurant d’opérette viennoise, avec une jaquette, un chapeau gris et un monocle vissé dans l'œil, et une moustache de vieux général... Et c’est tout ce que tu en as vu, tu...» (LRF, p. 56)

La reprise effectuée par le discours de Blum présente un double déplacement : dans le degré d'adhésion à la réalité de ce qui est dit, et dans la prise en compte des détails descriptifs : les «colonels ou commandants » réapparaissent par exemple sous l’apparence d’«un de ces types» arborant «une moustache de vieux général»; l'identité des êtres imaginaires que la rêverie de Georges faisait surgir autour de la silhouette rêvée de Corinne, s’affaiblit dans le discours qui vise à dire le réel : placé en position syntaxique de complément du nom, le substantif «général», construit ici sans déterminant, n’a pas de valeur référentiel, mais apporte ses traits sémantiques au nom recteur. Le grade de la hiérarchie militaire n’est alors plus donné que comme trait permettant de définir une catégorie de moustache particulière. Autrement dit, les «colonels ou commandants » de ce qui n’était qu’une évocation imaginaire, mais dont l’existence était assertée, se sont virtualisés dans le discours qui au contraire cherche à ressaisir la réalité. D’où une ambiguïté qui plane sur l'affirmation de Blum : elle s’ énonce comme étant la répétition d’un discours de Georges; or la seule trace qui en subsiste est celle d'un discours relevant clairement de l'illusion, dépendant d’un «sembler voir». De plus, la surenchère descriptive à laquelle se livre Blum, reprenant 74

LE CHAOS ORGANISÉ : UNE ÉCRITURE RÉFLEXIVE

suffisamment de détails antérieurs mais en les altérant par déplacement, nonactualisation ou reformulation périphrastique, signale le flottement des dires successifs, qui se reprennent, se prolongent, se contredisent et se nourrissent les uns des autres. De la sorte, la réalité vécue subit un affaiblissement progressif, qui amènera aux interrogations finales du roman, alors que symétriquement les discours imaginaires s’affirment dans toute leur puissance. Ainsi la force du discours toujours reconduit efface peu à peu l'illusion d’une réalité déjà constituée et reconstituable. A sa place se substitue une autre réalité, celle, toujours contestable,

du discours,

dont les incessants

retours sur soi semblent ne jamais pouvoir épuiser le réel. Dès lors, les frontières supposées stables entre le réel et l’imaginaire deviennent poreuses, perdent de leur validité, dans le rapport ambigu du discours et du «pouvoir voir»; les lignes suivantes en sont une illustration particulièrement remarquable et complexe : Et cherchant (Georges) à imaginer cela : des scènes, de fugitifs tableaux printaniers ou estivaux, comme surpris, toujours de loin, à travers le trou d’une haie ou entre deux buissons : quelque chose avec des pelouses d’un vert éternellement éclatant, des barrières blanches, et Corinne et lui l’un en face de l’autre, [...] Georges pouvant voir remuer leurs lèvres, mais

pas entendre (trop loin, caché derrière sa haie, derrière le temps, tandis qu’il écoutait (plus tard, lorsque Blum et lui eurent réussi à l’apprivoiser un peu) Iglésia leur raconter une de ses innombrables histoires de chevaux, (LRF, p. 45-47)

Prenant appui explicitement sur l'illusion! — le «cherchant à imaginer» peut d’ailleurs se comprendre comme la paraphrase désambiguïsante de «pouvoir Voir» —, l’énonciation tend peu à peu à affirmer la réalité de ce qui initialement était posé comme purement imaginaire. Lorsque surgit le «pouvant voir» dans l’énoncé, une page le sépare de l’origine de la scène : suffisamment de détails ont été donnés pour que progressivement la scène prenne consistance. De ce basculement de l’imaginaire explicite au réel suggéré, le «pouvant voir» réalise la fusion, permettant de concilier ce qui en toute logique relève de deux constructions incompatibles; le passage de «imaginer» à «voir» se double de l’analogie entre espace et temps, dans un glissement des caractéristiques respectives des deux procès : l'imagination de Georges porte sur un temps passé, or, par un raisonnement analogique, c’est l’imagination qui est associée ici à l’espace, la vision se faisant fugitive 1. La référence à l'illusion est d’ailleurs double : illusion de l’imagination, et illusion de la figuration picturale convoquée dans le discours comme support référentiel possible.

75

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

comme «à travers le trou d’une haie»; dès lors, il ne reste plus au «pouvant voir», dans une sorte de mise à plat de sa polysémie, de combiner la référence spatiale avec la dimension temporelle, le transfert de l’une à l’autre étant ici explicitement énoncé : «trop loin, caché derrière sa haie, derrière le temps». Le caractère de justification que revêt la parenthèse citée (puisqu'il s’agit d'expliquer pourquoi Georges peut voir, mais non pas entendre, alors même qu'il écoute.) prend en défaut le vraisemblable psychologique (dont elle imite pourtant la méthode), du fait de la relation quasi synonymique établie entre la haïe et le temps. Les deux dimensions se confondant l’une dans l’autre, c’est l'ambiguïté du «pouvoir voir» qui finit par être dépassée : de la capacité physique à la faculté intellectuelle, le discours établit une forme de continuité, sans hiérarchisation des valeurs. De même que le souvenir est placé grâce à la labilité de l’énonciation à égalité avec la réalité immédiate, l'imaginaire se donne comme tout autant pertinent que la réalité vécue. Dès lors se trouve dépassée la distinction entre illusion et réalité : les deux représentations viennent nourrir la puissance d’un discours sans fin, dont la résistance à l’ancrage temporel facilite le flottement entre les deux acceptions du «pouvoir Voir». La fréquence du verbe «voir» se fait ainsi l'indice du processus langagier de l'univers fictionnel; la logique qu'il induit trouve son aboutissement ultime dans le recours à l’ecphrasis, figure magistrale du discours faisant illusion et désignant celle-ci en train de se construire.

3 — La confusion créative!

Le visible dans l'univers romanesque s'entend bien sûr comme visible feint, celui qui relève de l'univers fictionnel et y figure comme description d'image selon le principe de l’ecphrasis. Ce visible illusoire, tout en travaillant partiellement à la vraisemblabilisation de l'énoncé dont il accrédite l'authenticité, participe également d’une stratégie discursive de brouillage : les jeux du narratif et du descriptif élaborent une poétique combinant mimesis et textualité grâce à une confusion référentielle soigneusement entrete1. Cette partie correspond à la version remaniée d'un article paru dans le numéro de la revue La Licorne intitulé L'Image génératrice de textes de fiction, Poitiers, 1996. Je remercie la revue pour son aimable autorisation.

76

LE CHAOS ORGANISÉ : UNE ÉCRITURE RÉFLEXIVE

nue. Claude Simon s’est montré assez clair sur les enjeux de la description; il déclare ainsi au cours d’un entretien : Ce que j'ai tenté, c’est de pousser encore le processus amorcé par Proust, et de faire de la description (autrefois ornementparasite, même, aux yeux de certains) le moteur même, ou si vous préférez le générateur de l’action, de sorte que la fiction ainsi produite en devienne, dans une certaine mesure, justifiée (ou plutôt motivée) et perde en même temps son caractère arbitraire et impérialiste puisque, montrant elle-même ses sources, son mécanisme générateur, elle se dénonce sans cesse comme fiction au fur et à mesure de sa production.

L’étude d’un passage très circonscrit de LRF va être l’occasion de montrer comment le verbal, à partir des images disponibles dans notre mémoire collective, crée progressivement l'illusion du pictural, tout en signalant régulièrement son caractère purement illusoire, renvoyant par là même au processus de création littéraire. Il s’agit de la scène du suicide de l’aristocrate révolutionnaire? ancêtre à la fois de Georges et du capitaine de Reixach. Cette scène, du point de vue du référentiel romanesque, se place sous le double signe du pictural et du verbal. Du pictural, car la famille possède le portrait de l’ancêtre, portrait dont la dégradation par le temps a ajouté comme la trace de la balle meurtrière sur la tempe. Mais la scène relève aussi du verbal car c’est elle qui fonde la légende familiale : elle tient du mythe ou de la fable, on se la transmet;

mais

parce que ressassée,

elle est entachée

de

doute : rien qu’une histoire de cous coupés en somme puisque selon la tradition la version la flatteuse légende familiale c’était pour éviter la guillotine que l’autre l’avait fait (LRF, p. 85) (disait-on, c’est-à-dire disait Sabine — ou peut-être l’avaitelle inventé, brodait-elle, afin de rendre l’histoire plus saisissante — chaque fois qu’elle racontait l’histoire) (LRF, p. 78)

(à moins que cela ne lui soit tout bêtement arrivé en nettoyant son pistolet, ce qui se produit couramment, mais dans ce cas il n’y aurait pas d’histoire, du moins d’histoire suffisamment sensationnelle pour que ta mère t’en ait rebattu les oreilles et celles de ses invités, alors admettons, admettons que ce fût ainsi) (LRF, p. 79)

Parole légendaire, mais aussi rumeur familiale, bruits troubles, l’épisode

relève du «on dit», du discours toujours répété, et qui se détache progressi1.

«Un homme traversé par le travail», La Nouvelle Critique, nAll05s, 1977:

2.

LRF, p. 78-82.

77

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

vement de son support réel pour se constituer en stéréotype. Progressivement, le stéréotype de la parole élabore une scène de genre, un fopos pictural, sous la forme d’une gravure dont la réalité d’abord imaginaire s'affirme peu à peu. L’énonciation signale elle-même ce glissement de la référence verbale à la référence picturale; s’il est initialement question d’une «circonstance qui, vraie ou fausse, conférait à l’histoire on ne savait quoi d’équivoque,

de scandaleux»!,

la relation du suicide

se referme

sur une

reprise textuelle ostensible, mais imparfaite : «Le tableau tout entier empreint de cet on ne savait quoi de trouble, d’équivoque, d’à la fois moite et glacé, de fascinant et de répugnant..»?. La «circonstance» première, déjà sujette à caution en tant qu’épisode de laréalité passée, se transforme ainsi en deux avatars successifs, «histoire» puis «tableau», dans le glissement du verbal au pictural qui la range définitivement dans le monde de l'illusion. Et si l’histoire est devenue tableau, c’est bien parce que le trouble et l’équivoque définissent également le travail de l’écriture. Dans l’univers référentiel de LRF, la légende de l’ancêtre constitue un topos, lieu commun de la tradition familiale, disponible et susceptible de reprises infinies : ainsi sont confondues les différentes voix, celles de la tradition, celle de Sabine, la mère de Georges qui reprend elle-même les dires de sa propre grand-mère, et celle de Georges qui semble pourtant être à l’origine de l'évocation de la scène : comme bien souvent, la prise en charge énonciative reste incertaine, contribuant à un premier obscurcissement de la référence. Mais simultanément, si l’«on» parle, si «ça» parle ainsi à travers le temps, sans visage défini, la parole se trouve alors investie d’une autorité due à sa répétition même. Sa pertinence ne tient plus à sa valeur de vérité, laquelle n’a en somme que peu d'intérêt (il est question d’une circonstance «vraie où fausse»); mais elle prend toute sa puissance de son statut d’énonciation répétée : elle est la parole par excellence, qui n’a d’autre réalité qu’elle-même, à l’intérieur du cadre fixé par le topos; d’où une construction quasi mécanique de l’énoncé, à partir d’un élément générateur très général : l’histoire légendaire est ainsi définie initialement comme quelque chose dans le style d’une de ces gravures intitulées l’Amant Surpris ou la Fille Séduite, et qui ornaient encore les murs de la chambre (LRF, p. 81)

Stéréotype verbal et topos pictural sont immédiatement mis en relation sur le mode de l’analogie. Si l’on peut définir le «quelque chose» comme un I.

LRF, p. 80-81.

2,

LRES DES

78

LE CHAOS ORGANISÉ : UNE ÉCRITURE RÉFLEXIVE

des mots-clés de l’écriture simonienne!, il révèle ici son statut de déclen-

cheur d'écriture, par l’association avec le double stéréotype : celui de la gravure, qui relève de l’imaginaire, et celui des titres — eux-mêmes stéréotypes verbaux — par leur construction épithétique avec l’article défini qui présuppose l’identification de la classe référentielle. Jouant ainsi sur la présupposition, ces deux stéréotypes instaurent immédiatement un univers de discours, et c’est à partir d’eux que le «quelque chose», jusque-là vacant, va pouvoir se remplir. Ainsi la parole légendaire se trouve associée à une gravure donnée comme caractéristique d’un genre connu de toute évidence, et ce sur deux plans. En effet, le groupe «une de ces gravures» reçoit une caractérisaton en deux temps, qui oriente différemment la référenciation; la première caractérisation, «une de ces gravures intitulées l’ Amant Surpris ou la Fille

Séduite» correspond à l’emploi du démonstratif dans une construction d’exophore mémorielle : 1l est fait appel, nettement, à l’univers extra-linguistique, que l’on présuppose connu et partagé de l’énonciataire; la référence déborde ainsi largement le strict cadre fictionnel de LRF et fait appel à des valeurs culturelles que l’on impose comme évidentes’. En revanche, la deuxième caractérisation, séparée de la première par les doubles marques de la virgule et de la coordination, réfère strictement à l’univers auquel elle emprunte ses repères spatio-temporels : «et qui ornaïient les murs de la chambre». Cette double référenciation de la gravure, qui d’une caractérisation à l’autre oscille entre la généralité culturelle et le modèle circonscrit, va entacher d’ambiguïté la description qui en procède : relevant du stéréotype culturel, donc de l’imaginaire collectif, celle-ci s’avère pertinente tout autant pour l'élaboration d’une scène emblématique que pour une scène particulière, celle du suicide de l’ancêtre révolutionnaire. De cette première ambiguïté naît une deuxième, qui repose non plus sur le statut du référent mais sur son existence même. En effet, l’histoire légendaire, le topos familial est analogiquement associé à un type de gravures : autrement dit, initialement, le texte ne présuppose pas l’existence d’une gravure précise représentant la scène du suicide mais prend comme référence un lieu commun de la gravure du xv°

siècle, une scène de genre, à la Greuze ou encore à la Fragonard,

pour donner consistance au discours légendaire. Or, la description, tout en maintenant l’ambiguïité, accrédite de plus en

plus l’existence de cette gravure. En simulant la transposition dans le sys1. Cf. ma thèse de doctorat, Rupture et immobilité : la notion de temps linguistique dans L’'Herbe, La Route des Flandres, Histoire ef L’Acacia de Claude Simon, 1993. 2. Pour l’exophore mémorielle, cf. ci-dessus la sous-partie «un jeu de contraste» p. 68.

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L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

tème linguistique des principes de la gravure susceptibles de fixer le mouvement, l'énoncé semble à la fois décrire ce qui est vu, donc jouer avec l'illusion, mais aussi donner à voir la construction d’un visible feint, c’est-àdire révéler le jeu d’illusion. Cent pages après la description de la scène-gravure, à la fois dévoilée et créée, le texte revient sur l’ambiguïté de son statut

par l'intermédiaire des personnages de Blum et de Georges : et à la fin renversant sans doute la chaise d’un revers de main, puisque sur la gravure elle gisait par terre et les vêtements...» Et Blum: «La gravure? Alors il y en a bien une! Tu m'avais dit que...» Et Georges : «Mais non. Il n’y en a pas. Où as-tu pris ça?»

(LRF, p. 202) Ainsi se crée une tension entre les deux mouvements du texte, indissociables, créateurs l’un de mimesis, l’autre de textualité. Du lieu commun

pictu-

ral, de la gravure scène de genre, découlent sur le mode de la transposition verbale des phénomènes de stéréotypie, qui relèvent de l’invention au sens rhétorique du terme. L’évocation des titres génériques des gravures a suffi à créer un horizon d’attente, où doivent intervenir des personnages convenus aux gestes convenus. L’attente n’est pas déçue, puisque sont introduits immédiatement «le valet» et «une servante à bonnet de nuit». Les deux syntagmes relèvent de l’isotopie stéréotypée, ce que marquent pour l’un le choix du déterminant défini alors même qu'il s’agit de sa première occurrence dans le texte, et pour l’autre la construction du complément déterminatif sans article? : alors que le valet réfère à la classe présupposée connue, la «servante à bonnet de nuit» fait référence à un type particulier de servante, considérée ici comme exemplaire par l'emploi de l’article indéfini. L’isotopie stéréotypée de la scène de genre se prolonge dans la description d’attitudes conventionnelles : celle par exemple de la servante dont «le vêtement [...] glissant de son épaule découvre un sein», ou que l’on voit d’abord «une main devant la bouche pour étouffer un cri» puis «les doigts repliés en coquille [...] devant la flamme d’une seconde chandelle», ce qui donne lieu à la description convenue du jeu de transparence de la peau sous la lumière, à la de La Tour : «la lueur de la flamme passant entre ses doigts, de sorte qu’elle semble faire apparaître au centre de chacun l’ombre floue des os enveloppée par le rose transparent de la chair». CF. aussi page 217 : «une gravure qui n'existait même pas». Le principe est identique à celui du «général à moustache» analysé plus haut. D S —

LRE, p. 81.

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LE CHAOS ORGANISÉ : UNE ÉCRITURE RÉFLEXIVE

Ce jeu convenu d’attitudes rejoint les références théâtrales, qui à leur tour disent que nous sommes dans un mode de représentation. A cela s’ajoutent les stéréotypes verbaux, fragments de texte quasi lexicalisés ou de construction fréquente. Ainsi le valet est-il décrit comme «étant habillé à la diable», il porte une «ample chemise», dans une culotte «enfournée au saut du lit». Toute cette configuration stéréotypée qui renvoie directement à l'univers conventionnel de la gravure permet à la description de progressivement imposer comme référent non plus l’épisode légendaire, la scène historique, mais une gravure qui de générale va devenir particulière : de vision imaginaire élaborée à partir des conventions artistiques du XVIN° siècle, la description devient celle de la gravure du suicide de l’ancêtre. Deux sortes d'éléments ont permis ce glissement progressif : la présence ponctuelle d'éléments narratifs qui sont intégrés à la description de la gravure, et l’abandon des stéréotypes verbaux pour des éléments descriptifs beaucoup plus précis. Ainsi est-il fait mention du «bruit du coup de feu», indice qui fait référence au récit du suicide, ou encore de «courant d’air provoqué par l’enfoncement de la porte», et surtout du «grand corps étendu au pied de la cheminée, dessinant un léger arc de cercle, livide et nu»!, qui n’est autre que le corps de l’ancêtre.

Ces indices textuels qui restreignent l’interprétation de la scène de genre sont également, au moins pour la première partie d’entre eux, facteurs de confusion : ils font hésiter sur la nature de l’énoncé qui peut s’interpréter alors partiellement comme le récit de la scène elle-même, et non plus comme la description d’une représentation de la scène. Cette insuffisance partielle se voit compensée par le deuxième type d’éléments : le choix de détails descriptifs relevant spécifiquement du domaine de l’image, voire de la technique de la gravure; la description des attitudes stéréotypées laisse ainsi progressivement la place à celle des jeux d’ombre et de lumière, des rapports de volumes et de formes dans l’espace : les ombres étant inversées, c’est-à-dire placées non au-dessous des volumes mais au-dessus, [...] la cuisse, le mollet et

le pied sont dans une même ligne, [...] le valet est placé à contre-jour, [.…] la chandelle [...] se trouve à peu près au cen-

tre de l’espace-profondeur du tableau, [...] l'ombre qui est figurée au burin au moyen de fines hachures entrecroisées et plus ou moins déliées épousant le modelé des volumes, (LRF,

p. 81, 82) LONLRE IDOT

81

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

Ces éléments descriptifs spécifiques de l’œuvre graphique sont nettement concentrés dans la deuxième partie de la description, une fois qu’a été mis en place le cadre de référence. Et c’est par eux notamment que la gravure imaginaire du début prend consistance, transformation que confirment les commentaires qui posent l’existence d’un observateur, tels que : «la partie de son corps que l’on peut voir», «de sorte que, vues de près, les formes [...] ont l'air d’être enveloppées d’une sorte de filet de mailles»!. A tous ces éléments s’ajoute le choix de tiroirs verbaux privilégiés, le participe présent relayé par le présent de l'indicatif, qui offrent tous deux l’avantage de présenter le procès en cours en dehors de tout ancrage dans une temporalité. Ainsi la scène est-elle figée en un mouvement intemporel suspendu, susceptible de laisser ouvertes les interprétations : de l’imaginaüon de la scène à l’image de la scène. Et lorsqu'une chronologie est restituée, dans l’évocation des instants qui ont précédé la découverte du corps, renvoyant donc au récit, c’est à nouveau sous la forme de tableaux successifs, décomposant les mouvements grâce à la combinaison d’adverbes de temps et de participes présents.

Par la convergence de tous ces faits, le texte simule la description d’un «quelque chose» qui s'affirme de plus en plus comme étant vu effectivement: c’est là le travail de la mimesis qui se donne à lire. Mais parallèlement à cette construction de l'illusion, par des reprises, des corrections, des repentirs, le texte rend apparent le processus même de création de l'illusion, dans ce rapport de tension caractéristique de l'écriture simonienne. Entre les figures convenues du début se glissent des indices énonciatifs qui viennent troubler une lecture transparente du texte dans laquelle Pillusion référentielle jouerait pleinement. Il s’agit par exemple de l'emploi de l’adverbe de modalisation «peut-être» que l’on rencontre à deux reprises dans la description, combiné à la conjonction «et», elle aussi répétée, et qui à chaque fois est susceptible d’engendrer deux lectures différentes. Dans son premier emploi, il introduit curieusement le personnage de la servante : «et peut-être, derrière lui, une servante à bonnet de nuit, »°.Une première lecture permet d'interpréter ce «peut-être» comme l'expression de l'incertitude de la vision; ce qui est ainsi mis en doute, c’est l'identité du personnage placé derrière le valet sur la gravure, ce qui présuppose l'existence de la gravure en question. Or au début de la description, la gravure relève de l’imaginaire. Se superpose alors à la première lecture une deuxième, qui fait porter l’hésitation non pas sur l'identification du personnage, mais bien sur son existence lAULRE”"pre2:

2.

RFA, p.81:

82

LE CHAOS ORGANISÉ : UNE ÉCRITURE RÉFLEXIVE

même. Dans ce cas-là, le «peut-être» n’émane plus d’un spectateur, mais d’un créateur en train de composer l’œuvre. Le deuxième « peut-être» présente la même ambiguïté, que souligne le choix de la place de l’adverbe «plutôt» : (et peut-être n'est-ce pas pour étouffer un cri qu’elle élève la main : plutôt, les doigts repliés en coquille, c’est devant la flamme d’une seconde chandelle (LRF, p. 81)

Ce deuxième «peut-être» peut correspondre soit à une correction due à l'observation de la gravure, soit à une rectification dans la construction de

l’image. De même, l’adverbe «plutôt», par sa place, s’il peut indiquer qu’il s’agit du résultat d’une meilleure observation, peut également se faire l’expression de la préférence d’un créateur qui modifie son œuvre au fur et à mesure qu’il l’esquisse. Ainsi la valeur du complément «les doigts repliés en coquille» oscille entre la marque d’une présupposition et l’indice d’un ajout dans la création, soit un véritable repentir.

C’est ce que semble confirmer l’explication entre parenthèses qui vient là comme une justification a posteriori du choix nouveau : (ce qui explique qu’elle soit visible quoiqu’elle soit placée en retrait, n'ayant pas encore, elle, franchi le seuil, encore dans

l’ombre du corridor) (LRF, p. 81)

Progression de la construction que vient scander la répétition de la conjonction «et», marquant par hyperbate les «bonds énonciatifs» selon l’expressive formule de Guy Serbat!, à savoir les relances successives d’une

énonciation à jamais condamnée à l'instabilité. Double statut contradictoire, jamais résolu, de ces pages, qui sont caractéristiques de la tension entre deux tentations, nécessaires au plaisir du texte simonien : la tentation de l’illusion et de son pouvoir d’hypnose, et la tentation du jeu savant de monstration. C’est sous ce double signe que se place le portrait de l’ancêtre, qui offre par anticipation une double vision : l’une baigne dans l’esthétique de la représentation mais est rapidement dénoncée par l’autre, qui exhibe à sa suite l’œuvre picturale dans sa matérialité. La vision naïve de l’enfance, image de la réception de l’œuvre en parfaite adhésion avec l’illusion référentielle : ce portrait que pendant toute son enfance il avait contemplé avec une sorte de malaise, de frayeur, parce qu’il (ce lointain géniteur) portait au front un trou rouge dont le sang dégoulinait en une longue rigole serpentine partie de la tempe, sui1.

Guy Serbat, «Et jonctif de propositions : une énonciation à double détente», L'Information

Grammaticale, n° 46, 1990.

83

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

vant la courbe de la joue et dégouttant sur le revers de l’habit de chasse bleu roi (LRF, p. 53-54)

laisse ainsi place quelques lignes plus loin à un commentaire mettant à nu la matérialité d’un travail pictural : de même que la trace sanglante qui sur la portrait descendait de son front n’était en réalité que la préparation brun rouge de la toile mise à nu par une longue craquelure (LRF, p. 54-55)

Ainsi, en même temps qu’il construit une illusion référentielle de plus en plus affirmée grâce à la puissance évocatrice des représentations culturelles, l’énoncé, simulant son énonciation, rend visible son cheminement créateur;

l'illusion est tout à la fois jouée et déjouée, dans la mise en scène de sa formation. L'image, posée simultanément ou de façon différée comme feinte et réelle, réfléchit le travail scriptural dont elle est le produit fictif : jouant sur l'illusion d’une représentation du réel, elle signale qu’il y a là non pas figuration, mais configuration d’une autre réalité. A travers et au-delà de l’image, ce sont les contours de son propre mirage que trace l’écriture simonienne.

84

Chapitre 2

L'histoire ou la répétition sans fin

A — La progression textuelle Les glissements énonciatifs qui ont fait l’objet de la première partie ont nettement mis en évidence le refus de la chronologie que pratique le texte simonien. Les connecteurs temporels jalonnent l’énoncé mais sont plus des fauteurs de trouble du fait de l’incertitude où ils placent le lecteur que des balises stables permettant le repérage : les «plus tard», «et à un moment», «à présent», etc., dans leur absence de fixité de repérage, signalent l’errance de l’énoncé à travers la discontinuité de l’énonciation. Les rares marqueurs pourvus d’une relative précision, qui font appel à des mesures temporelles conventionnelles, se concentrent essentiellement à la fin du roman, où leur

rareté même les fait apparaître comme incongrus : c’est par exemple la précision apportée brusquement à la datation de la rencontre de Georges et Sabine («pensant à ce premier jour trois mois plus tôt où j'avais été chez elle et avais posé ma main sur son bras»!) alors que les évocations précédentes sont caractérisées par la soudaineté voire la brutalité de leur mise en place. Quant à l’écoulement du temps entre la scène sur laquelle s’ouvre le roman et la scène de cette première rencontre, il est clairement marqué, d’autant plus que les deux moments sont mis en relation par une double reprise: reprise ostensible des paroles du capitaine par Corinne, rappel de la description du cadre de la scène : disant : «Mais je crois que nous sommes vaguement parents, quelque chose comme cousins par alliance, non ?...», l’entendant prononcer six ans après et presque mot pour mot les paroles qu’il (de Reixach) avait lui-même dites dans un petit matin glacé d’hiver tandis que derrière lui passaient et repassaient les taches floues et rougeâtres des chevaux revenant de l’abreuvoir où il fallait casser la glace pour qu’ils puissent boire, et maintenant c'était l’été, — non le premier mais le deuxième après que tout avait pris fin, (LRF, p. 218)

1. LRF, p.278. 85

L'ÉCRITURE DU LAB YRINTHE

A son tour, l'épisode de la mort du capitaine est situé dans le temps («nous étions maintenant déjà dans la seconde quinzaine de mai»), mais 1l doit attendre pour cela la page 279, c’est-à-dire quasiment la fin du roman. Le caractère différé de ces données temporelles susceptibles d’organiser chronologiquement les différents épisodes annule leur validité : elles viennent trop tard pour pouvoir remédier à la désorganisation fondamentale de la perception temporelle. Leur rareté associée à leur inscription tardive dans l’énoncé les rend aussi dérisoires que le sont les tentatives de repérage temporel auxquelles se livrent les personnages : que ce soit chez Georges et Blum dans le wagon qui les conduit en Allemagne, ou Georges et Iglésia à cheval pendant leur errance, une question revient de façon quasi obsessionnelle : celle de l’heure. Alors que, à l’image du monde qui s’effrite peu à peu sous la pluie et la débâcle, la perception du temps se dérègle, la question passe de bouche en bouche, sans aucune consistance. Ainsi, immédiatement après l’embuscade, elle est la première préoccupation de Georges : je dis Quelle (LRF, p. 152)

heure

est-il,

mais

il ne

répondit

pas

Elle réapparaît également juste avant la fin du roman, dans l'instant qui précède la mort du capitaine : me demandant quelle heure pouvait-il être? (LRF, p. 279)

Question récurrente, qui flotte ici hors de tout repérage du fait d’une triple discontinuité : syntaxique, énonciative et typographique, le blanc typographique la détachant dans la page et contrariant la continuité sémantique que le participe présent entretient avec elle.

Question d'autant plus dérisoire que sa réitération quasi automatique entraîne sa propre annulation. On la retrouve alternativement dans la bouche de Georges puis de Blum, dans l'épisode du wagon, sans qu’il soit bien clairement déterminé s’il s’agit de deux moments différents ou de l’inversion d'une même scène; la première occurrence est attribuée à Georges : cherchant à me rappeler depuis combien de temps nous étions dans ce train un jour et une nuit ou une nuit un jour et une nuit mais cela n'avait aucun sens le temps n'existe pas Quelle heure est-il dis-je est-ce que tu peux réussir à voir l’, Bon sang dit-il qu'est-ce que ça peut foutre (LRF, p. 19)

et se trouve inversée dans la reprise de la page 70 : Puis, avant même que Blum le lui ait demandé il songea Quelle heure peut-il bien être, et avant même d’avoir com-

86

L'HISTOIRE OU LA RÉPÉTITION SANS FIN

mencé à lui répondre Qu'est-ce que ça peut faire, il se l’était déjà répondu, pensant que de toute façon le temps ne pouvait plus leur être maintenant d’aucun usage,

L’échange de répliques suffisamment proches l’une de l’autre dans leur contenu (sans qu’elles se reprennent littéralement pour autant) met en péril l’exactitude du souvenir et réduit doublement à néant la pertinence de la question. A être réitérée de la sorte, et dans des moments

souvent dramati-

ques, la question se réduit à une forme de réflexe mécanique, surgissant spontanément alors que la perception du temps, précisément, échappe à toute tentative de saisie organisée et rationnelle. Dans leur incapacité à comprendre et à maîtriser les événements qu’ils subissent, les protagonistes de LRF semblent se raccrocher à des fragments d’un temps qui les submerge et qu'ils ne parviennent pas à organiser. Arrachées à l’écoulement rationnel du temps, les heures n’ont alors d’autre signification que de montrer l’absurdité d’une logique temporelle dont ne persistent plus que quelques éclats dans le chaos décrit. Les glissements systématiques des repères spatio-temporels construisent ainsi peu à peu une représentation du temps qui échappe à la linéarité chronologique. Abondamment, l’énoncé commente la vision du temps qui le hante;

les

métaphores

de

l’enlisement,

de

la fixité,

reviennent

avec

insistance : comme si l’air, le temps lui-même n'étaient qu’une seule et unique masse d’acier refroidi (comme ces mondes morts, éteints depuis des milliards d’années et couverts de glaces) dans l’épaisseur de laquelle ils étaient pris, immobilisés pour toujours, eux, leurs vieilles carnes macabres, leurs éperons, leurs sabres, leurs armes d’acier (LRF, p. 30)

Se trouvent donc associées deux représentations a priori paradoxales : d’une part celle du temps vu comme une entité immobile, figée, compacte, en contradiction avec la vision habituelle d’un temps qui s'écoule; à quoi s’oppose l’absence d’ancrage stable des événements et de leurs acteurs, pris dans un perpétuel mouvement de va-et-vient dû aux changements de perspective et aux rencontres de l'Histoire. Le paradoxe n'en est un qu’apparemment : l'instabilité à laquelle semblent être condamnés les personnages n’est en fait qu’une figure de la répétition inéluctable de l'Histoire : le mouvement

de répétition,

qui reconduit

gestes et paroles,

dénonce immédiatement toute idée de progression temporelle. A la logique temporelle linéaire se substitue alors nécessairement une autre logique, plus troublante mais aussi plus dense; le texte ne se contente pas de dire explicitement le refus de la chronologie, il le met aussi en scène en utilisant les 87

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

fonctionnements analogiques, que l’analogie soit construite par le discours ou qu’elle soit suscitée par les ressources de la langue.

1 — Les glissements narratifs par analogie Le fonctionnement analogique est un des moyens que met en œuvre «cette investigation dans le présent des images et des émotions dont aucune n’est plus loin ni plus près que l’autre (car les mots possèdent ce prodigieux pouvoir de rapprocher et de confronter ce qui, sans eux, resterait épars dans le temps des horloges et l’espace mesurable)»!, dont parle Claude Simon. L’analogie référentielle, faisant se succéder dans l’énoncé des épisodes discontinus dans le temps, instaure ainsi une continuité imprévisible, qui brouille en partie la référence et a pour effet de rendre le référentiel romanesque plus dense; dans cette mise en relation non annoncée par des marqueurs de transition explicites, le temps nécessaire à l’adaptation de la vision crée une superposition des référents qui va se prolonger lorsque sera identifiée la scène nouvellement introduite. De même, lorsque s’opère le retour à la scène antérieure, par une sorte d’effet de persistance référentielle (tout comme il existe des effets de persistance rétinienne”) subsistent les traces de la précédente image. Ainsi un référent finit par en appeler un autre, et cela par un montage progressif qu'opère l’énoncé.

Le principe de l’analogie repose sur la coïncidence partielle de deux éléments disjoints. Cette coïncidence, dans le cas de l’analogie référentielle, peut se faire plus ou moins large : elle peut établir le rapprochement entre deux situations nettement distinctes, mais à l’intérieur desquelles interviennent des actants identiques ou similaires. A l’inverse, l’analogie peut s’établir à partir de situations similaires, où interviennent des actants distincts. Dans les deux cas, qu’il s'agisse d’une analogie d’actants ou d’une analogie de situations, les rapprochements établis concourent à suspendre les intervalles temporels, et engendrent des représentations qui tiennent de l’hallucination, hors de toute perception habituelle du monde. Le fonctionnement analogique tel que le pratique le texte simonien, par le court-circuit des transitions, évoque le travail de la métaphore in praesentia : les deux scènes mises en relation sont confrontées l’une à l’autre, créant une tension dans la continuité référentielle ainsi simulée, alternativement dénoncée et renouée. 1. 2.

Claude Simon, Discours de Stockholm, p. 31. Phénomène oculaire que Claude Simon éprouve semble-t-il régulièrement, comme il en fait

la confidence lors d’un entretien accordé au Monde le 26 avril 1967.

88

L'HISTOIRE OÙ LA RÉPÉTITION SANS FIN

De ce fait, l’analogie référentielle peut se comprendre comme l'expression métaphorique du temps dans LRF. Deux passages serviront à la mise en évidence de quelques mécanismes fondamentaux de ces différentes analogies.

Le premier relève de l’analogie d’actants : il s’agit des pages qui font alterner sans rupture marquée la scène de courses de chevaux à laquelle participe de Reïixach, et celle de l’embuscade dans laquelle succombe l’escadron de Georges!. La zone d’intersection servant de point d’appui à l’analogie fait apparaître le capitaine de Reixach et Iglésia, présents effectivement dans les deux scènes, ainsi que les chevaux. L’allure des chevaux,

qui vont tout d’abord au pas puis prennent le galop, est également un point de rencontre entre les deux scènes. Pour le reste, on ne peut que constater un écart total entre les circonstances de l’une et celles de l’autre : temps de guerre, fusillades et militaires d’un côté, distraction de temps de paix entre civils et devant un public de l’autre. La première des deux scènes, celle de la course de chevaux, présente dans sa mise en place un certain nombre d’éléments ambigus, caractéristi-

ques de l’instabilité énonciative. L’évocation à la troisième personne de cet épisode procède de deux sources : à la fois le récit fait par Iglésia, à la première personne, alors qu’il est prisonnier dans le camp, et le travail de l’imagination de Georges. C’est-à-dire que l’évocation combine l’effet de réel et la plongée dans l’imaginaire, la médiation par le souvenir et le récit fait directement. Cette double hésitation de la construction de la référence, bien

que non spécifique des pages en question, prépare le glissement analogique à venir, qui en constituera l’amplification maximale. Ainsi la scène est-elle initialement placée sous le signe d’un «pouvoir voir» explicitement imaginaire : Et cette fois Georges put les voir, exactement comme si luimême avait été là (LRF, p. 135)

Il s’agit donc bien au début d’une reconstitution imaginaire, due au pouvoir suggestif du langage : il suffit qu’Iglésia évoque dans son discours l’épisode en question pour que celui-ci soit aussitôt convoqué dans l’énoncé; une fois de plus, dire suffit pour que cela soit, et soit là. Mais à la différence de l’épisode du retour du café? étudié plus haut, le référent en question est dit ici, expressément, virtuel. Au fur et à mesure que l’énoncé se déploie et s’éloigne de cette référence explicite au travail de l’imagination, l'évocation (ESTRE PASS 172; 2.

LRF, p.119, cf. supra p. 38.

89

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

va prendre de l’autorité et asserter la réalité de son dit : les participes présents, susceptibles de suspendre le procès hors de toute temporalité, cèdent alors la place à la force d’ancrage temporel du passé simple, d’autant plus que ces formes se présentent comme des justifications apportées après coup à certains participes, attestant de leur exactitude : la vouvoyant tout à coup, ou s'adressant peut-être aussi à Iglésia, ou peut-être au lad, à l’apprenti à tête de crapaud en train de presser l'éponge sur la tête de la jument, car il s’avança, lui prit l'éponge des mains, l’essora, se mit à la passer, à peine humide, plusieurs fois sur l’encolure

(LRF, p. 138)

Le marqueur «car» suppose une relance de l’énonciation : ouvrant une nouvelle énonciation qui se retourne sur celle qui la précède en la justifiant, «car» atteste a posteriori de l'authenticité de ce qui a été énoncé auparavant. Mais précisément parce qu'il est un élément de légitimation, tout en l’attestant, «car» implique une mise en doute potentielle du dire précédent. En effet, dans l’articulation P car Q, comme l'écrit D. Maingueneau, «si le texte utilise car, ce n’est pas parce que les faits exigeraient un acte d’autojustification, mais c’est parce qu'il utilise car qu’il présente l’énonciation de P comme exigeant une justification. [...] Ainsi le seul fait d'employer car, de justifier son énonciation, implique-t-il que P puisse faire l’objet de quelque contestation : c’est la vérité de Q qui rend légitime l’énonciation de P». Dans le cas présent, l’énonciation

de «car»

«donn[e]

Q comme

une raison de

croire P vrai»!. Le connecteur de causalité condense l'ambiguïté énonciative de ces pages : tout en étant un instrument de légitimation, réflexivement il pointe le doute inhérent à l’énonciation sur laquelle il enchaîne son propre dire. Mais on a affaire dans ce court passage à une sorte de déplacement de l'incertitude énonciative : alors que le point de départ du récit s’est donné comme relevant de la pure imagination, donc susceptible à tout moment d’une remise en cause, l'emploi de car semble suggérer que la remise en cause qu'il implique après coup est strictement circonscrite au segment précédent, dont les hésitations formulées attirent l’attention sur l'incertitude du dire. Ainsi, le «car» de justification fait glisser l'interprétation des «ou peutêtre » : de traces de repentir de la part du créateur de la scène, ils deviennent ik AN M d’une recherche d’exactitude dans le commentaire de ce qui est Ce qui est légitimé (donc sujet à caution), ce n’est pas que soit asserté 1. De

Dominique Maingueneau, Pragmatique pour le discours littéraire, Paris, Bordas, 1990,

2. L'ambiguïté des «ou peut-être» rappelle celle vue dans l’étude de l’ecphrasis, cf. supra chapitre 1, «la confusion créative».

90

L'HISTOIRE OU LA RÉPÉTITION SANS FIN

le fait que de Reixach parle, mais le fait de dire à qui il s'adresse. On présuppose donc dès lors qu’il parle effectivement. La référence jusqu'alors imaginaire prend alors consistance, sans que pour autant soit indiqué quelle est la source d’une telle assertion : le rapport d’Iglésia, la force d'imagination de Georges”? La perspective bascule donc avec le connecteur «car», inoculant à la scène imaginée la puissance du réel, et abolissant l’écart temporel entre le moment de la scène et le moment du récit d’Iglésia. Le passé simple va jouer ainsi un rôle d’aplatissement des références temporelles, mettant sur le même plan dans l’énonciation, du fait de la parenté morphologique, des procès qui n’ont pu advenir au même moment. La nouvelle forme de passé simple qui intervient dans l'énoncé après la série introduite par le «car» est censée relever de la même référence temporelle : le moment qui précède la course. Or, tel n’est pas le cas : et Iglésia : «J'ai pas le temps d’aller jouer, il faut que je m'occ...», et elle : «Il ne faut pas plus de deux minutes pour aller jusqu’à ces guichets et en revenir. Vous avez parfaitement le temps», et à ce moment-là Iglésia raconta que ç’avait été comme l'inverse de ce qu’il avait éprouvé ce jour où il l’avait vue pour la première fois, (LRF, p. 139)

L’enchaînement discursif est particulièrement complexe : il repose sur la conjonction «et» qui relance l’énonciation en même temps qu’elle simule la continuité exacte avec les autres coordinations qui l’ont précédée, et sur un démonstratif anaphorique qui joue lui aussi d’une fausse évidence mais nécessite en fait l’interprétation. La succession des «et» dans l’énoncé remplit deux fonctions : elle scande la succession dans le temps des événements rapportés, structurant ainsi l'énoncé; mais elle marque aussi, voire même essentiellement, l’ajout d’un acte d’énonciation à un autre, ouvrant sur une suite d’actes énonciatifs, structurant ainsi l’énonciation. De ce fait l’organisation temporelle des événements rapportés n’a plus d'importance, ou une importance secondaire, par rapport à la successivité des actes d’énonciation eux-mêmes. Il s’agit là d’une nouvelle manifestation du refus de la hiérarchie habituelle dans les récits : le dire uniformise ainsi le dit, aplanissant les perspectives temporelles, et concentre à nouveau l’attention sur son propre processus. De même, le déterminant démonstratif «ce» se fait ici incontestablement anaphorique dans le groupe prépositionnel «à ce moment-là». Un mouvement syntaxique naturel tend à le comprendre comme représentant le moment où Iglésia et Corinne ont échangé les paroles, soit le moment dont on parle. Or, le contenu de la proposition ne laisse aucun doute sur l’impossibilité de cette interprétation : il ne peut s’agir que du moment où Iglésia lui-même rapporte ce dialogue passé. Il y a donc dans l’enchaînement un Si

L'ÉCRITURE DU LAB YRINTHE

phénomène de court-circuit qui signale la disparition d’un palier énonciatif, celui correspondant au récit d’Iglésia, le flottement référentiel imposant lui aussi l’aplatissement des perspectives temporelles. Quant au passé simple employé ici, il devrait logiquement s’aligner sur les passés simples qui l’ont précédé, relevant de la même perspective énonciative: il n’en est rien et du point de vue de la référence temporelle, ce passé simple s’ajuste sur une forme lointaine, celle qui a ouvert le paragraphe à la page 135. On a donc la succession dans l’énoncé des formes suivantes : Georges put les voir [...] les voyant donc [...] (LRF, p. 135)

car il s’avança, lui prit l'éponge [...] (LRF, p. 138) et à ce moment-là Iglésia raconta [...] pensant (racontant plus tard qu’il avait pensé) (LRF, p. 139)

Soit un double mouvement de balancement, tel qu’il a été annoncé plus haut : balancement entre l’imaginaire et le réel; balancement entre le souvenir de la scène et la scène elle-même, sans qu'il y ait jamais stabilisation définitive du point de vue, ni dénonciation de l’un par l’autre. Au contraire, le travail d'ajustement simulé et d’aplatissement réel que réalise le passé simple combiné à d’autres formes telles que le démonstratif anaphorique tend à concilier des perspectives incompatibles. L'uniformisation engendrée par le dire autorise ainsi aussi bien l’effacement des écarts temporels que les raccords explicitant ces mêmes écarts entre deux positions. Mais en inscrivant cette scène sous le signe de ce double balancement, l'écriture anticipe sur l’amplification du mouvement, préparant le glissement analogique. L’analogie référentielle entre la course de chevaux et l’embuscade est également préparée à l’échelle du roman par des indices préliminaires. Ainsi l'attitude détachée du capitaine au moment où il offre à boire aux soldats estelle déjà l’occasion d’une analogie avec une scène de champ de courses : tandis qu’il saisissait son porte-monnaie, l’extirpait et comptait les pièces dans la main de la femme aussi paisiblement que s’il avait réglé une orangeade ou une de ces boissons chic au bar d’un quelconque pesage à Deauville où Vichy...» Et de nouveau il me semblait voir cela : se détachant sur le vert inimitable des opulents marronniers, presque noir, les jockeys passant dans le tintement de la cloche pour se rendre au départ, (LRF, p. 21)

L’analogie est explicite à ce moment du texte et n’entraîne aucune confusion entre les éléments rapprochés. De même, la description de l’indifférence du capitaine devant la mort s’accompagne de la référence aux courses : reprenant avec ce petit sous-lieutenant sa paisible conversation du genre de celles que peuvent tenir deux cavaliers che-

92

L'HISTOIRE OU LA RÉPÉTITION SANS FIN

vauchant de compagnie (au manège ou dans la carrière) et où il devait sans doute être question de chevaux, de camarades de promotion, de chasse ou de course. Et il me semblait y être, voir cela : des ombrages verts avec des femmes en robes de couleurs imprimées, (LRF, p. 18)

L’énumération qui vient buter sur le point s’achève de façon caractéristique sur le substantif «course» qui, immédiatement après la rupture due à la ponctuation, donne lieu au déploiement des représentations associées au lexème. Il y a donc une forme de systématicité dans la mise en relation entre le capitaine et le champ de courses, que celle-ci soit établie sur le mode de l’analogie comme dans le premier cas cité ou sur le mode de la pure hypothèse comme ci-dessus.

Quant aux liens fondamentaux, quasi biologiques, que le capitaine entretent avec le cheval, ils sont également rapidement suggérés ou explicités, soit par exemple sous la forme métaphorique de la référence à la «statue équestre»! soit par l’intermédiaire du calembour” : de ces réflexes et traditions ancestralement conservés comme

qui dirait dans la Saumur (LRF, p. 11) A l'inverse, lorsque se referme la scène imaginaire des courses,

c’est

pour s’ouvrir sur l’évocation de l’escadron en marche, dans un rapport d'opposition partielle qui anticipe sur les pages où se produira le glissement analogique : Mais il n’y avait pas de tribunes, pas de public élégant pour nous regarder (LRF, p. 23)

Le texte met donc en place un certain nombre d’indices annonciateurs de la confusion à venir, que ce soit à long terme ou dans la proximité même du passage en question. Reste à voir comment se réalise la confusion ellemême.

On peut localiser le glissement par analogie référentielle entre le bas de la page 145 et le haut de la page 146. Le basculement se produit de façon relativement rapide, étant concentré en quelques lignes. Il est précédé d’une sorte d’hésitation préliminaire, qui annonce à très court terme le glissement référentiel : en effet, la description des premiers instants de la course donne IRLRTADAILU: 2. Pour ce qui concerne l’emploi des calembours, cf. ci-dessous p. 105; pour l’étude du déploiement romanesque des acceptions du substantif «centaure», cf. également infra «le type : figure de l’enfermement».

93

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

lieu à un faux départ : il semble que ce soit la course effective qui soit l’objet de l’énoncé, or il ne s’agit encore que du galop d’essai des chevaux : Puis ils furent à la barrière, il jeta une dernière fois l'éponge derrière lui, sans regarder, et l’alezane se détendit comme un ressort, partit au galop, tirant à toute force sur la bride, l'encolure légèrement tournée sur le côté, une épaule en avant, sa longue queue fouettant violemment l'air, rebondissant comme si elle avait été une balle de caoutchouc, de Reixach ne faisant qu’un avec elle, presque debout sur ses étriers, (LRF, p. 141)

Alors qu'ont été décrites la disparition du cheval et du capitaine derrière le bois, la ruée d‘Iglésia vers les tribunes, la tension de Corinne qui «essalie] elle aussi de voir avec avidité ce qui se passait derrière le petit bois»!, ce

n’est qu’une page plus loin que l’on apprend qu'il s’agit seulement de l’échauffement, Iglésia parlant alors explicitement de «canter». Le caractère différé de l’annonce du canter se fait ainsi l’image d’une sorte de faux départ textuel : contrairement aux apparences et aux attentes, ce que l’on lit ne correspond pas exactement à ce que l’on croit lire; 1l semble bien qu'il s'agisse là d’une sorte d’avant-propos aux jeux d’illusion à venir. Qui plus est, le passage de la description du canter à celle du départ effectif des chevaux permet une alternance dans la description des rythmes : de la rapidité fulgurante à la lenteur proche du pas: alors que les chevaux ont été décrits dans leur lancée au galop à la page 141, on les retrouve à la page 144 «se dirigeant maintenant au pas vers le départ». Il semble alors s'établir une forme de complémentarité entre le mouvement et l’immobilité, l’un étant en quelque sorte le complémentaire de l’autre, voire son aspect illusoire. Ainsi, le mouvement des nuages est-il décrit selon cette perspective ambiguë juste avant que ne soient mentionnés à nouveau les chevaux : avec les nuages en crème fouettée, immobiles, [.…..] alignés au cordeau par rangées successives que la perspective rapprochait

dans

le lointain

[...] pour

former,

tout

là-bas,

vers

l'horizon vaporeux, au-dessus de la cime des arbres et des grêles cheminées d'usines, un plafond suspendu, immobile, Jusqu'à ce qu’en regardant mieux on s’aperçût qu'il glissait tout entier, insensiblement, archipel à la dérive, (LRF, p. 144)

Le jeu de l’apparence et de l'échelle de la réception du texte, qui est décrit, qu’à l'échelle de la limmobilité et du mouvement.

l'illusion se manifeste donc aussi bien à dans le problème de l'identification de ce diégèse, dans le trouble de la perception de Or, la perception du mouvement ou de

I. LRF, p.142. 94

L'HISTOIRE OÙ LA RÉPÉTITION SANS FIN

l’immobilité implique non seulement la dimension spatiale, mais également la dimension temporelle, rencontre qui n’est pas faite pour surprendre dans l’univers simonien. C’est donc selon un mouvement naturel, par l’intermédiaire d’une comparaison fortement modalisée, elle-même relais d’une métaphore qu’elle motive après coup, qu'est établie l’équivalence entre l'éloignement dans l’espace et l’éloignement temporel : apparition, groupe médiéval, chatoyant au loin (et non pas seulement là-bas, au bout du tournant, mais comme s’avançant pour ainsi dire du fond des âges, sur les prairies des batailles éclatantes où, dans l’espace d’un étincelant aprèsmidi, d’une charge, d’une galopade, se perdaient ou se gagnaient des royaumes et la main des princesses); (LRF, p. 144-145)

A partir de là, le glissement référentiel peut se produire sans plus de difficulté. Le principe en est relativement simple; il est préparé par la présence dans l’énoncé d’éléments polysémiques permettant le jeu de la métaphore, appuyée par les comparaisons : autant de figures définies par l’analogie. Ainsi est-1l précisé que les jockeys sont vêtus de «casaques» : rien que de très normal pour des jockeys, mais le substantif est polysémique, son signifié se chargeant de nouvelles acceptions avec les âges. Au XV° siècle, la casaque correspond à «un manteau ample portant un emblème, passé par-dessus l’armure [...] et dont gendarmes et mousquetaires étaient encore revêtus au XVI siècle»!. La référence à la «casaque» des jockeys introduit donc avec elle, par le poids sémantique du substantif, une référence souterraine et anachronique à l’armée. C’est elle qui vient à la surface du texte par la métaphore «groupe médiéval» sur laquelle se greffe la comparaison des champs de bataille. La valeur de «casaque»

concentre en elle la double acception,

relative aux militaires et relative aux jockeys, opérant un télescopage temporel par la rencontre de l’acception contemporaine et de l’acception du xvV° siècle. La description des casaques, outre l’effet de réel qu’elle apporte dans le représentation de la scène de courses, met ainsi en place un certain nombre de déplacements à venir : le glissement à la scène de l’embuscade, et les déplacements temporels qui sont de deux ordres: littéral, dans la mesure où la scène de l’embuscade est postérieure à celle de la course; métaphorique, puisqu’une des caractéristiques de l’embuscade réside dans le caractère anachronique et dérisoire de l’équipement des soldats français face 1.

Article «casaque» du Grand Larousse de la Langue Française.

5

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

aux soldats allemands!. Dérisoire et meurtrier anachronisme, qui obligera précisément les cavaliers à «tourner casaque »… De même, le substantif «peloton» offre une passerelle entre les deux scènes, puisqu'il relève aussi bien du champ lexical sémantique de la course que de celui de l’armée, sans toutefois présenter la densité remarquable de «casaque ». Il y a donc une sorte de mouvement naturel porté par la langue qui favorise le glissement analogique à venir. A cela s’ajoutent la reprise d’éléments descriptifs communs, ou l’appui sur des éléments descriptifs faiblement discordants. Il est ainsi fréquemment question de «haies», que ce soit la haie du chemin dans lequel s’engagent les militaires, ou les haies du champ de courses : les chevaux de nouveau cachés jusqu’au ventre par les haies de bordure disparaissant à demi de sorte qu’ils avaient l’air coupés à mi-corps (LRF, p. 145-146)

je courus du bouquet d’arbres à une haie je franchis la haie sur le ventre me recevant de l’autre côté sur mes mains [...] je longeai la haie [...] je me mis à remonter la colline de l’autre côté du pré toujours à quatre pattes contre la haie (ZRF> p.152)

les chevaux cachés jusqu’au ventre par les haies de bordures (LRF, p. 158)

C’est d’ailleurs lorsque les chevaux sont vus à demi cachés par les haies que se produit le glissement analogique : l’altération de la vue à l’intérieur de la scène entraîne immédiatement le brouillage référentiel annoncé, et qui

devient alors comme motivé par la diégèse?. Parmi les indices faiblement discordants, il faut noter la précision qui précède le retour du JE dans l'énoncé : les chevaux semblent en effet «glisser sur le champ de blé vert», Si la description du champ de courses s’est faite insistante sur la topographie du lieu, déclinant bois, haies, etc., la mention d’un champ de blé, supposant un environnement agricole, fait glisser la référence, tout en conservant un semblant de familiarité : bien que jamais dans le passage la collocation «champ de course» ne soit attestée, l'emploi du substantif «champ» dans 1. Cf. la protestation d’Iglésia à la fin de la deuxième partie : «S'ils Jont la guerre assis sur des banquettes, qu'est-ce qu'on foutait là, nous, avec nos cagneux. Mince alors! On avait bonne mine...» (LRF, p. 238). 2. Ceci n’est pas sans rappeler le passage déjà cité où s’explicite l’équivalence entre distance temporelle et distance dans l’espace : «(trop loin, caché derrière sa haie, derrière le temps,

[2..1)5, LRF, p.47.

3. LRF, p. 146. 96

L'HISTOIRE OÙ LA RÉPÉTITION SANS FIN

«champ de blé» sert de point d’intersection aux deux représentations et, partant, de point de basculement de l’une à l’autre.

Le glissement analogique tient donc à la fois de l’équivalence référentielle partielle (des chevaux en train de marcher puis de courir) et de l’intersection lexicale fragmentaire, selon le principe des mots-carrefours mis en évidence par J. Ricardou! et clairement commenté par Claude Simon : Ils [les mots] sont autant de carrefours où plusieurs routes

s’entrecroisent. Et si, plutôt que de vouloir contenir, domestiquer chacune de ces explosions, ou traverser rapidement ces carrefours en ayant déjà décidé du chemin à suivre, on s’arrête et on examine ce qui apparaît à leur lueur ou dans les perspectives ouvertes, des ensembles insoupçonnés de résonances et d’échos se révèlent?

Dans le cas présent, le mot-carrefour intervient soit dans une forme de syllepse par anticipation puisque ce n’est qu'après coup que l’on est en mesure de comprendre qu'est réactivée dans «casaque» l’acception ancienne, soit dans un glissement de construction à partir d’un modèle sousjacent évident mais non exprimé littéralement dans le passage. A ces éléments de basculement d’une scène à l’autre s’ajoutent l’équivoque du «pouvoir voir» et le glissement de perspective énonciative du IL au JE. Le «pouvoir voir» combine ici en quelques lignes l'incertitude entre vue et pouvoir visionnaire, d’autant plus que pour l’une au moins de ses occurrences 1l existe un doute sur l’identité de celui qui «voit» : pouvant voir comme s’il n’en avait été qu’à quelques mètres l’encolure de la pouliche couverte d’une écume grise à l’endroit où frottait la rêne, le groupe, le cortège hiératique et médiéval se dirigeant toujours vers le mur de pierre, ayant maintenant traversé l’embranchement du huit, les chevaux de nouveau cachés jusqu’au ventre par les haies de bordure disparaissant à demi de sorte qu’ils avaient l’air coupés à micorps le haut seulement dépassant semblant glisser sur le champ de blé vert comme des canards sur l’immobile surface d’une mare je pouvais les voir au fur et à mesure qu’ils tournaient à droite s’engageaient dans le chemin creux lui en tête de la colonne comme si ç’avait été le quatorze juillet (LRF,

p. 145-146)

1. Cf.le célèbre article de J. Ricardou «Un ordre dans la débâcle», Critique, n° 163, décembre 1960. Se reporter également à l’article de D. Lanceraux «Modalités de la narration dans La Route des Flandres», Poétique, n° 14, 1973. 2. CI. Simon, préface à Orion aveugle, Skira, coll. Les sentiers de la création, 1970.

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L'ÉCRITURE DU LAB YRINTHE

C’est exactement à l’intérieur de ces lignes que s’opère le glissement analogique, très fermement encadré par les deux occurrences du «pouvoir voir», l’une impersonnelle, l’autre personnelle. Le premier «pouvoir voir», qui apparaît après une pause parenthétique elle-même s’ouvrant sur «Iglésia pensant», invite à se référer à Iglésia selon une progression à l’intérieur de la page qui réunit sémantiquement et syntaxiquement : «Iglésia les vit [...] pouvant distinguer [...] pouvant voir». Une telle concordance, s'appuyant à la fois sur la proximité sémantique et sur les rapports syntaxiques, paraît d’autant plus inviter à l’identification de l’actant comme étant Iglésia que quelques indices textuels immédiats réfèrent sans doute possible au champ de courses : c’est le cas de «l’embranchement du huit». Mais le lecteur a pu constater la présence de trop de leurres pour qu’une telle convergence d'indices ne soit pas encore suffisante : le doute s’insinue dans l’identification si l’on se rappelle que tout le récit procède initialement d’un autre «pouvoir voir», celui émanant de Georges et placé explicitement sous le signe de la pure vision. Rien n'empêche donc de penser qu’il s’agit là d’un brutal retour à la perspective initiale, annonciateur de la prochaine rupture énonciative, d’autant que le «pouvant voir» non attribué présente la même complémentation par une comparaison hypothétique que le «pouvoir voir» initial : Georges put les voir, exactement comme été là (LRF, p. 135)

si lui-même avait

pouvant voir comme s’il n’en avait été qu’à quelques mètres (LRF, p. 145)

Etrange parallélisme de construction, qui se double d’une continuité sémantique partielle : car la comparaison hypothétique dans les deux cas signale l'effet d’illusion qui caractérise ce qui est vu; mais de la première à la deuxième comparaison, l’assertion a perdu de sa précision : s’il est possible de compléter la première par un catégorique «mais il n’était pas là», la deuxième ne supporte qu’un commentaire plus restreint, tout au plus : «mais il n’était pas à quelques mètres». Ce qui laisse place à deux possibilités d'interprétation: soit «car il était dans les tribunes et observait avec les Jumelles», soit «car il n’était pas là et imaginait». L'interprétation de l'énoncé hésite alors entre jeu d’illusion et effet d’optique, par un phénomène de brouillage que permet la disponibilité référentielle du «il» de la deuxième subordonnée. Il y a dans ce «pouvant voir» une condensation de possibles qui permet de superposer les deux scènes sans qu’on puisse choisir de façon définitive; le «pouvant voir» relève ici autant de la vue que de la vision, annonçant ainsi l’hallucination à venir dont il présente les traits définitionnels. 98

L'HISTOIRE OU LA RÉPÉTITION SANS FIN

Quant au retour à la scène initiale, il s’opère selon un mouvement inverse, par reprise partielle d'éléments référentiels. Soumis à nouveau à un «je pouvais [...] voir»!, l'énoncé retrouve par un jeu de symétrie en miroir les cavaliers au pas, et la course lente des nuages qui «dériv{ent] à une vitesse elle aussi à peine perceptible en sens inverse». Glosant abondamment son mode de cheminement, fait de la combinaison paradoxale de progression et de statisme, l’énoncé revient à ce qui fut son point de départ, comme si la formidable dilatation textuelle longue de dix pages n’avait pas interrompu son cours pour bifurquer vers une hallucination : (de sorte qu'entre les graciles, médiévales et élégantes silhouettes qui n’en finissaient plus de s’acheminer vers l'endroit où, chambrière en main, le starter les attendait, et les nuages, semblait se dérouler une de ces irritantes courses de lenteur [...] les pur-sang guindés, délicats et fats, capables non pas d’atteindre mais de se muer dans l’espace d’un clin d'œil en quelque chose non pas lancé à une formidable vitesse mais qui serait la vitesse elle-même, les lents nuages semblables à ces orgueilleuses armadas apparemment posées immobiles sur la mer et qui paraissent se déplacer comme par bonds à une vitesse fantastique, l’œil lassé de leur apparente immobilité les abandonnant, les retrouvant un moment plus tard, toujours apparemment immobiles, à l’autre extrémité de l’horizon, parcourant ainsi de fabuleuses distances tandis que défilent sous eux, minuscules et dérisoires, villes, collines, bois, et sous lesquelles, sans qu'ils parussent jamais avoir bougé, [...], défileraient encore d’autres villes, d’autres bois

(LRF, p. 156-157)

Permettant le réajustement référentiel avec ce qui a précédé le décrochement de l’énoncé, le commentaire portant sur la vitesse des nuages et des chevaux et les effets d’illusion qu’ils provoquent se dédouble en un commentaire sur la progression textuelle, faite de fulgurantes accélérations dans les glissements analogiques et d’effets de piétinement dans les retours au point initial. À l’image des chevaux qui après deux faux départs (celui du canter, celui de l’embuscade) se dirigent enfin vers le starter, l’énoncé sem-

ble lui aussi retrouver enfin son point de départ. Pure illusion, bien sûr, puisqu’entre-temps, il a considérablement progressé, se nourrissant de ses retours sur soi : l’évolution de l’énoncé, dans l’écriture simonienne, est aussi involution. 1. LRF, p. 156 : «je pouvais maintenant le voir de dos avec ce petit sous-lieutenant à côté de lui marchant tranquillement».

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L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

De la même façon, le commentaire de Corinne offre un dédoublement ironique de sa portée : Vous ne pourriez pas arrêter une seconde de regarder dans ce truc, non? Vous m'’entendez? Il n’y a rien à voir pour le moment. Ils vont au départ. (LRF, p. 157) «Rien à voir» car tout est de l’ordre de l’hallucination, mais aussi, para-

doxalement, car l'énoncé qui a paru se suspendre a donné en abondance à VOIT. L’analogie de situations croise partiellement l’analogie d’actants: elle s'appuie sur des similitudes référentielles et joue des possibilités offertes par la langue, des bifurcations permises par les mots-carrefours à la disponibilité des pronoms représentants. Il s’agit là de provoquer un déplacement de la référence sans transition explicitée, ce qui oppose le glissement analogique à la rupture de repères spatio-temporels marquée : celle-ci s’opère généralement après un signe de ponctuation fort tel que le point et peut s’accompagner d’un retour à la ligne, les marques typographiques venant ainsi appuyer les indications de nouveaux repères par des circonstants!. Dans le cas du glissement analogique, l'énoncé ne marque aucune interruption de son cours; au contraire il se définit comme une sorte de flux à l’allure irrépressible mais au développement soigneusement contrôlé : une puissante logique interne régit la progression textuelle lors des glissements analogiques, les articulations restant toutefois souterraines. Le changement de repères référentiels se produit ainsi sur le mode de l’évidence, sans que soient explicitées les étapes des raisonnements tenus : le glissement analogique se définit comme un fonctionnement par court-circuit. Les glissements analogiques se déploient tout au long du roman et présentent une accélération de leur fréquence ainsi qu’une amplification de leur portée vers la fin du texte. Les dernières pages (LRF, p. 294-295) offrent ainsi une concentration de glissements analogiques qui permet de faire alterner les actants à un rythme extrêmement rapide. En quelques lignes sont évoqués le capitaine de Reixach puis l’ancêtre rousseauiste, et à nouveau le capitaine, évocations qui font surgir à leur tour celles de Virginie puis de Corinne. C’est effectivement l’analogie supposée des situations respectives des deux hommes à cent cinquante ans d’écart qui amène peu à peu l’énonciation à mêler les deux références au point parfois de les superposer parfaitement. Le va-et-vient de la référence actantielle nécessite que le mode de dénomination des personnages combine à la fois un certain flou et une relaI.

Cf. par exemple, LRF, p. 36 : «Puis ils furent dans la grange avec cette fille».

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L'HISTOIRE OU LA RÉPÉTITION SANS FIN

tive détermination : cette double caractéristique de la dénomination permet simultanément le glissement analogique sans heurt d’un personnage à un autre, et l’imitation du fonctionnement par association d’idées propre à la mémoire. C’est la raison pour laquelle l’analogie d’actants fait abondamment appel au pronom représentant IL. Dans les pages en question, ni le capitaine de Reixach, ni l’ancêtre, ni Corinne ne sont dénommés autrement que par le pronom personnel de la troisième personne, seule Virginie est désignée par la périphrase «sa petite pigeonne» qui permet de l'identifier ainsi que, par contrecoup l’ancêtre. Or, le pronom IL se définit comme un «anaphorique (et un déictique) de topicalisation : il réfère à l’objet que la situation ou le contexte met en relief nettement par rapport à tout autre objet de discours possible, et peut donc être répété pour renvoyer à cet objet»!, comme l'écrit F. Corblin. Etablissant une illusion de continuité référentielle sous sa permanence morphologique, le pronom personnel brouille la référence tout en posant parfaitement le changement de thème de discours; parce qu’il correspond habituellement à une reprise non marquée du thème de discours, le pronom personnel se définit comme la forme idéale susceptible de mettre en scène le mouvement incessant caractéristique de l’association d'idées. Il tient en effet à la fois de l’évidence assertée, puisqu'il se fait la reprise de ce qui est posé comme étant thème du discours; et sa disponibilité référentielle de substitut le laisse flottant, prêt à être happé par une nouvelle référence. L’énoncé restant stable dans son mode de désignation des principaux personnages, c’est à une sorte de rotation des contextes situationnels à laquelle il va se livrer. Ce jeu d’illusion n’est pas sans rappeler la métaphore des décors cinématographiques ou de théâtre à laquelle recourt fréquemment le texte : à la façon des décors qui se déroulant autour des personnages donnent l'illusion du déplacement de ceux-ci, la forme identique du pronom, mais à la référence instable, donne l’illusion d’une permanence quand le contexte glisse ostensiblement. Ainsi se trouvent inversés les rapports de stabilité et de mobilité, dans un jeu d’illusion prolongé. On ne peut qu'être frappé par la concentration de formes anaphoriques dans les lignes où s’opèrent les glissements, telles :

sans doute aurait-il préféré ne pas avoir à le faire lui-même espérait-il que l’un d’eux s’en chargerait pour lui, lui éviterait ce mauvais moment à passer mais peut-être doutait-il encore qu’elle (c’est-à-dire la Raison c’est-à-dire la Vertu c’est-àdire sa petite pigeonne) lui fût infidèle peut-être fut-ce seulement en arrivant qu’il trouva quelque chose comme une 1.

EF. Corblin, Les Formes de reprise dans le discours, Rennes, Presses Universitaires de Ren-

nes, 1995, p. 200.

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L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

preuve comme par exemple ce palefrenier caché dans le placard, quelque chose qui le décida, lui démontrant de façon irréfutable ce qu’il se refusait à croire ou peut-être ce que son honneur lui interdisait de voir, cela même qui s’étalait devant ses yeux puisque Iglésia lui-même disait qu’il avait toujours fait semblant de ne s’apercevoir de rien racontant la fois où 1l avait failli les surprendre où frémissante de peur de désir inassouvi elle avait à peine eu le temps de se rajuster dans l’écurie (LRF, p. 294-295)

Or, en fait d’anaphore, le pronom IL ne reprend à aucun moment un groupe nominal permettant d’établir explicitement la référence : celle-ci n’est identifiée que de façon indirecte par la présence dans l’énoncé d’éléments descriptifs caractéristiques d’un contexte!. Ainsi dans les lignes qui précèdent celles de l’extrait ci-dessus est-il tout d’abord question d’un IL que l’on identifie comme étant le capitaine de Reixach grâce par exemple à la référence à l’épisode où le capitaine fait boire les chevaux, ou encore par celle au «petit Heutenant» avec lequel s’entretient de Reixach. Mais l’irruption sans transition, dans le même flux énonciatif, des Espagnols, des références rousseauistes, de chênes-lièges et d’oliviers incongrus dans un paysage des Flandres, entraîne la référence vers l’épisode de la fuite de l’ancêtre, les deux se trouvant confondus par la continuité de l’énoncé : l’entretenant sans doute de ses succès équestres et des mérites de la bride en caoutchouc pour monter en course magnifique cible pour ces Espagnols impénétrables absolument rebelles allergiques il faut croire aux larmoyantes homélies sur la fraternité universelle la déesse Raison la Vertu et qui l’attendaient embusqués derrière les chênes-lièges ou les oliviers je me demande quelle odeur quelle haleine avait alors la mort (LRF, p. 294)

La cohésion des deux IL est établie par la continuité sans faille de l'énoncé, grâce au jeu de l’apposition nominale («magnifique cible pour ces Espagnols») qui sert de pivot entre deux représentations qu’elle ne départage pas mais au contraire qu'elle solidarise. Dès lors, la figure du capitaine se superpose exactement à celle de l’ancêtre, allant à sa rencontre dans un mou1. Ceci semble confirmer l'hypothèse défendue par Anne Reboul dans ses travaux sur la référence : «la récupération d’un antécédent absent n’a aucun rôle à jouer dans le processus d'attribution d'un référent à un pronom; bien au contraire, c’est ce processus qui, dès lors qu'il a fonctionné et qu'un référent est attribué, permet de récupérer l’antécédent absent.» (A. Reboul, «L’anaphore pronominale : le problème de l'attribution des référents», dans Langage et pertinence, J. Moeschler, A. Reboul et alii, Presses Universitaires de Nancy, 1994,

p. 135.)

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vement inverse de celui qu’évoquait une page antérieure du roman à propos du suicide de l’ancêtre : comme si la balle de pistolet tirée un siècle et demi plus tôt avait mis toutes ces années pour atteindre sa deuxième cible mettre le point final à un nouveau désastre...» (LRE, DS)

Si l’anaphore met en jeu la mémoire discursive, celle qui est requise par l'écriture simonienne est une mémoire à long terme, faisant appel non pas au cotexte immédiat mais à des fragments textuels disséminés loin du passage. I ne s’agit donc pas véritablement ici d’une anaphore au sens conventionnel du terme; pour caractériser le fonctionnement propre aux pronoms représentants dans cette écriture, il paraît nécessaire de créer une nouvelle catégorie d’anaphore, celle de l’anaphore suspendue! que l’on définira comme «cette suspension de la référence que permet l’emploi de pronoms représentants dont la source n’est pas véritablement différée (ce qui donnerait lieu à la cataphore), mais est comme sous-entendue, et n’est livrée que par indices

fragmentaires. »? C’est précisément la fragmentation de la construction de la référence qui permet les basculements analogiques : différant l’identification, elle provoque une dissémination d’indices qui anticipent sur le glissement, le motivant a priori alors même qu’ils sont censés construire une autre référence. Ainsi l’évocation du capitaine de Reixach en train de bavarder paisiblement avec le «petit lieutenant» s’accompagne-t-elle de références à «sa race, sa caste, [aux] traditions», les cavaliers sont dits avancer «aristocratiquement cavalièrement à une majestueuse allure de tortue» : traces indénmiables d’ironie, donc de dédoublement interprétatif, qui annoncent également le réajustement du thème de discours sur celui qui fut l’ancêtre aristocratique. Si les liens marquant les articulations ne sont pas explicités ici, 1l n’en reste pas moins que l’énoncé balise son parcours d’indices dont la logique sémantique va travailler souterrainement le texte pour entraîner une bifurcation naturelle : ainsi l’adverbe «aristocratiquement», pris dans une acception métaphorique, ne réapparaît pas dans le cotexte mais 1l fait monter à la surface du texte un nouveau référent, dans un glissement du métaphorique au littéral. 1.

Cf. ma thèse, /mmobilité et rupture, l'expression du temps linguistique dans L’Herbe, His-

toire, La Route des Flandres et L’Acacia de Claude Simon, Poitiers, 1993.

2. C. Rannoux, «Commencer : comment est-ce? quelques incipit simoniens», L'Incipit, La Licorne, n° hors série colloques III, Poitiers, 1997, p. 55.

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L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

A l'inverse, la fin de l’enchaînement des glissements anaphoriques du passage s’appuie avec ostentation sur un connecteur exprimant la causalité, par un coup de force des rapports établis : cela même qui s’étalait devant ses yeux puisque Iglésia luimême disait qu’il avait toujours fait semblant de ne s’apercevoir de rien (LRF, p. 295)

Le connecteur pragmatique «puisque» marque à la fois un nouvel acte d’énonciation et une polyphonie énonciative, la prise en charge de ce qui est alors énoncé étant ici clairement explicitée par la référence à Iglésia. De plus, à la différence de «parce que», «puisque» présuppose admis le rapport de causalité qu’il introduit, le soustrayant à toute discussion. L’énonciation antérieure d’Iglésia ici rappelée par le «puisque» sert ainsi de caution à l’énonciation qui le précède. Or, dans les lignes immédiatement antérieures, le thème de discours était devenu par glissement analogique l'ancêtre du capitaine après un rapide flottement où se confondaient les deux référents. Par un mouvement symétrique, après un court segment où se superposent les deux figures, il laisse à nouveau la place au capitaine de Reixach. De même que l’adverbe «aristocratiquement» servait d’amorce au glissement d'époque par le jeu entre métaphorique et littéral, la référence au «palefrenier» prépare indirectement le retour au contexte du capitaine par sa proximité avec la fonction d’Iglésia. Relevant du même champ lexical sémantique que «Jockey», le substantif «palefrenier» apporte avec lui la possibilité du basculement vers ce qui à la fois lui est proche et en reste distinct. La référence explicite à Iglésia entraîne ainsi une réinterprétation des lignes qui ont précédé, sans que soit marqué le lieu net de rupture entre les deux représentations. Il se dessine au contraire une véritable zone d’intersection entre les deux, où le référent de IL peut s’interpréter en même temps comme étant le capitaine ou comme étant l’ancêtre : quelque chose qui le décida, lui démontrant de façon irréfutable ce qu'il se refusait à croire ou peut-être ce que son honneur lui interdisait de voir, cela même qui s’étalait devant ses yeux (LRF, p. 295)

Le mouvement de retour en arrière que crée la référence à Iglésia se double du mouvement de rétrospection induit par l'emploi de «puisque» : ainsi que l'écrit D. Maingueneau, reprenant les analyses d’O. Ducrot, «car et puisque définissent des mouvements opposés comme le montre le fait qu’on ait la possibilité de dire puisque Q, P quand *car Q, P est parfaitement exclu. En utilisant

puisque On fait aller le destinataire de la vérité de Q à celle de P, tandis qu'avec P'car Q le locuteur commence par dire P, puis revient se justifier avec Q.»! 1.

D. Maingueneau, Pragmatique pour le discours littéraire, op. cité, D:

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L'HISTOIRE OU LA RÉPÉTITION SANS FIN

La concentration des anaphoriques dans ce court segment constitue assurément la condition nécessaire à la mise en place de la confusion entre les deux référents; mais elle n’en est pas pour autant la condition suffisante : à cela s’ajoute en effet la présence dans le contexte immédiat de prédicats pouvant correspondre aussi bien à l’ancêtre qu’au capitaine, en conformité avec les informations disséminées dans le roman.

Dans ces conditions, le pronom personnel se définit comme la forme transitoire par excellence : sa continuité morphologique assure un glissement analogique qui passe par une zone de recoupement où son singulier grammaücal autorise la confusion de deux référents qui se superposent exactement. Il est dès lors possible d’effectuer un rapprochement entre le fonctionnement du pronom IL, celui du présent de l’indicatif ou du participe présent, voire du marqueur temporel «maintenant» tels que CI. Simon les met en œuvre dans son écriture. Chacune de ces différentes formes présente une caractéristique commune : elles sont toutes susceptibles de subir l’attraction contextuelle pour livrer leur référent; leur disponibilité référentielle fait d’elles des formes pivots autour desquelles la référence peut basculer sans qu’il soit nécessaire de marquer de façon explicite l’articulation du fait de l’extraordinaire déploiement de la phrase simonienne. Ainsi l’énoncé progresse-t-il en S'appuyant non sur les repères chronologiques mais de façon maximale sur les possibilités de mise en relation offertes par le langage : de ce fonctionnement, la porosité énonciative est alors la conséquence la plus manifeste. Le texte est de la sorte construit selon un mouvement d’engendrement toujours reconduit, qui lui permet d’explorer les possibilités langagières quelles qu’elles soient, privilégiant soit les rapports de signifiants, soit les échos de signifiés. Le calembour est une des figures possibles de ces explorations, qu’il permette la bifurcation de la narration ou qu’il s'accompagne simplement d’une dégradation de la référence. Sa forme voyante dans le cours de l’énoncé en fait même un indice du mode de lecture que requiert l’énoncé: c’est ainsi que l’on peut interpréter la succession à une page d'intervalle, dès les premières lignes du roman, de deux calembours, tous

deux particulièrement appuyés, l’un du fait du long commentaire métadiscursif qu’il nécessite, l’autre parce qu’il est d’une subtilité discutable, la formule «comme qui dirait» servant indiscrètement de modalisateur disculpeur: Je crois que nous sommes plus ou moins cousins, mais dans son esprit je suppose qu’en ce qui me concerne le mot devait plutôt signifier quelque chose comme moustique insecte moucheron, (LRF, p. 10)

de ces réflexes et traditions ancestralement conservés comme qui dirait dans la Saumur (LRF, p. 11)

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L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

Ainsi que l’affirme avec pertinence D. Lanceraux, «[les] jeux de mots ne renseignent pas seulement sur la «personnalité» du narrateur, 1ls apprennent à déchiffrer la narration; signalant les premiers vocables-charnières!, ils incitent à repérer les suivants»? Le caractère ostentatoire de ces premiers calembours s’explique essentiellement par leur fonction de balise : à la fois isolés dans la page où ils font saillie par leur manque de discrétion et mis en relief par leur proximité l’un par rapport à l’autre, ils sont les révélateurs d’un fonctionnement textuel; sortes de mode d'emploi de lecture placées au début du roman pour éveiller la vigilance, ils nécessitent la prise en compte du jeu verbal et se font ainsi les indicateurs de la réflexivité de l’énonciation. Lorsque se reproduiront les jeux de mots, ils ne s’appuieront plus systématiquement sur des commentaires méta-énonciatifs, le détour par un marquage réflexif ne présentant plus la même nécessité. Ce sera le cas dans les extraordinaires pages où alternent les scènes érotiques entre Georges et Corinne, et les scènes où les prisonniers sont étendus dans l’herbe. Elles ont été l’objet de commentaires suffisamment précis de la part de J. Ricardou puis de D. Lanceraux* pour qu'il ne soit plus nécessaire d’y revenir.

Le fonctionnement voyant du calembour se retrouve disséminé de façon plus discrète dans tout le roman, dans le déploiement des multiples associations de signifiants ou de signifiés. L’exploration langagière semble viser alors le dépli sémantique du lexique, allant parfois jusqu’à la remotivation par déplacement syntaxique : ainsi la dénomination de la tenue des soldats n'est-elle pas directement faite par le substantif «uniforme», mais c’est la forme adjectivale qui surgit naturellement dans la proximité de la description des soldats éperdus de fatigue et dépouillés de leur individualité : comme si la bouffissure de la décomposition s'était déjà par avance installée avait commencé son travail le jour où nous avions revêtu nos anonymes tenues de soldats, revêtant en même temps, comme une espèce de flétrissure, ce masque uniforme de fatigue de dégoût de crasse (LRF, p. 41)

L'emploi adjectival d’«uniforme» pour caractériser le visage de soldats réactive immédiatement l’étymologie d’un substantif non attesté dans le cotexte, mais remplacé par ce qui lui sert de périphrase définitionnelle, les «anonymes tenues de soldats». De cette remotivation indirecte découle par ailleurs l’amplification de la perte d’identité des soldats, comme si 1. La terminologie employée est celle utilisée par J. Ricardou dans l’article déjà cité «Un ordre dans la débâcle ». D. Lanceraux «Modalités de la narration dans La Route des Flandres», article cité, p. 238-

39!

ND S

Cf. articles cités.

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l’«uniforme» militaire ne se limitait plus au vêtement des hommes mais prenait possession de leur corps jusque dans sa partie la plus caractérisante, le visage! : les cavaliers ne portent pas seulement un uniforme, ils sont littéralement uniformisés par la fatigue et la violence qui s’abattent sur eux. Ainsi l’amplification du signifié se fait élément pertinent de production textuelle puisqu'elle engendre des prolongements d’une description qui étend ses ramifications bien au-delà du seul passage considéré. La réactivation de l’étymologie s'accompagne également du réveil du sens littéral, notamment dans ces concrétions langagières que sont les clichés. 2 — Le cliché déclencheur d’écriture

Le principe d’engendrement textuel par le dépli des possibilités sémantiques ou les associations langagières se manifeste dans le travail du cliché tel que le réalise l’écriture simonienne. Le déploiement textuel se produit à deux niveaux : soit à l’échelle microstructurale,

à l’occasion d’une occurrence

particulière, soit à l’échelle macrostructurale du roman pris dans sa globalité; dans ce dernier cas, le cliché a fonction de matrice qui donne lieu à des développements narratifs importants et récurrents. Tout comme pour les calembours, il semble bien que le texte livre une forme de mode d’emploi du cliché dès les premières lignes du roman; celles-ci concentrent en effet des formulations clichées, qui ont plutôt tendance à être disséminées dans

l’ensemble du roman. La mise en relief ainsi opérée signale la présence d’un fonctionnement langagier caractéristique. Chacune de ces formulations clichées initiales relève du niveau microstructural, mais se fait l’indice d’un principe général de fonctionnement. La première offerte par le texte se présente sous une forme proverbiale relevant de l’idiolecte de Wack (personnage se définissant régulièrement dans le roman comme celui qui «[est] de la campagne»). La métaphore employée, sans appartenir à l’usage commun, semble alors être caractéristique d’un sociolecte. Elle est d’ailleurs immédiatement l’objet d’un commentaire métadiscursif de la part du JE, et suivie de

son interprétation littérale : mais je me rappelle que pendant la nuit il avait brusquement gelé et Wack entra dans la chambre en portant le café disant Les chiens ont mangé la boue, je n’avais jamais entendu 1.

Un peu plus loin, chevaux et cavaliers seront décrits en des termes explicitant clairement

leur uniformisation : «glissant lentement l'un après l'autre avec leurs identiques encolures arrondies de pièces d'échecs leurs identiques cavaliers exténués aux identiques bustes voûtés»

(LRF, p. 146).

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l'expression, il me semblait voir les chiens, des sortes de créatures infernales mythiques leurs gueules bordées de rose leurs dents froides et blanches de loups mâchant la boue noire dans les ténèbres de la nuit, peut-être un souvenir, les chiens dévorant nettoyant faisant place nette (LRF, p. 9)

La succession de l’énoncé présente dans l’ordre la description de la situation (le fait qu’il ait gelé), son commentaire par une formulation clichée («Les chiens ont mangé la boue»), le commentaire métadiscursif de celle-ci et sa réinterprétation littérale. Autrement dit, dès les premières lignes du roman, s’enchaînent des segments définis par un processus d’engendrement, l’un provoquant systématiquement le commentaire par l’autre. Dans cette succession, il est remarquable que l’élément purement factuel (le constat du gel) passe rapidement au second plan et se trouve débordé largement par les considérations d'ordre linguistique qui l’entraînent vers une reconstruction fictive du réel. L’énoncé est donc littéralement travaillé par les interrogations sur son dire, présentant ainsi très tôt des marques de sa réflexivité. S’arrêtant précocement sur son propre discours, l’énonciation manifeste déjà là l’insistante prise en compte de sa matérialité, voire la tension qu’elle maintiendra en permanence entre textualité et mimesis : comment interpréter en effet le «peut-être un souvenir» qui clôt le commentaire métadiscursif? Souvenir d’un épisode passé? Ou bien souvenir textuel? L. Dällenbach signale le possible jeu d’écho intertextuel entre ces lignes et la fin du songe d’Athalie!. La référence semble vraisemblable, faisant ainsi du souvenir un souvenir de mots, appel discret à la mémoire du lecteur. Même si, comme l'écrit L. Dällenbach, «le renvoi est voilé et la quasi-citation cryptique, qu’elle n'implique nullement la réactivation de son contexte d’origine»?, sa présence dans les toutes premières lignes du roman pose toute la complexité du fonctionnement textuel : un jeu (au sens mécanique du terme) de renvois énonciatifs semble s’ouvrir de façon quasi vertigineuse : un premier dire appelle son commentaire qui lui-même s'ouvre sur un nouveau dire, lequel signale qu’il est à son tour issu d’un dire encore antérieur. Dans cette pratique de l'écart par rapport au dire, ce refus de la coïncidence simple, se donnent déjà à voir les principes d’une écriture qui combine le déploiement de l'illusion référentielle et la mise en évidence de son processus de création. 1. «Mais je n'ai plus trouvé qu'un horrible mélange / D'os et de chair meurtris, et traînés dans la fange, / Des lambeaux pleins de sang, et des membres affreux, / Que des chiens dévorants se disputaient entre eux» (Athalie, I, 5, v. 503-506), cité par L. Dällenbach, dans Claude

Simon, op. cité, p. 42. 2. Op. cité, p. 42.

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C’est en partie de cette combinaison paradoxale que le dédoublement opéré au niveau de l’énonciation se fait l’image. Quelques pages plus loin, les formulations clichées se retrouvent regroupées, l’une d’entre elles engendrant un décrochement méta-énonciatif! qui s’achève à son tour sur une formulation clichée : Je suppose qu’il n’aurait pas pris le trot pour tout l’or du monde, qu’il n’aurait pas donné un coup d’éperon pas donné sa place pour un boulet de canon c’est le cas de le dire il y a comme Ça des expressions qui tombent à pic (LRF, p. 15)

Le décrochement passe ici par un fait de modalité autonymique, caractérisée par «une auto-représentation de l’énonciation en train de se faire »?. Dédoublement du dire qui signale avec complaisance l’articulation entre sens littéral et sens métaphorique de l’expression clichée, les deux étant reconnus comme pertinents dans la situation décrite. La modalité autonymique, dans ce cas précis, relève de ce que J. Authier-Revuz a appelé «la réassurance du dire explicitement fondé sur le non-un de X», marquée par la forme caractéristique du c’est le cas de le dire qu’elle définit comme la «forme «attitrée» de l’adhésion au dire de X fondée sur la reconnaissance d’une double pertinence du mot, à un sens ef à un autre, relativement au con-

texte linguistique et situationnel»*. Ce passage précis de LRF est d’ailleurs l’objet d’un commentaire particulier de la linguiste qui le signale comme relevant de «variantes marginales», parce qu’il présente des «formes redoublant la glose, univoque par elle-même, dans son adhésion au double sens, d’un commentaire sur le caractère bienvenu de l’autre sens venu d’ailleurs que de l’intentionnalité»*. Il semble bien que l’insistance du commentaire méta-énonciatif, désigné ici comme pratique «marginale», assure la fonction de signal de vigilance sur les procédures d’engendrement textuel; assurément, le décrochement du commentaire méta-énonciatif, qui bascule de for-

mulation clichée en formulation clichée, fonde l'illusion d’une en train de se faire, bien que le statut de celle-ci reste de l’ordre nissable. Mais à cette fonction de renforcement de l'illusion s’ajoute celle, paradoxale, de la mise en évidence des pratiques

énonciation de l’indéfiréférentielle langagières.

La spontanéité mimée de l’énonciation, qui la fait tomber dans les formules 1. Je rappelle que la distinction opérée ici entre méta-énonciatif et métadiscursif correspond à celle définie par J. Authier-Revuz, la caractéristique du méta-énonciatif étant de «s’inscri[re] dans le dire d’un énonciateur énonçant à propos de sa propre énonciation» (J. Authier-Revuz, Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et non-coïncidences du dire, op. cité, p. 24.) 2. J. Authier-Revuz, op. cité, p. 30. 3. 4.

Op. cité, p. 773. Le soulignement est de J. Authier-Revuz. Op. cité, p. 774.

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clichées, est aussitôt l’occasion d’une mise à nu des possibilités offertes par les rapports sémantiques. S’il s’agit dans la diégèse de signaler que l’expression coïncide à merveille avec les faits qu’elle commente et qui sont donc censés la précéder, à l’échelle de la production du texte la proposition doit se renverser : c’est bien plutôt le référentiel romanesque qui se plie aux suggestons de la langue et aux découvertes auxquelles elle donne lieu. C’est en ce sens que l’on peut comprendre l’affirmation faite par Claude Simon, souvent citée par la critique, selon laquelle : Eh bien, lorsque je me trouve devant ma page blanche,je suis confronté à deux choses : d’une part le trouble magma d’émotions, de souvenirs, d’images qui se trouve en moi, d’autre part la langue, les mots que je vais chercher pour le dire, la syntaxe par laquelle ils vont être ordonnés et au sein de laquelle ils vont en quelque sorte se cristalliser.

Et, tout de suite, un premier constat : c’est que l’on n'’écrit (ou ne décrit) jamais quelque chose qui s’est passé avant le travail d'écrire, mais bien ce qui se produit (et cela dans tous les sens du terme) au cours de ce travail, au présent de celui-ci, et résulte, non pas du conflit entre le très vague projet initial et la langue, mais au contraire d’une symbiose entre les deux qui fait, du moins chez moi, que le résultat est infiniment plus riche que l'intention.

Cette même procédure de mise en conformité du référentiel romanesque avec les sollicitations de la langue, notamment grâce à l'articulation entre le métaphorique et le littéral, se retrouve à l'échelle macrostructurale dans le travail du cliché. A partir d’une formulation clichée, donnée de façon incidente, se développe un champ narratif de plus en plus important qui finit par contaminer l’ensemble. Un exemple particulièrement productif est celui de la jeune femme de la ferme aperçue pour la première fois lors de l’arrivée des cavaliers en pleine nuit. La première description à laquelle elle donne lieu la définit tout d’abord comme «semblable à une apparition», puis précise la vision : cette sorte de tiédeur pour ainsi dire ventrale au sein de laquelle elle se tenait, irréelle et demi nue, à peine ou mal réveillée, les yeux, les lèvres, toute sa chair gonflée par cette tendre langueur du sommeil, à peine vêtue, jambes nues, pieds nus malgré le froid dans de gros souliers d'homme pas lacés, avec une espèce de châle en tricot violet qu’elle ramenait sur sa Chair laiteuse, le cou laiteux et pur qui sortait de la grossière chemise de nuit, (LRF, p. 37) 1.

Claude Simon, Discours de Stockholm, op. cité, p. 25. Les italiques sont de l'écrivain.

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La description ne fait appel à l’épithète clichée «laiteuse» que de façon tardive, comme si malgré sa réitération, il s’agissait de ne pas encore (trop) attirer l’attention sur elle. Sa banalité dans la description de la blancheur d’une peau de femme neutralise en partie l’effet de saillie que pourrait provoquer la répétition immédiate. Cependant, à partir de là, le cliché irradie l’énoncé de façon de plus en plus marquée : ce qui initialement n’était qu’un détail a priori anodin va non seulement servir de marque de reconnaissance au personnage en question, mais aussi va s'étendre à d’autres figures féminines par un phénomène de contamination progressive. Le principe de propagation à toutes les figures féminines est alors énoncé de façon programmatique lors de la deuxième référence à la blancheur laiteuse de la jeune femme, quelques lignes plus loin : une chose tiède, blanche comme le lait qu’elle venait de tirer au moment où ils étaient arrivés, une sorte d’apparition non pas éclairée par cette lampe mais luminescente, comme si sa peau était elle-même la source de la lumière, comme si toute cette interminable chevauchée nocturne n’avait eu d’autre raison, d’autre but que la découverte à la fin de cette chair diaphane modelée dans l’épaisseur de la nuit : non pas une femme mais l’idée même, le symbole de toute femme, c’està-dire.. [...] … sommairement façonnés dans la tendre argile deux cuisses un ventre deux seins la ronde colonne du cou et au creux des replis comme au centre de ces statues primitives et précises cette bouche herbue cette chose au nom de bête, de terme d'histoire naturelle — moule poulpe pulpe vulve — faisant penser à ces organismes marins et carnivores aveugles mais pourvus de lèvres, de cils : l’orifice de cette matrice le creuset originel qu’il lui semblait voir dans les entrailles du monde, (LRF, p. 39)

La déclinaison du cliché à l’intérieur du roman se trouve ainsi annoncée : de métaphore clichée évoquant la blancheur d’une peau, la référence au lait permettra la double représentation fantasmatique de la femme comme mère «matrice creuset originel» et comme objet de désir sexuel. La récurrence de la référence au lait subit des avatars divers : l’épithète clichée est ici remplacée par une comparaison également clichée qui emprunte son comparant à l'univers diégétique lui-même; on la retrouve plus loin dans une comparaison développée, qui propose des variations sur le même thème, en ayant déjà opéré un glissement vers l'interprétation érotique, toujours à propos de la jeune femme : Mais je l’ai assez vue pour savoir qu’elle est comme du lait. Cette lampe suffisait. Bon sang : c'était exactement comme

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L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

du lait, de la crème répandue... [...] On avait seulement envie

de se mettre à ramper et à lécher, (LRF, p. 57-58)

C'est au déploiement d’une logique langagière que se livre la narration : l’épithète clichée «laiteuse » ne disait pas autre chose que «qui a l’apparence du lait», mais au lieu de passer outre, l’énoncé revient sur l’analogie ainsi posée et la prolonge à l’extrême. A partir de là, la comparaison développée peut introduire des prédicats comme «ramper, lécher», et les connotations érotiques prennent possession de la représentation et débordent largement la seule référence à la blancheur. Dans le dialogue grotesque échangé par Georges et Blum, la même jeune femme sera désignée par métonymie comme «ce bol de lait» et «du lait de chèvre»!. Rien d’étonnant alors à ce que la même épithète clichée serve à caractériser les jambes de Virginie au cours de la description d’une scène érotique”. Quant à Corinne, elle est elle aussi prise dans le même réseau, les scènes érotiques de la fin du roman déclinant de

façon de plus en plus pressante les prédicats associés au lait : lapant son chose rose mais non pas rose rien que le noir dans les ténèbres touffues me léchant le visage mais en tout cas mes mains ma langue pouvant la toucher la connaître m’assurer, [...] rampant sous elle explorant dans la nuit découvrant son corps immense et ténébreux, comme sous une chèvre nourricière, la chèvre-pied [...] suçant le parfum de ses mamelles de bronze [...] lapant m'enivrant (LRF, p. 242, 243) enfermant le lait de ses seins dans mes paumes [...] au centre

il y avait on pouvait deviner comme une minuscule fente horizontale aux bords collés d’où pourrait couler d’où jaillissait invisible le lait de l’oubli (LRF, p. 246-247)

C’est selon un mouvement naturel que le degré ultime de contamination amène avec lui la confusion entre les différentes figures féminines; chacune ayant été à tour de rôle prise dans l’isotopie du lait qui les englobe dans une vision érotique généralisée, elles réapparaissent se confondant les unes avec les autres dans le jeu de l’anaphore, la figure de chacune n’étant devinée qu’à travers les prédicats énoncés. Et la continuité qu’assure formellement le pronom de la troisième personne fait de la comparaison avec le lait l'élément qui effectue la fusion des différents actants : Je l’imaginais sous la forme d’une de ces, je pouvais toucher presser palper ses seins son ventre soyeux à peine voilé à

1. LRF, p.119, 120. 2.

«un dos musculeux sur les reins duquel se nouent [.….] les Jambes laiteuses, les pieds aux

talons couleur d'abricot,» (LRE, p. 181).

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peine couverte qu’elle était par cette chemise d’où émergeait son cou semblable dis-je à du lait tu entends dis-je la seule chose dont elle peut donner l’idée c’est de ramper se pencher comme une source et de laper, robes qui ressemblaient à des chemises, mauve pâle et un ruban vert enserrant ses. (LRF; p.273)

On peut donc parler d’une véritable productivité du cliché dans le développement narratif du roman : apparu de façon discrète, il prolifère ensuite dans de nouveaux contextes, subissant des variations et des amplifications de

son contenu initial. Engendrant comparaisons et métaphores, le cliché bascule également du côté du littéral, selon une logique de dépli à long terme. Dans une certaine mesure, c’est un principe analogue qui régit la trame narrative concernant le capitaine de Reixach. Son portrait est tout entier placé sous le signe de l’homme centaure. La définition que donne le dictionnaire de «centaure» propose deux acceptions : tout d’abord l’«être fabuleux, moitié homme, moitié cheval, qui selon la légende, vivait en Thessalie», et ensuite, dans un emploi défini comme «figuré et littéraire», un «excellent

cavalier, qui ne fait qu’un avec sa monture»!. Chacune des deux acceptions est explorée et développée par l’écriture, dans un glissement du métaphorique au littéral; si le capitaine se définit comme un excellent cavalier, 1l est lentement métamorphosé tout d’abord en «homme qui ne fait qu’un avec sa monture», puis, littéralement, en homme-cheval?. Apparaissant dès l’incipit associé aux chevaux, il est rapidement présenté sous l’apparence d’une statue équestre : le bras levé brandissant cette arme inutile et dérisoire dans un geste héréditaire de statue équestre que lui avaient probablement transmis des générations de sabreurs, silhouette obscure dans le contre-jour qui le décolorait comme si son cheval et lui avaient été coulés tout ensemble dans une seule et même matière, un métal gris, le soleil miroitant un instant sur la lame nue puis le tout — homme cheval et sabre — s’écroulant d’une pièce sur le côté (LRF, p. 12)

De la métaphore, on glisse à la comparaison hypothétique, qui disjoint encore les deux éléments. Mais la fusion a lieu littéralement dans la reprise globalisante opérée par «le tout»; si son contenu référentiel est à nouveau déplié par la paraphrase de l’énumération contenue entre les tirets, l’absence 1.

Définition du Grand Larousse de la Langue Française. Est-ce pur hasard, ou calembour plus ou moins voilé, qui fait s'achever un des premiers segments délimités par un point par ces mots, quelque peu curieux à propos du capitaine: Shui ur «après quoi il tourna les talons.» °?.… (LRF, p. 11) 2.

LE

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de toute ponctuation entre les différents termes de l’énumération les solidarise en créant une ambiguïté de lecture : s’agit-il encore d’une énumération à trois termes, ou déjà à deux? De la même façon, la première description faite du capitaine prépare de façon incidente le dérapage qui le métamorphosera, grâce à un jeu de mots, en véritable homme-cheval. Ainsi est-il simplement question d’un homme qui a «quelque chose d’arabe en lui»!, même si l’énoncé, selon un piétinement qui lui sera habituel, insiste quelque peu sur l’idée par un commentaire ironique faisant référence à Charles Martel : «sans doute un résidu d’un que Charles Martel avait oublié de tuer», le référent du pronom indéfini restant suffisamment indéterminé pour laisser place à l'ambiguïté. Quarante pages plus loin, la reprise de la même caractéristique du capitaine ne laisse plus subsister le moindre doute, même si le discours se définit par la dérision : «Ou plutôt d’étalons, dit Blum, parce que dans une famille pareille je suppose que c’est comme ça qu'il faut les appeler, non”? Est-ce que l’armée n’a pas par là-bas un centre d'’élevage réputé, un haras? Est-ce que ce n'est pas ce qu'on appelle les Tarbais, avec les diverses variétés. — Bon, bon, dit Georges, va pour étalons, il. — ... pur-sangs, demisangs, entiers, hongres. — Bon, dit Georges, mais lui c’est pur-sang, 1l...», et Blum : «Ça se voit. Tu n'avais pas besoin de me le dire. Croisement tarbo-arabe sans doute. Ou tarnoarabe. Je voudrais seulement le voir une fois sans ses bottes», et Georges : «Pourquoi ?», et Blum : «Seulement pour voir si ce ne sont pas des sabots qu'il a à la place des pieds, seulement pour savoir de quelle race de jument était sa grandmère...», et Georges: «Bon, ça va, tu as gagné...» (LRF, p.51)

La métamorphose du capitaine en homme-cheval procède du glissement de l’acception métaphorique d’«étalon» à l’acception littérale, largement développée par le déploiement de l’isotopie équestre. Métamorphose qui gagne en fermeté un peu plus à chaque réplique grâce à l’entérinement progressif par Georges du discours de Blum, au point que c’est Georges luimême qui est amené à définir de Reixach comme un «pur-sang». Le fondement de la métamorphose progressive du capitaine relève donc d’un problème langagier; il s’agit essentiellement, au départ, d’une question de dénomination («je suppose que c’est comme ça qu'il faut les appeler, non ?»), et celle-ci étant faite, la parole n’a plus qu’à dévider naturellement le fil des associations contenues dans le lexème choisi. Dès lors, l’hérédité

I. LRF, p.10. 114

L'HISTOIRE OU LA RÉPÉTITION SANS FIN

chevaline étant établie, la figure de la contamination n’a aucune difficulté à se déployer, que ce soit à propos de l'ancêtre, auteur d’une description de la gravure de la femme Centaure : Georges pensant : «Oui, il n’y a qu’un cheval qui a pu écrire ça», répétant : «Bon. Très bien. Etalons» (LRF, p. 53)!

à propos d’Iglésia, qui lui aussi subit par la reformulation la loi de la métamorphose au travers de la même dénomination que celle qui a provoqué la transformation du capitaine : comme l’autre à amené avec lui à la guerre pour panser son cheval et fourbir ses bottes le fidèle jockey ou plutôt étalon (LRF, p. 185)

ou même à propos de Georges qui est d’abord associé au cheval mort par le moyen d’une comparaison”, avant de se confondre définitivement avec lui: par le simple effet d’un coup de fusil, c’est-à-dire par le fait que l’inertie naturelle de la matière serait pour un instant rompue [...], le transformant pour de bon en un simple amas de matière chevaline que seule sa forme distinguerait de celle de cette rosse, (LRF, p. 231)

On pourrait encore ajouter la figure anecdotique du vieillard évoqué par Iglésia et dont il est dit qu’il paie le jockey afin que celui-ci le «monte [...] comme un cheval»*. La narration semble ainsi se livrer à la généralisation de la définition de «centaure», qui assure en partie le rôle de programme narratif. Du fait des connotations sexuelles du substantif «étalon», la contamina-

tion n’a aucun mal à gagner les personnages féminins : outre la référence à la gravure de la femme Centaure, l’analogie est établie entre Corinne et la jument, soit par transfert de caractéristiques descriptives*, soit par équivoque insistante due à la polysémie. Ce sera le cas du verbe «monter» qui appartient, à condition de changer de registre, autant au champ sémantique lexical de l'équitation qu’à celui de la sexualité”. De même la polysémie du substan1. Cf. aussi, toujours à propos de l’ancêtre: «Comme l'autre homme-cheval, l'autre orgueilleux imbécile déjà, cent cinquante ans plus tôt» (LRF, p. 69); Blum parlera de lui encore en évoquant «son aimable tête de pur-sang» (LRF, p. 183); à son encontre sera également utilisé l'adjectif «chevalin» (LRF, p. 54), oscillant entre véritable qualificatif à valeur métaphorique, ou relationnel qu’il faut entendre littéralement. 2. «à moins qu'il ne fût maintenant aussi mort que le cheval» (LRF, p. 229). Cf. également l’analyse proposée supra dans la première partie, p. 62-64.

GMLRE,p: 272 4. Cf. par exemple la description des démarches de l’alezane et de Corinne, LRF, p.23.

5. Cf.LRF, p. 174. 115

L'ÉCRITURE DU LAB YRINTHE

tif «robe» pÉTEI d’établir une équivalence entre chevaux et HUE valence qu’appuie encore le principe de l’anaphore conceptuelle!

équi-

des hommes en culottes claires et bottes en train de leur parler, légèrement penchés sur elles, tapotant leurs bottes à petits coups de leur cravache de jonc, les robes des chevaux et celles des femmes, et les cuirs fauves des bottes faisant des taches vives (LRF, p. 18)

Dans ces contextes où opère la contamination, la disponibilité du pronom anaphorique autorisera les glissements d’un référent à un autre, jusqu’à la confusion des deux. Quelles que soient les relations sémantiques mises en œuvre — polysémie, homonymie, synonymie, etc. —, la narration se nourrit des suggestions de la langue, les explore systématiquement, établissant des réseaux de correspondance entre des éléments a priori disjoints. À partir de ces convergences offertes par la langue, c’est une véritable contamination généralisée qu’opère l’écriture, faisant de l’œuvre un lieu d’échos et de retours du même. Si le cliché s’avère dans une telle écriture être une des modalités de la création, il se fait simultanément l’indice d’une vision de l'Histoire condamnée à la répétition. Se contaminant les uns les autres grâce au travail de l'écriture, les personnages se définissent moins comme des individualités qu’ils ne relèvent de types.

B — Le type : figure de l’enfermement Enfermé dans le faisceau des correspondances établies par l'écriture, le personnage simonien voit sa silhouette se confondre avec celles d’autres figures : qu’il soit pris dans une généalogie ou enserré dans un rôle social, il s'inscrit systématiquement dans une filiation qui le définit et qu’il revendique parfois. Il ne s’agit nullement là de la manifestation d’un déterminisme social où familial; la répétition des histoires dessine plutôt le refus de prendre en compte l’idée d’un quelconque progrès de l'Histoire. Bien loin de signaler l'existence de lois internes, le piétinement de l'Histoire est au contraire la trace la plus éclatante du règne de l’absurde, un absurde dont le corollaire est l'impuissance fondamentale des hommes dans un monde inorganisé : la coïncidence des dates de la mort du père et de la mobilisation du fils à une génération d'intervalle en est un exemple particulièrement frappant donné par L’Acacia. La répétition, à l’œuvre dans les textes de Claude Simon, est fondamentalement une répétition de l’échec, qu’il s’agisse d’un 1.

Rappelons que l’anaphore conceptuelle se définit par la seule reprise du signifié de l’anté-

cédent.

116

L'HISTOIRE OÙ LA RÉPÉTITION SANS FIN

72 désastre collectif, comme celui des guerres, ou d’échec personnel, comme les échecs amoureux du narrateur et de l’oncle Charles dans Histoire. À leur tour, les contours incertains du capitaine de Reixach et de l’ancêtre que manifestent les phénomènes de porosité énonciative, outre la réflexivité textuelle, signalent l'impossibilité d’isoler un épisode narratif (ou historique) comme fait unique et porteur de leçon. Pire, l’Histoire se répète, et elle tend à se dégrader un peu plus à chaque fois. Si l'Histoire se répète avec une telle systématicité, le piétinement n’est plus seulement factuel mais également temporel, entraînant son basculement dans le mythe. La figure du ressassement emprunte trois formes fondamentales, non dissociées systématiquement mais qui ouvrent fréquemment l’une sur l’autre : elle relève soit du stéréotype, soit de la théâtralisation, soit de la référence mythologique.

1 - Le jeu des stéréotypes Le stéréotype repose par définition sur du pré-construit, non un pré-construit verbal qui relèverait directement du cliché, mais un pré-construit dans les catégories intervenant dans les représentations du monde : on peut le caractériser, à la suite de R. Amossy, comme «un schème récurrent et figé en prise sur les modèles culturels et les croyances d’une société donnée, schème qui n’a pas besoin d’être repris littéralement pour être perçu comme une redite»!. Structure figée, le stéréotype est disponible pour toute réalisation discursive où 1l peut imposer sa représentation par le déploiement de prédicats obligés”. Il fait alors autorité, sa répétition étant le garant de sa validité, coupant court à tout argumentaire : parce qu’on le reconnaît comme élément familier, il devient argument à lui tout seul, rendant inutile le développement d’une réflexion. Le conflit qui oppose Wack à Blum est ainsi immédiatement réduit à des oppositions stéréotypées. Chaque interlocuteur se voit assigné un rôle par la définition suffisante du stéréotype dont les prédicats restent minimaux : et Wack dit Vous vous croyez malins Je ne suis qu’un paysan je ne suis pas un youpin moi mais, et moi Oh pauvre con pauvre con pauvre con, et lui : Mais c’est pas parce que je suis de la campagne qu’un youpin de la ville, (LRF, p. 116)

«youpin de la ville» contre paysan des champs, l’antagonisme sommaire n’a pas besoin de déploiement langagier. Le stéréotype sert ici d’étendard 1. R. Amossy, «La notion de stéréotype dans la réflexion contemporaine», Littérature, n° 73, 1989, p. 36. 2. Cf. également les travaux de A. Herschberg-Pierrot sur la question, notamment «Problématique du cliché, sur Flaubert», Poétique, n° 43, septembre 1980, p. 334-345.

ir]

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

sous lequel chacun doit pouvoir se ranger. Le conflit, au lieu de se dire, se manifeste dans la simple monstration du stéréotype, l’un étant déprécié par l’autre. Sous la voix de Wack, c’est la voix de la doxa qui se fait entendre,

sans qu’il soit indispensable d’aller au bout du discours. Dans cette inutilité de l’aboutissement syntaxique de la phrase se lit sa complétude énonciative et même sémantique : il n’est pas nécessaire d’en dire plus quand s’agitent aussi clairement les stéréotypes. Leur réalisation discursive se définit alors comme des fragments de langage qui rendent inutile le langage. La fragmentation langagière, suffisante pour laisser affleurer le stéréotype, en dénonce simultanément la mécanique, mécanique qui tourne à vide, dévide sans effort sa logique; ainsi dans le dialogue grotesque qu'échangent Georges et Blum : ces gens de la campagne tout de même hein? oui

leurs sœurs et les chèvres hein? Paraît qu’à défaut de sœur ils font ça avec la chèvre C’est ce qu’on prétend en tout cas Peutêtre qu'ils n’y voient pas de différence (LRF, p. 120)

Le démonstratif «ces» laisse expressivement en suspens la caractérisation des «gens de la campagne» : de l’ordre de l’exophore mémorielle, son emploi à la fois simule une impuissance à dire davantage devant la monstruosité suggérée et marque le déploiement de sous-entendus, restés implicites, que l'interlocuteur est censé partager : leur comblement nécessite ainsi

une participation active du destinataire d’un discours où se fait lourdement entendre la voix de la rumeur. La formulation elliptique dit et désigne cette sorte d'absence à soi du locuteur au moment où il parle par l'intermédiaire du «on dit», discours préfabriqué où se manifeste ironiquement l’impensé dans le langage. C’est avec une même ironie que Blum revendique dans son discours le stéréotype de l’usurier juif. Alors que l'affrontement des stéréotypes dans le discours de Wack servait à dévaloriser l’autre, l’usage ironique du stéréotype le discrédite immédiatement comme non pertinent et le dénonce comme représentation factice du monde : Ou peut-être encore avait-il simplement des dettes, peut-être l’affreux juif local le tenait-il solidement avec quelque bon billet à ordre. Les nobles seigneurs, tu sais, ça vivait surtout d'emprunts. Ils étaient essentiellement animés de purs et généreux sentiments mais ils ne savaient pas faire grand’chose d'autre que des dettes, et sans la Providence que constituait pour eux l’usurier juif aux doigts crochus ils n'auraient sans doute pas su accomplir grand’chose,

(LRF, p. 266) 118

L'HISTOIRE OÙ LA RÉPÉTITION SANS FIN

Le portrait de l’usurier en ancêtre de Gobseck invalide par son accumulation de caractérisations axiologiques le portrait idéalisé des «nobles seigneurs ». L'image d’Epinal que construit ainsi le discours en faisant appel aux prédicats convenus vient buter contre la réduction brutale du groupe des nobles à un contenu indistinct dénoté par le «ça». Si le stéréotype sert à construire sans fin des représentations du monde, il se signale aussi comme travail de la fiction, sans que les fictions ainsi accumulées aient forcément pour rôle d'identifier le réel. De la sorte, le stéréotype est susceptible de devenir une matrice fictionnelle, que les reprises incessantes de Blum et de Georges reconstruisent à l’infini. Proposant un véritable jeu de rôles, le stéréotype met en scène la construction par le langage de fictions qui valent pour elles-mêmes, ont du mal à se stabiliser, se font et se défont dans une

sorte de joute oratoire toujours reconduite. Le recours au stéréotype dans l’univers romanesque, de ce fait, remplit deux fonctions principales liées aux jugements de valeur contradictoires qui lui sont associés; d’un côté l’ironie qui le mine le signale comme pur artefact, et relevant du travail de l’imagination : il est alors un véritable stimulus de la fiction qu’il désigne comme telle. De l’autre, sa familiarité reconnue lui

permet d’asseoir solidement l'illusion référentielle ;à la façon de l’exophore mémorielle, le stéréotype est présent à la mémoire, il est donné comme appartenant à une mémoire collective, son identité ne fait alors pas de doute. Dans ce cadre, en même temps qu’il permet d’accréditer l’existence d’un élément particulier, le stéréotype signale son appartenance à une catégorie, donnée comme universelle : dès lors, le singulier peut à tout moment basculer du côté du générique. C’est le cas par exemple de la description faite par Blum du quartier juif qu’il habitait avant guerre! : présentée explicitement comme la description d’un quartier spécifique, elle donne lieu à une succession quasi mécanique d’éléments enchaînés par hyperbate grâce à la présence systématique d’un «et» de relance. Ce type d’enchaînement, qui se prolonge sur trois pages, trouve une justification psychologique dans le discours même de Blum; s’il y a automatisme de la description, c’est du fait de

la grande familiarité du locuteur avec son sujet : je pourrais continuer, te réciter tout ça par cœur, à l'envers, en prenant par le milieu ou par le bout que tu voudras, j'ai vu ça pendant vingt ans de notre fenêtre du matin au soir,

(LRF, p. 270)

Cependant la description est marquée par l’idée de répétition ou de permanence : les globes électriques sont les mêmes «depuis cinquante ou

1. LRF, p. 268-271. 119

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

soixante ans», les raisons sociales des magasins «s’étal[ent] sur le même

fond de verre noir avec les mêmes lettres dorées». De sorte que la familiarité s’impose progressivement comme étant moins celle qui naît de la fréquentation d’un quartier spécifique que celle due à la connaissance de l’image stéréotypée du quartier juif par excellence. L'emploi fréquent de l’article défini et le choix marqué du présent de l’indicatif comme forme temporelle privilégiée accréditent pareillement l’idée d’une notoriété qui hésite entre celle d’une expérience réellement vécue par le locuteur et la mise en scène d’une vision pré-construite tenant lieu de réalité. Les noms des boutiquiers euxmêmes sont supposés créer une référence spécifique du fait de leur statut de désignateurs rigides. Mais leur caractère distinctif fait d’eux moins des marqueurs de singularité que des indices d’une représentation stéréotypée : Wolf, David, Solinski deviennent ainsi les noms emblématiques d’une communauté prise d’une agitation incontrôlable et mécanique, dont est donnée ici une image qui semble saisie hors du temps : et les gens en blouses grises cheminant chargés comme des fourmis de ces énormes rouleaux de tissus comme s'ils passaient leur temps à les porter et à les remporter sans fin d’une boutique à l’autre, d’un arrière-magasin à un autre, (LRF, p. 270)

Quant à Blum lui-même, il perd son individualité, et se confond avec une pluralité de Blum, dont il n’est qu’une figure possible : alors même en admettant qu’un tas de Blum aient eu je ne sais combien de fois envie de se suicider comme c’est d’ailleurs probable, comment veux-tu qu'ils aient trouvé je ne dis même pas le temps mais seulement l’espace nécessaire pour le faire, (LRF, p.271)

L'oscillation que maintient l'écriture entre la référence ponctuelle et le schéma stéréotypé transforme les personnages simoniens en formes interchangeables : inscrits dans une filiation, ils traversent momentanément l'Histoire pour y tenir un rôle dont ils miment les attitudes typiques avant de disparaître. A la façon de l’ecphrasis qui crée une tension entre la représentation imagée de la réalité et la réalité elle-même en s’appuyant en particulier sur des éléments de description convenus!, le stéréotype met en place des représentations qui font entrevoir le générique au-delà du singulier. Ces représentations, bien souvent, se dénoncent immédiatement soit comme fausses, soit comme inadéquates à donner un sens à l'Histoire. Leur reconduction signale la part de fiction qui les travaille, réfléchissant ainsi le proL.

Cf. supra, première partie, «La confusion créative», p. 76 et sq.

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L’HISTOIRE OU LA RÉPÉTITION SANS FIN

cessus de création de l’œuvre; mais elle aggrave également le caractère mécanique des gestes répétés à travers les âges : la répétition devient grinçante, s'accélère en une précipitation burlesque ou grotesque. Dès lors, chacun est condamné à reproduire des gestes alliant le convenu au dérisoire, du geste de «statue équestre» du capitaine de Reixach au geste caricatural de Blum mimant le travail devant la sentinelle allemande : la malingre et bouffonnante silhouette se mettant en mouvement, se démenant, s’arc-boutant, agitée de brèves secousses, [.…..] puis la fourche de nouveau verticale, les dents en bas, les

deux mains de Blum réunies en haut du manche et son menton appuyé dessus de sorte que quand il parle de nouveau ce n’est pas sa mâchoire inférieure — fixe — mais toute sa tête qui s'élève et s’abaisse légèrement dans un mouvement de sentencieuse approbation à chaque parole (LRF, p. 177-178)

Les personnages sont ainsi à la fois définis et débordés par le type auquel ils appartiennent; dans un jeu de miroirs à l’infini, leur image se dédouble et se confond avec celles d’autres images relevant du même modèle. Georges allongé dans la chambre d’hôtel aux côtés de Corinne fait surgir dans la glace de l’armoire l’image d’autres corps d’amants : l'armoire éternellement vide des chambres d’hôtel [...] faite

de ce bois [...] que l’on n’emploie semble-t-il que pour ces sortes de meubles destinés à ne jamais rien renfermer sinon leur vide poussiéreux, poussiéreux cercueil des fantômes reflétés de milliers d’amants, de milliers de corps nus, furieux et moites, de milliers d’étreintes emmagasinées, confondues dans les glauques profondeurs de la glace inaltérable, virginale et froide (LRF, p. 40)

Il semble que les personnages soient définis par les postures qu’ils adoptent, postures disponibles dans l’imaginaire, pour ainsi dire laissées en dépôt dans la mémoire collective et toujours susceptibles d’être réappropriées. C’est à une sorte de gesticulation exemplaire qu’ils se livrent, momentanément, répétant ainsi des attitudes devenues stéréotypées, et dont la nécessaire stéréotypie, inversement, permet de fonder la généalogie du type. Partant, le stéréotype agit de la même façon que le phénomène de persistance rétinienne: 1l laisse l’empreinte sur la mémoire d’une gestuelle dont on retrouve les traces plus loin. En ce sens, le stéréotype œuvre à la cohésion textuelle, maintient la continuité référentielle, prolonge d’un point de vue thématique ce que les pronoms anaphoriques réalisent du point de vue scriptural. Il s’inscrit donc naturellement dans une écriture définie par la tension entre continuité et discontinuité, reproduisant le même dans une succession de ruptures non annoncées, marqué par la répétition, 1l signale 121

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

l'écoulement temporel qu’il interdit simultanément de considérer dans sa linéarité du fait de la part de pétrification qu’il comporte fondamentalement. En ce sens, le stéréotype devient un élément essentiel de la représentation du temps dans l'écriture simonienne : à la fois porteur de mouvement, puisqu'il implique la prise en compte de la répétition, il est aussi inertie, solidification, dans la mesure où il se définit comme un schème fixe. Il est alors à l’articulation entre la mémoire singulière et la mémoire collective, entre l’histoire individuelle et l'Histoire des peuples, permettant le basculement de l’une dans l’autre. Le stéréotype constitue ainsi une forme de grossissement du travail de la mémoire, dans le double jeu de la permanence et de la réitération. Si les associations d'idées, dans le jeu de la mémoire, amènent automatiquement avec elles des représentations éparses dans le temps et l’espace, le stéréotype déverse à chacune de ses résurgences des images convenues, les dévidant en suivant une sorte de parcours minimum obligé. C’est dans cette mesure également que le stéréotype prend toute sa place dans l'écriture simonienne : figure de connaissance, il impose la croyance en l’univers qu'il décrit et relève ainsi de l'illusion référentielle; mais figure obligée, il se signale comme rhétorique épuisée, trop usée pour ne pas être soupçonnée d’être pure convention : dès lors, il se désigne comme discours dont les mécanismes sont mis au jour. C’est bien ainsi que se lit la définition cynique que Georges donne de l'Histoire : Nous y voilà : l'Histoire. Ça fait un moment que je pensais que Ça allait venir. J’attendais le mot. C’est bien rare qu'il ne fasse pas son apparition à un moment ou un autre, Comme la Providence dans le sermon d’un père dominicain. Comme l’Immaculée Conception : scintillante et exaltante vision traditionnellement réservée aux cœurs simples et aux esprits forts, bonne conscience du dénonciateur et du philosophe, l'inusable fable — ou farce — grâce à quoi le bourreau se sent une vocation de sœur de charité et le supplicié la joyeuse, gamine et boy-scoutesque allégresse des premiers chrétiens, tortionnaires et martyrs réconciliés se vautrant de concert dans une débauche larmoyante que l’on pourrait appeler le vacuum-cleaner où plutôt le tout-à-l’égout de l'intelligence alimentant sans trêve ce formidable amoncellement d’ordures, cette décharge publique où figurent en bonne place, au même titre que les képis à feuilles de chêne et les menottes des policiers, les robes de chambre, les pipes et les pantoufles de nos penseurs mais sur le faîte duquel le gorillus sapiens espère néanmoins atteindre un jour une altitude qui interdira à son âme de le suivre, (LRF, p. 176-177)

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L'HISTOIRE OÙ LA RÉPÉTITION SANS FIN

Le stéréotype fait figure à lui tout seul d’argument, aussitôt dénoncé: derrière le mot se profilent des énoncés figés, réitérés, et dérisoires, dont la profération n’a d’autre vertu que celle du mirage. Mais de ce mirage surgissent des rôles qui manifestent une véritable théâtralisation du réel. 2 — La théâtralisation du réel

La référence théâtrale se manifeste avec fréquence dans l’écriture simonienne, prenant la forme par exemple de comparaisons avec les décors scéniques; si l’analogie établie avec l’univers de la mise en scène théâtrale relève en partie de la même logique que celle de l’ecphrasis, les deux champs ne se confondent cependant pas exactement. Le rapport posé entre une réalité directe et sa représentation par l’image peinte crée une tension entre deux référents dont l’identification reste problématique du fait d’une confusion soigneusement entretenue. Le recours à l’analogie picturale est ainsi le moyen de faire coexister à l’intérieur d’un même énoncé à la fois l'illusion et sa mise en évidence. L’analogie théâtrale, pour sa part, travaille en partie à la déréalisation du référentiel romanesque : établissant un rapport avec le monde de la représentation, elle signale le jeu du «comme si» dont elle est le champ privilégié. Mais 1l se rencontre un certain nombre de cas où l'illusion est susceptible de prendre consistance; l’écart alors instauré par la référence théâtrale relève moins de la déréalisation que de la mise en relation avec des précédents célèbres, mise en relation qui peut signaler la dégradaton du modèle. Par l’analogie théâtrale, c’est donc également un discours sur l'Histoire qui est indirectement posé. De l’adjectif «théâtral» à son dérivé adverbial «théâtralement», la lan-

gue offre du point de vue sémantique l’intérêt du balancement possible entre une valeur littérale et une valeur métaphorique, balancement sémantique que l’adjectif «théâtral» présente lui-même à l’intérieur de son signifié. L'écart repose ainsi sur l’opposition entre d’un côté ce qui relève véritablement du théâtre et de l’autre ce qui est comme au théâtre, quitte à se dénoncer comme ostentatoire et artificiel. Le glissement de l’une à l’autre des acceptions est parfois très rapide, et l’énonciation joue de l’hésitation possible de l’interprétation. Ainsi en va-t-il de la description du suicide de l’ancêtre proposée par Blum dans une nouvelle variante : «[...] pour le souvenir de cet autre cocu qui...», et Georges : «Cocu?», et Blum : «.. s’est théâtralement tiré une balle de

revolver dans..», et Georges : «Pas revolver : pistolet. On n’avait pas encore inventé le revolver à cette époque. Mais cocu?.…», et Blum: «Bon: pistolet. Ce qui n’enlève d’ailleurs rien au théâtral, au pittoresque de la mise en scène :

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L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

car n’as-tu pas dit qu’il avait convoqué un peintre pour la circonstance? (LRF, p. 175)

Le discours entrelace ici la référence picturale et la référence théâtrale par une forme de surenchère de l’artifice. Il semble alors que les deux protagonistes procèdent à une reconstitution de la scène, scène à la fois au sens historique et au sens théâtral du mot. L’effort de reconstitution porte ainsi sur la justesse de la dénomination de ce qu’il faut appeler des «accessoires ». Si l’idée d’une reconstitution fidèle atteste de l’authenticité de la scène originelle, simultanément l’assignation de rôles de comédie entretient l’équivoque et suggère l’appartenance de l’épisode en question à l’univers théâtral proprement dit. Il semble bien que ce soit la désignation de l’ancêtre par la périphrase «cet autre cocu» qui entraîne quasi automatiquement la présence de la modalisation par l’adverbe «théâtralement» dans le discours de Blum. La reprise interrogative que fait Georges de cette dénomination signale la non-coïncidence immédiate du mot avec la réalité en cause. Il s’agit alors de procéder, par le discours, à une théâtralisation par attribution de rôles du répertoire!, théâtralisation tout d’abord métaphorique, par le recours à l’adverbe dont le signifié exclut l’adéquation immédiate avec une scène de théâtre. De l’ostentation dite par l’adverbe, l’énonciation glisse à l’idée de «mise en scène» relative à l'univers de la représentation. La logique suivie par le discours de Blum est en fait une logique particulièrement retorse : passant outre les deux demandes de justification concernant la désignation de l'ancêtre en tant que «cocu», il ne s’arrête que sur les éléments langagiers qui ne remettent pas en cause la possibilité d’une représentation. Le silence obstiné sur la question de la dénomination est ainsi un silence qui permet le passage en force vers la théâtralisation, laquelle n’admet aucune discussion. La théâtralisation de la scène est établie par la relation de quasi synonymie que le discours de Blum pose entre «théâtral» et «pittoresque», par un jeu de remotivation étymologique. Le «pittoresque» en question dit littéralement le caractère pictural de la scène, par réactivation d’un sens vieux du mot : avant même de le citer explicitement, le «pittoresque » implique la présence d’un peintre dans la scène. De même que «cocu» appelle par attraction «théâtralement», «pittoresque» commande la référence en discours au «peintre» par une articulation que rend voyante le connecteur «car». Or, si «théâtral», ici en emploi substantivé, relève encore du métaphorique, un basculement s’opère à partir de «pittoresque» : la valeur métaphorique de 1. Que la théâtralisation soit essentiellement une question de vocabulaire, on en a une autre illustration dans ce dialogue échangé entre Blum et Georges : «mais il en a eu assez il l'a chassé Ou plutôt répudiée / ré... Comment dis-tu / répudiée / sans blague Comme au théâtre alors / oui» (LRE, p'121); Comme

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L'HISTOIRE OU LA RÉPÉTITION SANS FIN

«théâtral» suscite l’interprétation du deuxième adjectif substantivé comme également métaphorique, susceptible d’être paraphrasé par «ce qui est digne d’être peint». L’articulation logique que propose le «car» apporte après coup une justification à la première énonciation, ce qui entraîne une recharge sémantique de «pittoresque»; et rétroactivement le nom glisse vers une valeur littérale, celle qu’il avait au XVI siècle : «ce qui est relatif à la peinture»!. Par la proximité de ces différents éléments, « pittoresque» regagne ainsi momentanément le domaine de la peinture qu’il a aujourd’hui abandonné à «pictural»; de la sorte la «mise en scène» n’en est pas une du point de vue métaphorique, mais littéralement, elle tient du travail de composition? auquel procède habituellement le peintre. C’est donc à un véritable tour de passe-passe que procède l’énonciation : passe-passe entre le déploiement d’une interprétation métaphorique, première, et sa substitution par une interprétation littérale, seconde. La manipulation est une fois de plus programmée par les associations langagières, qu’il s’agisse d’associations cultureiles stéréotypées comme pour «cocu» ou d’associations langagières comme dans le cas de «pittoresque». Ce qui amène à la conclusion qu'il se produit en fait un double effet de mise en scène : non seulement la mise en scène énoncée littéralement par le discours de Blum («il avait convoqué un peintre pour la circonstance»), mais aussi la mise en scène imposée par ce même discours, grâce au jeu de la manipulation langagière («car n’as-tu pas dit qu'il etc.»). En effet, il s’agit là d’une véritable réappropriation par Blum du récit fait antérieurement par Georges, ce qui lui attire à nouveau un questionnement : «Un peintre? Quel peintre? Je t’ai dit que le seul portrait qui existe de lui avait été fait bien avant que...», et Blum : «Je SAS CERN DAUTS)

La théâtralisation opère donc à deux niveaux : celui de l’énoncé et celui de l’énonciation, dans une mise en abyme renouvelée du fonctionnement textuel. Partant, l’énonciation pousse à l’extrême la logique de posture qui sous-tend la définition des personnages simoniens : bousculant les rares indications chronologiques données, elle abolit la distance temporelle qui sépare la pose pour le portrait et la scène du suicide elle-même, faisant de la mort de l’ancêtre un véritable spectacle qui se fige en un geste peint. Par un retournement habituel au texte simonien, le référent peint, après avoir servi 1. 2. cite fait

Définition proposée par le Grand Larousse de la Langue Française. Cf. l’article «Pittoresque» du Dictionnaire Historique de la Langue Française (A. Rey) qui l’abbé Du Bos, lequel «emploie le mot pour qualifier une composition “dont le coup d'œil un grand effet suivant l'intention du peintre et le but qu'il s’est proposé”.»

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L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

de stimulus à la narration est modifié par celle-ci et se métamorphose en une nouvelle image. L’ancêtre, par la mise en scène que lui impose le discours de Blum, devient alors à la fois être historique et pure représentation, objet de la créativité verbale du locuteur; si, comme l’écrit F. van Rossum-Guyon,

«les personnages qui peuplent les romans de Simon apparaissent aux yeux des narrateurs, des protagonistes et, par conséquent des lecteurs, précisément comme des «personnages» : déguisés, fardés et masqués, affectant des poses théâtrales ou clownesques, jouant un rôle fictif et irréel»!, la présence par la manipulation énonciative des interprétations littérale et métaphorique assigne à l’ancêtre un double statut : à la fois «personnage» au sens où l'entend la critique dans ces lignes, mais aussi individualité sur le point de s’évanouir derrière le personnage. La complexité de la théâtralité apparaît ici avec force comme exemplaire de la tension permanente entre mimesis et textualité.

Au-delà de ces cas où la théâtralité se combine étroitement avec la référence picturale pour signifier la tenue à distance de l'illusion et réfléchir le processus de création, la métaphore théâtrale intervient à propos des personnages pour les inscrire dans la filiation d’un modèle. Il s’agit de ces emplois conventionnels où le nom propre sert à désigner, métaphoriquement, un type, selon le principe de l’antonomase. De façon caractéristique, chacune des métaphores est prise en charge par un des personnages du roman, systématiquement Blum. C’est à lui que revient la charge d’assigner en discours un rôle théâtral aux différents personnages, par un emprunt au répertoire. L'emprunt s'accompagne à chaque fois d’un déplacement de valeurs par rapport au modèle choisi, dû à la dérision du discours. Ainsi, l'homme soupçonné d’inceste est-il associé au type même du séducteur juvénile, Roméo, mais le nouvel avatar du modèle subit une description avilissante : Cet adjoint avec son parapluie et ses bottes à rustines! Le Roméo du village! Qui aurait cru ça? Lui et ce bol de lait. (LRF, p.119)

Le fermier qui le menace de son fusil est pour sa part dénommé «l’autre Othello bancal de village»? la jeune femme au teint laiteux se transformant en «la blanche Desdémone»; la femme du Conventionnel devient «cette Agnès», alternativement «infidèle» puis «virginale»* par référence transparente à son prénom Virginie, métaphore qu’elle partage momentanément 1. Françoise van Rossum-Guyon, «La mise en spectacle chez Simon», dans Claude Simon, colloque de Cerisy, Paris, U.G.E., 1975, p. 95.

2. LR, p. 266. 3. LRF, p. 184, 185, 186.

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avec Corinne. De ce fait, c’est tout naturellement que l’ancêtre se métamor-

phose en un «Arnolphe», ses croyances philosophiques lui valant les qualificatifs de «philanthrope, jacobin et guerroyeur»!. Quant au capitaine de Reixach, il est assimilé à la statue du Commandeur, mais dans une version qui lui fait perdre considérablement de sa grandeur : même dans cette arrière-cour d’estaminet de campagne où il vous a payé à boire un demi bien frais à peu près cinq minutes avant de recevoir cette giclée de mitraillette, comme il aurait payé un verre après une monte gagnante à la buvette des jockeys, ce qui fait que par les trous il est peut-être sorti non du sang mais des Jets de bière, c’est peut-être ce que tu aurais vu si tu avais bien regardé, la statue équestre du Commandeur pissant des jets de bière, transformée en fontaine de bière flamande sur le piédestal de son. (LRF, p. 267) La référence au répertoire est instable, empruntant aussi bien à la comé-

die de Molière qu’au drame shakespearien. Mais dans chacun des cas, l’ajustement du personnage simonien au modèle théâtral se fait par une dégradation manifeste due à l’inadéquation entre les deux univers ainsi rapprochés. L’analogie établie repose en effet sur une ressemblance extrêmement fragile : ce sont seulement soit des éléments de détail, soit un cadre très

général qui permettent de nommer le personnage simonien en référence à un type. La dénomination du capitaine de Reixach en tant que Commandeur n’est ainsi due qu’à la référence à la statue, statue qui subit d’ailleurs une modification par rapport au modèle de Molière puisqu'elle est devenue statue équestre : nulle idée de jugement, aucune analogie de situation ne justifie ici la vision du capitaine en Commandeur, à moins d’assimiler l’invitation à boire un verre au festin de Dom Juan. Mieux encore, c’est par une véritable

violence faite à l’Histoire que la référence théâtrale parvient à devenir pertinente pour la désignation du personnage simonien; ainsi Virginie ne peutelle correspondre à l’ Agnès de L'Ecole des femmes qu’au prix d’une manipulation ostensible de la part de Blum : non pas peut-être le cœur (car sans doute avait-il tout de même fini par perdre un peu de sa naïveté) mais en tout cas la chair, le corps tiède et palpable de cette Agnès. (car ne m’astu pas dit qu’elle avait vingt ans de moins que lui de sorte que..», et Georges : «Mais non. Tu mélanges tout. Tu confonds avec...» et Blum : «... son arrière-petit-fils. C’est vrai. Mais je pense qu’on peut néanmoins l’imaginer : on mariait alors les filles de treize ans avec des vieillards, et même si sur

ces deux portraits ils ont l’air sensiblement du même âge c’est ISERE NDULSS:

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L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

sans doute que le savoir-faire de l’artiste (c’est-à-dire son savoir-vivre, c’est-à-dire son savoir-flatter) a quelque peu rajeuni l'épouse. Non, je ne me trompe pas, je dis bien : elle, c’est-à-dire atténuer, tempérer ce qui transparaissait de son expérience réelle, soit, dans le mensonge et la duplicité, environ mille ans de plus que lui.) (LRF, p. 184)

La manipulation des données historiques procède selon le même principe du passage en force au moyen d’une justification de l’énonciation par une autre énonciation («car ne m’as-tu pas dit...») : comme précédemment, c’est l’appui sur un élément qui déclenche une nouvelle version du référentiel romanesque. Il suffit ici de prononcer le nom d’« Agnès» pour que, par une sorte d’emballement énonciatif dû aux représentations culturelles qui lui sont associées, les justifications surgissent après coup, entraînant une variaton du récit de Georges afin de le rendre adéquat au modèle théâtral. La référence théâtrale sert ainsi de matrice fictionnelle, relançant l’énonciation vers un autre parcours narratif sans égard pour les contradictions avec les énonciations antérieures. Sans beaucoup d’égard non plus pour le modèle lui-même, puisque la jeune Agnès de L'Ecole des femmes devient dans le discours de Blum le type même de la duplicité féminine. L’appropriation du discours d’autrui passe de fait par son assimilation plus ou moins forcée à un modèle conventionnel, servant en quelque sorte de figure relais, mais qui connaît des modifications suffisantes pour engendrer à son tour une nouvelle narration. La création d’une nouvelle fiction, par le discours de Blum, consiste en un ajustement entre deux réalités discursives : celle immédiate et interne à la diégèse, proposée par Georges, et celle, appartenant à la culture collective, disponible extérieurement au texte lui-même qui s’en empare pour une recréation. Dès lors les altérations grotesques subies par les modèles dans leur avatar simonien prennent deux significations : elles sont la manifestation du travail d'ajustement réalisé par le discours qui se les approprie; mais elles se font également la manifestation de la violence subie par les personnages dans l'univers simonien. Le grotesque, qu’il prenne l’apparence d’un Roméo en bottes à rustines ou d’un Othello bancal, marque la dégradation inéluctable des répétitions d’un modèle. La dérision qui caractérise les discours de Blum n’est ainsi que la manifestation grinçante des outrages subis par les personnages pris dans l'Histoire. Leur agitation quelque peu mécanique, qui les condamne à emprunter les gestes figés dans la mémoire, menace de faire d’eux des caricatures qui se définissent moins par rapport à leur propre existence que par rapport à des schémas préétablis. Le grossissement du trait les unit ainsi dans une même grande mascarade. «Financiers et conquistadors, soldats et vieilles femmes sont réduits à quelques communs dénominateurs : 128

L'HISTOIRE OU LA RÉPÉTITION SANS FIN

éternelle cruauté, éternelle comédie, durcissement, vieillesse et mort. Cette

réduction ne s’effectue pas par suppression des différences mais par accentuation d’une ressemblance, par la mise en valeur d'un aspect, particulièrement frappant comme le masque à l’aspect terrifiant et risible de la mère.»! écrit F. van Rossum-Guyon à propos d'Histoire. Mais il n’y a aucune difficulté à généraliser la portée de son commentaire, qui s’avère également pertinent pour LRF. La théâtralisation des personnages, les réduisant à des figures exemplaires, fait d’eux des représentants par excellence de l’humanité; mais simultanément, le processus de réduction inhérent à la théâtralisation travaille à une réduction proportionnelle de l’humanité à quelques grands traits fondamentaux frappés par la dérision. Il en découle une forme d’aplanissement de la hiérarchie des genres théâtraux : si la comédie tend vers le grotesque par une sorte de pente naturelle, la tragédie n’est pas investie pour autant d’une dignité plus importante, chacune se définissant comme la contrepartie de l’autre. Ainsi les représentations afférentes aux deux genres se mêlent-elles dans le roman, la mort empruntant à la comédie dans la vision qui fait surgir l’ancêtre en plein XX° siècle : la mort, donc, s’avançant à travers champs

en lourde robe

d’apparat et dentelles, chaussée de godillots d’assassin, et lui (l’autre Reixach, l’ancêtre) se tenant là, à la manière de ces

apparitions de théâtre, de ces personnages surgis d’une trappe au coup de baguette d’un illusionniste, derrière l’écran d’un pétard fumigène, comme si l’explosion d’une bombe, d’un obus perdu, l’avait déterré, exhumé du mystérieux passé dans un mortel et puant nuage non de poudre mais d’encens qui, en se dissipant, l’aurait peu à peu révélé, anachroniquement vêtu (au lieu de l’omni-régnante capote couleur de terre des soldats tués) de cette tenue aristocratique et faussement négligée de chasseur de cailles (LRF, p. 75-76)

Le texte explicite d’ailleurs clairement cet aplatissement des valeurs, la réduction des différences entre tragédie et comédie, en proposant deux définitions complémentaires l’une de l’autre : et elle — la virginale Agnès — debout, poussant par les épaules l’amant — le cocher, le palefrenier, le rustre ahuri — vers l’inévitable et providentiel placard ou cabinet des vaudevilles et des tragédies qui se trouve chaque fois là à point nommé comme ces énigmatiques boîtes des farces et attrapes dont l'ouverture pourra provoquer tout à l’heure aussi bien une 1. F. van Rossum-Guyon, «La mise en spectacle chez Claude Simon», article cité, p. 99. Les italiques sont dans le texte.

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L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

explosion de rire qu’un frisson d’horreur parce que le vaudeville n’est jamais que de la tragédie avortée et la tragédie une farce sans humour, (LRF, p. 186)

À nouveau, c’est le recours au modèle théâtral qui réoriente le récit, et permet d’en proposer une nouvelle version, ici par le détour d’une comparaison : en effet, la référence à la «boîte de farces et attrapes», amenée par l’analogie avec le placard du théâtre, se fait l’annonce de la variante élaborée par le discours de Blum; sur un modèle premier, celui de la scène vaudevillesque de l’amant dans le placard, se greffe un deuxième modèle, celui de la boîte de farces et attrapes promesse d’une «explosion de rire» ou d’«un frisson d'horreur». Le glissement de la valeur métaphorique à la valeur littérale d’«explosion» permet ensuite, selon un mouvement naturel, d'imposer dans cette nouvelle version fantasmée

de la mort de l’ancêtre, l’idée d’un

assassinat par un coup de pistolet. Les jeux de rôles se déploient ainsi à l'infini, à partir de modèles fondamentaux qui sont sans cesse l’objet de redéfinition par le discours de Blum. Il est d’ailleurs significatif que les seuls personnages explicitement concernés par le jeu de l’analogie théâtrale grâce à la dénomination métaphorique soient ceux qui se trouvent pris dans une intrigue amoureuse, soit directement comme l’ancêtre ou le capitaine de Reixach, soit indirectement comme le fermier censé défendre l’honneur de son frère”. Ils relèvent ainsi prioritairement d’une intrigue pré-construite, fable disponible et toujours reproduite; en tant que telle, la fable suscite sa recréation, réfléchissant le travail de production du texte par la reconstruction multipliée et jamais stabilisée du récit auquel elle donne lieu. Mais en même temps, la fable fait basculer l’histoire individuelle dans le champ collectif, invitant à la comprendre comme la manifestation exemplaire de l’enfermement irréductible de l’homme dans des catégories sommaires et fondamentales. La théâtralisation concerne de fait une double compréhension de l’«histoire» : elle est à la fois mise en scène de l’histoire d’une écriture, relevant alors d’un processus de déréalisation du référent, mais elle est aussi mise en œuvre d’une conception de l'Histoire comme lieu de répétiüons et d’enfermement, dont l'issue reste systématiquement fatale. Ainsi «théâtre» et «tragédie» sont-ils susceptibles d’apparaître dans une série 1. Cf. «er prenant alors en pleine poire ce coup de pistolet tiré à bout portant, de sorte que le sort miséricordieux lui épargna au moins cela, c'est-à-dire de savoir ce qu'il y avait dans le placard, connaître cette seconde et suprême disgrâce, la boîte des Jarces et attrapes fonction-

nant à point nommé, le pétard faisant son office, » (LRF, p. 188). 2.

On peut noter que, dans ce cas encore, l’analogie entre le modèle théâtral (Othello), et son

avatar simonien reste des plus ténues, reposant essentiellement sur la description du fermier comme «un petit homme noiraud» (LREF, p. 57).

130

L'HISTOIRE OU LA RÉPÉTITION SANS FIN

énumérative

où ils entrent dans une relation de quasi synonymie

avec

«rTOMan » :

Du théâtre de la tragédie du roman inventé, disait-il, tu ty complais tu en rajoutes tu, et moi Non, et lui Et au besoin tu inventes, et moi Non ça arrive tous les jours, (LRF, p. 271)

Dans cette insistante relation de synonymie établie par le discours, et à l’intérieur de laquelle l’irréalité est définie par la surenchère d’une caractérisation par pléonasme («du roman inventé») se donnent à lire à la fois le mode de production du texte, son développement à partir de données touJours reconstruites et l’affirmation d’une monstruosité consubstantielle à l'Histoire, que ne cesse de mettre en scène la fatalité de la répétition dans l'indifférence généralisée des décors traversés.! Les deux modes de fonctionnement de la théâtralisation ne s’excluent ainsi nullement l’un l’autre : ils présentent la caractéristique de pouvoir se juxtaposer sans que disparaisse nécessairement l’une des deux valeurs, dans le respect de la tension entre mimesis et textualité. Poussée à son extrême, la

théâtralisation, qui associe déréalisation du référent et mise en scène de la répétition de l'Histoire, amène à la mise en scène de grands mythes : avec le mythe s’opère alors une radicalisation de l’idée de répétition, puisque le mythe entraîne la sortie hors de l'Histoire.

3 — Le recours aux mythes

Les références mythologiques constituent une forme d’amplification du processus de théâtralisation des personnages simoniens : le recours aux mythes permet d’arracher l’expérience ponctuelle au cours du temps et lui donne une valeur emblématique. L'événement ainsi sorti de la temporalité subit une forme de pétrification rappelant le fonctionnement du stéréotype : du stéréotype, on passe ici à l’archétype, la frontière restant ténue entre les deux : dans les deux cas, il s’agit de schémas préconstruits, plus ou moins rigides, susceptibles d’aider à l’interprétation du monde par l’établissement de catégories. La différence réside dans le type de catégories en cause, bien que le mythe interfère largement dans les représentations de catégories sociales. Dans le cadre du roman le mythe intervient à son tour pour fonder la représentation, investie de valeurs symboliques. Simultanément, le 1. Le texte insiste fréquemment sur le caractère paisible des paysages traversés par les cavaliers : cf. par exemple le passage de la fuite éperdue de Georges, en proie à la panique, dans une campagne printanière et riante. Il s’agit là d’une opposition récurrente dans l'œuvre de Claude Simon : on retrouvera en partie la même scène dans L'’Acacia, chapitre IV.

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L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

recours à la mythologie, c’est-à-dire là encore à des modèles préétablis, à des fables disponibles qu’il suffit d’aller chercher dans la mémoire collective, définit de nouveau un mode de production du texte qui se nourrit des développements de la fable mythologique. Autrement dit, le jeu des références mythologiques relève de cette double articulation que l’on peut définir comme une constante de l’écriture simonienne : à la fois une façon de rendre visible, plus ou moins discrètement, le processus de production textuelle grâce aux suggestions de la langue et en même temps l’inscription dans une logique d’enfermement qui caractérise, consciemment ou non, la représentaüon de l'Histoire élaborée par l'écriture. L'écriture progresse selon un mouvement de va-et-vient : elle emprunte à un schéma préétabli des références qui lui permettent de donner consistance à sa narration; mais elle ne se contente pas d'emprunter, à son tour elle réécrit la fable en en proposant une version réduite à l’univers diégétique, comme écrasée à l’échelle du roman. Comme l'écrit Patrick Longuet, «Le mythe est ici inversé : il interprétait le monde et se trouve interprété par le récit.»!. Autrement dit, l'écriture simonienne procède à une forme de naturalisation du mythe qui se trouve absorbé par la diégèse en même temps qu’il donne à celle-ci une ampleur débordant l'expérience individuelle : l’un est l’égal de l’autre. C’est à juste titre que P. Longuet déclare à propos du mythe dans l’œuvre simonienne : «Le récit accomplit un échange symbolique : l’autobiographie vaut pour la collectivité puisqu'elle croise les récits mythiques; le mythe vaut pour l’autobiographie puisqu'il raconte une histoire qui interfère avec celle du narrateur ou du personnage.»? Bien qu’il soit discutable de parler d’«autobiographie»* à propos de LRF, le propos est bien de mettre sur un plan d'égalité l’individuel et le collectif, sans établir d'échelle de valeur, mais en les confondant dans une même vision répétitive de l’histoire humaine. Le recours à la mythologie dans LRF se concentre principalement sur l'épisode de l’altercation dans la cour de ferme à propos de la jeune femme 1. P. Longuet, Lire Claude Simon, la polyphonie du monde, éditions de Minuit, collection Critique, 1995, p. 70.

2. P. Longuet, op. cité, p. 70. 3. LRF est construite, on le sait, à partir de souvenirs et d'expériences personnelles de l’écrivain. Cela n’en fait pas pour autant une véritable autobiographie telle que l’on entend la notion conventionnellement. La question reste pourtant latente dans la critique, et Claude Simon est souvent amené à s'exprimer sur ce sujet dans les entretiens qu’il accorde; ainsi en 1990: «Depuis L'Herbe tous mes romans sont à base de mon vécu, plus où moins romancé pour satisfaire à une vague “loi du genre” ou se prêter à des jeux de construction. Dans Les Géorgiques, L'Invitation et L'Acacia, 1 n°y a pas un seul élément fictif. C’est que J'ai fini par comprendre (ou sentir) que “la réalité dépasse la fiction”...» («Claude Simon, le passé recomposé», entreüen avec À. Armel, Le Magazine littéraire, n° 275, 1990.)

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L'HISTOIRE OÙ LA RÉPÉTITION SANS FIN

au teint laiteux. C’est tout particulièrement ce personnage de jeune femme qui donne lieu au déploiement de référents mythologiques. Celle-ci se trouve ainsi placée à l’intersection de deux isotopies, celle du lait développée à partir du cliché et celle construite à partir de la référence mythologique, les deux finissant par se rejoindre précisément, grâce au travail de l’écriture. Pour donner une idée de la façon qu’a le texte de préparer l'introduction de la référence mythologique dans la narration, il est possible de la comparer au dépli des papiers japonais qu’évoquait Proust : une forme banale s’épanouit soudain pour laisser apparaître toute sa complexité. En effet, la référence mythologique ne se manifeste pas immédiatement en tant que telle. Il faut tout un parcours textuel pour qu’elle s’ouvre pleinement, sans plus se dissimuler. À son origine se trouve une description glissée de façon anodine lors de la première occurrence de l’altercation entre les paysans : et Georges regarda aussi ce qu’il avait regardé par-dessus la tête du capitaine, mais sans doute pas assez vite car à l’une des fenêtres du premier étage de la maison il n’eut que le temps de voir le rideau qui retombait, un de ces rideaux de filet bon marché comme on en vend dans les foires et dont le motif représentait un paon à la longue queue retombante encadré dans un losange dont les côtés obliques dessinaient comme des marches selon les mailles du filet, la queue du paon se balançant une ou deux fois, puis s’immobilisant, tandis qu’au-dessous (mais Georges ne regardait plus, épiait seulement avec avidité le filet d’un blanc grisâtre maintenant immobile et où le décoratif et prétentieux oiseau se tenait coi derrière l’impalpable bruine qui continuait à tomber, silencieuse,

patiente,

éternelle)

le

charivari,

la

cacophonie,

l’imbroglio de voix s’élevait de nouveau, véhément, incohérent, passionné (LRF, p. 58-59)

La description constitue une sorte d’arrêt dans la scène de l’altercation,

le mouvement

du regard qui se détourne un instant s’accompagne d’une

forme de détour de la narration. L’insistance de la description, qui donne les

détails du rideau, fait ainsi momentanément diversion par rapport au récit en cours, de même que le rideau semble faire obstacle partiellement à la vision d’un élément important, que l’on devine être le visage de la jeune femme : a priori, c’est ce qui est derrière le rideau qui importe. C’est dans cette mesure que le rideau devient leurre textuel, car, précisément, sa description ne renvoie à rien d’autre qu’à elle-même. Ce qui est derrière n’a finalement d'importance que par le déplacement d’attention qu’il suscite momentanément. Autrement dit, la précision de la description, qui semble motivée du point de vue de la diégèse par la concentration d’un regard scrutateur, simule l’opacité de la vision et signale en même temps l’opacité textuelle. L’effet de 155

L'ÉCRITURE DU LAB YRINTHE

leurre est, si l’on peut dire, voyant : alors que le rideau invite, en tant que référent, à voir au-delà de lui, l'énoncé demande à être regardé immédiatement, au pied de la lettre, dans sa matérialité même. Dès lors la description n’est plus là comme diversion dans la narration, mais au contraire comme amorce d’un nouveau développement textuel qu’elle motive déjà, discrètement, à elle toute seule. En ce sens, le rideau de la diégèse devient rideau textuel, masquant, si l’on n’y prend garde, les principes de progression de la narration. Les masquant, mais aussi les désignant discrètement : si l’on suit le parcours de la description, on constate que le substantif «rideau» proprement dit apparaît seulement deux fois, laissant ensuite la place à une dénomination par métonymie au moyen du substantif «filet», lequel subit un déplacement puisqu'il est tout d’abord utilisé comme complément déterminatif de «rideau» à l’intérieur d’une exophore mémorielle avant de servir de synonyme à «rideau». Le recours à l’exophore, fréquent chez Claude Simon, semble ainsi nécessaire pour fonder l'illusion référentielle, par appel à la connivence culturelle. La description se fait même très complaisante pour aider à la représentation mentale du référent textuel : ainsi elle propose successivement l’exophore mémorielle qui se déploie dans une comparative introduite par «comme», puis une première subordonnée relative qui fait basculer la référence du générique au particulier; cette subordonnée s’ouvre à son tour sur une deuxième relative où réapparaît un «comme» modalisateur et qui s’achève sur le substantif «filet». De la sorte, l'énoncé progresse en boucle, puisque la description se déploie à partir de «filet» et retombe sur ce même substantif, mais celui-ci a subi un léger déplacement, en passant par l’étape intermédiaire de son emploi dans la construction «les mailles du filet». Le dispositif est alors prêt à faire jouer, à distance, la polysémie du substantif «filet», lequel est susceptible de référer soit, par métonymie, au rideau, soit à un objet servant à la capture de proies. Si l’on ajoute à cela que la notion de filet s’associe naturellement à celles de réseau et d’entrelacs, on comprendra la charge potentielle de réflexivité que contient le mot dans l’écriture simonienne. À ce subtil glissement de l’écriture s’en ajoute un deuxième, qui va également prendre toute son importance dans la mise en place de la référence mythologique. Il s’agit du «motif» présenté par le rideau, «un paon à la longue queue retombante». En fait de «motif», l'oiseau va rapidement se définir comme tel dans l’économie du roman, revenant de façon récurrente à la façon d’un motif musical. Mais dès sa première occurrence, il est l’objet d’une légère variation, très discrète, qui annonce les développements à venir. Si, lors de sa première apparition le paon relève bien de l’ordre de la représentation imagée (le motif «représent[e] un paon»), la description en pro134

L'HISTOIRE OÙ LA RÉPÉTITION SANS FIN

gressant laisse peu à peu de côté l’idée de représentation : la dénomination se fait alors plus ambiguë. Le paon est finalement dénommé par la périphrase «le décoratif et prétentieux oiseau». Les qualificatifs qui caractérisent l’hyperonyme sont encore susceptibles de se comprendre dans la logique de la représentation, «décoratif» s’entendant ainsi littéralement; mais le

prédicat verbal que reçoit la périphrase apporte avec lui un élément dissonant : le paon est de fait décrit comme «se ten[ant] coi». La précision peut pour le moins surprendre si l’on comprend littéralement l'adjectif «coi» : qu’un motif reste «tranquille et silencieux» relève de la caractérisation non pertinente, ou au contraire trop pertinente pour mériter d’être énoncée puisque par définition un motif ne saurait «parler». A moins de considérer qu’il y a là jeu métaphorique; or, la métaphore dans l’univers simonien est susceptible de glisser vers sa compréhension littérale à tout moment. Il s’opère ainsi un léger tremblement sémantique, une sorte de vaet-vient dans la relation métaphorique entre les différentes caractérisations, par un phénomène d’anticipation. Grâce à la possibilité d’inversion des rapports, le paon s’annonce comme susceptible de glisser hors de l’univers de la représentation, sortant du rideau, et devenant ainsi métaphoriquement «décoratif». Tout ceci n’est encore, à cet endroit du texte, que de l’ordre du possible mais ne demande plus qu’à être déployé par la suite. Précisément, les occurrences suivantes font apparaître de façon de plus en plus distincte ce qui ne relevait encore que du possible, la référence aux mythes s’amplifiant systématiquement. Le seul élément, à peine distinctif, qui soit susceptible de s’associer plus ou moins explicitement à la représentation de la mythologie dans la première description du paon, reste la caractérisation de la pluie, qui au terme d’une construction ternaire, livre l’adjectif «éternelle ». Ainsi, la première référence au paon apporte-t-elle avec elle de nombreux possibles, mais qui restent masqués pour la plupart, et une vague indication par le biais d’une caractérisation de la pluie, elle-même définissant un des motifs récurrents dans le roman. L’énonciation n’a alors plus qu’à laisser germer ces possibles mis en place de façon voilée pour que se déploie naturellement la référence à la mythologie : la référence n’est pas plaquée artificiellement sur le discours, mais procède de lui, par les réseaux qu’il contribue à créer. A l’image des guerriers de Cadmos! surgis de terre et se multipliant, les associations présentes de manière diffuse vont affleurer à la surface du texte, se développer et proliférer, s’interpénétrant et se nourris1. L'image est utilisée par Claude Simon à propos des soldats : «l'innombrable engeance sortie tout armée et casquée selon la légende et se multipliant grouillant se répandant sur la surface de la terre bruissant de l’innombrable rumeur, > (LRF, p. 40).

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L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

sant les unes des autres. Mais jusqu’à présent, il ne s’agit encore que de présence furtive, quasi imperceptible. Quelques éléments extérieurs au passage descriptif proprement dit servent cependant de balises annonçant le glissement à venir vers la vision mythique : Mais Georges eut beau attendre encore pendant un long moment, elle ne reparut pas à la fenêtre, mais seulement le paon, d’un blanc grisâtre, immobile, et parvenant toujours de l'intérieur, malgré la porte fermée maintenant, la voix de la

vieille femme qui continuait à faire entendre ses lamentations rythmées, monotones, comme une déclamation emphatique, sans fin, comme ces pleureuses de l’antiquité, comme si tout cela (ces cris, cette violence, cette incompréhensible et incontrôlable explosion de fureur, de passion) ne se passait pas à l’époque des fusils, des bottes de caoutchouc, des rustines et des costumes de confection mais très loin dans le temps, ou de tous les temps, ou en dehors du temps, la pluie tombant toujours et peut-être depuis toujours, (LRF, p. 60)

Dès sa deuxième occurrence dans le même passage, la référence au paon accentue notablement le processus étudié dans la première description à laquelle il donne lieu : la construction syntaxique par la coordination du «mais» laisse subsister la possibilité de faire du groupe nominal «le paon» le sujet d’un verbe «reparut» sous-entendu; de la sorte, la mise en commun syntaxique du verbe confère au motif du rideau! une capacité de mobilité qu'il partagerait avec la jeune femme : le paon commence à sortir du rideau. Les éléments étant ainsi posés, suggérant même une forme de définition par ajustements successifs de la temporalité mythique, l’énoncé est dès lors susceptible de se faire plus explicite et de s'approprier ostensiblement les fables mythologiques. L’appropriation et le dévoilement se font toutefois par étapes. La deuxième fois où revient l’épisode du rideau, au cours d’un dialogue entre Georges et Blum, la référence mythologique devient visible, mais ne se fait pas directement par l’élucidation de la référence au paon : nous guettions levions sans cesse la tête vers cette fenêtre ce rideau de filet que nous avions cru voir bouger [...] et moi Le

paon remue encore, il y avait un paon tissé dans le rideau de filet avec sa longue queue couverte d’yeux, et nous nous usant les yeux à force de guetter tout en continuant à asticoter Wack essayant d'imaginer de deviner ce bouillonnement 1. On peut remarquer d’ailleurs que le substantif «rideau» n’est plus utilisé ici, la dénomination se faisant selon le principe de la partie pour le tout, laissant la possibilité d’une ambiguïté référentielle.

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L'HISTOIRE OU LA RÉPÉTITION SANS FIN

caché des passions : nous n’étions pas l'automne nous n’étions nulle part mille plus tôt ou plus tard en plein dans la folie des, chevauchant à travers le temps la nuit

dans la boue de ans deux mille ans le meurtre les Atriruisselante de pluie

sur nos bêtes fourbues (LRF, p. 114-115)

C’est donc par la mention des Atrides que se noue le fil de l’isotopie mythologique, dans une référence qui unit mythologie grecque et tragédie antique. La progression de l’énoncé accumule par juxtaposition des constituants («folie», «meurtre») que l’enchaînement syntaxique semble placer dans une relation de quasi synonymie jusqu’à l’aboutissement que constitue la mention des Atrides : il semble se produire dans cette succession de noms une approche tâtonnante de la référence, dans une confusion établissant de fait l’équivalence entre référence spatiale et référence temporelle; les dénominations proposées ne s’excluent pas mais s’additionnent plutôt; et le résultat de l’addition livre naturellement la référence mythologique, selon l’équation : hors du temps + meurtre + folie = Atrides. Le caractère générique de la dénomination renvoie à son tour à la succession des générations, à

un malheur reconduit d’âge en âge, laissant la possibilité d’une interprétation littérale ou métaphorique. Quant au rapport avec le paon, il ne s’établit pas encore de façon claire. La phase suivante n’apporte pas immédiatement la solution, mais élucide en revanche le lien du filet avec la mythologie grâce au jeu de la polysémie : alors il a transformé sa chèvre en fille ou sa sœur en chèvre et Vulcain je veux dire ce boiteux épousa la chèvre-pied et ce bouc de frère venait la saillir dans sa maison c’est bien ça? c’est ce qu'il a dit

alors c’était du lait de chèvre? qui? celle qui était dans l’écurie ce matin celle qui se cache derrière ce paon mythologique [...] très bien Donc il (ce Vulcain) les a sans doute surpris et capturés tous les deux dans un filet et (LRF, p. 120-121)

La référence reste rapide, ne prend pas le temps de se justifier, procède essentiellement par allusion en s’appuyant sur des connaissances présupposées. Dans la reformulation que propose Blum de l’histoire des fermiers, la référence mythologique à Vulcain devient première : la dénomination s'impose, revient brièvement sur elle-même pour avancer sa traduction, mais 1. Dans la même page, les personnages pris dans l’altercation sont désignés comme «ces tragédiens habillés de salopettes bleues».

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L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

la métamorphose a déjà eu lieu : le discours grotesque a fait basculer le récit du côté du récit mythique, les éléments s’enchaînant naturellement par recoupement des indices disposés antérieurement; le fermier boiteux, ailleurs dénommé «Othello bancal» fait surgir ici par analogie la figure mythologique de Vulcain/Héphaïstos, lequel amène immédiatement l’évocation d’Aphrodite et d’ Arès surpris en flagrant délit d’adultère divin et pris au piège du filet du dieu trompé. L’insistante référence au «rideau de filet» trouve enfin sa pleine justification; ayant travaillé souterrainement le texte par sa récurrence régulière, elle se déploie ici avec fulgurance, établissant après coup une continuité langagière entre l’univers des soldats et celui de la mythologie. La mise en relation est ainsi motivée par les correspondances que pose la langue elle-même; ce que la langue propose «prend» dans le discours; dès lors, il ne peut être question de hiérarchie, mais plutôt de contamination réciproque des deux univers, l’un et l’autre n’en finissant pas de se réfléchir dans un mouvement de va-et-vient toujours reconduit. Quant au paon mythologique, sa présence renvoie également au panthéon des dieux, grecs Ou romains, mais sans que soit jamais nommée explicitement la fable à laquelle il réfère. C’est sur le mode de la question laissée en suspens, de l’allusion plus ou moins voilée que se désigne implicitement la mythologie: la syntaxe hachée et la progression elliptique permettent la mise en relation des fables : les passions déchaînées engendrées par la chair délicate de la belle au bois dormant emmurée cachée, derrière, la queue du paon oscillait encore faiblement mais pas de Léda visible de qui donc le paon de quelle divinité est-il l'oiseau vaniteux fat stupide promenant solennel ses plumes multicolores sur les pelouses des châteaux et les coussins de concierges ? (LRF, p. 272-273)

C’est par approximations et associations d'idées que le lien est posé entre le paon, oiseau de Junon, et le cygne de Léda. L'emprunt à la mythologie se fait donc dans une certaine désinvolture, l’énonciation choisissant à son gré les éléments sans respect des traditions de récits. Le cheminement est effectivement celui de l'association d'idées, autorisée par des rapports sémantiques ou des proximités de signifiants; ainsi il semble bien que l’association de la jeune femme au teint laiteux avec Léda passe à la fois par l’appui sur l’hyperonyme «oiseau» qui efface la distinction entre «cygne » et «paon», et sur la proximité entre les signifiants de «lait» et de «Léda». De la sorte se trouvent réunies l’isotopie déclenchée par l’épithète clichée et l’isotopie mise en place par la description du paon. Le personnage de la jeune femme unifie ainsi des fables mythologiques distinctes qui subissent dans l'écriture simonienne le même traitement que les épisodes concernant les de Reixach : 138

L'HISTOIRE OU LA RÉPÉTITION SANS FIN

superposition et confusion ne permettent plus de dissocier les référents, mais travaillent au contraire à en effacer les contours. II s’agit ainsi d’un véritable processus d’appropriation de la fable mythologique qui se plie aux méandres de la fable contemporaine; mais simultanément, la fable contemporaine est amplifiée par la fable mythologique. L'oiseau est alors l’élément qui fait surgir par association d’idées! la figure féminine quelle qu’elle soit, et inversement l'évocation érotique de la femme commande quasi mécaniquement le surgissement de la référence mythologique, faisant réapparaître la figure de Junon déesse de la féminité dans la confusion des différents référents : quittant mon cou son autre bras semblait ramper le long d'elle-même comme un animal comme un col de cygne invertébré se faufilant le long de la hanche de Léda (ou quel autre oiseau symbolique de l’impudique de l’orgueilleuse oui le paon sur le rideau de filet retombé sa queue chamarrée d’yeux se balançant oscillant mystérieux) (LRF, p. 248) Le cheminement

textuel reste donc à la fois lacunaire et suffisant; il

implique une forme de travail souterrain de l’énonciation par les jeux de polysémie et les associations d’idées, se faisant ainsi mimétique du processus de remémoration, progressant par fulgurances, retours en arrière non annoncés, bonds énonciatifs sans explicitation des articulations. Du «filet»

de rideau au cygne de Léda en passant par Vulcain, le glissement s’opère naturellement sur le mode de l’équivalence soit référentielle («oiseau») soit sémantique («filet») sans égard pour la fidélité au modèle mythologique. Quant à la référence ponctuelle aux Atrides, elle sert de point d’articulation avec la légende de Léda, par l’intermédiaire de Clytemnestre. Il se produit ainsi une sorte de parasitage des légendes les unes par les autres, parasitage et brouillage qui contaminent à leur tour le récit de Georges tout autant que celui-ci les contamine. Dans un maëlstrom généralisé de toutes les époques, de tous les temps et de ce qui est par définition en dehors du temps, les figures convergent les unes vers les autres, s’appellent, se confondent. Aïnsi Virginie, la femme de l’ancêtre, est-elle à son tour prise dans l’isotopie mythologique qui rejoint en partie celle du lait?, dans la vision renversée de son corps évoquant les légendes jupitériennes : présentant maintenant non à la terre mais vers le ciel comme dans l’attente d’une de ces fécondations légendaires, de quelque tintante pluie d’or, ses fesses jumelles, (LRF, p. 180) 1. L’analogie entre femme et oiseau intervient directement dans la description érotique du corps de la femme : «je posai la main sur elle juste au milieu c'était comme du duvet de légères plumes d'oiseau un oiseau dans la main» (LRF, p. 259). 2. La vision fantasmatique de la scène érotique entre Virginie et le palefrenier est le prétexte pour évoquer «cette impétueuse laitance, ce jaillissement» (LRF, p. 180).

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L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

C'est cette même Virginie qui reçoit, toujours dans le discours de Blum, la dénomination métaphorique de Déjanire, rejoignant indirectement par la référence mythologique le champ de l’homme centaure!. Le mythe devient ainsi une référence généralisée, qui sous-tend le récit et en signale la répétition irréductible. Loin de se faire l’interprète de l’univers diégétique, le récit mythique, fragmenté, éclaté et bousculé, signale par sa redite l’enfermement constitutif de tout récit qui se replie sur les récits antérieurs : la coïncidence narrative est ainsi l’indice d’une répétition inéluctable des histoires et par-delà de l'Histoire, sans qu'aucune leçon soit jamais tirée : la fable mythologique, en tant que récit des passions humaines, est une fable sans moralité, fable pour ainsi dire vidée de sa substance, qui ne se donne plus comme vision d’autre chose mais se présente en tant que récit pur; à l’image du rideau de filet qui ne renvoie qu’à lui-même en tant que référent textuel, le récit mythique absorbé par l’écriture simonienne se désigne comme récit disponible; l'Histoire se définit alors comme une succession désorganisée de faits divers bruts, dont la trame ne varie guère. C’est dans ce cadre que s’inscrivent les références faites à L’Ane d'or d’Apulée. Ce texte est généralement considéré comme un récit initiatique, permettant d'accéder à des mystères sacrés. La métamorphose en âne subie temporairement par le héros n’est qu’une étape nécessaire à l’accession à une connaissance supérieure. Le thème de la métamorphose se manifeste dans LRF, à l’occasion du récit du transport des prisonniers dans un wagon à bestiaux surchargé au cours duquel Georges est blessé lors d'un échange de coups; s’y confondent alors deux récits mythologiques, L'Ane d'Or et Les Métamorphoses d’'Ovide : encore que je ne sois même pas sûr de pouvoir me vanter plus tard de quelque chose d'aussi glorieux que d’avoir été blessé par un de mes semblables parce que ça devait plutôt être quelque chose comme un mulet ou un cheval qu’on a dû fourrer par erreur dans ce Wagon, à moins que ce ne soit nous qui nous y trouvions par erreur puisque sa destination première est bien de transporter des animaux, à moins que ce ne soit pas du tout une erreur et qu’on l’ait, conformément à l’usage pour lequel il a été construit, rempli de bestiaux, de sorte que nous serions devenus sans nous en rendre compte quelque chose comme des bêtes, il me semble que j'ai lu quelque part une histoire comme ça, des types métamorphosés d’un coup de baguette en cochons ou en arbres ou en cailloux, le tout par le moyen de vers latins. (LRF, p. 94) 1. C'est en effet le sang du centaure Nessos qui imprègne la tunique envoyée à Héraclès par Déjanire.

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L'HISTOIRE OU LA RÉPÉTITION SANS FIN

Le récit initiatique, loin d’ouvrir sur un mystère, sert ici de lieu de reconnaissance familière : réduit au rang d’anecdote!, le récit antique colle à la lettre à la réalité vécue par le prisonnier du xx° siècle, entraînant un renver-

sement des valeurs et une forte déperdition de sens; le texte latin se faisait le récit d’une métamorphose

littérale, mais celle-ci était investie d’une forte

valeur symbolique. La métamorphose réécrite devient une métamorphose figurée, mais sans retour et sans signification autre que celle d’un avilissement considérable de l’humanité. C’est d’ailleurs pour qu’existe la coïncidence avec la lettre que s’impose l’idée de la métamorphose des prisonniers : puisqu'ils voyagent dans des wagons à bestiaux, c’est donc qu’ils sont devenus tels. Rapport de cause à effet, qu’induit le langage lui-même. Mais au heu d’ouvrir sur une vérité autre, la métamorphose s’arrête à elle-même, de

même que le récit se réduit à un processus de reconnaissance et non pas de connaissance : Comme quoi somme toute les mots servent tout de même à quelque chose, de sorte que dans son kiosque il peut sans doute se persuader qu’à force de les combiner de toutes les façons possibles on peut tout de même quelquefois arriver avec un peu de chance à tomber juste. Il faudra que je le lui dise. Ça lui fera plaisir. Je lui dirai que j'avais déjà lu en latin ce qui m'est arrivé, ce qui fait que je n’ai pas été trop surpris et même dans une certaine mesure rassuré de savoir que ç’avait déjà été écrit, (LRF, p. 94)

Concession fortement modalisée, dont la portée est sans cesse rognée par les restrictions successives, le discours de Georges à destination de son père

l’universitaire énonce en fait l’échec du langage et plus encore de la littérature, en les réduisant à une forme minimale et hasardeuse d’identification du

réel. Recourir au mythe, c’est alors non pas chercher à trouver un sens l'Histoire, mais signifier son enferment constitutif, poser comme principe clôture du temps sur lui-même. Se déployant dans l’univers diégétique, mythe n’est plus qu’une des figures de la réitération, image proliférante desséchée, à prendre au pied de la lettre, simple anecdote condamnée à répétition par des hommes qui ne sont plus alors que des «tragédiens ».

à la le et la

1. Cf. également à la fin du roman, dans les pages correspondant aux scènes érotiques, la référence explicite à L'Ane d’or comme référence de littérature érotique. Il en sera de même dans Histoire, où l’utilisation du texte d’Apulée se fera toutefois sur le mode de la citation latine tronquée et «simonisée», véritable stimulus de l'écriture.

141

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

Mais la mise en cause d’une vérité extérieure, au-delà des apparences, se comprend aussi comme la revendication d’une attention méticuleuse et passionnée à ce qui est là, immédiatement disponible : «la langue même considérée dans sa logique profonde et sa matérialité productrice. »!

1.

L. Dällenbach, Claude Simon, op. cité, p. 14.

142

Chapitre 3

La phrase en question!

Parmi les abondants travaux sur l’œuvre de Claude Simon, on note une

relative discrétion des études portant sur la description de la phrase. Non que les commentaires à ce sujet n’existent pas, mais ils se présentent le plus souvent sous la forme de généralités énoncées en termes métaphoriques. Patrick Longuet la décrit par exemple comme un «cours de fleuve aux bras nombreux, aux amples méandres» qui «incorpore à son cours [...] les alluvions d’un doute obstiné»?. Définition analogique qui rend bien compte des impressions de lecture, mais qui demande à être complétée par l’observation des faits d’écriture. Si les considérations critiques s’arrêtent ainsi souvent à la simple constatation de la longueur de la phrase simonienne, c’est sans doute parce que la question relève à la fois d’une évidence incontestable et d’une difficulté particulière : car reste en suspens la réponse à la question de savoir ce que l’on entend par la notion de «phrase». L’illusion de familiarité que crée la notion provoque une forme d’occultation de la réflexion, qui momentanément s’enraye, laissant supposer qu’il s’agit là d’un concept non problématique*. Dans un tel flottement définitionnel, le mot même de «phrase» finit par renvoyer à des réalités extrêmement différentes”, au point qu'il faille s’interroger sur la pertinence du maintien sans examen d’une telle notion à propos de l’écriture simonienne. Quelle que soit la catégorie des cri1. Ce chapitre reprend en partie certains éléments étudiés dans la première et la troisième parties de ma thèse. 2. P. Longuet, op. cité, p. 13. 3. Cf. l’étude passionnante menée par Jean-Pierre Seguin sur l’évolution des définitions et la mise en place progressive d’une compréhension grammaticale de la phrase, dans L'Invention de

la phrase au XVIIF siècle, éditions Peeters, Bibliothèque de l'Information Grammaticale, Louvain-Paris, 1993.

4. Cf. par exemple les travaux, par ailleurs extrêmement riches, de G. Roubichou, notamment l'excellente étude intitulée «Aspects de la phrase simonienne», dans Claude Simon, colloque de Cerisy, op. cité; p. 191-209. La délimitation des différentes «phrases» données en exemple y répond à des critères différents non explicités. Pour une analyse de la question, cf. la troisième partie de ma thèse, «la phrase», Immobilité et rupture, la notion de temps linguistique dans L'Herbe, La Route des Flandres, Histoire ef L'Acacia de Claude Simon, op. cité.

143

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

tères auxquels on recourt traditionnellement pour poser une définition de la phrase, graphique (majuscule et ponctuation), mélodique ou syntaxique, leur validité semble devoir être systématiquement prise en défaut par la réalité des textes et ne résiste guère à l’étude de détail de l’écriture simonienne en général!, et de LRF en particulier. Il est possible alors de faire appel à des définitions rajeunies de la phrase, qui prennent davantage en compte les données de l’énonciation, telles que celle proposée par Marc Wilmet : «la phrase [...] correspond à la première séquence quelconque de mots née de la réunion d’une énonciation et d’un énoncé qui ne laisse en dehors d'elle que le vide ou les mots d’un autre énoncé »?. Malgré la liberté que laisse une telle définition (ou peut-être à cause de cette liberté), il paraît encore difficile de

faire coïncider les pratiques scripturales de LRF avec la notion de phrase : dans une écriture qui avec insistance refuse les délimitations et les ruptures nettes, comment délimiter la «première séquence»? Ce sont de véritables blocs textuels qui se présentent alors et opposent leur résistance à la segmentation qu’implique l’idée de phrase. Dès lors, il s’avère nécessaire de proposer une alternative à un concept dont les limites apparaissent rapidement : ce sera l’objectif de ce chapitre, objectif qui demande que soit préalablement examiné le jeu de la ponctuation dans l'écriture de LRF; non que la ponctuation soit considérée ici comme le critère suffisant pour la définition de la phrase; mais la phrase simonienne et ce qui la déborde entrent dans une combinatoire spécifique, où se construit ce que l’on pourra appeler un style; à l’intérieur de cette configuration particulière, la ponctuation apparaît comme un élément fondamental au même titre que les autres faits d'écriture, définissant avec eux une véritable poétique dont un certain nombre de traits ont été décrits dans les deux chapitres précédents. Participant également de la tension entre mimesis et textualité, la ponctuation à l’œuvre dans LRF demande que soit engagée une réflexion sur ce que peut être la «phrase» simonienne, dans une écriture dont la finalité avouée est de mimer le processus fragmentaire et continu de la remémoration. Pour reprendre le

1. Ce qui ne veut bien sûr pas dire qu’il existe un schéma unique de l'écriture simonienne : la comparaison de l'écriture de L'Acacia et de celle d'Histoire par exemple suffit à montrer les variations de l’œuvre. 2. Marc Wilmet, Grammaire critique du français, Louvain-la-Neuve, Hachette SupérieurDuculot, 1997, p. 440, $ 558.

144

LA PHRASE EN QUESTION

beau titre de L. Dällenbach,

le tissu du texte se fait ainsi à l’image d’un

«tissu de mémoire»!. 1 — La ponctuation simonienne : un refus des limites logiques Avant d'étudier la ponctuation? de LREF, il convient de s'interroger sur le statut de celle-ci dans la définition d’un style : autrement dit, la ponctuation fait-elle partie du style de l’écrivain? Si l’on en croit J. Drillon, la réponse serait négative : «La ponctuation SUIT le style; elle ne fait que lui donner son relief, sa lisibilité. [...]. Elle n’est plus de la pensée de l’auteur, ni même

de son style; elle n’est pas encore de la pensée du lecteur : elle est un code intermédiaire, un outil, un pont entre deux esprits.» Il s’agit là d’un point de vue extrêmement

normatif,

qui réduit la ponctuation

à un instrument

de

clarté, réduction déjà difficilement acceptable dans le cas de l’écriture simomienne. La création d’un discours neuf passe forcément par l’élaboration de formes nouvelles parmi lesquelles la ponctuation prend naturellement sa place*. Tout semble indiquer au contraire que la ponctuation, qu’elle soit élaborée au moment même de l’écriture, ou qu’elle apparaisse ultérieurement, participe du travail poétique, au même titre que les repentirs d’écrivain. Si tel n’était pas le cas, on comprend mal quel souci guiderait les écrivains lorsqu'ils exigent le respect de leur choix de ponctuation par les éditeurs et les imprimeurs. Il existe par ailleurs chez Claude Simon une réflexion sur la ponctuation, pensée comme élément constitutif de l’écriture, réflexion qui se

manifeste indirectement dans ces lignes de L'’Acacia : de sorte que plus tard, quand il essaya de raconter ces choses, il se rendit compte qu’il avait fabriqué au lieu de l’informe, de l’invertébré, une relation d'événements telle qu’un esprit normal (c’est-à-dire celui de quelqu'un qui a dormi dans un lit, 1. «Le tissu de mémoire» est le titre du commentaire critique de L. Dällenbach proposé à la suite de l’édition de LRF en collection double chez Minuit. L'expression est empruntée à J. Dubuffet. 2. La définition de la ponctuation sera empruntée à Nina Catach : «ensemble des signes visuels d'organisation et de présentation accompagnant le texte écrit, intérieurs au texte et communs au manuscrit et à l’imprimé; la ponctuation comprend plusieurs classes de signes graphiques discrets et formant système, complétant et suppléant l'information alphabétique.» (Langue Française, n° 45, p. 21.) 3.

J. Drillon, Traité de la ponctuation française, Gallimard, 1991, p. 64, 66. Les majuscules

sont de J. Drillon. 4, C’est ce que constatait déjà P. Reverdy lorsqu'il écrivait : «je me créais une disposition dont la raison d’être purement littéraire était la nouveauté des rythmes, une indication plus claire pour la lecture, enfin une ponctuation nouvelle, l’ancienne ayant peu à peu disparu par inutilité de mes poèmes.» (Self-defence, 1919).

145

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

s’est levé, lavé, habillé, nourri) pouvait la constituer après coup, à froid, conformément à un usage établi de sons et de signes convenus, c’est-à-dire suscitant des images à peu près nettes, ordonnées, distinctes les unes des autres, tandis qu’à la vérité cela n'avait ni formes définies, ni noms, ni adjectifs, ni sujets, ni compléments, ni ponctuation (en tout cas pas de points), ni exacte temporalité, ni sens,

Il apparaît nettement que la ponctuation telle qu’elle est comprise ici relève de la mise en ordre, de l’organisation du sens au même titre que la syntaxe et l’ordre des mots dans la phrase. La conséquence qui découle immédiatement d’une telle représentation de la ponctuation est que s’impose la création d’un nouveau système d'écriture, qui remette en cause à la fois l’organisation canonique de la phrase, quitte à déroger aux lois de la syntaxe, et l’utilisation de la ponctuation en tant qu’instrument de clarté. Autrement dit, c’est précisément parce que la ponctuation est perçue par Claude Simon comme outil de clarté dans les emplois qui en sont faits conventionnellement que surgit chez lui la nécessité d’en retourner l’emploi pour la mettre en adéquation avec le projet scriptural. Ponctuation et phrase rejoignent ainsi une même problématique, et même si les données de la question sont posées par Claude Simon en termes simples, il s’agit au bout du compte de s’approprier ce qui est disponible dans la langue par un acte de discours. Quant au rapport entre la ponctuation et le souffle de l’oral, Claude Simon nous donne là encore une indication précieuse; signalant qu'il ne passe pas ses écrits au «gueuloir», il ajoute la remarque suivante : J'ai été conduit, [...] à faire une d’un de mes romans. J'ai donc mais cela m'a paru impossible ses, de telle sorte que ce n’était

lecture publique d’un passage lu quelques pages du Palace, sans supprimer les parenthèplus le même texte.”

Etant détachée d’un rapport quelconque avec le souffle, la ponctuation est nettement perçue comme outil d’articulation logique; mais à partir de là, le rôle qui lui est imparti dans l'écriture simonienne subit une véritable inversion. Les déclarations de l'écrivain à la parution de L'Acacia en font foi : Je n’ai pas pu mettre un seul point dans le chapitre où je décris la mort de mon colonel : là vraiment, c'était une telle mélasse, c'était tellement informe et chaotique que je pouvais tout Juste placer des virgules! J'avais déjà raconté le même épisode dans LRF, mais avec des points c’est-à-dire des arrêts. Je 1.

Claude Simon, L'Acacia, p. 286.

2.

Claude Simon, colloque de Cerisy, op. cité, p. 215.

146

LA PHRASE EN QUESTION

trouvais que Ça traduisait mal cette impression de débâcle infinie. J’ai voulu le reprendre différemment.!

A l’occasion de cette comparaison posée entre les choix de ponctuation de L’Acacia et le souvenir laissé par l’écriture de LRF, les principes fondamentaux se donnent à lire. Il est clair que le choix des marques de ponctuation ne doit rien au hasard mais est motivé, notamment pour ce qui concerne

la virgule et le point, par leur opposition sémantique à l’intérieur d’un système. La valeur sémantique particulière attribuée au point explique par ailleurs l’utilisation comme forme relais du point-virgule : dans une formule heureuse, A. Nicolas à pu dire de ce signe intermédiaire qu’il «bémolise» le point dont «il n’a pas la valeur injonctive», même

si, tout comme

lui, «il

désigne un arrêt»?. La valeur sémantique impartie à la ponctuation lui permet ainsi de jouer pleinement dans la mise en place de la mimesis : refusant les arrêts et les délimitations logiques, l’écriture de LRF n’a recours qu’avec parcimonie — quoi qu’en dise Claude Simon” — au point marquant un arrêt catégorique. Ses occurrences se répartissent de façon inégale dans le roman, selon deux positions possibles : à l’intérieur d’un paragraphe ou à la clôture d’un paragraphe. Le premier paragraphe du roman, qui s’étend des pages 9 à 13, présente ainsi quatre points qui découpent irrégulièrement le bloc textuel constitué. À cela s’ajoutent quatre séries de points de suspension suivies systématiquement de majuscule, dont une série constitue la ponctuation finale du paragraphe. Les majuscules ne sont pas pour autant réduites à ces seules places puisqu’on en rencontre également, dans les mêmes lignes, au début de chaque réplique de discours direct non précédé de signes de ponctuation (ni guillemets, ni deux-points) : elles assurent ainsi à elles seules une fonction

démarcative entre les différents plans d’énonciation. En fait, 1l apparaît, comme l’a très bien montré D. Lanceraux, que la ponctuation n’a pas ici une fonction de découpage logique mais «définit des phases d’énonciation» et que «le point enfin admis ne signale pas une forte articulation mais une simple respiration [...], comme si l’énonciation, assurée d’une provisoire stabilité du moment énoncé, s’accordait une pause.» Par la suite, les points se 1.

«Claude Simon : “La guerre est toujours là”», entretien avec A. Clavel, dans L'Evénement

du jeudi, n° du 31 août au 6 septembre 1989. 2. A. Nicolas, «Le prix d’une virgule», Langages, n° 69, p. %6. A son tour, J. Drillon définit ce même signe comme un «sous-point», qui «relie mais ne sépare pas» (Traité de la ponctuation française, p. 368.) 3. La fréquence des points dans l'Acacia est plus importante que dans LRF, du fait du choix d’une écriture alternant deux modèles principaux. Sur la question, on peut se reporter à la première partie de ma thèse. 4. D. Lanceraux, article cité, p. 236.

147

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

feront plus irréguliers encore, réservés pour l'essentiel à la fin de paragraphe: lorsqu'ils apparaissent en cours de paragraphes, c’est le plus souvent à l’intérieur de discours directs rapportés!. Autrement dit, deux constatations d’ordre général peuvent être faites : le choix du point se fait de façon prioritaire en un lieu qui typographiquement marque déjà un arrêt, par le blanc graphique. Il semble avoir là un rôle de renforcement du mouvement du texte. L’autre constatation amène à prendre en compte l’irrégularité constitutive des retours de tel ou tel signe : le principe recteur, outre celui du marquage de mouvements

énonciatifs, est celui de la variation. Autrement dit,

on ne trouvera pas dans cette écriture un emploi rigide et constant des signes ponctuants mais 1l sera possible de dégager des tendances majeures à l’intérieur desquelles jouent des variations importantes : les dialogues par exemple offrent de nombreuses variantes dans leurs choix typographiques: ils se présentent alternativement soit avec une ponctuation normative qui les introduit et se prolonge à l’intérieur même des répliques”, soit avec une absence de ponctuation, les seules marques subsistant étant les points d’interrogation nécessaires à la définition de la modalité phrastique, éventuellement les parenthèses et parfois les deux-points introducteurs”. Entre ces deux cas de figures extrêmes, les variations semblent passer en revue toutes les combinaisons possibles, comme s’il s’agissait moins de poser un système une fois pour toutes que de déjouer les attentes et d'établir des degrés dans les rapports entre mimesis et textualité. En effet, c’est à nouveau un lien paradoxal qui définit l’articulation entre les deux pans constitutifs de l'écriture simonienne : l'effacement ponctuel de la ponctuation, correspondant aux grands mouvements énonciatifs de l'énoncé, mime le travail de remémoration auquel procède l’énonciation, juxtaposant des fragments dont l’articulaion n’a rien à voir avec la logique habituelle ni avec la chronologie. L'écriture donne ainsi à voir ce qu’elle énonce. Mais simultanément, du fait des variations répétées dans les choix de la ponctuation, l'attention est attirée sur la matérialité de cette écriture dont les principes déjouent les conventions habituelles. L’irrégularité évite de la sorte l’adaptation à de nouvelles conventions et signale le travail d’une écriture qui se crée ses propres contraintes. Il en va ainsi de même avec la ponctuation qu'avec les glissements énonciatifs : à peine pense-t-on disposer d’une référence ou d’un système à peu près stable qu’à nouveau les points de repères se modifient et laissent la place à d’autres.

D— S

CF. par exemple p. 51, 236, 238, etc. CF. par exemple p. 134. CF. pour des exemples de différentes combinaisons p. 256, p. 120.

148

LA PHRASE EN QUESTION

La présence du point est d’ailleurs à mettre en relation très souvent avec les glissements énonciatifs. Il accompagne alors le passage d’une référence à une autre, que celui-ci soit marqué ou non. Il s’agit alors d’une amplification maximale de ce que D. Lanceraux a nommé «les phases d’énonciation» : de part et d’autre du point se définissent des mouvements énonciatifs distincts, qui s’accompagnent en plus de ruptures spatio-temporelles. Là encore, c’est le principe de variation qui est à l’œuvre, proposant des degrés plus ou moins marqués de rupture. Elle peut se produire de façon atténuée grâce au jeu du «sembler voir» comme dans ce glissement qui fait passer de la débâcle de 1940 à la vision des champs de courses d’avantguerre : redressant la tête et reprenant avec ce petit sous-lieutenant sa paisible conversation du genre de celles que peuvent tenir deux cavaliers chevauchant de compagnie [...] et où il devait sans doute être question de chevaux, de camarades de promotion, de chasse ou de course. Et il me semblait y être, voir cela : des ombrages verts avec des femmes en robes de couleurs imprimées, (LRF, p. 18)

Signalant de façon nette l’arrêt à la fin d’un paragraphe, le point intervient fréquemment dans l’indication d’un changement de perspective, soit qu’un même référent soit considéré selon un nouveau repère temporel : le rectangle qu’il avait maintenant devant les yeux étant celui de la porte dans laquelle s’encadrait un type efflanqué, à tête de cadavre, jaune, pourvu d’une loupe à peu près de la grosseur d’un petit pois sur la joue droite, près de la commissure des lèvres. Plus tard, il devait se rappeler cela de façon précise : cette peau jaune et la loupe qu’il ne cessait de fixer, et ensuite les chicots, (LRF, p. 106)

soit que le déplacement temporel combine rupture et continuité par le moyen d’un «puis» ou d’un «plus tard» autour duquel pivotent l'énoncé et le repère énonciatif : puis tout redevint tranquille : les maisons, les vergers, les haies, les prés ensoleillés, les bois qui, au sud, fermaient l'horizon, le bruit paisible du canon, un peu plus sur la gauche, arrivant porté par l’air chaud et calme, pas très fort, pas très acharné non plus, simplement là, patient, comme des ouvriers quelque part en train de démolir sans se presser une maison, et rien d’autre. Et un peu plus tard, de nouveau des murs autour d’eux, quelque chose de clos en tout cas, (LRF, p. 109-1 10)

149

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

Le point constitue alors une butée sur laquelle vient momentanément échouer l’énoncé, avant de subir un mouvement de relance énonciative. A sa façon, du fait de sa rareté en dehors des dialogues, il constitue une forme d’indicateur non pas de régularité selon les conventions typographiques, mais au contraire de déstabilisation prochaine des repères énonciatifs. Cette fonction de balise discrète du point en tant que marqueur des dérapages énonciatifs joue également de manière différée : il s’agit des cas où le point n’anticipe pas sur le glissement maïs le signale après coup alors qu’il a déjà commencé à opérer, notamment dans les cas où les frontières énonciatives restent difficiles à établir. Il en va ainsi dans l’articulation entre un long paragraphe évoquant les bavardages de la mère de Georges sur la famille de Reixach sans que soient fournis de repères énonciatifs précis et l’irruption d’un dialogue entre Georges et Blum qui implique la définition de nouveaux repères spatio-temporels : et vraiment aussi inaccessibles, aussi irréels l’un et l’autre que s'ils appartenaient déjà à leur (du moins la sienne à lui) collection de légendaires géniteurs immobilisés pour l'éternité dans l’or terni des cadres), auréolés donc. «Mais tu ne la connais même pas! dit Blum. Tu m'as dit qu'ils n'étaient jamais là, toujours à Paris, ou à Deauville, ou à Cannes, que tu l’avais tout juste vue une seule fois, ou plutôt entrevue, entre une croupe de cheval et un de ces types habillés comme un figurant d’opérette viennoise, avec une Jaquette, [...], et une moustache de vieux général. Et c’est tout ce que tu en as vu, tu...» Blum aussi avait cette tête de noyé mal réveillé, mal ranimé : il se tut et haussa les épaules. Il avait recommencé à pleuvoir, [...], et maintenant Georges et Blum se tenaient debout sur le seuil de la grange, [...], en train de regarder de Reixach aux prises avec un groupe d'hommes gesticulant, (LRF, p. 56)

Si le glissement d’un paragraphe à l’autre se fait dans une relative continuité thématique, au moins partielle, puisqu'il est toujours question de Corinne mais non plus du capitaine de Reixach, la continuité thématique ne permet toutefois pas le maintien des mêmes repères énonciatifs. La rupture se produit à la jonction des deux paragraphes, avant même donc la présence du premier point qui isole la proposition incise de la seconde réplique de Blum. Ce premier point, pour ainsi dire noyé dans la ponctuation en série du dialogue (point d'exclamation, points de suspension, virgules), pose de ce fait une première articulation discrète : il tend à s’aligner sur les nombreux points présents dans les dialogues, à l’intérieur des répliques elles-mêmes! I.

Cf. ci-dessus.

150

LA PHRASE EN QUESTION

C’est le deuxième point qui marque donc nettement la césure entre deux moments énonciatifs, césure qu’il ne fait qu’entériner. Le point confirme après coup qu’il y a eu glissement, et il ne le fait que lorsque sont donnés les éléments suffisants pour qu’apparaisse clairement l’incompatibilité des différents repères; ainsi, c’est après l’emploi du passé simple, posant un repère chronologique nouveau, que le point s’impose. Ce recours au point associé à l’emploi du passé simple n’est pas sans rapport avec la forme syntaxique de la phrase elle-même, comme s’il y avait là une sorte d’appel réciproque : à une ponctuation forte rappelant les conventions graphiques correspond soudain une structure phrastique des plus rassurantes, empruntant au modèle canonique de la phrase verbale; qu’il y ait là une corrélation forte semble plus que vraisemblable, d’autant que le segment qui suit le point donne lieu lui à un développement qui échappe aux structures syntaxiques conventionnelles!. Ce principe de marquage décalé, qui vient en fait entériner un déplacement qui s’est déjà produit, se présente quelques pages plus loin selon le même modèle à l’articulation entre deux paragraphes avec la différence que le glissement s’opère cette fois avant la fin du premier paragraphe. Il s’agit de l’enchaînement entre la description de la dispute des soldats autour du cheval agonisant et celle de Georges dans le wagon de prisonniers : Ils continuèrent à se disputer, leurs voix même pas hargneuses, [...] leurs uniformes, donc, conservant l’apprêt du neuf [...], comme si la société [...] qui s’apprêtait à les tuer les avait couverts [...] de tout ce qu’elle avait de mieux en fait d’étoffes et d’armes, dépensant sans compter avec une prodigalité, un faste barbare, pour ce qui ne serait un jour plus rien que des bouts de ferraille tordus et rouillés et quelques loques trop grandes flottant sur des squelettes (morts ou vivants), et Georges maintenant étendu dans l’opaque et puante obscurité du wagon à bestiaux, pensant : «Mais, comment est-ce déjà? Une histoire d’os comptés, dénombrés...», pensant : «Ouais. J'y suis : ils ont numéroté mes abattis.. En tout cas quelque chose dans ce genre-là. »

Il essaya de dégager sa jambe du corps qui pesait dessus. II ne la sentait plus que comme une chose inerte, qui n’était plus tout à fait lui, et qui pourtant s’accrochait douloureusement à l'intérieur de sa hanche comme un bec, un bec d’os. Une suite d’os s’accrochant et s’emboîtant bizarrement les uns dans les autres, une suite de vieux ustensiles grinçants et cliquetants, (LREF, p. 65-66) 1. Cette question, qui amène à une interrogation nécessaire sur la phrase simonienne, est développée dans la partie consacrée au hors-phrase, ci-dessous.

151

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

Là encore, la ponctuation du dialogue sert de transition anticipant sur les points du récit. À l’inverse, la succession des deux points dans le début deuxième paragraphe! vient confirmer une rupture qui s’est déjà produite. Autrement dit, l'énoncé opère un double mouvement contradictoire d’anticipation/rétroaction qui contrarie au moins illusoirement sa progression linéaire : anticipation d’un signe ponctuant, rétroaction d’un glissement énonciatif. Le point n’a alors certainement pas une fonction de démarcation logique mais vient a contrario signifier la sortie hors des repères antérieurs, le nécessaire réajustement qui doit s’opérer. Sa valeur sémantique d’arrêt se fait alors l'équivalent d’une sorte d’arrêt sur image?, le temps de l’adaptation à la nouvelle référence, et non pas arrêt logique venant scander un raisonnement. Dès lors, on comprend pourquoi le point en position finale de paragraphe est souvent relayé par les points de suspension; selon leur valeur habituelle, «placés en fin de phrase, les points de suspension marquent une pause prosodique et syntaxique comme un point simple, mais ouvrent un prolongement sémantique»*. A l’intérieur de l'écriture simonienne, ils signalent le glissement en cours d’avènement, suspendant véritablement ainsi la référenciation que ce soit en prenant appui sur la ponctuation du dialogue comme dans ces lignes où l’évocation par le «sembler voir» naît des propos tenus par Iglésia sur la jument alezane du capitaine : Un steeple c’est pas un concours hippique : dans le paquet ça passe tout seul des obstacles que quelquefois ils voudraient Jamais sauter autrement. Alors c’est pas la peine de la tenir aussi dur. Pour les autres ça n’a pas tellement d'importance, mais elle, elle peut pas le supporter. Seulement elle lui avait dérobé à l'entraînement, alors...»

Et cette fois Georges put les voir, exactement comme si luimême avait été là (LRF, p. 135)

Marquant ainsi la suspension momentanée de l'énoncé, les points de suspension peuvent également jouer le rôle de leurre partiel : il suffit que leur présence coïncide avec une interruption d’un dialogue qui s’enchaîne sur un 1. Il faudra attendre la fin de ce même paragraphe pour trouver le troisième point, sur lequel la longue séquence commencée après le deuxième point vient buter plus d’une page plus loin, selon un schéma syntaxique qui à nouveau diffère considérablement de celui des phrases délimitées par les deux points. 2. Cf. également l'emploi du point à l’intérieur du discours direct de Georges au moment de la description de son ivresse étudiée dans le premier chapitre ci-dessus (LRF, p. 110) : bien qu’appartenant au dialogue, c’est lui qui assume la fonction de confirmation du glissement, venant borner la phrase pivot «Je n'y étais plus très bien.»

3.

Grammaire méthodique du français, op. cité, p. 91.

152

LA PHRASE EN QUESTION

nouveau dialogue. Il semble alors a priori que les points de suspension trouvent là leur emploi conventionnel de marqueurs d’interruptions du discours par un interlocuteur, voire d’une interruption momentanée du discours que le même

locuteur reprend

aussitôt;

trace d’une hésitation

ou d’une

quelconque :

activité

Et Blum : «Et alors c’est pour ça qu’ensuite elle n’a plus voulu que du tien? [...]» Et Iglésia [...] disant : «Ces putains

de Frisés, s’ils s’aperçoivent qu’on fait notre tambouille ici, ça va encore chier... [...] avec une pelle t’es drôlement peinard parce que t’as juste qu’à faire semblant de te remuer sans même avoir besoin de rien prendre avec parce que tout ce qu'il faut c’est que tu bouges alors si tu es chaque fois obligé de soulever une de ces pioches au lieu de...» Et Blum : «Et alors...» (mais cette fois Iglésia n’était plus là F1) (ÆRF, p.172)

L'effet de leurre est d’autant plus efficace ici que la succession des répliques s’enchaîne sur un même modèle, la similitude allant jusqu’à la reprise identique du début de la première intervention de Blum lors de sa nouvelle prise de parole. L’interruption existe donc bien, marquée par les points de suspension, mais 1l ne s’agit plus d’une interruption se produisant à l’intérieur d’une même situation d’énonciation où les points de suspension dessineraient une suture entre deux pans de l’interlocution; l’interruption (et la suture) se

produit désormais entre deux actes d’énonciation distincts, définis par des paramètres nouveaux. Dès lors, ce ponctème se fait un opérateur de juxtaposition d’énonciations fragmentaires et éclatées qu’il raccorde en même temps qu’il en signale la disjonction. Mais dans la mesure où les points de suspension constituent un signal conventionnel de mise en suspens d’un discours, on peut considérer qu’ils marquent dans l’écriture simonienne un degré moins fort de rupture référentielle que ne le fait le point. Les points de suspension peuvent être ainsi pensés comme signe de transition entre deux phases énonciatives distinctes, alors que le point relève lui de la rupture nette. Parmi les autres grandes tendances de la ponctuation de LRF, on peut noter l’usage abondant de la virgule, que celle-ci soit employée quasi exclusivement ou qu’elle soit relayée dans son rôle de segmentation de l’énoncé par les parenthèses et les tirets — deux signes qui présentent des combinaisons multiples, de juxtaposition, d’enchâssement; une autre caractéristique réside dans l’effacement partiel ou total de la ponctuation sur une longueur variable de texte. D. Lanceraux! a étudié de façon suffisamment éclairante 1.

D. Lanceraux, article cité.

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L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

les premières lignes de LRF pour qu’il ne soit plus nécessaire d’y revenir dans le détail. Ajoutons qu’il s’agit là d’une sorte d’annonce faite dès l’incipit et dont la valeur s’étend à l’ensemble du roman : ces premières lignes donnent ainsi la mesure de ce que tentera l’écriture, ce qui constituera une partie de sa spécificité qui pourra également être son étrangeté. La présence sporadique de ponctuation joue le rôle d’une sorte d’armure à la clé, susceptible de variations mais qui donne bien sa modalité au texte entier. Se combinent ainsi l'illusion référentielle et le jeu du texte en train de se faire.

Au-delà de la double fonction de mimesis et de textualité, la ponctuation remplit également celle de découpage visuel de l’énoncé par la constitution de grands blocs de texte non segmentés par des marques de ponctuation ou au contraire de segmentations aux parcours quasi labyrinthiques, par l'emploi notamment des parenthèses et des tirets. À l’intérieur de cette grande fonction de découpage visuel, il est possible de distinguer un emploi spécifique de signes combinés qui ont pour fonction de découper l’espace non seulement textuel mais également temporel à l’intérieur de la diégèse : les signes dessinent alors un décrochement que raconte l'énoncé. II s’agit de la combinaison paradoxale de quatre signes (deux-points, parenthèse fermante, guillemets et points de suspension), ou de sa variante à trois composantes, les points de suspension n’apparaissant pas. Le paradoxe provient de l'association a priori contradictoire d’un signe ouvrant tel que les deuxpoints et d’un signe fermant tel que la parenthèse fermante, signe fermant qui s’interpose ainsi entre les deux signes ouvrants que sont les deux-points et les guillemets. Le décrochement ainsi effectué s'opère à l’intérieur d’une pause parenthétique le plus souvent longue, qui reprend fréquemment un discours interrompu. La pause parenthétique dessinant un repli à l’intérieur du discours interrompu joue un rôle comparable à celui de didascalies: dans les cas les plus simples, il s’agit de poser un commentaire relatif à la situation qui accompagne le discours, comme dans le passage qui décrit l’agitation parodique de Blum devant la sentinelle allemande : «..de sorte que ce pathétique et noble suicide pourrait bien ne... Oui:

Voilà,

voilà!»

(la malingre

et bouffonnante

sil-

houette se mettant en mouvement, [.…] de sorte que quand il parle de nouveau ce n’est pas sa mâchoire inférieure — fixe — mais toute sa tête qui s'élève et s’abaisse légèrement dans un mouvement de sentencieuse approbation à chaque parole :) «Parce que tu prétends (LRF, p. 177-178)

Ce ne sont plus seulement les points de suspension qui assurent le marquage d’une suture, mais l’ensemble de la combinaison, la parenthèse englobant les deux-points dans l'expression d’une simultanéité. Il s’agit alors non pas tant de l'addition de signes ponctuants distincts que d’un cumul réussi 154

LA PHRASE EN QUESTION

qui aboutit à la création d’un signe complexe!, dont la fonction tend à déjouer la linéarité du signifiant. Combinant un mouvement de fermeture avec une ouverture qui elle-même demandeà être raccrochée à un segment antérieur, ce signe complexe demande que soit réalisé un véritable collage de segments textuels. Ainsi que l’écrit G. Roubichou, «la parenthèse se nie puisqu'elle débouche sur le texte porteur lui-même : elle joue à la fois

comme coupure et continuité. »?

Le décrochement ainsi réalisé peut procéder à une suspension narrative momentanée qui ouvre à son tour sur une narration seconde, susceptible d’autres décrochements, avant de revenir à son point de départ. L'épisode de l’annonce du bombardement de la bibliothèque de Leipzig donne lieu à cette circonvolution de la pause parenthétique avant qu’elle ne se combine aux deux-points : en me faisant part de son désespoir à la nouvelle du bombardement de Leipzig et de sa paraît-il irremplaçable bibliothèque...» (s’interrompant, se taisant, pouvant voir sans avoir besoin de la sortir de son portefeuille la lettre —[...]—, revoyant donc [...] la fine et délicate écriture d’universitaire, le maladroit style télégraphique : «laissé à ta mère [...], ton vieux père», pouvant le voir assis, [...] dans la pénombre du kiosque où ils s'étaient tenus tous les deux ce dernier soir avant son départ [...], ne trouvant rien à se dire, tous deux

murés dans cette pathétique incompréhension, cette impossibilité de communiquer qui s’était établie entre eux et qu’il (son père) venait d'essayer encore une fois de briser, Georges entendant sa bouche qui continuait (n’avait sans doute pas arrêté) de parler, sa voix lui parvenant, disant :) «...à quoi j’ai

répondu par retour que si le contenu des milliers de bouquins de cette irremplaçable bibliothèque (LRF, p. 210-211)

Le décrochement parenthétique exécute un parcours en boucle qui lui permet de revenir à son point de départ après avoir effectué un long détour, aussi bien textuel que référentiel puisque s’y opère un retour en arrière avec l'évocation du soir précédant la mobilisation de Georges. La continuité entre l’ouverture et la fermeture de la parenthèse est d’ailleurs nettement assurée par une continuité thématique relative à la parole : si la parenthèse s’ouvre sur des verbes dénotant le passage au silence, elle se referme sur des verbes 1. De ce signe complexe, J. Ricardou remarquait déjà avec justesse que «ce n’est pas seulement les deux-points dans la parenthèse, c’est les deux-points avec la parenthèse...», remarque que G. Roubichou complétait par une autre : «C’est la combinaison des deux signes...», dans Claude Simon, colloque de Cerisy, op. cité, p. 215-216. 2.

Claude Simon, colloque de Cerisy, op. cité, p. 216.

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L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

de parole proprement dits. De façon parfaitement cohérente, il y a ainsi coïncidence entre l’ouverture de la parenthèse et la suspension du discours, ainsi qu'entre la fermeture du décrochement et la reprise du discours. La pause ainsi marquée par la ponctuation correspond alors a priori à une pause discursive, sans qu'il y ait cette fois simulation d’une simultanéité entre les deux segments. Au contraire, le décrochement parenthétique opère initialement une mise en retrait de l’énoncé qu'il contient; mais au moment de la reprise du discours, une légère confusion se manifeste : profitant de cette suspension du discours, la narration s’autorise une évocation qu’elle déploie suffisamment pour que s’efface momentanément les repères spatio-temporels initiaux (à savoir le discours tenu par Georges à Blum dans le camp de prisonniers). Or le retour des verbes de parole est facteur de confusion du fait de l’emploi d’anaphoriques sur la source desquels on peut hésiter. En effet, le contenu de la parenthèse a ajouté au discours initial un nouveau discours : celui de Georges et de son père, avec la différence que ce deuxième discours est essentiellement fait de silence contrairement au flux quasi ininterrompu du premier. Le trouble ou l'ambiguïté de la référence sont ainsi postulés par la précision apportée par la parenthèse identifiante «il (son père)» : une fois de plus, il s’agit de signaler que les choses ne coulent pas de source. La clarification est donc simultanément un indicateur de flottement référentiel possible. Dès lors, puisqu'il est précédemment question d’un discours que le père essaie d'élaborer, «sa bouche» et «sa voix» s’interprètent prioritairement et spontanément comme ceux du père, d’autant que la rectification apportée entre parenthèses «(n'avait sans doute pas arrêté)» semble entrer en contradiction avec le début du décrochement parenthétique. Or la reprise du discours direct interrompu annule l'interprétation en question et demande de la corriger en attribuant comme source des anaphores non plus le père mais Georges. Autrement dit, à l’issue de cette parenthèse, il y a bien retour effectif aux données initiales, sans modification des repères spatio-temporels. Mais l’hésitation référentielle qu'ont entraînée le déploiement suffisant de la pause ainsi que le fonctionnement textuel de l’anaphore superpose à ces données initiales confirmées celles évoquées dans la pause parenthétique. Il ne s’agit pas d’une véritable confusion des repères, mais bien plutôt d’un travail d’incrustation d’un imaginaire dans la réalité momentanément décrite. Ainsi la rectification parenthétique que modalise le «sans doute» laisse-t-elle en suspens la possibilité d’une contradiction avec le début de la pause parenthétique qui énonçait clairement l’idée d’une interruption du discours : dans l’écart entre véritable suspension ou suspension imaginaire se Joue la représentation de la temporalité fulgurante du souvenir: à la fois présent et fugitif, demandant un effort de remémoration et s'imposant de soi, le souvenir laisse la trace de son existence dans le long déploiement de la 156

LA PHRASE EN QUESTION

parenthèse et signale son évanescence constitutive dans l’hésitation d’une modalisation en «sans doute». La fonction de décrochement temporel joue donc bien, mais reste encore sur le mode de l’hésitation et du trompe-l’ œil. Le collage que réalise et que montre à la fois le signe complexe est simultanément élément de stabilisation de l’énoncé et opérateur de trouble référentiel. Il est en effet capable de marquer que s’est produit un déplacement inattendu, relevant donc de l’opacification momentanée, et par là même de poser de nouveaux éléments de repères. C’est ce qui se produit dans le passage cité plus haut à propos de l’effet de leurre des points de suspension. Dans le même passage la pause parenthétique se referme sur le signe complexe : tout ce qu'il faut c’est que tu bouges alors si tu es chaque fois obligé de soulever une de ces pioches au lieu de...» Et Blum : «Et alors...» (mais cette fois Iglésia n’était plus là : tout l’été ils le passèrent, une pioche [...] en main, [...],

puis, au début de l’automne, ils furent envoyés dans une ferme arracher les pommes de terre et les betteraves, puis Georges essaya de s’évader, fut repris [...], puis il fut ramené au camp et mis en cellule, puis Blum se fit porter malade et rentra lui aussi au camp, et ils y restèrent tous les deux, travaillant pendant les mois d’hiver [...] tandis qu’ils essayaient de se transporter par procuration [...] dans cet univers futile, mystérieux et violent dans lequel, à défaut de leur corps, se mouvait leur esprit : quelque chose peut-être sans plus de réalité qu’un songe, que les paroles sorties de leurs lèvres : des sons, du bruit pour conjurer le froid, les rails, le ciel livide, les sombres pins :) «Et alors il — je veux dire de Reixach … (et Georges : «Reichac», et Blum : «Quoi ? Ah oui...») a voulu

lui aussi monter cette alezane, (LRF, p. 172, 173, 174)

Ces lignes rendent apparent le fonctionnement double d’élément de jonction et de marqueur de rupture assuré par le signe complexe. Là encore la pause parenthétique est l’occasion d’un développement important, qui pro-

pose ici une accélération de la narration par la succession des «puis» et des passés simples. Il s’agit d’un véritable passage en revue des moments importants qui sont censés avoir scandé l'intervalle de temps entre les deux références temporelles qui sont juxtaposées par la narration. Le décrochement parenthétique propose donc à la fois l’évocation de cet écoulement temporel et en même temps la stabilisation sur un moment ultérieur. C’est donc grâce à ce décrochement que la référence se stabilise, mais en même temps elle ne parvient à se stabiliser que parce qu’elle a été l’objet d’une mise en mouvement accélérée et soudaine. Dans le mouvement d’ouverture/fermeture que dessine le signe complexe vient s’amasser la référence de tout ce qui est 157

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

énoncé à l’intérieur du décrochement. Non seulement la référence du moment de l’énonciation de «et alors» est définie par le fait que «Iglésia n’{est] plus là», mais aussi par la succession des événements qui amènent jusqu’à ce nouveau «maintenant». Il s’opère ainsi, par le jeu de la ponctuation, une forme de télescopage temporel qui permet de prendre en compte, sans contradiction, aussi bien la successivité dans le temps marquée par les «puis» égrenés que la simultanéité temporelle. Selon la formule heureuse de G. Roubichou, «tous les “moments” de la phrase (mais cela serait vrai des “moments” du récit) travaillent sur le même plan.»! On peut d’ailleurs constater dans le passage cité combien la ponctuation travaille à une sorte de dessin énonciatif et mélodique de l’énoncé : le discours direct qui reprend après la longue pause parenthétique présente alternativement un tiret double, marqueur de commentaire méta-énonciatif, et une nouvelle pause parenthétique; celle-ci s'ouvre pourtant sur la suite immédiate du dialogue entre Georges et Blum; rien n’interdirait donc que cette succession soit marquée seulement par le signe de la virgule comme c’est souvent le cas. Or la réplique de Georges consiste à son tour en un commentaire métadiscursif puisqu'il rectifie la prononciation supposée du nom du capitaine par Blum. C’est donc le dessin de ce décrochement métadiscursif, reprise d’un mot de l’autre, que propose la pause des parenthèses : la ponctuation manifeste le dédoublement langagier du fait du fonctionnement autonymique momentané et mime les variations mélodiques des commentaires greffés sur le discours premier. La reprise après la courte pause parenthétique est marquée par des points de suspension qui cette fois indiquent une interruption dans un discours qui pourtant ne s’est pas interrompu. La pause parenthétique est alors le signe d’une rapide bifurcation discursive; mais contrairement à ce qui se produit habituellement, la bifurcation parenthétique s’accomplit alors qu’il y a changement d’interlocuteur?. Il semble bien que ce soit le principe de variation qui soit là encore la raison d’un tel choix de ponctuation, notamment du fait de la densité des signes dans le passage. Loin apparaît poétique mimesis 1.

de s'avérer un élément secondaire de l'écriture, la ponctuation donc bien comme un élément nécessaire à la construction d’une définie par l'articulation entre continuité et rupture d’une part, entre et textualité d'autre part. Le signe complexe ne relève pas à d’une

G. Roubichou, «Aspects de la phrase simonienne», in Claude Simon, colloque de Cerisy,

op. cité, p. 203.

2. Comparer par exemple avec la rectification lexicale faite par Georges à propos du «pistolet» que l'ancêtre est censé avoir utilisé (LRF p. 175) : la succession des répliques entre Georges et Blum se fait alors sans détour par la parenthèse.

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LA PHRASE EN QUESTION

coquetterie d'écrivain comme il a parfois pu être jugé chez certains auteurs!. Bien au contraire, le signe complexe rend compte du jeu d’illusion et de télescopage de la remémoration.

Il ne s’agit pas ici de prétendre à une description exhaustive du fonctionnement de la ponctuation, mais de dégager les grands principes qui motivent ses choix; élément de collage, capable de briser fictivement la linéarité du

texte, le signe complexe exhibe ces principes essentiels. La présence du signe complexe n’exclut pas pour autant l'emploi plus conventionnel de la parenthèse fermante suivie des deux-points, la succession des signes de ponctuation ne suffisant pas à faire alors un signe unique composé : et de Reixach

(un peu pâle à présent, les muscles de sa

mâchoire saillant, allant et venant sous la peau, la sueur main-

tenant ruisselant franchement sur ses tempes, disant, toujours sans hausser la voix — toujours impersonnelle, calme, mais à ce moment peut-être un peu plus sèche, brève) : «Allons. Voyons. Cessez» (LRF, p. 137-138)

La parenthèse joue bien le rôle ici aussi d’une sorte de didascalie, apportant le commentaire sur le locuteur et sa façon de parler. Maïs il ne se produit pas de collage comme dans les cas de signe complexe, tout au plus y a-t-il juxtaposition de deux segments, l’un étant maintenu en retrait par rapport au premier qu’il vient caractériser secondairement. De la sorte, le participe «disant», pour lequel on attendrait la présence des deux-points à l’intérieur de la parenthèse, reste en suspens : son complément est retardé par un nouveau décrochement dû au tiret simple, qui fait s’achever la parenthèse sur la description de la voix et non plus sur l’annonce du discours direct. Cette juxtaposition du segment recteur («et de Reixach») et du segment détaché entre parenthèses aboutit ainsi naturellement sur les deux-points qui permettent de revenir au niveau du segment recteur. Si on le compare au passage des pages 177-178 cité plus haut où le signe complexe se présentait dans son emploi le plus simple, le choix qui est fait ici d’une addition de signes plutôt que du signe complexe est dû à la présence avant la parenthèse d’un segment lui-même susceptible d'introduire le discours direct. C’est donc une forme de hiérarchie qui se signale ici entre les deux segments : puisque les deux sont capables d’introduire le dialogue, c’est l’élément recteur qui commande les deux-points. Autrement dit le signe complexe ne se manifeste pas de façon mécanique, mais apparaît dans des contextes déterminés où le travail 1. A propos de l'écriture de Jouhandeau, L. Pasques le qualifie de «surcharge inutile et mal venue en raison des fonctions opposées de la parenthèse fermante, qui sert à clore, et des deuxpoints à fonction introductive ». («Du manuscrit à l’imprimé et à la lecture de l’auteur», Langue

Française, n° 45, p. 109.)

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L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

de suture et de collage est nécessaire, parfois de manière particulièrement spectaculaire. Un dernier exemple servira à clore la démonstration. II s’agit de la première référence à Georges dans la chambre d’hôtel, qui fait irruption dans le récit de l’arrivée des soldats épuisés dans la grange : l’innombrable engeance sortie tout armée et casquée selon la légende et se multipliant grouillant se répandant sur la surface de la terre bruissant de l’innombrable rumeur, de l’innombra-

ble piétinement des armées en marche, les innombrables noirs et lugubres chevaux hochant balançant tristement leurs têtes, se succédant défilant sans fin dans le crépitement monotone des sabots (il ne dormait pas, se tenait parfaitement immobile, et non pas une grange à présent, [...] et lui [...] écoutant le

silence, la nuit, la paix, l’imperceptible

respiration d’une

femme à côté de lui, et au bout d’un moment

il distingua le

second rectangle dessiné par la glace de l’armoire [...], et lui se rappelant :) «Jusqu'à ce que je me rendisse compte que c'était non pas des chevaux mais la pluie sur le toit de la grange, (LRF, p. 40)

Le collage réalisé ici par le signe complexe permet l'inscription dans le texte d’un va-et-vient des perspectives énonciatives, sans qu’il y ait stabilisation avant l'ouverture des guillemets. Si l’on tente d’énumérer les différentes positions, on obtient successivement 1) le récit de l’arrivée des soldats dans la grange, Georges étant en position de délocuté, 2) l’amplification à une vision hallucinée et collective de cavaliers en marche, 3) le glissement référentiel non annoncé à la scène de la chambre d'hôtel, Georges étant touJours en position de délocuté, 4) l’explicitation de la remémoration effectuée par Georges, 5) le retour à la scène de la grange, mais cette fois dans un récit à la première personne dont on ne sait pas exactement à qui il est destiné. Il y à donc un raccord effectif entre ce qui précède la pause parenthétique et ce qui la suit, mais le raccord est doublement marqué : par le passage du récit au discours et par le glissement de l’évocation quasi allégorique des cavaliers à un souvenir relatif à un moment particulier. L’évocation qui précède la parenthèse flottant dans une indétermination référentielle, entre généralité hallucinée et perception effective, donne lieu à une hésitation temporelle : S’agit-1l d’une évocation surgie au moment de la narration ou du retour vers l'épisode effectif du passé? L’hésitation sur la portée référentielle de l’évocation est alors favorable à la mise en scène d’un état de rêve éveillé, caractéristique de l’épuisement des soldats. C’est sur ce motif implicite que se produit l’enchaînement de la parenthèse, mais selon une modalité négative qui se reconduit pour marquer la rupture spatio-temporelle : «il ne dormait pas, [...], et non pas dans une grange à présent». Or, si la première négation est purement descriptive, visant «à décrire un état de choses comme n’étant 160

LA PHRASE EN QUESTION

pas le cas»! la seconde se définit comme négation polémique : il s’agit pour elle de nier des données, de rectifier ce qui implicitement devrait être attendu. La négation polémique impose ainsi un réajustement de la référence en même temps qu’elle marque le décalage par rapport aux éléments antérieurs. Lorsque se referme la parenthèse, c’est à nouveau la modalité négative qui intervient pour redéfinir le référent : «non pas des chevaux mais la pluie». Un retournement est opéré entre ces deux moments de la narration, retournement qui procède par les mêmes outils syntaxiques, établissant ainsi une continuité formelle entre les deux types d’énonciation. De même, l'emploi de la négation dans le discours direct de Georges établit une relation de continuité avec le récit qui précède la parenthèse, puisqu'il s’agit bien là de corriger ce qui a été énoncé auparavant. Le changement de perspective énonciative est donc à la fois posé et dépassé par le jeu de la négation polémique. Le signe complexe permet alors de juxtaposer une double relation : relation de successivité entre ce qui précède la parenthèse et ce qui la suit, le discours enchaînant par un commentaire qui porte sur la description du «crépitement monotone des sabots» ; et mouvement rétrospectif qui rattache le participe présent «se rappelant» au discours de Georges. Il y a donc eu, dans le déploiement de la pause parenthétique, un déplacement référentiel fulgurant qui se refermant sur un mouvement de rétrospection revient à son point de départ en superposant deux perspectives : celle de la successivité du récit initial et celle de la mise à distance de la remémoration; mais la mise à distance est elle-même en partie combattue par le retour du JE dans un énoncé qui l’avait fait disparaître.

Il s’agit donc bien ici de combiner rupture et continuité, par la fusion de deux signes contradictoires. La contradiction des composants du signe complexe est ainsi la figure adéquate à la tension constitutive de l’écriture simonienne. Combinant fermeture et ouverture, il est l’opérateur qui convient aux déplacements spatio-temporels non annoncés, aux dilatations temporelles et aux superpositions d'images, ajoutant à la fonction de collage celle de l’illusion d’un dépassement de la linéarité textuelle. C’est en ce sens que le signe complexe? se distingue de l’emploi du tiret comme marqueur de rupture. 1. Jacques Moeschler, Théorie pragmatique et pragmatique conversationnelle, Armand Colin/Masson, collection U, 1996, p. 135. 2. Si les exemples vus présentaient la forme longue du signe complexe, avec la combinaison de quatre signes, il n’en existe pas moins des variantes brèves, réduisant le signe complexe à sa forme minimale, c’est-à-dire l’association des deux-points et de la parenthèse fermante. Cf. par exemple p.91121,.185;253;etc.

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L'ÉCRITURE DU LAB YRINTHE

Tirets, simples ou doubles, et parenthèses présentent un certain nombre d'emplois concurrents, dont l’alternance semble régie par le principe de variation. Ainsi les rencontre-t-on avec une fréquence élevée dans les ajouts de commentaires, de rectifications, précisions sur le référent, voire de mises en relief. Il peut même arriver au tiret simple de marquer une énumération : Et lui deux fois traître, — d’abord à cette caste d’où il était issu [...], — traître ensuite à la cause qu’il avait embrassée,

(LRF, p. 182)! Chacun des deux tirets souligne l'articulation du dépli explicatif, venant appuyer ainsi la succession des «d’abord» et «ensuite» à la façon d’une énumération didactique. S’il s’agit là d’un cas unique dans LRF?, il se fait cependant l’indice du rôle visuel spécifique du tiret : son dessin graphique pose dans la continuité de l’énoncé une fracture dont l'écriture tire parti. Ainsi le tiret est-1l susceptible de marquer des ruptures énonciatives soit par retours en arrière brutaux, soit par avancées fulgurantes : puis dégringolant ensemble l'escalier, traversant en courant la cour déserte de la ferme et reprenant en sens inverse le chemin qu'ils avaient suivi le matin, — et tout ce qu’il pouvait voir maintenant (couché de tout son long sur le ventre dans l'herbe du fossé, haletant, essayant toujours sans y parvenir de contenir le formidable bruit de forge dans sa poitrine) c'était l’étroite bande horizontale à quoi, pour lui, se réduisait à présent le monde, (LRF, p. 227)

Le tiret coupe ici la continuité de l’énoncé, dessinant par son trait la rupture narrative : le tiret à la fois marque l’ellipse et impose son dépassement ; la narration de la découverte de la sentinelle allemande et du réflexe qui plaque Georges dans le fossé est suspendue, imposant ainsi une accélération soudaine du rythme narratif. La fracture dessinée par le tiret implique une progression fulgurante dans le temps de la diégèse, sans explicitation des 1.

Le texte de l'édition de Minuit de 1985 présente la version suivante : «Et lui deux fois trat-

tre — d'abord à cette caste [...] —, traître ensuite à la cause» (Minuit, p. 178) : c’est le seul

cas où le désaccord entre les ponctuations des deux éditions — les cas de divergence sont par ailleurs extrêmement peu fréquents — semble donner raison à l’édition de poche. En effet, dans la version présentée par l'édition de Minuit, la succession des deux tirets correspond à un tiret double isolant un segment et non pas à deux tirets simples : il s’agit alors d’une rectification normative de la ponctuation, mais qui s’avère ici incohérente. 2. Dans L'Acacia, c’est la solution des deux-points puis du tiret simple qui sera adoptée pour signifier l’énumération explicative.

162

LA PHRASE EN QUESTION

phases intermédiaires! tandis que la parenthèse remplit son rôle de didascalie. Symétriquement, le tiret peut provoquer une véritable suspension de la narration par un retour en arrière comme c’est le cas dans la scène de la préparation de la jument pour la course : Puis elle et Iglésia debout l’un à côté de l’autre dans la tribune, Iglésia [...] le visage ruisselant maintenant, et un peu essoufflé d’avoir couru pour la rejoindre, — ayant trottiné pendant tout le défilé à côté de la pouliche, portant ce seau plein d’eau [...], courant donc [...]. Puis ils furent à la barrière, [...] Iglésia planté là, contre la barrière blanche, à les regarder s'éloigner, [...] : alors, laissant là seau et éponge il se retourna et aussi vite que le lui permettaient ses jambes [...] s’élança vers la tribune, [...] cherchant Corinne des yeux, dépassant l’endroit, la découvrant enfin, revenant sur ses pas, escaladant quatre à quatre les escaliers et, aussitôt près d’elle, s’immobilisant tout à coup, (LRF, p. 140-141)

Le tiret marque un véritable décrochement dans la continuité de la narration chronologique des faits, puisqu'il provoque un mouvement de basculement temporel de part et d’autre de son dessin : la même scène est ainsi présentée deux fois, dans une perspective différente. Tout d’abord est énoncé un moment T (celui où Iglésia rejoint Corinne dans les tribunes) puis est relatée la série d’épisodes qui ont précédé ce moment T jusqu’à son retour dans l’énoncé. Ceci n’aurait somme toute rien de surprenant si la narration n’empruntait pour ce faire les formes caractéristiques du récit chronologique, scandant sa progression par une succession de «puis» et de passés simples qui amènent la ponctuation forte du point. Ainsi le «Puis» qui suit immédiatement la rupture du point devrait s’inscrire dans un temps postérieur à celui du segment précédant le tret. Or, il n’en est rien, ce qui implique que la fracture dessinée par le tiret ait une incidence qui déborde largement le point, et entraîne celui-c1 dans le mouvement narratif qu’il a engendré. Autrement dit, le tiret ne vient pas buter contre le point et s’échouer à l’arrêt marqué par ce ponctème, mais le tiret a créé un nouveau parcours narratif qui domine la narration jusqu’à ce qu’elle vienne recouper le moment précédant le tiret. La force de fracture du tiret est telle qu’elle 1. Le processus trouvera son commentaire dans le développement d’une comparaison de Histoire : «comme dans ces vieux films usés, coupés et raccordés au petit bonheur et dont des tronçons entiers ont été perdus, de sorte que d’une image à l'autre et sans qu'on sache comment le bandit qui triomphait l'instant d'avant gît sur le sol, mort ou captif, ou encore l'intraitable, l’altière héroïne se trouve soumise et pâmée dans les bras du séducteur — usure ciseaux et colle se substituant à la fastidieuse narration du metteur en scène pour restituer à la narration sa foudroyante discontinuité» (Histoire, p. 41).

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L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

impose une forme de nouveau départ narratif qui annule pour ainsi dire ce qui a déjà été énoncé. Le référentiel romanesque relève ainsi de la vision kaléidoscopique, fragmentaire et toujours recomposée, les points de vue ne parvenant jamais à se stabiliser : à la présentation statique d’un épisode, dans son état résultatif, succède sa mise en mouvement dans la narration de son avènement. Le tiret ne marque ainsi pas seulement un décrochement explicatif, mais impose une nouvelle mise en perspective de ce qui semblait être déjà acquis. C’est exactement ce qui se produit dans le jeu d’anamorphose énonciative décrit dans la première partie : le glissement du JE au IL s’accomplit entre autres par l’intermédiaire d’un tiret qui marque la rupture de perspective et signale la réorientation énonciative!. La puissance de la rupture qu’il dessine dans le cours de l’énoncé va même jusqu’à lui permettre d’intervenir dans l’opacification référentielle par superposition d'images temporelles. La narration du suicide du général lors de la débâcle vient ainsi buter et bifurquer sur celle du suicide de l’ancêtre : Peut-être était-ce à cette même heure que le général s’était tué? Il avait pourtant une voiture, un chauffeur, de l'essence. Il n’avait qu’à coiffer son casque, enfiler ses gants et sortir, descendre

le perron de cette villa [...]. Et au lieu de cela,

quand ses officiers ont été installés dans la seconde voiture, les moteurs tournant déjà, les motos des trois ou quatre estafettes restantes pétaradant, l’auto à fanion attendant portière ouverte, il s’est fait sauter la cervelle. Et dans le potin des moteurs et des voitures on ne l’a même pas entendu. Et peutêtre n’était-ce même pas le déshonneur, la brusque révélation de son incapacité [...] : autre chose probablement : une sorte de vide de trou. Sans fond. Absolu. Où plus rien n'avait de sens, de raison d’être — sinon pourquoi enlever ses vêtements, se tenir ainsi, nu, insensible au froid, [...], effroyablement lucide, disposant soigneusement sur une chaise [...] la redingote, la culotte, posant les bottes devant, couronnant le tout par ce chapeau, cette extravagante coiffure semblable à un bouquet de feu d’artifice, (LRF, p. 200-201)

Le passage fait suite à une succession de paragraphes à ponctuation mini; 7 AD Et : male voire nulle”, relatant l'ivresse de Georges. Le retour en série des points dans le nouveau paragraphe agit donc de manière fortement contrastée. Le 1. Cf. supra, chapitre 1, «L’énonciation : l'impossible stabilité», DAS: 2. Le point qui dans l'édition de poche clôt l’avant-dernier paragraphe précédant ce passage n'apparaît pas dans l'édition de Minuit, ce qui semble bien plus vraisemblable. En revanche, le point qui ponctue la fin du dernier paragraphe est commun aux deux éditions, de façon cohérente : il s’agit là aussi d’un point marqueur de glissement vers une nouvelle phase énonciative.

164

LA PHRASE EN QUESTION

découpage de segments par les points semble poser un retour à une cohérence logique. Mais le point a ici aussi son rôle de marqueur de glissements référentiels proches. Si leur succession dans l’énoncé mime le passage à un discours construit sur une progression logique, il s’agit en fait d’un nouvel effet de leurre. Car la cohérence en question n’est qu’apparente et le raisonnement devient rapidement non pas logique mais analogique. Ainsi le tiret apporte une justification de l’hypothèse émise précédemment («sinon pourquoi ?»). Or les indices qui sont avancés à la suite («redingote, culotte,

extravagante coiffure») ne sont pertinents que si l’on substitue à la scène du suicide du général celle du suicide de l’ancêtre. Le tiret a donc assuré un rôle de pivot dans la représentation, posant une fracture dans la continuité de l’énoncé alors même que celui-ci présente les marques de l’articulation logique : «sinon» semble ainsi appuyer a contrario l'hypothèse qui l’a précédé, venant apporter en dernier lieu les éléments susceptibles de l’asseoir définitivement. Mais en même temps qu’ils s’énoncent, ces indices viennent recouvrir le référent précédent, superposant ainsi deux images. Par le tiret s’opère une rupture énonciative mais le mouvement de basculement référentiel est en partie compensé par la continuité argumentative qui joint les deux segments de part et d’autre du signe ponctuant. Dès lors, une mort trouvant sa justification dans la mise en scène d’une autre hors de toute continuité chronologique, le tiret conjoint autant qu’il les disjoint les épisodes de l’Histoire selon un principe de continuité/discontinuité à l’œuvre à tous les niveaux de l’écriture. Reste la question de l’effacement de la ponctuation. Le signe qui en est le plus affecté est sans conteste la virgule, à propos de laquelle les analyses de D. Lanceraux! s’avèrent précieuses. On constate en effet que même dans les passages d’effacement maximal subsistent les ponctèmes tels que le tiret ou les parenthèses, marqueurs de bifurcations énonciatives. La virgule pré-

sente une fréquence moyenne par page entre vingt et trente occurrences, cette fréquence pouvant tomber à deux ou trois et en arrive même à être nulle. Le passage d’une fréquence moyenne à une fréquence basse de la ponctuation par virgule est susceptible de se produire sans transition, d’une page à l’autre. Par cet effacement partiel ou momentané de la ponctuation se créent des blocs textuels plus ou moins importants, dont l’enchaînement naît du rapport sémantique et/ou de proximité des signifiants?. En fait, il apparaît que plus le texte s’enfonce dans un vertige de l’énonciation, plus il travaille à faire se mêler, s’entrecroiser et se chevaucher les époques, les lieux, les lNCPartIClIerCité: 2. Cf. par exemple «délivré donc libéré relevé» (p. 15).

165

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

paroles, plus il a tendance à amplifier l'effacement de la ponctuation. C’est ce qui caractérise notamment la troisième partie du roman, dans laquelle le rythme de retour des différents thèmes s’accélère au point qu’ils apparaissent et disparaissent plusieurs fois à l’intérieur d’une même page. L’effacement de la ponctuation (ne subsistent que deux couples de parenthèses) se produit en un lieu stratégique du roman : en son milieu (p. 150). Cette page est insérée dans un groupe de dix pages qui présentent une fréquence extrêmement faible de virgules!. Il s’agit du passage narrant l’embuscade et la mort vue comme au ralenti de Wack : la narration dilate alors à l’extrême ce qui est censé être foudroyant dans la réalité. C’est lorsque se produit le glissement référentiel de la description du champ de courses à celle des cavaliers s’engageant dans le lieu de l’embuscade que se produit une diminution considérable de la ponctuation? : la rupture dans le mode de ponctuation amène (ou signale ou découle de) un changement également brutal dans le mode d’énonciation, puisqu'il y a passage du IL au JE. De même, lorsque la narration retrouve son mode initial, elle réintroduit la ponctuation première. L’effacement de la ponctuation est alors signe de narration hallucinée, d’un désordre fondamental qui ne peut s’accommoder de l’organisation au moins partielle que suppose le recours à la ponctuation. Ainsi se vérifie un fonctionnement solidaire de la ponctuation et du mode d’énonciation, avec les glissements et les déroutes sémantiques que les juxtapositions brutales entraînent. Le texte se dérobe sans fin à l’interprétation univoque, il se retourne sur lui-même, bifurque dès qu'il paraît s’être installé dans un mode, se formule à nouveau selon un principe que l’on croit reconnaître mais pour glisser aussitôt un peu plus loin, grâce à l’alternance d’une ponctuation régulière puis évanouie. Qu'en est-il dès lors de la phrase dans une telle écriture ?

2 — Phrase et hors-phrase

Le singulier réducteur de ce sous-titre ne doit pas faire illusion : il ne saurait être question de chercher à réduire «la» phrase simonienne à un modèle unique. La question relève en fait d’une difficulté tout autre, et sans aucun doute plus fondamentale : dans quelle mesure est-on fondé à I. On en trouve respectivement trois p. 146, deux p. 147, quatre p. 148, deux p. 149, une p. 151, sept p. 152, quatre p. 153, deux p. 154, six p. 155. Puis la fréquence remonte à dix-neuf, puis trente-huit.

2.

Pour l'étude détaillée de ce glissement analogique, cf. supra, deuxième partie, p. 89 et sq.

BC

LRE p156137

166

LA PHRASE EN QUESTION

parler encore de phrase dans l’écriture de LRF? Le traitement de la ponctuation tel qu’il vient d’être mis en évidence impose une prudence nécessaire à l’encontre des critères graphiques d'identification de la phrase! Pour autant, on a pu constater que les marques graphiques de délimitation de la phrase n'étaient pas définitivement exclues du texte : le rapport avec la tradition graphique se définit donc de façon plus complexe que ce ne serait le cas avec un effacement complet des marques. Il s’agit donc d’adopter à l’encontre de ce critère possible bien que fluctuant une attitude nuancée et prudente. Une définition d’ordre grammatical de la phrase estelle à même de compenser les déficiences de la définition graphique ? Dans la perspective fonctionnelle, est appelé phrase «l’énoncé dont tous les éléments se rattachent à un prédicat unique ou à plusieurs prédicats coordonnés »?. L’énoncé minimum, dans cette perspective, qu’il soit réduit au seul prédicat ou qu’il constitue un syntagme prédicatif fait du complexe sujet-prédicat, se définit entre autres par son indépendance, ce qui interdit de considérer comme un véritable noyau prédicatif les propositions subordonnées : c’est précisément ce principe de l’indépendance du syntagme prédicatif qui fait apparaître à nouveau les limites de définition de la phrase. Parmi les trois chercheurs” qui se sont explicitement posé la question de la phrase chez Claude Simon, deux s’opposent fondamentalement sur leurs présupposés théoriques : d’un côté, W. Zwanenburg se réfère à la grammaire générative transformationnelle et propose ainsi une définition de la phrase (qui relève de la compétence) distinguée de l’énoncé (qui relève de la performance), alors que G. Roubichou pose la prééminence du discours, fondant son propos sur la théorie de Benveniste. En établissant une opposition entre l’énoncé, production discursive singulière, et la phrase, schéma abstrait en langue, W. Zwanenburg semble résoudre ou du moins parvenir à poser de façon précise le problème de la délimitation de la phrase dans l’écriture simonienne. Ainsi conclut-il son article sur l’interrogation suivante : «il faut se demander ici en quelle mesure un énoncé peut correspondre à la partie d’une phrase ou bien — ce 1. L’'incipit d'Histoire, qui commence par une anaphore pronominale écrite avec une minuscule, constitue très clairement une remise en cause des habitudes graphiques. 2. André Martinet, Eléments de linguistique générale, Colin, 1980. Par «prédicat», A. Martinet entend «l'élément irréductible d’un énoncé («va» dans «Va le chercher») ou le noyau central de cet élément («va» dans «II va le chercher»).»

3. Ils’agit, chronologiquement, de J. Ricardou, «Un ordre dans la débâcle» (article cité), de W. Zwanenburg, «Phrase et énoncé dans LRF de Claude Simon», (dans Du Linguistique au textuel, textes réunis par Ch. Grivel et A. Kibédi-Varga,

Van Gorcum,

1974, p. 61-69), et de

G. Roubichou, «Aspects de la phrase simonienne», (article cité). De ce même auteur, cf. également «Continu et discontinu ou l’hérétique alinéa», Etudes littéraires, avril 1976, p. 125-136.

167

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

qui nous intéresse davantage — à plus d’une phrase.»! Se trouve ainsi formulée une réponse aux remarques préalables de J. Ricardou lorsqu'il écrivait dans son article célèbre : «Rien de tel qu’un point — que l’on nous pardonne ce truisme — pour terminer une phrase. Or, le point, très souvent ici, est placé au milieu de la phrase comme par erreur, le mouvement de la phrase se prolongeant après lui.»* Toutefois, la position théorique de W. Zwanenburg, bien qu’elle ait le mérite de la clarté et tente de délimiter avec précision les faits, ne parvient pas à être pleinement satisfaisante du fait des présupposés qui la sous-tendent : celui notamment de l'existence d’une «déviation [du discours littéraire] par rapport au discours non littéraire»; surgit immédiatement la problématique de l'écart, considérée de façon catégorique et absolue, impliquant une conception normative du langage. Pour définir ce que serait l’«écart» constitutif du discours littéraire, encore faut-il construire

(sélectionner) un modèle

de discours que

l’on pose comme tel et par rapport auquel les productions discursives sont jugées. Les chances de parvenir à définir ce qui serait une forme de «degré zéro» du discours s’avèrent pour le moins improbables.

La position adoptée par G. Roubichou diffère radicalement sur ce point, position qui correspond en partie à celle revendiquée ici. Il faut alors renverser les données théoriques telles qu’elles se présentaient dans l’article de W.Zwanenburg et expliciter les présupposés qui restent parfois implicites chez G. Roubichou*. Là encore, laissons la parole à Benveniste : «C’est dans le discours, actualisé en phrases, que la langue se forme et se configure. Là commence le langage. On pourrait dire, calquant une formule classique: nihil est in lingua quod non prius fuerit in oratione.»*. Mais faire basculer la phrase du côté du discours ne suffit pas à régler tous les problèmes. Que faire en effet des réalisations discursives définies par un flux ininterrompu, le refus ou le retardement des limites”? C’est qu’en fait la phrase apporte avec elle des représentations complexes, héritées de parcours théoriques anciens. Ainsi que l'écrit J.-P. Seguin, «le mot phrase est riche d’une double postulation, vers la mesure de l’unité rythmique fondamentale du discours, et vers

D

W. Zwanenburg, article cité, p. 67. J. Ricardou, article cité, p. 1016.

es) La citation de Benveniste en exergue à la communication de Cerisy a cependant le mérite d'indiquer clairement dans quelle perspective se place le chercheur : «La phrase, création indéfinie, variété sans limite, est la vie même du langage en action.» (La citation est extraite des Problèmes de linguistique générale, Gallimard, collection Tel, tome 1, p. 129.). Pour les flottements référentiels de la «phrase» dans les articles de G. Roubichou, cf. plus haut, introduction de ce troisième chapitre.

4. E. Benveniste, op. cité, p. 131. Il s’agit de la conclusion de l’article d’où est extraite la phrase citée par G. Roubichou.

168

LA PHRASE EN QUESTION

l’enfermement

dans le mesurable : dans l'écrit, dans le grammatical, dans

une rencontre mythique de l’entité logique et de l’entité formelle.»! Or, la délimitation de «l’unité rythmique fondamentale» ne laisse pas d’être problématique dans les pages de LRF. La démarche qui va être suivie ici va consister en la mise en regard de segments discursifs répondant à des descriptions suffisamment distinctes (voire contradictoires) pour que soit posée la question de la pertinence exclusive du concept de «phrase». Une première réflexion sur l’incipit s'impose. En ce lieu stratégique du texte, dont il a déjà été dit plus haut que son statut pouvait être assimilé à celui de l’armure à la clé dans le domaine musical, il est possible de distinguer les premières traces d’un ébranlement de la notion de phrase, ou du moins de remise en cause des limites de la phrase. Les données sont quelque peu contradictoires : il est tout à fait permis d’identifier dans les premières lignes des structures propositionnelles classiques, se conformant parfaitement aux modèles grammaticaux les plus conventionnels. La disposition par lignes distinctes permettra de faire apparaître immédiatement cette régularité : Il tenait une lettre à la main, il leva les yeux me regarda puis de nouveau la lettre puis de

nouveau moi, derrière lui je pouvais voir aller et venir passer les taches rouge acajou ocre des chevaux qu’on menait à l’abreuvoir,

(LRF, p. 9)

La progression se fait de manière constante : d’abord une proposition indépendante, puis deux propositions présentant le même sujet (ou si l’on veut une proposition à deux syntagmes verbaux), et enfin une relation d’enchâssement par subordination. On peut noter d’ailleurs que la ponctuation de la virgule délimite exactement chacune de ces différentes structures : si l'effacement de la ponctuation se produit à l’intérieur de ces propositions, en revanche la virgule semble assurer dans un premier temps une délimitation logique. On sait depuis les travaux de D. Lanceraux qu’il n’en est rien, et le dérèglement n’attend pas pour se manifester puisque la suite immédiate de l’incipit propose à nouveau des séries de propositions que plus aucun ponctème ne vient cette fois délimiter : la boue était si profonde qu’on enfonçait dedans jusqu'aux chevilles mais je me rappelle que pendant la nuit il avait brusquement gelé et Wack entra dans la chambre en portant le café disant Les chiens ont mangé la boue, (LRF, p. 9) 1.

J.-P. Seguin, L'invention de la phrase au XVIIF siècle, op. cité, p. 465.

169

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

En même temps que se produit la non-coïncidence entre délimitation de structure propositionnelle et emploi de la virgule, a lieu la distorsion syntaxique due à la coordination inattendue entre un segment au passé et un segment au présent!. Il s’agit là d’un premier glissement syntaxique qui diverge légèrement des modèles reconduits jusqu’à présent dans l’incipit : le glissement syntaxique en question manifeste pour la première fois le principe de progression caractéristique de l’énoncé, par relances énonciatives successives. On a ainsi, jusqu’à la butée sur le premier point, une succession de courts segments qui à la fois empruntent à un modèle syntaxique classique, et en même temps s’en détachent progressivement. Tout en laissant la possibilité (à l’analyste) d'identifier une première «phrase» dans les lignes délimitées par la première majuscule et le point, ces lignes présentent une forme de dérapage discret par rapport aux définitions habituelles de la phrase : si l’on choisit de la définir de la façon la plus simple selon les critères graphiques, 1l faut passer outre le traitement non conventionnel de la ponctuation et son effacement sporadique. Si l’on s’appuie sur la définition grammaticale, (la phrase coïncidant alors avec ce qui a été jusqu'ici prudemment dénommé «proposition»), il faut ignorer l'emploi soudain du point et le décalage progressif de la ponctuation par rapport à ces unités prédicatives. Autrement dit, les deux modèles les plus conventionnels de la définition de la phrase restent disponibles, mais de façon incomplète ou insatisfaisante : l’incipit de LRF présente ainsi une structure qui s'apparente à la phrase, qui la rappelle tout d’abord de façon nette, puis qui s’en éloigne progressivement par l’introduction d'éléments perturbateurs. Il semble que l’incipit puisse alors être lu comme une sorte de mise en garde, ou d'annonce de ce qui va se produire par la suite. L'observation des segments compris entre les premiers points du texte permet en fait d'avancer une sorte de schéma général, forme de matrice qui est reconduite, explorée et amplifiée au fur et à mesure du développement du texte. Après chaque point, on rencontre une structure syntaxique qui associe des indépendantes et des phrases complexes (au sens grammatical du terme). Les formes du discours correspondent alors aux structures phrastiques telles que peuvent les décrire les ouvrages de grammaire. Mais plus on s'éloigne du bornage du point, plus l'énoncé tend à se démarquer du modèle en question, donnant lieu à une progression par relance énonciative successive débordant largement les modèles syntaxiques classiques. La présence du premier point dans la page 9 s’interprète comme l’indice du fait que l’on est encore dans quelque chose qui ressemble à la phrase, mais que ce «quelque chose» risque très rapidement de sortir des limites imparties à la 1.

Sur ce point, cf. supra, première partie, p. 17.

170

LA PHRASE EN QUESTION

notion. Il apparaît alors l’idée qu’un point n’est pas forcément limite de phrase, qu’il peut intervenir comme bornage visuel d’une séquence à laquelle on hésite à donner le nom de phrase, et que, même, il peut signaler la sortie, en cours ou à venir, d’un code de référence traditionnel. La comparaison des premiers segments délimités par un point confirme le mouvement d’éloignement progressif d’un modèle phrastique, amplifié de plus en plus, jusqu’au moment où le segment vient buter sur un nouveau point à la suite immédiate duquel on retrouve une structure canonique, pour s’en éloigner à nouveau, et ainsi de suite. Ainsi la fin de ce que l’on peut encore appeler par commodité la première «phrase» du roman retrouve-telle une structure syntaxique conventionnelle,

maïs elle s’inscrit en même

temps en rupture chronologique totale par rapport à ce qui la précède, mettant à mal la notion de cohérence. A sa suite, le démarrage de la deuxième «phrase» se présente comme exemplaire au regard des conventions grammaticales : maintenant elle était grise et nous nous tordions les pieds en courant, en retard comme toujours pour l’appel du matin, manquant de nous fouler les chevilles dans les profondes empreintes laissées par les sabots et devenues aussi dures que de la pierre, et au bout d’un moment il dit Votre mère m’a écrit. Ainsi elle l’avait fait malgré ma défense, (LRF, p. 9)

Ce phénomène d’éloignement progressif d’une structure phrastique conventionnelle et de relance à partir d’un point qui va engendrer sous peu un nouveau dérèglement de la structure se rencontre de même à l’articulation entre deux paragraphes, de façon quasi systématique : et à la fin Corinne se levant nonchalamment, se dirigeant sans hâte — sa vaporeuse et indécente robe rouge oscillant, se balançant au-dessus de ses jambes — vers les tribunes... Mais il n’y avait pas de tribunes, pas de public élégant pour nous regarder : je pouvais toujours les voir devant nous se silhouettant en sombre (LRF, p. 23)

Autrement dit, on se trouve face à des énoncés qui évoquent partiellement, fragmentairement, le temps de leur mise en place, le schéma de la phrase, mais qui se dérobe rapidement à l’identification, quels que soient les critères adoptés. Il apparaît alors plus prudent de renoncer à une notion qui semble devoir être systématiquement détournée dans l’écriture simonienne. La phrase n’est pas pour autant absolument abandonnée, sa silhouette se dessine parfois au détour de l’énonciation, mais elle sert alors de repoussoir, de modèle contradictoire. C’est pourquoi plutôt que de parler de «phrase» pour ce type d’énoncé dont les contours restent difficilement déterminables, 1l 1e

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

sera question d’une notion solidaire, celle du «hors-phrase». La notion traditionnelle de phrase fait appel à une organisation sémantico-syntaxique du discours qui impose des bornes auxquelles la parole simonienne cherche au contraire à se soustraire. Lorsque le point surgit, dans le cours du horsphrase, c’est pour momentanément suspendre son flux afin de le réorienter, enchaînant sur de nouveaux pans de hors-phrase. Autrement dit, c’est de la phrase que naît le hors-phrase : le hors-phrase déployé dans LRF laisse souvent poindre le souvenir de la phrase, mais c’est pour aussitôt s’en éloigner. Il se crée ainsi une forme de mouvement double d'amplification à partir d’un noyau minimal laissé là en guise de modèle contradictoire, et de repli sur une nouvelle trace de référence au modèle traditionnel. L’énoncé alterne ainsi deux modèles distincts mais solidaires, se dilatant à l’extrême puis se repliant sur des formes minimales, avant de se dilater à nouveau. Le début des paragraphes présente de façon caractéristique ce mouvement d'arrêt momentané de l’énoncé, comme s’il se stabilisait un instant avant de partir dans un mouvement de progression toujours relancé, le signe de ponctuation des deux-points faisant un instant barrage au flux du hors-phrase : Puis ils furent dans la grange, avec cette fille tenant la lampe au bout de son bras levé, semblable à une apparition : quelque chose comme une de ces vieilles peintures au jus de pipe : brun (ou plutôt bitumeux) et tiède, et, pour ainsi dire, non pas tant l’intérieur d’un bâtiment (LRF, p. 36) Plus tard il devait se rappeler cela de façon précise : cette peau jaune et la loupe qu'il ne cessait de fixer, et ensuite les chicots, jaunes aussi, plantés irrégulièrement et de travers dans la bouche, et qu'il vit quand elle s’ouvrit, l'espèce de cadavre disant: «Hé là!..», puis avançant la main, (LRF, p. 106)

Principe que l’on retrouve également en début de chapitre : Et au bout d’un moment il le reconnut : ce qui était non un anguleux amas de boue séchée mais (LRF, p. 99, début de la deuxième partie) Il parlait et maugréait encore, mais je fis tomber son briquet : nous tâtonnions dans le noir maintenant, trébuchant dans l’escalier de bois, (LRF, p. 241, début de la troisième partie)

Le mouvement de repli que présente ainsi fréquemment la reprise à l'issue d’une clôture du hors-phrase peut d’ailleurs sans peine COrrespondre à une phrase offrant toutes les caractéristiques requises, la délimitation étant marquée par un point qui vient s’opposer nettement au flux précédent du hors-phrase. Ainsi en va-t-il du début du paragraphe cité plus haut qui 1572)

LA PHRASE EN QUESTION

se greffe sur un long passage non ponctué décrivant l’ivresse de Georges!. Le principe d’alternance présente ainsi deux cas de figure : soit il règle le cours du hors-phrase, faisant apparaître à l’intérieur de ces séquences des îlots qui rappellent les conventions syntaxiques de la phrase, soit il interrompt momentanément le hors-phrase pour laisser la place un court instant à la phrase; quel que soit le cas de figure, en fait, le problème fondamental est celui du rythme. En effet, les différents rapports décrits, qu’ils s’éta-

blissent de façon interne au hors-phrase ou de hors-phrase à phrase, se jouent sur le mode de la variation, combinant le même et le multiple dans une exploration toujours renouvelée du rythme du texte au sens où le définit Benveniste dans un article célèbre : une «configuration spatiale définie par l’arrangement et la proportion d’éléments distincts »?. On retrouve là le principe de variation apparu dans la mise en évidence des caractéristiques de la ponctuation. Régulièrement, l’énoncé vient buter sur un segment court, dont les caractéristiques formelles font un fort contraste avec les segments longs de hors-phrase; le recours momentané à la structure prédicative canonique sujet-prédicat constitue un élément de relance de l’énonciation, le repli partiel qu’elle dessine préfigurant l’amplification et la dilatation à venir. Dès lors, il devient impossible de poser le hors-phrase sans la phrase, et inversement : les deux structures se définissent l’une par rapport à l’autre. La configuration du hors-phrase par la phrase interdit d’éliminer définitivement celle-ci de la description des énoncés simoniens; inversement, la notion de phrase avoue ses limites et ne suffit pas à rendre compte des formes de dilatation que présente l’énonciation. La succession de paragraphes à ponctuation nulle ou minime qui correspondent à la narration de l’ivresse de Georges (p. 194 et sg.) S’inscrit ainsi sans difficulté dans le cadre du hors-phrase, par la mise en scène d’une continuité ininter-

rompue et pourtant suspendue : continuité qui ne se laisse borner par aucune limitation de ponctuation, pas même la ponctuation de mot que serait une majuscule. Seul le signe des deux-points annonce le basculement dans un flux ininterrompu dès lors”; mais en même temps qu’il se déploie sans marque d’arrêt graphique, le hors-phrase est segmenté par le blanc typographique qui pour autant ne le clôt pas : le hors-phrase traverse le blanc typographique qui le structure en sous-unités et le rythme visuellement. 1. LRF, p. 200 : «Peut-être était-ce à cette même heure que le général s'était tué? Il avait pourtant une voiture, un chauffeur, de l'essence.» Cf. supra, p. 164. 2. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, op. cité, tome 1, p. 335. 3. Cf. p. 194 : «pensant que si j'arrivais à fixer classer mes perceptions j'arriverais aussi à ordonner et diriger mes mouvements et alors successivement :»

173

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

La solidarité du hors-phrase et de la phrase définit une des constantes de l'écriture simonienne : d’un roman à l’autre, on les retrouve dessinant des entrelacs variés, selon des retours plus ou moins fréquents, que ce soit à l'échelle du texte dans sa totalité ou d’unités inférieures telles que les chapitres. À chaque fois, le modèle phrastique réapparaît de manière plus ou moins fantomatique ou appuyée, mais il s’agit toujours de donner sa configuration à ce qui le déborde et le complète, dans la cohérence d’une écriture qui remet en cause les articulations chronologiques ou simplement logiques. Les passerelles qu’établissent les rapports de signifiants ou de signifiés ne sauraient ainsi s’accommoder du bornage trop rigide de la structure phrastique. Claude Simon l’affirmait déjà au moment de la publication de LRF : Je n’essaye pas de rendre, de décrire des pensées, mais de rendre des sensations. Or, la phrase (dans son organisation) convient fort mal à ce que je veux faire.

C’est bien parce qu’elle est fondamentalement organisation que la phrase ne peut convenir au propos simonien. Ou du moins, parce qu’elle correspond à un certain type d'organisation, codifiée par les grammaires, il devient nécessaire de lui substituer une autre forme d'organisation. Le cheminement du hors-phrase est en effet construit sur un modèle qui tend à s'éloigner des modèles syntaxiques de la phrase. On a pu remarquer plus haut qu'il existait un rapport de coïncidence plus ou moins régulier entre l'apparition du point délimitant des unités phrastiques identifiables aisément comme telles et l'emploi de temps verbaux du récit, essentiellement le passé simple. On peut parler d’une forme d’attraction réciproque entre phrase, ponctuation du point et passé simple : l'élément commun entre ces différents composants apparaît clairement. Chacun de ces trois traits langagiers relèvent, d’une manière ou d’une autre, de la délimitation, du bornage : délimitation visuelle sémantique et logique pour le point et la phrase, même si cette valeur se double fréquemment d’une valeur d'annonce de glissements référentiels, bornage sémantique également pour le passé simple, du fait de l’ancrage temporel qu’il donne au procès et de son aspect non sécant. C’est donc en opposition à la notion de délimitation, qui s’accommode mal de la mise en scène du travail de remémoration, fragmentaire, fulgurant, discontinu et pourtant travaillé par l’analogie, que se déploie le hors-phrase, nécesSitant le recours à des formes spécifiques. C’est une vision du monde qui se Joue là comme l’affirme clairement Michel Deguy : un écrivain n'use pas de procédés, si par là on entend qu'il aurait pu «dire les choses autrement».

1.

Le monde inspire,

H. Juin, «Les secrets d’un romancier», Les Lettres françaises, 6-12 octobre 1960.

174

LA PHRASE EN QUESTION

c’est-à-dire aspire en l’écrivain ce désir de la dire comme il est — de décrire; l’écrivain n’est pas «libre», il est pythie de

son temps. La critique aime parler du style du romancier comme de «performance» dans la description. Pourtant le roman ne cherche rien à dire d’autre qu’une manière de dire les choses comme elles sont, c’est-à-dire comme elles apparaissent.!

C’est donc bien moins de «procédés» qu’il sera question ici, que de faits d’écriture qui entrent dans une totalité signifiante, et qui doivent être considérés comme tels afin de faire apparaître la forme-sens que constitue l’œuvre. Les principes du cheminement du hors-phrase ne sauraient être vus de manière exhaustive; il s’agit plutôt de dégager les grandes articulations et les tendances qui définissent la spécificité de cette écriture. Avant de procéder à une analyse dans le détail, il est possible de donner les caractéristiques générales de cette écriture : elle est profuse, dense, marquée en permanence de bifurcations et de détours qui reviennent toujours au moins partiellement à leur point de départ, manifestant une circularité légèrement décalée : la circularité n’est jamais absolue, elle signale à la fois le caractère cyclique de l'écriture, répétitif et lancinant, construisant ainsi une sorte d’entrelacs inex-

tricable comme s’il était impossible d'échapper au retour des mots; mais elle marque en même temps le léger décalage qui s’est opéré par rapport aux occurrences initiales, échappant ainsi à l’immobilisme car le texte, dans son retour sur soi utilisé comme principe générateur, décrit une spirale qui le mène vers son anéantissement, ou, autrement dit, mime son propre anéantis-

sement alors même qu’il se déploie. Cette tension vers ce qui n’est plus, l’insistance à signifier l’épuisement se lisent jusque dans les dernières lignes du roman: : le monde arrêté figé s’effritant se dépiautant s’écroulant peu à peu par morceaux comme une bâtisse abandonnée, inutilisable, livrée à l’incohérent, nonchalant, impersonnel et destructeur travail du temps. (LRF, p. 296)

La progression du texte simonien se fait sur le mode de l’involution, revenant avec constance sur des marques antérieures. Ainsi, les détours que constituent les parenthèses ou les doubles tirets proposent un parcours 1. M. Deguy, «Claude Simon et la représentation», Critique, n° 187, décembre 1962, p. 10091010. Les italiques sont de M. Deguy. 2. On retrouve cette même tension vers le rien dans d’autres romans de Claude Simon, que ce soit la vision monstrueuse et végétative du fœtus à la fin d'Histoire, la description du figement progressif

des

feuilles

de l’arbre

à la fin de L'Acacia

(le roman

s'achève

sur

le mot

«immobilité») ou de L'Herbe (les derniers mots, détachés par un ultime tiret en sont : «puis plus rien.»).

7)

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

second (mais non secondaire) par rapport au segment introducteur, parcours qui tend à s’éloigner de ce repère primitif pour venir finalement se retourner sur lui. L'étude du signe complexe de ponctuation deux-points/parenthèse fermante a donné l’occasion de constater ce mode de progression circulaire, qui vient clore en boucle la parenthèse et permettre le réajustement avec ce qui l’a précédée. Le retour en boucle est ainsi susceptible de se produire à deux niveaux : à l’extérieur de la parenthèse, et à l’intérieur de celle-ci, alors

que le parcours narratif offert par la pause parenthétique a entraîné très loin des références initiales et a apporté une information qui n’a rien de secondaire. Il en va ainsi dans les lignes où est annoncée la mort de Blum : Puis il se rendit compte que ce n’était pas à Blum qu'il était en train d'expliquer tout ça (Blum qui était mort depuis plus de trois ans maintenant, c’est-à-dire dont il savait qu’il était mort parce que tout ce qu'il avait vu c'était simplement ceci : le même visage que ce matin pluvieux et gris dans la grange, mais encore

plus réduit, [...] et le même

regard fiévreux,

silencieux, luisant, où se reflétait la lumière jaune foncé des ampoules éclairant la baraque, l’éclairant du moins suffisamment pour ce qu'ils avaient à faire [...] : donc suffisamment de lumière pour cela et pour qu'il pât voir le mouchoir que Blum tenait devant sa bouche, et que le mouchoir était presque noir, mais pas de saleté, [...] et Blum le regardant touJours sans répondre, et il ne l’avait plus jamais revu), se rendant compte donc que ce n’était pas à Blum qu'il était en train d'essayer d'expliquer tout ça en chuchotant dans le noir,

(LRF, p. 88-89)

Double repli du texte sur lui-même donc, de part et d’autre des parenthèses. Le raccord avec le segment antérieur est marqué à deux reprises (à l'intérieur et à l’extérieur de la parenthèse) par l’appui d’un «donc» à propos duquel J. Ricardou signalait déjà qu'il se faisait «barrage destiné à endiguer une digression pour en revenir au thème principal»!. La progression de l'énoncé combine ainsi un double mouvement, de tendance contradictoire : un mouvement centrifuge, qui entraîne vers les digressions et leur amplification, suivi d’un mouvement centripète, qui ramène au thème discursif initial. Comme

le montre très nettement le fragment cité ci-dessus, l’alternance des

deux mouvements peut se répéter sans difficulté, créant sur un court segment de texte un double mouvement de repli narratif. De ce fait, la progression textuelle se définit aussi comme un processus généralisé d’enlisement. Enlisement à l'échelle de la page de l’énoncé qui se retourne sur lui-même et paraît ainsi condamné au piétinement, enlisement à l'échelle du roman par la 1.

J. Ricardou, «Un ordre dans la débâcle», article cité, p. 1016.

176

LA PHRASE EN QUESTION

résurgence systématique et sporadique revus, réorganisés et remis en cause. pareillement d’enlisement l’énonciation, l’effritement universel auquel aboutit la

de fragments narratifs sans cesse L’enlisement de l’énoncé menace qui s’accomplit ainsi à l’image de description finale de LRF.

Le repli du texte sur lui-même passe tout d’abord par la convergence de choix syntaxiques puis par un mouvement d'échange de ces mêmes formes syntaxiques; ainsi de part et d’autre de la parenthèse ouvrante se répète le choix de formes verbales relevant de la sphère du récit, dans une structure

phrastique construite sur le modèle de la phrase verbale : le début de la parenthèse se présente comme un commentaire supplémentaire apporté sur le référent du nom propre «Blum», commentaire qui prend la forme de relatives elles-mêmes pourvues d’expansions par subordination. De même à la fin de la parenthèse, on retrouve une structure de phrase construite autour d’un verbe conjugué à un mode personnel, par le soudain retour du plus-queparfait dans une proposition indépendante («et il ne l’avait plus jamais revu»). Soit une sorte de continuité grammaticale, qui apparaît si on dispose à la suite les trois segments en question en supprimant les parenthèses et le développement intérieur : Puis il se rendit compte que ce n’était pas à Blum qu’il était en train d’expliquer tout ça Blum qui était mort depuis plus de trois ans maintenant, c’està-dire dont il savait qu’il était mort parce que tout ce qu'il avait vu c’était simplement ceci : et il ne l’avait plus jamais revu

Mais entre les deux-points de la parenthèse et cette dernière proposition, les structures syntaxiques se sont modifiées; la proposition construite autour d’un verbe à un mode personnel a laissé place progressivement à des segments nominaux, puis à des formes verbales impersonnelles, que ce soit l’infinitif ou le participe présent. La substitution d’un modèle à un autre s’explique tout d’abord par le statut du segment placé après les deux-points; il procède au «déballage d’un ensemble par apposition au tout apposé de ses ingrédients». La série des constituants nominaux qui affluent après les deux-points explicite le référent du démonstratif «ceci» au contenu encore indistinct. Chacun des groupes nominaux en question («le même visage», «le même regard») est susceptible de recevoir à son tour des expansions, au nombre desquelles se trouvent également des propositions relatives. Mais la proportion de subordonnées a nettement diminué par rapport au début de la 1.

M. Wilmet, Grammaire critique du français, op. cité, p. 579, $ 709.

Up

L'ÉCRITURE DU LAB YRINTHE

parenthèse, les formes verbales conjuguées à un mode personnel se diluant pour ainsi dire dans le flux des autres expansions : le même visage que ce matin pluvieux et gris dans la grange, mais encore plus réduit, ratatiné et misérable, entre les immenses oreilles décollées qui semblaient avoir grandi au fur et à mesure que le visage rapetissait, fondait, et le même regard fiévreux, silencieux, luisant, où se reflétait la lumière jaune foncé des ampoules éclairant la baraque, l’éclairant du moins suffisamment pour ce qu'ils avaient à faire :

À nouveau, l'énoncé vient buter et s’ouvrir sur les deux-points qui doivent livrer le contenu référentiel de la dernière relative, et c’est cette fois une succession de prédicats à l’infinitif qui va scander la progression de l'énoncé, laissant les verbes conjugués à un mode personnel dans les subordonnées qui s’égrènent au passage : ouvrir les yeux, s'asseoir sur leur couchette »

et rester ainsi à peu près une minute, à demi stupides jusqu'à ce qu'ils aient, comme chaque matin, réussi à se faire à l’idée de l’endroit où ils se trouvaient et de ce qu'ils étaient, et ensuite se lever, simplement se mettre debout |...]

enfiler leurs capotes pour enfin $’aligner dehors dans la nuit en attendant l’aube jusqu'à ce qu’on les ait comptés et dénombrés exactement comme un troupeau :

Nouvelle butée sur le signe ponctuant des deux-points à partir duquel l’énonciation se relance en paraphrasant un segment antérieur («donc suffisamment de lumière»): en se retournant ainsi sur lui-même, l'énoncé reprend comme modèle le dernier élément qui a précédé le dépli du contenu référentiel de la relative. C’est alors le participe présent, objet d’une répétition littérale avant les deux-points («éclairant/l’éclairant») qui devient la forme principale du développement de la parenthèse avant l’irruption de la proposition au plus-que-parfait : «Blum se taisant/Blum le regardant/Georges disant, répétant» etc. Cette prédominance du participe présent comme forme verbale centrale n'empêche pas le retour de formes conjuguées à des

modes personnels, mais elles restent minoritaires, cassant sporadiquement la régularité des formes en /ä/. De l’autre côté de la parenthèse fermante, lorsque reprend le segment premier interrompu, c’est précisément sous la forme d’un participe présent que s’effectue le raccord. La forme ne reste pas isolée, 178

LA PHRASE EN QUESTION

elle est suivie d’autres participes, et entraîne avec elle l'abandon du schéma syntaxique qui a servi avant la pause parenthétique. Entre les formes de participes présents apparaissent maintenant des groupes nominaux qui n’entrent pas dans des propositions verbales : Puis il se rendit compte que ce n’était pas à Blum qu'il était en train d’expliquer tout ça ([...]), se rendant compte donc que ce n’était pas à Blum qu’il était en train d'essayer d'expliquer tout ça en chuchotant dans le noir, et pas le wagon non plus, l’étroite lucarne obstruée par les têtes ou plutôt les taches se bousculant criardes, mais une seule tête maintenant, qu’il pouvait toucher en levant simplement la main comme un aveugle reconnaît, et même pas besoin d’approcher la main pour savoir dans le noir,

l’air lui-même sculptant,

sentant la tiédeur, l’haleine, respirant le souffle sorti de l’obscure fleur noire des lèvres, le visage tout entier comme une espèce de fleur noire penché au-dessus du sien comme si elle cherchait à y lire, à deviner...

S1 la suture est effectuée avec le segment antérieur, le déploiement de la parenthèse a laissé des traces, non seulement du point de vue sémantique et référentiel par l’annonce de la mort de Blum et la justification ainsi apportée à la rectification ainsi qu’au glissement spatio-temporel; maïs les traces sont également d’ordre syntaxique puisque c’est sur le modèle du segment de la parenthèse que le hors-phrase qui l’encadre reprend : il y a eu ainsi transfusion syntaxique d’un niveau à l’autre, contamination par la parenthèse de ce qui la déborde, alors même qu’elle se replie et s’efface!. C’est ainsi un principe d’alternance et de variation qui régit la progression syntaxique du horsphrase, interdisant de considérer les segments détachés entre parenthèses (ou entre tirets) comme des segments secondaires. Le retour de schémas syntaxiques antérieurs établit une continuité là où la linéarité du signifiant a imposé une disjonction et une dilatation de l’énoncé. Mais ce retour de schéma syntaxique peut se faire l’indice d’un 1. De la même façon, lorsque le segment de hors-phrase s’interrompt momentanément avec les points de suspension, c’est le modèle syntaxique antérieur qui reprend lorsque repart un nouveau segment, pour à nouveau laisser la place au déploiement des participes présents : «Mais il lui attrapa le poignet avant qu'elle l'ait atteint, attrapant au vol l’autre main, ses seins roulant sur sa poitrine : un moment ils luttèrent, Georges pensant sans même avoir envie de rire» (LRF,

p. 90).

(#9

L'ÉCRITURE DU LAB YRINTHE

véritable court-circuit narratif et énonciatif : c’est ce qui se produit dans la brutalité du retour de la structure propositionnelle avant la fin de la pause parenthétique («et il ne l’avait plus jamais revu»), qui enchaîne un résumé brutal et expéditif sur un épisode ponctuel. Il s’agit bien, non pas d’assurer la continuité d’une narration, mais la relance marquée d’une énonciation discontinue qui revient sans cesse sur elle-même. Car au-delà de la reprise et de l'échange de schémas syntaxiques, le hors-phrase se nourrit de répétitions qui mettent en scène l’enlisement constitutif de cette énonciation engluée dans le souvenir. La répétition dans l’écriture simonienne est répétition sur le mode de la variation. Il ne s’agit pas de reprendre exactement, mais de varier les reprises textuelles, par un infime décalage qui suffit à éviter la coïncidence parfaite. Ainsi les variations, au sens quasi musical du mot, se font-elles par l’adjonction de modalisations («en train d’expliquer/ en train d’essayer d'expliquer»), glissement de formes verbales («se rendit compte/ se rendant compte», ce qui permet de prolonger les échos paronomastiques des formes en /ä/. Variations également d'ordre lexical par la reprise paraphrastique («l’éclairant suffisamment/suffisamment de lumière», «Blum se taisant toujours »/«et Blum le regardant toujours sans répondre»), et bien sûr par le jeu de l’énumération synonymique («réduit/ratatiné», «rapetissait/ fondait»). L'approche tâtonnante de la référence, par essais successifs et appel quasi mécanique aux synonymes, est une des constantes de l’écriture simo-

nienne. Le mouvement de recherche se propage, gagne progressivement toute tentative de saisir le référent, devient un mode fondamental de progression de l’énoncé, se combinant avec les rectifications et les répétitions : (ils ne peuvent pas voir la pluie, l'entendre seulement, la deviner murmurant, silencieuse, patiente, insidieuse dans la nuit obscure de la guerre, ruisselant de toutes parts au-dessus d'eux, sur eux, autour d'eux, sous eux, comme si les arbres invisibles, la vallée invisible, les collines invisibles, l’invisible monde tout entier se dissolvait peu à peu, s’en allait en morceaux, en eau, en rien, en noir glacé et liquide, les deux voix faussement assurées, faussement sarcastiques, se haussant, se forçant, comme s'ils cherchaient à s’accrocher à elles espéraient grâce à elles conjurer cette espèce de sortilège, de liquéfaction, de débâcle, de désastre aveugle, patient, sans fin, les voix criant maintenant, comme celles de deux gamins fanfarons essayant de se donner du courage :) (LREF, p. 121)

Les caractérisations successives, redondantes, complémentaires ou paradoxales («murmurant, silencieuse, patiente, insidieuse»), semblent imposer

un rythme reconduit à l’énonciation qui trébuche ainsi sur des séries de qua180

LA PHRASE EN QUESTION

tre éléments, qu’il s’agisse de répéter l’épithète («invisible») en variant les substantifs («arbres, vallée, collines, monde ») dans un mouvement d’amplification de la référence, de varier les compléments d’un verbe recteur («en morceaux, en eau, en rien, en noir glacé et liquide»), ou encore de chercher

l’étiquette capable de dénommer le réel («sortilège, liquéfaction, débâcle, désastre»). Si la parole revient ainsi sans cesse sur elle-même, quelle que soit la modalité de ce retour — reprise littérale, variation —, c’est parce qu'elle se heurte à l’impossibilité de construire du sens dans la description d’un monde qui en est dépourvu. La référence se dérobe, résiste, se replie sur elle-même, se représente sous un nouveau jour. Ainsi l’énoncé est-il jalonné d'éléments qui retardent sa progression, imposant une construction hésitante, différée de la référence. Les nombreux

marqueurs

de reformulation

participent de ce mouvement de recherche tâtonnante, d'exploration qui ne paraît pas pouvoir aboutir, glissant de «ou plutôt» à «c’est-à-dire», se corrigeant dans le jeu insistant des négations : s'appliquant à faire pénétrer dans ses poumons l’air tellement épais et souillé qu’il semblait non pas véhiculer l’odeur, le suffocant remugle des corps, mais suer et puer lui-même, et non pas transparent, impalpable, comme l’est habituellement l’air, mais opaque, noir lui aussi, si bien qu'il lui semblait essayer d’aspirer quelque chose comme de l’encre (LRF, p. 67)

L'outil argumentatif qu’est habituellement la négation perd ici son rôle : il participe moins de l’élaboration d’un raisonnement qu’il ne signale, par ses dénégations répétées, la difficulté à construire du sens. Sa structure à deux éléments dit l’oscillation de la réalité entre deux attentes, deux interprétations, dont l’une se trouve niée, parce que ce que l’on croyait défini s’avère dépassé, ou incomplet, ou illusoire. L'image du monde ainsi élaborée, structurée si visiblement de liens logiques, se lézarde au contraire du fait de la présence de tant de dénégations, et c’est la vision d’un effondrement, d’un délitement qui se donne à lire. Le recours aux nombreuses comparaisons ne parvient pas plus à une mise en ordre du réel. Au contraire, faisant appel systématiquement à l’ailleurs, à l’autre chose, à un «quelque chose» qui a du mal à se définir et qui est supposé porteur d’élucidation, la comparaison signale l’éclatement du sens, la fragmentation du monde vidé ou dépourvu de toute cohérence au point de permettre l’association de tout avec tout sans que pour autant l’unité se fasse. Le «comme» marque la fracture, la mise à distance du monde et cependant mime la recherche effrénée d’un sens; mais chacune de ses occurrences, loin de marquer une victoire dans cette quête du sens, signifie au contraire un peu plus l’émiettement d’un monde vu fragment par fragment, coupé d’une globalité rassurante. 181

L'ÉCRITURE DU LAB YRINTHE

C’est ainsi un univers éclaté qui se donne à voir, dont la réunion des fragments n'arrive pas à faire sens. Chaque fragment se juxtapose aux autres, dans une mise en relation qui loin de faire naître une unité, signale la fracture. A l’intérieur du hors-phrase, la récurrence de ce qu'il est possible d'identifier comme des mots-clés par leur fréquence signale la tentative de mise en forme d’un réel qui se dilue, la recherche éperdue d’un sens dans le foisonnement du réel. Les nombreux «tandis que» se font la locution de la perception multiple et divisée, de la conscience éclatée qui perçoit les fragments du réel, outil de l’«architecture sensorielle» que poursuit l'écriture simonienne. Le «comme» signale ce léger décalage dans la perception du monde où se révèle l’inadéquation par rapport au réel : la saisie du monde est filtrée par les images qui s’interposent entre la conscience et lui. Henri Meschonnic a écrit du «comme» qu'il est «le sésame d’un rapport nouveau, du mystère possible, le mot même qui signifie poésie»! : le «comme» simonien est celui de la fêlure dans la perception du monde, brisure où se lit le vertige de l’absence de sens. Le «comme» reste ici un «sésame » impuissant, qui ne parvient pas à apaiser la recherche car toujours à sa suite surgissent d’autres images. «Comme» dénonce la fragilité du dire qui jamais n’épuise le réel, tout en travaillant lui aussi à cette «architecture sensorielle» au sein de laquelle tous les éléments perçus ou remémorés sont mis en rapport. Mais ce n'est jamais le même que l’on trouve, l’image est toujours légèrement décalée, demande de nouvelles corrections qu'assurent les formes-relais du «comme» telles que les nombreux «une sorte de», «pour ainsi dire», «ou», «ou plutôt» : tous font l’aveu d’une impossible mise en ordre du monde. Dans ce parcours du hors-phrase, la relance de l’énonciation par des «et» qui n'ont plus de coordonnant que le nom est marquée fortement par l'hyperbate: elle sursoit sans cesse à l’achèvement de l'énoncé, dans un enchaînement quasi mécanique. À propos de l’hyperbate chez Claudel, Michel Deguy écrivait : «l'esprit de l’hyperbate est celui de l’exhaustion de l’inépuisable, de l’essoufflement qui aspire et expire le verset, rythmant son

désir et son contentement; il croit que c’est fini, mais il en redemande plus et il en reçoit plus: la contenance n’est pas épuisée, pas encore trouvée: “C’en est trop, et ce n'est pas assez! Encore! Et encore !”»? L'hyperbate simonienne énonce en même temps la mise à distance du monde, elle dit l'écart qui sépare irrémédiablement la conscience d’une unité rêvée du monde : plus le dire s'ajoute au dit, plus il signale son recul; la parole peut 1. 2.

H. Meschonnic, Pour la poétique, Paris, Gallimard, 1970, p. 121. Michel Deguy, La Poésie n'est pas seule, court traité de poétique, Paris, Seuil, 1987, p. 69.

182

LA PHRASE EN QUESTION

se déployer pour tenter de s’approprier la réalité, lui donner forme et structure, elle ne parvient qu’à mettre bout à bout des fragments du monde perçu. Mais l’hyperbate, tout comme le «comme» est aussi l'exploration du foisonnement du langage, elle est l’image même de la création qui se dévoile et révèle ses cheminements. Dire «et», c’est à la fois élaborer une poétique de la désarticulation et de la fragmentation, conjuguer le continu et le discontinu, mais c’est aussi pousser la langue plus loin, la contraindre à se montrer dans son processus créateur. «Et», «comme» joignent et disjoignent, tiennent à distance les éléments dont ils simulent l’appariement et c’est cette mise à distance qui devient signal de la création poétique : en son centre, se trouve le «quelque chose». Le «quelque chose» du hors-phrase simonien, relayé par l’indéfini «quelque» des comparaisons, ouvre un vide référentiel qui appelle le comblement par les mots. Le «quelque chose» appelle le jaillissement de la parole, son déploiement compris comme génération du langage par le langage. Le «quelque chose» sur quoi se brise la compréhension signifie la mise en échec de la communion ou de l’unité, il s’interpose systématiquement devant toute tentative de mise en ordre du monde. Il est le mot de son étrangeté, telle qu’elle se livre, fascinante et inquiétante dans l’image du cheval de LRF : et plutôt le devinant que le voyant : c’est-à-dire (comme tout ce qui jalonnait le bord de la route : les camions, les voitures, les valises, les cadavres) quelque chose d’insolite, d’irréel, d’hybride, en ce sens que ce qui avait été un cheval (c’est-àdire ce qu’on savait, ce qu’on pouvait reconnaître, identifier comme ayant été un cheval) n’était plus à présent qu’un vague tas de membres, de corne, de cuir et de poils collés, aux trois quarts recouvert de boue (LRF, p. 25)

Mais le «quelque chose» est aussi le mot de l’écriture triomphante, celle d’où procède la parole toujours renaissante, qui se désigne dans son processus créateur. Inséré dans le hors-phrase, il est un jalon de la progression du texte, désignant le travail d'écriture. Dire «quelque chose», c’est se mettre en demeure de définir, décrire, présenter, configurer. C’est jouer de l'illusion de la réalité qu’instaure le langage, mais, à l’image du hors-phrase qui signale par son cheminement tortueux et complexe sa matérialité, c’est en même temps proclamer tout ce qu’a de concret l'écriture simonienne. Fragments

accumulés,

combinés,

se chevauchant,

s’appelant et se heurtant, la

phrase et ses métamorphoses, dans leur déploiement, leur jeu d'opposition, leurs ruptures et leur continuité, leur déroulement en spirale qui dément la linéarité textuelle, sont la mise en œuvre d’un travail effectué dans la maté-

rialité même du langage. 183

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Conclusion

Après avoir lu LRF, Jean Dubuffet adressa à Claude Simon le commentaire suivant : Je suis comme vous très pénétré de l’inanité de la notion de vérité, de l’inanité de la distinction entre le réel et l’imaginaire. Il en résulte assurément une frustration puisque cela prive la pensée de son ancrage essentiel, mais il en résulte finalement un considérable apport une fois acquis que les faits imaginaires ont aussi bon fondement que ceux qui sont

qualifiés de réels. commentaire d’un peintre qui n’a pu que combler l’écrivain. Unifiant les différents plans, l’écriture simonienne pose sa propre réalité, faite du miroitement d'illusions et de l’exhibition de sa matérialité. Dans l’univers ainsi créé, les contradictions ne s’annulent pas, mais paraissent s’ouvrir les unes aux autres, s’appelant sans fin, se dérobant au figement d’une rationalité appauvrissante et réductrice. Le labyrinthe simonien déplie son parcours sinueux entre illusion et réel, passé et présent, mémoire collective et souvenir du sujet, textualité et mimesis.

Labyrinthe scriptural, labyrinthe mental, où chaque bifurcation, pour reprendre le jeu de mots cher à Michel Leiris, est à la fois biffure et bifur. Le lecteur avance, hésite, rebrousse chemin, mais où reprendre? Il suit en tâtonnant la référence qu’élabore sous ses yeux une écriture dont le tremblé mime l'incertitude. Simple simulation, car en fait, l’écriture est ici parfaitement maîtrisée, et si le «projet» se découvre en réalité dans le présent de l’écriture, au bout du compte dans un texte convenablement composé, il n’y a pas de phrase qui dans moindres détails n’ait été écrite en fonction de l’ensemble? 1. Jean Dubuffet & Claude Simon, Correspondance 1970-1984, op. cité. Lettre du 5 décembre 1982, p. 55. 2. Lettre de Claude Simon du 8 avril 1979, cité par S. Sykes, dans Les Romans de Claude Simon, Minuit, 1979, p. 189. Les italiques sont de Claude Simon.

185

L'ÉCRITURE DU LABYRINTHE

Le lecteur est ainsi conduit au plaisir de la perte de soi dans le labyrinthe simonien, par un jeu savant où se dévoile l'illusion en même temps qu’elle se reconduit pour le troubler à nouveau. Et si l’œuvre nous renvoie au réel, c’est à la manière d’un tableau qui configure plutôt qu'il ne figure, qui se désigne comme une réalité nouvelle. C’est en ce sens que l’on peut parler de mimesis dans l'écriture simonienne, mimesis d’une écriture qui constitue elle-même son modèle et se joue comme représentation. De l'écriture va surgir, pareillement brisée, régulièrement mise en doute, l'illusion référentielle, celle de la représentation du travail de la mémoire. Mais cette mimesis s'inscrit indissociablement dans une recherche langagière, ce «présent de l'écriture» que revendique si souvent l'écrivain. L'expérience individuelle du sujet se voit métamorphosée (et non pas reconstruite) en expérience poétique dans laquelle se donne à lire et se dessine une conception du monde, plus ou moins consciente, mais qui tout à la fois chemine dans la parole et est engendrée par elle. C’est là en partie que réside la découverte! à laquelle Claude Simon fait souvent référence dans ses commentaires sur le travail de l’écriture. L'écriture présente son tâtonnement par ses détours, ses contours, ses longs déploiements de hors-phrase, son refus de la ponctuation conventionnelle, sa syntaxe spécifique, comme autant de jalons laissés apparents par le texte pour signaler sa progression. L'écrivain ne reconstitue pas le réel, il en constitue un, si puissant qu’à son tour il peut faire surgir le mirage d’un modèle premier. Si la réalité humaine se définit en termes de continu et de discontinu des perceptions et des remémorations, la réalité scripturale qu'élabore la parole simonienne se détermine dans l'articulation du continu de l’énoncé et du discontinu de l’énonciation : le rapport est celui d’une réalité à une autre réalité. Rappelons pour conclure ce propos que le peintre Tàpies lança à des critiques occupés à discuter du chapeau que « représentait » un de ses tableaux : «Ne regardez pas le chapeau, regardez le tableau !»°

1. Cf. le Discours de Stockholm : «Non plus démontrer, donc, mais montrer, non plus reproduire mais produire, non plus exprimer mais découvrir.» (op. cité, p. 29.) 2. Cité par Michel Tapié, Tàpies, CELIV, 1990.

186

Bibliographie

Œuvres de Claude Simon Le Tricheur, Minuit, 1945

Les Corps conducteurs, Minuit, 1971

La Corde raide, Minuit, 1947

Triptyque, Minuit, 1973

Le Vent, tentative de restitution d’un rétable baroque, Minuit, 1957

Leçon de choses, Minuit, 1975 Les Géorgiques, Minuit, 1981

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La Chevelure de Bérénice, Minuit, 1984 L'Invitation, Minuit, 1987

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