L’écosophie ou la sagesse de la nature suivi de La belle vie 2897193166

UN DES PLUS IMPORTANTS précurseurs de l’écologie politique au Québec nous offre deux réflexions intimistes sur notre rap

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L’écosophie ou la sagesse de la nature suivi de La belle vie
 2897193166

Table of contents :
TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS À LA NOUVELLE ÉDITION....................................... 9

PRÉFACE..............................................................................................................11

par Frédéric Back

l’écosophie ou la sagesse de la nature

Chapitre premier

Ma relation avec la nature...................................................... 15

CHAPITRE II

L’organisme humain, objet d’émerveillement...................... 26

CHAPITRE III

Les leçons de mon jardin........................................................51

CHAPITRE IV

La dérive actuelle..................................................................... 66

CHAPITRE V

L’humanité et la nature.......................................................... 74

CHAPITRE VI

Propositions pour une éthique écologique........................... 85

CHAPITRE VIT

Pour réaliser la symbiose........................................................94

POSTFACE................................................................................................... 111

LA BELLE VIE

NOTE PRÉLIMINAIRE À L’ÉDITION DE 2004 ...................... 115

AVANT-PROPOS DE L’ÉDITION DE 2004................................ 119

CHAPITRE PREMIER

Le plaisir, la jouissance et le bonheur..................................122

CHAPITRE II

Vivre le moment présent........................................................ 129

CHAPITRE III

L’amour...................................................................................134

Chapitre iv

Le temps de vivre.................... 141

CHAPITRE V

Jouer....................................................................................... 148

CHAPITRE VI

Le rapport à la nature.......................................................... 153

PARENTHÈSE............................................................................................. 165

CHAPITRE VII

Le sens de la vie......................................................................173

CHAPITRE VIII

Simplifier sa vie......................................................................183

CHAPITRE IX

La vie intérieure......................................................................193

CHAPITRE X

S’investir.................................................................................198

Épilogue.......................................................................................................203

Citation preview

SERGE MONGEAU

L’ÉCOSOPHIE ^ OU LA SAGESSE DE LA NATURE

Copyright © 2017 Les Editions Ecosociété.

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l’écosophie ou la sagesse de la nature

SUIVI DE LA BELLE VIE

DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS ÉCOSOCIÉTÉ

De paroles et d’action Autobiographie (193 7-2017) 2017

S'indigner, oui, mais agir 2014

Heureux, mais pas content Autobiographie (1979-2011) 2012

Objecteurs de croissance Collectif sous la direction de Serge Mongeau 2007

Non, je n 'accepte pas Autobiographie (1937-1979) 2005

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La belle vie Nouvelle édition Préface de Frédéric Back 2004

Kidnappé par la police Préface de Serge Roy Collection « Retrouvailles » 2001

La simplicité volontaire, plus que jamais... 1998

Parce que la paix n'est pas une utopie 1996

Moi, ma santé De la dépendance à l'autonomie 1995

Uécosophie ou la sagesse de la nature Ï994

Pour un pays sans armée 1993

Serge Mongeau

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L’écosophie ou la sagesse de la nature suivi de La belle vie

ecosociété

Coordination éditoriale : David Murray Illustration de la couverture: Mireille St-Pierre; dir. artistique: Jolin Masson Maquette de la couverture: Catherine d’Amours, Nouvelle Administration Typographie et mise en pages: Kevin Cordeau © Les Editions Ecosociété, 2017, pour la présente édition. © 1 994, pour l’édition originale de Vécosophie ou la sagesse de la nature © 2004, pour la dernière édition de La belle vie Dépôt légal: 3e trimestre 2017 Ce livre est disponible en format numérique

Copyright © 2017 Les Editions Ecosociété.

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada Mongeau, Serge, 1937L’écosophie ou la sagesse de la nature; suivi de La belle vie Édition originale: l’écosophie ou la sagesse de la nature. Montréal: Éditions Écosociété, cl994; et, La belle vie. Montréal : Éditions Écosociété, 2004. ISBN 978-2-89719-316-4 (couverture souple) 1. Écologie - Philosophie. 2. Homme - Influence sur la nature. 3. Nature Conservation. 4. Environnement - Protection. I. Mongeau, Serge, 1937- . Belle vie. IL Titre. III. Titre: Sagesse de la nature. GF21.M66 2017

304.201

C2017-940910-7

Les Éditions Écosociété reconnaissent l’appui financier du gouvernement du Canada et remercient la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) et le Conseil des arts du Canada de leur soutien. Gouvernement du Québec - Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres Gestion SODEC.

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TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS À LA NOUVELLE ÉDITION....................................... 9 PRÉFACE..............................................................................................................11

par Frédéric Back

Copyright © 2017 Les Editions Ecosociété.

l’écosophie ou la sagesse de la nature

Chapitre

premier

Ma relation avec la nature...................................................... 15 CHAPITRE II

L’organisme humain, objet d’émerveillement...................... 26 CHAPITRE III

Les leçons de mon jardin........................................................51 CHAPITRE IV

La dérive actuelle..................................................................... 66 CHAPITRE V

L’humanité et la nature.......................................................... 74 CHAPITRE VI

Propositions pour une éthique écologique........................... 85 CHAPITRE VIT

Pour réaliser la symbiose........................................................94 POSTFACE...................................................................................................

111

LA BELLE VIE NOTE PRÉLIMINAIRE À L’ÉDITION DE 2004 ......................

115

2004................................

119

AVANT-PROPOS DE L’ÉDITION DE CHAPITRE PREMIER

Le plaisir, la jouissance et le bonheur..................................122 CHAPITRE II

Vivre le moment présent........................................................ 129 CHAPITRE III

L’amour................................................................................... 134 Chapitre

iv

Le temps de vivre....................

141

CHAPITRE V

Jouer....................................................................................... 148 CHAPITRE VI

Copyright © 2017 Les Editions Ecosociété.

Le rapport à la nature.......................................................... 153 PARENTHÈSE.............................................................................................

165

CHAPITRE VII

Le sens de la vie......................................................................173 CHAPITRE VIII

Simplifier sa vie......................................................................183 CHAPITRE IX

La vie intérieure......................................................................193 CHAPITRE X

S’investir.................................................................................198 Épilogue....................................................................................................... 203

AVANT-PROPOS À LA NOUVELLE ÉDITION

25e anniversaire des Éditions Écosociété, il a été décidé de redonner vie à certaines des œuvres déjà publiées, mais qui étaient depuis quelques années soit épuisées ou en fin de tirage. Je suis honoré qu’on ait choisi deux de mes livres et de les avoir réunis en un seul volume, parce qu’ils s’inscrivent clairement dans les objectifs des Éditions, qui ont été fondées dans le but de fournir «des instruments [...] qui favoriseront l’éveil, la réflexion, la discussion et l’action [...] pour susciter un vaste débat public sur les grands problèmes de l’heure... » Quand je relis aujourd’hui La belle vie et L'écosophie ou la sagesse de la nature, je constate qu’ils demeurent d’une actualité étonnante. Il ne s’agit pas là d’un constat réjouissant; nous écrivons, nous constatons, nous suggérons des voies d’action et, vingt ans plus tard, nous voyons que nous avons été si peu écoutés. Il faut donc relancer la réflexion. Ces deux livres constituent certainement mes contributions les plus personnelles et les plus intimes à la littérature. Durant ma vie, j’ai écrit plus de 25 livres; plusieurs se situaient dans la catégorie que je qualifie de «démocratisation des connais­ sances » et beaucoup d’autres dans celle d’appui aux luttes pour changer notre société et la rendre plus conviviale, plus démocratique et plus respectueuse de la biosphère. Dans les l’occasion du

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A

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l’écosophie suivi de la belle vie

pages du recueil d’aujourd’hui, j’essaie de me situer, moi en tant que personne, dans cet univers auquel j’appartiens. J’ai maintenant 80 ans. Et plus je regarde autour de moi, plus je m’informe, plus je réfléchis, et plus je suis effrayé de ce que nous offre l’avenir, de cet effondrement de notre civilisa­ tion qui amènera tellement de malheurs sur notre belle pla­ nète. Et plus je suis abasourdi aussi par le refus de la plupart de nos dirigeants d’admettre l’évidence et de s’atteler à mettre en marche les mesures qui s’imposent. Face à l’inconscience que manifestent tant d’humains, j’admire toujours davantage la sagesse de la nature, qui nous lance avertissement sur avertissement que nous ne pouvons continuer dans cette voie que nous avons choisie, celle de fonder notre société sur une croissance économique constante. Et pourtant, comme je le montre si clairement dans La belle vie et dans L'écosophie, nous pourrions vivre tellement mieux tout en respectant notre environnement, ce qui nous permettrait en même temps d’être plus heureux. Il reste un espoir: chaque jour, plus nombreux sont ceux et celles qui s’écartent du courant dominant et qui essaient d’amorcer les changements nécessaires. Même s’ils ne réussissent pas dans tous leurs projets, ils auront déjà franchi un premier pas pour sortir de notre civilisation mortifère et auront à tout le moins donné un sens à leur vie.

Serge Mongeau 27 avril 2017

PRÉFACE par Frédéric Back

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'histoire

du soldat,

histoire toute simple où le poète

L Ramuz va à l’essentiel. Joseph le soldat a un congé de quelques jours. Il a marché depuis longtemps, s’arrête au bord d’un ruisseau, tire de son sac un petit violon, en joue... Mais le Diable, qui passait par là, est envoûté par la musique de ce violon qui exprime la joie de vivre. En échange du violon, il propose à Joseph un livre, livre magique, qui lit dans le temps; c’est un livre, un coffre-fort, on en tire des titres, des billets, de l’or ! Le Diable invite pour quelques jours Joseph chez lui. Mais pendant ces jours de bombance, en réalité trois années ont passé, et quand il revient chez lui, sa fiancée s’est mariée, a deux enfants, sa mère et ses amis le prennent pour un reve­ nant, on le fuit ! Il devient riche énormément, tout le monde l’envie... On a tout ce qu’on veut, on n’a qu’à avoir une envie on tire à soi toutes les choses de la vie. Parce qu’on doit mourir un jour; et, vite, avant qu’on meure, tout...

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l’écosophie suivi de la belle vie

Une chose, puis encore une autre, puis encore une ; je les appelle, Parce qu’on peut payer, alors on paie, et elles viennent. Tout... Il s’arrête. Tout ? Rien. Tout, et puis rien, comme il voit. Tant qu’on en veut, des choses, tout le temps, et comme si elles n’étaient pas, parce qu’il n’y a rien dedans. Des choses fausses, des choses mortes, des choses vides: rien qu’une écorce...

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O les bonnes vieilles choses alors, les choses vraies, à tout le monde, celles qu’on n’a plus, les seules qui comptent ! Les choses du dedans, les seules qui fassent besoin: ils n’ont rien, ils ont tout; et moi qui ai tout, je n’ai rien ! ... Éternel dilemme que la situation mondiale et nos connaissances de l’état de la planète rendent encore plus aigu ! Seule la générosité permettra de créer un équilibre. J’espère que ce petit livre fera le poids et vous aidera à choisir le bon plateau de la balance...

l’écosophie ou la sagesse

DE LA NATURE

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Chapitre

premier

Ma relation avec la nature

suis un homme moderne. Je vis dans une civilisation de plus en plus urbanisée où je peux répondre à tous mes soins physiques en me rendant dans l’un ou l’autre des innombrables établissements de commerce ou de service à ma disposition. J’aurais fort bien pu passer toute ma vie à me vêtir sans jamais voir un animal qui fournit le cuir ou la laine dont sont fabriqués les vêtements; à me nourrir sans toucher une motte de terre; à m’émerveiller devant les belles peintures de paysages sans avoir d’autres contacts avec la campagne que par les films ou les photos. Je serais un citadin normal. Normal ? Oui, au sens de «dans la moyenne», «dans la norme », « comme les autres ». Mais est-ce bien de cette façon qu’un être humain peut le mieux vivre ? Est-ce ainsi qu’il peut s’épanouir pleinement ? Je suis un homme moderne, mais j’ai eu la chance de pouvoir, tout au long de ma vie, nouer des liens avec la nature. Cela n’a pas été le fruit d’une décision rationnelle: mes contacts avec la nature répondaient à un besoin profond, instinctif et jamais assouvi. Est-ce à la suite de cette fréquen­ tation assidue que je pense comme je pense aujourd’hui ? Ou est-ce parce que j’avais déjà cette conscience que j’éprouvais ce besoin ? Je ne saurais dire.

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l’écosophïe ou la sagesse de la nature

Alors qu’aujourd’hui nous sommes forcés de revoir nos relations avec l’environnement — cette nature qui nous four­ nit notre air, notre eau, nos aliments, nos vêtements et nos abris —, je cherche comme tant d’autres à comprendre ce qui nous a menés là où nous nous trouvons, au milieu de cette crise « environnementale » sans pareille. Et je me demande si une bonne part de la réponse ne se trouve pas dans le fait que dans nos sociétés industrialisées, la plupart des gens n’ont plus de contacts avec la nature et s’en trouvent dénaturés. Séparés de la nature, ils deviendraient des sortes de tumeurs ou de corps étrangers d’une Terre régie par des lois naturelles. Mais n’allons pas trop vite et commençons par essayer de com­ prendre ce qui nous lie à la nature. Et tout d’abord, ma rela­ tion avec la nature. J’ai vécu ma tendre enfance dans le nord de la ville de Montréal, à jouer sur l’asphalte et le béton. La cour de la maison où j’habitais, au rez-de-chaussée, était envahie de mauvaises herbes et nous ne l’utilisions pas; le sol était consti­ tué de mâchefer et d’autres matériaux de remplissage. À quelques rues plus au nord, il y avait le Collège André-Grasset et tout à côté, un bois marécageux d’arbustes divers. J’y allais rarement, surtout au printemps pour couper des «minous», bourgeons de saule dont ma mère faisait des bouquets. À partir d’un certain été — je devais avoir sept ou huit ans —, mon père loua un chalet à Repentigny-les-Bains, sur le bord de la rivière L’Assomption. C’était tout près de Montréal et c’était au bout du monde : chemin de terre, espace, rivière où nous nous baignions tous les jours et forêt qui commençait à dix mètres de la maison. Je devins «coureur des bois». Je connaissais tous les sentiers, je me faisais des passages secrets qui me permettaient d’aller plus vite et de voir sans être vu. En fait, ma forêt n’était, comme je le découvrirais bien des années plus tard, qu’une assez étroite bande de terre boisée entre deux champs cultivés. Je n’y étais jamais très loin, mais tout de même assez pour me sentir en dehors de la civilisation. Je lisais beaucoup, en particulier les livres de la collection Signes de piste qui racontaient des histoires de scouts, la plu­ part du temps perdus dans la forêt. Je revivais leurs aventures pendant l’été.

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MA RELATION AVEC LA NATURE

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J’avais dix ans quand nous sommes déménagés à Cité Jardin, un développement domiciliaire pas très loin du Jardin botanique. Nous avons alors cessé d’aller passer nos étés à Repentigny, mais dorénavant, j’allais avoir accès à la nature à l’année. À quelques centaines de mètres de chez nous se trou­ vaient de grands terrains vacants parsemés de petits boisés. Je m’y suis rapidement retrouvé, avec des copains ou très souvent seul, parce que les amis consacraient plus de temps à leurs devoirs scolaires que moi. Je me construisais des abris, faisais des feux; je continuais à revivre mes romans. Mes lectures s’étaient enrichies de livres techniques sur la nature: survie en forêt, astronomie, identification des arbres et des plantes. Un jour, j’ai vu apparaître des piquets d’arpentage dans «mon» domaine; j’appris qu’on voulait y faire un golf. Avec les copains, nous avons entrepris une campagne de sabotage pour empêcher que le projet ne se réalise: «ils» n’avaient pas le droit de nous enlever notre coin de nature ! Le soir, nous enlevions systématiquement les piquets d’arpentage; ils réap­ paraissaient quelques jours plus tard et nous les ôtions à nouveau. Mais les travaux se sont quand même poursuivis et nous avons perdu notre domaine. L’hiver, nous le récupérions; mais l’été, il fallait maintenant aller plus loin pour trouver la vraie nature: au bois des Pères, à l’est de la maison des Franciscains et de la rue Lacordaire. Le bois des Pères contenait de nombreuses mares et maré­ cages. Pendant toute mon adolescence, j’y suis allé seul. Les étangs m’ont toujours attiré; au premier abord, c’est de l’eau «morte», fangeuse et odorante. J’aime ces odeurs et, dès qu’on s’arrête un peu et qu’on observe, on se rend compte que tout cela grouille de vie: dans l’eau et tout autour. Libellules, oiseaux divers, araignées d’eau et autres patineurs, grenouilles et têtards, écrevisses et parfois rats musqués s’ébattent autour et dans l’eau. Je m’étais confectionné une cache en joncs près d’un des étangs et souvent, j’y venais pour quelques heures. À l’abri des regards indiscrets, je me déshabillais et me laissais chauffer au soleil, écoutant, observant, nageant. J’adorais me baigner ainsi, entièrement nu dans cette eau chaude. Je l’ai fait souvent, là et ailleurs, dans des eaux douteuses que les autres évitaient; jamais je n’ai été malade.

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l’écosophie ou la sagesse de la nature

C’est à la même époque que j’ai eu mes premiers contacts avec le jardinage. Mon père aménageait les abords de notre maison et découvrait les joies de la culture des fleurs et des légumes; mais il travaillait seul et ne nous intégrait pas à ses travaux. C’est au Jardin botanique que j’ai découvert le pro­ gramme de jardins d’écoliers auquel je me suis inscrit. Les jeunes pouvaient y cultiver, sous la direction d’un jardinier expérimenté, un petit potager. Je me souviens encore comme si c’était hier de la touffeur de la serre dans laquelle on avait semé les plants de tomates destinés à nos potagers; nous y avons appris comment les transplanter. Depuis, chaque fois que j’entre dans une serre, je me retrouve à cette époque. Je fréquentais beaucoup le Jardin botanique; chaque samedi, on y projetait des films scientifiques pour les jeunes; c’était avant la télévision... J’assistais régulièrement à ces projections. Une partie de mes économies passait à m’acheter des livres au centre de documentation du Jardin botanique. Quelques années plus tard, pendant une de mes crises de détachement, j’allais faire don de toute cette bibliothèque. Le Collège Sainte-Croix, où j’ai fait mon cours classique, m’a mis en contact avec ce fameux scoutisme sur lequel j’avais tant lu. Ma détermination est venue à bout de l’opposition de mes parents à mon inscription au mouvement. Je ne sais trop pourquoi ils étaient contre. Je m’y suis plongé sans retenue — ce qui m’a valu maintes «retenues» parce que j’en négli­ geais mes études. J’y ai appris à mieux connaître la nature et à voir la forêt comme une alliée où, avec un peu d’ingéniosité et quelques connaissances, on peut toujours réussir à répondre à ses besoins fondamentaux; les Indiens le font bien depuis des centaines d’années. Sans doute avais-je des aptitudes, car de l’élève, je suis bientôt devenu l’un de ceux qui initiaient les autres aux secrets de la nature et de la survie en forêt. Le scoutisme m’a aussi ouvert à la notion de service, à la solida­ rité. Une fois mon cours classique terminé, j’ai d’abord opté pour la prêtrise; mais avant même de mettre les pieds au séminaire, j’avais abandonné mon projet. Ne sachant trop quelles études choisir — il ne pouvait être question de com­ mencer à travailler après un cours classique —, j’ai consulté

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MA RELATION AVEC LA NATURE

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un orienteur professionnel qui, à ma grande surprise, m’a conseillé les études médicales. Pourquoi n’ai-je pas pensé alors à la biologie, à l’agronomie ou à une autre des sciences de la nature ? L’orienteur me disait que j’avais deux traits domi­ nants: le social et le scientifique, et il croyait que les profes­ sions qui me permettraient la jonction des deux seraient la médecine et l’enseignement. La deuxième me disant moins que rien, j’ai opté pour la médecine. Alors que j’aurais dû être emballé par les diverses matières qui étaient enseignées au début du cours de médecine — l’ana­ tomie, l’histologie et surtout la physiologie, qui explique le fonctionnement du corps —, je n’y ai pas trouvé grand intérêt. Était-ce à cause de la manière dont c’était enseigné ou de l’atmosphère de bachotage qui régnait à la Faculté ? Sans doute les deux. Nous étions constamment en examen et il fallait étudier pour réussir ces examens et non pour apprendre. Ce n’est que plusieurs années plus tard que j’ai trouvé à m’émerveiller du fonctionnement de l’organisme humain, de tout organisme vivant en fait. Et une fois les sciences de base terminées, ce fut encore pire: nous n’entendîmes plus jamais parler de nature, mais uniquement d’interventions artificielles: pharmacologie, chirurgie, radiologie, diététique médicale... Le tout se termina par l’internat qui se faisait entièrement à l’hôpital, ce milieu coupé de la société, de la vie et de la nature. Ma pratique en tant qu’omnipraticien ne fut pas meilleure que ma formation. Le milieu très défavorisé où je m’installai m’obligea cependant à utiliser fort parcimonieusement les examens de laboratoire, les radiographies et même les médi­ caments: les gens n’avaient pas d’argent pour payer ces choses. Même la manière d’assister les femmes dans leurs accouchements s’en trouvait complètement transformée : l’hôpital était trop cher (c’était avant l’assurance-hospitalisa­ tion), alors les accouchements se faisaient à domicile. Les femmes qui avaient une assurance ou un peu d’argent accou­ chaient dans de petits hôpitaux privés, ce qui ne différait pas tellement du domicile, sauf pour le post-partum pendant lequel elles avaient droit à des soins infirmiers. Les accouchements demeurent le plus beau souvenir de ma pratique: ces heures parfois longues dans l’intimité du foyer,

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l’écosopliie ou la sagesse de la nature

cette collaboration intime qui se développait immanquable­ ment et surtout, ce miracle de la nature qui se reproduisait constamment. Bien sûr j’ai eu peur quelquefois, mais si peu souvent. Et jamais la nature ne nous a fait faux bond. Un seul accouchement auquel j’ai participé s’est terminé tragiquement, par le décès du bébé, et c’est l’unique accouchement qui avait eu lieu dans un hôpital régulier; le triste dénouement était imputable à un radiologiste qui avait mal fait son travail. C’est à Saint-Hubert, sur la rive Sud de Montréal, que j’ai pratiqué en tant que médecin. Mon bureau était installé dans ma maison. Dès que j’ai emménagé à cet endroit, je me suis fait un potager que j’ai ensuite agrandi d’année en année. Je me suis lancé intuitivement dans la culture biologique. Pour moi, cela allait de soi: pourquoi employer des engrais artifi­ ciels, des herbicides ou des pesticides quand on peut se débrouiller avec ce que la nature nous offre ? Dans la nature, il n’y a pas tous ces produits artificiels et pourtant, il y a abondance de plantes diverses. J’ai expérimenté et j’ai com­ mencé à lire et à apprendre, en particulier en m’abonnant à la revue américaine Organic Gardening and Farming. Les résul­ tats ne se sont pas fait attendre: des fruits et des légumes frais, délicieux, à portée de la main et à coût minime. Je n’étais pas conscient à ce moment des avantages qu’un tel mode de culture pouvait comporter sur le plan de la valeur alimentaire. Depuis, j’ai beaucoup lu sur le sujet et je sais maintenant que non seulement les aliments biologiques ne contiennent pas de résidus toxiques des produits chimiques de l’agriculture indus­ trielle, mais en plus, ils apportent une plus grande variété et une plus grande quantité de micronutriments — vitamines et minéraux. Depuis mon premier potager, je n’ai jamais cessé de jardiner. Ma pratique médicale a été de courte durée: deux années. Très vite, j’ai découvert qu’avec ce que j’avais appris, je ne pouvais pas aider les gens comme j’aurais voulu, en profon­ deur, en allant aux sources de leurs problèmes. Comme la plupart de ces problèmes me paraissaient socioéconomiques, j’ai décidé de retourner étudier pour tenter d’acquérir les connaissances qui me permettraient d’agir efficacement, en aidant les gens à s’organiser pour se prendre en charge et

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MA RELATION AVEC LA NATURE

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s’occuper eux-mêmes de leur sort. Je me suis inscrit à un nouveau cours d’organisation communautaire qui débutait à l’Ecole de Service social de l’Université de Montréal. Par la suite, j’ai travaillé en planning familial. Déjà, à l’époque, la question de l’« explosion démogra­ phique » était à l’ordre du jour. Le Centre de planning familial du Québec, que je dirigeais, n’a pas tardé à s’impliquer sur le plan international. J’ai donc été appelé à participer à divers stages et conférences hors du Québec. J’ai eu l’occasion de voir du pays, comme on dit, et de découvrir d’autres climats, d’autres peuples et d’autres paysages. J’ai pris conscience que la nature n’était pas que mon arrière-cour: elle peut prendre des visages infinis, toujours plus beaux les uns que les autres. Parce que j’y suis resté plus d’un an, j’ai pu apprécier tout particulièrement le Chili. Pendant quelques mois, j’ai eu la chance d’habiter sur la côte, dans une maison qui surplombait le Pacifique. Je me remettais alors d’une hépatite et ma convalescence me forçait à l’inactivité; que d’heures j’ai pas­ sées à regarder déferler les vagues dans la baie du village et combien je me suis extasié devant le coucher du soleil sur l’océan, événement qui, jour après jour, nous attire irrésistible­ ment sans jamais nous lasser. J’étais au Chili pour étudier et pour écrire. J’avais entrepris un travail sur les liens entre capitalisme, impérialisme et contrôle de la population. Plus j’avançais dans ma recherche, plus je devenais convaincu que ce n’est pas la croissance de la population (le nombre d’êtres humains sur la Terre) qui menace notre environnement, mais plutôt le style de vie de cette population. Bien sur qu’il y a des limites au nombre d’êtres humains que peut héberger et nourrir la planète. Mais ce nombre est loin d’être atteint si les humains savent trouver la sagesse de s’extirper de la course à la consommation déjà bien entreprise; par contre, ce nombre est déjà trop élevé si nous continuons, dans les pays industrialisés, à augmenter notre consommation et à entraîner dans notre sillage le reste du monde qui n’aspire à rien de moins que YAmerican way of life. S’évertuer à stopper les naissances sans modifier nos orientations globales risque de nous conduire à une aggrava­ tion de la situation actuelle: moins d’enfants signifie

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l’écosopliie ou la sagesse de la nature

aujourd’hui moins de coûts pour les besoins essentiels comme l’alimentation, mais l’économie ainsi réalisée est affectée à une autre consommation plus coûteuse en ressources et potentiel­ lement plus polluante. De retour au pays, je me suis impliqué dans le Centre local de services communautaires (CLSC) de mon coin. J’en suis bientôt devenu le directeur général. On parlait beaucoup plus de santé que de maladie dans les CLSC de l’époque et c’est ce qui m’y avait attiré. Stimulé par ce climat, j’ai entrepris une réflexion en profondeur sur la santé. J’ai participé à plusieurs groupes de travail sur le sujet, j’ai écrit nombre d’articles et finalement j’ai décidé d’abandonner le CLSC pour me consa­ crer à plein temps à la recherche et à l’écriture. Quelques années plus tard, j’avais terminé la synthèse de mes idées sur la santé et je publiais coup sur coup Vivre en santé, Survivre aux soins médicaux et Adieu médecine, bonjour santé1. Certes, je n’ai rien inventé; mais à Père de la technologie, des inter­ ventions médicales audacieuses et de la consommation phéno­ ménale de médicaments, ma conception de la santé détonne et déconcerte par sa simplicité. Ce que j’avais constaté chez mes patients — en fait, qu’ils étaient malades à cause des condi­ tions dans lesquelles ils vivaient — était l’évidence même; nous ne naissons pas avec toutes sortes de défauts de fabrica­ tion qui se manifesteront irrémédiablement au cours des ans. Si nous avons tant de problèmes, c’est que nous ne respectons pas notre « mode d’emploi », c’est que nous ne vivons pas de la manière dont nous devrions, compte tenu de la façon dont nous sommes faits. Nous ne répondons pas à nos besoins ou du moins, pas à tous nos besoins. Vérité évidente, mais dont ne tient pratiquement aucun compte tout notre système de soins actuel. C’est cette piste que j’ai explorée: quels sont nos besoins fondamentaux et comment y répondre ? Cela m’a amené à identifier ce que j’ai appelé les «piliers de la santé». J’y reviendrai dans le prochain chapitre. Mes recherches sur la santé m’ont nécessairement confronté à la maladie. D’ailleurs, on a beaucoup plus écrit sur la mala­ die que sur la santé. Plus j’avançais dans ma réflexion, plus je !.. Tous parus aux éditions Québec/Amérique en 1982.

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découvrais comment j’avais été berné pendant mon cours de médecine. Ce qu’on m’avait enseigné comme la vérité n’était qu’une façon de voir, qu’une interprétation, qu’un ensemble d’hypothèses, et contenait finalement fort peu de certitudes. Bien sûr que la médecine est fondée sur un certain nombre de données incontestables: tout être humain a un cœur, des vaisseaux sanguins, un intestin... Quand on regarde chaque organe au microscope, on voit qu’il est constitué de cellules diverses présentant quelques différences d’un organe à l’autre. Mais par rapport à la complexité de ce qui constitue la vie, que sont ces constatations ? En étudiant l’organisme humain morceau par morceau, cellule par cellule et même molécule par molécule, la médecine perd la vision d’ensemble nécessaire à la compréhension de la vie. Pas étonnant qu’elle manifeste ensuite une si grande méfiance envers la nature et sa capacité d’agir pour le bien de la personne. Pour la médecine moderne, il faut suppléer aux insuffisances et aux aléas de la nature, il faut même le plus souvent contrer la nature. La médecine dite allopathique — celle que nos médecins apprennent et pratiquent — n’est qu’un système thérapeutique parmi d’autres. Ici au Québec, nous avons eu de la difficulté à comprendre cette vérité parce que la médecine contrôlait totalement le discours sanitaire, qu’elle avait pris toute la place dans le domaine des soins et qu’elle veillait attentive­ ment et efficacement à protéger son monopole; elle continue d’ailleurs à agir de la sorte et à combattre farouchement tout thérapeute qui ose empiéter sur «son» domaine. Quand j’ai compris l’imposture que constitue à mes yeux le monopole des médecins sur les soins, quand j’ai vu que d’autres écoles thé­ rapeutiques manifestaient un plus grand respect de la nature en essayant de seconder chez les malades les forces de la nature au lieu de les contrer, je me suis rallié à ceux — théra­ peutes et consommateurs — qui tentaient de faire reconnaître le droit de la population à choisir ses thérapeutes. Pour moi, cependant, la thérapie demeure toujours une intervention de réparation, après que le dommage est fait. Je crois plus impor­ tant d’agir avant, de faire en sorte que nous ayons le moins besoin possible de thérapie. Mais ce n’est pas de cette façon qu’on raisonne dans notre société.

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Les gens deviennent souvent malades parce qu’ils font de mauvais choix: dans leur travail, leurs loisirs, leur alimenta­ tion et même leurs amours. Mais sont-ils entièrement respon­ sables de leurs choix ? Peut-on résister à la publicité, aux pressions sociales, à l’organisation même de la société qui rend tellement plus faciles et qui impose même certains choix ? Le type d’organisation sociale dans lequel on vit ne peut que nous influencer. Il y a même dans la société des éléments détermi­ nants sur lesquels l’individu n’a plus de prise: l’environnement par exemple. Il y a longtemps que je m’intéresse à cette ques­ tion — déjà, en 1972, je m’étais procuré à peu près tout ce qui s’était écrit sur le sujet — et je dois constater que depuis quelques années, les menaces se précisent et les effets s’accu­ mulent. L’effet de serre, la diminution de la couche d’ozone, la pollution de l’air et de l’eau, tout cela et bien d’autres phé­ nomènes nous montrent que les symptômes de la détérioration de notre environnement ne manquent pas; et nous commen­ çons à en subir les conséquences, alors que cancers et allergies diverses, pour ne nommer que ces deux groupes de maladies, augmentent constamment. Malgré l’évidence, nos gouverne­ ments ne font pratiquement rien. Quand la pression populaire a été trop forte, ils ont annoncé une foule de programmes pour tenter d’éteindre les plus gros feux, mais dès que la situation économique a montré des signes de faiblesse, ils ont tout mis de côté. De toute manière, sur la recommandation des scien­ tifiques, formés à la même école que nos médecins, les seules mesures qu’on veut bien appliquer se situent dans l’ordre des remèdes, de la réparation : on tente de trouver des technolo­ gies qui nous offrent la possibilité de poursuivre notre consom­ mation sans trop détruire notre environnement. C’est le « développement durable ». L’environnement qui m’intéresse, ce n’est pas seulement celui qui permettrait aux bélugas ou aux ours polaires de survivre; c’est cet environnement dans lequel pourra s’épa­ nouir tout ce qui existe, y compris et surtout les êtres humains. Avec les Murray Bookchin, Michel Jurdant et autres tenants de l’écologie sociale, je crois que nous faisons partie de la nature et que ce n’est pas le seul fait de notre présence — même en grand nombre — qui soit responsable des problèmes

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environnementaux, mais bien la qualité de cette présence, laquelle est fonction de l’organisation sociale que nous nous sommes donnée. C’est pourquoi, si nous voulons arriver à harmoniser nos relations avec la nature, nous devons d’abord et avant tout changer nos sociétés pour qu’y cessent la domi­ nation et l’exploitation entre les hommes, qui se traduisent inévitablement par les mêmes attitudes à l’égard de la nature. Je ne suis évidemment pas seul à penser ainsi. J’ai trouvé entre autres chez les Ami-e-s de la Terre de Québec beaucoup de militants sincères qui, partageant ce point de vue, tentent d’infléchir l’évolution sociale dans le sens désirable. C’est également le même objectif qui m’a amené, avec un petit groupe d’amis, à mettre sur pied l’Institut pour une écosociété, « pour susciter un vaste débat public sur les grands problèmes de l’heure et sur les conditions d’émergence d’un nouvel humanisme et d’une société plus conviviale, plus démocra­ tique et plus respectueuse des ressources de la biosphère2 ». Il y a un peu plus de cinq ans, je me suis installé à Pile d’Orléans — amour oblige ! — dans une maison bicentenaire, tout au bord du fleuve. J’y dispose de tout l’espace requis pour satisfaire ma passion horticole. Jamais je n’avais espéré, même dans mes rêves les plus osés, vivre un jour dans un tel cadre. J’entends bien, avec les membres des Ami-e-s de la Terre de l’île d’Orléans et avec toutes les autres personnes conscientes de la beauté des lieux, tout faire pour préserver et mettre en valeur ces beautés qui appartiennent à tous.

2.

Brochure de présentation de l’Institut pour une écosociété, p. 2.

CHAPITRE II

L’organisme humain, objet d’émerveillement

mon incursion en médecine a été brève: six années d’études et deux années de pra­ tique. À l’université, j’ai acquis des notions sur l’organisme humain; durant ma pratique, j’ai appris sur la nature humaine. Mais c’est par la suite que j’ai le plus retiré de cette expérience, alors que j’ai pris le temps de réfléchir et que j’ai fait de nom­ breuses lectures pour connaître ce que d’autres pensaient. D’ailleurs, je n’ai pas fini d’apprendre et encore aujourd’hui, il m’arrive de donner un sens à un événement survenu il y a longtemps, mais dont je n’avais encore tiré aucune leçon. Souvent, nous vivons tellement vite et notre vie est si chargée que nous ne profitons pas vraiment ou pas entièrement de ce qui nous arrive. La solitude, le calme et le silence sont des conditions essentielles pour qui veut trouver — et peut-être donner — un sens à sa vie. De mes longues réflexions sur la santé et sur la maladie, je tire neuf constatations qui me paraissent fondamentales, car si on reconnaissait leur pertinence, il faudrait modifier toute notre approche de la santé et de la thérapie. omme je l’ai dit plus haut,

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Depuis leur apparition sur Terre, les humains n’ont pratiquement pas évolué sur le plan physiologique et leurs besoins vitaux sont demeurés les mêmes En examinant la documentation pour essayer de découvrir les facteurs qui permettaient à certains groupes humains de vivre plus vieux, j’ai trouvé les éléments suivants: une alimentation frugale, un travail physique exigeant, une vie sociale intense au sein d’un petit groupe, la vie dans un milieu rural. En fait, ces gens vivent dans des conditions qu’on qualifie de « primi­ tives»; des conditions qui les écartent de la modernité et du progrès, qui ressemblent aux manières de vivre de leurs parents, de leurs ancêtres, et qui ne sont probablement pas tellement différentes des façons de vivre des premiers humains. Quand on y songe, le corps humain n’a pas tellement changé depuis l’époque de La guerre du feu ; l’organisme qui était bien adapté aux conditions d’alors — la preuve, c’est qu’en tant qu’espèce nous avons survécu — a aujourd’hui les mêmes besoins. Mais notre mode de vie est maintenant fort différent de ce qu’il était alors: nous mangeons plus, sans jamais jeûner, nous mangeons plus gras, plus sucré, des ali­ ments transformés qui contiennent une foule de contaminants qui ne sont pas familiers à notre organisme. Nous faisons de moins en moins travailler nos muscles, nous sommes assis de plus en plus longtemps, nous entassant dans des villes d’où la nature est de plus en plus absente, organisant notre vie au rythme des horloges et non du soleil ou des saisons, rivalisant les uns avec les autres au lieu de nous supporter mutuellement. Notre style de vie a changé et continue à changer rapidement, nous éloignant toujours davantage des conditions originelles; mais notre organisme ne suit pas. Comment s’étonner alors qu’il se rebelle, qu’il refuse de fonctionner et que nous ayons à souffrir de nouvelles maladies que nous avons bien de la difficulté à vaincre ? On ne peut effacer 600 000 ans d’histoire et recommencer à vivre comme autrefois. Cependant le message que nous envoient ces fléaux qu’on qualifie de « maladies de civilisa­ tion » devrait attirer notre attention: il y a quelque chose qui ne va pas dans notre civilisation, dans nos façons de vivre,

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quelque chose qui fait qu’on ne répond pas aux besoins de nos organismes. Nous avons oublié quelle était notre nature, comment nous étions faits, nous avons perdu de vue nos besoins essentiels pour consacrer nos efforts à combler d’autres besoins créés artificiellement. Même le plus grand génie ne peut se passer de manger ou de déféquer; ce sont des besoins naturels incontournables; pourtant, nous y répon­ dons de moins en moins bien. Mais, m’objectera-t-on, com­ ment expliquer alors qu’on vive beaucoup plus longtemps aujourd’hui ? Les gens vivent en moyenne plus longtemps parce que nous avons réalisé des progrès indéniables dans l’hygiène, dans la lutte contre la mortalité infantile, dans le contrôle des épidé­ mies et dans la suppression des famines massives. Il faudrait aussi s’interroger, au-delà des statistiques, sur la qualité de vie de ces années que nous avons gagnées sur la mort. Par contre, chez les peuples où les conditions de vie sont plus « primi­ tives», il y a plus de personnes adultes qui, atteignant un âge avancé, continuent à y jouer un rôle utile. Nous savons qu’il est possible de mourir de vieillesse; pourquoi ne serait-ce pas notre lot ? Sauf exception, nous devenons malades parce que nous ne répondons pas adéqua­ tement à nos besoins. Vouloir répondre aux besoins essentiels de l’être humain est une approche naturiste. C’est aux antipodes de ce que font la science moderne et la médecine qui s’en inspire. Mais comment demander aux scientifiques qui nous ont précipités dans nos problèmes actuels les solutions pour nous en sortir ? Ils cherchent dans la voie qu’ils connaissent, celle de l’analyse, du fractionnement des phénomènes et de la spécialisation; contre le cancer, par exemple, ils continuent à investir des milliards de dollars dans la recherche du remède miracle. Pourquoi nous sommes-nous tant éloignés de nos besoins et pourquoi continuons-nous à aller de l’avant dans cette voie ? Il me semble que c’est une résultante de l’approche scientifique et technologique de l’ère industrielle, qui nous a permis des progrès incontestables, mais qui en même temps s’accompagne d’un cortège de problèmes. Dans l’approche rationnelle et mécaniste, on parcellise les phénomènes pour les

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mieux comprendre, les simplifier et parvenir à les reconstituer. Aucune des activités humaines n’a échappé à ce modèle. Mais la simplification a comme prix la perte de certains éléments; en une page, je puis raconter toute l’histoire du livre Les filles de Caleb, mais on n’y retrouvera pas tous les éléments qui ont fait le succès de ce roman. Notre vie a été rationalisée et en même temps rationnée: pour rendre nos activités plus efficaces et plus « rentables », on les a amputées de tous les à-côtés qui en faisaient le charme et qui répondaient à toutes sortes de besoins moins facilement identifiables. Voici quelques exemples. Pour se rendre d’un endroit à un autre, on ne met plus des heures, des jours ou même des mois, selon la distance, mais de quelques minutes, pour les endroits les plus près, à quelques heures, pour se rendre au bout du monde. Le déplacement n’est plus un voyage ou une randonnée: son objectif est de permettre de se rendre d’un point à un autre le plus rapide­ ment possible, et c’est tout. À l’origine, cependant, les dépla­ cements demandaient des efforts à l’individu, et mettaient à contribution son système musculaire, lequel, soit dit en pas­ sant, a besoin d’être régulièrement utilisé pour demeurer en bon état et pour permettre au reste de l’organisme de bien fonctionner. Le voyageur d’antan vivait une aventure, avait des contacts humains, s’instruisait, changeait de climat et de fuseau horaire lentement et sans choc. Sur le plan alimentaire, la diététique moderne joue un grand rôle. On a trouvé que l’organisme humain avait besoin de calories fournies par une certaine proportion de protéines, de lipides et de glucides. L’alimentation moderne répond aux besoins énergétiques et nous permet de faire nos journées. On a même réussi à isoler ce qui était le plus agréable dans les aliments et on a mis au point toutes sortes de produits qui ont comme unique fonction de satisfaire le goût, sans répondre à aucun besoin. Ce n’est que depuis quelques années qu’on commence à reconnaître l’importance des micronutriments fournis par les aliments et on n’en est pas encore arrivé à s’inquiéter vraiment du grand nombre de contaminants qui se retrouvent dans les aliments couramment consommés.

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Dans nos milieux de travail, le taylorisme et le fordisme nous ont permis d’atteindre des sommets de productivité iné­ galés. En fractionnant les tâches, nous pouvons spécialiser des individus qui acquièrent une grande dextérité dans l’accom­ plissement de leur rôle. Le travail devient alors uniquement productif et tout ce qui pouvait le rendre intéressant en est retiré: les relations avec les collègues, le développement des capacités, la satisfaction d’avoir réussi quelque chose, etc. Les nouveaux styles de « gestion des ressources humaines » qui se disent « participatifs » n’y changent pas grand-chose. La rationalisation passe par la simplification et aboutit à l’artificialisation. La nature est complexe et quand on veut la simplifier, on passe à côté de certaines dimensions des phéno­ mènes. Les êtres humains n’échappent pas à cette loi; s’il est quelque chose, ils y seraient davantage soumis que les autres éléments de la nature, à cause de l’importance de leurs émo­ tions. Les êtres humains diffèrent entre eux quant à leurs besoins Les êtres humains ont en commun un certain nombre de besoins essentiels — manger, dormir, bouger; mais tous n’ont pas nécessairement les mêmes besoins qualitatifs et tous ne répondent pas de la même manière aux privations. Chaque personne a des empreintes digitales uniques, chaque personne possède des lobes d’oreille particuliers; des différences indivi­ duelles se retrouvent aussi dans les autres constituants de l’organisme, si bien que personne ne possède exactement le même système digestif que l’autre, les mêmes reins ou le même système cardiovasculaire. Ce qui a comme conséquence, sur le plan alimentaire par exemple, qu’aucun individu ne digère tout à fait de la même façon que les autres — il peut être mieux doté de telle enzyme digestive et manquer d’une autre, son intestin peut avoir un péristaltisme plus actif, etc.; si bien que chez deux personnes s’alimentant exactement de la même façon, l’une peut répondre à ses besoins alors que l’autre n’y trouvera pas son compte. Par ailleurs, tous ne réagissent pas de la même manière, sur le plan physiologique, à la privation

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et à l’insatisfaction totale ou partielle de certains besoins; certaines personnes présenteront très rapidement des malaises les empêchant de fonctionner alors que d’autres ne sembleront pratiquement pas dérangées, même à long terme. Comme nous le démontre la très grande diversité des habitats, des régimes alimentaires et des mœurs qui caracté­ risent les différentes populations de la planète, les besoins humains peuvent être satisfaits de façons très variées. Cette indépendance relative des conditions de vie assure aux êtres humains une extraordinaire capacité d’adaptation, si grande en fait qu’ils peuvent s’adapter même à des conditions défavo­ rables qui nuisent à leur épanouissement à long terme. Comme le note le biologiste René Dubos, « paradoxalement, l’aspect le plus effrayant de la vie humaine est que l’homme peut s’adapter à presque n’importe quoi, même à des conditions qui inévitablement détruisent les valeurs mêmes qui ont donné à l’humanité son caractère unique3 ». Le corollaire de cette grande variation, dans les besoins comme dans les effets de leur insatisfaction, est qu’il devient extrêmement difficile d’énoncer des règles qui conviennent à tous. La médecine, dans son éternel rêve de s’instituer comme discipline scientifique, a d’abord établi des normes qui, d’après elle, rendaient compte du fonctionnement de l’organisme humain; ensuite, elle a fréquemment prescrit des conduites normalisées qui, d’après elle, répondaient le mieux aux besoins de l’organisme type. Comme on l’a découvert par la suite, ces généralisations ne convenaient souvent qu’à un groupe plus ou moins étendu, mais jamais à l’ensemble.

L’« artificialisation » de nos vies nous rend de plus en plus étrangers à notre corps et restreint l’usage de nos sens, de notre instinct et de notre intuition À force de vivre loin de la nature et dans des milieux de plus en plus artificiels — aération, éclairage, température,

3.

René Dubos, So Human an Animal: How We are Shaped by Surroundings and Events, New York, Charles Scribner’s Sons, 1968, p. 94.

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matériaux, couleurs... — nos facultés s’émoussent. L’implantation d’horaires rigides agit aussi dans le même sens: le moment des repas n’est pas déterminé par l’appétit, mais par l’horloge ou par le patron; nous travaillons non pas quand nous nous sentons en forme, mais selon l’horaire décidé par l’employeur. Nous n’écoutons plus notre corps; nous le contraignons à répondre à nos horaires à force de stimulants, quand il ne veut plus suivre. Nous le matons constamment, ignorant ses signaux — fatigue, douleurs articulaires, rhumes... Ne sachant plus eux-mêmes déterminer leurs besoins, les gens deviennent influençables et dépendants de ceux qu’ils croient capables de les guider. Pour les uns, ce seront les experts « scientifiques » bardés de diplômes qui joueront ce rôle; d’autres se tourneront vers des gurus investis de pouvoirs quasi religieux; d’autres encore donneront foi à tout ce qui vient des vedettes ou qui reçoit la sanction des grands médias. Certains se contenteront de suivre le courant — la mode, ce que les autres font. L’expérience m’a appris qu’il n’y a jamais personne qui puisse nous connaître mieux que nous-mêmes. Encore faut-il être à l’écoute de soi. Nous pourrions, si nous le désirions, réapprendre à nous écouter et reprendre confiance en nous. Dans la revue East West de juin 1989, un journaliste raconte une expérience qui démontre bien comment nos sens ne sont qu’endormis. Il travaillait dans son jardin et observait un chat abandonné qui se tenait près de lui et qui, de temps à autre, dressait l’oreille, partait dans le champ voisin et revenait avec un mulot dans la gueule. Qu’est-ce qui pouvait bien lui indi­ quer de si loin la présence d’un animal si petit ? Le journaliste regardait attentivement, mais ne voyait rien. Il se demanda si la capacité de perception du chat n’était pas accrue par sa faim, s’il ne s’agissait pas d’un mécanisme de défense pour assurer sa survie. Lui-même entreprit un jeûne et, au bout de quelques jours, il se rendit compte que tous ses sens étaient beaucoup plus aiguisés: «Les sons qui auparavant étaient à peine audibles étaient amplifiés, à partir du bruit du moteur d’un tracteur en marche chez le troisième voisin jusqu’au fré­ missement des feuilles et des herbes tout autour. Les odeurs de

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la terre, des fleurs et du gazon semblaient plus vives et je commençai à percevoir des détails du paysage que je n’avais pas remarqués avant. » Il jeûnait depuis une semaine quand le chat à ses côtés s’arrêta d’un coup et fixa son regard vers le champ. Comme il l’avait fait les autres fois, mais sans jamais rien découvrir, le journaliste suivit le regard du chat et cette fois, il perçut facilement au loin un endroit où le foin bougeait différemment: c’était un mulot qui s’y déplaçait, que le chat rapporta quelques minutes plus tard. «À partir de ce moment, les champs, qui auparavant m’apparaissaient tranquilles, sont devenus vivants : je voyais des rongeurs, des reptiles, des insectes et des oiseaux, et toutes sortes de mouvements dans les herbes.» Le journaliste mit fin à son jeûne; mais en s’ali­ mentant bien et en évitant de manger jusqu’à satiété, il constata qu’il conservait une plus grande acuité sensorielle.

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Les humains sont des êtres sociaux qui ne sont pas totalement autonomes dans leur fonctionnement Pour assurer l’équilibre physique d’une personne, il ne suffit pas de répondre adéquatement à ses besoins physiologiques. Les rapports avec les autres constituent un élément essentiel de la vie et la qualité de ces rapports influence le fonctionne­ ment de l’individu. Bien sûr, il y a des gens qui, par choix ou par nécessité, vivent isolés pendant de longues périodes; ils vont souvent développer alors des liens privilégiés avec les animaux, les plantes ou des objets inanimés — parfois même avec des esprits. Outre les relations avec des êtres ou des objets, il y a sans doute d’autres influences qui nous viennent de l’environnement où nous évoluons. Dans son livre The Rebirth of Nature4, le biochimiste anglais Rupert Sheldrake développe de façon convaincante son hypothèse des champs morphogénétiques selon laquelle il existerait une sorte de mémoire collective qui imprégnerait chaque lieu et dans laquelle nous puiserions des informations qui nous influencent; cette mémoire s’alimenterait tant dans le passé que dans le 4.

Rupert Sheldrake, The Rebirth of Nature: The Greening of Science ami God, New York, Bantam Books, 1991.

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présent et nous informerait des comportements adaptés à ces lieux. De toute façon, que le phénomène se situe sur le plan du conscient ou de l’inconscient, il est clair que chaque personne n’est pas totalement autonome, imperméable aux influences de son entourage; sans doute l’échange se fait-il sur les deux plans, par la médiation de la communication verbale ou non verbale, par les émotions et probablement autrement. De telles influences sont difficiles à mettre en lumière. Il y a quelques années cependant, l’Agence France-Presse rendait compte d’une recherche qui jette un éclairage intéressant sur le sujet: Des vertus de la soupe au poulet

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Rochester (AFP) — La soupe de poulet est un des meilleurs remèdes qui existent contre la grippe, affirment des médecins au terme de plusieurs années de recherche. Le résultat de ces recherches est évoqué cette semaine dans une lettre médicale publiée par la clinique Mayo de Rochester. Le Dr Joseph Kiely, rédacteur en chef de la lettre, explique que le sujet a commencé à être sérieusement étudié en 1978 à l'hôpital Mount Sinai de Miami Beach. Les médecins ont établi alors que la soupe au poulet était très efficace pour libérer les voies respira­ toires du mucus et donc, se débarrasser de virus et renforcer l’action des défenses de l’organisme. La soupe, précise la lettre, doit inclure, outre le poulet, des légumes verts, des herbes, des nouilles et des épices. En dépit de cette liste d’ingrédients définis, il n’est pas possible, comme l’auraient voulu certains médecins blagueurs, d’isoler le « facteur soupe de poulet» en étudiant les composantes chimiques de ce plat pour en faire un médicament. Il est en effet de toute première importance que la soupe soit faite à la maison et par une main aimante et compatissante. Selon le médecin, «l’affection mise dans sa préparation a probablement autant d’importance que la soupe elle-même »5.

L’importance de l’attitude de l’entourage, pour la guérison des malades, a été corroborée par de nombreuses observations.

5.

La Presse, 28 septembre 1984.

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Les êtres humains ne sont pas totalement libérés de leurs liens avec la nature Je parle de libération parce que cela a toujours fait partie des aspirations des humains de contrôler toutes les contingences de la vie, de se rendre indépendants des « caprices » de la nature et, ainsi, d’assurer leur survie en toutes circonstances. L’homme moderne a construit des barrages, contrôlant les fleuves et les rivières et même une partie de la mer, des maisons à l’abri des tremblements de terre; il peut produire ses fruits et ses légumes à partir de l’eau et de substances chimiques (culture hydroponique) ; il manipule des médicaments de plus en plus puissants. Il vit maintenant dans d’immenses cités où il peut ne jamais avoir à s’exposer au soleil pour travailler, s’alimenter, faire ses achats, se distraire... et même se faire bronzer ! Il contrôle la nature; celle-ci ne devient plus qu’un élément de décor pour ses héros télévisés ou un objet de curiosité pendant ses vacances. Nous pouvons vivre ainsi; des millions d’êtres humains le font. Pouvons-nous nous épanouir pleinement dans ces condi­ tions ? « “Les maisons de pierre font les cœurs de pierre”, disent les paysans russes6. » D’ailleurs, il ne faut pas nous illusionner: la maîtrise de la nature par l’homme n’est pas aussi complète qu’elle le paraît, comme en témoignent les problèmes environnementaux de plus en plus nombreux auxquels nous sommes confrontés. La nature nous rejoint même dans nos villes ; nous pouvons bien climatiser et filtrer l’air, mais nous ne pouvons le reconstituer complètement et une partie des poisons que nous y avons rejetés se retrouve dans nos poumons et sur notre peau. Il en va de même pour l’eau, dans laquelle nous trouvons des traces de micropol­ luants toujours plus nombreux. Certes, les éléments physiques de l’environnement ont une grande importance pour le maintien de nos vies; mais ce ne sont pas là les seuls liens qui nous unissent à la nature. Nous sommes des émanations de la nature et sans doute nous 6.

Pierre Kropotkine, L'entraide. Un facteur de Vévolution, Montréal, Écosociété, 2001, p. 152.

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l’écosophie ou la sagesse de la nature

reconnaissons-nous inconsciemment une certaine parenté avec elle. Qui n’est pas fasciné par le vent, par l’eau, par le feu ou par la terre ? Qui ne rêve pas, par exemple, d’un foyer devant lequel on peut se perdre dans ses pensées, d’un jardin rempli de fleurs, d’un étang plein de vie ? Les plantes dans nos mai­ sons, les petits animaux domestiques qui nous tiennent com­ pagnie sont autant de manières de garder le contact avec la nature. Ces ponts que nous jetons instinctivement pour nous relier avec la nature répondent à des besoins profonds. Certains chercheurs ont commencé à étudier l’importance des contacts avec la nature pour la santé. Ainsi, les recherches menées par le D1 Rachel Kaplan, une psychologue de l’Université Ann Arbor au Michigan, ont montré que le soin des plantes constituait un excellent outil pour aider les gens à combattre le stress, à se rapprocher des cycles naturels et à mieux se comprendre7. Il y a déjà longtemps qu’on utilise la zoothérapie — le traitement par les animaux — et maintenant on déve­ loppe l’« horticulture-thérapie ». Avant qu’on découvre des traitements médicamenteux pour la tuberculose, on isolait les personnes atteintes dans des sanatoriums localisés en dehors des villes, pour leur permettre de bénéficier d’un air pur; mais en même temps, elles pouvaient apprécier les beautés de la nature et sans doute cela contribuait-il aussi à leur guérison. C’est du moins ce qu’on peut conclure d’une étude menée par un chercheur de l’Université du Delaware, Roger S. Ulrich, auprès de patients relevant d’une opération chirurgicale; l’étude a montré que les patients qui pouvaient voir des arbres et du gazon de leur fenêtre requéraient moins d’analgésiques puissants et quittaient l’hôpital plus tôt comparativement à un autre groupe de patients dont la chambre donnait sur un mur de briques8. René Dubos, qui a passé une bonne partie de sa vie à étu­ dier les relations homme-nature, disait: «Je crois que la médecine de l’avenir, c’est justement cela : retrouver ces choses

7. 8.

Citée dans Michael Buchman, «Hâve you Hugged a Hibiscus Today?», Prévention, juillet 1985. Prévention, août 1984.

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très profondes de la nature humaine9. » Il était convaincu que pour les êtres humains, le fait de voir loin, d’avoir une vision débouchant sur de grands espaces, des plans d’eau et des bosquets constitue un des éléments essentiels à leur équilibre. Voilà qui devrait alimenter la planche à dessin de nos planifi­ cateurs urbains qui doivent repenser les villes aux prises avec des violences toujours plus nombreuses.

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Les mécanismes de la vie sont si complexes et nous les connaissons si mal que nous devrions y intervenir avec la plus grande prudence La volonté humaine de contrôler la nature ne s’arrête pas à l’environnement: il y a longtemps que nous essayons de nous soustraire à l’emprise que la nature exerce sur nous par la maladie et la mort. Grâce au développement technologique moderne, jamais n’avons-nous poussé aussi loin nos interven­ tions dans la vie. Pourtant, malgré tous nos efforts, jamais nous n’avons réussi à seulement définir la vie. Nous dissé­ quons en morceaux de plus en plus petits, jusqu’au niveau subatomique; mais à un moment donné, il n’y a plus de vie. Et, à l’inverse, nous pouvons bien assembler des atomes, mais jamais nous n’avons réussi à leur insuffler la vie. Nous ne savons rien de l’origine de la vie; la théorie du Big Bang n’est qu’un moyen parmi d’autres de cacher notre ignorance: tout est né d’une grande explosion ! D’où venait cette matière qui a explosé ? Qu’est-ce qui a provoqué l’explosion ? Comment se fait-il que du désordre soit né l’ordre de l’univers ? L’examen de la vie au microscope permet de connaître de mieux en mieux le déroulement de certains phénomènes: comment se forme la première cellule d’un nouvel être, com­ ment se transmettent les caractères héréditaires, comment se nourrissent les cellules, etc. Mais notre savoir est toujours partiel et fractionné: il y a plus dans la vie que des réactions biochimiques; la cellule dans une structure complexe — être humain, animal ou plante — ne se comporte pas de la même

9.

René Dubos et Jean-Paul Escande, Chercher, Paris, Stock, 1979, p. 151.

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façon que sur une lamelle de microscope. Chaque être vivant est un tout et il n’est pas possible de toucher une partie sans que l’ensemble n’en soit affecté. Il y a quelques années, j’ai trouvé dans le magnifique livre de Larrey Dossey, L'espace, le temps et la santé, ce qui me paraît être une illustration parfaite de l’unité et en même temps de la complexité de tout être vivant: Un groupe de chercheurs étudiait les effets d’un régime contenant un fort taux de graisses et de cholestérol chez les lapins. Au bout d’un certain temps, on sacrifia les lapins et on examina certaines de leurs artères pour y trouver des symptômes d’athérosclérose. Ce processus de dépôt de cholestérol crée des obstructions et des lésions dans les artères, et entraîne chez l’homme diverses mala­ dies vasculaires, comme les crises cardiaques et l’apoplexie. Les résultats de l’étude auraient dû être plutôt prévisibles, puisqu’on savait déjà à l’époque, par suite des études antérieures, qu’un régime riche en gras et en cholestérol entraîne immanqua­ blement des symptômes d’athérosclérose dans les artères des lapins. Mais quel ne fut pas l’étonnement des chercheurs quand ils constatèrent qu’un des groupes soumis à l’expérience avait 60 pour cent moins de signes d’athérosclérose que l’ensemble des lapins ! L’explication de ce résultat pour le moins étonnant était loin d’être évidente. On a finalement découvert une variable imprévue: les lapins qui montraient le moins de signes étaient ceux qui avaient été nourris par un des chercheurs qui les sortait régulièrement de leurs cages pour les caresser et leur parler. S’agit-il d’une simple coïncidence ? Bien des biologistes auraient trouvé risible la possibilité que de tels échanges entre homme et lapin puissent jouer un rôle dans le processus de l’athérosclérose, et l’auraient écartée d’emblée. Après tout, l’athérosclérose n’est-elle pas une affaire objective enracinée dans des processus moléculaires, et la guerre ne doit-elle pas lui être livrée sur le champ de bataille de la cellule et non sur celui du psychisme ? C’est ainsi, du moins, que la théorie moléculaire de la médecine voit les choses. Pour vérifier ou infirmer cette coïncidence, on fit donc une étude systématique: deux groupes de lapins recevaient la même sorte de nourriture que dans l’étude précédente et un traitement identique, sauf que pour un des deux groupes, une même per­ sonne sortait les lapins de leurs cages plusieurs fois par jour, les caressait et leur parlait. Le résultat ? Les lapins qu’on avait

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caressés et à qui on avait parlé montrèrent de nouveau un taux d’athérosclérose de 60 pour cent moindre. Puis, non satisfait de la possibilité de deux coïncidences, on répéta l’expérience. Le résultat fut le même. Le « facteur humain » s’imposait, inexplicablement. Toucher, caresser, prendre dans ses bras et parler avec douceur, se sont avérés des déterminants cruciaux par rapport au processus morbide auquel sont promis la plupart d’entre nous: l’athérosclérose10. 11

Pouvons-nous reprocher à la science de chercher à com­ prendre la vie ? Nous sommes vivants; ne gagnerions-nous pas à mieux nous connaître ? Personnellement, je ne sais plus trop que répondre à ces questions. Si nous nous contentions d’ob­ server et d’apprendre, peut-être penserais-je différemment; mais justement, nous ne nous arrêtons pas là; nous n’hésitons pas à intervenir même dans des processus mal connus, sans être en mesure d’estimer ou de prévoir les conséquences de nos actions. Et même si des mesures très strictes étaient prises pour contrôler toute intervention, nous savons bien qu’il y aura toujours quelqu’un qui trouvera le moyen de contrevenir aux règles établies, en invoquant un bien supérieur (la nation, la connaissance, l’espoir de guérir telle maladie...) ou pour des motifs purement égoïstes. Malgré les nombreux dérapages qui sont déjà survenus — et qui ont amené certains chercheurs, comme le professeur Testart, en France, à refuser de continuer —, il y a peu de signes de prudence. On continue à jouer les apprentis-sorciers qui déclenchent des phénomènes qu’ils ne contrôlent pas. La science est soumise aux impératifs techniques et les savants ont perdu l’approche philosophique de leurs ancêtres des Lumières et de l’Antiquité. Albert Jacquard disait, dans le film Fin de millénaireM, que «les scientifiques qui ne font pas de philosophie sont des bricoleurs dangereux ! » J’ai identifié les raisons suivantes qui m’incitent à la plus grande prudence :

10. Larrey Dossey, L'espace, le temps et la santé, Montréal, Québec/Amérique, 1990, p. 103-104. 11. Un documentaire d’Hélène Bourgault, produit par l’ONF.

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— les interventions dans les processus vitaux, aussi élaborées soient-elles, ne peuvent jamais tenir entièrement compte de la complexité de ces processus et, en conséquence, elles risquent de laisser de côté certaines dimensions qui peuvent s’avérer fort importantes. Par exemple, nous avons commis beaucoup d’erreurs dans notre alimentation en ne gardant que la partie « nutritive » des aliments et en rejetant le reste. Ainsi, le pain blanc « débarrassé » de l’écorce du blé a perdu ses fibres et une bonne part de ses vitamines ;

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— toute intervention qui vise un endroit ou un processus précis a des répercussions ailleurs. C’est là un des problèmes majeurs de l’emploi des médicaments: il n’y a pas de substances introduites dans l’organisme qui aient un effet entièrement localisé; à preuve, les effets secondaires de toute thérapie médicamenteuse; — en appliquant à la vie nos raisonnements mécanistes, nous pouvons élaborer des interventions fort logiques, mais qui ne s’appliquent absolument pas. L’exemple du D.E.S. (diéthylstilbœstrol) est éloquent. Comme on avait observé chez les femmes enceintes qui faisaient une faussecouche une baisse importante des œstrogènes, il était logique de croire qu’on pourrait empêcher la fausse couche en donnant de fortes doses d’œstrogènes à la femme dont la grossesse semblait en danger, pour suppléer au processus naturel; on pourrait même faire davantage et prévenir les fausses couches en donnant systématiquement des œstro­ gènes à toutes les femmes enceintes. C’est ce qu’on fit à partir des années 1940, avec des résultats que les cher­ cheurs ont qualifiés d’emballants au début, pour découvrir plus tard que ni l’une ni l’autre de ces mesures n’avait d’effet sur le déroulement de la grossesse; par contre, 20 ans plus tard, on se mit à rencontrer, chez les filles de certaines des mères qui avaient pris ces hormones pendant leur grossesse, un type de cancer vaginal très rare; — les manipulations des phénomènes vitaux peuvent engendrer des créatures qui échappent à notre contrôle. II

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pourrait y en avoir de bien pires que les dinosaures du Parc jurassique, car beaucoup plus petites et se multipliant ter­ riblement plus vite: des plantes envahissantes, des virus ou des bactéries qui résistent à tous les antibiotiques, etc. Les créations des laboratoires d’ingénierie génétique ont déjà commencé à causer des problèmes; ainsi, on vient de se rendre compte que certains des saumons d’élevage (chez lesquels on a fait des manipulations génétiques), réussis­ sant à s’échapper des bacs dans lesquels on les engraisse, se mêlent aux saumons ordinaires et commencent à répandre, par la reproduction, des caractéristiques qui les rendent moins aptes à la vie en liberté. Les robots des romans de science-fiction qui se rebellent contre leurs concepteurs ne sont pas aussi fictifs qu’on pourrait le croire; — les interventions sophistiquées coûtent cher et un jour ou l’autre, ne deviennent accessibles qu’à une minorité de privilégiés, qui bénéficient ainsi d’un savoir-faire développé le plus souvent à partir de fonds publics. Dans certains cas, la nature même des techniques rend impossible leur diffusion massive; ainsi en est-il des transplantations d’organes. De telles situations conduisent à des pratiques d’exploitation, car ceux qui peuvent payer parviennent toujours ou à passer devant les autres sur les listes d’attente ou à se procurer les organes nécessaires sur des « marchés » illégaux, à partir du tiers-monde le plus souvent. « En Inde, un rein prélevé sur un donneur vivant vaut 1500 dollars; une cornée, 4 000 dollars; un prélèvement de peau, 50 dollars. Mohamed Aqeel, un tailleur pauvre de Karachi, a même obtenu 2 600 dollars pour un de ses reins. Il avait besoin de cet argent “pour payer des dettes et pour marier ses deux filles”12» ; — la mise au point et la diffusion à grande échelle d’un certain nombre d’interventions risquent d’avoir des conséquences sociales importantes. Ainsi, que se passerat-il dans certains pays quand on pourra choisir à l’avance 12. Informations tirées du Time, juin 1991, publiées dans le Guide Ressources, novembre 1991.

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le sexe de son enfant ? À cause de divers facteurs, dans beaucoup de cultures, on accorde énormément plus de valeur aux garçons qu’aux filles. Dans certaines villes du Pakistan, des cliniques médicales ont commencé à utiliser l’échographie pendant la grossesse, avec le résultat que beaucoup de femmes décident ensuite de se faire avorter uniquement parce que le sexe de l’enfant en gestation ne leur convient pas; dans plus de 99 pour cent de ces avortements, il s’agit d’un fœtus de sexe féminin. Nous sommes des cobayes entre les mains de nos appren­ tis-sorciers qui ne nous informent pas des conséquences pos­ sibles de leurs interventions (conséquences qu’ils ne cherchent pas toujours à évaluer et, à long terme, qu’ils ne peuvent même pas prévoir). L’armée américaine vient de dévoiler des documents qui révèlent que des milliers de personnes ont été exposées, sans avoir été informées des dangers possibles, à de fortes doses de radiations, dans le but d’étudier les effets de ces radiations sur les êtres humains. De nombreux patients de l’hôpital Allan Memorial de Montréal ont été soumis à des traitements avec des drogues psychédéliques pour le bénéfice de la CIA américaine. En fait, c’est la clientèle des médecins qui sert de cobaye pour chaque nouveau médicament, car les études préliminaires n’ont permis que de déceler les effets à court terme; à long terme, nous sommes dans l’inconnu. L’organisme humain possède une grande résistance et un formidable potentiel d’autoguérison On a vu, dans les camps de concentration, que même soumises à des privations extrêmes, certaines personnes réussissaient à survivre. En dehors de ces conditions exceptionnelles, nous trouvons autour de nous des gens qui exposent leur organisme aux pires conditions: manque de sommeil chronique, consom­ mation exagérée d’alcool, alimentation pitoyable; ils résistent pourtant. Et que dire des millions de personnes dans le tiersmonde qui sont désespérément sousalimentées et qui n’en continuent pas moins à vivre ? Certes, tous ces gens ne sont pas en grande forme; mais ils tiennent le coup et quand ils se

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retrouvent dans de meilleures conditions, ils peuvent, la plu­ part du temps, se remettre à fonctionner aussi bien que quelqu’un qui n’a jamais été privé de quoi que ce soit. Même exposé à des agressions prolongées, l’organisme a un grand pouvoir de récupération; les poumons d’une personne qui a fumé pendant de nombreuses années sont jaunis et même noircis; mais quatre ou cinq ans après qu’elle a cessé de fumer, ses poumons sont aussi roses qu’avant. Si un organisme malmené peut malgré tout continuer à fonctionner, que dire d’un organisme maintenu en bon état grâce à la satisfaction de ses besoins essentiels ? Le potentiel d’autoréparation et d’autoguérison d’un tel organisme est absolument fantastique. Nous avons tous connu des gens qui, ayant été victimes d’un accident grave et s’étant retrouvés à l’hôpital avec d’innombrables fractures, leur vie ne tenant parfois qu’à un fil, en sont sortis aussi solides qu’avant, par­ fois handicapés, mais toujours vivants. Miraculés de la méde­ cine ? Oui, d’une certaine façon, car en traumatologie les interventions médicales peuvent permettre de survivre au choc, notamment en contrôlant rapidement les hémorragies et l’infection; mais en fin de compte, la cicatrisation des plaies, la réparation des organes touchés et la soudure des os sont l’œuvre de l’organisme et il s’agit là d’opérations extrêmement complexes. Prenons par exemple la cicatrisation d’une plaie, qui fait appel à une foule de mécanismes se synchronisant, s’adaptant aux circonstances et remplississant tellement bien leur tâche qu’au bout de quelques mois, la partie blessée est parfaitement fonctionnelle. Dès l’instant où la blessure est faite, les vais­ seaux sanguins touchés se referment pour diminuer la perte de sang; mais dans les heures qui suivent, ces mêmes vaisseaux deviennent plus perméables et laissent passer du plasma, des plaquettes et des globules blancs. La fibrine du plasma forme des bouchons dans le but de bloquer les vaisseaux lympha­ tiques et d’empêcher les débris de la plaie de pénétrer à l’inté­ rieur de l’organisme et de répandre l’infection. Les plaquettes se vident de leurs réserves en sérotonine et en d’autres subs­ tances qui accélèrent la coagulation et favorisent la régénéra­ tion des cellules. Les globules blancs s’activent à détruire les

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tissus morts, les saletés et les bactéries qui pourraient se trouver dans la plaie. À mesure que les globules blancs effec­ tuent leur nettoyage, les cellules du pourtour de la plaie se multiplient et commencent à couvrir la surface dénudée. Une fois la plaie complètement fermée, des cellules appelées fibroblastes font la synthèse du collagène, qui donne sa résis­ tance et sa souplesse à la peau. Dans les jours qui suivent, une réorganisation des tissus s'effectue grâce à la fibrinolyse qui détruit les fibres temporaires trop rigides pour permettre de les remplacer par d’autres qui laissent plus de souplesse au tissu. Tout ce processus se fait surtout dans les quinze jours après la blessure, sauf le remodelage du collagène qui peut se pour­ suivre pendant un an. Contre n’importe quelle agression, l’organisme possède des mécanismes de défense qui lui permettent le plus souvent de rétablir son équilibre. Une intoxication alimentaire entraîne une réaction du système digestif qui s’efforce de rejeter la substance toxique — des vomissements ou de la diarrhée ou les deux. Quand une infection débute, la température du corps augmente, ce qui aide les globules blancs à jouer leur rôle de destructeurs de bactéries. D’autres mécanismes plus subtils ne sont pas directement perceptibles; mais la personne en désé­ quilibre se sent moins bien, est plus fatiguée; en fait, tout son organisme est mis à contribution, même pour la réparation d’une agression localisée. Évidemment, il en résulte des malaises; la personne consulte alors et le plus souvent, le médecin essaie de la soulager en faisant disparaître ses malaises; mais alors il risque fort de faire obstacle aux défenses de l’organisme. Cette approche est contestée, en particulier par René Dubos, qui écrit: « La médecine devrait abandonner l’idée que l’être humain est si fragile qu’il nécessite sans cesse le recours à des médicaments ou à des traitements de toute nature13. » Les naturothérapeutes cherchent pour leur part à renforcer l’organisme pour qu’il puisse se défendre lui-même. Quant aux homéopathes, ils interprètent les symptômes comme des indications que l’organisme se défend et au lieu de tenter de faire disparaître ces symptômes, ils essaient souvent 13. René Dubos et Jean-Paul Escande, Chercher, op. cit., p. 28.

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de favoriser leur développement et parfois même de les provo­ quer, de telle sorte que l’organisme puisse régler plus vite son problème. Malgré ses capacités d’autodéfense, l’organisme a des limites; l’agression peut être trop importante ou les méca­ nismes inadaptés ou la personne dépourvue au départ des forces nécessaires (par malnutrition, fatigue ou autres) pour se défendre. Dans certains cas, les mécanismes peuvent se déré­ gler et devenir destructeurs : la diarrhée peut aider à se débar­ rasser de bactéries dangereuses, mais elle peut devenir si importante qu’elle provoque la déshydratation d’une personne fragile. Quand intervenir alors ? Hippocrate disait que le rôle du thérapeute est d’observer et de venir en aide à la nature seulement au plus fort de la crise. Ce n’est pas mon intention de discuter ici de la meilleure conduite à adopter dans les diverses situations possibles ou des vertus respectives de chaque école thérapeutique. Je crois qu’en général on inter­ vient trop vite, souvent trop radicalement, et qu’on ne fait pas assez confiance à l’organisme et à sa capacité d’autoguérison. Sauf dans les conditions d’urgence (quand l’organisme montre des signes évidents de détresse, à la suite d’un traumatisme ou d’une infection grave par exemple), le rôle de la thérapie m’apparaît fort limité. L’essentiel du travail de guérison doit être effectué par l’organisme, par la personne devrais-je dire, car sans doute la volonté de guérir est-elle le facteur le plus important dans toute guérison. J’ai connu beaucoup de gens qui se sont guéris de maladies jugées incurables par la médecine, qui ont survécu à des pro­ nostics de mort à court terme. J’ai lu aussi de nombreux récits de guérison d’un cancer. Il me semble que celles et ceux qui ont ainsi réussi ont énormément à nous apprendre. En parti­ culier, les thérapeutes devraient les écouter; certains, comme les Drs Cari Simonton et Bernie Siegel, ont commencé à le faire et en ont tiré de précieux enseignements. Pour ma part, j’arrive à la conclusion que dans la plupart des maladies, c’est la per­ sonne totale qui est malade, c’est l’intégrité de cette personne qui est touchée et qu’en conséquence, la guérison ne peut venir que lorsque la personne commence à se réparer dans ses émotions, dans ses relations avec l’environnement et avec les

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autres, dans sa qualité de vie, quand, finalement, elle retrouve la volonté de vivre.

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La maladie est une occasion qui nous est fournie de parvenir à un meilleur équilibre Les maladies sont rarement des accidents. Comme le dit René Dubos, « un très fort pourcentage de maladies sont l’expres­ sion de réponses inadéquates à l’environnement14»; ou bien l’état de la personne est tel qu’elle n’est pas en mesure de s’adapter à son environnement, ou bien c’est l’environnement qui est devenu inapte à répondre à ses besoins. L’évidence saute parfois aux yeux, dans la première hypothèse: la fatigue, le surmenage, une mauvaise alimentation et d’autres facteurs diminuent la résistance de l’organisme et le rendent plus vulnérable aux attaques des microbes ou à d’autres perturbations. Curieusement, ce qui peut être l’évidence, même pour n’importe quel observateur extérieur, n’est souvent pas compris par la première intéressée, la personne malade. Peut-être est-ce là le résultat de l’aliénation moderne qui, en nous isolant de la nature, nous coupe aussi de nous-mêmes. Dans la nature, la maladie est une perturbation de l’équilibre habituel; quand le sol manque d’azote, les feuilles des légumes jaunissent. Dans nos sociétés «affranchies» de la nature et transformées en paradis de la consommation, les maladies sont perçues comme des mal-commodités et on les traite comme les autres déchets, en payant quelqu’un pour les éloigner de notre vue et nous en débarrasser. Nos organismes n’ont pas besoin d’azote, mais ils ont d’autres besoins — phy­ siques, psychologiques et sociaux; et c’est d’abord du côté des besoins non comblés qu’il faudrait chercher la cause des maladies. La relation de cause à effet n’est pas toujours évi­ dente, en particulier dans les problèmes chroniques de santé; car plus souvent qu’autrement, la maladie est le résultat d’un ensemble de facteurs psycho-physiologiques. Le mal de dos peut vouloir dire que la personne prend trop de responsabili14. René Dubos, Man Adapting, New Haven, Yale University Press, 1965, p. 268.

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tés sur ses épaules, mais les crises surviendront surtout à l’occasion d’une trop grande fatigue ou à la suite d’un effort physique inhabituel. La vie moderne sollicite constamment notre attention et nous offre toujours quelque chose à faire; nous en oublions de réfléchir, d’analyser et d’apporter au fur et à mesure les cor­ rectifs qui s’imposent dans la conduite de nos vies. Il n’est alors pas étonnant que pour beaucoup de personnes, la mala­ die constitue un moyen de régler un problème auquel elles n’ont pas réussi à trouver de solution: attirer l’attention des proches, renoncer à une entreprise vouée à l’insuccès, retenir un amant qui veut s’éloigner... Dans ces cas, la personne n’utilise pas la maladie consciemment. Souvent, je me dis qu’il y a en nous une sagesse plus profonde que notre intelligence consciente. Le psychologue Jacques Salomé rapporte que « quand le corps d’une femme n’est pas en accord avec une relation sexuelle, cela se manifeste souvent par l’apparition de kystes, de migraines ou d’infections vaginales... on a même constaté que 39 pour cent des infections vaginales ne donnent lieu à aucun relevé de germes" ». J’ai connu des couples qui, malgré de nombreuses tentatives, n’arrivaient pas à avoir un enfant; il me semblait évident qu’ils n’étaient pas prêts, mais eux n’en paraissaient pas conscients; comment leurs organismes pouvaient-ils savoir ? Notre environnement physique est de plus en plus per­ turbé; il n’est donc pas étonnant que progressent les maladies que je qualifierais de sociales: l’hypertension artérielle, diverses formes de cancer, l’asthme et l’allergie, entre autres. À partir du moment où une certaine proportion de la popula­ tion est touchée par une maladie, il faudrait s’interroger sur l’état de l’environnement; mais nous continuons à traiter les maladies comme des événements individuels et à chercher des moyens de guérir les personnes qui en sont atteintes. Plutôt que de chercher à nous en débarrasser au plus tôt sans nous interroger le moins du monde, nous pouvons prendre avantage de la maladie: tenter d’en comprendre le message, certes, mais aussi en profiter pour réfléchir, apprendre15 15. Entrevue publiée dans Le Devoir, 13 et 14 novembre 1993.

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et en ressortir grandis. Comme le signale Larry Dossey, « la maladie (...) offre aux êtres humains ce que toute perturbation naturelle offre: la chance d’évoluer pour passer à un nouveau niveau de complexité psychophysiologique. La maladie n’est pas une tragédie indiscutable... sans défis, sans perturbations, il ne peut se produire de passage à de nouveaux niveaux de richesse intérieure16. » Même la maladie des autres peut être occasion de dépassement. J’ai connu plusieurs personnes à qui la maladie d’un proche a servi de révélateur, les amenant à déployer pleinement toute leur personnalité et à développer des qualités laissées en friche.

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La mort fait partie de la vie Nos sociétés modernes ont tendance à considérer la mort de la même façon qu’elles voient la maladie: la mort serait le signe de l’échec de nos thérapies et les recherches se pour­ suivent pour tenter de la vaincre. Le rêve moderne est la vie infinie; certains sont tellement sûrs que ce rêve se réalisera un jour qu’ils se font congeler à leur ciécès (ou un peu avant leur mort clinique), avec ordre de les dégeler quand on saura comment assurer leur survie. La mort-échec doit être cachée; on s’éloigne des morts, on les sort vite de nos demeures pour les confier à des spécialistes qui les maquillent avant de nous les montrer, puis qui les font disparaître discrètement. Dans la nature, la mort d’un organisme contribue à la vie d’autres organismes. La mort est un chaînon de la vie; d’ail­ leurs, même ceux qui oublient cette réalité se reconstruisent constamment à partir d’autres organismes qu’ils ont tués (ou plutôt qu’ils ont fait anonymement tuer, pour ne pas savoir). À quoi contribuons-nous au juste après notre mort ? À aug­ menter la pollution quand nous nous faisons incinérer ? À nourrir la terre, enfouis en son sein ? Comment conti­ nuons-nous la vie ? Par nos atomes, par notre âme ? Par les actions que nous avons menées ou par les œuvres que nous avons créées ? Nous ne savons pas. Mais une chose est cer­

16. Larry Dossey, op. citp. 202.

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taine: les sages parmi nous ne voient jamais venir la mort avec crainte. La mort est une étape, un passage; on ne sait trop vers quoi, mais pourquoi ne pas faire confiance à la nature ? D’ailleurs, beaucoup de témoignages de personnes qui ont connu une mort clinique et qui sont revenues à la vie nous montrent que ce qui vient après n’a rien de désagréable, bien au contraire. François Terrasson écrit, dans La peur de la nature:

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La vision de la vie comme un contraire absolu de la mort ou de la non-vie introduit aux séparations radicales. Du ciel et de la terre, de l’émotif et du rationnel, de la nature et de la culture, du féminin et du masculin, etc. Ceux qui pensent qu’on commence à mourir à peine né, ou dès la conception, rejoignent les peuples qui ne se sentent pas vraiment sortis de la nature. Et qui de ce fait, maintiendront au moins avec elle un modus vivendi. Le passage sur Terre n’est que partie d’un processus fluctuant dans un ensemble qu’il faut res­ pecter17.

Réconciliation avec la mort et réconciliation avec la nature vont de pair; je ne sais quoi précède quoi, mais sans doute faut-il faire les deux. Et tant que nous n’aurons pas réussi se poursuivront et l’acharnement thérapeutique et la destruction de la nature.

J’ai résumé en neuf points ce que j’ai retenu de ma longue réflexion sur la santé et la maladie. J’explore aujourd’hui d’autres manifestations des forces de la nature et mon émer­ veillement ne fait qu’augmenter: quelle ingéniosité, quelle générosité, quelle complexité ! La vie commande le respect; la parcelle d’intelligence que nous avons ne nous autorise pas à nous croire capables de la remplacer. Nous pouvons bien tenter de la dominer, mais alors nous simplifions et ce faisant, nous dénaturons pour constater, trop tard, que nous y avons perdu.

17. François Terrasson, La peur de la nature. Paris, Sang de la terre, 1991, p. 100.

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Mon respect pour la nature n’est pas venu d’un coup; après avoir laissé la pratique de la médecine, il m’a fallu che­ miner beaucoup pour parvenir à me départir de cette méfiance de la nature qui caractérise toute la philosophie médicale. Et aujourd’hui, je me sens pris d’indignation quand je vois la puissance de l’appareil médical qui s’est octroyé le quasimonopole des soins et qui revendique même le monopole des connaissances sur la santé. La médecine peut assurément aider dans un certain nombre de situations; mais son approche est totalement inadaptée dans beaucoup d’autres circonstances où elle persiste tout de même à intervenir. Il me semble que toute intervention thérapeutique devrait viser au renforcement des mécanismes naturels; certains actes médicaux vont dans ce sens, mais pas tous, loin de là.

CHAPITRE III

Les leçons de mon jardin

m’occuper des fleurs et des légumes qui poussent en abondance autour de la mai­ son. Certains disent que je consacre beaucoup de temps à mon jardin; je crois plutôt que c’est mon jardin qui me donne énormément. Je ne comptabilise pas mon temps de jardinage; de toute manière, dans mon jardin, le temps n’existe plus. Les heures filent sans que je ne m’en aperçoive. Par contre, ce sont les heures à l’extérieur du jardin qui se font longues: dès que je mets le pied hors de la maison, je me fais happer par le jardin, perdant toute notion du temps. Si bien que si je veux écrire ou accomplir d’autres tâches à l’intérieur, je dois m’as­ treindre à « faire » un certain nombre d’heures, pour pouvoir ensuite aller au jardin. J’habite au bord du fleuve. Entre la rive (la ligne des hautes marées) et le bord de la route, il y a près de 100 mètres; la largeur est irrégulière, faisant moins de 80 mètres à la rive et une trentaine de mètres à la rue. Beaucoup d’espace, peu d’espace ? C’est selon les projets. Comme je n’ai jamais fini d’expérimenter, il n’y a pas trop d’espace pour tous mes essais. Je travaille fort au jardin. Surtout que je déteste employer quelque engin motorisé que ce soit; je ne le fais que lorsque nécessaire, le moins souvent possible. Je bêche, je pioche, je coupe, je transporte, je déplace. Je travaille de mes mains et de e passe de nombreuses heures

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tout mon corps; mais je n’ai pas de patron et n’ai de comptes à rendre à personne. Pour bien des gens sans doute, ce n’est pas vraiment un travail, puisqu’à la fin de la semaine je ne touche aucun salaire. Mes efforts donnent d’autres fruits: de quoi manger et de la beauté. Et je fais ce que j’aime, j’apprends constamment et je contribue à une œuvre magnifique, l’épa­ nouissement de la nature. Je ne gagnerai sans doute jamais de prix de jardinage: les allées du potager ne sont pas droites, les « mauvaises herbes » et les foins voisinent avec les légumes, la pelouse est plus riche en trèfle qu’en gazon... En fait, je ne suis pas totalement maître des lieux, je me plie aux fantaisies de l’« autre », de cette nature avec laquelle je collabore, mais que je ne tente pas de « mettre à ma main ». Schumacher, Gandhi et nombre d’autres croyaient que le travail manuel est nécessaire à l’équilibre humain. Les moines qui, dans leurs abbayes, recherchent le style de vie qui les rapprochera le plus de Dieu, accordent aussi une place impor­ tante au travail manuel. Je crois que pour notre épanouisse­ ment, il faut tenter de développer aussi bien nos capacités manuelles que nos habiletés intellectuelles; la spécialisation permet d’acquérir une grande habileté dans un domaine, mais cela se fait au détriment de l’ensemble de nos aptitudes. Comme mon métier d’écrivain me fait passer de longues heures à mon pupitre, mes activités horticoles m’offrent la possibilité d’équilibrer ma vie. Mais ce n’est pas la raison qui fait que je me retrouve si souvent au milieu de mes fleurs et de mes légumes. Le jardin m’attire comme un aimant attire la limaille. La vie est un miracle sans cesse renouvelé. Tout autour de moi, le paysage évolue constamment: les fleurs d’un moment cèdent bientôt leur place à d’autres, les plants de légumes grandissent, changent de forme et s’ornent de fleurs et de fruits. Chaque fleur — j’en comptais plus de 115 variétés l’été dernier — est une merveille de perfection; j’essaie parfois d’en reproduire l’image avec le pinceau, mais sans jamais parvenir à lui faire complètement honneur. Les fleurs se mêlent les unes aux autres, leurs couleurs varient à l’infini; le vent, la pluie, le soleil les font apparaître sous d’autres formes. Et tout cela revient année après année; cette vie s’est emmagasinée dans la

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terre ou s'est concentrée dans de minuscules semences qu’il suffit de remettre en terre au moment opportun pour recréer toute cette beauté. La vie foisonne, tout change et pourtant, mon jardin me donne aussi une impression de pérennité, d’éternité même. Le gros frêne de plus de 160 ans était là bien avant moi. Année après année, les arbres croissent imperceptiblement. Ils changent et demeurent en même temps. Le jardin vit, tout y bouge et en même temps, tout y est si calme; je m’y sens serein, plongé dans une mer de beauté, faisant partie de cette nature qui dure. Quand mon regard porte vers l’horizon, c’est l’ouverture vers l’infini et les questions fondamentales qui refont surface: que suis-je, qu’ai-je à faire ici-bas ?... Mais la vie tout autour capte à nouveau mon attention; le sol sous mes pieds est bien concret et il n’attend que mes soins pour créer plus de vie encore. Dans ce lieu habité depuis si longtemps, bouleversé et transformé au fil des ans, sans doute ne reste-t-il plus grandchose de la nature originelle. La composition du sol en témoigne qui varie d’un coin à l’autre, à la suite des divers remplissages qui ont ponctué l’aménagement du terrain. Une bonne part de ma contribution à l’amélioration des conditions favorables à la vie consiste donc à la reconstitution d’un sol fertile. À partir des substances organiques à ma portée, je prépare des tonnes de compost que j’incorpore progressive­ ment au sol. Les restes de table, les herbes que je coupe, les feuilles et les branches des arbres, les déchets du potager, même les résidus de notre toilette sèche forment la matière première de mon compost. S’y ajoutent les apports des grandes marées du fleuve qui me font régulièrement cadeau de bonnes quantités de matières diverses, les sacs de feuilles que quelques voisins me fournissent (ou que je dérobe aux éboueurs), un peu de fumier des chèvres de Christiane et quelques autres matériaux divers; car je demeure à l’affût et ne rate pas une occasion d’enrichir un sol qui était bien pauvre quand j’ai commencé à le cultiver. J’en ai certainement encore pour de nombreuses années à ajouter de la matière organique et à extraire pierres et éclats de verre avant d’avoir un sol qui convienne à toutes les plantes que j’aimerais y voir pousser;

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mais déjà, d’année en année, je constate une amélioration. J’aurais pu prendre des méthodes plus radicales, comme faire remplacer la couche superficielle du sol par de la terre à jar­ din; mais j’aurais alors eu l’impression d’agresser la terre en provoquant des bouleversements rapides, tandis qu’en procé­ dant comme je le fais, je ne brusque rien et j’ai l’impression d’agir de concert avec la nature. De plus, la terre qu’on m’aurait apportée priverait un autre lieu de son humus. Un des avantages du travail manuel (surtout quand il est répétitif, ce qui est souvent le cas dans le jardinage) est qu’il nous laisse l’esprit libre. Nous pouvons ainsi réfléchir, à partir de ce qui survient tout autour ou à partir de nos autres préoc­ cupations. Tout en m’occupant aux diverses tâches du jardin, je peux donc observer et tirer des conclusions de ce que je vois. Je n’ai certes pas fini d’apprendre, mais déjà un certain nombre de constatations s’imposent.

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La mort n’est pas un échec Tous les organismes vivants sont intégrés dans des cycles qui se répètent le plus souvent, mais peuvent parfois changer, dans lesquels les éléments de l’un servent à élaborer les éléments de l’autre. La vie se reconstruit constamment et se complexifie progressivement. À l’origine de la vie, il n’y avait que des structures simples qui ont évolué et qui se sont assemblées en structures plus complexes. Que j’enfouisse dans le sol un bout de bois, un tas de feuilles ou un os de poulet, au bout d’un temps plus ou moins long il n’en reste plus rien; tout aura été transformé par les insectes, les vers, les champignons et les micro-organismes. « On a comptabilisé dans un sol sain jusqu’à 1 milliard de micro-organismes par gramme de terre », rapporte Yves Gagnon18. La conception contemporaine de la mort vue comme un échec vient de ce que l’individu n’accepte pas son intégration dans un tout, dans un processus plus large que lui.

18. Yves Gagnon, Le jardinage écologique, Saint-Didace, Éditions Colloïdales, 1993, p. 41.

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On ne peut jamais contrôler entièrement la nature Le fleuve a un lit si vaste qu’il en sort rarement; mais à l’occa­ sion — conjonction de vents violents et de grosses marées — il déborde et vient me dérober du compost que je prépare au pied de ma terrasse. Un vent violent a rompu l’arbre qui était le pivot de l’aménagement d’un coin du terrain. Je mène un combat sans relâche contre certaines plantes sauvages qui ne veulent pas céder la place aux fleurs par lesquelles j’aimerais les remplacer. Mais pourquoi s’en faire ? Ai-je raison de vou­ loir telle plante à tel endroit ? J’expérimente, je regarde ce qu’il advient de mes essais et j’en tire les conclusions qui me semblent s’imposer: j’ai fait le bon choix et tout va dans le sens de mes vœux; ça ne va pas et je devrai m’orienter autre­ ment. La nature ne peut directement m’adresser la parole, mais elle m’envoie ses messages par d’autres moyens. On peut s’obstiner et vouloir la contrôler entièrement; mais alors on la tue; la nature n’accepte pas l’asservissement. Si elle ne se plie pas toujours facilement à nos caprices, c’est que souvent, on veut la faire aller dans des directions qui ne lui conviennent pas. La nature « sauvage » n’a rien de chaotique; elle n’a tout simplement pas les mêmes critères d’ordre que nous; c’est sans doute fort dérangeant pour ceux qui veulent tout contrôler, tout régler, tout dominer.

La vie s’épanouit dans la diversité Nous devons à Darwin la théorie de l’évolution. Au cours de leur multiplication, les êtres vivants peuvent subir des muta­ tions dont certaines s’avèrent avantageuses; les individus dotés des nouvelles caractéristiques peuvent survivre plus facilement, dans un milieu donné, et s’y multiplier plus vite que les autres, non pas parce qu’ils les éliminent, mais parce que, dans des conditions difficiles, ils réussissent mieux à résister et à se multiplier. Le lion fort ne détruit pas les lions plus faibles; mais en période de sécheresse, quand les proies se font plus rares, il réussit à survivre là où l’autre n’y arrive pas. Certains successeurs de Darwin ont dénaturé sa théorie en la transformant en une doctrine plus ou moins fasciste,

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selon laquelle la vie serait une lutte constante dont les plus forts sortiraient victorieux. Dans une telle vision, les actions pour appuyer les plus faibles seraient nocives puisqu’elles iraient contre l’évolution. Dans la nature, chaque plante ou chaque animal essaie d’abord et avant tout de survivre. La nature est neutre: il n’y a pas de bons ou de mauvais organismes, il n’y a pas de subordination des uns aux autres. Le lion n’est pas plus le roi de la jungle que la souris. Chacun essaie de survivre et ce fai­ sant, chacun joue un rôle dans un des processus qui permettent le fonctionnement de l’ensemble. C’est notre vision utilitariste de la nature qui nous amène à donner plus de valeur à certains de ses constituants qu’à d’autres. La tordeuse de l’épinette est vue par les compagnies de papier comme une destructrice de matière première qui leur cause des pertes économiques énormes; mais pour la forêt, l’épidémie de tordeuse n’est qu’un moment d’un cycle normal qui permet d’éliminer une certaine quantité d’épinettes fort envahissantes et de laisser un peu de place pour d’autres espèces. C’est d’ailleurs une des caractéristiques de la nature de ne pas tolérer une trop grande prédominance d’une espèce et de rétablir la diversité par des mécanismes comme la maladie, les catastrophes climatiques ou autres, l’arrivée de nouveaux prédateurs, etc. Tout évolue dans la nature, même la portion inanimée du milieu ambiant; celui-ci change sous l’influence de facteurs physiques comme la pluie, le vent et le gel; les êtres vivants, pour leur part, modifient leur milieu. Je consomme de l’oxy­ gène et rejette du gaz carbonique; les plantes puisent dans le sol des substances inorganiques et les rendent disponibles pour d’autres organismes. Le milieu changeant, il devient moins favorable à certains organismes et plus favorable à d’autres; les rapports entre les uns et les autres se rééqui­ librent alors.

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Les stratégies de survie démontrent l’existence d’une intelligence certaine Pour que se maintienne l’extrême diversité sur laquelle repose la vie, il faut que chaque espèce développe des mécanismes qui permettent à une partie de ses individus de survivre. Les stra­ tégies employées à cette fin sont fort variées et protègent la plupart du temps l’espèce, sauf dans les cas de cataclysmes majeurs. Mon jardin me fournit toutes sortes d’exemples de ces diverses stratégies. Les crapauds qui se confondent avec le sol sont pratiquement imperceptibles. Les monarques, ces grands papillons oranges, trouvent dans les asclépiades une substance qui donne à leur chair un goût si épouvantable que les oiseaux ne les mangent pas. Beaucoup de fleurs ont déve­ loppé des moyens ingénieux pour attirer les insectes pollinisateurs qui permettront leur reproduction. Nombre de scientifiques nient quelque intelligence que ce soit aux animaux et a fortiori aux plantes. Sans doute les animaux et les plantes ne possèdent-ils pas les memes capaci­ tés intellectuelles que les humains, mais l’ensemble de leurs attributs leur confère une ingéniosité étonnante. Quand on observe de près la nature, on se rend compte que tout ce qui s’y passe ne peut résulter du hasard. Un exemple: pour se protéger des insectes qui les dévorent, les courges ont déve­ loppé la capacité de se défendre en faisant parvenir à la région attaquée des substances toxiques pour les insectes. Une qua­ rantaine de minutes après les premières morsures d’insectes, ces substances font leur apparition; mais la chrysamèle des courges a trouvé une riposte: quand elle s’attaque à une feuille de courge, en une dizaine de minutes, elle creuse une tranchée circulaire qui fait que cette partie de la feuille ne reçoit plus la sève du reste de la plante, de telle sorte qu’elle peut dévorer son repas en paix. Une autre façon de préserver l’espèce consiste à étendre constamment son territoire. Et là encore, on trouve une grande variété de stratégies mises en œuvre. Les plantes se multiplient de proche en proche, par les racines ou les semences ; ces dernières sont transportées par le vent, par les oiseaux ou par les animaux; certaines graines passent par le système digestif des animaux sans être digérées et peuvent

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ainsi être déposées ailleurs dans les excréments. L’eau trans­ porte les graines ou les plants d’un endroit à l’autre. Il y a des semences qui peuvent rester en léthargie pendant de longues périodes ; elles ne germent qu’au moment opportun ; ainsi, les graines de séquoias, les arbres les plus gros du monde, demeurent enfouies dans le sol, attendant pour commencer à pousser la chaleur intense dégagée par un feu de forêt. Chaque année, je vois apparaître des plantes que je n’ai jamais semées et qui me viennent je ne sais d’où.

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La coexistence pacifique et souvent même l’entraide caractérisent la plupart des relations dans la nature La vie est foisonnement. Sur le même espace physique vivent micro-organismes, animaux et plantes en quantité plus ou moins importante, selon les ressources du milieu. La vie des uns favorise celle des autres. Si, par hasard, une espèce prend trop d’expansion, elle en vient à rompre l’équilibre du milieu, entraînant la disparition d’autres espèces, mais à long terme, sa disparition aussi puisque son existence est liée à celle des autres espèces. Dans plusieurs pays, on a planté des eucalyptus à cause de leur croissance rapide attribuable à leur capacité d’aller chercher de l’eau en profondeur. Ces arbres prennent vite le dessus sur le reste de la végétation, mais ils vident bientôt le sol de ses nutriments et de son eau. Après un certain temps, ils s’étiolent et meurent, faisant place à une végétation plus adaptée. Il est à noter que ces eucalyptus ont été plantés par l’homme et qu’il s’est donc agi d’une intervention brutale par rapport à ce qui se passe habituellement. En général, la nature prend d’autres voies que l’extinction de toute une espèce pour maintenir l’équilibre d’un milieu. On trouvera dans le texte Le veto de la Nature19 un exemple qui montre la subtilité des processus utilisés. La plupart des animaux s’établissent sur un territoire et en interdisent l’accès aux autres individus de leur espèce, mais non à beaucoup d’autres espèces qui n’ont pas les mêmes 19. Document publié en février 1992 par le groupe Science for Peace de Toronto.

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besoins qu’eux. Ainsi s’instaure un équilibre grâce auquel le prédateur trouve de quoi se nourrir, mais sans vider son garde-manger qui se renouvelle constamment. La nature nous fournit nombre d’exemples de collabora­ tion entre espèces. L’écureuil mange les glands et les noix, mais il en oublie souvent qu’il avait enfouis dans la terre comme réserve et qui peuvent ainsi germer et donner de nouveaux arbres. Nombre de parasites contrôlent leur développement pour ne pas détruire leur victime. Certains organismes vivent en symbiose: ni l’un ni l’autre ne pourrait s’en tirer aussi bien sans la présence de l’autre. Dans le monde des plantes, on sait que certaines espèces favorisent la croissance d’autres espèces près d’elles. On parle alors de «compagnonnage»: par exemple, les pois s’associent fort bien aux carottes, aux concombres et à quelques autres légumes. Il y a aussi des plantes qui ne font pas bon ménage avec d’autres; le noyer répand par ses racines une substance qui inhibe la croissance des autres arbres. À force d’observation et d’expérimentation, les adeptes de la culture biologique ont identifié une longue série d’associations de plantes favorables ou défavorables; les scientifiques n’ont pas encore expliqué tous ces phénomènes, mais certains sont déjà connus: ainsi, la capacité de certaines plantes de fixer l’azote dans leurs racines alimente d’autres plantes; ou encore, l’odeur dégagée par une plante éloignera les insectes qui auraient tendance à envahir la plante voisine. *** Les quelques constatations que je viens de rapporter ne pré­ tendent pas contenir toutes les lois de la nature. Le professeur Pierre Dansereau a déjà recensé 27 lois de l’écologie. Mon intérêt n’est pas scientifique; il est plutôt philosophique, au sens où je perçois la nature comme un maître qui en connaît tellement plus que moi et qui peut m’aider à progresser dans la voie de la sagesse. François Terrasson écrit: On sait maintenant par de multiples expériences démontrer l’impact de l’environnement sur l’esprit. On ne séjourne pas impunément au fond des grottes, ni dans les grands ensembles de banlieue. On ne navigue pas pour rien sur l’infini vide de la mer.

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Le rocher vous change, le marais vous pénètre, le métal vous modèle et des mentalités collectives surgissent de l’imposition à des multitudes des mêmes conditions d’environnement. Habiter la nature, ou près d’elle, cela veut donc dire avoir le même statut. Des hommes peuvent ainsi représenter la nature. Ou même en faire carrément partie20.

Je suis, avec tous les autres qui cherchent à comprendre, cette partie de la nature qui contribue à rendre la nature consciente d’elle-même. Quand je regarde comment les hommes vivent, j’aurais bien souvent envie de tout laisser derrière et de m’isoler dans la nature. Je résiste, car je me sens solidaire de tous ceux qui ne souhaitent que vivre et ne parti­ cipent pas à cette course en avant nous menant à notre propre destruction. Alors je poursuis mes efforts pour amorcer les changements qui s’imposent; et j’essaie en même temps d’ap­ profondir mes contacts avec la nature et d’écouter ce qu’elle a à me dire, à nous dire. Et j’apprends. D’abord l’humilité. J’en sais bien peu sur la vie et sur tous les processus naturels. Plus j’apprends — de mes observations ou de mes lectures — plus je réalise la profondeur de mon ignorance d’une part, et mon impuissance d’autre part. Car quel pouvoir ai-je sur les processus de la nature ? Je tente de les comprendre et parfois d’en faciliter le déroulement, mais même dans cette collaboration que j’essaie d’établir, il y a tant d’éléments sur lesquels je n’exerce aucun contrôle. Le gel, la grêle, le vent, l’eau, la sécheresse, les insectes: en peu de temps, tout cela peut réduire à néant mes efforts. Je ne suis qu’un modeste collaborateur qui, pour ne pas être déçu, doit accep­ ter ses limites. De toute façon, je n’ai pas à craindre la puis­ sance de la nature, car elle n’en abuse pas et ne cherche pas à en faire la démonstration; même ce qui nous apparaît comme des cataclysmes a sans doute sa raison d’être dans l’équilibre de la planète. Comme le démontre bien James Lovelock dans son livre Gala : A New Look at Life on Earth2l, la Terre est un

20. François Terrasson, La peur de la nature, op. cit., p. 85. 21. Oxford University Press, 1987. Paru également en français sous le titre La Terre est un être vivant, aux Éditions du Rocher, 1986, et aux Éditions Flammarion, 1993.

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immense organisme vivant possédant une foule de mécanismes d'autorégulation qui voient à rétablir constamment de nou­ veaux équilibres dans cette vie foisonnante. Au contact de cette nature qui sait si bien se maintenir en harmonie, j’ap­ prends donc aussi l’abandon — sentiment très proche de l’humilité. Je n’ai pas le contrôle et je l’accepte; je fais confiance. Cela ne m'empêche pas d’agir: je fais ce que je crois approprié et je laisse aller, car n’ayant pas en mains toutes les données pour savoir ce qui convient vraiment, je n’ai pas à m’entêter si mon entreprise ne réussit pas. Je plante tel légume à tel endroit à tel moment, en tenant compte de ce que je sais; si ça réussit, tant mieux, sinon, je me dis que cela ira une autre fois ou ailleurs et j’essaie de comprendre ce qui a pu manquer. De toute façon, la nature est si généreuse que je ne saurais me plaindre: pour une récolte décevante, il y en a dix qui me comblent. Comment demeurer insensible devant une telle générosité ? Car la nature donne constamment: la beauté, la vie qui entre­ tient la vie. Quelle profusion de couleurs, de formes, de diversité ! Chaque fleur rivalise de beauté avec sa voisine. Et la nature accepte allègrement notre collaboration, modifiant ses paysages pour répondre à nos caprices ou à nos besoins. Là où elle avait choisi de faire s’épanouir un pré, je l’ai amenée à aménager un petit verger, des massifs floraux et un potager. Et tout cela foisonne tellement que je me dois aussi d’être généreux et de partager ses fruits. Quand je considère tout ce que je puis récolter de ma petite parcelle de terre, je me dis que quelque part, nous manquons le bateau quand nous avons peur de ne pas avoir assez d’aliments pour nourrir toute la population. Y a-t-il d’ailleurs encore quelqu’un qui croit à cette sottise, quand on sait que nos gouvernements paient des cultivateurs pour qu’ils ne produisent plus, quand on jette des tonnes de «surplus» d’aliments parce que des récoltes trop abondantes provoquent un effondrement des prix, tout cela alors même que des populations entières meurent de faim ? Il y a aussi ma patience que je cultive. Travailler au rythme des saisons. Attendre le moment propice pour accomplir telle tâche. Voir les résultats de mes efforts seulement de longs mois plus tard et même des années parfois, car reconstruire un sol

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ne s’accomplit pas du jour au lendemain. Mon jardin est à l’antipode de notre monde frénétique où il faut performer et obtenir des résultats rapides. La patience n’y est pas vertu, mais état d’âme; elle se confond avec le calme, la paix. Si plus de gens avaient un contact profond avec la nature, sans doute y aurait-il moins de violence et moins de guerres; mais aujourd’hui, même les cultivateurs ont perdu ce contact, eux qui sont devenus des « producteurs agricoles » en appliquant à leurs champs les méthodes industrielles. Mon jardin est une école, mais aussi un havre de paix, de sérénité. La nature qui m’entoure était là avant moi, ses élé­ ments actuels se sont construits à partir de ce qui y était déjà; il en a été ainsi depuis des générations, bien avant même que les humains fassent leur apparition sur la Terre. En travaillant dans mon jardin, j’ai le sentiment de participer à quelque chose de valable, de beau, à une œuvre qui me dépasse. Je contribue à l’éternel tout en étant conscient que peu de temps après ma mort, il ne restera aucune trace de mon passage; car même les arbres que j’aurai plantés disparaîtront un jour. C’est là l’histoire de la nature: éphémère dans le détail, éternelle dans le tout. En évolution constante, mais toujours en harmo­ nie. Y a-t-il une intelligence préalable à la nature ou cette intelligence se trouve-t-elle dans la nature elle-même ? Trois hypothèses — car s’y ajoute celle d’une absence d’intelligence, d’après laquelle le monde ne serait que le résultat du hasard — que je n’ai ni à infirmer ni à confirmer pour me sentir en confiance. Alors que les entreprises humaines sont si souvent décevantes, déviant de leurs fins premières et étant récupérées à d’autres fins, l’œuvre de la nature se poursuit constamment, favorisant l’épanouissement de la vie. Les soubresauts, « vou­ lus » ou accidentels selon l’hypothèse retenue, n’empêchent pas l’harmonie à long terme. Mon respect de la sagesse de la nature pourrait me conduire à la passivité: si tout ce qui arrive, « voulu » ou non, est utilisé par la nature dans son soutien indéfectible à la vie, alors les catastrophes écologiques et sociales qui deviennent de plus en plus imminentes ne sont-elles pas, de la même façon que les catastrophes naturelles, des mécanismes d’autorégulation qui permettent de rétablir un équilibre perturbé ?

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Comme beaucoup de biologistes et d’écologistes, je n’ai aucun doute quant à la capacité de la Terre de survivre aux pires catastrophes que pourrait provoquer une humanité technologiquement assez puissante pour causer même son autodestruction, par une guerre nucléaire par exemple. La Terre survivrait, la nature trouverait d’autres voies pour poursuivre son processus. La Terre est déjà passée d’une atmosphère sans oxygène — où seuls les organismes anaérobies pouvaient vivre — à l’atmosphère oxygénée d’aujourd’hui; sans doute pourrait-elle s’accommoder d’une grande concen­ tration d’organochlorés ou d’autres gaz. Mais si l’atmosphère changeait trop radicalement, toute la faune actuelle disparaî­ trait, y compris les humains. Est-ce souhaitable ? La nature évolue constamment; elle n’est pas la même aujourd’hui qu’il y a un million d’années et demain, elle sera autre. D’un jour à l’autre, nous ne percevons pas la différence, mais les changements se produisent tout de même. Ils peuvent se faire par sauts — à l’occasion de crises ou de cataclysmes — ou lentement, imperceptiblement. Les cataclysmes ne sont pas l’effet du hasard; ils sont causés par des perturbations et provoquent des bouleversements qui facilitent le retour à un nouvel équilibre. L’intelligence des êtres humains leur permet de prendre conscience qu’ils sont en train de perturber sérieu­ sement l’équilibre de la planète; personne en effet ne peut nier les pluies acides, la pollution de l’air et de l’eau, les dangers d’une guerre nucléaire... Les êtres humains pourraient mettre leur intelligence à contribution pour favoriser consciemment une voie de l’évolution plutôt que l’autre; car nous sommes à la croisée des chemins avec, d’un côté, les cataclysmes que nous pouvons déclencher et de l’autre, la voie de l’évolution lente. C’est cette voie que j’ai choisie. Dans mon jardin, j’essaie d’apporter mon humble collaboration à la nature dans la poursuite de son œuvre de diversité, de beauté et de vie. J’utilise les mêmes moyens qu’elle: le retour au sol de la matière organique, le regroupement des espèces amies, l’équi­ libre dans les prédateurs... J’emploie des instruments légers et peu agressants, pour déranger le moins possible les multiples formes de vie. Je n’ai recours à aucun produit chimique: ni les

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engrais qui court-circuitent les cycles vitaux et détruisent l’équilibre complexe du sol ni les pesticides et herbicides qui atteignent toujours bien davantage que leurs cibles et qui se concentrent immanquablement ailleurs dans la chaîne écolo­ gique. Tout en ayant une approche très empirique, je ne nie pas les pouvoirs de l’ingéniosité humaine et d’une technologie adaptée. En même temps que j’expérimente, je lis et j’apprends des expériences des autres. Je ne cultive pas que des plantes indigènes et tente d’adapter à notre climat légumes et fleurs que d’autres ont la chance d’avoir chez eux. La saison chaude étant si brève ici, j’utilise de bon gré les moyens qui existent pour bénéficier plus longtemps de l’énergie solaire: couches froides, tunnels et un jour, j’espère, une serre. À ce que je puis voir, la nature accepte bien notre collaboration, à ma compagne et à moi. Quantité d’oiseaux de toutes sortes se régalent des graines, vers et insectes qu’ils trouvent à profusion sur le terrain. Avec les oiseaux, nous nous disputons quelque peu les petits fruits, comme les cerises et les framboises, mais il suffit d’en cultiver assez pour nous tous. Crapauds et grenouilles empêchent les insectes de trop proliférer. Abeilles, bourdons, syrphes et autres insectes avides de pollen trouvent de quoi se satisfaire dans le large éventail de fleurs qui s’épanouissent à partir du printemps jusqu’aux premières gelées. Et quel éclatement de couleurs, de formes et d’odeurs ! Il n’y a pas que les animaux qui trouvent à se nourrir chez nous, car le potager nous récompense régulièrement de nos efforts en nous fournissant des fruits et des légumes d’une qualité exceptionnelle; le maïs frais cassé, les tomates mûries sur le plant, les pois mange-tout croustillants à souhait... cela et tout le reste n’a rien à voir avec les produits qu’on trouve en magasin. Les plantes élaborent leurs fruits à partir de ce qu’elles trouvent dans le sol; la culture biologique leur fournit l’éventail complet de ce dont elles ont besoin, y compris des traces de minéraux qui contribuent de façon subtile à leur élaboration et à leur constitution finale. La culture hydroponique et l’utilisation massive de nitrates artificiels donnent de beaux légumes gorgés d’eau, mais insipides; de plus en plus de recherches démontrent que ces produits ont une valeur ali­

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mentaire moindre. Et que dire des pesticides qui ne peuvent manquer de laisser des résidus dans les aliments provenant des cultures industrielles ? Même quand les agriculteurs respectent à la lettre les règles d’emploi qui visent à laisser assez de temps entre l’application du produit chimique et la consommation du fruit ou du légume, le risque qu’il reste des traces de subs­ tances toxiques est toujours présent. La consommation de produits biologiques n’est probable­ ment pas le facteur le plus important dans ma santé; c’en est un parmi d’autres. Dans l’ensemble, toute mon activité dans le jardin joue certainement un rôle dans mon équilibre phy­ sique et mental. Le travail manuel contribue à délier mes muscles et à dissiper le stress, mais le plus grand bénéfice que j’en retire est le sentiment d’accomplir quelque chose de valable, de me réaliser en étant d’une certaine façon cocréa­ teur. Je suis fier de mon jardin et rien ne me plaît davantage que d’en faire partager les secrets.

CHAPITRE IV

La dérive actuelle

est assez particulier, j’en -LVJLconviens. Ce que je pense et ce que je suis sont le résultat d’une longue évolution, des circonstances qui ont marqué ma vie, de mes lectures, de l’influence des gens que j’ai rencontrés, etc. Tous n’ont pas connu le meme cheminement; en fait, la presque totalité des citoyens des pays industrialisés n’ont eu et ne continuent à avoir que de rares contacts avec la nature. Bien sûr, toute une catégorie de personnes font du « plein air » — bicyclette de montagne, ski, navigation... — mais il s’agit la plupart du temps d’une autre activité de consommation dans laquelle le rapport avec la nature se fait par l’intermédiaire d’un appareillage technologique quelconque, ce qui fait qu’il y a moins de chances d’un contact réel, direct et profond avec la nature. Or je crois que la source de nos problèmes actuels — économiques, politiques, sociaux et environnementaux — se situe justement dans la rupture de nos liens avec la nature. Dans la nature, tous les êtres vivants essaient d’utiliser les meilleures stratégies pour survivre. Les humains ont poussé cette tendance à la limite, comme l’expliquent les auteurs du document Le veto de la Nature :

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on rapport avec la nature

Les inventions technologiques de l’humanité depuis la découverte du feu ont été mises au point pour nous protéger contre les rigueurs de la nature, pour circonvenir les pressions de la nature

LA DÉRIVE ACTUELLE

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et pour nous permettre de concentrer et d’exploiter les processus naturels. L’avènement récent d’une science organisée et de ses rejetons technologiques nous a permis de nous acquitter de ces tâches d’une façon plus ordonnée et avec un niveau de succès (temporaire) sans précédent. En particulier, les progrès accomplis en médecine et dans l’approvisionnement en énergie peu coûteuse ont permis à l’humanité de se libérer des contraintes de la nature à un point tel que la nature est devenue une simple toile de fond aux progrès de l’humanité. Cela a eu de profondes répercussions sur nos institutions sociales, politiques et économiques, leur permettant de fonctionner jusqu’à tout récemment sans accorder plus qu’une attention superficielle à la nature. Il semble que nous ayons pu nous «dissocier» de la nature.

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L’affranchissement de la nature n’est cependant qu’appa­ rent, comme le notent les mêmes auteurs: Il est devenu manifeste, au cours des dernières années, que notre « dissociation » de la nature n’était qu’un découplage « local » et que nous sommes encore étroitement reliés à l’environnement global. Nous sommes devenus assez puissants pour provoquer de puissantes réactions de la part de systèmes physiques entiers — tels que le trou dans la couche d’ozone. Toutefois, nos insti­ tutions sont encore fondées sur l’hypothèse que nous pouvons faire fi de la nature ou que, avec suffisamment de ressources, nous serons toujours en mesure de nous mettre à l’abri de ses réactions hostiles. Les signes du dépassement des limites de tolérance de la nature sont chaque jour plus abondants: l’air de plus en plus pollué, les forêts qui dépérissent, les ruptures de stocks de poissons, les trous dans la couche d’ozone, l’extinction d’espèces animales et végétales... Plus personne ne nie que notre environnement est menacé et bon nombre de scientifiques se montrent fort pessimistes quant à nos chances de renverser les processus destructifs à l’œuvre; la lecture du livre En route vers Van 2040, écrit par Anita Gordon et David Suzuki22, ne peut que convaincre les plus sceptiques. La technologie nous éloigne de la nature ; son usage crois­ sant nous aliène aussi progressivement de nos modes de vie traditionnels, avec la conséquence que nous ne répondons plus 22. Montréal, Libre Expression, 1993.

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adéquatement à tous nos besoins. Le développement de la technologie requiert l’analyse, le fractionnement et la simpli­ fication des processus; on laisse tomber les éléments «inu­ tiles» pour ne conserver que l’« essentiel ». L’aqueduc du village simplifie la vie des gens en apportant l’eau à chaque maison; mais les rencontres qui avaient lieu autour de la fontaine ne se font plus. Certes, les gens ont besoin d’eau pour vivre, mais ils ont aussi besoin de contacts avec les autres. Je ne souhaite pas qu’on revienne aux fontaines publiques et qu’on mette de côté toutes les technologies. Cependant, dans un monde où la technologie prend une place toujours plus importante, il faut être conscient des effets que ce phénomène entraîne à long terme; le monde moderne nous fournit de plus en plus de moyens de répondre à nos besoins matériels — ceux qui se quantifient — mais nous répondons de moins en moins bien à nos autres besoins, ceux qui se mesurent difficilement, nos besoins sociaux, émotifs et spirituels. Presque toutes nos activités sont aujourd’hui médiatisées par la technologie, ce qui fait que nous n’avons plus de rela­ tions directes ni avec la matière ni avec nos congénères. Nous ne touchons plus à la terre, à l’eau, au feu. Quand nous achetons un produit, nous ne savons plus qui l’a fabriqué, où et dans quelles conditions. Ceux qui possèdent le capital ne mettent même plus les pieds dans les entreprises dont ils retirent les profits, se contentant de détenir des actions dans d’immenses compagnies. L’acheteur ne sait pas qu’il encourage l’exploitation d’un travailleur agricole ou d’une esclave d’une maquiladora d’Amérique centrale, les propriétaires de l’usine ignorent qui travaille pour eux et dans quelles conditions. Ainsi, l’exploitation de la nature et des uns par les autres peut se poursuivre sans que nous en soyons conscients. Les victimes sont loin ou plutôt, il n’y a pas de victimes parce qu’on ne le sait pas. « C’est la dégustation du Big Mac sans le meurtre de Chico Mendes et sans la déforestation de la forêt amazo­ nienne; c’est rouler en automobile sans les pluies acides et sans le réchauffement de la planète... », écrit Vincent Filliozat23.

23. « La non-violence, une stratégie pour l’écologie », Alternatives non vio­ lentes,n° 81, 1991.

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La technologie éloigne, mais multiplie aussi la puissance, en même temps que les répercussions possibles. Des subs­ tances nouvelles sont créées, que la nature ne reconnaît pas et pour lesquelles elle 11e possède pas de mécanisme d’élimina­ tion; d’autres déchets sont produits en quantité telle que la nature est débordée. Car en même temps qu'ils développent leurs technologies, les humains se multiplient et leurs activités ont un impact global plus important. Leur soif de domination les a même amenés à mettre au point des instruments de des­ truction massive qui, s’ils étaient employés, conduiraient selon toute probabilité à l’élimination sur la Terre de toute la vie humaine et probablement d’une bonne part de la nature. Coupés de la nature, privés de relations directes avec leurs congénères, isolés dans leurs consommations et insécurisés par les conflits violents qui détruisent leurs communautés, les êtres humains sont de plus en plus désemparés. C’est un terrain propice au développement des extrémismes religieux, raciaux ou autres formes de violence les plus diverses. C’est le refuge dans le chacun pour soi, dans le moi d’abord, dans le cynisme à l’égard des pouvoirs publics et dans la passivité. Même les parents renoncent à envisager lucidement l’héritage qu’ils légueront à leurs enfants. Faut-il alors s’étonner que tant de jeunes optent pour le suicide ou pour les paradis artificiels offerts par la drogue ? Les gouvernements (qui trouvent pour les supporter un grand nombre de scientifiques) ont tendance à encourager la passivité des gens, prétextant la complexité et l’ampleur des problèmes actuels. Mais, comme le notent les auteurs du document Le veto de la Nature : « Dans la gestion des systèmes naturels, la réaction à cette forme de veto de la Nature n’a pas été de faire marche arrière, mais plutôt de recueillir plus d’informations, de mettre au point de nouvelles technologies, d’exploiter d’autres espèces et, très peu souvent, de réviser les quotas. Nous voulons pallier aux troubles engendrés par un certain type de gestion par une gestion encore plus sophistiquée. » Ce n’est pas que dans l’environnement qu’on essaie de corriger en s’enfonçant plus creux dans la même ornière : les gouvernements veulent relancer l’économie en appliquant les

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mesures mêmes qui l’ont détraquée; ils disent assurer la sécu­ rité de leurs pays en augmentant leur puissance militaire et ils prétendent aider les pays pauvres en les forçant à diminuer leurs investissements dans l’éducation et la santé. La solution miracle qui est offerte au monde est la globalisation des mar­ chés. On abolit les barrières tarifaires et les autres mesures protectionnistes pour ouvrir toutes grandes les portes aux multinationales qui pourront fabriquer leurs produits là où la main-d’œuvre est la moins dispendieuse et où les travailleurs sont les moins bien organisés, là où les lois de l’environnement sont les moins contraignantes (quand il en existe !), là où les impôts et les taxes sont les moins élevés. Les femmes, les hommes, le sol, les matières premières, l’environnement et même les gouvernements, qui peuvent être plus ou moins malléables, tout cela devient des facteurs de production dont il s’agit de minimiser les coûts dans la quête insatiable de la croissance économique. Le «développement durable» ? Les administrateurs s’occupent du «développement», les agences de publicité du «durable». L’entreprise commence à utiliser des enveloppes de papier recyclé ou fait un don aux scouts pour nettoyer les berges d’une rivière et tous les médias s’em­ pressent d’applaudir à ce « virage vert». L’économie mondiale est malade; bien sûr, cela a d’énormes conséquences pour des millions d’êtres humains. L’économie est devenue une créature autonome monstrueuse à laquelle on consent tous les sacrifices; c’est le veau d’or de notre époque. Le monstre nous dévorera bientôt, si nous n’arrêtons pas sa croissance le plus rapidement possible. Murray Bookchin, le célèbre écologiste américain, écrit fort lucidement : La terrible tragédie de l’ère sociale actuelle n’est pas seulement qu’elle est en train de polluer l’environnement, mais aussi qu’elle simplifie les écocornmunautés naturelles, les relations sociales et même la psyché humaine. La pulvérisation du monde social et psychologique suit la pulvérisation du monde naturel. En ce sens, la conversion du sol en sable qu’on voit en agriculture donne l’image de ce qui se passe au niveau social et dans l’esprit humain. Le plus grand danger auquel nous avons à faire face, à part l’immolation nucléaire, est l'homogénéisation du monde par

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une société de marché et sa réification de toutes les relations et expériences humaines24.

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Autant on ne peut attendre de la relance économique la solution à nos problèmes, autant il y a peu à espérer des solutions proposées par les environnementalistes ou les «éco­ logistes pragmatiques», comme les qualifie Bookchin: Beaucoup de gens se contentent d’être des écologistes pragma­ tiques. Ils concentrent leurs efforts sur des réformes partielles telles que le contrôle des déchets toxiques, l’opposition à la construction de centrales nucléaires, la limitation de la croissance urbaine, etc. Bien sûr, il s’agit là de luttes nécessaires qu’on ne doit pas mépriser pour la seule raison qu’elles sont limitées et partielles. Elles permettent de ralentir la course à bride abattue vers des catastrophes comme Tchernobyl ou Love Canal. Mais ces luttes ne suppriment pas la nécessité d’aller à la racine des bouleversements écologiques. Plus encore, dans la mesure où elles se limitent à des réformes, elles créent souvent la dangereuse illusion que l’ordre social actuel est capable de corri­ ger ses propres abus. Or il ne faut jamais oublier que la dénatu­ ration de l’environnement est inhérente au capitalisme lui-même, qu’elle est le produit de la loi de survie de ce système fondé sur l’expansion illimitée et l’accumulation du capital. Ignorer la nature profonde essentiellement anti-écologique de l’ordre social actuel [...] ne fait qu’endormir l’inquiétude générale concernant l’ampleur de la crise et les moyens d’y remédier durablement25.

Il y a effectivement dans nos sociétés industrialisées une prise de conscience croissante de la fragilité de notre environ­ nement et du danger de considérer la nature comme ayant des capacités illimitées de réparer nos frasques. Après avoir déve­ loppé une technologie sophistiquée qui nous donnait, croyait-on, le contrôle total sur notre environnement, nous reconnaissons maintenant qu’il n’est pas possible de nous en libérer entièrement et que nous demeurons dépendants. C’est déjà un commencement de sagesse, mais qui me paraît insuf­ fisant, car si nous ne percevons la nature que comme une pourvoyeuse d’air, d’eau, de matières premières et d’énergie, 24. The Philosophy of Social Ecology, Montréal Black Rose Books, 1990, p. 130. 25. Une société à refaire, Montréal, Ecosociété, 2010 ( 1993], p. 238.

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de la même manière que nous voyons un troupeau de vaches comme fournisseur de lait et de viande, alors nos problèmes d’environnement ne deviennent que des problèmes de gestion. Pas besoin de mettre en question l’ordre actuel : il suffirait de changer certains de nos comportements négligents — ne pas enfouir le papier, le verre et le plastique, mais les recycler; ne pas gaspiller autant d’eau; économiser l’énergie en isolant mieux nos maisons, etc. Et il faudrait poursuivre les recherches pour trouver des produits de substitution aux ressources qui s’épuisent. Les problèmes actuels ne viennent pas d’un mauvais usage de la technologie ou de ses imperfections, mais de la place qui lui est donnée dans nos sociétés et des transformations qui en découlent dans nos rapports entre nous et avec la nature. Même quand on aura mis au point l’automobile électrique parfaite et qu’elle pourra remplacer les automobiles à essence actuelles, rien n’aura changé dans le monde. Nous nous sommes «dissociés» de la nature et c’est cette rupture qu’il faut réparer si nous voulons retrouver la voie de l’harmonie et de l’équilibre, la seule qui conduise à la durée, à la survie des prochaines générations pour des milliers et des milliers d’années à venir. Notre passé remonte à des centaines de milliers d’années pour l’espèce humaine, et à des milliards d’année pour la vie sur la Terre; c’est dans les mêmes ordres de grandeur qu’il faut considérer l’avenir. Les tenants de l’écologie dite «profonde» (deep ecology) dénoncent l’attitude de domination de la nature qui caracté­ rise notre monde moderne et ils essaient d’établir sur de nou­ velles bases les relations humanité-nature. Il y a divers courants dans l’écologie profonde. Certains sacralisent ou déifient la nature, en faisant un dieu ou, plus souvent, une déesse que nous devrions vénérer. D’autres mettent sur le même pied tout ce qui est vivant (et même le non vivant, parfois !), soutenant que rien n’autorise l’espèce humaine à se croire plus impor­ tante que quelque autre espèce. D’autres encore adoptent une position plus nuancée. Le respect de la nature peut donc prendre diverses teintes. Certains n’hésitent pas à en faire un culte qui peut conduire au plus grand mépris de l’humanité. Garrett Hardin, un bio­

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logiste américain célèbre, a déjà dit publiquement qu’au lieu d’envoyer des vivres en Afrique ou en Asie du Sud-Est, « il serait plus charitable de lâcher des bombes atomiques sur eux, car alors leurs souffrances seraient finies et leurs nombres seraient réduits à une dimension en accord avec la capacité de tolérance de la planète26 ». Les humains n’ont pas toujours un comportement édifiant. Nombre d’entre eux adoptent même des attitudes nettement condamnables; mais faut-il pour autant souhaiter des hécatombes ? Personnellement, je suis convaincu qu’une meilleure relation avec la nature nous rapprocherait de notre nature profonde et nous amènerait à nous comporter autrement entre nous.

26. Rapporté par William Irwin Thompson dans Gaia, A Way of Knoiving: Political Implications of the New Biology, W. 1. Thompson (éd.), Great Barrington (MA), Lindisfarne Press, 1987, p. 24.

CHAPITRE V

L'humanité et la nature

a comme fonction première la continuaX tion de la vie. En règle générale, chaque être vivant s’ac­ quitte de cette tâche, d’abord en faisant tout ce qu’il peut pour vivre aussi longtemps que possible, mais aussi, en accomplis­ sant ce qui est nécessaire pour la continuation de l’espèce. L’individu qui met au point des stratégies efficaces ou qui développe des caractéristiques utiles peut réussir à enrichir l’espèce, grâce à l’hérédité, à l’enseignement et à d’autres moyens (les champs morphogénétiques par exemple). Les êtres humains n’échappent pas au modèle général de la vie. Comme tous les autres organismes vivants, plantes ou animaux, ils possèdent en eux l’élan de vie qui, dès la nais­ sance, les pousse à faire ce qu’il faut pour vivre et, un peu plus tard, ce qui est nécessaire à la propagation de l’espèce. L’instinct de vie est si fort qu’il permet à la majorité de se développer vers la pleine maturité. L’instinct de succion guide le nouveau-né vers le sein de sa mère; plus tard, il découvrira les pleurs comme moyen de signifier sa faim et il ira ainsi de trouvaille en trouvaille pour combler son besoin fondamental de manger. Il saura bientôt instinctivement fuir un danger. Au moment de l’adolescence, la production d’hormones sexuelles permet la maturation des organes de reproduction de l’enfant en même temps que se développe son attirance

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out ce qui vit

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pour des personnes de l’autre sexe. L’attrait sexuel est extrê­ mement puissant; il fallait qu’il en soit ainsi quand l’espèce humaine était peu nombreuse et vivait dans des conditions fort difficiles qui se traduisaient par un taux de mortalité infantile extrêmement élevé. De même, il était nécessaire que l’instinct maternel soit très fort pour que les femmes s’occupent de leurs nourrissons lors des famines ou dans d’autres situations extrêmes. Quant à l’instinct paternel, je ne sais s’il existe vraiment; je serais plutôt porté à l’assimiler à un instinct plus large de compassion ou d’altruisme qui fait qu’en certaines occasions, des individus adoptent des comportements unique­ ment orientés vers la survie du groupe, au mépris de leur propre survie. On trouve de tels comportements chez des animaux, des antilopes, par exemple, où un individu va s’écar­ ter du troupeau pour en détourner le prédateur qui menace la vie du groupe; chez les êtres humains, de tels actes héroïques sont fréquents. Les humains se distinguent des plantes et des animaux par le développement de leurs facultés intellectuelles, qui permet notamment l’émergence de la conscience. C’est là une res­ source de plus pour assurer leur survie et celle de l’espèce. L’intelligence s’ajoute à l’instinct et dans certains cas, quand cela semble plus approprié, peut inciter à ignorer ou à dépas­ ser les demandes de l’instinct. Ainsi, je crois que si, dans nos sociétés modernes, on n’ajustait pas consciemment son ali­ mentation à ses besoins, la plupart des individus seraient obèses, car nos organismes continuent à se comporter comme il convenait de le faire à l’époque où nos ancêtres étaient des chasseurs-cueilleurs; quand il y avait de la nourriture dispo­ nible, il fallait alors se gorger afin de se constituer des réserves en vue des moments inévitables où se produirait une disette. Nos réfrigérateurs répondent aujourd’hui à ce besoin. Un autre exemple de la nécessité de dépasser les instincts nous est fourni par la sexualité. L’attrait sexuel demeure encore probablement aussi puissant qu’aux débuts de l’espèce humaine, mais les conditions de vie d’aujourd’hui font que la plupart des enfants qui naissent survivent. L’espèce n’a plus besoin que nous ayons des rapports sexuels si fréquents; la contraception et l’avortement permettent de concilier les deux

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besoins — une reproduction modérée de l’espèce et la pulsion immodérée d’avoir des rapports sexuels. La technologie contraceptive s’avère cependant une solution bien imparfaite dans une civilisation où chaque personne jouit d’une certaine autonomie, car les besoins et les goûts sexuels des personnes en situation de couple ne coïncident pas nécessairement et les individus seuls n’ont pas nécessairement accès à un partenaire consentant même quand ils en éprouvent le plus grand besoin. L’harmonie sociale règne donc au prix d’une certaine domina­ tion de l’instinct sexuel. Les plantes et les animaux se servent de toutes leurs res­ sources pour survivre, s’adaptant à leur milieu et aux circons­ tances, et adaptant même leur milieu à leurs besoins : le castor érige une digue pour créer l’étang dans lequel il habitera, le noyer sécrète dans le sol des substances qui détruisent les arbres voisins qui l’empêcheraient de recevoir les rayons du soleil. L’être humain qui n’utiliserait pas toutes ses ressources pour survivre serait dénaturé. Son intelligence est sans aucun doute le don le plus important qu’il a reçu de la nature et il doit s’en servir: pour faire des outils, pour comprendre et prévoir, pour aménager le milieu où il vit. Il n’y a pas d’oppo­ sition fondamentale entre nature et culture; les êtres humains font autant partie de la nature que les castors, davantage même, car les êtres humains sont la plus grande réussite de la nature, tant pour leurs capacités d’adaptation et de survie que pour le développement de la conscience; et la nature ne tra­ vaille-t-elle pas constamment à améliorer sa création ? C’est du moins le chemin suivi depuis les premiers balbutiements de la vie. Les êtres humains ne sont pas des corps étrangers sur la planète et ils n’ont pas à renier leurs capacités. Pourtant, leurs activités mettent en péril la planète. Comment expliquer ce paradoxe ? Si les castors s’avisaient d’installer le chauffage dans leurs huttes, s’ils commençaient à s’orner de bijoux, si, pour se payer ces extravagances et d’autres encore, ils se mettaient à abattre des arbres non plus seulement pour leur consomma­ tion, mais pour en faire le commerce, si de surcroît, ils s’étaient procuré, grâce à leurs achats, des armes pour se défendre contre leurs prédateurs et pour agrandir leurs territoires, et si,

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les employant avec succès, ils se multipliaient rapidement, en peu d’années toutes les forêts où il y a des castors seraient détruites. Cette métaphore décrit bien ce qui s’est passé chez les humains. Quand un des éléments d’un écosystème aug­ mente de façon considérable ses habitudes de consommation, il ne peut qu’en résulter une perturbation importante. Les castors de notre métaphore ont décidé d’entrer à pieds joints dans la société de consommation et ils ont transformé la forêt, qui leur fournissait nourriture et matériaux de construction, en matière première pour leur commerce. Les êtres humains ont fait de même. À mesure que leur nombre a grandi et qu’ils se sont civilisés, les êtres humains ont trouvé des moyens de s’affranchir des aléas de la nature pour répondre à leurs besoins essentiels. Quand ils étaient peu nombreux, ils vivaient dans la totale dépendance de la nature, ils étaient soumis à ses lois. Une fois réunis en sociétés plus grandes, il a fallu remplacer ces lois par d’autres lois ou d’autres codes de conduite. L’histoire de l’humanité n’est que la narration des luttes pour le pouvoir, car ceux qui établissaient les règles du jeu se trouvaient en situation privilégiée pour s’attribuer les plus grands avantages. Les minorités au pouvoir — rois, gouvernements et aujourd’hui, administrateurs de multinationales — ont réussi à détourner une partie de plus en plus importante de la capacité productive sociale de la satisfaction des besoins individuels et collectifs vers l’accumulation de biens pour leur profit. La satisfaction des besoins a des limites, l’accumulation du profit n’en a pas. Une bonne partie des activités humaines d’aujourd’hui sont directement orientées vers l’accumulation du capital et c’est cette insatiabilité qui cause problème, non la satisfaction des besoins essentiels. On nous dit que, dans le tiers-monde, les paysans trop nombreux détruisent les forêts, épuisent les terres et assèchent les rivières; mais on ne nous dit pas que toutes les bonnes terres qui pourraient nourrir ces mêmes paysans y appartiennent à des multinationales qui exploitent la maind’œuvre locale et forcent les paysans à des pratiques dévasta­ trices pour l’environnement. Sur le prix de la livre de café que vous payez au magasin, l’ouvrier agricole reçoit à peine deux cents. Qui donc exploite la terre ?

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La Terre pourrait fournir de quoi répondre aux besoins de l’humanité; elle commence cependant à montrer des signes qu’elle n’a pas la capacité de satisfaire ses caprices, lesquels sont savamment entretenus et multipliés par ceux qui tirent profit du commerce qu’ils en font. Heureusement, les messages de la Terre ont été entendus et, comme l’explique Lewis Thomas dans son livre The Lives of a Cell, nous commençons à comprendre que l’idée que nous nous faisions de la Terre comme « de la propriété privée de l’homme, une combinaison de jardin, de zoo, de coffre-fort et de source d’énergie, le tout à notre disposition pour être consommé, décoré ou déchiré en morceaux selon notre bon plaisir», cette idée était fausse. «Nous argumentons encore sur les détails, mais presque partout, on concède que nous ne sommes pas les maîtres de la nature que nous croyions; nous sommes aussi dépendants du reste de la vie que le sont les feuilles des arbres, les mouche­ rons ou les poissons. Nous faisons partie du système. » Mais d’après lui, que nous le voulions ou pas, nous avons tout de même entre nos mains le sort de la planète, car « nous sommes devenus, d’une façon douloureuse et sans trop le vouloir, la nature elle-même. Nous nous sommes multipliés, envahissant toute la surface du globe, touchant et affectant toute autre forme de vie, nous incorporant partout... Nous sommes maintenant la caractéristique dominante de notre propre environnement. » D’après Thomas encore, nous n’avons pas à regretter ce que nous sommes devenus: «Nous nous sommes développés de cette manière, nous avons connu cette croissance, nous sommes de cette sorte d’espèce qui se propage ainsi. » Peutêtre avons-nous un rôle spécial à jouer dans la morphogenèse de la Terre; peut-être «est-il nécessaire qu’il y ait quelque chose comme nous, pour un certain temps en tout cas, pour capter et transporter l’énergie, pour essayer de trouver de nouveaux arrangements symbiotiques, pour accumuler de l’information pour quelque raison future, pour faire un nombre de réaménagements, peut-être même pour transporter des semences ailleurs dans le système solaire. » Accepter de nous voir comme éléments indispensables de la nature nous obligerait à des changements profonds d’attitude. « Nous

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deviendrions sûrement l’environnement dont il faut le plus se préoccuper. Nous découvririons en nous-mêmes les sources d’émerveillement et de délectation que nous avons trouvées dans toutes les autres manifestations de la nature. Qui sait, nous pourrions même reconnaître la fragilité et la vulnérabilité qui accompagnent toujours la spécialisation extrême en bio­ logie, et des organisations pourraient être créées pour notre propre protection en tant qu’espèce valable menacée. Nous ne pourrions y perdre27. » L’hypothèse formulée par Thomas rejoint celle de James Lovelock et Lynn Margulis, l’hypothèse Gaïa, qui a connu une diffusion mondiale. À partir de recherches très poussées, ces deux scientifiques ont constaté que la stabilité des conditions atmosphériques de la Terre permettant le maintien de la vie ne pouvait s’expliquer sans l’intervention de mécanismes d’auto­ régulation de la vie elle-même. Sans doute sommes-nous intégrés au processus et contribuons-nous même à ces méca­ nismes; cependant, la puissance des technologies que nous avons mises au point et l’échelle de grandeur de leur utilisation — notamment à cause de notre grand nombre — risquent de provoquer des perturbations telles que certaines formes de vie — dont la nôtre — pourraient être compromises; car comme le croit Lovelock: «Il semble très improbable que quoi que nous fassions puisse menacer Gaïa. Mais si nous réussissons à altérer l’environnement d’une façon significative, comme il pourrait arriver avec la concentration de gaz carbonique dans l’atmosphère, alors une nouvelle adaptation pourrait devoir se faire. Cela pourrait n’être pas à notre avantage28. » L’autorégulation se fait par des mécanismes complexes de rétroaction; nous avons commencé à recevoir des informa­ tions à l’effet que certaines de nos activités perturbent déjà sérieusement l’équilibre actuel. Quand, par le passé, de telles perturbations se sont produites, les mécanismes de la nature se sont réajustés pour rétablir l’harmonie. En tant qu’éléments

27. Lewis Thomas, The Lives of a Cell: Notes of a Biology Watcher, New York, Bantam Books, 1975, p. 121 et suivantes. 28. «Gaia, A Model for Planetary and Cellular Dynamics», in Gaia, a Way of Knowing, op. cit., p. 95.

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de la nature, nous devrions faire de même aujourd’hui; notre intelligence nous permet de percevoir les signaux d’alarme, elle devrait aussi nous servir à les interpréter et à prendre les mesures non seulement pour les masquer, mais pour aller à leur source. Murray Bookchin, qui analyse depuis des années les effets dévastateurs du capitalisme sur les humains et sur le monde naturel, propose une nouvelle synthèse de la nature biologique (la première nature) et de la nature sociale (la seconde nature), qu’il nomme « la nature libre » : une synthèse nouvelle des deux dans laquelle nous créons une société coopérative, bienveillante, aimante et créative qui parti­ cipe à la première nature, qui l’enrichit, qui crée des habitats plus variés et mieux adaptés dans lesquels nous, en tant qu’animaux, mettons ces produits de révolution — notre intelligence, notre capacité de communiquer, d’imaginer et de penser — au service et de la nature biologique et de notre nature sociale29.

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René Dubos va dans le même sens: L’influence réciproque de l’humanité et de la terre peut aboutir à une symbiose réelle — le mot symbiose étant employé ici dans son sens biologique strict et signifiant une relation de mutualisme si étroite que les deux composantes du système subissent des modifications bénéfiques aux deux.

[...] Des relations symbiotiques signifient un partenariat créateur. La terre ne doit être vue ni comme un écosystème à conserver tel quel ni comme une carrière à exploiter pour des raisons écono­ miques égoïstes et pour le profit à court terme, mais comme un jardin à cultiver pour le développement de ses propres potentia­ lités et des potentialités de l’aventure humaine. Le but de cette relation n’est pas le maintien du statu quo, mais l’émergence de nouveaux phénomènes et de nouvelles valeurs. Des millénaires d’expérience montrent qu’en entrant en relation symbiotique avec la nature, l’humanité peut inventer et engendrer des futurs qui ne se seraient pas produits d’eux-mêmes si on avait laissé les

29. Entrevue rapportée dans Christopher Plant et Judith Plant, Turtlc Talk:Voices for a Sustainable Future, The New Catalyst Bioregional Sériés, 1990, p. 127.

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choses aller; l’humanité peut ainsi s’engager dans un processus continuel de création’0.

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La nature évolue constamment, se servant de sa création pour faire ses expériences. Les êtres humains sont certainement les créatures qui ont toujours démontré le plus d’attrait pour la nouveauté. Louis Pauwells parle d’instinct d’exploration: La zoopsychologie actuelle reconnaît que le besoin d’explorer (comme de jouer) est un instinct aussi fondamental que le sexe ou la faim. En 1900, Balwin et Morgan avaient décelé que la pulsion exploratrice rend compte de l’évolution, au moins autant que la sélection naturelle. C’était supposer une volonté et une curiosité incluses et agissantes dans le vivant. On s’empressa d’oublier cela. Déterminisme d’abord. Cependant, la curiosité et le besoin d’aventures sont dans la souris, le chien, la mésange, l’homme, ils engendrent des transformations du milieu. Ils peuvent aussi engendrer des transformations de l’espèce ellemême. Le progrès de l’évolution, ce n’est pas seulement la pres­ sion sélective du milieu, c’est aussi l’initiative provoquée par la pulsion exploratrice. («Pourquoi conquérir l'Everest ? », demandait-on à Mallory. « Parce qu’il est là », répondait-il.) L’animal explorateur s’invente de nouveaux modes de vie, de nouvelles sources de nourriture. 11 questionne son environnement, il le bouscule, il se l’approprie, il le plie à son aventurisme. Ce faisant, il se transforme lui-même en coursier, en grimpeur, en fouisseur, en nageur, en volant30 31.

Grâce à leur intelligence, les êtres humains ont fourni à leur instinct d’exploration des instruments d’une capacité inouïe, avec comme résultat la mise au point de technologies extrêmement puissantes qui peuvent entraîner d’importantes modifications dans les processus vitaux. De telles modifica­ tions peuvent s’avérer bénéfiques ou non, selon l’angle sous lequel on les considère. Dans nos économies de croissance, le critère le plus important pour juger des effets de la recherche est sa capacité à accroître les profits, par les augmentations de productivité qu’elle offre ou par l’ouverture de nouveaux marchés qu’elle rend possible. Ce n’est certainement pas là le 30. René Dubos, «Symbiosis Betvveen the Earth and Humankind», Science, vol. 193, août 1976, p. 461. 31. Louis Pauwells, Ce que je crois..., Montréal, La Presse/Grasset, 1974, p. 75.

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critère primordial pour la planète. Si nous acceptions le rôle de partenaires de l’évolution, nous retiendrions comme béné­ fiques uniquement les innovations qui favorisent l’ensemble de la vie, tant sur le plan de l’environnement que sur celui de ses occupants. L’ère de la compétition entre les espèces est termi­ née; nous savons qu’avec les moyens techniques que nous possédons, nous pouvons éliminer toute autre espèce; nous sommes déjà en train de le faire... Mais nous savons aussi que le maintien des processus vitaux de notre planète repose sur une grande diversité d’espèces et que nous avons tout intérêt à n’en éliminer aucune. Aussi toute innovation qui nous favorise aux dépens des autres espèces devrait-elle être mise au rancart. Nous avons déjà de multiples exemples, notamment dans les secteurs de l’agriculture et des pêcheries, d’innova­ tions qui ont procuré d’énormes bénéfices à leurs utilisateurs à court terme, mais qui très rapidement se sont avérées désas­ treuses à long terme. De même, les innovations qui favorisent indûment un individu ou un groupe au détriment des autres ne peuvent qu’engendrer de nouvelles inégalités et faire naître des conflits, ce qui nuit à l’équilibre de l’ensemble. Les êtres humains sont les fruits de l’évolution; certes ils ont développé leurs capacités intellectuelles à un niveau sans précédent, du moins sur la Terre, mais est-ce là une raison pour croire à une pleine autonomie possible ? La nature que nous avons divisée en catégories étanches selon l’utilité que nous pouvions en tirer ou non — les ressources naturelles à exploiter, les éléments contre lesquels se défendre (ouragans, inondations, froid...), les beautés à admirer... —, cette nature que nous avons considérée au pis comme une ennemie à mater et au mieux comme une esclave à exploiter, est un tout indivi­ sible dont nous-mêmes faisons partie. Comme une partie du corps ne peut s’isoler et refuser de continuer à fonctionner pour le bien de corps entier, nous ne pouvons séparer notre sort de celui de l’ensemble de la planète. Nous devons com­ prendre que la coopération est la seule voie possible; c’est d’ailleurs une voie où il n’y a que des gagnants. L’épanouisse­ ment des parties n’est possible que par l’épanouissement du tout. L’épanouissement de chaque être humain est favorisé par

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l’épanouissement des autres humains et de la nature. Je ne peux être vraiment libre que si les autres le sont aussi. Coopérer: que voilà une suggestion anachronique dans une société qui fonde ses espoirs sur l’« excellence », la « com­ pétitivité », la « conquête des marchés », l’« agressivité » ! Dans un article intitulé «À la conquête de la ressource », le directeur général de la Fédération des producteurs de bois du Québec rapporte l’état d’esprit des responsables de nos forêts: Plus de cent décideurs du secteur forestier se sont réunis en octobre dernier pour réfléchir ensemble sur les enjeux à venir au cours des prochaines décennies.

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Si les principaux intervenants du secteur ont démontré claire­ ment leur volonté de s’ajuster pour demeurer compétitifs dans les domaines de la récolte et de la transformation des produits forestiers, l’industrie forestière québécoise évite de prendre les moyens pour faire face aux nouvelles préoccupations sociales et environnementales32.

Dans la même revue, une publicité de Rexfor nous dit: « La forêt: une richesse à aménager»; pour sa part, le journaliste Pierre Dubois y signe un article intitulé: «Tirer profit de la faune». Nos décideurs persistent dans la voie de l’exploita­ tion, parce qu’ils ne pensent qu’à leurs intérêts matériels à court terme. La population de son côté se pose de plus en plus de questions. Comme le dit René Dubos, « au fond de nousmêmes, nous souhaiterions souvent avoir le courage de nous sortir de ce système et de retrouver notre authenticité pro­ fonde. Le désir de se retirer d’un style de vie que nous savons inhumain est probablement si répandu qu’il deviendra une force sociale dominante dans l’avenir33». La conscience écologique se développe rapidement; mais les actions de réelle envergure tardent à venir. Comment se fera le passage à ce que le philosophe Henryk Skolimowski décrit comme « une vie de droiture comportant d’autres modes d’interaction avec la nature et avec les autres êtres humains34 » ? Cela demeure 32. Forêt de chez nous, décembre 1993, p. 3. 33. René Dubos, So Human an Animal, op. cit., p. 196. 34. Henryk Skolimowski, Living Philosophy: Eco-Philosophy as a Tree of Lifc, Arkana, 1992, p. 129.

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encore incertain. Mais Skolimowski est catégorique: «Nous n’avons pas besoin d’un miracle» :

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Nous avons besoin d’une volonté concertée de changer notre propre destinée. Nous avons besoin de coopérer avec la vie ellemême pour arriver à enjamber la vilaine bosse que notre civilisa­ tion technologique a créée, sous prétexte de faire avancer le progrès. Cette bosse n’est pas la première que l’humanité ren­ contre. D’autres ont déjà été franchies par le passé. Mais non par simple inertie, en assumant passivement que « le génie de la vie nous sauvera ». Notre sagesse et notre détermination font partie du génie de la vie35.

35. Ibid.

CHAPITRE VI

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Propositions pour une éthique écologique

ous savons que l’espèce humaine est responsable de -L ^1 nombreuses perturbations qui risquent de provoquer un déséquilibre catastrophique pour une partie de la vie sur Terre; notre espèce pourrait même être emportée dans la secousse. Nous devrions comprendre que nous avons fait une grossière erreur en nous séparant de la nature, en nous met­ tant à part et en faisant d’elle un réservoir de ressources à notre disposition. L’évolution nous a produits et entend se servir de nous pour continuer dans la voie de la perfection. Ou nous acceptons pleinement ce rôle, et alors nous devons prendre les mesures qui s’imposent pour cesser nos comporte­ ments perturbateurs, ou nous refusons de nous servir de notre intelligence et laissons à Gaïa la tâche de rétablir l’harmonie, qui le fera peut-être en éliminant l’espèce perturbatrice. Pour celles et ceux qui ne se sont pas laissés complètement endormir par les divers stupéfiants de la société de consommation, le choix est clair et l’occasion fantastique de revoir une organi­ sation sociale tellement dysfonctionnelle. À partir du moment où nous nous voyons comme faisant partie intégrante de la nature, nous participons à part entière au grand jeu de la vie: l’évolution vers une perfection toujours plus grande pour l’épanouissement de toute la vie. Et nous avons dans ce jeu un rôle spécial à jouer, à cause de cette

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faculté d’intelligence dont la nature nous a dotés. Une telle vision du rôle de l’humanité n’est pas nouvelle: beaucoup de cultures traditionnelles avaient déjà compris de cette façon leur place sur Terre; mais il faut bien reconnaître que cette vision est à l’antipode de celle de la culture dominante du monde moderne. La vision holiste — la nature est un tout dont nous faisons partie intégrante — ne doit pas rester une vue de l’esprit; son intégration exige des changements de valeurs et de comporte­ ments. Nous devons, comme le constate André Beauchamp, « faire entrer la nature dans le domaine de l’éthique et non pas seulement dans le domaine de l’efficacité technique36». Nous devons ajuster nos comportements et les règles qui les commandent au rôle que nous voulons assumer. « Nous vivons, note encore André Beauchamp, en détruisant. Nous consommons, nous polluons. Nous cherchons l’exacte mesure entre nos désirs et les contraintes de la condition naturelle. » Nous ne pouvons donc rester indifférents à la crise écologique. Notre monde moderne est fort complexe. Nous sommes inondés de masses d’informations diverses, parfois contradic­ toires, provenant de sources qui sont loin d’être toujours désintéressées. Le citoyen moyen n’a souvent pas toutes les données lui permettant de prévoir l’impact de ses décisions ou des gestes concrets qu’il pose. Certains auteurs ont tenté de formuler des règles d’éthique qui nous assisteraient dans nos relations avec l’environnement. Il ne s’agit pas de recettes à appliquer automatiquement et rigidement, mais de principes généraux pouvant nous guider. Voici les principes énoncés par trois d’entre eux.

Agnès Roche Professeure à l’École des Hautes Études en Sciences sociales de Paris, Agnès Roche a écrit, en collaboration avec Jean-Luc Bennahmias, une histoire du mouvement écologique en

36. André Beauchamp, Introduction à l'éthique de l'environnement, Montréal, Éditions Paulines, 1993, p. 208.

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France37. Dans la revue Alternatives non violentes38, elle a tenté de « retourner aux fondements éthiques de la pensée et des mouvements de la nébuleuse écologiste». Premier principe : Agis de telle façon que la vie des générations futures ne soit pas compromise Elle explique: Ceci signifie que mon action présente ne doit pas compromettre, hypothéquer la vie de l’homme du futur. Présent et futur sont mis sur un pied d’égalité. L’homme d’aujourd’hui n’a ni plus ni moins de valeur que l’homme de demain. Donc l’homme présent n’a pas le droit d'hypothéquer la vie de l’homme futur.

Agnès Roche souligne la difficulté que ce principe pose dans le domaine politique qui, par essence, privilégie la réflexion à court terme, car le but du politicien est essentielle­ ment de se faire réélire.

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Deuxième principe : Agis avec le lointain comme tu agis avec le proche Celui qui est à des milliers de kilomètres de moi doit être autant sujet de mes préoccupations que celui qui est à mes côtés. La proximité n’est plus fonction de l’éloignement. Un être lointain a droit à autant d’égards qu’un être proche.

Agnès Roche fait une mise en garde, sous forme d’additif au deuxième principe: Fais en sorte que tort action respecte Vautonomie de VAutre. Car il serait facile de donner des solutions (et des leçons) pour autrui sans prendre en compte sa décision, en valorisant un quelconque intérêt supérieur. Or c’est l’autonomie de chacun qui est première. Il serait impensable de s’en remettre à cet intérêt supérieur qui a tant dicté l’histoire des hommes, qui a justifié tant de crimes.

37. Jean-Luc Benhamias et Agnès Roche, Des verts de toutes les couleurs. Histoire et sociologie du mouvement écolo, Paris, Albin Michel, 1992. 38. «Essai sur les fondements éthiques de l'écologisme». Alternatives non violentes, n° 81, 1991, p. 3-7.

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Troisième principe : Agis de façon à harmoniser ta fin et tes moyens L’écologisme inclut dans son éthique les principes de la nonviolence, car sans elle, tout est alors permis, tout est justifiable. Et une fin juste peut servir de caution morale à n’importe quelle guerre, à n’importe quelle destruction.

C’est donc un rejet de toute mesure autoritaire. Roche parle de la tentation « éco-fasciste ». Ainsi, à la question démographique, pour laquelle certains préconisent des solu­ tions draconiennes, elle répond non, «car la fin ne justifie en aucun cas les moyens ».

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Quatrième principe : Agis individuellement et quotidiennement de façon à être en adéquation avec ton idéal Il s’agit d’un principe de cohérence. Bien entendu, c’est à chaque individu de définir son idéal, et de l’appliquer dans sa vie person­ nelle. C’est une question d’éthique individuelle et non collective. Ce principe peut devenir extrêmement dangereux lorsqu’il est prôné par une organisation. À partir du moment où un collectif, quel qu’il soit, préconise pour ses membres une adéquation entre idéal collectif et pratiques individuelles, le risque est grand d’in­ gérence dans les affaires de chacun.

Agnès Roche note que ces quatre principes ne sont pas novateurs pris individuellement: Ils le sont dans la mesure seulement où ils forment un système, où ils sont à envisager ensemble. [...] Ces principes éthiques constituent des garde-fous à une pensée écologiste qui peut devenir dangereuse. Chaque principe, s’il est détourné de son chemin, est potentiellement porteur de germes mortifères.

Henryk Skolimowski Professeur de philosophie à l’Université du Michigan, Henryk Skolimowski a créé le Eco-Philosophy Center. Dans son livre Living Philosophy : Eco-Philosophy as a Tree of Lifev\ il39 39. Henryk Skolimowski, Living Philosophy, op. cit.

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établit les fondements d’une éco-cosmologie dans laquelle « nous nous reconnaissons comme une partie et une extension du cosmos en évolution40». Et cette reconnaissance entraîne les responsabilités suivantes:

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— « Se conduire de manière à préserver et favoriser le déploiement de l’évolution avec toutes ses richesses; — « Se conduire de manière à préserver et favoriser la vie qui est une condition nécessaire pour que se poursuive l’évolution; — « Se conduire de manière à préserver et favoriser l’écosystème qui est une condition nécessaire pour que se continue l’épanouissement de la vie et de la conscience; — « Se conduire de manière à préserver et favoriser les capacités qui constituent les formes les plus nobles de l’univers en évolution: la conscience, la créativité, la compassion; — « Se conduire de manière à préserver et favoriser la vie humaine qui est le canal par lequel les réalisations les plus précieuses de l’évolution s’effectuent41. »

Ces responsabilités — Skolimowski parle plutôt d’impéra­ tifs moraux — doivent se traduire dans des comportements concrets. Et ce n’est pas trop demander des êtres humains: « L’altruisme fait partie de notre nature, fait partie de l’instinct humain. S’accepter en tant qu’humain signifie accepter sa capacité d’altruisme. Les sociétés qui suppriment l’altruisme comme mode de comportement social finissent par être déchi­ rées par les conflits, comme c’est le cas aujourd’hui42. » Skolimowski croit que la résolution de nos dilemmes environ­ nementaux et écologiques se trouve dans la matrice de nos valeurs, car ce sont les valeurs qui donnent leur sens à nos actions. Une éthique écologique repose sur les valeurs sui­ vantes, d’après lui: — La révérence pour la vie: celle-ci repose sur la conviction du caractère sacré de tout ce qui vit; cette valeur est le fondement de toute l’éthique écologique. Les autres valeurs en découlent;

— La responsabilité : la révérence pour la vie sans responsabilité est une coquille vide. Si nous révérons vraiment la vie, il est

40. Ibid.) p. 102. 41. Ibid.) p. 103. 42. Ibid.) p. 104-105.

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important d’agir pour son épanouissement. « Plus grande la res­ ponsabilité que nous assumons, plus humain nous devenons. Si nous n’assumons aucune responsabilité, nous sommes à peine humains. Le refus de la responsabilité que la société indulgente perpétue est un refus de notre propre humanité4’ » ; — La frugalité: celle-ci ne doit pas être confondue avec abnéga­ tion et indigence. La frugalité est une forme de richesse, pas de pauvreté. C’est un véhicule de notre responsabilité, car « com­ prendre le droit de vivre des autres amène à limiter nos besoins non nécessaires». Mais il y a plus encore dans la frugalité: c’est une condition de la beauté intérieure, car c’est une prise de conscience que « les choses qui ont la plus grande valeur sont gratuites: l’amitié, l’amour, la joie intérieure, la liberté de se développer » ;

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— Le respect de la diversité: «Si nous voulons préserver et encourager une vie florissante, qu’il s’agisse d’un habitat écologique, d’une culture ou d’un individu, la diversité est un sine qua non » ; — Uéco-justice: il s’agit de la justice pour tous qui est une conséquence de la notion de responsabilité et de la perception de l’interrelation de tout ce qui existe.

Gandhi Gandhi n’a jamais été perçu comme un écologiste. Sa philoso­ phie fondée sur la non-violence P a amené à travailler à l’éta­ blissement d’un système économique original. Il n’est pas étonnant de constater que si les principes qui se dégagent de sa pensée économique étaient parfaitement appliqués, nous ne connaîtrions pas les problèmes qui nous assaillent aujourd’hui, car ces problèmes sont justement causés par une économie totalement inepte. Gandhi s’est essentiellement préoccupé des êtres humains; cela démontre bien qu’il n’y a qu’une nature et que, lorsqu’on la respecte pour répondre aux besoins profonds d’une de ses parties, l’ensemble ne s’en porte que mieux. Gandhi n’a pas lui-même élaboré de théorie économique structurée. Les principes suivants ont été formulés à partir de43 43. Ibid., p. 212.

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ses nombreux écrits. Comme le note Mark Lutz, qui a colligé ces principes, « le lecteur devrait garder à l’esprit que, contrai­ rement aux principes de l’économie conventionnelle, ceux-ci 11e s’isolent pas facilement (...) ils doivent toujours être consi­ dérés en relation les uns avec les autres et en tenant compte de leur contexte global44». Et dans ce contexte, la non-violence occupe la première place. Premier principe : La propriété non violente — La fiducie

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D’après ce principe, tout propriétaire aurait comme première responsabilité de faire fructifier son bien au profit de l’en­ semble de la communauté. La fiducie reconnaît le droit à la propriété privée des moyens de production pourvu que le propriétaire se montre responsable quant aux besoins de la communauté. Une entreprise dont les propriétaires ne vivent pas sur place, qui paie des dividendes excessifs ou qui ne répond pas aux besoins locaux ne devrait pas être tolérée. Deuxième principe : La production non violente — La technologie appropriée Est appropriée une technologie qui vise prioritairement à satisfaire les besoins humains. « D’abord et avant tout, on ne devrait employer aucune technologie qui réduit le besoin de travail manuel tant qu’il y a des travailleurs sans emploi dans la communauté. » La technologie avancée fait appel à des machines qui peuvent faire violence à ceux qui les font fonc­ tionner; de plus, elle n’est accessible qu’à ceux qui possèdent un capital important et qui s’enrichissent encore davantage grâce à son usage. La technologie adaptée ne devrait être nocive ni pour le corps, ni pour l’esprit, ni pour l’âme.

44. «Human Nature in Gandhian Economies», in Romesh Diwan et Mark Lutz (éd.), Essays in Gandhian Economies, Gandhi Peace Foundation, 1985, p. 41.

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Troisième principe : La consommation non violente — La non-possession « Chacun a droit à la satisfaction de ses besoins essentiels, mais la règle d’or qui consiste à refuser d’avoir ce que des millions d’êtres humains ne peuvent obtenir empêchera la multiplication infinie des besoins telle qu’on la voit dans la civilisation occidentale moderne. »

Quatrième principe : Le travail non violent — Gagner son pain Gandhi a toujours cru que le travail manuel contribuait de façon importante à la croissance personnelle de chacun. Aussi estimait-il que les tâches intellectuelles et manuelles ne devraient pas être réparties selon les classes sociales. D’après lui, si tous les intellectuels faisaient une heure de travail manuel chaque jour, ils se contenteraient de revenus moindres et auraient moins de besoins.

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Cinquième principe : Répartition non violente des biens — La coopération Gandhi n’aimait pas la compétition. D’après lui, la compéti­ tion trouve son fondement dans la peur et l’insécurité, les­ quelles engendrent la cupidité et la violence. À l’inverse, la coopération fait appel à notre besoin de servir les autres. Mais il reconnaissait que la vraie coopération ne peut se faire qu’une fois que les besoins essentiels ont été satisfaits.

Sixième principe : La distribution non violente des revenus — Uégalité Pour Gandhi, l’égalité signifiait deux choses: «D’abord, cha­ cun a le droit fondamental de vivre, c’est-à-dire de répondre à ses besoins vitaux et de vivre dignement sa vie en étant intégré dans sa communauté. [...] Ensuite, l’égalité signifie absence d’exploitation. » Il s’opposait en particulier à ce qu’il percevait comme l’exploitation des milieux ruraux par les villes.

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Septième principe : La non-violence dans la réforme des systèmes économiques La destruction d’une idéologie ne peut être faite dans la vio­ lence. L’impact potentiel des principes tirés de la pensée de Gandhi est énorme. Les appliquer dans nos pays industrialisés nous conduirait à une transformation si radicale de nos socié­ tés qu’on a tendance à les rejeter a priori. D’ailleurs, on admire beaucoup Gandhi, mais on l’imite fort peu. Le prétexte est facile: «il vivait dans un autre monde, dans cette Inde si lointaine et si différente». Mais Gandhi n’était pas le rêveur idéaliste qu’on pourrait croire; il avait étudié en Angleterre et connaissait bien l’Occident. Ce n’est pas par ignorance qu’il rejetait le modèle occidental, mais par choix: il avait constaté que l’industrialisation capitaliste conduisait à un style de société où les valeurs de l’humanité les plus profondes — la compassion, la fierté, le sentiment d’appartenance, la sérénité — cèdent la place à la compétition et à l’exploitation, supposément compensées par une consommation pratiquement illimitée. Gandhi était un visionnaire et le modèle de société qu’il voulait réaliser est peut-être très près de ce que la Terre, avec ses quelque six milliards d’êtres humains, peut supporter. Une chose est certaine: si toute la population de la Terre vivait comme nous, à l’américaine, la planète ne serait déjà plus vivable depuis longtemps, alors qu’à l’inverse, si nous vivions comme les habitants de l’Inde, nous aurions beaucoup moins de problèmes environnementaux aujourd’hui. Principes, valeurs ou commandements éthiques ne peuvent être imposés; il y a déjà bien trop d’autoritarisme dans le monde sans y ajouter l’éco-fascisme. La prise de conscience essentielle de la nécessité d’établir une nouvelle vision de la nature et de la place que nous y occupons doit se faire démo­ cratiquement, à partir de la base, puis s’étendre progressive­ ment et finalement s’imposer comme nouveau paradigme.

CHAPITRE VII

Pour réaliser la symbiose

est un phénomène biologique très répandu -L/dans la nature: «Presque tous les groupes d’organismes possèdent des membres qui ont formé des partenariats étroits pour l’alimentation, le nettoyage ou la protection45. » L’association finale est le résultat d’une évolution qui s’étend sur des centaines de milliers d’années. Les organismes qui entrent en symbiose étaient indépendants à l’origine; ils ont trouvé des avantages à s’unir et leur union s’est progressive­ ment resserrée au point qu’à un moment donné, elle devient indissoluble; mais chacun continue à en bénéficier. La sym­ biose entre une algue et un champignon donne un lichen qui peut survivre dans un environnement beaucoup plus varié que chacun des deux partenaires pris isolément. Le parasitisme est une autre forme d’association biologique dans laquelle, cette fois, l’une des deux parties se développe au détriment de l’autre, à même sa substance, ce qui entraîne l’affaiblissement progressif de l’hôte. Par rapport aux autres êtres vivants, les humains possèdent une certaine indépendance envers le déterminisme évolutif. Jusqu’à l’ère industrielle, ils ont vécu une relation plutôt symbiotique avec la nature. Le développement d’une techno­

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a symbiose

45. Lynn Margulis, « Early Life », in Gaïa, A Way of Knowing, op. citp. 104.

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POUR RÉALISER LA SYMBIOSE

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logie extrêmement puissante leur a donné l’illusion qu’ils avaient réussi à s’affranchir des liens qui les unissaient à la nature et ils ont commencé à «administrer» la nature pour leur propre profit et sans tenir compte de ses besoins; ce fai­ sant, ils devenaient des parasites, avec comme effet l’érosion des mécanismes régénérateurs de la nature. L’essence d’une relation symbiotique réside dans le fait que chacun des partenaires y trouve son avantage, que chacun améliore, du fait de son association avec l’autre, les possibili­ tés de répondre à ses besoins. Alors qu’au contraire, si l’un des deux partenaires souffre de l’association et s’affaiblit, l’autre en subit bientôt le contrecoup. La finalité de l’association est de mieux combler les besoins de chacun. L’humanité a rompu le pacte quand elle a voulu faire servir son association à autre chose qu’à la satisfaction de ses besoins. Pour revenir à un état symbiotique fonctionnel, il faudra que les êtres humains n’utilisent leurs liens avec la nature que pour satisfaire leurs besoins vitaux; cela implique une profonde remise en question du genre de consommation qui caractérise les pays industria­ lisés et que ceux-ci veulent étendre partout dans le monde grâce à la globalisation des marchés. Nous sommes de plus en plus nombreux à vouloir réaliser le plus tôt possible le rétablissement d’un rapport symbiotique avec la nature. C’est en effet par une relation de ce genre que nous pourrions parvenir au plein épanouissement de la vie: la nôtre, avec toutes les institutions sociales qu’elle requiert, et celle de notre milieu. Il ne s’agit pas d’une entreprise hors de notre portée. Car la conscience de l’impossibilité de continuer dans la direction actuelle grandit constamment et cela, partout dans le monde. Dans l’ensemble, la population s’inquiète toujours davantage de la qualité de l’environnement et de l’incapacité de nos dirigeants à gérer les problèmes qui nous affligent. Des femmes et des hommes qui ont pressenti plus tôt que les autres la nécessité de changer le cours des choses commencent à modifier leurs propres vies sans attendre le reste de la société, en s’ajustant aux valeurs à venir plutôt qu’à celles qui prévalent déjà. Ils posent quotidiennement des gestes concrets pour l’amélioration de la qualité de vie de l’ensemble. Une multitude d’organisations et de mouvements sont nés qui

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l’écosopliie ou la sagesse de la nature

certes n’ont pas tous les mêmes idées, mais qui cherchent sincèrement à résoudre nos problèmes. Ici même au Québec, des centaines de groupes écologiques, communautaires et populaires travaillent au jour le jour à la transformation de notre société46. À tous ceux-là qui veulent agir pour la vie, je propose de s’inspirer de la vie elle-même pour mener à bien cette entre­ prise; je leur suggère de fleurir, d’envahir et de s’enraciner.

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Fleurir Nous vivons dans un monde organisé où les décisions se prennent «rationnellement» et scientifiquement; on voit où cela nous a menés. Nous changerons ce monde en suivant la voie du cœur, de la générosité, de l’ouverture. Pour nous qui voulons agir, il importe avant tout de nous échapper de ces structures rigides dans lesquelles nous étouffons pour enfin laisser fleurir tout notre être. Le plan de carrière qu’il faut suivre à tout prix, la meilleure école qu’il faut trouver pour ses enfants, sa crédibilité qu’il faut soigner, le fonds de pension qu’il faut compléter, tous ces carcans et bien d’autres nous tiennent dans le rang, mais en même temps nous empêchent de développer ce qui nous distingue. Notre monde s’en va à la catastrophe au vu et au su de tous; personne ne le souhaite, mais en même temps, la plupart des gens n’osent s’écarter du courant. Si nous voulons agir, il faut accepter d’aller à contrecourant. L’éclatement des valeurs a amené une relative absence de limites que l’on confond avec la liberté. C’est ce qui fait que plusieurs ont l’impression de s’écarter du courant, alors que leur vie s’intégre fort bien dans le système. La capacité de récupération du système capitaliste est vraiment inouïe. C’est la surconsommation du monde industrialisé qui est en train de détruire la planète. Comme le dit le psychiatre et philosophe Roger Walsh, « nous confondons nos besoins et nos désirs et c’est pourquoi nous détruisons le monde. En réalité, nous avons besoin de très peu, mais nous vivons dans 46. Lire à ce sujet Serge Mongeau, Pour que demain soit. L'écologie sociale en action, Montréal, Ecosociété, 1993.

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l’illusion que notre bonheur dépend de beaucoup de choses. [...] Tant que quelque chose manque à l’intérieur de nous, la quête de biens matériels n’a pas de fin4'. » Nous ne pouvons parler d’écologie, de justice, de rapports harmonieux avec la nature si nous ne nous libérons pas d’abord de cette insécurité qui nous rend si dépendants des biens matériels. Cette libération est une action essentielle, d’après Roger Walsh :

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Nous avons besoin de regarder à l’intérieur de nous, de nous guérir et de nous explorer. Chacun doit découvrir sa voie : pour certains, c’est d'être dans la nature, pour d’autres, c’est la psy­ chothérapie, la méditation, la prière ou la fréquentation des sages. Il existe une manière de nous éveiller, de grandir tout en tra­ vaillant sur le monde: dans la tradition orientale, cela s’appelle le karma yoga; dans la tradition occidentale, c’est la voie du service. Cela consiste simplement à utiliser tout ce que nous fai­ sons dans nos vies comme moyen d’éveil et d’apprentissage; s’investir totalement dans ce qu’on fait et, en même temps, être détaché des résultats. Bref, cela consiste à faire sa part et à croire que Dieu ou l’Univers va s’occuper du reste47 48.

Dans cette perspective, les voies de l’austérité joyeuse ou de la simplicité volontaire et de l’autosuffisance sont incon­ tournables. Comme je l’ai écrit ailleurs, « la simplicité n’est pas la pauvreté; c’est un dépouillement qui laisse plus de place à l’esprit, à la conscience; c’est un état d’esprit qui convie à apprécier, à savourer, à rechercher la qualité; c’est une renon­ ciation aux artefacts qui alourdissent, gênent et empêchent d’aller au bout de ses possibilités49». Avec un peu d’ingéniosité et en développant nos liens de solidarité, il est possible de vivre avec beaucoup moins que ce à quoi la plupart d’entre nous sont habitués. Evidemment, il en résultera des changements importants dans le style de vie. Mais le fait de vivre ainsi par choix diffère totalement de la pauvreté subie. Voici le témoignage d’un chômeur qui constate que « vivre avec seulement 60 $ par semaine constitue un 47. Entrevue accordée à Christian Lamontagne, Guide Ressources, sept. 1992. 48. Ibid. 49. La simplicité volontaire, Montréal, Québec/Amérique, 1985, p. 135.

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excellent exercice pour se débarrasser de tout ce qui n’est pas nécessaire » :

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En ignorant les tendances et les modes et en s’écartant des gad­ gets superflus, vous n’allez pas seulement vous libérer de l’asser­ vissement au besoin de gagner et de dépenser — vous pouvez aussi devenir une personne plus intéressante. Travailler de lon­ gues heures pour des bénéfices douteux ne laisse pas de temps pour jouir des plaisirs simples comme les fleurs et l’amitié, qui coûtent à peine plus que le temps que cela prend pour les cultiver. En apprenant à vivre avec aussi peu d’argent que possible, vous vous libérez des problèmes liés à la dépression économique. C’est une philosophie qui n'est pas encore devenue à la mode, mais qui, à l’inverse de la plupart des modes, vaut pour toute la durée de la vie30.

J’ai beaucoup voyagé et j’ai eu l’occasion, la chance devrais-je dire, de rencontrer des gens d’autres cultures qui vivaient souvent dans un grand dénuement, mais qui pourtant rayonnaient la joie de vivre et la sérénité. J’ai toujours pensé que nous faisions fausse route en leur apportant notre « déve­ loppement»; maintenant que nous avons réussi à convaincre leurs dirigeants qu’ils sont «sous-développés», que nous avons commencé à leur construire des barrages pour « générer de l’énergie électrique qui permet que les appareils de télé présentent des heures interminables de téléromans étrangers et d’activités sportives51 », que nous les avons assujettis aux diktats du FMI et de la Banque mondiale, le constat d’échec est général. Et du côté des pays industrialisés, on commence à réaliser, à la lumière de la crise actuelle, que nous aurions tout intérêt à aller à l’école des cultures traditionnelles. « Le monde moderne pourrait davantage avoir besoin de la sagesse tradi­ tionnelle que les peuples tribaux n’ont besoin du monde moderne», écrit Jeffrey McNeely, de la World Conservation Union52; il explique:50 51 52 50. Teeare Scarrott, « Why less means more», New Internationaliste jan­ vier 1994. 51. Baher Kamal, «The Nubians: They Built a Dam to Take Away Our River», in Story Eartb, Native Voices on the Environment, Inter Press Service, Mercury House, 1993, p. 192. 52. «Diverse Nature, Diverse Cultures», Peoplc & the Planet, vol. 2, n° 2, 1993.

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Historiquement, à travers le monde, les diverses sociétés humaines ont administré les ressources naturelles grâce à des mécanismes culturels qui donnent à la terre et aux ressources une valeur sociale et symbolique plus large que la valeur directe qu’on peut en tirer. Ces relations symboliques représentent sou­ vent un ensemble de principes écologiques qui constituent un système de règles socioéconomiques possédant une grande valeur adaptative dans les efforts pour maintenir un équilibre viable entre les ressources naturelles et les demandes de la société. La valeur symbolique aidait à ce que la société évite la surexploita­ tion et à ce qu’elle puisse vivre à l’intérieur des limites imposées par la disponibilité des ressources. De nos jours, le symbole dominant est l’argent et il remplace les symboles naturels qui avaient beaucoup de sens pour les gens.

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Il est temps que nous reconnaissions qu’avec notre pseudo­ développement, nous avons fait fausse route. Ceux à qui nous avons imposé notre civilisation, ceux-là que nous continuons de mépriser, voudraient bien que nous les écoutions, comme l’écrivent des porte-parole de la nation Han de no sau nee: La majorité de la population du globe ne retrouve pas ses racines dans la culture occidentale. La majorité du monde trouve ses racines dans le Monde naturel, et c’est ce Monde naturel et ses traditions qui doivent prévaloir si nous voulons développer des sociétés réellement libres et égalitaires. 11 est aujourd’hui néces­ saire d’entreprendre une analyse critique de l’histoire du dévelop­ pement de l’Ouest, pour découvrir la nature exacte des racines de l’exploitation et de l’oppression qui sont imposées à l’huma­ nité.

[...] Ce sont les peuples de l’Ouest, finalement, qui sont les plus opprimés et les plus exploités. Ils sont écrasés par des siècles de racisme, de sexisme et d’ignorance qui ont rendu les gens insen­ sibles à la vraie nature de leur vie*3.

Il ne s’agit pas de déifier les autochtones ou de mythifier leurs traditions, mais d’apprendre de leur longue expérience d’un mode de vie qui ne nous est plus familier, mais qu’il est nécessaire de redécouvrir, un style de vie « qui sauvera l’eau,53

53. « A Basic Call to Consciousness », Genève 1977, tiré de Akwesasne Notes, John Mohawk, 1978.

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les forêts, la végétation et le sol pour les générations futures, un style de vie où les gens sont indépendants, travaillent avec la nature sans l’idée de la conquérir54». Comme l’écrit avec réalisme un Africain : « Les cultures indigènes ne sont peut-être pas capables de remplacer les analyses politiques et socio­ économiques modernes des réalités mondiales, mais elles peuvent fournir un potentiel de créativité et d’innovation pour compléter et corriger la pensée internationale actuelle55. » Nous avons à apprendre de ceux qui sont restés près de la nature et qui ont tissé des liens étroits avec elle; nous aurions aussi intérêt à établir des contacts directs avec la nature ellemême. En particulier, nous devrions périodiquement nous ménager des immersions dans la nature sauvage, car, comme le note René Dubos, «les êtres humains ont besoin de la nature vierge pour reprendre contact de temps à autre avec leurs origines biologiques ; un sentiment de continuité avec le passé et avec le reste de la création est probablement essentiel pour la santé mentale de l’espèce humaine56». Nous ne sommes pas des êtres purement biologiques: notre nature sociale exige, pour notre épanouissement, que nous nous sentions utiles et qu’en conséquence nous jouissions d’une certaine reconnaissance de la part de notre entourage. Nous pouvons nous rendre utiles de diverses façons; la restau­ ration de l’environnement peut en être une. « Quel plus beau travail que celui de guérir la Terre, alors que les récompenses se trouvent tant dans l’accomplissement de la tâche que dans ses résultats ? » se demande Jim Dodge, un pionnier de l’éco­ logie57. Si nous voulons arrêter les pratiques qui accentuent la dégradation actuelle et si nous voulons essayer de réparer les dommages déjà faits, il faudra beaucoup de gestes concrets et radicaux. Pour renverser le courant actuel tellement puissant,

54. Radha Bhatt, « Listen to the Voice of the Indian Himalayas », Story Earth, op. citp. 143. 55. Le roi Moshoeshoe II, «Return to Self-Reliance: Balancing the African Condition and the Environment», Story Earth, op. cit., p. 161. 56. Science, op. cit. 57. « Living by Life: Some Bioregional Theory and Practice», in Van Andruss et al.. Home ! A Bioregional Reader, Cabriola Island, (BC), New Society Publishers, 1990.

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il faudra que des individus osent des actions qui sortent de l’ordinaire. C’est un peu comme lorsqu’on construit une digue pour empêcher une inondation: les premiers obstacles qu’on oppose aux eaux tumultueuses sont vite submergés ou même arrachés; mais en continuant à empiler les sacs de sable ou autres objets, on crée d’abord des îlots qui émergent, puis bientôt on réunit les îlots pour réussir à contenir l’eau. Nous avons aujourd’hui besoin de « cinglés » et de « fous » qui se lancent dans des entreprises jugées impossibles par la plupart; de gens qui, comme l'Homme qui plantait des arbres, entreprennent des actions à long terme, exigeant des années de travail, dont ils ne verront peut-être jamais eux-mêmes les résultats; d’autres personnes qui donnent un coup de barre radical dans leur vie et qui épousent totalement une cause en s’y investissant entièrement; de gens qui acceptent de vivre sans « filet », sans tous ces éléments de sécurité que la plupart recherchent — le bon emploi stable, le compte en banque bien garni, le régime de retraite assuré, les multiples assurances. Je sais bien qu’un grand nombre de personnes, surtout des jeunes, se trouvent aujourd’hui sans filet; mais la plupart ne s’y sentent pas à l’aise et souhaitent ardemment quitter leur « statut précaire » le plus tôt possible. Ce n’est pas à partir de considérations théoriques qu’on va développer la solidarité si nécessaire à notre survie; cette solidarité se manifeste concrè­ tement quand des gens comptent sur les autres pour répondre à leurs besoins. 11 ne s’agit pas de confondre radicalisme et extrémisme. Certains environnementalistes posent des gestes qui ont le mérite d’attirer l’attention, mais je ne crois pas qu’on puisse se permettre de flirter avec la violence ou qu’on puisse jouer avec la vérité, comme c’est parfois le cas. Le sabotage est une forme de violence qui appelle une plus grande violence de la part des propriétaires ou des autorités publiques. Quant aux entorses à la vérité (notamment par la fabrication de faux documents pour émouvoir le public, comme l’a fait à l’occa­ sion Greenpeace), c’est le genre d’action qui risque de se retourner contre celles et ceux qui les utilisent. L’éventail des méthodes d’action non violente est assez large pour fournir amplement de choix dans le respect des fins poursuivies.

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Le radicalisme n’est pas non plus une question de tout ou rien. Sans couper tous les ponts avec le mode de vie occidental, il est possible de poser certains gestes qui s’éloignent des habitudes de consommation habituelles et qui ont valeur, sinon d’exemple, du moins de provocation, laquelle entraîne la réflexion. Il s’agit en fait de relancer l’évolution du monde occidental, car il se trouve dans un cul-de-sac dans lequel il risque d’entraîner la planète entière. Deux exemples: sortir la télévision de sa maison, ne pas avoir d’auto quand on pourrait s’en payer une. Je me permets d’étayer l’exemple de l’auto, dont l’omniprésence exerce un impact énorme dans notre société. L’auto est en effet un pilier de notre société de consom­ mation et une véritable machine à polluer (par sa fabrication, son usage et sa destruction, une fois mise au rancart). Quand on n’a pas d’auto, on encourage le développement des trans­ ports collectifs et un usage accru de la bicyclette et de la marche. C’est aussi un moyen d’encourager les échanges, car il est alors nécessaire de compter sur les autres, à l’occasion, pour du covoiturage ou pour le transport de certaines mar­ chandises. Enfin, la décision de ne pas avoir d’auto comporte d’énormes avantages économiques, tant individuels que sociaux. D’après des données de 1988, les coûts fixes reliés à la possession d’une auto variaient alors de 3 429 à 5 446 $ par année, selon la taille du véhicule, et entraînaient des dépenses de 9 à 12 cents par kilomètre; quant aux coûts sociaux, des calculs récents montrent que la collectivité dépense annuelle­ ment entre 5 000 $ et 8 000 $ pour chaque automobile en circulation.

Envahir La plante qui a fleuri produit des fruits puis, des semences qui lui permettent de se multiplier et de se répandre. Beaucoup de plantes utilisent d’autres modes de propagation que les semences — par rhizomes, par marcottage. Mieux une plante est adaptée à un milieu, plus elle se répand rapidement. La continuation de la vie et le perfectionnement de la nature requièrent la diffusion de la volonté de retrouver une relation

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symbiotique avec la nature. Notre survie en tant qu’espèce exige des modifications importantes dans nos comportements collectifs; pour qu’il en résulte des effets sensibles, il est néces­ saire que ces nouveaux comportements soient massivement adoptés. Nous ne pouvons donc nous contenter de nous donner bonne conscience en faisant simplement notre petite part. Oui, il faut faire son bout de chemin, mais il est aussi essentiel d’amener le plus de gens à cheminer le plus rapide­ ment possible. Plus nous attendons avant d’agir, plus nous aurons de difficulté à retrouver l’équilibre. Nos gestes parlent beaucoup plus fort que nos paroles; mais les uns n’empêchent pas les autres. Celles et ceux qui sont davantage informés ont le devoir de faire connaître ce qu’ils savent et surtout ce sur quoi ils s’interrogent. Nous avons besoin de discuter, de partager nos inquiétudes, de réfléchir sur les solutions possibles à nos nombreux problèmes. Nos socié­ tés se trouvent à une croisée de chemins; à droite, la voie d’un plus grand autoritarisme (un nouvel ordre mondial imposé par un ou quelques pays) et à gauche, une reprise en mains de leur destinée par les gens à la base. La première voie ne peut nous conduire qu’à une accentuation des inégalités actuelles et à moyen terme à une aggravation des problèmes. Pour que nous nous engagions dans la deuxième voie, il faut que les gens identifient dans leurs propres termes les problèmes, qu’ils en débattent et qu’ils élaborent leurs solu­ tions, qui iront dans le sens des intérêts de la majorité. Dans son livre, Introduction à l'éthique de V'environnement5*, André Beauchamp accorde au débat public une extrême importance: Comment sortir de tout cela ? Parmi les mille réformes et les mille avenues, une route me paraît prioritaire: oser des débats publics. Refuser la tentation autoritaire, le fascisme de quelque couleur qu’il soit, l’intégrisme, fût-il fervent. 11 faut faire confiance aux gens, mais en jouant franc jeu. Recommencer la démocratie à la base. Ouvrir des débats. Informer, discuter, scruter. Et chercher patiemment des voies d’ententes, provisoires, fragiles, neuves. Garder les yeux ouverts et refuser l’aveuglement, fût-il sublime, bien intentionné et écologiquement fervent.58

58. O/?, cit.y p. 211.

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Changer ses valeurs et modifier en conséquence ses com­ portements n’est pas facile. Celles et ceux qui s’engagent dans cette voie rencontrent des écueils, se voient opposer des résistances (même de leurs proches) et peuvent avoir des accès de découragement. Rien de plus réconfortant alors que de se sentir appuyé par d’autres qui tentent les mêmes efforts. Il est donc important de manifester ouvertement son approbation à celles et à ceux qui tant bien que mal essaient d’intégrer les nouvelles valeurs. Tendre la main aussi aux personnes autour de nous qui, plus ou moins ouvertement, expriment le désir de « faire quelque chose». C’est de cette façon que se multiplie­ ront les foyers de résistance au courant dominant, à partir desquels pourra se construire la digue permettant d’éviter que nous soyons emportés.

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S’enraciner On trouve dans la nature des plantes qu’on dit annuelles et d’autres, vivaces. Les annuelles meurent chaque année; quand elles sont bien adaptées à l’endroit où elles poussent, elles se ressèment d’une année à l’autre. Quant aux vivaces, elles repoussent à partir des mêmes racines, qu’elles développent continuellement pour toujours mieux s’implanter. Une plante vivace bien enracinée résiste aux conditions climatiques diffi­ ciles et aux autres adversités. Le mouvement de rapproche­ ment avec la nature dont nous avons besoin doit développer des racines solides s’il veut pouvoir vaincre les résistances qui ne manqueront pas de surgir: les intérêts financiers puissants qui verront leurs profits menacés; les scientifiques qui conti­ nuent à croire que le perfectionnement de leurs technologies peut résoudre tous les problèmes et surtout, la lassitude et la passivité des masses, manipulées et endormies par les fournis­ seurs de produits de consommation. Pour devenir réalité, la symbiose avec la nature doit se concrétiser dans des actions qui s’étendent et englobent de plus en plus de personnes. C’est par la multiplication de regroupements, d’organisations ou de mouvements de toutes sortes que se fera cet enracinement. C’est la collectivité qui

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doit changer ses orientations et cela ne peut se faire sans un ferment puissant. Le développement d’organismes efficaces s’avère donc une action essentielle. On ne peut tout changer à la fois. Et comme toute action a son origine dans la prise de conscience d’un problème, les organisations se créent la plupart du temps autour de problé­ matiques spécifiques. Il s’agit de toujours garder la vision d’ensemble qui permet d’éviter les solutions à courte vue qui, à la longue, peuvent devenir dysfonctionnelles et surtout être récupérées, devenant parties prenantes du système. Parmi toute la panoplie d’organismes et de mouvements qui essaient tant bien que mal d’infléchir l’orientation de notre société, je vois trois courants pour lesquels une modification en profondeur de nos relations avec la nature apparaît comme un objectif fondamental : les écologistes, les environnementalistes et les promoteurs de la décentralisation. Il y a beaucoup d’organismes québécois qui s’intéressent plus ou moins directement à l’écologie. Le Réseau québécois des groupes écologistes, dans son Répertoire environnemental 1991-1992, a recensé plus de 400 organismes qui, à un titre ou l’autre, se préoccupaient de cette question59. Nombre de ces groupes naissent à l’occasion d’un problème local et dispa­ raissent ensuite. Il y a cependant quelques groupes qui tra­ vaillent à long terme et dont l’objectif premier est d’œuvrer à l’avènement d’une société écologique. Voici, à titre d’exemple de l’éventail des préoccupations de ces groupes, un manifeste produit par les Ami-e-s de la Terre de Québec en 1991 : Les rapports à la nature 1. Nous reconnaissons que nous faisons partie de la nature et que nous n’avons pas à la dominer. L’économie 2. Nous favorisons les petites unités de production avec des technologies simples, peu consommatrices d’énergie et qui res­ pectent les équilibres naturels.

59. L’adresse du Réseau québécois des groupes écologistes est: 454, avenue Laurier Est, Montréal, Qc, H2 J 1E7, .

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3. Notre objectif n’est pas la croissance du produit intérieur brut (PIB), mais la croissance du bonheur intérieur brut (BIB). 4. Dans le choix de nos technologies et dans toutes nos décisions à portée économique, nous ne pensons pas qu’à nous, mais aussi à celles et à ceux qui nous suivront. Le social 5. Nous croyons que tout doit être fait pour que chacun ait accès à un minimum vital tout en conservant sa dignité. Le système politique 6. Nous favorisons la décentralisation politique, avec des pou­ voirs réels aux régions, aux quartiers urbains et aux villages. 7. Nous souhaitons la floraison de la vie civile et des institutions parallèles qui échappent au contrôle gouvernemental et bureau­ cratique. La culture

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8. Nous voulons concilier les besoins collectifs, la liberté et la justice pour tous, tout en respectant les différences culturelles, ethniques, raciales, sexuelles, religieuses et spirituelles. Les femmes 9. Nous nous reconnaissons dans beaucoup de revendications féministes et nous souhaitons que se développent la coopération au lieu de la domination, les relations interpersonnelles respec­ tueuses, positives et responsables, le respect de l’intuition, etc. Les relations internationales 10. Nous trouvons intolérables les inégalités qui caractérisent notre monde et par conséquent nous travaillons à ce que se ter­ mine l’exploitation du tiers-monde en mettant fin à l’échange inégal et en manifestant concrètement notre solidarité avec les peuples du tiers-monde. La non-violence 11. Nous favorisons l’action non violente pour la transformation de la société et nous croyons qu’un Québec souverain ne devrait pas avoir d’armée60.

60. Tiré de Serge Mongeau, Pour que demain soit, op. cit., p. 121.

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Les groupes environnementalistes se préoccupent davan­ tage de la nature que de la société en général; mais comme ils doivent constater que nos façons de vivre sont souvent à l’origine des problèmes environnementaux, certains d’entre eux appellent à des transformations plus ou moins profondes de nos valeurs. Un courant fort intéressant dans la mouvance environnementaliste est le «biorégionalisme», qui est déjà solidement implanté dans l’Ouest du Canada et des EtatsUnis, mais qui ne s’est pas encore organisé ici. Ce mouvement se présente ainsi :

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Le biorégionalisme vise à ce que la société humaine se mette en relation plus étroite avec la nature (d’où le bio) et soit plus consciente de sa localisation ou de sa région, ou du lieu où elle vit (d’où le région)61. Les deux idées fondamentales du biorégionalisme sont la « réha­ bitation » et la restauration. La « réhabitation » implique de devenir «natif» d’un lieu, en cherchant à découvrir ce que pourraient être ses caractéristiques propres et ses besoins et quelles sortes d’activités humaines il pourrait supporter, si nous nous ajustions à la terre au lieu d’exiger de la terre qu’elle se plie à nos demandes. En outre, la restauration des écosystèmes endommagés constitue, pour plusieurs, le travail authentique de l’avenir, requérant de nouvelles sensibilités que la plupart d’entre nous devons acquérir à partir de rien62.

Vivre dans une région des ressources de cette région amène une transformation de l’économie. Susan Meeker-Lowy, une économiste du Vermont qui est engagée dans ce mouvement, décrit les principales caractéristiques de cette économie: Les principes à la base d’une économie biorégionale sont la coopération pour le bien de l'ensemble; le respect de tous les êtres vivants, incluant tout particulièrement les non-humains; une conscience de la façon dont les systèmes naturels fonc­ tionnent et de la manière dont les humains pourraient fonction­ ner à l’intérieur de ces systèmes de telle sorte qu’au lieu d’essayer d’adapter ces systèmes à nos besoins, nous soyons mieux intégrés dans la nature — tous nos projets et entreprises devraient être

61. Home /..., op. cit., p. 2. 62. Turtle Talk, op. cit., p. 104.

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intégrés dans le contexte de la Terre plutôt que d’essayer de for­ cer la Terre à nous convenir. L’autosuffisance est vraiment impor­ tante, aussi — être capable de répondre autant que possible à nos besoins avec les ressources tant humaines que naturelles de la région plutôt que, par exemple, de vivre au Vermont et dépendre d’une forêt humide éloignée pour différents «besoins». Evidemment, cela demande de revoir nos styles de vie6'.

La centralisation des pouvoirs provoque une érosion constante de la démocratie en même temps qu’une insatisfac­ tion croissante d’un appareil d’Etat qui néglige de plus en plus les besoins les plus fondamentaux des citoyens. La population se rend aussi compte que ce sont les mégaprojets qui sont les plus destructeurs pour notre environnement. Aussi peut-on percevoir, dans les villages, dans les régions et dans les quar­ tiers urbains, l’émergence d’une volonté de mieux en mieux articulée de reprendre en mains ses destinées. Ainsi, les États

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généraux du monde rural, réunis à Montréal en février 1991, s’étaient terminés sur un engagement « à respecter les éléments spécifiques qui ont été dégagés et qui sont à la base de l’édifi­ cation de la nouvelle ruralité ». Ces éléments sont les suivants: — la valorisation de la personne ; — la prise en charge de son avenir par le milieu ; — le respect et la promotion des valeurs régionales et locales ; — la concertation des partenaires locaux et régionaux; — la diversification de la base économique régionale; — la protection et la régénération des ressources; — le rééquilibrage des pouvoirs politiques du haut vers le bas; — la promotion de mesures alternatives pour un dévelop­ pement durable63 64. Dans son livre No Place Like Home — Building Sustainable Communities65, Marcia Nozick constate que l’idée de « globa­ 63. Entrevue publiée dans Turtle Talk, op. cit., p. 115. 64. La déclaration du monde rural, 3, 4 et 5 février 1991. 65. Publié par le Canadian Council on Social Development, Ottawa 1992; le livre fut éventuellement traduit aux Éditions Écosociété et publié en 1994 sous le titre Entre nous. Rebâtir nos communautés.

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lisation » à la base de la stratégie économique actuelle endos­ sée par les autorités gouvernementales « nuit plus qu’elle n’aide à nos communautés locales en les marginalisant et en les rendant dépendantes de biens extérieurs et de pouvoirs en dehors de leur contrôle66». Aussi recommande-t-elle une reprise en mains de nos communautés par des actions qui aideraient à : — construire des communautés qui sont davantage auto­ suffisantes et qui peuvent répondre à leurs besoins et s’autorégénérer ; — construire des communautés qu’il vaudra la peine de préserver.

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Pour arriver à ces fins, Marcia Nozick propose une action sur cinq fronts: — l’économie, en travaillant à accroître l’autosuffisance; — l’environnement, en harmonisant nos rapports avec la nature; — la politique, en ramenant la prise de décisions au niveau local ; — le social, en répondant aux besoins des individus; — la culture, en favorisant l’émergence d’une culture locale. On souhaite ramener le pouvoir à la base parce que les gouvernements ne tiennent pas assez compte, dans leurs déci­ sions, des réalités locales. Certains adoptent une autre straté­ gie, en faisant le raisonnement qu’en s’emparant du pouvoir étatique ou en s’en rapprochant, il serait possible de donner une meilleure orientation aux décisions qui s’y prennent. C’est cette façon de penser qui a mené à la fondation des partis verts. Personnellement, je ne crois pas que dans notre système politique actuel, on puisse même amorcer le genre de virage qu’il faudrait; on n’impose pas des changements de valeurs. Cependant, un changement de valeurs est nécessaire pour jeter les bases de la nouvelle société dont nous avons besoin. Mais

66. Ibid., p. 6.

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en même temps, il faut bien réaliser que nos gouvernements prennent quotidiennement des décisions qui contribuent à nous entraîner à la catastrophe. Il faudrait tout au moins les empêcher de continuer à empirer la situation. C’est aux niveaux municipal et régional que se prennent les décisions qui nous touchent le plus directement dans nos vies — tout ce qui regarde les transports, les loisirs, l’aména­ gement du territoire et l’éducation; et c’est à ce niveau que nous avons besoin de personnes qui acceptent de relever leurs manches, de consulter leurs concitoyennes et concitoyens et de prendre les décisions pertinentes. Les élus locaux sont beau­ coup plus près de leurs commettants; aussi sont-ils plus sus­ ceptibles de prêter une oreille attentive aux suggestions venant des groupes et des individus qui travaillent sincèrement à l’amélioration de la communauté. Jim Dodge, un pionnier du biorégionalisme, fait les recommandations suivantes : Travaillez à faire élire des délégués sympathiques. Mettez de l’argent là où est votre cœur. Acceptez votre part des réunions et audiences généralement ennuyantes. Contestez les informations qui sont fausses (d’ou l’importance d’en savoir plus qu’eux). Créez des alternatives. Tenez votre bout67. En fait, nous n’avons pas tellement le choix. Quand nous ne disons rien, quand nous laissons faire les pouvoirs en place, ils interprètent notre silence comme une approbation; nous nous confondons alors avec la fameuse « majorité silencieuse », l’alliée principale des gouvernements. Comme nous ne sommes pas d’accord avec les orientations actuelles, nous devons nous faire entendre et parler haut et fort. Faire entendre nos voix, mais d’abord et avant tout parler par nos actions.

67. «Living by Life: Some Biorcgional Theory and Practice», in Home ! A Bioregional Reader, op. rit., p. 11.

POSTFACE

près avoir passé l’hiver

à écrire, je suis heureux de retourner à mon jardin. C’est déjà le temps des semis et je commence à envahir les rebords de fenêtres, à la recherche de soleil pour mes plants fragiles. Cet été encore, je me ferai complice de cette nature qui a tant de ressources. Et j’essaierai d’en amener d’autres, dans mon village et ailleurs, à entrer en plus étroite relation avec la nature et en même temps avec leur nature. Je constate qu’il reste beaucoup à faire, quand je vois cette réaction d’un de mes concitoyens qui écrit, très clairement à mon intention, qu’il est «écœuré de payer pour des projets souvent farfelus mis de l’avant par des artistes influents ou des barbus égoïstes et mal peignés ». Mais les insultes sont bien peu de choses par rapport à ce que certains ont eu à subir à cause de leur enga­ gement pour une société plus respectueuse de tous les êtres humains et de la nature, les Chico Mendes et autres qui ont même payé de leur vie leur détermination. La conscience signifie-t-elle la perte de la liberté ? Elle est au contraire une condition de la liberté, cette liberté véritable qui inclut les responsabilités qui lui sont inhérentes. Ne confondons pas liberté et égoïsme. Une personne libre qui assume pleinement sa condition humaine ne peut demeurer indifférente à l’avenir du monde. Nous qui avons été dotés de conscience par l’évolution, nous qui percevons l’urgence de changer le monde, nous devons répondre à l’appel de notre nature et agir.

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LA BELLE VIE

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NOTE PRÉLIMINAIRE À l’édition de

’ai écrit ce livre en 1990; c’était déjà quelques années après la première version de La simplicité volontaire et, comme ce dernier, La belle vie n’a pas connu un grand succès au moment de sa parution. Puis lentement le public l’a décou­ vert; non qu’il soit devenu un best-seller, mais régulièrement, des gens le lisaient et me confiaient combien il les avait rejoints au plus profond de leurs préoccupations. Malgré tout, La belle vie n’a jamais connu la popularité de La simplicité volontaire. Sans doute parce qu’on en a moins parlé dans les médias; l’idée de la simplicité volontaire paraît tellement aberrante dans notre société de consommation que cela peut faire l’objet d’un reportage; mais comment des médias essentiellement axés sur le spectacle et l’amusement pourraient-ils accorder du temps à la réflexion, à la conscience et aux questions fondamentales sur la vie ? Mais quoi qu’en pensent les responsables des médias, de plus en plus de femmes et d’hommes s’interrogent sur notre société et sur nos façons d’y vivre. Pendant les salons du livre, lors de mes nombreuses confé­ rences et en diverses autres occasions, je suis à même de constater que les gens sont en recherche; meme si nous vivons à une époque où il est possible de répondre à tous nos besoins matériels, nous devons constater que nous n’en sommes pas

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plus heureux. Qu’est-ce donc qui rend le bonheur possible ? Les gens découvrent qu’on ne peut tout attendre de la consom­ mation, que la voie de la simplicité volontaire leur ouvre des portes vers un plus grand épanouissement, mais aussi qu’il ne suffit pas de simplifier sa vie pour trouver le bonheur; c’est donc à une réflexion plus globale que j’ai voulu donner accès en écrivant La belle vie. Et quand je relis ce livre 15 ans après l’avoir écrit, je me rends compte qu’il n’y a rien à y changer. D’ailleurs, de tous les livres que j’ai écrits, c’est certainement mon préféré.

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Un hommage à Nicole Daignault Publié d’abord aux éditions Libre Expression, La belle vie a été réédité aux Éditions Écosociété en 1998. À ce moment, c’est Nicole Daignault qui dirigeait la maison. C’est elle qui, en fait, y faisait pratiquement tout, de la comptabilité à la révision, en passant par l’expédition, l’entreposage des livres, la lecture d’épreuves, etc. Nicole, qui me comblait de son amitié depuis longtemps, a donné quelques années de sa vie aux Editions et, sans elle, je ne sais où nous en serions aujourd’hui. Lectrice boulimique — elle passait même ses nuits à lire —, elle était d’une exigence implacable: nous devions tout faire pour que nos livres soient irréprochables. Nicole lisait énormément, parlait beaucoup, corrigeait constamment mais n’écrivait pas, ou si peu. Elle m’a pourtant fait l’honneur d’écrire une «Note préliminaire à l’édition de 1998» de La belle vie; je la trouve toujours pertinente et la voici: J’écoutais, la semaine dernière, une émission radiophonique enregistrée à l’occasion du Salon du livre de l’Outaouais. Une des personnes participant au débat — un homme d’affaires — sou­ tenait avec vigueur qu’un éditeur qui publie un livre dont on ne vendra que 350 exemplaires en un an est un mauvais éditeur, il devrait disparaître, c’est un incapable. Quelle étrange conception du livre et de l’édition ! L’idée, la réflexion, la pensée vivante traitée comme si c’était un joujou en plastique pour lequel on crée un engouement soudain: on en vend des milliers d’exemplaires en quelques mois, puis on passe à autre chose, et au pilon, ce qui reste !

NOTE PRÉLIMINAIRE

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La belle vie ou le bonheur dans l’harmonie de Serge Mongeau

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n’a pas été un succès de librairie au moment de sa parution en 1991. Quelques centaines d’exemplaires vendus, puis d’année en année, le nombre augmente et, sept ans plus tard, il nous faut offrir une seconde édition parce que la réflexion d’alors s’ap­ plique intégralement aujourd’hui et que de plus en plus de per­ sonnes, conscientes de partager une commune inquiétude, nous le réclament. Ainsi va l’humanité: d’abord des voix crient dans le désert, puis, petit à petit, elles sont entendues par de plus en plus de gens, de plus en plus loin. La conscience collective n'est pas une chimère et chacune de nos actions compte. Encore faut-il qu’on offre à notre conscience, qu’on propose à notre capacité d’action des idées neuves, qui souvent dérangent au premier abord, mais qui nous nourrissent. Le bonheur existe, nous dit l’auteur de ce livre; l’angoisse aussi. La paix intérieure n’en demeure pas moins, car elle naît, grandit et se maintient par la conscience de la responsabilité acceptée et vécue quotidiennement. C’est l’essence même de la liberté. Longue vie à l’édition !

Nicole Daignault

Bonaventure, 3 avril 1998

Nicole Daignault est maintenant décédée; mais l’édition survit ! Sa préoccupation pour la durée des livres nous hante également. Pour nous, aux Éditions Écosociété, un livre n’est pas un produit éphémère auquel on permet un petit tour de piste et qui disparaît ensuite. La pensée se construit sur la pensée; or, dans notre société de l’instantané et du gaspillage, nous avons de plus en plus tendance à regarder vers l’avant et à ignorer ce qui existe déjà; ce n’est pas parce que quelque chose est nouveau qu’il est nécessairement mieux. Ainsi en va-t-il des livres. C’est pourquoi nous tenons à prolonger la vie de ces ouvrages que nous avons choisis avec attention et que nous avons édités avec grand soin parce que nous croyions qu’ils constituaient un apport positif à notre patrimoine col­ lectif. Aussi, chaque fois que c’est possible, nous sommes contents de rééditer l’un de nos livres; et nous continuons à

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chercher les moyens de les rendre accessibles au plus large public. Merci Nicole; et que ton souvenir demeure à jamais ! Serge Mongeau 23 décembre 2003

AVANT-PROPOS DE l’édition de

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ans notre monde moderne,

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la préoccupation majeure jLJest de produire: plus d’objets, en plus grande quantité et toujours plus rapidement. Cette production effrénée ouvre l’accès à de bons salaires et à des possibilités pratiquement illimitées de consommer. Nous nous laissons influencer par la publicité omniprésente qui tente de nous convaincre que nous pouvons répondre à tous nos besoins par la consommation, et nous nous enfonçons de plus en plus profondément dans ce gouffre sans fond, car la satisfaction n’est jamais atteinte et il faut toujours aller plus loin. Or, cette manière de vivre conduit à notre destruction. En tant qu’individus, nous ne pouvons parvenir à combler tous nos besoins uniquement par l’avoir, par la possession; nous ne sommes pas que des entités physiques, nous avons aussi un esprit, une âme; la paix et l’harmonie auxquelles nous aspi­ rons ne s’achètent pas. Même en possédant tout ce qui peut se produire, nous pouvons ressentir un grand vide. Collectivement, la situation est encore pire, car notre civilisation matérialiste détruit rapidement la nature, s’achemine vers l’épuisement des ressources naturelles et nous inonde de déchets qui nous intoxiquent. Et que dire de l’équilibre planétaire, quand dans les pays industrialisés, nous crevons d’abondance alors que la majorité des êtres humains manquent encore de l’essentiel, dans le tiers-monde ?

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Je n’arrive pas à comprendre ce qui se passe autour de moi. Pourquoi les gens vivent-ils ainsi, pourquoi s’esquintent-ils à travailler beaucoup pour acheter trop et, au bout du compte, n’être pas plus heureux ? Pourquoi a-t-on tourné le dos à la sagesse traditionnelle, celle de nos ancêtres et celle des popu­ lations autochtones qui trouvaient le moyen de vivre plus simplement et d’être heureux ? Tl me semble qu’on a perdu de vue l’essentiel: être heureux. Je suis un homme heureux. À 66 ans, j’ai une assez longue expérience de la vie pour en tirer certains enseignements. Sans prétendre à la sagesse suprême, il me semble que bien des gens pourraient bénéficier de ma réflexion. Je suis d’autant plus poussé à répandre mes idées que je suis convaincu depuis longtemps que cette civilisation de consommation nous conduit directement au désastre. Les catastrophes écologiques qui paraissent de plus en plus imminentes — l’effet de serre, la destruction de la couche d’ozone, l’épuisement des sources d’eau potable, etc. — confirment mes craintes. Il faudrait des actions radicales pour conjurer ces dangers, et pourtant nous ne faisons pratiquement rien. Nous cherchons encore des solutions technologiques aux problèmes environnementaux — comment mettre au point des autos moins polluantes, comment ensevelir sans danger les déchets toxiques, comment produire plus d’électricité sans trop perturber l’environnement... — alors que ce n’est qu’en changeant nos façons de vivre individuelles et collectives que nous pourrons parvenir à assurer notre survie. La plupart des gens sont conscients des problèmes qui nous menacent. Nombreux sont ceux qui ont commencé à modifier certains de leurs comportements, pour les rendre plus écolo­ giques. Cependant, si nous voulons rééquilibrer notre rapport à la nature, il n’est pas suffisant de réutiliser ses sacs, de recycler ses journaux ou de ménager l’eau du robinet. Il faut aller beaucoup plus loin, et c’est là un des buts de ce livre: explorer des façons de vivre qui assureraient notre survie et nous permettraient de laisser à nos enfants et à leurs descen­ dants une Terre toujours habitable. Changer nos façons de vivre, tourner le dos à la surcon­ sommation... n’est-ce pas inviter au sacrifice, à la renonciation,

AVANT-PROPOS

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à l’effort douloureux ? Non, pas nécessairement. J’affirme

qu’on peut vivre autrement et être heureux, beaucoup plus heureux même; et je fonde mon assertion sur les deux hypo­ thèses suivantes: d’une part, nous sommes partie de la nature au même titre que tous les autres éléments qui constituent la Terre; si nous répondons à nos véritables besoins, nous don­ nant ainsi les meilleures conditions d’épanouissement, nous ne pouvons qu’être heureux, car dans l’équilibre de la nature, l’épanouissement d’une espèce ne se fait pas au détriment des autres, encore moins de la survie du tout. Ma deuxième hypo­ thèse est que ce qui nous attire le plus se situe généralement dans le domaine de nos plus grandes habilités; il faudrait donc suivre davantage ses inclinations profondes pour être heureux. Le problème vient de ce que nous sommes profondément pervertis par tout un appareil de conditionnement qui nous amène à croire que le bonheur se situe dans l’avoir, alors que c’est dans l’être que nous pouvons le trouver. D’où ce para­ doxe: nous nous contraignons, parce que nous croyons que c’est ce qu’il faut faire, à accomplir toutes sortes d’activités que nous n’aimons pas et qui ne nous conviennent pas; par le fait même, nous éliminons de nos vies ce que nous aimons le plus. « Si tu as la chance de trouver le mode de vie que tu aimes, tu dois trouver le courage de le vivre », fait dire à son héros Owen le romancier John Irving1 ; plutôt que d’attendre la chance, pourquoi ne pas faire montre de lucidité ?

1.

Une prière pour Owen, Paris, Seuil, 1989.

CHAPITRE PREMIER

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Le plaisir, la jouissance et le bonheur

’après Le Robert, le plaisir est une « sensation ou émo-LJtion agréable, liée à la satisfaction d’une tendance, d’un besoin, à l’exercice harmonieux des activités vitales». Sensations et émotions sont des phénomènes qui se mani­ festent par des modifications physiologiques — sécrétion accrue de certaines hormones, accélération du rythme car­ diaque, etc. ; tout cela ne peut durer indéfiniment. Le plaisir est un état transitoire. Un plaisir peut être spontané; mais la plupart du temps, il suit le désir: la personne ressent d’abord un besoin, éprouve un manque pendant un temps plus ou moins long. Plus le besoin à combler est grand, plus le plaisir est intense. Plaisir et attente sont donc intimement liés. Même dans « l’exercice harmonieux des activités vitales », la personne qui éprouve du plaisir le fait sans doute parce qu’elle peut comparer à d’autres moments où ses activités vitales ne s’exerçaient pas si harmonieusement. Jouir, c’est tirer plaisir, profiter de quelque chose; c’est aussi posséder, avoir la possession (de quelque chose). Dans la société de consommation, les gens valorisent beaucoup la jouissance, en particulier celle liée à la possession. Ils accordent une si grande importance à la consommation et à l’argent qui la permet que le niveau de revenus est devenu le principal critère de succès. On est quelqu’un si l’on gagne beaucoup, car

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alors on peut se payer tout ce qu’on veut et ainsi, croit-on, accéder au bonheur parfait. Cependant, il faut bien constater que le bonheur ne vient ni de la consommation ni des plaisirs éphémères qu’elle peut permettre. Tous les plaisirs — de la chair, de la chère et autres — s’émoussent rapidement quand ils constituent l’unique préoc­ cupation d’une personne; et pour maintenir leur intérêt, cette personne n’a d’autre voie que la fuite en avant, la recherche de plaisirs nouveaux et toujours plus intenses qui mène soit à un mur, soit à un éclatement. La coupe qu’on vide, même si elle contient le meilleur vin, doit être constamment remplie et rapidement d’un autre vin, sans quoi l’ennui s’installe. Le bonheur, nous dit Le Robert, est l’« état de la conscience pleinement satisfaite». Alors que le plaisir découle de la satisfaction physique ou émotive, le bonheur se situe sur le plan de l’esprit, celui de la conscience. Il s’agit d’un état auquel on parvient après un long travail sur soi-même, grâce à une lente évolution. Le bonheur ne vient pas des circonstances, de la chance ou du hasard ; tout cela est extérieur à la personne, alors que le bonheur découle d’une attitude intérieure qui fait qu’on peut arriver à transformer les événements extérieurs en sources de joie, de satisfaction et d’épanouissement. Le bonheur est en nous; ce n’est pas une question de volonté, mais de perspective. C’est lorsque je me sens en harmonie avec moi-même, avec les autres et avec la nature que je suis heureux et alors tout ce qui peut m’arriver prend une connotation différente. Bien sûr, certains événements peuvent survenir — le décès d’un être cher, un échec, etc. —, mais la personne fon­ damentalement heureuse trouvera la force d’accepter et de dépasser les événements, en tirant même des enseignements pour s’épanouir davantage. Le bonheur laisse une large place au plaisir, mais n’en dépend pas. Alors que la recherche du plaisir équivaut à une volonté de satisfaire l’ego, dans l’état de bonheur, la personne transcende ou dépasse son ego. Les gens heureux peuvent jouir, mais leur bonheur ne dépend pas de leur jouissance; leur bonheur ne peut donc leur être enlevé par les circonstances. À la base du bonheur, on trouve la sécurité; car l’insécurité engendre la crainte et la peur qui rendent fragiles tous les

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moments de la vie en faisant peser sur eux une menace constante. Poussés par la recherche sincère du bonheur, la plupart des gens tentent de parvenir à la sécurité en gagnant le plus d’argent possible et en acquérant beaucoup de biens matériels. Cependant, aucune des choses que l’on possède n’est complètement à l’abri, si bien que jamais on n’atteint la sécurité parfaite: la maladie, la récession, une guerre peuvent nous faire tout perdre. La véritable sécurité se situe ailleurs, à l’abri des circonstances; et ce ne peut être que sur le plan spirituel qu’il est possible d’y accéder. Ce n’est pas sans raison que, depuis les débuts de l’histoire humaine, les religions occupent une place si importante. Encore aujourd’hui, en une ère si matérialiste, les diverses religions comptent des centaines de millions d’adhérents qui tous y cherchent, plus ou moins consciemment, la sécurité qui leur donnerait la clé du bonheur. Et effectivement, dans leur essence, toutes les religions fournissent des enseignements qui per­ mettent d’accéder à la sécurité; mais leur essence s’est tellement diluée dans les rites, les prescriptions et les lois que la plupart des adhérents n’arrivent plus à percevoir le message originel. Je crois qu’aujourd’hui chacun doit suivre son propre che­ min pour parvenir à découvrir la vérité qui lui assurera la sécurité; et il me semble qu’on n’y peut arriver qu’en élargissant ses perspectives par l’exploration des diverses voies religieuses ou philosophiques. Pour ma part, après un long cheminement dans le christianisme, j’ai trouvé dans les écrits bouddhiques des enseignements qui me conviennent parfaitement. Toutes les religions parlent d’un principe supérieur duquel émanerait le monde tel que nous le voyons. Les représenta­ tions anthropomorphiques de Dieu ne sont que des symboles extrêmement simplistes qui jettent plus d’ombre que de lumière. Comment en effet concevoir un être supérieur parfait qui accepte dans sa création l’injustice, la laideur et la méchan­ ceté ? Si Dieu permet cela, il n’est pas. Mais Dieu n’a pas à se préoccuper de chaque événement qui marque l’évolution du monde. Dieu est la Vie; elle se construit constamment à partir de ses divers éléments qui se détruisent et se combinent de nouveau indéfiniment. Dieu est l’Absolu, le Tout, alors que nous ne sommes, chacun d’entre nous, que d’infimes parties.

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Le tout ne peut exister sans ses parties; certes aucune partie n’est essentielle en soi, mais en même temps, il est essentiel qu’il y ait des parties pour qu’il y ait un tout. Chacun d’entre nous constitue donc une émanation et une partie de l’Absolu. Chacun d’entre nous a sa place et son rôle à jouer dans l’univers. Nous éprouvons de la difficulté à nous situer parce que nous n’acceptons pas l’ordre naturel et le rôle effacé que nous y jouons. Nous voulons une existence autonome et nous développons notre ego. Et comme il s’agit d’une orientation contre nature qui ne peut jamais être couronnée de succès, nous échouons. Tant que nous ne renonçons pas à nousmêmes, tant que nous ne nous abandonnons pas totalement avec confiance, nous vivons dans l’insécurité et ne pouvons atteindre au bonheur parfait. L’enseignement de tous les sages se résume à bien peu: le don de soi, le non-attachement et l’abandon à l’Absolu. La foi que les religions commandent n’est en fait que la confiance la plus complète dans cette relation entre le moi et l’univers. Chacun d’entre nous est donc partie intégrante de l’uni­ vers. Cet univers est en évolution constante, laquelle se fait à partir de ses constituants. Chacun est doté au départ d’un certain potentiel qu’il peut développer et qui devrait norma­ lement être utile au tout. Chacun trouve sur sa route des occasions de servir le tout. Celles et ceux qui reçoivent davantage doivent faire davantage. Le tout n’est pas injuste envers ses parties, et quand il donne plus à l’une, c’est qu’il en attend davantage. En fait, rien ne nous est donné, tout nous est prêté. Quand nous ne recherchons que notre propre bonheur, nous nous désolidarisons de l’univers, nous nous écartons de notre véritable vocation et ne pouvons nous épanouir pleine­ ment. Nous dilapidons alors un potentiel qui ne nous appar­ tient pas; l’hindouisme parle de «dette karmique » qu’il faudra payer dans une vie ultérieure; personnellement, je crois qu’elle se paie dans cette vie même, sinon par le malheur, du moins par l’absence de bonheur profond. Le bonheur vient de l’oubli de soi, et c’est par l’amour, la compassion, la générosité et l’humilité que se manifeste cette

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renonciation à soi-même. Dans l’état actuel du monde, avec toutes les injustices, les exploitations et les désastres provo­ qués par l’activité humaine, il est bien clair que les tâches ne manquent pas pour toutes celles et tous ceux qui comprennent qu’ils sont l’univers. Comment connaître le rôle que nous avons à jouer ? Celles et ceux qui attendent, pour s’engager, un appel clair et précis — une vocation — risquent d’être déçus. En fait, nous n’avons même pas à nous fixer des objectifs bien définis. Comme l’a si bien dit Gandhi, ce n’est pas la fin qui importe, mais les moyens qu’on emploie pour y parvenir: «L’arbre est dans la graine. » Quand nous travaillons à des objectifs précis, le risque est grand de nous décourager si nous ne les atteignons pas; pourtant, notre travail peut contribuer à faire avancer la situation, même si c’est d’une façon imperceptible, même si ce n’est pas dans le sens que nous estimions le meilleur. C’est par l’abandon qu’on réussit à ne pas désespérer; nous n’avons toujours qu’une vision bien limitée de la réalité et ne pouvons juger de tous les résultats de nos actes. Nous travaillions à combattre telle injustice et n’avons pas réussi à la redresser; mais qui sait si notre action n’a pas permis de changer une personne qui, plus tard, pourra empêcher ou redresser une autre injustice pire encore ? D’ailleurs, qui sommes-nous pour savoir exactement ce dont l’humanité a besoin ? Ce qui peut apparaître souhaitable tout de suite pourrait, à la longue, se révéler mauvais. Le yogi Swami Rama recommande de suivre fidèlement les trois principes suivants : 1. Renoncez aux fruits de toutes vos actions. 2. Percevez-vous comme un instrument entre les mains du Divin plutôt que comme celui qui conçoit l’action. 3. Considérez que votre devoir est de faire des actions correctes et ne les faites que parce que vous croyez de votre devoir de les faire2.

2. A Call to Humanity, Honesdale, The Himalayan International Institute of Yoga Science and Philosophy of the USA, 1988, p. 45.

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Même quand nous 11e faisons rien, d’une certaine manière nous agissons; car dans nos structures politiques, on agit en notre nom, et la passivité est interprétée comme un acquiesce­ ment. Il faut donc agir. Quoi faire précisément quand il y a tant à faire ? Il existe certainement des actions meilleures que d’autres. Gandhi faisait confiance, pour prendre ses décisions, à sa « petite voix intérieure », à la voix de Dieu ou de ce Tout dont nous ne sommes qu’une partie. Cette voix ne se fait pas facilement entendre : elle est brouillée par toute la vie moderne et surtout par les suggestions de Y ego, qui constamment tente de refaire surface. Pour parvenir à entendre sa voix intérieure, il est nécessaire d’y mettre temps et discipline. Les philoso­ phies orientales ont mis au point diverses techniques pour faciliter le dialogue intérieur — le yoga, le za-zen, etc. ; nous reviendrons plus tard sur les moyens à prendre pour se bran­ cher sur sa voix intérieure ou sur sa conscience. De quelque manière qu’on décide de ses actions, il est nécessaire de les remettre constamment en question. Swami Rama propose le critère suivant: une voie qui ne réussit pas à procurer la paix et l’harmonie dans la vie de la personne et de la communauté n’est pas une bonne voie. La voie du devoir n’est pas tristesse. Certes, l’amour et la compassion nous mettent inévitablement en présence de l’injustice, de la laideur et de la misère; mais tout cela s’inscrit dans la dynamique de la vie et peut évoluer. La vie est un éternel recommencement; la vie du tout se poursuit malgré la mort de certaines parties, qui alimentent la vie d’autres parties. Le bonheur n’écarte pas totalement la tristesse. Comment pourrait-il en être autrement chez des êtres compatissants ? La tristesse fait cependant place à la sérénité quand on accepte avec humilité sa simple position d’instrument du Tout. L'ego voudrait bien tout changer rapidement, car il se perçoit comme ce « concepteur d’action » dont parle Swami Rama; on voit ce que la plupart des révolutions ont donné... L'ego se rebelle devant la laideur, la souffrance et la mort; celui qui dépasse ou transcende son ego s’emploie à soulager la souf­ france des autres, tout en acceptant que les résultats de son action ne soient pas nécessairement ceux qu’il escomptait.

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Le bonheur consécutif à l’abandon et au détachement n’empêche pas le plaisir, bien au contraire; mais il y a une différence énorme entre chercher à faire son bonheur par le plaisir et éprouver du plaisir parce qu’on est heureux. Comme on l’affirme dans un texte bouddhique du XVIIe siècle, «tous ceux qui sont malheureux le sont parce qu’ils ont recherché leur propre bonheur; tous ceux qui sont heureux, le sont parce qu’ils ont recherché le bonheur des autres ». Plus on recherche le plaisir, plus on devient égocentrique et plus on s’éloigne du véritable bonheur. C’est le paradoxe du bonheur: plus on le poursuit, plus il nous échappe; mais le paradoxe n’est qu’ap­ parent, car la contradiction « recherche du bonheur »/« atteinte du bonheur » découle d’une incompréhension de la nature humaine. L’être humain n’est individu qu’en apparence, et quand il oublie sa vraie nature de partie d’un tout et qu’il essaie de s’épanouir seul, il échoue. Il lui arrive la même chose qu’à l’abeille qui décide de s’écarter de la ruche pour « faire sa vie ». L’abandon au Tout et le détachement ne signifient pas l’abnégation, le sacrifice et la pauvreté. Nous vivons dans un monde physique où nous devons être bien insérés pour pou­ voir agir efficacement. Pour répandre l’harmonie et le bonheur, il faut les vivre soi-même. Nous pouvons jouir de ce que la vie nous offre; il y a cependant une différence entre apprécier ce qui est disponible et s’y accrocher; dans le premier cas, on parle de non-attachement; dans le deuxième, de dépendance. Et comme le note Arnaud Desjardins: «Tant que nous saurons plus ou moins confusément que notre joie dépend de quelque chose d’extérieur qui peut nous être enlevé, cela ne sera jamais une joie parfaite. Est-ce que nous avons une joie ou est-ce que nous sommes la joie ? Ce que nous sommes ne peut pas nous être enlevé3. »

3. Arnaud Desjardins, Le chemin de la sagesse, t. il, Paris, La Table ronde, 1979.

CHAPITRE II

Vivre le moment présent

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omme nous l’avons

vu, ce n’est pas en cherchant son V_>propre bonheur qu’on réussit à être heureux; car alors le bonheur est confondu avec le plaisir, lequel ne peut combler toutes les aspirations d’une personne. Le bonheur authentique engendre beaucoup de plaisir, mais celui-ci ne conduit pas nécessairement au bonheur. Cela ne signifie pas qu’on ne puisse volontairement chercher à être heureux; mais plutôt que de viser les résultats — le plaisir authentique, le rayonne­ ment, la paix intérieure —, il s’agit de créer les conditions qui conduisent au bonheur, il s’agit de se mettre en situation pour être heureux. Voie de paradoxe, car alors on aspire au bon­ heur tout en sachant que plus on le cherche pour soi-même, plus il risque de nous échapper. Voie pourtant familière à l’espèce humaine; combien de fois par exemple ne voit-on des femmes devenir enceintes au moment où elles cessent leurs efforts désespérés pour le devenir ? Les bouddhistes éliminent le malheur de leur vie en culti­ vant le non-désir, en raréfiant leurs besoins. Les désirs non comblés engendrent la frustration; de même quand on ressent des besoins et qu’ils ne sont pas satisfaits. À l’inverse, quand on n’attend rien de précis, tout ce qui arrive se présente comme une surprise, un cadeau.

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Les sociétés industrialisées et riches permettent la plupart du temps de répondre aux besoins essentiels — nourriture, logement, vêtements, instruction... Pourtant, il est rare que nous soyons satisfaits et que nous ayons l’impression de ne manquer de rien. Cela vient du fait que presque tous nos désirs sont relatifs; ils viennent de nos attentes, de ce que nous croyons qui nous est sinon dû, du moins accessible. Les 2 500 messages publicitaires auxquels nous sommes exposés chaque jour contribuent certainement de manière importante à entretenir fort efficacement tout un éventail de désirs qu’on nous invite à satisfaire pour le plus grand profit d’une industrie désespérément accrochée à la consommation sans limites. La publicité ne crée cependant pas ces besoins à partir de rien: elle ne fait qu’exploiter notre sentiment pro­ fond d’insécurité. Nous n’avons confiance ni en la vie ni en nos propres capacités. Nous cherchons une sécurité matérielle toujours plus grande dans la possession d’objets plus nombreux. Cependant, même saturés de biens matériels, notre insécurité persiste; car nous regardons autour de nous et nous compa­ rons constamment, et comme nous craignons tellement le rejet et l’isolement, nous essayons d’adopter les comportements les plus « in », même s’ils ne nous conviennent absolument pas. Pourtant, là encore, nous ne trouvons jamais de limite à nos besoins et toujours demeure une grande insatisfaction. Le conformisme ne constitue qu’une autre fuite en avant dans une voie sans issue. Pour parvenir à se libérer du désir, il faut d’abord accepter de vivre au présent. Certes, le passé influence ce que nous sommes et ce que nous vivons aujourd’hui, mais nous ne pouvons changer ce qui fut. Tous les regrets, remords et reproches ne modifieront rien; en revanche, ils nous para­ lysent et nous empêchent d’évoluer. Il en est de même pour l’avenir: nous ne pouvons savoir à l’avance ce qui nous arri­ vera, il ne sert donc à rien de nous en inquiéter. L’avenir se construit dès maintenant. La vie n’est pas une série d’acci­ dents : c’est un enchaînement d’événements dont les uns préparent les autres. La vie que je mène aujourd’hui est le résultat, le fruit du passé tout entier — et même, d’après les

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VIVRE LE MOMENT PRÉSENT

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religions orientales, de vies antérieures. Ce qui m’arrivera demain dépend de ce que je fais aujourd’hui. En fait, c’est sur le présent que nous avons prise. Vivre dans le présent, c’est en apprécier chaque instant; et cela ne peut se faire que par la conscience. Chaque moment, chaque événement prend la coloration qu’on veut bien lui donner. Si je perçois une activité comme une tâche pénible à accomplir, elle sera pénible; si je la prends autrement — comme une occasion de me dépasser ou de faire plaisir à quelqu’un ou d’apprendre —, je la transforme. Personnellement, quand j’examine ma vie, j’ai d’abord ten­ dance à penser que j’ai beaucoup de chance; mais à la réflexion, je découvre que ma chance ne me vient pas tant des circonstances extérieures que du fait que j’apprécie ce qui m’arrive; car je suis bien conscient qu’il pourrait m’arriver n’importe quoi d’autre et que je trouverais moyen d’être heureux. Qu’est-ce que la chance, sinon l’occasion saisie et transformée en événement positif ? Le hasard peut faire que je gagne le gros lot de la loterie, mais cela ne constituera pas nécessairement un événement heureux dans ma vie; tout dépend de ce que je ferai de cet argent et de la façon dont ma vie en sera transformée. Sous l’influence de la pensée orientale, beaucoup de gens estiment que le hasard n’existe pas et que tout ce qui survient dans leur vie a sa raison d’être. Cela signifierait l’existence quelque part d’une sorte de salle de contrôle dans laquelle un super-cerveau posséderait des données sur chaque être vivant et l’alimenterait en péripéties quelconques. Les gens qui avancent une telle hypothèse le font parce qu’ils constatent que tout ce qui leur arrive leur permet de cheminer. Bien sûr que tout ce qui est placé sur notre chemin peut nous aider à avancer, mais c’est une question de perspective, de conscience. Au lieu d’être abattue ou décontenancée par ce qui survient, la personne heureuse utilise chaque événement pour apprendre, pour s’adapter et pour s’épanouir. Dans Les Masques4, Régis Debray raconte comment il a gâché une belle relation amoureuse. Debray a toujours vécu 4.

Paris, Gallimard, 1989.

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intensément, il a connu toutes sortes d’aventures, a côtoyé les grands de ce monde et a été mêlé à maints événements histo­ riques; il avait tout pour être heureux, mais n’a pas su l’être. Ce qui aurait pu le rendre heureux était trop simple pour qu’il s’y arrête; et il en a découvert la valeur seulement quand il l’a perdu. Le bonheur ne vient pas de l’importance des événe­ ments que nous vivons, mais de la conscience de ce que nous vivons. Beaucoup de gens n’arrivent pas à apprécier leur vie parce qu’ils passent leur temps à chercher ailleurs ce qui pourrait être mieux. Le gazon paraît toujours plus vert dans la cour du voisin. On ne peut vivre tous les possibles; peut-être par­ vient-on à en choisir quelques-uns, mais le plus souvent, on vit ceux qui se présentent. Quand on veut tout vivre, on a tou­ jours l’impression que Bailleurs est mieux que l’ici. Quand on ne veut rien manquer, c’est la fuite en avant qui commence, et ce qui est gagné en diversité est perdu en profondeur. La conscience des événements ne doit pas être confondue avec les techniques de la « pensée positive ». Quoique certaines cherchent les mêmes résultats, dans la plupart des cas, on en a fait des recettes où il suffirait d’appliquer certaines formules pour atteindre des objectifs concrets aussi divers que le succès amoureux, la richesse... ou l’obtention d’une place de station­ nement dans une rue encombrée ! Que par la pensée, on par­ vienne à s’abandonner, à faire confiance et à tirer profit de tout ce qui nous arrive, d’accord; qu’à force de se répéter qu’on est bon, patient et ouvert aux autres, on modifie son comporte­ ment, c’est possible; mais que par ce moyen, on réussisse à influencer le hasard, j’en doute fort. Je sais bien qu’on va me reprocher de préconiser la résigna­ tion et l’acceptation du statu quo. Si tout est question de perception et qu’on peut tout rendre positif, pourquoi alors vouloir changer quoi que ce soit à l’ordre social ? Je pense que pour parvenir à l’abandon et au détachement, il faut d’abord avoir satisfait ses besoins primordiaux; pour abandonner, il faut avoir quelque chose à laisser. Pour bien réfléchir — au début en tout cas —, il ne faut pas avoir trop faim ni être constamment épuisé par un travail avilissant. Notre monde n’offre pas à tous ces conditions minimales, ni ici ni dans

VIVRE LE MOMENT PRÉSENT

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d’autres parties de la planète où des millions de personnes, tout en déployant les plus grands efforts uniquement pour tenter d’assurer leur survie, n’y parviennent même pas. Ce n’est pas par la volonté de Dieu qu’il y a des exploités et des pauvres et que surviennent des injustices; et c’est certainement la responsabilité de toutes celles et de tous ceux qui prennent conscience de l’état du monde de faire tout leur possible pour que chacun puisse avoir accès à un minimum décent. Bien sûr, aucune société, aussi bien organisée soit-elle, ne pourra jamais garantir à tous ses membres le bonheur; le bonheur ne s’oc­ troie pas. Cependant, tout devrait être mis en œuvre pour que celles et ceux qui le désirent puissent trouver les conditions permettant d’y accéder.

CHAPITRE III

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L'amour

ous sommes des êtres sociaux et nous avons besoin 1 ^1 d’entrer en relation avec d’autres personnes. Nous pou­ vons vivre isolés pendant des périodes plus ou moins prolon­ gées, et certains s’accommodent mieux de cette situation que d’autres, mais le plein épanouissement de la plupart d’entre nous requiert un minimum d’interactions qui se situent sur le plan affectif. Nous ressentons le besoin d’être aimés, d’être appréciés; et quand à notre tour nous aimons, nous nous en trouvons mieux. L’amour au sens large, cette «disposition à vouloir le bien d’un autre que soi », est sans doute une tendance innée. Dans le monde animal, on trouve beaucoup d’exemples de compor­ tements altruistes, où un individu s’oublie pour les autres: les mères qui protègent leurs petits, les gardiens des groupes de singes qui se tiennent en périphérie de la horde, les antilopes qui s’écartent du troupeau pour attirer loin de lui les prédateurs, etc. De tels comportements assurent la survie de l’espèce. Chez les êtres humains, il en fut certainement de même à l’origine; mais l’instauration de la propriété privée a rendu le comportement altruiste « antiproductif». À partir du moment où l’on peut accumuler des biens et s’en réserver l’exclusivité, il n’y a plus de ressources libres sur lesquelles on pourrait

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l’amour

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compter en cas de besoin, et chaque personne qui veut assurer sa sécurité doit entrer dans le jeu et tenter de s’approprier une portion suffisante (à ses yeux) de ce qui existe. Tous ne dispo­ sant pas de moyens identiques, l’accumulation se fait de façon inégale, non seulement d’un individu par rapport à l’autre, mais aussi entre les divers États. Nous sommes aujourd’hui parvenus à l’extrême limite de cette inégalité avec, à un pôle, des centaines de millions d’êtres humains qui ne réussissent même pas à trouver de quoi vivre, alors qu’à l’autre pôle, quelques millions d’individus possèdent une part importante de tous les biens. Le contraste est si grand qu’il s’en faut de peu que tout n’éclate; les masses affamées n’endureront pas beaucoup plus longtemps le spectacle des pays riches qui continuent à accu­ muler et à gaspiller, et la planète elle-même montre des signes inquiétants de son incapacité à tolérer davantage de ce « déve­ loppement» commandé par l’inflexible exigence de croissance du capitalisme. Seuls des changements radicaux de comporte­ ments pourront assurer la survie de la planète. Pourtant, politiciens, industriels, scientifiques et consommateurs tardent à prendre des mesures draconiennes: on multiplie les études, on continue à chercher des technologies plus appropriées. En fait on est prêt à tout, sauf à changer. Tout ce qu’on réussit à faire en agissant ainsi, c’est de se rapprocher du point de non-retour. Il faut changer radicalement les orientations de nos sociétés fondées sur l’individualisme et l’égoïsme. On nous l’a assez répété, « nous n’avons qu’une Terre » et « nous sommes tous à bord du même vaisseau spatial ». Si nous voulons vivre, nous devons passer du « chacun pour soi » au « tous pour tous ». À l’égoïsme, il faut substituer l’altruisme; c’est le règne de l’amour qui doit commencer. Que faire pour répandre l’amour si nécessaire ? Le premier pas consiste certainement à commencer par soi-même. Tous, nous désirons être aimés, dans le sens d’être respectés, qu’on nous manifeste de l’attention, de l’intérêt et de l’affection. À cause de notre méfiance, nous n’acceptons pas toujours faci­ lement les démonstrations d’amour, mais, au fond nous sou­ haitons qu’on nous aime, car ce regard sympathique que les

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autres portent sur nous nous confirme que nous sommes quelqu’un et que nous avons une certaine valeur. On confond souvent le signe avec l’objet, et bien des gens se contentent de la manifestation au détriment de la réalité; pour eux, c’est l’importance qu’on leur accorde qui prime, et ils n’hésitent pas à acquérir cette importance par le pouvoir, en se donnant les moyens d’imposer leur volonté. Cette voie est sans issue. Pour être aimé, il faut être aimable. Et pour que les autres puissent nous aimer, il faut d’abord s’aimer soi-même. S’occuper de l’épanouissement de son potentiel n’est pas de l’égoïsme, bien au contraire, puisque chacun doit être à son mieux pour pouvoir apporter la meilleure contribution à l’ensemble. La santé du tout relève de la santé de chaque partie. Le mal ne peut venir que de l’orgueil, quand une per­ sonne, n’acceptant plus de n’être qu’une partie, renie ses liens à l’ensemble et ne cherche plus que son mieux-être sans tenir compte des autres, souvent même à leur détriment. Nous n’avons pas le choix : nous devons nous préoccuper des autres, car nous dépendons d’eux comme ils dépendent de nous. L’état de la planète nous montre que nous ne pouvons aller indéfiniment dans la voie de l’égoïsme et que, plus que jamais, il nous faut retrouver la voie de l’amour. L’amour spontané est facile; nous trouvons sur notre che­ min des gens qui nous attirent, avec lesquels nous nous sen­ tons en communion. Dépassé ce cercle restreint, l’amour ne peut qu’être raisonné: c’est une attitude qu’on adopte volon­ tairement parce qu’on la croit la plus appropriée. On peut, à force de temps et d’efforts, parvenir à se comporter avec amour avec tous; alors, la constance des attitudes est une victoire sur Yego. Quand nous entrons en contact avec d’autres personnes, nous avons tendance à répondre aux messages (verbaux ou non) qu’elles nous envoient; que nous percevions de l’agressi­ vité, de la déférence, du respect ou toute autre attitude, nous ajustons notre comportement en conséquence. Nous oublions souvent que l’autre personne agit de la même façon et s’adapte à notre attitude. Si nous le voulons, nous pouvons la plupart du temps faire que l’échange se déroule de façon positive en

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l’amour

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lançant nous-mêmes des messages positifs. Il ne s’agit pas là d’une tactique factice, mais d’une attitude qui doit découler du respect profond des autres. Nul n’est fondamentalement et génétiquement mauvais. Chaque personne est le résultat d’un héritage biologique, d’une éducation et de circonstances qu’elle n’a pas choisies. La méchanceté ou la bêtise ne sont pas des caractéristiques volon­ tairement cultivées, elles sont des conséquences de toute une histoire; si nous avions eu à vivre la même chose, aurionsnous fait mieux ? « Si vous traitez un individu comme ce qu’il est, il demeu­ rera tel, mais si vous le traitez comme s’il était ce qu’il pourrait être, il deviendra ce qu’il pourrait être», a écrit Goethe. Cependant, il ne s’agit pas de voir les autres comme nous voudrions qu’ils soient, mais comme ce qu’ils peuvent être; c’est ce que Marguerite Yourcenar fait dire à Hadrien : « Notre grande erreur est d’essayer d’obtenir de chacun en particulier les vertus qu’il n’a pas, et de négliger de cultiver celles qu’il possède’. » Le respect de l’autre requiert le respect de sa diffé­ rence, et même plus, la mise en valeur de cette différence. Nous avons besoin les uns des autres parce que nous sommes complémentaires; et c’est par et dans notre spécificité que nous pouvons contribuer davantage à l’harmonie collective. Le respect de l’autre se traduit par une attitude de nonjugement et d’acceptation inconditionnelle, ce qui n’équivaut pas à de l’indifférence, bien au contraire, puisqu’on est alors en quête de ce qui distingue l’autre. Cela requiert d’être présent, attentif et empathique. Bien sûr, dans notre monde de compétition et de suspicion, notre ouverture n’est pas toujours bien accueillie; mais comme le dit Gandhi, «la fibre la plus coriace doit s’amollir dans le feu de l’amour. Si elle ne fond pas, c’est que le feu n’est pas assez fort». Il ajoute: « L’amour mutuel restera une utopie tant que tous ne feront pas l’effort d’abandonner les habitudes qui les rendent odieux aux autres. » L’amour des autres n’est pas la même chose que l’amour d’un ou d’une autre. Nous formons des couples non par5 5.

Mémoires d’Hadrien, Paris, Gallimard, 1989.

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altruisme, mais pour répondre à un besoin profond de commu­ nication, d’intimité et d’épanouissement sexuel; pour répondre aussi aux exigences de l’espèce et assurer sa reproduction. La famille, lieu d’échanges intimes par excellence, est une institution fort secouée par les temps qui courent. En fait, c’est bien davantage l’institution que la fonction qui est mise en cause. Toujours, il faudra trouver le moyen d’avoir des enfants et de les socialiser, toujours nous aurons besoin d’un lieu d’intimité qui nous permette une communication privilégiée avec des êtres qui nous sont chers. Faut-il que cette commu­ nion intime ne concerne que deux conjoints et un ou deux enfants ou qu’elle englobe aussi d’autres personnes ? Faut-il qu’elle dure toute la vie ou qu’elle se modifie avec le temps ? Nul ne saurait trancher de façon péremptoire. Probablement que les besoins diffèrent selon les personnes et les étapes de leur vie. Dans l’ensemble, cependant, il semble bien que la plupart d’entre nous tirent profit d’une relation suivie et approfondie; et pour les enfants, il est incontestable qu’ils ont besoin d’une grande stabilité affective. Pour être satisfaisante, une relation de couple doit remplir un certain nombre de conditions. J’en vois quatre qui me paraissent particulièrement importantes : Le respect mutuel. Certes, il existe de nombreux couples dans lesquels l’un domine entièrement l’autre, où même, l’un méprise l’autre. Je ne mesure pas la réussite d’une union à sa durée, mais à ce que cette union peut apporter à chacun pour son épanouissement. Et pour que chacun trouve dans le couple qu’il forme un lieu favorable à sa croissance, il faut qu’il y soit respecté pour ce qu’il est, et non simplement pour ce qu’il peut apporter à l’autre d’avantages matériels, pra­ tiques ou hygiéniques. Le respect requiert une certaine admiration; on trouve dans l’autre des qualités qui nous plaisent et qui la plupart du temps nous manquent; et même, comme le note Abraham Maslow, le grand psychologue américain, « non seulement celui qui aime perçoit les potentialités de l’être aimé, mais encore il permet leur réalisation6». L’autre est donc différent 6. Abraham Maslow, Vers une psychologie de Vêtre, Paris, Fayard, 1972.

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l’amour

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de nous, ce qui ne peut manquer de provoquer, à l’occasion, des heurts. Mais là où il y a respect mutuel, il y a aussi possi­ bilité de se parler, de s’expliquer et de résoudre la majorité des conflits. Il ne saurait y avoir respect sans la plus entière franchise. Le moment où l’on commence à ne plus exprimer ouvertement sentiments, craintes et remises en question signe l’arrêt de mort du couple. Le partage des idéaux. Sans que les deux membres du couple aient exactement les mêmes idéaux, il faut nécessaire­ ment qu’ils retrouvent dans leur conception globale de la vie une certaine cohérence, sans quoi la communication se res­ treindra progressivement pour se cantonner aux stricts besoins de base. Chacun alors se retrouve dans un univers de plus en plus différent et évolue de telle façon qu’il devient étranger à l’autre. La réciprocité de Vamour. L’amour est un sentiment vivant — il évolue avec le temps — qui s’entretient grâce à l’apport de chacun des deux. On ne peut aimer longtemps sans être payé de retour, alors qu’au contraire le fait d’être aimé renforce l’amour qu’on éprouve pour l’autre. Un amour unilatéral conduit à la frustration et au dessèchement. Nous ne pouvons contrôler les sentiments de l’autre; nous pouvons cependant entretenir cette flamme qui nous a unis en l’alimentant constamment et en répondant aux manifestations d’amour de l’autre; et pour ce faire, il est nécessaire de main­ tenir constante l’attention aux signaux que l’autre nous envoie; il ou elle se lassera un jour d’en émettre si c’est en pure perte. Souvent, les couples qui se brisent ne réalisent que lorsqu’il est trop tard toutes les preuves d’amour qu’ils se sont données, mais qui n’ont pas été perçues, et qui, si elles avaient été comprises, seraient devenues l’occasion de renforcer l’amour au lieu de le laisser dépérir. L'accord sexuel. L’attrait sexuel mutuel constitue un des éléments à la base de la formation d’un couple. Mais l’attrait ne conduit pas nécessairement à l’accord, et passé le coup de foudre — la passion aveugle —, il faut ajuster les goûts et les besoins sexuels de chacun et également s’adapter constamment aux nouvelles circonstances qui marquent le déroulement de

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la vie du couple — les horaires de travail qui changent, les responsabilités professionnelles ou sociales qui augmentent, la naissance d’un ou de plusieurs enfants, etc. L’accord sexuel est toujours le résultat d’un équilibre qui ne peut s’obtenir sans compromis de part et d’autre; l’équilibre signifie toujours une certaine fluctuation. L’épanouissement sexuel constitue une notion essentiellement subjective. Les goûts et les besoins diffèrent d’une personne à l’autre; les enquêtes comme celle de Kinsey ont peut-être fait plus de tort que de bien en dévoilant les comportements sexuels dits « normaux » : celles et ceux qui s’éloignaient de la moyenne croyaient aussi s’éloigner de la norme. Or, certaines personnes se trouvent fort bien de n’avoir jamais de rapports sexuels, alors que d’autres s’épanouissent dans une vie sexuelle très active; et, évidemment, entre les deux extrêmes se situe toute la gamme des variations. Deux partenaires sont en accord sexuel quand ils répondent mutuellement à leurs besoins. La plupart du temps, le désac­ cord ne vient pas de l’un ou de l’autre, mais du fait que les besoins et les goûts divergent. Pour maintenir l’harmonie, il est donc important que chacun puisse communiquer ouverte­ ment ses sentiments et ses frustrations; ce qui n’est pas tou­ jours facile dans le domaine sexuel toujours frappé d’un tabou. Il peut y avoir accord sexuel sans amour, mais je ne crois pas qu’il puisse y avoir amour sans accord sexuel. Si l’un des deux partenaires se sent constamment frustré, il ne peut s’épanouir. C’est sans doute différent pour quelqu’un qui choisit volontairement de sublimer ses besoins sexuels; mais pour une personne qui a opté pour la vie de couple et qui ne peut parvenir à s’épanouir à cause de mésentente, la situation ne peut durer indéfiniment sans de multiples conséquences. L’être humain est un, et chaque partie influence le tout; une sexualité brimée est source de tension, ce qui se répercute sur l’ensemble des relations du couple et mène à l’étiolement de l’amour, à plus ou moins brève échéance.

Chapitre

iv

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Le temps de vivre

ous vivons trop vite: nous essayons de trop faire en 1 >1 trop peu de temps, nous voulons que tout soit parfait alors que ce n’est pas nécessaire, nous voulons que les événe­ ments se déroulent comme nous le souhaitons, alors qu’ils pourraient évoluer bien différemment et aussi bien sinon mieux. Nous nous croyons essentiels et voulons tout faire nous-mêmes alors que d’autres peuvent faire aussi bien que nous. Cette attitude de contrôle — nous voulons que rien ne nous échappe — s’avère un jour ou l’autre désastreuse; car nous n’avons jamais le temps de tout contrôler. Cette course contre le temps conduit fréquemment à des problèmes de santé, en produisant un état de stress pratiquement continuel. Dans l’absolu, le temps n’existe pas. La durée d’une vie humaine équivaut peut-être à une seconde de la vie de l’huma­ nité. L’unique façon d’arrêter la course inexorable du temps consiste à prendre conscience du moment présent. Si nous ne trouvons pas le moyen de le faire, nous nous laissons absorber par les événements ou par la routine quotidienne et ce n’est qu’au déclin de la vie, alors que l’imminence de la fin nous force à nous remettre en question, que nous pourrons jeter un regard lucide sur l’emploi que nous avons fait de toutes ces années. C’est dans ces termes que l’a fait Nadine Stair, une Américaine du Kentucky, alors qu’elle avait 82 ans:

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LA BELLE VIE

Si je pouvais revivre ma vie, j’aimerais faire plus d’erreurs la prochaine fois. Je relaxerais. Je ferais des exercices d’assouplissement. Je serais plus folle que je ne l’ai été pendant ce voyage-ci. Je prendrais moins de choses au sérieux. Je grimperais plus de montagnes et nagerais dans plus de rivières. Je mangerais plus de crème glacée et moins de haricots. J’aurais peut-être plus de problèmes réels, mais j’aurais moins de problèmes imaginaires. Voyez-vous, je suis l’une de ces personnes qui vivent de façon saine et raisonnable heure après heure, jour après jour. Oh ! j’ai eu mes bons moments, et si je pouvais tout recommencer, j’en aurais plus ! En fait, j’essaierais de n’avoir rien d’autre. Seulement des moments, l’un après l’autre, au lieu de vivre tant d’années à l’avance chaque jour. J’ai été l’une de ces personnes qui ne vont jamais nulle part sans un thermomètre, une bouillotte, un imperméable et un parachute. Si je pouvais tout refaire, je voyagerais plus légèrement. Si je pouvais revivre ma vie, je marcherais nu-pieds tôt au printemps et resterais ainsi tard l’automne. J’irais danser plus souvent. Je monterais sur plus de carrousels. Je cueillerais plus de marguerites7.

Pourquoi attendre qu’il soit trop tard pour dresser un tel bilan ? C’est au fur et à mesure que se déroule la vie qu’il importe de faire les ajustements nécessaires. Et paradoxale­ ment, pour arrêter la course du temps, il faut accepter de «perdre» de ce temps dont nous manquons toujours. Tl faut s’arrêter, s’asseoir, ne rien faire. Il faut briser la contrainte de l’utilitaire dans laquelle nous nous enfermons le plus souvent: 7.

Citée dans le Guide ressources, novembre-décembre 1990.

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LE TEMPS DE VIVRE

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nous travaillons pour gagner notre vie ou pour être utiles (ou les deux), nous pratiquons une activité physique pour nous maintenir en forme, nous organisons des sorties pour notre équilibre mental, etc. Il s’agit de sortir du quantitatif — je veux atteindre tel résultat précis avant tel moment — pour passer au qualitatif: je fais moins, plus lentement et en l’ap­ préciant, je ne me laisse pas gagner par la pression. Il me reste alors du temps pour vivre et surtout pour prendre conscience de ce que je vis. Personnellement, j’aime beaucoup réfléchir la plume à la main. Ma correspondance avec quelques amis n’est souvent que prétexte à réflexion, alors que mon journal en est le but conscient. Dans les deux cas, j’ai l’impression que je parviens à faire éclater ma vie, d’une certaine façon, car il me semble que cette auto-observation m’amène à vivre différemment, ou plutôt à percevoir différemment ma vie. S’agit-il du phéno­ mène bien connu de l’observateur qui modifie le phénomène observé ? Et comme dans ce cas-ci, c’est la même personne qui observe et est observée, cela produit un curieux effet. Je me sens bizarre, comme si je vivais à deux niveaux: dans la vie quotidienne et, un peu en retrait, dans un poste d’observation. J’ai alors la sensation de vivre quelque chose de spécial, même si en apparence le quotidien continue comme avant. C’est quand j’ai du temps, c’est parce que j’ai du temps que je réfléchis et que je déplore l’état du monde, que je recherche des moyens de le changer. La société nous offre tellement d’activités (ou de passivi­ tés !) qui bouffent notre temps que nous avons rarement l’occasion de réfléchir. Pour nous libérer, il faudra d’abord chercher les moyens de trouver du temps; le combat contre la surconsommation avec les nombreuses heures de travail qu’elle requiert constitue sans doute une clé maîtresse de cette libération. Je ne reprendrai pas ici toute la réflexion que j’ai déjà faite sur les avantages, pour l’individu et la société, de réduire sa consommation et par conséquent, de diminuer ses heures de travail rémunérées8. Je ne crois pas qu’on puisse 8. Voir La simplicité volontaire, plus que jamais..., Montréal, Écosociété, 1998.

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passer à côté d’une remise en question profonde de notre rapport au travail. Que reste-t-il de temps et d’énergie après une journée de sept ou huit heures passées dans un lieu mal conçu, dans une atmosphère de pression constante ou d’ennui mortel ? À moins d’héroïsme — il faut voir dans quel état de fatigue et d’épuisement se trouvent les gens qui après leur travail participent à des réunions ou autres activités communautaires —, la séduction de la consommation facile l’emporte. Même les moyens qui nous sont offerts pour dimi­ nuer la pression — l’auto qui devrait réduire les temps de déplacement, le chalet qui permettra de se reposer, etc. —, ne sont que d’illusoires solutions, puisqu’en y ayant recours, on ajoute à ses chaînes, ce qui lie encore davantage à un travail bien rémunéré. La télévision prend beaucoup de temps dans la vie de bien des gens. Son pouvoir de séduction est énorme; avec la câblo­ distribution et la transmission par satellite, l’éventail de choix d’émissions est tellement vaste qu’on parvient toujours à trouver quelque chose sinon de très captivant, du moins d’assez racoleur pour nous retenir. Bien sûr, tout n’a pas la même valeur dans ce qui est diffusé. Mais il y a des gens pour qui la télévision est tout et qui y consacrent de longues heures, quelle que soit la programmation ; on aime certaines émissions et on meuble le temps avec la moins mauvaise de celles qui nous sont offertes. C’est la télévision refuge, qui empêche de penser à ses problèmes ou de penser tout court, qui nous évite d’avoir à parler aux autres membres de la famille, qui sert de gardienne d’enfants. Même pour les gens plus sélectifs, le temps consacré à la télévision peut être assez considérable, en particulier avec la possibilité d’enregistrer les émissions qu’on ne peut regarder au moment où elles sont diffusées. J’éprouve depuis longtemps une grande méfiance envers la télévision. Comme tout le monde, j’ai passé parfois de longues heures devant le petit écran, pour me rendre compte ensuite que la plupart du temps, je n’avais pas été nourri. Au contraire, je me retrouvais vidé et avili. Ce n’est qu’en de rares occasions que j’ai eu l’impression de sortir grandi grâce à une émission. Malheureusement, on ne sait jamais d’avance ce que sera une émission; ce n’est pas comme un livre dont on peut tourner

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LE TEMPS DE VIVRE

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quelques pages pour voir si un peu plus loin, il devient plus intéressant, devant lequel aussi on peut s’arrêter tout le temps nécessaire pour bien comprendre un paragraphe et y réfléchir. Mes fréquentes incursions de l’autre côté de l’écran — à titre de chroniqueur, d’invité ou comme participant à un débat — n’ont rien fait pour diminuer ma méfiance, bien au contraire. Chaque fois que j’ai voulu faire réfléchir, j’ai rapi­ dement été écarté. La télévision est un spectacle et l’on y tolère mal la retenue, la nuance et encore moins la vérité quand celle-ci peut déranger. Même la prétendue information n’est que sélection d’images qui ne présentent qu’une vision par­ tielle et fréquemment partiale des événements. Il me semble qu’on trouve beaucoup mieux dans l’information écrite, car on peut plus facilement lire entre les lignes qu’entre les images ; on peut aussi davantage juger de la qualité de l’ensemble d’un article de journal ou de revue; on peut enfin passer tout de suite à une autre rubrique si ce qu’on lit ne nous intéresse pas ou nous semble biaisé. De temps à autre, on entend parler d’une famille qui a fait l’expérience de vivre sans télévision pendant quelques semaines ou même quelques mois. Les effets rapportés sont toujours extrêmement positifs: les divers membres de la famille com­ muniquent davantage entre eux, organisent de nouvelles activités, chacun des membres trouve enfin le temps de s’adon­ ner à des occupations qu’il négligeait, on redécouvre le goût de la lecture, etc. Mais après un certain temps, on retourne à la télévision — peut-être en lui accordant une importance moindre, mais tout de même on y revient. Je vis sans télévision — sans téléviseur même ! — depuis 15 ans, au grand étonne­ ment de bien des gens. Pourtant, je ne me considère pas si mal informé. Bien sûr, je ne puis discuter du dernier épisode du téléroman à la mode, mais cela ne fait pas de moi un être asocial, au contraire, puisque j’ai tout mon temps pour parti­ ciper aux diverses activités que m’offre la vie communautaire. De plus, j’éprouve un sentiment de libération; il me semble que j’ai une plus grande marge de manœuvre, que je puis être davantage personnel et m’affranchir des stéréotypes, modèles et idées à la mode. Cela ressemble à ce que j’ai ressenti quand j’ai cessé de fumer; et je suis porté à croire que la pollution des

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esprits provoquée par la dépendance à la télévision a des conséquences plus graves que le tabac. Se libérer de la télévi­ sion offre donc bien davantage que plus de temps: c'est un pas décisif vers un autre mode de vie. Il existe aussi d’autres possibilités de réaménagement de ses activités qui, tout en permettant de disposer de plus de temps, provoquent des changements qualitatifs dans la vie. Les ges­ tionnaires nous proposent divers moyens de « rationaliser » nos activités pour faire plus en moins de temps; ce qui me paraît intéressant, c’est de trouver des méthodes pour parvenir exactement au contraire : faire moins en plus de temps ! Comme les heures d’une journée sont limitées, quand on veut accorder plus de temps à ce qu’on fait, la logique nous oriente tout naturellement vers une diminution du nombre de choses à faire. Nous avons déjà parlé de la télévision et très brièvement du travail rémunéré, mais il y a aussi tout le sec­ teur des tâches domestiques qui mérite d’être passé en revue. Faut-il toujours que la maison reluise comme un sou neuf ? Qu’est-ce qu’une maison, une vitrine ou un endroit où vivre ? Faut-il que nos vêtements soient toujours impeccables, sans une tache et sans un pli, et ajustés aux canons de la dernière mode ? Faut-il que le gazon soit toujours fraîchement coupé sans qu’on y trouve une seule «mauvaise herbe» ? Pourquoi ne pas laisser de place aux fleurs sauvages et aux herbes des prés ? Il y a aussi certaines tâches qu’on ne peut ou ne veut pas laisser tomber et qu’il est possible de partager avec des amis, des parents ou des voisins : on économisera alors du temps et l’on transformera ces tâches en activités plus intéressantes. Ainsi, on peut regrouper plusieurs enfants que chacun garde à tour de rôle; à l’automne, les conserves sont plus vite faites quand on s’y met à plusieurs et c’est souvent l’occasion d’une fête. Enfin, on peut convertir en temps utile les moments autrement perdus; ainsi quand on se déplace par les transports en commun — en particulier sur de longues distances —, on confie à un autre le soin de nous conduire à destination et l’on peut lire, réfléchir et écrire. Retrouver du temps, c’est prendre le risque de se retrouver face à face avec soi-même. Bien sûr, on peut tromper la soli­

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tude et le silence par la radio, la musique, la télé, les sorties de toutes sortes; mais sans s’enfermer dans une retraite hermé­ tique, on peut considérer comme des oasis ces moments où le temps s’écoule plus lentement. Rester seul avec soi-même permet d’étirer le temps. Certains diraient que c’est à cause de l’ennui que le temps semble alors s’allonger; je n’ai pourtant pas cette impression. Le temps ralentit, on le voit s’étirer, on choisit ce à quoi on va l’occuper. Le silence favorise le recueil­ lement, lequel permet la conscience. Le temps n’est pas nécessairement linéaire: chaque unité de temps n’a pas la même valeur, et leur séquence n’est pas figée dans un modèle unique. Ainsi, de la manière dont ma vie est organisée, les jours, les mois, les saisons n’ont plus d’im­ portance. Chaque instant a sa valeur propre. J’ai de moins en moins d’échéances à rencontrer et n’ai pas de projets d’avenir. Je suis constamment en vacances et « travaille » tout le temps, il n’y a plus de séparation ou de limites entre vie et travail, entre action sociale non rémunérée, loisirs et travail. Je suis à la retraite et je sais que je ne prendrai jamais ma retraite.

CHAPITRE V

Jouer

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ans le règne animal,

l’espèce humaine est la seule qui -L' soit dotée de la capacité de rire. C’est dans notre nature de rire, et le rire est probablement nécessaire à notre épanouis­ sement. Le rire a été un des piliers de la thérapie entreprise par Norman Cousins pour combattre avec succès une maladie jugée incurable. Faut-il attendre d’être condamné pour rire ? Nous avons tendance à nous prendre trop au sérieux. Bien sûr, quand on réfléchit et qu’on regarde autour de soi, on constate qu’il y aurait énormément à changer. Cependant, que savons-nous de ce qu’il faut faire exactement ? Qui sommesnous, quel est notre rôle sur Terre ? Nous avançons des réponses à ces questions existentielles, mais qui nous assure qu’elles sont vraies ? Nous y croyons, parce qu’il faut bien nous rattacher à quelque chose; mais rien ne nous assure que nous ayons raison. Alors, nous pourrions agir avec plus d’hu­ milité, plus de détachement: en faisant notre possible pour que se produise ce que nous croyons être le mieux, tout en acceptant qu’il se puisse fort bien que d’autres voies soient encore meilleures. Même quand nous avons la conviction de travailler à l’essentiel, nous devrions comprendre que tout en ayant une certaine importance, nous ne sommes qu’un parmi tous ceux qui poussent la roue. Quelle goutte dans la rivière est si impor­

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JOUER

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tante pour que la rivière ne puisse s’en passer ? Et pourtant sans les gouttes, il n’y aurait pas de rivière. Dans notre volonté que tout s’ordonne comme nous l’en­ tendons, nous voulons que tous les gestes que nous posons servent, que tout ait son utilité. Certes, tous nos actes ont un résultat; mais pas nécessairement celui que nous recherchions. Qui nous dit que ce n’est pas mieux ainsi ? Nous aurions intérêt à explorer le domaine de la gratuité, là où l’on fait une chose pour elle-même, parce qu’il nous plaît de la faire et non parce que nous en attendons quelque chose d’autre. C’est là, par essence, le domaine du jeu, cette « activité physique ou mentale purement gratuite, qui n’a, dans la conscience de celui qui s’y livre, d’autre but que le plaisir qu’elle procure9». Le jeu constitue l’activité principale des enfants; nous l’avons malheureusement oublié quand nous leur avons construit des écoles... Si nous nous mettions à l’écoute des enfants et les observions dans leurs jeux, nous aurions beau­ coup à apprendre. Les enfants touchent, palpent, explorent constamment; ils s’étonnent et s’émerveillent facilement. Les jeux qui les captivent le plus sont physiquement les plus simples: une boîte de carton, quelques bouts de chiffons ou de corde, une ou deux figurines; c’est leur imagination qui fait le reste, car ils inventent continuellement. Quand un enfant joue, il s’abandonne totalement à son activité, ne se préoccupant ni de son apparence ni de ses res­ ponsabilités; il rit et pleure sans retenue. Il nous faudrait aborder le jeu dans cet esprit. Notre société civilisée et policée réglemente la plupart de nos activités et même la majorité de nos comportements; à cause de la complexité de la vie moderne et du grand nombre de personnes qui composent nos sociétés, la plupart des règles imposées s’avèrent nécessaires, mais il n’en demeure pas moins vrai que nous vivons presque constamment dans un carcan. Nous nous habituons si bien à ce cadre rigide que nous nous figeons, prenant rarement la chance ou le risque d’explorer toutes nos possibilités, de découvrir la gamme complète de nos

9.

Le Petit Robert, Paris, Dictionnaires Le Robert/VUEF, 2001.

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goûts et de laisser s’exprimer ces aspects de nous-mêmes qui cadrent mal avec notre vie habituelle. Il y a bien des sortes de jeux et de nombreuses façons de les jouer. À chacun d’explorer et d’expérimenter pour trouver ce qui lui plaît davantage. Il arrive souvent que des gens aient longtemps été attirés par une activité ludique quelconque, mais qu’ils en aient constamment remis à plus tard la pratique, faute de temps ou de moyens; puis un jour, ils se décrètent trop vieux pour commencer. Bien sûr, on ne fait pas un champion de tennis d’une personne qui entreprend la pratique de ce sport à 50 ans, mais justement, là n’est pas l’objectif. Il n’y a pas d’acti­ vité que l’âge interdise; on joue pour jouer, et non pour « performer » ; on joue pour soi et non pour la galerie. Chaque jeu offre des possibilités différentes et quand on varie ses activités, on peut retirer de chacune des avantages différents — ne serait-ce qu’un plaisir toujours renouvelé. Sur le plan anatomique, nous avons le même type d’orga­ nisme que nos lointains ancêtres Homo erectus et Homo sapiens. Pourtant, nous vivons dans des conditions totalement différentes, n’ayant plus à marcher et à courir longtemps non plus qu’à faire travailler nos divers muscles. La plupart d’entre nous passent leurs journées assis, à utiliser bien davantage leur cerveau que leur corps; pas étonnant que ce dernier se déforme et s’enlaidisse et qu’à un moment donné il refuse de fonctionner. La pratique d’un sport fournit l’occasion de bouger, de faire travailler ses muscles et de développer ses organes internes. Personnellement, même si je suis un intellectuel, je n’arrive pas à consacrer toutes mes journées aux activités intellec­ tuelles que j’aime pourtant beaucoup — la lecture, l’écriture, la méditation. J’ai besoin de bouger, de fatiguer mon corps; il faut que je dépense de l’énergie physique pour me sentir bien. Mon corps est plus sage que ma tête, et quand je ne bouge pas assez, je me sens mal et ne fonctionne pas bien. Pour moi, l’alternance de travaux physiques et intellectuels est néces­ saire; en est-il de même pour tous ? Les autres sont-ils diffé­ rents, eux qui en si grand nombre ne fournissent aucune occasion à leur corps de travailler, ou bien arrivent-ils à

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« maîtriser » leurs besoins physiques et à les refouler ? Avec quelles conséquences ? Dans la société de consommation, pour contrer les effets de la passivité, on a inventé les centres de conditionnement physique, et pour en masquer les conséquences, les studios de bronzage et certaines chirurgies esthétiques. Nous travaillons ou nous consommons pour nous maintenir en forme et en beauté, alors que les mêmes résultats découlent spontanément des activités sportives. En prime, le sport offre la détente et de multiples occasions de socialisation. Quand on parle de sport, on ne peut éluder la question de la compétition; dans la plupart des sports, l’objectif est de faire mieux que l’autre ou de se dépasser soi-même. Nous vivons dans une société ultracompétitive, où l’on se compare constamment aux autres et où l’un des critères importants de réussite réside dans la capacité d’être toujours en avance. En réaction à cette situation, beaucoup de gens voudraient qu’on élimine la compétition des sports; ou bien, ils évitent les sports de compétition. Il me semble que le problème se situe davan­ tage chez les personnes que dans la compétition elle-même. Bien sûr que dans un sport de compétition, il y a des gagnants et des perdants; il y a des gens plus habiles, plus talentueux et parfois plus chanceux; mais c’est à l’image de la vie, où la plus grande diversité règne. Il faut savoir accepter de perdre digne­ ment, et aussi de gagner sans écraser. La compétition offre des défis; faut-il que la vie soit toujours uniforme, sans obstacles ? Au contraire, n’est-il pas intéressant d’affronter l’imprévu, de devoir utiliser toutes ses ressources physiques, psychologiques et intellectuelles ? La vie organisée et le «terrible quotidien» qui la caractérise nous offrent si peu souvent d’occasions de nous dépasser... Evidemment, des excès sont à éviter; mais justement, celles et ceux qui ont tendance à se laisser entraîner dans ces excès auraient probablement intérêt à apprendre comment envisager la compétition pour ne pas se laisser sub­ merger par le désir de gagner. Bien des parents aussi devraient comprendre que leurs enfants n’ont pas à réussir là où euxmêmes ont échoué. La compétition ne conduit pas nécessairement à l’indivi­ dualisme, loin de là. D’ailleurs il y a de nombreux sports

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— ceux qui se jouent en équipe — où il est nécessaire d’établir une excellente coopération pour réussir. C’est la même situa­ tion dans les jeux de société, où souvent il faut jouer par paires. Depuis quelques années, on a aussi inventé (ou remis à la mode) des jeux coopératifs, où l’individualisme constitue un handicap. À l’occasion de jeux de société, on apprend beau­ coup sur soi et sur les autres; et l’on peut s’amuser, rire, ou affronter de grands défis intellectuels. Le domaine artistique offre aussi une multitude de possi­ bilités ludiques. Bien sûr, une foule de personnes gagnent leur vie grâce à l’art, mais on peut aussi s’y adonner simplement par goût, sans préoccupation de rentabilité. Chant, danse, musique, peinture, artisanat, l’éventail des possibilités est extrêmement vaste. Dans l’expression artistique, on peut laisser aller son imagination et développer sa créativité; c’est une excellente façon d’élargir le cadre de sa vie.

CHAPITRE VI

Le rapport à la nature

la civilisation occidentale place l’homme au centre de l’univers. C’est pourquoi on la qualifie d’anthropocentrique. Même dans les sociétés théocratiques, on voit la plupart du temps les êtres humains comme des mandataires de Dieu qui ont tous les droits sur la nature. Dans cette conception, la nature est perçue comme étant au service de l’homme; les animaux, les plantes, les rivières, les divers éléments du sol, l’air: tout cela existe pour que les êtres humains puissent s’épanouir. Parce que l’être humain constitue le plus grand achèvement de la création, dit-on, tout le reste lui est subordonné. Cette façon de voir influence et explique nos comportements: nous agissons comme si la nature n’était qu’un réservoir de ressources à notre disposition. Et nous avons puisé allègrement dans ce réservoir que nous croyions sans fond; mais nous découvrons avec stupéfaction que la planète a des limites et que ses ressources sont donc épuisables. L’ère industrielle inspirée par l’idéologie capitaliste a maxi­ misé l’exploitation des ressources naturelles et humaines. Cependant, il apparaît de plus en plus évident qu’il n’est plus possible de continuer ainsi indéfiniment. En effet, de nom­ breux phénomènes nous forcent à constater que nous sommes en train de vider «notre» réservoir de ce qu’il peut nous epuis

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longtemps,

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fournir d’utile et qu’en même temps nous l’encombrons d’une foule de nuisances qui peuvent conduire à la catastrophe. Certaines ressources vivantes — arbres, poissons et autres espèces animales — sont en voie de rapide disparition ; nombre de ressources fossiles risquent de nous faire bientôt défaut; et surtout les mécanismes d’homéostasie, grâce auxquels la nature se régénère, montrent des signes inquiétants d’affaiblis­ sement; le gaz carbonique s’accumule, les eaux, douce et salée, ne réussissent plus à se nettoyer, etc. Dans les circonstances, la question des rapports à la nature se pose d’une manière urgente. La plupart des scientifiques et des dirigeants politiques admettent, dans leur vision anthropocentrique, que les êtres humains se sont montrés de bien piètres administrateurs du « capital nature » qui leur a été confié. D’après eux, il faudrait que nous devenions plus sages et qu'en conséquence, nous trouvions le moyen de rendre nos automobiles moins pol­ luantes, que nous éliminions certaines substances toxiques dans notre production, que nous replantions nos forêts à mesure que nous les abattons, etc. Bref, il faudrait que nous devenions de meilleurs administrateurs et que nous exploi­ tions plus rationnellement nos ressources. Pourtant, malgré tous les beaux discours, les conférences internationales et les commissions d’enquête, et même si la conscience environnementale progresse à grands pas, rien ne change vraiment. Nous vivons en pleine contradiction : nous recyclons toujours davantage, mais en même temps nous apportons chaque année plus de déchets dans nos sites d’en­ fouissement. Le gouvernement interdit la vente de certains pesticides: ils sont remplacés par d’autres qui semblent moins dangereux, simplement parce qu’on ne les a pas étudiés assez longtemps. Les autorités gouvernementales ont forcé l’indus­ trie de l’automobile à fabriquer des moteurs qui fonctionnent à l’essence sans plomb, mais elles prennent toutes sortes de mesures qui contribuent à rendre les transports en commun de moins en moins accessibles et à forcer plus de gens à acheter des voitures. La plupart des actions environnementales actuelles ne sont que poudre aux yeux ou solutions de dessous du tapis: on

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repousse les « poussières » sous le tapis, en attendant que les bosses soient tellement hautes qu’elles ne puissent plus être évitées. Quand on a découvert que certaines industries émet­ taient dans l’air des substances toxiques qui détruisaient toute végétation autour des usines, on a construit des cheminées plus hautes, ce qui a eu pour effet de protéger l’environnement immédiat, mais de distribuer sur un plus vaste territoire les substances toxiques. On continue aujourd’hui à agir de la même façon: les autorités de la ville de Mexico étudient la possibilité d’installer d’énormes ventilateurs qui pousseront ailleurs l’épais brouillard qui étouffe la ville. Les centrales thermiques au charbon sont trop polluantes ? Remplaçons-les par des centrales thermonucléaires, même si on ne sait pas encore comment se débarrasser des déchets nucléaires ni ce qu’on fera de ces centrales quand, au bout de 20 ou 30 ans, elles auront terminé leur vie « utile ». Nous continuons à croire que nos scientifiques inventeront des solutions convenables, nous continuons à faire confiance aux autorités politiques qui nous promettent des mesures efficaces. En fait, nous nous sentons impuissants devant l’am­ pleur de problèmes dont nous prenons de plus en plus conscience. Peut-être aussi ne sommes-nous pas trop embêtés par notre impuissance, car nous ne sommes pas si certains de vouloir vraiment agir: nous voyons de plus en plus clairement qu’il faudrait changer notre manière de vivre, et comme nous avons peur des conséquences, nous préférons faire confiance à ceux qui nous promettent des solutions faciles, puisqu’elles n’exigent pratiquement rien de nous. Peut-être que ce sont nos enfants ou nos petits-enfants qui auront à payer la note, mais ça, c’est une autre histoire... En fait, nous nous accrochons à notre mode de vie actuel parce que nous n’avons pas confiance dans la nature. Nous croyons qu’il faut la dominer pour bien vivre, et nous ne voulons pas cesser de la contrôler. Nous craignons qu’en nous éloignant de la technologie, nous ne saurons plus aussi bien manipuler les forces de la nature. Il y a déjà un bon moment que les écologistes soulignent l’urgence d’une action radicale sur tous les plans. Même si la détérioration de l’environnement est déjà fort importante, la

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plupart d’entre eux croient qu’il est encore possible de réparer les dommages et de vivre confortablement sans détruire l’équi­ libre de la planète. Cependant, cela requiert un changement profond dans notre attitude en ce qui concerne la nature. Nous ne savons pas de manière exacte quels seraient les rapports idéaux que nous devrions entretenir avec la nature, mais il est certain que nous ne pouvons continuer de la façon actuelle. Sans doute ne s’agit-il pas tant d’inventer que de redécouvrir, puisque d’autres civilisations avant nous ont réussi à vivre en harmonie avec l’environnement. En Orient et ici même, chez les Autochtones, on croyait faire partie de la nature et non pas lui être supérieur. Cette conception rejoint celle de la science moderne qui nous dit que tous les êtres vivants ont une origine commune, qu’ils sont constitués des mêmes matériaux de base et qu’ils se refont constamment en s’échangeant des éléments. L’air que j’expire contient du bioxyde de carbone produit par mon métabolisme; ce carbone est assimilé par les arbres ou par les plantes, qui le conver­ tissent en chlorophylle que je mange ou qui sert à alimenter des animaux qui me nourriront. En fait, nous ne sommes ni au-dessus ni au-dessous de la nature: nous sommes la nature, au même titre que tous ses autres éléments. De quel droit établissons-nous une hiérarchie entre les diverses catégories de vivants ? Le lion n’est pas plus le roi de la jungle que la fourmi: l’un et l’autre font tout leur possible pour survivre et déploient diverses stratégies pour y parvenir. Certains « amants » de la nature voient dans l’être humain une nuisance; il est vrai que celui-ci est en grande partie res­ ponsable des graves perturbations constatées dans l’équilibre de la planète ; mais la cause de ces perturbations se situe dans les choix technologiques faits par les humains et non dans la nature humaine elle-même. Il n’y a pas de loi immuable qui régisse l’emploi des diverses technologies; l’humanité pourrait choisir de mettre au rancart celles qui ont des effets délétères, comme elle pourrait fort bien en utiliser d’autres pour colla­ borer à l’œuvre de la nature. Ce n’est pas la présence humaine qui est nocive à la nature, c’est plutôt un certain type de présence.

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Nous sommes la nature, et en la détruisant, nous nous détruisons nous-mêmes. Nous scions la branche sur laquelle nous sommes assis. Nous sommes passés d’une relation de symbiose avec la nature — dans laquelle chacun des parte­ naires tire avantage de sa coexistence avec l’autre — à une relation de parasite: nous augmentons notre domination au détriment de certains autres éléments que nous détruisons progressivement, ce qui menace l’équilibre global de la planète telle que nous la connaissons et telle que nous en avons besoin. Il est fort probable que la planète survivrait à des modifications importantes dans le climat, dans la qualité de ses eaux, dans la répartition de sa végétation; il est beaucoup moins sûr que nous réussirions à nous adapter à tous ces changements. Nous ne pouvons vivre sans la nature, sans doute pourrait-elle vivre sans nous, mais alors, elle serait différente. La nature comporte une très large diversité sans laquelle elle ne serait pas; nous sommes un des fruits de cette diversité que nous avons tout intérêt à maintenir. Nous faisons partie de la nature et, comme chacun de ses éléments, nous avons sans doute un rôle à y jouer. C’est le développement de notre intelligence et de la conscience qu’elle permet qui nous caractérise par rapport aux autres consti­ tuants de la Terre. Parce que nous avons développé notre intelligence et notre capacité de comprendre certains phéno­ mènes, nous nous sommes octroyé la fonction d’administra­ teurs, de «développeurs», d’intendants de la nature. Nous avons aménagé, transformé... et gaspillé maintes ressources naturelles. Mais nous n’avons saisi qu’une partie de la vérité et nous avons déchaîné des forces que nous ne contrôlons pas. Et aujourd’hui, nous sommes submergés et menacés d’extinc­ tion à plus ou moins longue échéance. Nous avons fait fausse route et nous devons le reconnaître. Avant d’aller plus loin, avant même de nous engager dans une autre voie qui pourrait être aussi erronée que la première, il est nécessaire de faire le point, de nous situer dans la nature. Avant de faire, il faut être; nous sommes Y Homo faber; et nous avons oublié nos origines d'Homo sapiens. Enfermés dans nos villes et occupés à travailler, pour la plupart d’entre nous, la nature devient une réalité extérieure

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avec laquelle on n’entre en contact qu’occasionnellement. La nature se transforme même en un bien de consommation comme les autres, qu’on achète la fin de semaine ou pendant les vacances. Certaines personnes se vantent, à Montréal, de ne pas même posséder de manteau d’hiver: elles demeurent dans un condo au-dessus d’une station de métro et se déplacent constamment dans la ville souterraine, où elles peuvent faire leurs achats, aller au cinéma ou dans un bar, et manger. Il n’y a pourtant pas si longtemps, dans l’histoire humaine, nous vivions tous en pleine nature, en contact continuel avec les éléments. Ce n’est pas sans raison que nous continuons à être fascinés par le feu, par l’eau, par le soleil; encore faut-il avoir l’occasion de reprendre contact avec ces éléments pour découvrir cet attrait. Albert Einstein décrit ainsi une rencontre avec la nature: 10 décembre 1931: jamais auparavant, je n’ai vécu un orage comme celui de cette nuit... La mer revêt une grandeur indescrip­ tible, particulièrement quand les rayons du soleil l’atteignent. On se sent, pour ainsi dire, dissous dans la nature et l’on se confond en elle. On perçoit, plus encore que d’habitude, l’insi­ gnifiance de l’homme, et cela rend heureux10.

Parfois, comme ce fut le cas pour Einstein, la rencontre avec la nature est imprévue; en d’autres circonstances, elle est intentionnelle — une excursion, un voyage, des vacances. Certaines personnes organisent chaque année des pèlerinages dans la nature, qui leur permettent de se recueillir et de se retrouver. Avant toute chose, c’est justement ce lien étroit qu’il faut redécouvrir. Pour beaucoup, cela peut être difficile, car ils sont couverts de tant de couches artificielles — ce « vernis de la civilisation » ! — qu’ils deviennent pratiquement imperméables aux charmes de la nature. Quand on vit depuis toujours dans le béton et le plâtre, les insectes et les animaux nous font peur, la « saleté » de la terre nous répugne, le froid nous est antipa­ thique, la chaleur nous écrase; la nature est alors perçue

10. Correspondance, Paris, Inter Éditions, 1980, p. 35.

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comme un agresseur, par conséquent, elle devient un milieu à maîtriser et à dominer. Les personnes qui ont perdu contact avec la nature sont les mêmes qui ont perdu contact avec elles-mêmes; cela ne peut s’être fait sans dommages à leur intégrité. Je crois bien qu’on peut attribuer une bonne partie du succès de beaucoup de thérapies holistes au fait qu’elles permettent à leurs utilisa­ teurs, par différentes techniques comme le massage, l’antigym­ nastique et la respiration dirigée, de réintégrer la part « animale » d’eux-mêmes. Nous ne sommes pas seulement des esprits ; mais dans notre civilisation, nous avons trop souvent tendance à l’oublier. Nous sommes aussi des émotions, des muscles, des estomacs et des sexes. Et si nous voulons nous épanouir pleinement, nous ne pouvons négliger ces éléments. Le contact avec la nature nous y aide. Par rapport à nous les humains, qui passons beaucoup de temps à nous interroger, la nature fait étalage de ses certi­ tudes: elle est, elle dure, elle se répète et se diversifie en même temps constamment. Année après année, les saisons reviennent, les cycles recommencent. Sa beauté est infinie, dans le vaste paysage aussi bien que dans la fleur la plus minuscule. Si nous nous écoutons, si nous regardons bien, si nous nous laissons pénétrer, nous sentons que nous sommes aussi cette nature et que nous vibrons à son rythme. Et comme Einstein, nous ne pouvons que constater notre insignifiance; ce n’est pas là un sentiment négatif, au contraire puisque nous comprenons que nous faisons partie d’un large phénomène qui nous dépasse tout en nous englobant; et nous apprenons l’humilité, la vraie, non pas celle qu’on s’impose en surmontant son orgueil, mais celle qui découle d’une admiration sans bornes pour autre chose que soi-même. Comment ensuite détourner des cours d’eau, abattre des forêts, pénétrer les entrailles de la terre... sans réfléchir pro­ fondément ? Bien sûr, nous avons le droit de vivre au même titre que tout le reste de la nature; pour ce faire, nous devons manger, nous loger et nous vêtir. La nature est ainsi organisée que les uns dépendent des autres pour leur subsistance. Il y a cependant une différence entre les besoins essentiels et les besoins artificiels. Est-il toujours nécessaire de se déplacer

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chacun dans son automobile ? Est-il nécessaire de manger tant de bœuf ? Faut-il que les journaux aient 100 pages, alors que nous n’en lisons que quatre ou cinq ? La Terre est un être vivant dont l’équilibre dépend de tous ses constituants. Dans les seules forêts tropicales qu’on détruit rapidement pour la satisfaction de nos prétendus besoins, des dizaines de milliers d’espèces animales et végétales disparaissent chaque année. C’est une partie de nous qui est ainsi perdue à jamais. Dans cette civilisation qui devait, grâce à sa grande capa­ cité de production, nous libérer du besoin, nous sommes devenus plus dépendants que jamais. En voulant nous affran­ chir des cycles de la nature, nous sommes devenus étrangers à nous-mêmes, constamment insatisfaits et mal dans notre peau. La violence, l’abus des drogues, la pornographie et l’exploita­ tion sous toutes ses formes ne devraient tromper personne: nous avons mal à la vie. Même les religions, qui voudraient faire de nous des anges, mais trop souvent nient notre véri­ table nature, ne réussissent pas à nous insuffler l’espoir. Il nous faut reprendre racine, rétablir nos liens avec notre Terre-mère et nous retrouver enfin. La nature, qui en a vu bien d’autres et qui serait bien contente de voir ses enfants redevenus plus sages, peut nous y aider. On a inventé, il y a quelques années, le mot « zoothérapie » pour décrire l’utilisation thérapeutique qu’on peut faire des animaux dans le traitement de certains types de maladies, surtout mentales. On n’a évidemment inventé que le mot, car la réalité a toujours existé; quand les gens vivaient près des animaux, ils n’avaient pas besoin de psychiatres. Il y a aussi la naturothérapie qui existe depuis longtemps; mais aujourd’hui, à part les quelques conseils d’hygiène qu’on y donne, on s’y est considérablement éloigné des origines et on n’y utilise que fort peu le contact direct avec la nature. Il faudrait que la plupart des habitants des pays industrialisés suivent une cure de nature, qu’ils aient l’occasion de se découvrir dans la nature. Certains centres de santé holistes se sont justement installés en pleine nature pour fournir cette occasion à leurs clients. Je me souviens d’avoir lu l’histoire d’un Chinois haut gradé que la Révolution culturelle avait forcé à travailler comme jardinier, dans le cadre de la politique de rééducation préconi­

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sée alors. C’est en mélangeant de ses mains le fumier à la terre des plates-bandes qu’il avait découvert la sérénité. Combien de nos savants, de nos hommes politiques et de nos adminis­ trateurs bénéficieraient d’une telle cure ! Pour les femmes, qui par leurs fonctions reproductrices participent davantage à l’œuvre de la nature, la distance à parcourir est sans doute moindre. Il existe aux États-Unis des endroits où l’on organise des «cures de nature», où l’on aide les participants à entrer en contact avec la nature profonde. En fait, chacun peut s’orga­ niser lui-même pour vivre cette expérience, si ce n’est pas déjà fait. Tous devraient tenter d’établir une relation stable avec la nature — par le jardinage, par la pratique régulière d’une activité de plein air, par la participation à un club d’observa­ tion d’oiseaux ou de cueillette de champignons, etc. Tous devraient aussi essayer de découvrir les possibilités de leur corps: ses capacités, sa beauté, ses limites. Quand nous serons plus nombreux à comprendre que nous faisons partie intégrante de la nature, alors nous serons en mesure de jouer notre rôle sur Terre et de participer à la création. L’eau, la forêt, les insectes, les oiseaux, les minéraux, les plantes, tout ce qui existe a sa raison d’être, et il n’en est pas autrement pour nous. Parce que nous sommes intelligents, nous nous sommes octroyé la responsabilité d’aménager le monde et de le transformer; mais parce que nous avons pris conscience de notre intelligence, nous sommes saisis d’orgueil, nous nous sommes placés au-dessus du reste de la création. Nous avons tenté d’ordonner le reste de la création à notre convenance, avec les conséquences désastreuses qu’on com­ mence à peine à réaliser. Nous avons un rôle à jouer, et comme nous sommes des animaux sociaux, nous avons sans doute à le jouer ensemble. Quel est-il exactement ? Il reste à le découvrir. Pour l’instant, notre tâche s’impose avec une clarté éblouissante: nous devons cesser de nous détruire par la consommation effrénée, nous devons sauver tout ce qui est en danger et nous devons réparer ce que nous avons détruit. Notre rapport à la nature n’est pas immuable. D’ailleurs, à d’autres époques, il a été différent. Aujourd’hui, nous nous

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rendons compte qu’il n’est pas approprié et il faut tenter de le changer. Je crois venue l’heure de faire la jonction entre la conscience et l’intelligence. Le mouvement écologiste a sonné l’alarme et joue de plus en plus le rôle de conscience de l’hu­ manité. Il n’est plus suffisant, pour nos sociétés, de se donner bonne conscience par quelques petits gestes comme le recy­ clage du papier ou la collecte sélective des déchets. C’est l’ensemble de nos attitudes qu’il faut modifier. Bien sûr il faudra que nos dirigeants cessent de tergiverser et de parler pour commencer à agir : il est nécessaire de remettre en question tout le système économique, la politique de défense, les relations internationales et même le style de notre démocratie. C’est tout cela qui explique nos problèmes environnementaux. Avant d’en arriver à la prise de conscience collective qui pourrait permettre les changements d’orienta­ tion nécessaires, et aussi pour accélérer cette prise de conscience, chacun d’entre nous peut commencer à guérir la Terre. Comme «l’homme qui plantait des arbres», nous pouvons agir concrètement et poser des gestes qui auront un jour des répercussions heureuses. Je n’énumérerai pas ici tout ce qui peut être fait à titre de consommateurs préoccupés de l’environnement: de nombreux livres nous indiquent déjà comment diminuer notre consom­ mation, comment choisir les produits les plus respectueux de l’environnement et comment faire pression pour que nos gouvernements agissent plus efficacement. Nous reviendrons sur le thème de la consommation. Pour le moment, il s’agit plutôt d’explorer divers moyens qui pourraient redonner à la nature sa vigueur originelle. Nous ne pouvons pas refaire ce que nous avons défait — la chose est impossible; le mieux que nous puissions accomplir serait de donner à la nature les moyens de se reconstruire elle-même. Nous pouvons nous aussi planter des arbres, favoriser la multiplication des oiseaux, nettoyer les berges d’un cours d’eau, préparer du compost; nous pouvons aider à la propaga­ tion des fleurs sauvages, sevrer notre pelouse des produits chimiques, partager nos appartements avec les plantes, les fleurs et les fines herbes en pots. Nous pouvons prendre les matériaux que nous offre la nature et les transformer artisa­

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nalement en objets utiles comme des meubles, des tissus, des paniers. L’idée est de participer à l’œuvre de la nature, de cocréer. Personnellement, je m’épanouis dans le jardinage. Où que j’habite, je trouve un coin de sol à travailler, que j’alimente en matières organiques abondantes et sur lequel je cultive la plus grande variété possible de légumes, de fruits et de fleurs. J’essaie de faire corps avec la terre, de comprendre ses besoins que je tente de combler avec ce que je trouve autour et que me fournit la nature. Le travail manuel dans le potager et les plates-bandes me permet d’équilibrer les journées que je passe souvent dans les livres. Ces heures qui s’écoulent en contact intime avec la nature fuient toujours trop vite. Pour moi, il n’y a pas de plus grande fierté que de cueillir ce que j’ai pu aider à faire pousser; et plus je m’éloigne de l’habituel dans mes cultures, plus je suis content. Quand je vais chercher mes carottes fraîches sous la neige en janvier, quand je mange les endives que j’ai « forcées» dans ma garde-robe, quand j’orga­ nise une dégustation de tomates avec les six ou sept variétés que j’ai choisies pour mon potager, quand je hume l’odeur capiteuse des giroflées du soir à la tombée du jour, quand je regarde les dizaines de variétés de fleurs qui forment les bou­ quets préparés par ma compagne, quand au mois d’octobre je vais cueillir dehors quelques framboises bien fraîches pour manger avec mes céréales, je suis envahi d’un sentiment indes­ criptible, mélange de fierté, de joie, de satisfaction, d’accom­ plissement. Toute cette abondance qui résulte de mon travail, de la grande générosité de la Terre et surtout de notre étroite collaboration, comment ne pas en être reconnaissant ? Comment comprendre que tant de gens se privent d’une joie si profonde ? Bien sûr, la complicité avec la nature ne s’établit pas instantanément. Peut-être à une lointaine époque avons-nous pu d’instinct trouver ce qu’il fallait pour gagner l’amitié de la Terre; mais il n’en est plus ainsi. Même les jeunes Autochtones, contaminés par notre civilisation, doivent prendre de leurs anciens des leçons de comportement envers la nature. Nous aussi avons nos sages qui parlent et écrivent; attention cepen­ dant à cette inévitable récupération de la société de consom-

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mation, qui nous propose mille et un gadgets semble-t-il pour nous faciliter la tâche. Plus souvent qu’autrement, ces produits constituent une interférence dans notre rapport avec la nature. Il faut plutôt chercher du côté des techniques simples, expéri­ menter et apprendre à force d’essais. La nature n’est pas avare de son amitié et très vite nous pouvons trouver un terrain d’entente. Tous ne disposent pas d’un coin de terrain où s’enraciner; c’est déjà là une preuve que notre société est mal foutue. Nos sociétés modernes forcent de plus en plus de gens à s’entasser dans des endroits totalement artificiels; beaucoup de ceux qui voudraient échapper à ces enfers ne le peuvent, faute de moyens financiers. L’augmentation de la violence dans les sociétés industrialisées trouve peut-être une de ses origines dans cet éloignement de la nature: en vivant de cette façon, nous nions une partie de nous-mêmes. En attendant un examen approfondi du type d’occupation territoriale que nous avons adopté, qui se caractérise par la concentration urbaine aux dépens de la santé des individus et de l’environnement, nous devrions tout au moins multiplier les parcs et planter des arbres dans tous les espaces qui peuvent en accepter. Il faudrait aussi rendre partout acces­ sibles les potagers communautaires.

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’ai écrit la première version de ce livre durant l’hiver 1990-1991. En plein milieu de l’hiver est survenu ce qu’on a appelé « la guerre du Golfe». Le Canada, comme la plupart des pays occidentaux, s’est rapidement rangé aux côtés des Etats-Unis pour ramener l’Irak «à l’ordre». J’ai mis de côté mon manuscrit pour m’engager dans l’action pacifiste. Et j’ai confié à mon journal mes réflexions, que j’ai cru bon repro­ duire ici. En effet, les guerres qui éclatent périodiquement — et de la façon dont va le monde, on peut prévoir qu’il y en aura encore bien d’autres — sont une source de grand malheur pour des multitudes. La recherche du bonheur devrait nous amener à tout faire pour les empêcher. Ce n’est pas en se fer­ mant les yeux et en s’efforçant d’éviter tout malaise qu’on arrive au bonheur...

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J

23 janvier 1991 Mon livre est en plan et je ne sais quand je le reprendrai. Car il y a cette guerre dans le golfe Persique... Comment continuer à écrire sur « la belle vie » quand on lance des milliers de tonnes de bombes sur des villes, quand l’un et l’autre belligé­ rants possèdent des armes apocalyptiques qu’ils menacent d’utiliser au moment « opportun », quand en réalité l’avenir de la planète est en jeu ?

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Depuis le 12 janvier, quatre jours avant que les États-Unis ne déclenchent leurs attaques aériennes massives, je travaille à temps plein pour la paix. D’abord à Montréal, avec l’équipe de rédaction de la revue Option-Paix et avec les Artistes pour la paix, puis à Québec avec la Coalition pour la paix et le désarmement, mise sur pied le 14 janvier. Nous avons d’abord voulu empêcher la guerre, en rendant encore plus explicite l’option des Québécois et Québécoises pour des mesures pacifiques dans la solution du litige avec l’Irak. Nous n’avons pas réussi à empêcher le gouvernement canadien d’appuyer les États-Unis dans leur intervention pré­ cipitée. Et la boucherie a commencé. Ce n’est évidemment pas ce qui est montré à la télévision : au contraire, la manipulation a été si bien réussie que, dans les premiers jours du moins, le public était invité à assister à un jeu électronique... « passion­ nant ». Le début de la guerre a eu un effet démobilisateur sur beaucoup de personnes. Dans les derniers jours avant le commencement des hostilités, on sentait une grande efferves­ cence: partout on manifestait ses idées pacifistes, les gens nous poussaient dans le dos pour que nous multipliions les actions. Le déclenchement de la guerre a refroidi les esprits. Peut-être les gens croyaient-ils qu’il suffisait de sortir une ou deux fois dans la rue pour amener à la raison nos gouvernements... Oh non ! nos dirigeants n’ont pas perdu la raison: ils savaient que les États-Unis voulaient cette guerre et c’est sciemment qu’ils nous ont entraînés dans ce conflit. En fait, ce n’est pas de raison qu’ils manquent, mais de cœur. Comment peut-on mettre, dans les plateaux de la balance, d’un côté la transgression de frontières artificielles et de l’autre la mort ou la mutilation certaine de centaines de milliers d’innocents, la destruction de toute une région et le risque de l’éclatement de tout le Moyen-Orient ? Comment penser qu’il pourra résulter quelque bien d’un si grand mal que la guerre ? Bien sûr, Saddam Hussein est un dictateur féroce qui repré­ sente un risque pour ses voisins et surtout pour les intérêts américains dans la région. Mais Saddam Hussein est le résultat de l’histoire, et l’histoire du Moyen-Orient depuis une cen­ taine d’années n’est qu’une longue série de mensonges, d’in­

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justices, d’interventions violentes et d’intrigues de la part de l’Occident. Si nous voulons la paix au Moyen-Orient, il va falloir que les nations industrialisées se retirent de la région et que les principaux intéressés s’assoient autour d’une table pour démêler cet écheveau complexe. Cette guerre ne peut nous apporter la paix; elle nous pré­ cipite vers d’autres guerres. Un jour certainement, les Américains et leurs alliés réussiront à anéantir les troupes de Saddam Hussein; mais cela ne réglera absolument rien. Car en plus de paver la voie à d’autres dictateurs au MoyenOrient, les nations industrialisées continuent à engendrer des Saddam Hussein partout dans le tiers-monde.

24 janvier «Le sort de la planète est étroitement lié à celui de la paix», écrit Pierre Dansereau dans La Presse d’aujourd’hui.

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14 février Ce n’est qu’aujourd’hui que je parviens à reprendre un peu le dessus: réunions, conférences, articles, correspondance — presque tout mon temps a été bouffé par les efforts pour tenter d’amener le Canada à faire marche arrière. Je ne parviens pas à comprendre comment tout cela peut continuer. Je devrais plutôt dire que je me refuse à accepter la crédulité dans bien des cas, l’inconséquence dans d’autres et l’égoïsme chez la majorité. La crédulité. Comment peut-on croire à cette propagande truquée et faussée qu’on nous présente comme de l’informa­ tion et dont on nous inonde par tous les moyens de commu­ nication ? Je ne regarde pas la télévision — et il semble que cela soit encore pire là qu’ailleurs, du moins s’il faut en croire Michel Héroux, ex-président de Télé-Métropole (Le Devoir; 1er février 1991); mais de ce que j’entends à la radio et de ce que je lis dans les journaux, une bonne partie provient direc­ tement de Washington ou d’autres porte-parole de la coalition contre l’Irak; on donne aussi beaucoup plus facilement la parole à ceux qui ont adopté la «ligne officielle», celle pour

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laquelle a opté le Canada. Dans les journaux, on trouve à l’occasion des analyses critiques ou des informations pré­ cieuses pour qui veut comprendre ce qui se passe exactement; mais il faut savoir les trouver. Est-ce que les gens peuvent croire qu’il n’y a pratiquement pas d’« effets collatéraux» — quel euphémisme employé d’abord par les Américains et répété abondamment par les médias ! — au largage de milliers de tonnes de bombes chaque jour sur une ville de quatre mil­ lions d’habitants ? Est-ce que les gens se laissent convaincre par le ministre de la Défense de la France qui dit que Saddam Hussein est l’unique responsable de ce massacre ? Quelles que soient les décisions de ce dictateur, que peuvent faire les femmes, les enfants et même tous les autres Irakiens pour les empêcher ? Nous vivons dans un pays dit démocratique; des centaines de milliers de citoyens, tout comme moi, réprouvent au plus haut point cette guerre; et arrivons-nous à l’arrêter ? Alors quelle marge de manœuvre peut-il rester à celles et ceux qui vivent sous la gouverne d’un dictateur implacable ? Pourtant, ces gens-là subissent directement la guerre. Ici au pays, les gens croient peut-être ce qu’on leur dit parce que c’est plus facile ainsi, quand tout est blanc d’un côté et noir de l’autre. Alors, on n’a pas à se casser la tête pour comprendre, pour juger, pour faire des distinctions: on n’a qu’à croire. L'inconséquence. On nous a dit (les médias encore) que M. Bush était en paix avec lui-même quand il a décidé de lancer l’attaque sur l’Irak. Sans doute assiste-t-il aux offices religieux chaque dimanche. On dit faire la guerre au nom de la justice et du droit international et on commet l’irréparable — détruire des vies humaines — pour réparer une situation éphémère: que sont des frontières sinon des tracés qui n’ont pas toujours existé, qui ont souvent changé et qui peuvent encore être modifiés ? Et qu’on ne me dise pas qu’on voulait protéger la démocratie au Koweit: plus de 60 % de la population de ce pays est constituée de travailleurs émigrés, dont le tiers sont des employés domestiques à la merci totale de leurs maîtres. À peine 3 % de la population a le droit de vote. La famille qui contrôle le pays possède une richesse inouïe — plus de 500 milliards de dollars déposés dans les banques étrangères.

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Et puis, quel est-il ce droit international qui permet qu’on applique les résolutions de l’ONU quand cela fait notre affaire, et qu’on les ignore quand elles nous dérangent ? Israël a été visé 157 fois par des résolutions des Nations unies et, pourtant, on n’a jamais forcé Israël à s’y plier. Uégoïsme. Nous sommes loin du massacre, alors il ne nous touche pas. La TPS, la blessure du gardien de but du Canadien, les radotages de la commission Bélanger-Campeau: voilà ce qui est important. J’ai écrit au mois de septembre une « opi­ nion » pour Le Devoir en réponse à un géographe qui devisait sur la meilleure façon de constituer l’armée d’un futur Québec indépendant; j’ai écrit en décembre pour Le Soleil une «opi­ nion» sur l’éventualité de la guerre dans le golfe Persique; ni l’une ni l’autre n’a été publiée, car à ce qu’on m’a dit, il y avait d’autres textes d’« actualité » qu’il fallait passer. Les journaux publient ce qu’ils pensent que leurs lecteurs veulent lire: sur­ tout pas trop de textes qui dérangent leur petite tranquillité... Bien des gens sentent instinctivement que les Etats-Unis sont dans le Golfe pour défendre nos intérêts et même nos privilèges. Qu’arriverait-il si des Arabes « fanatiques » pre­ naient le contrôle du pétrole et en fixaient le prix à un niveau « inacceptable » ? Ils n’ont pas le droit de rendre nos randon­ nées en automobile plus coûteuses, ils n’ont pas le droit de mettre en péril notre niveau de vie, même si c’est au détriment du tiers-monde que nous pouvons vivre ainsi. Alors bravo pour les Etats-Unis et la coalition, bravo pour M. Mulroney qui est un homme pratique sachant toujours sur quel cheval placer sa mise. Les gens veulent continuer à gagner, même si gagner signifie qu’il y a des perdants; car s’il fallait partager, nous savons bien que nous perdrions, alors que les autres ne pourraient qu’avoir davantage.

15 février Nous vivons dans une société de consommation où la plupart des gens — parmi ceux qui vont lire ce livre du moins — n’ont jamais eu à se demander s’ils auraient de quoi manger au prochain repas, s’ils sauraient où coucher le soir; s’ils pour­ raient se vêtir convenablement. Les « grands » problèmes à

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résoudre sont plutôt de l’ordre du restaurant qu’on va choisir, de la pièce de viande qu’on va se procurer, de la couleur du vêtement qu’on va acheter... Nous vivons dans l’abondance sans nous en rendre compte, alors qu’il y a une majorité d’êtres humains qui arrivent à peine à survivre et qui souvent n’y parviennent même pas. Nous nous considérons comme «chanceux». Mais s’agit-il vraiment de chance ? Est-ce le hasard qui fait que dans nos pays industrialisés, nous crevions de maladies causées par l’abondance (manger trop, manger trop sucré, trop gras, trop de protéines...) alors qu’ailleurs on meurt de privation ? L’organisation du monde, entre autres la répartition des richesses, n’est pas l’effet du hasard. La guerre du golfe Persique nous montre bien de quelle façon on corrige les... « fantaisies » du hasard : ce pétrole enfoui au mauvais endroit reviendra sous le contrôle de ceux qui en ont «besoin» — pour continuer à jouir de leurs privilèges. Que nous le voulions ou non, nous faisons partie des pri­ vilégiés — par le seul fait de notre naissance ici, ou des cir­ constances qui nous ont amenés ici. Nos privilèges, que nous avons plutôt tendance à considérer comme des droits, sont nombreux: en plus de manger plus qu’à notre faim, de pou­ voir choisir parmi des mets qui viennent des quatre coins du monde, nous pouvons nous vêtir à bas prix grâce à la maind’œuvre asiatique ou aux immigrées exploitées par l’industrie du vêtement; nous pouvons posséder nos voitures et parcourir à bas prix toutes les distances que nous voulons; nous pou­ vons prendre l’avion pour aller chercher le soleil qui nous manque; nous pouvons nous procurer des ordinateurs person­ nels fabriqués là où les gens sont beaucoup trop pauvres pour penser seulement à s’en procurer un. Tout cela fait partie de notre quotidien, si bien que nous n’avons plus conscience qu’il s’agit de privilèges. S’il y avait dans le monde le même rapport automobiles/population qu’ici, nous serions tous morts asphyxiés depuis longtemps. Si ailleurs on mangeait autant de viande que nous, il y a belle lurette que le dernier arbre aurait été abattu pour faire place à la culture des céréales nécessaires à l’alimentation du bétail. Et l’on pourrait continuer ainsi longtemps à énumérer des comportements entrés dans nos

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mœurs, mais qui ne pourraient d’aucune façon être adoptés par l’ensemble de la population mondiale tellement les réper­ cussions environnementales en seraient grandes. L’existence de nos privilèges repose sur la violence: per­ sonne n’accepterait volontairement de mourir de faim pour permettre que nous achetions nos fleurs coupées à si bas prix, en hiver. C’est pourtant ce qui se passe. Dans tout le tiersmonde, la Banque mondiale a imposé ses mesures d’« ajuste­ ments structurels» pour que les pays pauvres remettent aux banques des pays riches les sommes empruntées. Au Costa Rica et dans d’autres pays d’Amérique centrale, on a forcé les gouvernements à orienter la production agricole vers l’expor­ tation; on convertit donc des champs de cultures vivrières en cultures horticoles; mais quand les fleurs ne se vendent pas, on ne peut pas les manger et on n’a pas d’argent pour acheter de la nourriture. Au Costa Rica, en Colombie, au Mexique, ce sont les fleurs, les melons et autres produits exotiques; ail­ leurs, c’est la farine de poisson ou le soja pour engraisser nos troupeaux et maintenir nos hamburgers à prix « raisonnable ». Pour que nos banques puissent continuer à être prospères et nous payer des taux d’intérêt élevés, il faut qu’elles récupèrent les prêts internationaux dans lesquels elles se sont aventurées quand il y avait beaucoup d’argent de disponible. Nous sommes des privilégiés, et de plus en plus souvent il faudra défendre nos privilèges par la force. La guerre du golfe Persique n’est, à mon avis, qu’un petit épisode d’une plus longue guerre: celle qui oppose le Nord au Sud, les pays riches au tiers-monde, et qui déjà se livre sur divers fronts: commer­ cial, monétaire et militaire. Est-ce bien là ce que nous voulons ? Tout cela se fait en notre nom. Si nous ne disons rien, si nous ne faisons rien, nous nous intégrons à cette majorité silencieuse sur laquelle s’ap­ puient nos dirigeants pour justifier leurs décisions. Et nous ne pouvons prétexter l’ignorance: si nous ne savons pas, c’est que nous ne voulons pas savoir. Sans doute la vérité est-elle diffi­ cile à affronter; mais l’ignorance constitue un alibi qui ne trompe pas l’âme. Il faut savoir, pour agir ensuite. C’est ainsi qu’on trouve la paix de la conscience.

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Bien sûr, nos privilèges ne datent pas d'hier et ils découlent de tout un système solidement installé : structures, lois, orga­ nismes internationaux, pouvoir, tout concourt parfaitement au maintien de P «ordre» actuel, cet ordre qui n’est qu’injustice systématique. L’efficacité du système est telle que les disparités continuent à s’accroître: après avoir pillé le tiers-monde en le conquérant, après en avoir fait des colonies saignées à leur profit, les pays industrialisés trouvent encore le moyen de pressurer les nouveaux pays « indépendants ». Il sera difficile de changer tout cela. Comment amener des populations entières à renoncer volontairement à leurs privi­ lèges ? Car c’est bien à cela qu’il faudra en venir. Je ne crois pas aux chefs « éclairés » ou inspirés qui changeraient d’en haut les règles du jeu; dans nos systèmes politiques, ils ne feraient d’ailleurs pas long feu. Aussi incompétents, corrom­ pus ou indécis soient-ils, nos dirigeants sont là parce que nous voulons qu’ils y soient ou tout au moins parce que nous les tolérons. Les changements nécessaires pour que la plupart des êtres humains de la planète aient accès au minimum vital requièrent une fantastique évolution des mentalités qui se traduira par des changements de comportement puis par des modifications de nos rapports avec le tiers-monde. Quel pro­ gramme ! Par où commencer ? Toujours par là où l’on a le plus de prise : par soi-même. Et après cette longue parenthèse, je reviens à mon premier propos, à l’exploration de tout ce qui pourrait conduire à « la belle vie». Autant je suis convaincu qu’il est possible de vivre heureux tout en respectant la nature et l’environnement, autant je crois qu’il n’est pas possible de poursuivre longtemps dans la voie du maintien et encore moins de l’exagération des privilèges des uns par rapport aux autres. C’est dans le respect mutuel, dans la commisération et dans la solidarité que nous trouverons la véritable sécurité et la sérénité. Et alors nous pourrons être pleinement heureux.

CHAPITRE VIT

Le sens de la vie

a vie a-t-elle un sens

? L’univers a-t-il un sens ? Il est, et c’est déjà beaucoup. Et moi dans cet univers ? Comme tout ce qui existe, j’y ai sans doute une fonction. Dans la nature, rien n’existe qui n’ait son utilité. Chaque plante, par exemple, a un rôle à jouer: elle transforme le gaz carbonique en oxygène, elle fabrique la cellulose et les autres matières qui alimentent les animaux, elle modifie les minéraux pour les rendre assimilables, etc. Les plantes vivent plus ou moins longtemps; en fait, elles ne disparaissent jamais totale­ ment puisque, à la fin de leur cycle individuel, leur matière est intégrée dans d’autres cycles. Les plantes dans leur ensemble ont des fonctions essen­ tielles à la vie de la planète; pourtant, que l’une ou plusieurs disparaissent et la vie ne se poursuit pas moins. La fonction collective des plantes est essentielle, chaque plante contribue individuellement à cette fonction, mais une plante peut dispa­ raître sans que la fonction globale ne soit compromise. Il y a évidemment des limites au nombre d’individus dont on peut se passer sans déranger la fonction collective: on commence à s’en rendre compte à la suite de la destruction massive des forets de la Terre. Dans la nature, plantes et animaux habitent tout l’espace disponible, chaque espèce tentant d’occuper le plus de terrain

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possible jusqu’à la limite de ce que peut supporter l’environnement. Et les êtres humains ? Ils se distinguent des autres espèces par leur intelligence, dit-on. La compréhension de certaines lois de la nature a donné aux êtres humains la possibilité d’intervenir dans les cycles naturels et de les modifier à leur avantage, à courte échéance du moins. L’intelligence a aussi permis le développement de la conscience, grâce à laquelle nous pouvons nous rendre compte des perturbations que nous engendrons; la conscience rend également possible l’humanisme, un ensemble de valeurs qui permet à l’individu de ne pas obéir uniquement à ses instincts ou de ne pas rechercher la seule satisfaction de ses besoins individuels, mais de pouvoir s’intéresser au bien collectif et de manifester compassion et amour pour les autres. L’intelligence n’est pas une faculté destinée à un but précis; celles et ceux qui en sont dotés peuvent remployer à diverses fins. L’humanité est agitée par de multiples courants contradic­ toires; car l’intérêt des uns ne coïncide pas toujours avec celui des autres ni ceux de la collectivité avec ceux des individus. C’est par la conscience que nous nous distinguons du reste de la planète, et c’est sûrement dans cette capacité, qui nous permet notamment de faire un certain nombre de projections dans l’avenir, dont les conséquences de nos actes, que nous devons chercher notre rôle spécifique. Il existe une conscience collective qui se nourrit de nos consciences individuelles et qui, à son tour, nous enrichit. Nos pensées importent pour le reste du monde, et le reste du monde nous influence. C’est dans cette conscience collective que nous trouvons l’inspiration qui nous pousse à devenir meilleurs et à aider notre entourage à faire de même. Encore faut-il pouvoir s’ouvrir à la voix de cette conscience, ce qui est de plus en plus difficile dans notre monde moderne encombré de bruits, de fébrilité et d’idéologies. La conscience est souvent manipulée et peut être facilement étouffée. Chacun d’entre nous porte donc une partie de la responsa­ bilité de la conscience collective; d’une part, tout le bien que nous pensons, puis faisons, alimente la conscience collective; d’autre part, nous devons être à son écoute pour percevoir les besoins collectifs. C’est probablement par la conscience que

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nous nous situons à l’intérieur de ce tout dont nous ne sommes qu’une partie; ce tout qui nous fournit des moyens d’agir dans le sens de son amélioration. Je trouve cette idée fort rassurante. J’ai toujours eu beau­ coup de difficulté avec l’idée d’un être supérieur qui surveille­ rait et réglerait tout, car il me semble inconcevable qu’un tel être permette les injustices, les misères, les cruautés et les bêtises de ce monde. Toute ma vie, je me suis trouvé comblé. Longtemps, je me suis demandé pourquoi je recevais tant, jusqu’à ce que je comprenne que je recevais beaucoup parce que je devais donner beaucoup. Est-ce là me conférer trop d’importance ? La lucidité n’est point orgueil; quand je regarde autour de moi (et assez loin dans toutes les directions), je dois constater que je trouve bien peu de gens aussi riches que moi. Je suis heureux, et en même temps malheureux de l’être, quand je vois que ma condition est si peu souvent par­ tagée par les autres; je ne pourrais accepter d’être si favorisé si je n’utilisais ce qui m’est ainsi donné pour tenter d’aider les autres à atteindre au même état de bonheur. Je suis loin d’être seul à penser ainsi. Le célèbre historien Arnold Toynbee disait à Daisaku Ikeda: «Je crois que la vie d’un être humain en ce monde exerce une influence, bonne ou mauvaise, sur l’univers et que c’est précisément cette influence qui confère à la vie une valeur positive ou négative et lui donne, par conséquent, un sens". » Notre influence s’exerce, je crois, de ces trois façons: 1. Par ce que nous contribuons à édifier ou à créer. Si je travaille à améliorer une association, un service public, une municipalité, etc., il ne peut en résulter que des effets positifs pour celles et ceux qui viendront en contact avec cette structure; 2. Par la communication, verbale ou autre, avec les moyens à notre disposition, de notre volonté d’améliorer le monde. Car pour parvenir à changer tout ce qui doit

1J. Arnold Toynbee et Daisaku Ikeda, Choisis la vie. Un dialogue, Paris, Albin Michel, 1981.

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l’être, il faudra convaincre beaucoup d’autres personnes d’agir positivement;

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3. Par notre influence sur la conscience collective, grâce à un mécanisme que j’ignore encore, mais qui pourrait se situer au niveau atomique. Cette influence s’exerce, qu’on le veuille ou non; mais il me semble que la volonté consciente de l’exercer pourrait en augmenter la puis­ sance. Aujourd’hui, toutes les personnes branchées sur la conscience collective — et ce n’est pas le lot de quelques illu­ minés seulement, mais de toutes celles et de tous ceux qui réfléchissent — s’accordent pour dire que la planète est en danger et que les risques de catastrophe sont énormes, tant sur le plan environnemental que politique et économique. Nous avons divisé le tout, nous avons rompu l’équilibre naturel et poussé l’iniquité à des limites insupportables. Nous alimen­ tons notre conscience collective d’égoïsme, de haine et de violence; comment s’étonner que le président d’un pays (les Etats-Unis) punisse tout un peuple (les Irakiens) pour les bêtises du dictateur qui s'est arrogé le pouvoir, qu’un jeune homme assassine 14 femmes à l’École Polytechnique de Montréal, que des parents battent ou agressent sexuellement leurs enfants, etc. ? Notre conscience collective est malade et ce n’est pas uni­ quement en réglementant plus sévèrement l’usage des armes à feu ou en construisant des automobiles moins polluantes qu’on va vraiment améliorer la situation. Obnubilés par la science et la technologie, nous avons tendance, pour résoudre les problèmes que nous rencontrons dans nos sociétés modernes, à chercher des solutions ponctuelles qui ne réussissent qu’à faire disparaître le symptôme sans toucher les causes. Car nous ne voulons pas aller en profondeur, ce qui risquerait de provoquer une remise en question de nos modes de vie. Or, c’est justement là que se situent les causes de la disharmonie qui marque notre époque. Nous vivons actuellement la fin de l’âge d’or de l’industria­ lisme. Certes, les 100 dernières années n’ont pas apporté la richesse à tous les citoyens des pays industrialisés du Nord,

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mais finalement, la majorité des gens a bénéficié d’une réelle prospérité matérielle; ce n’est qu’aujourd’hui qu’on com­ mence à découvrir les conséquences négatives des moyens utilisés pour produire cette prospérité. Nous avons été marqués dans nos fibres les plus profondes par les moyens que nous avons employés pour réussir l’indus­ trialisation : le recours à des technologies de plus en plus sophistiquées, la spécialisation et le culte des experts, la taylo­ risation des tâches et le productivisme, le libéralisme écono­ mique et sa conséquence: la survie des plus forts et finalement la primauté de l’économique et du matériel sur toute autre valeur. Tout cela a amené une fragmentation de nos vies, comme on peut le voir aux indices suivants:

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- Beaucoup de nos activités sont monofonctionnelles et fragmentées: nous travaillons pour gagner de l’argent, nous faisons de l’exercice pour maigrir, nous suivons des cours pour obtenir une promotion, etc.; - Notre temps est divisé en périodes fixes: le travail, le repos, les loisirs, les vacances...; - Nos études sont de plus en plus tôt orientées vers les exigences du milieu de travail et notre savoir est de plus en plus parcellisé et spécialisé; - Le champ social et le domaine privé sont de plus en plus hermétiquement séparés, entraînant une délégation crois­ sante de nos responsabilités politiques.Il Il est maintenant difficile d’avoir une vision globale des divers phénomènes à la base de nos vies, ce qui engendre un sentiment croissant d’impuissance et d’insécurité. Nous nous réfugions alors dans l’acquisition de biens matériels toujours plus nombreux, croyant ainsi nous mettre à l’abri de la pau­ vreté et du malheur. Sur le plan psychologique, notre insécu­ rité nous rend conservateurs et conformistes: nous avons peur du changement, nous avons peur de penser par nous-mêmes et nous nous laissons conduire par des idéologies, des reli­ gions, des modes ou des chefs de file. Nous abdiquons cette liberté que nous trouvons difficile à assumer, car elle entraîne

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des déchirements constants: en effet, la personne vraiment libre se remet toujours en question, se demandant si la voie choisie est la bonne. Quand le chemin est tout tracé, par un gourou ou par une autre autorité, il est plus facile à suivre. Comme la liberté, qui est aussi libération de la peur, est préa­ lable à la conscience, il est facile de comprendre pourquoi la course vers la catastrophe se poursuit sans cesse. Pour celles et ceux qui sont conscients, la tâche prioritaire est claire: il faut d’urgence sonner l’alarme et éveiller la conscience collective, pour qu’au plus tôt s’amorcent les changements nécessaires à notre survie collective. La Terre est un tout. Les problèmes écologiques d’au­ jourd’hui sont la conséquence directe des injustices sociales, et c’est en faisant disparaître celles-ci qu’on arrivera à la solution des problèmes de l’environnement. Nous vivons dans un uni­ vers d’interdépendance: notre sort est lié à celui des autres tout comme le leur dépend du nôtre. Nous ne pourrons continuer à agir comme si nous étions seuls encore longtemps, car nos comportements individuels, adoptés par des millions d’autres individus, se répercutent sur l’ensemble, davantage encore quand cet ensemble se trouve dans un équilibre aussi précaire qu’il l’est actuellement. Si tous avaient accès à la même consommation, très rapidement la non-viabilité du modèle occidental deviendrait évidente; si chaque famille devait, dans le monde, disposer de 450 mètres carrés pour bâtir sa maison, posséder sa propre automobile, produire des tonnes de déchets chaque année, etc., il y a longtemps que nous aurions dépassé les limites physiques de la Terre. Tous n’ont pas accès à cette surabondance, et il est malheureuse­ ment impossible que tous y aient accès; voilà une disharmonie qui ne saurait se confiner au champ social. L’interdépendance appelle la solidarité: nous devons retrouver cette valeur à la base des sociétés les plus solides et les mieux équilibrées. Quand je dis solidarité, je ne me réfère pas à la constitution d’un «nous» qui se développerait en opposition ou au détriment des autres. La Terre est un seul tout et l’ensemble de ce qui l’habite en fait partie, tant les êtres humains que les plantes, les animaux et les minéraux. Chaque règne a sa fonction dans l’équilibre global et doit être respecté

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pour ce qu’il est, et non uniquement en fonction de ce qu’il peut apporter à l’espèce humaine. Nous sommes très fiers de nos connaissances scientifiques et de nos réalisations technologiques, mais qu’est-ce à côté de ce que la nature accomplit ? Nous en savons encore si peu sur la vie, et pourtant nous osons intervenir dans ses phases; les savants manipulent imprudemment le code génétique, ils jouent avec l’atome et produisent des substances chimiques aux propriétés inconnues; mais tout cela peut leur échapper n’importe quand. Nous cherchons à nous élever au-dessus de la condition humaine, nous tentons de contrôler des phéno­ mènes dont beaucoup d’aspects nous échappent, nous agissons sans même avoir commencé à comprendre le pourquoi de l’univers. Nous nous gonflons d’orgueil à propos de ce que nous savons et nous nous empressons d’en tirer profit; pour­ tant, si nous ouvrions les yeux pour considérer tout ce que nous ignorons et qui pourtant se produit, nous ne pourrions manquer de nous émerveiller et d’adopter une attitude de grande humilité. La nature est vie; de l’organisme unicellulaire à l’organisa­ tion du cosmos, tout est en mouvement, tout commence, finit, s’intégre dans un autre cycle et recommence indéfiniment. La nature est diversité: des millions d’espèces s’y épanouissent, les unes très près des autres mais aussi avec d’énormes différences dans les extrêmes. Tout cela cohabite et participe de la même vie. Malgré les cataclysmes occasionnels — qui les commande ? et pourquoi ? — la vie continue. Y a-t-il une intelligence à l’origine de la vie, y a-t-il un dessein à la vie ? Nous l’ignorons; nous ne sommes qu’une petite partie de cette vie et nous manquons de perspective pour voir l’ensemble et pour comprendre. Des religions tentent de nous fournir des réponses, mais leur formulation anthropomorphique est réductrice et ne peut que dénaturer leurs explications. La vie demeure la grande énigme, alors comment peut-on se per­ mettre de la bousculer ? L’univers est intelligent; et chacun de nous fait partie de cet univers. L’univers est constitué de phénomènes contradic­ toires: la sécheresse peut faire place à l’inondation, la foudre peut détruire ce qui s’est édifié pendant des siècles, et ainsi de

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suite. L’univers peut sans doute s’accommoder aussi bien de la violence que de l’harmonie; mais ceux qui se font les propaga­ teurs de la violence sont emportés par cette violence. George Groddeck, dans son livre The Meaning oflllness12, émet l’hypothèse qu’il y aurait en chacun de nous une force, une volonté, une sorte de conscience qui nous précéderait, qu’il appelle le «//», qui déterminerait toutes nos actions, conscientes et inconscientes, ainsi que notre vie végétative. Nous sommes agis, nous n’agissons pas. C’est toujours ce que personnellement j’ai ressenti. La vie se vit en moi, je suis mêlé à certains événements et je semble agir par moi-même, mais je me crois davantage instrument qu’acteur autodéterminé. La vie se sert de moi, je rencontre les événements sans les choisir ni sans véritablement décider de la façon dont je me comporte devant ces événements. Ce n’est que très rarement qu’il me semble que j’ai un quelconque droit de regard. Peut-être ne suis-je qu’un amas de réflexes conditionnés, de conditionne­ ments qui automatiquement, devant quelque situation que ce soit, traitent l’information disponible et aboutissent à la réponse qui semble la plus adéquate dans les circonstances (niais adéquate en fonction de quoi ?). En fait, je n’ai pratique­ ment aucune responsabilité dans ce que je fais, car qu’ai-je vraiment choisi dans ma vie: mes parents, mon éducation, mes lectures, mes amours, mes enfants, mes rencontres... ? C’est tout cela qui fait ce que je suis, c’est à partir de tout cela que j’agis. Qui peut me reprocher quoi ? Qui peut reprocher quoi que ce soit à quiconque ? Même le pire criminel n’a pas choisi de devenir ce qu’il est; il est arrivé là à force de circonstances et de conditionnements qu’il n’a pas choisis. Le Mal n’existe pas; personne ne le choisit; on choisit toujours un bien ou ce qui nous semble un bien pour nous, selon nos perceptions. L’hypothèse de Groddeck en rejoint plusieurs autres: que Dieu est chacun de nous, qu’une énergie vitale nous anime tous et nous utilise, que nous sommes les cellules ou les parti­ cules d’un ensemble unique, etc. Dans toutes ces hypothèses, il ne reste pas grand liberté à l’individu... Par la conscience,

12. Guilford, International Uni versifies Press, 1977.

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nous pouvons cependant choisir de poursuivre le dessein de l’univers en favorisant la vie dans l’harmonie. Tout ce que nous faisons a un effet, même si nous ne le voyons pas et même si nous ne le recherchons pas. Pourquoi ne pas tenter d’orienter nos actions pour favoriser une direc­ tion harmonieuse de l’univers ? Peut-être est-ce là un des rares lieux de liberté dont nous disposions: choisir de collaborer avec l’univers pour des fins supérieures à notre bien-être individuel immédiat au lieu de n’en être que les instruments inconscients. J’aurais aussi tendance à penser qu’en agissant ainsi consciemment, nos actes ont un effet plus considérable: la conscience permettrait le dégagement d’une certaine énergie qui influerait sur l’inconscient collectif et lui permettrait d’évoluer. Au fond, le sens de la vie demeurera toujours une énigme, à moins de s’abandonner aux enseignements d’une religion qui fournit des réponses sur lesquelles il n’est pas besoin de réflé­ chir; en effet, le problème est posé depuis toujours, il a fait l’objet d’innombrables recherches et, en fin de compte, toutes les réponses mises de l’avant n’ont jamais réussi à satisfaire tout le monde, puisque personne n’avait l’autorité ou plutôt le recul pour trancher et juger de leur pertinence. La vie, pour un être conscient comme le sont les êtres humains ou comme ils pourraient l’être, c’est probablement être constamment à la recherche de sens. Beaucoup de per­ sonnes trouvent intolérable cette incessante quête et ils renoncent à chercher en adoptant une réponse toute faite par d’autres, en adhérant à une religion, une doctrine ou une secte. D’autres (fort nombreux aujourd’hui) étouffent les questions en s’étourdissant — et la société de consommation est experte dans l’art de fournir des moyens d’oublier. Une minorité répète le cheminement d’autres minorités nous ayant précédés et cherche par divers moyens à comprendre. Nous avons la chance que d’autres soient passés avant nous, car ils ont laissé des traces: nombre de livres portant sur le sujet peuvent nous aider à mieux nous situer et peut-être à trouver des réponses (ou des éléments de réponse) qui, sans satisfaire tout le monde, du moins nous conviennent. Malheureusement, tous ceux qui cherchent n’arrivent pas toujours à trouver des

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pistes intéressantes et rassurantes, et c’est ce qui explique sans doute en grande partie les suicides. Je serais porté à croire que dans le monde occidental, où beaucoup de gens sont assurés de leur survie matérielle et peuvent trouver le temps de réfléchir, la minorité qui cherche est en croissance rapide. L’intérêt pour l’ésotérisme, pour la spiritualité, pour l’alternatif, pour le «nouvel âge» tendrait à le démontrer. C’est heureux, car ainsi peut-être ferons-nous progresser la conscience de l’humanité et arriverons-nous à mettre en place des sociétés qui répondent mieux aux besoins non seulement matériels, mais également spirituels.

CHAPITRE VIII

Simplifier sa vie

et devenir pleinement conscients, il nous faudra nous délester de la chape de plomb dans laquelle nous avons cherché refuge contre notre insécurité profonde. En effet, nos immenses peurs de la liberté, de l’ostracisme et de la mort nous amènent, dans la société de consommation, à adopter des comportements qui, petit à petit, limitent nos possibilités de mouvement et nous enfer­ ment finalement dans une cage. Cage aux barreaux d’or certes, mais cage tout de meme. Nous consommons de plus en plus de produits et de ser­ vices aux dépens de notre autonomie: car nous savons de moins en moins nous débrouiller seuls. Bien des gens ne savent plus cuisiner, ni réparer des vêtements, ni se soigner, ni admi­ nistrer... On ne sait même plus compter: quand avez-vous vu pour la dernière fois un employé de magasin ou de restaurant faire une addition sans calculatrice ? Nous achetons des loisirs — voyages organisés et autres —, nous achetons des appareils motorisés qui nous évitent tout effort, nous achetons la tran­ quillité de nos enfants en leur donnant tout ce qu’ils demandent... Pour acheter tout cela, nous travaillons fort. Quels que soient nos revenus, ils ne suffisent jamais; car notre société repose sur la croissance constante de la consommation et i

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NOUS

VOULONS

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alors, on trouve toujours le moyen de nous présenter de nou­ veaux produits, ou de nous faire croire qu’on a amélioré les anciens modèles de sorte qu’il faille acheter les nouveaux. Et en dehors de la consommation ou du travail, nous avons de moins en moins de temps, surtout pour réfléchir. Cependant, là encore, la société y voit; elle nous offre, par l’intermédiaire des médias, des opinions toutes faites que nous n’avons qu'à retenir avant de les répéter. De toute façon, comment ose­ rions-nous penser et agir par nous-mêmes quand nous avons un si grand besoin de l’approbation des autres que nous ne pouvons nous écarter des modes et des modèles courants ? Nous vivons dans une société de consommation de masse qui est rendue possible par une production de masse. Nous faisons partie de la masse, et, sans trop nous en rendre compte, nous sommes façonnés par ce phénomène qui conditionne toutes les facettes de notre vie: le travail, l’habitat, les dépla­ cements, les loisirs. En voulant nous prémunir contre les menaces à notre survie — la faim, le froid, les cataclysmes naturels —, nous nous sommes réfugiés dans une organisation gigantesque où le seul pouvoir qui nous reste est celui de consommer, où notre seule liberté est celle de choisir notre consommation. Notre cage est si confortable qu’il nous y est facile d’oublier ce qui se trouve à l’extérieur; aussi ne vou­ lons-nous pas en sortir; et même quand les récessions rétré­ cissent la cage et en excluent un certain nombre de personnes, celles qui sont exclues n’ont qu’un désir: retourner dans la cage. Si nous aimons tant cette cage, c’est que nous la construi­ sons aussi nous-mêmes: nous prenons les matériaux que nous offre la société et nous l’édifions. Pour la plupart des gens, cela se fait pratiquement inconsciemment; on constate que c’est ainsi qu’on vit dans la société, et alors, on se conforme au modèle dominant; on se laisse envahir sans trop s’en rendre compte par une consommation étouffante: - Nos vêtements nous sont imposés par une industrie qui contrôle la mode et qui nous offre souvent des tenues inconfortables (talons hauts, pantalons trop serrés...), non appropriées et dont l’obsolescence est savamment planifiée;

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- Nous mangeons ce qu’on nous rend le plus attrayant à force de publicité, même s’il s’agit le plus souvent d’ali­ ments nocifs pour notre santé; - Nous nous logeons dans des maisons conçues pour d’autres climats, de plus en plus éloignées des centres d’intérêt, et nous nous y retrouvons de plus en plus isolés;

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- Nous nous déplaçons de plus en plus par des moyens de transport coûteux, individualistes et de moins en moins fonctionnels parce qu’utilisés par trop de gens. Bien que la publicité et la mise en marché expliquent en partie l’engouement pour la consommation, d’autres raisons plus profondes la motivent; l’importance respective de ces raisons varie d’un individu à l’autre, mais en général elles sont toutes plus ou moins présentes. D’abord, il y a la recherche de la sécurité; comme on sait que d’autres manquent de tout et que notre aisance relative est fragile, nous tenons à nous «asseoir» sur du solide. Par la consommation, nous voulons aussi épater et séduire; n’ayant que peu d’occasions de nous faire valoir, nous le faisons par nos acquisitions, dont nous pouvons faire montre. Enfin, beaucoup de ces consommations nous donnent un sentiment de puissance; c’est tout particuliè­ rement le cas pour la plupart des véhicules motorisés et pour plusieurs articles de sport. Ce n’est que par la conscience que nous parvenons à découvrir notre aliénation. Et, à partir de ce moment, la consommation prend une tout autre coloration. D’abord, nous réalisons que notre mode de vie nous précipite, à plus ou moins brève échéance, vers la catastrophe. Le plus horrifiant, cependant, est de découvrir que chacun d’entre nous contribue directement à cette course vers le pire, puisque tout ce qui nous est offert comme possibilité contribue à renforcer ce courant: que j’achète n’importe quoi ou que je participe à quoi que ce soit, la plupart du temps, j’ignore ce qu’il y a derrière, ce que j’encourage et renforce. Pour qu’il en soit autrement, il faudrait examiner attentivement chacun de nos comportements et constamment se demander s’il est vraiment pertinent ou si, au contraire, il ne fait pas le jeu de tel intérêt

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que nous abhorrons. Il est épuisant d’avoir toujours ainsi à se défendre — contre les diverses pollutions, contre la surcon­ sommation, contre la désinformation, contre le sentiment d’impuissance; alors, très souvent, on ferme les yeux et on renonce. La consommation nous enchaîne, car elle développe des appétits insatiables. Et pour consommer, il faut conserver ou accroître son pouvoir d’achat, il faut donc toujours avoir un emploi, si possible de plus en plus rémunérateur; d’autant plus que l’appétit de consommation se développe plus vite que la capacité de payer et alors, on recourt au crédit, qui n’est en fait que l’engagement présent du salaire futur. Comment songer à quitter son emploi quand l’absence de salaire nous retirerait du monde de la consommation ? L’emploi que nous occupons devient la pierre angulaire de notre vie; non pas à cause de l’importance sociale de la tâche accomplie ou pour la satisfaction que son exécution pourrait engendrer, mais tout simplement pour le salaire qui en résulte. La «création d’em­ plois » est devenue le leitmotiv de nos gouvernements et reçoit le soutien enthousiaste de la population, même si les emplois n’ont aucune utilité sociale, même s’ils contribuent à détério­ rer davantage l’environnement, même s’ils se situent dans le secteur de l’armement et de la destruction. Quand le salaire devient si éminemment primordial qu’il évacue toutes les valeurs humaines, cela signifie très clairement que l’employé tient à son emploi au point où il a perdu sa liberté. J’ai souvent rencontré des gens que leur travail rendait malades, qui identifiaient fort bien la source de leur maladie, mais qui se sentaient incapables de quitter leur emploi. Et il n’y a pas que des causes physiques qui puissent rendre un emploi délétère: les relations de travail, l’éthique de la compagnie, le harcèlement sexuel, l’autorité injuste..., tout ce qu’on doit accepter et qui souvent déteint aussi sur le reste de la vie et contribue à saper la fierté et la liberté d’esprit. La société de production de masse a déjà éliminé la plupart des artisans et des petits commerçants, et cette tendance se poursuit, ce qui fait que la majorité des gens qui aspirent à un revenu «décent» doivent trouver un emploi. Mais à partir du moment où l’on est employé, on dépend d’un employeur et

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l’on perd une grande marge d’autonomie. Il faut se conformer aux règles établies par l’employeur, il faut même parfois accepter son bon plaisir. C’est le prix à payer pour un emploi stable qui, croyons-nous, nous assure la sécurité; cependant, cette sécurité est bien aléatoire, comme peuvent le constater régulièrement les employés qui sont licenciés après 10, 20 ou même 30 années de service. La cage dans laquelle nous enferme la société de consom­ mation est sans doute confortable; c’est pourquoi tant de gens acceptent de s’y laisser enfermer. D’ailleurs, souvent, ils perdent très vite conscience de leur enfermement: est-ce qu’on n’envie pas la liberté des citoyens des sociétés industrielles occidentales ? Pourtant, malgré les apparences, une cage est une cage; et ce n’est finalement qu’en s’en échappant qu’on découvre tout ce qu’il y avait à l’extérieur, qui ne nous man­ quait peut-être pas parce que nous ne savions même pas que cela existait, mais qui n’en a pas moins de valeur pour autant. Il y a d’abord le temps qu’on récupère: du temps pour vivre, pour penser, pour agir, pour ne rien faire aussi. Car consommer bouffe du temps, celui qu’on passe à acheter et celui du travail qu’il faut accomplir pour pouvoir acheter. Ainsi, comme l’a calculé Jean-Pierre Dupuy, « le temps social que nous mange l’automobile est de l’ordre de trois à plus de quatre heures par jour13 » ; on arrive à ces chiffres si l’on addi­ tionne les heures qu’il faut travailler pour payer son auto, celles qu’on y passe en déplacements et celles consacrées à l’entretien. Aujourd’hui, posséder une automobile représente en moyenne une dépense annuelle de plus de 8 000 dollars; c’est donc une grande partie du temps de travail qui lui est consacrée. Alléger sa consommation permet aussi d’échapper à la frénésie qui caractérise notre société. La course contre la montre est une conséquence de l’organisation de la consom­ mation: les magasins ouvrent à heures fixes, la projection du film que nous voulons voir ou du spectacle auquel nous vou­ lons assister commence à telle heure, il faut se présenter au travail à des moments déterminés, etc. On ne mange plus 13. « Annexe à Ivan Illich » in Ivan Illich, Énergie et équité, Paris, Seuil, 1975.

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quand on a faim, mais parce que c’est l’heure; on fait du ski le soir à la lumière artificielle parce qu’il faut se retrouver devant son pupitre de 9 heures à 17 heures, même s’il fait un soleil resplendissant. Quand on veut s’affranchir de ses liens à la consommation, il est d’abord nécessaire de comprendre pourquoi on consomme tant; et quand on l’a compris, il s’agit de trouver d’autres moyens de répondre à ses besoins primordiaux. C’est en soi qu’il faut trouver la sécurité, au lieu de la chercher auprès des autres. Quand nous avons foi en nos capacités, quand nous faisons confiance à l’univers et à l’ave­ nir, nous accédons à la sérénité et ne nous trouvons jamais dépourvus. Si je crois que tout ce qui m’arrive a un sens, ou plutôt que je puis lui donner un sens et l’utiliser positivement pour apprendre et grandir, alors rien de négatif ne peut m’ar­ river. Une fois encore, nous retournons à la conscience. Pascal disait à peu près ceci : « Aime ce que tu as et tu ne seras jamais déçu. » Quand nous ne nous perdons pas en vaines récrimina­ tions ou en inutiles regrets, nous nous accommodons de ce qui est, de ce qui se présente à nous et nous en tirons le meilleur parti. On ne peut arriver à ce détachement quand nos désirs sont nombreux; car alors nous sommes liés et par ceux-ci et par la nécessité de gagner assez d’argent pour les satisfaire. L’essence du détachement n’est pas le sacrifice; celui qui s’abstient de quelque chose par la seule négation de ses aspirations n’est pas totalement libéré du besoin. Certes, on peut chercher la voie du dépouillement, mais il faut le faire dans un esprit d’enri­ chissement et non d’appauvrissement. En consommant moins, je ne me prive pas, car j’accède à d’autres joies bien supé­ rieures à celles que m’offraient les biens que je laisse de côté ou auxquels je n’attache plus la même importance. Car le détachement n’équivaut pas non plus à l’ascétisme: il ne s’agit pas de faire de la non-consommation un absolu. Nous vivons dans un contexte social où nous devons côtoyer d’autres per­ sonnes et participer à certaines activités; à moins de s’enfermer dans un ermitage, il n’est ni possible ni approprié de tourner le dos à toute consommation. Il y a cependant toute la diffé­ rence du monde entre la consommation modérée et occasion­

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nelle et la consommation effrénée et essentielle. Comme le dit si bien Swami Rama, « la renonciation aux objets du monde n’est pas aussi importante que le fait d’en jouir sans leur devenir attaché. Selon les Upanishads et la Bhagavad-gita, la renonciation signifie vivre dans le monde tout en demeurant au-dessus de lui14 ». Le dépouillement volontairement choisi n’est pas la pau­ vreté; c’est la capacité de transcender le plan matériel pour accéder enfin au plan spirituel. En consommant peu, en plus de me sentir libéré et de pouvoir ainsi fonctionner à un niveau supérieur de conscience, je me sens en harmonie avec le monde, ce monde où tellement d’êtres ne disposent même pas de l’essentiel pour vivre. Tous ceux qui ont écrit sur la vie spirituelle ont parlé de la nécessité de se détacher de la matière, de faire mourir d’une certaine façon leur corps. Le psychologue américain James Hillman écrit que « faire de la philosophie, c’est partiellement entrer dans la mort; la philosophie est une répétition avant le drame de la mort, comme l’a dit Platon. C’est une des formes que prend l’expérience de la mort. On a dit d’elle qu’elle équivalait à “mourir au monde”15 ». Mon expérience en prison16 (pendant la Crise d’octobre 1970) m’a laissé une certaine nostalgie: la prison détruit une partie de la vie, la vie matérielle et sociale surtout; mais l’âme n’est pas retenue par les murs de la prison, au contraire elle se trouve alors libérée de la vie ordinaire et des obligations qu’elle comporte. Le corps est lui-même une prison, qui peut être d’autant plus contraignante que ses exigences et ses besoins sont grands. Il est préférable de se défaire progressivement de sa trop grande dépendance à la consommation; une action trop radicale conduit souvent au déséquilibre, à l’amertume et bientôt à l’insuccès. En fait, on se détache vraiment de quelque

14. Swami Rama, op. cit.y p. 60. 15. James Hillman, Suicide and the Soûl, Putnam, Spring Publications, 1978, p. 61. 16. Cf. Serge Mongeau, Kidnappé par la police, Montréal, Ecosociété, coll. « Retrouvailles », 2001.

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chose quand on n’y trouve plus d’intérêt. Ainsi l’écrit MarieMadeleine Davy, une philosophe française : « Refuser quelque chose, c’est susciter le désir de la posséder et lui conférer de l’importance. Le vrai philosophe, ami de la sagesse, 11’a rien à quitter volontairement. Du seul fait de son orientation, il constate que les choses le quittent et se détachent de lui17. » Le chemin de la sagesse — car c’est bien de cela qu’il s’agit — n’offre pas de raccourcis. On élague peu à peu dans ses activités et dans ses attachements parce qu’on les remplace par plus intéressant. On examine chacun de ses comportements pour voir à quels besoins précis il répond et pour s’interroger sur sa pertinence. Une grille écologiste peut aider dans cette entreprise. Notre relation au monde pourrait s’appuyer sur les quatre principes suivants : 1. N’exploiter personne;

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2. Ne pas s’approprier plus que ses besoins; 3. Développer une solidarité active (car chacun d’entre nous n’a-t-il pas la responsabilité de travailler à l’abolition des inégalités si énormes qui caractérisent notre monde ?); 4. Bien intégrer toutes ses actions et interventions dans les cycles naturels. Le détachement conduit à la simplicité volontaire. C’est là une philosophie dont se réclament déjà des millions de per­ sonnes — en Amérique, en Europe et depuis longtemps en Asie, dans la foulée bouddhiste. Ce courant n’est ni une reli­ gion ni un mouvement organisé: ses adhérents mettent en question la surconsommation et le style de vie qui en découle et ils explorent d’autres façons de vivre, d’autres rapports à la consommation18. Tout ce qui peut contribuer à augmenter et surtout à approfondir ses contacts et ses liens avec les autres aura pour effet de développer la convivialité et la solidarité. L’oubli de soi par l’adhésion à des objectifs dépassant les intérêts person17. Marie-Madeleine Davy, La connaissance de soi, Paris, Presses univer­ sitaires de France, 1976, p. 22. 18. J’ai développé ce thème dans La simplicité volontaire, op. cit.

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nels permet aussi de sortir de renfermement dans la consom­ mation. Quand nous tirerons notre révérence, nous n’apporterons rien avec nous. L’héritage que nous laisserons à nos enfants, s’il n’est constitué que d’argent ou de biens matériels, disparaît bientôt à jamais. Nous pourrions faire que notre passage sur Terre ait une certaine signification; pendant que nous y sommes et après. Par exemple, en développant des relations intimes et épanouissantes avec une autre personne, avec des amis ou amies, avec ses enfants quand on en a. Combien de personnes refusent aujourd’hui d’avoir des enfants parce qu’elles ont l’impression de ne pas posséder les moyens finan­ ciers pour le faire ? Combien de couples n’ont que des rap­ ports superficiels avec leurs enfants parce qu’ils n’ont pas de temps à leur accorder, vu qu’ils sont trop occupés à travailler pour être en mesure de leur donner tout le confort matériel qu’ils croient de leur devoir de leur fournir ? On peut aussi marquer son passage par les progrès qu’on permet à l’humanité de réaliser: pour l’environnement — sou­ venez-vous de P «homme qui plantait des arbres» —, en politique, dans la solidarité avec le tiers-monde, pour la justice sociale. Il existe des milliers d’organismes qui ont besoin de militants pour fonctionner, et l’on pourrait trouver des milliers d’autres façons d’agir pour améliorer le monde. Pour laisser des traces, il n’est pas besoin qu’on nomme une rue en notre honneur ou qu’on accroche une plaque commémorative rap­ pelant nos services; le sentiment d’avoir contribué à quelque chose de valable suffit. « Bénis sont ceux qui sont utiles à eux-mêmes aussi bien qu’aux autres, écrit Swami Rama. Dans ce monde mortel, ils deviennent immortels et leur sagesse guide l’humanité sur la voie de l’immortalité19. » Une de ces guides peu connues se nomme Peace Pilgrim. C’est une Américaine qui, vers Page de 50 ans, a renoncé à tout — y compris à son nom — pour entreprendre une marche incessante (jusqu’à son décès accidentel) tout au long des diverses routes des États-Unis. Elle a ainsi parcouru plus de 40 000 kilomètres, ne transportant avec elle que ce que

.,

19. Swami Rama, op. cit p. 110.

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pouvaient contenir ses poches. Elle vivait de ce que les gens lui donnaient, prononçant des conférences sur la paix intérieure dans les villes qu’elle traversait. Avant de prendre la route, Peace Pilgrim a travaillé sur elle-même pendant une quinzaine d’années. Dans le livre qui rassemble ses écrits20, elle analyse son cheminement, où elle distingue plusieurs étapes; la simplification de sa vie, à laquelle elle est parvenue progressivement, lui est apparue comme une démarche capitale: «La persévérance dans la simplification crée un bien-être intérieur et extérieur qui permet l’harmonie dans la vie de la personne. [...] Des gens semblent penser que ma vie, caractérisée par la simplicité et le service est austère et sans joie, mais ils ne connaissent pas la liberté conférée par la simplicité21. »

20. Peace Pilgrim: Her Life and Wnrk in Her Oiun Words, Océan Tree Books, 1982; une traduction française de ce livre est parue en français sous le titre Pèlerin de paix, Plazac-Rouffignac, Arista, 1991. 21.

Ibid.,

p. 51.

CHAPITRE IX

La vie intérieure

dans laquelle nous vivons permet à la plupart d’entre nous d’évoluer dans un milieu d’abondance matérielle qui nous donne l’illusion d’être comblés. Pourtant, nous sommes forcés de constater, quand nous nous arrêtons à penser, que nous avons beaucoup et en même temps que nous sommes peu. L’abondance extérieure cache le vide intérieur. Le bruit, la richesse, les biens qu’on acquiert, la vitesse... permettent d’oublier ce vide intérieur, mais l’effet ne dure qu’un temps, le vide persiste et à un moment donné il se manifeste d’une manière ou d’une autre, par l’épuisement, la maladie, l’éclatement des amours, la dépression, la fuite dans la drogue ou l’alcool... La simplification de la vie facilite la voie de l’esprit, de l’intérieur; il faut profiter de cette ouverture pour pénétrer en soi, pour aller au fond de soi-même et entreprendre ce dia­ logue intérieur, cette rencontre avec sa conscience qui permet de se connaître et de trouver sa place dans l’univers. Autrefois, la religion omniprésente nous fournissait des occasions de réfléchir, de faire le point et de tenter de nous élever. Pour le meilleur et pour le pire, notre société s’est sécularisée ; force nous est de constater que nous avons perdu, dans le processus, des moyens de croissance personnelle. La religion — toutes les religions institutionnalisées, devrais-je a société de consommation

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dire — ont trop tendance à tomber dans le dogmatisme pour que je souhaite le rétablissement de leur domination. Il faut chercher ailleurs le moyen de combler le vide spirituel qui caractérise et, en même temps, menace notre monde. Quelle que soit la voie qu’on emprunte, il me semble néces­ saire de poursuivre et d’étendre le processus de détachement dont il a été question dans les pages qui précèdent. Dans la description de son cheminement vers la paix intérieure, Peace Pilgrim parle de la nécessité de se purifier: 1. Purifier son corps: nous nous reconstruisons constam­ ment à partir de notre alimentation, et ce que nous man­ geons influence ce que nous sommes; 2. Purifier ses pensées: quand nous avons des pensées négatives — de la rancœur, de la haine, etc. — nous héber­ geons du négatif et il ne peut sortir de nous que du négatif;

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3. Purifier ses désirs; 4. Purifier ses motivations: si nous n’y portons pas atten­ tion, nous avons tendance à penser d’abord à nous dans nos actions, et à agir en fonction de nous22. La purification du corps me semble particulièrement importante. Certaines traditions philosophico-religieuses pré­ conisent la voie de l’ascèse comme moyen de dépasser le corps pour parvenir au plan spirituel. Bouddha a exploré cette voie avant de se rendre compte qu’elle ne le menait nulle part. Nous sommes des êtres incarnés et nous n’avons rien à renier de ce qui fait partie de nous. Par contre, il est bien évident qu’un corps mal soigné requiert un jour une plus grande attention et qu’alors, il risque d’accaparer nos énergies, nous empêchant de bien fonctionner sur le plan spirituel. Notre corps n’est pas fait pour la facilité et l’abondance constante qui caractérisent le mode de vie occidental. Et dans bien des cas, au moment où nous voulons nous prendre en mains et développer notre conscience, il n’est pas prêt à suivre. Notre alimentation fait souvent problème; il y a aussi notre condition physique générale, la plupart du temps en bien 22. Ibid., p. 13.

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piètre état. Paradoxalement, sans doute faut-il bien s’occuper de son corps pour ne pas avoir à s’en préoccuper et parvenir à s’en dégager quand cela est jugé nécessaire. Il est étrange de constater combien le chemin de la conscience est difficile d’accès, car après tout, c’est en nousmêmes qu’il s’agit de pénétrer. Notre monde favorise beau­ coup plus l’action que la réflexion et si l’on n’y prend garde, on se laisse constamment tirer par l’action. Les philosophes et autres penseurs sont assimilés à des lunatiques: le monde se construit sans eux, on les abandonne à leurs « rêveries ». Il n’y a pas de conscience sans réflexion ni réflexion sans méthode. Les Orientaux préconisent la méditation, pour laquelle ils ont développé un certain nombre de techniques. Beaucoup d’Occidentaux ont adopté et parfois, adapté, l’une ou l’autre de ces techniques, y trouvant une méthode conve­ nable pour développer leur vie intérieure. C’est une voie qu’on peut explorer. Personnellement, même si j’ai tenté à quelques occasions de m’astreindre à l’une ou l’autre des disciplines méditatives, je ne suis jamais parvenu à en trouver une qui me convienne suffisamment pour que je l’adopte régulièrement. C’est par la lecture et surtout par l’écriture que j’accède à la conscience. La lecture nous permet de fréquenter les plus grands maîtres; mais contrairement à un gourou, un professeur ou tout autre sage que nous pourrions consulter en personne, le maître qui écrit n’exerce jamais une autorité directe sur nous: nous interprétons ce qui est écrit, le jugeons, y puisons ce qui nous est utile et laissons le reste de côté. Nous avons la chance d’avoir à notre portée, dans les livres, la sagesse accumulée depuis des millénaires. Si peu de gens en profitent pourtant ! Je suis toujours frappé, dans les divers salons du livre auxquels je participe, de voir ce qui attire les gens: les livres à la mode, les romans (le plus souvent faciles), les livres de «comment faire» (la cuisine, les relations humaines, l’amour...), mais tout ce qui concerne l’être demeure négligé. Bien des gens ont tendance à considérer la lecture comme un passe-temps, une évasion ; c’en est une quand on lit passi­ vement, quand on se contente de recevoir sans donner. On peut lire autrement: dans une attitude de recherche, en

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s’interrogeant sur ce qui est dit, en interrompant sa lecture pour réfléchir, en prenant des notes et en allant compléter à d’autres sources ce qui ne répond pas totalement à nos ques­ tions. Personnellement, je lis beaucoup, et très souvent mes lec­ tures me conduisent à l’écriture. Je tiens mon journal pour m’aider à voir plus clair en moi, pour me permettre d’aller plus loin dans ma réflexion; car depuis longtemps, j’ai constaté que la pensée (la mienne du moins) est circulaire et que je tourne en rond. Quand je réfléchis à un problème ou à une idée, vient vite le moment où je ne trouve rien de nouveau parce que je reviens incessamment sur les mêmes thèmes. J’emprunte constamment les mêmes voies et m’enlise bientôt dans les mêmes ornières. L’écriture me permet d’exprimer mes idées et de m’en libérer; ce que j’ai écrit constitue une sorte d’échafaudage plus solide que la pensée fugace, et sur cette base, je puis ensuite construire. Pour arriver à traduire en mots une pensée, il faut la préciser, la circonscrire; on parvient ainsi à plus de clarté et l’on débouche parfois sur des avenues nouvelles. Rodney Collin constate que « l’expression juste est une sorte de magie qui nous permet de nous approprier vrai­ ment nos éclairs de lucidité et qui peut nous révéler des liens nouveaux, que nous n’avions jamais soupçonnés avant23». Il me semble que c’est uniquement en écrivant que je parviens à penser véritablement; j’arrive alors à comprendre, j’évolue et je deviens autre. Dans Permis de séjour; Claude Roy décrit ainsi la fonction de l’écriture: «J’écris [...] pour essayer de vivre mieux, dans tous les sens du mot mieux: pour sentir plus de choses, et plus profondément, pour observer mieux et plus attentivement, pour comprendre mieux les gens et les choses, pour y voir plus clair et 111e tirer au clair, pour donner et recevoir, recevoir et donner pour “faire passer”, pour tenter de savoir vivre et pour apprendre à me tenir de mieux en mieux24. » En écrivant, je prends conscience de ce qui se passe autour de moi et surtout

23. Rodney Collin, Tbe Theory of Conscious Harmony, Boulder, Shambhala, 1958, p. 29. 24. Claude Roy, Permis de séjour, 1977-1982, Paris, Gallimard, 1983, p. 74.

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j'essaie de me situer, moi, dans le déroulement des événements. À quoi sert de vivre 20, 40 ou 60 ans si Ton ne voit pas le temps passer, si l’on ne meuble pas ces années d’expériences conscientes ? L’écriture m’apparaît comme une sorte d’alchi­ mie, qui permet de cristalliser ou de fixer ce qui est essentiel­ lement fugace. L’écriture est un acte solitaire, mais non pas un acte égoïste. Schumacher le dit si bien : « C’est une grave erreur que d’ac­ cuser la personne qui est en quête d’une meilleure connais­ sance de soi de “tourner le dos à la société”. L’opposé serait plus près de la vérité: une personne qui ne se préoccupe pas d’atteindre à la connaissance de soi est et demeure un danger pour la société, car elle aura tendance à méjuger tout ce que les autres disent ou font, et à demeurer parfaitement inconsciente de la signification de nombre de ses propres actions25. » Le dharma, la voie qu’on emprunte pour trouver et accom­ plir sa destinée, d’après les Orientaux, « commence avec la vie individuelle d’une personne, mais finit avec la vie collective de toute l’humanité», selon Swami Rama; et il ajoute que la personne qui prend cette voie « se retire des affaires de ce monde non pour s’en échapper, mais plutôt avec l’intention de ménager son temps et son énergie pour des réalisations plus nobles. Quand elle réussit, elle retourne au monde et partage les fruits de ses réalisations avec le reste de l’humanité26. »

25. E.F. Schumacher, A Guide for the Perplexed, New York, Perennial Library, 1977. 26. Swami Rama, op. cit,y p. 56.

CHAPITRE X

S'investir

pour parvenir à la conscience s’impose de toute nécessité. Cependant, cette voie me semble dangereuse, à un point de vue du moins. On accède à la vie intérieure quand on a pu se libérer des contraintes matérielles et cela a été possible, la plupart du temps, parce que le minimum vital était amplement assuré. Quand on pénètre dans le monde de l’esprit, on n’en sort plus, à cause de ses dimensions si vastes; qui peut se vanter d’avoir fait le tour de tous les sujets de réflexion possibles et d’avoir répondu de façon satisfaisante à toutes les questions fonda­ mentales ? Dans le monde de l’esprit, le monde matériel perd toute importance (le minimum vital étant acquis); on a alors tendance à oublier que pour beaucoup d’autres humains, tel n’est absolument pas le cas. Bien sûr que l’origine de la vie ou la finalité de l’existence constituent des questions importantes, mais pendant que nous cherchons les réponses à ces questions, il y a des millions d’êtres humains qui ne savent pas s’ils pourront vivre demain; et cette situation est le plus souvent due aux actions d’autres êtres humains qui les exploitent ou tout simplement agissent sans se préoccuper des conséquences de leurs actes. Réfléchir, oui, mais peut-on oublier celles et ceux qui n’ont même pas le choix de réfléchir ou non ? évelopper

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De toute façon, quand nous réfléchissons à la condition humaine, nous ne pouvons manquer de découvrir les liens étroits qui nous rattachent au reste de la création. Nous ne sommes pas des entités totalement autonomes capables de se développer dans l’isolement: nous avons besoin des autres constituants de l’univers pour notre survie et notre épanouis­ sement, et l’univers a besoin de nous. Nous pensons avec notre cerveau, mais avec notre cœur aussi, avec nos sentiments et nos émotions. Pour atteindre notre pleine stature, nous avons besoin d’aimer et d’être aimés. Probablement que l’objet de notre amour importe assez peu: que nous aimions d’autres personnes, des animaux, des plantes ou l’ensemble de la nature, nous nous humanisons. Notre soif immense d’amour pourrait nous porter à nous enfermer dans un cocon de manière à éviter les contacts avec toute cette disharmonie qu’on trouve dans le monde. Il est des gens qui, après avoir été heurtés — ou tout simplement pour éviter de l’être — s’aménagent un petit univers fermé dans lequel ils se mettent à l’abri de la plupart des influences exté­ rieures. Une partie du courant dit «nouvel âge» justifie ce repliement en affirmant que c’est en travaillant sur soi-même qu’on va changer l’univers. C’est vrai qu’il faut évoluer de l’intérieur, mais cela ne suffit pas. La planète est en péril et toutes celles et tous ceux qui en prennent conscience doivent pousser la roue pour réussir à changer le cours des événements. Si nous n’agissons pas assez vite, nous serons tous emportés par cette violence à laquelle nous avons si complaisamment laissé la voie libre pour qu’elle atteigne l’ampleur qu’on lui connaît aujourd’hui. Il n’y a pas de cocon qui puisse nous protéger efficacement contre un acte de terrorisme aveugle, les radiations dans l’air, les pluies acides, l’effet de serre, etc. À moins de ne plus avoir de cœur, nous ne pouvons vivre béatement heureux alors qu’on sait que sévissent ailleurs des épidémies, des guerres civiles, des génocides et autres hécatombes. Peut-on honnêtement aujourd’hui, quand on est conscient, refuser d’agir et de s’investir ? À moins d’étouffer sa conscience, et même alors, on peut bien fuir et tenter d’oublier, mais il y a toujours des moments de lucidité...

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Il ne s’agir pas de lâcher la proie pour l’ombre. Nous voulons la paix et l’harmonie dans le monde, mais ce n’est certainement pas en les perdant soi-même qu’on les répandra. Même s’il faut agir, il n’est pas nécessaire de s’agiter et de perdre sa sérénité. Il me semble possible de trouver un équi­ libre dans l’être et dans l’agir en même temps, l’un et l’autre s’inspirant et s’alimentant mutuellement. Voici trois pistes qui devraient faciliter l’atteinte de cet équilibre. 1. Trouver son propre rôle. Autrefois, on parlait de « voca­ tion » ; on distinguait celles et ceux qui avaient la vocation, qui étaient appelés par Dieu, et les autres. C’était une époque où la religion était la «voie royale» de l’action sociale et où l’on valorisait le sacrifice. Plus l’«appelé» se sacrifiait, plus on l’admirait. Heureusement, on raisonne autrement aujourd’hui. Personnellement, je continue à croire en cette notion de voca­ tion, au sens où tous, nous sommes appelés à contribuer à la perpétuation de la vie et à son évolution vers le mieux. Cependant, en tant qu’être humain, nous disposons d’une grande marge de manœuvre — par rapport à un arbre, par exemple, qui croît dans un lieu fixe et remplit certaines fonc­ tions bien établies — et notre contribution peut prendre diverses formes. Nous sommes des êtres polyvalents, mais en même temps, chacun de nous constitue une combinaison unique de caractéristiques physiques, intellectuelles et émo­ tives — à cause de notre hérédité et également des influences différentes qui nous ont marqués. Je crois que même s’il existe toujours diverses voies que nous pourrions emprunter, il y en a une qui nous convient davantage — celle qui concilie le mieux nos goûts profonds et nos capacités d’un côté et, de l’autre, les besoins que nous identifions dans la collectivité. Nous faisons mieux ce pour quoi nous sommes le mieux équipés, et c’est en allant dans cette direction que nous pou­ vons le mieux nous épanouir. Comme l’a écrit Gandhi, « la vraie moralité ne consiste pas à suivre le chemin tracé, mais à trouver la vraie voie pour soi-même et à la suivre sans crainte ». Dans notre société compartimentée, réglementée et organi­ sée, il n’est pas facile d’expérimenter et d’explorer les diverses voies qu’on pourrait emprunter: on étudie là où l’on est accepté, on occupe l’emploi pour lequel on a été préféré par

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s’investir

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rapport à tant d’autres candidats, etc. Dans la sphère hétéro­ nome — là où l’on travaille pour gagner sa vie —, la marge de manœuvre est bien faible. La liberté que nous offrent les sociétés industrialisées, dites «libérales», est toute relative et quand on veut s’écarter du chemin commun, on se trouve confronté à de très nombreux obstacles. C’est sans doute pourquoi il faut donner toute l’ampleur possible à la sphère autonome — là où l’on vit et où l’on possède le pouvoir d’organiser sa vie. 2. Vivre et irradier les valeurs fondamentales auxquelles on croit. Bien des gens reconnaissent que les catastrophes qui nous menacent exigent des actions d’envergure; et comme les pouvoirs politiques n’entreprennent pratiquement rien à ce niveau, ils attendent. Même si les actions que nous amorçons ne sont pas immédiatement imitées, même si elles ne semblent pas avoir d’effet, il ne faut pas hésiter à les commencer. Nous ne sommes pas seuls et beaucoup d’autres cherchent aussi à trouver les solutions aux problèmes de l’heure; et nos petites actions finissent par porter leurs fruits. Songeons à l’abnéga­ tion et à l’obstination de « l’homme qui plantait des arbres »... Certes, nous souhaitons que nos actions ne demeurent pas des gestes isolés et, en conséquence, nous tentons d’en convaincre d’autres de l’urgence d’agir; mais notre exemple demeure certainement le meilleur discours. La cohérence — la convergence entre la parole et l’action — me paraît être une caractéristique rare, mais qui possède une énorme puissance de conviction. Ce monde que nous voudrions meilleur, il faut d’abord le construire en soi-même, essayer de réaliser en soi ce qui nous semble devoir constituer les fondements d'un univers où tout ce qui existe puisse s’épanouir. Il s’agit donc d’être bons, tolérants, honnêtes et justes; et chaque jour, de tenter de s’améliorer, dans les dizaines de petits gestes qui composent notre quotidien. 3. Cultiver une attitude de respect. Tout ce qui existe a sa raison d’être, tout ce qui est devrait être respecté. Si, dans les relations humaines, nous écoutions davantage les autres, si nous nous mettions dans leur peau pour tenter de les com­ prendre, nous les jugerions beaucoup moins sévèrement, ou

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mieux, nous ne les jugerions tout simplement pas. Gandhi — et combien d’autres humanistes ont dit la même chose — croyait qu’il y avait dans toute personne, même le pire criminel, une partie de bon; et il tentait toujours de s’adresser à ce qu’il y avait de meilleur chez ses interlocuteurs. L’attitude de non-violence qu’il a développée reposait d’ailleurs sur ce fondement: on peut arriver à toucher même le cœur de son pire ennemi si l’on parvient à toucher ce qu’il y a de mieux en lui. Gandhi disait que dans l’action non violente, on peut mépriser la fonction d’un individu, mais il faut toujours le respecter en tant que personne. Si nous respections les autres peuples, les autres religions, les gens des autres classes sociales, l’autre sexe..., nous n’en serions pas là où nous sommes. Si nous respections la nature, nous ne la dévasterions pas comme nous le faisons. C’est encore Gandhi qui disait que seul celui qui a le pouvoir de créer devrait avoir le pouvoir de détruire; nous ne savons même pas comment créer une cellule et nous nous permettons d’en détruire par milliards... Pour respecter, il faut écouter, regarder, chercher à com­ prendre, sympathiser. Quand nous adoptons ce comporte­ ment, les gens changent d’attitude à notre égard. Les conflits surviennent moins souvent, et quand il y en a, il est rare qu’on ne puisse parvenir à les résoudre; même quand on ne réussit pas, au moins, il ne reste ni amertume ni haine. La rancœur est un poison qui détruit celui qui l’héberge, non pas celui qui en est l’objet. Quand on a agi au mieux de sa conscience et quand on s’est comporté dans le plus grand respect de l’autre, il ne reste qu’à se détacher du résultat: qui sommes-nous pour savoir avec assurance ce qui est le mieux ? On peut exposer aux autres sa morale, on ne peut la leur imposer.

Epilogue

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a vte n’a pas de sens

et, pourtant, j’essaie de lui en don-

JL/ner un. Le sens de ma vie me dépasse: je suis une petite cellule de ce gigantesque organisme qu’est l’univers, et j’ai un rôle à y jouer. J’essaie de le faire consciemment, sincèrement: faire de mon mieux pour que l’ensemble de l’organisme fonc­ tionne mieux. Mais une seule cellule a si peu de pouvoir ! C’est décourageant et rassurant en même temps: quoi que je fasse, cela n’y change pas grand-chose; alors, il importe fina­ lement peu de savoir ce que moi, j’ai à faire. Je me sens instru­ ment d’un processus que j’ignore et que je ne suis pas tellement curieux de découvrir. Ce dégagement me plaît, mais est-ce vraiment la bonne voie ? Les événements décident pour moi. Suis-je humble en m’effaçant ainsi devant une volonté supé­ rieure et en acceptant ce rôle d’instrument, ou suis-je orgueil­ leux en croyant que j’ai trouvé ma voie et que je n’ai rien à demander à personne ? La plupart du temps, je suis heureux parce que je réussis à m’absorber dans diverses activités; mais quand je trouve le temps de réfléchir, je me sens profondément déchiré. Je cherche sans trop savoir ce que je cherche. Le bonheur ne constitue pas mon objectif: je trouve inconvenant d’être heureux alors que tant d’autres ne le sont pas. Pourtant, je suis heureux sans chercher à l’être. Je suis porté à croire qu’on trouve le bonheur justement quand on ne le cherche pas. Je suis heureux quand

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je n’y pense pas; car quand je réfléchis et prends conscience de l’état dans lequel vivent tant d’êtres humains, je ne peux que ressentir un profond malaise. Pourquoi tant aux uns et si peu aux autres ? De toute manière, je ne m’illusionne pas trop sur mon importance dans le monde; je vois bien que mes actions s’inscrivent dans un certain courant contestataire qui se répand lentement, mais quelle importance a-t-il vraiment ? Peut-il encore stopper le processus de destruction dans lequel nous sommes engagés ? J’ai très peur que nous ne réussissions pas; en même temps que j’éprouve ce sentiment, une pensée s’impose à moi avec de plus en plus de force: et qu’est-ce que ça changerait que nous ne réussissions pas ? Qui sera le plus touché par les diverses menaces qui pèsent sur le monde, si ce n’est nous, dans les pays industrialisés ? Pour la majorité des habitants de la planète, la situation peut-elle être pire qu’actuellement ? N’auraient-ils pas avantage à ce que nous soyons forcés de comprendre que nous ne pouvons continuer ainsi ? Peut-on espérer des changements radicaux sans que nous y soyons forcés ? Cependant, je ne puis m’empêcher de craindre le pire. Si des catastrophes se produisent, qu’adviendra-t-il exactement ? En ces moments, on a tendance à donner plus de pouvoirs à nos dirigeants, lesquels recourent alors à des solutions plus autoritaires. Or, dans l’abondance, ils manifestent un compor­ tement égoïste inquiétant — nous d’abord et avant tout; dans le désastre, n’érigeront-ils pas des barrières encore plus infranchissables entre nous et les autres ? Non, plutôt que d’attendre les catastrophes et un « nouvel ordre» meilleur qui suivrait peut-être, mieux vaut chercher d’autres voies. La voie de la bonté, de l’amour. La politique des « petits pas ». La sagesse populaire nous dit qu’il est inutile de tiret* sur la plante pour qu’elle pousse plus vite. Gandhi, quant à lui, a écrit ceci: «C’est dans l’effort et non dans la réussite qu’on puise la satisfaction. Le plein effort, c’est la pleine victoire. »

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UN DES PLUS IMPORTANTS précurseurs de l’écologie politique au Québec nous offre deux réflexions intimistes sur notre rapport à la nature et sur ce que signifie être heureux. Réunis en un seul volume, ces deux bijoux d’écriture sont d’une grande sagesse pour nous accompagner dans le défi écologique actuel. Dans L’écosophie ou la sagesse de la nature, Serge Mongeau nous invite à une profonde réflexion sur une éthique écologique à partir de ses propres expériences. Au lieu de voir la nature comme extérieure à nous, comme un réservoir de ressources, il faut l’envisager comme un processus de vie dans lequel nous avons un rôle à jouer. C’est donc un autre mode de relation qu’il faut développer et ce sont les moyens d’y arriver qu’explore ce texte dans lequel l’auteur préconise un respect sans idolâtrie de la nature et propose un certain nombre de balises pour que s’établisse une véritable symbiose entre la Terre vivante et les êtres humains. Dans La belle vie, Serge Mongeau s’interroge: tout le monde souhaite faire «la belle vie», être heureux et cherche le bonheur. Mais... prend-on les bons moyens pour y arriver? La société de consommation offre de multiples biens à acquérir, une foule de services et une grande variété de moyens d’évasion. Cependant, bien des gens découvrent aujourd’hui qu’on ne peut tout attendre de la consommation, que la voie de la simplicité volontaire leur ouvre des portes vers un plus grand épanouissement, mais aussi qu’il ne suffit pas de simplifier sa vie pour être heureux. Serge Mongeau nous invite à chercher avec lui diverses voies pour trouver le bonheur: vivre le moment présent, aimer, prendre le temps de vivre, jouer, se rapprocher de la nature, donner un sens à sa vie et la simplifier, cultiver sa vie intérieure et s’investir dans des actions collectives pour changer ce qui n’est plus acceptable. Éditeur, jardinier, militant infatigable, Serge Mongeau a étudié la médecine, l’organisation communautaire et les sciences politiques. Il est l’auteur de plus de 25 ouvrages, dont le livre-phare La simplicité volontaire, plus que jamais...