L'économie suédoise entre l'Est et l'Ouest, 1944-1949: Neutralité et embargo, de la guerre au Pacte atlantique 2738410618, 9782738410610

L'économie suédoise entre l'Est et l'Ouest 1944-1949 : neutralité et embargo, de la guerre au Pacte Atlan

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L'économie suédoise entre l'Est et l'Ouest, 1944-1949: Neutralité et embargo, de la guerre au Pacte atlantique
 2738410618, 9782738410610

Table of contents :
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION
Première partieLa tentative de rééquilibragedu commerce extérieur:orientation vers l'Europe orientaleet obstacles 1944-1946
Deuxième partie1947 : L'année crucialede l'offensive américaine
Troisième partieAmpleur et limites du ralliement suédoisau Plan Marshall 1948-1949
ÉPILOGUE' LA SUÈDE ET LES AUTRES

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L'ÉCONOMIE

SUÉDOISE ENTRE L'EST

ET L'OUEST 1944-1949

Annie LACROIX-RIZ p,rofesseur à l'Université de Toulouse-le-Mirai!

L'ÉCONOMIE SUÉDOISE ENTRE L'EST ET L'OUEST 1944-1949 : NEUTRALITÉ ET EMBARGO, DE LA GUERRE AU PACTE ATLANTIQUE

Éditions L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris

COLLECTION CHEMINS DE LA MÉMOIRE Yves BEAUVOIS, Les relations franco-polonaises Monique d'une Tome Tome

pendant

la drôle de guerre.

BOURRIN-DERRUAU, Villages médiévaux en Bas-Languedoc. sociabilité (X'- XIV' siècle). 1, Du château au vtllage (x'-XllI' siècle). 2, La démocratie au village (XllI'-XIV' siècle).

Yolande COHEN, Les jeunes, de jeunesse en France.

le socialisme et la guerre. Histoire des mouvements

Pierre FAYOL, Le Chambon-sur-Lignon sous l'Occupation, tances locales, l'aide interalliée, l'action de Virginia Toussaint GRIFFI, Laurent sous-marin Casabianca

Genèse

PRECIOZI, Première (1942-1943).

Béatrice KASBARIAN-BRICOUT,L'Odyssée léonniennes.

mission

mameloucke

1940-1944. Hall (OSS).

Les résis-

en Corse occuPée avec le à l'ombre

des armées napo-

Jacques MICHEL,La Guyane sous l'Ancien Régime. Le désastre de Kourou et ses scandaleuses suites judiciaires. Christine POLETTO,Art et pouvoir à l'âge baroque. Élizabeth TUTTLE,Religion et idéologie dans la révolution anglaise 1647-1649. Sabine ZEITOUN,L'œuvre de secours aux enfants juifs (OSE) sous l'Occupation en France. Henri SACCHI, La guerre de trente ans. Tome 1, L'ombre de Charles Quint. Tome 2, L'emPire supplicié. Tome 3, La guerre des cardinaux.

@ L'Harmattan, 1991 ISBN: 2-7384-1061-8

INTRODUCTION

La Suède de l'après-Seconde Guerre mondiale n'est guère évoquée en France que pour son option maintenue en faveur de la neutralité politicostratégique à l'heure de la signature du Pacte atlantique, en avril 1949. De cet inébranlable choix, traité ailleurs I, les archives suggèrent des fondements non exclusivement politiques que la simple fidélité aux traditions héritées du XIXe siècle n'épuise pas. Les dossiers ouverts à la consultation dressent de ce pays un tableau économique complexe et contrasté : cette nouvelle image contribue à sortir Stockholm du splendide isolement où son obstination neutraliste semble l'avoir confiné, tout en éclairant un certain nombre d'originalités auxquelles cette neutralité dut évidemment beaucoup. Ce pays capitaliste, à la différence de la plupart des nations d'Europe, sortit prospère du conflit destructeur, plus encore que la Suisse, son homologue 2. La Suède enrichie grâce au maintien de sa neutralité impliquant notamment un fructueux commerce avec l'Allemagne nazie - n'échappa pourtant pas au lot commun des nations du continent : comme les pays appauvris, elle fut confrontée aux appétits des États-Unis, retranchés derrière l'exaltation de la « liberté des échanges» multilatéraux et la dénonciation des restrictions et quotas européens. La victoire de 1945 donnait de nouvelles chances à la « Politique de la Porte Ouverte» américaine née des excédents structurels de marchandises et de capitaux permanents depuis la «crise des années 1890» 3, qui avait en Europe subi au cours de l'entre-deux-guerres des échecs répétés 4. La Porte européenne qui ne voulait guère - ou pas suffisamment s'ouvrir avant la Seconde Guerre mondiale pourrait-elle être désormais forcée avec des armes plus efficaces, dans les pays ruinés par le conflit comme en Suède? La stratégie américaine des ventes de marchandises n'obéit point à d'autres règles ici que dans le reste de l'Occident. Ces ventes sans contrepartie, en raison de l'indéracinable protectionnisme amé-

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ncam, ne risquaient-elles pas d'aboutir au même résultat - déficit commercial gravissime et manque crucial de moyens de paiements (le fameux dollar gap) - que ce qu'on a coutume d'attribuer ailleurs aux inéluctables conséquences de la guerre? La remarquable continuité de la politique américaine des crédits, dans le temps et les lieux, ne doit-elle pas conduire à relativiser le rôle du Plan Marshall, semblable par ses clauses à tous les emprunts qui l'avaient précédé? On ne contestera pas pour autant l'importance considérable en j Suède de ce programme européen de «prêts liés» à l'achat de marchandises américaines: malgré le faible montant des crédits sollicités ou accordés, ne marqua-t-il pas de son empreinte les réalités socioéconomiques, politiques et idéologiques du pays? Le cas suédois nous apparaît particulièrement digne d'intérêt, tant il permet de démonter les mécanismes fondamentaux de ce qu'on a coutume de baptiser « aide» au relèvement de seize pays de l'Europe détruite. Pays de la sphère américaine après plus encore qu'avant la guerre, la Suède avait aussi pour projet, comme les autres nations du même camp, de renforcer ses liens économiques avec l'ensemble de l'Europe, partie orientale incluse. Les lendemains de 1945, caractérisés à la fois par leurs énormes pénuries ou goulots d'étranglement de court terme et les alléchantes perspectives qu'ouvrait la reconstitution des forces productives des pays ruinés, donnèrent une importance nouvelle à cette vieille question. Mais la conjoncture générale amena la Suède à la régler en large partie en compagnie de l'autre grand pays sorti de la Seconde Guerre mondiale avec le statut de grande puissance, l'URSS. La Suède, comme ses homologues européens de l'Ouest, visait-elle à apaiser les inquiétudes ou les ambitions du « puissant voisin» 6 ou présumé tel ? Le sujet de 1'« expansionnisme» soviétique, problématique dominante en France, ayant été largement traité - et contesté - dans des travaux proprement atlantiques, nous avons pu ici nous en tenir pour l'essentiel à une problématique économique. En commerçant avec l'URSS et ceux qu'on a coutume d'appeler des « satellites », les Suédois ne poursuivirent-ils pas surtout un objectif économique inspiré par la nécessité? Reconstituer, en l'amplifiant, un courant traditionnel et fructueux d'échanges économiques entre la puissante Europe industrielle de l'Ouest et la partie orientale du' continent intéressante par sa richesse en matières premières et la faiblesse de ses devises. Échanger, sans aliénation mutuelle de capital, les produits très variés de l'industrie suédoise indispensables à des pays ravagés par l'occupation allemande contre les produits bruts industriels et agricoles non seulement soviétiques, mais polonais, tchécoslovaques ou autres? On étudiera donc ici les étapes et modalités de l'établissement (ou du rétablissement) de ces relations commerciales avec l'Europe orientale, en insistant sur les trois principaux partenaires de la Suède d'après-guerre. Ces étapes furent scandées par des temps forts politiques ou idéolo-

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giques, toujours en étroite relation chronologique avec la conjoncture économique. Ces aspects du dossier sont liés à la fois à la situation intérieure (les rapports sociaux, tendus par les années de guerre, même ~dans ce pays neutre) et à la situation internationale (relations avec les EtatsUnis en premier lieu). Dotés ici d'une place secondaire, ils ne seront cependant pas négligés, tant la documentation économique leur donne un éclairage nouveau. On retrouvera dans ce domaine apparemment «oriental» l'acteur essentiel évoqué plus haut. L'astUcieuse stratégie de bilatéralisme ou « troc» suédo-est-européen limitait l'usage des devises fortes et surtout du dollar. Elle menaçait donc directement - tout comme le commerce de même type avec l'Ouest de l'Europe - l'écoulement des produits américains et elle amoindrissait consécutivement le besoin de contracter des emprunts auprès de Washington: les États-Unis, qui baptisaient « autarcie» ce qui s'opposait à la pénétration de leurs marchandises et capitaux tout en édifiant contre les produits concurrents fabriqués par leurs partenaires un barrage infranchissable, combattirent avec acharnement cette sévère concurrence européenne. La volonté de constituer en Europe un vaste marché à la mesure de la puissance économique américaine, d'en écarter les concurrents potentiels ou réels sera donc étudiée dans le cadre suédois. On accordera une certaine place au projet américain de constitution entre les Seize adhérents au Plan Marshall d'« unions douanières» qui n'épargna pas la Scandinavie. De même sera analysée la phase du combat économique permanent en faveur du multilatéralisme qui allait au

moment politique propice

-

la guerre froide -

revêtir de nouvelles for-

mes: celle d'un véritable embargo institUtionnalisé contre le négoce avec l'Est de l'Europe. Rétorsion contre l'Est, contre l'inquiétant « potentiel militaire» de l'Armée Rouge et de ses « satellites », ou menace économique contre la totalité du continent ? Le dossier suédois des échanges économiques Est-Ouest garde donc la trace d'une intervention américaine permanente, puissamment relayée par des classes dirigeantes étroitement liées au monde anglo-saxon. Cette action emprunta des apparences essentiellement idéologiques, entre l'affaire des « réfugiés baltes» et la signature de l'Alliance Atlantique: c'est le souci de rechercher les véritables causes de l'obsédante présence américaine qui nous a incitée à aborder ici aussi le champ du politique, et à le confronter régulièrement à celui de l'économie. L'étude chronologique - de la fin du conflit mondial à l'aube de l'ère atlantique officielle - permettra de distinguer les grandes étapes d'une politique économique extérieure suédoise inséparable de celle des deux Grands. On confrontera régulièrement le cas suédois à celui des pays «

marshalliens » définitivement affaiblis par la guerre. La comparaison con-

cernera essentiellement les plus importants voisins et alliés scandinaves de la Suède (Danemark et Norvège), mais pas exclusivement: les connaissances tirées des cas britannique et français, déjà bien connus, ne man7

quent pas d'éclairer le dossier général des relations entre les États-Unis et l'ensemble de l'Europe occidentale. Le maintien de la neutralité politico-militaire de la puissance nordique ne fera ici l'objet que d'allusions, brèves mais, nous semble-toil, indispensables. La permanence du statut de la Suède à l'ère atlantique peutelle se comprendre sans référence à la marge de liberté, supérieure à celle de la plupart des Seize membres du Plan Marshall, conservée par ce pays dans la sphère commerciale et financière?

Notes 1. Voir notamment Geir LUNDESTAD,America, Scandinavia and the Cold War, New York, 1980, passim et Annie LACROIX-RIZ,«L'entrée de la Scandinavie dans le Pacte Atlantique (1943-1949) : une indispensable révision déchirante », Guerres mondiales, conflits contemporains (GMCC), n° 149, janvier 1988, p. 55-92, n° 160, octobre 1990, p. 39-86, et dernier à paraitre. 2. Produit intérieur brut à l'indice 120 en 1945 (100 en 1939), soit plus encore que la Suisse, à l'indice 96 (100 en 1938) ; États-Unis, 172 (105, dépenses de l'État exclues, indice 100 en 1939) ; comparer avec la France, 54 (100 en 1957, sic, pour 1937, sans doute), la Grèce, 31 (100 en 1938), les Pays-Bas, 52 (100 en 1937), etc. Simon KuzNETS,Postwar Economic Growth, Cambridge, 1964, p. 91-92, cité par ADLER-KARLSSON, Western Economic Warfare 1947-1967. A Case Study in Foreign Economic Policy, Stockholm, 1968, p. 171. 3. On ne peut que renvoyer au descriptif argumenté d'un des fondateurs de l'historiographie « révisionniste» américaine, obstinément négligée en France, William Appleman WILLIAMS,The Tragedy of American Diplomacy, New York, 1972 (1" éd., 1959), passim. Sur le passage de l'économie américaine à la phase impérialiste, chap. 1 et 2. Citation, p. 28. 4. Ibid., particulièrement chap. 4 à 6. 5. Joyce et Gabriel KOLKa, The limits of Power. The world and United States Foreign Policy 1945-1954, New-York, 1972, p. 165. 6. Entre autres, Pierre MÉLANDRI,L'Alliance atlantique, Paris, 1979, p. 55. Discussion du concept, usité par les contemporains, « L'entrée de la Scandinavie... », 1" et 3' art. cit.

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Première

partie

La tentative de rééquilibrage du commerce extérieur: orientation vers l'Europe orientale et obstacles 1944-1946

Chapitre 1 UNE SUÈDE LIÉE ET OPPOSÉE AU MONDE ANGLO-SAXON

I. LES AMBIGUïTÉs HÉRITÉES DE LA GUERRE: COLLABORATION GERMANO-SUÉDOISE ET RÔLE DES ÉTATS-UNIS L'immédiat après-guerre confirma naturellement la pleine appanenance au camp occidental d'une Suède que sa neutralité, très longtemps bienveillante - hypothèse optimiste minimale - pour l'Allemagne, semblait avoir éloignée des États-Unis. L'attitude au minimum ambiguë, pour ne pas dire franchement germanophile, d'une bonne pan des classes dirigeantes offrit aux vainqueurs de l'Allemagne, Américains compris, cenains moyens de pression en apparence politiques. La dénonciation de la substantielle collaboration suédoallemande ne demeura pas l'apanage de la gauche la plus radicale, qui n'avait d'ailleurs que l'embarras du choix dans l'exposé des innombrables « affaires» qui émaillèrent les lendemains de guerre. Les liens étroits entre la Suède dirigeante et l'Allemagne nazie milieux militaires en tête, sans préjudice du Roi Gustav V qui rencontra souvent Hitler entre 1933 et 1938 et poursuivit les contacts, épistolaires notamment, en pleine guerre, notamment le 19 avril 1940 -, furent souvent dénoncés, témoignages oraux et irréfutables documents écrits à l'appui, par les progressistes, à l'intérieur, à l'automne 1945 et surtout de l'hiver à l'été de 1946. A l'extérieur, les Soviétiques furent parfois accompagnés par les Britanniques dans leurs révélations journalistiques sur ces coupables relations. Les Américains, apparemment discrets sur ce terrain qui convenait mieux à l'extrême gauche, allaient, on va le voir, user plus volontiers du chantage à propos de l'ample collaboration économique germano-suédoise I. 11

Une forte « pression anglo-américaine» en vue d'interdire toute relation économique avec les Allemands 2, fut exercée sur la Suède en aoûtseptembre 1944. Cette démarche ne saurait cependant être comprise comme un vertueux rappel des principes fondateurs des Nations unies contre le nazisme; elle relevait en réalité prioritairement, sinon exclusivement, de la catégorie économique et non morale. Car en collaborant avec l'Allemagne, la Suède se sépara des États-Unis beaucoup moins que le veto de 1944 contre les relations avec l'Allemagne ne le suggérait. La Suède neutre servit en effet, comme la Suisse, d'indispensable intermédiaire dans la gestion de capitaux suédo-germano-américains discrètement associés, avant comme pendant la gueTTe: la puissante firme de roulements à billes Svenska Kullager-Fabriken (SKF) et ses dirigeants, industriels comme Sven Wingquist et banquiers, comme les frères Marcus et Jacob Wallenberg, dirigeants de l'Enskilda Bank, banque du groupe, assumèrent alors la mission de prête-nom, en toute illégalité, d'intérêts allemands officiellement mis à l'index. En se fiant au récit de James S. Martin, un des responsables des services américains de la Décartellisation allemande en 1946-1947, source particulièrement sûre sur la' politi-

que américaine en Allemagne 3, on peut ainsi brièvement résumer les liaisons établies de longue date. Dès le tout début des années vingt, la Suède avait joué un rôle considérable dans les mouvements de capitaux nés de la volonté allemande d'échapper aux clauses militaro-économiques du Traité de Versailles. C'est dans ce cadre qu'intervinrent massivement SKF et ses financiers, notamment par l'intermédiaire de Sven Wingquist - «le fondateur de la firme» et son président jusqu'en 1941 - et d'Axel Wenner-Gren, « le yachstman » - aventurier rocambolesque, financier très étroitement lié aux influents milieux internationaux germanophiles 4 . Les deux hommes « avaient pris une part active dans les plans allemands de l'après Première Guerre mondiale pour dissimuler les avoirs des filiales à l'étranger» de firmes comme Carl Zeiss ou Krupp. Grâce à Sven Wingquist, « qui était aussi président du Conseil d'Administration de la société d'acier et d'armements Bofors», et au second susnommé, Krupp obtint « environ un tiers du capital» de la puissante firme suédoise et le large contrôle qui en résultait - réalité qui fut partiellement dévoilée lors d'une enquête gouvernementale suédoise de 1934. Les deux Suédois participèrent aussi à une opération qui infirme l'argument ultérieur du Président de SKF sur la nationalité purement suédoise de sa firme. Sauf à croire le grand capital allemand (ou autre) disposé à céder gracieusement ses parts à un concurrent, on ne peut en effet admettre l'idée que l'arrangement bilatéral de 1928-1929 ne profita qu'à SKF. Une série de mouvements de capitaux aboutit en effet alors à la « fusion des entreprises d'une des plus importantes firmes de roulements à billes, qui représentait 60 % de la capacité totale allemande, en un nouveau groupe, les Vereinigte Kugellagerfabriken AG, plus connu sous le nom de VKF. 12

Au terme de ces mouvements, SKF apparut officiellement comme le possesseur à 99,7 % du capital de la VKF allemande. (...) La direction de la SKF suédoise nia toute concession de capital aux intérêts allemands; mais elle n'expliqua jamais comment les intérêts allemands furent indemnisés»

)

.

Intérêts germano-suédois à coup sûr, dont le cas SKF-Krupp-VKF ne constitUe qu'un exemple représentatif, aux côtés d'autres voyants compagnonnages comme celui de la Banque Enskilda et de la société allemande Bosch. Mais à toutes ces opérations clandestines des capitaux américains furent aussi associés, entre autres d'ailleurs (la part française du capital de SKF se serait élevée à 13 % en 1928). Ces transactions connurent une intensité grandissante en l' anné~ 1940, favorable à la discrète réorganisation des avoirs allemands aux Etats-Unis. Après la « vente »,. le 6 mai, des parts de la filiale américaine de Bosch, « sur l'autorisation donnée par StUttgart» (siège social de la firme) « à la Banque Enskilda de Stockholm », le dispositif américain du trust fut remanié, toujours sous la houlette de la banque suédoise. L'Enskilda se chargea de toutes les modalités financières du comptomis suédo-germanoaméricain de novembre 1940 : elle confirma notamment dans ses pouvoirs le trustee américain de la filiale, George Murnane (ancien VicePrésident de la «New York Trust Company», nommé à la tête de 1'« American Bosch Corporation» en 1935) ; au cas où il décéderait, le droit de nommer son successeur échoirait à un Américain illustre en bien d'autres domaines, John Foster Dulles, « actionnaire majoritaire de Sullivan et Cromwell, la firme d'avocats ~'affaires qui représentait les Wallenberg et la Banque Enskilda aux Etats-Unis ». Marcus Wallenberg, à la fois dirigeant de l'Enskilda Bank et « agent de la Reichsbank », profita d'un voyage de 1940 aux États-Unis (en vue du « rachat massif de valeurs allemandes sur le marché américain») pour régler les problèmes relatifs aux filiales de SKF dans ce pays: le contrôle en fut alors octroyé à l'Américain William 1. Batt, «président de SKF Industries et, durant la guerre, Vice-Président du Bureau de la Production de Guerre» 6, organisme essentiel à partir de l'entrée en guerre des États-Unis. Ces deux exemples cités par ).S. Martin aident à saisir pourquoi les grands intérêts suédois s'érigèrent en symbole par excellence des fructueuses activités clandestines des nations neutres, qui maintinrent sans à-coups les alliances de capitaux du second après-guerre héritées du premier 7. Autant ou presque que la découverte ultérieure, par tel service allié de la Décartellisation, des archives des entreprises multinationales concernées 8, certaines pratiques du temps de guerre avaient laissé percer l'importance des imbrications d'intérêts théoriquement ennemis. Les pays directement victimes de l'occupation allemande eurent l'occasion de s'en plaindre, à l'occasion de bombardements infiniment plus meurtriers pour les populations civiles que pour le potentiel militaroindustriel de l'Allemagne nazie: en témoigne la correspondance tant mili13

taire que diplomatique de l'automne 1944. Une note française d'origine militaire de la fin décembre 1944 décrivit et déplora la politique des « bombardements aériens» alliés « en» (sic) femme saôule », qui épargnait « la fabrication de guerre du Reich» (singulièrement les usines de roulements à billes) et évitait jusqu'au bout de lui « porter un coup décisif ». Les bombardements étaient systématiquement effectués en vagues successives, en préservant jusqu'à la phase ultime de la guerre la production des matériaux intéressés: celle-ci était régulièrement reprise, après destruction de certaines usines, sur d'autres sites, notamment en France, Belgique, Hollande, Allemagne 9. Comment ne pas y cerner le souci de protéger les avoirs mêlés des capitaux allemands, neutres et anglo-saxons? Cette tactique adoptée depuis le début des bombardements exclut l'hypothèse d'une volonté des Alliés occidentaux de destruction de la machine de guerre allemande. Elle suscita naturellement l'indignation, pas toujours exposée en termes plus bénins ou auto-censurés par les impératifs de l'alliance anglo-américaine. L'« impression pénible» suscitée par ces pratiques était en effet d'autant plus vive que les informations extrêmement précises et précoces fournies aux Anglo-Saxons avaient exclu l'hypothèse d'une simple erreur de procédure: la France avait pour sa part transmis « pour eXploitation» aux Anglo-Américains dès le printemps de 1940 « une liste volumineuse avec classement par grandes catégories» de tous les centres de transports et d'industries intéressant l'économie de guerre allemande; lui avait été jointe une carte minutieuse des installations et communications, comportant des objectifs de couleurs différentes et de dimensions proportionnelles à l'importance relative des centres représentés. Or quatre ans de bombardements aériens, britanniques d'abord, américains ensuite, avaient amplement démontré que les Alliés dûment pourvus des renseignements nécessaires, ne manifestaient pas, selon la pudique formule du texte, « une compréhension satisfaisante de l'esprit dans lequel l'étude avait été conduite du côté français» 10. Tactique générale, comme l'atteste un échange franco-norvégien d'octobre 1944. Les Norvégiens de Londres, « jamais consultés », étaient furieux de la tactique britannique - bombardements en plein jour, et non la nuit (celui de Bergen venait de tuer 250 Norvégiens, «pour la plupart des enfants »), dans les usines « en semaine », et non le dimanche (celui sur les établissements aéronautiques avait été fatal à 200 ouvriers). Les Français purent leur répondre « qu'il en était de même pour la France, que nous n'étions pas consultés et que nous avions à de très nombreuses reprises protesté à ce sujet» Il. Les agissements clandestins des sociétés américaines furent donc, les découvertes de la Section de la Décartellisation de l' OMGUS le révélèrent de façon plus directe encore, à peine perturbés par les impératifs de la guerre contre l'Allemagne. Les astuces largement utilisées depuis près de deux décennies, rénovées ou rajeunies à l'orée de la mondialisation de la Seconde Guerre, permirent évidemment de franchir au mieux ce cap délicat. 14

Au propos de ).S. Martin, fondé sur la découverte des papiers des firmes, quelquefois et même surtout dans les tout débuts de l'occupation américaine, font écho quelques témoignages oraux recueillis par un économis~e suédois. Gunnar Adler-Karlsson résume pertinemment, mais incomplètement (il ne dit rien du rôle des capitaux américains impliqués), l' .affaire Bosch, sur la base des confidences d'« éminents diplomates» demeurés anonymes, vraisemblablement sincères, confrontées au récit du haut fonctionnaire américain: « deux compagnies dépendant de la banque suédoise Enskilda firent une transaction truquée avec Robert Bosch pendant la guerre, de telle sorte que les sociétés de distribution du trust Bosch dans six pays apparaissaient comme la propriété d'intérêts suédois, alors qu'elles appartenaient en fait à Robert Bosch. L'industriel allemand conserverait ainsi sa propriété, quelle que fût l'issue de la guerre» 12. On le sait, le dossier à apurer après la capitulation allemande ne relevait pas seulement des rapports coupables entre l'agresseur et le neutre. Les responsables américains des firmes intéressées comptaient parmi les principaux hommes d'État de Washington - de James Forrestal à Averell Harriman en passant par la famille Dulles Oohn Foster et Allen) et Robert Lovett ou William Draper, pour n'en citer que quelques-uns. Des précisions seront fournies, au fil des chapitres, sur certaines des personnalités américaines évoquées ici. Notons cependant la présentation par James S. Martin, précisée par l'historiographie ultérieure, du « groupe issu des compagnies Morgan et de leurs poissons-pilotes, les banquiers de la firme Harriman et les spécialistes de direction des affaires de Dillon, Read et Cie, tels James V. ForrestaI, ancien président de Dillon, Robert A. Lovett, ancien associé de Brown Brothers, Harriman et Cie» ou Harriman, héritier du groupe bancaire du même nom 13. Ces personnalités dirigeantes de Washington, qui allaient fort logiquement se poser en champions de la reconstruction prioritaire de l'Allemagne occidentale et du containment a~ti-soviétique, avaient, par leur comportement, précocement alerté aux Etats-Unis les milieux anti-nazis 14. L'Administration américaine était littéralement investie par ces éminents représentants de ce que le Quai d'Orsay appelait avec méfiance et rancœur «le groupe germano-américain» ou «les GermanoAméricains» 15. Elle était naturellement remarquablement informée des opérations illégales des années d'avant-guerre et de guerre, qui ne concernaient pas moins ses propres ressortissants que les neutres. Information puisée à double source. Indirecte, par les enquêtes classiques des services de renseignement, que la période de l'occupation de l'Allemagne allait permettre de peaufiner. Directe, puisqu'aussi bien nombre des « Germano-Américains» qui comptaient parmi les personnalités politiques les plus importantes de Washington étaient personnellement engagés dans les complexes arrangements secrets nés des années vingt et trente. Inutile de préciser que cette dernière catégorie d'hommes informés s'employa efficacement à réduire à néant l'action de ceux de la pre15

mière : celle des fonctionnaires anti-nazis américains des Services spécialisés du Haut Commandement à Berlin parfois résolus, comme ).S. Martin et ses prédécesseurs de 1945, à utiliser leurs renseignements contre le grand capital allemand pro-nazi jusqu'au bout et belliciste et ses complices, neutres ou alliés. L'État américain insista donc plus volontiers sur les acteurs allemands et suédois desdites opérations que sur leurs partenaires américains. La guerre à peine achevée, certains propos tenus par les responsables économiques de l'appareil d'État n'avaient pas seulement attesté la remarquable qualité de leur information sur le dossier. Pareilles allusions avaient

adressé un avertissement assez clair à l'égard des « pays neutres» sur lesquels Washington se sentait évidemment en mesure d'exercer d'efficaces pressions. Au cours des nombreuses auditions de la fin juin 1945 devant la fameuse Commission des Affaires Militaires du Sénat (le Comité Kilgore), théoriquement consacrées à l'étude des moyens à mettre en œuvre pour réaliser « le désarmement économique de l'Allemagne », on put à cet égard saisir des révélations auxquelles Stockholm prêta vraisemblablement une oreille à la fois attentive et inquiète. Entre autres personnalités convoquées devant la Commission Kilgore, Clayton, Sous-Secrétaire d'État, et Leo Crowley, Directeur de la Foreign Economic Administration, oscillèrent entre le vague de certains développements sur les agissements d'« un pays neutre» et la clarté du descriptif sur les liens étroits entre Krupp et Bofors: le premier, le 25 juin,

traita du « Programme Safehaven », associé à la répartition massive des avoirs allemands dans les pays neutres, notamment dans « un autre pays neutre» que l'Espagne ou la Suisse 16 ; le second décrivit le lendemain quelques aspects du « réarmement économique et industriel de l'Allemagne en vue de la Seconde Guerre mondiale» : il rappela qu'après les accords sur les transferts de brevets, de licences, de secrets de fabrication, était venu le temps du contrôle pur et simple de Krupp sur Bofors, par le biais d'« achats d'actions supplémentaires» 17. Au fil des mois, le récit public s'enrichit de détails nouveaux et substantiels : devant la Commission Kilgore témoigna, au début de 1946, Russell Nixon, démissionnaire depuis le 15 décembre 1945 du poste de « sousdirecteur de la Division d'Enquête sur les Cartels et les Avoirs allemands à l'étranger ». Il n'avait en effet pu assumer sa mission avec l'efficacité espérée à l'origine, face aux obstacles et chausse-trappes accumulés par les éléments germanophiles qu'on avait casés en majorité écrasante dans les services économiques de l' OMGUS (Economy Division) dirigés par William Draper 18. L'ancien fonctionnaire anti-nazi du Gouvernement militaire américain

fournit en « quinze mille mots» certains détails sur la collaboration, ininterrompue par la guerre, des « hommes d'affaires américains et anglais (...) avec les hommes d'affaires allemands» et sur la complaisante contribution suédoise à ces pratiques générales en terre neutre, Espagne et Suisse incluses. Nixon apprit notamment à son auditoire que le paradis 16

suédois « tolérait une activité illimitée de nombreuses entreprises allemandes dont certaines font partie de la machine de guerre allemande ». Il déclara enfin que « certains représentants américains, anglais et français à l'Étranger, cherchent à éliminer l'Union Soviétique du dépistage des Avoirs allemands dans les Pays neutres parce qu'ils tiennent à briser l'unité des principales puissances et à aider la formation du bloc des puissances occidentales» 19. Révélations qui provoquèrent quelque émotion, au-delà des États-Unis, dans les pays tout récemment occupés, en URSS et en France notamment. A eux seuls, les dossiers relatifs au rôle ainsi joué - bien au-delà de l'honnête courtier, celui de participant actif de l'alliance germanoaméricaine - par les milieux financiers suédois contraignent l' historien à écarter l'hypothèse d'une motivation politico-morale aux décisions américaines de la fin de la guerre à propos des relations entre Allemagne et Suède. Les affaires communes poussées très loin par le grand capital suédois avec son partenaire allemand - dans le cas Wallenberg au premier chef - allaient très largement bénéficier aux Américains, que leurs capitaux y aient été directement ou non associés. On a évoqué plus haut la minutie des investigations des services compétents de l' OMGUS, qui ne parvinrent cependant pas à franchir le haut

mur des alliances tripartites maintenues de capitaux.

«

L'extension réelle

du contrôle allemand ou d'autres contrôles étrangers, exercés soit directement soit par l'intermédiaire des Wallenberg, n'a pas été dévoilée », se plaignit ).S. Martin en 1950. Donnons un exemple, partiellement postérieur à notre première période, mais significatif de la superficialité des enquêtes et des motivations de pareille procédure, à l'époque où la reconstitution prioritaire de l'Allemagne ne se dissimulait plus. Ce qui précède éclaire le comportement d'un des éminents représentants du groupe « germano-américain », William 1. Batt, à la fois président de la SKF américaine et investi de missions officielles depuis' la guerre. Il s'agita en effet fébrilement auprès du Haut Commandement américain en Allemagne - et contre les Décartellisateurs à la ).S. Martin -, « à l'automne 1946 lorsque des rumeurs de presse évoquèrent notre [c'est Martin qui parle] intention de séparer la VKF allemande de ses partenaires internationaux. Il était venu à Berlin discuter avec le Général Draper de problèmes relatifs au relèvement de l'Allemagne; mais il voulait aussi s'assurer que rien ne serait fait pour gêner les intérêts suédois dans la société allemande, ou pour diminuer la valeur des titres en autorisant l'enlèvement hors d'Allemagne d'une quelconque de ses usines au titre des réparations» 20. Les intérêts évoqués plus haut ne pouvaient en effet guère coexister avec les prescriptions de Yalta puis de Potsdam. La voix des décideurs de ce type fut naturellement entendue et seule retenue, bien que le détail de l'enterrement de la saisie des avoirs allemands en Suède fût demeuré dans l'ombre. Entre janvier et mars 1948, le contentieux suédo-américain fut dis17

crètement réglé par les pourparlers à Berlin entre les deux parties: d'une part, les Américains, notamment le Colo9el Laurence Wilkinson, chef de la Branche Industrie de la Division de l'Economie - et ancien représentant des banques américaines qui avaient octroyé des crédits à

l'Allemagne

21

-,

d'autre

part, les Suédois Harald Hamberg,

ancien

président de VKF, successeur, depuis 1941, de Sven Wingquist à la tête de SKF, « et deux autres responsables de la SKF suédoise de Stockholm ». Les discussions eurent lieu en l'absence des fonctionnaires de la « Branche de la Décartellisation », en particulier Robert A. Nitschke, chef de la Section des Cartels de la Division Anti-trust de Washington. Venu tout exprès de la capitale fédérale, il fut empêché de consulter la documentation VKF pendant trois ou quatre jours, délai qui permit aux hommes d'affaires intéressés d'achever leur minutieux classement. On déclara ensuite au curieux que « les documents dont il avait besoin avaient disparu dans le bombardement» de Schweinfurt, fief de VKF. Ces tractations entre pairs furent conclues par « la décision de laisser tomber l'affaire VKF ». On imagine que le groupe « germano-américain» se porta fort bien du

caractère non exhaustif des découvertes des enquêteurs

22.

Des enquêtes approfondies avaient été entamées en 1945 ; pratiquement jamais achevées, elles furent sabotées sans précaution dans l'atmosphère qu'on vient de décrire. Mais il ne faut pas aller trop loin dans la césure entre fonctionnaires et monde des affaires américains, de même origine socio-culturelle le plus souvent - ce qui ne constitue pas une originalité. Malgré l'incontestable allant anti-nazi de certains membres des services économiques américains nommés dans les premiers mois de l'occupa-

tion de l'Allemagne

23,

ces recherches, dès l'origine,

ne visèrent pas

exclusivement à réprimer l'activité des firmes américaines qui avaient allègrement violé l'Enemy Act proscrivant tout lien d'affaires avec les puissances d'agression. Les Français établirent pour leur part assez précocement que la taraudante curiosité américaine en matière de vilaines affaires germano-neutres ne relevait ni des exigences morales en général ni de l'anti-nazisme en particulier: elle prétendait tout simplement débusquer certains des arrangements dans lesquels les capitaux américains, évincés jusqu'alors, briguaient au minimum une substantielle participation. La surprenante et brusque « arrestation », en juillet 1945, d'« une centaine de (H.) grands industriels de Bavière », souvent «chargés d'un lourd passé nazi [..,] grands favoris des autorités américaines (...) au début de l'occupation », laissés en paix et en poste jusqu'alors, ne dut rien à de

soudains et tardifs scrupules politiques:

«

les Américains» voulaient sim-

plement « connaître leurs importantes participations dans certaines grandes entreprises à l'étranger », plus précisément les « diverses ramifications allemandes dans les pays neutres». Il s' agissait pour eux en l'espèce non de punir les principaux responsables des horreurs du tout récent conflit, mais de « faciliter leur propre ingérence dans les affaires industrielles et financières de l'ancien Reich» et de « tirer d'un régime d'occupation qui 18

sera à leur avis très limité dans le temps, un maximum de profits en installant leurs hommes de confiance dans les diverses branches de l'économie allemande et en prenant, à l'étranger, la succession des maisons allemandes» 24. W ashingron et Stockholm (ou Berne) chassaient en réalité sur les mêmes terres fort giboyeuses. C'est ce qui explique l'extrême répugnance des neutres à l'égard des « accords de Washington» sur les avoirs allemands, qui, du côté suédois, furent finalement signés le 18 juillet 1946, mais appliqués avec la plus mauvaise volonté 2j. Berne, qui tenait fréquemment des propos particulièrement sévères sur les Américains, s'exprima sur l'affaire sans ambages quelques mois plus tard, par la voix de Walter Stucki, chargé par le Gouvernement suisse de suivre toutes les questions relatives à l'application desdits accords. Littéralement fou de rage devant les exigences du représentant américain Reagan, il déclara à l'Attaché financier français qu'« il s'agirait, pour les États-Unis, du dessein bien arrêté d'établir leur hégémonie économique sur l'Europe occidentale et de mettre la main. sur les affaires qui les intéressent ». Visée

incompatible

avec la volonté de la Suisse de « faire respecter son indé-

pendance économique aussi bien que politique» 26. Washington, en négligeant un des aspects majeurs des opérations Bosch, SKF et consorts - l'active complicité de capitaux américains associés à ces entreprises -, renforça donc la puissance en Suède des groupes financiers animés par les très influents « Germano-Américains ». Grâce à ce vilain dossier, l'État américain disposa au surplus, vis-à-vis des grands intérêts de la Suède, d'un levier permanent pour dessiner les contours de l'avenir économique du pays. Dans ce qui ressortissait au moins en partie à la tactique s'inscrivit l'avalanche de déclarations publiques de 1945-1946 relevée ci-dessus (quelle que fût la pureté des intentions personnelles de Nixon, parti de Berlin pour ne pas cautionner une politique allemande qu'il désapprouvait), et, bien évidemment, les négociations suédo-américaines au niveau le plus élevé (dont les dossiers consultés n'ont pas toujours gardé trace) : l'ensemble contribua à rendre la Suède volontiers rétive plus compréhensive devant les exigences américaines. Il est permis de penser que le véritable moyen de chantage politicoéconomique offert par les discrets arrangements~ suédois avec l'Allemagne fUt ultérieurement utilisé au bénéfice des Etats-Unis au minimum dans deux dossiers essentiels, sur lesquels nous reviendrons: la conclusion et la mise en œuvre des Accords de Washington du 18 juillet 1946 sur les avoirs allemands en Suède, qui répugnaient si visiblement à Stockholm, et l'application - ou plUtôt la non-application scrupuleuse et dans les délais prévus - de l'accord russo-suédois du 7 octobre 194627. Avant ces étape~ de l'après-guerre, le degré de la dépendance suédoise à l'égard des Etats-Unis avait pu se mesurer à l'obéissance aux consignes - fort tardives, on l'a dit - d'arrêt total des échanges avec l'Allemagne. Le 19 décembre 1944, le diplomate français Vaux-Saint-Cyr cons-

19

tata que les exportations de fer suédois avaient désormais presque complètement cessé. Celles de roulements à billes avaient été interrompues

depuis juillet

28,

au terme de pressions, évoquées par Gunnar-Karlsson,

qui joignaient la carotte et le bâton: d'une part, il fut promis « que les avoirs de SKF en Allemagne seraient rendus à la compagnie suédoise si elle arrêtait ses exportations vers» ce pays; d'autre part, selon le témoignage oral d'« un diplomate de rang élevé [,] les Américains menacèrent de bombarder les installations de SKF en Suède en cas de non-obéissance à cette exigence »29. Au début de 1945, Stockholm sembla définitivement capituler: «A la suite pression (sic) américaine », notification fut faite à l'Allemagne que toutes les exportations à destination de ce pays

prendraient

fin à dater du 2 février 1945 30.

L'hypothèse de la pure et simple « punition» d'une puissance neutre immorale est écartée par la certitude que les intérêts américains avaient été pleinement, quoique clandestinement, associés aux affaires suédoallemandes. L'ardeur germanophobe grandissante de Washington en Suède eut, à en croire les dossiers du Quai d'Orsay, au moins une autre motivation, tout aussi peu morale que la précédente, et également économique: imposer aux industriels, financiers et commerçants suédois la liquidation brutale de leur marché privilégié - le plus important, et de loin, de l'avant-guerre, avec plus du tiers des importations et près du quart des exportations «européennes» du pays 31. L'entreprise, travestie en souci de respecter les idéaux des Nations unies, offrait aux États-Unis l'occasion de supplanter le concurrent allemand ainsi évincé. Nous ne citerons qu'un exemple essentiel, l'arrêt total des fournitures de charbon allemand, alors que la Suède avait importé jusqu'en 1944 80 % du combustible consommé. Ce coup sévère sema la désolation, paralysant l'industrie dès les premiers mois de 1945 : en mars, la crise du charbon, que les Suédois avaient tenté de conjurer en usant de toutes leurs énergies de substitution, prit, avec la baisse accélérée des réserves, et des importations réduites à 20 % de la consommation, une tournure « aiguë» 32. C'est ce type de pratique qui allait évidemment ren-

dre plus impératif le recours à l'alternative « orientale », en l'espèce polo-

naise,

étudié

plus loin.

II. LE DOSSIER PÉTROLIER 1. Les forces suédoises

hostiles

à la nationalisation

du secteur pétrolier

Les moyens de pression commerciale, sur lesquels on reviendra, s'exercèrent avec une efficacité d'autant plus redoutable que le secteur conserné se trouvait déjà, au moins partiellement, sous le contrôle des Etats-Unis. Ce fut le cas pour le pétrole où, comme dans l'ensemble de l'Europe, les « majors» américaines occupaient sur place de solides positions, con20

tradictoires avec toute velléité de nationalisation. Les milieux finançÏers suédois ne furent probablement pas mécontents - comme en France et ailleurs - d'enregistrer et de répercuter les pressions américaines qui étayaient leur propre résistance anti-nationalisatrice 33. Les observateurs français relevèrent régulièrement, depuis le début de

1946, les épisodes du conflit interne suédois à propos de « l'économie dirigée ». Il opposait les milieux « libéraux» - par ailleurs chantres officiels de l'alliance avec Washington - aux soçÏal-démocrates, qui avaient remporté les élections de l'automne 1945 sur un programme résolument situé à gauche. Au printemps de 1946, Baelen décrivit ainsi l'ardente campagne menée par la Confédération patronale pour « créer un mouvement d'opinion hostile aux réformes de structure préconisées par la socialdémocratie» : l'entreprise était alimentée par des « ressources financières importantes» destinées à « subventionner des journaux et ]?ériodiques », faire distribuer par 1'« Agence d'Informations sur la Vie Economique» des articles à la presse et « développer la propagande orale notamment au sein des milieux ouvriers ». La social-démocratie entama immédiatement la contre-offensive sur le thème: « Le bien-être de la nation doit passer avant le bien-être de la haute finance» ; elle « reçut aussitôt un appui complet de la part des communistes» 34. En juin, Biclet accusa franchement les industriels de crier au feu à propos de leurs écrasantes « difficultés» dans le seul but d'échapper aux taxes sur « les bénéfices supplémentaires (...). Leur principal souci est de ne pas laisser apparaître ces bénéfices ». Or, ils avaient réalisé, dans la période de forte activité de 1945-1946, « des bénéfices substantiels », dont « les nombreux remboursements d'emprunts obligataires» effectués au

cours des derniers mois constituaient

un signe indéniable

35.

A ces libéraux tonnant quotidiennement cqntre l'étatisation rampante ou résolue de l'économie la pressante intervention des Américains, maintes fois renouvelée en 1945 -1946, accorda un soutien particulièrement précieux. Le rapport des forces intérieur du temps, marqué par une certaine radicalisation du monde salarié, se montrait en effet encore très défavorable à la défense et illustration du capitalisme triomphant et de la « libre entrepnse ».

2. Le poids de Washington Les archives du Quai d'Orsay s'accordent sur ce point avec celles de Washington, et leur consultation n'incite guère à partager le jugement de Geir Lundestad sur la faiblesse de la réaction américaine aux tenta-

tions intérieures de nationalisation du secteur pétrolier 36. Le programme électoral s~cial-démocrate comportait entre autres l'établissement du contrôle de l'Etat sur les importations et le commerce des produits pétroliers. Dans l'immédiat après-guerre, il semble que certains responsables suédois aient montré le souci d'accroître l'indépendance du

pays à l'égard des « grands trusts» étrangers, au premier rang desquels 21

se dressaient la Standard ail, Shell, Texaco et Gulf ail. Baelen signala en juin 1947 - à l'époque où l'inlassable action des États-Unis portait enfin ses fruits - qu'au cours des dernières années, un effort national avait été consenti dans le raffinage: Stockholm projetait notamment d'ajouter à l'unique raffinerie de Nynasham « d'autres» installations, plan ambitieux qui se heurtait à « la répugnance des trusts, qui sont aussi raffineurs, à livrer uniquement du produit brut» ; des coopératives suédoises avaient été créées pour faire concurrence aux puissantes sociétés angloaméricaines; concernant le transport du brut, naguère majoritairement effectué sous pavillon étranger, on avait désormais inversé la tendance; enfin, la construction d'un pipe-line, passant par G6teborg, avait été prévue en 1946. «L'affaire (00.) du Monopole d'État des Carburants» allait parfaitement attester, selon les mots de l'Ambassadeur Baelen, « que la liberté de la Suède dans ce domaine était assez restreinte ». L'ampleur initiale des dispositions programmées allait être rognée par des reculs successifs - on reviendra le moment venu sur le squelettique bilan final37. Or ces abandons concédés par la Commission d'Études de cinq membres sur la nationalisation du commerce pétrolier, constituée depuis 1945, furent modulés par une intervention américaine continue, dont la discrétion de Lundestad laisse cependant percer l'importance. A partir de la fin 1945 et du début de 1946, Washington s'intéressa de près au dossier et mobilisa, comme à l'accoutumée, les différents services du Département d'État. Sans doute Lundestad distingue-t-il des nuances entre ces derniers, prenant pour de quasi-désaccords de pures nuances verbales américaines que l'on retrouve dans tous les pays nationalisateurs de l'Europe d'après 1945, avec les mêmes objectifs et, à l'Ouest du continent, le même résultat. C'est ainsi que « la Division de la Politique commerciale» déclara que l'affaire relevait « fondamentalement» de la décision des Suédois; mais elle ajouta sur-le-champ, ce qui amoindrissait singulièrement ce souci purement formel de l'indépendance des interlocuteurs, que Washington escomptait « une indemnisation prompte et équitable en cas de nationalisation, et espérait qu'un monopole d'État fonderait sa politique sur des considérations commerciales, et non politiques ». Manière détournée peutêtre, mais cependant parfaitement claire, d'exprimer l'hostilité américaine au projet suédois. « La Division du Pétrole », « soutenue par les compagnies pétrolières impliquées », s'embarrassa d'encore moins de précautions formelles, usant d'emblée de la grosse artillerie: il convenait de faire savoir au Gouvernement suédois que, « du point de vue des États-Unis, globalement, tout amenuisement de l'aire de la libre entreprise à l'étranger constituait un sujet d'inquiétude ». Quant à l'Ambassadeur Johnson en poste à Stockholm, il « argumenta contre la nationalisation en termes économiques assez dramatiques ». Il montra simultanément, il est vrai, un sens politique aigu des réalités suédoises, incitant Washington aux précautions tactiques: 22

il ne fallait pas combattre à découvert, car

«

d'un point de vue politi-

que une opposition américaine renforcerait inévitablement les communistes et affaiblirait le Gouvernement social-démocrate ». Au bout de « plusieurs mois» qu)l est permis de supposer fort actifs quoique discrets, le Département d'Etat prit une « position» officieuse. lundestad, qui la décrit sur le mode euphémique, montre que les nuances verbales ou diplomatiques s'étaient muées en clair consensus anti

-nationalisateur.

Selon le télégramme expédié par le Sous-Secrétaire d'État Acheson à la Légation américaine à Stockholm, « tout en reconnaissant le droit de la Suède à créer un monopole du pétrole, Washington insista sur les effets généraux plutôt négatifs d'une telle mesure. Signe que Washington avait bien entendu les conseils de prudence politique prodigués par son Ambassadeur, Johnson reçut pour instruction de traiter l'affaire non pas « avec le gouvernement en tant que tel » : il devrait prendre contact, « seulement "de façon informelle", avec quelques-uns des membres les plus importants de la commission qui étudiait la question, et uniquement si l'Ambassadeur lui-même le jugeait utile» 38. La phase suivante du contentieux pétrolier allait démontrer la remarquable efficacité d'une stratégie largement clandestine, consistant à nouer de solides relations avec les élites socio-politiques qui étaient théoriquement chargées de mettre au point les modalités du contrôle national sur l'approvisionnement .

III. L'AMPLEUR DU CONTENTIEUX COMMERCIAL 1. Les transports Le dossier commercial américano-suédois de l'immédiat après-guerre ne se distingua pas du reste du lot européen par davantage d'originalité que celui des nationalisations. La puissance commerciale américaine se manifesta narurellement en premier lieu par la tentative de mainmise sur les transports extérieurs des partenaires. Objectif majeur et préalable que les décideurs européens, français inclus, avaient très précocement perçu et (ou) redouté, le journal des années de guerre du financier-économiste Charles Rist l'atteste. Ainsi, son entrée du ') février 1943 nota-t-elle les propos de Cangardel sur les activités futures d' Air-France- Transatlantique, dès le retour de la paix: « il voudrait (...) commencer d'abord (sic) par les Antilles et le Nord de l'Amérique du Sud, réserver pour plus tard les lignes pour les États-Unis qui, dit-il, voudront s'attribuer le monopole atlantique de la navigation aérienne. On parle beaucoup de l'''impérialisme américain d'après-guerre" Il y a des gens qui en ont plus peur que de l'impérialisme allemand », commenta Rist, partisan résolu, et de longue date (depuis le premier après-guerre), de l'alliance américaine 3~. La suite montra que le 23

programme américain dépassait de beaucoup les limites de la sphère proprement atlantique. Relevons en tout cas la précocité de l'offensive commerciale américaine en Suède, où elle revêtit dès avant la fin de la guerre le masque inattaquable des impératifs du combat contre l'Allemagne. Dès le 16 décembre 1944 fut signé un accord aérien suédo-américain, mis en vigueur à dater du 1er janvier suivant, qui complétait et modifiait celui du 8 septembre 1933. Ce compromis avait assurément une vocation stratégique: le trajet de quinze heures s'effectuerait par la route Islande-Groenland- Terre-

Neuve

40,

voie d'une

importance

décisive dans la guerre présente,

et

davantage dans les conflits d'avenir, où l'URSS apparut précocement comme la cible privilégiée. Dès le début de l'été 1945 au plus tard, les observateurs français saisirent cette dimension de l'accord Stokeley W. Morgan-Bostrom en 10 articles: Vaux-Saint-Cyr exposa alors la signification militaire des prétentions américaines sur la base de Bromma (aérodrome de Stockholm) et sur le Nord de la Suède, en vue de l'établissement d'une ligne Narvik-Lulea, « base de départ pour le bombardement

des usines d'armement

en Russie

»41.

Des recherches récentes montrent

le caractère plus ancien encore des projets stratégiques

américains à l'égard

des Soviets 42. Mais l'importance stratégique de cette zone polaire ne diminuait en rien les évidentes ambitions commerciales de cette opération, qui se posait officiellement en mission militaire. Les motivations économiques de l'accord de gécembre 1944 furent confirmées quelques mois plus tard, lorsque les Etats-Unis froncèrent les sourcils devant la concurrence aérienne européenne. Au grand dam des Suédois, qui se voyaient de la sorte brimés dans leurs propres initiatives internationales: « les Américains n'ont pas vu d'un bon œil, câbla Vaux-Saint-Cyr à la fin de juin 1945, l'établissement d'une ligne d'aviation suédoise Stockholm-Paris ». Leur mission militaire annonça aussitôt l'organisation, à dater du 1er juillet, d'une ligne quotidienne Stockholm-Paris. Les Suédois se montrèrent donc «assez mécontents de cette concurrence et ne v[ir]ent pas sans inquiétude la mission militaire américaine qui dépend[ ait] de l'A TC se transformer en entreprise commerciale» 43. C'est également avant la fin du conflit mondial - en mars 1945 que, au terme de « longues et délicates négociations (...) avec les gouvernements anglais et américains (sic) », la Suède adhéra, avec une mauvaise volonté visible, au Pool maritime international. Elle avait été le seul pays neutre sollicité, « sans doute en raison de l'importance de sa marine marchande» (1,5 million de tonnes dont 500000 hors blocus, sans compter les navires pourvus de sauf-conduits). Adhésion aux répercussions essentielles sur l'ensemble du commerce extérieur des pays membres, qui expliquaient aisément la durable résistance suédoise. Comme le montra l'exemple danois, particulièrement démonstratif, quelques mois plus tard (en juillet 1945), à propos de trans24

port de charbon, l'adhérent perdait toute liberté d'Utilisation de sa pro-

pre flotte, désormais « sous le contrôle du Pool interallié qui en disposait selon les besoins anglo-américains du moment» 44. Stockholm comprit fort bien que la démarche anglo-américaine visait particulièrement la prévisible concurrence de l'Europe orientale; elle maintint cependant, et avec succès pensèrent alors les observateurs, des « réserves » conformes à « sa politique de neutralité ». Son tonnage maritime ne serait pas utilisé à des fins contraires à ces principes: les Anglo-Américains ne pourraient ainsi le réquisitionner pour des transports militaires à destination de l'Extrême-Orient; l'article 5 de l'accord, qui pénalisait les pays non membres du Pool - et qui aurait ainsi défavorisé les navires soviétiques et finlandais accostant dans les ports suédois - ne lui serait pas applicable. La concession accordée aux Anglo-Saxons demeura donc partielle. Ainsi la Suède sembla-t-elle, à la veille de la paix, parvenir à préserver en large part sa théorique liberté commerciale: son tonnage maritime serait « réservé en premier lieu» à ses échanges avec les aUtres pays, «environ 70 % n'étant pas soumis au contrôle allié» 4). Les mois suivants allaient pourtant démontrer le succès, au moins relatif, de l'initiative américaine, qui équivalait à une machine de guerre contre la concurrence des fournisseurs d'Europe orientale. 2. Grandes manœuvres américaines et tentatives de protection suédoises L'été de 1945 commença à ôter aux travaux d'approche commerciaux des États-Unis leur si commode « couverture» militaire. La politique qui allait prendre les accents universalistes et keynésiens des « Propositions pour l'Expansion du Commerce mondial et de l'Emploi» de novembre 1945 - « doctrine sur mesure» pour les besoins américains 46 - emprunta à Stockholm des formes peu originales: les civils américains se mirent aussi à fréquenter la Suède avec assiduité. L'influent et puissant financier et diplomate Harriman - qui entretenait des « liaisons étroites avec certains groupes scandinaves, dont les industries SKF succursales de la compagnie suédoise» 47 -, se fit début août particulièrement remarquer par son séjour suédois. A la fin juillet, en compagnie de « hautes personnalités américaines », il était « attendu ces jours-ci à Stockholm, (H.) visite (H.) à rapprocher des tentatives américaines d'imposer (pouvoir) (sic) sur la Suède. (H.) Les Suédois sont d'autant plus enclins à se (prêter) (sic) à ce jeu qu'ils (sont) (sic) persuadés de la faiblesse actuelle de la Russie et qu'ils veulent s'assurer le maximum (d')avantages (sic) des deux côtés »48 : jugement français lucide sur

des manœuvres de louvoiement semblables à celles qui avaient été négociées entre Alliés et Allemands au cours du conflit, et qui avaient si bien réussi à la puissance neutre du Nord. Le délégué du Département d'État - et du groupe financier « Brown Brothers, Harriman and Co » - fUt bientôt suivi par les représentants du Congrès. 25

Quelques semaines plus tard, le 6 septembre, une délégation américaine de dix membres, parlementaires en majorité, arriva à Stockholm après être passée par la Norvège. Issue de la tapageuse et bientôt célèbre Commission Colmer de la Chambre des Représentants (House Special Committee on Post War Economic Policy and Planning), elle n'opta pas pour la discrétion commerciale. Son chef, le démocrate William Colmer, laissa par ses déclarations présager ce qu'on allait trouver un an plus tard dans le rapport tiré des fréquentes missions en Europe de la « Commission sur la politique économique et les Plans d'après-guerre» qu'il présidait : la délégation avait pour «objet, confioa Calmer à la presse, de faire une enquete (sic) sur les projets économiques suédois et d'obtenir de la Suède notamment une réduction de ses droits de douane afin de

stimuler les échanges commerciaux entre les deux pays

»4~.

Le Représentant américain mettait ainsi l'accent sur un point essentiel, quoique, une fois de plus, fort peu original, du litige commercial qui opposait son pays à la Suède - comme à l'ensemble de l'Europe. Les appétits liés à l'infatigable « Politique de la Porte Ouverte» ne con-

nurent pas ici davantage de limites que sous d'autres cieux européens

jO.

On s'autorise à penser que la Commission Colmer eut de quoi, dès le début de 1946, se féliciter de l'offensive des ventes américaines en Suède. C'est en effet à partir de cette année-là que les chiffres, peu ou prou stabilisés depuis 1939, commencèrent à s'envoler: de 185,9 millions de couronnes suédoises au premier trimestre de 1939, les importations de produits américains bondirent à 387,1 pour la même période de 1946 (à comparer avec les chiffres respectifs, en provenance d'Europe, de 746,6 - dont 251,8 d'Allemagne et 137,5 de Grande-Bretagne - et 695,7 - dont respectivement 12,6 et 133,5 des deux pays cités)jl. On peut,} la lecture des seuls pourcentages de l'importation en provenance des Etats-Unis (par rapport aux importations totales, au premier semestre de 1946) prêter à ces derniers une influence déterminante sur le cours de l'économie suédoise: 26 % des importations nationales de produits tannants ou colorants, 30 % de l'ensemble fer, acier, produits laminés (plus Il % des autres métaux), 36 % des produits chimiques de base, 41 % des machines non électriques, 46 % du total des combustibles (solides et liquides), 57 % des véhicules automobiles, 79 % du tabac, mais aussi du caoutchouc et des pneumatiques j2. Les dirigeants de la Suède capitaliste, fussent-ils profondément liés à l'Occident et d'autant plus étroitement rivés aux États-Unis que leur commerce avec eux s'était élargi, ne montrèrent vis-à-vis de l'ensemble des règles de la Porte Ouverte pas plus d'enthousiasme que leurs homologues du reste de l'Europe. Achetant de plus en plus aux Américains, ils ne parvinrent aucunement à faire céder un protectionnisme dur comme le roc, qui allait au fil des ans creuser le dramatique dollar gap de la période d'après-guerre. Les pourcentages cités plus haut étaient en effet d'autant plus préoccupants que les produits suédois se heurtèrent à un véritable barrage amé26

ricain : alors que les États-Unis avaient entamé une extraordinaire poussée sur le marché suédois - près de 24 % (23,69) du total des importations, contre un peu plus de 16 (16,28) en 1938 -, la Suède ne pUt placer en 1946 chez son plus gros fournisseur que 7 % de ses propres exportations (7,16), soit nettement moins qu'avant-guerre (9,07 en 1938)53. Les seuls produits, peu élaborés, que la Suède industrielle eût réussi à livrer aux acheteurs américains lui occasionnaient de sérieuses préoccupations. Les Suédois montrèrent quelque réticence à vendre à leur fournisseur américain désormais privilégié des matières premières ou produits semi-finis que ce dernier prétendait obtenir aux prix les plus faibles: les biens en question étaient en effet parfois fort recherchés, notamment sur le continent ravagé par la guerre. Stockholm chercha ainsi à protéger de précieuses sources de matières premières qui tentaient fort son puissant partenaire, tel l'uranium 54, « particulièrement abondant en Suède ». Il est difficile de concevoir que les États-Unis n'aient pas été prioritairement concernés par le projet de loi gouvernemental de 1945 réglementant l'exploitation et la vente de ce minerai. Ce texte fUt en effet rédigé, au début de l'aUtomne, dans l'évident souci de rendre moins efficace toute intervention discrète qui échapperait juridiquement au contrôle des Assemblées parlementaires: « afin d'éviter tOUte pression de la part de puissances étrangères, le Gouvernement, commenta le Ministre suédois de la Défense Nationale devant le diplomate français en poste à Stockholm, ne pourra exporter de l'uranium sans autorisation préalable du Parlement» 55. Si le dossier confidentiel de l'uranium échappe pour l'essentiel aux fonds classés consultés au Quai d'Orsay, celui de la pâte à papier frappe par son caractère envahissant et permanent à partir de 1946. Les États-Unis importaient avant la guerre une quantité de cellulose qui représentait « environ 40 % » du total des exportations suédoises de ils constituaient donc traditionnelce produit 56 ; avec le Royaume-Uni, lement les « marchés les plus importants» de la Suède 57. Or, l'Administration américaine mit sans réserves, dès la fin de la guerre, au service des revendications de ses importateurs, soucieux de maintenir le prix du papier suédois au niveau le plus bas possible, toutes les armes de sa diplomatie. L'effort s'imposait d'aUtant plus sérieusement que l'industrie suédoise renâclait à livrer au bas prix exigé par les Américains une précieuse pâte à papier que l'Europe ne demandait qu'à acheter, sans trop chipoter sur les prix élevés exigés par le vendeur. Au printemps de 1946, le grave « problème (H') des prix en Amérique» traînait toujours: les Suédois étaient disposés à vendre 700 000 tonnes à condition que leur fût consentie par les acheteurs américains « une augmentation raisonnable des prix ». «Les négociations se poursuivent, rapporta le Bureau de Presse sué do-international début mai, mais la question des prix n'est toujours pas réglée », et aucun accord n'a été conclu sur les livraisons. En attendant, certains vendeurs suédois 27

s'étaient déjà prudemment tournés vers les compréhensifs clients européens, «estimant nécessaire de se couvrir en plaçant sur d'autres marchés certaines quantités destinées aux États-Unis»;8. Avant même que la guerre permanente contre l'accord commercial et de crédit soviéto-suédois d'octobre 1946 ne vînt fournir aux Américains de nouveaux moyens de pression et prétextes dans l'épineux dossier du papier - nous y reviendrons -, Washington avait déjà tenté de faire venir à résipiscence les Suédois obstinés. Ici, comme ailleurs, furent systématiquement exploitées les pénuries de l'Europe bouleversée par la guerre. Le désarroi consécutif à la pénurie de sources d'énergie fut mis à profit pour faire avancer les revendications américaines sur la cellulose suédoise. Dans le rapport annuel rédigé en juin 1946 par la célèbre Commission Colmer - bréviaire de la coupure économique de l'Europe et de la reconstruction prioritaire de l'Allemagne -, l'équipe parlementaire bipartite (9 démocrates et 9 républicains) félicita l'Administration pour sa fermeté à l'égard des quémandeurs suédois de charbon qui refusaient de brader leur cellulose. Pareille attitude était citée en exemple contre toute tentation éventuelle de manifester une dérisoire « délicatesse de sentiment » vis-à-vis des Européens de l'Ouest, fussent-ils alliés: « Nous avons refusé du charbon à la Suède jusqu'à ce que nous ayons obtenu de la pulpe de bois - un pas dans la direction à suivre et à développer pour

traiter avec les systèmes commerciaux contrôlés par l'État.

»;9

L'inlassable guérilla née de l'accord Stockholm-Moscou, qui allait couvrir d'oripeaux politiques, idéologiques et militaires des convoitises en réalité exclusivement économiques, fut donc menée dès sa naissance officielle sur le terrain sensible de la cellulose suédoise. Les clients européens, qui n'étaient pas mécontents de profiter du répit que leur ménageait le conflit suédo-américain, s'inquiétèrent aussitôt de la résolution de Washington et des velléités de capitulation de Stockholm. Dès le 9 octobre 1946 - soit deux jours après la signature du compromis soviéto-suédois -, le Conseiller commercial français en Suède, Biclet, réclama de Paris une démarche énergique et rapide pour se faire livrer en pâte à papier et en particulier « pour nous garder contre une surprise toujours possible de la part des États-Unis» : la Légation américaine à Stockholm venait en effet d'effectuer « une démarche pour obtenir des Autorités suédoises qu'une pression soit faite sur les industriels en vue de les obliger à livrer, aux prix insuffisants autorisés par le Contrôle américain des prix, 800 000 tonnes de pâte. De telles livraisons ne seraient possibles qu'à la suite de mesures de contrainte extrêmement sévères, mais les industriels suédois craignent que leur Gouvernement, désireux de donner une satisfaction aux Américains irrités par l'accord russo-suédois, n'accepte de prendre des mesures de ce genre, en bloquant la production de pâte pour la répartir lui-même à l'exportation» 60.

28

3. La concurrence sur les marchés étrangers (l'exemple sud-américain) Les milieux financiers,

que la gestion politique

du Parti social-

démocrate n'empêchait pas de diriger de facto le pays 61, étaient très

profondément attachés à l'Occident en général, aux Etats-Unis en particulier : les choix économiques (extérieurs) définitifs de l'après-guerre, étudiés plus loin, l'allaient démontrer avec éclat. Ils durent cependant assumer les insurmontables contradictions de cette alliance indiscutée. Réticents jusqu'au bout à la capitulation commerciale, même lorsque les accords de 1947-1948 leur dicteraient ce qu'ils devaient vendre et acheter aux États-Unis, ils livrèrent sur d'autres terrains commerciaux le même combat contre l'offensive américaine. C'est pour l'année 1946, où l'autonomie suédoise demeurait forte, surtout lorsqu'on la compare à la situation des années suivantes, qu'on saisit le mieux la vivacité des rivalités que la communauté socio-idéologique n'abolirait jamais. Sous couvert, selon le rite immuable, de l'idéologie, la Suède se heurta en effet autant que la Grande-Bretagne à l'énergie déployée par les Américains pour interdire toute pénétration des concurrents, singulièrement dans leur arrière-cour. Si impatients d'ouvrir à leur usage la «Porte» de l'Europe, les États-Unis la maintinrent en effet « fermée» sur les marchés privilégiés où la croisade contre les « sphères d'influence» qu'ils animaient sur le vieux continent était hors de mise: ceux de l'Amérique latine au premier chef, zone-phare de « l'exceptionnalisme américain» ou de la « politique du deux poids-deux mesures» (dual standard policy) 62. La Suède avait pour sa part, au cours des années de guerre, mis à profit la prospérité entretenue par sa neutralité pour développer considérablement ses marchés en Amérique latine. Elle apparaissait bien décidée à ne point relâcher cet effort spectaculaire au lendemain du conflit mondial. Elle disposait en l'espèce de notables atouts: la démarche suédoise avait assurément éveillé dans cette zone taboue le plus vif intérêt, qui demeura intact après mai 1945. Les Kolko ont montré que, bravant le courroux des États-Unis, des pays comme l'Argentine s'étaient associés au lendemain de la guerre au bilatéralisme en plein essor parmi les pays d'Europe: à la date de mai 1946, ce pays était inclus dans la liste des signataires des soixante accords bilatéraux alors en vigueur, pendant que bien d'autres se préparaient 63. Pour ne citer que les deux exemples les plus significatifs, on retiendra que les importations en provenance de l'Argentine et du Brésil avaient, entre les premiers trimestres de 1939 et de 1946, respectivement augmenté de 339 et près de 268 % (passant de 26,1 millions de couronnes à 114,6 et de 15, 1 à 55,4) et les exportations suédoises vers ces deux pays de 204 et plus de 348 % (de 19,7 millions à 59,9 et de 7 à 31,464). Au printemps de 1946, la contre-offensive conduite par les États-Unis

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contre les ventes suédoises emprunta une nouvelle fois les apparences de l'opposition politico-morale: Washington s'opposa à la livraison de matériel de guerre suédois à Argentine et fit « officiellement savoir» à Stockholm, en mai, que les Etats-Unis eux-mêmes refuseraient d'exporter des armes vers ce pays « tant que la situation n'y serait pas éclaircie ». Le contentieux fut émaillé des courtoisies et mensonges diplomatiques usuels sur l'accord parfait des deux Gouvernements: le chargé d'Affai-

r

res américain fit ainsi courir l'invraisemblable bruit qu'il n'y avait eu

«

ni

pression, ni protestations américaines, mais simplement échange de points de vues d'ailleurs concordants ». « La version suédoise» de l'épisode fut moins spectaculairement fausse: il ne se serait pas agi d'une « démarche» américaine proprement dite, mais de la communication officieuse d'un « point de vue que les Suédois partagent plus ou moins ». Plutôt moins que plus, puisque Stockholm s'entêta tout en faisant semblant d'adopter « la même ligne de conduite» que les Américains: au moment même où furent publiées ces déclarations lénifiantes, les Suédois s'employaient à faire positivement aboutir « l'importante mission de spécialistes argentins» qui effectuaient un séjour très remarqué aux célèbres usines d'armements de Bofors6'. Quelques mois plus tard, au début d'août 1946, la féroce concurrence commerciale que se livraient, dans le domaine réservé de Washington, la puissance en titre et le plus modeste concurrent emprunta les voies, tout aussi fallacieuses que l'anti-péronisme, de l'anti-soviétisme. Cette arme si commode pour paralyser les alliés occidentaux, ainsi désignés à la vindicte en raison de leurs rapports avec le diable rouge, fut utilisée, selon la coutume, en un chœur remarquablement harmonieyx, par le tandem presse américaine-Département d'Etat. Le Secrétaire d'Etat Byrnes, alors à la Conférence de Paris, avait été prévenu, selon l'un des journalistes qui l'accompagnaient dans la capitale française, que la Russie vendait à la Suède, en vue de réexportation vers l'Argentine, du matériel de guerre pris aux Allemands. La prétendue information était fausse66, ce qui n'avait aucune importance, l'essentiel se situant ailleurs. Les Suédois ne renoncèrent naturellement pas à rechercher en Amérique latine les marchés dont les Américains prétendaient se réserver le monopole. Fin novembre 1946, l'Attaché commercial français découvrit un nouveau signe sûr de cette vive préoccupation commerciale. Le Prince Bertil devait quitter Stockholm le 30 pour un voyage de deux mois à travers l'Amérique latine, à la tête d'une délégation qui comptait les grands noms de l'industrie suédoise: elle comptait, entre autres, le Directeur de la Société téléphonique 1. M. Ericsson et le Président de la puissante Association des Exportateurs 67, Vinell, que nous aurons l'occasion de rencontrer souvent dans le cadre des relations suédo-soviétiques. L'année suivante allait concrétiser pour les Suédois les périls et les châtiments liés à la chasse aux marchés dans « l'arrière-cour» de W ashington (et ailleurs) et transformer la marée du déficit commercial à l'égard des États-Unis en tornade. 30

Notes 1. Campagnes politiques sur les compromissions de l'appareil d'État avec les nazis, Europe 1944-1949, Suède (plus loin Suède...) vol. 5 (correspondance d'avril 1946) et vol. 7 (correspondance de septeml]re 1945, de février à juillet 1946 et de février 1947), Archives du ministère des Affaires Etrangères (plus loin MAE). 2. Tél. sans n°, Alger, 29 ~eptembre 1944, Suède... vol. 7 (et ibid., correspondance à dater du 29 août 1944). 3. Les archives du Quai confirment régulièrement son récit sur ce point: il faudrait citer toutes les cotes (mes travaux sur la « dénazification» et la reconstruction prioritaire de l'Allemagne occidentale par Washington, dont certains sont cités dans ce livre, confrontent souvent les deux sources). 4. Du roi Édouard VIII à l'inventeur (américain) du système Bedaux, Charles Bedaux, en passant par le banquier et possesseur d'huileries coloniales, le Français Jacques LemaigreDebreuil : référ. n. suiv. 5. James Stuart MARTIN,All Honorable Men, Boston, 1950, p. 251-252. 6. Ibid, p. 250-254. 7. Dossier embrouillé - non pas à cause de l'auteur de l'ouvrage, mais en raison de l'invraisemblable complication de la procédure adoptée pour fuir tout contrôle. 8. Dans les conditions rocambolesques décrites par ].S. Martin, dans les premiers chapitres de son ouvrage, ibid. 9. Observation française sur le maintien de la production confirmée par ].S. Martin: il décrivit les livraisons massives de roulements à billes en provenance de Suède à l'usine VKFrécemment bombardée de Schweinfurt, livraisons auxquelles l'envoi d'une mission officielle des États-Unis en Suède ne parvint que « partiellement » à mettre fin, ibid., p. 254. 10. Note re!ative à 1'« orientation des bombardements aériens sur les centres vitaux de l'économie allemande» de la Mission militaire française auprès du 6