Le Yiddish, l'Inconscient, Les Langues 9004710183, 9789004710184

Cet ouvrage explore les interactions entre l'inconscient et le yiddish, en mettant l'accent sur les figures du

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Le Yiddish, l'Inconscient, Les Langues
 9004710183, 9789004710184

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Le yiddish, l’inconscient, les langues

Le yiddish, l’inconscient, les langues Sous la direction de

Max Kohn Raphaël Koenig

leiden | boston

Illustration couverture : Babble at Babel (2019), Hank Blaustein (New York, 1947) Library of Congress Cataloging-in-Publication Data Names: Kohn, Max, editor. | Koenig, Raphaël, editor. Title: Le yiddish, l'inconscient, les langues / sous la direction de Max Kohn, Raphaël Koenig. Description: Leiden ; Boston : Brill, 2024. | Includes bibliographical references and index. Identifiers: lccn 2024039106 (print) | lccn 2024039107 (ebook) | isbn 9789004710184 (hardback ; acid-free paper) | isbn 9789004711310 (ebook) Subjects: lcsh: Yiddish language–Psychological aspects. | Yiddish language–Social aspects. | Yiddish language in literature. | lcgft: Essays. Classification: lcc pj5113 .y54 2024 (print) | lcc pj5113 (ebook) | ddc 306.442/391–dc23/eng/20240828 lc record available at https://lccn.loc.gov/2024039106 lc ebook record available at https://lccn.loc.gov/2024039107

Typeface for the Latin, Greek, and Cyrillic scripts: “Brill”. See and download: brill.com/brill‑typeface. isbn 978-90-04-71018-4 (hardback) isbn 978-90-04-71131-0 (e-book) doi 10.1163/9789004711310 Copyright 2025 by Koninklijke Brill bv, Leiden, The Netherlands. Koninklijke Brill bv incorporates the imprints Brill, Brill Nijhoff, Brill Schöningh, Brill Fink, Brill mentis, Brill Wageningen Academic, Vandenhoeck & Ruprecht, Böhlau and V&R unipress. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, translated, stored in a retrieval system, or transmitted in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording or otherwise, without prior written permission from the publisher. Requests for re-use and/or translations must be addressed to Koninklijke Brill bv via brill.com or copyright.com. This book is printed on acid-free paper and produced in a sustainable manner.

Table des matières Notes sur les contributeurs ix 1

Introduction 1 Max Kohn et Raphaël Koenig

partie 1 La psychanalyse face au yiddish 2

The Yiddish (Un)Conscious Naomi Seidman

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Parler une langue inconnue – Expériences du yiddish et de sa transmission 38 Perla Sneh

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Sigmund Freud et l’exil, du Rabbi Yohanan ben Zakkaï au yivo Moises Kijak, traduit par David Benhaïm

5

Louis Wolfson: la haine de quelle langue maternelle ? Chloé Thomas

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Disparition du yiddish et transmission du traumatisme chez les descendants de victimes de la Shoah L’expérience des groupes de parole du Centre Georges-Devereux 70 Nathalie Zajde

7

Visiter la langue de la mère Robert Samacher

8

Motivations linguistiques et psychiques des locuteurs-apprenants du djudyó (judéo-espagnol) Que peut-on apprendre lors d’un cours portant sur sa propre langue ? 88 Pandelis Mavrogiannis

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Henry Roth : langue et inceste Max Kohn

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table des matières

partie 2 Littératures 10

On ne meurt que deux fois: le yiddish chez Philip Roth et ses héritiers 123 Steven Sampson

11

De la conversion hystérique aux interférences de l’« Unheimliche » : Esther Kreitman face à son inconscient dans Der Sheydim-Tants 142 Cécile Rousselet

12

Relire Sholem Asch 155 Marie Schumacher-Brunhes

13

Le yiddish, langue sacrée dans l’œuvre d’Aharon Appelfeld Michèle Tauber

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Romain Gary: Le yiddish plus ou moins Nelly Wolf

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Le yiddish comme fiction philosophique: Deleuze et Guattari, Kafka, et le yiddish 197 Raphaël Koenig

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partie 3 Ouvertures et témoignages 16

Espaces du yiddish: la création en yiddish dans la première génération des enfants de yiddishophones nés en France 211 Erez Lévy

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Une enfance entre allemand, yiddish, et Plattdütsch Mareike Wolf-Fédida

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«La Princesse perdue», un rêve de Rabbi Na’hman de Bratslav, ou la préciosité du fragment: Réflexions à propos de deux fragments 230 Alessandra Berghino

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table des matières

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Le théâtre est-il – comme la psychanalyse – une « histoire juive » ? Isabelle Starkier

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The Characteristics of Yiddish Intonation and Its Expression in Yiddish Folksongs 257 Racheli Galay et Daniel Galay

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Freud et le yiddish au 21ème siècle Idish (avec alef à l’initiale), yiddish (avec double-yud à l’initiale) et yiddish (avec double-yud à l’initiale, le second portant signe diacritique) 269 Dovid Katz Index

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Notes sur les contributeurs Alessandra Berghino exerce la psychanalyse à Paris. Elle est aussi auteur et traductrice pour la maison d’édition mjw Fédition. Elle détient un doctorat en Histoire et Littérature de l’Université de Turin. Thérapeute au centre Edith Kremsdolf (Œuvre de Secours aux Enfants) de 1994 à 2004, centre pilote en France pour les maladies neurologiques et de la mémoire, elle a notamment assuré la prise en charge des survivants de la Shoah fragilisés par une aphasie partielle ou totale. Elle y a également créé «Pause café», premier lieu en France de parole pour les enfants juifs cachés pendant la guerre. Racheli Galay est violoncelliste, éducatrice et chercheuse. Née en Israël, elle a obtenu son doctorat à la Northwestern University avec une thèse sur les œuvres pour violoncelle de Joachim Stutchewsky dans le style juif. Elle s’est produite dans différents pays, notamment dans le cadre des premières de musique contemporaine israélienne et internationale. Elle est violoncelliste de l’ensemble Quartetoukan et directrice du département de musique au Givat Washington College of Education (Israël). Daniel Galay est compositeur et écrivain. Né en Argentine, il vit actuellement en Israël. Ses œuvres orchestrales et ses opéras de chambre ont été joués dans différents pays. Il a publié dix livres, principalement des pièces de théâtre. Il est à l’origine de la loi visant à préserver la langue yiddish en Israël (1996). Il préside l’Association des écrivains et journalistes yiddish en Israël, ainsi que le Centre israélien pour la culture yiddish; il fait partie du comité de rédaction de la maison d’édition H. Leyvik. Dovid Katz est un linguiste spécialiste du yiddish, auteur, éducateur, et historien dont les cherches portent sur le révisionnisme de l’Holocauste en Europe de l’Est. Il a enseigné à Oxford (1978-1997), à Yale (1998-1999) et à l’université de Vilnius (1999-2010). Il a notamment publié Words on Fire: The Unfinished Story of Yiddish (Basic Books, 2007), Lithuanian Jewish Culture (Central European University Press, 2010), et le Yiddish Cultural Dictionary (en ligne), and ainsi que quatre ouvrages de fiction en yiddish.

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notes sur les contributeurs

Moisés Kijak est médecin psychiatre (diplômé de l’Université de Buenos Aires), membre titulaire de l’Association psychanalytique argentine et internationale. Il est l’auteur de la monographie en langue yiddish Freud un der psicoanalisis (iwo Buenos Aires, 1971), et de nombreux articles dans des livres et des revues, en espagnol, yiddish et anglais. Raphaël Koenig est professeur assistant de littérature française et comparée à l’Université du Connecticut, et membre affilié du Centre d’études sur le judaïsme et la vie juive contemporaine de l’Université du Connecticut. Ses recherches portent sur les liens entre santé mentale et production littéraire et artistique dans les domaines français, allemand, et yiddish. Il a récemment publié Portals : The Visionary Architecture of Paul Goesch (Yale University Press – Clark Art Institute, 2023, avec Robert Wiesenberger), et le volume collectif L’art brut, objet inclassable? (Presses de l’Université de Bordeaux, 2021, avec Marina Seretti). Il est également membre du comité de rédaction de la revue In geveb: A Journal of Yiddish Studies. Max Kohn est psychanalyste, et ancien Maître de conférences hdr à l’Université Paris Cité. Ses travaux portent sur le Préanalytique, l’événement dans la clinique, le récit dans la psychanalyse, les liens entre Yiddishkeyt et Psychanalyse, et la relation mère-enfant. Il a notamment publié Le préanalytique: Freud et le yiddish (1877-1897), (Paris, mjw Fédition, 2013), L’Inconscient du yiddish (Paris, Anthropos Economica, 2003, avec Jean Baumgarten), et Yiddishkeyt et psychanalyse. Le transfert à une langue, Paris, mjw Fédition, 2007. Erez Lévy titulaire de licences d’histoire et de droit, il se consacre depuis 2005 à l’enseignement de la langue yiddish et à la traduction de textes yiddish, principalement dans le cadre du Cercle culturel Medem à Paris 10ème. Il a traduit deux livres du souvenir consacrés à l’histoire séculaire de bourgades juives disparues durant la Shoah, ainsi que de nombreux manuscrits. Il est également l’auteur d’une pièce de théâtre en langue yiddish présentée en 2010. Il est lauréat des prix Yidl-Korman (2013) et Max-Cukierman (2019) pour la langue et la culture yiddish. Pandelis Mavrogiannis est né à Salonique, la Jérusalem des Balkans que la Shoah a détruit. Il a étudié le judéo-espagnol sous la direction de Marie-Christine Varol, puis conduit

notes sur les contributeurs

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une série d’entretiens, hébergés sur la plateforme Collections de Corpus Oraux Numériques (cocoon) du cnrs. Doctorant à l’inalco, il est en train de constituer des archives orales intitulées Judeo-Spanish Oral Archive (jsoa) (hébergées sur cocoon). Il enseigne le judéo-espagnol à l’inalco, à l’Institut d’études du judaïsme (Université Libre de Bruxelles) et au Centre Medem – Arbeter Ring (Paris). Il a récemment publié “The Judeo-Spanish Oral Archive (jsa): Data Collection, Metadata Description, Results, and Perspectives for Development”, in Studemund-Halevy M., Liebl M. et Vucina I. (dir.), Sefarad an der Donau: lengua y literatura de los sefardies en tierras de los Habsburgo, Barcelona, Tirocinio, 2013, p. 385-406. Cécile Rousselet est docteure en littérature comparée, spécialiste de la littérature russe et yiddish de la première moitié du xxe siècle, et traductrice du yiddish. Elle a publié une trentaine d’articles scientifiques et a notamment dirigé la publication, avec Fleur Kuhn-Kennedy, de Les Expressions du collectif dans les écritures juives d’Europe centrale et orientale (Presses de l’Inalco, 2018) et, avec Jean Boutan, de Soldates inconnues, militantes de l’arrière. Figures de femmes aux confins de l’Europe en guerre (L’Improviste, 2022). Elle enseigne à l’Université. Robert Samacher a travaillé comme psychologue de secteur psychiatrique, et Maître de conférences à l’ufr Sciences Humaines Cliniques Paris vii-Denis Diderot jusqu’en 2005. Il est actuellement psychanalyste, et directeur actuel de l’École Freudienne fondée en 1983 (après la “Dissolution” de l’École freudienne de Paris en 1980) par Solange Faladé. Il a récemment publié Né juif : le prix de la coupure: Lecture freudienne de l’indicible (Paris, mjw Fédition, 2023). Marie Schumacher-Brunhes est Maître de conférences en études germaniques à l’Université de Lille. Elle est l’auteur d’une thèse soutenue en 2005 consacrée à Y.L. Peretz. Contributrice régulière des revues Tsafon et Germanica, elle a collaboré au volume Traces de vie à Auschwitz, édition commentée parue en 2022 du manuscrit clandestin «Introduction au Recueil Auschwitz» et traduit du polonais le journal du peintre Sasza Blonder/André Blondel dont des extraits ponctuent l’ouvrage André Blondel – Le Dessin fulgurant (traduit du polonais par Marie Schumacher-Brunhes, Les petites éditions des arts graphiques et métiers du livre, Montolieu, 2016). Elle a également publié «Nous ne serons pas des Bontshe. La trame peretzienne de l’introduction au recueil Auschwitz », in Philippe Mes-

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notes sur les contributeurs

nard (dir.), Traces de vie à Auschwitz. Un manuscrit clandestin, Le Bord de l’eau, collection «Judaïsme», 2022, p. 123-138. Steven Sampson est un écrivain américain d’expression française, diplômé de Harvard et de Paris 7. Il est l’auteur de trois essais: Corpus Rothi i et ii, ainsi que Côte Est-Côte Ouest, tous édités aux Éditions Léo Scheer. Moi, Philip Roth, son premier roman, a été publié aux Éditions Pierre-Guillaume de Roux. Il collabore à diverses revues, notamment En attendant Nadeau, L’Atelier du roman et Service Littéraire. Naomi Seidman est professeure titulaire de la chaire Jackman pour les humanités à l’université de Toronto, au sein du département d’étude de la religion et du centre d’études diasporiques et transnationales. Son quatrième livre, Sarah Schenirer and the Bais Yaakov Movement: A Revolution in the Name of Tradition, a remporté le National Jewish Book Award in Women’s Studies en 2019. Boursière Guggenheim en 2016, Naomi Seidman achève actuellement une étude des traductions hébraïques et yiddish des écrits de Freud de son vivant. Son podcast sur la sortie du monde juif ultra-orthodoxe, Heretic in the House, a été récemment publié par l’Institut Shalom Hartman. Elle est également l’autrice de Faithful Renderings: Jewish-Christian Difference and the Politics of Translation (University of Chicago Press, 2006). Perla Sneh est sychanalyste, écrivaine, chercheuse et traductrice de littérature yiddish. Elle a étudié à Bezalel (Jérusalem, Israël), à l’Université de Buenos Aires et à l’Association Psychanalytique Argentine. Elle détient un diplôme de psychologie et un doctorat en sciences sociales de l’u.b.a. Elle est professeure à l’université nationale Tres de Febrero et professeure invitée à l’université nationale de Rosario. Elle est chercheuse principale au Centre d’études sur le génocide et coordinatrice académique de la spécialisation en études judaïques et judéo-américaines (doctorat en diversité culturelle, untref). Elle a reçu le Prix National du Ministère de la Culture de la République Agentine (2013) pour son livre Palabras para decirlo – Lenguaje y exterminio (Bs. As., 2012). En plus de ses nombreux articles elle a publié, entre autres, La Shoah en el siglo (avec le Dr J.C. Cosaka, 1999), Ciudad autónoma (2004), Bíblicos (2006), Buenos Aires ídish (2006), et Lengua vespertina (2018).

notes sur les contributeurs

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Isabelle Starkier est ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure, agrégée de lettres modernes, et maître de conférence hdr en études théâtrales à l’Université d’Evry. Elle est également metteur en scène, comédienne et directrice de compagnie. Elle travaille sur l’articulation entre théorie et pratique, faisant se croiser ses mises en scène (une quarantaine) et sa recherche sur l’identité et la barbarie. Ses premières pièces: Oy, Moishele mon fils! et Le complexe de Starsky, son Marchand de Venise et Têtes rondes et têtes pointues ainsi que ses dernières pièces avec: Le Bal de Kafka et L’homme dans le plafond de Timothy Daly ainsi que Le tango des étoiles errantes (cabaret de tango yiddish) abordent la judéité du point de vue de la mémoire, de l’esthétique et de l’interprétation… Parmi ses publications, on compte notamment Le juif et l’assassin: essai, (Acoria, Paris, 1998), ainsi que d’une nouvelle traduction accompagnée d’un appareil critique du Le marchand de Venise (avec Michel Lederer, Éditions Bord de l’Eau, Paris, 2003). Michèle Tauber est professeure de littérature hébraïque moderne et contemporaine à l’Université de Strasbourg, et Directrice du département des études hébraïques et juives de la Faculté des langues de l’Université de Strasbourg. Son ouvrage Aharon Appelfeld: cent ans de solitude juive (Paris, Éditions Le Bord de l’Eau, 2015) a reçu le Prix m.j.l.f. de l’essai. Parmi ses publications récentes on peut citer notamment «L’imaginaire biblique dans la littérature yiddish moderne : de la réincarnation à la subversion» (in: Limites, frontières et territoires en Europe, en Méditerranée et au Moyen-Orient: entre réel et imaginaire, Z. Ben Lagha, J. Costa, B. Rougier, M. Tauber (dir.), Paris, puf, 2023, p. 78-90), ainsi que « Tel Aviv dans la littérature hébraïque: de la ‘cité idéale’ à ‘l’État de Tel Aviv’ » (in : Espaces et genre dans le monde arabe, Paris, Karthala et Presses Sorbonne Nouvelle, 2022, p. 237-249). Chloé Thomas est maîtresse de conférences en anglais à l’Université d’Angers depuis 2019 et était en délégation au cnrs en 2022-2023. Spécialiste de littérature moderniste, à laquelle elle a consacré deux livres (Gertrude Stein, une expérience américaine, Le Bord de l’eau, 2019; Les Excentrés. Poètes modernistes américains, cnrs éditions, 2021), elle a également co-édité, avec Juliette Drigny et Sandra Pellet, l’ouvrage collectif Dialogues schizophoniques avec Louis Wolfson (L’Imprimante, 2016), qui s’inscrivait dans un projet de recherche-création autour de l’oeuvre de Wolfson. Elle est aussi traductrice de l’anglais et de l’allemand.

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notes sur les contributeurs

Nelly Wolf est professeure émérite à l’université de Lille, où depuis 2014 elle dirige avec Maxime Decout le séminaire «Ecrivains et artistes juifs ». Elle est également, toujours avec Maxime Decout, co-fondatrice de la liej (Littérature et judéité). Elle a publié de nombreux articles sur les écrivains juifs de langue française et a fait paraître récemment Le juif imaginé. D’Elsa Triolet à Romain Gary (cnrs éditions, 2023). Elle s’intéresse aussi depuis toujours à la sociologie de la littérature, aux liens entre la littérature, les styles littéraires, la politique et la société. A ce sujet, elle est l’autrice du Roman de la démocratie (puv, 2003) et a publié Le Peuple à l’écrit: de Flaubert à Virginie Despentes (puv, 2019). Mareike Wolf-Fédida est psychanalyste, professeure des universités en psychologie à l’Université Paris Cité, Institut des Humanités Sciences Sociales (ihss), membre du Centre de Recherche crpms en Psychanalyse, Médecine et Société. Psychanalyste, elle est spécialisée en psychothérapie phénoménologique et psychanalytique. Ses travaux scientifiques portent sur deux pôles: 1. Phénoménologie et criminologie et 2. Bilinguisme et phénoménologie du langage vécu. Nathalie Zajde est Maître de conférences, hdr en psychologie à l’Université́ de Paris viii SaintDenis, membre du laboratoire CHArt ea 4004, et du Centre Georges-Devereux. Spécialiste d’ethnopsychiatrie, elle a lancé en 1988 les premières recherches françaises de psychologie clinique sur la transmission des traumatismes de la Shoah. Elle a notamment publié (avec Tobie Nathan) Psychothérapie démocratique, Ed. Odile Jacob, 2012, Les enfants cachés en France, Ed. Odile jacob, 2012, Guérir de la Shoah, Ed. Odile jacob, 2005, et Enfants de survivants, Ed. Odile Jacob, 1995. Son ouvrage La patience du jeudi est à paraître, en 2025 aux Éditions de L’Antilope.

1 Introduction Max Kohn et Raphaël Koenig

Cet ouvrage entend explorer les multiples points de contact entre une langue et une notion qui ont chacune joué un rôle de premier plan dans l’histoire du vingtième siècle: l’inconscient et le yiddish. Si ces relations ont parfois été évoquées au cas par cas, par exemple en soulignant l’importance cruciale du yiddish dans le travail de Freud sur le mot d’esprit (Witz), Le yiddish, l’inconscient, les langues entend offrir une vue transversale, et résolument interdisciplinaire, d’une question qui intéresse non seulement l’histoire de la psychanalyse ou de la littérature, mais également l’ensemble des champs disciplinaires portant sur les questions de mémoire, de transmission intergénérationnelle, et de trauma (Memory Studies, Trauma Studies, Holocaust Studies). En-deçà de leur diversité thématique, linguistique, et méthodologique, les différentes études rassemblées dans ce volume semblent toutes renvoyer à une même ligne de faille, qui en constitue également le point de fuite: la catastrophe de la Shoah ou du Khurbn, traumatisme non résolu, affectant aussi bien l’histoire de la langue yiddish que les multiples trajectoires biographiques des personnes qui, d’une manière ou d’une autre, s’y rattachent ou s’y sentent liées. À la jonction entre vie et disparition des langues, atrocités historiques, oublis, retours et défaillances des psychologies individuelles, le yiddish semble aujourd’hui occuper une place aussi nécessaire qu’inassignable. Amer paradoxe d’une langue abruptement devenue rare, mystérieuse, « langue de personne» chargée de symboles et d’affects, alors qu’il y a peu, au moins jusqu’à l’orée du vingtième siècle, elle semblait dotée de la transparence d’un humble outil de communication, d’un langage ancillaire. Langue vernaculaire répandue au coin des rues et au gré des migrations, chose du monde la mieux partagée, le yiddish était jusqu’alors perçu comme un idiome éminemment banal, auquel on prêtait volontiers des vertus pédagogiques, porte d’entrée vers l’hébreu biblique afin de l’interpréter et de le rendre compréhensible ( yidishtaytsh), ou objet de curiosité de quelques rares philologues, théologiens, et inspecteurs de police.1 1 Sur les regards extérieurs portés sur le yiddish au début des temps modernes, on consultera avec profit l’ouvrage d’Aya Elyada, A Goy Who Speaks Yiddish : Christians and the Jewish Language in Early Modern Germany, Stanford University Press, 2012.

© Koninklijke Brill BV, Leiden, 2025 | doi:10.1163/9789004711310_002

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kohn et koenig

On serait tenté de spatialiser ces différents états du yiddish en mettant à contribution la distinction établie par Gilbert Simondon entre objet technique, potentiellement utilisable en tout temps et en tout lieu, et objet magique, décrit comme opérant uniquement dans certains lieux secrets et privilégiés, où convergerait un réseau de forces et de charges.2 De même, ayant largement disparu de la circulation vernaculaire, le yiddish semble assigné à résidence dans certains lieux précis de la psychè individuelle, manifestant sa présenceabsence par le biais du souvenir d’enfance, de certaines tournures de phrases ou intonations, de moments prégnants ou de crises dévastatrices. Où se situe dès lors le vrai yiddish? Dans l’ubiquité de la présence, la dignité hypostasiée du souvenir, ou la tragédie du manque et de la perte? Dans la maîtrise d’un philologue comme Max Weinreich ou la perte de maîtrise d’écrivains s’exprimant en hébreu moderne, en anglais, ou en français, comme Aharon Appelfeld, Henry Roth, ou Louis Wolfson, chez qui le yiddish fait sentir sa présence-absence sous-jacente? En d’autres termes, si le yiddish est bien en train de disparaître, «qu’il m’indique au juste vers où se dirige cette disparition?», pour citer la question aussi angoissée qu’indignée adressée par le poète Avrom Sutzkever répondant à son interlocuteur anonyme.3 C’est peut-être l’ambition de cet ouvrage que de se garder d’apporter à cette question une réponse définitive ou univoque, pour considérer le yiddish dans un état d’instabilité quantique, de multiples positionalités, d’interférences et de juxtapositions: dans sa continuité vernaculaire et sa survie postvernaculaire, selon le terme utilisé par Jeffrey Shandler.4 Ou encore comme promesse d’unité, désir de réconciliation, et comme élément perturbateur, bousculant les catégories, transgressant les interdits linguistiques, agent privilégié de la confusion des langues. On l’aura compris, il s’agit moins de s’interroger sur la présence du yiddish que sur son absence, sur son ontologie que sa «hantologie», pour reprendre le jeu de mots de Jacques Derrida dans Spectres de Marx (1993). Le choix de cet objet d’étude dicte celui des différents champs disciplinaires mobilisés dans ce volume: la plupart des contributions ne ressortissent pas des études yiddish – ou «Yiddish Studies» – à proprement parler, mais plutôt de la méthodologie en cours de constitution de ce qu’on serait tenté d’appeler les « Non-Yiddish Studies». Les études littéraires, la psychanalyse, et le croisement de ces deux

2 Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier-Montaigne, 1958. 3 Avrom Sutzkever, «Yiddish» (1948), in Heures rapiécées. Poèmes en vers et en prose, traduit du yiddish par Rachel Ertel, Paris, Éditions de l’éclat, 2021, p. 167. 4 Jeffrey Shandler, Adventures in Yiddishland: Postvernacular Language and Culture, University of California Press, 2008.

introduction

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champs disciplinaires ont donc constitué un terreau fertile, ces disciplines proposant un certain nombre d’outils, de pratiques et de méthodes bien répertoriés pour penser l’absence.5 Si un volume d’études sur l’absence, le manque, et la perte conserve nécessairement une dimension inassignable, celui-ci est en effet loin d’être sans précédents ou modèles. Ce sont d’abord les travaux pionniers de Régine Robin qu’il convient de mentionner ici; ses analyses magistrales sur la « fêlure de la parole», qui guident sa lecture de Freud, Kafka, et Canetti, constituent un point de référence incontournable pour l’ensemble des contributions du présent volume. D’autres analyses de phénomènes connexes ont également constitué une source d’inspiration pour le présent ouvrage collectif. Citons par exemple la notion de «surconscience linguistique » proposée par Lise Gauvin pour décrire les enjeux particuliers, puissamment chargée d’affects et de conflits (notamment liés aux rivalités entre les langues), de l’usage du français comme langue littéraire au Québec,6 ou encore les notions d’hétéroglossie et de plurilinguisme décrites par Mikhail Bakhtine comme des éléments constitutifs de l’écriture romanesque.7 André Neher, dans son livre L’Exil de la parole. Du silence biblique au silence d’Auschwitz8, introduit dans son commentaire sur la Tour de Babel, une analyse du mot de davar en hébreu qui signifie le mot et la chose. À Babel, le mot et la chose fusionnent. Si la parole et la chose coïncident, si la parole désigne la chose ou est la chose même, il n’y a plus aucun espace pour un Autre. Les mots sont entre les hommes et l’on peut respirer ou étouffer selon la place que l’on fait à l’interstice entre les mots et les choses. L’expérience analytique où rien ne se passe comme prévu, offre cet espace à qui veut bien le saisir. Cet espace est de la plus extrême fragilité et destitue l’analyste qui ne peut que recevoir les paroles et les laisser passer sans en faire des choses. Dans le rêve, dont le plus souvent il ne subsiste rien ou qu’un fragment, le plus important c’est qu’il destitue le rêveur. Il n’y a pas de maîtrise du rêve comme d’une chose. Si on l’accepte, on peut avancer. Pour André Neher, la parole-chose de Babel est toute entière sous le signe de l’avoir. Un midrash9 enseigne que lorsqu’un homme tombe sur l’échafaudage de la Tour de Babel, personne ne se soucie de lui, mais la cassure d’une brique pro5 On peut penser par exemple à l’analyse de la dimension génératrice de la perte et du deuil dans l’œuvre de Gérard de Nerval proposée par Julia Kristeva dans Soleil noir : dépression et mélancolie, Paris, Gallimard, 1987. 6 Lise Gauvin, Langagement, L’écrivain et la langue au Québec, Montréal, Boréal, 2008. 7 Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine et le principe dialogique, Paris, Seuil, 1981. 8 Neher A., L’Exil de la parole. Du silence biblique au silence d’Auschwitz, Paris, Ed. : Seuil, 1970. 9 Le Rabbin Claude Sultan a étudié ce midrash le mercredi 17 octobre 2018.

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kohn et koenig

voque deuils et pleurs. La brique, c’est un davar fermé, une parole fermée. Nous ne sommes pas des briques, mais si nous nous rendons compte que nous le sommes parfois, nous pouvons ouvrir la parole, transformer la parole fermée en parole ouverte. L’histoire du yiddish est solidaire de celle de l’Europe, mais ne recouvre pas les frontières politiques, géographiques, et linguistiques. Des mots passent les frontières sans être des migrants ni des réfugiés, des mots qui ne sont pas enfermés sur eux-mêmes, des mots qui s’écoutent entre eux. Ce n’est pas mort, ce serait «surmort». Pourquoi dire que nous vivons encore un peu ? On nous préfère absolument mort. Ce doit être une erreur qu’il y ait encore un peu de vie, de la survie forcément. Mais la vie et la mort s’agissant des langues et des yiddishs, ce n’est pas simple. Daniel Heller-Roazen10, dans son livre Echolalies. Essai sur l’oubli des langues explique qu’une langue entière peut tomber dans l’oubli. Elle est dite morte, plus précisément on a commencé à en parler une nouvelle. Pour lui un acte de décès est toujours écrit dans la langue de ceux qui l’ont produit et les attestations des linguistes n’y font pas exception. C’est se détourner de ce qu’en matière de langues, il ne puisse y avoir d’impasse et que le temps où persiste et disparaît une parole et autre que celui des êtres vivants, les langues de l’adulte ne retiennent qu’un écho du babil infiniment varié des origines, c’est un écho d’une autre langue qui n’en est pas une, une écholalie, dont l’effacement a permis la parole. Et il ajoute qu’une langue, c’est un être qui se survit à elle-même. C’est sans doute vrai pour toute langue et pas seulement pour les yiddishs. Pour Roman Jakobson dans Langage enfantin et aphasie11, l’enfant ne possède d’abord que les sons communs à toutes les langues et acquiert par la suite les phonèmes qui distinguent la langue maternelle de toutes les autres. Il faut réouvrir tout, retrouver les sons possibles du bébé, ne pas faire comme si on était déjà mort alors qu’on est bien vivant, afin de faire de la musique, d’écouter cette symphonie. Le désir d’une langue commune tente de briser la confusion des langues, où chacun croit qu’en parlant sa langue, il parle la même que l’autre, et que l’on se comprend forcément, que cela suffit. Chacun parle comme l’autre, chacun parle pour soi, alors qu’il s’agit de parler à l’autre. Parler à l’autre, c’est écouter ce qu’il dit, et donc essayer de sortir de la confusion des langues.

10 11

Heller-Roazen, Daniel, Echolalies. Essai sur l’oubli des langues, Paris Seuil, 2007. Jakobson, Romain, Langage enfantin et aphasie, traduit de l’anglais et de l’allemand par Jean-Paul Boons et Radmila Zygouris, Collection Arguments, éditions de Minuit, 1969.

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Sándor Ferenczi12, dans son exposé fait au xiième Congrès International de Psychanalyse à Wiesbaden en septembre 1932, « Confusion de langue entre les adultes et les enfants. Le langage de la tendresse (Zärtlichkeit) et de la passion (Leidenschaft)», explique qu’il n’existe pas de langue commune au départ. Il faut parler ensemble pour s’entendre ponctuellement sur un mot, des mots et d’abord entre l’enfant et l’adulte En allemand, la passion, Die Leidenschaft, comporte la souffrance explicitement, alors qu’en français, le mot vient du latin passio, souffrance. Un langage de la tendresse, de l’affection, Zärtlichkeit, rencontre celui de la passion, de la souffrance, Leidenschaft. Il y a de quoi souffrir quand un adulte rencontre un enfant, et qu’il projette son désir sur lui. L’enfant aussi projette son désir sur l’adulte. C’est un traumatisme interne au langage qui traverse une langue quand elle se partage. Celui-ci repose sur le malentendu. Le partage du sens n’est pas un partage des affects qui accompagnent les mots. Et selon les locuteurs, les mots tendres et passionnés se mélangent, se confondent. Le désir n’est plus repérable. L’adulte parle comme un enfant, et l’enfant comme un adulte. Apprenons nos propres langues que nous croyons connaître et celles des autres. Devenons des nourrissons ignorants et pas des nourrissons savants. Ferenczi écrit: «Sur le plan non seulement émotionnel mais aussi intellectuel, le choc peut permettre à une partie de la personne de mûrir subitement. Je vous rappellerai le rêve typique du “nourrisson savant” que j’ai isolé, il y a tant d’années, où un nouveau-né, un enfant encore au berceau se met subitement à parler et même à enseigner la sagesse à toute la famille. La peur devant les adultes déchaînés, fous en quelque sorte, transforme pour ainsi dire l’enfant en psychiatre; pour se protéger du danger que représentent les adultes sans contrôle, il doit d’abord s’identifier à eux. C’est incroyable ce que nous pouvons vraiment apprendre de nos “enfants savants”, les névrosés »13. Les contributions présentées dans ce volume sont pour la plupart issues du colloque international, «Le yiddish, l’inconscient, les langues, » qui s’est tenu le 8 et 9 avril 2022 à l’Université Paris Cité, organisé par Mareike Wolf-Fédida, Alessandra Berghino et Max Kohn.14 Il s’agit du troisième colloque consacré à ce thème, organisé pour les deux premiers à l’Université Paris Diderot Paris 7,

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Ferenczi S., «Confusion de langue entre les adultes et l’enfant. Le langage de la tendresse et de la passion» in Psychanalyse iv, Œuvres complètes, 1927-1933, (Paris, Payot, 1996, 1ère édit., 1981), pp. 125-135. Ferenczi S., Ibid, p. 133. Il convient de mentionner que ce colloque a bénéficié d’une généreuse subvention du crpms, ihss, Université Paris Cité.

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les 4 mars 2002 et 27 mai 2005.15 Celles-ci s’organisent autour de trois grandes thématiques: «La psychanalyse face au yiddish », « littératures», « ouvertures et témoignages».

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La psychanalyse face au yiddish

Dans la première partie de ce livre, «La psychanalyse face au yiddish », Naomi Seidman remarque que le yiddish n’apparaît ni dans les sociétés de psychanalyse, ni dans les publications, mais qu’il est partout bien au-delà des traductions autorisées ou pas à l’yivo. (Yidisher visnshaftlekher institut). Pour beaucoup d’analystes dont Freud lui-même, la langue allemande est acquise par le yiddish. C’est le cas par exemple pour Abraham Arden Brill (né le 12 octobre 1874 à Kanczugv, ville de Galicie alors autrichienne, mort le 2 mars 1948 à New York). Naomi Seidman elle-même est dans ce cas. Pour elle, le yiddish ne se réduit pas à une expression individuelle ou collective. C’est un site, un espace tiers (third space), un entre-deux (in-between), où se rencontrent l’inconscient de l’analyste et de l’analysant, entre l’individuel et le collectif, habité par les autres langues. C’est un lieu tiers essentiel dans la psychanalyse et dans sa traduction qu’on soit juif ou pas, qu’on parle yiddish ou pas. Le yiddish comme espace tiers est potentiellement présent dans les cures comme collectif d’auditeurs. Pour Perla Sneh, le yiddish, langue qui transcende la rationalité académique, par le traumatisme, le témoignage et le rire, évoque le mystère d’une mémoire qui se transmet même si elle reste inconnue ; ainsi que le dynamisme de l’inconscient que Freud compare à une langue étrangère, une langue effacée qui, par ce même effacement, devient indélébile, est devenu pour elle un réservoir de textes, une écriture insistante, pas toujours explicite mais active. Elle ne porte plus le yiddish dans la bouche, mais dans les yeux, même si elle le porte surtout et comme tout le monde dans les oreilles. C’est du texte visible avec les oreilles. Moisés Kijak étudie l’identification de Freud à Rabbi Yohanan ben Zakkaï Après la destruction du Temple à Jérusalem par Titus en 586 avant jc, Rabbi Yohanan ben Zakkaï demanda la permission d’ouvrir une école à Yabneh pour

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Nous renverrons ici aux publications des actes de ces deux colloques : Max Kohn et Jean Baumgarten (dir.), L’Inconscient du yiddish, Actes du colloque international. 4 mars 2002, Paris, Anthropos Economica, collection «Psychanalyse et pratiques sociales » dirigée par P.-L. Assoun et M. Zafiropoulos, 2003, et Max Kohn (dir.), Yiddishkeyt et psychanalyse – Le transfert à une langue, Paris, mjw Fédition, 2007, publié avec le concours de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah.

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l’étude de la Torah. Moisés Kijak ne croit pas que l’on puisse parler d’un retour vers le judaïsme, tout comme on ne peut parler d’un éloignement total de Freud. Cette identification a peut-être renforcé l’identité juive de Freud, et ce, en grande partie en raison des circonstances historiques du moment. Le judaïsme est un entre-deux avec Rabbi Yohanan ben Zakkai, un texte-Temple. Chloé Thomas réfléchit sur Louis Wolfson, pour qui il ne s’agit pas tout à fait de traduire, mais de faire en sorte qu’entendant un mot anglais, il puisse créer une fiction selon laquelle il s’agirait d’un mot étranger, fiction qui ne fonctionne que si le «malentendu» est possible, c’est-à-dire si les deux mots, anglais et étranger, se ressemblent à l’oreille. Le yiddish n’est pas une langue autre déployée contre la langue maternelle, mais la langue maternelle réelle et légitime. Par rapport au français, à l’allemand, au russe et à l’hébreu: comme Wolfson n’étudie pas le yiddish, il ne la dissèque pas. Pour Nathalie Zajde, le yiddish, la langue dans laquelle la majorité des juifs de Pologne et d’Europe Centrale et Orientale vivait et soignait ses souffrances psychiques, la langue qui contenait notamment les concepts spécifiques du traitement des deuils pathologiques – la possession par le dibbouk – a disparu dans la Shoah. Quel traitement proposer aux descendants de victimes présentant des souffrances liées à l’errance de leurs parents disparus dont la langue maternelle était le yiddish? Elle a inventé des dispositifs thérapeutiques pour traiter ces morts en errance au Centre Georges-Devereux. Des morts en errance traversent l’espace-tiers de la langue yiddish. Robert Samacher raconte que la langue de la mère – le yiddish, dans lequel il a baigné durant ses premières années – de langue de culture est devenu pour lui le français, parlé par les autres membres de sa famille. Le yiddish est une langue qu’il a cru connaître mais qu’il ne connait qu’intuitivement dans une intimité perdue, une langue balbutiante, celle des premiers échanges; il ne s’agit donc pas d’un oubli de sa part, mais de méconnaissance. C’est une langue liée au corps, pas seulement le sien, et celui de ses proches, mais aussi celui des autres disparus, des morts en errance. Pandelis Mavrogiannis, né à Salonique dans une famille originaire de la communauté grecque d’Istanbul, parle du public suivant les cours associatifs de djudyó (judéo-espagnol), constitué de trois types de profils: des locuteurs natifs, des locuteurs patrimoniaux ayant une bonne maîtrise de la langue et des locuteurs patrimoniaux ayant des connaissances parcellaires de celle-ci. Le djudyó est une langue qui a été présente dans l’enfance, ce qui en fait une langue de l’intime. Les locuteurs patrimoniaux sont des apprenants-locuteurs (ou des locuteurs-apprenants). Chaque emprunt au turc est l’ambassadeur plénipotentiaire d’un passé révolu. Toute la langue turque se trouve dans le djudyó, de Salonique ou d’ailleurs, mais aussi dans le grec, et Pandelis Mavrogiannis

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a fini par apprendre à la fois le turc, langue perdue de sa famille, et le djudyó, langue perdue de ses concitoyens saloniciens assassinés. Les monumots du djudyó dont il constitue un musée sonore, sont pour les descendants des Juifs ottomans et au-delà, pour toute l’Humanité, des monuments dressés en l’honneur d’un espace géographique et sensoriel disparu. Max Kohn réfléchit sur l’entre-deux où se situe la littérature et sur l’œuvre romanesque de Henry Roth sans langue stabilisée, ouverte sur l’inceste entre les langues avec la production du yinglich : un inceste entre les mots avant d’être un inceste entre les corps. L’inceste entre les langues sans renoncement à la langue d’origine ni acceptation de la langue d’arrivée produit un vrai problème pour l’auteur, entre diglossie et bilinguisme.

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Littératures

Pour Steven Sampson, Philip Roth représente le dernier souffle du bilinguisme dans le roman juif américain, avant que le yiddish ne disparaisse complètement ou qu’il soit artificiellement ressuscité. Le yiddish existe-t-il encore en littérature, ne serait-ce qu’au niveau de l’inconscient? Peut-on le déceler dans des synecdoques et des métaphores? Si on veut parler du yiddish maintenant, faut-il le faire en passant par le biais du jeu d’échecs ou de Freud ? Devrait-on commencer à élaborer un concept comme «l’inconscient de l’inconscient » ? Pour Cécile Rousselet, qui propose une réflexion sur le yiddish et le féminin, La danse des démons (Der Sheydim-tants) d’Esther Kreitman peut séduire tout lecteur avide d’y saisir les marques de l’inconscient du personnage principal et de son autrice. Si Kreitman ne cesse de disperser dans son texte des formes de symptômes – parfois éminemment précis sur le plan clinique – , il serait vain d’y voir là l’objet véritable de l’œuvre. En effet, ce roman de 1936 ne met pas en scène l’irruption de l’inconscient, c’est plutôt la description de telles irruptions de l’inconscient qui porte le propos final de l’œuvre, celui de la difficulté pour Kreitman d’avoir un discours propre. Elle fait symptôme des violences inhérentes à la condition de subalterne. Pour Marie Schumacher-Brunhes, avec Scholom Asch, il s’agit de penser la culture coterritoriale. Il fut le premier à être à l’extérieur des frontières de sa langue, et ce, dès avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale. C’est une œuvre chorale où se répondent les continents, les lieux, les époques, les sexes. Qu’est-ce qui se joue au moment du passage dans les langues non-juives? Asch a la capacité de traduire le particularisme juif en des termes universels. Écrivain architecte, auteur chorégraphe, Asch conte inlassablement des histoires dont il est convaincu qu’elles peuvent faire récit, réparer les individus

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(et non tendre des miroirs) et réconcilier le monde. C’est un ambassadeur du yiddish dans le monde séculaire. Michèle Tauber étudie Aharon Appelfeld, écrivain israélien de langue hébraïque, Grâce au yiddish, la langue des grands-parents, matrice de la mémoire juive d’Europe centrale, il parvient à jeter un pont entre son Europe d’origine et son pays d’accueil. De plus, il réussit à se faire un « allié » de la langue hébraïque lorsqu’il se rend compte qu’elle incarne, avec le yiddish, l’une des deux grandes langues de la littérature juive européenne dès la fin du xixe siècle. Grâce à l’hébreu, langue des Pères et de la tradition, mais aussi du renouveau et de la modernité, Appelfeld rend hommage au yiddish, langue de la mère, langue du quotidien, de la transmission et de la mémoire. Nelly Wolf réfléchit sur Romain Gary. Le yiddish apparaît dans une œuvre polyglotte aux côtés du russe, du polonais, de l’allemand et de l’anglais. Il touche au roman familial de l’auteur, fait résonner son rapport complexe, voire insaisissable à l’identité juive. Enfin il plonge la critique tant universitaire que journalistique dans des abîmes de perplexité débouchant, à l’issue et en dépit d’enquêtes, contre-enquêtes et vérifications, sur des conflits d’interprétation sans fin. La manipulation identitaire, dont l’existence et l’écriture sous pseudonyme est une des formes d’accomplissement, atteindra avec Emile Ajar une perfection tragique. Raphaël Koenig propose de revenir sur les synergies entre philosophie, littérature et psychanalyse qui ont permis à la question de l’image du yiddish chez Kafka d’occuper une place de premier plan au sein du questionnement sur la «littérature mineure» par lequel Gilles Deleuze et Félix Guattari, dans le courant des années 1970, tentent de proposer une nouvelle définition de la modernité littéraire, l’image faussée d’un yiddish encore considéré comme une « langue sans grammaire» contrastant fortement avec la dignité nouvelle qui lui est accordée.

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Ouvertures et témoignages

Cette dernière partie rassemble des études qui élargissent le propos de l’ouvrage, soit en s’interrogeant sur des phénomènes connexes allant de la rémanence sonore du yiddish dans d’autres langues aux structures de sociabilité et à la vie familiale, soit en prenant le parti de recourir à d’autres formes discursives que l’article universitaire à proprement parler, allant du témoignage personnel à l’analyse phonétique. Erez Lévy témoigne de la vie associative juive du monde yiddish, désignée par le terme de gezelshaftlekhkeyt (vie et tissu associatif), qui s’était développée

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à Paris au début du xxème siècle, dans une activité syndicale qui faisait écho aux modes d’organisation et de revendication ouvrières nouvellement pratiqués tant en France qu’en Europe centrale et orientale. Mareike Wolf-Fédida parle de l’histoire de sa famille en prenant l’exemple d’une ville du nord de l’Allemagne, Hambourg, qui est sa ville natale et aussi celle d’un auteur célèbre, Ralph Giordano, avec son roman à clef Les Bertinis. On y parle un dialecte au port et aux alentours, le « Plattdütsch », qui se pratique dans la rue, au bistrot et dans les chansons. N’étant pas loin de la mer, ce dialecte se rapproche d’une langue régionale, le « Friesisch », mais il est toutefois différent. Mêlant une langue régionale au dialecte du port, tout en parlant de l’allemand avec du yiddish pouvait sembler aux familles être un cocktail linguistique plus à même de camoufler des mots en yiddish. Voilà des langues en errance où les anciens faisaient passer le yiddish pour du « Friesisch ». Le yiddish est étroitement lié au secret et au trauma. Alessandra Berghino étudie «La Princesse perdue» un des rêves que Rabbi Na’hman de Bratslav a transmis comme contes. L’idée même de préciosité est inscrite dans ce passage, celle d’un fragment psychique, d’un texte accessible à travers la présence de l’intime d’un sujet pour l’intime du collectif juif. Le fragment est plénitude, traversée par ce qui reste d’une structure exprimée dans un espace, qui fait interstice entre l’intime d’une langue subjective et une langue du collectif. C’est la présence et l’intensité de l’intime qui fait appel à l’expression métaphorique; c’est cette présence de l’expression métaphorique qui permet le passage du Transfert entre le rêve et le Texte. « La Princesse perdue» prend la place de la langue yiddish. Isabelle Starkier se demande s’il existe, au sein de la mimesis occidentale, une esthétique juive qui la contredirait? Ou plutôt une esthétique juive née de l’interdit de la représentation pourrait-elle avoir influencé la mimesis occidentale en en contrariant le principe même de représentation? Théâtre de l’énonciation – comme la psychanalyse – et non de l’énoncé, le théâtre juif conserve ce rapport à la parole actée, actante et non à la parole reçue et agissante, celle du mythe. Il ne représente pas: il représente sa représentation. Le texte ne sert qu’à constituer un autre texte jusqu’à ce que ne se dégage plus que le signe, la lettre hébraïque, kabbalistique. L’étude interdisciplinaire de Racheli et Daniel Galay examine les caractéristiques de l’intonation de la langue yiddish parlée et dans les chansons populaires yiddish. La recherche se concentre sur les caractéristiques de la parole de ceux dont le yiddish est la langue maternelle. En éclairant les particularités de l’intonation de la langue yiddish, elle fait apparaître la « musique de la langue » originale. Véhicule d’expression et de pensée, la langue exprime non seulement la production de l’individu, mais aussi sa culture, sa philosophie, et sa vision

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du monde. Une recherche psychanalytique plus poussée sur l’intonation de la langue yiddish, pourrait constituer un outil pour comprendre l’inconscient de certains individus juifs. L’étude est basée sur des exemples de discours analysés à l’aide de l’outil praat qui fournit des graphiques de contours de discours, et des graphiques d’intonation; cette étude a également recours à l’analyse de la théorie musicale de chansons populaires yiddish. Hirshe-Dovid Katz, distingue le Idish et le Yiddish. Le « Yiddish » est la langue aussi bien que la construction progressive qui lui fut rattachée par les linguistes, militants culturels, auteurs et penseurs. Le « Idish » est la langue parlée et écrite par des centaines de milliers de juifs pieux, pour leur vaste majorité des ’hassidim (piétistes). En chaque langue se manifestent, soit explicites soit sous-jacentes, des rapprochements de signifiants aux résonnances freudiennes, et c’est ussi le ça en idish, la langue parlée quotidiennement à la maison, à la synagogue et dans la rue par tous les hassidim dont la langue courante est le idish. Le yiddish représente à la fois une prolongation sans fin des deuils en même temps qu’une consolation, situation qui n’est en rien comparable aux deuils des proches eux-mêmes, en raison du génocide par lequel fut anéanti le Yiddishland.

partie 1 La psychanalyse face au yiddish



2 The Yiddish (Un)Conscious Naomi Seidman

Abstract Cette contribution tente de dénaturaliser et de fournir une généalogie pour l’idéologie psycholinguistique répandue qui considère le yiddish comme occupant une couche “plus profonde” de la psyché juive que les langues hébraïques ou non juives, comme la langue du pintele yid (la part de judéité de quelqu’un, littéralement « le petit point de Juif»), ou comme mameloshn (la langue maternelle, littéralement « la langue de la mère»), ou même l’inconscient du juif moderne, couvert d’un faux vernis de langues européennes. Cette idéologie façonne même des formulations moins chargées d’émotion et ostensiblement neutres comme la description de Max Weinreich du bilinguisme juif “interne” par opposition au “bilinguisme juif externe”. Cette idéologie n’est pas inévitable: les conceptions prémodernes de la langue juive placent souvent le yiddish “plus bas” que l’hébreu (et “plus haut” que les langues non juives), sans accorder à cette “bassesse” la charge positive d’authenticité ou de profondeur. Même la Haskalah, par exemple l’exhortation de Y.L. Gordon à moderniser les Juifs pour “être juif à la maison et homme dans la rue” en parlant une langue européenne à l’étranger a peut-être renforcé les conditions dans lesquelles les juifs se sont associés à un “intérieur” sans valoriser un espace “intérieur”. Plus particulièrement, cette contribution explore le développement de la notion de yiddish comme l’expression la plus profonde et la plus vraie d’un juif européen dans l’écriture de Freud, soit dans une formulation quasi-explicite (comme dans la blague sur la baronne von Feilchenfeld), soit sous une forme plus complètement enfouie. Elle soutient, par exemple, que la métaphore archéologique développée dans les premiers écrits de Freud sur l’hystérie, avec son accent frappant sur le langage et sa dette envers l’hystérie d’un multilingue juif, doit quelque chose à ce que l’on pourrait appeler “l’archéologie linguistique” du moi juif moderne.

The Israeli literary critic Dan Miron relates that, in their last conversation before Max Weinreich’s 1969 death, Weinreich touched yet again on the tender subject of the New York exile of yivo, the Vilna-based Institute for the Study of Eastern European Jews that he had cofounded and long directed. Weinreich suggested that, despite it all, yivo’s Yiddish holdings might retain some value even in their new home: “I don’t know about you Israelis,” he said to Miron,

© Koninklijke Brill BV, Leiden, 2025 | doi:10.1163/9789004711310_003

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but by now I know my American Jews, young ones included. If American Jews still dream as a group, Yiddish is the language they speak in their dream. It is still the idiom of their collective unconscious. For their personality to become whole, they—at least some of them—will have to go back to Yiddish some day … And there we shall be, waiting for them down in the Yiddish cellar with a strong torchlight in our hand. Somebody will have to spell out for them the contents of their dream, to elucidate the vision they saw with bleary eyes, and we, because we made Yiddish visnshaft [scholarship] the thing we live and die for, will be able to throw light and heal.1 Like Freud, whose work he translated into Yiddish, Weinreich saw himself in this conversation as a dream interpreter, with access to a language and its attendant scholarship that, because of the extravagant commitment of its guardians, can “throw light and heal.” Yiddish, for Weinreich, was the language of the collective dream of American Jews, even if they themselves could hardly understand this dream. To follow Weinreich’s train of thought, we might suppose that Freud, as an acculturated German-speaking Jew of East-European heritage, also dreamed in Yiddish, even as he interpreted his own dreams and those of others in German. If psychoanalysis, with its East-European past, also has a collective unconscious “cellar” where dreams unfold in a half-understood Yiddish, the Yiddish reception and translation of Freud’s works might serve to decode these dreams. Beyond collecting and studying Yiddish and East-European Jewish culture and history, yivo promised to clarify the muffled reverberations of this culture in its American exile; so, too, might it translate these echoes for psychoanalysis in its Eastern European prehistory, its Viennese homeland, and its global diaspora. It was not only interpretation that was at stake in the postHolocaust yivo. Weinreich considered American Jews to be suffering, for all their material comfort, from an “inner, psychic fragmentation” created by a shame-infused cultural amnesia. It was not only Yiddish, the language of their past, that could help heal the shame by bringing suppressed content to consciousness. Part of the way that yivo could cure what ailed American Jews was by virtue of the fact that it was a scientific institute devoted to championing Yiddish, and thus itself operating under the authority of Science. If Yiddish was shameful because of its lowly, feminine origins, as Christopher Hutton spells out in the epigraph to this chapter, an institute founded under the title and 1 Dan Miron speaks of Weinreich’s lifelong commitment to Socialism, but his “even deeper faith in Freudian psychoanalysis,” 5. Dan Miron, “Between Science and Faith: Sixty Years of the yivo Institute,” yivo Annual 19, edited by Deborah Dash Moore (1990), pp. 1–15.

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sign of the sciences could grant Yiddish a rational, academic, and thus masculine status that might contribute to illuminating and thus healing Jewish sexual shame. Although Weinreich does not say so, the return of Eastern European Jewish language and culture—properly, “scientifically” understood—to the scene of psychoanalysis might have similar hermeneutic powers and therapeutic effects. Among the holdings of yivo, buried within Weinreich’s voluminous personal archive, is an undated school notebook with the title: “Froyd laboratoriye” [Freud laboratory].2 Despite its placement alongside material from his postHolocaust American years, the notebook appears to date from the period in the 1930s when Weinreich was working in Vilna on a translation of Freud’s Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse, the twenty-eight lectures Freud delivered to a lay audience at the University of Vienna between 1915 and 1917; Weinreich’s translation of the first fifteen of these lectures appeared in three inexpensively priced volumes in 1936, 1937, and 1938. Weinreich’s notebook lists important, difficult, or ambiguous German terms in the order in which they appeared in the 1922 second edition of the Introductory Lectures Weinreich was using, providing page numbers and a range of equivalents in Yiddish, Hebrew, and occasionally English or Polish; hastily scribbled notes on shades of meaning and usage; and a draft of a German-Yiddish glossary of basic psychoanalytic terms. As it happens, the notebook provides for Freud’s German seelisch only the Yiddish term psikhish; in other words, Weinreich used a Yiddish cognate— in the notebook and the translation—for precisely the English term Bruno Bettelheim decries in Strachey.3 If so, then Freud lost his soul not only in English translation, as Bettelheim charges, but also in Weinreich’s Yiddish. Weinreich does not cite the English translation for seelisch, but he may nevertheless have been swayed, like so many other translators, by the choices of the English translation (even the long-delayed German critical edition of Freud’s work followed the order and incorporated the apparatus of the Standard Edition). If so, then Yiddish, rather than recovering the original language lost in Freud’s German, or giving new life to the repressed Jewish soul of psychoanalysis, may turn out to be no more than another copy of a copy. There are reasons to read Weinreich’s translation alongside Strachey: Weinreich’s Araynfir in psikhoanalis was not only the last Yiddish rendering of

2 This personal archive, comprising sixty boxes of files, is listed as rg584 in the yivo Archives. The notebook titled “Froyd laboritoriye” (Freud Laboratory) is in folder xix3390. Further analysis is required to determine a date and provenance for the notebook and its writings. 3 Weinreich, “Froyd laboritoriye,” n.p. Bruno Bettelheim decried the translation of Freud’s Seele as psyche in his Freud and Man’s Soul (New York; Vintage, 1984), pp. 8–9 ff.

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Freud’s work, it was also the only one—as the title page proclaimed—“authorized” by Freud. Beyond this authorization, the Araynfir was as close as Yiddish got to its own Standard Edition: this status derived from Weinreich’s reputation as a scholar of both Yiddish culture and Freud’s thought, and from the institutional imprimatur of yivo, the publisher. These circumstances make Weinreich’s notebook a multilingual Jewish counterpart to Ernest Jones’ 1924 Glossary of Psychoanalytic Terms, which was used by Strachey to produce the standardized and seamless professional jargon that aimed, in Bettelheim’s view, to position psychoanalysis as a legitimate part of the Anglo-American medical sciences.4 Unlike Strachey, Weinreich had no need to lend psychoanalysis a “scientific” patina, in a cultural-linguistic context in which psychoanalysis lacked an institutional presence or clinical aspirations; if anything, it was Yiddish that sought to gain “scientific” status by association with psychoanalysis. It is striking, then, that he—no doubt humorously—titled his notebook Freud Laboratory. Bettelheim argues that it is the Greek mythical and literary tradition that is obscured by the “medical” Latinate terms of Strachey’s English, and by the misreading of Freud’s appeals to Wissenschaft as declarations of his allegiance to the biological sciences.5 But the attempt to position psychoanalysis as an exact science was also intended, no doubt, to refute the charge that psychoanalysis was “a Jewish science,” which is to say, no science at all. In the 1913 exchange in which he shared with Ferenczi his long and persistent worry that psychoanalysis was perceived as a Jewish science, applying only to Jews or tainted by Jewish perspectives, Freud denied the coherence of such a category or, for that matter, of “Aryan science”; science must be free of the tinge of “racial” affiliation, if it is to count as such.6 By contrast, yivo, the Yidisher visnshaflikher organizatsiya, signaled in its name the scholarly aspirations of the organization, its commitment to raising the status of Yiddish, interest in understanding Jews, and its Jewish approach to scholarship.7 Jonathan Boyarin has drawn attention to the grammatical and linguistic distinction between Wis-

4 “When Freud appears to be either more abstruse or more dogmatic in English translation than in the original German, to speak about abstract concepts rather than about the reader himself, and about man’s mind rather than about his soul, the probable explanation isn’t mischievousness or carelessness on the translators’ part but a deliberate wish to perceive Freud strictly within the framework of medicine, and, possibly, an unconscious tendency to distance themselves from the emotional impact of what Freud tried to convey,” Bettelheim, p. 32. 5 See Bettelheim, p. 41. 6 Quoted in Ernest Jones, Sigmund Freud: Life and Work Vol. 2 (London: Hogarth Press, 1957), p. 149. 7 yivo changed its name in the move to the United States to Institute for Jewish Research, but retained the acronym yivo.

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senschaft des Judentum, as the science or study of Judaism, written in a nonJewish language and taking Judentum as the “passive” object of its scientific study, and Yidishe visnshaft, in which the adjective Yiddish—meaning Yiddish and Jewish, and written in a Jewish alphabet—modifies visnshaft. Unlike Wissenschaft des Judentum, Boyarin writes, which intended to scientifically “consider” and “describe” Jewishness, yidishe visnshaft “is ambiguous through and through. It is indeed a science, contemporary, secular. But it isn’t a field of science. It’s a kind of science,” and as such it fragments and “provincializes” the allegedly universally, culturally neutral category of science, calling into question the coherence of “Western discourse as a unit.”8 At yivo, not only the objects of study but also the research language, methods, and assumptions— the hopes and dreams—of this research were explicitly and openly Jewish. Not merely an institute serving Jews, a “diploma mill for Jewish individuals” (which is what the Yiddish literary critic Sh. Charney accused Hebrew University of being) but rather an institute that served “the collective needs of the Jewish people.”9 To this day, the relationship between the Jewish “influences” on Freud and the universalist and scientific claims of psychoanalysis remains unsettled. For yivo, the Jewish character of its scientific research was announced at the outset. Weinreich’s titling his notebook “Freud Laboratory” may signal, consciously or not, that these openly expressed affiliations and ideologies could not deny that “science” (as in the hard sciences, those carried out in laboratories) was an intrinsic part of yivo’s work. The translation of Freud into Yiddish, particularly but not only at yivo, constitutes a unique set of circumstances within the global dispersion of psychoanalysis: By most standards, the reception and translation of Freud in Yiddish is a curiosity, a minor, short-lived episode in psychoanalytic history Researchers writing psychoanalytically oriented work in Yiddish played no role in national or international organizations; to my knowledge, until the Argentinian psychoanalyst Moise Kijak began publishing his psychoanalytic readings of Yiddish literature in 1969 (he also published his Yiddish lectures on Freud and psychoanalysis in 1971), the subfield included not a single trained psychoanalyst.10 From the geographical perspective, Yiddish was a backwater in the reception

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Jonathan Boyarin, “Yidishe visnshaft un di postmodern,” trans. Naomi Seidman, in Thinking in Jewish (Chicago: University of Chicago, 1996), p. 193. Quoted in Cecile Kuznitz, yivo and the Making of Modern Jewish Culture (New York: Cambridge University Press, 2014), p. 39. Moises Kijak (Moyshe Kyat), born in Argentina in 1934 to Polish immigrants, is a psychoanalyst and professor, whose Freud and Psychoanalysis (Buenos Aires: yivo, 1971), was based on lectures he delivered at yivo.

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history of psychoanalysis, which is more usually mapped through the decisive moves from Austria to other regions in Central and Western Europe and then, even more fatefully, from Europe to the United States—the major center after Freud’s death. In the realm of translation, more particularly, the Yiddish renderings of Freud’s writing form a meager addition to a shelf that was already very crowded by the 1920s: The first of Freud’s work to be translated, in 1904, was a Russian rendering of “Über den Traum” (“On Dreams,” an abridged version of the Traumdeutung that Freud issued in 1901); psychoanalysis was immensely popular in Russia, with translations appearing regularly and selling out quickly. English readers were introduced to psychoanalysis five years after this debut, with A.A. Brill’s Selected Papers on Hysteria (1909), Three Contributions to the Theory of Sexuality (1910) and The Interpretation of Dreams (1913). By 1923 Freud could boast, in his History of the Psycho-Analytic Movement, of translations into French, Spanish, Italian, Polish, Norwegian, Japanese, “Chinese,” and other languages (se 14: 33) Yiddish, however, had yet to appear on any such list. Despite its belatedness and marginality, I would claim that Yiddish plays a unique and important role in the global history of psychoanalysis by virtue of its significance as a feature of Freud’s linguistic and cultural heritage. Although Freud spoke little about the place of Yiddish in his family history, he provides us with ample tools to conceptualize the language as a repressed fragment of a buried past, a feature of “the ‘unconscious’ (‘Jewish’) self repressed in the process of socialization.”11 It is not only Weinreich who associated Yiddish with the collective unconscious of acculturating Jews; Hutton describes this conception (along with Yiddish “femininity” and “maternity”) as in fact “the dominant ideology of Yiddish,” and the French psychoanalyst Max Kohn begins his book on Yiddish and psychoanalysis with the more personal assertion that “Mon inconscient parle Yiddish; c’est une certitude.”12 Along with exploring the associations of Yiddish with the (Jewish) unconscious, Yiddishist psychoanalysis also provided a laboratory for experimenting with the possibility, coherence, and value of “yidishe visnshaft,” of raising the Yiddish unconscious to the rationalist heights of science. The translations of Freud from German into Yiddish navigated a particularly dense language border, given the complex, politically and culturally charged, mutually implicating historical relationships between Yiddish and German. These circumstances were not external to Freud’s work, but rather reflected 11 12

Christopher Hutton, “Freud and the Family Drama of Yiddish,” Studies in Yiddish Linguistics (Tübingen: M. Niemeyer, 1990), 10. Hutton, 10. Max Kohn, Freud et le yiddish: le préanalytique (1877–1897) (Paris: Economica, 2005), 7.

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within it in intricate ways, given the Yiddish sprinkled through Freud’s writings and the implications of some of these Yiddish references (discussed throughout this book) that Yiddish might be understood as a kind of marrow of Freud’s Jewish identity. Given the persistence of ideologies that stress traditional views of Yiddish—as a feminized “jargon,” as the denigrated vernacular—it’s worth remembering out that Freud also publicly participated in the twentieth-century reclamation and championing of Yiddish as a Jewish national language. Freud spoke of yivo and psychoanalysis as parallel institutions, both seeking a safer refuge from the persecution they were facing in their homelands; in one letter, Freud compared himself and Weinreich to Rabbi Yohanan ben Zakkai, who escaped the besieged Jerusalem for Yavneh, to start a yeshiva where learning might be pursued, just as he and Weinreich were seeking refuge to reconstitute their own “yeshivas.”13 But to speak of Freud as having a relationship with the “language” we are calling “Yiddish” is already to mischaracterize a major aspect of the story. David Roskies describes the beautiful twists by which Yiddishism unsettled the “colonial” hierarchy that had dictated the relationship between German and Yiddish: Yiddish was a language in its own right, rather than an ugly and distorted mixture of “proper” tongues like German, Hebrew, and Slavic languages, which Jews would do well to learn. The attempts to realize Jewish hopes for emancipation and integration by learning European tongues gave way, in the manifestos and keynote addresses of early-twentieth-century Yiddishism, to a different moment, in which Yiddish sought its own emancipation from German, proclaiming its independent status among the family of languages. While nineteenth-century maskilim had sought to write a Germanized Yiddish that would soon enough be upgraded into “proper” German, Yiddishists work to expand the distance between the languages, emphasizing those (Jewish) elements that distinguished Yiddish from German rather than those that betrayed their kinship.14 Yiddishists sought not only to democratize the relationship, but sometimes also to reverse its historical hierarchies, by claiming for Yiddish, for instance, the status of preserving linguistic strata of German that had otherwise been lost. In other words, Yiddish could illuminate not only the deep history of Ashkenazic Jews, but also that of their medieval and early modern Christian neighbors. In this regard, Yiddish knew things that German had once known but no longer did. This was an ideological revolution, but also an affective and

13 14

See Jacob Meitlis, “The Last Days of Sigmund Freud,” Jewish Frontier 18 (1951), 21. See David G. Roskies, “The Emancipation of Yiddish,” Prooftexts, 1: (1981), 28–42.

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psychological one, seeking to heal Jewish shame by means of Jewish pride; replacing the “kitchen language” with a language at home in the laboratory; countering the failed projects of emancipation and integration with Jewish nationalism—using Yiddish and Yiddishism, in other words, as therapy and cure for the wounds of Jewish modernity. This revolution was headquartered in Vilna, in the newly built building of yivo. But the revolutionary fervor caught up Freud and other Central-European Jews, as well: In the April 30, 1930 letter to yivo that was published in Weinreich’s Araynfir “in place of an introduction to the Yiddish publication,” Freud writes of his great pleasure in hearing that the first volume of the Vorlesungen was about to appear in Yiddish translation: It was with great respect (groys derekh-eretz) that I took in my hands the first pages that you sent me. It is a shame that more than that I could not do. When I was a student, they took no trouble to instill the national tradition; so I did not learn to read either Hebrew or Yiddish, which saddens me today. Nevertheless I am a good Jew, although not, as you probably know, a believer.15 Freud here clearly distinguishes his presence stance from the earlier attitude toward Jewish languages that conditioned his own education, and led to his failure to learn to read (or to retain what he learned) not only Hebrew but also Yiddish, rendered here as a language fully equivalent to Hebrew. What is shameful is not Yiddish but rather his own ignorance of Jewish languages. By 1930, Freud was speaking movingly and “with great respect” about the emotions aroused in him by seeing his thought embodied in Yiddish, which is to say in the Hebrew letters that conveyed meaning even if he could not read them. The transformation of Freud’s early disinterest in or disgust with Jargon into evident appreciation for Yiddish was, of course, part of the much broader process of increasing the symbolic value of what Freud could now call “the national tradition,” the central aim of Yiddishism at yivo and beyond. If Yiddish might be psychoanalytically understood as the buried fragments of a painful past, psychoanalysis could also illuminate the workings of Yiddish nationalism, as an emancipatory narrative that encouraged this past to speak, and thus to lay its traumatic aftereffects to rest. From the perspective of psychoanalysis, the past (or its languages) can never be entirely abandoned, since it will persist 15

Freud’s letter goes on to request that Weinreich not ask him to write an introduction, since he had sworn off doing so and others might resent his making an exception. Ergo, “Instead of an Introduction to the Yiddish Publication,” appears in Froyd, Arayfir in psikho-analiz, trans. M. Weinreich (Vilna: yivo, 1936), n.p.

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in some form or another—as dream, symptom, accent, body, memory fragment, trauma. So, too, did psychoanalysis suggest that talking might function as a remedy for this condition, reversing trauma and healing fragmentation by recovering abandoned, ostensibly forgotten, shameful speech. The interconnections between Yiddish and the unconscious have long been recognized; what I am suggesting here is something slightly different—that psychoanalysis and Yiddishism were in many ways parallel developments. I have said that Yiddish-speaking Eastern Europe was a backwater in the global dispersion of psychoanalysis, the strongest and most fateful currents of which flowed in the westerly direction. But it is also true that this region, apparently so distant from the nerve centers of psychoanalysis, was also the ancestral home of psychoanalysis. A backwater interwar Poland may have been, but it was Freud’s backwater, from which he himself, or at any rate, his family, had come from. It was not only Freud’s personal history that was shaped by this geography. The journey from Yiddish to German, from East to West, was undertaken by many besides Freud or his parents; ambitious young men and women, in the wider and broader stream of such emigrants from the Eastern provinces of the Austro-Hungarian Empire to Freud’s Vienna, formed the core of early psychoanalysis—the Vienna Psychoanalytic Society included at least nineteen members who had grown up in Polish lands. Helene Deutsch, the founder of the Society, recognized the significance of the circumstance that her colleagues came from “the center of the earth”; Paul Roazen, Deutsch’s biographer, suggests that Freud drew so many disciples from Polish lands because for the centuries of partition, Poland persisted as an idea rather than a recognized political entity, an idea that had powerful effects on the continent in the same way that the unconscious invisibly guided human affairs.16 Of course, Freud himself, or at least his ancestors, also emerged from these same “Polish lands,” however one construes this geography. If these early Jewish psychoanalysts emerged from or in some profound sense wherever they went still inhabited an unrecognized “Poland,” they also emerged from an even less recognized or authorized “Yiddishland” that was itself repressed and fragmented within the fragmented, repressed “Poland”; even the return of the Polish repressed, which is to say, the founding of the independent republic of Poland in 1918, could not alter the status and character of Yiddishland, which was hardly confined to those borders.

16

See Paul Roazen, Helena Deutsch: A Psychoanalyst’s Life (Garden City, NY: Anchor Press, 1985), pp. 3–17; Roazen describes the role of Poland in Deutsch’s life and those of other psychoanalysts in a chapter called “The Center of the Earth,” a country whose non-existence, repression from the surface of Europe’s maps did not mean that it—like the Freudian unconscious—did not exist at all.

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Locating Yiddish within the global reception of Freud’s writing is thus an oddly bifurcated enterprise: Within the institutional history of psychoanalysis, Yiddish is simply nonexistent, appearing in no list of psychoanalytic societies or institutes and rarely mentioned in mainstream psychoanalytic publications. But Yiddish is also nearly everywhere in the development and circulation of psychoanalysis, far beyond the authorized or unauthorized Yiddish translations or psychoanalytic work at yivo. Long before Freud’s work appeared in Yiddish translation, the language was woven into the fabric of the prehistory, development, and dispersion of Freud’s writing and of psychoanalysis as a movement, given how many of Freud’s first followers were of Eastern European Jewish descent. Brill (1874–1948), Freud’s first English translator, immigrated from the Galician town of Kańczuga to New York at the age of fifteen; if Brill’s German was acquired “via” Yiddish, as it seems to have been (and as my own German was), Yiddish would hold the status of an unacknowledged channel, filter, or “pivot language” between Freud and his first English readers (which might also explain why Brill’s translations were soon enough rejected in favor of those produced by Freud’s London-based disciples).17 Sándor Ferenczi, Budapest’s first psychoanalyst, had family roots in Galicia and like Freud reportedly spoke Yiddish with his mother; as with Freud and many of their colleagues, Ferenczi’s German was more accurately described as a variety of the language infused with local and “minor” characteristics—including, in Ferenczi’s case, a particularly Hungarian Jewish flavor—within the linguistic kaleidoscope of Central European culture in which Yiddish (however conceptualized) played a ubiquitous and persistent if often unspoken part.18 These examples, of course, could be multiplied many times over. The travels and displacements of these early psychoanalysts similarly trouble the neat geographical listing of Psychoanalytic Societies in the annual Bulletins of the Psycho-Analytic Association. How does one mark the workings of Yiddish, spoken or ancestral, within the language and thought of the Polishborn Rudolf Lowenstein, credited with founding the Paris Psychoanalytic Society; the German-American-Mexican-Swiss psychoanalyst Erich Fromm; or the Odessa-born Moshe Wulff (1878–1971), who studied with Karl Abraham in

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18

“Pivot language” is the term usually referencing a global language (generally English, today) connecting two “minor” languages (say, Finnish–Basque) when direct translation is impossible. Not the Finnish original but rather its English translation gets translated into Basque. André Haynal, “On Psychoanalysis in Budapest,” in 100 Years of the ipa. The Centenary History of the International Psychoanalytical Association 1910–2010. Evolution and Change, eds. Peter Loewenberg and Nellie L. Thompson (London: Karnac, 2011), p. 95.

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Berlin, returned to Russia, co-founded the Moscow Psychoanalytic Institute, returned to Berlin when it was shut down, left Berlin with Eitingon in 1933, settled in Tel Aviv, added Hebrew to the languages of his psychoanalytic publications, and served as the president of the Psychoanalytic Society of Palestine (and then Israel) from 1947–1954?19 While Hebrew became a full-fledged psychoanalytic language when Eitingon founded the Palestine Psychoanalytic Society in 1934, Yiddish never saw a similar development: even those psychoanalysts who spoke (or dreamed) in Yiddish generally lived their professional lives in other tongues. But a language not spoken may also have its place in psychoanalytic work, as a conduit for connecting Jews across their differences, as a native tongue “interfering” with a later-acquired spoken language, as a language that hovers just out of comprehension, as a forgotten but still unconsciously operative Muttersprache, as a fragment of an “enigmatic message,” as a symptom healed as it is transformed into a rallying cry, and so on. The Viennese-born, Chilean-trained psychoanalyst Otto Kernberg (b. 1928), who served as president of the International Psychoanalytic Association from 1997–2001, wrote of his experiences as a polylingual psychoanalyst with bilingual and polylingual patients whose ‘other’ language coincided with one or another of my own, and the transference and countertransference implications of this silent yet ever present, overlapping and resonating set of linguistic and experiential worlds. I could reconfirm, in my experience, that, as patients shift from one language to another, they indicate in the process shifts in the transference and in the relationship to their unconscious past as well. I was reminded of patients whose apparent forgetting of an early childhood language was undone by their reencounter with that language as part of the acceptance of a repressed past; and I thought of patients who made use of skillful navigating among various languages to express their ‘as if’ characteristics in order to escape from a specific, dreaded relationship linked to a particular language. I thought of my own difficulties in struggling with subtle emotional implications of the language of patients forming part of a culture to which I was a newcomer.20

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20

On the blurred boundaries between German and Yiddish, and the “linguistic kaleidoscope” of Hapsburg Vienna, see Jacqueline Amati-Mehler, Simona Argientieri, and Jorge Canestri, The Babel of the Unconscious: Mother Tongue and Foreign Languages in the Psychoanalytic Dimension (International Universities Press, Madison, 1993 [1990]), p. 21. Otto F. Kernberg, “Preface,” in Amati-Mehler et.al., Babel of the Unconscious, p. xi.

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The intricate linguistic relationship between the polylingual analyst and analysand include not only the words actually uttered but also “silent yet ever present” languages that may be part of a larger “overlapping and resonating set of linguistic and experiential worlds.” Such a dynamic may have been present from the start: Recent scholarship has unearthed the striking case of Sholem Dov Schneierson, the fifth Lubavitcher Rebbe (known as the Rashab), who in 1903, when he was forty-two, was introduced to Freud and the psychoanalytic method after seeking neurological treatment in Vienna for paralysis and loss of sensation in his left hand and arm. While there is no record of such a visit in Freud’s writing, and the Rashab’s own references to this episode are understandably guarded and oblique, Maya Balakirsky Katz has discovered the case history of a forty-two-year old rabbiner, suffering from a similar set of symptoms, in a 1908 work by Wilhelm Stekel, an early follower with whom Freud later broke; according to Stekel, Freud referred the rabbi to him and supervised the treatment closely, since he was Stekel’s first patient. Stekel disguised many aspects of the Rashab’s identity—his position as a Hasidic Rebbe, his marriage at fourteen (which Stekel placed at the more “respectable” eighteen)—not only safeguarding this particular patient’s privacy but also hiding the fact that he was an Ostjude. Stekel “doctored” the case history, according to Balakirsky Katz, “to avoid distracting readers with non-essential facts that might lead them down incorrect diagnostic paths (i.e., that the rabbi’s neurosis was related to his Jewish Eastern European ancestry).”21 Balakirsky Katz sees Stekel’s reference to the language the Rabbi spoke, “a gibberish of German and Hebrew words,” as a further attempt to suggest that the Rabbi was from Central rather than Eastern Europe, but it is also possible that Stekel simply heard Yiddish as gibberish, even as he apparently understood enough of it to carry out the analysis and write up the case.22 The London-based psychoanalyst Joseph Berke, who is skeptical that Stekel’s rabbiner was in fact the Rashab, raises the question of why Freud would have directed such an eminent patient to Stekel, “who at the time was a junior colleague,” entertaining but ultimately dismissing the theory that Freud was “trying to get rid of a deeply spiritual and religious patient whom he found disturbing.”23 But perhaps it was Stekel’s facility with or at least ability to under-

21 22 23

Maya Balakirsky Katz, “A Rabbi, a Priest, and a Psychoanalyst: Religion in the Early Psychoanalytic Case History,” in Contemporary Jewry 31 (2011), p. 17. Stekel (n.p. in Katz) Nervöse angstzustände and deren behandlung (Urban and Schwarzenberg: Berlin and Vienna, 1908), 161, cited in Balakirsky Katz, p. 12. Joseph H. Berke, The Hidden Freud: His Hasidic Roots (Routledge: London and New York, 2015), p. 17.

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stand Yiddish (which coexisted with his failure to see it as a language) and his close ties to the Hasidic world that recommended him for this case: Stekel was born in and throughout his youth often visited relatives in the Bukovina town of Boyan [Boiany, now Ukraine], home to a lively Hasidic court that was the town’s economic and social engine. It is not only the Rashab’s identity that is obscured in the case history: the languages and religious culture in the background if not center of Stekel’s childhood, so similar to at least a few other early practitioners of psychoanalysis in this regard, also disappear from view. If so, we are in the thick of one of those complicated relationships that might arise between polylingual analysts and analysands that Kernberg traces: The analysand spoke a (“mixed,” polylingual) language that Stekel understood (at least in part), since it was familiar to him from a (partly disavowed?) childhood. Given the disgust that palpably shapes Stekel’s case history, it will come as no surprise that the Rashab did not find complete relief from his paralysis under Stekel’s care. On what linguistic or affective level did Stekel’s attitude toward his patient’s language communicate itself to the Rashab? The transferential and countertransferential currents between a Hasidic Rabbi analysand and his recently acculturated and brand-new psychoanalyst-in-training continue to make themselves felt in the projections and transferences of the scholarship working through this remarkable relationship, aided by an only partly visible historical record, and under the sway of the new ideological and psychoaffective currents that create new forms of transference between contemporary scholars and their increasingly distant objects of study, which, according to the “phase-effect” of both psychoanalysis and scholarship, occasionally slip into closer view. The place of Yiddish in a psychoanalytic encounter such as may have transpired between Stekel and Rashab cannot be confined to the individual subjectivities of the Rashab (as its speaker) or to Stekel (who apparently understood it well enough to do his job). Yiddish occupied what a number of recent scholars have conceptualized as the third, or “third space,” of the session, the intersubjective in-between site of analytic encounter traced by Jessica Benjamin among others.24 If so, we can posit that Yiddish also takes its place more generally within the “overlapping and resonating worlds” that connect Freud and so many other psychoanalysts (perhaps even until the present day) with their patients, even if Jewish languages remained entirely unspoken in these encounters or erupt only in fragments. Evidence that Yiddish formed a frag-

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See Jessica Benjamin, “Beyond Doer and Done To: An Intersubjective View of Thirdness,” Psychoanalytic Quarterly 73: (2004), pp. 5–46.

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mentary presence in at least one of Freud’s analytic relationships lies in the case notes for the Rat Man, the only process notes—notes taken on the session afterward (Freud did not write during sessions)—that Freud did not manage to destroy. The published case study gives no hint that the Rat Man (Ernst Lanzer) was Jewish; but such an impression would be hard to avoid by someone reading the notes. In shorthand, Freud describes a session with the Rat Man, who, acting like “a man in desperation, buried his head in his hands, rushed away, covered his face with his arm, etc.” while relating his fear that Freud would beat him and speaking of people he had passed on the stairs that he imagined were members of Freud’s family: Another horrible idea—of ordering me to bring my daughter into the room, so that he could lick her, saying ‘bring in the Miessnick.’ He associated to this a story about a friend who wanted to bring up guns against the café he used to visit, but who wanted first to save the excellent and very ugly waiter with the words, ‘Miessnick, come out.’ He was a Miessnick compared with his younger brother. Also play on my name: ‘Freudenhaus-Mädchen’ [‘girls belonging to a House of Joy’—prostitutes].25 The Penguin Library footnote (the process notes do not appear in the Standard Edition) supplies the helpful footnote for Miessnick, as {Yiddish for an ugly creature.}. The sexual hostility of these thoughts, directed against Freud through his daughter, is hardly separable from the Yiddish of the insult Miessnick, an “intimate” assault on the Jewish domestic interior of Freud’s world. Although the play on Freud’s name that follows is in German, it recalls (perhaps only to me) that Freud’s name is a matronym, going back to his greatgrandmother Freyde, so that there really is a (Jewish, Yiddish-speaking) woman inhabiting this particular house “Freudenhaus.” Freud’s daughter is only the first Miessnick: The Rat Man associates this thought with a friend of his who has violent fantasies (or plans) of shooting up a café, but who wanted to rescue from the bloodshed an ugly waiter he described using the same Yiddish insult. Insult, in this second iteration, appears as a feature of a distinctly less hostile relationship, given the gunman’s desire to save this ugly waiter. Prismatically cast onto the turbulence of the Rat Man’s psyche, Yiddish insult works

25

Freud, “Notes upon a Case of Obsessional Neurosis (“Rat Man”) and Process Notes for the Case History,” in The Freud Reader, ed. Peter Gay (New York and London: Norton, 1989), p. 328.

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in multiple dimensions, as a channel for degradation that might also functions as a rescue, in both cases via the channel of linguistic connection and ethnic kinship. Freud himself, not only his daughter and his “house,” was also “translated” into Yiddish insult. The Rat Man reports to Freud the thought, ‘20 kronen are enough for the Parch.’ The footnote here gives {Yiddish for a futile person.}, softening the more visceral Yiddish insult—for parch, Uriel Weinreich’s dictionary provides “canker, ulcer; (vulgar) rat, stingy person.” The third equivalent, to rat, is striking—if Freud called Ernst Lanzer the Rat Man (on account of his many associations with all things rat) Lanzer apparently also (first) called Freud a “rat,” making overt the insult disguised in the German case study as protective pseudonym (for a man whose own Yiddish fantasy about the ugly waiter also includes a protective element). Somewhere between the German publication and the Yiddish words uttered in the private session and accidentally preserved for posterity, Jewish words reveal and cement the (grotesque, redemptive, aggressive, transferential) connection between analyst and analysand, writer of these case notes and their very belated readers. The unspoken or fragmentary language that functions as a “third space” in the Rat Man’s session suggests more broadly that Yiddish, in its psychological and ideological complexity, needs to be read not only as an expression of an individual or a collective. Beyond the individual or collective unconscious, Yiddish also functions as a site where the unconscious of the analyst and of the analysand meet, in that midway space between the individual and the collective inhabited by all languages. The negligible role Yiddish played within standard or institutional histories of psychoanalysis barely hints at the far broader and more pervasive role it played (and plays) within and as a third space of psychoanalysis, and its translation. Despite the multiple locations in which one might find Yiddish within psychoanalysis, on a purely bibliographical level it is not at all hard to catalogue the significant Yiddish writings on psychoanalysis, beginning with the three Yiddish translations of Freud’s books published between 1928 and 1938. A popular biography of Freud also appeared in Warsaw, by Sh. Wolf, in 1936. In 1937, Max Weinreich published a more sophisticated explication of psychoanalysis, based on his 1936 series of articles in the Forverts. After his death, Freud seemed to have a literary afterlife mostly in Argentina, where a lively Yiddish scene combined with an interest in psychoanalysis to literary effect: In 1957, the Buenos Aires literary quarterly Davke devoted its thirtieth issue to Sigmund Freud. This history seems to have ended in 1971, when the Argentinian psychoanalyst Moises Kijak published his volume on Freud and psychoanalysis, based on lectures he had delivered at the yivo in Buenos Aires.

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The first of the Yiddish translations of Freud’s writings, Sarah Lehrmann’s 1928 Group Psychology and the Analysis of the Individual Ego, published by the Yerukhemzon Press in Warsaw, appears to have been a hit, with a second edition appearing that same year, and two more in 1929 and 1931.26 Sarah Lehrmann is evidently a pseudonym: the dedication (to a friend in New York) is signed by der ibersetzer (the [male] translator). In 1932, a Yiddish translation of The Future of an Illusion, by Y. Dodnik, appeared in Cleveland.27 The last of the translations is Weinreich’s “authorized” but unfinished version of the Introductory Lectures, planned as six volumes, with only three appearing—in 1936, 1937, and 1938—before events intervened. These were individual translations, appearing in three different cities, under the auspices of no society, and with no overarching project uniting them. Nor could they count on a waiting readership, with at least a little knowledge of the subject. The first edition of Lehrmann’s Group Psychology and the Individual Ego includes an advertisement on the back jacket, not so much for the book at hand, with which it shows only a glancing familiarity, as for its author: Who is Professor Sigmund Freud? In the contemporary field of inquiry into the human soul [mentshlekher neshome-forshung], Prof. Sigmund Freud is among the greatest researchers … There is no culture-language whose literature has not gathered into itself the highly valuable work of this great intellectual. This volume brings into Yiddish for the first time one of his most interesting investigations of the masses and the “I,” and their reciprocal relations. This book must be read by every thinking person.28 By the second printing later in 1928, such an advertisement may no longer have been necessary; the inside cover advertises a different book recently published by the same press, translated not from German but Russian. The copy reads: Nikolai Bukharin’s Theory of Historical Materialism, “translated by Sarah Lehrman from the latest, 1925 Russian edition,” should be of interest to all “deep-thinking people, whether followers or opponents of this philosophy” but

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27 28

Sigmund Freud, Di psikhologiye fun di masn un der analiz fun menshlikhn ‘ikh’, trans. Sarah Lehrman, (Warsaw: Yeruchamson Press, 1928). The quote is from an advertisement on the opening flyleaf of the second, 1929 edition, also by Yeruchamson Press, n.p. Sigmund Freud, Di tsukunft fun an iluziye, trans. Y. Dodnik (Cleveland: Progressive Printing Company, 1932). Sigmund Freud, Di psikhologiye fun di masn un der analiz fun menshlikhn ‘ikh’, trans. Sarah Lehrman (Warsaw: Yeruchamson Press, 1928 [first edition]).

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particularly directed to “class-conscious workers interested in understanding the conditions of their own lives.”29 In combining attention to psychoanalysis with an interest in Marxism (however out of keeping with Freud’s own bourgeois liberalism), Lehrmann’s translation agenda fit squarely in the international trend of “Freudo-Marxism.” yivo was a diverse and collective enterprise, but there, too, a left-leaning range of political positions combined with diaspora Jewish nationalism, Yiddishism, and an interest in psychoanalysis.30 Group Psychology may have particularly appealed Lehrmann’s readers, who sold out the first edition in a matter of months, for a variety of reasons: Yiddishist culture, with its strains of socialism and secularism, its youth movements and awareness of social structures beyond or outside the family, had a vested interest in conceptualizing collectivity and the group that it shared with other forms of Jewish nationalism. Freud’s particular attention to the hypnotic dark forces unifying the masses and energizing such conservative institutions as the Church and the Army must have also struck readers as all too relevant and timely. From this perspective, it is not surprising that this work was also the first of Freud’s books to be translated into Hebrew, and in the same year—1928 (although two years earlier, a Hebrew translation of “Resistances to Psychoanalysis” appeared in the American Hebrew weekly Hadoar).31 Eran Rolnik suggests that the Hebrew educators chose Freud’s Group Psychology as the work that would “bring the message of psychoanalysis to the Hebrewreading public” because “it is devoted to the origins of social justice and to the formation of the tribe, two subjects that concerned the Yishuv’s educators.”32 Yiddish interest in Freud’s ideas and biography, as this brief summary suggests, was less centered on the technical aspects of how psychoanalysis worked, the complex structures of consciousness, or the psychoanalytic view of mental illnesses than on those areas of Freud’s thought that he considered more accessible and of interest to a general audience. Weinreich said as much in his introduction to the second volume of the Yiddish Introduction to Psychoanalysis, acknowledging that Freud had revolutionized science and contributed 29 30

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Freud, Di psikhologiye fun di masn, n.p. The major figures of this intellectual current in the 1920s were the Soviet philosopher V. Yurenets and linguist Valentin Voloshinov, and in German-speaking lands, Siegfried Bernfeld (whose work on education, children, and youth would become important for Weinreich) and Wilhelm Reich. The translation, “Hahitnagduyot Le-Psychoanalyza,” was by Yohanan Tversky, Hadoar (November 12, 1926) 20–21 and (November 19, 1926), 38–39. Eran Rolnik, Freud in Zion: Psychoanalysis and the Making of Modern Jewish Identity (London: Routledge, 2012) 53.

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to the fields of psychiatry and psychology, but stressing that Freud had many valuable insights to offer “criminologists, pedagogues, sociologists, historians, literary critics, and artists. And the ordinary person (a mentsh fun a gantz yor) has also found much of interest in this work.”33 Indeed, for the great majority of Yiddish readers, Freud was a figure of interest even if the finer details or the actual practice of psychoanalysis remained out of reach. As with articles in the popular Yiddish press, modern translations of Freud’s work could expand the horizons of Yiddish readers and position Yiddish as worldly and cosmopolitan, “a fitting vehicle for a sophisticated high culture.”34 Yiddish writers and translators seeking to overcome the resistances of workingclass readers to psychoanalytic works had tools others did not, pulling the strings of Jewish pride and ethnic connection to bridge otherwise yawning chasms. As in the advertisement for Professor Sigmund Freud on the first edition of Lehrmann’s translation, Freud was worth reading because he was famous, and important, and learned, and because through Freud Jews could both show how modern they were and become more modern. To add to the attraction, editors were quick to remind readers that, for all his fame and success, Freud too was persecuted for his Jewishness. Jewish newspapers took particular delight in tracing his Eastern European ancestry and Galician forbears (occasionally reprinting his family tree or taking the measure of his “noble Jewish forehead”).35 If translating the world classics into Yiddish allowed Jews “to live a fully Jewish life without the need to turn to ‘foreign’ sources,” translating Freud—a Jew who wrote German—multiplied this effect. The translation of Freud into Yiddish combined the lofty, cosmopolitan, and scholarly with the homey (or the heymish), enclosing his strange and unsettling concepts in a familiar Jewish “scriptworld” in a manner that inverted how Freud himself experienced the Umheimlichkeit of his familiar ideas in an unreadable Jewish alphabet.36 If the proximity of German and Yiddish could ease a translator’s path, it could also lead her to assume equivalence when the historical paths of the two languages had diverged, creating “false friends,” in which words that appear similar mean entirely different things. This was the case with the German

33 34 35

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Weinreich, Araynfir, vol. 1, 75. Kuznitz, yivo, 5. Dr. M. Greenwald, “Meetings with Sigmund Freud,” in Ha’aretz (September 21, 1941); quoted in Sefer Buczacz: Memorial Monument to a Sacred Community, ed. Israel Cohen (Tel Aviv: Am Oved, 1957), 119. See David Damrosch, “Scriptworlds: Writing Systems and the Formation of World Literature,” Modern Language Quarterly 68: 2 (2007), pp. 195–219.

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Bewusstsein (consciousness or the conscious), which both Lehrmann and Dodnik translated as “bavustzayn,” a translation Weinreich was still using in his 1935 sociological study The Path to Our Youth but rejected in the 1936 translation on the grounds that, in Yiddish, bavust has the more specific meaning of well-known or famous. In its place, Weinreich revived the old Yiddish term “visik,” producing also umvisik, untervisik, umvisikayt for the unconscious, preconscious, and so on. Weinreich’s term had the virtue of being transparent in its connection with visn, to know; distinct from the German—always considered an advantage in his Yiddishist milieu; and archaic, evoking psychoanalytic concepts in its reach down to an earlier stratum of the language.37 The solution, ingenious as it was, failed to take: Uriel Weinreich’s 1968 Modern English-Yiddish, Yiddish-English Dictionary splits the difference, providing both “bavust” and his father’s “visik” as the two equivalents for (the Freudian) conscious; but Kijak’s 1971 Yiddish book reverts unapologetically back to bevustzayn and umbevustzayn. Yiddish may be the Jewish unconscious, but even the greatest Yiddishists were unsure of how exactly that might be expressed in Yiddish.38 Weinreich abandoned the Freud translation when the Second World War broke out, turning his attention away from psychology and sociology toward linguistics and the task of rebuilding yivo on American soil. But the concepts of the conscious and unconscious played a role in these spheres, too, as might be inferred by Weinreich’s suggestion that the yivo was, in some sense, the collective unconscious of American Jews. These concepts also played a role in the more technical aspects of Weinreich’s linguistic research: Among the most influential scholarly contributions of Weinreich’s magnum opus, History of the Yiddish Language, is his argument that what distinguishes Yiddish from other languages is not its character as a fusion language (shmeltzshprakh)— Yiddishists were long united in demonstrating that the fusion of different components was a feature of most if not all languages, however fervently they imagined themselves “pure”; what distinguished Yiddish was rather that, for contingent historical reasons, its speakers had a heightened awareness of this characteristic, to a degree rare among speakers of other (similarly “fusion”) languages. Even uneducated Yiddish speakers possessed, to some degree, this “komponentn visikayt” (component consciousness, a term in which Weinreich

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“Visndik” is the idiomatic modern Yiddish term for “aware” and, as an adverb, “knowingly”. The problem is not only with how to translate into Yiddish the word “unconscious”; in Yiddish, the word Yiddish means both Yiddish and Jewish, so saying that Yiddish is the Jewish unconscious is circular and repetitive rather than diagnostic or illuminating.

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took recourse to his coinage for the conscious), even if they weren’t entirely aware of what it was they knew: Every sophisticate among Jews in eastern Europe is a kind of comparatist. He prays in Loshn-koydesh, and occasionally also looks into a Loshnkoydesh book; he dwells among Slavs; he encounters German in business or at work. (In certain social categories, German books were also read and German spas were visited). Therefore recently one could still find simple people of the older generation who really did not know German, but in given situations they could easily and at once change dray khodoshim (three months) to dray monatn or matone (gift) to geshank.39 If Yiddish was the language of the unconscious of assimilated Jews, it was also the language of traditional Jewish (hyper)consciousness. What was unconscious for the speakers of many national languages—the multiple components and checkered history of the tongue they called their own—was an intrinsic and concrete aspect of Yiddish linguistic consciousness. Yiddish speakers thus had ready access to what for speakers of other languages remained deep, mostly imperceptible history. Only the most poetic or educated of English speakers is aware of and feels the difference, for instance, between the Romance and Anglo-Saxon elements of the language, although this history shapes the language even in being lost or buried. Yiddish in this sense tells truths about all languages—but especially German—that these languages have suppressed; perhaps this explains why it was long treated with such hostility (by speakers of German above all). “Component consciousness,” so striking a feature of the speech community, was heightened for translators between Yiddish and German, plying as they did the charged, blurred, and shifting border that connected and divided Yiddish and its main component language. By the time Weinreich set out to translate Freud in the mid-1930s, Yiddish had already developed a small store of psychoanalytic terms, some of which domesticated Freud’s strange ideas by mobilizing the distinctively Jewish components of Yiddish. Translators and popularizers were clear that such techniques could help overcome the resistance to psychoanalysis and cast its insights as native Jewish wisdom. A 1931 article by the psychologist Tz. Rudy thus assured his readers that there was no reason to be disturbed by the term

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Max Weinreich, History of the Yiddish Language, ed. Paul Glasser, trans. Shlomo Noble, with the assistance of Joshua A. Fishman (New Haven: Yale University Press, 2008), 656– 657.

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libido, since “Sexuality, or libido, is simply what the Jewish vernacular calls the yetzer hore, ‘the evil inclination.’”40 In this and other cases, German–Yiddish translation invites us to rethink the stock assumption that translation always signifies loss. Insofar as Freud’s German was also occasionally itself a translation from Yiddish (or Hebrew), Yiddish translation could function as a “retroversion” or “back-translation” into a lost original. Freud did not bring up the story about his father’s fur cap in the Introductory Lectures, so we cannot know whether Dvir or Weinreich might have recognized that cap as the “shtrayml” identified by Jewish Studies scholars much later. Freud does, however, relate a dream in the Introductory Lectures that refers to Samstag, although it is clear as day (but which day?) that Freud means rather Shabes. Here is the description of the dream, in its entirety: Ein Traum besteht nur aus zwei kurzen Bildern: Sein Onkel raucht eine Zigarette, obwohl es Samstag ist.—Eine Frau streichelt und liebkost ihn wie ihr Kind (gw 11: 185). This dream consisted only of two short pictures: His uncle was smoking a cigarette, although it was Saturday.—A woman was caressing and fondling him as though he were her child (se 15: 185). Interpreting this dream requires of Freud two levels of what could be called translation: The first is the cultural translation that involves him explaining to his audience that the dreamer’s uncle was a pious Jew, and pious Jews are not supposed to smoke on Saturday; the second is the more recognizably psychoanalytic translation of the sin of smoking on the Sabbath into the equally profound and unfathomable sin of incest, linked by the “sexual” and sinful cigarette (“Wenn mein Onkel, der heilige Mann, am Samstag eine Zigarette rauchen würde, dann dürfte ich mich auch von der Mutter liebkosen lassen”). The rendering by Weinreich of Samstag in this dream and elsewhere in the Araynfir as shabes is not only a “back-translation” to the word that underlies Freud’s German but also the only possible translation in Yiddish. It thus calls attention to the place of Yiddish as an unspoken stratum of psychoanalytic discourse, whether indirectly signaled through Freud’s cultural translation/explanation to the audience, or suppressed by the dreamer in his secondary revision of the dream, or lost within the dream “itself,” in the earliest turn of the translational/psychoanalytic engine. As evidence that the word “shabes” played a role in Freud’s 40

“Di seksualitet, oder libido, iz posht dos vos yidishe folks-shprakh batseykhent mit der ‘yetser hore.’” See Dr. Ts. Rudy, “Yidn in di hayntike psikhologia” [Jews in Psychology Today], yivo Bleter 1 (1931), 318.

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treatment room (and that he “sinfully” associated it with smoking on more than one occasion), we have the American psychiatrist Joseph Wortis’s account of Freud’s dropping the idiom “Go celebrate a Sabbath with it” into a session, a phrase he understood only in its the literal meaning until Freud translated it into English for him, “Put it in your pipe and smoke it.”41 Freud’s lecture uses (a German translation of) a Jewish sin as a metaphorical vehicle for the most universal of transgressions, incest. But their translation back into Jewish languages draws attention anew to the role of Jewish transgression in his work, the purely religious sins remembered and forgotten by Jewish dreamers. As such, translation recalls if it does not reverse the move from one generation to the next, from “tradition” to “modernity,” and from East to West—the cultural context for the emergence of psychoanalysis. Yiddish cannot fully tell that story, which depends on the “accidental” swerve into German to explain how the meaning of the day—its observances and garb—might have been lost. But in translating as he must Weinreich also performs the psychoanalytic service of raising to consciousness what had been hidden in the Yiddish cellars of Freud’s German dreamers, shining a strong torchlight on “the vision they saw with bleary eyes.”

Bibliography Bettelheim, Bruno, Freud and Man’s Soul, New York, Vintage, 1984 Boyarin, Jonathan, “Yidishe visnshaft un di postmodern,” trans. Naomi Seidman, in Thinking in Jewish (Chicago: University of Chicago, 1996), p. 193. Damrosch, David, “Scriptworlds: Writing Systems and the Formation of World Literature,” Modern Language Quarterly 68: 2 (2007), pp. 195–219. Freud, Sigmund, Di psikhologiye fun di masn un der analiz fun menshlikhn ‘ikh’, trans. Sarah Lehrman, Warsaw, Yeruchamson Press, 1928 Freud, Sigmund, Di tsukunft fun an iluziye, trans. Y. Dodnik, Cleveland, Progressive Printing Company, 1932 Jones, Ernest, Sigmund Freud: Life and Work Vol. 2, London, Hogarth Press, 1957 Miron, Dan, “Between Science and Faith: Sixty Years of the yivo Institute,” yivo Annual 19, edited by Deborah Dash Moore (1990), pp. 1–15. Rolnik, Eran, Freud in Zion: Psychoanalysis and the Making of Modern Jewish Identity (London: Routledge, 2012) 53.

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Joseph Wortis, “Fragments of an Analysis with Freud” (New York and London: Jason Aronson, 1984), p. 136.

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Rudy, Dr. Ts. “Yidn in di hayntike psikhologia” [Jews in Psychology Today], yivo Bleter 1 (1931), 318. Weinreich, Max, History of the Yiddish Language, ed. Paul Glasser, trans. Shlomo Noble, with the assistance of Joshua A. Fishman (New Haven: Yale University Press, 2008), 656–657.

3 Parler une langue inconnue – Expériences du yiddish et de sa transmission Perla Sneh

Résumé Le yiddish, langue qui dépasse la rationalité universitaire – entre le traumatisme, le témoignage et le rire –, évoque le mystère d’une mémoire qui est transmise même si elle reste inconnue; à la façon du dynamisme de l’inconscient que Freud compare à une langue étrangère particulière, une langue effacée qui, par ce même effacement, devient indélébile. Née en yiddish et éduquée en espagnol, Perla Sneh sent encore que le yiddish – sa philosophie ironique, son ton blasphématoire, sa tendance au diminutif, sa maîtrise de l’injure, sa musique–fait partie de sa langue. Le yiddish est devenu un papier, un texte exigeant, un écrit qui réclame une traduction et elle veut que le yiddish résonne dans la langue argentine.

… ‫דו טוסט מיך א פרעג מיט א לאך‬ ? ‫איז יידיש א שפראך‬ ? ‫ וואס זאל איך דיר זאגן‬,‫ א‬,‫און איך‬ ‫איך בלעטער א בוך אויף מיין קני‬ ,‫און פלוצלינג איך בין שוין ניט הי‬ ‫איך ווער ווי אויף פליגל געטראגן‬

Dtust mikh a freg mit a lakh, -Iz yiddish a shprakh? Un ikh, o, vos zol ikh dikh zogn? Ikh bleter a bukh oyf mayn kni Un plutzling ikh bin shoyn nit hi, Ikh ver, vi oyf fligl getrogn. Tu me demandes en ricanant Le yiddish est-il une langue? Et moi, qu’est-ce que je peux dire?

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Je feuillette un livre appuyé sur mes genoux Et soudain, je ne suis plus là Je m’en vais, comme porté par des ailes zishe wainper1

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Di vayte lender – Les terres lointaines

À Buenos Aires, sous des latitudes, parfois encore considérées comme di vayte lender – les terres lointaines (et pas seulement en termes géographiques)2, le yiddish a pu se développer avec une puissance sans précédents. Comme le dit Alan Astro, en Amérique Latine l’écriture yiddish – considérée une littérature minoritaire3 – est si vaste. Le yiddish, même si aujourd’hui il semble réduit à un objet de nostalgie et de monographie, y fut un héritage et le germe d’illusions révolutionnaires, soif de culture, poésie, théâtre, radio, désir de renouvellement et l’empreinte de tragédies personnelles. Nous nous trouvons donc devant une scène complexe de mots. Il n’est pas facile d’essayer ici un dire; encore moins, si l’on considère que le tumulte de la langue n’existe plus comme vie quotidienne. Je préfère ne pas prétendre qu’elle existe encore, mais je ne vais pas l’éviter pour autant. Entre autres, parce que cette complexité nous renvoie, à sa façon, à l’artifice psychanalytique: il ne s’agit pas de parler n’importe comment; parler a des conséquences. Née en yiddish et éduquée en espagnol, je sens encore que le yiddish – sa philosophie ironique, son ton blasphématoire, sa tendance au diminutif, sa maîtrise de l’injure, sa musique – fait partie de ma langue. Mais aujourd’hui, il a pris une autre forme: celle du papier, beaucoup de papiers, papiers imprimés, jaunis, vieux. Le yiddish est devenu un papier, un texte exigeant, un écrit qui réclame une traduction et non seulement parce qu’il est urgent de faire tourner ses mots, mais parce que je veux que le yiddish résonne dans la langue argentine. Oui, lire pour le plaisir de la lecture – je parle notamment de la poésie

1 Zishe Wainper, Eygns, Ikuf Farlag, New York, 1962, p. 67. 2 Yosef Horn, “Argentine in der idisher poezie”, en S. Rollanski (ed.) Musterverk fun der idisher literatur 70 – Argentinish 2: Tsvishn shtotishe vent (Buenos Aires, Ateneo Literario en el iwo, 1976), p. 481. 3 Alan Astro, Yiddish South of the Border: An Anthology of Latin American Yiddish Writing, University of New Mexico Press, 2021.

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yiddish – , mais aussi pour ce que cette lecture me découvre en fouillant dans la langue du Khurbn. Le yiddish est devenu pour moi un réservoir de textes, une écriture insistante, pas toujours explicite mais active. Je pourrais dire, alors, que je ne porte plus le yiddish dans la bouche, mais dans les yeux, même si, à bien y penser, je le porte surtout et comme tout le monde dans les oreilles. Cette dimension auditive du yiddish a configuré un mode particulier de la langue pour tous les descendants de ceux qui sont arrivés dans ces terres en portant avec eux le yiddish. Il y a ceux qui se l’ont appropriée, il y a ceux qui l’ont rejeté, il y a ceux qui l’ont répudié, mais personne n’a cessé de l’écouter. Éternellement métaphorique – Harold Bloom l’appelle “le Hamlet des langues” – , le yiddish persiste depuis plus de mille ans. Même Bloom se demande s’il est possible qu’une langue survive à l’annihilation des jeunes enfants qui commençaient à peine à la parler. Je ne peux pas répondre, mais j’ajoute simplement qu’il y a encore des enfants qui, d’une manière ou d’une autre, rencontrent le yiddish. Il y a toujours des parents qui parlent et des enfants qui écoutent. Quelque chose se glisse dans leurs oreilles, il coule comme un parfum, comme un poison. Est-ce un savoir ?

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A mol iz geven a mayse – Il était une fois une histoire

Il n’y a rien de tel qu’une histoire juive pour le dire (et le fait que ce soit une histoire qu’un psychanalyste avait l’habitude de raconter peut-être renforce l’idée que l’acquisition d’une langue ne consiste pas simplement à apprendre des mots). Cette histoire est la suivante: … les parents partent et un petit garçon et une petite fille restent à la maison; et puis le garçon et la fille, que peuvent-ils bien faire seuls dans la maison? On va jouer au papa et à la maman. Ils vont dans la chambre de Papa et Maman, ils mettent les vêtements de nuit de Papa et Maman, ils s’allongent dans le lit de Papa et Maman, ils éteignent la lumière et la petite dit: – Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait? Et le garçon répond: – Maintenant nous parlons en yiddish…4

4 Fukelman, Jorge.

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L’efficacité de l’histoire réside dans le fait que les enfants ne comprennent pas le yiddish, ce qui ne veut pas dire qu’ils ne connaissent pas la langue. Pour que ce Vits soit efficace, il faut que la langue maintienne son opacité, il faut que quelqu’un ne comprenne pas, car cette efficacité s’enracine dans le fait que la parole des parents reste opaque. Nombreux sont ceux qui ont grandi en écoutant un yiddish jamais appris, qui se souviennent de bouts de mots jamais associés à un alphabet, des mots qui ne sont pas vraiment des mots, des expressions qui ne forment pas nécessairement des unités linguistiques mais qui conservent toute leur puissance expressive. Langue dans les oreilles, sans marques orthographiques, fantôme oral qui persiste comme matière de cette langue secrète, privée, interdite, dont la richesse réside précisément dans le fait qu’elle n’est pas comprise. Richesse qui s’enracine dans la multiplicité des voix, dans l’imprécision, nourrie moins par la pauvreté du vocabulaire – comme suppose Freud – ou le manque de clarté que lui impose Kafka, que par la référence constante à autre chose, ce qui ruine toute prétention d’universalité. Octave Mannoni, parlant de ce qu’il appelle “l’enfance linguistique” et reprenant la langue secrète des parents, souligne ce qu’il considère son trait le plus important: qu’elle préserve de l’inconnu dans cette langue. De même, nous pouvons situer une présence inaperçue du yiddish dans notre quotidien (comme une réserve de ce qui n’est pas compris) dans la façon dont cette langue est présente chez Freud: quand il parle du mot d’esprit – c’est-à-dire, une formation de l’inconscient – il le fait en se référant au Vits qui n’est autre que l’expression de l’humour yiddish, c’est-à-dire l’humour d’une langue qu’il déclare ne pas connaître. Mais je ne rapproche pas le yiddish à Freud pour idéaliser ou récupérer l’un ou l’autre, mais pour les faire écouter. Il s’agit de la parole vivante d’un sujet en transfert à une langue qui a été effacée; c’est-à-dire, à l’écho des voix qui la composent, à sa sonorité, à sa musique. Et ce rapport avec une langue effacée, cette position par rapport à une langue que l’on connaît obscurément, est aussi une façon de nommer le dynamisme de l’inconscient.

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Mame loshn – mère langue

Le yiddish est «mame loshn», ce qui n’est pas la même chose que la notion sociologique de langue maternelle, qui suppose une langue avec laquelle on ne trouve aucun obstacle pour dire. Il ne s’agit pas non plus de la langue parlée par la mère, bien que celle-ci ne cesse jamais de dire ce qu’elle a à dire. Nous parlons de quelque chose dans la langue qui met en scène du maternel par le

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biais de la langue. Et ceci n’est pas toujours une bonne nouvelle. Il y a là, peutêtre, quelque chose de l’inquiétante étrangeté, de ce qui était familier et devient étrange, mais reste encore familier. Toute langue est insaisissable, évanescente, impossible à attraper, même si nous en faisons un objet d’étude. Cependant, le yiddish, cette langue que souvent nous ne parlons pas mais qui nous concerne, semble particulièrement se prêter à cette expérience singulière d’une parole qui s’acquiert non pas tant dans ce qu’elle nous enseigne à dire, mais dans ce qui nous fait ne pas la comprendre. C’est la langue qui fait de nous des étrangers au sein de nos foyers. Peut-être parce que le yiddish n’a jamais été un représentant du pouvoir – céleste ou terrestre – , peut-être parce qu’il ne s’est jamais entendu avec les institutions, peut-être parce qu’il n’a pas de territoire définitif, peut-être parce qu’il a remplacé ce territoire par une musicalité inimitable. Quoi qu’il en soit, le yiddish semble mettre en scène – de façon exacerbée – ce qui se passe avec toutes les langues. Chaque langue – pas celle du linguiste mais celle qui nous intéresse – doit être ouverte à ce qui restera comme inconnu, quelque chose doit brouiller les limites, bouleverser le sens, faire glisser des significations qui du coup se révèlent différentes; le langage quotidien glisse vers une légalité différente: celle des mécanismes inconscients, régis par une autre logique, déployés dans une autre scène: une scène où les hommes sont étrangers au sein de leurs foyers. Le yiddish, langue qui transcende la rationalité académique, par le traumatisme, le témoignage et le rire, évoque le mystère d’une mémoire qui se transmet même si elle reste inconnue; ainsi que le dynamisme de l’inconscient que Freud compare à une langue étrangère, une langue effacée qui, par ce même effacement, devient indélébile.

Bibliographie Astro, Alan, Yiddish South of the Border: An Anthology of Latin American Yiddish Writing, University of New Mexico Press, 2021 Horn, Yosef, “Argentine in der idisher poezie”, en S. Rollanski (ed.) Musterverk fun der idisher literatur 70 – Argentinish 2: Tsvishn shtotishe vent, Buenos Aires, Ateneo Literario en el iwo, 1976, p. 481 Wainper, Zishe, Eygns, Ikuf Farlag, New York, 1962

4 Sigmund Freud et l’exil, du Rabbi Yohanan ben Zakkaï au yivo Moisés Kijak, traduit par David Benhaïm

Résumé Cette contribution montre comment dans l’année 1938, et à trois différentes occasions, Sigmund Freud fit référence à Rabbi Yohanan ben Zakkaï et à la décision qu’il avait prise, environ deux mille ans auparavant, d’abandonner Jérusalem, la Ville Sainte, à un des moments les plus dramatiques de l’histoire du peuple juif. Pendant cette terrible période, il éprouva le besoin de s’identifier à Rabbi Yohanan ben Zakkaï et de le présenter comme modèle à ses collègues et disciples. Kijak commente la façon dont l’inventeur de la psychanalyse cite les faits historico-légendaires, puisque sa version diffère des plus connues.

Pendant l’année 1938, et à trois différentes occasions, Sigmund Freud fit référence à Rabbi Yohanan ben Zakkaï et à la décision qu’il avait prise, environ deux mille ans auparavant, d’abandonner Jérusalem, la Ville Sainte, à un des moments les plus dramatiques de l’histoire du peuple juif.1 Ces allusions à un personnage si remarquable et à la décision qu’il prit à un moment si détermi1 C’est dans le cadre de la recherche que j’ai entreprise ces dernières années sur la judéité de Freud que j’ai découvert les travaux du docteur Moisés Kijak, membre de l’Association psychanalytique argentine. Depuis quelques années, il a publié une série de travaux sur les rapports de Freud et de son œuvre avec le judaïsme dans la Revista de psicoanálisis. Le texte qui suit, qu’il a aimablement accepté que je traduise, est tiré du numéro 3, tome liii, juilletseptembre 1996, pp. 765-780. Il tente de cerner et d’analyser les identifications juives de Freud les plus importantes en mettant l’accent sur l’une d’entre elles : l’identification à Rabbi Yohanan ben Zakkaï. Parallèlement, il montre ce que cette judéité devient chez « un juif sans Dieu», comme Freud aimait à s’appeler lui-même, et ce qu’elle signifie lorsqu’elle est coupée de toute foi vivante et de toute pratique. Si l’inventeur de la psychanalyse pouvait considérer la religion comme une illusion, il n’en est pas de même des personnages légendaires ou réels de la tradition religieuse juive, dans la mesure où ils semblent demeurer vivants dans sa mémoire et hanter sa psyché comme les personnages primordiaux de l’enfance. Chez lui, le judaïsme devient histoire, et plus précisément son histoire qui, curieusement, à certains moments critiques, semble se confondre avec celle du mouvement psychanalytique. (N.d.T.).

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kijak, traduit par benhaïm

nant de l’histoire juive semblent intimement liées aux circonstances particulières que Freud dut affronter après l’annexion de l’Autriche par les Allemands. Pendant cette terrible période, il éprouva le besoin de s’identifier à Rabbi Yohanan ben Zakkaï et de le présenter comme modèle à ses collègues et disciples. Pour les spécialistes de la vie et de l’œuvre de Sigmund Freud, il est extrêmement important d’élucider ce choix. Dans ce travail, j’examinerai les conditions politico-sociales que l’Autriche en particulier et le monde entier traversaient à cette époque, ainsi que la réaction de Freud à cet égard. Je ferai également référence à Rabbi Yohanan ben Zakkaï et à aux propos de Freud à son sujet, en insistant sur la situation historique de son époque et sur les légendes qui lui sont rattachées. Parallèlement, je commenterai la façon dont l’inventeur de la psychanalyse cite les faits historico-légendaires, puisque sa version diffère des plus connues. J’espère ainsi jeter un meilleur éclairage tant sur les modèles identificatoires qui pesèrent sur Freud – certains d’entre eux liés aux destins de son identité juive – que sur sa façon de penser et d’agir pendant les dernières années de sa vie. Mon intention, en exposant les faits et les références historiques, est d’inviter mes collègues à dialoguer sur ces thèmes. Les hypothèses que je formulerai ne sont pas mes opinions définitives, mais des contributions à une investigation qui ne fait que commencer.

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Freud et quelques-uns de ses modèles identificatoires

Le but de ce travail n’est pas de faire une étude exhaustive des diverses identifications de Freud au cours de sa vie avec des personnages contemporains ou appartenant au passé, réels ou légendaires. Je me limiterai à mentionner quelques-uns de ces modèles pour me centrer ensuite sur l’identification à Rabbi Yohanan ben Zakkaï, qui fait l’objet de ce travail. Joseph, fils du patriarche Jacob, fut pour Freud un modèle identificatoire par sa fonction d’onirocritique. Il nous le fait explicitement savoir dans son Interprétation des rêves2. Dans cette même œuvre, qui contient de nombreux éléments autobiographiques, il relate le fameux épisode du bonnet de feutre que son père lui avait raconté. La déception qu’il ressentit vis-à-vis de la position si peu courageuse de son géniteur (c’est du moins ainsi qu’il le comprit à ce moment-là) le poussa à prendre pour modèle Hannibal le Carthaginois. A l’instar de ce héros, il fallait venger les humiliations subies3. 2 s.e. V, P. 484. 3 s.e. iv, P. 197.

sigmund freud et l’exil, du rabbi yohanan ben zakkaï au yivo

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On peut supposer que cette identification fut prédominante pendant longtemps et l’amena à prendre une attitude combative, au point de ne pas mesurer à certains moments les conséquences de ses actes. Je citerai quelques brefs exemples du temps de sa jeunesse pour illustrer ce trait. Dans la lettre du 16 décembre 1883, il écrit de Leipzig à sa fiancée Martha Bernays et lui raconte un événement qui s’était produit la nuit précédente alors qu’il voyageait en train de Vienne. Après avoir exprimé son désir d’ouvrir la fenêtre, il fut critiqué par d’autres passagers, notamment par deux d’entre eux, qui lui avaient proféré des injures: « C’est un sale juif » avait dit l’un. Un an plus tôt l’irritation m’aurait rendu muet, mais à présent j’ai changé et ces goujats ne m’effrayent nullement. Je priai l’un d’eux de garder pour lui ces banalités sentencieuses qui ne m’en imposaient pas et je demandai à l’autre de bien vouloir s’approcher; je lui donnerais la réponse qu’il méritait. J’étais tout à fait d’humeur à l’assommer, mais il ne bougea pas4. Un moment plus tard, lorsque les attaques verbales reprirent, poursuit Freud dans sa lettre à sa fiancée: … je me retournai pour apostropher mon principal adversaire, lui enjoignant de s’approcher pour apprendre à me connaître. Je n’étais pas du tout sûr du résultat: on me répondit d’ailleurs que je n’étais pas en cause et qu’ils se refusaient à interrompre leur entretien5. Dans une autre lettre du 6 janvier 1885, Freud raconte à Martha un incident qui eut lieu entre son collègue Karl Koller et un autre médecin. Ce dernier le traita de « sale juif », … nous aurions tous réagi comme Koller: par une gifle.6 L’offenseur provoqua Koller en duel à la suite de cet incident. Freud termine la lettre sur ces mots:

4 Sigmund Freud, Correspondance, 1873-1939, Gallimard, col. Connaissance de l’inconscient, 1966, p. 89. 5 Ibid., p. 90. 6 Ibid., p. 142.

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kijak, traduit par benhaïm

Tout s’est très bien passé, ma petite femme. Notre ami n’est pas blessé et son adversaire a pris deux bons coups de sabre. Nous sommes tous enchantés. C’est un très beau jour pour nous. Nous allons faire un cadeau à Koller pour qu’il garde un souvenir durable de sa victoire7. Dans sa lettre du 2 février 1886, Freud fait part à sa fiancée de certains aspects de sa personnalité. Nul ne le devinerait en me regardant mais, à l’école déjà, j’étais toujours parmi les opposants les plus hardis; j’étais toujours là quand il s’agissait de défendre quelque idée extrême et, en règle générale, prêt à payer pour elle. Un peu plus loin, il ajoute un commentaire que Breuer lui avait fait à ce sujet : Il m’a dit qu’il avait découvert en moi, caché sous une timidité apparente, un être extrêmement hardi et sans peur. Je l’ai toujours pensé mais sans avoir jamais osé en parler à personne. Il m’a souvent semblé que j’avais hérité de tout l’esprit d’insoumission et de toute la passion grâce auxquels nos ancêtres défendaient leur Temple et que je pourrais sacrifier ma vie avec joie pour une grande cause8. Au cours de sa vie, d’autres situations se sont présentées face auxquelles il lui fut sans doute difficile de prendre l’attitude la plus convenable. En 1910, Freud commença à être préoccupé par la position critique de Bleuler, son collègue et disciple suisse, susceptible de porter préjudice au mouvement psychanalytique. Dans sa lettre du 16 octobre 1910 à son disciple et ami, le révérend Oskar Pfister, il écrit en commentant ces faits : Il y aurait certainement dès à présent un sérieux motif de discussions internes, qui se renouvellera d’ailleurs constamment. Mais la polémique vers l’extérieur détourne l’attention. D’une main, construire le Temple, de l’autre brandir l’arme contre les destructeurs de l’édifice – je crois que c’est une réminiscence tirée de l’histoire juive9.

7 Ibid., p. 143. 8 Ibid., p. 214-215. 9 Sigmund Freud, Correspondance de Sigmund Freud avec le pasteur Pfister, 1909 – 1939, Gallimard, col. Connaissance de l’inconscient, 1966, p. 83.

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Sigmund Freud fait référence, à l’occasion de ce souvenir, à un épisode important de l’histoire juive qui eut lieu après le retour des captifs de l’exil babylonien à leur patrie. En 586 avant J.C., Nabuchodonosor détruisit pour la première fois la Ville sainte et son Temple. En l’an 445 avant J.C., des ennemis empêchaient la reconstruction des murs de Jérusalem en harcelant ceux qui tentaient de les ériger. Ces épisodes sont racontés dans le livre du prophète Néhémie où l’on rapporte que Habonim bahoma veanos’im basevel omsim, beahat yado ose bamelakhah, veahat mehazeket hachalah [Ceux qui construisaient la muraille et ceux qui portaient les fardeaux les chargeaient, d’une main faisant l’ouvrage, et de l’autre, tenant une arme10]. Renforcer et propager le mouvement psychanalytique était une tâche constructive prioritaire qui amena Freud à rechercher ce modèle d’identification. A l’instar des bâtisseurs des murailles, il fallait être constamment sur ses gardes pour parer à toute entrave au travail d’édification. La consigne était de ne pas se laisser surprendre par les ennemis et d’être prêt à lutter contre eux. C’est dans le personnage biblique de Moïse que Freud trouva, dans des moments très critiques, un autre modèle d’identification. Son essai Le Moïse de Michel-Ange (1914) est un excellent exemple qui montre comment il se construisit un modèle, probablement semblable à ce père qui lui apprit l’art difficile de contenir la colère dans le but d’éviter de pires maux. À un moment critique où sa dissidence avec Jung et le groupe suisse avait atteint son point de rupture, retenir sa colère devenait une tâche difficile. Lui donner libre cours impliquait le risque que le mouvement psychanalytique se perde dans le feu de la bataille. Il avait besoin de s’identifier à un héros pour qui la préservation de son œuvre précieuse fût plus importante que la décharge de sa fureur. Il trouva ce héros à la Basilique Saint-Pierre-aux-Liens à Rome. Le portrait qu’il fait de Moïse à partir de la statue de Michel-Ange ne coïncide pas beaucoup avec le récit biblique, mais davantage avec une figure qui, soulignant des aspects de sa propre personnalité, lui donne à comprendre la force de celui qui peut contenir ses passions au nom de projets plus dignes. A partir de 1934, alors que le nazisme était à son apogée et que tous les événements présageaient une fin terrible, il se consacra sans réserve à l’étude de Moïse, figure célèbre du héros juif de la période la plus funeste de l’histoire de son peuple: de l’esclavage en Égypte à la longue et douloureuse lutte pour la liberté et à la réalisation des idéaux éthiques les plus élevés. Sa dernière grande œuvre, L’homme Moïse et la religion monothéiste, fut le produit de cette étude.

10

La Bible, Ancien Testament, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, Tome i, 1956, chapitre 4, verset 11, p. 1533.

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Vers la fin de sa vie, à des occasions spéciales, il s’identifia également avec le patriarche Jacob. En mai 1938 alors qu’il était encore à Vienne, il écrit à son fils Ernst qui se trouvait déjà à Londres: Deux espoirs subsistent en ces tristes jours : vous revoir tous réunis et mourir libres11. Je me compare quelquefois au vieux Jacob qui fut emmené en Égypte par ses enfants alors qu’il était très âgé […] Espérons qu’un exode d’Égypte ne s’ensuivra pas comme jadis. Il est temps qu’Ahasvérus trouve quelque part le repos12. Il convient de rappeler que Jacob était aussi le prénom de son propre père. Dans la même lettre il s’identifie à Ahasvérus, le Juif errant, lequel, par sa condition d’éternel nomade, devient le symbole de tout le peuple juif.

2

Freud face à l’Anschluss

Au crépuscule de sa vie, Sigmund Freud fut le témoin et la victime de la plus grande catastrophe qu’ait subie l’humanité, dès ses premières manifestations. L’Autriche, sa patrie d’adoption, était plongée dans une situation si complexe que son équilibre précaire menaçait de rompre à tout moment et d’entraîner de funestes conséquences. C’est ce qui arriva finalement lorsque le 12 mars 1938, l’Allemagne l’envahit et l’annexa. Après l’annexion de l’Autriche, le sort des Juifs de la « grande Allemagne » fut scellé. Les propriétés juives furent confisquées. Ceux qui se refusaient à les céder furent arrêtés, assassinés ou envoyés à Dachau où ils furent exécutés. On octroyait aux expulsés des papiers où figurait leur condition de juifs. A partir de 1939, afin qu’il ne subsiste aucun doute quant à leur origine non aryenne, on fit ajouter le nom d’Israël ou de Sarah au nom de chaque juif, homme ou femme. Après le pogrom de novembre 1938, les quelques synagogues qui étaient encore sur pied furent détruites. Plusieurs organisations juives s’occupèrent de secourir et de réinstaller un grand nombre de leurs coreligionnaires, qui furent ainsi sauvés de la mort. Aucun pays n’intervint en faveur des victimes. Quelques tièdes déclarations de sympathie se firent entendre de la part de certains dirigeants. Ces déclarations contrastaient avec la politique officielle de ces pays, qui toléraient les violations

11 12

En anglais dans la lettre. Jones, Ernst, La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, Tome iii, puf, 1969, p. 256-257.

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de tous les accords internationaux par le régime nazi et fermaient leurs portes à ceux qui voulaient échapper aux atrocités13. La citation suivante illustre la situation de manière plus qu’éloquente : Émigrer d’Autriche était beaucoup plus difficile qu’émigrer d’Allemagne. Un diplomate d’un pays neutre déclara à un correspondant du New York Times: «Je n’essaie plus d’empêcher les Juifs de se suicider parce qu’il n’y a absolument plus d’espoir pour eux. Ils arrivent et déclarent qu’ils le feront demain ou la semaine prochaine avec autant de calme que s’ils parlaient de faire leurs comptes. Et que puis-je répondre à cela ? ».14 Freud, en tant que juif et en tant qu’humaniste, ne pouvait ni ne voulait demeurer indifférent face à ces événements. Le destin de la psychanalyse et de ceux qui la pratiquaient était en jeu en même temps. De plus, Freud craignait que, loin de Vienne, le mouvement qu’il avait fondé ne courût le risque de se perdre, car bien qu’elle se soit répandu partout, la psychanalyse … n’a toujours pas de foyer plus précieux pour elle que la ville où elle est née et a grandi15. Comme penseur, il tenta de comprendre la situation dont il était témoin, en particulier l’antisémitisme, qui avait atteint des proportions sans précédent. C’est dans L’homme Moïse et la religion monothéiste qu’il livra ses réflexions sur les origines et la psychodynamique de ces événements. Tant que l’Autriche demeura un État indépendant, Freud prit soin de ne pas provoquer les autorités. Il voulait éviter à tout prix que l’Église catholique puisse interpréter à mauvais escient ses idées sur l’origine et le contenu de la religion, et qu’en conséquence la situation vulnérable des Juifs empire ou la pratique de la psychanalyse soit interdite. Il commente sa position ainsi : « Ce n’est pas de la lâcheté mais de la prudence16.» C’est précisément la raison pour laquelle il s’abstint de publier la troisième partie de L’homme Moïse et la religion monothéiste, et non celle qu’il invoque à la fin de la deuxième partie, selon laquelle il ne se sentait plus « … la force d’accomplir une telle entreprise17.» 13 14 15 16 17

Viner, 1950, pp. 522–523. En anglais dans le texte (N.d.T.). Sigmund Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, Trois essais, Gallimard, col. Connaissance de l’inconscient, 1986, p. 133. Ibid., p. 132. Ibid., p. 128.

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Après l’annexion, la situation devint extrêmement grave. Face au besoin de se mettre à l’abri, Freud et ses disciples durent prendre des mesures urgentes dont on trouve les détails dans ses biographies. Dans son livre La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, Ernst Jones raconte: Les quelques jours que je passai à Vienne furent très agités. J’étais constamment assiégé par des gens qui me demandaient de les aider à quitter l’Autriche pour l’Angleterre, mais je n’étais naturellement pas en position de m’engager fermement sur ce point. Outre le problème de l’obtention des visas, il y avait le fait que j’estimais devoir consulter mes collègues anglais afin de savoir ce qu’ils penseraient de l’arrivée d’un grand nombre d’analystes viennois envers lesquels certains d’entre eux n’entretenaient pas des sentiments entièrement amicaux. A ce moment, Müller-Braunschweig accompagné d’un commissaire nazi arriva de Berlin dans l’intention de liquider le problème psychanalytique. Une réunion du Comité directeur de la Société de Vienne s’était toutefois tenue le 13 mars et il y avait été décidé que dans la mesure du possible, chacun devrait fuir le pays; le siège de la Société serait transféré dans la ville où Freud s’installerait. Freud commenta ainsi cette décision : « Après la destruction du Temple à Jérusalem par Titus, Rabbi Yohanan ben Zakkaï demanda la permission d’ouvrir une école à Yabneh pour l’étude de la Torah. Nous allons faire la même chose. Nous sommes, après tout, habitués à être persécutés par notre histoire, nos traditions et certains d’entre nous par expérience18 », et il ajouta en riant et en désignant Richard Sterba du doigt « avec une exception». Sterba cependant décida de partager le sort de ses collègues juifs et partit pour la Suisse deux jours plus tard19. Après de pénibles efforts et grâce à l’intervention active de Marie Bonaparte et d’Ernst Jones, Freud obtint un permis pour s’installer à Londres et quitta Vienne le 4 juin 1938. Le 1er août 1938, le xve Congrès international de psychanalyse eut lieu à Paris. Freud y envoya une communication intitulée Le progrès dans la vie de l’esprit, tirée de «Moïse, son peuple et la religion monothéiste», la troisième partie de L’homme Moïse et la religion monothéiste. Dans ce chapitre, il écrit:

18 19

Ce sont mes italiques [Note du traducteur]. Tome iii, pp. 252–253.

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Nous savons que Moïse avait conféré aux Juifs l’orgueil d’être un peuple élu; la dématérialisation de Dieu ajouta une pièce nouvelle et précieuse au trésor secret du peuple. Les Juifs gardèrent le cap sur des intérêts spirituels, le malheur politique de leur nation leur apprit à apprécier à sa valeur la seule propriété qui leur fût restée, leur Écriture. Immédiatement après la destruction du temple de Jérusalem par Titus, le rabbin Yohanan ben Zakkaï sollicita l’autorisation d’ouvrir la première école où l’on enseigna la Tora, à Yabneh. À partir de ce moment, ce furent l’Écriture sainte et l’intérêt spirituel qu’elle inspira qui tinrent ensemble le peuple dispersé20 La maladie empêchant Freud de voyager de Londres, Anna Freud donna lecture de ce texte devant les congressistes. À ce moment, la version définitive de L’homme Moïse et la religion monothéiste était déjà sous presse en Hollande21. Ce n’est pas par hasard que Freud choisit de faire lire ce paragraphe lors du Congrès. Il adresse à ses collègues européens, sur lesquels planait le péril nazi, le même discours qu’il avait prononcé à Vienne immédiatement après l’annexion allemande. À cette occasion, pour donner à entendre que le seul chemin à suivre était d’abandonner ce qui était déjà indéfendable et de se maintenir ensemble autour de ce qui était le plus précieux, Freud ne trouva pas de personnage plus adéquat que Rabbi Yohanan ben Zakkaï.

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Freud et le yivo

Pendant son séjour à Londres, et malgré la maladie grave qui l’accablait, il ne demeura pas en marge des événements. Les mots d’appui aux causes qu’il considérait justes en sont la preuve. Je me référerai à l’une d’entre elles. Le numéro de septembre-octobre 1938 du yivo-bleter, publication mensuelle du yivo (Institut scientifique juif) situé à Vilna, capital de la Lituanie, rapporte parmi les nouvelles sur les activités de sa filiale de Londres « … [qu’]une délégation composée de Iosef Leftvich et des docteurs I. Maitlis et I.M. Schteinberg a rendu visite au membre du conseil du yivo, le professeur Sigmund Freud, et lui a présenté ses hommages au nom de l’Institut scientifique juif. Le chercheur renommé s’est beaucoup intéressé aux activités de l’Institut scientifique juif et a 20 21

p. 214. Ce sont mes italiques [Note du traducteur]. Yeroushalmi, Yosef Hayim, Judaïsme terminable et interminable, Gallimard, col. nrf, essais, 1993, p. 107.

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souligné y être lié par une communauté d’intérêts et d’affects.» (tome xiii, nº 5-6, p. 26). Dans le numéro suivant de cette publication (novembre-décembre 1938, tome xiii, nº 7-8, p. 32), parut l’appel de Freud en faveur du yivo, dont voici le texte que j’ai traduit du yiddish: Faites tout le nécessaire pour promouvoir l’intérêt de nos concitoyens [ folksbrider] pour l’Institut scientifique juif de Vilna. Nous, les Juifs, avons toujours tenu en haute estime les valeurs spirituelles. Grâce à elles, nous sommes demeurés unis et nous avons perduré jusqu’à aujourd’hui. Pour moi, l’épisode de notre histoire qui m’a toujours frappé, est la demande que Rabbi Yohanan Ben Zakkaï adressa à l’oppresseur, immédiatement après la destruction du Temple de Jérusalem, d’ouvrir la première école supérieure d’études juives. À présent, notre peuple traverse une époque difficile. Elle exige que nous unissions de nouveau nos forces pour pouvoir préserver dans la tourmente notre culture et notre science. Vous connaissez bien le rôle que joue dans cette tâche l’Institut scientifique juif de Vilna. Pour comprendre pourquoi Sigmund Freud choisit Rabbi Yohanan Ben Zakkai comme modèle identificatoire, il faut connaître le personnage, les circonstances dans lesquelles il a vécu et sa façon d’y réagir. J’en ferai une synthèse dans le paragraphe qui suit.

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Rabbi Yohanan Ben Zakkai et son époque : histoire et légende

La situation de la Judée sous l’autorité romaine était complexe.22 On appelait tannaïm les sages des deux premiers siècles de cette ère. Ce mot est le pluriel de tanna (de l’araméen teni : transmettre oralement, étudier, enseigner). L’œuvre principale des tannaïm est la Mishnah, grand recueil de loi orale qui, quelques siècles plus tard, servit de base au Talmud. Rabbi Yohanan Ben Zakkaï, auquel Sigmund Freud se réfère, fut un des plus grands tannaïm à qui l’on doit les réformes qui permirent au peuple juif de préserver son existence. La chute de Jérusalem et la destruction du Temple, en l’an 70 après J.C., marque un jalon très important dans l’histoire du peuple juif. Le Temple 22

Depuis l’an 63 av. J.C., où Rome devint la puissance dominatrice, la situation des Juifs s’aggrava progressivement. En 66 après J.C., la rébellion contre la tyrannie romaine éclata et ne prit fin qu’après quatre années de luttes sanglantes. Jérusalem fut conquise et le Temple détruit en l’an 70.

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et le culte qu’on y pratiquait, représentaient l’un des trois piliers fondamentaux du judaïsme23. La perte de la ville sainte et du Temple, centre de la vie juive, allait être un coup terrible, autant pour les habitants de la terre d’Israël que pour les exilés et la survie du peuple comme tel était en danger. À l’origine des réformes introduites par Rabbi Yohanan Ben Zakkaï, la synagogue [du grec synagoge : assemblée] devint le lieu d’étude et de réunion. À partir de ce moment, elle devint le centre de la vie communautaire juive. L’exil babylonien, qui s’étendit de 586 à 536 av. J.C, offrit un précédent important à ce changement. Le destin des exilés du royaume de Judée fut différent de celui des exilés du royaume d’Israël. Ces derniers, déportés quelques années auparavant, disparurent comme groupe national, probablement en se mélangeant à d’autres peuples. Les exilés originaires de Judée, malgré leur dispersion en terre étrangère, subirent un autre sort. Les liens étroits que les exilés de Babylonie et d’Égypte développèrent avec les Judéens demeurés sur leur terre natale leur permirent de maintenir leur identité nationale, leurs croyances et leurs mœurs, ainsi que l’espoir d’un retour. Ces liens s’expliquent par un ensemble de facteurs parmi lesquels les enseignements des prophètes eurent un rôle prépondérant. La religion juive, sous l’influence de ces derniers, avait cessé d’être une religion locale pour se transformer en une religion universelle. Le Dieu d’Israël prit les caractéristiques qu’on lui connaît actuellement au sein des grandes religions monothéistes; il n’était plus localisé exclusivement sur une terre et dans un temple. Sa présence continuait à se manifester et ses lois restaient en vigueur hors des limites habituelles ; le culte pouvait s’adapter à de tels changements. Lors du retour des exilés, le culte fut à nouveau centralisé au Temple de Jérusalem après sa reconstruction. La caste sacerdotale en était chargée et les sacrifices y occupaient une place prédominante. Toutefois, les synagogues fonctionnaient déjà, autant en Palestine que dans la diaspora. Les modifications introduites par Rabbi Yohanan Ben Zakkai et ses disciples marquèrent un tournant. En passant du Temple à la synagogue, le culte cessa d’appartenir exclusivement à une caste privilégiée et son contenu se modifia fondamentalement du fait de la suppression des sacrifices. Peutêtre est-ce à partir de ce moment que l’on peut parler d’un progrès (le mot « triomphe» nous paraît plus absolu) de la spiritualité. Pour Sigmund Freud, ce progrès était fondé sur l’interdit de la représentation plastique de la divinité. Pour les prophètes, il dépendait d’autres facteurs. Une légende illustre ce progrès:

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«Le monde tient sur trois choses: sur la Torah, sur le service [du Temple] et sur la pure générosité.» Mishnah, Pirqé Avot 1, 2.

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un jour, Rabban Yohanan fils de Zakkaï sortit de Jérusalem et Rabbi Josué [son disciple] le suivit, contemplant le Temple en ruines. Malheur à nous, s’écria Rabbi Josué, le lieu où les iniquités d’Israël étaient expiées est laissé à l’abandon! Rabban Yohanan lui dit: mon fils, ne sois pas affligé, nous avons une autre expiation qui a la même valeur que celle [pratiquée dans le Temple]. Laquelle? C’est la prodigalité, car il est écrit : ‘Car je veux la piété et non le sacrifice, la connaissance de Dieu plutôt que des holocaustes’ (Osée, 6,6)24. Rabbi Gamliel de Yabneh, succéda à Rabbi Yohanan Ben Zakkai et compléta son œuvre. La légende qui raconte la façon dont Rabbi Yohanan Ben Zakkai abandonna Jérusalem assiégée mérite une place particulière. Le récit de cette histoire apparaît dans quatre sources.25 Toutes coïncident sur les détails les plus importants, que je résumerai ci-dessous. Les zélotes qui défendaient la ville sainte étaient décidés à lutter pour elle jusqu’au bout et s’opposaient à tous ceux qui cherchaient à transiger avec les Romains. Les conditions s’étaient aggravées et la faim régnait. Le mur qui protégeait la ville était en même temps un piège pour ceux qui souhaitaient en sortir. Rabbi Yohanan Ben Zakkaï se trouvait parmi ceux-là; il avait la certitude que l’issue de la lutte contre Rome serait désastreuse. Comptant sur l’aide d’un chef zélote qui était son neveu, Aba-Sicara ben Batiaj, il ourdit un stratagème pour déjouer le siège. Quelques disciples firent courir le bruit que Rabbi Yohanan Ben Zakkaï était mort et ils le firent sortir dans un cercueil à l’extérieur de Jérusalem. Il put se rendre ainsi jusqu’à Vespasien, qui était alors à la tête des troupes romaines. Il lui prophétisa qu’il deviendrait empereur romain, et sa prophétie se réalisa. En signe de reconnaissance, l’empereur acquiesça à sa demande: « ten li Yabneh ve hakhameha » [donne-moi Yabneh et ses sages]. Ce fut là, selon la tradition, le début de l’établissement du nouveau centre du judaïsme. Deux ans plus tard, Jérusalem fut conquise et détruite par Titus, fils de Vespasien, devenu chef des armées romaines. Yabneh fut le modèle de la reconstruction du judaïsme. Divers centres s’établirent peu à peu, unis par une doctrine qui émanait de l’étude des Écritures. L’étude et l’accomplissement des bonnes œuvres remplacèrent les sacrifices, qui avaient lieu au Temple de Jérusalem. Le judaïsme n’était plus rattaché à un point géographique particulier. C’est dans cet esprit que, plusieurs siècles plus tard, le poète Heine, faisant référence à la Bible, la qualifia de «patrie portative des Juifs ». 24 25

Avot de Rabbi Nathan: 4,21. Il s’agit du Talmud de Babylone, Traité Gittin, 56a–b, les Lamentations Rabba 1 : 5, nº 31, Avot de Rabbi Nathan (version 1, 4, 22-24) et enfin Avot de Rabbi Nathan (version 2, 6, 19).

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Réflexions sur le choix de ce modèle

Dans un paragraphe précédent, j’ai fait référence à Sigmund Freud et aux divers personnages qu’il prit comme modèles identificatoires. Néanmoins, l’identification avec Rabbi Yohanan Ben Zakkaï comporte des caractéristiques particulières, qui méritent d’être soulignées. Premièrement, elle est fondée sur le choix d’un personnage connu uniquement des Juifs ayant une connaissance suffisante de leur histoire. De toute évidence, Sigmund Freud avait intériorisé cette histoire. Dans la tradition juive, la décision de Rabbi Yohanan Ben Zakkaï est un événement paradigmatique. Il est évoqué dans des situations de crise graves où, pour faire face à une réalité pénible, il convient de tenter de sauver le plus précieux au lieu de tomber dans le désespoir ou de recourir à des conduites apocalyptiques. Un autre point à considérer est le fait que Freud se sentait responsable des décisions que ses collègues allaient prendre, et non pas uniquement des aspects de la situation qui le concernaient directement. Il s’agissait là de décisions dont dépendait l’avenir du mouvement psychanalytique et la survie de plusieurs de ses membres. Dans ces circonstances, il n’aurait pu choisir pour exemple une meilleure époque que les derniers moments de Jérusalem avant sa chute et sa destruction, ni un meilleur héros, que ce tanna. Et c’est cette voie qu’il propose à ses collègues prisonniers dans la Vienne nazie. Il n’y a pas d’autre alternative que d’abandonner Vienne, se sauver, sauver ce qu’il y a de plus précieux, la psychanalyse, et reconstruire son centre en fonction des nouvelles conditions. Plusieurs années s’étaient écoulées depuis qu’il avait écrit à sa fiancée qu’il «[pourrait] sacrifier [sa] vie avec joie pour une grande cause. » Son identification avec les Zélotes fit place à une façon d’agir moins passionnée mais non pour autant moins courageuse. On fait peu de bien à un idéal en n’agissant pas de façon responsable, organisée et réaliste. Les modèles apocalyptiques conduisent toujours à de funestes conséquences. L’identification avec Rabbi Yohanan Ben Zakkaï a pu servir aussi comme un signe de l’enracinement de son identité nationale juive après toutes les vicissitudes dont celle-ci avait pâti au cours de sa vie. Je ne crois pas que l’on puisse parler d’un retour vers le judaïsme, tout comme on ne peut parler d’un éloignement total. Cette identification a peut-être renforcé l’identité juive de Freud, et ce, en grande partie, en raison des circonstances historiques du moment. Cette façon particulière de citer les faits historico-légendaires liés à la fuite de Jérusalem de Rabbi Yohanan Ben Zakkaï mérite un commentaire à part. Pour Freud, conformément aux trois citations, cet événement eut lieu après, et non avant, la destruction du Temple et la requête pour l’ouverture d’une école à Yabneh fut adressée à Titus et non à son père Vespasien. Je tiens à souligner qu’en plus des quatre sources que j’ai citées précédemment, tous les textes de

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l’histoire juive relatent la même version des événements. Plusieurs hypothèses peuvent être élaborées à ce sujet. Toutefois, il me manque une série d’éléments pour déterminer si la version de Freud est attribuable à une source erronée, si elle résulte d’un lapsus (ce qui est arrivé à plusieurs reprises lorsqu’il citait les textes de mémoire) ou d’une intention visant à adapter le récit aux circonstances historiques du moment. La Mishnah, Traité Sutah, 9, dit : « Michemet Rabban Yohanan Ben Zakkai batel ziv hahokhmah » [Depuis la mort de Rabbi Yohanan Ben Zakkai, l’éclat de la sagesse a disparu.] Concernant l’expression l’éclat de la sagesse, Rachi, le plus grand exégète de la Bible et du Talmud, écrit : « Je ne sais pas à quoi cela fait référence». Si on m’interrogeait sur les motifs pour lesquels Freud cite les faits de cette façon-là, je m’abstiendrais de toute conjecture et, suivant l’exemple de Rachi, je dirais que je les ignore. Sans aucun doute, dans des circonstances aussi cruciales, le choix de s’identifier à Rabbi Yohanan Ben Zakkai et de s’inspirer de sa décision de quitter Jérusalem ne fut pas le fruit du hasard.

Bibliographie Sigmund Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, Trois essais, Gallimard, col. Connaissance de l’inconscient, 1986 Sigmund Freud, Correspondance de Sigmund Freud avec le pasteur Pfister, 1909 – 1939, Gallimard, col. Connaissance de l’inconscient, 1966 Sigmund Freud, Correspondance, 1873-1939, Gallimard, col. Connaissance de l’inconscient, 1966 Yeroushalmi, Yosef Hayim, Judaïsme terminable et interminable, Gallimard, col. nrf, essais, 1993

5 Louis Wolfson : la haine de quelle langue maternelle ? Chloé Thomas

Résumé Cet article analyse la place du yiddish dans l’oeuvre de l’écrivain américain d’expression française Louis Wolfson. Celui-ci, diagnostiqué schizophrène, ne supporte pas d’entendre l’anglais. Il a donc établi un système de défense en apprenant, seul, quatre langues: le français, l’allemand, l’hébreu et le russe, à partir desquelles il a développé un régime de traduction destiné à neutraliser l’anglais en le remplaçant par des syntagmes étrangers proches phonétiquement et sémantiquement. Cependant, la « haine de la langue maternelle» chez Wolfson est complexe: elle touche à l’anglais, mais elle trouve à s’apaiser dans le yiddish – idiome dont les quatre langues apprises sont parties prenantes, et qui est la langue maternelle des parents de Wolfson.

Louis Wolfson est un auteur américain «d’expression française», selon la formule consacrée. Il publia en effet deux livres en français; mais ce n’est pas là sa seule langue d’élection car, en tant qu’«étudiant en langues schizophrénique», ainsi qu’il se qualifie lui-même, il chercha plus largement à multiplier les langues autres pour faire pendant, et barrage, à son anglais. Né à New York en 1931, dans une famille d’origine juive, c’est bien l’anglais qu’il a comme langue première, celle que lui parlent ses parents, celle de son éducation et de sa première socialisation. Ses parents se séparent et il vit ensuite principalement avec sa mère, avec laquelle il entretient des relations extrêmement conflictuelles. À l’adolescence, il connaît des épisodes psychotiques, qui lui valent une scolarisation dans une classe spéciale ainsi qu’un diagnostic de « schizophrénie», mot alors utilisé assez largement aux États-Unis et synonyme de psychose1. Son

1 Selon l’ethnopsychiatre Tobie Nathan: «il faut d’abord dire que “schizophrénie” est un terme ambigu. Aux USA, à cette époque, il signifie “psychotique”, alors qu’en France, nous lui donnions une signification beaucoup plus restreinte et précise. Alors, psychotique, Wolfson? Pas si sûr non plus. L’homme a certainement traversé des épisodes, des “bouffées délirantes”, très certainement, qui lui ont fait abandonner ses études et se réfugier dans une position philo-

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symptôme principal est qu’il ne supporte pas d’être exposé à l’anglais : entendre ou lire cette langue devient pour lui une torture. Il le décrit comme un phénomène de contamination ou d’empoisonnement : des larves qui lui entrent dans l’oreille, un sentiment d’agression violente. Il est institutionnalisé plusieurs fois et subit notamment un traitement par électrochocs et insulinochocs. Mais Wolfson va s’en sortir. Il va s’en sortir en sortant de l’anglais. Lui qui n’a pas pu faire d’études poussées apprend, en autodidacte, le français, l’allemand, le russe et l’hébreux. Il développe alors un système intriqué, fascinant et délirant de traduction de l’anglais vers un «étranger» syncrétique où il s’agit, pour neutraliser la langue source et la rendre hors d’état de nuire, de la remplacer par un xénisme qui va néanmoins garder un lien aussi bien sémantique que phonétique avec l’original. Pour citer un exemple parmi beaucoup d’autres, quand sa mère chante, de sa voix stridente qui l’irrite tant, «Good Night Ladies », il s’attaque au mot « ladies» en le remplaçant, après réflexion, par le mot russe « Loudi » (les gens), dont le sens est un peu différent, mais dont l’accent tonique est sur la première syllabe, comme « ladies », et qui contient les mêmes consonnes. Il résume (parlant de lui à la troisième personne): Il pensait en de tels cas augmenter son arme linguistique contre la langue qu’il trouvait souvent tellement agaçante (et sans doute – ne fût-ce que subconsciemment – également contre sa mère, qui lui semblait user de cette langue de façon encore plus agaçante): il pouvait plus ou moins instantanément convertir un autre mot anglais en mot étranger, volontiers par un moyen bizarre, artificiel, contre nature, mais évidemment très acceptable, même nécessaire à son pauvre esprit perverti, une simple, correcte, directe traduction en langue étrangère, au contraire, ne le satisfaisant guère quand elle ne s’agissait que d’introduire dans son esprit un mot plutôt différent du mot anglais qui lui faisait mal quand elle ne lui procurerait donc pas le sentiment de détruire ce mot de sa langue naturelle. En effet, ayant un mot étranger remplissant, à la fois dans le son et dans le sens, les conditions, selon lui, de similitude avec un mot anglais donné, celui-ci ne lui semblait plus guère exister, et l’écouter, ce lui serait plus ou moins écouter le mot étranger similaire.2

sophique.» Tobie Nathan, Actuel Wolfson?, https://tobienathan.wordpress.com/2012/05/14/​ actuel‑wolfson/ , 14 mai 2012, (consulté le 22 août 2022). 2 Louis Wolfson, Le schizo et les langues, Paris, Gallimard, 1987, p. 62-63.

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Il s’agit donc non pas tout à fait de traduire, mais de faire en sorte qu’entendant un mot anglais, il puisse créer une fiction selon laquelle il s’agirait d’un mot étranger, fiction qui ne fonctionne que si le « malentendu» est possible, c’est-à-dire si les deux mots, anglais et étranger, se ressemblent à l’oreille. Le système (ce que Deleuze appellera, en référence à Raymond Roussel, « le procédé3 ») est un peu fou, comme Wolfson le souligne lourdement lui-même, mais il «marche»: il l’apaise. Tobie Nathan, qui s’est penché sur le cas Wolfson, oppose au diagnostic originel de «schizophrénie» une forme de « ted », ou «trouble envahissant du développement», concluant que « Wolfson est un autiste qui s’est traité lui-même4 ». De fait, une fois adulte, il ne sera plus institutionnalisé. Et Wolfson va plus loin: il va écrire et raconter, en français, dans son français d’étranger, son symptôme et sa cure: c’est de ce texte qu’est tiré le passage que je viens de citer. Il possède, dans sa bibliothèque, un exemplaire d’A la recherche du temps perdu; il envoie le manuscrit à Gallimard.5 Nous sommes alors en 1963. Au comité de lecture, et ce sera la chance de Wolfson, il y a Raymond Queneau, le premier sans doute à avoir senti l’importance du texte. Il vainc les réticences de Jean Paulhan, qui trouvait le texte « extrêmement amusant» mais indigne de la littérature; et, après la publication d’extraits dans Les Temps Modernes, le livre est accepté pour publication dans la collection que Jean-Bertrand Pontalis, par ailleurs membre du comité de direction des Temps Modernes, vient de lancer, « Connaissance de l’inconscient». Mais les tractations durent sept ans: entretemps, Wolfson a commencé à développer une réforme de l’orthographe du français et voudrait que le livre soit publié selon ces nouvelles règles. Des lettres en ce sens arrivent à Gallimard, lettres qui sont toujours, c’est Pontalis qui le note avec délices de psychanalyste, envoyées dans une enveloppe «insuffisamment timbrée6 ». Le livre sort, finalement, en 1970. Pontalis, soucieux d’éviter de faire du texte un document psychiatrique, avait sollicité le linguiste Roman Jakobson pour une préface, qui déclinera; c’est finalement Gilles Deleuze qui introduira le texte, avec « Schizologie» (augmenté et réédité plus tard dans Critique et Clinique sous le titre «Louis Wolfson, ou le procédé»), premier jalon de la très riche réception française du livre, qui se poursuivra notamment avec Michel Foucault, Piera

3 Gilles Deleuze, «Schizologie» dans Le Schizo et les langues, Paris, Gallimard, 1970, p. 7. 4 T. Nathan, «Actuel Wolfson?», art cit. 5 L’aventure de la publication du Schizo est racontée par Jean-Bertrand Pontalis dans le Dossier Wolfson compilé par Thomas Simonnet en 2009: Jean-Bertrand Pontalis, « Editer Wolfson » dans Dossier Wolfson, Paris, Gallimard, 2009, p. 13-23. 6 Ibid., p. 20.

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Aulagnier, Roland Gori, Alain Rey, Pierre Alferi; et qui continuera, à un degré moindre, à l’étranger, aux États-Unis autour du français Sylvère Lotringer et du francophile Paul Auster, et en Italie, notamment dans le milieu du théâtre. Maria Eugenia Uriburu a tenté, travail inestimable, de compiler une bibliographie exhaustive, d’abord en 2009 pour le Dossier Wolfson paru chez Gallimard puis, mise à jour, en 2013, dans Recherches en psychanalyse7 ; dans l’introduction à ce dernier texte, elle souligne que la réception française, qui se déploie d’abord dans les champs de la psychanalyse, de la littérature et de la philosophie (la linguistique intervenant un peu plus tard), est tenue par le paradigme de l’«étude de cas», d’autant plus qu’assez naturellement Wolfson appelle la comparaison avec deux «cas» notables, Jean-Pierre Brisset et Raymond Roussel. L’œuvre de Wolfson devient ensuite une sorte de support au déploiement de la French Theory aux États-Unis, notamment autour du fameux colloque Schizo-culture à Columbia, en 1975. Dans cette riche réception, la question de la « haine de » ou de l’« opposition à » la «langue maternelle» est évidemment centrale (Maria Eugenia Uriburu en fait d’ailleurs le titre de son introduction à la bibliographie). Mais de quelle « langue maternelle» s’agit-il? Généralement, lorsque le syntagme est utilisé dans la critique wolfsonienne (et il l’est abondamment dès la préface de Deleuze), c’est l’anglais qui est visé; et cela n’est pas contestable, puisque l’anglais est bien la langue parlée à Louis Wolfson par sa mère; c’est, écrit par exemple Jean-François Chassay, «la langue anglaise qu’il hait, d’abord et avant tout par haine de sa mère8.» Et pourtant: «Est-ce bien avec l’anglais que Wolfson a des problèmes?» A cette question rhétorique, Tobie Nathan répond: « Oui et non ! D’une manière immédiate, oui! Mais si l’on réfléchit, si on a compris son procédé de déconstruction de recherche du noyau, il est en train de reconstruire une langue qui aurait dû se trouver là, dans sa famille, qui aurait dû lui être transmise: le yiddish! Je ne suis pas le premier à avoir remarqué combien les solutions de Wolfson sont une sorte de réinvention du yiddish9 ». En effet, si le yiddish semble a priori absent du procédé wolfsonien, il en est en quelque sorte le point aveugle, en tant que «langue maternelle» secondaire, alternative. Si Tobie Nathan peut s’appuyer, dans cet exercice de vulgarisation datant de 2012, sur des travaux portant effectivement sur les rapports de Wolfson au yiddish, il faut cependant souligner que ceux-ci interviennent assez tardivement dans l’histoire de la réception du texte: ainsi, Nathan mentionne 7 Maria Eugenia Uriburu, «L’opposition à la langue maternelle. Introduction à la bibliographie du dossier Wolfson», Recherches en psychanalyse, 2013, vol. 15, nº 1, p. 80-92. 8 Jean-François Chassay, «Traduit de l’américain», Études françaises, 1992, vol. 28, nº 2-3, p. 69. 9 T. Nathan, «Actuel Wolfson?», art cit.

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Deleuze qui aura remarqué l’effet calmant du yiddish sur Wolfson mais celui-ci, en réalité, n’aborde la question qu’en passant: Il semble pourtant, à la fin, que l’étudiant « se fasse » à ses parents, et que ses parents fassent un pas vers lui. «Possiblement le schizophrène devait bien modifier certaines du moins de ses conclusions péjoratives au sujet de ses parents», car la mère consent de plus en plus à lui parler yiddish, le père aussi, et le beau-père, français.10 Alors même qu’en lecteur de Kafka Deleuze s’était interrogé sur le statut particulier du yiddish, ici il est seulement évoqué, en tant que (c’est déjà beaucoup) solution de conversation et de refiliation avec les parents. De manière générale, le «cas» particulier du yiddish parmi les langues choisies de Wolfson est resté longtemps un relatif impensé. Peut-être est-ce parce que le yiddish ne rentre pas tout à fait dans le système développé par Wolfson, et conserve un statut et une fonction un peu à part pour l’ «étudiant en langues » qui justement ne l’étudie pas et, même lorsqu’il demandera à ce qu’on la lui parle, ne la parlera pas lui-même (il répondra en haut-allemand, langue apprise). Il semble que la première publication à aborder directement la question du yiddish chez et de Wolfson soit un article du psychanalyste Bernard Mary, en 1993, «Cryptogramme du réel chez Louis Wolfson», dans le Bulletin de l’école Freudienne. Mary publiera un autre texte en 2000, « Le schizo et sa mère toute retournée», en deux parties: la première dans les actes du colloque de l’école freudienne «(Pas) tout sur la mère», la seconde à nouveau dans le Bulletin de l’école freudienne11. Puis, en 2005, Max Kohn a édité un dossier entièrement consacré à Louis Wolfson et au yiddish dans la revue Recherches en psychanalyse, avec des contributions de Robert Samacher, Rosette Tamma et André Michels12. À cela s’ajoute encore un texte de Cécile Rousselet dans le livre 10 11

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G. Deleuze, «Schizologie», art cit, p. 21. Bernard Mary, «Cryptogramme du réel chez Louis Wolfson», Bulletin de l’école freudienne, 1993, nº 42; Bernard Mary, «Le schizo et sa mère toute retournée » dans (Pas) tout sur la mère. Actes du colloque de l’école freudienne de Paris, 20-21 mai 2000, Paris, Ecole freudienne, 2000, p.; Bernard Mary, «Le schizo et sa mère toute retournée (suite et fin) », Bulletin de l’école freudienne, octobre 2000, nº 70, p. 14-27. Max Kohn, «Louis Wolfson. Une langue c’est de la folie, et la folie est-ce que c’est une langue?», Recherches en psychanalyse, 2005, vol. 4, nº 2, p. 113-121; Robert Samacher, «Louis Wolfson et le yiddish», Recherches en psychanalyse, 2005, vol. 4, nº 2, p. 123-135; Rosette Tama, «Louis Wolfson dans le labyrinthe des langues et Le yiddish : langue égarée – langue marrane», Recherches en psychanalyse, 2005, vol. 4, nº 2, p. 149-157; André Michels, «Quête de la langue maternelle», Recherches en psychanalyse, 2005, vol. 4, nº 2, p. 137-148.

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Dialogues schizophoniques avec Louis Wolfson que nous avons coédité avec Juliette Drigny et Sandra Pellet en 201613. C’est sur ces travaux que je m’appuie ici. La mère de Wolfson, Rose Minarsky, est née en Biélorussie où elle a vécu jusqu’à ses huit ans, ne parlant, pendant cette première enfance, que le yiddish. Son père, lui, est d’origine lituanienne et avait parlé yiddish les vingt premières années de sa vie14. De fait, les parents de Wolfson ne s’adressent pas spontanément à leur fils dans cette langue, mais bien en anglais (sauf, tardivement, à sa demande expresse); et quand, pour se défendre de cet anglais intrusif, Wolfson se fait «étudiant en langues», il n’intègre pas le yiddish à son programme. Mais, ainsi que Cécile Rousselet, après d’autres, le fait remarquer15, les quatre langues que Wolfson apprend en autodidacte sont, justement, celles qui rentrent dans la composition du yiddish: allemand, hébreux, russe, et français dans une moindre mesure. En outre, dans Le Schizo et les langues comme dans le deuxième livre de Wolfson, plus tardif, Ma mère, musicienne, est morte de maladie maligne mardi à minuit au milieu du mois de mai mille 977 au mouroir Memorial à Manhattan, paru en 1984, après la mort de sa mère, chez Navarin, éditeur de psychanalyse (une version largement remaniée par l’auteur sera publiée chez Attila en 201216), le yiddish est nommément présent. À partir du relevé effectué par les quelques chercheurs s’étant penchés sur la question, il apparaît que, dans Le Schizo, le yiddish est avant tout la « langue du père» : c’est en effet, de ses deux parents, le père de Wolfson qui la parle le mieux et, lorsque l’anglais devient trop insupportable, c’est principalement à lui que le fils adresse la demande qu’il lui parle en yiddish : […] car le fils, après son engouement pour l’étude de langues, avait demandé et demandait encore que son père ne lui parlât qu’en yiddish,

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Cécile Rousselet, «Métaphore et référent de Babel – Le statut narratif ambigu du yiddish dans Le Schizo et les langues de Louis Wolfson» dans Juliette Drigny, Sandra Pellet et Chloé Thomas (eds.), Dialogues schizophoniques avec Louis Wolfson, Saint-Maur, Éditions l’Imprimante, 2016, p. 78-84. L. Wolfson, Le Schizo et les langues, op. cit., p. 245. C. Rousselet, «Métaphore et référent de Babel – Le statut narratif ambigu du yiddish dans Le Schizo et les langues de Louis Wolfson», art cit, p. 78. Louis Wolfson, Ma mère, musicienne, est morte: de maladie maligne mardi à minuit au milieu du mois de mai mille 977 au mouroir Memorial à Manhattan, Paris, Navarin, 1984; Louis Wolfson, Ma mère musicienne, est morte de maladie maligne à minuit, mardi à mercredi, au milieu du mois de mai mille 977 au mouroir Memorial à Manhattan, [Éd. revue.], Paris, Éd. Attila, 2012.

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langue ayant pour la plus grande partie les mêmes vocabulaire et morphologie que l’allemand […]17 Cette «langue du père», on le comprend, doit faire barrage à la « langue de la mère», pensée comme l’anglais – langue qu’elle parle et chante d’une voix qui lui est désagréable, agressive. Il y aurait donc bien d’un côté la « langue maternelle» haïe, qui est l’anglais et, de l’autre, deux modes de défense : l’étranger syncrétique mélangeant français, allemand, hébreux et russe, et qui est en quelque sorte le fantasme d’une langue lui appartenant en propre; et le yiddish, « langue du père». Les moments où intervient le yiddish sont, en outre, des moments d’apaisement, associés à des affects positifs, ainsi que le fait remarquer Rosette Tama18. Mais la situation est en réalité plus complexe et plus imbriquée. À la fin du Schizo, et dans Ma mère, musicienne, il apparaît que le yiddish pouvait également être une langue de conversation avec la mère et, avec elle, le terrain d’un apaisement, d’une conversation possible, d’une filiation renouée : […] depuis peu, sa mère le satisfait de plus en plus en ce qui concerne l’idiome qu’elle emploie, c’est-à-dire qu’elle lui parle de plus en plus en yiddish et, semble-t-il, elle se souvient de mieux en mieux du judéoallemand, en quelque sorte sa langue maternelle, et cela même sans aucune nouvelle étude, il paraissait donc que ses huit premières années, vécues en Biélorussie et pendant lesquelles elle avait presque uniquement employé cet idiome, avaient eu plus d’impression sur elle qu’elle et son fils schizophrénique ne l’auraient deviné !19 Il y aurait donc, parmi les langues véritablement « maternelles» de Wolfson (notons qu’il emploie ici le syntagme à propos de la véritable « langue maternelle» de sa propre mère), la mauvaise, la fausse – l’anglais – et la bonne, la vraie – le yiddish, refoulé mais persistant, que la mère devrait lui parler (ou aurait dû lui parler beaucoup plus tôt) et face auquel l’anglais constitue une agression, une superposition illégitime, non seulement pour les oreilles du fils mais aussi dès la bouche de la mère. Le yiddish n’est donc pas une langue autre déployée contre la langue maternelle, mais, d’une certaine façon, la langue maternelle réelle et légitime. Autre différence fondamentale par rapport au

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Louis Wolfson, Le Schizo et les langues, Paris, Gallimard, 1970, p. 37. R. Tama, «Louis Wolfson dans le labyrinthe des langues et Le yiddish », art cit. L. Wolfson, Le schizo et les langues, op. cit., p. 245.

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français, à l’allemand, au russe et à l’hébreu: comme Wolfson ne l’étudie pas, il ne la dissèque pas. C’est pour ça qu’elle ne « marche» pas dans le cadre du procédé (Wolfson raconte un épisode où il essaie d’avoir recours au yiddish et où l’opération est inefficace20). Pour la même raison, cette unité qui lui demeure, elle est la condition de possibilité des autres langues. On peut la voir à la fois comme un corps remembré formé d’autres langues, et comme la langue matricielle, dont seraient fantasmatiquement issues ces autres langues. Le fait que Wolfson réponde à son père en haut-allemand21 quand celui-ci fait l’effort de s’adresser à lui en yiddish invite également à mettre cette dernière langue du côté du dialecte, du «jargon22 », donc aussi d’une langue à la fois populaire, répandue, commune et, aussi, plus intime, plus orale, moins éduquée. C’est aussi à ce dernier titre qu’elle n’est pas, comme écrit Cécile Rousselet, «disloquée en phonèmes», contrairement aux langues étudiées. Elle garde donc une sorte d’unité originaire, organique23. Robert Samacher propose une distinction fructueuse entre « langue maternelle» (par quoi il entend la langue sociale, celle de l’éducation), et la « langue de la mère», propre à la mère. Il écrit: Concernant Wolfson, si la langue natale de sa mère a été le yiddish, elle semble avoir essentiellement parlé à son fils en anglo-américain, ce qui me permet de dire que la langue de la mère est l’anglo-américain et que dans ce cas, pour cet homme, langue maternelle et langue de la mère se confondent. Pourtant, Rose (Minarsky Wolfson) Brooke a vécu « ses huit premières années en Biélorussie, pendant lesquelles elle avait uniquement employé cet idiome» [Le schizo… p. 245], qu’elle employa de plus en plus à la fin de sa vie avec son fils. Pour Louis Wolfson, la langue intrusive, celle de la mère, est l’anglo-américain et non le yiddish.24

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Ibid., p. 194-195. Voir l’analyse que propose Cécile Rousselet de ce passage: C. Rousselet, «Métaphore et référent de Babel – Le statut narratif ambigu du yiddish dans Le Schizo et les langues de Louis Wolfson», art cit, p. 79. L. Wolfson, Le schizo et les langues, op. cit., p. 37. Ce sont les termes qu’emploie par exemple André Michels : « Le yiddish, par sa qualification de dialecte ou de jargon, est reconnu dans sa fonction d’écart par rapport aux langues nationales et à leur pouvoir normativant. Cet écart est créateur de sens, de métaphore et par conséquent de vie, dans son rapport à la transmission.» A. Michels, « Quête de la langue maternelle», art cit. Bernard Mary note que l’anglais possède aussi, différemment, ce statut unitaire; et que les autres langues, associées par couple (français/allemand, hébreux/russe) sont ce qui permet à Wolfson d’éviter qu’elles deviennent à leur tour cet Un inquiétant. R. Samacher, «Louis Wolfson et le yiddish», art cit.

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Le yiddish est donc ce qui permet de dépasser la confusion factice entre « langue de la mère» et «langue maternelle» et de retrouver la possibilité d’une communication et d’une filiation maternelle. Dans une thèse de littérature comparée, s’appuyant sur les «cas» de James Joyce, Jean Genet et Thomas Bernhard25, Mathias Verger a cherché à circonscrire les instanciations possibles que peuvent recouvrir le syntagme et l’idée de «haine de la langue maternelle». Il propose de distinguer entre la haine de la langue commune (correspondant plus ou moins à ce que Samacher appelle la «langue maternelle»), de la langue nationale, de la langue maternelle (ce que Samacher appelle la « langue de la mère») et de la langue natale (originaire, figée dans le temps de son apprentissage). Si le rapport à la mère est évidemment central pour comprendre la fonction du yiddish dans le psychisme de Wolfson, il est également intéressant de considérer celui-ci non seulement comme langue maternelle mais comme « langue commune». À cet égard, le yiddish, pour un enfant d’émigrés juifs d’Europe de l’est à New-York, a un statut ambigu: c’est une « langue commune » mais renvoyant à une communauté perdue; une langue qui a été le « jargon» du commun mais qui a été exterminée et ne subsiste plus que comme reliquat parlé par ceux qui sont partis avant la catastrophe, qu’ils ne transmettent pas à leurs enfants. En demandant à ses parents de la lui parler, il s’agit donc aussi d’en refaire une langue vivante et qui se transmet. La relation de Wolfson au yiddish doit donc aussi se comprendre plus largement au sein de celle, ambiguë, qu’il entretient à la judéité, envisagée par lui non d’un point de vue religieux mais bien communautaire. Dans Le Schizo, au cours d’un épisode célèbre avec une prostituée, Wolfson lui fait tenir des propos antisémites (elle demande : « Tes aïeux étaient-ils juifs26 », quand il essaie de négocier le prix de la passe) et s’inquiète de savoir si elle est «pour» ou «contre». L’antisémitisme est donc quelque chose qui l’angoisse, dont il a peur d’être la victime, en tant que cela pourrait le priver par exemple des services de la prostituée. Mais c’est aussi un discours qu’il reprend à son compte – en particulier dans Ma Mère musicienne, mais aussi dans un retravail plus récent du Schizo. Au début de son premier livre, en effet, il revenait en ces termes sur le traumatisme et l’échec du traitement psychiatrique qu’il avait subi en institution: […] n’ayant guère fait des efforts pour acquérir ou tenir une situation et continuant de ne pas le faire, le jeune homme aliéné n’avait consé25 26

Mathias Verger, La haine de la langue maternelle: une lecture de James Joyce, Jean Genet, Thomas Bernhard, Thèse de doctorat, Paris 8, Saint-Denis, 2013. L. Wolfson, Le Schizo et les langues, op. cit., p. 80.

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quemment pas l’argent suffisant pour vivre à l’étranger, sans parler des défectuosités de son caractère sinon bien plutôt de la folie, car, malgré toutes les hospitalisations, malgré toutes les confrontations avec les psychiatres, malgré les vingt électrochocs, qui ne duraient chacun qu’un cinquième de seconde mais qui le rendaient chacun instantanément inconscient pour dix à trente minutes, et malgré les cent insulinochocs, toutefois moins violents mais qui duraient presque chacun plus que deux bonnes heures, le malade reste toujours schizophrénique, et plus d’une dizaine d’années après le commencement du traitement psychiatrique actif et par contrainte, lequel traitement bien entendu ayant été suivi d’une façon saccadée tenant à diverses raisons dont l’une était la fuite, – et quand même enfermé dans l’hôpital, quoique non violent, il n’avait guère collaboré avec les thérapeutistes, en particulier au niveau psychanalytique et en général à celui de la thérapie de travail.27 S’il est bien question ici de violence et de traumatisme, le judaïsme n’est absolument pas évoqué. Or, le réalisateur italien Duccio Fabbri, qui a récemment terminé un film sur Wolfson28, voulait lui faire lire cette page face à la caméra; Wolfson a préalablement souhaité la corriger pour souligner la dureté des traitements et sa colère contre ceux qui les lui ont administré. Il écrit en préambule: je voulais d’abord modifier ce passage, […] – en soulignant que si je me trouvais véritablement dans les catégories lamentables de ‘psychotique’, ‘aliéné mental’, ‘fou’, etc., c’était avant tout parce que j’avais été victime d’une agression psychiatrique très majeure, extrêmement criminelle et irrésponsable [sic] et foudroyante, et dans mon cas menée par une merde de juiverie traîtresse, hypocrite, méprisable et ignoble jusqu’à outrance et dont sans doute surtout ma mère borgne (oeil droit extirpé, infection d’enfance), peu éduquée, très stupide, très détraquée, très haïssante.29 (Je souligne). Il convoque ici une figure particulière, l’infirmière juive, qui incarne l’intrusion, la violence. Elle est mise du côté de la mère, à la fois en tant qu’intrusive et en tant que juive. Ainsi, alors que le yiddish est la langue de la réconciliation avec la filiation, en particulier maternelle, la judéité, ramenée du 27 28 29

L. Wolfson, Le schizo et les langues, op. cit., p. 34. Duccio Fabbri, Sqizo, Epsifilm, FilmAffair, 2020. Message de Louis Wolfson à Chloé Thomas, 10 avril 2017.

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côté de la mère, devient l’incarnation de la violence physique et psychologique commise par l’institution psychiatrique; l’incarnation aussi de ce qui fait choc, rupture (pertes de connaissance), donc qui va à l’encontre du lien. La judéité maternelle (et commune) n’est pas tout à fait une judéité de la mère, au sens où elle est du côté de l’interruption. Si, à la fin du Schizo, le yiddish est rétabli comme langue de filiation, plusieurs décennies après sa publication Wolfson reste au contraire dans une colère contre ce qui est juif, incarné dans son souvenir par l’infirmière maltraitante, comme si, à cet égard, aucun lien n’avait pu être renoué et comme s’il ne demeurait que le choc de la rupture. Louis Wolfson, aux dernières nouvelles, est encore vivant. Après avoir vécu un temps à Montréal, il a remporté un loto électronique et, devenu millionnaire, il s’est installé à Porto Rico. Il a entretemps perdu son argent par des mauvais placements boursiers. Depuis la publication des Dialogues schizophoniques avec Louis Wolfson, nous avons échangé quelques messages, en français et en allemand, dont le passage sur la réécriture que je viens de citer. C’est avec un fort sentiment d’illégitimité que j’avais accepté la proposition de Max Kohn d’intervenir au colloque sur le yiddish et l’inconscient : en effet, je ne parle ni ne lis le yiddish, comme on peut s’y attendre de la part d’une française née en 1985 portant le nom de Thomas, ayant en outre été baptisée dans une église protestante en Alsace. C’est mon travail de coédition des Dialogues schizophoniques, paru en 2016, qui m’a valu cette invitation. Or, au moment où les co-éditrices de l’ouvrage, Juliette Drigny et Sandra Pellet, m’avaient proposé de travailler avec elles sur le «Projet Wolfson» et sur ce qui est devenu Dialogues schizophoniques, je n’avais jamais entendu parler de Wolfson ni du Schizo et les langues. C’est Juliette Drigny qui était à l’origine de l’idée : elle faisait alors une thèse sur la «langue littéraire» de l’avant-garde française des années soixante-dix et c’est dans le cadre de ses recherches qu’elle avait rencontré ce livre. Sandra Pellet, elle, est économiste spécialiste des systèmes de santé: elle s’est particulièrement intéressée à ce que le livre révèle de l’institution psychiatrique américaine des années cinquante et soixante. Quant à moi, je suis angliciste de formation et je terminais alors une thèse sur l’écrivaine américaine Gertrude Stein, dont je traduisais aussi des inédits. C’est la question de la traduction qui m’a tout de suite intéressée dans le Schizo. Elle m’intéressait théoriquement, mais elle faisait aussi écho, sans que je sois tout à fait en mesure de le formuler à ce moment-là, à ce que ma propre pratique de la traduction m’apportait et continue de m’apporter. Depuis, j’ai continué à traduire, de l’anglais mais aussi, la vie prenant parfois des lignes courbes, de l’allemand; et j’ai compris que la traduction n’était pas seulement pour moi un très grand plaisir intellectuel, mais bien une thérapeutique. Récemment,

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j’ai donné en français quelques contes de Grimm, eux aussi écrits, pour une part, en «jargon», en dialecte; je m’amusais et, du même coup, soignais mon asthme. Mes grands-parents maternels parlaient yiddish. J’ai été baptisée lorsque ma mère s’est elle-même convertie au protestantisme et je crois avoir plus entendu parler du judaïsme enfant lors des cours de religion obligatoires en Alsace qu’auprès de ma famille; j’ai plus appris de yiddish en lisant Philip Roth que par mes grands-parents. D’eux, j’ai retenu seulement quelques phrases que j’ai d’ailleurs tendance à «traduire» spontanément en haut-allemand, langue apprise. Je ne peux pas lire le yiddish, car je ne connais pas l’alphabet hébreu. Mais j’ai réalisé la part d’acte manqué (lequel est toujours un peu réussi) qu’il y avait dans certains de mes choix. Comme Wolfson, je tourne autour du yiddish ; comme pour lui, la langue représente pour moi une filiation interrompue; et comme pour lui, la langue étrangère est pour moi un anxiolytique. J’en conclurais qu’il n’est pas besoin d’être suffisamment juive ni « suffisamment timbrée» pour vouloir, comme tout le monde, «se traiter soi-même ».

Bibliographie Chassay, Jean-François, «Traduit de l’américain», Études françaises, 1992, vol. 28, no. 23, p. 69. Deleuze, Gilles, «Schizologie» dans Le Schizo et les langues, Paris, Gallimard (coll. «Connaissance de l’inconscient»), 1970, p. 5-23. Fabbri, Duccio, Sqizo, Epsifilm, FilmAffair, 2020. Kohn, Max, «Louis Wolfson. Une langue c’est de la folie, et la folie est-ce que c’est une langue?», Recherches en psychanalyse, 2005, vol. 4, no. 2, p. 113-121. Mary, Bernard, «Le schizo et sa mère toute retournée» dans (Pas) tout sur la mère. Actes du colloque de l’école freudienne de Paris, 20-21 mai 2000, Paris, Ecole freudienne, 2000. Mary, Bernard, «Le schizo et sa mère toute retournée (suite et fin) », Bulletin de l’école freudienne, octobre 2000, no. 70, p. 14-27. Mary, Bernard, «Cryptogramme du réel chez Louis Wolfson», Bulletin de l’école freudienne, 1993, no. 42. Michels, André, «Quête de la langue maternelle», Recherches en psychanalyse, 2005, vol. 4, no. 2, p. 137-148. Nathan, Tobie, Actuel Wolfson?, https://tobienathan.wordpress.com/2012/05/14/actuel​ ‑wolfson/, 14 mai 2012, consulté le 22 août 2022. Pontalis, Jean-Bertrand, «Editer Wolfson» dans Dossier Wolfson, Paris, Gallimard (coll. «L’arbalète»), 2009, p. 13-23.

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Rousselet, Cécile, «Métaphore et référent de Babel – Le statut narratif ambigu du yiddish dans Le Schizo et les langues de Louis Wolfson» dans Juliette Drigny, Sandra Pellet et Chloé Thomas (eds.), Dialogues schizophoniques avec Louis Wolfson, SaintMaur, Éditions l’Imprimante, 2016, p. 78-84. Samacher, Robert, «Louis Wolfson et le yiddish», Recherches en psychanalyse, 2005, vol. 4, no. 2, p. 123-135. Tama, Rosette, «Louis Wolfson dans le labyrinthe des langues et Le yiddish : langue égarée – langue marrane», Recherches en psychanalyse, 2005, vol. 4, no. 2, p. 149-157. Uriburu, Maria Eugenia, «L’opposition à la langue maternelle. Introduction à la bibliographie du dossier Wolfson», Recherches en psychanalyse, 2013, vol. 15, no. 1, p. 80-92. Verger, Mathias, La haine de la langue maternelle: une lecture de James Joyce, Jean Genet, Thomas Bernhard, Thèse de doctorat, Paris 8, Saint-Denis, 2013. Wolfson, Louis, Ma mère musicienne, est morte de maladie maligne à minuit, mardi à mercredi, au milieu du mois de mai mille 977 au mouroir Memorial à Manhattan, [Éd. revue], Paris, Éd. Attila, 2012. Wolfson, Louis, Ma mère, musicienne, est morte: de maladie maligne mardi à minuit au milieu du mois de mai mille 977 au mouroir Memorial à Manhattan, Paris, Navarin (coll. «Bibliothèque des Analytica»), 1984. Wolfson, Louis, Le Schizo et les langues, Paris, Gallimard (coll. « Connaissance de l’inconscient»), 1970.

6 Disparition du yiddish et transmission du traumatisme chez les descendants de victimes de la Shoah L’expérience des groupes de parole du Centre Georges-Devereux Nathalie Zajde

Résumé La Shoah fut la volonté de détruire le peuple juif, ses cultures, ses pratiques sociales et religieuses. L’une des conséquences majeures du génocide fut la disparition de l’univers culturel, linguistique et psychothérapique du yiddishkeit. Quelle incidence cette disparition eut-elle sur le fonctionnement psychologique des survivants et descendants de survivants de la Shoah? Comment grandit-on quand la langue de la famille a disparu ? Quelle singulière souffrance cette disparition linguistique eut-elle pour corollaire? À quelles nouvelles propositions psychothérapiques a-t-elle donné naissance ? Ces questions sont soulevées au sein des groupes de paroles de survivants et de descendants de survivants de la Shoah mis en place depuis 1991, au sein de l’équipe d’ethnopsychiatrie du Pr. Tobie Nathan, au Centre Georges-Devereux.

Parce que cela revient à neutraliser l’intention destructrice des nazis, parce qu’il s’agit d’une victoire sur les agresseurs, guérir de la Shoah, c’est-à-dire endiguer la transmission du traumatisme constitue un impératif pour les victimes juives et leurs descendants. La recherche en psychologie clinique auprès des descendants de survivants de la Shoah a débuté en France à la fin des années 1980. Au laboratoire de psychologie clinique Centre Georges-Devereux, à l’Université de Paris 8 Saint-Denis, des groupes de parole annuels ont été mis en place. Il s’agissait de mettre à jour la singularité des souffrances des descendants de survivants et dans un même mouvement, de concevoir avec les usagers les modalités les plus appropriées pour les enrayer. Le dispositif clinique est inspiré des groupes de parole nord-américains1. Il rassemble une dizaine de participants. Le groupe est fermé et limité dans le 1 Fogelman E. Et Safran B. (1979) «Therapeutic groups for children of survivors». International

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temps. Il se réunit lors de huit séances de trois heures chacune, durant une année. Les réunions sont animées par deux enseignants-chercheurs en psychologie clinique. Quant au reste, les entretiens préalables, la sélection des participants, le déroulé des échanges, les règles de fonctionnement, l’équipe de recherche a innové en optant pour la méthodologie de l’ethnopsychiatrie2. Ces groupes étant conçus pour venir enrichir les connaissances en psychologie du traumatisme de la Shoah et ses logiques de transmission, nous avons veillé à nous doter des moyens d’accueillir la «perturbation »3, à permettre l’émergence de l’inattendu. Pour ce faire, nous n’avons retenu aucun critère psychologique préétabli et avons accueilli tout sujet descendant de survivant de la Shoah souhaitant participer au groupe de parole quel que soit son fonctionnement psychique. Ainsi parmi les centaines de descendants de survivants qui ont participé à ces groupes de parole, on compte des personnes pouvant être qualifiées de «névrosées», de «psychotiques», ou encore de « borderline», mais on note également nombre de participants qui ne sont pas classifiables par la nosographie psychologique. Précisons que dans de nombreux cas, les personnes accueillies dans ces groupes de parole motivent leur participation en raison de souffrances et de plaintes qui ne sont pas répertoriées dans les manuels de psychiatrie ou de psychologie. Nonobstant, nous prenons ces plaintes et ses souffrances en considération et nous cherchons à en isoler la rationalité. Pour ce qui concerne le déroulement des séances du groupe de parole, nous n’imposons aucune règle à l’inverse de ce qui se pratique classiquement dans les groupes de parole fermés, inspirés des théories psychologiques ou psychanalytiques4. Les participants ne sont soumis à aucune restriction; par exemple, ils sont libres de se rencontrer en dehors des réunions et d’établir les liens qu’ils souhaitaient. Les thèmes abordés ne sont pas fixés par avance, la parole est libre. Puisqu’il s’agit d’accueillir les données nouvelles et spécifiques, les animateurs du groupe de parole s’interdisent d’interpréter5 les

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Journal of Group Therapy, 29, 211–212, 213, 215. Fogelman E. Et Savran B. (1980) « Brief group therapy with offspring of holocaust survivors: leaders’ reactions» American Journal of Orthopsychiatry, Jan; 50 (1):96-108. Tobie Nathan Nous ne sommes pas seuls au monde Paris, Points, 2007. Nathan T. & Zajde N. Psychothérapie démocratique, Editions Odile Jacob, Paris, 2012. Isabelle Stengers, «Le laboratoire de l’ethnopsychiatrie», in Nathan Nous ne sommes pas seuls au monde, éd. Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 2001. René Kaës, L’appareil psychique groupal, Paris, Dunod, 1976. Au sujet de la question de l’interprétation en psychologie, cf. Pury (de) Sybille, Traité du malentendu. Théorie et pratique de la médiation interculturelle en situation clinique. Paris, Synthélabo, Les empêcheurs de penser en rond, 1998.

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propos des participants à partir d’une grille psychologique, psycho-dynamique ou psychiatrique déjà connue. Avant sa participation, chaque participant est reçu par un des animateurs lors d’un long entretien psycho-historique6. Cet entretien permet de faire connaissance et d’échanger de manière approfondie au sujet des motivations du participant, au sujet de son histoire personnelle ainsi que du parcours de sa famille. Les réunions sont intégralement filmées (24 heures en tout), de manière visible (pas de glace sans tain, pas d’observateur extérieur) afin que les chercheurs disposent d’une trace fidèle des échanges. Un montage final d’une durée d’une heure résumant le déroulement et l’évolution du groupe de parole tel que les animateurs les ont saisis, est projeté lors d’une séance supplémentaire. Cette projection est suivie d’une discussion qui permet de commenter les choix du montage et de confronter les différentes perceptions qu’ont les participants à propos de ce qui s’est produit durant les réunions. Enfin, avant leur participation au groupe de parole, les participants signent un formulaire de consentement éclairé qui stipule que les données recueillies, filmées et enregistrées, peuvent faire l’objet, dans le respect de la déontologie de la recherche en psychologie, de publications et de communications scientifiques. Les groupes de parole de descendants de survivants de la Shoah sont l’occasion d’échanges spontanés et immédiats entre des personnes qui ne se connaissent pas avant leur participation à la première réunion. On a expliqué cette spontanéité et liberté d’expression par le fait que les participants avaient en commun des singularités familiales et culturelles importantes. Ils sont issus de familles juives ayant traversé la Shoah. Ils sont le plus souvent issus de famille immigrées; ils partagent le besoin de comprendre le fonctionnement de leurs parents survivants et de guérir des effets délétères persistants de la Shoah.

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Perturbation 1: La parole

Au regard des publications spécialisées en psychologie du traumatisme de la Shoah et de sa transmission des années 1970 et 19807, il était reconnu que le silence entre les parents survivants et leurs enfants avait été l’une des principales sources de souffrance psychologique à la seconde génération. Les échanges des premiers groupes de parole ont démenti cette affirmation. En 6 Guérir de la Shoah, Zajde, Paris, Odile Jacob, 2005. 7 Pour une revue détaillée de la littérature spécialisée, cf. Zajde, Enfants de survivants, Paris, Odile Jacob, 1995.

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effet, alors que certains se plaignaient du silence qui régnait au sein de leur famille au sujet de la déportation du père ou de la mère – silence qui pouvait avoir fonctionné non à la manière d’un secret de famille pathogène puisqu’ils savaient que leur parent était l’un des rares à avoir survécu au camp d’Auschwitz, mais plutôt à la manière d’un non-dit qui avait laissé place à des pensées angoissantes, des fantasmes, des soupçons et des idées cauchemardesques qui les hantaient – d’autres témoignaient du fait que leur parent survivant n’avait cessé de raconter les camps et d’évoquer leur déportation à la moindre occasion – devant un lever de soleil, à l’évocation de la sensation de faim ou de soif, au moment des premières neiges, devant un morceau de pain laissé sur la table à la fin du repas… La parole avait à ce point circulé que ces enfants de déportés connaissaient la déportation et le vécu en camp comme s’ils avaient euxmêmes connu l’expérience concentrationnaire. Souvent, ils avaient l’impression d’avoir de fait traversé ces épreuves et étaient persuadés que ce trop-plein de parole était à l’origine des angoisses et cauchemars qui les hantaient depuis leur tendre enfance. Ainsi les premières données nous invitaient à modifier notre appréhension de la question en cherchant à définir autrement la problématique. Ce qui causait souffrance, anxiété, symptômes chez les descendants de survivants de la Shoah n’était pas une question de parole, ce n’était pas le fait que le parent survivant avait parlé ou n’avait pas parlé de son expérience traumatique à ses enfants. Comment concevoir alors les canaux de transmission du traumatisme dans les familles de survivants de la Shoah ? Nous avons décidé de reprendre la réflexion à partir de l’événement lui-même. Les groupes de parole seraient l’occasion d’investiguer ce qui, dans la Shoah, s’imposait comme un traumatisme susceptible d’être transmis aux générations suivantes (quel que soit la manière d’en parler ou de le taire) et définir cette cause de sorte à concevoir une thérapeutique adaptée et efficace, une cause à laquelle correspondrait une action curative. 1.1 Les principales données recueillies 1.1.1 Les deuils Dès les premiers moments de présentation, les participants se laissent aller à se plaindre d’une étrange tristesse ressentie à l’évocation de la mort de personnes qu’ils n’ont pas connues. Ils se demandent par quelle logique psychologique il est possible d’éprouver un sentiment de deuil pour des personnes dont on sait qu’elles ont existé, dont on connaît la fin tragique mais avec lesquelles on n’a jamais établi de relation affective directe puisqu’on ne les a jamais rencontrées, des personnes dont on ignore pratiquement tout, sauf qu’elles étaient le père, la mère, la sœur, le frère, le cousin ou encore le neveu des parents survivants. Autrement dit, l’une des préoccupations principales des descendants de vic-

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times de la Shoah est le destin de ces morts et les conditions de leur disparition. Rappelons qu’au lendemain de la Shoah, dans les familles juives d’Europe, les morts sont largement majoritaires, les vivants sont trop souvent seuls au milieu d’une multitude d’absents qui ont terminé leur vie trop tôt et dans d’atroces souffrances. 1.1.2

Les interactions difficiles parents survivants-enfants nés après-guerre La plupart des participants à ces groupes de parole de descendants de survivants de la Shoah s’y inscrivent pour partager avec d’autres des questionnements sur leurs relations complexes et souvent douloureuses avec le ou les parents survivants8. Ils se demandent comment faire avec des personnes qui sont surprotectrices, envahissantes ou au contraire distantes et insensibles. Les participants ressentent le besoin de partager avec des semblables leur désarroi en face de parents dont ils disent qu’ils imposent leur mal-être et qu’ils ne cherchent pas à s’adapter à la personnalité et aux besoins de leurs enfants. Ils se questionnent sur les comportements les plus efficaces à adopter afin de ne pas souffrir des réactions agressives ou de rejet dont font preuve certains parents survivants. Ils partagent un vécu d’incompréhension en face de parents qui les accusent de ne pas les écouter, ne pas les comprendre, de ne pas assez les aimer, de ne pas s’intéresser à ce qu’ils ont vécu. Les enfants de survivants qui participent aux groupes de parole ont le sentiment de faire des efforts permanents pour ménager leurs parents en souffrance alors que ces derniers restent insensibles et culpabilisants. 1.2 Les générations Les échanges entre enfants de survivants permettent de réaliser que les parents ont des points communs dus à leur vécu traumatique pendant la Shoah. Ainsi, la Shoah aurait engendré deux générations différentes d’individus : 1) les survivants – des sortes d’initiés à un monde de la souffrance extrême et du chaos, ayant survécu à la même épreuve 2) la génération suivante, étrangère à cette épreuve, mais en contact étroit avec ceux qui y ont réchappé. Comment établir un lien apaisé, naturel et nécessaire entre ces deux générations? Comment réunir de manière heureuse des êtres qui ont une expérience existentielle fondatrice radicalement hétérogène et qui pourtant sont reliés par les liens étroits de

8 Je tiens à préciser qu’il arrive aussi que des participants témoignent de l’existence de liens affectifs aimants et attentionnés entre le parent survivant et ses descendants.

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la filiation? Qu’est-ce qui peut relier de manière « naturelle et heureuse» des parents survivants de la Shoah à leurs enfants nés après? Quel est le monde commun qui peut rassembler les parents survivants et leurs enfants?

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Perturbation 2: la mort du yiddish

Ainsi, au cours des premiers groupes de parole, la plupart des participants se plaignaient des mauvaises interactions avec leurs parents survivants. Beaucoup n’hésitaient pas à affirmer que c’était leurs parents, et non eux-mêmes, qui auraient dû se faire suivre en psychothérapie au vu de leurs problèmes psychologiques induits par leur déportation: l’anxiété, l’irascibilité, les sautes d’humeur, des rigidités psychologiques, des états dépressifs et d’autres symptômes appartenant au tableau clinique du syndrome du survivant des camps de concentration9. Alors que la plupart des participants des premiers groupes de parole se laissaient aller à se plaindre des conséquences psychiques de la déportation, quelques-uns ont insisté non pas sur les effets psychopathologiques du vécu de la Shoah, mais sur le fait que ce dont ils souffraient le plus était la disparition de la yiddishkayt et plus précisément de la langue yiddish. La langue des juifs d’Europe centrale et orientale ayant de fait disparu avec la disparition soudaine des communautés juives d’Europe. Que faire de cette plainte dans un dispositif de psychologie clinique? Comment la traduire en terme psychologique ? Comment comprendre et soigner cette souffrance? Avouons que nous n’avons pas de suite saisi en quoi la disparition de la langue yiddish constituait la source de la plus grande souffrance psychique de certains des descendants de survivants de la Shoah. Mais à force de recueillir des témoignages d’enfants de déportés d’origine juive polonaise, à force d’entendre dans le même temps les récits de disparition des personnes et de leur monde, à force de comprendre à quel point les disparus dans la Shoah étaient en réalité des morts en errance, nous avons saisi que la mort en masse des membres de la famille et la disparition de leur langue étaient deux fléaux complémentaires de la Shoah. Nous avons également compris que l’un n’allait pas sans l’autre. 9 Niederland, W.G. 1964 «Psychiatric disorders among persecution victims. A contribution to the understanding of concentration camp pathology and its after effects », The Journal of nervous and mental disease, 139, 5, 458-474. Syndrome devenu aujourd’hui le Trouble de stress post traumatique (dsm v).

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2.1 Le statut psychologique des morts de la Shoah Pourquoi un mort juif fait pleurer ses survivants durant si longtemps? Comment se fait-il qu’un mort juif puisse faire pleurer ses descendants nés bien après sa disparition? Pour répondre à ces questions soulevées au sein des groupes de parole de descendants de survivants de la Shoah, nous avons considéré la mort problématique des juifs dans la Shoah à travers le prisme des pratiques et conceptions funéraires spécifiquement juives. 1. Quand un mort juif laisse ses descendants dans le désarroi, voire dans un état psychopathologique, quel que soit le temps qui passe, c’est qu’il est en errance. 2. Quand un mort juif est en errance, c’est que sa mort est advenue de manière accidentelle, violente, avant l’heure ou dans des conditions non conformes. 3. Une mort qui survient dans ces conditions induit nécessairement un désordre dans le monde des vivants. 4. Le désordre dans le monde des vivants ainsi que les conditions douloureuses de la survenue du décès empêchent le mort de quitter pleinement le monde des vivants et d’accéder au monde des morts. 5. Pour réparer le désordre laissé par le mort et ainsi lui permette d’être libéré de son errance, pour que le mort ait enfin accès au monde à venir (Olam Ha-Ba) il convient d’effectuer dans le monde des vivants des actes conformes qui réparent autant les vivants que le mort – paiement des dettes du disparu, levée des engagements qu’il n’a pas eu le temps de tenir, recouvrement de ce qui lui était dû, rituel funéraire, etc. 2.2 Le dibbouk Un mort juif en errance dans la yiddishkayt s’appelle un dibbouk. Un dibbouk se manifeste en prenant possession du corps et de l’âme d’un vivant10 – souvent un membre de sa famille proche. Cette possession a de nombreux effets psychopathologiques et de négativisme social parmi lesquels on note l’état dépressif, l’état maniaque, le trouble bi-polaire, le retrait social, l’anxiété, l’incapacité à réussir une vie de couple, l’agressivité incontrôlée, des états de rage ou de violence immotivés.

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Matt Goldish, (2003) Dybbouk, Spirit Possession in Judaism, Wayne State University press, Detroit. Bilu Y. & Beit-Hallahmi B. (1989), “Dybbuk-Possession as a hysterical symptom psychodynamic and socio-cultural factors”, Isr. J. Psychiatry Relat. Sci. Vol. 26 nº3 / 138-149. Bilu Y, Witztum E And Van Der Hart O (1990) «Paradise Regained: ‘Miraculous Healing’ in an Israeli Psychiatric Clinic». Culture, Medicine and Psychiatry 14 : 105-127. Winkler G. (1981) Dybbuk. The Judaic Press Inc. USA. 1997.

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2.3 Dans quelle langue soigner les dibboukim de la Shoah ? Les rituels juifs se déroulent en hébreu et en araméen. Le kaddish, la prière qu’on prononce plusieurs fois par jour lors des offices et lorsqu’on enterre un parent, est en langue araméenne. Mais le traitement des morts quand ces derniers posent problème, quand ils sont en errance, quand ce sont des dibboukim, se fait en partie dans la langue sacrée et en partie dans la langue du mort. Dans les cas des morts juifs d’origine polonaise, il s’agit souvent du yiddish. Pour rappel, le rituel thérapeutique consacré au traitement du dibbouk consistait en une convocation du disparu, lors d’une séance souvent longue, animée par plusieurs rabbins spécialistes. La séance se déroulait en yiddish (on parlait au mort, on tentait de le convaincre de se présentifier, de s’exprimer, de dire ce qu’il attendait des vivants, de le convaincre de quitter la personne dont il avait pris possession) et en langue sacrée (hébreu et araméen) pour les prières et la récitation des psaumes. Ces pratiques thérapeutiques du deuil pathologique réalisées en yiddish et en hébreu étaient courantes dans les communautés juives d’Europe jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Elles ont disparu avec la disparition des communautés juives, alors même que des millions de juifs sont morts avant leur heure, dans des conditions extrêmes et sont restés sans sépulture, autrement dit sont devenus des morts en errance.

Conclusion Recueillir sans exclusive les données psychologiques et les souffrances psychiques au sein des groupes de parole de descendants de survivants de la Shoah, y compris celles qui n’ont pas de statut dans les manuels de psychiatrie ou de psychopathologie, a permis de mettre en lumière une problématique spécifique. De fait, la langue dans laquelle la majorité des juifs de Pologne et d’Europe Centrale et Orientale vivait et soignaient leurs souffrances psychiques, la langue qui contenait notamment les concepts spécifiques du traitement des deuils pathologiques – la possession par le dibbouk – a disparu dans la Shoah. Quel traitement proposer aux descendants de victimes présentant des souffrances liées à l’errance de leurs parents disparus dont la langue maternelle était le yiddish? Quelle équivalence mettre en œuvre, quelle traduction opérer afin d’offrir aux morts les rituels appropriés et aux vivants les réparations efficaces? Ce sont là, chaque année, les questions essentielles qu’élaborent les participants du groupe de parole de descendants de survivants de la Shoah du Centre Georges-Devereux11. 11

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Bibliographie Bilu Y. & Beit-Hallahmi B., “Dybbuk-Possession as a hysterical symptom psychodynamic and socio-cultural factors”, Isr. J. Psychiatry Relat. Sci. Vol. 26 nº3, 1989, pp. 138149. Bilu Y, Witztum E. et Van Der Hart O. «Paradise Regained: ‘Miraculous Healing’ in an Israeli Psychiatric Clinic». Culture, Medicine and Psychiatry 14, 1990, pp. 105-127. Fogelman E. et Safran B., «Therapeutic groups for children of survivors». International Journal of Group Therapy, 29, 211–212, 213, 215. Fogelman E. Et Savran B. (1980) « Brief group therapy with offspring of holocaust survivors: leaders’ reactions» American Journal of Orthopsychiatry, Jan; 50 (1), 1979, pp. 96-108. Goldish, Matt, Dybbouk, Spirit Possession in Judaism, Wayne State University press, Detroit, 2023 Kaës, René, L’appareil psychique groupal, Paris, Dunod, 1976. Nathan, Tobie, Nous ne sommes pas seuls au monde Paris, Points, 2007. Nathan T. & Zajde N. Psychothérapie démocratique, Editions Odile Jacob, Paris, 2012. Niederland, W.G. 1964 «Psychiatric disorders among persecution victims. A contribution to the understanding of concentration camp pathology and its after effects », The Journal of nervous and mental disease, 139, 5, 458-474. Pury, Sybille de, Traité du malentendu. Théorie et pratique de la médiation interculturelle en situation clinique. Paris, Synthélabo, Les empêcheurs de penser en rond, 1998. Isabelle Stengers, «Le laboratoire de l’ethnopsychiatrie», in Nathan Nous ne sommes pas seuls au monde, éd. Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 2001. Zajde, Nathalie, Guérir de la Shoah, Paris, Odile Jacob, 2005. Zajde, Nathalie, Enfants de survivants, Paris, Odile Jacob, 1995.

7 Visiter la langue de la mère Robert Samacher

Résumé Cette contribution propose de distinguer, à partir de la propre expérience du yiddish et du français de l’auteur, la langue de la mère, langue des fondements qualifiée de «lalangue» par Lacan, de la langue maternelle, le français, langue de culture apprise grâce à un entourage parlant cette langue et sa fréquentation de l’école publique. Jusqu’où le yiddish reste-t-il une langue des dessous, des fondements ? Comment se manifeste-t-il grâce aux perceptions-sensations toujours actives, qui s’imposent comme indicibles? Elles continuent à infiltrer la vie du sujet et s’imposent tout en lui échappant. L’auteur le fait savoir par des illustrations liées au ressenti de ces manifestations que ce texte essaie de saisir.

Lors de mon intervention dans le cadre du colloque organisé par Max Kohn et Jean Baumgarten le 4 mars 2002 à l’Université Paris vii-Denis Diderot1, j’avais proposé de distinguer, à partir de ma propre expérience des langues, la langue de la mère2 – le yiddish dans lequel j’ai baigné durant mes premières années – de la langue de culture qu’est devenu pour moi le français, parlé par les autres membres de ma famille.3 Les premières paroles maternelles, celles dans lesquelles j’ai été bercé, étaient en yiddish, langue que j’aurais dû parler couramment; or je continue à me questionner sur l’oubli des mots et/ou l’empêchement que j’éprouve lorsque je suis amené à échanger dans cette langue. Je dois néanmoins reconnaître que le yiddish, la langue de ma mère, qui me rendait proche d’elle, me collait à la peau; langue de trop grande proximité par rapport à laquelle il me fallait mettre une distance. A posteriori, je

1 Max Kohn., Jean Baumgarten, L’inconscient du yiddish, Paris, Anthropos Economica, 2003. 2 Robert Samacher, «L’inquiétante étrangeté de le “lalangue”» – dans L’inconscient du yiddish sous la direction de M. Kohn et J. Baumgarten, Paris, Anthropos Economica, 2003, p. 107-118. voir également R. Samacher, «L’inquiétante étrangeté du lalangue. Du yiddish mame-loshn », dans Sur la pulsion de mort, Paris, Hermann, psychanalyse, 2009, p. 39-51. 3 Ce texte reprend le premier chapitre de mon livre: Robert Samacher, Né juif : le prix de la coupure: Lecture freudienne de l’indicible, Paris, mjw Fédition, 2023.

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dirais que j’éprouvais un embarras lorsqu’il fallait que je réponde à ma mère en yiddish; je me réfugiais dans le français qui me permettait de me détacher d’elle en réintroduisant un tiers d’autant plus nécessaire que mon père avait été réellement absent. Cet état de fait m’avait permis, durant la guerre, d’aller parfois me réfugier dans son lit. Je me rends compte à quel point la langue est liée au corps, à quel point le langage peut être marqué par la relation érotique à la mère; cette langue yiddish reliée au corps des signifiants introduisait une intimité et une proximité vis-à-vis desquelles je devais me défendre, et je me défendais en répondant en français, langue qui me permettait d’introduire une coupure entre corps et lettre (l’être), entre corps de langage et signifiant. En effet, je n’ai pas cherché à faire du yiddish une langue de culture, je l’ai maintenu comme ambiance sonore, au niveau des sensations-perceptions, d’où mon embarras à le parler lorsque je suis confronté à des locuteurs expérimentés; dans ce contexte, ma pensée reste «floue » car je n’ai pas fait l’effort d’apprendre cette langue et ne trouve pas les mots qui conviennent, qui prendront place dans un échange élaboré. Le yiddish a été pour moi et est resté la langue de la mère, celle dans laquelle elle me parlait et dans laquelle je lui répondais parfois, restée une langue affective dont je n’ai pas désiré faire une langue de culture. J’en ai conservé les coordonnées de plaisir et la nostalgie. Le yiddish est une langue que j’ai cru connaître mais que je ne connais qu’intuitivement dans une intimité perdue. Je retrouve cette langue dans sa version «populaire», simplifiée, en lien direct avec l’inconscient. Identifié à l’absence de culture de ma mère, le yiddish est resté pour moi une langue balbutiante, celle des premiers échanges; il ne s’agit donc pas d’un oubli de ma part mais de méconnaissance, je n’ai pas fait l’effort de l’apprendre comme langue de culture. Ce n’est pas le cas de Rachel Ertel, elle le fait savoir dans son livre d’entretiens avec Stéphane Bou, Mémoire du yiddish. Transmettre une langue assassinée4. Elle nous fait savoir que le yiddish, sa langue maternelle, parlée par ses deux parents, a été également sa langue de culture. Sa mère, romancière, qui a publié sous le pseudonyme de Menuha Ram5, et son père d’adoption, Moshè Waldman, poète, éditeur et journaliste, s’exprimaient essentiellement en yiddish. Seule la transmission du yiddish leur importait après avoir connu le Khurbn6.

4 Rachel Ertel, Mémoire du yiddish, Transmettre une langue assassinée. Entretiens avec Stéphane Bou, «Itinéraires du Savoir», Paris, Albin Michel, 2019. 5 Ram Menuha, Le Vent qui passe, Paris, Julliard, 1974 et Exils, Paris, Julliard, 1993. 6 Khurbn signifie littéralement la «Destruction», c’est ainsi que l’on désigne la Shoah en yiddish.

visiter la langue de la mère

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Le yiddish a été pour Rachel Ertel la langue de la mère et cette langue est aussi devenue pour elle, sa langue maternelle, langue de culture qui a été déterminante, dans laquelle elle a écrit et qu’elle a enseignée. Au commencement des entretiens, la journaliste Stéphane Bou rappelle que Rachel Ertel a affirmé à différentes occasions qu’elle n’avait aucun souvenir de ses neuf premières années. Elle décrit la coupure qui caractérise cette époque, comme un «blanc devenu un mur contre lequel elle se heurtait sans cesse. Elle voulait enfoncer le mur avec sa tête et elle n’y arrivait pas. Elle n’est pas arrivée à retrouver cette enfance7 ». Quant à son père naturel, elle savait qu’il était mort, mais rien de plus; elle ignorait encore dans quelles circonstances il avait disparu8. Un jour, en fouillant dans un meuble de l’appartement, elle tombe sur une photo dans le style des années 1930: elle a sous les yeux trois bébés blonds vêtus de blanc, mais elle n’ose pas interroger sa mère; peut-être présume-t-elle que la question concernant l’identité des bébés sera trop douloureuse pour cette dernière. Elle se tourne alors vers son beau-père ; celui-ci lui répond que le nourrisson du milieu, c’est elle, et que les deux autres de part et d’autre sont ses cousins; lorsqu’elle demande où ils sont, son beau-père répond qu’ils sont morts. Cette réponse l’a «frappée comme un éclair » ; elle se souvient que, ce jour-là, elle avait «déambulé dans une espèce de brouillard9 ». Pourquoi eux et pas moi? Cette question lancinante ne la quittait pas, la faisant frissonner d’effroi. Sans mettre directement un nom sur le frisson qui la parcourait, surgissaient alors inopinément des mots étranges dans ses comptines – «Auschwitz», «Sobibor», «Bergen-Belsen», « Majdanek », « Belzec», « Treblinka», « Khurbn »… Ces mots mystérieux « s’incrustèrent comme au fer rouge» en elle. C’est alors que sa «quête des fantômes commença et ne la quitta plus10 », manifestant ainsi sa culpabilité de survivante. Ce sont ces mots qui ont déterminé l’orientation de son œuvre. Rachel Ertel nous fait entendre que, pour elle, les premières traces se sont maintenues en tant que Réel antérieur à toute symbolisation, autrement dit par le maintien de sensations-perceptions primaires sans symbolisation, et notamment par le blanc en tant que couleur, mais aussi comme « trou» dans la mémoire. Ces sensations-perceptions qui ne sont pas passées dans l’inconscient, ne suivent pas la voie du refoulement et ne se transforment pas en traces mnésiques. Rachel Ertel donne une réponse logique à Stéphane Bou qui lui demande si elle n’a jamais envisagé d’entreprendre une psychanalyse : 7 8 9 10

p. 22. Ibid., p. 24. Ibid., p. 73-74. Ibid., p. 74-75.

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Les rares fois où j’ai tenté d’aborder mon enfance pour essayer de lever l’amnésie des neuf premières années de ma vie, la parole se refusait à moi de façon insurmontable. Je devenais littéralement muette. Je sentais que le mur, jamais je n’arriverai à le briser. Je sentais que c’était un béton tellement fort et puissant, tellement résistant, que jamais je ne pourrai le fendre. C’est pourquoi je n’ai pas envisagé de faire une psychanalyse, qui est une thérapie par la parole; or je n’avais pas la parole.11 C’est seulement à partir de l’âge de neuf ans que remontent ses souvenirs et les mots qui les accompagnent. L’interrogation portant sur l’origine de l’oubli revient à la fin du livre d’entretiens: Peut-être une origine perdue, une absence, un blanc total se confondant avec la steppe sibérienne. C’est peut-être la raison. Ma mère a dû me parler, mais mon enfance est à la fois muette et sourde. Peut-être que le ‘je’ est la personne de l’enfant. […]12 Elle nous fait ainsi savoir qu’elle n’était pas présente comme sujet, que le je sujet de l’inconscient n’était pas encore au rendez-vous, les signifiants de l’Autre ne lui parlaient pas encore, elle ne les entendait pas tant l’envahissaient les sensations et perceptions primaires avant tout refoulement. Que dit-elle de ces perceptions-sensations, des affects ressentis qu’elle ne pouvait pas encore mettre en mots et ne se constituaient pas en souvenir ? Le yiddish était ma langue évidemment. Mais quand j’entendais parler le russe, que j’avais à moitié oublié – la langue des années de ma toute petite enfance en Sibérie, lorsque ma mère et moi étions assignées à résidence – , j’en avais les larmes aux yeux. Le yiddish comme le russe étaient très chargés émotionnellement. Quand j’entendais parler le français, c’était tout autre chose… 13 Ce sont les sonorités, la musique, la lettre à l’état natif qui se manifestent en tant que ressenti échappant au langage. Rachel Ertel nous fait savoir que sa vocation de traductrice répond à la quête de chaînes associatives en lien avec ses souvenirs d’enfance, lui permettant d’interroger leur absence afin de les retrouver. Elle nous met elle-même sur cette voie: 11 12 13

Ibid., p. 22. Ibid., p. 208. Ibid., p. 88.

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C’est-à-dire que je n’ai pas de souvenir de ma mère me parlant quand j’étais enfant, de ma mère me chantant des berceuses. De cette époque, c’est une figure muette qui me revient. Eh bien, j’ai toujours eu l’impression que je traduisais ce qu’elle ne me disait pas. Je traduisais ce que je crois être son mutisme pendant notre séjour en Sibérie. Je pense que la traduction est dans ma vie, compte tenu de mon histoire, une manière de formuler ce qui est le plus profond et le plus difficile à cerner. C’est traduire en vocables une pensée nativement floue et la porter à la lumière. De cette «activité intérieure constante»… elle en fait un « exercice spirituel14 ». Elle sait qu’elle est en quête de l’objet perdu qui, même dans sa saisie, lui échappera, elle reconnaît: Il y a un statut unique et particulier du traducteur du yiddish, de celui pour qui la parole, la voix, les modulations, les rires, les pleurs, la scansion, le rythme des phrases de la langue exterminée sont perdus […] et qu’il y aura toujours un reste inaccessible, inatteignable comme dans toute œuvre littéraire. Ce qui est particulier aux œuvres écrites en yiddish, c’est leur lien à : « un vécu et une destruction hors parole.15 » Le yiddish a été mêlé au Khurbn, à « l’anéantissement », un cri sans parole, l’effroi qui n’a pas de précédent et que l’on ne peut représenter. Il s’agit en effet d’un reste incontournable et, ajouterais-je, quelque chose d’indiscernable, d’intraduisible, qui échappe à toute mise en mots, à toute parole, un indicible que seule la poésie ou la musique pourra parfois laisser transparaître et faire entendre. Stéphane Bou évoque le fantasme que la recherche des souvenirs suppose, l’objet après lequel court Rachel Ertel: «La langue yiddish serait-elle la voix perdue de la mère dans l’enfance…» L’indicible qui anime cet objet cause de désir insaisissable après lequel elle court? La traductrice dit ne pas pouvoir aller plus loin puisqu’elle n’a pas fait de psychanalyse. Néanmoins, dans la quête de cet indicible, R. Ertel mentionne L’Écorce et le Noyau, le livre de Maria Torok et Nicolas Abraham. Ces psychanalystes évoquent la «crypte», lieu habité par le tombeau de celui dont on n’a pas fait le deuil après la perte de l’être aimé. Cette crypte imaginaire envahit tout l’espace psychique du sujet et alimente ainsi un processus mélancolique. Rachel Ertel

14 15

Ibid., p. 181. Ibid., p. 184.

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cite une phrase de ces auteurs qui aborde un tout autre sujet que le yiddish mais qu’elle s’approprie, citation qui évoque son propre positionnement par rapport au yiddish: Dans le ventre de la crypte se tiennent, indicibles, pareils aux hiboux dans une vigilance sans relâche, des mots enterrés vifs. […] Voilà ce qui se passe pour la langue yiddish, pour les mots yiddish, qui sont dans une crypte et qui en sorte guettent. Les gens comme moi [Rachel Ertel], qui essayons de prolonger son existence, nous sommes des cryptophores, nous portons des cryptes vides.16 Sans doute pleines de mots en yiddish en attente d’être reconnus et ressuscités car il est bien question d’une «langue assassinée ». si l’on se réfère au sous-titre de son ouvrage. Mais peut-on ressusciter un monde anéanti par des criminels ? Chaque mot de la langue yiddish assassinée est à ramener à la surface pour tenter de le faire revivre; c’est en cela que consiste, selon elle, le travail du traducteur de yiddish, «qui plonge en apnée et ramène chaque mot à l’air libre. C’est-à-dire prendre une langue qui était en train de disparaître et la faire apparaître au grand jour dans une matière vivante17 ». Il est possible de faire revivre les mots dans leur nudité, dans leur signifiance immédiate mais non les hommes et les femmes avec la culture qu’ils auraient pu produire s’ils n’avaient pas été, eux aussi, assassinés. C’est ainsi que Rachel Ertel fait œuvre de témoignage dans un double mouvement: témoigner de la créativité de cette langue tout en la faisant revivre et tenter d’accomplir un deuil impossible puisque les locuteurs ont été assassinés par millions. Ce travail impossible qui porte sur cette langue est peut-être désespéré, il n’en demeure pas moins indispensable. Cette traversée est celle du pire et en même temps celle du meilleur puisqu’il s’agit d’aller dans la fosse où gît un patrimoine linguistique et culturel pour le ramener, ne serait-ce qu’en partie, à la vie. Le yiddish, en tant que «langue-fossile»18, suppose un travail d’archéologue qui consiste «à remonter des profondeurs vers la surface les fossiles, les tessons, les minéraux». Rachel Ertel est persuadée qu’«avec ce matériau, ces traces, on pouvait reconstituer un puzzle qui, peut-être, ressemblerait à quelque chose et évoquerait cette langue perdue19 ». Sans cette plongée, cette langue resterait à jamais 16 17 18 19

Nicolas Abraham et Maria Torok, L’Écorce et le Noyau, Paris, Flammarion, 2009. Op. cit., p. 174. Op. cit., p. 173. Ibid., p. 173.

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perdue. Cette traversée suppose la rencontre de fantômes, de morts-vivants qui clament, dans leur errance, leur désespoir de n’avoir pas eu accès à une sépulture; seuls les mots arrachés à la crypte valent nomination, or la quête du traducteur vise précisément à les sortir de l’indifférence et de l’effacement les mots pour tenter de leur donner un nouvel éclat. Par la traduction, Rachel Ertel se fraie un chemin dans le gouffre d’où elle fait remonter la lettre, qui constitue l’esprit de la langue avant même les mots, les signifiants du yiddish qui, sans cette descente aux Enfers, seraient à jamais perdus; les signifiants font vibrer les lettres qui accompagnent les mots, ils charrient les sensations, les affects, les émotions qui rendent une langue vivante. La traductrice va chercher dans tous les documents, manuscrits, lettres tout ce qui peut se déchiffrer et qui, sans ce travail d’archiviste et de traductrice, serait à jamais perdu. Le but est de faire revivre cette langue afin de la partager non seulement avec les anciens mais aussi et surtout avec de nouveaux locuteurs qui, en saisissant son esprit, pourront en faire un objet de partage culturel transmissible. La traduction a donc ici pour Rachel Ertel une fonction de libération et s’adresse à tous ceux qui sont sensibles et intéressés par la résurgence des trésors d’une langue accompagnant une culture que des assassins ont cherché à faire disparaître définitivement.

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La fidélité à la langue de la mère

De mon côté, je suis resté fidèle au yiddish de ma mère, il se limitait à ce qu’elle connaissait sans qu’elle manifestât une grande curiosité intellectuelle. Le yiddish qu’elle parlait et que je connaissais était un yiddish pratique, limité au monde concret; les concepts et les abstractions ne faisaient pas partie de son langage – langue très différente de celle dans laquelle a baigné Rachel Ertel. De mon point de vue, ce yiddish a aussi son utilité puisqu’il permet de reconnaître l’altérité de l’hébreu, la langue du Tanakh, mise en position de langue sacrée. Mon yiddish n’est pas devenu une langue qui permet de manier les concepts au même titre que celle parlée à Mea Shéarim, il s’est maintenu en tant que langue archaïque, langue de fond véhiculant les perceptions-sensations, les affects et les émotions qui les accompagnent. C’est ce yiddish que je connais et je reconnais ma difficulté à trouver les mots pour formuler les idées complexes, les abstractions, lorsque je suis amené à parler en yiddish avec mon yiddish commun et quelque peu bricolé (proste, tsebrokhene yiddish). Cette langue m’angoisse alors et me porterait à pleurer; elle a parfois été langue de joie lorsque j’avais le sentiment que j’étais compris et que je pouvais partager

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ce plaisir avec un locuteur. Il est parfois arrivé que je parle le yiddish avec mon épouse Rachel dans les moments où il s’agissait de partager la saveur d’un mot, d’une expression. Je suis resté fidèle à ce yiddish, comme manifestation d’un lien maintenu avec ma mère. Je n’ai pas cherché à aller plus loin, comme si le yiddish devait rester, comme le fait savoir Rachel Ertel, «langue-sentiment, langue-affective, langue-émotion20 », une langue du goût, de l’affect, de l’émoi, de la sensation, que je pouvais retrouver dans les chansons dont je retenais les mélodies avec leur intonation et leur rythme particulier, heimisch, langue de chez soi mot plus proche du yiddish que heimlich allemand, qui veut dire langue secrète, cachée et intime; je m’accrochais aux mélodies mais je ne retenais que quelques paroles, que je n’arrivais pas toujours à bien discerner. Je ne suis pas entré dans la finesse intellectuelle de cette langue qui, pour moi, est restée floue, comme une langue du dessous n’arrivant pas à s’incarner dans une pensée construite tout en l’irriguant. À diverses reprises, mon épouse a insisté sur le fait que, dans ma façon d’écrire le français, de ponctuer les phrases, se faisaient entendre le rythme, les intonations, la construction des phrases en yiddish; c’est ainsi que pour moi, sans que je le sache, se manifeste l’inconscient du yiddish. Par contre, mon épouse Rachel dont la langue maternelle était le yiddish, qu’elle parlait couramment avec ses parents, a maintenu sa curiosité pour la culture ashkénaze/yiddish et en particulier sa littérature, ceci à l’opposé de ma mère. Son investissement me donnait un alibi pour ne pas aller y voir de plus près et la laisser suivre le chemin qui la menait vers l’approfondissement de cette langue, elle a notamment participé à l’établissement d’une grammaire yiddish avec Bernard Vaisbrot21, ce dont j’étais aussi fier, mais sans le laisser paraître et sans chercher à la suivre dans cet investissement culturel, si ce n’est de loin en loin, préférant m’intéresser essentiellement au domaine psychanalytique et à l’allemand en articulation avec les études freudiennes.

Bibliographie Ertel R., Mémoire du yiddish, Transmettre une langue assassinée. Entretiens avec Stéphane Bou, «Itinéraires du Savoir», Paris, Albin Michel, 2019. Kohn M., Baumgarten J., L’inconscient du yiddish, Paris, Anthropos, Economica, 2003.

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Ibid., p. 118. Bernard Vaisbrot, Grammaire descriptive du Ydiche Contemporain, Ed. Suger, 2012.

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Nicolas A. et Torok M., L’Écorce et le Noyau, Paris, Flammarion, 2009. Ram Menuha, Le Vent qui passe, Paris, Julliard, 1974 et Exils, Paris, Julliard, 1993. Samacher R., «L’inquiétante étrangeté du lalangue. Du yiddish mame-loshn », dans Sur la pulsion de mort, Paris, Hermann, psychanalyse, 2009. Vaisbrot B., Grammaire descriptive du Ydiche Contemporain, Ed. Suger, 2012.

8 Motivations linguistiques et psychiques des locuteurs-apprenants du djudyó (judéo-espagnol) Que peut-on apprendre lors d’un cours portant sur sa propre langue ? Pandelis Mavrogiannis

Résumé Aujourd’hui, le djudyó (judéo-espagnol) n’est plus transmis en France. Des associations, comme Aki Estamos, offrent aux personnes qui le parlent ou le comprennent la possibilité de suivre des cours de langue. Les participants, sans être des locuteurs à part entière, ne sont pas non plus des apprenants stricto sensu, puisqu’ils possèdent des compétences linguistiques acquises dans leur enfance. Dans leur cas, la dichotomie entre acquisition et apprentissage est inopérante. Il convient d’identifier les objectifs de ces locuteurs-apprenants, qui suivent les cours sans développer de nouvelles compétences langagières. Ce sont les mots et leurs sonorités qui montent alors sur le devant de la scène, délaissant la grammaire. Le cadre des cours constitue un prétexte pour retrouver une langue et un monde disparus. M’appuyant sur l’observation participante, j’esquisserai les profils linguistiques de ces participants pour tenter d’en comprendre la démarche.

Ce texte, construit d’après mon expérience dans l’enseignement du djudyó (judéo-espagnol)1 dans des milieux associatifs, est une réflexion sur les motivations de personnes qui suivent des cours d’une langue qu’ils ont partiellement acquise dans leur enfance. Les cours en question sont organisés par l’association Aki Estamos – les Amis de la Lettre Sépharade2 depuis plus de quinze ans, et consistent en l’étude de textes originaux en djudyó. Ils s’adressent à des personnes d’origine judéo-espagnole et ayant des connaissances dans la langue. Depuis l’année académique 2021/2022, l’association propose en outre des cours de niveau débutant. L’article tient également compte de ce que j’ai

1 Pour une description de la langue, voir notamment Sephiha (1986), Varol (1988), Quintana Rodríguez (2006), Bornes-Varol (2008), et Bunis (2016). 2 L’association sera mentionnée dans cet article sous une appellation simplifié, ‘Aki Estamos’.

© Koninklijke Brill BV, Leiden, 2025 | doi:10.1163/9789004711310_009

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observé sur les motivations des participants de ce groupe, et les intègre à l’analyse lorsqu’il est fait mention des locuteurs ayant des faibles connaissances en djudyó. Mon analyse ne portera pas sur les motivations des publics inscrits à des cours de langue universitaires que j’assure, dont le public est constitué, à quelques exceptions près, des personnes pour lesquelles le djudyó constitue une langue étrangère. La question que je me suis posée était de savoir ce qui motive des locuteurs qui ont parlé ou entendu le djudyó dans leur enfance à suivre des cours sur leur propre langue. Je me suis intéressé tant sur leurs motivations d’apprenants que sur leurs motivations psychiques. Pour y répondre, je commencerai par caractériser ce public d’apprenants du point de vue de la linguistique et de la didactique.

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Les participants et leurs motivations

1.1 Les locuteurs patrimoniaux (heritage speakers) Les participants aux cours de langue d’Aki Estamos sont décrits par la bibliographie anglophone comme des locuteurs patrimoniaux ou heritage speakers, à savoir «des [personnes] bilingues, qui ont appris une langue dès leur naissance mais ont acquis une autre langue, la langue dominante de leur société, qu’ils ont été amenés à utiliser plus que leur première langue (Polinsky 2018 : 9)». Le terme heritage speakers inclut les personnes qui ont acquis une autre langue que la langue dominante même à des faibles ou très faibles degrés (Montrul & Polinsky 2011: 4). D’après ces auteures, les locuteurs patrimoniaux ont des compétences linguistiques très variées dans la langue apprise à la maison : cela va de personnes ayant une très haute compétence dans celle-ci à des personnes qui n’ont fait qu’entendre la langue de la maison pendant leur enfance, sans vraiment la pratiquer (overhearers). Il existe donc deux types de locuteurs patrimoniaux ; d’une part, ceux qui ont reçu beaucoup de stimuli linguistiques dans leur première langue et qui en ont une excellente maîtrise, et d’autre part ceux qui en ont reçu peu de stimuli et qui ne sont pas capables de communiquer efficacement dans celle-ci (à moins qu’ils ne réapprennent cette langue à l’âge adulte). Montrul & Polinsky (2011 : 4) signalent qu’hormis les locuteurs patrimoniaux très compétents, les heritage speakers acquièrent la langue parlée à la maison de manière incomplète, et leur production langagière est caractérisée par le phénomène d’érosion linguistique (language attrition). Malgré cela, même les locuteurs patrimoniaux peu com-

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pétents se distinguent des apprenants lambda d’une langue étrangère donnée (L2), puisque leur exposition à la langue de la maison leur permet plus tard d’apprendre à la parler avec une prosodie juste et en développant des traits phonologiques proches de ceux des locuteurs natifs, ce à quoi les autres apprenants ne peuvent parvenir. (Au et al. 2002: 239-241). 1.2 Profil linguistique des participants Ce cadre théorique est extrêmement important pour établir le profil linguistique des participants aux cours de langue de niveau avancé organisés par Aki Estamos. Tout d’abord, un nombre limité parmi eux (trois sur un total d’une quinzaine) ont acquis le djudyó comme langue maternelle avant d’émigrer en France. Deux de ces trois personnes sont nées à Salonique (Grèce). Bien que pendant leur enfance le djudyó ait été en concurrence avec le grec, langue d’enseignement, ces deux locuteurs sont des locuteurs natifs, et ne peuvent pas être assimilés à des heritage speakers au sens propre du terme du fait que leur migration a mis fin à la concurrence du grec. Un autre groupe de locuteurs, comptant pour à peu près la moitié des effectifs, sont des personnes nées en France. Elles ont entendu et pratiqué le djudyó à la maison, soit en tant que première langue soit de manière concomitante avec le français. Pour une autre moitié de locuteurs participant au cours, le djudyó est une langue entendue dans l’enfance et éventuellement employée de manière occasionnelle, au sein de leur production langagière dans la langue dominante (le français). Dans les familles de ces locuteurs, le djudyó était la langue de communication, parfois secrète, entre les parents; mais, suivant la croyance alors répandue, ces derniers ont fait le choix de communiquer avec leurs enfants en français afin qu’ils apprennent mieux la langue du pays d’accueil. Ainsi, pour ce groupe de locuteurs, le djudyó ne constitue pas leur langue première, mais une langue acquise de manière très parcellaire. Cette observation semble confirmée par une première analyse sociolinguistique des données et métadonnées linguistiques d’un corpus d’entretiens réuni en 2005 en France (Varol et Mavrogiannis 2013: 562). Ainsi, le public suivant les cours associatifs de djudyó de niveau avancé est constitué de trois types de profils: des locuteurs natifs, des locuteurs patrimoniaux ayant une bonne maîtrise de la langue et des locuteurs patrimoniaux ayant des connaissances parcellaires de celle-ci. Notons qu’indépendamment de ces différences, pour l’ensemble de ces personnes le djudyó est une langue qui a été présente dans l’enfance, ce qui en fait une langue de l’intime. Dans le reste de l’article, je montrerai que leurs motivations pour participer à des cours de djudyó partent d’un socle commun, de nature psychique, mais

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se différencient en fonction de leur histoire linguistique familiale, à savoir du degré dans lequel ils ont pu acquérir le djudyó dans leur enfance. 1.3 Profil d’apprenants des participants Pour cela, au-delà de leur caractérisation en tant que locuteurs, il est essentiel de rechercher les participants aux cours de djudyó en tant qu’apprenants. Les études portant sur le (ré)apprentissage d’une langue par des locuteurs patrimoniaux dans le cadre d’un cours constitue un champ relativement nouveau. Ces apprenants présentent des caractéristiques distinctes que ceux impliqués dans l’apprentissage d’une langue seconde, du fait que les locuteurs patrimoniaux ont en partie acquis la langue dans leur enfance. Il m’a donc semblé utile d’introduire un terme leur étant spécifique et reflétant mieux le fait que, forts de leur acquisition partielle dans l’enfance, ces personnes suivent des schémas cognitifs d’apprentissage de langues qui leur sont propres: plutôt que des simples apprenants, ces locuteurs patrimoniaux sont des apprenantslocuteurs (ou des locuteurs-apprenants). Ces termes, strictement équivalents, reflètent bien la même réalité; l’usage de l’un ou l’autre pourra éventuellement marquer, dans le discours, une légère emphase mise sur leur qualité d’apprenant ou leur qualité de locuteur. A l’image d’autres personnes qui apprennent une langue (L2), ils sont apprenants, puisqu’ils s’inscrivent dans une démarche d’apprentissage linguistique conscient et méthodique, dont le but est d’apprendre à utiliser les structures linguistiques de la langue cible. Mais contrairement à ces autres apprenants, ils sont également locuteurs de cette langue dès leur enfance, à des degrés variés. Cela signifie que lorsqu’ils prennent des cours dans celle-ci, ils sont détenteurs d’un savoir linguistique qui affecte la dynamique et le sens même des cours. 1.4 Motivations linguistiques des locuteurs-apprenants : divergences Il s’ensuit que les locuteurs patrimoniaux les plus compétents, ayant efficacement acquis leur langue première dans leur enfance, ne peuvent pas ‘apprendre’ leur propre langue lors d’un cours, sinon sur des aspects formels (conventions graphiques) ou superficiels (acquisition de lexique supplémentaire). Pour eux, la langue est déjà acquise, et la nouvelle exposition à la langue dans le cadre d’un cours apporte peu sur le plan des compétences linguistiques dans cette langue – tout en limitant le phénomène d’attrition linguistique3. 3 Montrul (2008), citée par Köpke et Schmid (2011: 201), définit le phénomène de l’attrition linguistique comme «la modification ou la perte d’une compétence qui était auparavant maîtrisée», alors que l’acquisition incomplète d’une langue « concerne les cas où l’individu n’a pas eu l’occasion d’apprendre une structure linguistique donnée à l’âge indiqué, à cause d’un input réduit et insuffisant».

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Pour le cas le plus général, celui des locuteurs patrimoniaux qui, enfants, ont acquis la langue de manière incomplète en raison de la concurrence exercée par la langue dominante, suivre un cours de langue leur permet de parfaire l’apprentissage des structures linguistiques incomplètement acquises dans l’enfance. Enfin, pour les personnes qui ont été en contact avec la langue dans le cadre familial, mais pour lesquelles le contact a été si faible qu’ils ont en apparence seulement appris quelques mots ou expressions, la tension entre les schémas d’apprentissage et acquisition est moins prononcée. Les locuteurs patrimoniaux de ce type conservent une capacité de reproduire avec exactitude les traits phonologiques de cette langue lorsqu’ils y sont à nouveau exposés lors d’un processus d’apprentissage, mais sont sujets aux mêmes difficultés d’apprentissage que les autres apprenants dans le domaine de la morphosyntaxe (Au et al. 2002: 239-242). Cependant, ce maintien de la capacité de reconnaitre des sonorités, souligne le fait que d’un point de vue psychique, tout un monde sépare les apprenants-locuteurs des apprenants lambda d’une L2. Car, dans le cas des apprenants à qui nous nous intéressons, la langue réapprise est tout sauf une langue étrangère; elle en est même l’antithèse. Mon propos ici n’est pas de présenter simplement le cas des locuteurs de djudyó comme un cas particulier du cadre théorique reliant le statut de locuteur patrimonial à celui de du locuteur-apprenant, mais de tenir compte de ce cadre pour montrer ce que représente pour les locuteurs de djudyó le (ré)apprentissage de la langue sur le plan symbolique; nul doute que les ruptures profondes qu’ont constitué la migration massive depuis l’Empire Ottoman lors de la première moitié du 20ème siècle ainsi que l’expérience de la Shoah ajoutent une épaisseur qu’il n’est pas possible d’ignorer. Ainsi, si les attentes qu’ont les participants des cours d’Aki Estamos divergent sur le plan des connaissances qu’ils espèrent acquérir, elles convergent sur le plan psychique. 1.5 Les Ateliers de langue de Vidas Largas Avant de démontrer cette convergence, il est fondamental de rendre compte du cadre historique dans lequel s’inscrivent les cours organisés par l’association Aki Estamos. Cela rendra plus lisible la dynamique ayant donné naissance à ces cours, et rendra évidentes les raisons pour lesquelles, locuteurs compétents ou pas, les locuteurs-apprenants qui y assistent ne sont pas là que pour la grammaire: il ne faut pas oublier que parmi eux il y a des locuteurs natifs, dont la présence ne peut s’expliquer par les gains escomptés en termes de connaissances linguistiques nouvelles.

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En effet, dès 1973, grâce à l’initiative de Haïm Vidal Sephiha, seront organisés à Paris des ateliers de langue et de culture, destinés à recueillir la parole des Juifs ottomans établis en France. Ces ateliers ont eu d’abord lieu à l’École Pratique des Hautes Etudes, puis dans des locaux communautaires, notamment le Centre Rachi – Centre universitaire d’études juives (cuej). Ce mouvement de renaissance se formalise par la fondation, en 1979, de l’association Vidas Largas, dont l’objectif est «le maintien et la promotion de la langue et de la culture judéo-espagnoles», active notamment à Paris, Marseille et Lyon. Dès sa création, Vidas Largas prendra en charge l’organisation de ces Ateliers. Pendant plus de quatre décennies, ont participé à ces ateliers des centaines de personnes quasi-privées de la langue de leurs parents, avec qui ils avaient parlé le plus souvent français, et plus rarement djudyó. Elles s’y sont rendues pour réveiller des sonorités et des mots fossilisés par le temps. A côté des lambeaux de mots recueillis, réunis, ressuscités, à côté des proverbes et des contes remémorés et thésaurisés, H.V. Sephiha aura aussi recueilli l’histoire orale des Juifs ottomans et prévu l’exploitation des enregistrements dans ce but. Sephiha décrit ainsi ces ateliers (Sephiha, 1978: 91): L’atelier judéo-espagnol (…) est ouvert à qui désire recueillir par une espèce de mémoire collective et active le passé judéo-espagnol encore vivant au fond des mémoires de ses participants. Migrations, répartition géographique, essaimages, traditions familiales, dispersions, langue et ses variétés géographiques et générationnelles, culture (…), tout cela est systématiquement enregistré, rediscuté lors de réauditions, complété et toujours remis sur le métier. Cela permet aux participants de mieux prendre conscience de leur mouvance et de la disparition de leur culture qu’ils recherchent avec nostalgie et passion à la fois. Cet atelier correspond vraiment aux besoins qu’ont les Judéo-Espagnols de se retrouver, de remonter à leurs sources et de se réidentifier au nom du droit à la différence proclamé de toutes parts. Relevons ici que le fait que la présence active de la langue judéo-espagnole au cours de ces Ateliers est considérée comme donnée, contrairement à la situation actuelle dans des contextes analogues (cf. infra). Les prises de parole des participants aux Ateliers ne s’inscrivent pas dans un format universitaire contraignant le discours et sa temporalité, mais surgissent au gré des conversations entre participants, qui s’interrompent pour partager leur vécu. Les participants déposeront aussi sur la bande magnétique la manière dont on célébrait les fêtes, dont on se mariait, dont on s’amusait,

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dont on vivait. Dans ces ateliers d’exilés, de Salonique à Sofia et d’Istanbul à Varna, cent ans de vie et d’histoire se sédimenteront pendant quarante années4. Les Ateliers de l’association Vidas Largas continuent à avoir lieu de nos jours, malgré le retrait puis la disparition de H.V. Sephiha. L’association Aki Estamos, fondée en 1998, a aussi organisé quelques ateliers de langue, avant de privilégier l’organisation des cours de langue assurés par des enseignants universitaires5. Depuis novembre 2022, elle organise de nouveau des ateliers ; néanmoins, ceuxci diffèrent des ateliers des années 1970 ou 1980, puisqu’il n’est plus question de pratiquer une langue que l’on connait bien mais bien d’améliorer ses connaissances et d’acquérir une certaine pratique de la langue, comme en témoigne le texte de l’annonce de leur mise en place (il faut par ailleurs remarquer la dimension patrimoniale de l’annonce, qui réitère de désir de préserver la langue aussi longtemps que possible): Aki Estamos – les Amis de la Lettre Sépharade vous propose de participer à un Café de los Muestros qui va recommencer ce jeudi 10 novembre [2022]. C’est un nouvel atelier de conversation destiné à tous ceux qui souhaitent améliorer leurs connaissances et acquérir une certaine pratique de la langue judéo-espagnole. N’hésitez pas, vous contribuerez ainsi à ce que vive la langue héritée de nos ancêtres qui s’est transmise de génération en génération pendant plus de cinq siècles depuis l’Expulsion d’Espagne6. Le point commun entre les cours (et les ateliers) de langue organisés par Aki Estamos et les ateliers organisés par H.V. Sephiha, tel qu’il ressort par le croisement de leurs descriptions respectives qui viennent d’être citées, est qu’ils réunissent des personnes souhaitant renouer avec leur langue dans un espace où il est possible de l’entendre, la pratiquer, la revivre. De ce point de vue, les cours sont les héritiers de ces ateliers. Ce qui peut expliquer la décision d’organiser des cours est que le degré de connaissance du djudyó n’est plus le même : si, dans les années 1970 à 1990 il se trouvait parmi eux une majorité de locuteurs 4 Plus de trois mille cassettes audio, incluant aussi des émissions de radios assurées par H.V. Sephiha, ont être préservées et sont en cours de numérisation par la Bibliothèque Nationale de France sous ma responsabilité. La version numérisée de cette collection est appelée à constituer à terme un véritable musée sonore du djudyó. 5 Le Centre Culturel Judeo Espagnol «Al Syete» organise lui aussi un atelier de conversation en djudyó. 6 Courrier électronique de l’association Aki Estamos – les Amis de la Lettre Sépharade à ses adhérents, daté du 07 novembre 2022. Reproduit avec l’autorisation aimable de sa présidente, Jenny Fresco Laneurie.

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compétents, dans les années 2010 et 2020 la plupart d’entre eux n’ont eu qu’un contact limité avec la langue, et ce seulement pendant leur enfance. Les cours ont ainsi une double fonction: ils constituent un espace offrant une continuité avec les ateliers de langue et de culture de Vidas Largas pour les personnes, plus âgées, qui maitrisent bien la langue, tout en permettant à ceux et celles qui la connaissent moins, voire qui en ont une connaissance passive sans pouvoir la parler, d’en acquérir à nouveau certains aspects. Cette dimension rétrospective est cohérente avec les observations concernant les différents types de participants aux cours d’Aki Estamos. Pour les locuteurs compétents (natifs ou patrimoniaux), ce n’est pas le désir d’apprendre la langue qui motive leur présence, mais le contact renouvelé avec celle-ci, ainsi qu’avec la culture que véhiculent les textes étudiés. Sur le plan des connaissances, ils sont surtout intéressés par l’acquisition de vocabulaire élaboré, étant donné qu’ils maîtrisent déjà le vocabulaire de base. Sur le plan psychique, il est intéressant d’observer leur enthousiasme lorsqu’ils rencontrent des mots d’origine étrangère (souvent des emprunts au turc), surtout lorsqu’il s’agit de mots employés jadis en famille. Concernant les locuteurs patrimoniaux qui ont moins de connaissances de djudyó, ils assistent au cours pour mieux apprendre la langue ; cependant, sur le plan symbolique, ils réagissent de la même manière que les locuteurs compétents face aux stimuli affectifs, comme par exemple les emprunts. 1.6 Pırzola ou brisola ? Le turc et la motivation de l’enseignant La sensibilité particulière aux mots provenant du turc est ainsi un élément qui touche tous les publics participant à ces cours, locuteurs natifs ou patrimoniaux, connaissant bien la langue ou pas. C’est par ce constat que je souhaite aborder plus en détail ce qui, au-delà de l’apprentissage du djudyó, amène ces apprenants-locuteurs à suivre des cours sur leur propre langue. Une autre raison motive mon choix: il se trouve que là, sur les emprunts au turc, il y a un terrain affectif qui relie les apprenants-locuteurs de mon cours, descendants de Juifs ottomans, et moi-même, descendant de Grecs ottomans. C’est ce point de rencontre qui explique sans doute l’attachement mutuel fort qui nous unit, ainsi que mon engagement pour le monde juif ottoman. Ainsi, il me semble important de dire d’emblée que si aujourd’hui je parle et j’enseigne le djudyó, sans pour autant avoir des origines juives, c’est aussi parce que le grec parlé par ma grand-mère maternelle, qui était Grecque d’Asie mineure et qui vivait avec nous, était truffé de mots turcs qui m’étaient inconnus et d’expressions dont le sens m’était inaccessible à double titre: par les mots eux-mêmes, mais aussi par leur profil sonore. Même certains des mots grecs d’origine turque qu’elle prononçait, tels que pırzola (côtelette), ne cor-

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respondaient en rien avec la forme de mot normative (ici : brizola) utilisée par toutes les autres personnes que je côtoyais (parents, instituteurs, camarades de classe). La curiosité très puissante que suscitaient chez moi ces mots, expressions et sonorités présentes dans le grec parlé par ma grand-mère me mena plus tard à étudier la langue turque, afin d’en débusquer les moindres indices : je voulais enfin comprendre, fusse-t-il avec trente ans de décalage, ce que ma grand-mère me disait véritablement. J’ai ainsi réalisé que les formes de mot qu’elle utilisait non seulement n’étaient pas erronées comme je le pensais de ma hauteur d’enfant endoctriné par la propagande linguistique de l’école, mais reflétaient de manière tout à fait juste la façon dont ces mots sont prononcés en turc. Les expressions en apparence incongrues qu’elle employait, telles que olur mu? [est-ce possible?], sont des structures grammaticales tout à fait normales dans la langue turque, qui formait l’un des substrats de son grec à elle, de son idiolecte. Enfin, j’ai compris que mes échanges avec ma grande mère étaient fortement limités par le fait que nous ne parlions pas tout à fait la même langue. Sans que je ne le sache, en m’apprenant une poignée de mots turcs, ma grand-mère m’a transmis en réalité toute la langue turque, au moyen de l’envie irrésistible de l’apprendre pour comprendre7. 1.7 Motivations psychiques des locuteurs-apprenants : convergences Ayant ce fait à l’esprit, je me sens particulièrement proche de ces apprenants du djudyó qui ne savent que des bribes de la langue qui a failli être tout à fait la leurs (le djudyó); mais ce sont des bribes lumineuses, telles les bandes fluorescentes des gilets de sécurité, petites mais brillantes, ou un phare en haute mer qui montre le port où se réfugier: des mots et de sons épars, des petits nuages de gaîté dans leur ciel sonore désormais exclusivement francophone. Mon intuition, forgée à coups de olur mu, me fait deviner, à chaque mot ou

7 De manière intéressante, le fait que mon père, dont les parents étaient également des Grecs d’Asie Mineure, utilise également des mots ou expressions (souvent tronquées) venant du turc (entre autres, otur ! : assieds-toi; o kadar para, o kadar burda: on en a pour son argent; asiktir yordan : insulte très vulgaire en turc, ayant en grec le sens de « dégage»), n’a pas suscité le même désir d’apprendre le turc, car l’utilisation de ces termes était toujours glosée, précédée ou suivie d’un didactique (au choix): «ça, c’est du turc» ou « mon père disait en turc: (…)». Par contre, lorsque ma grand-mère employait des mots ou des expressions en turc, c’était toujours enveloppé, emmitouflé, dans des phrases à la place des mots grecs. Le mystère était tout autre, bien que des fois, joueuse, elle procédait à cette substitution de manière consciente, pour que ma sœur et moi lui demandions ce que cela voulait dire. Quoi qu’il en soit, il est certain que le turc, même réduit à une portion congrue (voire incongrue), était pour nous, souvent à corps défendant – ma grand-mère a toujours nié le parler ou le connaître – une langue de famille.

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expression qu’ils lisent dans un texte ou qu’ils réentendent de ma bouche – parfois cinquante ou soixante ans après l’avoir entendu chez eux – la joie que leur apporte cette redécouverte de leur monde sonore perdu. Cette proximité est d’autant plus forte et évidente pour moi que les sonorités qui suscitent la plus grande émotion chez ces apprenants sont justement celles des mots venant du turc. Chaque emprunt au turc est l’ambassadeur plénipotentiaire d’un passé désormais peu tangible, révolu. Il faut rappeler ici l’analyse innovante de Marie-Christine Bornes Varol à propos de la place centrale qu’ont au sein de la culture juive ottomane les éléments provenant des langues et des cultures de contact (Bornes-Varol 2013 : 17) : Tout l’art des Judéo-Espagnols est celui de faire de l’identitaire avec du non-identitaire de manière naturelle. Ils adoptent les langues et une partie des pratiques culturelles environnantes et les réanalysent, les refondent et retravaillent si bien que c’est la spécificité de l’identité judéoespagnole qui s’exprime à partir d’un vocabulaire, d’une coutume, d’une pratique empruntées. C’est un miroir à deux faces, où celui qui regarde de dehors et ne reconnaît que son héritage ne voit que lui-même. Les Judéo-Espagnols sont identitairement des multilingues poly-référencés et leur identité juive complexe de sujets ottomans, juifs de religion et issus de deux exils, celui, fondateur, de la terre d’Israël, et celui d’Espagne, ne recèle pour eux aucune contradiction. Lorsqu’il n’en va plus de même pour les Autres, ils sont alors sommés de choisir une identité monoréférencée. Plus que les mots venant de leur héritage hispanique, pour les apprenantslocuteurs ce sont les mots d’origine turque – avec leur texture sonore, leur image évocatrice et recréatrice du monde ottoman – qui les incitent à assister au cours de djudyó. 1.7.1 Les monumots du djudyó Je fais appel à l’écriture de Marcel Cohen et l’œuvre littéraire majeure qu’est Letras a un pintor ke kreya azer retratos imaginarios/ Lettre à Antonio Saura8, pour illustrer le pouvoir de rêve de cet univers lexical. Dans l’extrait qui suit (Cohen 1997: 60 et 23, pour le texte en djudyó et sa traduction en français res8 Ce livre a été publié en 1985 en djudyó sous le titre Letras a un pintor ke kreya azer retratos imaginarios, par les éditions Almarabú, Madrid. Il a été édité en édition bilingue français/djudyó en juillet 1997 sous le titre Lettre à Antonio Saura (éditions L’Echoppe, Paris) ; c’est Marcel Cohen lui-même qui a traduit son texte en français.

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pectivement), j’indique par des caractères italiques les mots provenant du turc, tant dans le texte en djudyó et dans sa traduction française9 : Y ahora te avlare de Stambol ke, de memorya, konosko yo. Las Golores: Tyera podrida de las kayezikas. Polvo en el tchartchi. Azeytunas, sudjuk, pastourma, tchouros n’el bakal. Ajo n’el trouchigi. Sudor de los jamales. Pichadas de los aznikos. […]. Agouas suzyas. Tchoutchikas. Tapetes polverozos. Solup de los ombres meldando a la kyla. Sirup de pertokal. Almendras. Sakos de jetcha enkaentidos. Tutun. Kave. Momentos: un jamal, kon un almaryo en las espaldas, kamina agile agile en una kalegika cerka del Yeni djami, gritando: “Dour, Dour.”

J’aimerais te parler maintenant d’Istanbul, tel que je l’ai gardé en mémoire. Odeurs: terre pourrie des ruelles. Poussières du tchartchi. Olives, sudjuk, pastourma, tchouros chez le bakal. Ail chez le trouchigi. Sueur des jamales. Urine des ânes. […] Eaux croupies. Tchoutchikas. Tapis poussiéreux. Solup des hommes psalmodiant à la kyla. Sirop de pertokal. Amandes. Sacs de jute tièdes. Tutun. Café. Moments : un jamal, une armoire sur les épaules, avance agile agile dans une rue étroite proche du Yeni Djami, en criant : “Dour, Dour.”

Les mots d’origine turque de cet extrait, liés à la culture matérielle d’Istanbul (alimentation, métiers, environnement urbain), reflètent et réveillent l’imaginaire des personnes exilées et sans possibilité de retour. J’ai souvent vu naître un sourire sur les visages des participants, lorsque, en étudiant des textes, nous avons rencontré les mots d’origine turque très utilisées en djudyó, tels que ayde (allez!) ou pishín (à l’instant). Le champ affectif réactivé pendant les cours de langue ne se limite pas aux emprunts au turc. Les mots venant de l’hébreu sont tout autant importants, tout comme certains traits morphologiques du djudyó, tel l’emploi massif du diminutif -iko/ika, hérité de l’aragonais. Marque d’affectivité par excellence, il sert à adoucir les propos, à se rapprocher symboliquement de l’interlocuteur, à créer une ambiance de confiance, de partage. Le mot boviko (de bovo, ‘bête’ + -iko), dit de manière affectueuse d’une mère à son enfant, en est un exemple, tout comme des mots d’origine turque associés à ce trait morphologique hispanique tels que hanumika (femme chérie, < tr. hanım, femme) ou kaviko (un petit café, < turc kahve). 9 Cette dernière conserve la quasi-totalité des emprunts au turc sans les traduire, afin de mieux rendre l’identité linguistique poly-référencée du djudyó soulignée par M-C. Varol, et s’accompagne, dans l’édition bilingue, d’un lexique à la fin du livre.

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Pour les apprenants-locuteurs, ces mots réappris ou réactivés, patrimoine linguistique associé à un espace que l’on a quitté, ne sont pas des simples mots mais des monumots. Des monuments dressés en l’honneur d’un espace géographique et sensoriel qui a perdu toute consistance, qui n’est plus qu’un mirage. Laissons à nouveau parler le texte de Marcel Cohen (1997 : 48 et 10) : Los biervos stan lokos, Antonio. Atornan y se fuyen. No ay mas ke asperar de eyos. No dizen mas ke la rolor, la dulsura lejana dela dondurma, de las keftikas, de los platikos ke se gizava enkaza. No dizen mas ke el gusto y el tormento del pasado, la lokura del tyempo. Se van los biervos y, lechos de mi, se mueren komo las nuves del cyelo.

Les mots s’affolent. Ils surgissent et s’éclipsent aussi vite. Qu’espérer de plus? Sans doute ne disent-ils que l’odeur, la douceur lointaine de la dondurma, des keftikas, les petites boulettes que l’on cuisinait à la maison. Ils ne reflètent, en somme, que la nostalgie et les drames du passé, la folie de l’époque. A peine entrevus, les mots m’échappent et s’effilochent comme des nuages.

L’abîme qui existe entre ce que représentent ces mots pour l’auteur et ce qu’ils avaient représenté dans le passé pour ses ancêtres est colossal : alors que pour la génération de ses parents ses mots étaient des signifiants correspondant à des signifiés, faisant partie de leur vie, pouvant être mangés, goûtés, savourés, pour l’auteur, mais aussi pour les apprenants-locuteurs, ils ne correspondent plus qu’au souvenir de ces réalités matérielles, à leur douceur lointaine. 1.7.2 Les cours d’Aki Estamos, un espace sacré ? Dès lors, pourrait-on trouver une fonction plus sacrée à un cours de langue que celle qui restitue, tant bien que mal, ces souvenirs? Celle qui redonne un peu de consistance, ne serait-ce qu’à travers le mirage partagé l’espace d’une heure et demie, à la langue perdue? C’est un ressenti très fort dans ces cours : plus qu’à un processus d’apprentissage, je suis à la fois témoin et acteur involontaire d’un office d’ordre religieux, d’une cérémonie qui relève de l’intime. A mon sens, c’est ici même que réside la principale motivation psychique de ces locuteurs-apprenants, et c’est un élément convergeant, indépendant du degré de connaissance de la langue. Le caractère quasi-sacré de ces cours est renforcé par le fait que la Shoah est venue imposer à ce monde révolu la dureté du silence irrémédiable10. Les mots ne disent plus que le goût et la tourmente du passé, la 10

Pour la manière dont la Shoah a affecté les communautés judéo-espagnoles de France, voir Muestros Dezaparesidos (2019); pour celle de Marseille en particulier, voir notamment Oppetit (1993), Dray-Bensousan (2004), Mencherini (2007).

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folie du temps, si je traduis autrement une partie de l’extrait de Marcel Cohen que je viens de citer (cf. 1.7.1.). L’auteur ajoutera, à propos de l’impossibilité réelle de retour, et de l’inutilité de la parole, notamment pour les Saloniciens (Cohen 1997 : 56-57 et 18-19) : Tranos y tranos perdyandose por las yanuras del invierno, y los chufletes tapando a los gritos en la Evropa entera (…). Tranos y tranos, y las ultimas palavras de los ijos de la luz: “Ke no t’espantes janoumika, ke no t’espantes. Douermete y ke el Dyo mos lo deche ver”. Y al kavo, el silensyo, Antonio. Silensyo de Salonik rekonstruida onde no se topo ni un djudyó para las endechas, y silensyo de los ke no tyenen ni el korage de avlar. “A los ke no entyenden, no les avles”, dizya mi nona. El silensyo, y algunos dyas, ensupito, sin ke saves lo ke afito, el palavrear del pasado, tornando en la kaveza kom’un pachariko loko.

Des trains et des trains s’enfonçant dans les plaines de l’hiver. Leurs sifflets couvrant les cris de l’Europe entière (…). Des trains, des trains, et ces ultimes paroles des fils de la lumière : « N’aie pas peur, janoumika, n’aie pas peur. Dors et que Dieu nous protège. » Et il n’y eut plus que le silence. Silence de Salonique reconstruite, où l’on ne trouvait plus un seul Juif pour dire les prières, et silence de ceux qui n’avaient même pas le courage de raconter. «Inutile de parler à ceux qui ne veulent pas entendre », répétait souvent ma grand-mère. Le silence et, certains jours, sans que l’on sache comment ni pourquoi, le babillage du passé qui resurgit soudain, tournant et retournant dans la mémoire comme un oiseau dans sa cage.

L’écrivain fait référence au drame de la disparition quasi-totale de la communauté juive de Salonique11, mais aussi à l’indifférence qui entoure cette disparition parmi les occupants actuels de la ville, à la vanité des mots lorsqu’ils ne peuvent plus dire ou être dits. Paradoxalement, c’est l’impossibilité de la parole qui semble rendre nécessaire la lutte pour le maintien de la langue. Ainsi, selon M-C. Bornes Varol (2013: 25), dans les communautés judéo-espagnoles de France le djudyó a une « charge symbolique de ‘langue sainte’». En guise de conclusion de cette partie, je reprends à mon compte sa remarque concernant les cours associatifs de djudyó: «apprendre ou enseigner le judéo-espagnol, s’apparente en France à un 11

Pour un compte-rendu de la destruction des Juifs de Salonique, voir par exemple les travaux de Molho (1988), Recanati (2000), Bowman (2002 et 2009), ainsi que le témoignage littéraire de Bouena Sarfatty-Garfinkle, édité par Melammed (2013).

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office du souvenir. C’est un hommage, souvent explicite, à la mémoire des Saloniciens disparus. Le judéo-espagnol est la langue d’une culture martyrisée. » (Bornes Varol 2013: 25).

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L’enseignement du djudyó à des locuteurs-apprenants

Après avoir exposé les motivations linguistiques et psychiques des locuteursapprenants, il est intéressant de mettre en lumière leurs conséquences sur le déroulement et sur le contenu des cours. En effet, enseigner une langue à ses propres locuteurs, même si ils se placent eux-mêmes dans la position d’apprenants, est une situation où les connaissances circulent dans les deux sens: de l’enseignant vers les apprenants et vice versa. Ceci est particulièrement vrai dans le cas, désormais majoritaire, où l’enseignant a lui-même appris la langue en suivant un cursus, en lisant, et en conversant avec les locuteurs; quel que soit sa maîtrise, la langue enseignée demeure pour lui une langue étrangère. Ainsi, en cours, les locuteurs-apprenants, connaisseurs d’un lexique parfois très étendu, sont eux-mêmes sources de savoir. Défenseurs du parler de la ville d’origine de leurs parents, ils peuvent se montrer peu réceptifs à d’autres variantes de leur langue, ce qui entraîne des situations pédagogiques complexes. Détenteurs des schémas phonologiques acquis dans l’enfance, ils ont l’oreille aiguisée et peuvent déceler toute incongruité sur le plan de la prononciation et de la prosodie. Dans cette partie de l’article, je présenterai tour à tour les problématiques d’enseignement que je viens de lister, en me basant autant que possible sur des observations faites en cours. 2.1 Apports des participants Les locuteurs-apprenants connaissent souvent très finement leur langue, ce qui leur permet d’apporter des nuances qui enrichissent le cours. Il en va ainsi de la distinction établie par un des participants au cours entre le mot prove, hérité de l’espagnol pobre et signifiant personne pauvre, disposant de peu de ressources, et povereto, emprunté à l’italien et ayant uniquement dans un sens métaphorique, pour montrer sa commisération vis-à-vis de quelqu’un qui est en mauvaise posture, comme dans l’expression française « ah, le pauvre! ». Dans un autre cours, où j’avais expliqué que le mot ‘café’ se disait kavé, on m’avait signalé que l’on disait plus volontiers kaviko, ‘petit café’, ce qui n’est pas un détail. Un dernier exemple concerne les termes employés pour désigner le matin et le petit matin en djudyó; une participante m’a signalé le terme très poétique d’eskuro mundo, littéralement ‘de monde obscur’ ou ‘lorsque le monde

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est obscur’, qui désigne une heure très tardive dans la nuit, mais antérieure à l’aube. Ces remarques, toujours bienveillantes, constituent un apport à la fois à l’enseignant et au cours, puisque tous les participants en bénéficient. Il se crée un cercle vertueux d’apprentissage, où participants et enseignant se nourrissent mutuellement. Dans un tel environnement, la parole de l’enseignant et celle des participants constituent des sources légitimes et complémentaires de savoir. De plus, s’agissant d’un cours de langue et de culture, les participants font part des pratiques culturelles observées au sein de leur famille ainsi que de leur connaissance intime de la culture juive ottomane. Ces contributions, particulièrement utiles pour la contextualisation des éléments évoqués dans les textes étudiés, constituent une richesse inestimable pour le cours. Elles montrent aussi à quel point cet environnement d’apprentissage privilégié permet la coconstruction des savoirs. 2.2 Erreurs de langue et remédiation Ce processus, dont je viens de décrire les aspects vertueux, est toutefois tout autant caractérisé par une forte ambiguïté, dont la source réside justement dans la légitimité réelle de la parole des deux types d’acteurs cités (enseignant, locuteurs). En effet, les échanges restent non-conflictuels tant que ce qui est dit par l’enseignant ne va pas à l’encontre de la représentation qu’ont les apprenants de la langue. Dans le cas contraire, les deux sources de savoir sont de fait dans une relation antagoniste, qui donne lieu à des conflits dont il est intéressant d’étudier la résolution. Ces conflits sont souvent dus à du lexique acquis dans l’enfance mais entre-temps partiellement oublié. Rappelons que la confusion sémantique chez des locuteurs ayant trop peu ou trop anciennement pratiqué leur langue a été signalée dès 1962 pour le djudyó, par Marius Sala (1962: 290-291). Dans le cas où il y a ce type de confusion sémantique chez un locuteur-apprenant et que celle-ci se manifeste pendant le cours, deux scénarios peuvent se produire: a) Dans le cas où le rétablissement du sens du mot est acceptée par le locuteur-apprenant concerné, il y a résolution non-conflictuelle de la situation, ce qui est bénéfique pour le déroulement de cours car l’ensemble des participants bénéficie de la correction apportée par l’enseignant. b) Dans le cas où il y a une résistance à cette correction de la part du locuteur-apprenant concerné, cela crée une situation délicate: au nom de la ‘vérité’ linguistique (le sens correct du mot), l’enseignant doit rétablir le sens du mot en question; mais dans ce contexte d’enseignement, il doit le faire avec beaucoup d’égard et de bienveillance envers la per-

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sonne qui se trompe. Cette exigence éthique découle du fait que la raison principale pour laquelle les locuteurs-apprenants participent au cours n’est pas d’apprendre ou réapprendre de manière exhaustive la langue oubliée, mais de renouer avec les sonorités, les images et l’univers sensible de l’enfance; autrement dit, le but est de se remémorer de la langue, la célébrer, la chérir à travers ses sons et ses monumots. Ainsi, si l’enseignant choisissait de rejeter de manière cartésienne la véracité du sens que possède un mot donné pour un apprenant-locuteur, cela représenterait un acte gratuit et humiliant. En effet, cela reviendrait à désigner cet apprenant-locuteur comme un mauvais porteur de sa langue maternelle, ce qui est absurde. Faute de pouvoir rétablir le sens du mot avec suffisamment de tact, la solution pédagogique peut consister alors à suggérer que le sens du mot que l’apprenant-locuteur connaît puisse correspondre à un usage familial, voire régional. Cependant, comme je l’ai montré plus haut (cf. 2.1. supra), les locuteurs-apprenants apportent souvent des nuances dans l’emploi d’un mot donné ou bien connaissent le sens que possède ce mot dans une autre variante de la langue. Pour l’enseignant, il est alors primordial de pouvoir identifier correctement la situation face à laquelle il se trouve: erreur de langue ou apport au cours. 2.3 Prononciation et prosodie: la musique de l’enfance Pour des raisons historiques, la variante du djudyó connue par la majorité des apprenants-locuteurs est celle d’Istanbul; pour une minorité d’entre eux, celle de Salonique. Très peu de participants ont entendu dans leur enfance les parlers de Bosnie (Sarajevo), de Macédoine (Skopje, Bitola/Monastir), de Bulgarie (Sofia, Plovdiv) ou de Rhodes12. Lorsque des textes reflétant ces parlers sont étudiés en cours, les participants me signalent énergiquement qu’ils ne sont pas à l’aise avec la sonorité de ces dialectes, ces dernières leur étant étrangères. Cela entraine une forte réaction de rejet de leur part, comme si ces différences dialectales compromettaient la compréhension même du texte, alors que le plus souvent il s’agit de phénomènes phonétiques (par exemple, fermeture des voyelles [e] et [o] en position atone en [i] et en [u] respectivement), qui ne gênent pas l’intercompréhension entre locuteurs des dialectes différents. Quant à la variation lexicale entre dialectes, du moins dans les textes que je sélectionne pour le cours, elle n’est pas suffisamment grande pour expliquer

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Sur la variation diatopique du djudyó, ainsi que pour une cartographie des dialectes, voir Quintana Rodríguez (2006).

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cette réaction. A cet égard, une phrase prononcée il y a plusieurs années par une participante illustre de manière exemplaire les raisons de ce rejet: réagissant à un texte de Rhodes, elle est venue me dire, déterminée, qu’elle venait en cours pour apprendre la langue telle que ses parents la parlaient et pas pour étudier des textes reflétant d’autres dialectes. Le fait que cette locutriceapprenante ait pu énoncer si clairement ses objectifs d’apprentissage traduit sa motivation exacte, à savoir le désir de se réapproprier sa langue, les sonorités de son enfance. Il y a eu encore un autre épisode particulièrement marquant, et tout autant révélateur de l’acuité avec laquelle même les apprenants-locuteurs qui maîtrisent mal le djudyó peuvent reconnaitre la bonne prononciation et la prosodie juste de la langue, et rejeter toute prononciation ou prosodie non authentique. Cela concerne un des participants, qui construit ses phrases avec difficulté, emploie le système verbal de manière incorrecte (un seul type utilisé pour toutes les personnes du présent de l’indicatif, aucune connaissance des autres temps et modes), et a une prononciation très fortement marquée par le système phonétique français, rendant difficile la compréhension des textes qu’il lit à haute voix. Autrement dit, il est gêné dans son expression d’un point de vue lexical, morphosyntaxique, et phonologique. Il s’agit, du moins en apparence, de l’exemple-type d’un heritage speaker ayant très partiellement acquis la langue dans son enfance. Or, un jour, l’ethnomusicologue Shoshana Weich-Shahak ainsi que Kobi Zarko, un chanteur israélien originaire de Salonique, viennent participer au cours et échanger avec les participants. Une discussion spontanée s’installe, riche, dynamique. Soudain, le locuteur-apprenant en question intervient longuement, en structurant tant bien que mal des phrases longues, et s’exprimant, malgré les fautes grammaticales, avec une fluidité bien supérieure à celle qui caractérisaient ses rares prises de parole pendant le cours. Interloqué, je l’interroge publiquement sur le ‘miracle’ qui venait de s’accomplir, en lui demandant comment cela se faisait qu’en cours il était si taiseux et hésitant et là, dans cet échange spontané, il s’exprimait avec autant d’aisance. Sa réponse fut fulminante, et m’a totalement stupéfait. Il m’a expliqué que lorsque je parlais ou que je lisais des textes, il n’entendait pas la langue que parlaient ces parents, que je prononçais le djudyó «comme si c’était de l’espagnol» ; et que cela ne l’incitait pas à parler, les sons entendus lui étant étrangers. Il a ajouté qu’a contrario, ce jour-là il était face à un véritable locuteur (le chanteur Kobi Zarco), ce qui l’animait à parler naturellement. L’épisode est édifiant. Si la caractérisation de ma prononciation et ma prosodie en djudyó par ce participant est un peu sévère, sachant que mon inventaire phonétique maternel est celui du grec, qui partage davantage de phonèmes que

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l’espagnol avec le djudyó, il reste que l’enseignement qu’il faut tirer de cet épisode est limpide. Ces apprenants-locuteurs, locuteurs patrimoniaux du djudyó, ont une connaissance très fine, intime, des sonorités – inventaire phonétique et prosodie – de la langue de l’enfance. Cela signifie également que l’environnement construit et artificiel d’un cours n’est pas toujours propice à faire émerger cette connaissance. De toute évidence, pour le locuteur-apprenant mentionné plus haut, le djudyó servait toujours de langue véhiculaire et de moyen de communication efficace. Par ailleurs, ce locuteur pouvait identifier avec exactitude les caractéristiques phonologiques de sa langue. Cette dernière observation, qualitative, vient corroborer les données quantitatives de l’étude de Au et al. (2002) déjà citée. 2.4 Dialectes et graphies: la langue et son espace En règle générale, les locuteurs-apprenants viennent en cours avec une certaine représentation de la graphie du djudyó, celle avec laquelle ils ont été familiarisés. Etant donné l’existence de plusieurs graphies de la langue, ce qui est reflété dans les textes étudiés, ils sont souvent confrontés à des textes dont ils trouvent la graphie déconcertante. En effet, au moins jusqu’aux premières décennies du 20ème siècle, et parfois jusqu’à la Deuxième guerre mondiale, le djudyó s’écrivait en caractères hébraïques. En raison du processus d’occidentalisation des communautés juives ottomanes, notamment via les écoles francophones comme celles de l’Alliance Israélite Universelle mais aussi via les écoles italophones, les graphies hébraïques du djudyó (imprimées et manuscrites) ont été progressivement remplacées par des graphies latines. Puis, La Shoah, qui a décimé la plupart des communautés séfarades, a également entraîné la disparition des nombreux titres de presse édités dans les Balkans et a ainsi contribué à l’abandon des graphies hébraïques du djudyó. Aujourd’hui, exception faite de ceux qui résident en Israël, rares sont les locuteurs sachant encore lire les textes écrits en caractères hébraïques. Le processus de passage à des graphies latines a été anarchique, au gré des modèles disponibles. Les graphies latines du djudyó se sont inspirées dans un premier temps des conventions graphiques du français, de l’italien, ou du turc (après la réforme linguistique du 1928); plus tard, des graphies anglo-centrées se sont rajoutées, notamment celle de la revue Aki Yerushalayim, fondée en 1979. L’ensemble de ces graphies du djudyó, étant pour l’essentiel phonématiques, peuvent être comprises sans difficulté par les locuteurs. La très grande majorité de textes originaux en djudyó écrits à partir des années 1950 utilise l’une ou l’autre de ces graphies. A celles-ci se sont ajoutées des graphies savantes, inventées à partir du début du 20ème siècle par des romanistes, et basées sur des représentations gra-

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phiques de l’espagnol médiéval. Ces graphies sont caractérisées par un grand nombre de signes diacritiques, rendant les textes difficilement accessibles aux communautés de locuteurs de djudyó. Or, c’est souvent sur la base des graphies savantes qu’ont été éditées les translittérations en caractères latins des textes majeurs de la littérature judéo-espagnole. Les apprenants-locuteurs ne sachant plus lire les caractères hébraïques, l’enseignant doit utiliser les éditions translitérées, le plus souvent établies selon les normes des hispanistes. Or, de manière équivalente à ce qui a été exposé plus haut au sujet des variantes diatopiques, cela suscite une levée de boucliers, qui limite considérablement les possibilités d’enseigner les textes majeurs. 2.5 Un cas d’école: franchir la frontière Ainsi, la graphie des textes et la variante dialectale qu’ils reflètent constituent pour les participants des véritables freins à l’apprentissage. Dans le deux cas, il y a de leur part un refus, aussi légitime que tenace, d’accepter d’étudier leur langue dans des formes graphiques (graphies externes) ou sonores (dialectes ne correspondant pas à celui de leurs parents) qui s’écartent de leur représentation de ce qui est pour eux le djudyó: un texte reflétant l’usage linguistique en vigueur à Istanbul, Izmir ou Salonique, établi, de surcroît, selon l’une des graphies internes du djudyó. Les contes réunis par Cynthia Mary Crews dans les Balkans (notamment en Macédoine) et publiés en 1935 sous le titre Recherches sur le judéo-espagnol dans les pays balkaniques sont un exemple de texte à la fois reflétant une variante de langue considérée difficile par les locuteurs-apprenants et édité selon une graphie savante, chargée en signes diacritiques. Ainsi, alors même que les contes qu’elle a édités se prêtent merveilleusement à l’enseignement, le double obstacle représenté par la graphie et par la variante linguistique m’a conduit à tenter un processus de médiation, destiné à convaincre les participants de l’intérêt d’étudier ce texte. Afin de minorer l’impact négatif de la graphie du texte, j’ai rédigé un court guide de lecture, dont la fonction était de rendre les participants familiers avec les conventions graphiques de Crews et d’expliciter les différences phonétiques existant entre les dialectes que les participants connaissaient (Istanbul, Salonique) et les dialectes macédoniens. Cette médiation leur a permis d’accéder aux contes en question, et se délecter des histoires racontant un monde qui avait été celui de leurs parents. Certes, après plusieurs mois d’étude des contes de Crews, les locuteurs-apprenants ont demandé que l’on repasse à l’étude de textes plus accessibles. Néanmoins, l’acquis pédagogique reste là, signe que les conflits qui émergent dans une situation de (re)apprentissage de ‘sa’ langue maternelle peuvent se résorber grâce à des instruments appropriés.

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Conclusion Si l’on reprend de manière systématique ces éléments, nous pouvons résumer ainsi les motivations principales des participants : 1. Se retrouver dans un espace où la langue revit, ne serait-ce que le temps d’un cours; à travers les textes étudiés et leurs thèmes, se retrouver également dans un espace culturel familier. 2. Apprendre ou se remémorer le vocabulaire spontanément acquis dans l’enfance, notamment celui ayant une grande charge émotive, ce qui, dans le cas du djudyó, concerne surtout les termes d’origine turque ou hébraïque, qui sont perçus comme des marqueurs culturels différenciant leur langue de l’espagnol péninsulaire. Les mots appris ou rappelés à la mémoire possèdent une dimension psychique mémorielle, et servent de preuve de vie pour une langue qui semblait perdue et inaccessible. Dans ce sens-là, ces mots sont des véritables monumots, d’autant plus que la vitalité du djudyó a été mise en cause par la Shoah, faisant chacun de ces mots des rescapés. 3. Être en contact, le plus étroitement et le plus authentiquement possible, avec les sonorités de l’enfance, qui se matérialisent, du point de vue du linguiste, dans l’inventaire phonétique et dans la prosodie des variantes de langue que les participants avaient parlé ou entendues lorsqu’ils étaient jeunes. La fidélité aux sonorités de l’enfance fait elle aussi partie de l’ensemble mémoriel et monumental que les participants construisent en permanence dans ces cours associatifs. Le fait que parmi les motivations citées ne figure pas la syntaxe ou la morphologie de la langue n’est pas un oubli, mais l’observation pédagogique majeure de sept ans d’interaction avec les locuteurs-apprenants. Elle est cohérente avec l’analyse menée, et s’explique par le fait que, pour ceux qui comprennent la langue suffisamment pour suivre le cours de niveau avancé, l’importance donnée à la grammaire est secondaire; ce qui prime est le contact avec les textes et la culture qu’ils véhiculent, et bien sûr le contact avec la langue. En ce qui concerne la grammaire, avant que je ne prenne conscience en quoi consistait réellement mon cours, combien d’exercices demandés n’auront pas été rendus, combien de points de grammaire patiemment expliqués auront été aussitôt oubliés, combien de fois les temps du passé, difficiles, vainement révisés. Qu’importe. Les mots sont là, les sons aussi. Tout y est. Mes observations issues du cours de niveau initiation mis en place par l’association à partir de l’année universitaire 2021/2022 et conçu expressément comme un moyen de restructurer pas à pas les capacités linguistiques des apprenants-locuteurs confirment ce qui était attendu: les participants ayant

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une moindre maîtrise de la langue s’investissent beaucoup dans l’apprentissage de la grammaire, comme l’aurait fait un apprenant lambda motivé. Ils partagent néanmoins avec leurs pairs du niveau avancé les mêmes motivations et sensibilités psychiques. Divergence des motivations linguistiques, convergence des motivations psychiques. Le fait qu’il existe de plus en plus de personnes qui connaissent peu la langue et qui partent à sa recherche nous ramènent aux pensées de Marcel Cohen à propos de la disparition de locuteurs, de l’impossibilité de parler la langue qui en résulte, et de l’érosion linguistique qui vient finalement atteindre même la langue de ceux qui avaient jadis parlé le djudyó13 (Cohen 1997: 58-59, 21-22): Cerar los ojos en my kamaretika, asperar a las palavras del pasado, sentirlas ke, pok a poko, se suven a la oreja, bouchkarlas kon fener y entender kualmente en eyas no ay mintiras: en la musika de akeyas palavras me siento entero yo. En estos biervos, en esta musika no ay solamente el pezo djusto de las kozas, el del pasado, sino, dourmiendose, la realitad jalis del dya. No ay, no avra mas realitad para mi porke no ay realitad sino en las palabras y ke el avlar djudyo ya se muryo kon los ke lo avlavan.

Fermer les yeux dans ma chambre, guetter les paroles du passé, les sentir qui, peu à peu, me reviennent à l’oreille, les débusquer comme on le ferait avec une lanterne et savoir que, dans ces mots, il n’y pas la moindre place pour le mensonge: c’est dans la musique de ces mots que je me sens tout à fait moi-même. Dans ces mots, dans cette musique, je ne retrouve pas seulement le juste poids des choses, mais la réalité du jour. Il n’y a, il n’y aura plus jamais qu’un flottement tenant lieu de réalité puisque le djudyo est mort avec ceux qui le parlaient.

Ce qui prime, ce sont les mots, et plus encore, la musique des mots. Cette musique est vérité, elle est la seule chose qui permet à l’auteur, aux apprenantslocuteurs, aux exilés, de se réaliser, d’exister. Celle de leur langue, ou plutôt, celle de leurs langues. Toute la question des motivations des locuteurs-apprenants du djudyó pourrait être résumée dans cette recherche des sonorités perdues, et dans le sens de ces sonorités.

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Pour une analyse de cette œuvre littéraire du point de vue de la problématique de la disparition de la langue, voir Quintana Rodríguez (2012).

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9 Henry Roth : langue et inceste Max Kohn

Résumé L’œuvre de Henry Roth est unique dans l’histoire de la littérature parce qu’il existe un écart de soixante ans entre son premier livre L’Or de la terre promise (Call it Sleep, 1934) et À la merci d’un courant violent (Mercy of a Rude Stream, 1994), comme si l’un des secrets de sa littérature consistait à raconter l’inceste du narrateur avec sa sœur Minnie (et aussi avec une de ses cousines, Stella) et de continuer l’inceste qu’il n’a jamais cessé avec les langues, essayant d’en inventer une pour rester stable dans une langue d’origine qui manque définitivement, sans pouvoir arriver à investir complètement la langue de l’environnement.

L’œuvre de Henry Roth1 est unique dans l’histoire de la littérature parce qu’il existe un écart de soixante ans entre son premier livre L’Or de la terre pro1 Henry (Herschel) Roth est né le 8 février 1906 à Tysmenitz, Galicie, mort le 15 octobre 1995 à Albuquerque, Nouveau-Mexique, Etats-Unis, à 89 ans, le même âge où est mort son père Herman. Jacob Freud, le père de Sigmund Freud est aussi né à Tysmenitz en 1815. Rot signifie «rouge». Le 10 janvier 1905, ses parents, Herman (Chaim) Roth et Leah Farb se marient à Tysmenitz. C’est un mariage arrangé et le couple ne remplit pas les documents officiels pour le valider civilement. Du point de vue juridique, les enfants pourraient être considérés comme des bâtards. Entre 1897 et 1900, Herman vient aux Etats-Unis. En 1903, il retourne à Tysmenitz. En 1906, il repart aux Etats-Unis. Rose Roth (plus tard Rose Broder, en yiddish der brider, c’est le frère), la sœur de Henry est née le 21 mars 1908 à Brownsville, New York. En 1910, la famille s’installe à Ninth St et Avenue D. Lower East Side. En 1914 elle part à Harlem, dans la partie juive, 114th St, puis dans un quartier non juif, 108 East 119th St. L’abandon de East Ninth Street a été pire pour Henry que le départ de Tysmenitz pour les Etats-Unis, une discontinuité. Il dira plus tard qu’il aurait pu être là quand les gens fusionnaient (melt away) au niveau de la langue et de tout le reste. Henry est le favori de sa mère et Rose celle de son père. Leah a des pleurs incontrôlables. Elle ne parle pas couramment anglais. C’est une borderline, un état-limite, selon Steven G Kellman, une agoaraphobe qui ne sort pas de son quartier. La relation sexuelle entre Henry et Rose commence quand il a douze ans et Rose dix ans. Elle devient pleinement sexuelle en 1922 quand il a 16 ans et elle 14 ans. Henry séduit aussi sa cousine Sylvia Kessler âgée de 14 ans quand il a 18 ans. Le neveu de Herman a aussi essayé de séduire Léah. Et Léah est elle-même attirée sexuellement par son frère Morris. Dans Mercy of a Rude Stream, (1994), le héros, Ira Stigman, apprend que son père violait sa cousine Stella.

© Koninklijke Brill BV, Leiden, 2025 | doi:10.1163/9789004711310_010

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mise (Call it Sleep, 1934)2 et À la merci d’un courant violent (Mercy of a Rude Stream, 1994)3. L’étude du «cas Roth» s’inscrit dans mon travail sur l’instabilité des langues. Jacques Lacan désigne par «lalangue », la langue des origines, la langue fondamentale, la langue des origines qui fait langue avec le corps de la mère. Or, cette langue, instable, est sujette au changement permanent. De cette instabilité, l’œuvre de Henry Roth témoigne, dans une thématique incestuelle.4 Ce qui caractérise d’emblée l’écart de temps entre le premier et le dernier livre, c’est d’abord sa capacité à décrire l’inceste que le narrateur a eu avec sa sœur Minnie et sa cousine Stella, comme si tout tournait autour de ces incestes. Ceci pose la question du rapport de son œuvre à cette dimension incestueuse dans l’originalité de son rapport aux langues. D’emblée, ce rapport est central dans L’Or de la terre promise. David, le héros de L’Or de la terre promise5, « est aussi étranger au monde yiddish dans lequel il vit, enfant, ses affects à New York qu’à l’américain dans lequel il les traduit.»6. Il doit inventer sa langue et l’absence du yiddish chez Henry Roth n’est pas une vraie absence du tout7. Un

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Chaim Stigman est Herman Roth et Stella, Sylvia, la cousine de Henry Roth d’après Felicia Steele qui travaillait avec Henry Roth sur ses derniers livres et à qui il l’aurait confié. Le nom de Stella dans le roman met en tout cas l’inceste du côté du père de Henry Roth, Herman. Henry Roth souffre de dépression tout le long de sa vie et d’une arthrite rhumatismale à la fin de sa vie. Sa mère, Leah, est hospitalisée pour psychose involutive caractérisée par la dépression, les hallucinations, l’agitation, en 1957 au Bellevue Hospital. Henry Roth ne se rend pas à son enterrement. Steven G. Kellman m’a parlé du livre posthume de Henry Roth au cours d’une conversation le 30 juillet 2010: Roth, Henry An american type, New York, W.W. Norton & Company, 2010. Kellman, Steven G., Redemption: The Life of Henry Roth, New York, W.W. Norton, 2005. Roth, Henry (1934), L’Or de la terre promise. Trad. de l’américain par Lisa Rosenbaum, Paris, B. Grasset, 1989. Call it Sleep. Harmondsworth, Penguin books, 1983. Roth, Henry (1994), À la merci d’un courant violent. En quatre tomes: Une étoile brille sur Mount Morris Park (A Star Shines Over Mount Morris Park), Un rocher sur l’Hudson (A Diving Rock on the Hudson), La Fin de l’exil (From Bondage) et Requiem pour Harlem (Requiem for Harlem). Trad. de l’américain par Michel Lederer, Paris, Éd. de l’Olivier, 1994. Mercy of a Rude Stream. Vol. 1, A star shines over Mt. Morris Park; Vol. 2, A diving rock on the Hudson ; Vol. 3, From bondage, New York, St. Martin’s press, 1994. Shifting Landscape, 1925 – 1987, intro and ed. Mario Materasi, Philadelphia Jewish Publication Society, 1987. An american type, New York, W.W. Norton & Company, 2010. Lacan, Jacques, Encore, Le Séminaire, Livre xx, Paris, Seuil, 1975. Roth, Henry, L’Or de la terre promise, op. cit. Kohn, Max, Le Don dans la psychanalyse in Traces de psychanalyse, Limoges, Lambert-Lucas, 2007, p. 337-346, p. 339. Henry Roth conserve après sa mort, le manuscrit en yiddish d’une pièce de théâtre, que son père, Herman, a écrit entre 1939 et 1940, der zind fun get, le péché du divorce.

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peu comme Aharon Appelfeld8, il n’y a pas de langue au départ pour ces écrivains: ils sont sans langue et c’est là l’une des caractéristiques essentielles de leur œuvre. Dans le cas de Henry Roth, on note surtout ce silence terrible de soixante ans dans sa vie, comme si l’un des secrets de sa littérature consistait à raconter ce double inceste.

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La dépression d’Henry Roth

Henry Roth arrive aux États-Unis à l’âge de trois ans avec sa famille et passe son enfance au sein de la communauté juive de New York. En 1939, il épouse Muriel Parker, fille d’un pasteur baptiste et d’une pianiste, qui l’accompagne dans l’État du Maine où il exerce plusieurs métiers (garde forestier, infirmier dans un hôpital psychiatrique, aide plombier, etc.). Le couple s’établit dans une ferme en 1954 et vit d’un élevage d’oies et de canards ainsi que du salaire d’institutrice de Muriel Parker. Cette période est caractérisée par une dépression chronique d’Henry Roth. C’est seulement en 1964, trente ans après sa première parution, que L’Or de la terre promise est vendu à plus d’un million d’exemplaires. La famille déménage au Nouveau-Mexique. Henry Roth se remet à écrire en 1979 et publie À la merci d’un courant violent en 1994. La dépression de Henry Roth traverse toute son œuvre. Il y a un problème de séparation pour lui, y compris avec son œuvre. En mai 1935, il brûle le manuscrit de Call it sleep après avoir été passé à tabac par des dockers9.

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Bilinguisme et diglossie

Le mot diglossie (du grec dis, «deux fois» et glôssa, « langue ») a d’abord été synonyme de bilinguisme avant d’être utilisé par le linguiste William Marçais10 en 1930 dans sa Diglossie arabe. Il marque aujourd’hui davantage l’état

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Kohn, Max, «Une langue prend-elle un visage?», in Psychologie clinique, nouvelle série nº22, hiver 2006, «Dispositifs cliniques et changements culturels », (sous la dir. de C. Wacjman et de V. Baysse), Paris, L’Harmattan, 2006, 9-18. Ses fils, Jeremy, né le 23 décembre 1941 et Hugh, né le 8 septembre 1943, sont pris dans les conflits de Henry Roth. Il préfère Jeremy à Hugh et Hugh se convertit au judaïsme en se mariant avec Carole Nobel en 1976. Le père et les fils se fâchent et Henry Roth déplace son amour sur des fils adoptifs qui s’occupent de son œuvre : David Bennahum, Larry Fox, Mario Materassi et même une fille adoptive, Hana Wirth Nesher. Marçais William., «La diglossie arabe», L’Enseignement Public, 97, 1930, p. 401 409.

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dans lequel se trouvent deux systèmes linguistiques coexistant sur un territoire donné, et dont l’un occupe, le plus souvent pour des raisons historiques, un statut socio-politique inférieur. La situation diglossique est ainsi généralement une situation conflictuelle. Personne dans la société ne doit parler la langue H comme langue maternelle. Il faut apprendre la langue H en pure diglossie selon Charles Ferguson11, après avoir appris la langue maternelle, ce qui favorise les classes supérieures. Alfred Kazin, dans son introduction à Call it Sleep, nous dit que « l’anglais est l’étranger dans ce roman dont l’action se déroule à New York».12 En effet, lorsque David Schearl, le héros, parle avec d’autres enfants, ce sont des sons étrangers qui sortent de sa bouche. Il est avec des étrangers. L’anglais est une langue adoptive, difficile et il doit se l’approprier. L’influence de James Joyce est centrale chez Henry Roth et il en parle d’ailleurs à la fin de son œuvre. Là où le bilinguisme est l’état individuel de l’acteur pouvant mobiliser plusieurs variétés de langage, la diglossie est un phénomène sociétal où plusieurs variétés coexistent. Comme le dit Hanna Wirth-Nesher à la fin de son livre: « Call it Sleep est un livre multilingue.»13 Le bilinguisme (du latin bilinguis, qui est en deux langues) et la diglossie dans leur sens linguistique précis et leur signification culturelle plus large ont toujours distingué d’une part des faits appartenant à la culture juive et d’autre part la littérature juive. Ce que Hanna Wirth-Nesher appelle le bilinguisme est l’usage alterné de deux ou plus de langues par le même individu, ce qui présuppose deux différentes communautés linguistiques mais ne présuppose pas l’existence d’une communauté bilingue elle-même. La diglossie est en outre l’existence de variétés complémentaires de langues, de langages pour des tâches intragroupales. La diglossie et le bilinguisme de la littérature juive sont des variantes particulières du concept de Bakhtine d’hétéroglossie dans le roman. D’après Bakhtine, la fiction en prose maintient un dialogue entre différents langages, si bien qu’un texte dans une langue dans une perspective linguistique contient d’autres langues qui peuvent être sociales, nationales, professionnelles. Celles-ci ne s’excluent pas les unes les autres mais sont en

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Ferguson Charles A., «Diglossia», Word 15, 1959, p. 325-340. fishman, Joshua. 2000. «Obituary: Charles A. Ferguson, 1921-1998: An Appreciation, » Journal of Sociolinguistics 4/1: 121-128. Kazin, Alfred, Introduction in roth, Henry, Call it sleep, The Noonday Press, Farrar, Strauss end Giroux, New York, 1996, p. xiv. Wirth-nesher, Hana, Afterword in roth, Henry, Call it sleep, The Noonday Press, Farrar, Strauss end Giroux, New York, 1996, p. 443.

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intersection de différentes manières. Tous les langages de l’hétéroglossie sont des points de vue spécifiques sur le monde, des conceptualisations du monde en mots.

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L’absence de langage source

Le langage source manque dans l’œuvre de Henry Roth. Par exemple, si l’on prend l’anglais: le livre est écrit en anglais mais est vécu par le lecteur comme s’il s’agissait d’une traduction. Parce que ce qui est exprimé, ce sont les pensées et les expériences de David en yiddish. L’expérience originale dans la langue d’origine est complètement absente. Mais la langue originelle est reproduite, rendue dans une transcription phonétique plutôt que dans un enregistrement utilisant un alphabet d’usage. La langue d’origine devient incompréhensible. D’une certaine façon, Henry Roth produit du yiddish mais pour les héros de ce roman, l’hébreu et l’araméen sont aussi des langues étrangères. David est bilingue et multiculturel. Call it Sleep montre le mouvement de David vers l’extérieur de chez lui, de l’intérieur d’un environnement yiddish vers la culture américaine. C’est une sorte de traduction avec un original qui manque ou d’une langue oubliée. Le yiddish est d’une certaine façon la langue originelle absente dans ce qui est retraduit en anglais. Le yiddish est la culture de chez soi et l’anglais est la langue de tous les jours pour David, mais c’est une culture étrangère. Les translitérations du yiddish sont une intrusion dans l’anglais mais l’anglais est également une intrusion dans le contexte culturel de David dans son environnement yiddish. On peut entendre toute l’œuvre de Roth comme un abandon progressif de ce yiddish au profit de l’anglais, et peut-être une incapacité de se situer dans l’un ou dans l’autre, même s’il reste un écrivain américain. La question est de savoir pourquoi l’inceste est si central dans ce processus narratif. Comment se fait-il que le silence soit rompu après soixante ans ? Ce n’est pas seulement dû au succès commercial. La langue, pour qu’elle soit utilisée par un auteur, doit être un peu stabilisée; même si celui-ci l’invente constamment, il faut qu’il y ait de la loi et pas trop d’interférences entre les différentes langues qui sont en circulation à un moment donné. Il faut qu’il y ait un cadre où il y ait un semblant de langue qui soit un peu inscrit: c’est de cela dont il s’agit dans l’œuvre de Henry Roth. Je crois que l’inceste est en réalité anecdotique. Quand une langue n’est pas stabilisée, on parvient difficilement à vivre et il y a dans cette espèce d’impossibilité pour lui d’être dans une langue ou une autre quelque chose qui ne fait pas limite et qui le conduit à la narration de l’inceste.

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Le sinthome de Henry Roth: un inceste entre les mots

Jacques Lacan a fait l’hypothèse qu’un travail d’écriture pouvait être radicalement distinct de l’articulation de la parole se référant à l’Œdipe (forclos ou non), mais comparable aux fonctions que la parole œdipienne supporte dès qu’il s’agit de mesurer la voie par laquelle un sujet noue son rapport à l’autre, et à l’Autre du langage. À partir de cette hypothèse et de son élaboration du nœud borroméen (r.s.I.,), Jacques Lacan a tenté de rendre compte de la façon dont la création littéraire de James Joyce réussit là où, pour ce sujet, le Nom-Du-Père probablement forclos, n’est pas opérant. La place de James Joyce est évoquée très fortement chez Henry Roth. Joyce a renoncé à son peuple, à ses combats, à ses espérances. Et même si Ira avait renoncé aussi à la même chose mais pas au même degré, Joyce restait le symbole de ce qu’il faisait. On voit ici une grande identification de Henry Roth à James Joyce, d’autant plus que le héros de Ulysse14, Bloom, pense qu’une nation c’est un peuple qui vit au même endroit. Henry Roth évoque aussi Eliot15. Pour Lacan, l’œuvre de Joyce avec toutes ses langues imbriquées, a un rapport à la psychose. Il parle à son propos de sinthome16. C’est toute la différence entre cette dimension psychotique dans l’œuvre de Joyce et une dimension beaucoup plus perverse en apparence dans l’œuvre de Roth avec la question de la place de la littérature quand les langues ne sont pas stabilisées du tout pour un sujet. Peut-on peut faire de la littérature dans un contexte comme celui-ci ? Rien n’est moins sûr. Comme le dit Hanna Wirth-Nesher, lorsque David quitte le yiddish, l’hébreu et l’araméen qui sont des langues étrangères, il ne lui reste plus que l’anglais. Mais en même temps l’anglais est la langue de l’autre, la langue du christianisme. Cet anglais qui parle à travers lui, c’est l’enfant qui renaît comme le Christ. S’assimiler pour Roth c’est écrire en anglais, devenir l’autre et tuer le père. David est destiné à vivre une vie en traduction, aliéné de sa culture et de son langage. On comprend alors, explique Hanna Wirth-Nesher, pourquoi il n’a pas pu écrire un autre livre.17 Il est hanté par des langues manquantes, et il est aussi étranger à la langue maternelle qu’à la langue du pays d’adoption. C’est 14 15 16 17

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cela qui fait qu’il y a dans l’œuvre de Roth de l’inceste. C’est l’une des caractéristiques de la littérature que de poser la question en ces termes. Si l’on prend le premier volume de À la merci d’un courant violent, Une étoile brille sur Mount Morris Park, ce qui est frappant, et c’était déjà le cas dans Call it Sleep, c’est que les transcriptions du yiddish ne correspondent ni aux codes de l’yivo (Institut scientifique du yiddish qui a fixé un yiddish standard) ni au yiddish galicien. C’est seulement dans le quatrième et dernier volume Requiem pour Harlem, juste avant le glossaire des mots et des phrases en hébreu, que l’éditeur explique que certaines transcriptions reflètent plus le yiddish galicien et peuvent sembler étranges à des locuteurs du yiddish standard. Il précise encore que certains mots forment un mélange de yiddish et d’anglais, aussi appelé yinglich. Un mot vient très vite: a shaine b’etween [sic] qui signifie « un joli entre-deux». Cet entre-deux est exactement au cœur de l’œuvre de Roth. D’ailleurs, il dit peu de temps après a goyisher b’etween au lieu de a Jewish b’etween (un entre-deux juif). C’est dans l’entre-deux que se situe la littérature et l’œuvre romanesque de Henry Roth sans langue stabilisée, ouverte sur l’inceste entre les langues avec la production du yinglich : un inceste entre les mots avant d’être un inceste entre les corps.

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Discontinuité des langues

Une étoile brille sur Mount Morris Park reprend cet entre-deux dont le héros Ira est traversé dans le Lower East Side de New York. Un rocher sur l’Hudson (A Diving Rock on the Hudson) raconte les aventures de Ira Stigman et de Farley Hewin à New York. C’est dans ce livre que nous trouvons la scène de l’inceste entre Minnie et Ira.18 L’auteur explique dans son livre précédent qu’il avait épargné au lecteur les détails de l’épisode avec sa sœur. Cette scène est d’ailleurs ici décrite très brièvement. C’est comme un aveu qui intervient très longtemps après les faits, très péniblement car d’une certaine façon l’inceste avait lieu dans le langage. Est-ce qu’un écrivain peut vivre de la langue qu’il s’invente et des crimes qu’il commet avec le langage ? L’année 1913 est également évoquée dans ce livre avec le naufrage du Titanic et les débuts de la Première Guerre mondiale et rend présent l’Histoire. Dans La Fin de l’exil (From Bondage), le narrateur nous parle d’une grave discontinuité dont Ira souffrait à propos du yiddish. Il était le témoin de son agonie. Dans le temps d’une vie humaine cette langue disparaissait. Et en même

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Roth, Henry, A diving rock on the Hudson, London, Phoenix, 1996, p. 174.

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temps tout donnait l’impression que cela devait continuer : les manières du peuple, les gens. Mais cela ne continuait pas. C’était pareil pour les Italiens, pour les Chicanos. Un monde disparaît sous ses yeux: « L’enfance n’est pas une étape sur le chemin mais tout le chemin». Le créateur est encore un enfant, ce qui est aussi un thème central dans l’œuvre de Henry Roth.

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Les enfants jouent avec les mots

Le fils de Ira avait développé l’équivalent d’une épilepsie. Ira avait travaillé avec des schizophrènes à l’hôpital (Augusta State Hospital). Il se décrit quasiment comme un cas clinique. Il avait, nous dit-il à propos de Ira, « baisé avec sa sœur » ( fucked) et lorsqu’il ne pouvait plus, avec sa cousine. Ce sont les mots qui lui permettent d’agir, c’est la seule option qui lui reste pour sortir de lui-même (les mots, au sens où James Joyce les utilisent). Il considère que c’est son devoir de lire Eliot. On a d’ailleurs un exemple assez amusant de jeu sur les mots entre l’anglais et le yiddish à propos du Colorado. Son père dit : Kholiyerada (mot provenant du mot choléra). Il y a un mélange entre la maladie et la région avec la création d’un néologisme, comme si une région d’Amérique était atteinte de maladie. C’est donc la terre elle-même qui est malade. Minnie explique à sa mère que Kholiyerada vient de colorada qui signifie couleur color. On voit ici que l’étymologie est fantaisiste. Ainsi Center Park devient Centrum Pock. Pour le narrateur, Ira ne peut pas écrire comme un docteur qui fait une ordonnance: cela sort d’une seule pièce et toute sa maladie aussi. Sa maladie n’est pas seulement liée à la terre avec le choléra mais encore au langage. L’inceste entre les langues sans renoncement à la langue d’origine ni acceptation de la langue d’arrivée produit un vrai problème pour l’auteur. D’ailleurs, il dit à un moment donné Vus macht sikh au lieu de Vus hert zikh («qu’est-ce qui se passe ? »). La langue est vraiment mal traitée. L’auteur parle de Jew-boy : mélange de Juif et de garçon qui conduit à de l’invention linguistique.

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La recherche d’un langage qui fasse autorité

Ira explique que, parce que ses parents sont des immigrés, il devient l’autorité pour leur expliquer ce qu’est l’Amérique. Le problème est qu’il ne peut pas faire autorité, incarner la limite entre l’intérieur et l’extérieur. Bien sûr, il y a des circonstances anecdotiques où l’on voit un père défaillant qui ressemble très étrangement à celui de Henry Roth. Est-ce que c’est cette figure paternelle

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défaillante qui autorise l’inceste dans la famille parce qu’au final on ne sait pas trop ce que l’on veut? Il y a une grande difficulté à s’ancrer dans un langage qui fasse autorité. Ira est attiré par la beauté de la peur. Il a peur de la terreur. Ira dit à son grand-père: «Écoute, si je ne suis pas le Juif que j’aurais dû être, c’est parce que nous avons quitté le East Side lorsque nous sommes arrivés en Amérique». Cette immigration interne fait que l’on n’a ni place dehors ni place dehors. Bloom est aussi une sorte d’hybride: c’est un Hybrew qui ressemble étrangement au Jew-boy précédent. Qu’a fait toute sa vie durant Ira? Il n’a pas transformé sa perception de la réalité en art mais il a transformé l’esprit (mind) en art, en une sorte d’expression de la réalité. C’est en étouffant (muffling) la perception ordinaire, partagée par toute l’humanité et qu’il avait appris, lui, à transformer, à altérer, qu’il a donc constitué les bases de son existence. Enfin, le dernier texte de Henry Roth, Requiem pour Harlem, est beaucoup plus précis sur le plan de la vie sexuelle de l’enfant qu’il a été avec sa sœur Minnie et sa cousine Stella. Il explique qu’Ira n’a jamais autorisé son fils à être un enfant. Peut-être que Freud faisait erreur autour de l’idée selon laquelle le père a châtré son fils pour des raisons de rivalité avec sa mère. Dans son cas, c’est sa sœur qui l’intéressait et il continuait de la désirer sans arrêt. Ses désirs incestueux ne pouvaient pas s’arrêter même si Minnie n’entrait plus là-dedans. Les idées de Minnie d’ailleurs, ne l’intéressaient pas. Lui, de son côté, arrivait tout de même à raisonner sur ce qui s’était produit. À la fin du livre, on remarque encore un jeu de mot autour de tout ce qui se passe dans cette œuvre. Sa mère lui prépare à manger: une carpe farcie avec un peu de munster, un bagel et un jiabah (en jouant avec la consonance en anglais du mot java). Le mot évoqué là, grenouille, est anglais frog et en yiddish: zhabe. On voit trois niveaux de langues qui se superposent : l’anglais, le yiddish et quelque chose d’autre. Zhabe, c’est aussi une manière de dire que la grenouille n’est pas un repas casher. Chez Henry Roth la langue n’est pas casher : elle n’est pas complètement prise dans l’intérieur de la communauté juive. Elle n’est pas non plus complètement extérieure à la communauté : elle est entre les deux. Comme il le dit à un moment donné: in b’etween. À la fin de Requiem pour Harlem, le héros s’engouffre dans le métro, un peu comme dans un vagin pour continuer l’inceste qu’il n’a jamais cessé avec les langues, essayant d’en inventer une pour rester stable dans une langue d’origine qui manque définitivement, sans pouvoir arriver à investir complètement la langue de l’environnement. C’est dans ce contexte que se situe le rapport de Henry Roth à l’inceste. En dernière analyse, cette scène est exemplaire de ce qui se passe dans la littérature. Ainsi, au lieu d’appliquer les outils de la psycha-

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nalyse à l’analyse de l’histoire familiale de Henry Roth, il nous faut plutôt voir la nécessité où peut se trouver un sujet d’écrire et d’inventer une langue pour pouvoir échapper à l’abîme sur lequel est ouvert l’inceste. Henry Roth essaie d’y échapper en étant à lui-même sa propre loi.

Bibliographie Eliot, Thomas Stearns (1922), La Terre vaine, Paris, Seuil, 1995. The Waste Land, Richmond, L. and V. Woolf, 1923. Ferguson, Charles A., «Diglossia», Word 15, 1959, p. 325-340. Fishman, Joshua. 2000. «Obituary: Charles A. Ferguson, 1921-1998: An Appreciation,» Journal of Sociolinguistics 4/1: 121-128. Joyce, James (1922), Ulysse, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1996. Ulysses, Paris, Shakespeare and Company, 1922. Kellman, Steven G., Redemption: The Life of Henry Roth, New York, W.W. Norton, 2005. Kohn, Max, Le Don dans la psychanalyse in Traces de psychanalyse, Limoges, LambertLucas, 2007 Kohn, Max, «Une langue prend-elle un visage?», in Psychologie clinique, nouvelle série nº22, hiver 2006, «Dispositifs cliniques et changements culturels», (sous la dir. de C. Wacjman et de V. Baysse), Paris, L’Harmattan, 2006, 9-18 Lacan, Jacques, Encore, Le Séminaire, Livre xx, Paris, Seuil, 1975. Lacan, Jacques (1975-1976), Le Séminaire livre xxiii. Le Sinthome. Paris, Seuil, Champ freudien, 2005. Marçais, William, «La diglossie arabe», L’Enseignement Public, 97, 1930, p. 401 409. Roth, Henry, L’Or de la terre promise. Trad. de l’américain par Lisa Rosenbaum, Paris, B. Grasset, 1989 [1934] Roth, Henry, Call it Sleep, Harmondsworth, Penguin books, 1983. Roth, Henry, À la merci d’un courant violent. En quatre tomes: Une étoile brille sur Mount Morris Park (A Star Shines Over Mount Morris Park), Un rocher sur l’Hudson (A Diving Rock on the Hudson), La Fin de l’exil (From Bondage) et Requiem pour Harlem (Requiem for Harlem). Trad. de l’américain par Michel Lederer, Paris, Éd. de l’Olivier, 1994. Mercy of a Rude Stream. Vol. 1, A star shines over Mt. Morris Park; Vol. 2, A diving rock on the Hudson ; Vol. 3, From bondage, New York, St. Martin’s press, 1994. Shifting Landscape, 1925 – 1987, intro and ed. Mario Materasi, Philadelphia Jewish Publication Society, 1987. An american type, New York, W.W. Norton & Company, 2010. Roth, Henry, A diving rock on the Hudson, London, Phoenix, 1996 Roth, Henry An American type, New York, W.W. Norton & Company, 2010.

partie 2 Littératures



10 On ne meurt que deux fois : le yiddish chez Philip Roth et ses héritiers Steven Sampson

Résumé Au cours du xxe siècle, le yiddish disparaîtra des lettres américaines. Motl Peyse fils du chantre, de Sholem-Aleikhem, met en scène le remplacement du yiddish par l’anglais, procédé inversé dans L’or de la terre promise, où on devine l’ancien idiome refoulé. Avec Malamud et Bellow, une ambiance yiddish donne une saveur aux dialogues. Portnoy et son complexe sonne le glas: une poignée de mots accentue l’effet comique. Après Roth, le yiddish s’efface au profit du kitsch chez Cynthia Ozick, Jonathan Safran Foer et Nicole Krauss. Cette dernière, comme Joshua Cohen, finiront par s’accrocher à un autre repère identitaire: le sionisme, voire l’hébreu. Seul Michael Chabon prend la mesure des choses: Le Club des policiers yiddish, une uchronie, imagine un état yiddishophone en Alaska.

I.B. Singer a qualifié la littérature yiddish de «mort-née». On voit ce processus à l’œuvre dans le magnum opus de Sholem-Aleikhem (1859-1916), Motl Peyse dem Chasns (Motl Peyse fils du chantre), dont la second partie – En Amérique – sort au titre posthume (1916). Dans Across Two Languages1, j’ai analysé l’évolution de la langue dans ce roman d’apprentissage (Bildungsroman), afin de montrer qu’ici la progression caractéristique des romans d’éducation concerne à la fois le statut du héros/narrateur et le langage qu’il utilise. Motl met en scène l’effacement du yiddish: en s’éloignent du père, le héros abandonne aussi bien la liturgie du chantre que sa langue quotidienne, la tate-loshn. Au fur et à mesure du texte, Motl élabore son propre chant, bilingue celui-ci. Pourquoi cet article commence-t-il avec un roman yiddish alors que son intitulé laisse croire qu’il débuterait par Philip Roth? C’est que Roth représente le dernier souffle du bilinguisme dans le roman juif américain, avant que le yid1 Steven Sampson, Across Two Languages. The Yiddish and Jewish-American novel: Sholom Aleichem’s Motl Peyse dem Khasns and Henry Roth’s Call it Sleep. (Mémoire de maîtrise à l’Institut d’Anglais, Université de Paris vii, sous la direction de Rachel Ertel, 2001). Inédit.

© Koninklijke Brill BV, Leiden, 2025 | doi:10.1163/9789004711310_011

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dish ne disparaisse complètement ou qu’il soit artificiellement ressuscité. Les premières fictions de Roth constituent le chant du cygne du vocabulaire yiddish dans le courant littéraire juif américain, donc pour le situer, il convient de considérer ses prédécesseurs. Motl Peyse est l’histoire d’un jeune garçon qui quitte son shtetl accompagné de sa famille, traverse l’Europe occidentale et l’Atlantique et arrive finalement à New York. Dans la seconde partie du roman, située en Amérique, les termes anglais foisonnent, transcrits en lettres hébraïques. « L’inconscient» du texte ne serait donc pas ici le yiddish, mais la langue américaine ! Bien que les personnages communiquent dans leur idiome maternel, on sent la présence sousjacente et envahissante de leur langue d’adoption, celle qu’on entend baragouiner tous les jours dans les rues de New York. On se demande dans quelle langue furent vécus les évènements racontés ici. Au fil du texte, la mère de Motl se met à l’anglais, comme l’explique Motl en fournissant un exemple: «Un az mir kumen fun skul, helfn mir “attendn” di bizness».2 La conjugaison est hybride autant que le vocabulaire: le verbe anglais « to attend to» (s’occuper de) est transformé en un infinitif yiddish transitif, « attendn », qui vient compléter le sens de « helfn mir », première personne du pluriel, ce qui donne la signification « Nous [les] aidons à gérer le business».3 Le substrat américanophone, en apparence inconscient, surgit brusquement, comme dans ce paragraphe où le narrateur donne une sorte de cours de vocabulaire imprégné d’ironie: Un mir zetsn zikh esn vetchere. Do heyst es ‘saper’. Brokhe hot faynt ot dos vort, azoy vi an erlekher yid hot faynt khozir. Nokh a vort iz faran, vos mayn shveygerin kon nit aribertrogn. Dos iz a ‘vinde’. A vinde heyst do a fentster. Zogt Brokhe deroyf: ‘Vind un vey zol zayn tsu zey.’ […] Nit oumzist zogt Brokhe a vertl (zi hot zikh ire eygene vertlekh): ‘Amerike iz a land, steyk iz a makhl, fork iz a gopl, un English iz a sprakh’… 4

2 Sholem-Aleikhem, Motl Peyse dem Chasns, édition établie par Khonè Shmeruk, Magnes Press, Jérusalem, 1997, p. 285. En français: «Et quand nous en revenons, nous helpons au bisenesse. » Motl en Amérique, traduit du yiddish par Nadia Déhan-Rotschild et Evelyne Grumberg, Éditions de l'Antilope, Paris, 2024, p. 190. 3 Je remercie Yitskhok Niborski pour cette analyse grammaticale. 4 Motl Peyse, p. 240. «Nous nous mettons à table pour le dîner. Ici on l‘appelle sapère. Brokhè déteste ce mot autant qu’un bon Juif le porc. Il y a un autre mot que ma belle-sœur ne supporte pas, c’est ouinedeau. Une fenêtre ça s’appelle ouinedeau, ici. À quoi Brokhè ajoute: ‘Ouinedeau, ouinedeau, oui d'eau qu'ils s‘étouffent!’ (…) Ce n’est pas pour rien que Brokhé

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Sholem-Aleikhem affectionne les jeux de mots, dont celui-ci : « Vind un vey zol zayn tsu zey» (littéralement «malheur à eux»). L’humour repose sur la similitude phonétique entre Vind un et window. À qui s’adresse-t-il? Pour saisir les nuances de ses monologues, dont la déformation de la phonétique, il faut une oreille bilingue : supper se prononce avec un ‘u’ au lieu d’un ‘a’, tandis que stockings se prononce avec un ‘o’ au lieu d’un ‘a’. C’est-à-dire, les américanismes – camouflés dans le yiddish – sont à leur tour prononcés avec une intonation yiddish. L’effet est celui d’une mise en abyme phonético-lexicale, où l’inconscient paraît refoulé à plusieurs degrés. Le langage devient ainsi le témoin de sa propre disparition : chaque phrase constitue un dernier testament. Dans mon mémoire de maîtrise, j’ai mis en parallèle l’univers bilingue de Motl et celui du chef d’œuvre de Henry Roth (1906-1995), L’Or de la terre promise. Publié presque vingt ans plus tard (1934), en anglais, L’Or de la terre promise se situe à la même époque que Motl, au début du xxe siècle. On suit l’enfance new-yorkaise de David Schearl, garçon élevé dans une famille yiddishophone. Alors que Sholem-Aleikhem transmettait en yiddish le goût d’un vécu anglophone, chez Henry Roth, la démarche est inversée: il transcrit en américain un microcosme new-yorkais encore pétri de la langue et des coutumes d’Europe de l’Est. L’Or de la terre promise se lit alors comme une « traduction ». Roth invente un système ingénieux pour réaliser cet effet: l’anglais standard sert à désigner des échanges en yiddish – ces gens-là ne s’exprimaient-ils pas aisément sans accent? – , tandis que la narration devient bancale lorsqu’ils essayent de bredouiller l’anglais. On signale ce code au lecteur dès le début : Ils étaient restés debout ainsi, étrangement silencieux, pendant plusieurs minutes, quand la femme, mue par un besoin d’action, esquissa un sourire et, touchant le bras de son mari, dit timidement : ‘Et ceci est le Pays Doré.’ Elle parlait yiddish.5 profère cette formule (elle a ses formules personnelles): ‘L’Amérique est un pays, le stèque un plat, la forque une fourchette et l’angliche une langue…’ ». Motl en Amérique, p. 121–122. 5 Henry Roth, L’Or de la terre promise, traduit de l’américain par Lisa Rosenbaum, Éditions Grasset, Paris, 1968, p. 22, avec une modification («Pays Doré » pour « pays de l’or»). « They had been standing in this strange and silent manner for several minutes, when the woman, as if driven by the strain into action, tried to smile, and touching her husband’s arm said timidly, ‘And this is the Golden Land.’ She spoke in Yiddish.» Call it Sleep, Farrar, Straus and Giroux, New York, 1934, p. 11. On aura reconnu l’expression di goldene medine, fréquemment utilisée en yiddish à la fin du dix-neuvième et au cours du vingtième siècle pour désigner les ÉtatsUnis.

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Le procédé s’inverse quelques pages plus tard, lors d’une première conversation anglophone; la narration change de registre, elle perd sa limpidité, intégrant des contractions et des apostrophes, pour faire une transcription phonétique de ce mélange de yiddish et d’anglais (apparente dans la version américaine, en note): ‘Ça marche toujours’, expliqua gravement Yussie. David s’assit. Fasciné, il contemplait les brillantes roues dentées qui bougeaient sans mouvoir leur cœur de lumière. ‘Qu’est-ce que c’est?’ demanda-t-il. Dans la rue, David parlait anglais.6 La narration se heurte à l’expression primitive des personnages. On est touché par leurs maladresses, leurs tentatives d’ingérer l’Amérique à travers la bouche. L’accent et les particularités lexicales et syntaxiques des immigrés juifs d’Europe de l’Est sera audible chez deux autres précurseurs de Philip Roth: Bernard Malamud (1914-1986) et Saul Bellow (1915-2005). Le commis (1957), deuxième roman de Malamud, se passe à New York et puise dans l’enfance de l’auteur en tant que fils d’émigrés juifs russes. Il raconte la vie de Morris Bober, propriétaire d’une épicerie à Brooklyn. À l’époque le yiddish était encore présent dans les rues new-yorkaises, il ponctue la prose classique de Malamud, apparaissant discrètement à travers l’inversion de la syntaxe, l’omission ou la déformation d’un mot, et par une graphie étrange (stratégie littéraire apparente, encore une fois, dans le texte anglais). On découvre l’épicier dans son magasin un soir du mois de novembre : Un grand sac rempli de pains était appuyé contre l’entrée de la boutique et, à côté, se tenait la vieille Polack aux cheveux gris venue comme chaque matin acheter le sien. ‘Pourquoi si tard?’ – Il n’est que six heures dix, dit l’épicier. – En attendant, on gèle.7 6 L’Or de la terre promise, p. 35. «‘It sill c’n go,’ Yussie gravely enlightened him. David sat down. Fascinated, he stared at the shining cogs that moved without moving their hearts of light. ‘So wot makes id?’ he asked. In the street David spoke English. » Call It Sleep, p. 21. 7 Bernard Malamud, Le commis, traduit de l’anglais (États-Unis) par J. Robert Vidal, édition révisée par Nathalie Zberro, Éditions Payot & Rivages, Paris, 2018, p. 17. «A large brown bag of rolls stood in the doorway along with the sour-faced, grey-haired Poilisheh huddled there, who wanted one. ‘What’s the matter so late?’

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Le substantif Polisheh dans l’original renvoie au yiddish, contrairement au terme choisi par le traducteur français (« Polack »). La Polonaise aussi s’exprime dans un anglais fautif (encore «nettoyé» par le traducteur français), comme si les substrats yiddish et polonais revenaient au même : une métalangue d’Europe de l’Est. Peu importe les origines de l’immigrant, ils s’expriment dans le même dialecte. Cela dit, l’inconscient yiddish de la famille Bober s’affirme nettement. On le voit dans une scène entre Morris et sa femme: Triste monde. Il en ressentait chaque schmerz. […] ‘Ce matin, dit-il en s’essuyant, l’Italien est allé faire ses achats en face. – Tu lui donnes un appartement de cinq pièces pour vingt-neuf dollars et il te crache dessus! dit-elle furieuse. […] – Pourquoi dis-tu qu’il a craché? Ce n’est pas vrai. – As-tu été impoli avec lui? – Moi? – Alors, pourquoi a-t-il été en face? […] – J’ai pensé, dit-elle d’un ton embarrassé, que ce matin peut-être l’acheteur pourrait venir…’ 8 Dans la version originale, on trouve des termes yiddish tels que Italyener et schmerz, non traduits et non-différenciés. Le traducteur n’a retenu que ce dernier, mis en italiques, accompagné d’une explication. Or, pour les personnages de Malamud, il n’y a aucune distinction entre la mame-loshn et la langue d’adoption: ces deux composantes forment ensemble un nouvel idiolecte. Dans le sillage de Malamud, Saul Bellow s’est souvent servi du yiddish dans ses romans. Né à Montréal des parents récemment immigrés, il le parlait cou‘Ten after six,’ said the grocer. ‘Is cold,’ she complained.» Bernard Malamud, The Assistant, Penguin Books, New York, 1957, p. 7. 8 Le commis, p. 22-23. Texte original: «The world suffers. He felt every schmerz. (…) ‘The Italyener,’ he said, drying himself, ‘bought this morning across the street.’ She was irritated. ‘Give him for twenty-nine dollars five rooms so he should spit in your face.’ (…) ‘Who says he spits? This I didn’t say.’ ‘You said something to him not nice?’ ‘Me?’ ‘Then why he went across the street?’ (…) Ida said, embarrassed, ‘I thought to myself maybe will come today the buyer’ », The Assistant, p. 10-11.

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ramment. C’est grâce à lui que I.B. Singer a pu atteindre un public anglophone, suite à la traduction de Bellow de Gimpel le naïf (1953), nouvelle parue dans la Partisan Review. Il y chez Bellow une sorte de schizophrénie par rapport à l’expression de sa judéité, bien analysée par Philip Roth. Dans son article « Figures du Juif imaginaire», édité dans le recueil Du côté de Portnoy, Roth remarque une différence entre les romans de Bellow où la judéité du héros est explicite, et ceux où elle ne l’est pas: «Ses héros manifestent hautement qu’ils sont juifs lorsqu’ils vivent des drames de conscience dont l’enjeu est une question de principe ou de vertu, mais apparaissent comparativement peu marqués par leur judéité – s’ils ne cessent pas tout à fait d’être juifs – lorsque l’appétit de la chair, l’aventure ou la quasi-aventure des sens constitue le ressort du roman. »9 Selon Roth, dans l’univers de Bellow, il n’y a que le goy (le non-Juif) qui exprime ses pulsions, à travers ce que Roth appelle « la voix du ça, du désir à l’état brut, à l’état nu, jamais satisfait, refusant le compromis, se moquant de la société.»10 Roth récupérera cette voix pour les Juifs, dans Goodbye, Columbus et dans Portnoy et son complexe, permettant à ses personnages de donner libre cours à leurs appétits. Mais avant d’arriver à lui, il convient de considérer Herzog, le roman de Bellow situé au croisement de ses deux tendances. Moses Herzog, intellectuel et professeur d’université, ressemble aux personnages « juifs » de Bellow dans la mesure où il est torturé par sa conscience et par ses conflits, mais cela n’empêche pas de mener une vie rocambolesque, passant de mariage en mariage, traversant la planète, faisant son « acting out », comme lorsqu’il envoie des lettres à des personnalités célèbres, ou lorsqu’il emprunte le revolver de son père. Le substrat yiddish, suggéré en creux chez Malamud et chez Henry Roth, ressort ici de manière flamboyante, reflet de la personnalité du héros. C’est par exemple le cas pour ce dialogue tenu dans le cabinet de Simkin, l’avocat de Herzog: Il lança d’une voix forte, comminatoire: ‘Ouais ? – Mr. Dienstag au téléphone. – Qui? Ce schmuck? J’attends sa déclaration sous serment. Dites-lui que la plaignante va lui arracher les yeux s’il ne la présente pas. Il a intérêt à l’apporter cet après-midi, cette tête de nœud, ce schmegeggy!’ Ampli-

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Philip Roth, Du côté de Portnoy, traduit de l’anglais par Michel et Philippe Jaworski, Éditions Gallimard, Paris, 1978, p. 164. Ibid., p. 166.

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fiée, sa voix roulait comme l’océan. Il coupa la communication puis, de son ton caressant, il reprit à l’intention de Herzog: ‘Vei, vei! J’en ai assez de ces divorces (…) Ce schnock de pédicure – quelle mégère il a épousée!’11 En déferlant comme une vague, la voix «océanique » de l’avocat dépose des mots yiddish sur la page – schmuck, schmegeggy, vei, schnock – , tout en cachant des courants sous-jacents venus du même endroit: des noms propres (Dienstag) ainsi que des expressions («tête de nœud», traduction libre de lokshn-top) reflètent la langue refoulée. Le génie de Philip Roth (1933-2018) sera de faire remonter ces courants à la surface pour les révéler à ses lecteurs. La première révélation a lieu avec la publication du recueil de nouvelles Goodbye, Columbus (1959). Alors que les romanciers de la génération précédente mettaient en scène des milieux yiddishophones ou des personnages pétris de mame-loshn, l’innovation de Roth – issu de la deuxième génération née aux U.S. – consiste à jouer avec des oppositions, par exemple celle entre Juifs assimilés et pratiquants, ou celle entre le lecteur anglophone et le narrateur fier de son mince héritage de mots yiddish. « Eli le fanatique », dernière nouvelle du recueil, illustre cette dynamique. Eli Peck, avocat habitant à Woodenton, banlieue aisée de New York, est mandaté par ses coreligionnaires pour traiter avec Leo Tzuref, directeur d’une yeshivah (lycée juif traditionnel) installée dans leur commune. La pomme de discorde, c’est le « monsieur en chapeau noir, costume noir, etc. », dont la tenue vestimentaire choque les bourgeois. La nouvelle s’ouvre à plusieurs lectures : selon Rachel Ertel12, cet homme en noir – surnommé le greenhorn13 – figurerait les 11

12 13

Saul Bellow, Herzog, Traduit de l’américain par Michel Lederer, Éditions Gallimard, Paris, 2012, p. 57-58: «He said loudly and sternly, ‘Yah?’ ‘Mr. Dienstag on the phone.’ ‘Who? That schmuck? I’m waiting for that affidavit. Tell him plaintiff will kick his ass if he can’t produce it. He better get it this afternoon, that ludicrous shmeggeggy !’ Amplified, his tones were oceanic. Then he switched off, and said with resumed meekness to Moses, ‘Vei, vei! I get so tired of these divorces (…) This shnook of a chiropodist – what a hellcat he married.’» Saul Bellow, Herzog, Fawcett Crest , Greenwich, Conn. 1965, p. 41. Séminaire à l’Institut d’Anglais, l’Université Paris-vii, 2000-2001. Selon Mme Ertel, l’intitulé du séminaire était « Aspects de la littérature juive américaine». Mal traduit par «bécasse» alors qu’en anglais ce terme argotique et péjoratif désigne un immigrant fraîchement arrivé. Philip Roth, Goodbye, Columbus, traduit de l’anglais par Céline Zins, Gallimard Folio, Paris, 1962, p. 318.

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survivants de la Shoah. Mon interprétation, qui n’invalide en rien son approche, serait de voir en cet homme muet l’incarnation d’une civilisation réduite au silence. Autrement dit, ce que les Juifs assimilés de Woodenton craignent le plus, c’est la mémoire. Ils ne supportent donc pas l’intrusion du passé à Woodenton, dont relèvent les vêtements du greenhorn et le langage de Tzuref, dont le seul patronyme suggère le shtetl et ses tsores (soucis) : – – – – – –

J’ai offert un compromis, monsieur Tzuref. Vous avez refusé. Refusé, monsieur Peck? Ce qui est, est. Il pourrait se procurer un autre costume. C’est tout ce qu’il a. Vous me l’avez dit, dit Eli. Je vous l’ai dit, alors vous le savez. (…) – Mais je vous dis qu’il n’a rien. Rien. Vous avez ce mot, en anglais ? Nicht ? Gornisht ?14 Les tautologies de Tzuref ont le goût des proverbes hassidiques. C’est tout un univers, inaccessible à Eli Peck, auquel nous renvoie la souffrance du greenhorn, censée être compréhensible uniquement en yiddish, d’où l’insistance du rabbin sur le terme gornisht. La tension explicite entre anciens et nouveaux modes d’expression est centrale; elle est ainsi la marque de fabrique du chef d’œuvre de Philip Roth, Portnoy et son complexe (1969). Roman scandaleux à sa sortie, Portnoy se distingue de ses aïeux pour avoir vulgarisé la psychanalyse, le yiddish et l’obsession juive pour la figure de la shikse (terme péjoratif désignant la non-Juive). Roth partage des secrets de famille avec un public généralisé, dont la talking-cure, une pratique juive comme le reste, fait souligné par le patronyme de son psychanalyste: le Dr. Spielvogel. Réfugié de la Mitteleuropa, à l’instar de Freud et des ancêtres de l’auteur, Dr. Spielvogel s’exprime enfin dans les dernières phrases du roman, avec un accent à couper au couteau: « Now vee may perhaps to begin. Yes? »15 (« Alors, maintenant nous beut-être bouvoir gommencer, oui ? »16) Ce massacre phonétique et syntactique vient-il de l’allemand ou du yiddish ? Peu importe: la voix porte une culture et des connaissances ignorées en Amérique. 14 15 16

Ibid., p. 328. Philip Roth, Portnoy’s Complaint, Bantam Books, New York, 1970, p. 309. Philip Roth, Portnoy et son complexe, traduit de l’anglais par Henri Robillot, Gallimard Folio, Paris, 1970, p. 372.

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C’est ce manque de culture qu’on ressent chez le narrateur, lacune remarquée par le critique new-yorkais Irving Howe.17 Le yiddish chez Portnoy paraît artificiel, exagéré, comme si le héros, Alexander Portnoy, trente-trois ans et natif du New Jersey, montait sur scène, qu’il faisait une performance. Contrairement aux univers de Malamud ou de Bellow, ici les tournures yiddish ne constituent pas un moyen habituel de communication entre personnages mais un trope employé pour insister sur l’identité des personnages, d’abord dans des situations censées présenter un caractère juif, telle une séance de psychanalyse: Oh là là! Combien j’ai accumulé de griefs! Combien j’abrite de haines dont j’ignorais jusqu’à la présence en moi! Est-ce le processus de l’analyse, Docteur, ou ce que nous appelons le ‘matériel’? Je ne fais que me plaindre (…) Est-ce la vérité que j’exprime ou n’est-ce que pur et simple kvetching? Ou encore le kvetching est-il pour des gens comme moi une sorte de vérité?18 Le yiddish est présent dans le terme kvetching (se plaindre), et plus généralement, dans la tendance à exagérer. Nous sommes entre initiés, la psychanalyse reposant sur un langage privé («processus», « matériel»). Le cabinet du Dr. Spielvogel fait figure de salle de prière: face à son interlocuteur imposant, venu du lointain pays des origines, le narrateur renoue avec la yiddishkeyt (judéité). Celle-ci se situe alors à un niveau primitif; rien n’est plus primitif que le corps, marqué par l’alliance entre Dieu et son peuple. Chez Roth, le pénis circoncis possède une valeur sacrée, il ne peut être évoqué qu’en yiddish : « Ven der putz shteht, ligt der sechel in drerd»19 explique le narrateur, en citant « le fameux proverbe». Cet organe sera désigné de maintes manières par Portnoy: putz, schlong, schmuck, etc, tous des termes imprégnés d’un mélange de dédain et d’affection. L’autre objet de vénération religieuse: la femme non-juive, la blonde shikse. Seul le yiddish peut capter l’intensité du désir et du mépris associés à cet objet d’amour. Portnoy rentre dans une transe incantatoire lorsqu’il se remémore les blondes patineuses de son enfance: 17 18

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Irving Howe, “Philip Roth Reconsidered”, Commentary, New York, Vol. 54, Iss. 6, (Dec. 1, 1972): p. 69. Portnoy et son complexe, p. 133. «Whew! Have I got grievances! Do I harbor hatreds I didn’t even know were there! Is it the process, Doctor, or is it what we call ‘the material’? All I do is complain (…) Is this truth I’m delivering up, or is it just plain kvetching ? Or is kvetching for people like me a form of truth?» Portnoy’s Complaint, p. 105. Portnoy et son complexe, p. 177. Translittération du yiddish adoptée par Roth. Traduit par «Quand la pine est raide, la cervelle rentre sous terre ! » Ibid.

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Mais les shikses, ah les shikses, c’est encore autre chose (…) Le mépris que m’inspirent leurs croyances est plus que neutralisé par mon adoration pour leur aspect extérieur, pour leurs gestes, leurs façons de rire et de parler – les vies qu’elles doivent mener derrière ces rideaux goyische !20 Le yiddish surgit en même temps que l’érection, une réponse instinctive provoquée par la rencontre avec la shikse, preuve que la mame-loshn est situationnel. On parle juif surtout lorsqu’on se sent juif: enfreindre l’interdiction concernant la Goy aiguise le sentiment de judéité. Assimiler le yiddish à une « situation » yiddish, procédé typique de Portnoy, marque les prémisses d’une stratégie littéraire continuée chez les héritiers de Roth. La langue marque l’identité, ces deux termes étant des synecdoques l’un de l’autre. Dans le court roman L’orgie de Prague (1985), épilogue de la trilogie Zuckerman enchaîné, le romancier Nathan Zuckerman visite la capitale tchèque, où il cherche les manuscrits inédits d’un écrivain yiddish qui aurait écrit à la manière de Flaubert. Le dernier manuscrit de ce génie ignoré décrit la famille de l’officier de la Gestapo avec lequel il jouait aux échecs : l’œuvre s’intitule Récits à propos du jeu d’échec21. Zuckerman rencontre le fils de l’auteur, celui-ci demandant à l’Américain s’il parle yiddish. Réponse du romancier : « Je suis un Juif dont la langue est l’anglais.»22 Tout est dit: chez lui la judéité est vécue comme une absence, d’où son pèlerinage dans la capitale tchèque à la recherche d’une plénitude disparue, celle de Kafka, de l’allemand et du yiddish, du jeu d’échecs et des inédits d’un Juif assassiné. À la différence de Sholem-Aleikhem, de Henry Roth, de Malamud et de Bellow, Zuckerman n’a pas connu cette civilisation-là ; pour trouver ses vestiges, ce Juif anglophone, oxymore vivant, part en Mitteleuropa, pays de la langue perdue. Dans cette Mitteleuropa fantasmée, comme avec Spielvogel, l’allemand est investi d’un pouvoir totémique: il est proche du yiddish, porteur d’une judéité originaire23. Zuckerman écoute, fasciné, lorsque que le fils de l’auteur oublié décrit son père: Il tenait beaucoup à ce que mon frère apprît l’allemand pour avoir une bonne éducation. Lui-même lisait Lessing, Herder, Goethe et Schiller, 20 21 22 23

Ibid., p. 199. Philip Roth, Zuckerman enchaîné, traduit de l’américain par Henri Robillot et Jean-Pierre Carasso Gallimard Folio, Paris, p. 656. Ibid., p. 653. Au Moyen Age «ashkénaze» désignait l’allemand ou l’Allemagne en hébreu. Le yiddish était considéré comme le «judéo-deutsch».

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mais son propre père n’était même pas un juif urbanisé comme lui, c’était un juif de la campagne, un épicier de village. (…) Tout cela se trouve dans les récits de mon père: juif plus qu’errant, apatride entre les apatrides. Une de ses nouvelles s’intitule ‘Langue maternelle’. (…) Le déracinement de Kafka, si je puis me permettre une telle comparaison, n’était rien à côté de celui de mon père. Du moins Kafka avait-il dans les veines le xixe siècle – comme tous les juifs de Prague alors. Kafka était un ressortissant de la littérature, s’il n’avait nulle autre attache.24 L’énigme de l’Europe de l’Est est résumée par la figure de Kafka. Fasciné par ses avatars, le héros rothien écoute, son activité fétiche. Mais si dans la « trilogie de Newark» du tournant du siècle, il entend des récits américains, dans les décennies précédentes son oreille reste braquée sur des voix teintées de l’accent germanique ou slave. Kafka, voire le «thème» Kafka, reste constant, que ce soit dans la nouvelle Regards sur Kafka (1972) ou dans les romans Professeur de désir (1977) et Tromperie (1990): l’auteur de La Métamorphose, par sa situation géographique, par son polyglottisme germano-yiddish et par sa culture littéraire, fait autant synecdoque de la mame-loshn que font la ville de Prague ou le père de la psychanalyse. Dans Tromperie, la voix de K. prend la forme d’une étudiante tchèque, spécialiste de lettres russes, que «Philip» reçoit dans sa chambre d’hôtel à Prague, et ensuite à Londres. Son entourage se moque de l’avidité de son écoute dont sa maîtresse anglaise, qui lui demande «Pourquoi tous ces Slaves viennent-ils te voir?»25. Sa femme associe son côté audiophile à une quête d’entendre « la voix de la Mitteleuropa».26 Tandis que son ami Ivan le taquine par rapport à sa naïveté: «Tu ne participes à la vie que pour entretenir la conversation. Même le sexe est en réalité marginal. Tu n’es pas poussé par ta libido – tu n’es poussé par rien. Sinon par cette curiosité puérile. Sinon par cette désarmante naïveté.»27 De fait, Roth et ses alter egos sont assez puérils dans leur poursuite effrénée de l’idiome paternel, de la langue et du corps de Kafka. Dans Professeur de désir, David Kepesh va jusqu’à rêver qu’il rencontre une vieille prostituée qui aurait fait une fellation à l’auteur tchèque un demi-siècle avant. En cela, il rejoint la lignée de la figure du schlemiel de la littérature yiddish, figure que

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Ibid., p. 654-655. Philip Roth, Tromperie, traduit de l’anglais (États-Unis) par Maurice Rambaud, Gallimard Folio, Paris, 1994, p. 135. Ibid., p. 176. Ibid., p. 91.

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Ruth Wisse définit comme vulnérable, inepte et faible.28 Si le schlemiel est comique, c’est parce qu’il fait voir dans sa faiblesse une sorte de force. Selon Wisse, les écrivains juifs américains de l’avant-guerre étaient préoccupés par la «différentiation sociologique».29 Mais après la guerre, selon elle, les romanciers ont commencé à explorer la personnalité des personnages: dans une typologie basée sur des distinctions psychologiques, le schlemiel deviendra « aussi populaire que la maman».30 Chez Roth et ses héritiers, faute de posséder la langue, le héros fait un acting out : il adopte des manières caricaturales, il ravive le yiddish à travers des situations. Parmi les romanciers ayant créé une atmosphère yiddish inspirée de Roth se trouve une autrice née cinq ans avant lui, Cynthia Ozick, dont Le Messie de Stockholm (1987) est dédié à l’auteur de Professeur de désir, auquel il rend clairement hommage.31 De même que Malamud avait suggéré une métalangue d’Europe de l’Est, Ozick se sert du polonais pour songer au yiddish, projet aidé par la géographie de l’intrigue, située dans un pays de langue germanique septentrionale, c’est-à-dire d’un pas-tout-à-fait allemand, description qui convient également au yiddish. Le texte est parsemé de mots scandinaves – comme le fut Professeur de désir grâce à la présence des maîtresses suédoises du héros – , afin de créer le paysage sonore yiddishisant. En ce qui concerne l’intrigue, Bruno Schulz remplace Kafka (dont il est traducteur), sinon les tropes sont les mêmes que chez Roth; ils réapparaissent également dans l’œuvre des écrivains de la génération suivante: la capitale vieillissante dépeinte en tons gris, le manuscrit perdu, le génie isolé disparu avant ou pendant la Shoah, la quête néo-christique des reliques matérielles ou génétiques censées faire renaître une figure sainte des Ashkénazes. Lars Andermening (« other meaning/autre sens ») – supposé être de son vrai nom Lazarus Baruch – , personnage central du roman, est critique littéraire au Morgontörn, fictif journal de la capitale. Il se croit fils de Bruno Schulz, écrivain juif polonais assassiné par le Gestapo en 1942. Dans Gamla Stan (la vieille ville), il découvre la librairie de Heidi Eklund, polyglotte réfugiée allemande (et juive?). Il prend des étagères un exemplaire polonais des Boutiques de cannelle, qu’il refuse de payer: « Il est déjà à moi, par héritage. »32 Pourtant, il ne pourrait

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Ruth R. Wisse, The Schlemiel as Modern Hero, The University of Chicago Press, Chicago, p. x. Ibid., p. 73-74. Ibid. Cynthia Ozick, Le messie de Stockholm, trad. de l’anglais (États-Unis) par Jean-Pierre Carasso, Éditions de l’Olivier/Points, Paris, 2005. Ibid., p. 44.

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le comprendre: « C’est ma langue maternelle et je ne puis la lire. »33. La libraire le traite de Verrückter (fou). Il fait penser à Zuckerman à Prague lorsqu’il se plaint à Heidi: « J’ai lu Les Boutiques de cannelle mille fois d’un bout à l’autre. Je ne puis vous dire combien de fois j’ai lu l’autre. Mais en traduction. C’est mon père, j’ai besoin de lire l’original… »34 Elle lui trouve une professeure de langue privée, une réfugiée aristocrate de la famille Radziwill. Puis elle essaie de lui procurer un exemplaire du chef d’œuvre perdu de Schulz, Le Messie. Muni du manuscrit et animé par la tate-loshn, le journaliste terne et ascète pourrait-il se métamorphoser en le véritable messie de Stockholm? Ou juste une figure du ridicule ? Tout est illuminé (2002) creuse ce filon baroque, en adaptant le yiddish situationnel observé chez Roth. Jonathan Safran Foer entrelace plusieurs histoires dans son roman kaléidoscopique. D’abord celle de l’écrivain « Jonathan Safran Foer», parti en Ukraine dans les années 90 pour trouver des traces de la femme qui aurait sauvé son grand-père de la Shoah dans son shtetl de Trachimbrod; ensuite celles de son grand-père et d’une aïeule du dix-huitième siècle ; et enfin, celle d’Alex, guide ukrainien qui sert de traducteur pour l’auteur et devient son ami. La trame la plus amusante du roman concerne le guide. Il écrit des lettres à Jonathan, de retour à New York; les tournures sont biscornues, on voit qu’il l’avait traduit de son inconscient slave: «Donc nous fîmes des combinaisons pour procurer le héros à la gare de Lvov le 2 juillet, à quinze heures de l’aprèsmidi. Ensuite, nous serions pendant deux jours dans la zone de Loutsk. »35 Comme dans L’Or de la terre promise, le langage est baroque, sauf qu’ici, l’expression n’est pas correcte. Le ridicule du vocabulaire et de la syntaxe est moins apparent en traduction, ainsi que la résonance militaire – en anglais, à part les forces armées, on n’emploie pas les chiffres de treize à vingt-quatre pour désigner les heures de la journée. Les yiddishophones chez Henry Roth maîtrisaient leur idiome ; Alex massacre le sien: Grand-père et moi contemplâmes la télévision pendant plusieurs heures après que mon père était allé reposer. Nous sommes tous les deux des

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Ibid. Ibid., p. 48. Jonathan Safran Foer, Tout est illuminé, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso, Éditions de l’Olivier/Points, Paris, 2003, p. 17. « So we made schemes to procure the hero at the Lvov train station on 2 July, at 1500 of the afternoon. Then we would be for two days in the area of Lutsk. » Jonathan Safran Foer, Everything is illuminated, Penguin Books, London, 2003, p. 6.

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gens qui restent conscients très tardifs. (J’étais à portée de main d’écrire que nous adorons tous les deux rester conscients tardifs mais cela n’est pas digne de foi.)36 L’enthousiasme d’Alex est proportionnel à erreurs. Il se passionne pour l’Amérique, comme en témoigne le nom de son chien – Sammy Davis, Junior, Junior. Safran Foer réussit à transposer dans le contexte ukrainien le roman d’immigrant du xxe siècle américain, le désir furieux de s’américaniser. Hélas, le flux de l’immigration juive s’est tari; il ne reste que les goyim d’Europe de l’Est – vivant encore sur les ruines des shtetlech – pour prendre le chemin de l’Amérique. En intégrant l’Amérique, seraient-ils d’accord pour renoncer à leur antisémitisme ? Rien n’est moins sûr: Alex paraît sceptique à l’égard du peuple élu, lorsqu’il écrit à son ami, sa méfiance et sa syntaxe font penser au personnage de Borat dans le film éponyme de Sacha Baron Cohen (2006): « Est-ce pourquoi vous pensez que vous êtes choisis par Dieu, parce que seulement vous pouvez comprendre les drôleries que vous faites sur vous-mêmes? »37 Le sacrifice de la «slavitude» fait écho à celui de la yiddishkayt. On reconnaît dans les accents et les habitudes de la famille d’Alex des comportements ayant caractérisé les ancêtres de Jonathan. Présenter un peuple historiquement antisémite comme parangon du processus d’américanisation soulève une question troublante: s’américaniser, est-ce antinomique par rapport aux valeurs juives? Antisémites ou pas, ces américanophiles sont traités avec condescendance. Les écrivains et les cinéastes de la Génération x paraissent frustrés par leur confinement dans une prison monolingue et jaloux de ceux qui maîtrisent encore la langue et les coutumes de leur civilisation ancestrale, dynamique à l’œuvre, par exemple, dans le film de Sofia Coppola, Lost in Translation (2003). Est-ce une raison de se moquer de l’étranger? Tout est illuminé montre la voie aux successeurs de Philip Roth: l’américanisation se présente comme processus mondial, et pas simplement une affaire outre-Atlantique. Il en découle que chez ces écrivains-là, le yiddish n’est plus un idiome moderne, mais s’est transformé en langue perdue, vaguement perceptible à travers les brumes des temps, objet inatteignable qui se faufile dans des couloirs labyrinthiques sur plusieurs continents et sur plusieurs siècles.

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Tout est illuminé, p. 18. «Grandfather and I viewed television for several hours after Father reposed. We are both people who remain conscious very tardy. (I was near at hand to writing that we both relish to remain conscious tardy, but that is not faithful) ». Everything is illuminated, p. 7. Ibid., p. 45. « Drôleries », dans l’idiome farfelu d’Alex, se réfère à l’autodérision caractéristique de l’humour juif.

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L’histoire de l’amour (2005) de Nicole Krauss, l’ex-femme de Safran Foer, ne déroge pas à cette règle. En parallèle avec la condescendance, il y a la sentimentalité, le revers de la médaille. Omniprésente chez Safran Foer dans les chapitres sur le shtetl, elle devient la tonalité dominante du roman de Krauss. Son livre est écrit dans un anglais limpide, on devine la présence d’une symbolique yiddish en fonction des enjeux de l’intrigue (liaison amoureuse avortée par la Shoah, manuscrit perdu, langues exotiques). L’un des ressorts principaux de cette esthétique kitsch, c’est le manuscrit perdu, synecdoque de la langue assassinée. Ici le livre à l’intérieur du livre s’appelle L’histoire de l’amour. Comme son ex-mari, Krauss imagine une aventure passionnelle dans un shtetl de l’avant-guerre, relation ayant donné naissance à un manuscrit (comme chez Safran Foer, où c’est «Jonathan» qui l’écrit). Le texte disparaît en Amérique du Sud, où il sera finalement traduit en espagnol et publié en édition limitée sous le nom de l’ami du vrai auteur, avant d’être oublié. L’histoire de l’amour – celle de Krauss – , revient alors à une chasse au trésor, tout comme son roman suivant, La grande maison (2010). Quelle est la nature de ce trésor? Est-une langue? Une façon d’appréhender le monde ? Un certain rapport aux textes et à la littérature? Sans doute a-t-il quelque chose à voir avec une connexion plus intime et plus authentique avec la Terre: l’une des passions d’Alma – adolescente vivant aujourd’hui à New York mais prénommée d’après l’héroïne du manuscrit yiddish perdu – , c’est de survivre dans la nature. En cela, elle s’oppose au mode de vie contemporain, et pourrait évoquer l’ex-mari de Nicole Krauss, auteur d’un essai militant en faveur du végétarisme. D’où vient cette nostalgie? Du yiddish? Du shtetl ? De la terre ashkénaze? L’objet rêvé reste indéfinissable, les narrations tournant autour du vide, souligné par la mise en page stylisée chez Krauss et Safran Foer. Dans L’histoire de l’amour, de nombreuses pages ne contiennent qu’une poignée de phrases courtes, entourées par du blanc. Alors que dans Tout est illuminé, des pages vers la fin sont remplies des points de suspension.38 Ces pages dépeignent un monde dont le yiddish est absent. L’histoire de l’amour en propose quelques mots de temps à autre, isolés, éparpillés dans le roman sans être intégrés à la communication entre personnages, brillant en tant qu’éléments de décor.39

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Jonathan Safran Foer, Tout est illuminé, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso, Éditions de l’Olivier, Paris, 2003, p. 397-399. Il s’agit de kishkes, Einsatzgruppen (ici comme ailleurs, l’allemand rappelle le passé juif au même titre que son cousin le yiddish), knedelach, shalom, lamed vovnik, Le-hayim, schvartzer, tsaddik, etc. (shalom et Le-hayim sont des mots d’hébreu qu’employaient les yiddishophones).

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Le sentiment du vide amène à Kafka. Tel feu son ami Philip Roth, Nicole Krauss est obsédée par l’auteur tchèque, convoqué ici, une fois n’est pas coutume, à travers le roman de Leo Gursky, dont l’une des sections s’intitule « Franz Kafka est mort ».40 K. est-il vraiment mort ? Ni plus ni moins que le yiddish: l’auteur sera ressuscité dans un roman ultérieur de Krauss, Forêt obscure (2018). Autre romancier qui ravive le yiddish: Michael Chabon, auteur du Club des policiers yiddish (2007). Le livre de Chabon est sans doute le meilleur de sa génération parce qu’il affronte directement la question linguistique, et assume pleinement sa nostalgie. Dans cette uchronie, l’Amérique aurait créé en 1941 dans l’État d’Alaska un district autonome par accueillir les réfugiés yiddishophones européens. Cette zone aurait eu une durée de vie limitée à soixante ans, avant de redevenir un territoire américain à part entière. L’intrigue du roman a lieu peu de temps avant cette rétrocession, elle est construite autour de Meyer Landsman, détective appelé à mener l’enquête sur le meurtre d’un joueur d’échecs et rabbin dans la ville de Sitka, capitale de la zone autonome. L’idée de Chabon lui permet d’imaginer l’évolution du yiddish comme langue vivante et laïque, tel qu’elle était autrefois en Europe, telle qu’elle aurait été dans les rues de Manhattan si elle n’avait pas cédé la place à l’anglais. Lorsque le mouvement sioniste rêvait d’un État en Palestine où les citoyens parleraient l’hébreu, ils souhaitaient voir une « normalisation » de la vie ashkénaze, où les policiers, les prostituées, les éboueurs et les garagistes seraient tous juifs. Si Chabon transfère ce rêve sur le sol américain, la langue reste européenne. Il dépeint un univers miteux et minable, en jouant avec les codes du polar de Dashiell Hammett ou de Raymond Chandler, pour montrer à quel point les juifs sont devenus «normaux.» Enfin on trouve ce que Philip Roth et Nicole Krauss cherchaient à Prague: une ambiance sombre, ashkénaze et antique, où le peuple, sans être élitiste, demeure pétri de la culture de la civilisation ancienne. Tout le monde semble se connaître, comme dans le « vieux pays»: le nom du détective, « Landsman » est un terme qui désigne une personne issue du même lieu (ville, shtetl, etc.) qu’une autre41. Il se trouve que le policier «crèche» depuis neuf mois sous le même toit que la victime de l’assassinat: le premier dans la chambre 505 de l’hôtel Zamenhof, le dernier dans la chambre 208. La promiscuité spatiale s’accompagne d’une toponymie renvoyant à l’Histoire juive. L’hôtel est nommé pour un Juif biélorusse, habitant de Varsovie, créateur de l’esperanto, langue 40 41

Nicole Kraus, L’histoire de l’amour, traduit de l’américain par Bernard Hœpffner et Catherine Goffaux, Éditions Gallimard, 2006, p. 223. Je remercie Yitskhok Niborski pour cette définition.

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dans laquelle sont gravées sur des plaques de cuivre la totalité des panneaux de signalisation, informations, consignes et avis de la maison. L’artificialité de cet univers est délibérée; dans la mesure où le yiddish sert d’élément de décor, celle-ci est nécessaire au propos. Le corps de la victime du meurtre au début du roman a été trouvé à côté d’un échiquier sur lequel sont positionnés des pions d’un jeu inachevé, il s’agit de Mendel Shpilman (littéralement «l’homme qui joue »), fils du Verbover rebbe, celui-ci étant le parrain de la mafia locale. À Sitka, Mendel est considéré comme le tsaddik ha-dor, le messie de la nouvelle génération. L’ambiance entière suinte la Mitteleuropa, même le cauchemar du héros va dans ce sens, parce qu’il souligne l’importance donnée aux rêves, voire à l’inconscient. C’est ainsi que Chabon fait un clin d’œil à Freud. Le génie de Chabon, c’est de reconnaître dans l’uchronie la seule issue possible pour un romancier américain nostalgique du yiddish. Sa réussite fait qu’il n’y a plus rien à dire en yiddish; ses pairs dorénavant seront obligés de tourner vers une autre langue juive pour récupérer l’identité perdue, en empruntant le chemin sioniste et hébraïsant. C’est le cas pour Nicole Krauss dans La grande maison (2010), où le temps présent du roman est situé en grande partie à Jérusalem, d’où partent les retours en arrière, vers la ville de Budapest de l’avantguerre. La chasse au trésor concerne un bureau ancien disposant de dix-neuf tiroirs qui remonte peut-être à l’Académie de Yabneh de Yohanan ben Zakkaï (la période juste après la destruction du Second Temple de Jérusalem), ainsi que sur le mobilier dispersé de l’appartement familial à Budapest – notamment le cabinet de travail paternel – de la famille de George Weisz, actuellement résident de Jérusalem. Le tropisme israélien se trouve également dans les derniers romans de Jonathan Safran Foer et de Joshua Cohen. Chez ce premier, son roman Me voici (2016) prend son titre d’un célèbre incident de l’Ancien Testament. L’ambiance « yiddish» tient de l’intensité et la précocité des dialogues entre les enfants des deux parents en processus de séparation et divorce, sans pour autant qu’on adopte la mame-loshn. L’aspect explicitement juif se révèle dans une section dystopique située en Israël, où Safran Foer imagine l’État hébreu submergé par des millions de réfugiés arabes. Dans le cas de Joshua Cohen, ses deux romans les plus récents ont un thème israélien. David King s’occupe de tout (2017) raconte l’histoire d’une paire d’anciens soldats israéliens qui déménagent à New York. Tandis que Les Nétanyahous (2021) tourne autour d’un incident réellement attesté en 1960 où Bension Netanyahou, père de futur premier ministre israélien, est invité sur le campus de l’université de Cornell. Même si ce dernier était yiddishophone dans son enfance, dans les échanges avec ses enfants relatés ici, il s’avère pleinement sio-

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niste. C’est-à-dire que le refoulement du yiddish n’est plus présenté comme une affaire américaine mais israélienne. Voici l’état des lieux aujourd’hui. Pris dans l’étau New York-Tel Aviv, le yiddish existe-t-il encore en littérature, ne serait-ce qu’au niveau de l’inconscient? Peut-on le déceler dans des synecdoques et des métaphores? Si on veut parler du yiddish maintenant, faut-il le faire en passant par le biais du jeu d’échecs, de Kafka ou de Freud? Si c’est le cas, on entre dans une impasse : dans l’Amérique contemporaine, même le père de la psychanalyse est honni, ses découvertes quasiment oubliées. Devrait-on commencer à élaborer un concept qui serait « l’inconscient de l’inconscient»?

Bibliographie Bellow, Saul, Herzog, Fawcett Crest , Greenwich, Conn. 1965 Bellow, Saul, Herzog, Traduit de l’américain par Michel Lederer, Éditions Gallimard, Paris, 2012 Howe, Irving, “Philip Roth Reconsidered”, Commentary, New York, Vol. 54, Iss. 6, Dec. 1, 1972, p. 69 Kraus, Nicole, L’histoire de l’amour, traduit de l’américain par Bernard Hœpffner et Catherine Goffaux, Éditions Gallimard, 2006 Malamud, Bernard, The Assistant, Penguin Books, New York, 1957 Malamud, Bernard, Le commis [titre original: The Assistant], traduit de l’anglais (ÉtatsUnis) par J. Robert Vidal, édition révisée par Nathalie Zberro, Éditions Payot & Rivages, Paris, 2018 Ozick, Cynthia, Le messie de Stockholm, trad. de l’anglais (États-Unis) par Jean-Pierre Carasso, Éditions de l’Olivier/Points, Paris, 2005. Sampson, Steven, Across Two Languages. The Yiddish and Jewish-American novel : Sholom Aleichem’s Motl Peyse dem Khasns and Henry Roth’s Call it Sleep. (Mémoire de maîtrise à l’Institut d’Anglais, Université de Paris vii, sous la direction de Rachel Ertel, 2001). Inédit. Sholem-Aleikhem, Motl Peyse dem Chasns, édition établie par Khonè Shmeruk, Magnes Press, Jérusalem, 1997 Sholem-Aleikhem, Motl fils du chantre [titre original : Motl Peyse dem Chasns], trad. Nadia Déhan-Rotschild et Evelyne Grumberg, Éditions de l’Antilope, Paris, 2022 Sholem-Aleikhem, Motl en Amérique [seconde partie de : Motl Peyse dem Chasns], trad. Nadia Déhan-Rotschild et Evelyne Grumberg, Éditions de l’Antilope, Paris, 2024 Roth, Henry, Call It Sleep, Farrar, Straus and Giroux, New York, 1934 Roth, Henry, L’Or de la terre promise [titre original: Call It Sleep], traduit de l’américain par Lisa Rosenbaum, Éditions Grasset, Paris, 1968

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Roth, Philip, Goodbye, Columbus, traduit de l’anglais par Céline Zins, Gallimard Folio, Paris, 1962 Roth, Philip, Portnoy’s Complaint, Bantam Books, New York, 1970 Roth, Philip, Portnoy et son complexe, traduit de l’anglais par Henri Robillot, Gallimard Folio, Paris, 1970 Roth, Philip, Du côté de Portnoy, traduit de l’anglais par Michel et Philippe Jaworski, Éditions Gallimard, Paris, 1978 Roth, Philip, Zuckerman enchaîné, traduit de l’américain par Henri Robillot et JeanPierre Carasso Gallimard Folio, Paris, 1987 Roth, Philip, Tromperie, traduit de l’anglais (États-Unis) par Maurice Rambaud, Gallimard Folio, Paris, 1994 Safran Foer, Jonathan, Tout est illuminé, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso, Éditions de l’Olivier/Points, Paris, 2003 Safran Foer, Jonathan, Everything is illuminated, Penguin Books, London, 2003 Wisse, Ruth R., The Schlemiel as Modern Hero, The University of Chicago Press, Chicago, 1971

11 De la conversion hystérique aux interférences de l’« Unheimliche » : Esther Kreitman face à son inconscient dans Der Sheydim-tants Cécile Rousselet

Résumé Esther Kreitman, sœur aînée d’Israël Joshua Singer et d’Isaac Bashevis Singer, est née en 1891 en Pologne et morte en 1954 à Londres. Elle écrit dans un contexte particulier, au sein duquel son statut minoritaire est travaillé, réinterrogé en permanence. Son usage de la langue yiddish comme langue d’écriture est véritablement en tension, dessinant, en creux, les impensables d’une culture en dissolution, et en perte de repères identitaires. Elle met en scène, en produisant dans ses textes des effets d’inquiétante étrangeté, la permanence babylonienne et marquée par la mélancolie d’un passé parfois refoulé, comme étrangéïsant un familier qui ne lui appartient pas totalement. Par le vocabulaire convoqué, les éléments stylistiques dans Der Sheydim-tants, ou un jeu subtil sur le plurilinguisme dans Brilyantn, ce sont les résurgences d’un informulable inconscient qui affleurent à la surface de la langue yiddish.

Hinde Esther Singer (épouse Kreitman) naît le 31 mars 1891 de Pinkhos Menakhem, un descendant du Baal Shem Tov, et de Batsheva Zilberman, fille du rabbin de Bilgoray, qui était issu de la tradition érudite et rationaliste du judaïsme rabbinique et un opposant farouche au Hassidisme. De ce mariage peu accordé, la future autrice gardera la mémoire, et on en retrouve la trace dans ses œuvres – comme chez ses deux frères Israël Joshua Singer et Isaac Bashevis Singer. À Varsovie, la jeune Hinde Esther souffre de ne pas recevoir la même éducation que ses frères cadets, et elle apprend d’elle-même plusieurs langues étrangères et les rudiments de la littérature mondiale, tout en écrivant quelques nouvelles. Se sentant rejetée par ses parents, elle grandit dans un profond sentiment de solitude que ses romans ultérieurs laissent transparaître. En 1912, elle accepte un mariage arrangé avec un diamantaire d’Anvers, Abraham Kreitman, mais cette union se révèlera malheureuse, au point qu’il aboutit à la séparation des deux époux. Hinde Esther demeure alors à Londres, où elle écrit de la fiction et traduit de l’anglais vers le yiddish (entre autres Charles Dickens et

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George Bernard Shaw). Elle publie Der Sheydim-tants [La Danse des démons], roman semi-autobiographique (1936), Brilyantn [Le Diamantaire] (1944), et des nouvelles: Yikhes: dertseylungen un skitsn [Descendance/Lignage : récits et petites histoires], traduit par Gilles Rozier sous le titre « Blitz et autres histoires» (1949). Elle meurt le 13 juin 1954 à Londres. De cette histoire difficile, émaillée de souvenirs douloureux, il subsiste quelques témoignages, qu’on retrouve dans la biographie que Maurice Carr, son fils, a faite de sa mère, accessible dans la traduction française d’Hazel Karr (sa petite-fille), intitulée La Famille Singer: L’autre exil, Londres1. Il subsiste aussi des détails qui parcourent l’œuvre des frères de l’autrice, et notamment de Bashevis Singer. Yentl est partiellement construit sur le modèle d’Hinde Esther, et les crises de nerfs de cette dernière ne cessent de rythmer ses souvenirs autobiographiques. Celui-ci voyait sa sœur comme un être très étrange, en proie à des crises de mélancolie (qui pourraient selon Janet Hadda être une épilepsie2). Dans la nouvelle «Mayn shvester» [Ma Sœur] de Mayn tatn’s beys-din shtub [Au tribunal de mon père] (1956), on peut lire: Ma sœur ressemblait à ces pieuses rebbetzins qui jeûnaient, partaient pour la Palestine en pèlerinage et priaient là-bas sur des tombes très anciennes. Sa vie était un mélange de fêtes, d’hymnes, d’espoir et d’exaltation. Elle était un hassid en jupons. Mais elle souffrait d’hystérie et avait de légères attaques d’épilepsie. Parfois, on l’aurait crue possédée par un dybbuk3. Dans Love and Exile [Amour et Exil], inclus au sein de sa trilogie autobiographique, il écrit encore: Hindele souffrait des nerfs. C’est ce que le médecin nous a dit. Il lui a appliqué des traitements électriques sur la tête et lui a prescrit des mas-

1 Carr M., La Famille Singer: L’autre exil, Londres, trad. Hazel Karr, Lormont, Éditions Le Bord de l’eau, 2016. 2 Hadda J., Isaac Bashevis Singer: A Life, Madison, University of Wisconsin Press, 2003, p. 71. 3 Singer I.B., «Ma sœur», in Au tribunal de mon père, Paris, Le Livre de Poche, 2009, p. 217. En langue originale: Singer I.B., «Mayn shvester», in Mayn tatn’s beys-din shtub, New York, Der Kval, 1956, p. 158: « Mayn shvester iz geven a khosed in a kleyd. Fun ir moyl hobn aroysgeredt, aroysgezungen un aroysgeveynt mekubolem, tsadikem, rebitsins, heylike yidenes, vos hobn gefast taneysem un avek keyn erets Yisroel betn oyf fartsaytike kvorem. Ir neshome hot nayert gegart nokh yontef, gezang, hoferdikeyt un ekzaltatsye. Zi hot nisht bloyz gelitn fun histerye, nor oykh gehat laykhte onfaln fun epilepsye. S’zenen geven faln ven es hot zikh gedukht, az es zitst in ir a dibuk.»

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sages et des pilules deux fois par jour, mais cela n’a pas aidé […]. Hindele pleurait, riait, s’arrachait les cheveux de la tête et menaçait de se noyer dans la Vistule4. Mais surtout, Der Sheydim-tants, roman de 1936 de l’autrice, est partiellement autobiographique, et les éclats du personnage principal Dvoïrele rappellent ce que des biographes ont pu décrire de la jeune Hinde Esther, à l’instar de Janet Hadda dans Isaac Bashevis Singer: A Life. Le roman retrace donc l’itinéraire de Dvoïrele, évoluant entre un père rabbin idéaliste, un grand-frère que tous considèrent comme surdoué, et une mère désabusée (sur le modèle de la mère de la fratrie Singer). Alors qu’elle s’échappe brièvement de la maison parentale, notamment dans les cercles socialistes de Varsovie, Dvoïrele tombe amoureuse. Mais elle est forcée au mariage, et doit suivre une vie où elle étouffe et qu’elle haït viscéralement. Son seul échappatoire est le rêve: la Première Guerre mondiale éclate, elle est égarée, puis se réveille. Aucune possibilité finalement de se dérober à ce destin. Étudier Der Sheydim-tants impose de se saisir d’un paradoxe: l’autrice ne cesse d’émailler son texte de détails qui paraissent assez insignifiants pour être considérés comme des marques d’un inconscient du personnage, et peut-être de là de l’autrice. Et pourtant, l’écriture est absolument maîtrisée : Esther Kreitman possède tout un savoir-faire scriptural, une habileté à jouer avec les codes de la fresque traditionnelle yiddish (qu’elle explorera dans Brilyantn en 1944) tout autant qu’avec les innovations modernistes qu’elle découvre à Londres en même temps que des autrices comme Virginia Woolf. Quel statut donner aux différents éléments qui peuvent faire symptôme dans l’œuvre? Faut-il chercher la clef dans une hyper-sensibilité de l’œuvre, une écriture qui laisserait affleurer des retours du refoulé? Ou dans une mise en scène brillante de soi, donnant à penser la complexité même du psychisme? Carole Ksiazenicer-Matheron écrit dans la préface à sa traduction française du roman que « de n’être pas traités comme les figures rendues silencieuses du mythe, les personnages d’E. Kreitman conservent ce que l’écriture a le plus de mal à garder: leur voix5 ». C’est donc l’imbrication des voix et des symptômes – et l’étude des voix comme symptômes – qui nous intéressera ici.

4 Singer I.B., Love and Exile, New York, Doubleay, 1984, pp. xvii-xviii: « Hindele suffered from nerves. This is what the doctor told us. He applied electric treatments to her head and prescribed massages and pills twice a day, but they did not help […]. Hindele cried, laughed, tore the hair from her head, and threatened to drown herself in the Vistula. » Notre traduction de l’anglais. 5 Ksiazenicer-Matheron C., «Préface» à Kreitman E., La Danse des démons, trad. Carole Ksiazenicer-Matheron et Louisette Kahane, Paris, Édition des femmes 1988, p. 8.

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Der Sheydim-tants : le roman familial d’une névrosée ?

Deux situations, au premier abord, se dégagent. La première est celle où dans un monde qui ne l’y autorise pas, Kreitman aurait une voix propre, qui peut se confondre avec des apparitions de son «ça », d’un refoulé au sein d’un monde qui lui refuse toute individualité. Le dispositif autobiographique de l’œuvre, abondamment commenté par la critique (on se rapportera aux écrits de Michael Boyden, Anita Norich ou Janet Hadda6), encourage une telle approche. Michael Boyden analyse justement à ce titre l’épisode qui précède le mariage de Dvoïrele. Il lit dans le déchirement de la robe un symptôme inconscient de l’héroïne, cherchant à se défaire de sa condition : Au moment de mettre l’anneau, Dvoïrele, en pleine confusion, chercha vainement à retirer son gant. Oubliant dans son trouble que sa robe de mariée avait des manches que l’on pouvait dégrafer, elle arracha finalement le gant blanc, et la manche partit avec. Elle dut se tenir, devant toute l’assemblée réprobatrice, le bras nu7. Le critique ajoute: «Le dénudement accidentel du bras de Deborah peut être interprété comme une tentative plus ou moins inconsciente de se débarrasser des structures de la culture juive traditionnelle, associées aux vêtements des juifs orthodoxes8.» De manière plus explicite, on repère dans le texte plusieurs passages au cours desquels apparaissent de véritables symptômes de conversion hystérique, au sens qu’en donnent Joseph Breuer et Sigmund Freud dans l’exposé du cas Anna O. (Études sur l’hystérie): «la transformation d’une excitation psychique en symptôme somatique durable9 ». En effet, à la fin du roman, Dvoïrele est désespérée: 6 Boyden M., The Other “Other Singer”: linguistic alterity in Esther Kreitman’s transit fiction, Prooftexts, vol. 31, nº1-2, 2011, pp. 95-117; Norich A., The Family Singer and the Autobiographical Imagination, Prooftexts, vol. 10, nº1, 1990, pp. 91-107; Hadda J., op. cit. 7 Kreitman E., La Danse des démons, op. cit., p. 262. En langue originale : Kreitman E., Der sheydim-tants, Varsovie, Brzoza, 1936, p. 240: « Dvoyrele hot a tsetumlte gezukht dem vayzfinger un beshum-oyfn nisht gekont gefinen. Zi hot ingantsn gargesn, az dos khupe-kleyd hot arbl, vos men kon opshpilen, oyb m’darf, un zi hot in ir tsetumltkayt a shlep geton di vayse hentshke, vos der khosn hot ir gekoyft bay titsn un mitgeshlept dem arbl. Zi iz tsu alemens kharpe geblibn shteyn mit a naketn orem.» 8 Boyden M., op. cit., p. 102: « Deborah’s accidental baring of her arm can be interpreted as a more or less unconscious attempt to rid herself of the structures of traditional Jewish culture, associated with Orthodox Jew’s clothing.» Notre traduction de l’anglais. 9 Breuer J., Freud S., Études sr l’hystérie, trad. Anne Berman, Paris, Presses Universitaires de France, 1992 [1895], p. 67.

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Mon Dieu, je ne peux pas bouger mes jambes, est-ce que je serais paralysée? non, c’est impossible! Je vais essayer de descendre, peut-être Georgette est-elle seule? Acheter du pain à crédit! Pure folie ! Hier encore, elle a dit qu’elle ne pouvait pas. On lui a formellement interdit de faire crédit, même d’un centime. «Vous la connaissez », a-t-elle dit pour se justifier. Évidemment, si l’on avait payé le loyer et nos dettes à la boutique, on ne serait pas obligé d’en passer par Georgette10. Ces symptômes ne peuvent que faire écho aux mots de Sigmund Freud dans Cinq leçons sur la psychanalyse: On fut ainsi conduit à admettre que le patient, tombé malade de l’émotion déclenchée par une circonstance pathogène, n’a pu l’exprimer normalement, et qu’elle est ainsi restée «coincée». Ces affects coincés ont une double destinée. Tantôt ils persistent tels quels et font sentir leur poids sur toute la vie psychique, pour laquelle ils sont une source d’irritation perpétuelle. Tantôt ils se transforment en processus physiques anormaux, processus d’innervation ou d’inhibition (paralysie), qui ne sont pas autre chose que les symptômes physiques de la névrose. C’est ce que nous avons appelé l’hystérie de conversion11. Résidant à Londres en 1936, Kreitman eut non seulement vent de ces textes par la presse (peut-être même les a-t-elle lus), mais aussi connaissait les impressions que ceux-ci eurent sur l’Europe plus généralement, dès le début du xxe siècle.

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Les symptômes, du silence aux interférences signifiantes de l’autre

Une autre forme d’expression de cet inconscient peut se loger dans l’écriture erratique de Kreitman. Certains critiques, à l’instar de Carole Ksiazenicer10

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Kreitman E., La Danse des démons, op. cit., p. 308. En langue originale : Kreitman E., Der sheydim-tants, Varsovie, Brzoza, 1936, pp. 284-285: « – Vey, kh’kon dokh shoyn gornisht geyn iber der shtub. Tsi ver ikh nisht amol geleymt? Neyn, m’tor nisht ! Ikh vel prubirn aropgeyn, efsher iz gor Zhorzhet aleyn untn? Efsher vet zi gor yo borgn a broytl? Veysekh vos, meshuge! Zi hot ersht nekhtn gezogt, az zi kon nisht. Zi hot a shtrengen farzog, afile far keyn eyneyntsikn santim nisht. “Ir kent dokh zi”, hot zikh Zhorzhet farentfert. – Avade, ven m’git ir op di etlekhe frank dire-gelt un vos s’kumt in gevelb, volt zi nisht gedarft Zhorzhets laskes – ober azoy ?» Freud S., Cinq leçons sur la psychanalyse, «Leçon nº1 », trad. Yves Le Lay et Samuel Jankélévitch, révisée par Gisèle Harrus-Révidi, Paris, Payot & Rivages, 2013 [1921].

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Matheron12, considèrent que la voix de l’autrice est totalement prise dans une identification à l’agresseur, au sens qu’en donne Sandor Ferenczi. L’agresseur (ici ses parents) seraient intra-psychiques, par introjection ou incorporation de l’imago parentale. Or, sans expliciter cette question de l’identification à l’agresseur, Ilan Stavans interprète l’écriture de Kreitman comme un phénomène erratique: «La structure narrative [chez Kreitman] est prismatique, voire erratique. Les descriptions qu’elle fait de l’atmosphère sont piquantes, mais aussi source de désorientation. Le lecteur éprouve des difficultés à s’habituer à son style maladroit. Mais dans son cas, ce sont les silences, délibérés ou inconscients, qui constituent ont le véritable message13.» Les images du silence parsèment le texte. Dvoïrele ne cesse de se taire: Toutes deux se taisaient. Elles ne pleuraient pas, ne trouvaient rien à se dire et laissaient grandir entre elles un silence impitoyable14. La chanson qu’elle chante après que Motl lui a appris à déchiffrer les caractères gothiques allemands est particulièrement évocatrice: « Sur la lande verte / est éclose une petite fleur / son œil est comme le ciel / aussi limpide et aussi bleu, / elle n’a pas grand-chose à dire / mais tout ce qu’elle dit / c’est encore et toujours: / ne m’oublie pas15 ». Les ruptures et aposiopèses16 du roman ne seraient alors que des symptômes, comme refus dans l’identification à l’agresseur, pouvant en cela rappeler les considérations de Wilfred Ruprecht Bion, dans Learning from Experience [Aux sources de l’expérience], en 196217. Celui-ci indi-

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Communication personnelle. Stavans I., préface à Kreitman E., The Dance of the Demons, trad Maurice Carr, New York, Feminist Press at the City University of New York, 2009, p. xi : « [Kreitman’s] narrative structure is prismatic, even erratic. Her atmospheric descriptions are pungent yet disorienting. The reader has difficulty warming up to her awkward style. But in her case the silences, deliberate and unconscious, are the message.» Notre traduction de l’anglais. Kreitman E., La Danse des démons, op. cit., p. 268. En langue originale : Kreitman E., Der sheydim-tants, op. cit., p. 246: « Reyzele hot zikh shtil gezegnt mit der tokhter, zi hot ir a kush geton in shtern, gevolt ir epes zogn un arayngetsoygn onshtot dem di bakn tsvishn di tseyn, beyde hobn geshvign. M’hot nisht geveynt. Nisht gehat eyne der anderer vos tsu zogn. Zey hobn umberakhmonesdik geshvign.» Kreitman E., La Danse des démons, op. cit., p. 107. En langue originale : Kreitman E., Der sheydim-tants, op. cit., p. 88: « Sein Aug ist wie der Himmel / So beiter und so blau / Es hat nicht viel zu sagen / Und alles was es schpricht / Ist immer nur dasselbe : / Nur Vergissmeinnicht.» Ces figures de style (points de suspension, etc.) permettent effectivement la suspension du sens. Bion W.R., Learning from Experience, Londres, William Heinemann, 1962.

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quait à propos du phénomène d’identification projective chez Melanie Klein18 que face à des comportements humiliants nés de cette identification projective, l’objet peut s’opposer, ce qui peut induire de devenir « imperméable » et « sourd» à ces dits-comportements19, et ici donc, dans le cas de Kreitman, d’être muet. Le silence de Dvoïrele est donc celui de refus de Kreitman, qui peut échapper à sa propre conscience, et se faire symptôme d’une résistance psychique. De manière inévitable, si la voix propre de Dvoïrele peut faire symptôme de l’inconscient de l’autrice, c’est aussi parce qu’elle est traversée des « voix de l’autre». Comment ne pas lire les fréquentes injonctions de l’héroïne à ellemême comme des intériorisations – retranscrites de manière plus ou moins maladroites – d’un surmoi parental? L’inconscient serait alors ce discours de l’autre, propre à générer des effets d’Unheimliche20, lorsqu’il affleure à la surface du texte. Dvoïrele s’écrie: «Maman le dit bien, je suis une tête folle, une petite bête impulsive, tout le monde dort, personne ne perd la tête – décidément, on ne fera jamais rien de moi21.» La présence du discours de l’autre s’érige en symptôme d’une aliénation pathologique, puisque le monologue intérieur, qui est censé être l’espace de liberté de tout personnage depuis le stream of consciousness de William James22, est celui de l’enfermement le plus absolu. S’ensuivent des phénomènes d’interférences et d’irruptions linguistiques qui génèrent des ruptures, disloquent le textes en morceaux de sens, dont l’exemple le plus saisissant est l’apparition du refoulé sous la forme du rêve, à la fin du roman. «– Tiens! je pensais que vous veniez de province. Vous n’avez pas l’air d’habiter ici. Ne le prenez pas mal, les provinciaux ne sont pas plus mauvais pour autant. Que dites-vous des nouvelles? On dit qu’on va déclarer 18

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Klein M., «Notes sur quelques mécanismes schizoïdes », in Développements de la psychanalyse, trad. Willy Baranger, Paris, Presses Universitaires de France, 2013 [1966], pp. 274300. Regazzoni Goretti G., L’identification projective. Une investigation théorique du concept à partir de «Notes sur quelques mécanismes schizoïdes», L’Année psychanalytique internationale, 2008, pp. 57-76. Voir Freud S., «L’inquiétant familier (L’inquiétante étrangeté)», in Hoffmann E.T.A., Freud S., L’inquiétant familier, suivi de Le Marchand de sable, trad. Olivier Mannoni, Paris, Payot & Rivages, 2019. Kreitman E., La Danse des démons, op. cit., p. 50. En langue originale : Kreitman E., Der sheydim-tants, op. cit., p. 35: « Nisht umzist zogt di mameshi, az ikh bin a tseshoyberte brie, a vilde khaye. Ale shlofn, keyner iz nisht tserudert gevorn. – Meshuge !» Voir The Principles of Psychology de William James (1890) et les travaux de Dorrit Cohn : Cohn D., La Transparence intérieure: modes de représentation de la vie psychique dans le roman, Paris, Éditions du Seuil, 1981.

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la guerre. Comme si l’on n’avait pas assez de problèmes comme cela. Il ne manquait plus qu’une guerre! Vous savez, on dit que si la guerre éclate toutes les communications vont être coupées, on ne pourra plus rentrer. De toute façon, j’ai renvoyé mes parents dans leur bourg. Qui sait ce qui va se passer à Varsovie? On dit que c’est parce qu’on a tué un prince, ou quelque chose comme cela. Voyez, c’est écrit là », lui dit le jeune homme en lui montrant une feuille de journal maculée de graisse23. On retrouve ici de nombreux mécanismes caractéristiques du rêve selon Sigmund Freud: la scénarisation, la symbolisation, mais aussi des déplacements (l’image des provinciaux, qui n’ont pas l’air de venir d’ici, peut-elle être lue comme une réflexion sur l’assimilation?), ou des images qui peuvent paraître incongrues, à l’instar du journal maculé de graisse. Il peut donc relever de la première acception des symptômes névrotiques dans Der Sheydim-tants, en donnant à voir le refoulé. Néanmoins, le démembrement syntaxique est trop présent pour être univoque. Il renvoie sans doute à l’exhibition d’une béance du langage, à même de résister aux injonctions parentales et sociétales d’une part, mais surtout il fait symptôme d’un troisième aspect déployé par le texte: le questionnement sans cesse renouvelé que Kreitman mène sur sa propre aliénation.

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Le symptôme comme mise en scène de l’inconscient

En effet, penser la béance comme espace signifiant, à propos d’un roman de 1936, ne peut se concevoir sans envisager la fortune de la « béance signifiante» dans les modernismes européens au début du xxe siècle. Il s’agit là d’un topos esthétique moderniste, que Virginia Woolf, Arthur Schnitzler et nombre de leurs contemporains ont exploité24. Le blanc et le vide ne peuvent pas être 23

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Kreitman E., La Danse des démons, op. cit., p. 319. En langue originale : Kreitman E., Der sheydim-tants, op. cit., p. 295: « Azoy? Yakh hob gemeynt, zi zenen a provintser. Zi zeen-oys nisht keyn hige. Zi darfn zikh nisht zhenirn. Di provintser zenen oykh mentshn. Vos zogn zi tsu der klog? M’zogt, az a lyade minut vet oysbrekht a milkhome. Tomer hot gefelt tsores, hostu dir a milkhome far a tsulog! Zi visn, m’zogt, az s’zol oysbrekhn a milkhome, veln ale vegn vern opgeshnitn, men vet nisht konen aheymforn. Mayne eltern hob ikh koydem-kol aheymgeshikt in zayer shtetl arayn. Ver veys, vos es vet zikh opton in Varshe. M’zogt, az di gantse tsore hot zikh dernumen derfun, vos m’hot epes gehrget a prints. Zi zeen – veyzt ir der yungerman on mitn vayzfinger oyf a shtikl farfetster tsaytung. » À cet égard, voir les écrits de Stéphane Mallarmé – parmi lesquels Divagations (1897) et Crise de vers (1895). Voir aussi Jurgenson L., «L’indicible: outil d’analyse ou objet esthétique», Protée, vol. 37, nº2, 2009, p. 9-19.

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de simples manifestations d’un inconscient échappant à l’autrice; ils sont des motifs codifiés par lesquels Kreitman dévoile un message, et cherche à prendre une place dans la littérature de son siècle. Dès lors, les symptômes dans Der Sheydim-tants relèvent moins de l’expression de l’inconscient que de sa mise en scène. S’il demeure des éléments qui échappent à la maîtrise de la narration par l’autrice, ceux-ci révèlent surtout l’ambition qu’a le roman de théâtraliser la violence que peut subir une femme, condamnée à refouler sa propre individualité dans un monde qui l’oppresse, et à ne laisser échapper son « ça » que par touches infimes. Plusieurs éléments contextuels encouragent une telle interprétation. Tout d’abord, la jeune hystérique est depuis le début du siècle un motif historique et littéraire. Alicia Ramos Gonzales, la traductrice de Di Naye Velt [Le Nouveau Monde] de Kreitman en espagnol, évoque dans ses travaux une particularité que Rita Felski relève aussi25 : la grande épidémie d’hystérie féminine au début du siècle. Une épidémie virulente éclata. Elle affectait les femmes des salons et des classes hautes de Vienne, les jeunes femmes qui se promenaient le long de la Neuer Markt, ou dans les «Bonheur des Dames » de la ville, sur les rives du Danube. Celles qui, plus tard représentées par Teresa, chez Arthur Schnitzler, étaient sacrifiées par une société sans merci aux coutumes et valeurs malsaines. Ces femmes souffraient toutes d’hystérie, un désordre nerveux traditionnellement considéré et diagnostiqué comme une maladie féminine, en raison de la croyance selon laquelle elle trouvait son origine dans l’utérus26. Elle ajoute, citant Elaine Showalter, que cette fin du xixe siècle était « l’âge d’or de l’hystérie27 » et que les femmes ont en cela joué un rôle majeur dans les pre-

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Felski R., The Gender of Modernity, Cambridge, Harvard University Press, 2009. Ramos González A., Diagnostics of a Writer: “The Case of Fraylin Esther S.”, Mosaic : An Interdisciplinary Critical Journal, vol. 39, nº1, 2006, pp. 131-146, p. 131 : « a virulent epidemic broke out. It affected ladies of the salons and the upper classes of Vienna, young ladies promenading along the Neuer Markt, or in the “ladies’ paradise” of this city, on the banks of the Danube, who, later represented by the Teresa of Schnitzler, were sacrificed by a merciless society rife with unhealthy customs and values. These women were all suffering from hysteria, a nervous disorder traditionally considered and diagnosed as a female malady because of the belief that it originated in the woman’s womb. » Notre traduction de l’anglais. Showalter E., The Female Malady: Women, Madness and English Culture, 1830-1980, Londres, Virago Press, 2001, p. 129. Notre traduction de l’anglais.

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miers développements de la psychanalyse28. Ce phénomène s’est propagé, de Vienne, vers l’Est. En Russie et en Pologne, des cas apparaissent, et sont relayés dans la littérature, souvent articulés à la mélancolie, comme chez Dovid Bergelson (Nokh Alemen [Une tragédie provinciale], 1913, qui se nourrit aussi de l’influence de Madame Bovary de Flaubert). Ainsi, on repère des phénomènes similaires à ceux qu’on observe dans Der Sheydim-tants au sein d’autres œuvres de la même époque, preuve que le roman de Kreitman est le résultat d’une circulation et de lectures. Fräulein Else [Mademoiselle Else] d’Arthur Schintzler (1924) comporte un nombre important de points communs avec ce roman yiddish de 1936, dont le rêve d’évasion et la puissance des monologues intérieurs. Tout ceci implique de ne pas considérer Der Sheydim-tants comme l’expression d’une identification à l’agresseur. Si ce roman est « identitaire», c’est par un dispositif narratif extrêmement maitrisé, au sein duquel les voix sont distribuées pour scénariser des conflits. En effet, malgré les touches modernistes, l’œuvre hérite largement des codes du roman familial yiddish traditionnel, qui lui-même subissait l’influence du roman du xixe siècle français, au sein duquel la narration-cadre est portée par une voix omnisciente masculine (voire patriarcale). Celle-ci cherche à s’inscrire dans les canons de ce qui est attendu de la jeune héroïne. Par exemple, les titres des chapitres décrivent ce que l’épousée devrait penser de ce mariage: «Un mariage providentiel» pour le chapitre 12, par exemple29. À Dvoïrele – et plus largement le personnage féminin ou marginal – sont accordés des espaces exigus, lors des glissements en focalisation interne. Partant, ces lucarnes de subjectivité auxquelles le personnage féminin est circonscrit se superposent aux espaces dans lesquels les femmes sont reléguées au sein de l’intrigue: Alors qu’elle en était là de ses réflexions à propos de cet étrange rabbi, encore abasourdie, elle perçut l’éclair de deux yeux, noirs et brûlants, en fut étrangement impressionnée, puis elle vit passer un jeune homme haut et maigre, frileusement enfoui […]. Le jeune homme disparut par la porte de la yeshiva. C’est à cela que ressemble un rabbi30 ? […]. 28 29 30

Buzzatti G., Salvo A., El cuerpo-palabra de las mujeres. Los vínculos ocultos entre el cuerpo y los afectos, Madrid, Cátedra, 2001, pp. 93-94. Kreitman E., La Danse des démons, op. cit., p. 221. En langue originale : Kreitman E., Der sheydim-tants, op. cit., p. 199: «Vos di hazhgokhe kon». Kreitman E., La Danse des démons, op. cit., p. 80. En langue originale : Kreitman E., Der sheydim-tants, op. cit., pp. 63-64: « Plutsling, vi zi shteyt un trakht azoy mikoyekh dem reben, khidesht zikh, derfilt zi a blits fun a por kokhedike, shvartse oygn, vos gibn ir epes a modnem rir un es trogt zikh kimat farbay ir a hoykher, darer bokher, ayngehilt gikher, vi ongeton in

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rousselet

La description s’arrête aux portes de la yeshiva, là où Dvoïrele ne peut entrer. Prennent alors le relais les pensées du personnage féminin, présentées sous la forme du discours indirect libre. Ce choix narratif est révélateur: il signifie à la fois que la narration est conduite par le personnage féminin, mais montre également que ce personnage féminin est mis à l’écart et ne peut pas conduire une narration omnisciente dans la mesure où de nombreuses sphères ne lui sont pas ouvertes. De même, lors de très nombreux passages, la narration n’est possible que dans la mesure où elle résulte de bribes de discours que Dvoïrele entend alors qu’elle n’aurait pas dû les entendre, derrière une porte, ou par l’entrebâillure d’un rideau. Par exemple, lorsqu’à la fin du roman elle entend deux femmes qui discutent de la tristesse de leur mariage, cela permet à Dvoïrele de comprendre l’avenir qui l’attend avec son mari. Cet extrait est significatif, il constitue une métaphore du régime de l’invisible et du silence que les personnages féminins doivent assumer. C’est dans ce cadre que Der Sheydim-tants fait véritablement symptôme, par l’exhibition d’un paradoxe: c’est en conduisant la narration que le personnage féminin signifie la nécessité pour elle de garder le silence. C’est en ouvrant des espaces lyriques et narratifs de discours indirect libre que l’autrice offre une place à des strates de la subjectivité de son personnage : « “Dvoïrele, change toi et fais-nous un verre de thé”, dit Reizele. Dvoïrele reste assise, elle n’a pas la moindre envie de remettre ses vieux vêtements et se sent trop l’âme en fête pour commencer à souffler sur les braises du samovar31. » Le véritable inconscient du texte se loge sans doute dans les formes de désolidarisation de l’autrice par rapport à son propre narrateur patriarcal, échappant à l’emprise d’un discours surmoïque imposant. Par exemple, au moment de son mariage, lorsqu’elle est sous les regards de la communauté, Dvoïrele est inerte, pareille à un pantin sans vie : Elle était d’une pâleur cadavérique, et ses yeux disparaissaient presque sous la perruque. L’anneau à son doigt la gênait, le froid du métal lui rappelait sans cesse sa présence inutile. Elle ne parlait pas, faisait tout ce qu’on lui disait de faire, comme plongée dans une profonde torpeur32.

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a langer opgekhoymelter kapote, mit a tsedrivltn gartl. […] Der bokher iz farshvundn in der tir fun der yeshive. – Azoy zet oys a rebe?» Kreitman E., La Danse des démons, op. cit., p. 168. En langue originale : Kreitman E., Der sheydim-tants, op. cit., p. 148: « – Nem, Dvoyrele, tu zikh iber un makh a glezl tey – zogt Reyzele. Dvoyrele zitst. S’glust zikh ir nisht aroyftsutsien oyf zikh dem dervokhn. Zi iz tsufil yontevdik geshtimt, tsu nemen blozn koyln in samovar ». Kreitman E., La Danse des démons, op. cit., p. 264. En langue originale : Kreitman E., Der sheydim-tants, op. cit., p. 243: « Zi iz geven toytlekh-blas, di oygn zenen zikh farkrokhn untern sheytl. Dos ringl iz ir gezesn oyfn finger fremd, kalt un iberik. Zi hot nisht geredt. Zi hot nisht reagirt, geton, vos men hot zi geheysn».

de la conversion hystérique

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Le jeu d’images, faisant résistance, sont établis comme des symptômes. Là seulement est signifiée la violence de l’aliénation et les difficultés pour l’autrice d’y échapper. Par exemple, la description du quotidien des femmes est fréquemment remise en question parce que les formes de soumission sont décrites de manière emphatique et ironique: «Reizele eut un sourire compréhensif et chaleureux, elle lui ferait plaisir, à cet homme, pitoyable et comique33. » Le motif du thé lui-même, motif central de cette soumission, est prétexte à une grande ironie. La passivité que nécessite ce service de la part de Dvoïrele est retournée contre les propres personnages qui l’imposaient: « “Est-ce que tu sais que nous sommes en guerre?” Dvoïrele buvait son thé en silence. Qu’est-ce que cela changeait34 ?» Le silence de l’épouse dévouée devient ici un choix, articulé à la tasse de thé qui se rit des autres personnages. En conclusion, si Der Sheydim-tants peut séduire tout lecteur avide d’y saisir les marques de l’inconscient du personnage principal et de son autrice, si Kreitman ne cesse de disperser dans son texte des formes de symptômes – parfois éminemment précis sur le plan clinique – , il serait vain d’y voir là l’objet véritable de l’œuvre. En effet, ce roman de 1936 ne met pas en scène l’irruption de l’inconscient, c’est plutôt la description de telles irruptions de l’inconscient qui porte le propos final de l’œuvre, celui de la difficulté pour Kreitman d’avoir un discours propre. Tout le régime de narration cherche à dévoiler l’aliénation du personnage et de son autrice. En cela, écrire, mais aussi écrire en yiddish, ouvre à Kreitman des portes pour laisser parler des voix, comme autant d’interférences qui parlent d’elle ou qu’elle généralise à la condition de Juifs en émigration et en exil; interférences qui, nourries par les théories psychanalytiques, permettent de réfléchir aux moyens dont l’autrice se dote pour échapper à la norme. Si le yiddish se noue à l’inconscient dans ce roman de 1936, c’est pour faire symptôme de ces violences inhérentes à la condition de subalterne.

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Kreitman E., La Danse des démons, op. cit., p. 46. En langue originale : Kreitman E., Der sheydim-tants, op. cit., p. 33: « Reyzele hot geshmeykhlt klug un hartsik. Zi hot im gevolt tsulib ton, dem komishn, oremen yid». Kreitman E., La Danse des démons, op. cit., p. 320. En langue originale : Kreitman E., Der sheydim-tants, op. cit., p. 296: « Du veyst, Dvoyrele, mir hobn shoyn borekh-hashem do oykh milkhome! Dvoyrele hot geziftst fun der tey un geshvign : – a nafkemine. »

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12 Relire Sholem Asch Marie Schumacher-Brunhes

Résumé Lorsqu’on s’interroge sur la pérennité du yiddish aujourd’hui, son positionnement au cœur d’un réseau linguistique, culturel, littéraire, il est surprenant de constater à quel point l’œuvre prolifique de Sholem Asch, dont le cinquantenaire de la mort en 2007 est passé pour ainsi dire inaperçu, anticipe ces questionnements. Se pencher sur l’œuvre de Sholem Asch, quoi qu’on dise de la légèreté d’un auteur doté d’un talent de conteur indubitable, c’est, avec lui, se confronter au choix de la langue, penser la culture coterritoriale, se positionner par rapport au père – Moszek Asz, marchand de bétail et aubergiste, disciple d’un rebbe hassidique, mais aussi Y.L. Peretz, le père spirituel – et par-delà, définir une identité qui entre en résonance avec son temps. Cet article se veut un cheminement à travers l’œuvre de celui qui, avant d’être honni, fut l’écrivain de langue yiddish le plus apprécié par le lectorat yiddishophone, mais aussi, le premier, au-delà des frontières de sa langue.

Lorsqu’on s’interroge sur la pérennité du yiddish aujourd’hui, son positionnement au cœur d’un réseau linguistique, culturel, littéraire, il est surprenant de constater à quel point l’œuvre prolifique de Sholem Asch (1880 – 1957), dont le cinquantenaire de la mort en 2007 est passé pour ainsi dire inaperçu1, anticipe ces questionnements. Se pencher sur le romancier, le novelliste, le dramaturge, l’essayiste, l’activiste2 aussi, et au fond, le conteur Sho-

1 À une exception notable près: le colloque anticipant le jubilé « Sholem Asch Reconsidered», dont les actes ont fait l’objet d’une publication en 2004, organisé par l’Université de Yale à l’initiative de Nanette Stahl, conservatrice de la collection de Judaica. Alyssa Quint en livre un efficace résumé dans «Asch’s Diamonds. A New Essay Collection Gives an Oft-neglected Master His Due», The Forward, August 19, 2005 (accessible en ligne). 2 Durant le premier conflit mondial, qu’il traverse depuis les États-Unis, Asch se démène pour organiser l’aide aux communités juives du Vieux Continent. Il fait partie des fondateurs du «Joint» (American Jewish Joint Distribution Committee). La correspondance regroupée dans les archives détenues par la bibliothèque de l’Université de Yale (Beinecke Rare Book and Manuscript Library; fonds provenant d’un don de Sholem Asch datant de 1939 ainsi que du rachat de la bibliothèque de l’écrivain et de manuscrits financé en 1944 par Louis M. Rabino-

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lem Asch engage à un grand nombre de choses tout à la fois : se confronter au choix de la langue, penser la culture coterritoriale, se positionner par rapport au père – Moshe Gombiner Asch, marchand de bétail et aubergiste disciple d’un rebbe hassidique, mais aussi Y.L. Peretz, le père spirituel. Une fois accompli ce cheminement, on peut s’essayer à définir une identité résolument entrée en résonance avec son temps. Certes, Sholem Asch, lancé ou plutôt autopropulsé sur une trajectoire qu’il avait patiemment et méthodiquement élaborée, fut finalement honni: par son choix de creuser toujours plus profond le sillon entamé dès les prémices de son œuvre romanesque, il se mit à dos sa communauté naturelle de lecteurs alors même qu’il produisait, avec la traduction anglaise du Nazaréen (1939), le premier bestseller de la littérature yiddish. Avant que sa trilogie à thème christique, dont l’ambition était d’explorer les débuts du christianisme dans une perspective juive, ne provoque sa chute, il fut l’écrivain le plus apprécié de ses contemporains yiddishophones, lesquels attendaient avec impatience les tranches successives de ses romans, dont la plupart furent d’abord édités sous forme de feuilleton. Fait au moins aussi remarquable, il fut le premier à l’être à l’extérieur des frontières de sa langue, et ce, dès avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Asch fut un écrivain à la puissance d’écriture prodigieuse; sous sa plume jaillirent dans une forme d’effervescence, durant plusieurs décennies, un foisonnement de thèmes et de formes révélant une impressionnante capacité de cet écrivain à, comme l’écrit Rachel Ertel dans sa préface à sa traduction de Moscou, «se cliver», produisant des récits sur la comédie humaine de son temps dans ce qu’elle pouvait avoir de plus noir pour mieux, parallèlement, « réenchanter le monde». Il ne peut être question ici d’envisager ne serait-ce qu’un aperçu de cette œuvre chorale où se répondent les continents, les lieux, les époques, les sexes, pour tantôt constater cette perte de l’unité imposée à l’humanité en général et au peuple juif en particulier, tantôt chercher les voies de l’apaisement, moyennant, dans les textes les plus aboutis, un plongeon dans les tréfonds de l’âme humaine et des prouesses architectoniques3. Au lieu de cela, nous tenterons de fournir un éclairage propice à une relecture dépassionnée mais pour autant nourrie de la sève de cette écriture en répondant à une triple interrogation qui nous semble couvrir des aspects cruciaux de l’œuvre de

witz), laquelle couvre essentiellement la période 1926-1949, fait apparaître un souci constant du destin des Juifs européens. 3 Cette maestria atteint son apogée dans la trilogie Avant le déluge, dans le roman américain East River (dans lequel il retravaille des thèmes déjà abordés) et, de l’avis du critique Sh. Niger, qui y voyait son chef d’œuvre absolu, de manière inégalée dans Le Nazaréen.

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Sholem Asch: jusqu’où s’inscrit la filiation avec Peretz? Pour qui écrit Asch ? Qu’est-ce qui se joue au moment du passage dans les langues non-juives ? Pour clore ce propos liminaire, revenons sur les principales étapes de la vie de Sholem Asch. Né un 1er novembre 1880 (date systématiquement indiquée par l’écrivain et qu’on pourrait dire prémonitoire si elle n’était pas sujette à controverse, son certificat de naissance stipulant le 1er janvier et les souvenirs de sa mère situant sa naissance aux alentours de Pessah) à Kutno (voïvodie de Łódź), dans cette partie de la Pologne placée sous gouvernement russe, il est le fils du hassid Moszek / Moshe Gombiner Asch et de Frajda Malka Widawska, l’électron libre d’une fratrie de dix (on lit parfois quinze). À l’âge de 17 ans, il emménage, pour y faire office de précepteur, chez des parents dans les environs de Włocławek (voïvodie de Cujavie-Poméranie située au Nord-Ouest de Varsovie), au contact de la nature mais aussi des paysans, polonais et juifs, qui l’habitent. Le jeune Asch voit dans cet éloignement qui lui évite les foudres paternelles un contexte favorable à la poursuite de son apprentissage de l’allemand et la possibilité de s’imprégner, via ses lectures, de culture sécularisée et de littérature profane, que celle-ci soit hébraïque, russe, polonaise, allemande ou même yiddish. Dans ses mémoires, Asch appelle cette période son « école élémentaire». Pour assurer sa subsistance, il s’installe dans le chef-lieu du district et s’y fait écrivain public – ce nouvel apprentissage qu’il appelle son « école secondaire» est aussi une forme de prédestination. Il gagne ensuite Varsovie, cœur battant de la vie littéraire juive en Pologne. Venu en pélerinage comme moult jeunes gens avant lui au numéro 1 de la rue Ceglana – mythique adresse du premier domicile varsovien du couple constitué par Helena et Yitskhok Leybush Peretz, armé de quelques poèmes en hébreu, il suit le conseil du «rebbe» et se met à écrire en yiddish. Le virage accompli alors est définitif: il écrira dorénavant dans cette unique langue. Au cours de ses premières années à Varsovie, il rencontre et épouse Mathilda (dite Madzhe), fille du lettré et hébraïste Menaḥem Mendel Shapiro, intellectuel reconnu, ami de l’influent Naḥum Sokolow. Cette alliance lui garantit d’emblée une confortable stabilité financière, particulièrement bienvenue pour celui qui a tiré le diable par la queue aux côtés de ses camarades de chambrée Hirsh Dovid Nomberg et Avrom Reyzen. À partir de ce moment, Asch vit de son activité d’écrivain, participant pleinement de ce télescopage des générations qui se joue dans la littérature yiddish à cette époque et au milieu duquel Peretz, le père spirituel, appelle à un retour aux sources vives du judaïsme. Asch, au rebours de son mentor, est un grand voyageur. En 1908, il réalise son premier voyage en Palestine, s’y imprégnant d’une ambiance et de paysages qui alimenteront son inspiration pour les décennies à venir (notamment pour ses romans christiques, comme il le signale dans un entretien donné à

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Frank S. Mead, rédacteur en chef du Christian Herald4). Sitôt rentré, il s’investit dans la conférence de Czernowitz qui assoit le statut du yiddish, ainsi que dans la tournée par laquelle celle-ci se prolonge. Peu après, il s’établit avec femme et enfants pour quelques mois à Paris. Pendant la Première Guerre mondiale, Asch vit aux États-Unis, installant sa famille à Staten Island en dépit de l’inconfort éprouvé face au matérialisme ambiant et à l’âpre insolence du « pays doré» (yid. di goldene medine). Il publie dans le quotidien yiddish Forverts à l’initiative d’Abraham Cahan, qui donne par-là naissance à une collaboration qui s’étendra sur plus de trois décennies, et s’attache ainsi le puissant lectorat américain tout en polissant le lien qui l’unit au lecteur européen par le jeu efficace de la noria littéraire reliant les deux rives de l’Atlantique. Après un passage par la Pologne à l’issue du conflit et des séjours nombreux dans l’Allemagne weimarienne, il fait le choix de s’établir en France, à Bellevue sur Seine (aujourd’hui Meudon). S’y développe une amitié mi-figue, mi-raisin avec le couple Chagall. En 1920 paraît à New York une première édition de ses œuvres complètes en douze volumes. Il est désormais un écrivain installé. Mathilda et lui feront bientôt construire une villa dans le quartier Lanterne à Nice, bâtiment qu’il dit concevoir comme un beit hamidrash5. En 1932, il est élu président honoraire de la section yiddish du pen-Club. Son cinquantième anniversaire, qui coïncide avec ses trente années de carrière littéraire, est fêté fastueusement; il se voit gratifié pour l’occasion d’un télégramme d’Albert Einstein et d’un autre de Chaim Weizmann, alors président du Congrès sioniste mondial. Max Reinhardt lui restitue le manuscrit, laissé à Berlin par le débutant d’alors, de son Dieu de vengeance. La parution, en 1933, sous le titre Three Cities, de la traduction anglaise de sa trilogie Farn mabl (Avant le déluge: Pétersbourg, Varsovie, Moscou) rédigée et publiée par étapes entre 1921 et 1931, lui vaut une première page dans le supplément littéraire du New York Times. La même année, il est nominé pour le Prix Nobel de littérature. Asch ne se consolera jamais vraiment de n’avoir pas franchi l’échelon suprême. Alors qu’il participe au 11e Congrès du pen à Dubrovnik, il apprend par le Consulat polonais que lui est décernée la médaille Polonia restituta, décoration qu’il accepte, au grand dam de nombreux intellectuels mais au soulagement de beaucoup en Pologne6 ; il prétendra avoir restitué l’insigne en 1936 à

4 Les grandes lignes de cette interview sont reproduites dans un bulletin de 1944 de l’Agence télégraphique juive. Voir Jewish Telegraphic Agency Dayly News Bulletin, Vol. x1, nº 35, Feb. 11, 1944, p. 3-4. 5 C’est ce qui ressort des photographies accompagnant la contribution de David Mazover, arrière-petit-fils de l’écrivain, au colloque «Sholem Asch Reconsidered ». 6 La critique atteint son comble avec une production satirique de la troupe new-yorkaise Artef sur la remise de cet insigne. Signalé par Ben Siegel, The Controversial Sholem Asch. An Intro-

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l’ambassadeur de Pologne en France, en signe de protestation. Après un nouveau séjour en Palestine en 1938, il retourne aux États-Unis où seront publiés la majorité de ses derniers ouvrages, parmi lesquels les très décriés romans christiques, dont la version originale yiddish n’atteignit que partiellement le lecteur voire pas du tout (The Nazarene (yid. Der man fun Notseres) en 1939, The Apostle en 1943 (yid. Der sheliekh, jamais publié) puis Mary en 1949). Loin de constituer la rupture de pacte qui lui est reprochée, ces trois œuvres continuent d’explorer les mythes personnels de l’auteur que sont le triomphe d’une religion du cœur et de la miséricorde (cf. Der tilim-yid (Le Juif aux psaumes, 1934)), la mort sacrificielle (cf. Kidesh hashem (La Sanctification du Nom, 1919) ; Di kishef-makherin fun Kastilye (cf. La Sorcière de Castille, 1926)) ou la représentation de l’unité fondamentale (voir Dos shtetl (1905), Reb Shloyme Nogid – A poeme fun yudishn lebn (1913), dédicacé au père dès l’édition Kletskin de 19137). Si son décès survient à Londres en 1957 lors d’une visite chez sa fille, c’est à Bat Yam, dans la banlieue de Tel Aviv, dans une maison convertie depuis en musée dont il a, de nouveau, lui-même dessiné l’architecture intérieure, que Sholem Asch passe les dernières années de sa vie.

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Asch, fils spirituel de Y.L. Peretz?

Indéniablement, c’est un lien très fort qui unit le jeune Sholem Asch au père spirituel de toute cette génération, Y.L. Peretz. À la mort du maître, Asch ne manqua pas d’évoquer cette période fondatrice de sa vie, apportant sa pierre au mausolée scripturaire que lui élevèrent disciples, amis, connaissances proches ou lointaines. Ainsi, dans son article «Mayn ershte bakantshaft mit Peretsn» [Ma première rencontre avec Peretz], Ash se souvient : Le jour où nous nous rendions chez Peretz était pareil à un jour de fête. Nous attendions ce jour comme un enfant attend le jour du shabbat. […] Les soirs de shabbat, nous nous tenions assis dans la pénombre et chantions des chansons; porté par la profondeur des sentiments trouvant leur expression dans ces chants à la forme si simple, Peretz nous enseignait à

duction to his Fiction, University of Wisconsin Press, 1976, p. 104. Sh. Rosenberg consacre à cet épisode le dixième chapitre du portrait qu’il dresse de son patron dans Sholem Ash fun der noent, Miami, Farlag Sholzon, 1958. 7 «À mon père, le Juif entier et l’homme complet; à lui, dont la vie m’est une étoile étincelante dans la nuit, visible mais inaccessible, à lui je dédie ce livre. Père, faute de pouvoir t’imiter dans la vie, je veux au moins le faire en rêve.»

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voir les tréfonds de l’âme juive. […] Et il se produisait « la métamorphose d’une mélodie»: la chanson de la rue résonnait dans la maison de Peretz avec des accords sacrés, conférant à ces soirées du shabbat une atmosphère solennelle.8 L’émotion que suscite cet alliage fait de beauté, de sacré et de la simplicité de la création populaire que Peretz est le premier à célébrer à travers son écriture et ses prises de position de klal-tuer, d’activiste, étreindra Asch toute sa vie. Ailleurs, Asch rappelle la morgue et la dérision prisées par l’intelligentsia d’alors: on rit volontiers aux dépens des petites gens qui vivent dans la tradition juive9. Cet humour est banni du foyer peretzien, tout comme il fait horreur à Asch. On s’en persuade encore à la lecture de la déclaration faite par l’écrivain au moment où il se défit, outre de ses manuscrits (en 1939, à la demande de l’historien et directeur de la bibliothèque de Yale Bernhard Knollenberg, il avait fait don du manuscrit du Nazaréen) de sa collection le livres rares et d’objets ethnographiques10. Au moment où il rédige cette nécrologie, Asch, notamment le dramaturge Asch, a déjà été courtisé par de nombreux théâtres et maisons d’édition, son poème en prose A shtetl a été acclamé, ses premières créations scéniques traduites et montées dans des théâtres cracoviens et varsoviens (Tsurikgekumen (De retour), réédité plus tard sous le titre Mitn shtrom (Avec le courant, 1904)) et même à Saint Petersbourg (Meshiekhs tsaytn – A kholem fun mayn folk (Les temps du Messie – Un rêve de mon peuple, 1906) est monté dans le théâtre que vient de créer la célèbre actrice Vera Komissarzhevskaya). La création à Ber-

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Sh. Ash, «Mayn ershte bakantshaft mit Peretsn», Di tsukunft, nº 5, mai 1915, p. 458-463, ici p. 462. «Un der tog, vos mir zaynen gegangen tsu Peretsn iz geven a yontef, un men hot gevart oyf dem tog, vi a yingl vart oyf shabes. […] Un di shabesdike farnakhtn zaynen mir gezesn in der tunkelheyt un mir hobn gezungen di folks-lider. Bagaystert fun dem tifn gefil, velkhes es drikt zikh oys in yidishn folks-lid un der eynfakher form, hot Perets undz gelernt zen di tifenish fun der yidisher neshome. […] Es iz gevorn a “gilgl fun a nign”; dos lid fun gas hot in Peretses shtub obgeklungen heylik un undz arayngebrakht in an erhoybener shtimung in di shabesdike farnakhtn.» Traduction de l’auteure. Sh. Ash, «Y.L. Perets», Di goldene keyt, nº 10, 1951, p. 53. Voir Sh. Asch, «A Word about my Collection of Jewish Books », The Princeton University Library Chronicle, Vol. 63, nº 1-2, 2002, p. 40-48. Voir p. 43-44 pour les artefacts de cet « art du foyer». Cet essai, daté de 1945 et compilé par Leon Nemoy, a été joint au fonds AschRabinowitz (Catalogue of Hebrew and Yiddish Manuscripts and Books from the Library of Sholem Asch Presented to Yale University by Louis M. Rabinowitz). Cet amour qu’il voue aux livres et à l’art populaire le lie également intimement à son tout premier mentor Peretz. On constatera sans surprise que les descriptions données de la décoration de leurs bureaux respectifs se font étroitement écho.

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lin de sa pièce Got fun nekome (Dieu de vengeance, 1907) dans le théâtre et par la troupe de Max Reinhardt avec Rudolf Schildkraut dans le rôle de Yankl Khapkhovitch, le tenancier de maison close, lui vaut une notoriété inédite pour un écrivain yiddishophone; plus que tout autre auteur, il est désormais traduit, notamment en russe au sein de la maison d’édition de Maxim Gorki. Pour autant, il conserve une forme d’humilité face à la matière première de sa propre production: l’âme juive, qu’il prétend sonder lui aussi, et la langue qui l’anime. C’est cette ferveur qui frappa Peretz lorsqu’en 1899 Asch vint la première fois se présenter à lui avec un manuscrit rédigé en hébreu. Après l’avoir persuadé d’écrire en yiddish, Peretz s’enticha littéralement du jeune Asch (comme il le fit plus tard de H.D. Nomberg ou de Menakhem Boreysho), intimant à I. Lurye, rédacteur en chef du nouveau périodique cracovien Der Yid, l’ordre de publier un premier récit et de régler au débutant ses honoraires, négociant la remise de ses propres textes contre la publication de ses protégés. Lors du banquet organisé pour son cinquantième anniversaire et ses vingt-cinq ans d’activité littéraire, il fit installer la jeune génération d’écrivains à sa table et offrit à Asch un exemplaire dédicacé de ses Œuvres complètes éditées pour l’occasion. Quelques années avant de mourir, Sholem Asch évoque à nouveau l’ambiance qui régnait alors à Varsovie et d’où jaillit le miracle de la rue Ceglana ; l’adulation dont Peretz faisait l’objet n’avait d’égale que l’ostracisation dont celui-ci était la cible: Peretz, se souvient-il, «bien qu’adulé par ceux qui l’entouraient, vivait dans un environnement hostile et étriqué, cerné par la rivalité des écrivains “installés” de Varsovie, tous relativement âgés »11. Il y a fort à parier qu’Asch reporte ici sur le personnage de Peretz les rancœurs, les rivalités puis la mise au ban dont lui-même fit l’objet au fil de sa carrière. Son secrétaire Shlomo Rosenberg se souvient non seulement des épisodes conflictuels mais aussi du soutien que recherchaient auprès de lui de jeunes écrivains ainsi que de la générosité prompte et parfois contre-productive avec laquelle Asch s’engageait dans ce rôle de mentor12. Nul doute que cette proximité teinte également ce commentaire, rédigé quelques années seulement avant sa propre disparition. Tenaillé par la volonté de dépasser les frontières du yiddish, mu par ses propres succès, Asch se départit progressivement des recommandations du maître. Ainsi, quand Peretz lui intima l’ordre de brûler sa pièce Dieu de vengeance après qu’Asch en eut donné lecture, il n’en fit évidemment rien. « Asch, 11

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Sh. Ash, «Y.L. Perets», p. 51. «[…] fargetert fun zayne arumike, hot Perets dokh gelebt in a biterer svive, in an enger svive, arumgeringelt mit kine un sine fun di eltere “statetshne” literatn in Varshe.» Traduction de l’auteure. Sh. Rosenberg, Sholem Ash fun der noent, p. 77-78.

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un écrivain européen», commentait alors Peretz d’un ton acerbe. « Les Temps du Messie et Dieu de vengeance ont survolé les scènes européennes telles des météores: Asch est d’ores et déjà le soleil qui inonde de ses glorieux rayons les têtes bénies de l’Assemblée d’Israël13 ». Asch, qui ne saurait appartenir à la catégorie de ceux que Peretz tancera bientôt en les désignant de « tsurikgekumene inteligentn » (des intellectuels repentis revenus ou plutôt tentant de revenir dans la matrice, que le mentor nommera ailleurs les « national-faussaires», ailleurs encore les «faiseurs d’atmosphère») fournit de ce point de vue un excellent cas d’école à l’écrivain varsovien, intronisé père de la littérature yiddish moderne. Il écrit certes en yiddish, mais la matière de ses textes, que Peretz estime «authentifiée» superficiellement par les realia juives, trahit l’esprit juif, le malmène, l’adapte de force à un goût et à des exigences qui lui sont fondamentalement étrangers. «Le Dieu de vengeance est le Dieu juif vu avec un regard non-juif»14 commente-t-il une dernière fois dans son discours « Sur la littérature yiddish» prononcé en juillet 1910. Ces compromissions seront relevées de manière plus lapidaire encore par Yankev Glatstein, figure centrale de la scène littéraire yiddish en Amérique au 20e siècle, poète moderniste et critique intransigeant, dont l’œuvre s’écartèle entre le modernisme de l’entre-deuxguerres et la douloureuse convalescence imposée à la création d’expression yiddish après 1945. Au filtre de ses expérimentations poétiques, Glatstein aboutit à une théorisation du yiddish comme langue à la fois des artistes et du peuple, coulant ses fulgurances de poète dans un yiddish éminemment vernaculaire. C’est en bonne logique qu’il en vient à rejeter violemment les principes communément acceptés du «business» de la traduction. Asch, qu’il soupçonne d’écrire dans le seul but de faciliter la tâche à ses futurs traducteurs, constitue à ses yeux le repoussoir absolu; plutôt que de capituler devant le marché de l’édition et les lois imposées par les institutions littéraires, il fait le choix d’un particularisme préservé mais fatalement vécu à la périphérie15. Au rebours de ce rigorisme, Asch assume parfaitement son entreprise d’ouverture, comme le démontre à l’envi l’argumentaire déployé à l’attention du juge chargé de traiter la demande 13

14 15

Y.L. Peretz, Ale verk, t. vii, p. 240. «“Ash – an eyropeisher shrayber”. […] Meshiekhs tsaytn un Eyl nekomes zenen iber di eyropeishe koved-shtraln oyfn gebentshtn kneset-yisroelkepl.» Traduction de l’auteure. Nakhmen Mayzil, Briv un redes fun Y.L. Peretz, New York, Ikuf, 1944, p. 381: « Der “Got fun nekome” iz der yidisher got gezen mit goyishn oygn. » Saul Noam Zaritt, « “The World Awaits your Yiddish Word”: Jacob Glatstein and the Problem of World Literature», Studies in American Jewish Literature, vol. 34, nº 2, 2015, p. 175-203. Voir également S.N. Zaritt, Chap. 2 «A World Literature to-Come : Jacob Glatstein’s Vernacular Modernism», Jewish American Writing and World Literature: Maybe to Millions, Maybe to Nobody, Oxford, Oxford University Press, 2020, p. 67-98.

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d’interdiction de la production de Dieu de vengeance à Broadway en 1923. On y lit sans peine un écho aux réserves peretziennes émises à chaud. Dieu de vengeance n’est pas une «pièce juive » typique. Une « pièce juive», c’est une pièce où les personnages juifs sont composés de telle manière qu’ils répondent aux attentes des non-juifs. Je ne suis pas de ces écrivains «juifs». J’écris, et il se trouve que mes personnages sont des Juifs car de tous les peuples que je côtoie, c’est celui que je connais le mieux. Dieu de vengeance n’est pas davantage un exemple de théâtre mettant en scène un «milieu» – c’est une pièce qui défend une idée16. Appelez « Yekel» John et placez-lui entre les mains un crucifix en lieu et place d’un rouleau de la Torah, et la pièce sera tout aussi chrétienne qu’elle vous paraît juive aujourd’hui. Elle a été montée dans des pays où vivent très peu de Juifs, en Italie, par exemple, et le public non-juif en a parfaitement saisi la portée, ce qui montre bien qu’elle est dépourvue de tout caractère local, qu’elle est au contraire universelle. S’il y a une réaction qu’on pourrait qualifier de juive, c’est l’aspiration de «Yekel Shepshovitch» à une vie placée sous le signe de la pureté.17 Pour autant, il est tout aussi aisé de considérer qu’Asch s’attache avec application à remplir la mission fixée par Peretz à la littérature yiddish dès ses premiers articles programmatiques et réarticulée à Czernowitz: « Il y a un peuple juif. Sa langue est le yiddish. C’est dans cette langue que nous voulons rassembler notre trésor, créer notre culture, continuer d’éveiller notre âme et nous unir, à la faveur de cette culture, d’un pays à l’autre et d’une époque à l’autre18 ». Peretz avait alors fourni à l’auditoire deux axes de travail qu’il jugeait fondamentaux: le réinvestissement de l’héritage culturel d’un passé glorieux (i.e. 16 17

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En allemand, on dirait « Tendenzliteratur ». Document dévoilé par David Mazower, «Sholem Asch : God of Vengeance is Not an Immoral Play», Digital Yiddish Theatre Project, January 2017, https://web.uwm.edu/yiddish​ ‑stage/an‑open‑letter‑by‑sholom‑asch‑author‑of‑got‑fun‑nekome. « The God of Vengeance is not a typical Jewish play. A “Jewish play” is a play where Jews are specially characterized for the benefit of the Gentiles. I am not such a “Jewish” writer. I write, and incidentally my types are Jewish for of all peoples they are the ones I know best. The God of Vengeance is not a milieu play – it is a play with an idea. Call “Yekel” John, and instead of the Holy Scroll place in his hand the crucifix, and the play will be then as much Christian, as it is now Jewish. The fact that it has been played in countries where there are few Jews, Italy for instance, and that there the Gentiles understood it for what it is, proves that it is not local in character, but universal. The most marked Jewish reaction in the play is the longing of “Yekel Shepshovitch” for a cleaner and purer life.» Traduction de l’auteure. Briv un redes fun Y.L. Perets, op. cit., p. 373.

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l’héritage hébraïque) qui conditionne le caractère de langue commune partagée du yiddish, et la nécessité de rendre le yiddish accessible au monde, critère essentiel de la parité avec les autres langues. À cet effet, il avait fait deux propositions: d’une part, la traduction en yiddish de l’héritage hébraïque, biblique essentiellement19, d’autre part, la transcription en caractères latins des chefs-d’œuvre de la culture yiddish, dans laquelle il entrevoyait un moyen de contrecarrer «les traductions mécaniques qui tuent la parole vivante»20. À ces stratégies, Peretz ajoutait l’injonction «prendre sans se perdre», désignant simultanément l’impératif vital et le danger guettant la génération libérée du ghetto intellectuel et spirituel du judaïsme. Ainsi, il constatait dans son essai de 1910 «Que manque-t-il à notre littérature?»: « ces jeunes gens ont du talent, mais il leur manque le sens de la proportion entre leur propre force et ce qui leur vient d’ailleurs […] or les âmes se consument à s’approcher trop près des feux étrangers…»21. La modernité conçue par Peretz résulte de la fécondation mutuelle des besoins révélés par la modernité occidentale et d’une tradition juive revisitée en fonction de ces nouvelles exigences, artistiques en apparence, mais qui dévoilent vite leur caractère existentiel. Le conte hassidique et le conte populaire juif lui ont ouvert la voie de la renaissance du judaïsme. En renvoyant dos à dos deux modèles d’écrivains, l’écrivain juif occidentalisé capable seulement de produire un succédané de littérature juive, et celui de l’écrivain issu du peuple, ayant échappé à l’influence néfaste du ghetto, mais entravé dans son activité créatrice par son manque de culture, Peretz fait implicitement référence au modèle idéal qu’il a lui-même forgé: celui d’une littérature juive nationale d’expression yiddish, unissant les Juifs et les centres de création artistique dispersés de par le monde, et, comme il le dit à Vilna en 1912, servant de « pont reliant Varsovie et Vilna à New York». Asch, qu’on ne soupçonnera pas de méconnaître la tradition, ne pouvait qu’abonder dans le sens de Peretz et souligna lui aussi lors de son intervention en session plénière l’urgence à traduire en yiddish les trésors du passé hébraïque. Il livra plus tard une traduction du Livre de Ruth. Il s’empara de l’injonction peretzienne à se détacher d’une littérature provinciale faite d’ins19 20

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Vaste tâche à laquelle s’attachera le poète Yehoash et qui aboutit en 1926. L’adhésion de Peretz à cette dernière proposition avancée par d’autres yiddishistes est pour le moins surprenante et semble même en contradiction avec sa vision de la continuité historique du peuple juif. Il y a dans cette ouverture considérée comme cruciale pour l’avenir de la littérature yiddish un nœud évident. Y gouverne le deuxième axiome du credo peretzien «prendre sans se perdre». Y.L. Peretz, «Vos felt undzer literatur?», Ale verk, t. vii, p. 272. « Di yungelayt hobn talent, es felt zey ober di mos fun der eygener un fremder kraft; […] Un baym fremdn fayer vern neshomes farbrent…». Traduction de l’auteure.

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tantanés et semblable à «une eau stagnante» en puisant désormais dans le temps historique la matière de sa création. Peretz, on le sait, ne se mesura jamais au roman, préférant ciseler la langue dans des formes courtes. C’est précisément le roman historique qui devient l’un des genres de prédilection de Sholem Asch, le genre littéraire par excellence qui permet de produire du collectif. Asch y voit aussi une promesse de liberté dès lors qu’il se sent autorisé, comme il l’écrivit dans le Forverts au début des années 30, « à fausser l’Histoire et pécher contre elle» si c’est à ce prix qu’il peut « s’affranchir de tout péché contre la psychologie humaine».22 Il en fait la démonstration dans ses romans Kidush Hashem (La Sanctification du nom, 1919) placé au cœur du déchainement de violence que furent pour les communautés juives la révolte des haidamakes et les massacres de Chmielnicki, Di kishef-makherin fun Kastilye (La sorcière de Castille ; 1926), qui décrit l’Espagne de l’Inquisition ou encore Der tilim-yid (Le Juif aux psaumes ; 1934 pour l’édition en volume, 1932–1933 pour l’édition en feuilleton), qui se déroule au moment de la naissance du hassidisme mais où se dessinent les prémices de ses romans christiques. À cet égard, comme le souligne Saul Noam Zaritt, Sholem Asch fait partie de ces écrivains qui «dévient la trajectoire vectorielle du tournant des 19e et 20e siècles et des deux premières décennies du siècle dernier »23, celle qui va du shtetl vers la métropole européenne. Alors qu’il partage avec beaucoup de ses contemporains et homologues une même éducation et un même cadre de sociabilité, la démarche de Sholem Asch peut apparaître comme véritablement singulière. Son écriture, dès ses débuts, contribue efficacement à affranchir la littérature yiddish des contraintes étroites qui la gouvernent. Cette émancipation implique de se détourner du monde traditionnel, ce en quoi il rejoint les modernistes. Son mode toutefois n’est pas celui de la rébellion et de la rupture: alors que ceux-là décrivent l’implosion de ce monde, lui choisit d’en faire un paradis perdu qu’il s’agit d’immortaliser, «dressant un tombeau qui deviendra matrice pour des générations d’émigrés et des générations d’écrivains exilés»24. Nourri de l’unité rêvée de ce monde, il investit d’autres espaces et d’autres temporalités, ce qui n’a pas toujours été reconnu par son lectorat, comme il s’en émeut dans cet article paru dans Haynt alors qu’il est au sommet de sa gloire :

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Numéro du Forverts du 3 octobre 1932. Cité par Shmuel Niger, Sholem Ash – zayn lebn, zayne verk: biografye, opshatsungen, polemik, briv, bibliografye, Geklibene verk, t. iii, New York, S. Niger bukhkomitet baym alveltlekhn yidishn kultur-kongres, 1960, p. 274. S.N. Zaritt, Chap. 1, «A Monolingual World Literature. Sholem Asch and the Institutionalization of Yiddish Literature», Jewish American Writing and World Literature, p. 36. R. Ertel, op. cit., p. 1.

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Chaque tentative de ma part de m’extirper du shtetl comme on le ferait d’une chrysalide pour investir le vaste monde a, jusqu’il y a peu et à vrai dire jusqu’à aujourd’hui été considéré comme une trahison suicidaire de mon talent. Combien d’amis bien intentionnés ont tenté de me convaincre que ma force résidait dans le shtetl, combien de fois ont-ils tenté de me couper les ailes pour peu que je sois passé de l’autre côté ou aie fait un pas de côté. Il est trop tôt encore pour révéler dans quelles conditions j’ai écrit mes livres, ceux-là mêmes qui ont fait connaître le yiddish au monde entier.25 Asch souligne sa double fierté, celle de l’étendue des thématiques abordées dans son œuvre et sa contribution à la reconnaissance du yiddish. En cela, il semble avoir relevé le défi énoncé par le Peretz galvanisé de Czernowitz. Mais Peretz avait une ambition pour le peuple juif. Asch ne serait-il mû que par cette volonté farouche et assumée d’être lu, et d’être lu au-delà des cercles yiddishophones, ou ce dessein qu’on pourrait dire narcissique s’absorbe-t-il en effet dans cette aspiration confessée ici par l’écrivain?

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Pour qui écrit Sholem Asch?

Juif complètement sécularisé, Asch n’en est pas moins parfaitement ancré et, animé par un amour sincère du yiddish26, s’adresse dans cette langue à un lectorat qui, pour être potentiellement déraciné, ne s’interroge pas sur son identité. En dépit des télescopages et décalages survenus parfois au moment de la parution, tous ses manuscrits sont rédigés en yiddish. Sorti de l’entre-soi juif, il est lu par le monde non-juif dans une proportion telle qu’on peut parler de vogue internationale. Dans son inspirant Jewish American Writing and World Literature: Maybe to Millions. Maybe to Nobody S.N. Zaritt consacre le premier chapitre de son analyse à Sholem Asch et explore ce qu’il identifie comme une entreprise d’institutionnalisation de la littérature yiddish. Tentons d’abord de dire ce qui a séduit pendant de si longues décennies son lectorat juif. L’écriture 25 26

Sholem Asch, «Opgeredt fun harts», Haynt, 23 avril 1937, p. 5. Cité par S.N. Zaritt, ici p. 38. Langue qu’il reconnait volontiers malmener, tant sur le plan grammatical, syntaxique, qu’orthographique. Tous les commentaires soulignent une écriture qui fuse, jaillit, mais ne s’encombre guère de l’opération de ciselage qu’on appelle le style. Cette écriture parfois paresseuse et ce manque d’ambition formelle raillés par les modernistes nous rappellent cependant la nécessité de guérir en douceur le lectorat yiddish de son inclination pour le shund, cette littérature pour beaucoup sentimentale qui inonde la presse et le marché du livre yiddish au point d’asphyxier les Belles Lettres.

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de Sholem Asch s’adresse en premier lieu au lecteur de la presse quotidienne yiddishophone. Exception faite de ce qu’il produit à partir de sa trilogie christique, quasiment tous les romans de Asch sont publiés sous forme de feuilleton dans le Forverts avant d’essaimer dans la presse yiddish de par le monde. Cela implique une série de contraintes d’abord formelles quant au découpage et la complexité de la langue, qui ne doit pas être décourageante, mais aussi thématiques puisqu’il s’agit d’épouser ce qui est susceptible d’intéresser ou de faire rêver le lecteur, d’entrer en résonnance avec ses inquiétudes, ses déceptions, ses espoirs. C’est d’autant plus vrai lorsque le lecteur est un immigré juif aux États-Unis, à qui il s’agit de rappeler la possibilité d’une collectivité et d’une spiritualité. Le lyrisme de son écriture apporte une forme d’apaisement qui aide les exilés, les déracinés à faire leur deuil. S.N. Zaritt s’attache à démontrer ce qui, dans cette œuvre, est ainsi d’abord adressé au lecteur yiddishophone27, notant par exemple qu’à la source de l’épopée que constitue Avant le déluge, il y a la conversion presque miraculeuse du protagoniste principal, Zakhari Mirkin, au yiddish. À cette renaissance spirituelle à travers la langue s’ajoute l’héritage spirituel du judaïsme: celui-ci lui est légué par une autre figure providentielle, dans la personne du vieil homme Borekh Chomsky dont le discours truffé d’hébreu et d’araméen rappelle au jeune Mirkin, qui est comme une outre vide et ne demande qu’à s’abreuver à une source vive, l’existence d’un judaïsme intégralement traduisible dans un humanisme universel. Mais c’est dans sa version locale – l’humanisme juif tel qu’Helena et sa famille le pratiquent à Varsovie, en rejetant donc les institutions socialistes mais en ne cédant rien aux ambitions capitalistes et aux injonctions assimilationnistes, que Sholem Asch place son engagement à lui et en cela vient quérir ou plutôt rejoindre son lecteur désigné. À un moment donné du processus d’écriture toutefois, le lectorat juif est rejoint par le lectorat non-juif. Zaritt, comme de nombreux critiques et préfaciers avant lui, observe que Sholem Asch s’est approprié efficacement des formes reconnaissables par le lecteur européen: ainsi, pour lire Avant le déluge, le lecteur germanophone convoque les clés du Bildungsroman, le lecteur russophone se remémore des pages de Tolstoï, tandis que le lecteur francophone établit sans peine le parallèle avec la monstruosité de la plume d’un Zola et la subtilité psychologique d’un Balzac. Répétons l’exercice avec un texte que les traducteurs ont boudé : le roman Gots gefangene – Der goyrl fun a froy28 (Captive de Dieu. Un destin de femme), 27 28

Il illustre son propos à l’aide de la trilogie Pétersbourg, Moscou, Varsovie. Voir S.N. Zaritt, p. 44-47. Sh. Asch, Gots gefangene. (Der Goyrl fun a froy), Gezamelte shriftn, t. xxvi, Varsovie, KulturLige, 1933.

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rédigé alors qu’Avant le déluge est reçu avec enthousiasme par la critique et le lectorat anglophones mais que le contexte politique s’assombrit pour les Juifs d’Europe, le discours antisémite se frayant un chemin bien au-delà de l’Allemagne nazie. Le conteur Asch, comme s’il recherchait lui-même la distraction qu’il offre à ses lecteurs, achève rapidement ce portrait de femme qui prend des tournures d’étude psychanalytique sous les oripeaux d’un roman flirtant dangereusement avec les recettes du shund. La parution de ce roman coïncide donc non sans ironie avec la polémique déclenchée à Varsovie à l’initiative de Kadye Molodowski, soutenue par Alter Kacyzne ou encore Itsik Manger, concernant la prolifération de cette littérature bas-de-gamme mais aussi les compromissions d’écrivains reconnus avec ce système29. L’héroïne du titre, Emilia Brown, quitte pour la Côte d’Azur la banlieue cossue de New York, où elle mène depuis vingt ans un mariage malheureux couronné par la naissance d’un unique enfant, une fille haïssant sa mère et illustrant à elle seule le désamour qui prévaut au sein du couple. Dans un décor de palace qui, de fait, n’a rien à envier aux coulisses de ces romans mélodramatiques dont le lectorat yiddishophone est friand (il s’agit là d’un environnement que Sholem Asch, habitué des grands hôtels, n’a aucune peine à décrire), elle tombe amoureuse de Frank Melbourne, de dix ans son cadet et vraisemblablement non-juif. Les indices sont ici l’adjectif « puritain » au moyen duquel Asch qualifie le milieu familial de son personnage et la glorification du modèle américain fondé sur la pratique sportive et la liberté. Il y a du Zakhary Mirkin chez le jeune héros: de nombreuses scènes font écho à celles qui se jouent dans le boudoir de Madame Halpérine à Pétersbourg; il en va de même des descriptions d’une beauté féminine dont la première qualité n’est plus la grâce juvénile. La passion étreint les deux protagonistes mais est condamnée à demeurer platonique: inhibée par l’éducation rigide qu’elle a reçue d’un père juif complètement américanisé mais au rigorisme pathologique et d’une mère juive allemande native de la province (dans les moments d’émotion, celle-ci s’exprime spontanément dans le dialecte de sa région natale) incarnant à elle seule tout le code de la Sittlichkeit, imprégnée de souvenirs d’enfance où règnent robes blanches à smocks et jeux silencieux, fuyant depuis l’adolescence sa propre féminité, Emilia finit par confesser son incapacité à laisser l’amour qu’elle éprouve authentiquement pour son amant triompher des valeurs qui l’ont construite et des liens pourtant délétères noués à travers le mariage. Auparavant, une spectaculaire tentative de suicide (le 29

De nombreuses études ont été publiées à ce sujet. Pour en saisir les tenants et aboutissants dans un éclairage rejoignant les préoccupations de Sholem Asch en matière de réception, on pourra lire l’article de Naomi Brenner, «The Many Lives of Sabina : “Trashy” Fiction and Multilinguism», Dibur, nº7, 2019, 89-108 (accessible en ligne).

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couple, pris au jeu d’un bain de minuit dangereux, nage jusqu’à l’épuisement « en direction de l’Ouest») constitue le point d’orgue de mois d’atermoiements permis par le caractère d’amoureux transi de Franck, qui rêve en Emilia une mère autant qu’une amante. Asch cède aux facilités de la plume ; de même, on pourrait sans difficulté reconstituer les différentes tranches qui constituèrent le feuilleton, les effets de ralentissement et d’accélération que ce format impose. La langue est à la fois profondément yiddish (nulle tentation ici de surjouer l’exotisme, ou, au contraire, de pratiquer l’évitement en usant de para-ou périphrases plutôt que d’expressions idiomatiques) et empesée par endroits de ces daytshmerizmen qui sont aussi le propre du shund. Mais l’on pressent derrière ces passages moins réussis un Sholem Asch en ébullition, habité par ses lectures, l’esprit aiguisé par les débats vraisemblablement menés avec son ami Stefan Zweig, nourri par ses voyages et sa participation à la vie intellectuelle des métropoles, visiblement intrigué par les découvertes freudiennes (en 1932, Freud découvre que le maternel d’une femme «acquiert pour l’homme l’attractivité qui embrase chez lui en état amoureux sa liaison œdipienne à la mère»30) et innervé de la sève de sa propre mythologie qu’il redécouvre et redéploie sans cesse (ce n’est plus la campagne polonaise ou les rives sablonneuses de la Vistule mais les paysages maritimes et montagneux des Alpes de Haute-Provence qu’il restitue ici magnifiquement). Sur le relevé sismographique de cet amour contrarié et finalement impossible viennent ainsi se greffer des considérations métaphysiques, une description passionnée des Baigneuses de Camille Pissarro, des échappées psychanalytiques, cependant que l’auteur offre à son lectorat de voyager avec ses personnages de New York à Nice, de Nice à Paris puis de Paris au Havre où l’héroïne embarque seule sur le paquebot qui la ramène à son époux, mais aussi d’explorer l’architecture corsetée de leurs individualités et des milieux dans lesquels ils évoluent. Pari perdu par l’écrivain, pourraiton dire. Peut-être plus faute de temps que de matière, puisque l’on sait la part immense jouée par ses traducteurs dans ses succès de librairie. Est-ce tout simplement qu’Asch, mu par d’autres impératifs, aurait renoncé à convaincre Willa et Edwin Muir, qui le traduisaient depuis l’allemand et s’étaient illustrés dans leur traduction d’Avant le Déluge et du Juif aux psaumes (dans leur traduction, Salvation), ou Maurice Samuel, son meilleur traducteur depuis le yiddish, d’en extraire le meilleur31 ?

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S. Freud, « xxxiiie leçon: la féminité», Nouvelle suite de leçons d’introduction à la psychanalyse, oc, v. xix, p. 217-218. C’est là chose envisageable puisque le roman a paru dès 1932 chez Paul Szolnay sous le titre Die Gefangene Gottes dans une traduction de Siegfried Schmitz. Né en 1886 à Neutitschein (Nový Jičín), S. Schmitz publie également sous le pseudonyme E.G. Fried. Devenu journa-

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Quelles sont les qualités qui contribuent à faire de Sholem Asch l’ambassadeur du yiddish dans le monde, rôle que lui attribue son ami Stefan Zweig à maintes reprises en le remerciant d’avoir été celui qui lui a décillé les yeux sur l’existence de cette littérature? Ainsi du discours qu’il prononce à l’occasion du cinquantième anniversaire de Sholem Asch en 1930 : Avant de vous connaître, je dois bien le reconnaître, je ne savais pour ainsi dire rien, ni de la langue dans laquelle vous écrivez, ni davantage de la littérature que vous incarnez d’une manière si parfaite (repräsentativ) face à l’Europe et, disons-le, le monde culturel dans son entièreté […] Mais s’il y a quelque chose de tragique à être le poète d’une petite nation, poète dans une langue si étrangère au reste du monde, connue tout au plus de quelques philologues, voir ces œuvres prises à la source de cette langue se déverser dans toutes les autres fait qu’on applaudit car le poète, l’écrivain, témoigne alors non seulement de son être propre mais devient le témoin de tout un peuple; […] et que dire du fait que bien qu’ayant cheminé jusqu’à nous en Europe, vous soyez demeuré fidèle à cette littérature mineure, cette littérature qui n’existait même pas pour nous Européens.32 Cette qualité, nous suggère Zweig, c’est la capacité qu’a Sholem Asch de traduire le particularisme juif dans des termes universels. En 1931, il préface La Chaise électrique dans la traduction qu’en donne depuis l’allemand Alzir Hella, l’un de ses traducteurs attitrés, et dit son émerveillement de voir la littérature yiddish dotée d’un tel ambassadeur. Sholem Asch possède dans sa petite patrie un cercle de lecteurs et une gloire que pourraient lui envier les plus célèbres des Européens. Ces der-

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liste après des études de droit et de philologie à l’université de Vienne, il s’investit dans le mouvement sioniste en République tchèque à partir de 1918. Il est également connu pour ses traductions depuis le yiddish en allemand. Il meurt en 1941 à Jérusalem. Stefan Zweig, Geburtstagsgruss an Schalom Asch [Unbekannte Texte], Zweigheft, 12, Stefan Zweig Centre Salzburg, 2014, p. 26-30 (accessible en ligne). « […] ehe ich von Ihnen wusste, wusste ich nicht einmal Deutliches weder von der Sprache, in der Sie schreiben, noch von der Literatur, die Sie so repräsentativ vor Europa und der ganzen kulturellen Welt vertreten […] Aber so tragisch es sein muss, Dichter einer kleinen Nation zu sein, Dichter in einer fremden, kaum von Philologen gekannten Sprache, so herrlich wird es, wenn diese Werke sich aus dieser, einer engen Sprache in alle andern ergießen, denn dann bezeugt ein Dichter nicht nur sein eigenes Wesen, sondern tritt auch als Zeuge vor für ein ganzes Geschlecht, für ein ganzes Volk. […] und nicht minder, dass Sie, obwohl nach Europa übergewandert, dieser kleinen Literatur, dieser eigentlich für Europa gar nicht existierenden Literatur, der jiddischen, treu geblieben sind.» Traduction de l’auteure.

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nières années, son œuvre est entrée dans toutes les langues civilisées. L’Angleterre a montré le chemin, l’Italie et l’Allemagne ont suivi ; c’est ainsi que les figures créées par un seul homme s’avancent au-devant d’êtres innombrables et que ce qui fut élaboré et écrit en une langue à peine connue appartient à l’univers. Toujours l’esprit conquiert la matière, toujours une pensée véritablement humaine revient à l’humanité ; et ce qu’une nation crée par son esprit et son sang afflue finalement dans les veines et les cœurs de tous les peuples et de toutes les races.33 Sholem Asch fait de sa judéité la condition même qui lui vaut sa place dans le concert des nations. Il ne cherche pas à se défaire du provincialisme que représente le yiddish. Probablement ne cherche-t-il pas même à réfuter ou corriger le discours condescendant de Zweig dont on apprécie l’ouverture (le yiddish d’emblée qualifié de langue) mais grâce auquel on mesure aussi toute la distance demeurant à parcourir pour que soient atteints les objectifs des yiddishistes. Il eût fallu en effet l’aplomb d’un Peretz pour rétorquer à Zweig qu’il pouvait lui aussi parcourir le chemin inverse et se risque à goûter à cette littérature si éloignée des salons viennois. Il n’empêche que Zweig parvient, selon les mots de S.N. Zaritt, à faire «converger le shtetl et le monde »34. Asch, comme il l’écrit au même moment, assume bien volontiers ce rôle d’ambassadeur mis en exergue par Zweig: La littérature yiddish est devenue l’œil au travers duquel le peuple juif voit le monde en même temps qu’elle devenait la fenêtre à travers laquelle le monde extérieur s’offre un regard sur le cœur juif. Aujourd’hui, c’est le seul instrument dont nous disposions pour que se répande parmi les nations «l’amour d’Israël».35 Asch voit dans la littérature yiddish bien plus qu’un simple moyen d’expression nationale dans l’esprit de Czernowitz et au sein du débat interne (opposant yiddishistes et hébraïstes) portant sur la nouvelle diglossie rêvée par Peretz, dans laquelle s’estomperait le rapport hiérarchique entre yiddish et hébreu; pour lui, elle devient la condition de la participation du yiddish à la vie institutionnelle du monde, l’instrument le plus efficace dont dispose la culture

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Chalom Asch, La Chaise électrique, Préface de Stefan Zweig, Paris, Librairie Stock, 1931, p. viii. Zaritt, p. 39. Sh. Asch, «A ruf tsum lezer fun yidish», Literarishe bleter, 25 sept 1931, p. 1. Cité par S.N. Zaritt, p. 39. Traduction de l’auteure.

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ashkénaze pour communiquer avec les nations du monde. Parallèlement, cette confiance dans l’institution littéraire s’accompagne d’une double conviction: celle que le yiddish y a sa place sur un pied d’égalité et celle que la littérature peut contribuer à contrecarrer la montée du fascisme en Europe. C’est là tout le sens de sa démarche lorsqu’il cède ses manuscrits et ses collections de livres anciens à la bibliothèque de Yale, faisant le choix calculé d’une institution non juive, un temple américain du savoir, qui, dit-il en saluant les personnes qui ont permis que soit franchi ce pas, s’est illustré par sa volonté de mettre en œuvre l’idéal judéo-chrétien36. Sholem Asch endosse ce rôle d’ambassadeur avec délectation, et avec plus ou moins de bonheur. Ainsi, son rôle de président de la section yiddish du pen-Club International lui donne-t-il du fil à retordre: il y échoue à faire en sorte que la culture yiddish cesse d’être une culture de presse37. Mais Sholem Asch trouve une consolation à participer à tous les cercles humanistes de l’époque, intimité incarnée dans l’amitié l’unissant à Stefan Zweig, qui le reçoit à Salzburg, l’invite à traverser l’Atlantique en sa compagnie et celle d’Arturo Toscanini, mais se laisse guider aussi dans les rues et les cafés du Lower East Side lors de ce voyage commun à New York.

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La traduction au cœur du dispositif

Dans cette constellation, la traduction joue un rôle clé. Dès son arrivée à Varsovie, Asch recherche avec frénésie des traducteurs dans le but avoué d’être publié en Pologne, en Russie, mais surtout en Allemagne. Ses premiers traducteurs ne sont autres que son beau-père et Florian, le fils de Naḥum Sokolow38. Tout 36

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Sh. Asch, «A Word about my Collection of Jewish Books », p. 46-47. On notera : « Our contribution to human civilization through our contribution to the Jewish-Christian idea must be represented in the general American institutions of learning. » Dans les années 30, la littérature yiddish a son âge d’or derrière elle. Le lectorat d’élection des «grands» auteurs (i.e. la jeunesse ouvrière) n’a pas les moyens d’entretenir le marché du livre, déjà affaibli par l’assimilation, linguistique au premier chef, des classes moyennes. Des maisons d’édition historiques (Kletskin par exemple) font faillite; la nouvelle génération d’éditeurs offre des conditions toujours moins généreuses. De nombreux écrivains de premier ordre sont contraints, pour subsister, de produire pour les journaux sensationnalistes tandis que la presse «sérieuse» entretient un rapport quasi schizophrénique avec la littérature, louvoyant entre engagements belletristiques et allégeance au « mauvais genre». C’est dans ce contexte que Kadya Molodowsky part en guerre, dans les Literarishe bleter et au sein du pen-club varsovien, contre la compromettante industrie du shund, qu’elle qualifie de «syphilis de la littérature». Voir le récit quasi épique que fait David Mazover des relations de son arrière-grand-père

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aussi édifiantes sont les tractations auxquelles donnent lieu des années plus tard l’obtention et le rachat de contrats d’édition par la maison d’édition Paul Szolnay, avec l’appui d’écrivains juifs allemands de premier plan comme Franz Werfel et Stefan Zweig, en amont du jubilé de l’écrivain, prétexte à une réédition de la trilogie Avant le déluge39. Ces secrets d’archives révèlent un saisissant entrelacs de relations, alternant promesses de soutien mais aussi possibles trahisons. Ainsi, au plus fort de la polémique sur les romans christiques, Michael Wurmbrandt, qui écrit dans la revue Aufbau éditée par le German Jewish Club fondé à New York en 1924, réserve-t-il ses foudres à Asch, traitant celui-ci de renégat, l’accusant d’avoir «péché contre la nation », mais se gardant bien de charger Franz Werfel (qui suit des chemins tout aussi critiquables du point de vue de ces gardiens de la moralité), soucieux par ailleurs de consolider les relations du club avec la puissante minorité que constituent les Ostjuden40. Pour achever d’illustrer cette importance de l'importance revêtue par la parution en traduction, nous reproduisons dans sa quasi intégralité une lettre de l’écrivain Joseph Roth, alors installé en France, à sa propre traductrice Blanche Gidon, qui témoigne des pourparlers, des discussions en coulisse, des trésors de patience déployés par Asch pour se doter d’une voix supplémentaire. La lettre, expédiée de Nice et rédigée dans le français parfois approximatif de Roth, est datée du 11 avril 1935. Dans un courrier plus ancien adressé à Stefan Zweig depuis les rives du lac de Zurich, Roth qualifie Asch de «Juif homérique ». Monsieur Schalom Asch (que vous connaissez assurément comme le plus grand écrivain juif de ce temps) voudrait être traduit en français. Il vous propose de le traduire (son livre Trost des Volkes [La Consolation du peuple41], chez Zsolnay, 1934, en allemand) et de vous payer 2000 francs pour la traduction. Tâchez seulement de lui trouver un éditeur, Plon par exemple. Monsieur Schalom Asch est le « classique » parmi les auteurs juifs, le successeur de Peretz, le «grand père» de la littérature juive (pas

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avec ses traducteurs. https://www.yiddishbookcenter.org/language‑literature‑culture/pak n‑treger/tug‑war‑sholem‑asch‑and‑his‑translators. Voir Murray G. Hall, Der Paul Zsolnay Verlag: von der Gründung bis zur Rückkehr aus dem Exil, Tübingen, Niemeyer, 1994. Voir Michael Wurmbrandt, «Krise des Judentums», Aufbau, 15 Feb. 1944, p. 15. On se reportera à l’analyse qu’en donne Daniel Azuelos, «Lion Feuchtwanger und Franz Werfel in der jüdischen Exilzeitschrift Aufbau oder Schriftsteller zwischen Engagement und künstlerischer Selbstbehauptung», in P. O’Dochartaigh, A. Stephan (éd.), Refuge and Reality. Feuchtwanger and the European Émigrés in California, Leiden, Brill, 2005, p. 71-84, ici p. 81. Il s’agit du Juif aux psaumes qui vient d’être publié en Allemagne dans une traduction de Siegfried Schmitz.

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hébraïque). Monsieur Schalom Asch – qui est mon ami, pas du tout « de gauche» cherche un éditeur français. Est-ce que, chère amie, Plon pourrait l’être? (Et Monsieur Gidon? je suis très inquiet à cause de lui.) Pourquoi y a-t-il si longtemps que vous ne répondez pas ? Pourquoi ? Écrivez tout de suite, s’il vous plaît, et écrivez si vous voulez bien traduire Schalom Asch pour 2000 francs!42

Conclusion En dépit de la naïveté avec laquelle il endosse son rôle d’ambassadeur, Sholem Asch a une prémonition aigue du destin du peuple juif. Le tournant qu’il opère à la fin des années trente a été vécu comme une trahison peut-être moins par son lectorat yiddishophone que par des pairs capables d’orchestrer une telle bronca. Vraisemblablement le divorce aurait-il été moins brutal si ce lectorat avait été plus attentif aux écarts et provocations disséminés par Asch tout au long de sa carrière. Les reproches émis à l’encontre de Sholem Asch ne sont pas dénués de légitimité, mais s’arrêter au double bannissement prononcé par A. Cahan et Y. Glatstein, c’est aussi méconnaître la complexité de son projet et de sa trajectoire, entièrement dévolue à l’institution littéraire comme une forme de réceptacle ultime. Écrivain architecte, auteur chorégraphe, Asch conte inlassablement des histoires dont il est convaincu qu’elles peuvent faire récit, réparer les individus (et non tendre des miroirs) et réconcilier le monde. Issu d’un monde polyglotte ressortissant à une culture, se sentant fils d’Israël autant que citoyen polonais, son choix d’écrire pour être traduit et ainsi lu, nous invite en effet à nous demander ce qui se joue dans le passage dans les langues non-juives. Ce qui est rejeté dans cette opération l’est-il par ce qui aurait été perçu comme un défaut d’humanisme? Un examen systématique des traductions anciennes, toutes langues confondues, devrait permettre de le déterminer. Nous reconnaissons volontiers avec S.N. Zaritt que la capacité remarquable de Sholem Asch à manipuler la langue yiddish pour la fondre dans son projet universaliste ne s’en trouve en rien entamée.

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Joseph Roth, Lettres choisies: 1911-1939, traduites de l’allemand, présentées et annotées par Stéphane Pesnel (éd.), Paris, Seuil, 2007, p. 320–321.

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Bibliographie Asch, Chalom [Sholem], La Chaise électrique, Préface de Stefan Zweig, Paris, Librairie Stock, 1931. Asch, Sholem, «A ruf tsum lezer fun yidish», Literarishe bleter, 25 sept 1931. Asch, Sholem, «A Word about my Collection of Jewish Books », The Princeton University Library Chronicle, Vol. 63, nº 1-2, 2002, p. 40-48. Asch, Sholem, «Opgeredt fun harts», Haynt, 23 avril 1937. Asch, Sholem, Gots gefangene. (Der Goyrl fun a froy), Gezamelte shriftn, t. xxvi, Varsovie, Kultur-Lige, 1933. Ash, Sholem «Mayn ershte bakantshaft mit Peretsn», Di tsukunft, nº 5, mai 1915, p. 458463. Ash, Sholem, «Y.L. Perets», Di goldene keyt, nº 10, 1951, p. 53. Azuelos, Daniel, «Lion Feuchtwanger und Franz Werfel in der jüdischen Exilzeitschrift Aufbau oder Schriftsteller zwischen Engagement und künstlerischer Selbstbehauptung», in P. O’Dochartaigh, A. Stephan (éd.), Refuge and Reality. Feuchtwanger and the European Émigrés in California, Leiden, Brill, 2005, p. 71-84. Brenner, Naomi, « The Many Lives of Sabina: “Trashy” Fiction and Multilinguism », Dibur, nº7, 2019, 89-108 (accessible en ligne). Freud, Sigmund, « xxxiiie leçon: la féminité», Nouvelle suite de leçons d’introduction à la psychanalyse, oc, v. xix, p. 217-218. Hall, Murray G., Der Paul Zsolnay Verlag: von der Gründung bis zur Rückkehr aus dem Exil, Tübingen, Niemeyer, 1994. Mayzil, Nakhmen, Briv un redes fun Y.L. Peretz, New York, Ikuf, 1944. Mazower, David, «Sholem Asch: God of Vengeance is Not an Immoral Play», Digital Yiddish Theatre Project, January 2017, https://web.uwm.edu/yiddish‑stage/an‑open​ ‑letter‑by‑sholom‑asch‑author‑of‑got‑fun‑nekome. Niger, Shmuel, «Sholem Ash – zayn lebn, zayne verk: biografye, opshatsungen, polemik, briv, bibliografye», in Geklibene verk, t. iii, New York, S. Niger bukhkomitet baym alveltlekhn yidishn kultur-kongres, 1960, p. 274. Rosenberg, Sh., Sholem Ash fun der noent, Miami, Farlag Sholzon, 1958. Roth, Joseph, Lettres choisies: 1911-1939, traduites de l’allemand, présentées et annotées par Stéphane Pesnel (éd.), Paris, Seuil, 2007. Siegel, Ben, The Controversial Sholem Asch. An Introduction to his Fiction, University of Wisconsin Press, 1976. Stahl, Nanette (ed.), Sholem Asch Reconsidered, Beinecke Rare Book and Manuscript Library / Yale University Library Gazette, 2004. Wurmbrandt, Michael, «Krise des Judentums», Aufbau, 15 Feb. 1944. Zaritt, Saul Noam, «“The World Awaits your Yiddish Word”: Jacob Glatstein and the Problem of World Literature», Studies in American Jewish Literature, vol. 34, nº 2, 2015, p. 175-203.

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Zaritt, Saul Noam, Jewish American Writing and World Literature: Maybe to Millions, Maybe to Nobody, Oxford, Oxford University Press, 2020. Zweig, Stefan, «Geburtstagsgruss an Schalom Asch» [Unbekannte Texte], Zweigheft, 12, Stefan Zweig Centre Salzburg, 2014, p. 26-30 (accessible en ligne).

13 Le yiddish, langue sacrée dans l’œuvre d’Aharon Appelfeld Michèle Tauber

Résumé Surnommée «langue de la mère», mamè-losh’n, le yiddish est pour Aharon Appelfeld une langue sensuelle, qui fait corps, et ce au sens propre du terme, avec la mémoire juive dans laquelle elle imprime une marque séculaire tout au long de son œuvre. La langue y est désignée par un vocable issu des gloses talmudiques : « notre langue », celle qu’on n’a pas besoin de nommer, qui fait une avec le corps juif, la langue, suprême et absolue. Or c’est paradoxalement en hébreu que l’écrivain fait resurgir la mémoire du yiddish. Il remet en scène les multiples facettes de la vie juive en Europe orientale dans leur «version originale», faisant «parler une langue par le truchement d’une autre.

Aharon Appelfeld, écrivain israélien de langue hébraïque, est né en 1932 à Tchernowitz. La langue et la culture allemandes – et tout particulièrement viennoises – s’y sont solidement enracinées et c’est par conséquent l’allemand que l’enfant Appelfeld reçoit comme langue maternelle. Or, si cette langue est de mise dans les milieux juifs assimilés, dont fait partie la famille Appelfeld, en revanche, le yiddish domine toujours dans les campagnes environnantes encore imprégnées de tradition juive. Ainsi, Appelfeld entend ses grands-parents maternels s’exprimer en yiddish et cette langue incarnera pour lui la douceur de la petite enfance. Surnommée «langue-maman», mamè-loshn, le yiddish est, pour l’écrivain, une langue sensuelle, qui fait corps, et ce au sens propre du terme, avec la mémoire juive dont elle imprime la marque séculaire tout au long de son œuvre. La langue y est désignée par un vocable issu des gloses talmudiques : « notre langue», celle qu’on n’a pas besoin de nommer, qui fait une avec le corps juif, la langue, suprême et absolue. Grâce au yiddish, la langue des grandsparents, matrice de la mémoire juive d’Europe centrale, il parvient à jeter un pont entre son Europe d’origine et son pays d’accueil. De plus, il réussit à se faire un «allié» de la langue hébraïque lorsqu’il se rend compte qu’elle incarne, avec

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le yiddish, l’une des deux grandes langues de la littérature juive européenne dès la fin du xixe siècle. L’auteur s’attache par le biais de l’hébreu à faire resurgir la mémoire des langues de son enfance, et en premier lieu le yiddish. Appelfeld met constamment en relief le lien passionnel qui lie cette langue à ses locuteurs. Ces derniers évoquent ainsi les multiples facettes d’une vie juive que l’écrivain n’a de cesse de remettre en scène en version originale. Et si le vocable « original » désigne les sources premières, il renvoie également à l’approche très personnelle d’Appelfeld faisant «parler» une langue par le truchement d’une autre. Le fil de la mémoire juive qu’Appelfeld dévide se décline en trois temps: tout d’abord l’harmonie, puis la brûlure et l’oubli, et enfin la rédemption et la renaissance. Nous étudierons ainsi tour à tour ‘la langue de la mère’, la langue d’adoption des non-Juifs, ‘la langue de personne’ pendant la Shoah, et enfin le yiddish, relais de la mémoire juive: langue sacrée, langue de la rédemption.

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La mamè loshn, la langue-maman Ma grand-mère parlait yiddish et sa langue avait un autre son [que l’allemand], ou plus précisément un autre ‘goût’ puisqu’elle m’évoquait toujours le parfum de la compote de pruneaux1.

Le yiddish représente pour Appelfeld le lien vital entre les générations qui se sont succédé dans le monde juif d’Europe centrale et orientale. À l’instar de Kafka, avec lequel Appelfeld se sent mainte affinité, la langue ancestrale est le véritable cordon ombilical qui le relie aux Juifs de l’Est, ces Ostjuden véritables dépositaires, à ses yeux, d’un judaïsme authentique. Dans le célèbre « Discours sur le yiddish», Kafka écrit: Pour que le yiddish vous soit tout à fait proche, il suffit que vous méditiez le fait qu’en dehors de vos connaissances, il y a encore des forces qui sont actives, des rapports de forces qui vous rendent capables de comprendre le yiddish en le sentant […] Et une fois que vous aurez été émus par lui – car le yiddish est tout, le mot, la mélodie hassidique et la réalité profonde de cet acteur juif lui-même – vous ne reconnaîtrez plus votre calme d’autrefois2. 1 Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie, Paris, éd. de l’Olivier, 2004, p. 131 (trad. V. Zenatti). 2 Kafka Franz, «Discours sur le yiddish», in: Préparatifs de noces à la campagne, Paris, Gallimard, 1958, p. 374.

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Comme en écho, Appelfeld lui répond dans l’un de ses romans, situé au début du xxe siècle, en Bucovine austro-hongroise germanophone et catholique. Le héros, Karl Hübner, fraîchement converti au catholicisme, est taraudé par le souvenir de ses parents. Ceux-ci, originaires d’un petit village des Carpates, ont gardé en eux le yiddish vivace et spontané de leurs origines, et ce en dépit de leur désir d’assimilation au milieu germanophone où ils ont choisi de vivre. N’est-ce pas merveilleux? Non seulement leur visage change d’apparence, mais leur langue même se modifie. L’allemand qu’ils ont coutume d’employer au quotidien s’interrompt d’un seul coup, et une autre langue, légèrement ressemblante, apparaît et s’anime dans leur bouche. Pour Karl, il est clair qu’il s’agit là de leur langue à eux et que par elle seule, ils peuvent exprimer les sentiments de leur cœur3. Appelfeld rejoint ici Kafka dans la perception du yiddish comme langue intimement liée aux sens et aux sentiments.

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La langue des non-Juifs

Le yiddish peut même être la langue du non-Juif lorsque celui-ci devient le dépositaire de la mémoire juive: c’est le cas de Katerina, la servante ruthène du roman éponyme, qui se prend d’une affection sans bornes pour ses patrons juifs, et ce au point de nommer son fils – conçu avec un Juif – Benjamin, de le faire circoncire et de lui parler en yiddish: «Un matin, Benjamin parla pour la première fois. “Maman !” dit-il en yiddish en éclatant de rire. “Dis-le encore une fois.” Il le répéta en riant. Le yiddish serait donc sa langue maternelle. Cette découverte me combla de joie. L’idée que mon fils parlerait la langue de Rosa et de Benjamin m’insuffla un nouvel espoir4… »

3 A. Appelfeld, Abîme, Jérusalem, Keter, 1993, p. 28 (trad. M.T.) 4 Appelfeld, Katerina, Paris, Gallimard, 1996, pp. 121-122 (trad. S. Cohen).

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Pendant la Shoah: la «langue de personne »

Mais le yiddish est aussi la langue anéantie, la « langue de personne », pour reprendre le vocable de Rachel Ertel5. C’est la langue des fugitifs dans l’œuvre d’Appelfeld, mais c’est surtout la langue qu’ils ne parlent plus, ou plutôt qu’ils s’interdisent de parler. La nouvelle La fuite aborde le thème de la métamorphose, cette fois à la fois physique et spirituelle: le personnage de La fuite a non seulement pris l’apparence d’un non-Juif, mais il en a adopté le mode de vie et le langage. Il est «sauvé» puisque les paysans l’ont adopté comme l’un des leurs mais en même temps, il sent que «sa judéité est là, gisant à ses pieds, comme les feuilles d’automne gisent au pied de l’arbre6.» Or, un soir, il est frappé d’entendre à nouveau des voix d’enfants juifs qui apprennent le Pentateuque sous la férule d’un vieux maître; l’hébreu d’abord, puis la traduction yiddish ensuite, comme cela se pratiquait jusque-là au kheyder, à l’école de village, depuis des centaines d’années. Cette résurgence pour le moins inattendue des langues juives dans lesquelles il a certainement grandi – le yiddish et l’hébreu – étreint le personnage comme une prière antique. Mais lorsqu’au petit matin, il rencontre trois Juifs en fuite, il ne peut leur parler dans « sa langue maternelle»: Je suis des vôtres, dit-il dans la langue des Gentils. […] Il s’exprimait dans un mélange inconnu de yiddish et de dialecte local, incapable de faire le lien entre les deux. Comme ces non-Juifs qui servent dans des maisons juives et apprennent quelques mots de yiddish7. Cette fois, le personnage est bel et bien dépossédé de sa langue maternelle puisque d’autres Juifs le considèrent comme un paysan ukrainien.

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Après la Shoah: les bribes d’une langue

Après l’anéantissement, est-il possible de trouver encore quelques bribes attestant de l’existence du yiddish?

5 Ertel Rachel, Dans la langue de personne, poésie yiddish de l’anéantissement, Paris, Le Seuil, 1993. 6 Appelfeld, La fuite, in: Au rez-de-chaussée, Tel Aviv, Daga, 1968, p. 7 (trad. M.T.). 7 Ibid. pp. 15 et 18.

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Dans la nouvelle Rencontre, le narrateur accoste par hasard, quelque part dans une ville israélienne, un homme natif de son village d’Europe centrale. Cette rencontre fortuite a le pouvoir de faire affleurer à la mémoire gelée du narrateur le monde englouti de son enfance. Mais les deux seuls survivants de la petite bourgade de Lishtshik n’ont plus les mots qu’il faut pour évoquer leur passé: Il n’est resté que deux témoins. Les mots paralysent leur cœur. Si nous avions retrouvé la langue de nos pères, nous aurions pu converser dans cette langue. Nous aurions dit: la récolte est belle, les pauvres auront du maïs. Nous aurions dit encore: bientôt on traversera le fleuve, on fera passer des marchandises, on apportera des livres pour approfondir nos connaissances. […] Si nous avions retrouvé notre langue, nous aurions pu dessiner Lishtshik et voir comme elle s’épanouit de jour en jour dans notre cœur. Mais nous parlons déjà une autre langue8. Ici le yiddish apparaît comme la clé indispensable qui donne accès à la mémoire verrouillée par le gel de la destruction et de l’oubli.

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Mise en scène d’une mort annoncée

« À Plock, en Pologne, il ne resterait qu’un Juif, et il serait muet9. » La sociologue Nicole Lapierre ouvre ainsi l’enquête qu’elle a menée dans l’espace et le temps afin de tenter de retrouver les derniers Juifs de Plock : « Peutêtre est-il muet parce qu’il n’y a plus là-bas personne pour l’entendre, que sa langue maternelle est aujourd’hui langue morte? Ou aphasique parce que les mots se dérobent, que le langage échoue à décrire l’innommable? […] À moins qu’il ne préfère le mutisme à tout malentendu.» La mort de la langue est mise en scène précisément dans une allégorie jouée au théâtre. Comme Kafka10, Aharon Appelfeld voue une grande admiration au théâtre yiddish. À plusieurs reprises il évoque la tragédie vécue par les comédiens survivants qui comprennent que leur langue et, à travers elle leur théâtre,

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Appelfeld, Rencontre, in: Gel sur la terre, Givʿatayim, Massada, 1965, p. 127 (trad. M.T.). Lapierre Nicole, Le silence de la mémoire, Paris, Plon, 1989, p. 9. Dans son Journal, Kafka consacre une centaine de pages à la troupe de théâtre yiddish de Löwy. La langue yiddish contribue grandement à cette émotion : « Certaines chansons, l’expression jüdische Kinderlach, le spectacle de cette femme […] m’ont fait passer un frisson sur les joues.» Kafka, op. cit., 1983, p. 69.

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leur raison de vivre, a cessé d’être. Une première allusion se dessine dans la nouvelle Après la noce11. Le dernier descendant d’une célèbre lignée ẖassidique, celle de Rotsaver, se marie à Jérusalem. Mais la noce ẖassidique n’est plus que l’ombre d’elle-même et des jours anciens. Au lieu de la joie et de l’allégresse, qui sont de mise lors de semblables fêtes, les invités semblent étrangers les uns aux autres, la salle à peine éclairée par une lumière terne est plongée dans une pénombre menaçante. Les gens conversent en une ‘multitude de langues’ : bivelil leshonot, expression qui renvoie à l’épisode biblique de la Tour de Babel et empreint l’atmosphère d’une coloration négative supplémentaire. Cependant la référence au texte biblique est loin d’être une copie modernisée et adaptée à la situation. Depuis que Dieu a brouillé intentionnellement la langue unique parlée par les hommes en la transformant en une multitude de langages, l’humanité a fait du chemin et c’est tout au contraire la disparition de la langue juive commune à tout le judaïsme est-européen que déplore Appelfeld par cette allusion biblique. Le yiddish, véritable ciment entre les communautés de jadis12, laisse aujourd’hui la place à une multiplicité linguistique qui embarrasse les locuteurs. Lorsque les invités commencent à évoquer leurs liens avec la bourgade de Rotsav, un comédien «à la crinière blanche » désire aussi s’exprimer à sa manière: «Lui aussi voulut dire quelque chose : il n’avait plus le soutien de sa langue. Il semblait l’avoir perdue bien des années auparavant. À présent il parlait seulement l’anglais. Mais ses mains se souvenaient mieux que lui-même. Il décrivait la neige tombant sur Rotsav et recouvrant les routes […]. Ses mains se souvenaient mieux que lui-même. Tout cela était enfoui en lui. Il essayait de raconter, c’était ses mains qui tressaillaient13. » Ainsi, le comédien a oublié sa langue maternelle, le yiddish, et se retrouve amputé de son organe vocal. En anglais, langue apprise et qu’il possède, dit-on, à merveille, il est incapable de faire le récit des années d’enfance. En effet, à l’instar du personnage de Rencontre, il ne peut évoquer Rotsav que par le truchement du yiddish. Cette langue lui étant désormais refusée, il a recours à un artifice de comédien : la pantomime. Son corps qui s’exprime ici par ses mains est devenu le réceptacle de sa mémoire et lui fournit la possibilité de s’exprimer dans un langage inédit pour lui.

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Appelfeld, Après la noce, in: Les fondements du fleuve, Tel Aviv, Ha-qibus̱ ha-me’uẖsad, 1971, p. 127 (trad. M.T.). «Voyez-vous, je parle toutes les langues de la terre, mais en yiddish », s’exclame Madame Klug, actrice de la troupe de Löwy. Kafka, op. cit., 1983, p. 207. Après la noce, op. cit., p. 146.

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Le constat définitif de la mort du yiddish apparaît dans La troupe14. Après la guerre, à Tel Aviv, une troupe de théâtre yiddish, vivante allégorie d’une langue à l’agonie, assiste à sa propre déchéance tant physique que spirituelle. Le théâtre ressemble à une synagogue abandonnée et le public yiddishophone, désireux d’oublier la tragédie toute proche, exige un répertoire comique. Quant aux comédiens ils sont soit aveugles, soit culs-de-jatte ou bien encore ont eu les pieds gelés dans la steppe sibérienne: ils symbolisent ainsi la lente agonie d’une langue amputée de ses locuteurs et dont les derniers locuteurs survivants luttent de leurs dernières forces pour insuffler un ultime regain de vitalité à la langue assassinée. Pinié le régisseur considère le yiddish comme une langue sacrée à laquelle le comédien doit se consacrer corps et âme. Luimême officie comme une sorte de divinité du théâtre yiddish : il se comporte en Dieu exigeant à la fois jaloux et miséricordieux qui a aussi le pouvoir de voiler sa face, autrement dit, de se détourner de son peuple. Appelfeld utilise à cet effet le vocable hester panim, littéralement: ‘fait de se voiler la face’. Cette expression se retrouve à maintes reprises dans la Bible et tout particulièrement dans le livre des Psaumes15. Dans toutes ces occurrences, la situation est à peu près analogue: le psalmiste évoque les malheurs d’Israël, assailli par ses ennemis. Il implore Dieu de ne point détourner sa face du peuple qui n’a jamais cessé de le glorifier et de lui venir en aide : « Si nous avions oublié le nom de notre Dieu […]. Or c’est pour toi que toujours on nous tue, qu’on nous traite en petit bétail d’abattoir! Éveille-toi, pourquoi dors-tu, Adonaï? Réveille-toi, ne rejette pas pour toujours! Pourquoi caches-tu ta face, oubliestu notre misère, notre oppression16 […]?» Dans cette citation, l’accent est mis à plusieurs reprises sur la mémoire et l’oubli. Or dans la Bible la racine z-khr, à l’origine des mots ‘mémoire’ et ‘souvenir’, n’apparaît pas moins de cent soixante-neuf fois17. La notion de souvenir dans l’alliance qui lie Dieu et son peuple est donc primordiale. Mais chez Appelfeld, il ne s’agit pas de l’injonction de Dieu ordonnant à Israël de se souvenir: ici le peuple tout entier demande au Créateur de ne pas l’oublier. Pinié, le régisseur, ‘rejoue’ en quelque sorte le comportement divin en se détournant sans raison apparente de ses comédiens. Le Talmud explique que ‘le fait de se voiler la face18’ désigne en fait la colère divine, et la langue moderne l’utilise au sens d’aliénation, voire de disparition. Pinié, s’identifiant en quelque sorte à Dieu, refuse de diriger des

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Appelfeld, La troupe in: Les fondements du fleuve, op. cit., p. 19-24. Cf. par exemple: Psaumes xiii, 2; xliv, 25; li, 11; lxix, 18 etc. Ps. xliv, 21, 23-25. Yerushalmi Yosef, Zakhor, La Découverte, 1984, p. 27. Traité H̱ agiga 5a.

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comédiens qui font fi de leurs origines et qui oublient leurs racines. La troupe est qualifiée de sacrée dans la mesure où elle observe scrupuleusement les préceptes divins, c’est-à-dire les directives du metteur en scène. Mais conscient que leur jeu théâtral ne correspond plus à la réalité, et que l’agonie du yiddish est la seule vérité après la Shoah, le régisseur refuse de continuer à monter des comédies. Les acteurs doivent interpréter des œuvres authentiques et se révéler au public tels qu’en eux-mêmes. Ni costumes, ni maquillages: ils se présentent sur scène semblables à leurs ancêtres oubliés, mais tous sont contraints d’avouer leur éloignement de la tradition. Les deux chanteurs aveugles, Idra et Bardo, entonnent alors le Psaume xxiii sur un air de leur composition. Dans ce psaume, le jeune postulant au service sacré affirme sa confiance indéfectible en Dieu, le ‘berger’, grâce auquel sa subsistance matérielle est assurée. Puis, le psalmiste chante aussi la force de la spiritualité divine qui « restaure [son] âme et [le] dirige dans les sentiers de la justice ». Si grande est la foi du jeune apprenti prêtre qu’il ne craint pas de suivre « un val ténébreux19 » puisque Dieu sera à ses côtés. Cette vallée semble bien être la destination ultime du théâtre yiddish et de sa troupe, et le psaume de louange et d’amour a des résonances de chant du cygne: celui d’une langue et d’une culture assassinées. Yarovski, le cul-de-jatte, monte sur scène sans prothèse et est obligé de ramper. Grégoire Samsa est ici réincarné sous les traits d’un acteur, allégorie insoutenable de l’état moribond du yiddish. Shpilia la chanteuse évoque la figure de «la pleureuse antique qui a perdu tous ses enfants20 ». Elle devient, elle aussi, une allégorie du malheur, celle de la Jérusalem du prophète Jérémie: surgit alors la belle figure de Rachel, mère éprouvée en ces temps d’oppression21. Ce que Pinié met donc en scène c’est bel et bien la mort du judaïsme d’Europe centrale tout entier incarné naguère à travers son prestigieux théâtre yiddish. Dans cet ultime hommage, la langue et la culture yiddish sont sacralisées par le dernier dépositaire et grand prêtre de la lignée. Pinié est d’ailleurs le diminutif de Pinẖas, personnage biblique important. En effet, en tant que petitfils du premier grand prêtre Aharon, Dieu lui accorde une alliance de paix après que Pinẖas a défendu la cause de l’Éternel contre les idolâtres. En outre, Dieu lui offre le sacerdoce à perpétuité à lui et à sa postérité parce qu’il a pris le parti

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Gaï s̱almavet (Ps. xxiii, 4) le ‘val d’obscurité’ est également traduit dans d’autres versions par ‘ombre de mort’. La troupe, op.cit., p. 24. «Ainsi a parlé Dieu: une voix a été entendue à Ramah, un gémissement, un pleur d’amertume: Rachel pleurant sur ses fils, et elle refuse de se consoler, à cause de ses fils qui ne sont plus.» ( Jérémie, xxxi, 15).

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de Dieu et permis l’expiation aux enfants d’Israël22. Mais lorsque la postérité est exterminée il ne reste plus au Grand Pontife de la scène qu’à disparaître après avoir lui-même mis en scène la mort de son théâtre.

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Le yiddish, orphelin et sans enfants, peut-il encore servir de relais?

Lorsqu’un monde englouti resurgit par le truchement de l’ouïe et du goût, le yiddish devient à la fois langue «proustienne» et langue sacrée. Dans la nouvelle Du haut du silence, le narrateur est le gardien de la tradition juive léguée par son père et symbolisée par un petit sanctuaire érigé sur une hauteur dominant un lac. Drôle de gardien en vérité qui ne peut accéder au mystère de l’écriture hébraïque. Seul l’enseignement oral, par le yiddish, d’un vieil aveugle parvient à lui insuffler la connaissance de la langue sacrée. Des ténèbres de son regard opaque, il fait défiler les versets. Comme les commentaires sont doux à l’oreille dans sa langue maternelle! La mélodie éveille en lui la mémoire. Sans la musique, il ne se souviendrait de rien23. Ainsi, grâce au yiddish, le garant d’un judaïsme en voie d’extinction – la transmission est faite par un aveugle – accède à la langue ancestrale. D’autre part, l’osmose qui s’établit entre le yiddish et la musique n’est pas fortuite: par la grâce de la mélodie juive, le nigun24, le commentaire traditionnel ânonné pendant l’enfance resurgit comme par enchantement sur les lèvres du vieil aveugle. De plus, l’allusion à la ‘douceur’ de la langue – matoq, signifie à la fois ‘doux’ et ‘sucré’ – évoque l’ancien abécédaire hébraïque en bois aux lettres enduites de miel: l’enfant pouvait ainsi se délecter en même temps de la douceur du nectar doré et de celle des lettres sacrées. Le «goût» de la langue yiddish a déjà été évoqué plus haut et si on lui ajoute cette note musicale, il apparaît clairement que le yiddish est une langue qui sollicite les sens et est reliée à ceux-ci 22 23 24

Nombres xxv, 12-13. Appelfeld, Du haut du silence, in: Gel sur la terre, op. cit., p. 93 (trad. M.T.). nigun (pl. nigunim): une mélodie. Provient de la racine N-G-N qui signifie probablement en hébreu biblique ‘chanter’. Au xviiie siècle, le mouvement hassidique insiste sur l’importance du lien entre l’homme et son créateur. Ce lien doit s’affirmer par une grande ferveur dans la prière. Or, d’après la conception kabbaliste d’Isaac Luria, toute musique, sans exception, est d’essence divine. Le nigun est donc la manifestation musicale centrale du hassidisme. En yiddish, le terme, qui est identique, se prononce nign et évoque de la même façon la prédominance de la mélodie sur le texte.

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par des canaux aussi ténus que mystérieux. À travers des plaisirs sensuels qui rappellent la madeleine du narrateur de la Recherche et la petite phrase de Vinteuil qui hante Swann, une compote de pruneaux ou une mélodie oubliée font surgir tout un univers: celui de la langue yiddish. Enfin, faire jouer au yiddish ce rôle de ‘transmetteur’ de la tradition redore considérablement le blason de la langue qui fut longtemps considérée comme un vulgaire jargon: ici, le yiddish est la clé du savoir sacré et, du même fait, la langue se hisse au niveau de l’hébreu. Autrement dit, la mamè-loshn, « languemaman», rejoint la langue des Patriarches, l’hébreu, si longtemps figée dans son statut de toute-puissance solitaire, et partage avec elle sa fonction sacrée. Si le yiddish a été assassiné en tant que langue vernaculaire, ses racines continuent néanmoins de vibrer à travers la musique et la poésie, qui sont inhérentes à la langue. Certes, l’anéantissement de ses locuteurs a mis la langue au rebut, mais n’en a pas totalement éradiqué la substance vitale. Et c’est grâce à celle-ci que Bronca, l’intendante, parvient à insuffler – pour un temps – un regain de joie de vivre au très dépressif Bartfuss. Dans la nouvelle Bartfuss le commerçant, celui-ci, Juif d’origine viennoise et commerçant aisé de Jérusalem, sombre peu à peu dans une ‘maladie de langueur’. Son mal provient en réalité de ce qu’il se sent étranger, coupé de ses racines. Bronca au contraire connaît la sérénité intérieure. C’est une Juive polonaise que Bartfuss commence tout d’abord par détester car elle parle yiddish: Elle était grosse et plutôt laide et parlait yiddish, ce qui suffisait déjà à Bartfuss pour la lui rendre antipathique25. Le Juif viennois méprise les Ostjuden, ces Juifs d’Europe orientale qui n’ont pas acquis le raffinement et le vernis de la culture européenne, dont Vienne a pu se targuer, jusqu’en 1938, d’être le fleuron. Bronca n’est sans doute pas comparable à la précédente gouvernante, Madame Braut, juive viennoise, elle aussi: Madame Braut était une femme aux belles manières ; elle lisait des livres et savait rendre la vie agréable […] Elle avait en elle une certaine grâce mais point de vitalité26.

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Appelfeld, Bartfuss le commerçant, in: Les fondements du fleuve, op. cit., p. 45 (trad. M.T.). Id.

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La gouvernante est pleine de qualités, mais elle ne peut certainement pas combler le besoin vital de racines qui étreint Bartfuss : elle n’a pas suffisamment de yiddishkeit, littéralement de ‘vie juive’ en elle pour la lui insuffler et elle retourne vivre à Vienne, preuve qu’elle n’est pas parvenue à faire souche, et donc prendre racine, en terre d’Israël. En revanche, Bronca est immédiatement qualifiée de ẖarus̱a, c’est-à-dire de ‘travailleuse, appliquée à la tâche’. À son contact, après le départ de Madame Braut, la maison de Bartfuss est «pétrie comme de la pâte entre ses mains fermes27 ». Le caractère plein de vitalité du personnage s’amorce déjà ici : la maison, qui est le lieu de vie, doit être pétrie comme une pâte à pain si l’on veut qu’elle soit agréable à vivre, de même que la pâte longuement pétrie est meilleure au goût. De plus, le pain fabriqué à la maison est non seulement le signe de la bonne ménagère mais également le symbole de la mère juive pétrissant la ẖala, le pain natté du vendredi soir. Et voilà qu’à l’apaisement matériel qu’elle lui apporte, s’ajoute de façon tout à fait inattendue un bien-être spirituel et même intellectuel. Lorsque Bartfuss évoque son enfance et ses parents, il a la sensation de mettre le doigt sur une tare qui entache toute son existence. Mais quand Bronca parle de son propre passé, il en est tout autrement: Bronca évoquait ses parents en toute simplicité, comme si elle ne les avait jamais quittés. Son père était un pauvre shoẖet de bourgade juive. […] A travers ses paroles, il était clair que nul sentiment de séparation ne l’habitait. […] (Bartfuss) était assis et l’interrogeait. Elle racontait tout simplement, comme si, au même moment, elle avait pu se désaltérer à cette source lointaine. Elle racontait en yiddish. Et cette langue, qu’il avait tant honnie, résonnait dans la bouche de Bronca comme une musique en vers. En comparaison, son allemand de Vienne lui semblait superficiel et faux. Quand il se retrouvait seul, sans Bronca, son existence lui apparaissait comme une bulle de verre transparente que le vent n’aurait eu qu’à effleurer pour qu’elle éclatât28. Contrairement à Bartfuss, elle ne ressent aucun malaise à l’évocation de ses parents: elle continue à les porter en elle, eux et tout ce qu’ils représentent. Ici encore, Bronca est en même temps racine et surgeon. Et ce passé dont elle fait un continuum dans le présent est vectorisé grâce au yiddish, langue de

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Id. Appelfeld, Bartfuss le commerçant, op.cit. p. 46.

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l’enfance, «langue-maman», qui, bien que disparue, réussit malgré tout à se faire le héraut du monde d’hier grâce à la poésie et la musicalité propres à la langue. À travers cet aperçu du yiddish dans l’œuvre d’Appelfeld, la langue apparaît personnifiée, telle une incarnation de chair et de sang. Surnommée « languemaman», elle déroule pour les générations successives le cordon ombilical de la transmission qui ne se rompt qu’avec le cataclysme de la Shoah. En tant que mère, elle sustente, désaltère, offre la douceur de sa musicalité et le goût des nourritures spirituelles. Mais le yiddish est aussi la langue qui parvient à rejoindre l’hébreu sur son piédestal de langue sacrée lorsque, grâce à elle, Gottfried, le survivant de la nouvelle Du haut du silence, reprend le flambeau de la tradition. L’originalité d’Appefeld réside surtout dans cette gageure: réconcilier deux langues longtemps antagonistes en offrant à l’hébreu l’honneur de faire l’éloge du yiddish. Il crée la passerelle entre l’hébreu, langue ancestrale devenue langue de la modernité, et le yiddish, langue d’un là-bas si précieux pour la mémoire tant individuelle que collective. L’écriture d’Appelfeld réside tout entière dans ce lien renouvelé, recréé, une véritable fusion symbolique : grâce à l’hébreu, langue des Pères et de la tradition, mais aussi du renouveau et de la modernité, Appelfeld rend hommage au yiddish, langue de la mère, langue du quotidien, de la transmission et de la mémoire.

Bibliographie Appelfeld, Aharon, Rencontre, in: Gel sur la terre, Giv’atayim, Massada, 1965 Appelfeld, Aharon, La fuite, in: Au rez-de-chaussée, Tel Aviv, Daga, 1968 Appelfeld, Aharon, Les fondements du fleuve, Tel Aviv, Ha-qibus̱ ha-me’uẖad, 1971 Appelfeld, Aharon, Abîme, Jérusalem, Keter, 1993 Appelfeld, Aharon, Katerina, trad. S. Cohen, Paris, Gallimard, 1996 Appelfeld, Aharon, Histoire d’une vie, trad. V. Zenatti, Paris, éd. de l’Olivier, 2004 Ertel, Rachel, Dans la langue de personne, poésie yiddish de l’anéantissement, Paris, Le Seuil, 1993. Kafka Franz, «Discours sur le yiddish», in: Préparatifs de noces à la campagne, Paris, Gallimard, 1958, p. 374. Lapierre, Nicole, Le silence de la mémoire, Paris, Plon, 1989 Yerushalmi, Yosef, Zakhor, La Découverte, 1984, p. 27.

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Résumé Né dans une famille juive et dans un milieu yiddishophone, Romain Gary se présente dans ses fictions autobiographiques, ses entretiens réels ou imaginaires, comme demijuif, juif mêlé de Slave, de Tartare, de chrétien. Pourtant, beaucoup de ses romans comportent des personnages juifs, comme Mme Rosa, dans La Vie devant soi, publié sous le nom d’Emile Ajar. Le yiddish fait aussi des apparitions régulières dans son œuvre. Dans La Danse de Gengis Cohn (1967), histoire d’un dibbuk juif qui revient hanter son assassin nazi, il fait un retour en force. Quand on examine de près ce langage, on s’aperçoit qu’il s’agit d’un yiddish à la fois fidèle et infidèle, souvent approximatif et folklorique, qui exprime l’ambivalence de Gary à l’égard de sa filiation juive.

Dans Les Racines du ciel, le photographe américain Abe Fields s’adresse à Minna, une prostituée allemande.1 «Wein nicht » lui dit-il. Ses paroles signifient «Ne pleure pas», mais en quelle langue? En yiddish, répond le narrateur, mais Fields, précise-t-il, prend son yiddish pour de l’allemand. « Wein nicht lui dit-il en yiddish en croyant parler allemand»2. Fields est un juif d’origine polonaise dont la famille a été exterminée à Auschwitz. Minna porte le prénom de la mère de Romain Gary, Mina Kacew. Dans la récente et remarquable édition de la Pléiade, Denis Labouret confirme: en allemand, la forme de l’impératif présent serait weine3. Pour David Bellos, cependant, c’est une mise en scène extravagante car «“wein nicht” is in fact German, not yiddish »4. Quelques pages auparavant, le même roman de R. Gary a déjà présenté une équivoque germano-yiddish. L’épisode a lieu pendant la guerre, dans un des camps de tra-

1 Ce texte reprend, dans une version légèrement modifiée, quelques pages figurant dans notre ouvrage: Nelly Wolf, Le Juif imaginé. Scénographies de la judéité dans le roman français, Paris, cnrs éditions, 2023. 2 Gary R., Romans et récits, i, Paris, «Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 2019, p. 609. 3 Idem, p. 1323, note 16. 4 Bellos D., «In the Worst Possible Taste. Romain Gary’s Dance of Genghis Cohn », dans Joseph Sherman, The Yiddish Presence in European Literature, Oxford, Legenda, 2005, p. 13-21.

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vail forcé où Morel, le personnage principal, a été interné. Un soir, à l’intérieur du baraquement où les détenus sont regroupés, un dénommé Otto, originaire de Silésie, dont les rêves sont hantés par le fantôme d’une veuve qu’il a tuée afin de la dévaliser, se réveille en grognant: Immer die alte Schickse5. Shikse – dont l’étymologie pourrait être le mot hébreu sheketz, « abomination » – désigne en yiddish la femme non-juive. Or, en consultant derechef la notice savante de l’édition de la Pléiade, on apprend que, passé dans la langue allemande, le mot y a pris le sens de «femme légère», voire de «prostituée»6. Schikse (écrit selon les règles de l’orthographe allemande) appartient au « Rotwelsch», ensemble de sociolectes germanophones utilisés, à l’origine, par les groupes en marge de la société7 Les emprunts au yiddish sont nombreux. Shikse, on croit que c’est du yiddish, on découvre que c’est de l’allemand. Il est plausible qu’Otto, le Silésien, sans doute un repris de justice, utilise l’argot de la pègre. Mais saitil que «Schickse» vient du yiddish? Probablement pas. Selon toute vraisemblance, il s’imagine parler allemand, comme Fields. Encore un qui prend son yiddish pour de l’allemand. À moins qu’Otto ne soit juif. Rappelons qu’avant la guerre la Silésie était partagée entre l’Allemagne, la Pologne et l’Autriche, qu’une nombreuse population juive y vivait. Freud en était originaire, lui aussi. Et Gary? Que fait-il? S’amuse-t-il à mettre en lumière l’hybridation langagière afin d’en tirer, aux yeux du public français, fort inexpert en la matière, un effet d’incongruité? On l’ignore. L’imbroglio linguistique entre le yiddish et l’allemand n’entraînant cette fois-ci aucun commentaire de la part du narrateur, le lecteur se perd en conjectures. D’autant que l’embrouille autour de la shikse a commencé très tôt. En effet, dès Education européenne (Calmann-Lévy, 1945) l’emploi du mot était prêté à un locuteur allemand. Résumons l’affaire. Alors qu’engagé dans l’aviation de la France libre, Gary participe aux opérations militaires en Afrique et en Angleterre, il écrit un ensemble de récits consacrés à la résistance polonaise autour de Vilnius, la ville qui l’a vu naître. Ces récits seront publiés en 1945 sous le titre d’Education européenne. Au chapitre xvi, Dobranski, un partisan polonais, lit à ses compagnons un passage du livre qu’il est en train de rédiger, Le Bourgeois de Paris relatant la vie des Parisiens sous l’Occupation et les actions de la Résistance française, dont il n’a pas plus l’expé-

5 Gary R., Romans et récits, i, op.cit., p. 604. 6 Idem, p. 1323, note 15. 7 Selon le Digitales Wörterbuch der deutschen Sprache le mot Schickse (femme légère) en provenance du Rotwelsch Schicksel (jeune fille juive) appartiendrait à la langue des étudiants. «Schickse», in : Wolfgang Pfeifer et al., Etymologisches Wörterbuch des Deutschen (1993), repub. dans Das Digitale Wörterbuch der deutschen Sprache, https://www.dwds.de/wb/​ etymwb/Schickse, consulté le 10 avril 2023.

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rience que Gary, qui n’a par ailleurs aucune expérience concrète de la résistance polonaise. Ecrivain combattant qui imagine des combats auxquels il ne participe pas, Dobranski figure donc un double de Gary lui-même. Dans l’extrait de ce roman fictif, M. Karl, un agent de la Gestapo à la poursuite d’un aviateur anglais, fouille l’appartement de Mme de Melville, laquelle pour gagner du temps et permettre à l’aviateur de s’échapper abreuve le policier d’une logorrhée intarissable lui prédisant, entre autres, la défaite de l’Allemagne. Un des deux jeunes gens qui accompagnent M. Karl s’exclame alors : « […]Die alte Schikse ist verrückt»8. En note infra-paginale, Gary offre sa propre traduction: « La vieille est folle». De manière attendue, cette traduction ne satisfait pas les éditeurs de la Pléiade. Mireille Sacotte, en l’occurrence, la juge « un peu édulcorée». Selon elle, la phrase signifie «Elle est folle cette vieille pute! »9, et le lecteur est renvoyé, pour confirmation, à la note de Denis Labouret apposée aux Racines du ciel. Le fait que Gary, dans sa traduction, efface le mot Schikse, n’est pas relevé. Pourtant, il retire le mot yiddish de la bouche du locuteur allemand. Les nazis détestaient le yiddish, qu’ils percevaient comme une caricature juive de l’allemand. Qu’un auxiliaire de la Gestapo ait recours au jargon impur de la yiddiskeyt crée une situation pleine d’ironie. Le jeune nazi profane la langue allemande, consciemment s’il connaît l’origine du vocable, inconsciemment s’il ne la connaît pas, cette dernière supposition restant la plus plausible. Quant à Dobranski, l’auteur (fictif), il commet soit une invraisemblance soit une impertinence, les deux hypothèses n’étant pas exclusives l’une de l’autre. En français, toutes ces nuances disparaissent. On comprend que Gary ait renoncé à les traduire. En trois phrases et autant de scénettes sont rassemblées, par-delà la question classique de la proximité troublante du yiddish et de l’allemand, les problématiques essentielles de l’univers romanesque de Gary. Langue qu’on parle à son insu, le yiddish apparaît dans une œuvre polyglotte aux côtés du russe, du polonais, de l’allemand et de l’anglais. Il touche au roman familial de l’auteur, fait résonner son rapport complexe, voire insaisissable à l’identité juive. Enfin il plonge la critique tant universitaire que journalistique dans des abîmes de perplexité débouchant, à l’issue et en dépit d’enquêtes, contre-enquêtes et vérifications, sur des conflits d’interprétation sans fin. Si beaucoup de récits de Gary, y compris ceux qu’il a publiés sous la signature d’Emile Ajar, comportent une ou deux expressions en yiddish, La Danse de Gengis Cohn, paru en 1967, constitue le roman yiddish de Gary. C’est là que

8 Gary R., Education Européenne, dans Romans et récits, i, op.cit. p. 57. 9 Idem, p. 1273.

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la langue des Juifs ashkénazes prend possession du texte avec un minimum de continuité, d’insistance et de densité. Rappelons l’argument initial du récit. Tué lors d’un massacre de masse en 1944, Gengis Cohn, de son vrai nom Moïshe Cohn, ancien acteur de cabaret yiddish, revient, sous la forme d’un dibbuk, hanter son assassin, l’ex-officier ss Schatz, désormais commissaire de police de la petite ville de Licht en Allemagne. Mais Cohn ne revient pas tout seul. Il reparaît avec sa langue. Le fantôme qui a pris possession de Schatz parle yiddish, et il est extrêmement bavard. Il pousse même le zèle, ou la malice, jusqu’à donner à son hôte des leçons de yiddish, de préférence au milieu de la nuit. Aussi l’ancien ss a-t-il fini par s’acheter un dictionnaire, « pour me comprendre», précise-t-il10 (1058). Schatz le nazi parle donc yiddish. Il le parle à son insu, renouvelant l’image maintes fois rencontrée chez Gary d’un idiome échappant au contrôle de son locuteur, surtout s’il est germanophone. Ainsi le commissaire ne cesse-t-il de laisser échapper des fragments de la langue fantôme devant ses collaborateurs et concitoyens tout à la fois soupçonneux et médusés. Il se plaint de ses tsourès (1054), de la hutzpé de Cohn au moment de son exécution… «Je ne savais pas que vous parliez yiddish», dit Guth. Le commissaire semble effrayé. «J’ai parlé yiddish, moi? – J’en ai bien l’impression (1057).» Le yiddish hante l’allemand. Cependant, il ne le hante plus en raison de l’étrange familiarité signalée par Kafka11, mais comme une victime son bourreau. L’allemand a tué le yiddish et celui-ci l’obsède tel un membre fantôme, dont l’absence même est présence douloureuse. Dans La Danse de Gengis Cohn, le yiddish qui revient par bribes charrie des paroles de terreur. Derrière les exclamations qui fusent, surgissent des scènes d’épouvante. Gvalt ! Arakhmonès ! Au secours! Pitié! Dans son dictionnaire, Schatz traque les définitions : « Arakhmonès… cela veut dire pitié. Je l’ai entendu dix mille fois au bas mot » (1058). Les mots du yiddish recouvrent la perpétration d’un massacre. Cohn décrit son propre cadavre, muet, avec son «étoile jaune » et son « visage couvert de plâtre». Il rappelle «les cris des mères juives une seconde avant les rafales des mitraillettes, lorsqu’elles comprirent enfin que leurs enfants ne seraient pas 10 11

Gary R., La Danse de Gengis Cohn, dans Romans et récits, i, op.cit. p. 1058. Désormais les pages de ce livre seront notées entre parenthèses après la citation. Kafka F., «Discours sur la langue yiddish», dans Préparatifs de noces à la campagne, traduit de l’allemand par Marthe Robert, Paris, «L’imaginaire », Gallimard, 2001, p. 478-483.

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épargnés» (1047). Gvalt ! Arakhmonès ! Ces deux exclamations suffisent à faire entendre les hurlements des condamnés et le silence des morts. À lire les lignes qui précèdent, on pourrait penser que Gengis Cohn et son yiddish expriment, dans la langue des suppliciés et sous une forme allégorique, tout à la fois la culpabilité allemande et l’exigence d’un devoir de mémoire. Il faut toutefois se garder d’une trop grande simplification. La proposition initiale de la Danse de Gengis Kohn se modifie rapidement. Les cadavres d’hommes déculottés s’amoncèlent dans la forêt de Geist (esprit en allemand). Le commissaire Schatz mène l’enquête. La piste du crime conduit à Lily, la femme du baron von Pritwitz qui, en quête d’une jouissance sexuelle qu’elle n’atteint jamais, exécute l’un après l’autre les amants qui l’ont déçue. Elle est assistée dans sa tâche par Florian, le jardinier métaphore de la Mort (les mouches tombent comme des mouches autour de lui). Les allégories s’enchevêtrent. Jésus rejoint le cortège. Gengis sort des égouts du ghetto de Varsovie. Dès lors, selon les indications de Gary lui-même, le dibbuk se constitue en trinité. Au dibbuk de Cohn installé dans le psychisme de Schatz, s’ajoute le dibbuk de Schatz occupant la conscience de Cohn et un troisième dibbuk, addition des deux premiers que la conscience de l’écrivain tente d’exorciser (1130). La version française du roman comporte de fait un épisode final, supprimé de la version américaine, où le narrateur s’exprimant à la première personne cesse d’être Gengis Cohn pour devenir brièvement et in extremis un écrivain prénommé Romain qui se réveille d’un long évanouissement au pied du monument des combattants du ghetto de Varsovie. Entre la foule qui s’empresse et la femme de « Romain» qui s’inquiète, se déroule un dialogue dont on retiendra les deux dernières répliques: « – Ah ! Nous ne savions pas qu’il était juif… /-Lui non plus. » (1246) L’analogie des prénoms et des professions incite évidemment à identifier ce nouveau narrateur à Gary. Gary confirmera par ailleurs au cours de divers entretiens que sa visite au ghetto de Varsovie en 1966 en compagnie de sa femme l’actrice Jean Seberg a joué un rôle décisif dans la genèse de son roman. Le dialogue de la fin du roman entre la femme de l’écrivain et le public polonais laisse entendre que Gary aurait redécouvert sa judéité à cette occasion. Jusqu’à ce moment, il était juif sans le savoir (« – Ah! Nous ne savions pas qu’il était juif… /-Lui non plus.»). L’écriture de La Danse de Gengis Cohn correspondrait donc in fine à un exercice d’exorcisme auto-administré, grâce auquel l’écrivain expulse le juif yiddishophone qu’il héberge à son insu pour l’exposer au vu et au su de tout un chacun. Gary parlait yiddish sans le savoir, comme Fields, comme Otto le Silésien et un certain nombre d’autres. Dans les faits, Gary n’a jamais cessé de savoir qu’il était juif et que le yiddish était une de ses langues familiales. Il a cependant dès le début de son œuvre et sans doute de sa vie adulte instauré un jeu avec son origine empruntant les

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voies contradictoires du cryptage et du dévoilement, de la dissimulation et de la révélation. La manipulation identitaire, dont l’existence et l’écriture sous pseudonyme est une des formes d’accomplissement, atteindra avec Emile Ajar une sorte de perfection tragique. De sa judéité, voire de son judaïsme, Gary dissémine partout les traces. Presque tous ses romans comportent au moins un protagoniste juif: Moniek Stern et Yankel Cukier, La Marne, Fields, Mme Rosa, Julie Espinosa, Isaac de Tolède, Salomon Rubinstein, pour ne citer qu’eux12. Mais à son propre personnage, celui qui, né Roman Kacew, coïncide avec la personne désormais inscrite à l’état civil sous le nom de Romain Gary, il n’attribue jamais qu’une judéité restreinte. À ce double que l’auteur met en scène dans des fictions autobiographiques, des entretiens réels ou imaginaires, la judéité est toujours mesurée. La figure du demi-juif, ou du juif slave mêlé de Tartare et de Cosaque domine la plupart de ces représentations. Mais l’autre part est aussi bien catholique ou chrétienne orthodoxe. Dans La Nuit sera calme (1974), il se donne pour «russo-asiatique, Juif, catholique »13. En 1976 encore, il transfère à Emile Ajar, désormais incarné par son petit cousin Paul Pawlovitch, les éléments biographiques auparavant imputés à Romain Gary. Le narrateur de Pseudo proclame qu’il est «seulement demi-juif», que son père n’était pas juif, que son nom n’est pas Lévi14, mais Pawlowitch, « et d’ailleurs, je ne m’appelle pas comme ça non plus15 ». Car en général, la mère est juive, le père ne l’est pas. À ce titre, c’est La Promesse de l’aube, récit autobiographique, qui sert de paradigme au roman familial de Gary. Le narrateur y suggère par des indices répétés et insistants que son père pourrait bien être l’acteur russe Ivan Mosjouskine. En tout cas, son père n’est pas l’homme dont il a porté le nom, Kacew. Cela dit, la mère n’est peut-être pas si juive que cela: «[…] elle était fille d’un horloger juif de la steppe russe, de Koursk, plus précisément»16 (639). La formule laisse rêveur. Qu’allait donc faire un horloger russe dans la steppe russe, sinon se rapprocher des cosaques en vue de relancer la thèse d’une filiation tartare? Il a fallu attendre la biographie de Myriam Anissimov17, et, à sa suite, celle de D. Bellos18, pour que la réalité des faits, attestée notamment par des documents d’archive soit restituée. Roman Kacew est né en 1914 à Wilno, aujourd’hui capitale de la 12 13 14 15 16 17 18

Respectivement dans Education Européenne, Les Clowns Lyriques, Les Racines du ciel, La Vie devant soi, Les Cerfs-volants, Les Enchanteurs. Gary R., La Nuit sera calme, Paris, Gallimard, «Folio», 1992 [1974], p. 232. Plaisanterie à partir d’un jeu de mots sur le nom du Shah d’Iran, Reza Pahlevi, ou Pahlavi. Gary R., Pseudo, dans Romans et récits, ii, Paris, «Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 2019, p. 1002. Gary R., La Promesse de l’aube, dans Romans et récits, i, op.cit, p. 639. Anissimov M., Romain Gary, le caméléon, [Denoël, 2004] Paris « Folio », Gallimard, 2006. Bellos D., Romain Gary , A Tall story, Londres, Harvill Secker, 2010.

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Lituanie. Ses deux parents étaient juifs. Il a été circoncis. Son père, Arieh-Leïb Kacew, négociant en fourrure, était administrateur de la synagogue de la rue Zawalna; sa mère Mina Owczynska est née à Święciany où elle a fait ses études secondaires dans un établissement juif dispensant des cours en russe et en yiddish, à quatre-vingts kilomètres de Wilno mais à mille kilomètres de Koursk. Arieh Kacew abandonne son foyer pour vivre avec une autre femme, dont il a deux enfants, Pavel et Valentine. Séparée de son mari, Mina émigre en France avec son fils en 1928. En l’état actuel de la recherche, l’hypothèse Mojouskine relève du fantasme. Ces faits sont désormais de notoriété publique. Plus aucun biographe, journaliste ou chercheur n’accrédite les fictions identitaires de Gary. L’objet de ce travail n’est pas de recenser les variantes de sa fabulation généalogique. Il est intéressant en revanche de noter que par le nom de son personnage éponyme, La Danse de Gengis Cohn réactive le discours sur la mixité des origines. Cette trouvaille onomastique avait déjà été exploitée auparavant. Elle figure notamment dans Pour Sganarelle, un traité aux accents pamphlétaires où Gary expose ses principes de création littéraire et s’insurge contre le nouveau roman. Au détour d’une phrase, l’écrivain se décrit comme « étant un peu cosaque et tartare mâtiné de Juif – une sorte de Gengis Cohn (…)19 ». À l’occasion de la parution, deux ans plus tard, de La Danse de Gengis Cohn, les potentialités sémantiques de l’oxymore sont approfondies. À Claudine Jardin, Gary déclare: « Je suis fils d’une juive russe et d’un Tartare, c’est-à-dire d’un homme dont la race était fâcheusement spécialisée dans les pogroms. Au fond, Gengis (Tartare) et Cohn (Juif), c’est moi… 20 ». Gengis Cohn ne renvoie plus seulement à la duplicité du moi, ni à sa division, mais à son antinomie. Une part persécute l’autre. Au comédien yiddish il faudrait associer l’héautontimorouménos, le bourreau de soi-même, de la pièce de Terence. De la guerre intime au fantasme de bâtardise, du désir de filiation à la volonté de désaffiliation, la fable du demi-juif permet donc d’exprimer des réalités multiples qui renvoient toutes à l’idée d’une judéité sinon optionnelle, du moins négociable. Une formule de La Promesse de l’aube résume l’essence de la judéité garienne. À sa mère qui l’entraîne à l’église orthodoxe de Nice, le jeune héros objecte: « – Mais, je croyais qu’on était plus ou moins juifs?»21. La judéité, ça doit pouvoir s’ajuster.

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Gary R., Pour Sganarelle. Recherche d’un personnage et d’un roman, Paris, « Folio», Gallimard, 1965, p. 39-40. Entretien paru dans Le Figaro du 4 juillet 1967, reproduit dans le Cahier de l’Herne « Romain Gary», Audi P. et Hangouët J-F. (dir), Paris, L’Herne 2005, p. 37, cité dans l’édition de la Pléiade, i, op.cit. p. 1403. Gary R., La Promesse de l’aube, op.cit., p. 757.

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Bibliographie Anissimov, M., Romain Gary, le caméléon, [Denoël, 2004] Paris « Folio», Gallimard, 2006. Audi, P. et Hangouët, J-F. (dir), Cahier de l’Herne «Romain Gary », Paris, L’Herne 2005 Bellos, D., Romain Gary , A Tall Story, Londres, Harvill Secker, 2010. Bellos, D., «In the Worst Possible Taste. Romain Gary’s Dance of Genghis Cohn », dans Joseph Sherman, The Yiddish Presence in European Literature, Oxford, Legenda, 2005, p. 13-21 Gary R., La Nuit sera calme, Paris, Gallimard, «Folio», 1992 [1974] Gary, R., Romans et récits, i, Paris, «Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 2019 Kafka F., «Discours sur la langue yiddish», dans Préparatifs de noces à la campagne, traduit de l’allemand par Marthe Robert, Paris, « L’imaginaire», Gallimard, 2001, p. 478-483. Gary, R., Pour Sganarelle. Recherche d’un personnage et d’un roman, Paris, « Folio», Gallimard, 1965 Wolf, Nelly, Le Juif imaginé. Scénographies de la judéité dans le roman français, Paris, cnrs éditions, 2023

15 Le yiddish comme fiction philosophique: Deleuze et Guattari, Kafka, et le yiddish Raphaël Koenig

Résumé Cette contribution propose de revenir sur les synergies entre philosophie, littérature et psychanalyse qui ont permis à la question de l’image du yiddish chez Kafka d’occuper une place de premier plan au sein du questionnement sur la « littérature mineure» par lequel Gilles Deleuze et Félix Guattari, dans le courant des années 1970, tentent de proposer une nouvelle définition de la modernité littéraire. Cette réinvention philosophique du yiddish est ici replacée dans le contexte de leur contestation du freudisme, tandis que l’image faussée d’un yiddish comme une « langue sans grammaire », reprise presque mot pour mot de Kafka tout en minimisant les nombreuses ambiguïtés de son «Discours sur la langue yiddish» (1912), est relue à l’aune de leur éloge du nomadisme et de la «déterritorialisation».

L’année 1975, point culminant de luttes anticoloniales, féministes, et antiautoritaires, a été marquée par une série de publications plaçant au centre du débat philosophique des groupes ou des phénomènes considérés comme mineurs, marginaux, ou subalternes: Hélène Cixous crée le concept « d’écriture féminine», Michel Foucault publie son étude sur la généalogie du système carcéral intitulée Surveiller et punir, et Gilles Deleuze et Félix Guattari publient Kafka : pour une littérature mineure,1 ouvrage qui prend pour point de départ la relation de Franz Kafka avec sa judéité et plus particulièrement avec la langue yiddish afin d’esquisser une nouvelle définition de la littérature et de son rôle politique et social. Kafka: pour une littérature mineure semble conférer au yiddish une dignité nouvelle, dont il semble encore bénéficier, faisant d’une langue jusqu’alors volontiers méprisée ou ignorée le point d’ancrage de la modernité littéraire,

1 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka: pour une littérature mineure, Paris, Éditions de minuit, 1975; Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.

© Koninklijke Brill BV, Leiden, 2025 | doi:10.1163/9789004711310_016

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sous l’aspect d’un «mode mineur» censé travailler de l’intérieur les littératures écrites en langues dites hégémoniques ou majeures. Cette publication semble donc marquer l’entrée fracassante du yiddish sur la scène de ce qu’il est convenu d’appeler la philosophie continentale,2 sous les traits d’un « personnage conceptuel,» pour reprendre un terme inventé par Deleuze et Guattari3, qui n’offre cependant que peu de ressemblance avec une quelconque réalité historique ou culturelle. De l’image erronée d’une instabilité radicale du yiddish comme « langue sans grammaire» au bannissement de la littérature yiddish de la modernité littéraire pour en faire une langue purement vernaculaire et populaire, celleci étant de plus décrite comme l’apanage exclusif, en littérature, d’un mode mineur intégrant le yiddish comme «coefficient de minorité», c’est-à-dire en tant que présence sous-jacente au sein d’une écriture en langue dite majeure, l’ouvrage de Deleuze et Guattari semble en effet davantage tourné vers l’élaboration théorique que vers la prise en compte de faits linguistiques. Du point de vue des études yiddish, la critique en règle de leurs positions a été entreprise par Chana Kronfeld,4 pour qui Deleuze et Guattari se font avant tout les « ventriloques» de contre-vérités sur le yiddish présentes dans le « Discours sur la langue yiddish» de Kafka (1912). Il reste qu’une fois posé le fossé entre réalité et fiction philosophique, ce dernier étant d’autant plus problématique qu’on pourrait l’interpréter comme une certaine indifférence de la part de Deleuze et Guattari vis-à-vis d’une langue qu’ils semblent simultanément hypostasier et caricaturer,5 il convient de s’interroger sur la logique propre de cette image du yiddish à l’œuvre dans l’ouvrage de Deleuze et Guattari. On pourrait l’interpréter comme une forme d’adaptation liée à un double transfert culturel,6 l’image elle-même déformée des Ostjuden chez Kafka devenue soudainement objet 2 À titre d’exemple d’un ouvrage de philosophie contemporaine que l’on pourrait décrire comme se situant dans la continuité de la problématique de Deleuze et Guattari, cette fois dans le cadre d’un dialogue avec la pensée de Jacques Derrida, voir Marc Crépon, Langues sans demeure, Paris, Éditions Galilée, 2005. 3 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Éditions de Minuit, 1991, p. 62-63. 4 Chana Kronfeld, On the Margins of Modernism: Decentering Literary Dynamics, Berkeley, University of California Press, 1996. 5 On notera par exemple que la bibliographie des notes de bas de pages de Kafka : pour une littérature mineure ne comporte pas d’ouvrage de philologie ou de linguistique consacré à l’histoire de la langue yiddish; aussi étonnant que cela puisse paraître, il est permis de penser que Deleuze et Guattari n’en ont pas consulté, et ce malgré le rôle crucial accordé au yiddish dans leur ouvrage. 6 Selon Michel Espagne, le produit d’un transfert culturel, aussi éloigné soit-il de l’original, doit être considéré comme un objet d’étude en soi et non comme un reflet dégradé d’une réa-

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de réflexion philosophique dans la France des années 1970. Un tel mécanisme d’interprétation-adaptation, fondée sur une sorte d’appropriation aussi infidèle que féconde d’une autre œuvre philosophique ou littéraire, est d’ailleurs relativement fréquente sous la plume de Deleuze: Alain Badiou signale ainsi l’existence de ces personnages hybrides que sont par exemple « Leibniz-Deleuze» ou encore «Leibniz-Whitehead-Deleuze».7 Le « yiddish-Kafka-Deleuze-Guattari» est donc un personnage conceptuel éminemment complexe, qui, s’il ne présente avec la langue et la culture yiddish qu’une ressemblance trompeuse, doit nécessairement être interprété en tenant compte d’une part de l’épineuse question du rôle et des représentations de la judéité dans l’œuvre de Kafka, et d’autre part de la définition de l’expression dite « minoritaire» dans la pensée de Deleuze et Guattari, à la croisée des chemins de l’art, de la littérature, et de la politique.8 Dans le cadre de la réflexion proposée par le présent volume sur les rapports complexes entre le yiddish, l’inconscient, et les langues, il nous a semblé utile de nous attarder sur deux aspects de cette question : tout d’abord en éclaircissant les enjeux du post-freudisme apparent de Deleuze et Guattari, qui semblent se saisir de l’exemple de Kafka afin de proposer un définition de ce qu’on serait tenté d’appeler, pour utiliser l’expression de Max Kohn, une forme «d’inconscient du yiddish»9, constituant ainsi une sorte de défense et illustration des thèses développées dans L’Anti-Œdipe (1972) ; puis en nous interrogeant sur la notion éminemment problématique – et par ailleurs évidemment fausse – de «langue sans grammaire» qui, empruntée directement au «Discours» de Kafka, constitue un aspect crucial de la démonstration de Deleuze et Guattari, qu’il s’agira de resituer dans le contexte de ce double transfert culturel.

lité ontologiquement supérieure. Michel Espagne, «La notion de transfert culturel», Revue Sciences/Lettres, 1, 2012, p. 2. 7 Alain Badiou, L’Aventure de la philosophie française depuis les années 1960, Paris, La Fabrique, 2012, p. 32s. 8 La bibliographie des ouvrages consacrés à ces questions étant foisonnante, nous nous contenterons de renvoyer à deux ouvrages récents, respectivement: Dan Miron, The Animal in the Synagogue: Franz Kafka’s Jewishness, Lexington Books, 2019 et Guillaume Sibertin-Blanc, Politique et État chez Deleuze et Guattari, Paris, Presses universitaires de France, 2013. Sur les multiples relectures et interprétations de l’œuvre de Kafka en France, on consultera avec profit l’ouvrage récent de John T. Hamilton, France/Kafka: An Author in Theory, Londres, Bloomsbury, 2023. 9 Max Kohn et Jean Baumgarten (dir.), L’Inconscient du yiddish, Actes du colloque international., Paris, Anthropos Economica, 2003.

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Post-freudisme et «inconscient du yiddish » chez Deleuze et Guattari

Il entre dans le choix de l’œuvre de Kafka comme objet d’étude par Deleuze et Guattari, trois ans seulement après la parution de L’Anti-Œdipe (1972), une certaine dose de provocation. De fait, il est permis de penser qu’un lien essentiel, et trop souvent minimisé, unit ces deux publications, la seconde constituant en quelque sorte à la fois une extension et une application pratique de certaines des thèses développées dans la première. Le second chapitre de Kafka : pour une littérature mineure, intitulé «un œdipe trop gros», affirme cette dimension politique du texte de façon polémique. En choisissant précisément une œuvre qui, sur la base entre autres de la «Lettre au père» (1919), semble constituer d’emblée un cas d’école pour des lectures psychanalytiques d’obédience freudienne (par exemple celle de Marthe Robert, critique littéraire férue de psychanalyse qui fut également traductrice de la « Lettre au père » )10, Deleuze et Guattari entendent démontrer le bien-fondé d’une approche qui minimiserait l’importance de configurations intrafamiliales dans la fonctionnement de l’inconscient et de la psychè en général – en premier lieu le complexe d’Œdipe, rejeté par Deleuze et Guattari comme une construction mythologique aliénante – pour donner un rôle nouveau aux dynamiques sociales et sociétales, qui selon eux auraient un impact direct sur le fonctionnement de l’inconscient. En ce sens, on pourrait rapprocher Kafka: pour une littérature mineure des Règles de l’art de Pierre Bourdieu (1992), ouvrage qui combine également intention provocatrice et démonstration utilisant un contre-exemple apparent en proposant une étude détaillée des œuvres et des parcours biographiques de Baudelaire et de Flaubert afin de prouver l’invalidité de la notion d’une autonomie radicale du champ littéraire (notion qui semble justement constituer le point essentiel de leurs œuvres respectives), si ce n’est justement comme formation idéologique résultant d’une certaine configuration du champ littéraire, c’est-à-dire d’un type de rapport de force concret, social et institutionnel historiquement déterminé. Pour ce qui est de Kafka, le contenu de la «Lettre au père » pose évidemment problème à Deleuze et Guattari. Leur critique en règle de la notion de complexe d’Œdipe passe ici par l’affirmation du caractère parodique de ce texte; cette idée est lancée dès 1973 dans leur «bilan-programme pour machine désirante», manifeste qui fut par la suite intégré aux rééditions de L’Anti-Œdipe à titre

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Voir par exemple Marthe Robert, Kafka, Paris, Gallimard, 1960 ainsi que Marthe Robert, Seul, comme Franz Kafka, Paris, Calmann-Lévy, 1979.

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d’appendice, et qui semble contenir en germe certaines de idées essentielles du second chapitre de Kafka: pour une littérature mineure tout en constituant un chaînon manquant entre les deux ouvrages: Les deux grands œdipiens, Proust et Kafka, sont des œdipiens pour rire, et ceux qui prennent Œdipe au sérieux peuvent toujours greffer sur eux leurs romans ou leurs commentaires tristes à mourir. Car devinez ce qu’ils perdent: le comique du surhumain, le rire schizo qui secoue Proust ou Kafka derrière la grimace œdipienne – le devenir-araignée ou le devenircoléoptère.11 Un tel passage reconduit l’opposition binaire qui structure L’Anti-Œdipe entre un pôle paranoïaque, plus compatible avec une description psychanalytique systématisée, et censé tendre nécessairement vers une forme de pouvoir dictatorial, et un pôle schizophrène connoté positivement, auquel Deleuze et Guattari prêtent des vertus émancipatrices, créatrices et anti-autoritaristes. Ils suggèrent donc qu’une interprétation qui permettrait de mettre de côté une structure œdipienne comme relevant d’une simple parodie permettrait un accès privilégié à une vérité de l’œuvre de Kafka placée sous le double signe du déplacement parodique et de la libération «schizo». Plus précisément, une telle lecture mettrait au premier plan l’ancrage social de l’œuvre. Selon Deleuze et Guattari, le pseudo conflit œdipien masquerait en effet un problème social: le père ne serait pas une figure problématique chez Kafka en tant que père, mais plutôt parce qu’il renvoie à un rapport de force, c’est-à-dire aux conditions historiques qui déterminent «l’impossibilité» de la vie de juifs praguois germanophones comme Kafka dans les années 1920 : À travers la photo de famille, toute une carte du monde […] Ou encore le triangle géo-politique [sic] Allemands-Tchèques-Juifs, qui se profile derrière le père de Kafka […] Ainsi le triangle familial trop bien formé n’était qu’un conducteur pour des investissements d’une tout autre nature, que l’enfant ne cesse de découvrir sous le père, dans sa mère, en lui-même. Les juges, commissaires, bureaucrates, etc. ne sont pas des substituts du père, c’est plutôt le père qui est un condensé de toutes ces forces auxquelles il se soumet lui-même et invite le fils à se soumettre.12 11

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Gilles Deleuze et Félix Guattari, «bilan-programme pour machines désirantes», Minuit, 2 janvier 1973, republié dans L’Anti-Œdipe, nouvelle édition augmentée, Éditions de minuit, Paris, 1973, p. 473. Deleuze et Guattari, Kafka: pour une littérature mineure, p. 21.

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Il convient de nuancer l’idée d’un post-freudisme de Deleuze et Guattari: même s’ils contestent certains éléments essentiels de la pensée de Freud et de Marx (le complexe d’Œdipe pour le premier, la notion même de synthèse comme dépassement dialectique pour le second), ils n’en demeurent pas moins tributaires des systèmes philosophiques de ces derniers, qu’ils citent abondamment dans L’Anti-Œdipe. L’apport de Guattari est à cet égard semble évident ; tout d’abord parce que la définition d’une dimension sociale et engagée de la pratique psychiatrique et psychanalytique constitue une caractéristique majeure du mouvement de la psychiatrie institutionnelle, auquel il participe dès les années 1950 à l’hôpital de Saint-Alban, puis dans les cliniques psychiatriques de la Chesnaie et de La Borde.13 Le projet d’une synthèse, fût-elle marquée par un irrespect fécond, des apports de Marx et de Freud, est ainsi formulé par François Tosquelles dès 1947.14 Chez Guattari, l’insistance sur une dimension sociale de l’inconscient, partiellement à rebours de Freud, se combine ainsi avec une réflexion portant sur les questions d’identité, présentée comme un amendement à la pensée de Marx: Les contradictions ne sont pas uniquement des contradictions de classes (qui ont une position relative avec d’autres systèmes antagonistes: Nord / Sud, Hommes / Femmes). […] Il est nécessaire d’aller vers une pensée de l’objet complexe qui prend en compte les flux économiques […] mais également les territoires existentiels, la façon dont les gens vont se recroqueviller sur une identité personnelle […].15 C’est dans le cadre de cette pensée de l’objet complexe, et d’une réflexion sur les possibles résonances subjectives de conditions socio-politiques, que la question du minoritaire et singulièrement du rôle du yiddish pour Kafka émerge comme un objet philosophique. Il convient de remarquer tout d’abord que cette articulation de la subjectivité individuelle à une appartenance ou un devenir collectif passe nécessairement par une réflexion sur le langage comme matériau; il convient dans ce cadre de rappeler, au-delà de leurs divergences

13 14 15

François Tosquelles, «Mémoire de Félix Guattari», Lien social, no. 181, 17 septembre 1992, p. 6-7. François Tosquelles, Psychopathologie et matérialisme dialectique [texte d’une conférence prononcée à l’École normale supérieure en 1947], Paris, Éditions d’une, 2019. Guy Benloulou (propos recueillis par), «L’imagination au pouvoir: un entretien avec Félix Guattari», Lien social, 5, no. 181, 17 septembre 1992, p. 8-10, ici p. 9.

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théoriques évidentes, la proximité personnelle de Guattari avec Lacan, qui fut son analyste pendant plus de seize ans. De plus, comme le remarque Guillaume Sibertin-Blanc, il s’agit dans Kafka: pour une littérature mineure de se pencher sur une pratique artistique qui, loin d’être un simple document se prêtant à une lecture symptomatique, constituerait déjà une forme d’analyse de la condition minoritaire pratiquée avec les moyens propres de la littérature.16

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Une langue sans grammaire?

On comprendra donc que si la question du rapport de Kafka à la langue yiddish joue un rôle crucial dans le livre de Deleuze et Guattari, à titre d’exemple de ce qu’ils entendent définir comme un «mode mineur » de l’expression littéraire, il ne s’agit pas véritablement pour eux de proposer une interprétation analytique du «cas Kafka», mais plutôt de se situer dans le cadre d’un dialogue avec une œuvre littéraire constituée comme un premier moment réflexif. En ce sens, un possible antécédent de Kafka: pour une littérature mineure ne serait pas à chercher du côté du Cas Schreber de Freud (1911), mais plutôt des ouvrages consacrés par Deleuze à des auteurs comme Hume (1953), Nietzsche (1965), ou encore Proust (1964). Cette posture semble également dicter le choix des textes de Kafka abordés dans Kafka: pour une littérature mineure: portant sur des textes de fiction (par exemple la nouvelle « Joséphine la Cantatrice », 1923) ou des essais (le «Discours sur la langue yiddish » de 1912), les interprétations de Deleuze et Guattari demeurent avant tout cantonnées à ce qu’on serait tenté de nommer la face publique de l’œuvre, laissant de côté l’intimité du Journal, pourtant disponible en français dans une traduction de Marthe Robert dès 1954, alors même que certains passages auraient pu éclairer leur propos de façon décisive. C’est le cas par exemple de l’entrée du 24 octobre 1911, qui semble indiquer une place possible du yiddish comme réponse potentielle à un manque, à ce que Kafka perçoit comme un défaut ou une incompatibilité fondamentale de la langue allemande avec la judéité qui semble devoir invalider toute tentative d’assimilation, et être la source d’une série d’interférences et d’incompréhen-

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«Le problème est bien de déterminer comme minoritaire, non pas une “esthétisation” de problèmes politiques, mais au contraire, l’instance problématique en fonction de laquelle doit se définir une certaine politique minoritaire faisant appel aux forces et aux moyens de l’art pour analyser (car tout cela […] est en définitive une question de transfert) les modalités identificatoires des groupes, y introduire du « jeu », une distance […]. » Guillaume Sibertin-Blanc, op. cit., p. 237.

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sions au sein de la sphère familiale, indiquant en filigrane la nécessité d’une forme de retour à ce que Kafka appelle «les souvenirs du ghetto», y compris sur le plan linguistique (c’est-à-dire le yiddish mame qui semble affleurer sous l’allemand Mama) comme unique moyen de garantir une forme de cohérence retrouvée.17 Si Deleuze et Guattari n’envisagent donc pas véritablement les possibles résonances intimes ou subjectives de la question de l’identité en lien avec son rapport au yiddish chez Kafka, ils ont cependant le mérite de situer leur interprétation dans le contexte historique et intersubjectif des différents choix – aussi bien esthétiques qu’existentiels – se présentant aux juifs pragois germanophones du début du vingtième siècle pour tenter d’apporter une réponse au dilemme apparemment insoluble de l’assimilation. Renvoyant à la logique binaire d’une opposition terme à terme entre paranoïa et schizophrénie qui structure l’œuvre de Deleuze et Guattari, ce choix est présenté comme une alternative entre deux pôles antithétiques, dits de « reterritorialisation» et «déterritorialisation».18 Le premier terme renvoie pour eux à une tentative de réaffirmation d’une identité juive passant également selon eux par une confiance renouvelée dans l’usage d’une langue allemande mise au service de la construction d’une telle « communauté imaginée», pour utiliser le terme de Benedict Anderson. Le Golem de Gustav Meyrink (1915) constituerait pour eux l’exemple le plus abouti d’une telle entreprise de restauration identitaire, au même titre que certains des écrits d’inspiration sioniste de Max Brod (on pourrait citer son roman Rubeni, prince des Juifs de 1925). À l’inverse, Deleuze et Guattari situent le rapport de Kafka à la judéité du côté d’un pôle «déterritorialisé», qui ne tenterait pas d’opposer une sorte de reconstruction monolithique à la précarité de la situation des Juifs germanophones de Prague, mais plutôt de prolonger et de travailler de l’intérieur les

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«Hier, il m’est venu à l’esprit que si je n’ai pas toujours aimé ma mère comme elle le méritait […], c’est uniquement parce que la langue allemande m’en a empêché. La mère juive n’est pas une “Mutter”, cette façon de l’appeler la rend un peu ridicule […] ; nous donnons à une femme juive le nom de mère allemande , mais nous oublions qu’il y a là une contradiction, et la contradiction s’enfonce d’autant plus profondément dans le sentiment. Pour les juifs, le mot “Mutter” est particulièrement allemand. Il contient à leur insu autant de froideur que de splendeur chrétiennes, c’est pourquoi la femme juive appelée “Mutter” n’est pas seulement ridicule mais nous est aussi étrangère. Maman [Mama] serait préférable s’il était possible de ne pas imaginer “Mutter” derrière. Je crois que seuls les souvenirs du ghetto maintiennent encore la famille juive, car le mot “Vater” ne désigne pas non plus le père juif, à beaucoup près.» Franz Kafka, Journal, 24 octobre 1911, trad. Marthe Robert, Paris, Gallimard, 1954. Deleuze et Guattari, op. cit., p. 34-35.

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déséquilibres symboliques et linguistiques inhérents à cette situation minoritaire. Pour ce faire, selon Deleuze et Guattari, les stratégies mises en œuvre par Kafka iraient de l’utilisation d’un allemand appauvri au service de ce qu’ils appellent un «usage intensif» de la langue19 à un attachement pour le yiddish comme «ligne de fuite» de l’allemand, motivé en particulier par sa découverte du théâtre populaire, et l’idée de son hétérogénéité ou de son instabilité radicale: La manière dont Kafka […] présente le yiddish [dans le « Discours »] est tout à fait remarquable: c’est une langue sans grammaire, et qui vit de vocables volés, mobilisés, émigrés, devenus nomades intériorisant des «rapports de force»; c’est une langue greffée sur le moyen haut-allemand, et qui travaille l’allemand tellement du dedans qu’on ne peut pas la traduire sans l’abolir.20 Il convient de remarquer que Deleuze et Guattari semblent largement rejeter sur Kafka la responsabilité de cet étrange portrait du yiddish, en le présentant comme une simple paraphrase du contenu du « Discours ». Néanmoins, aussi bien l’absence de nuance ou de réserve sur ces assertions que leur rôle crucial dans l’ouvrage – résumant ce qu’ils perçoivent comme la « direction» de l’œuvre de Kafka, point de fuite ou conséquence extrême de son usage « intensif» de l’allemand, et par là même exemple privilégié de la réussite exemplaire d’une esthétique minoritaire – que, plus subtilement, l’inclusion dans cette paraphrase d’expressions et de vocables qui semblent renvoyer non pas à l’œuvre de Kafka, mais à d’autres aspects des écrits de Deleuze et Guattari contribue à maintenir une tension certaine entre la rapidité d’une paraphrase ne s’embarrassant pas de détails ou d’exactitude et le rôle de premier plan de ce passage au sein du dispositif conceptuel de Deleuze et Guattari. L’idée d’une langue sans grammaire, faisant écho à celle d’une hétérogénéité lexicale fondamentale du yiddish, fait écho au «Discours» de Kafka tout en semblant préparer l’éloge du nomadisme comme «déterritorialisation » radicale qui constitue le thème principal du «Traité de nomadologie» inclus par Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux (1980).21 De même, il n’est pas inutile de tenter de placer l’idée d’une « langue sans grammaire» présente dans le «Discours» de Kafka dans son contexte. Il convient de rappeler que sur la recommandation de son ami l’acteur de théâtre 19 20 21

Deleuze et Guattari, op. cit., p. 35-41. Deleuze et Guattari, op. cit., p. 47. Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, Paris, Éditions de minuit, 1980, p. 434-527.

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yiddish Jizchak (Yitskhok) Löwy, Kafka s’était plongé dans la lecture de l’un des seuls ouvrages contemporains présentant de façon accessible un état des lieux précis et documenté de la littérature yiddish à l’aube du vingtième siècle : la thèse de doctorat de Meyer (Meir) Pinès, Histoire de la littérature judéoallemande, soutenue à la Sorbonne et imprimée à Paris en 1910.22 Nous partageons ici l’avis de Pascale Casanova, qui a insisté aussi bien sur l’importance longtemps sous-estimée de ce texte dans la généalogie du « Discours » de Kafka que sur sa valeur propre en tant que travail philologique.23 Sur ces points en particulier – hétérogénéité lexicale du yiddish et « langue sans grammaire» – une comparaison avec l’ouvrage de Pinès comme une des sources privilégiées de la réflexion de Kafka sur le yiddish se révèle particulièrement riche d’enseignements. Si l’idée d’une hétérogénéité lexicale du yiddish témoignant d’une réalité migratoire est bien présente chez Pinès qui parle de son «aspect changeant»24, ce dernier rejette absolument l’idée d’une absence de grammaire comme une «légende» à connotation péjorative : Ce n’est que depuis le dernier quart du xixe siècle […] que nous voyons des savants juifs s’adonner à l’étude du judéo-allemand sans aucun parti pris de mépris et d’hostilité. Et le premier résultat de ces travaux est l’évanouissement de la légende qui présentait le judéo-allemand comme un «jargon» dans lequel on ne saurait pas découvrir les conditions premières de tout essai de grammaire: l’ordre et l’harmonie intérieure.25 On sait par ailleurs par son Journal que Kafka a lu en détail26 et pris en note le livre de Pinès, dont il est allé jusqu’à recopier des passages entiers. S’il perpétue dans son «Discours» (et Deleuze et Guattari à sa suite) l’idée d’une « langue sans grammaire» si clairement et pertinemment condamnée par Pinès, il est donc peu probable qu’il s’agisse d’une simple erreur ou d’un oubli. On pourrait au contraire formuler l’hypothèse qu’il s’agisse là d’un écart délibéré de Kafka, prenant une certaine liberté vis-à-vis des faits afin de leur permettre de servir au mieux la cohérence narrative interne de fiction littéraire qu’il tente de 22

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Notons que la nécessité pour Kafka de passer par le français pour rassembler des informations sur la langue et la littérature yiddish met en perspective de façon intéressante l’idée d’un accès immédiat au privilégié au yiddish pour les juifs pragois qui, certes présent dans le «Discours» de Kafka, est parfois reprise sans contextualisation ou distance critique dans certains des commentaires récents qui ont porté sur ce texte. Pascale Casanova, Kafka en colère, Paris, Seuil, 2011, p. 188-197 et 215-227. Meir Pinès, Histoire de la littérature judéo-allemande, Paris, Jouve, 1911, p. 23. Meir Pinès, op. cit., p. 27-28. Franz Kafka, Journal, 24 et 26 janvier 1912.

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mettre en place. Tout comme la «Lettre au père» prêtait sciemment au père, pour les besoins de la narration, un maîtrise de la natation que le père de Kafka n’avait pas effectivement, la «légende», pour reprendre le terme de Pinès, de la «langue sans grammaire», semble chez Kafka servir un double but : tout d’abord retourner en positivité un élément majeur du discours péjoratif porté par les juifs germanophones sur le yiddish, l’absence supposée de grammaire mettant alors paradoxalement en valeur une vitalité irrépressible de la langue qui ferait justement défaut à l’attelage problématique et selon Kafka nécessairement inauthentique de l’allemand et de la judéité. D’autre part, la «langue sans grammaire», contradiction dans les termes qui renvoie cet objet conceptuel dans le registre des oxymores, voire des impossibilités logiques ou adynata, l’apparentant au « couteau sans lame auquel ne manque que le manche» de Lichtenberg cher à André Breton, constitue bien en soi un personnage littéraire aussi mystérieux qu’évocateur: il est surprenant que Deleuze et Guattari n’aient pas relevé son fort air de ressemblance avec la célèbre cantatrice sans talent particulier pour le chant qu’est la Joséphine de la nouvelle éponyme de Kafka, qu’ils analysent cependant en détail au chapitre précédent, voire avec les injonctions contradictoires constituant autant de double binds dans le «Discours» («vous comprenez déjà beaucoup plus de yiddish que vous croyez» – «vous ne comprendrez pas un seul mot de yiddish») qui, faute de proposer du yiddish un portrait ressemblant, en font cependant un protagoniste à part entière de l’univers fictionnel de Kafka. Tentant de percevoir une unité paradoxale du yiddish dans l’écart, le déplacement, et une forme de radicalisation et d’essentialisation de l’hétérogénéité, Kafka et à sa suite Deleuze et Guattari semblent avoir bien malgré eux reconduit et réactivé un certain nombre de préjugés et d’inexactitudes qui avaient pourtant déjà été largement battus en brèche dès le début du vingtième siècle. S’il ne faut donc certainement pas chercher dans leurs élaborations respectives une quelconque vérité d’un rapport au yiddish, c’est peut-être en acceptant le caractère fictionnel d’un yiddish devenu « personnage conceptuel » des œuvres respectives de Kafka et de Deleuze et Guattari, dont il semble observer la logique propre, qu’il sera possible de percevoir la valeur spécifique d’un moment littéraire et théorique où, à la faveur de multiples transferts culturels entre le yiddish, le français et l’allemand, une langue et une culture auparavant largement méconnues ou méprisées ont pu occuper, sous les aspects d’une présence-absence problématique, une place centrale au sein de la réflexion philosophique sur la vie et le devenir des langues.

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partie 3 Ouvertures et témoignages



16 Espaces du yiddish : la création en yiddish dans la première génération des enfants de yiddishophones nés en France Erez Lévy

Résumé Cette contribution tente d’approcher les sentiments nourris par le souvenir du Yiddishland à la fin du xxe siècle et au début du xxie siècle. Elle cherche, afin d’aborder cette sphère habitée par l’ancrage familial, traversée par des antagonismes idéologiques, hantée par le souvenir de l’émigration et de l’intégration ainsi que celui de souffrances inouïes et longtemps indicibles, à suivre les représentations idéales d’un monde perdu, dans le domaine de la culture et dans celui des utopies politiques, en s’intéressant d’une part à des aspects du renouveau de l’expression culturelle yiddish en France au cours des trois dernières décennies, en particulier dans la chanson (Jacques Grober, Violette Szmajer, Batia Baum, Michèle Tauber et le groupe du Paon doré) ; d’autre part aux survivances des motifs d’utopie politique trouvant leur source dans l’épopée idéologique et historique du Yiddishland (Charles Melman, Mojsze Zalcman) ; enfin à la réappropriation de la mémoire véhiculée par le yiddish telle qu’elle peut être perçue dans les interviews réalisées par Max Kohn entre 2006 et 2016. Cette recherche, tentative d’exploration d’un cheminement affectif vers le yiddish de la part d’un enfant né à cette époque en Israël et ayant grandi en France dans une famille non yiddishophone, se limitera à certaines expressions de cette mémoire et de ces motifs d’espérance en France, sans s’interdire de les mettre en rapport avec des expressions analogues dans d’autres pays de la diaspora juive ou en Israël.

Dans la reconstruction de la vie juive en France métropolitaine au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et de l’Occupation allemande, au sortir des tragédies de la déportation et des traumatismes de la clandestinité, l’activité culturelle en langue yiddish tint une place centrale, voulue par les institutions communautaires qui assumèrent les missions sociales et politiques considérables de l’accompagnement donné à une collectivité profondément meurtrie dans sa chair et son âme, où se joignaient les Juifs présents sur le sol français depuis l’avant-guerre et des survivants venus du foyer séculaire dévasté de l’Europe

© Koninklijke Brill BV, Leiden, 2025 | doi:10.1163/9789004711310_017

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de l’Est. Le passage des générations relègue aux confins de la conscience et de l’oubli cette action culturelle portée par la diversité des organisations communautaires, et tout particulièrement par celles qui représentaient, depuis les années 1920 et 1930, les Juifs yiddishophones installés en France avec les vagues d’immigration en provenance des pays des anciennes couronnes impériales russe et austro-hongroise, ainsi que de la Roumanie, depuis les années 1880, parmi lesquelles les plus nombreuses furent celles qui suivirent la Première Guerre mondiale. Pourtant, la conscience de ces racines situées dans le berceau vaste et séculaire du Vieux-Pays, le Yiddishland, peuplé de ses figures humaines et spirituelles élevées et inspirées par les Sources de l’Ecriture étudiées par les générations en leur chaîne ininterrompue, marquées par l’attente messianique et l’adversité souvent imprégnée d’extrême violence attachée à leur condition minoritaire, transportées par les défis de l’émancipation sociale et politique apparus très concrètement dans les fractures de la révolution industrielle, accompagna longtemps la perception identitaire des Juifs de France issus de ce courant d’immigration dont le nombre avait surpassé depuis les années 1920 celui des Français juifs originaires de l’Hexagone, auprès desquels ils apparaissaient comme des cousins lointains, prolétaires, porteurs volontaires ou non du réveil d’une vocation millénaire. Ainsi, les travaux récents de jeunes historiens comme Constance Pâris de Bollardière, Simon Perego et Nick Underwood, ont retracé avec sensibilité et dans une infinie précision les efforts intellectuels, matériels, humains et organisationnels consentis en 1945 par les responsables des institutions juives françaises représentant l’immigration est-européenne, intégrés depuis 1943 au sein du crif né dans la clandestinité, pour que l’éducation et la culture juives, et tout particulièrement l’enseignement de la langue yiddish, soient reconnus, notamment en faveur des enfants et des jeunes, comme une priorité de rang presque égal à celui de la réinsertion sociale et de la santé des adultes et des enfants rescapés de la déportation ou marqués par les deuils et les privations des années de persécution mortelle. Le yiddish était devenu la langue de reconnaissance et d’attache de la majorité du peuple juif de France métropolitaine, alors que les distinctions communément admises dans l’Avant-Guerre entre les Juifs d’ascendance française et les Juifs immigrés – parmi lesquels les yiddishophones surclassaient très largement les judéo-espagnols – n’avait plus cours, du moins au point de vue des instances communautaires. La vie associative juive du monde yiddish, désignée par le terme presque intraduisible de gezelshaftlekhkeyt (vie et tissu associatifs), qui s’était développée à Paris depuis les premières années du xxème siècle, notamment dans une activité syndicale qui faisait écho aux modes d’organisation et de revendication ouvrières nouvellement pratiqués tant en France

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que dans le Vieux-Pays1, avait gagné en vitalité dans l’Entre-Deux-Guerres, reflétant à la fois la nécessité affective et sociale et le goût, les aspirations morales et politiques tournés vers l’engagement collectif, qui avait pris des formes en grande partie laïcisées dans les contrées du Yiddishland, prenant le relai des sociétés charitables et pieuses inspirées par la Tradition religieuse. Cette forme d’entr’aide au sein d’une classe laborieuse et déracinée avait recréé dans l’émigration un réseau de lieux familiers, structuré par les sociétés d’originaires (landsmanshaftn), les métiers (notamment ceux du tricot, de la confection, de la maroquinerie…), les affinités politiques (l’Arbeter-Ring, où les bundistes étaient majoritaires, l’Arbeter-Heym créé par les sionistes de gauche, les organisations proches du mouvement communiste, sans oublier des groupements plus traditionalistes ou conservateurs), mais aussi les aspirations culturelles. A ce dernier égard, l’exemple le plus marquant fut la fondation en 1920 par des militants de gauche (supprimer la virgule), de la Kultur-Lige (Ligue pour la culture), installée dans un immeuble de la rue de Lancry, dans un quartier alors très industrieux du xème arrondissement, dont les conférences faisaient dans les années 1920 et 1930 presque tous les soirs salle comble, ouvrant ainsi pour un public majoritairement jeune, déraciné, désargenté, prompt à l’espoir mais aussi tenaillé par l’inquiétude et la nostalgie, une fenêtre vers l’idéal du savoir, tourné vers la culture nationale mais aussi la science universelle2. Le propos de cette communication n’est pas de retracer l’histoire des inspirations ni des réalisations de la gezelshaftlekhkeyt parisienne, bien que ces inspirations et ces réalisations méritent qu’on les évoque dans tous leurs aspects et toute leur profondeur. A ce sujet, il conviendrait de se reporter à l’ouvrage du publiciste yiddish Moyshé Zalcman3, ouvrier et militant communiste survivant des camps staliniens, paru en 1981 aux éditions Isroel-Bukh de Tel Aviv: Di 1 Vieux-Pays: cette expression traduit l’appellation yiddish familière « di alte heym » ou simplement « di heym » (le vieux foyer ou le foyer), par laquelle les émigrés Juifs d’Europe de l’Est désignaient leurs pays natals, anciennes provinces de la Zone de Résidence assignée aux Juifs dans l’Empire tsariste, ou situées à ses frontières, qui correspond aux contrées de l’habitat séculaire des Juifs où s’est développée la civilisation yiddish. 2 Le roman de Benjamin Schlevin les Juifs de Belleville, paru en 1948 dans sa version originale yiddish, paru dès 1950 en traduction française, consacre aux rencontres de la Kultur-Ligè de nombreux passages. Benjamin Schlevin était né en 1913 à Brest-Litovsk, dans le royaume de Pologne alors rattaché à l’Empire russe; émigré en France dans les années 1930, il s’engagea comme combattant volontaire dans l’armée française en 1939 et survécut en captivité au stalag jusqu’en 1945. Revenu en France, il fut l’auteur d’une dizaine de romans en yiddish et prit part à la rédaction du quotidien «Undzer Vort». Il est mort à Paris en 1981. 3 Moyshè Zalcman est né en 1909 à Zamość. Ses mémoires écrits en yiddish furent publiés en français sous le titre d’Histoire véridique de Moshé, ouvrier juif et communiste au temps de Staline, aux éditions Encres, 1977 (Paris).

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groyse enderung in yidishn lebn in Frankraykh (la grande transformation de la vie juive en France). L’auteur y décrit les époques du militantisme au sein de la communauté juive yiddishophone, les chocs qu’elle vécut dans l’Après-Guerre et les perspectives nouvelles posées par la renaissance souveraine du peuple juif dans l’Etat d’Israël, alors très ancré dans les idéaux socialistes, puis au début des années 1960, par l’accueil en métropole des Juifs d’Afrique du Nord, et la recherche d’unité que les institutions juives françaises, cultuelles et civiles, voulurent affirmer entre les populations juives des deux rives. Dans ce contexte, le monde culturel yiddish traditionnel, celui formé par les natifs du Vieux-Pays, s’interrogeait sur son avenir. Il avait été porté par de très belles illustrations à la fois littéraires et journalistiques, parmi lesquelles je voudrais citer en particulier les romanciers Mendel Mann4 – qui confia en 1971 à son public une forme d’autobiographie romancée dans un recueil de nouvelles particulièrement bouleversant intitulé Kerner in midber (Graines dans le désert), dont la traduction française par Rachel Ertel fut récemment publiée dans le second volume de l’anthologie littéraire yiddish parue dans la collection Bouquins sous le titre de Royaumes juifs5, et Benjamin Schlevin, déjà cité, ainsi que les poètes Moyshè Szulstein6 et Perl Halter7, priant le public de bien vouloir m’excuser de ne pas rappeler tant d’autres témoins de la conscience et de l’art littéraire ancrés dans la langue yiddish en France. Les années 1970 représentèrent pour ces militants de la mémoire spirituelle, tout agnostiques ou athées que la plupart d’entre eux aient pu être, un tournant plein d’interrogations. Les évocations que ces auteurs portaient du déra4 Mendel Mann était né à Płońsk, en 1916 en Pologne russe ; après l’invasion nazie de la Pologne en septembre 1939, il avait gagné l’Union soviétique et fut mobilisé dans l’Armée rouge après la rupture du pacte germano-soviétique, à l’été 1941. Il assista à la prise de Berlin, en mai 1945. Après avoir participé à la reconstruction de la vie culturelle juive en Pologne aux premières années de l’après-guerre, il quitta le pays après le pogrom de Kielce (1946). Il se consacra ensuite à l’activité culturelle et éditoriale au sein des camps de personnes déplacées en Allemagne, puis émigra en Israël à la fin de 1948. Il y fut membre de la rédaction de la revue yiddish Di Goldene Keyt fondée par Avrom Sutskever. Il s’établit à Paris en 1961, où il fut membre de la rédaction du quotidien Undzer Vort et publia en yiddish d’importants romans, inspirés des extrêmes traverses historiques qu’il avait vécues, dont le plus célèbre est consacré à la vie des combattants de la Grande guerre patriotique, et fut traduit et publié en français aux éditions Calmann-Lévy, en plusieurs volumes: Aux portes de Moscou (1960) ; Sur la Vistule (1962) et La chute de Berlin (1979). Il est décédé à Paris en 1975. 5 Royaumes juifs. Trésors de la littérature yiddish. Vol. ii paru en 2009 aux éditions RobertLaffont (collection Bouquins). 6 Moyshé Szulstein: poète, nouvelliste et mémorialiste yiddish, né à Kurów, Pologne russe, en 1911 et décédé à Paris en 1981. 7 Perl Halter: poète et journaliste yiddish, née à Varsovie en 1911, décédée à Paris en 1974; mère du romancier Marek Halter.

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cinement, des luttes inouïes du siècle, et des fruits du labeur et de l’espérance qui avaient apporté à leur génération une inspiration renouvelée, conservaient certes leurs fidèles, mais les plus jeunes, leurs enfants et petits-enfants, se tournaient vers d’autres idéaux, plus actuels. La volonté affirmée par les acteurs communautaires au lendemain de la Libération de faire de la connaissance du yiddish le lien porteur d’une conscience nationale avait produit des résultats immédiats très réduits, si l’on en croit le petit nombre de jeunes adeptes pleinement instruits de la langue maternelle à cette époque – qui plus tard se révéleront cependant comme le ferment d’une autre renaissance, avec l’engouement retrouvé pour l’étude du yiddish dans les années 1980, notamment parmi les enfants d’immigrés yiddishophones nés en France. Si l’émancipation sociale et la reconnaissance de soi dans la remise en cause des normes et des conventions de la société, thèmes sous-jacents de la génération marquée par le mouvement de Mai 68, se révélaient comme les impératifs des temps nouveaux, la quête des racines, dans le monde juif comme pour d’autres cultures minorisées, éveillait et animait nombre de consciences. Men zukht dem shoyresh (On cherche la racine), écrivait ainsi Moyshè Zalcman dans l’ouvrage déjà cité, en rendant compte des conversations que voulurent avoir avec lui des militants de la gauche radicale d’origine juive achkénaze, aux lendemains de “Mai”, en souvenir de l’engagement inlassable d’une génération de natifs du Vieux-Pays pour les idéaux et les réalités de l’émancipation sociale. Le sujet que je veux aborder dans le cadre de cette communication n’est ni politique ni national aux sens stricts de ces termes, mais il est bien lié aux racines, entendues comme un trésor lumineux dont un être humain peut vouloir chercher le fil et partager les sources d’émotion et de savoir, d’enseignement. Je voudrais exposer ce sujet, inscrit dans l’histoire marginale, ou marginalisée, par quelques repères biographiques et quelques textes ou extraits de textes originaux, intimement liés aux aspirations d’une deuxième génération, représentée par un petit nombre d’artistes et de militants de la culture qui se sont voués, en France, le pays choisi par leurs parents, à faire entendre les témoignages de la langue séculaire et maternelle engloutie par la perpétration du crime sans précédent de la Shoah. C’est grâce à l’inspiration de ces militants inlassables que cette langue aura été, à la fin du xxème siècle et jusqu’au début du xxième siècle, une source de création. En mai 1944, Violette Frydrich naquit à Lyon, d’une mère militante du Bund, originaire de Varsovie, qui mourut quelques mois plus tard, et d’un père inconnu. A l’âge de six mois, aux premiers temps de la Libération, elle fut recueillie par la famille Schwartzstein, un couple de bundistes qui avait survécu à l’Occupation nazie en France. Elle grandit auprès d’eux, entourée d’un frère et de deux sœurs, et fréquente la Maison d’enfants acquise par le mouve-

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ment bundiste français à Brunoy, dans la grande banlieue parisienne, grâce à l’aide solidaire du mouvement ouvrier juif américain8 . Elle y côtoie d’autres enfants juifs de son âge, sortis de la clandestinité, dont les parents ou les tuteurs partageaient une même inspiration laïque, sociale, solidaire et culturelle. Remarquée par ses dons pour le chant, Violette participe dès l’âge de six ans aux commémorations de l’Insurrection du Ghetto de Varsovie qui réunissaient alors chaque année, le 19 avril, des centaines, voire des milliers, de survivants9. L’orpheline devient ainsi l’enfant de tout le peuple. A l’adolescence, dans les années 1950, elle devient monitrice auprès des enfants séjournant à Brunoy, y développant son goût pour le chant et le théâtre. Devenue bachelière, elle s’engage dans des études de sociologie tout en se consacrant au théâtre, où elle illustre, notamment à Grenoble et à Poitiers, des œuvres du répertoire français, médiéval et contemporain. Au milieu des années 1960, elle est engagée quelques mois durant au Théâtre juif de Varsovie, sous la direction de Szymon Chmurnier, puis va à la rencontre des arts et traditions populaires roumains. Ce fut, à la même époque, la grande cantatrice yiddish Sarah Gorby, née en 1900 à Chisinau, capitale de la Moldavie, la contrée romantique du Yiddishland, et qui depuis les années 1920 avait porté le chant populaire juif sur certaines des plus belles scènes lyriques de par le monde, qui commença à transmettre à Violette son répertoire et ses conceptions expressives, avec une constante rigueur. Sarah Gorby était alors l’une des étoiles du music-hall yiddish à Paris, New York et Buenos Aires, où sa présence et sa voix, vibrant à la fois de douceur et de mélancolie, puisant aussi aux sources de l’idéal et de l’enthousiasme qui animaient son berceau, transportaient d’émotion toute une génération de déracinés. Elle fut la créatrice de chants yiddish mémorables, composés en ce temps: Moydè ani milefanekho… Got ! Nit tsorn, ze vos fun dayn kind iz in der vayt gevorn! Shvèrè yourn, shvartse vègn… Un ikh gedenk nit mer di tfilè… (Je reconnais par devant Toi… Ô Dieu, pas de colère! Vois ce que de Ton enfant advint en lointaine terre! Années de douleurs, chemins de ténèbres. Et je ne me rappelle plus la prière…); ou encore: S’iz a kaptsndl amol gevezn, flegt er nor mit Got zikh krign… Vunder iber vunder hot mit im getrofn ven er hot gezungn ot aza min nign, Tshiribim-bam-bam10… (Il était une fois un petit mendiant, qui ne cessait de se disputer avec Dieu. Mais prodiges sur prodiges survenaient lorsqu’il fredonnait cette mélodie : tchiribim-bam-bam…). 8 9 10

Voir en particulier les travaux de Constance Pâris de Bollardière. Voir en particulier les travaux de Simon Perego. Chanson composée en 1940 par Lazar Weiner, évoquant le monde disparu de la bourgade juive du Vieux-Pays.

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Les figures mystiques et réelles du monde ancien et de son imaginaire spirituel ressurgissaient par la magie vocale et expressive de Sarah Gorby, comme pour éclairer la part de nuit intérieure qui hantait les survivants, déracinés et endeuillés. Ces chants furent d’ailleurs édités par l’éphémère mais si féconde marque phonographique Elesdisc, établie entre 1947 et 195211 dans les locaux de la librairie Speiser, naguère célèbre, par Léon, le fils de son fondateur, rue des Rosiers. Vers 1972, Violette fait la connaissance de Jacques Grober, né en 1951 à Paris, de parents juifs d’origine polonaise, survivants de la Shoah. Comme des milliers d’autres juifs immigrés de Pologne en sa génération, son père est tailleur. Le jeune Jacques se passionne pour les lettres russes, qu’il étudie à l’université et enseignera par la suite dans le secondaire. Mais c’est aussi avec passion qu’il redécouvre la langue de ses parents, à travers le chant. En 1978, c’est lui qui à son tour commence à prendre des cours de chant yiddish avec Sarah Gorby, dans le petit appartement du xviième arrondissement où habitait l’artiste. Jacques suivra l’enseignement de la native de Bessarabie jusqu’au décès de celle-ci, en 1980. Il lui dédiera plus tard l’une de ses chansons, partagée entre les univers yiddish et russe auxquels la province natale de la cantatrice offrait un carrefour. Les vers, les rimes et les assonances yiddish y sont aussi simples qu’ils sont limpides; ils donnent à ressentir comme une jubilation dans l’accomplissement que représente la réappropriation inespérée d’une langue et d’un univers de plénitude; les signifiés eux-mêmes, éléments de la nature lointaine pour cet enfant de la ville, évocateurs des paysages éternels, s’y répondent comme des évidences naturelles, comme un paradis retrouvé. C’est la lumière des vastes espaces d’évasion, de pérégrination et de découverte de soi qui, à travers ces rimes yiddish réapparaît, comme le miroir d’un moi qui s’y libèrerait des ombres de l’exil, des silences pesant sur sa mémoire héritée, de la marginalité douloureuse d’une condition minoritaire hantée par les spectres d’une adversité portée par la folie politique jusqu’à l’anéantissement. Le mendiant ressurgi du monde mystique de la bourgade séculaire, par la grâce de la mémoire du compositeur Lazar Weiner, auteur de la chanson dont Sarah Gorby avait été l’une des créatrices, faisait apparaître par son chant “merveilles sur merveilles”, “prodiges sur prodiges”. C’est un cavalier fougueux jusque dans sa nostalgie qui, entre champs et bois, vergers et rondes, quelques décennies plus

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Le catalogue de la maison Elesdisc, qui avait accompagné dans les larmes et le sourire retrouvé cette génération fut réédité sous la forme d’un coffret de six cd par l’Institut européen des musiques juives en 2016.

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tard, éblouira le même public, en ressurgissant à travers les cordes de la lyre de Jacques Grober. Ainsi, parmi les refrains partagés dans les mémoires des enfants du Yiddishland, des dizaines de chants yiddish nouveaux, accompagnés de mélodies nouvelles, faisant parfois directement écho aux œuvres populaires qui représentaient le trésor intime redécouvert des parents et des grands-parents, apparurent dans le fil des années, sous la plume d’élève appliqué et à travers les cordes de guitare fidèles de Jacques Grober, comme autant de chemins de rêverie, de retrouvailles, de fantaisie, entre le plus pur de la mémoire et le plus sensible de l’aujourd’hui. Dans ces chemins, où pour certains l’on va retrouver une douceur native, d’autres plus soucieux, tourmentés, d’autres encore relevant de l’aventure ou d’acrobatiques fantaisies, on entend d’un titre à l’autre un dialogue affectif sans cesse poursuivi avec les poètes du yiddish : Itsik Mangher et Mordkhè Ghebirtig en particuler. C’est même le cas, de façon plus diffuse mais bien située, dans l’évocation théâtrale de l’univers littéraire de Benjamin Fondane12, où le paysage sentimental des bourgades juives perchées sur les collines de Moldavie, ces routes qui “sentaient l’ail et les prunes”, dans les éblouissements, les fugues bienheureuses de l’été, peuvent nous apparaître comme des préludes à d’autres fugues espérées libératrices vers le vaste monde, où les désabusions n’arrêteront pas l’élégie, puisque Benjamin Fondane y affirma face à la menace exterminatrice qui le poursuivit en ses ultimes années, la force désespérée, mais si sensée, qu’il avait trouvée en lui: celle de “crier jusqu’à la fin du monde”. Il serait cependant trompeur et en tous points dommageable d’isoler Jacques Grober, dont le chemin, terme emblématique du chant yiddish, et qui pour évoquer la création du chansonnier inattendu sonne bien plus juste que celui d’œuvre, fut un partage constant avec une compagnie de fidèles de la langue maternelle, issue de la même génération que lui, un chemin que la postérité peut percevoir comme un pèlerinage par l’art, de scène en scène, d’atelier en atelier, au pays des Anciens, des frères et des sœurs du temps jadis, des porteurs des promesses éternelles, porteurs aussi de la mémoire des injustices, exutoires de tant de sanglantes calomnies. L’humour aussi était son champ d’évocation et d’inspiration, dont le fond affirme derrière la légèreté la conscience profonde d’une vocation puisée dans la fidélité, comme en témoignent ces vers:

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«Crier jusqu’à la fin du monde», spectacle mis en scène par Eve Griliquez, représenté au Théâtre du Tourtour en 1999, auquel Jacques Grober participa par le chant.

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J’ai pris mon air le plus languide Pour lui dire az ikh bin a Yid, (que je suis juif) Que je suis l’un de ces métèques Qui portent l’espoir on an ek… (sans limite) Elle me dit: “Mon p’tit Théophile, Tu parles du Messie mit gefil13…” (avec sentiment). Il faut évoquer les noms de Batia Baum, née en décembre 1941 dans Paris occupé, fille d’un résistant communiste natif de Chełm fusillé au camp de Pithiviers, qui après s’être consacrée au théâtre et à l’œuvre du poète Paul Celan, renoua à l’âge de trente-cinq ans avec sa langue maternelle, s’attachant sans répit à l’enseigner et à en traduire les témoignages et les œuvres, en s’appuyant sur la transmission faite par les anciens ; d’Itskhok Niborski et de Bernard Vaisbrot, enseignants du yiddish à l’université, auteurs d’un dictionnaire yiddish-français qui devint le compagnon d’une nouvelle génération de studieux élèves, qui prodiguèrent tant de savants et bienveillants conseils à l’auteur des nouvelles chansons; d’Eve Griliquez, comédienne et metteure-enscène qui notamment l’invitera en 1999 à accompagner de sa voix sur la scène du Théâtre du Tourtour les chemins paisibles puis tourmentés de Benjamin Fondane; de Francine Burgerman, peintre dont les œuvres sont un autre chant des lettres yiddish, d’Hélène Engel, chanteuse dont la guitare réveille les chemins d’aventure romantique qui traversaient tant le Yiddishland que les pays de Séfarad, tant les Vieux-Pays que les pays d’adoption; d’Odile Lavaut, violoniste; d’Odette Stein et du docteur Marc-Henri Klein, amis de la langue et du spectacle, et bien sûr de Catherine Grober, l’épouse de Jacques14. Tous partagèrent

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Extrait de la chanson bilingue français-yiddish, dédiée au genre du rap, « Khap zikh oyf » (Ressaisis-toi). Une autre province de ce Yiddishland recréé en France dans les années 1980 avait pour nom «les Cafés 110», en souvenir du 110, rue Vieille-du-Temple, l’adresse parisienne du Bund entre les années 1930 et 1960, dans une cour du Marais, le quartier historique et longtemps endormi de la capitale où les immigrés juifs de l’ancienne Zone de Résidence avaient trouvé un havre pour recommencer au pays des Lumières une vie plus libre, en s’adonnant aux travaux de l’artisanat, en particulier celui des ateliers de couture. A partir de 1982, les anciens de l’Arbeter-Ring, désormais installé au 52, rue René-Boulanger, près de la place de la République (Paris xème), ouvrirent leur local à des retrouvailles par le chant yiddish sous cet emblème nostalgique où s’exprimait la fidélité à un passé de militantisme au service d’un public populaire et déraciné. Les fidèles militants, anciens enfants du Bund polonais, comme Mendel Feldman ou Henri Bielasiak ; érudits nés dans le Vieux-Pays, tels que Mordkhè Litvine, merveilleux traducteur de la poésie française en yiddish; leurs enfants nés en France avant-guerre comme Aby et Ritch Wieviorka, Jacqueline et Simon Gluckstein, Henri et Léa Minczeles; les enseignants du yiddish issus

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l’aventure de la compagnie du Paon doré, qui représenta les scènes du monde populaire yiddish, anciennes et nouvelles, sur les routes de France au cours des années 1980, dont les spectacles furent conservés sur une audio-cassette diffusée en son temps, qu’il est question de rééditer. Au sein de ce groupe, Jacques Grober était interprète, incarnant avec ses compagnons par le chant et le jeu scénique des figures de la mémoire traditionnelle; mais il fut le seul auteur de chansons nouvelles, qui perpétuaient dans des paysages du présent, avec légèreté ou avec une gravité à laquelle la fantaisie maintient une lumière vitale, un des visages affectifs du yiddish. Dans l’élan retrouvé des enthousiasmes libérateurs, ou dans un corps-àcorps avec l’écriture des poètes disparus, ou dans un dialogue renoué avec des figures de simples hommes, femmes et enfants du peuple, Jacques Grober aura suivi, envers et contre tout, jusqu’à la fin prématurée de son chemin sur la terre, cet idéal du sentiment et de la création auquel il s’était voué : vivre et faire revivre la langue séculaire des marges, comme un ailleurs et un ici, par le chant, la création et la transmission, qui représentent semble-t-il une seule et même scène où l’on fait advenir l’existence par la grâce de l’art ou, si l’on préfère se tourner vers des termes plus immédiatement compréhensibles, par le geste issu de la pensée, de la mémoire et du désir de vivre, ainsi que l’illustre, parmi d’autres, l’un des vers de la chanson Khap zikh oyf, déjà citée : Iber troyer, gib a bluz (Par-dessus la tristesse, donne ton souffle).

Bibliographie Ertel, Rachel (dir.), Royaumes juifs. Trésors de la littérature yiddish. Vol. 1 et 2, collection Bouquins, éditions Robert-Laffont, Paris, 2008-2009 Mann, Mendel, Aux portes de Moscou, Calmann-Lévy, Paris, 1960 Mann, Mendel, Sur la Vistule, Calmann-Lévy, Paris, 1962 Mann, Mendel, La chute de Berlin, Calmann-Lévy, Paris, 1979 Moshé [Moyshè] Zalcman, Histoire véridique de Moshé, ouvrier juif et communiste au temps de Staline, éditions Encres, Paris, 1977

des générations ultérieures comme Yitskhok Niborski, avaient à cœur d’entendre vivre, dans le cadre de soirées conviviales régulières, les mélodies et les paroles des chansonniers du Yiddishland interprétés par de jeunes artistes. Jacques Grober et Violette Szmajer étaient de ceux-là, ainsi que Michèle Tauber, qui voulut aussi y donner l’écho du chant hébraïque nouveau, et le pianiste Laurent Grynszpan. Des créations scéniques y virent le jour, comme des Pourim-shpiln, redonnant à la vie militante du lieu la lumière des partages offerts par le spectacle vivant.

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Pâris de Bollardière, Constance, “The Jewish Labor Committee’s support of Yiddish culture in early post-Holocaust France, 1945-1948”, Journal of Modern Jewish Studies, 20 (2), 2021, p. 196-221. Pâris de Bollardière, Constance, “Les migrations juives d’Europe centrale et orientale en France au lendemain de la Shoah”, Archives Juives. Revue d’histoire des Juifs de France, 54 (1), 2021, p. 4-24 (with Simon Perego). Pâris de Bollardière, Constance, “Un foyer artistique et intellectuel yiddish pour migrants rescapés, le 9 rue Guy-Patin”, Archives Juives. Revue d’histoire des Juifs de France, 54 (1), 2021, p. 65-88 (avec Malena Chinski). Perego, Simon, Pleurons-les. Les Juifs de Paris et la commémoration de la Shoah, 19441967, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2020 Underwood, Nick, “The Yiddish Art Theater in Paris After the Holocaust, 1944-1950.” Theatre Survey 61, no. 3 (2020): 1-21.

17 Une enfance entre allemand, yiddish, et Plattdütsch Mareike Wolf-Fédida

Résumé Cette contribution prend l’exemple d’une ville du nord de l’Allemagne, Hambourg, qui est la ville natale de Mareike Wolf-Fédida et aussi celle d’un auteur célèbre, Ralph Giordano, avec son roman à clef Les Bertinis. On y parle un dialecte au port et aux alentours, le « Plattdütsch », qui se pratique dans la rue, au bistrot et dans les chansons. N’étant pas loin de la mer, ce dialecte se rapproche d’une langue régionale, le « Friesisch », mais il est toutefois différent. Mêlant une langue régionale au dialecte du port, tout en parlant de l’allemand avec du yiddish pouvait sembler aux familles être un cocktail linguistique plus à même de camoufler des mots en yiddish. Voilà des langues en errance où les anciens faisaient passer le yiddish pour du « Friesisch ». Le yiddish est étroitement lié au secret et au trauma.

Je commencerai avec un mot d’esprit1. Il semble très répandu dans le monde entier. Cela porte à croire qu’il véhicule une vérité. Un client se tourne vers son tailleur dans la boutique de vêtements, dans le Marais à Paris. C’est pour le féliciter de son employé japonais. « C’est incroyable comment il parle bien le yiddish. Comment l’a-t-il appris? » – Le tailleur: «Ce n’est rien, il croit qu’il parle français. Il est en France pour un séjour linguistique.» Cette anecdote illustre bien plusieurs choses qui sont importantes pour mon propos ici: 1. On ne sait pas grand-chose de la langue qu’on parle. C’est bien le rôle de la psychanalyse de nous expliquer qu’on parle sans rien y comprendre. J. Lacan2 désigne la «parole vide» dans son travail. 1 Je le dois à Gilles Pasquier dans l’introduction du livre que j’avais dirigé: Bilinguisme et Psychopathologie, Paris, mjw Fédition, 2010. 2 Lacan J., Écrits, Paris, Seuil, 1966. © Koninklijke Brill BV, Leiden, 2025 | doi:10.1163/9789004711310_018

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Une langue «étrangère», une fois qu’on la parle, elle ne l’est plus. On se l’approprie et on l’habite. Celle-ci fait partie de notre histoire. 3. C’est bien parce que la langue est habitée par celle ou celui qui la parle qu’on peut lui faire croire que l’on parle une langue à la place d’une autre. 4. Pour le yiddish, il est rare de le parler à 100 % et de le pratiquer de façon continue en raison des associations douloureuses avec la Shoah. L’employer peut devenir un acte militant. 5. On n’a pas besoin d’être juif pour parler ou comprendre le yiddish mais on a nécessairement un lien certain avec le judaïsme. Pour continuer, je voudrais replacer cette anecdote dans l’Allemagne d’aprèsguerre, celle de la reconstruction. Le yiddish est formé en majorité à partir de la langue allemande. Pour ceux qui ont été persécutés en Allemagne ou qui ont réussi à y rester ou bien qui y sont revenus après avoir survécu à leurs tortionnaires, à leur dénonciation dans leur propre pays, à la trahison par un simple mot, les survivants ont incarné la vigilance afin de ne plus jamais se trahir et cela malgré la fin de la guerre. Quiconque a vécu de telles choses devait avoir peur qu’elles puissent se reproduire. On comprendra mieux ainsi le silence observé vis-à-vis de sa famille et des jeunes générations pour les protéger et ne pas les encombrer avec un récit nécessairement traumatisant. Moins on en saura plus on sera en sécurité, cela devait être leur devise. Mais comment faire la part des choses dans une langue dont le yiddish est issu et, par conséquent, étroitement mêlée? La langue de tous les jours n’est pas un exercice linguistique où la personne qui parle prend conscience de l’étymologie des mots qu’elle utilise. Le souci de prendre soin de la transmission de l’histoire de la Shoah est très récent, datant d’une vingtaine d’année à peine. Il s’agit donc, presque cinquante d’omerta, de quoi affecter trois générations à se construire (son histoire, sa vie psychique, sa vie familiale). Alors, comment pouvait-on faire pour parler tout en évitant de se trahir par l’utilisation familière du yiddish? Je prends l’exemple d’une ville du nord, Hambourg, qui est ma ville natale et aussi celle d’un auteur célèbre, Ralph Giordano, avec son roman à clé, Les Bertinis. Originaire d’une famille juive (de musiciens mais aussi de tailleurs) ayant immigré dans cette ville allemande, il a décrit courageusement la situation telle qu’elle s’est présentée pour les couples mixtes et leurs enfants, c’est-à-dire étant juifs au deuxième et au troisième degré. Il établit une narration de la persécution pendant la guerre et de la manipulation des esprits après l’armistice. Cet auteur m’a grandement aidé à avancer dans ma réflexion pour trouver les mots pour cette contribution.

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Avant de le citer plus amplement, je voudrais décrire la situation linguistique de la ville de Hambourg et son contexte. La ville se caractérise par un grand port et une activité portuaire très importante. On parle un dialecte au port et aux alentours, le « Plattdütsch » (l’allemand écrasé), qui se pratique dans la rue, au bistrot et dans les chansons. N’étant pas loin de la mer, ce dialecte se rapproche d’une langue régionale, le « Friesisch », mais il est toutefois différent. Le « Plattdütsch » est lié au milieu maritime et voyage sur les bateaux, tandis que le « Friesisch » est lié à la région et il serait très surprenant de l’entendre ailleurs dans le pays contrairement à d’autres langues régionales et encore moins dans le monde. Le « Friesisch » se pratique dans une région où les habitants passent pour les petites gens du pays, ainsi que leur langue. Leur région se situe sur la côte qui descend vers la Belgique et leurs habitants, les « Friesen», sont moqués par de nombreux Allemands. Tout y passe, y compris leur langue. Pour quelqu’un qui n’avait jamais voyagé – autrement dit la plupart des habitants de l’Allemagne de l’immédiat après-guerre – la côte à cent kilomètres, c’était déjà l’étranger. Autrement dit, parler du « Friesisch » c’était presque comme parler une langue étrangère (la pratique des langues étrangères n’a pas été soignée pendant la guerre, si bien qu’une scolarité suivie n’a pas toujours pu être assurée). Mêlant une langue régionale au dialecte du port, tout en parlant de l’allemand avec du yiddish pouvait sembler aux familles être un cocktail linguistique plus amène pour camoufler des mots en yiddish. Pourtant les mots, les expressions étaient toujours là mais cachés dans un mélange linguistique. Ainsi, dans ma famille, les anciens faisaient passer le yiddish pour du « Friesisch » et notre jeune génération à l’époque des années 1970 s’est trouvée comme le Japonais dans le Marais, croyant pratiquer le dialecte usuel ou une langue régionale. C’était purement un camouflage linguistique. Cette idée lumineuse a dû naître au début des années cinquante quand une des survivantes a épousé un homme venant vaguement de cette région. Il m’a fallu longtemps pour réaliser que je ne comprenais absolument rien au « Friesisch » en écoutant des gens originaires de la région le parler. Spécialisée dans le bilinguisme et plurilinguisme, je sais que je retrouve immédiatement mes capacités linguistiques dès que je suis immergée dans le bain linguistique d’une langue déjà pratiquée. Ceci est vrai pour des langues étrangères acquises tardivement alors qu’il n’y avait aucune raison de ne pas avoir retrouvé l’écoute pour une langue, régionale de surcroît, dans laquelle j’ai baigné dans mon enfance. C’était surtout la langue qui a accompagné les habitudes culinaires, à table dans la famille élargie du côté paternel (démembrée par la déportation). Les Bertinis, le roman à clé de R. Giordano est paru en 19823. Lors de la torture subie 40 ans plus tôt par les Nazis, il a pris la décision, à quinze ans, de 3 Giordano R., Les Bertinis, (trad. de l’allemand Olivier Manonni) Paris, Hachette, 1993.

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tout documenter et de le raconter dans un livre. Ce projet l’a fait survivre. Par la suite, il a amené ses manuscrits partout avec lui lors de sa fuite. Il a écrit d’autres publications engagées par la suite, mais en 2007, il a publié Erinnerungen eines Davongekommenen4 (pas encore traduit en français, je propose «Souvenir d’un échappé»). Cette fois-ci, il s’agit d’une autobiographie qui reprend les événements du roman Les Bertinis sans les romancer, avec des vrais noms de famille et les vrais noms des lieux. Cela dit, on pouvait déjà très bien comprendre ces éléments dans la première version pour tout un chacun qui connaît le milieu et le lieu. Alors que le roman a été écrit avec un certain humour, l’autobiographie est plus austère; il s’en dégage une certaine tristesse. Il est intéressant d’observer que l’auteur a éprouvé le besoin de raconter encore une fois la même chose dans son autobiographie pour raconter la suite, ses choix de vie, ses idées (le communisme, la rda, le photojournalisme…) pour défendre l’idée d’une prédestination après un tel passé. Il appelle la suite sa quatrième et cinquième vie, celles qu’il a eues après avoir échappé à la mort. Le début, ce sont ses trois vies lors desquelles il a failli mourir plusieurs fois. Dans la famille des Giordano, les mariages se sont faits entre une femme de confession juive et un homme qui ne l’était pas. Ce choix du « goy» a toujours suscité une gentille moquerie dans leur famille, mais le choix amoureux de mère en fille s’est fait ainsi. Des femmes fortes dont le choix amoureux permettait, en quelque sorte, d’ancrer davantage des valeurs qu’elles se sont appropriées. Les familles n’étaient pas pratiquantes sur le plan religieux mais les coutumes restaient entières, notamment tout ce qui tournait autour de l’alimentaire et de la cuisine. Giordano décrit sa mère comme étant typiquement une « altishke, yiddishe mame ». S’il y en avait une, c’était la sienne ! Sa manière de se soucier d’eux et de couvrir et dorloter ses enfants, est décrite avec beaucoup de drôlerie. Elle a instauré le « Schnooptag », une journée au lit avec des tartines et des friandises rien que pour être certaine qu’il y ait un jour où rien ne pouvait arriver à ses garçons. L’antisémitisme était déjà perceptible avant la montée du nazisme. L’auteur relate des souvenirs d’école de sa mère qui avait déjà été ouvertement discriminée lors de la notation d’un devoir. Au lieu d’un « très bien », elle a obtenu une « moyenne» à cause de son «appartenance yiddish » comme le lui a expliqué son instituteur. Il avait l’air surpris d’avoir choqué l’enfant qui a ravalé ses larmes. Celle-ci n’en a pas parlé à la maison en rentrant. Elle a dû le raconter un jour à son fils adulte. Se taire et ne pas vouloir parler de son malheur face à

4 Giordano R., Erinnerungen eines Davongekommenen, berlin, Kiepenheuer und Witsch, 2007.

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la barbarie de l’autre, cela est une constante dans tous les récits. C’est la même chose pour Ralph Giordano quand il a été torturé à 15 ans parce qu’il n’a pas voulu dire du mal de sa mère (juive), il s’est juré d’écrire tout cela un jour mais il n’en a pas parlé à la maison. Quand il est revenu chez lui, un jeune homme en pleine santé transformé en handicapé à vie, sa défiguration était visible mais il n’a pas livré de récit. Avant que ce soit son tour, il a témoigné de la torture de son frère aîné d’un an qui l’a laissé sans usage d’une main à vie. Une torture rapide alors que lui, le plus jeune et le plus courageux, a passé quelques jours à subir toutes sortes de sévices. Il s’est juré qu’il empêcherait que sa mère soit livrée aux nazis. Il aurait préféré la tuer de ses propres mains pour lui assurer une mort plus douce. C’est dans les années 1940 que les déportations des personnes de confession juive étaient devenues évidente et tous devaient avoir quitté le pays parce que le bruit courait qu’ils étaient en danger de mort. Les opérations de « nettoyage» se sont poursuivies avec les razzia s’attaquant aux juifs de deuxième et troisième degré, en les persécutant, les chassant de leurs habitations, les déportant – tout selon l’imaginaire des nazis auxquels on avait à faire – car il n’y a pas de règle pour la torture nazie, chaque tortionnaire la pratique selon son propre fantasmagorie sadique en se montrant inventif auprès de ses camarades nazis. Le roman, Les Bertinis, raconte le périple de la fuite entre les bombardements de la ville (opération «Gomorrhe») jusqu’à la cachette dans une cave, sombre, humide et inondée dans laquelle les cinq membres de la famille durent séjourner pendant un an, jusqu’à la libération. C’est inimaginable, il fallait le raconter. Bien que les Giordano n’aient pas été pratiquants, le chandelier à huit branche a été emporté dans la cave insalubre par le jeune Ralph Giordano avec ses manuscrits et un pistolet (dont il était le seul à connaître l’existence). Ce chandelier lui a été offert par un ami plus âgé avant qu’il ne soit déporté. Il a été choyé pendant la dernière année avant la fin de la guerre, leur seule lumière au sens propre autant que spirituel. Le pistolet a été également offert par cet ami5. L’auteur dit l’avoir toujours eu sur lui, prêt à servir, au cas où les nazis s’en seraient pris à sa mère. Il était prêt à tuer plutôt sa propre mère que de permettre qu’elle subisse ce dont ils étaient capables. Dans son récit, il relate les éternelles vérifications pour s’assurer que l’arme ait été bien neutralisée dans sa poche de pantalon. Ensuite, ce pistolet lui servit à se défendre dans sa fuite pour récupérer de la nourriture destinée à sa famille. Après la guerre, il a désiré tuer un par un ses tortionnaires. Il a réussi à tous les retrouver individuellement en les traquant aussi méthodiquement

5 Giordano R., Die Bertinis, Frankfurt/M., Fischer, p. 327.

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que lui-même avait été persécuté. Mais le moment venu, il n’a pas réussi à les assassiner, deçu par leur manque de dignité. Il a fini par jeter ce pistolet dans un étang. En lisant la version romancée qui camoufle les identités, les métiers, les lieux et en la comparant avec celle de l’autobiographie, le lecteur a l’impression de rentrer dans un bilinguisme qui a pour but de se représenter cette histoire avec un grand H. C’est comme si la langue de la littérature qui n’était pas fausse mais étrangère aurait permis de trouver sa propre langue. Pour la lectrice que je suis, la lecture du roman m’a presque plus éclairée que l’autobiographie, emplie de passages qui se répètent. Fuir l’Allemagne dès que sa famille sera sauve, c’est une idée stimulante qui l’a traversé maintes fois. Il l’a même juré à un ami, Mickey, le seul enfant noir du quartier, voire de la ville, au point de le laisser sauf – la rumeur a couru que son père était un personnage politique important (« vornehm»). Après la libération, quand il aurait été possible de s’enfuir et alors que Mickey avait tout arrangé, Ralph Giordano a décidé de rester, de devenir journaliste et de vouloir continuer à témoigner sur ce pays qui est le sien et de lutter plutôt que de lui tourner le dos. Pendant tout le périple, il était devenu le chef de famille qui a assuré leur sécurité. Il ne pouvait pas les laisser derrière lui et il a senti le devoir morale de rester et d’essayer de comprendre. Si tant est qu’il y ait quelque chose à comprendre. Les États-Unis comme le pays de la liberté et des libérateurs a produit chez lui un fort attrait, symbolisant l’espoir d’une nouvelle vie. On a observé également un attrait pour les courants religieux provenant des Amériques. L’auteur raconte comment son père cherche du réconfort dans une nouvelle confession américaine du moment – sans doute parce que le judaïsme était devenu dangereux pour la survie et le catholicisme et protestantisme étaient partagés avec les agresseurs ne devenait alors plus acceptable. Une nouvelle confession a donné l’espoir d’un ailleurs tout en restant chez soi à la fin de la guerre et lors de la reconstruction. L’auteur s’est engagé dans le photojournalisme et dans la cause du combat contre la famine dans le monde. À la lecture des publications de Giordano ce qui retient notre attention c’est la façon dont le vécu de l’antisémitisme a transformé le vécu d’être discriminé en un vécu d’être un étranger dans son propre pays. Tout en lui faisant vivre une étrangeté par rapport à ses propres droits, se produit une déshumanisation jusqu’à faire douter de son appartenance à l’espèce humaine. L’exil peut susciter des vécus d’étrangeté, n’appartenant pas au groupe et de se sentir discriminé. Cela s’explique parce qu’on n’est pas chez soi, la position de l’étranger justifierait un tel vécu. Il s’avère que s’exiler c’est répéter dans la réalité une expérience qu’on a ressenti auparavant. Cette mise

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en scène de l’écart est un redoublement d’une expérience traumatique mais qui est provoquée cette fois-ci en choisissant l’exil. Cependant, en exil, on a parfois la mauvaise surprise de ne pas avoir pu fuir l’antisémitisme. Celui-ci se retrouve aussi partout ailleurs dans le monde et l’exilé se trouve face à son motif du départ, ce qui donne le sentiment qu’il s’agit d’une histoire sans fin. Ce vécu des répétitions revient dans le récit autobiographique de l’auteur qui raconte comment il a rencontré Helga, une femme non juive dont le mari juif a été «enlevé». Cela lui a causé des cauchemars à vie. Ce sentiment de comprendre la souffrance de l’autre les a liés et c’était important pour lui de pouvoir éprouver de l’amour pour autrui. L’un des souvenirs énigmatiques de l’auteur se trouve aux moments des pires inquiétudes, lorsqu’il lui était impossible de savoir de quoi sera fait le lendemain et s’ils allaient survivre. Il raconte qu’en 1943, lui et ses deux frères ont commencé spontanément à « jüdeln »6. C’est un néologisme en allemand, intraduisible, qui consiste à reprendre les caricatures érigées à l’encontre des juifs. Chacun des trois enfants a trouvé spontanément son rôle. Rocco, le plus jeune, mimait l’œil de verre et une démarche courbée. Egon, l’ainé, mimait le golem. Ralph mimait le rabbin. Tous les trois se suivaient en marchant en rond et en s’exerçant à la caricature la plus grotesque devant le reste de la famille (réunion familiale élargie) qui assistait en restant médusée devant un tel spectacle. Tout en assistant à cette scène grotesque, dans des moments d’angoisse impalpable, les trois frères, sans échanger un mot, donnaient spontanément en spectacle l’absurdité et la dimension abjecte de l’antisémitisme sous forme d’autodérision. Cela se reproduisit à l’occasion de plusieurs situations et leur a permis de rester soudés en famille et à pointer l’horreur à laquelle ils ont été réduits. Peu après, cela leur a servi, en quelque sorte, à être plus opérants dans leur stratégie de fuite et à s’entendre sur le rôle de chacun. Cette forme de théâtre spontané à travers la pantomime a créé une communion, une «atmosphérisation» comme on en parle dans la phénoménologie clinique. Après la libération, ce grimage du « jüdeln » ne s’est plus jamais reproduit. Pour conclure, que peut-on dire du yiddish par rapport au bilinguisme ? Ce n’est pas un dialecte, ce n’est pas une langue régionale car internationale et ce n’est surtout pas une langue étrangère pour celui qui l’entend. Soit une personne est touchée spontanément par le yiddish soit elle ne l’est pas. Dans ce dernier cas, il n’y a aucune raison de l’apprendre. C’est une langue affective et plus précisé-

6 Ibid., p. 235-236. Puis, p. 309 sq.

une enfance entre allemand, yiddish, et plattdütsch

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ment une langue à l’intérieur de la langue, un peu comme la langue infantile. Mais la dernière vaut pour tout un chacun dans n’importe quelle langue. On ne saurait pas trop dire si le terme de bilinguisme convient au yiddish et, par extension, cela fait réfléchir sur le statut de la langue orale, celle qui n’a pas été reprise à l’école, jamais écrite et qui est vouée à rester cachée. Il existe aussi le mélange des langues qui consiste à piocher le terme le plus juste dans une langue ou une autre que pratique également l’interlocuteur créant, par exemple, du franglais. Ce n’est pas non plus le cas du yiddish qui est étroitement lié au secret et au trauma. Pour terminer, je reprends l’anecdote du début. En fait, nous ne savons rien de ce Japonais, pour quelle raison il se trouve en France, dans un séjour linguistique et chez un tailleur dans le Marais de surcroît. Quelle situation a-t-il fui ? Et qui dit qu’il voulait vraiment apprendre le français? Mais, ce n’est qu’une anecdote, après tout, qui, toutefois, nous apprend beaucoup.

Bibliographie Lacan, Jacques, Écrits, Paris, Seuil, 1966 Giordano, Ralph, Die Bertinis, Frankfurt/M., Fischer, 1982 Giordano, Ralph, Les Bertinis, (trad. de l’allemand Olivier Manonni) Paris, Hachette, 1993 Giordano, Ralph, Erinnerungen eines Davongekommenen, Berlin, Kiepenheuer und Witsch, 2007 Wolf-Fédida, Mareike, Bilinguisme et Psychopathologie, Paris, MJWFédition, 2010

18 « La Princesse perdue », un rêve de Rabbi Na’hman de Bratslav, ou la préciosité du fragment: Réflexions à propos de deux fragments Alessandra Berghino

Résumé Rabbi Nahman de Braslav fait d’un fragment d’un de ses rêves un conte devenu midrash. Le texte de la princesse perdue fut transmis entre générations dans les deux formes, orale et écrite. Le texte soulève entre autres la question de la solitude, de l’exil, du Moi du collectif juif devant la représentation de la perte et plus particulièrement de celle du féminin d’une langue: le yiddish. Le yiddish est “une langue d’homme qui fait parler tout le temps le féminin”. Le féminin de la langue yiddish fait parler le côté irrationnel de la mémoire du Moi Juif. Que se passe-t-il lorsqu’il y a une perte, quand l’irrationalité du yiddish qui nous renvoie tout le temps aux jeux du Witz est menacée, tuée ? R.N. de Braslav évoque à travers l’hallucination du rêve la déchirure du voile, à vrai dire la conscience d’une perte irréparable qui est métaphoriquement représentée par le voile (les larmes), qui devient écriture dans le sable du désert : les larmes se font parole. Les midrashim comme des restes de rêves entre générations constituent une mémoire d’une langue où la parole se construit à travers le rêve et on rêve d’une parole.

« La Princesse perdue» (Meyaveydes bas-meylekh, 1807)1 narre les mystérieuses aventures du Messager du Roi qui doit surmonter maintes épreuves pour finalement, après de longues années, ramener la Princesse éponyme à son père. Cette nouvelle fait partie des nombreux rêves que le Rabbi Na’hman de Bratslav (1772-1810) nous a transmis comme contes. L’idée même de préciosité est inscrite dans ce passage, celle d’un fragment psychique, d’un lien vivant à une émotion particulière, révélée par une inscription particulière, d’un texte accessible en certaines circonstances à travers la présence de l’intime d’un sujet pour l’intime du collectif juif.

1 Zimet Ben: La Princesse perdue et autres contes yiddish. Editions Syros Jeunesse, Paris, 2003 (2ème édition), pp. 11 à 35. Texte adapté par Erez Lévy.

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Le fragment est plénitude, traversée par ce qui reste d’une structure exprimée dans un espace; il fait interstice entre l’intime d’une langue subjective et une langue du collectif. C’est la présence et l’intensité de l’intime qui fait appel à l’expression métaphorique, expression qui se révèle vivante en prenant spontanément la forme d’un symbole, création de gestes ou d’images qui se posent presque sans médiation textuelle, dont l’inscription textuelle n’apparaît qu’a posteriori ; c’est cette présence de l’expression métaphorique qui permet le passage du transfert entre le rêve et le Texte. Dans notre cas, la Princesse perdue prend la place de la langue yiddish. Le choix de ce rêve devenu texte repose aussi sur l’expression de la tension qui traverse le rêve et sur la force de cette tension. Cette idée de tension est pensée dans l’expression de sa racine grecque tonos (τόνος), qui rappelle les colorations sonores liées au ton musical, auxquelles il est important d’ajouter – c’est même là ce que le mot exprime de plus immédiatement sensible – une tension architecturale, celle du soutènement d’un effort, et des sons sensibles qui par la nature et par la culture peuvent émaner de cet effort. Le tonos soutient en effet tout le texte, ainsi que dans le rêve l’expression de la tension intérieure à la langue yiddish reposant sur la question : « m’as-tu reconnue?»: ? ‫( צי האָסטו מיך דערקענט‬tsi hostu mikh derkent?). La structure du conte est donc ici prétexte pour explorer une pensée autour de la langue yiddish et d’un écart à la langue, qui est sa singularité historique et affective. Le texte tient à la figure du Messager qui devient le Passeur de la question qui, pour être entendue, demande un état d’éveil permanent. C’est l’état d’éveil qui permet au Messager de descendre au Royaume des Ombres pour pouvoir entendre les effets de la déchirure du voile, qui fut la déchirure irréparable d’un monde. Cette réflexion serait très incomplète sans l’idée même de préciosité du fragment que je relie à la poétique d’une langue, mais aussi à l’acte poétique désigné à travers la langue. Roman Jakobson2 nous renvoie à l’état d’éveil permanent et nécessaire, non seulement à l’égard des phonèmes dans leur ensemble, mais aussi à celui perçu dans chaque phonème particulier : « Tout ce qui dépasse l’attention à la forme poétique n’est plus un poème. Le phonème est en soi un poème.» Cette posture auditive poétique fait de nous des passeurs. Le Passeur se doit d’être anonyme, sans salaire; il doit déposer « toute certitude et “sagesse dépourvue de sagesse”3 », parce que dans chaque phonème il y 2 Roman Jakobson: Essai de linguistique générale. i. – les fondations du langage, traduit et préfacé par Nicolas Ruwet. Les Editions de Minuit, Paris, 2003, p. 133. 3 Conte de Rabbi Na’hman de Bratslav in Songes, énigmes et paraboles, suivi de Le chant qui

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a des personnes assoiffées de parole. Et si «le son doit ressembler à un écho du sens», il nous appartient de rechercher la musicalité interrompue de la langue yiddish dans les échos des «provinces de la poésie4 ». Nous devons descendre au Royaume des Ombres, là où écrivent « les poètes sans espérance et sans descendance, qui sont les poètes de la langue arrachée»5. L’effet de cet arrachement, de cet acte où les êtres sont bannis du monde, nous appelle à prendre soin de chaque écho sonore. Notre assoupissement peut provoquer, comme par enchantement, un effacement de la trace, et partant à une perte de teneur voire un effacement du sens. Il me semble qu’à travers la poétique du fragment, dans l’état d’éveil, non seulement la parole fait trace, mais dans le cas de la langue yiddish, l’écho même est une trace. Dans ses visions où la sensibilité est poussée à ses extrêmes dans une quête de vie, au point de se représenter par des formes familières du vivant, pour certaines tragiques, le poème «Le Bratslaver par une nuit de déclin » de Yankev Glatstein6 saisit une part de l’âme humaine qui est quasiment insaisissable, une vision presque hors de portée de mains, et qui exprime de façon aussi personnelle qu’inattendue une angoisse qui se trouve au cœur de l’enseignement de rabbi Na’hman, par ailleurs toujours soucieux d’abord dans ses maximes marquantes des lumières vitales. Dans ce poème, c’est la crainte qui tourmentait rabbi Na’hman et qui a inspiré le rêve devenu conte de la Princesse perdue, celle d’une perte totale du monde juif, qui retrouve des mots et des images pour se dire, après plus d’un siècle. Je me suis interrogée sur le mouvement sonore de la langue arrachée et me suis posé la question de savoir si la langue yiddish ne nous confronte pas à un « mouvement inversé». Ainsi, pour R. Jakobson, le bébé apprend à parler à travers ce que son oreille retient dans un ensemble sonore. Le bébé retient une partie des sonorités qui l’environnent et en même temps laisse d’autres sonorités se perdre à jamais7. Pour la langue yiddish, ne sont-ce pas les échos des générations arrachées qui nous saisissent? A nous de nous arrêter et d’accepter d’entendre ce que les sons évoquent; à nous parfois de les rechercher au-delà de ce qui semble en être le plus accessible.

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habite le chant, entretien avec Elie Wiesel. Trad., introd. et annotations de Laurent Cohen, éd. Bibliophane – Daniel Radford, Paris 2002, p. 98, note 2. Jakobson, R., op. cit., p. 241. Kohn, M.: Le récit dans la psychanalyse. Préface de Robert Samacher. mjw Fédition, p. 131. Yankev Glatstein (trad. par Charles Dobzynski), Le Miroir d’un peuple, Gallimard, Paris 1971, p. 298. Heller-Roazen, Daniel: Echolalies, essai sur l’oubli des langues, Ed. du Seuil, Paris, 2007 : «Chaque langue est l’écho d’une autre, dont elle ne cesse de porter témoignage. Plus radicalement, chaque langue est l’écho de ce babil enfantin dont l’effacement a permis la parole.».

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Une question s’impose si l’on imagine cette inversion où c’est nous qui nous trouvons saisis. C’est l’aptitude à être affectés par cette corporéité et son frémissement, pensée chère à Max Kohn, qui l’introduit lui-même au sujet de la pensée de Philippe Lévy8 : «la capacité d’être affectés, de créer une poche psychique à l’intérieur de nous, pour recevoir le trauma, les affects désaffectés, traiter la préhistoire de l’autre, en reliant à son propre espace psychologique l’espace subjectif menacé de son patient9 ». Cette capacité d’être affectés tient d’une part à la création psychique apte à recevoir, la parole des poètes sans descendance, pour qui le fil des générations est tranché et seraient tombés dans l’oubli sans le chœur d’une mémoire vivante. Elle prend la forme désignée par le verbe latin lædere, qui fait entendre non pas une blessure, mais ce que la lésion exprime dans son sens le plus profond, c’est-à-dire une déchirure portée aux tissus vitaux de l’être. Au cœur de cette lésion s’exprime la voix des enfants non nés, qui appelle « à repenser une dimension temporelle, puisque le fil imaginaire entre la vie et la mort a été tranché10 ». Du fait de l’absence de sépultures pour les disparus, les phonèmes du yiddish transmettent une corporéité et ses frémissements. Dans la descente au Royaume des Ombres, nous sommes constamment confrontés à Atropos, la plus ancienne, la plus redoutable des trois Moïraï. Clothos n’a plus le temps de tisser, son tissage est tranché à sa racine; Lachésis est incapable de fixer un avenir. Et Tirésias n’est plus là : nous manquons ainsi de la présence d’un devin pour nous apprendre un rituel préalable; nous pouvons seulement faire silence pour faire place aux corps et aux voix des ombres, nous devons ressortir de l’Hadès en sachant que rien ne sera plus comme avant. Ce silence est, on le sait, un acte poétique, que je qualifierais d’extrême. La pointe la plus extrême parmi les pointes de l’humain m’appelle, dans cet espace de réflexion, à introduire l’écho d’un autre fragment qui me semble essentiel. Ce fragment est l’évocation d’un être humain, qui tient en une seule page de la parole vivante de son auteur: il s’agit de Hurbinek dont Primo Levi introduit la figure dans son récit autobiographique La Trêve (1963). Comme un rêve, le fragment «Hurbinek» ne nous est pas accessible par la vision, dépassés que nous avons été par l’immensité de récit de La Trêve; nous

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Lévy, Philippe: Créativité, psychothérapie. Étude historique, épistémologique et critique de la genèse de la notion de psychothérapie et de l’évolution de l’agir psychothérapeutique. (sous la direction de Yves Baumstimel, à l’Université Paris 13, 1991). Kohn, Max et Baumgarten, Jean (dir.): L’inconscient du yiddish, actes du colloque international, 4 mars 2002. Editions Anthropos. P. 18. Kohn, M.: Le récit dans la psychanalyse, p. 128.

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ne pouvons qu’écouter chacun des mots qui témoignent du bref passage sur cette Terre de ce « figlio della morte » ou « figlio del nulla11 » : « il était un rien ». Il m’apparaît personnellement que Hurbinek, dont la tragique peinture est un autre fragment, est un poème à la métrique inconnue, et c’est comme une recherche qui s’entend pour moi dans cette intuition paradoxale: une recherche de la mémoire des enfants qui tient à la création de la parole ou plutôt à celle d’un espace vacant préalable à la parole, aux mots et à la lettre, pour concevoir émotion, lien et aspects de la conscience. Je voudrais essayer de suivre visuellement ce que ce fragment nous permet de voir, avant de pouvoir entendre ce qui se passe au niveau de la langue. Hurbinek ne subsiste que par la parole de P. Levi. C’est un enfant atrophié, âgé de trois ans, né à Auschwitz, dont personne ne connaît le nom, à qui personne n’a jamais appris à parler et dont la simple vision de son état corporel implique de penser l’état même d’absence de parole. Henek, diminutif d’Enrico en polonais, un jeune déporté de quinze ans, est le seul à pouvoir soutenir cette vision. Par l’histoire de Hurbinek, Levi permet de voir la puissance du nom et introduit dans la résonance de la langue une autre sonorité que celle de la loque dont Anne-Lise Stern nous parle dans Le Savoir-déporté12. Levi fait tout d’abord entendre le vrai nom de Henek en le liant par un trait d’union au diminutif de son prénom: Henek-König. Ce faisant, il redonne au sujet Henek toute une vitalité, par la mémoire. Il nous permet, à nous simples lecteurs, d’entendre ainsi toutes les toledoth, les engendrements, qui l’ont précédé. Henek introduit un regard dépourvu de dégoût – tel est le mot de Levi – envers l’intime d’Urbinek. Levi introduit la question du dégoût dans ce que l’on voit de et dans l’intime de l’autre. Il faut pouvoir se parler de l’intime sans le fuir, puisqu’il s’agit de prendre soin de l’état du monde intérieur, afin de permettre la réception d’un son et son lien au sein d’une langue. Henek accueille ce qui reste d’un fragment de parole après un tel effondrement. « Féroce et prudent » suivant les mots de Levi, Henek permet la création d’une poche où le son peut être accueilli dans ce qui reste d’un corps. C’est à ce moment du récit13 que la musicalité de la langue italienne fait place à une autre forme de sonorité, subtile et puissante: c’est le frisson des corps provoqué par leur mouvement en

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« Le fils de la mort » ou « le fils du néant». Primo Levi, La Trêve. Edizione Einaudi, 1963. Seconde édition, p. 166. Stern, Anne-Lise, Le savoir-déporté, Paris, Éditions du Seuil, 2004. In Primo Levi, La Trêve, traduction de l’italien par Emmanuelle Genevois-Joly, Ed. Bernard Grasset, Paris 1988, pp. 25-27.

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loques, se tournant pour entendre une parole naissante, dans un silence absolu. Il n’y a pas que le déplacement des corps, c’est un geste choral qui soulève le frémissement d’un vent. Cette scène chorale fait entendre des «variations expérimentales autour d’une parole: “mess-klo” ou “matisklo14”». La parole d’Urbinek reste cependant secrète. Levi choisit de clore son récit en mémoire d’Hurbinek par cette phrase d’apparence si simple et pourtant si puissante: «La parole d’Hurbinek resta secrète». A nous, lecteur, de nous rendre compte de l’immensité de cette phrase. Le secret de la parole de Hurbinek porte en soi le secret de l’homme et du monde. Or le secret, dans la vie de l’homme, est lié à l’idée même de la Création du monde qui, selon la pensée de Rabbi Na’hman de Bratslav, était définie comme une «re-création constante», dont les hommes sont responsables par leurs actes et paroles15. C’est à la suite de cette prise de conscience qu’il me paraît nécessaire d’expliquer la présence du poème de Glattstein, qui figure dans l’anthologie de la poésie yiddish publiée dans les traductions de Charles Dobzynski sous le titre du Miroir d’un peuple : ce poème à mes yeux n’est pas tant porté par son auteur comme une ode à rabbi Na’hman que comme un chant, entendu et réentendu à la place fondamentale reconnue par la tragédie grecque au « chœur ». Le chœur grec était pensé comme un mouvement des voix permettant d’entendre même les forces les plus violentes d’un texte, avec un écho, une conscience du collectif. Dans l’étymologie grecque, ce mot, choros (Хóρος) fait entendre les voix des habitants de la polis. Dans les fragments choisis, c’est le mouvement sonore évoqué par le Conteur, à travers des exclamations telles que «Que le diable t’emporte! Qui me rendra ma fille? M’as-tu reconnue? Seul pourrait m’emporter loin d’ici celui qui

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Ces deux expressions ressemblent de façon troublante aux mots désignant d’une part la figure maternelle et d’autre part le beurre et la viande dans les langues slaves (mère: polonais et tchèque: matka ; beurre: pol. masło, tchèque máslo ; viande : pol. mięso, tchèque maso). Lorsque l’on se rappelle que les nazis entendaient mettre un terme aux engendrements dans les populations historiques des pays qu’ils aspiraient à rattacher au Reich de mille ans, et que dans l’épreuve de la dénutrition entretenue au sein du monde concentrationnaire, ces aliments riches représentaient la richesse ultime, la vie elle-même, la résurgence de ces sonorités dans la bouche de ce « fils de la mort », né au cœur de la fabrique infernale, pourrait témoigner d’une bribe d’humanité et de partage entre détenus, certes réduite à l’extrême, liée à la langue historique du pays où furent installées les usines de la mort. (Remarques ajoutées par Erez Lévy, relecteur attentif de ces pages, à qui j’adresse mes remerciements). Brastlav, Rabbi N. de: op. cité, p. 106, note 5.

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saurait rester éveillé; là où toute chose est précieuse; Non! Non! Non! etc. » qui me semble être l’expression la plus proche de l’effort porté dans cet instant où le son sort du corps et des «issues» de Hurbinek, au sens où Rabbi Na’hman avait situé dans le corps cinq issues16. De par la présence du chœur, et avec sa participation, les échanges entre Henek et Hurbinek, parfois limités aux émanations organiques internes, révèlent des échanges humains. Il m’était nécessaire à la construction de cette réflexion sur la préciosité du fragment et de la trace, non seulement en raison des deux premiers fragments mais aussi devant la violente tension exprimée dans le fragment Hurbinek, de penser un espace où le poétique aurait pu jouer comme une forme de contrechant à cette violence. C’est dans un tel esprit que j’ai interprété le poème dédié au Bratslaver: avec la puissance du chœur grec – ou ’hassidique – cet élément fondamental qui nous permet d’entendre les échos du collectif mais aussi l’écho des voix des femmes, des enfants, des hommes, de la ville, dans leurs singularités. Une différence fondamentale distingue le poème de Glattstein du choros grec, puisqu’au «tremblement sur l’arbre des branches inquiètes» succèdent des «silences qui l’embuent», «le bercent, puis se taisent ». Mais dans l’un comme dans l’autre, le poétique permet de rythmer la vie consciente, et de tenir la préciosité du fil de la vie singulière, actuelle ou passée, dans le faisceau perpétuel du vivant, ainsi qu’y appelle la tradition juive. C’est aussi par là que Hurbinek, et sa parole, portée par l’effort vital avant de s’évanouir au seuil du langage, fait partie de mes provinces poétiques personnelles. Le poème de Glattstein supporte et soutient les deux fragments cités, l’un issu de la tradition ’hassidique et du rêve, l’autre de la mémoire vécue, dont le point commun est d’interroger les échos et les effets d’une langue perdue ou en voie de se perdre, en leur maintenant dans toute sa vivacité le sens de la préciosité de la vie, jusque dans son «déclin».

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Bratslav, rabbi N. de, op. cité, p. 103, note 1: «Les cinq issues de la bouche : ‫חמשת מוצאות‬ ‫הפה‬.» Il s’agit des rapports entre les sons du langage et la langue (N. de l’éd.: l’organe): la langue, les lèvres, le palais, les dents, la gorge. Voir notamment de Rabbi Schénour Zalman de Lyadi, Tanya [‫]תניה‬, L’Epître sur la sainteté [‫]אגרת הקדש‬, chap. v. Pour un commentaire de ce texte, voir Yeshayahou Leibowitz, Israël et Judaïsme, ma part de vérité, suivi de Job et Antigone, entretien avec Mickaël Sha’har, éd. Desclée de Brouwer, coll. «Midrash/Références», traduction de l’hébreu et notes de Gérard Haddad, 1996, p. 206207.

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Bibliographie Cohen, Laurent, et Elie Wiesel, Songes, énigmes et paraboles, Bibliophane/Daniel Radford, 2002 Glatstein, Yankev, Le Miroir d’un peuple, Gallimard, Paris, 1971 Heller-Roazen, Daniel, Echolalies, essai sur l’oubli des langues, Editions du Seuil, Paris, 2007 Jakobson, Roman, Essai de linguistique générale. i. – les fondations du langage, traduit et préfacé par Nicolas Ruwet, Les Editions de Minuit, Paris, 2003 Kohn, Max, Le récit dans la psychanalyse, mjw Fédition, Paris, 1998 Kohn, Max, et Jean Baumgarten (dir.), L’inconscient du yiddish : actes du colloque international, 4 mars 2002, Anthropos: Diffusion, Paris, 2003. Leibowitz, Yeshayahou, Israël et judaïsme. Ma part de vérité, suivi de Job et Antigone, entretien avec Mickaël Sha’har, éd. Desclée de Brouwer, Paris, 1996 Levi, Primo, La Trêve, traduction de l’italien par Emmanuelle Genevois-Joly, Ed. Bernard Grasset, Paris, 1988 [1963] Lévy, Philippe, Créativité, psychothérapie: étude historique, épistémologique et critique de la genèse de la notion de psychothérapie et de l’évolution de l’agir psychothérapeutique [thèse non publiée], Université Paris 13, Paris, 1991 Stern, Anne-Lise, Le savoir-déporté, Paris, Éditions du Seuil, 2004 Zimet, Ben, La Princesse perdue et autres contes yiddish, Editions Syros Jeunesse, Paris, 2003

19 Le théâtre est-il – comme la psychanalyse – une « histoire juive » ? Isabelle Starkier

Résumé Cette contribution tente de comprendre comment le théâtre yiddish met en scène l’interdit de la représentation et crée de l’interprétation. Le théâtre yiddish se joue à travers sa langue. Il déplace la problématique de la mimesis aristotélicienne autour du paradoxe de la représentation. Il définit à partir de cette éthique du Livre une esthétique du grotesque – dont la langue yiddish est porteuse. Parole de l’exégèse, le yiddish s’épanouit dans son théâtre. Théâtre de l’énonciation – comme la psychanalyse – et non de l’énoncé, le théâtre juif conserve ce rapport à la parole actée, actante et non à la parole reçue et agissante – celle du mythe. À travers le yiddish et son théâtre, se joue la posture historique du peuple juif.

Tu ne feras point d’image taillée, ni aucune représentation des choses qui sont en haut dans le ciel, ici-bas sur la terre, ou dans les eaux au-dessous de la terre» ordonne le Deuxième Commandement afin qu’advienne un monde où «il n’y aura plus de comparaison possible entre l’objet et ce qu’il représente1. Existerait-il, au sein de la mimesis occidentale, une esthétique juive qui la contredirait? Ou plutôt une esthétique juive née de l’interdit de la représentation pourrait-elle avoir influencé la mimesis occidentale en en contrariant le principe même de représentation? «Pour devenir metteur en scène, il faut cesser d’être illustrateur…» disait Vsevolod Meyerhold au vingtième-siècle2. Se poser aujourd’hui la question d’un théâtre basé depuis des siècles sur cet

1 «Le monde messianique sera un monde où il n’y aura plus de comparaison possible entre l’objet et ce qu’il représente», phrase du Zohar cité par J-J. Goux, Les Iconoclastes, Seuil, Paris, 1978, p. 31. 2 V. Meyerhold, Benois, metteur en scène, in Ecrits sur le théâtre, Lausanne, Ed La Cité – L’Age d’Homme, Tome 1, 1973, p. 242.

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interdit, dont l’influence sur le théâtre soviétique n’est plus à démontrer – et particulièrement sur la mise en scène qui, plus que ses pièces, est un des socles forts de la mise en jeu et de l’esthétique théâtrale de l’interdit lui-même, nous renvoie opportunément à la place du théâtre dans notre ère de l’image… Nous sommes brutalement confrontés en tant que metteurs en scène ou enseignants à une méconnaissance de plus en plus grande des codes théâtraux qui présupposent la distance et la croyance nécessaires à l’illusion comique. Du cinéma en 3D «comme si on y était» à la docu-fiction ou à la télé-réalité, nous sommes pris à l’un des pièges de la mimesis – et de la plus grande ressemblance – renvoyant le théâtre à une impossible posture. Le théâtre juif opère, lui, une radicale remise en jeu de cette question de l’ « autre» représentation, et c’est dans ce questionnement que je situe à la fois ma recherche universitaire et ma pratique théâtrale. Définir une esthétique juive ne revient pas à chercher quel créateur est juif ou ne l’est pas – problème insoluble si l’on considère que les lettres de noblesse du théâtre juif lui ont été données par la création de la Habima et sa première mise en scène (Le Dibbouk) par un arménien nommé Vakhtangov –3 mais à définir un courant esthétique né d’une éthique que l’errance viendrait dessiner. Le théâtre grec se veut rite «politique»: une mise en scène sacrée de la Cité où le peuple vient se voir (le chœur) et se projeter (les héros) pour mieux se comprendre et se positionner dans un monde qu’il ne peut pas contrôler (le fatum). D’emblée le théâtre est «teatron» : le lieu d’où l’on voit l’univers, un lieu où mimésis et catharsis entretissent des liens serrés de cause à effet. Du théâtre épique au théâtre didactique se tisse la mise en récit mythologique comme politique d’un monde en miroir, où la représentation renvoie fidèlement au représenté. Qu’importe que le miroir soit déformant, grossissant, excessif: il tend à témoigner de la vérité de ce monde qu’il vient déchiffrer, de l’objectivité des choses qu’il révèle. La déformation carnavalesque tend au spectateur le miroir bouffonnant de lui-même: il vise à l’anatomie d’une connaissance de soi. Le monstre est dé-signé (montré – de monstrare) comme l’autre (de) soi-même. C’est une altérité hégélienne qui renvoie à soi à partir de l’Autre. La construction identitaire passe par le principe de l’identification qu’elle soit positive ou négative… . 3 Le Dibbouk est une pièce de Shalom Anski de 1917, écrite en russe puis traduite en yiddish sur les conseils de Constantin Stanislavski et montée en 1920 par la troupe de Vilna, puis à nouveau traduite en hébreu et montée par Evgueni Vakhtangov (1883-1922) à la Habima en 1922, un des Studios du Théâtre d’Art d Moscou dont nous parlerons ultérieurement.

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Entre vérité et illusion, le judaïsme, en opposant sa philosophie du Livre qui postule l’interprétation analytique, donc «déconstructive» du monde, en lieu et place de sa reproduction plastique, contraint l’art à se refuser à être une « science» de l’objet – comme voudrait l’y forcer la philosophie occidentale – pour devenir une représentation de la représentation – hors sujet… Aristote affirme haut et fort dans La Poétique: «Si l’on aime à voir des images, c’est qu’en les regardant on apprend à connaitre et on conclut ce qu’est chaque chose comme lorsqu’on dit: celui là, c’est lui»4. La représentation affirme sa fonction déictique et la vérité de l’objet enfante une parole oraculaire, sacrée. L’objet renvoie à lui-même : il fait signe vers son être, il est lui-même son propre sens, sa «vérité» propre. La représentation se veut à la fois moyen et fin: le signe fait sens – il désigne ce qui est (« comme lorsqu’on dit: celui là c’est lui»). Nous sommes bien au théâtre où le personnage apparaît sur scène par la seule force de son énonciation magique : « Le voici!». C’est toute la symbolique du sacré: le théâtre du moyen-âge commence par la traversée, au fond d’une nef, de trois moines barbus portant un rameau d’olivier pour renvoyer – plus que représenter – la visite des Saintes Femmes au Sépulcre… Reproduire, c’est dé-signer: l’essence ou la loi de ce que l’on représente, cette idée platonicienne dont on est le simulacre. Le théâtre épique exprime «la substantifique moelle» de l’Histoire réfractée par le microcosme de ses petites histoires; le théâtre psychologique (des comédies de caractère au drame bourgeois) tend un miroir «intérieur» à l’homme et à ses travers ; le théâtre didactique s’oppose à l’illustration «réaliste» en cassant le quatrième mur pour dégager de l’Histoire ses lois – dans la « croyance» en un fatum politique. La peinture abstraite au vingtième-siècle ne refuse pas la mimesis même si elle semble le faire. Sa pratique découle d’une théorie de la représentation non plus «référentielle» mais conceptuelle grâce à la défonctionnalisation de l’objet qui tend à l’abstraction de sa forme. L’objet perd sa fonction pour être appréhendé, au travers de son esthétique, dans la Loi (ou dans ce que Kandinsky dans son livre Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier nomme le «Principe de Nécessité Intérieure») . «Ceci n’est pas une pipe». La vérité cède place à la réalité dans le même mouvement qui va d’Aristote à Hegel – pour qui l’art est connaissance ; à Heidegger – pour qui l’art est conscience5 ; à Schopenhauer – pour qui il est science6 et à

4 Aristote, La poétique, Editions du Seuil, Paris, 1980, p. 43 (c’est nous qui surlignons). 5 «Dans l’œuvre d’art, la vérité de l’étant s’est mise en œuvre» in Heidegger, L’origine de l’œuvre d’art, Ed Idées/Gallimard, Paris 1962, p. 37. 6 «… le génie poétique nous présente pour ainsi dire un miroir qui rend les images plus nettes; dans ce miroir sont concentrés et mis en vive lumière l’essentiel et le significatif ; le contingent

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Kant, pour qui il est prescience – ou perception intuitive. « C’est un vieux précepte que l’art doit imiter la nature; on le trouve déjà chez Aristote… La vérité étant la loi du vouloir et de la conscience, donc une loi générale et absolue, c’est d’elle que l’art doit s’inspirer dans toutes ses créations. … La loi, le commandement doivent être compris comme l’Abstrait, comme des produits de l’entendement, comme ce qu’on appelle concept en général dans la vie courante, comme l’Abstrait opposé à la plénitude concrète de l’âme et de la nature en général»7. Le théâtre, partant de la mimesis pour conduire à la catharsis, travaille l’émotion pour pénétrer l’objet par l’intérieur et en dégager ainsi une véritable connaissance: connaissance de l’être humain dans ses comportements sociaux, introspection du psychisme de l’individu – de son caractère (Molière) à ses pulsions inconscientes (Racine). Le théâtre dégage l’« âme » des objets, à la façon de Lamartine: ses personnages sont le plus souvent des types ou des caractères qui nous conduisent du particulier à l’universel: « Quoique le poète, comme tout artiste, nous présente toujours le particulier, l’individuel, ce qu’il a reconnu et veut nous faire reconnaitre à son tour n’est pas moins toujours l’idée platonicienne, le genre tout entier: c’est donc en quelque sorte le type des caractères humains et des situations humines qui est empreint sur ses tableaux. Le poète narratif ou dramatique extrait la vie de l’individu particulier et nous le dépeint dans son exacte personnalité, mais il nous révèle par là toute l’existence humaine, car, tout en ayant l’air de s’occuper du particulier, il ne songe en réalité qu’à ce qui existe de tout temps et en tout lieu. »8. Qu’il soit allégorique, mythologique, philosophique, symbolique, le théâtre occidental ne peut se dépêtrer des fondements de la mimesis qui pose en même temps le signe et son sens caché, le particulier de la petite histoire et l’universel de la grande Histoire de l’Humanité. «Représenter signifie ici faire venir devant soi » affirme encore Heidegger, éclairant diablement «l’être ou ne pas être» de Shakespeare. Et Hamlet, en métaphore de l’acteur, n’est-il pas celui qui introduit la représentation dans la pièce même pour faire advenir le sens caché ou la véritable histoire de Hamlet… père? Car connaitre, c’est d’abord reconnaitre. Le plaisir de l’analogie est plaisir de l’intellection de l’objet – de sa re-connaissance dans son signe qui fait sens. Toute représentation, dans l’acte de même de représenter, scinde l’objet de sa

et l’hétérogène sont supprimés», Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, Editions puf, 1966, p. 318. 7 Hegel, Esthétique, Ed. Flammarion, Coll Champs/Flammarion, Tome 1, Paris 1979, P. 34 et 51. 8 Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, Editions puf, 1966, p. 11631164.

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représentation qui l’ex-prime, hors de sa matérialité contingente, dans l’éternité formelle de son signe. «Objets inanimés, avez-vous donc une âme/ Qui s’attache à notre âme… .?». Le travail d’identification de l’objet à ce qu’il représente est un travail de spiritualisation de la matière, qui pour Aristote différencie l’homme de l’animal: «Dès l’enfance les hommes ont, inscrites dans leur nature, une tendance à représenter – et l’homme se différencie des autres animaux parce qu’il est particulièrement enclin à représenter et qu’il a recours à la représentation dans ses premiers apprentissages – et une tendance à trouver du plaisir aux représentations»9. Platon et sa caverne mettent en scène ce théâtre du monde dont la représentation renvoie à l’Idée. Lors, le baroque peut à juste titre prôner la supériorité du représenté sur la représentation. Ce que le sujet «reconnait» dans la représentation, c’est plus que l’objet représenté… c’est lui-même – signifié par l’objet. «Car je crois que ce que je dis est comme je le dis ni plus ni moins»… Enoncé, signifié, symbolisé ou idolâtré: à travers l’image, la conscience prend corps, se met en scène et le subjectif s’objective dans une vérité de l’incarnation – le «type», le modèle, le héros, la « star »… Chaque image vaut alors pour elle-même, vaut en tant qu’image, comme ce qui contient en soi sa propre vérité. La représentation finit par se représenter – ou se suffire. Entre elle et «ce qu’elle représente», il n’y a rien d’autre qu’un sujet qui «sent qu’il est et ce qu’il est» selon Baudelaire, par analogie. Quant à la métaphore, chère à Aristote, elle rapproche, rassemble le modèle de la copie tout en accusant la distance critique qui lui permet d’en exprimer l’essentiel, pour ne pas dire l’essence. Et ce, dans une opposition radicale au Zohar qui commente l’interdit de la représentation afin qu’il n’y ait « plus de comparaison possible entre l’objet et ce qu’il représente ». Une fois de plus, le théâtre épique racontant le monde en histoires n’a rien de fondamentalement contraire, dans sa posture philosophique, au théâtre didactique qui exprime le monde en allégories propres à raconter l’Histoire. Mircea Eliade définit l’appropriation narcissique du monde par un sujet qui se perçoit seulement à travers sa propre représentation d’un univers organisé autour de lui – de Lui. « Tout ce qui n’est pas «notre monde» n’est pas encore un monde »10. L’appropriation de l’objet (et du sujet) par son miroitement représentatif prône l’illustration qui « fait miroir» – extérieur comme intérieur – contre l’interprétation qui détruit l’apparence et annihile toute relation de signe à sens. « Ceci n’est pas une pipe » se traduit en l’absence même de toute pipe au profit de son geste – qui le dessine en creux dans l’espace – ou de ses cendres…

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Aristote, op.cit, p. 43. Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Ed. Gallimard, Paris 1965, p. 30.

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Car le théâtre et plus généralement l’art occidental se vautre dans la similitude: ce qui nous mène de l’imitation à l’identification – et de l’autre côté à la dissemblance de la contre-identification. Il y a toujours le bon et le méchant, le héros et celui qu’il doit combattre pour devenir le héros. Cette dualité nous ramène à notre philosophie de la connaissance et de la conscience d’Aristote à Hegel, qui pose l’absolue nécessité d’une autre conscience de soi : « la frayeur (dans la tragédie) porte sur notre semblable»11 et avoue par ailleurs que le culte – comme représentation – est «d’une manière générale le processus éternel du sujet pour se rendre identique à son essence »12. Le représenté représente bien plus celui qui le représente que ce qu’il est censé représenter. Cet effet miroir de la mimesis qui permet la catharsis en renvoyant au sujet sa propre image incite le théâtre d’un juif qui n’a pas de terre, pas d’image puisqu’il est figuré (et défiguré) par la représentation d’autrui, à traverser le miroir comme Alice (qui n’est pas juive mais femme et a donc beaucoup à voir avec l’autre côté de l’image – de l’homme) ou plus encore à la façon dont Emmanuel Levinas définissait l’assimilation comme «traversée d’autrui ». Ce même Levinas qui dans Noms propres affirme qu’on ne peut représenter véritablement le visage parce qu’il est par définition le lieu de l’altérité. « L’identification de l’Autre est toujours policière, ou plus, meurtrière, quand elle n’est pas amoureuse»13. L’altérité se figure et prend corps: le bouc-émissaire surgit au détour du carnaval, ce théâtre débridé de la catharsis. Ceci explique mieux le redoublement de l’interdit de représentation par les autorités rabbiniques du tout début de notre ère qui condamnèrent sans appel le théâtre parce qu’il était pour eux associé, dans sa définition même, aux jeux du cirque et à leur mise à mort. Le théâtre juif refuse manichéisme ou dualité miroitante du sujet et de l’objet, du maître et du valet pour briser le miroir et passer de « l’autre côté». Impossible dès lors de reproduire ce qui est à l’envers, « sens-dessus-dessous ». Le théâtre juif va briser le rapport «de cause à effet », cette perception d’un art devenu moyen ou rite, pour introduire la notion de pure représentation, ou de signe désincarné. Le théâtre devient représentation de la représentation que le juif a reçu de lui-même, étant l’envers du décor sur lequel se construit (ou se représente) la mythologie des nations… Théâtre du Livre, il fait advenir le concept par la déconstruction de l’image. Le théâtre juif remplace le rapport mimétique de la fiction au réel par son rapport dialectique. Il se dresse contre l’image qui réduit le sens à l’une 11 12 13

Aristote, op.cit, p. 87. Aristote, op.cit, p. 53. Jean-Jacques Rassial, Comme le nez au milieu de la figure, in L’interdit de la représentation, Colloque de Montpellier 1981, Mayenne, Seuil, 1984.p. 23.

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de ses représentations14 et tend à substituer l’imag-inaire au réel en désignant l’un pour l’autre. L’interprétation fantastique propose un commentaire des relations entre réel et imaginaire, sans jamais s’arrêter à l’un ou à l’autre. L’errance symbolique du peuple juif se retrouve dans son théâtre qui oscille entre ces deux pôles du réel et de l’imaginaire pour créer un regard étrange – comme le définit Tsvetan Todorov: une posture grotesque entre le rire et les larmes, entre le comique et le tragique. «Le grotesque est tragique, le grotesque est comique»15. L’humour juif, pendant sombre du grotesque, ne fait que reprendre cette hésitation fantastique (et non absurde) qui ne permet jamais de s’ancrer ni dans un lieu ni dans un point de vue. Comme le dit un proverbe yiddish: «Mon Dieu, assiste-moi! – et si ce n’est pas possible, qu’à cela ne tienne, il me reste toujours une tante en Amérique… ». Les fameux soliloques de Tévié le laitier de Sholem Aleikhem – monté par Granovski au goset (le Théâtre juif d’Etat appelé en 1920 le gosekt, puis en 1925 le goset et qui utilise le yiddish, en parallèle de la Habima qui joue, elle, en hébreu), sous le titre du Gros lot , poursuivent dans cette veine un humour qui retourne le point de vue de la religion en un questionnement interprétatif sans fin : « D’où est-ce que vous êtes, me dit le millionnaire?-D’où je suis ? D’où est ce qu’un juif peut être? – Où est ce que vous restez? Qu’est-ce que vous avez comme commerce? Est – ce que vous êtes marié? Des enfants? Combien ? – Des enfants ? Si chacun de mes enfants vaut un million, comme ma Goldé veut m’en convaincre, alors je suis plus riche que le plus riche de Yéhoupetz! Seulement, lehavdil (litt. « séparons les choses» – terme religieux qui désigne la séparation du sacré et du profane, du jour du shabbat du reste de la semaine), il ne faut pas confondre: c’est Brodsky qui a l’argent et moi, j’ai les filles. Mais c’est comme ça, Dieu est quand même le Père, le Père qui nous gouverne: c’est-à-dire qu’il est assis en haut pendant que nous trottons en bas et que nous tirons des troncs d’arbre jusqu’à la gare»16. Parole de l’exégèse qui ne tient jamais rien pour acquis ou pour oraculaire, le théâtre juif s’initie dans le genre du Purimshpiel, petite pièce jouée et tolérée pour le «carnaval juif» de Pourim, dans l’envers du Livre, et se poursuit en Europe Centrale autour du personnage du badkhan (de l’araméen: égayer). Ce dernier n’est en rien un conteur: il ne raconte pas d’histoires ou ne met pas l’histoire en mots pour la mieux entendre; il est tout au contraire un joueur de mots

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«L’idolâtrie consiste à croire qu’il n’y a pas d’au-delà du signe, que le sens s’épuise dans le signe qui le manifeste» Stéphane Moses, La pointe d’Enoch, in Idoles, Denoël 1985, p. 139. E. Vakhtangov, Matériaux et articles, vto, Moscou, cité par Beatrice Picon-Vallin in Le théâtre juif soviétique pendant les années vingt, Ed. La Cité – L’Age d’Homme, 1973, p. 129. Sholem Aleikhem, Tévyé le laitier, Ed. Albin Michel, 1962, p. 28.

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sans histoire, un ancêtre du «talk show» juif américain, convié aux mariages ou aux fêtes pour parler, parler, parler… Et pour faire rire puisque faire rire c’est faire dire: faire dire au monde ce qu’il recèle et non ce qu’il révèle. On retrouve là l’éthique d’une religion «recelée» plus que « révélée» qui, dans le théâtre, s’affirme dans un actif de l’énonciation toujours changeant, toujours errant. Le théâtre, sous la religion qu’il «travaille», construit bien mieux que les mitsvot17 la pratique d’un quotidien filtré au crible d’une parole décapante pour pouvoir être vécue – ou survécue. «Bref, pour vous raconter, je cours après ma charrette, et je chante dans la forêt comme on chante à la shoul (la synagogue) : “Il soigne avec bonté tous les vivants et sa fidélité il la garde à ceux qui dorment dans la poussière”. Et je pense en moi-même: “Et moi, est ce que je ne dors pas dans la poussière? Pendant que les autres, les juifs de Yehoupetz, par exemple, sont assis tout l’été devant leurs villas, et mangent et boivent et baignent dans tout ce qu’il y a de meilleur. Et je cours toujours après ma charrette et je continue de chanter: ‘Guéris nous et nous guérirons… ’ Et je pense en moi-même : ‘Envoie toujours le remède, la maladie viendra bien toute seule !’ ”»18. On comprend mieux la fascination qu’a porté l’art soviétique nouveau au théâtre yiddish qui modifie la réalité par son énonciation transgressive. Car le mot, c’est l’acte même. Il ne renvoie pas à la chose ou à un acte : il est action, il entre en action et constitue donc la trame principale de ce théâtre du commentaire. En hébreu, la racine du mot « davar » (la chose) et celle de « dibour » (la parole) est rigoureusement – et sans surprise – la même. Quant à cette parole sans fin du commentaire qui s’épuise lui-même (ou ne s’épuise pas!) en perdant de vue le texte et/ou le contenu même qui était à son origine, il fait partie de la religion juive qui génère, par l’incessante étude des textes le pilpoul – une argumentation autour de points de détail qui fait paraître l’argumentation plus intéressante que l’argument de départ… Le gros lot ne tient que sur les supputations du «héros» qui s’imagine avoir gagné un quantité phénoménale d’argent et ce qu’il ferait avec, et ce qui lui arriverait si… , et les relations qui en découleraient avec ses proches, ses voisins pour en conclure qu’il vaut beaucoup mieux ne rien gagner du tout! Partant, le jeu de mots est fondateur et rapproche le théâtre juif de la psychanalyse. Rappelons que l’initiateur de la psychanalyse, Joseph Breuer, a d’abord eu l’idée de la «talking cure»: il a fait revivre à sa patiente, Anna O., sous hypnose, les images de ses traumatismes psychiques afin de les analyser avec elle – soit de les faire passer de l’emprise imaginaire et visuelle des objets (pris pour

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Les actions que le juif religieux se doit d’accomplir à chaque moment de la journée. Sholem Aleikhem, Idem, p. 16-17.

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réels, en prise sur le réel) à une maîtrise par le sujet de son imaginaire dans le réel, par sa parole. Rappelons aussi que Freud a nommé notre inconscient l’autre scène et que cette relation très particulière du commentaire interprétatif qui jongle dialectiquement entre réel et imaginaire nous ramène à Kafka dont l’atmosphère demeure profondément imprégnée par le théâtre yiddish. Nous sommes dans un univers de l’interprétation qui déchiffre le monde comme un Livre et traduit ses images en mots – dont actes… Prendre le mot au pied de la lettre – ce qui est le système même de l’humour juif – nous mène insensiblement non à l’absurde, qui s’ancre dans le postulat originel d’un contenu ancré que l’on déforme, retourne ou détourne par l’abolition du sens, mais au fantastique kafkaïen qui n’existe ni dans le réel ni dans l’imaginaire mais dans son entre-deux, cette errance de l’interprétation. Dans La métamorphose, Gregor Samsa se réveille réellement transformé en vermine: parce qu’il se sentait l’être métaphoriquement aux yeux de sa famille; parce que le juif qui sommeille en Kafka se voit traité de vermine par les autres; parce que son identité demeure à l’état larvaire. De ces gloses multiples, le mot (vermine) et l’image qu’il génère donne naissance à l’histoire dont précisément, parce qu’on ne saura jamais si elle est métaphore, allégorie ou réalité, flotte dans l’étrange, dans l’entre-deux… Et on ne sait si on doit en rire ou en pleurer! Par l’interprétation, la lettre ouvre vers l’esprit sans passer par le sens, quand dans la représentation la lettre nomme magiquement la chose (le voici!) pour s’incarner dans le sens (celui-là c’est lui). De cette interprétation critique naît l’image – et non l’inverse, qui devient alors la représentation d’une analyse… Cette esthétique de la Lettre «s’infigure», en se disant elle-même sans rien dire d’autre, comme un autocommentaire de sa propre énonciation. Le badkhan est bien comme Dieu qui, selon Rachi, «se parle vers lui » : « Lorsque Moïse entrait dans la tente du rendez-vous pour parler avec Lui, il entendait la voix qui se parlait vers lui…» (Nombres, 7, 89). Le jeu de mots – le witz – joue sur la lettre et l’esprit: il prend le mot au pied de la lettre et fait basculer l’imaginaire dans le réel. A proprement parler, on ne sait plus où l’on est… Ou, comme Gregor Samsa, on ne sait plus qui l’on est, voire ce que l’on est. Celui là, ce n’est pas lui : c’est un Autre. «Mes parents étaient trop pauvres pour m’acheter un chien, aussi me donnèrent-ils une fourmi. Je la baptisai Point Noir. Je la dressai. Une fois je rentrai à la maison et Sheldon Finkelstein essaya de me brutaliser, et j’avais Point Noir avec moi et je lui dis: «Tue!» et Sheldon écrasa du pied mon chien »19 .

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Talk show de Woody Allen cité par Gilles Cèbe, Woody Allen , Ed. Henry Veyrier, Paris 1984, p. 87.

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L’humour juif joue sur l’inversion20, qui est un mécanisme de défense. Ce qui est subi semble soudain «agi». Par la parole, on contrôle un monde dont on était la victime: Hotsmakh – Ne vous en faites pas, les enfants, foi de Hotsmakh, je vais vous composer un repas tel que vous n’en avez jamais goûté ! Soupe des entrailles de la terre, entrée du fruit de pomme de terre, comme légume une petite pomme de terre, ça nous changera des pommes de terre, à moins que vous ne préfériez un steak de pomme de terre ou bien une pomme de terre en chambre, ou bien en salade, je peux même vous le servir en dessert… vous voyez que ce n’est pas le choix qui manque! Sa fille – Arrête de plaisanter! On a honte de sortir dans la rue ! … je n’ai même plus de chaussures!… Hotsmakh – Des semelles en pomme de terre ! Malheureusement je ne sais pas en fabriquer! Mais par contre des sabots ! en rabotant l’extérieur et en repeignant l’intérieur… Ça doit pouvoir ressembler et ça doit même tenir chaud… et du moment qu’on ne marche pas avec !21. Théâtre de l’énonciation – comme la psychanalyse – et non de l’énoncé, le théâtre juif conserve ce rapport à la parole actée, actante et non à la parole reçue et agissante (celle du mythe) – qui demeure donc un simple véhicule, un moyen. L’Exode définit les codes de la représentation sur la base de son interdit lorsqu’est décrite la scène de Dieu, celle où il se met à proprement parler en scène : « Près de là se tenait le peuple debout. Du milieu du feu qui ruisselait du ciel, une voix retentit, à leur stupéfaction extrême, car la flamme devint parole articulée dans la langue familière aux écoutants – et si clairs, si distincts étaient les mots formés par elle qu’il sembla aux enfants d’Israël voir cette voix plutôt que de l’entendre (20, 18).

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Une des histoires juives les plus connues, qui a inspiré son titre à un roman de Robert Bober, en témoigne: deux juifs se rencontrent et le premier commence à se lamenter sur les pogroms, la vie qui devient de plus en plus chère, son cancer etc… .jusqu’à ce que l’autre l’interrompe: “– Bon, si on parlait de quelque chose de plus gai… Et à propos quelle nouvelle de la guerre? Itsik Manger, La passeratelle ou le jeu de Hotsmakh, pièce en trois actes d’après La Sorcière de Avram Golfaden, in Théâtre Yiddish, Ed. L’Arche, Paris 1989, p. 123.

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Le théâtre juif refuse radicalement l’identification et reste dans une parole désincarnée (Moïse sur le mont qui «voit la parole de Dieu »). Il n’y a plus ni moyen ni fin. Le récit n’est pas fondateur comme dans la mythologie qui rend la parole oraculaire – et se suffit à elle-même. Le symbole ne renvoie plus à un objet déformé, déplacé, révélé dont il serait le moyen. « … la tragédie est une représentation d’hommes meilleurs que nous… les bons portraitistes peignent des portraits ressemblants, mais en plus beau»22. Le théâtre occidental privilégie le contenu du texte, et ce à quoi il renvoie et qui le sacralise. Dans le théâtre juif tel que nous tentons de le définir, le texte seul compte, ou plutôt le texte du texte (le commentaire) et son assemblage de mots parfois curieusement accolés (dans le jeu de mots) – empêchant à tout jamais sa sacralisation. Le signe se veut représentation désincarnée d’un sens infigurable, d’une impossible représentation. Le théâtre juif ne représente pas : il représente sa représentation. Une mise en abyme essentielle, on voudrait dire existentielle, qui déréalise l’image ou la défictionnalise – et la défonctionnalise. Le théâtre n’est plus le miroir du réel – ou de sa fiction qui le « mime ». Il devient miroir du miroir: celui qui brise l’image au profit de sa texture, de sa textualité, qui en dénonce l’envers ou la «mascarade»; qui exhibe le non-dit comme le commentaire en images (la voix qui s’entend) d’un Texte ainsi « masqué ». Un « masque intérieur» sur lequel nous aurons l’occasion de revenir tant il est spécifique à cette esthétique théâtrale juive. Impossible de ne pas penser à la Kabbale qui instaure une certaine forme de théâtralité du – ou contre – la religion qui la «recèle» et la cache. Impossible aussi d’échapper au grotesque kafkaïen dont Max Brod rapportait qu’il déclenchait chez ses auditeurs, lors des lectures, des «rires irrésistibles ». Un grotesque avec des personnages qui n’en sont pas (K. n’est qu’une initiale ; Gregor Samsa un cafard; les arpenteurs ne sont pas un mais deux qui se dédoublent et se redoublent sans jamais former un être distinct). Un grotesque influencé par les deux Kuni-Leml (dans la genèse des arpenteurs justement) de l’ancêtre du théâtre yiddish, Avrom Golfaden , ainsi que par le « réalisme noir » du théâtre de Jacob Gordin, père du même théâtre, réalisme dont l’outrance tourne au fantastique et dont l’histoire s’efface derrière un trop-plein qui vire au comique23…

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Aristote, Esthétique, Ed Flammarion, Coll.Champs/Flammarion, paris 1979, p. 64. Dans la pièce de Timothy Daly, Le Bal de Kafka, trad. Michel Lederer, que j’ai montée en 2011, Kafka raconte, avec une grande fidélité au Journal dont l’auteur s’est beaucoup inspiré, une des pièces qu’il a vues au théâtre yiddish de Prague, qui se jouait dans un des cafés de la ville – probablement une pièce de Gordin: « J’ai vu une pièce hier soir. Une jeune veuve, une juive, épouse un homme plus âgé qu’elle qui a quatre enfants, mais elle fait également entrer son amant dans la famille et entreprend de tous les ruiner, y compris

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Kafka nous rapporte dans son Journal que les pièces sont mauvaises et les acteurs approximatifs mais que ce qui le fascine (il se rend au théâtre yiddish tous les soirs), c’est l’impossible sens caché de ce théâtre, la représentation de ce qu’il représente en se représentant. Et Adolf Rudnicki nous explique combien ce théâtre «du deuxième degré» touchait Kafka en ce qu’il était : « le sang de son sang, les os de se os, un théâtre – une terre qu’il avait tout de même pressentie. L’art de ces gueux était une portion de siècle, tout ce dont il avait lui-même rêvé. Ils le touchaient et en cela ils étaient une somme et suscitaient une somme. Ils étaient l’Histoire et suscitaient l’Histoire… leur pauvre langue était leur mère protectrice… ils étaient Jérusalem, leur langue aussi proclamait Jérusalem. Où étaient-ils allés se perdre, que cherchait il alors que la réponse était si proche? Franz Kafka cherchait une réponse. Il n’avait pas remarqué que la réponse, c’était lui-même»24. Et Timothy Daly, toujours dans Le bal de Kafka, éclaire cet impossible sens du théâtre yiddish au travers de ce spectateur privilégié qu’était Kafka: Franz: je suis pris ce soir. Ottla: encore ce théâtre stupide, c’est ça? voir ces acteurs ? Franz: et pourquoi irais-je au théâtre si ce n’était pas pour voir les acteurs? Ottla: je croyais que tu y allais pour embêter père. Franz: je n’ai pas besoin d’aller au théâtre pour ça. Ottla: alors pourquoi? Ils sont épouvantables. Des Juifs de l’Est. Des mendiants et des pouilleux. Pires que des romanichels. Ils jouent faux, ils improvisent, ils hurlent et gesticulent comme des fous. Franz: ils savent ce qu’ils font, ce qu’ils sont et où ils vont. Et ils ne s’excusent jamais.25. Le théâtre devient ce seul lieu d’ancrage (et les juifs américains, dit-on, ne pouvaient se passer du théâtre yiddish car ils avaient, comme Kafka, besoin de « teater mit broyt» – de théâtre comme du pain) où le doute, le questionnement, l’infiguration de soi-même ouvre sur l’identité. « Dieu n’existe pas – mais nous sommes quand même son peuple élu!» (Proverbe yiddish). L’humour

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l’amant. L’une des filles se fait prostituée, une deuxième se met à boire, l’un des fils s’en va, tandis que l’autre devient tellement fou d’amour et de haine pour sa belle-mère qu’il finit par l’assassiner ainsi que les tous les membres de la famille qui n’avaient pas eu la sagesse de quitter la maison.» A. Rudnicki, Théâtre, théâtre!, Ed Actes Sud, Paris 1989, p. 75 et 78. Le Bal de Kafka, ibid.

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juif contribue à la brisure de l’image – de soi, qui nous renvoie à l’incertitude de nous-mêmes comme du monde, bien au-delà de l’absurde qui se contente d’en annuler la signification. En ce sens, l’humour juif semble annuler toute présence dans la grande absence – ou l’interdit majeur – de la représentation. «Nous avions de longues discussions philosophiques avec ma femme. Elle était trop forte pour moi, elle finissait toujours par me prouver que je n’existais pas»26. Et comme pour Gregor Samsa, au-delà de la relation de couple, audelà du clin d’œil cartésien, on se trouve renvoyés, par cet humour grotesque, à l’impossible personnification du théâtre juif dont l’acmé demeure incontestablement Le Dibbouk. Le Dibbouk signe l’acte fondateur du théâtre juif de la Habima, le Studio Juif, fondé parmi les autres studios d’art «nationaux » institués par la Révolution Soviétique. Cette pièce d’An-Ski utilise le folklore religieux pour rebondir sur une véritable abstraction kabbalistique, qui pose les prémisses de la représentation de l’interdit ou de l’interdit de la représentation. Pourquoi? Parce que le Dibbouk parle du théâtre et plus précisément de l’impossible incarnation de l’acteur. Comme chez Peretz, grand auteur du théâtre yiddish monté par Max Reinhardt en 1907, l’invocation magique à partir d’une énonciation symbolique de fantômes ou démons n’est rien d’autre que l’affirmation de l’incarnation désincarnée au théâtre. Comment représenter ? Comment s’identifier? Comment signifier soi ou l’autre – tous deux confondus dans une double identification qui l’annule? Le fiancé est comme Dieu : présentabsent. On «voit sa voix»… C’est la parole articulée qui prend corps mais qui n’est pas un personnage (puisqu’il est personnage dans le personnage – de Leah la jeune fille). Peretz avec La nuit sur le vieux marché, An-Ski et tant d’autres auteurs convoquent systématiquement les fantômes du théâtre non pour s’ancrer dans un symbolique qui renverrait au dévoilement mystérieux du monde mais comme un dévoilement du théâtre dans le théâtre: comme un signe dévoilant un autre signe, un personnage dévoilant un autre personnage et ce jusqu’à épuisement du commentaire… . Le personnage de Léah la fiancée n’est que le personnage d’un autre « intérieur» qui l’habite dans une présence-absence et dans un dédoublement qui brise le miroir par le redoublement des miroirs à l’infini du rien, de l’infigurable, du non-dit ou de l’impossible représentation du monde. C’est le « trou » de la scène – ce trou où s’est engendrée la scène en s’extrayant du plein du religieux, en créant un espace vide un «ex-nihilo» où le monde s’abyme plus qu’il ne se représente.

26

Michel Lebrun, Woody Allen, Ed. pac, Coll Têtes d’Affiche, Paris 1979, p. 20.

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La seconde pièce que monta la Habima, Le Golem de Leivick, tisse son texte autour de la légende célèbre de la création, par un grand cabbaliste, dans la Prague du 16ème siècle. Les deux pièces «mythiques» du théâtre juif font de l’acteur la lettre d’une syntaxe scénique générale: une lettre incarnée – ou comme Le Dibbouk réincarné dans la chair de Léah – qui se dé-signe dans une écriture spectaculaire. Le signe ne fait plus sens: il fait spectacle et l’acteur est à la fois le geste et son commentaire, le mot et son concept. Proche de la bio-mécanique meyerholdienne, «l’expressionisme» du théâtre yiddish dépasse ce même principe encore figuratif dans sa stylisation, de l’expressionisme allemand. Il dépasse toute figuration par la désincarnation de ses signes. Le texte ne sert qu’à constituer un autre texte et l’expressionisme permet de réimprimer, redoubler un sens sur un sens jusqu’à ce que le sur-sens ne dégage plus que le signe, la lettre hébraïque, kabbalistique. Regardons cette extraordinaire mise en scène du Dibbouk par David Herman au théâtre yiddish de Vilna dont il nous reste le film : tout est pré-texte à danses et pantomimes qui viennent dédoubler bien plus que redoubler le texte. Quant au sens, il n’est ni ici ni là il est ailleurs… Vakhtangov y voyait, soutenu dans sa démarche par le régime soviétique, la lutte entre l’ancien et le nouvel ordre. Mais derrière ou au-delà, il y a bien plus : une désincarnation syntaxique qui réécrit le monde par son commentaire, au travers d’images étranges, étrangères à toute figuration, à toute rationalisation, à toute référence. Le théâtre juif, interdit de toute représentation figurative, de toute incarnation et/ou identification ne peut que poser la dissemblance, la dissociation, la défiguration qui stylise l’objet, travaille sur l’écriture du personnage ( des positions de son corps, de ses «mimiques», de son maquillage) et pose un « masque intérieur» dont parlera Meyerhold pour caractériser le grotesque (le masque que l’on fait surgir de l’intérieur… contrairement au masque de la commedia à l’intérieur duquel on se glisse). Le bal de la Recherche du Temps Perdu s’inscrit – volontairement à notre sens27 – dans cette mise en perspective où l’imaginaire se fait réalité et la réalité elle-même devient imaginaire, voire inimaginable : « Au premier moment, je ne compris pas pourquoi j’hésitais à reconnaitre le maître de maison, les invités, et pourquoi chacun semblait s’être « fait un tête» généralement poudrée et qui les changeait complètement. Le prince avait 27

L’œuvre de La Recherche du Temps perdu se comprend (entre autres) par la clef de voûte de l’œuvre qui, à l’exact centre typographique du roman, associe la figure du juif et l’homosexuel (dans lequel l’auteur se met en scène) comme ce double regard étrange qui lui permet de décrypter ce monde qui est son sujet d’analyse et d’écriture…

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encore en recevant cet air bonhomme d’un roi de féerie que je lui avais trouvé la première fois mais cette fois, semblant s’être soumis lui-même à l’étiquette qu’il avait imposée à ses invités, il s’était affublé d’une barbe blanche et, traînant à ses pieds, qu’elles alourdissaient comme des semelles de plomb, semblait avoir assumé de figurer un des «Ages de la vie»… J’eus un fou-rire devant ce sublime gaga, aussi émollié dans sa bénévole caricature de lui-même que l’était, dans sa manière tragique, M. de Charlus foudroyé et poli »28. La représentation de sa propre représentation renvoie une fois encore à un juif qui ne tient son image que de la représentation d’autrui. Tout comme les histoires juives dont il est issu et dans lesquelles il continue à puiser son style, le théâtre juif ne peut que travailler à une recomposition de sa propre image (la représentation antisémite du juif qui est son miroir…) – au sens photographique du terme. Elle travaille à l’intérieur du texte d’autrui – en négatif. D’où cette incarnation en creux dans la désincarnation fantomatique des personnages, comme le Dibbouk ou le Golem. D’où cette « défiguration» des acteurs juifs qui n’ont ni visage ni masque par la grâce – presque mystique – de leurs «mimiques» soulignées par l’extraordinaire maquillage que Chagall porte au plus haut point «d’irréalisme» – allant jusqu’à dire au grand Mikhoels : « Ah ! Si je pouvais t’arracher un œil!». D’où l’impossibilité enfin pour les juifs de se raconter, de façon épique ou psychologique, ancrés dans un texte fondateur – le Livre du peuple juif n’est pas la Torah mais la Torah et son commentaire, le Talmud, ainsi que toutes les interprétations ou « dérivations» qui tournent autour – la Kabbale notamment. Les petites histoires (juives) racontent à leur façon… l’impossibilité de se raconter. Le théâtre yiddish en Amérique est fait d’un « melting-pot» indigeste de saynètes de Golfaden alternant avec des vaudevilles américains. Oublions le contenu des shunds (pièces composées de plagiats volontaires ou involontaires, mêlant le yiddish et le daytshemrish), des tsaytbilder et de toutes ces pièces de Pologne, de Russie jusqu’en Amérique dont on a perdu le texte pour n’en garder que l’esprit, l’atmosphère, l’Idée, la mise en scène… Toutes diffractent l’image du juif et la renvoient à un Nous qui fait office de Moi, à un général (le juif, un juif) qui ne passe pas par le particulier et dans lequel le particulier ne s’identifie pas. «Sois un homme» dit le père à son héros de fils prêt à se sacrifier pour la Loi du (Dieu le) Père: c’est toi ou Lui, car Lui c’est toi. « Sois humain – a mensh » répond le Juif à Dieu lui-même, qu’il apostrophe de Caïn à Job, de l’apostat qui hante la religion juive (Rabbi Elisha Ben Abouya –

28

Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Pléiade, Tome iii, p. 920 et 922 (c’est nous qui mettons en gras).

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appelé aussi Elisha Arher, Elisha l’Autre…) à Tévyé le laitier. Il n’y a pas d’homme dans le théâtre juif, pas de personnage, pas de héros ni même de contre-héros. Le théâtre juif multiplie les miroirs pour les briser et démultiplie les personnages pour casser toute image, toute identification. Du personnage dans le personnage du Dibbouk, au personnage créé par un autre personnage dans Le Golem ; des Deux Kuni-Leml aux trois Hotsmakh, à ses deux fillettes et aux trois apprenties sorcières dans La sorcière: ces doubles et ces trios donnent tous une notion de personnage collectif qui revisite le chœur et réinvente un autre « type» de personnage. Dans le groupe, chacun complète l’autre et le dénonce en l’imitant. L’esthétique scénique du théâtre juif a tout du ballet – tant chorégraphié que chanté («… jeu contracté, frénésie rythmique, théâtralisation extrême, style aigu»29) – puisque c’est le tout qui forme l’un, comme le veut d’ailleurs un peuple dont l’identité de chacun procède non de l’identification à l’un (le héros) en miroir de tous mais d’une identité morcelée dans une multitude de figures, parfois contradictoires, dont la synthèse dialectique forme l’unité et l’identité du juif et/ou de son peuple. La notion d’individu et donc d’histoire personnelle – psychologique – partant du particulier pour ouvrir sur le général – l’allégorique – et fondé sur la métaphore d’un théâtre miroir du monde, s’abolit dans le théâtre juif. Celui-ci saute abruptement au « général» qu’il redistribue en autant de particuliers dédoublés, détriplés, l’un dans l’autre, l’un au milieu de l’autre. Le réalisme social des pièces de David Pinski, de Leivick, d’Osip Dimov, de Fishel Bimko sert de commentaire au monde et non de message et/ou de reflet. S’écartant du naturalisme, elles décryptent le réel par son outrance qui bascule vers le fantastique, là où tout repère s’abîme. Les personnages sont seuls et en groupe: héritage de l’antisémitisme qui ne voit dans le juif que la représentation de son groupe (d’où toujours cette accusation collective que reçoit chacun: «vous les juifs, vous…»). Les personnages du théâtre juif expriment plus qu’ils n’incarnent le destin collectif d’un peuple qui se décline comme une figure (Le juif et son masque). Chacun devient alors la lettre d’un Livre du monde dont le théâtre sera la mise en scène. René Schwob décrit la mise en scène insensée de Granovski pour La sorcière de Golfaden au goset : « Tous les personnages s’agitaient, ils grimpaient les marches quatre à quatre, escaladaient des échafaudages et, perchés sur les plus hautes plateformes, lançaient en l’air leurs jambes bariolées, se projetaient dans le vide sans cesser de rire ou de se lamenter. Sauts, culbutes, pirouettes, dégringolades de toutes les positions, ils ne figuraient plus que le jeu d’une douloureuse souplesse, au cœur

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Nina Gourfinkel, Les théâtres hébraiques et yiddish à Moscou, in L’expressionisme dans le théâtre européen, Ed cnrs, 1971, p. 328.

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d’un drame dont ils étaient les figurants étourdis. Mais si, de ce monde bariolé, aux costumes asymétriques, de forme et de couleur, de cet univers en mouvement, aucune impression de chaos ne se dégageait, à quoi donc tenait son ordre souverain, subrepticement victorieux de nos habitudes ? »30. Le yiddish se fait plus qu’une langue: un langage. Il devient l’expression en soi (et non le moyen d’expression) d’une identité artistique. Ce qui explique d’ailleurs l’extraordinaire mélange, dans l’interprétation de l’acteur juif, de l’intériorisation stanislavskienne du personnage et du sur-jeu expressioniste ou de la bio-mécanique qui fonde le jeu comme une véritable interprétation ou comme le signe interprétatif de lui-même. Il est à la fois le personnage et son commentaire dans une distanciation qui, à la différence de Brecht, utilise la parodie vers son dépassement – par elle-même (en parodie de la parodie). Le personnage existe bien mais il n’est, en même temps qu’il se pose, que comme la caricature de lui-même, tel que la définit Proust dans son « Bal masqué » (qui n’est pas masqué): il devient l’incarnation non du personnage mais de son signe. Bref, il incarne sa désincarnation, extériorisant l’intériorité et déconstruisant la construction de ce personnage afin de ne le faire exister que comme le double de lui-même: que comme le concept vivant (le golem) de l’homme auquel il renvoie, une fois tout miroir brisé… . Que ce soit dans les mises en scène du théâtre yiddish américain ou dans le théâtre juif polonais ou soviétique, l’interprétation (par le jeu ou la mise en jeu) des textes se substitue aux textes eux-mêmes. La mise en scène devient le regard essentiel qui fonde le juif en le déterminant au monde – et à autrui. Le grotesque permet de pénétrer par le masque derrière le masque, pour éclairer le masque intérieur du personnage. D’où un théâtre d’ombres ou de marionnettes, pour reprendre une terminologie théâtrale de ce début du siècle où le théâtre et la mise en scène se construit, dont nous avons vu les implications dans l’humour juif ou son pendant tragi-comique, le grotesque. Un théâtre qui distancie le réel en «approfondissant le quotidien au point qu’il cesse d’apparaître comme simplement naturel»31. Ce commentaire du texte sur le texte qui réécrit un texte en actes, demeure une définition « spectaculaire» de la mise en scène, à partir de laquelle le théâtre juif s’est exhibé et revendiqué au début du vingtième siècle – ce même vingtième siècle qui lui a accordé une esthétique à part entière. On s’en réjouit encore en contemplant les photographies de La sorcière qui est une simple trame de Golfaden à partir de laquelle Granovski invente le texte du théâtre 30 31

René Schwob, Chagall et l’âme juive, Paris, Corréa, 1931, p. 15-16. Meyerhold v., Ecrits sur le théâtre, Ed La Cité – L’Age d’Homme, Lausanne 1975, Tome 1, p. 199.

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juif. Rien d’étonnant à ce que la définition d’un théâtre juif transcende l’histoire littéraire sur laquelle il s’appuie – qui nous a conduit à nous référer principalement au théâtre yiddish quand le théâtre sépharade restait soumis – par la culture arabe qui l’environne et l’inspire – à la parole des conteurs, sans vouloir aborder le théâtre israélien dont les racines sont doubles et complexes (dans l’errance et dans l’ancrage). Rien d’étonnant donc à ce que notre recherche s’appuie sur une pratique de la mise en scène qui m’a fait naviguer de Kafka à Shakespeare (et Shylock) puis à Quichotte dont le parcours initiatique et identitaire s’appuie sur le simulacre d’une identification (ou d’une impossible identification à une chevalerie défunte et ressentie comme ridicule)32. Rien d’étonnant à ce que le théâtre juif ressemble à son Juif : Errant, protéiforme, assimilé, dispersé et rassemblé, unique et multiple, contradictoire. Finissons avec un proverbe yiddish : «Seigneur, tu nous as choisis entre toutes les nations – Mais pourquoi a-t-il fallu que ça tombe sur les juifs?»

Bibliographie Aristote, Esthétique, Ed Flammarion, Coll.Champs/Flammarion, Paris, 1979 Aristote, La poétique, Editions du Seuil, Paris, 1980 Cèbe, Gilles, Woody Allen , Ed. Henry Veyrier, Paris 1984 Daly, Timothy, Le Bal de Kafka, trad. Michel Lederer, Éditions du Brigadier, Paris, 2023 Eliade, Mircea, Le sacré et le profane, Ed. Gallimard, Paris, 1965 Goux, Jean-Joseph, Les Iconoclastes, Seuil, Paris, 1978 Hegel, G.W.F., Esthétique, Ed. Flammarion, Coll Champs/Flammarion, Tome 1, Paris, 1979 Lebrun, Michel, Woody Allen, Ed. pac, Coll Têtes d’Affiche, Paris 1979 Gourfinkel, Nina, Les théâtres hébraiques et yiddish à Moscou, in L’expressionisme dans le théâtre européen, Ed cnrs, 1971, p. 328 Heidegger, Martin, L’origine de l’œuvre d’art, Ed Idées/Gallimard, Paris 1962 Manger, Itsik, La passeratelle ou le jeu de Hotsmakh, in Théâtre Yiddish, Ed. L’Arche, Paris 1989 Meyerhold, Vsevolod, Ecrits sur le théâtre, Lausanne, Ed La Cité – L’Age d’Homme, Tome 1, 1973 Moses, Stéphane, Idoles, Denoël 1985

32

Je renvoie au travail de mise en scène que j’ai pu faire et continue de faire, dont on peut retrouver les traces sur le site de ma compagnie www.cieisabellestarkier.fr

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Picon-Vallin, Béatrice, Le théâtre juif soviétique pendant les années vingt, Ed. La Cité – L’Age d’Homme, 1973 Rassial, Jean-Jacques, «Comme le nez au milieu de la figure», in L’interdit de la représentation, Colloque de Montpellier 1981, Mayenne, Seuil, 1984.p. 23s Rudnicki, Adolf, Théâtre, théâtre!, Ed Actes Sud, Paris 1989 Schwob, René, Chagall et l’âme juive, Paris, Corréa, 1931 Schopenhauer, Arthur, Le monde comme volonté et comme représentation, Editions puf, 1966 Sholem Aleikhem, Tévyé le laitier, Ed. Albin Michel, 1962

20 The Characteristics of Yiddish Intonation and Its Expression in Yiddish Folksongs Racheli Galay and Daniel Galay

Abstract Cette étude interdisciplinaire est consacrée aux caractéristiques de l’intonation de la langue yiddish parlée et son reflet dans les chansons populaires yiddish. La recherche s’est concentrée sur les caractéristiques du discours des personnes dont le yiddish est la langue maternelle. La mise en lumière des particularités de l’intonation authentique de la langue yiddish a permis de faire apparaître la “musique de la langue”. La langue étant un véhicule d’expression et de pensée, elle véhicule non seulement la production de l’individu, mais aussi sa culture, sa philosophie juive et sa vision du monde. D’autres recherches psychanalytiques sur l’intonation de la langue yiddish pourraient en faire un outil pour comprendre l’inconscient de certains individus juifs. L’étude est basée sur des exemples de discours analysés à l’aide de l’outil praat qui fournit des graphiques des contours de la parole, ainsi que sur l’analyse de la théorie musicale des chansons populaires yiddish.

1

Climax and Contour in Language and Music

Two key features shared by music and speech are climax and contour see (Adams, 1976 for music; Xu, 2005 for linguistics). These components serve as vehicles for conveying expression and meaning in both domains. Contour refers to the outline of consecutive pitches, or the melody, in music or speech. It encompasses climaxes along with rhythm, pauses, volume, expression, and intention. In music, the climax is the target point of a musical phrase, while in linguistics, it is referred to as the focal point in speech. The combination of contour, climaxes, rhythms, pauses, expression, and volume creates language intonation. In music it is reinforced by instrumentation and other music-specific elements. For a comprehensive model of speech components analysis—the penta model—see (Xu, 2005). For an in-depth exploration of the relationship between language and music perception see (Patel A.D., 2008).

© Koninklijke Brill BV, Leiden, 2025 | doi:10.1163/9789004711310_021

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Ethnomusicology—the study of folk music within cultural and linguistic contexts, was significantly advanced by the prolific work of Hungarian composer Béla Bartók (1881–1945). In collaboration with fellow Hungarian composer Zoltán Kodály (1882–1967), Bartók travelled to remote Hungarian villages to record, study, and transcribe authentic performances of folk songs and dance tunes. His findings inspired his composition and provided grounds for his extensive ethnomusicological writing (Bartók, Essays, 1993) and (Bartók, Studies in Ethnomusicology, 1997). This article will focus on the primary features of Yiddish folk music and its connection to linguistic expressions.

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Climax and Contour in Yiddish Speech

This article examines features of Yiddish language intonation. Yiddish, the language of Ashkenazi Jewry who settled in Worms, Mainz, and Speyer during the Middle Ages, evolved from a blend of medieval German, Hebrew, and Aramaic. As Jewish communities migrated to Eastern Europe and Ukraine, Slavic linguistic elements were incorporated into Yiddish (Jacobs, 2005). For a comprehensive overview of Yiddish language development and structure, see (Katz, 2005). The following sections will explore the unique intonation patterns characteristic of Yiddish speech. This section draws upon the findings of (Palmer, 1922) and (Wells, 2006), which demonstrate the presence of a canonical accent or stress in every sentence. Additionally, (Cooper, William E., Stephen J. Eady, and Pamela R. Mueller, 1985) and (Xu, Yi and Ching X. Xu, 2005) provide evidence that in English declarative sentences, stressed syllables in focus exhibit the highest pitch. Our research, however, reveals that Yiddish intonation contrasts with English and other languages: canonical accents in Yiddish typically fall on the lowest or low pitch of the sentence, rather than the high pitch. Notably, accent placement in English and Yiddish often coincides on the same word. Examples follow, with additional instances available in (Galay D., 2020). Consider this simple declarative phrase: In Yiddish: Ikh bin der talmid In English: I am the student Both phrases semantically emphasize the word talmid/student. While English raises the syllable stu in student, Yiddish places the emphasized syllable ta in

the characteristics of yiddish intonation and its expression

figure 1

praat analysis by Doron Modan (October 2020)

figure 2

praat analysis by Doron Modan (October 2020)

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talmid on a lower pitch. This contrast is clearly visualized using praat software see (fig. 2) (Boersma, Paul and David Weenink, 2020) see (fig. 1): A question phrase (fig. 2): In Yiddish: Hobn dayne eltern geredt Yiddish in shtub? In English: Have your parents spoken Yiddish at home? While in English the syllable ‘Yid’ in the word ‘Yiddish’ would be raised in pitch, in the equivalent question asked in Yiddish, the emphasized syllable ‘Yid’ is actually pronounced on a lower pitch. This difference is clearly depicted by the intonation graph generated using the praat speech analysis tool, as shown in (fig. 2).

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Characteristics in Yiddish Intonation

Prominent Yiddish linguistics scholars concur on the existence of distinctive features in Yiddish intonation. Notably, Eliyahu (Elye) Spivak (1890–1950) in

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Yiddishe Shprakh 1: Intonatsye, fonetik un ortografye (Spivak, 1925) and Yudel Mark (1897–1975) in Gramatik fun der Yiddisher klal-shprakh (Mark, 1978) emphasized the significance of intonation across various linguistic subjects. Mark’s grammar book, considered authoritative in the field, posits: “A formal or structural approach to words is insufficient; a psycholinguistic attitude, essentially the music of the future, is necessary” (Mark, 1978, p. 48). He further asserts: “Accent cannot be considered external to speech. Careful listening and deep understanding of words’ significance places intonation’s fundamental formulas within language’s sphere” (Mark, 1978, p. 357). While Yudel Mark references “grand formulas of intonation,” he does not provide a clear operational framework, possibly due to the necessity of basic music theory and praxis for intonation depiction.

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Yiddish Intonation—The Talmud: Conditional and Argumentation

Uriel Weinreich posited a potential connection between Talmudic chant and Yiddish intonation (Weinreich, 1965). He specifically proposed three distinct types of Yiddish intonation patterns derived from Talmudic chanting: (1) a kal ve-khoymer or a fortiori construction, (2) a “dramatic pair of alternatives”, and (3) “an exception to a charge or preposterousness” (Weinreich, 1965, p. 640) Weinreich’s proposed three intonation types reflect a conditional reasoning structure: “If so, then so, and/but if that (another condition arises) then so.” This pattern of thought permeated not only Yiddish language intonation but also broader Jewish intellectual discourse, illustrating the intricate relationship between linguistic prosody and cultural cognitive patterns. The Talmud, compiled between the 3rd and 5th centuries, serves as the primary source for Hebrew law and Halachic guidelines governing Jewish daily life. The sages’ interpretations of fundamental Torah questions, along with their proposed solutions and consequences for various situations, were rooted in conditional reasoning and argumentation. This approach fostered continuous self-reflection and a future-oriented mindset for personal improvement. Notably, the culture of Talmudic study developed a distinctive mode of expression and intonation that significantly influenced Yiddish language prosody and idiomatic expressions. Zelda Kahan Newman (Newman, 2000) expanded on Weinreich’s thesis in her in-depth article filled with examples and explanations. Here is one of the examples used for the a a fortiori argument in Talmudic chant:

the characteristics of yiddish intonation and its expression

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In Yiddish: Oyb men tor nit af yontef, iz avade tor men nit af shabes. In English: If one may not [do it] on a holiday, then certainly one may not [do it] on the Sabbath. In the initial clause of the conditional statement, the semantic focal point is situated on the lexeme oyb [if], characterized by a low pitch. The intonational contour subsequently exhibits an ascending trajectory from this juncture. Conversely, in the succeeding clause, the prosodic pattern manifests a descending intonational contour, culminating in the target lexeme shabes.

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Yiddish Intonation—The Question Phrase

Yiddish intonation exhibits a distinctive feature in its question phrase contour, which parallels an interesting phenomenon in musical structure. In music analysis, the question-answer relationship forms a fundamental module, exemplified by the opening of Mozart’s “Eine Kleine Nachtmusik.” Here, an ascending line poses a question, while a descending line provides the answer. This musical concept, typically unrelated to phrase peaks, assumes the peak at the highest tone. Contrastingly, in linguistic analysis of English and other languages, question contours typically place the interrogative word at the highest pitch, followed by a descending intonation pattern. In Yiddish intonation, however, the question word appears at the sentence beginning but at the lowest, emphasized pitch. This pattern aligns more closely with the universal contour in music rather than typical linguistic structures. Despite this unique intonation, speakers effectively communicate and distinguish questions, suggesting a shared fundamental structure between Yiddish interrogative prosody and musical phrasing. This alignment underscores the intricate relationship between Yiddish intonation and basic musical structures in question-answer dynamics. Moreover, the prosodic features of native Yiddish discourse frequently exhibit an interrogative quality. This phenomenon is primarily attributable to the prototypical Yiddish sentence’s intonation pattern, which initiates at an elevated pitch, descends to its nadir at the medial point, and subsequently concludes at a comparatively high tone. This distinctive prosodic contour, characterized by relatively high-pitched onset and termination, substantially contributes to the pervasive interrogative cadence in Yiddish speech see (fig. 2).

262 6

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Yiddish Intonation—Self Irony

Yiddish intonation is characterized by an implicit self-irony tone embedded within its contour and expressions. This is exemplified in phrases such as “oyf mir gezogt” [I should be so lucky]—where a lower pitch is observed on mir [me] “Oyf der elter vert kelter” [When getting Older—it gets colder] where the lower pitch is on the word elter. In both exemplars, the semantic nucleus of the ironic utterance is characterized by a lower pitch. This prosodic feature, manifesting as a lower tonal realization, serves to emphasize the focal point of the ironically-inflected expression. The prototypical Yiddish intonation pattern exhibits a melodic contour initiating at a relatively high pitch, reaching its nadir at the tonic stress, followed by a gradual ascent with diminishing volume. Example: In Yiddish: Der oyto is aroysgeforn un zikh dervaytert fun ort. In English: The car departed and he distanced from the place. It is noteworthy that while pitch and volume are often correlated in demarcating sentential prominence, instances of their dissociation in natural speech do not necessarily impede speaker-listener communication. The tonic stress serves as the strategic focal point of the utterance. Identifying this peak facilitates a more comprehensive delineation of the sentence’s intonational contour.

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The Overall Impression of Musical Contour and Yiddish Intonation

Analyses that bifurcate prosodic features and pitch movements (rise-fall patterns) without identifying the climax risk creating an artificial dichotomy. Conversely, locating the climax provides a more holistic representation of the sentential intonation. Previous research by Weinreich and Newman highlighted the distinctive prosody of Yiddish, employing concepts of Rise-Fall or Fall-Rise to characterize sentential contours. However, this current analysis advocates for a synthetic approach, integrating both melodic movements and rhythmic aspects of prosody. A salient challenge in intonation analysis lies in the potential discrepancy between theoretical findings and the temporal nature of intonation in real-

the characteristics of yiddish intonation and its expression

figure 3

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A rising scale in music with the function of each note of the scale

time speech. This dichotomy is particularly evident in prosodic analysis, as exemplified in the sentence: In Yiddish: Der mentsh iz pavolinke aroys fun shtot. In English: The man went slowly out of the city. The typographically emboldened graphemes denote the stressed vocalic elements within the utterance. Notably, the adverbial element pavolinke receives prosodic prominence. While detailed prosodic analysis utilizing spectrographic tools such as praat yields precise pitch contours, the rapid temporal progression of natural speech diminishes the perceptual salience of such granular distinctions. Human auditory perception tends to prioritize the primary sentential stress over more nuanced prosodic features. The Rise-Fall paradigm remains foundational in cross-linguistic intonational analysis. This framework posits that pitch elevation typically correlates with the approach to a prosodic peak or climax, while pitch declination occurs post-climax. While this pattern is prevalent across languages, Yiddish intonation presents a notable deviation from this norm. In Yiddish, the sentential climax frequently coincides with the lowest pitch point, from which a gradual ascending contour progresses towards a less accentuated tonal target. While in English the syllable ‘Yid’ in the word ‘Yiddish’ would be raised in pitch, in the equivalent question asked in Yiddish, the emphasized syllable ‘Yid’ is actually pronounced on a lower pitch. This difference is clearly depicted by the intonation graph generated using the praat speech analysis tool, as shown above. However, when this scale is performed fluidly our human ear perceives it as one gesture of ascending or descending scale. All other subtle differences between the tones and their specific character are practically erased (Adams, 1976, pp. 182–183). The prosodic analysis reveals the specific chain of rhythms in each word within a complete sentence. However, in the flow of natural speech, what predominates is the single focal or accented word of the sentence. When

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analyzing the intonation of a particular sentence through tools like pratt, for example, every rising or falling speech-line is dissected. Yet during real-time speech, the listener’s ear primarily perceives the strategic meeting point of rise-fall or fall-raise, which represents the focal point or climax of the whole sentence. In other words, this key point in the contour of the sentence cannot be overlooked. To capture its specific profile and significance, one must consider this focal point. To substantiate this hypothesis, an analysis was conducted on 13 popular Yiddish songs, examining both lyrics and musical scores. This investigation revealed that, contrary to Western musical conventions, the nucleus or musical climax in these compositions does not coincide with the highest pitch. In Yiddish linguistic prosody, the primary stress typically occurs at the utterance's lowest pitch, while in Yiddish music, the stress manifests at various lower tones, contingent upon the textual content and its emotional valence (fig. 4). The score and text analysis of the exemplar song (fig. 4) demarcates the stressed lexeme in each of the four stanzas. Consistently, the accented word and corresponding tone are positioned near the terminus of the third line across all stanzas. These stress patterns are replicated in the musical score, with the emphasized words clearly indicated. The score’s structure involves a repetition of the final two lines in measures 5 to 8 and 9 to the end, differentiated only by the closing tones: E–A in measure 8, and the lower A in measure 12. In the initial four measures, the accented tone A, situated at the staff’s midpoint, serves as the tonal center. Measure 3 contains the composition’s apex, C, which, despite its elevated pitch, lacks accentuation and is assigned minimal durational value as an eighth note. Subsequent measures (5–8) feature two accented tones: D at measure 6’s onset, and E in measure 7. The lower tone D emphasizes the poem’s central theme: becoming a kale, a bride. In strophes 3 and 4, set to identical music, the lexeme khasene, to marry receives emphasis. Harmonically, the composition’s progression from Am to A7 in measure 5, reverting to Am in measure 8, is noteworthy. This abrupt modal shift, common in Jewish music, reflects rapid emotional transitions. In the initial strophe, it portrays the maiden’s sorrow upon realizing her suitor has rejected her due to her maturing years. The denouement adopts an optimistic tone as the maiden invokes her yikhes, her paternal lineage (her father being a Rabbi) to prompt her lover towards matrimony. For further explication of the interrelation between Yiddish intonation and musical melody, refer to the analysis of the folk song Alte kasche—the Ancient Question in (Galay R., 2020).

the characteristics of yiddish intonation and its expression

figure 4

8

265

Ikh bin shoyn a meydl in di yorn From the Anthology of Yiddish Folksongs (Leichter, Sinai, Aharon Vinkovetzky, and Abba Kovner, 1983, p. 4). The black rectangles mark the stressed climax of the sentence, which fall on the mid to low pitch, rather than on the highest pitch.

Application of Intonation Awareness in Learning a Secondary Language

The pedagogy of English intonation for non-native speakers presents significant challenges. Research indicates that individuals with musical training demonstrate enhanced intonational perception compared to the general population (Dankovicová, Jana, Jill House, Anna Crooks, and Katie Jones, 2007). However, existing pedagogical approaches to English intonation have shown limited efficacy (Romero-Trillo, 2012), primarily due to the general population’s poor explicit pitch discrimination abilities (Dankovicová, Jana, Jill House, Anna Crooks, and Katie Jones, 2007).

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galay and galay

In the context of Yiddish language acquisition, particularly among contemporary Hassidic communities, comprehension of authentic Yiddish prosody is crucial for learners to achieve proper pronunciation and phonological competence. This can be facilitated through mimetic strategies. However, the frequent lack of prosodic awareness among Yiddish language instructors necessitates the utilization of reference recordings that accurately represent authentic Yiddish intonation.

9

Conclusions

This interdisciplinary investigation posits a strong correlation between music and language. It hypothesizes that certain features presumed characteristic of Eastern European Jewish music derive from spoken Yiddish, both being products of the same sociocultural milieu that evolved across various European nations and subsequently disseminated globally. A salient finding is that the prosodic or musical climax in Yiddish does not align with the highest pitch, contrasting with common European linguistic and musical patterns. In spoken Yiddish, the climax coincides with the lowest pitch, while in Yiddish music, it occupies a medial tonal position, never the apex. This climax is invariably reinforced by increased volume, although this correlation is not absolute in natural speech. Ethnomusicologists often conceptualize folk music as a reflection of cultural ethos. The process of lyrical and musical fusion, often occurring simultaneously and subconsciously see (Stutschewsky, 1958, pp. 19–21), encapsulates expressions, sentiments, and idioms derived from the spoken language, historical experiences, and cultural norms of a people (Stutschewsky, 1958, pp. 13– 15). Joachim Stutschewsky (1891–1982) a Russian-born composer and scholar of Yiddish, Hassidic, and klezmer musical genres, posited a holistic view linking music to the Jewish collective unconscious and mentality. He asserted in his 1958 work, Musical Folklore of Eastern-European Jewry [In Hebrew], 1958, p. 16: “In the exquisite [Yiddish] folksongs, filled with care, pain, life content and truth—the people’s mentality is evoked,” [originally in Hebrew translated by R. Galay]. This research advocates for further interdisciplinary investigations into language, music, and cultural-philosophical evolution, building upon the comprehensive work of scholars such as Aniruddh Patel (Patel A.D., 2008) (Patel A.D., 2003). The dissemination of such knowledge is crucial for demonstrating the practical implications of applied linguistics and fostering intercultural understanding.

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Acknowledgment This research was financially supported by a grant from Givat Washington College of Education, Israel. The authors extend their gratitude to Ofer Gover for his valuable contribution in the critical review and editorial refinement of the manuscript.

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galay and galay

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21 Freud et le yiddish au 21ème siècle Idish (avec alef à l’initiale), yiddish (avec double-yud à l’initiale) et yiddish (avec double-yud à l’initiale, le second portant signe diacritique) Dovid Katz, traduit du yiddish par Erez Lévy

Résumé Cette contribution propose une analyse de la distinction entre le « yiddish » défini comme la langue aussi bien que la construction progressive qui lui fut rattachée par les linguistes, militants culturels, auteurs et penseurs et le « idish », la langue parlée et écrite par des centaines de milliers de juifs pieux, pour leur vaste majorité des ’hassidim (piétistes). Partant d’un postulat qui voudrait que le yiddish soit, dans son essence et dans son fondement, une chose fragile, de celles qui font face à un danger réel de disparition sous les coups d’ennemis déclarés et toujours déterminés à sa perte (assimilateurs, snobs, hébraïsants, sionistes etc.), l’attirance envers le yiddish peut apparaître liée dans l’inconscient à un instinct de combat guerrier, plus vraisemblable a priori chez les hommes, appelant d’urgence à sauver héroïquement la dame de haute beauté en péril.

« Yiddish»*,1 désigne la langue aussi bien que la construction culturelle progressive qui lui fut rattachée par les linguistes, militants culturels, auteurs et penseurs, tandis que «Idish» renvoie à la langue parlée et écrite par des centaines de milliers de juifs pieux, pour leur vaste majorité des ’hassidim (pié-

* Le texte original, intitulé “Freud and Yiddish for the 21st Century”, peut être consulté sur le site personnel de Dovid Katz: https://defendinghistory.com/freud‑and‑yiddish‑for‑the‑21st​ ‑century 1 Le nom de Freud désigne ici les écrits de Freud, et non sa personne (ni son origine), ni les interprétations vulgarisées de sa pensée. Le terme de yiddish (orthographié avec signe diacritique: ‫ ייִדיש‬suivant le standard contemporain, ou sans signe diacritique : ‫יידיש‬, suivant l’ancien usage courant parfois encore employé), désigne ici à la fois la langue et la construction culturelle qui s’y est progressivement rattachée par le fait de ses spécialistes, ses militants, ses créateurs et ses penseurs contemporains. Le terme de idish (‫ )אידיש‬désigne ici, pour sa part, la langue orale et écrite de centaines de milliers de Juifs de stricte observance vivant en communautés d’habitat groupé, en grande majorité adeptes des courants ’hassidiques.

© Koninklijke Brill BV, Leiden, 2025 | doi:10.1163/9789004711310_022

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katz, traduit du yiddish par lévy

tistes). Les trois graphies courantes du nom le plus souvent transcrit « yiddish », dont la différence n’apparaît clairement que dans leurs inscriptions en caractères hébraïques, représentent les marqueurs iconiques respectifs de trois états d’esprit distincts au sein du monde culturel yiddish au 21ème siècle. ‫( אידיש‬avec la lettre muette alef à l’initiale) est la graphie revendiquée par le million de locuteurs, juifs de stricte observance, de cette langue aujourd’hui; ‫( יידיש‬avec à l’initiale la diphtongue du double yud sans signe diacritique) a la préférence d’un public qui se reconnaît encore aujourd’hui dans le courant majoritaire de l’expression yiddish, notamment littéraire, au 20ème siècle ; et ‫( ייִדיש‬avec à l’initiale la diphtongue du double yud affectée d’un signe diacritique2 destiné à distinguer le premier yud, semi-consonne [j], et du second, d’usage vocalique [i]).3

1

La distinction psychique entre Idish et Yiddish4

En chaque langue se manifestent, soit explicites soit sous-jacents, des rapprochements de signifiants aux résonances freudiennes. C’est évidemment le cas aussi en idish, la langue parlée quotidiennement à la maison, à la synagogue et dans la rue par tous les ’hassidim dont la langue courante est le idish (ce qui certes n’est pas le cas de tous les ’hassidim). Ce fait offre beaucoup de matière à réflexion, mais tel n’est pas le propos du présent travail. A l’inverse, pour nombre de yiddishistes par conviction idéologique, dans toute la diversité de leurs orientations, environnements politiques et spirituels ou identifications à des groupes de différentes natures, l’engagement actif pour

2 L’emploi de ce signe, réputé obligatoire, semble à l’auteur superflu et symptomatique du fétichisme d’un courant puriste et normativiste. 3 Ces marqueurs ne pouvant tous transparaître dans les translittérations phonétiques latines, il importe d’attirer l’attention des lecteurs sur le caractère symbolique visuel et non pas phonétique de ces marqueurs distinctifs. En effet, si Idish peut se concevoir comme la translittération de ‫אידיש‬, Yiddish est indistinctement la translittération de ‫( יידיש‬sans signe diacritique) et de ‫( ייִדיש‬avec ce signe). 4 Les locuteurs ’hassidiques contemporains articulent le nom de leur langue [yidish], avec la semi-consonne [j], tandis que les continuateurs du dialecte yiddish lituanien, certes très minoritaires parmi le public yiddishisant d’aujourd’hui, continuent à prononcer le nom de la ‘langue maternelle’ avec la voyelle [i] à l’initiale, soit [idish]. Sur ce sujet, voir Dovid Katz, «On the writing traditions ‫אידיש‬, ‫ יידיש‬and ‫ייִדיש‬. History and Symbolic Essence », Algemeyner Zhurnal (New York), 14-28 octobre 2005. Il se peut ainsi que pour la lecture du présent article, analyse de constructions culturelles contemporaines à la lumière des notions freudiennes, les discussions puissent se référer respectivement à la «graphie Alef », à la «graphie Yud-Yud » et à la « graphie Yud-

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le yiddish est resté bien moins (voire absolument pas) tourné vers les aspects susceptibles de le défendre et de l’affermir comme foyer linguistique, tels qu’ils peuvent être perçus d’après la littérature psychanalytique (psycholinguistique, psychologie de la langue etc.), que ces aspects touchent à des particularités psychiques individuelles ou collectives. Or si l’on opère un glissement puissamment signifiant partant de « Freud» pris au sens de figure littéraire et intellectuelle pour en revenir à l’homme Freud, il est étonnant de se rappeler sa lettre au yivo de Vilnius en date du 30 avril 1936; lettre que Max Weinreich publia « en guise de préface» dans la première édition, sous forme de livret, de la traduction qu’il fit en yiddish de l’Introduction à la psychanalyse (Vilnius 1936), où Freud exprimait le regret de ne pas même savoir les lettres hébraïques. Pourtant, ô prodige, dans son ouvrage Le mot d’esprit dans ses rapports avec l’inconscient (Leipzig-Vienne 1905), il démontre une connaissance approfondie des ressorts de l’ironie et de l’humour dans la langue yiddish! De fait, on pourrait y lire une allusion à l’opposition du idish avec le yiddish, laquelle apparaît aujourd’hui comme un fait irrécusable.

2

Perte, sentiment de culpabilité et consolation

Les passions et les motifs d’attirance qui se trouvent au cœur de la pulsion se retrouvent dans de très larges parts de ce que l’engagement pour le yiddish fait vivre, souvent liés à des sentiments de culpabilité personnelle envers les parents ou d’autres figures disparues, proches ou apparentées, appartenant à des générations antérieures, auquel cas ce qu’amène le yiddish représente à la fois une prolongation sans fin des deuils en même temps qu’une consolation, de celles qui peuvent parfois s’épanouir dans le désir créatif (Cf. infra § 5). Et cette situation n’est en rien comparable aux deuils des proches en eux-mêmes où, en raison du génocide par lequel fut anéanti le Yiddishland, s’ajoute un complexe empiriquement mis en évidence de souffrance spirituelle et psychique, tenant au fait que ceux qui quittent ce monde, les derniers à parler la langue «exactement comme en Europe orientale avant la Guerre», apparaissent comme des Mohicans chargés d’une souffrance extrême. Comme le veut la civilisation, si l’on suit les termes freudiens, ces vestiges se voient illustrés et investis de diverses et immortelles vertus totémiques: celles des Yud diacritique», plutôt qu’à des translittérations des mots correspondants, lesquelles se prêtent immanquablement à des objections tirées de la linguistique ou de l’histoire éditoriale.

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héros, des fondateurs, des livres, des œuvres, auxquels on consacre des études, des institutions, etc.

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Combat, guerre, défense, force et vengeance

Partant d’un postulat qui voudrait qu’aujourd’hui le yiddish soit, dans son être et dans son fondement, une chose fragile, de celles qui font face à un danger réel de disparition, sous les coups d’ennemis déclarés et aujourd’hui comme hier déterminés à sa perte (assimilateurs, snobs, hébraïsants, sionistes etc.), l’attirance envers le yiddish peut apparaître liée dans l’inconscient à un instinct de combat guerrier, plus vraisemblable pour l’heure a priori chez les hommes, appelant d’urgence à sauver héroïquement la dame de haute beauté en péril. Il n’est pas rare que dans ce phénomène psychique complexe l’on voie à l’œuvre une pulsion de vengeance à l’encontre de ceux qui sont accusés de vouloir faire périr le yiddish, dont la liste apparaît très hétéroclite, comprenant les Allemands, les nationalistes est-européens, les sionistes, les hébraïsants, les assimilateurs et en tout état de cause les Juifs qui sont tout simplement indifférents au yiddish.

4

Affection, érotique et onanisme psychique

La joie qu’est susceptible de procurer à l’amoureux du yiddish l’approfondissement dans la connaissance de la langue et de ses trésors littéraires et linguistiques peut parfois prendre la forme d’une affection et d’une exaltation s’affirmant dans certains cas comme un amour éternel et infini, et s’exprimer sous toutes sortes de modes. Un tel phénomène est a priori particulièrement manifeste chez ceux qui s’expriment par la poésie yiddish ou se consacrent à la philologie yiddish; pour ceux-ci comme ceux-là, il s’agit d’un très sain cheminement vers la créativité, qui cependant parfois, dans le cas de ceux qui se consacrent à la poésie, peut atteindre une forme pathologique de graphomanie, dans la quête de la couronne que représenterait le nom de « poète » et, dans le cas des recherches philologiques, dévier vers l’étrange auto-persuasion que cette même langue dont on est littéralement amoureux est affligée d’infirmités et de tares qu’il faut «réparer». Il en va ainsi, en matière lexicale, dans l’obsession psychique de la confrontation avec la langue allemande (le purisme et la pulsion de fausse créativité qui s’exprime dans la création massive de néologismes indésirables). En matière d’orthographe, ce complexe d’infériorité est d’une autre nature, découlant de la prétention bizarre que le yiddish

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ne doive connaître ni la variabilité ni la diversité, notamment dialectale, que l’on constate dans d’autres langues. Le purisme et le normativisme poussés à leurs extrêmes représentent l’obsession d’un inlassable psycho-onanisme. En revanche, la recherche d’une langue et d’une littérature authentiques, et la pulsion vers des réalisations visibles du public extérieur servent véritablement la langue; il s’agit d’une pulsion vers un objet extérieur, nouveau. Il peut ainsi se trouver que celui qui n’appliquerait pas les signes diacritiques prescrits par les « saints canons» du standard académique moderne, mais suive des graphies plus archaïques5, soit dénoncé comme une sorte d’ennemi du peuple, qu’il s’agirait d’éliminer professionnellement.

5

La créativité et une pulsion à des réalisations durables.

Tous les aspects évoqués jusqu’ici se trouvent parfois exaltés au point d’être perçus comme participant d’un art véritable, porteur de réalisations pérennes. Aussi, combien d’éminentes et imposantes œuvres d’art ne sont-elles pas issues des profondeurs de l’inconscient freudien et de ses phases « saines » et « malsaines»? Manifestement, les créateurs d’aujourd’hui ne sont pas à même de juger par eux-mêmes de leurs (de nos) sept mesures de talent ou – Dieu nous en préserve – d’absence de talent, toutes choses emmenées par le désir freudien, fût-il le fruit d’une auto-persuasion, vers un cap d’immortalité. Toutefois, que le subconscient freudien dans l’affaire du yiddish (quelles que soient les graphies qu’on lui attribue) produise – ou non – des œuvres d’art durables dans toutes sortes de genres et sous toutes sortes de formes, seule la postérité en décidera après nous tous.

Bibliographie Katz, Dovid, «On the writing traditions ‫אידיש‬, ‫ יידיש‬and ‫ייִדיש‬. History and Symbolic Essence», Algemeyner Zhurnal (New York), 14-28 octobre 2005. 5 Note du traducteur: L’auteur cite ici dans le texte original pour illustrer son propos le cas de mots orthographiés différemment suivant qu’on emploie la graphie yiddish fixée par le standard académique contemporain le plus exact, représentant le « purisme », ou des graphies courantes dans des états antérieurs de l’usage du yiddish. Pour les lecteurs assez familiers du yiddish, nous citons ci-après les mots pris pour exemples par l’auteur, respectivement dans leur graphie la plus actuelle et dans celle qui était couramment d’usage à une époque encore récente: ‫פֿון‬/‫( פון‬la préposition «de»); ‫וווּ‬/‫( וואו‬le pronom relatif et interrogatif « où ») ; ‫פֿריִיִק‬/‫( פֿריאיק‬l’adjectif «précoce, prématuré»); enfin les noms et adjectifs ‫ ייִדיש‬et ‫אידיש‬ (yiddish et idish).

Index Abraham, Karl 24 Abraham, Nicolas 83 Ahasvérus 48 Alferi, Pierre 60 Allen, Woody 246, 250 Amati-Mehler, Jacqueline 25 Anderson, Benedict 204 Anissimov, Myriam 194 Anski, Shalom 239, 250 Appelfeld, Aharon 2, 9, 113, 177-188 Aristote 240, 241, 242, 243 Asch, Mathilda 157, 158 Asch, Moshe Gombiner 155, 156, 157 Asch, Sholem 8, 155-174 Astro, Alan 39 Aulagnier, Piera 60 Auster, Paul 60 Azuelos, Daniel 173 Badiou, Alain 199 Bakhtine, Mikhail 3, 114 Balakirsky Katz, Maya 26 Bartók, Béla 258 Baudelaire, Charles 200, 242 Baum, Batia 211, 219 Baumgarten, Jean 79, 199, 233 Balzac, Honoré de 167 Baron Cohen, Sacha 136 Bellos, David 189, 194 Bellow, Saul 126, 127-129, 131, 132 Bennahum, David 113 Bernfeld, Siegfried 31 Bernhard, Thomas 65 Bergelson, Dovid 151 Berghino, Alessandra 5, 10 Bernays, Martha 45 Berke, Joseph 26 Bettelheim, Bruno 17 Bion, Wilfred Ruprecht 147 Bloom, Harold 40 Bonaparte, Marie 50 Boreysho, Menakhem 161 Bornes-Varol, Marie-Christine 97, 100-101 Bou, Stéphane 80, 81, 83 Bourdieu, Pierre 200 Boyarin, Jonathan 18, 19

Boyden, Michael 145 Benloulou, Guy 202 Benner, Naomi 168 Bielasiak, Henri 219 Bimko, Fishel 253 Bober, Robert 246 Brecht, Bertolt 254 Breuer, Joseph 145 Brill, Abraham Arden 6, 20, 24 Brisset, Jean-Pierre 60 Brod, Max 204, 248 Broder, Rose 111 Burgerman, Francine 219 Cahan, Abraham 158, 174 Canestri, Jorge 25 Canetti, Elias 2 Carr, Hazel 143 Carr, Maurice 143 Cèbe, Gilles 246 Celan, Paul 219 Chabon, Michael 138-139 Chagall, Marc 158, 252 Chassay, Jean-François 60 Chmurnier, Szymon 216 Cixous, Hélène 197 Cohen, Joshua 139 Cohen, Marcel 97-99, 108 Cohn, Dorrit 148 Coppola, Sofia 136 Crews, Cynthia Mary 106 Daly, Timothy 249 Damrosch, David 32 Deleuze, Gilles 197-207 Derrida, Jacques 2 Deutsch, Helene 23 Dickens, Charles 142 Dimov, Osip 253 Dobzynski, Charles 235 Dodnik, Y. 30 Drigny, Juliette 62 Einstein, Albert 158 Eitingon, Max 25 Eliade, Mircea 241

276 Eliot, Thomas Stearns 116, 118 Elisha ben Abouya (Rabbi) 252 Elyada, Aya 1 Engel, Hélène 219 Ertel, Rachel 2, 80-85, 129, 156, 165, 180, 214 Espagne, Michel 198 Fabbri, Duccio 66 Feldman, Mendel 219 Felski, Rita 150 Ferenczi, Sándor 5, 24, 147 Flaubert, Gustave 200 Fogelman, Eva 70, 71 Fondane, Benjamin 218, 219 Fox, Larry 113 Foucault, Michel 59, 197 Fresco Laneurie, Jenny 94 Freud, Anna 51 Freud, Sigmund 1, 3, 7, 15-24, 26-36, 4, 4356, 130, 139, 140, 145, 146, 148, 149, 169, 200-202, 246, 269, 271, 273 Fromm, Erich 24 Frydrich, Violette 215-217 Fukelman, Jorge 40 Galay, Daniel 10 Galay, Racheli 10 Gamliel de Yabneh (Rabbi) 54 Gary, Romain 9, 189-195 Gauvin, Lise 3 Gebirtig, Mordechai (Mordkhè) 218 Genet, Jean 65 Gidon, Blanche 173 Giordano, Ralph 10, 222-229 Glatstein, Yankev 162, 174, 232, 235, 236 Gluckstein, Jacqueline 219 Gluckstein, Simon 219 Goldfaden, Abraham (Avram) 247, 254 Goldish, Matt 76 Gorby, Sarah 216-217 Gordon, Yehuda Leyb 15 Gori, Roland 60 Gorki, Maxim 161 Granowsky, Alexis 244, 253, 254 Greenwald, M. 32 Griliquez, Eve 219 Grober, Catherine 219 Grober, Jacques 211, 217-220 Grynszpan, Laurent 220

index Guattari, Félix 197-207 Gursky, Leo 138 Hadda, Janet 143, 145 Halter, Perl 214 Halter, Marek 214 Hamilton, John T. 199 Hannibal (Hannibal Barca) 44 Hegel, Georg Wilhelm Friedrich 240, 243 Heidegger, Martin 240, 241 Heine, Heinrich 54 Hella, Alzir 170 Heller-Roazen, Daniel 4, 232 Herman, David 251 Hutton, Christopher 16 Horn, Yosef 39 Howe, Irving 131 Hume, David 203 Jakobson, Roman 4, 59, 231 James, William 148 Jones, Ernest 18, 50 Jacob 44, 48 Joyce, James 65, 114, 116, 118 Joseph 44 Jurgenson, Luba 149 Kacew, Arieh-Leïb 195 Kacew, Mina 189 Kacyzne, Alter 168 Kafka, Franz 3, 41, 132, 133, 134, 138, 140, 178, 179, 181, 182, 184, 192, 197-207, 246, 248250, 255 Kaës, René 71 Kahan Newman, Zelda 260 Kandinsky, Vassily 240 Kant, Emmanuel 241 Katz, Hirsche-Dovid 11 Kazin, Alfred 114 Kijak, Moisés 6, 7, 19, 29, 43 Kellman, Steven G. 112 Kernberg, Otto 25, 27 Klein, Marc-Henri 219 Klein, Melanie 148 Knollenberg, Bernard 160 Kodály, Zoltán 258 Koenig, Raphaël 9 Kohn, Max 5, 8, 20, 61, 79, 199, 211, 232, 233 Koller, Karl 45

277

index Krauss, Nicole 137-138, 139 Kreitman, Abraham 142 Kreitman, Esther 8, 142-153 Kristeva, Julia 3 Kronfeld, Chana 198 Ksiazenicer-Matheron, Caroline 144, 147 Labouret, Denis 189, 191 Lacan, Jacques 112, 116, 203, 222 Lamartine, Alphonse de 241 Lanzer, Ernst (“Rat Man”) 28, 29 Lapierre, Nicole 181 Lavaut, Odile 219 Lehrmann, Sarah 30-31 Leibowitz, Yeshayahou 236 Leivick, H. 251, 253 Levi, Primo 233-235 Levinas, Emmanuel 242 Lévy, Erez 9, 230, 235, 269 Lévy, Philippe 233 Litvine, Mordechai (Mordkhè) 219 Lotringer, Sylvère 60 Lowenstein, Rudolf 24 Löwy, Jizchak (Yitskhok) 181, 182 Luria, Isaac 185

Moïse 47, 49-51 Molière 241 Molodowski, Kadye 168, 172 Montrul, Silvina 89, 91 Moses, Stéphane 244 Mosjoukine, Ivan 194 Mozart, Wolfgang Amadeus 261 Muir, Edwin 169 Muir, Willa 169 Nabuchodonosor 47 Nahman de Bratslav (Rabbi) 10, 230-236 Nathan (Rabbi) 54 Nathan, Tobie 57, 59, 60, 71 Néhémie 47 Neher, André 3 Nerval, Gérard de 3 Netahyahou, Benjamin 139 Netanyahou, Bension 139 Niborski, Yitskhok 124, 219, 220 Niederland, William Guglielmo 75 Nietzsche, Friedrich 203 Nomberg, Hirsh Dovid 157, 161 Norich, Anita 145 Ozick, Cynthia 134-135

Malamud, Bernard 126-127, 128, 131, 132, 134 Mallarmé, Stéphane 149 Manger, Itzik 168, 218, 246 Mann, Mendel 214 Marçais, William 113 Mark, Yudel 259-260 Marx, Karl 202 Mary, Bernard 61, 64 Materassi, Mario 113 Mavrogiannis, Pandelis 7 Mazover, David 163, 172 Mead, Frank S. 158 Melman, Charles 211 Menakhem, Pinkhos 142 Meyerhold, Vsevolod 238, 251 Meyrink, Gustav 204 Michel-Ange 47 Michels, André 61, 64 Mikhoels, Solomon 252 Minarsky, Rose 62, 64 Minczeles, Henri 219 Minczeles, Léa 219 Miron, Dan 15, 199

Pâris de Bollardière, Constance 212, 216 Parker, Muriel 113 Pasquier, Gilles 222 Patel, Aniruddh 266 Paulhan, Jean 59 Pawlovitch, Paul 194 Pellet, Sandra 62 Perego, Simon 212, 216 Peretz, Y.L. 155, 156, 157, 159-166, 171, 250 Pinès, Meyer (Meir) 206-207 Pinski, David 253 Pissarro, Camille 169 Platon 242 Polinsky, Maria 89 Pontalis, Jean-Bertrand 59 Proust, Marcel 186, 201, 203, 251-252 Pury, Sybille de 71 Queneau, Raymond 59 Rabinowitz, Louis M. Rachi 56

156, 160

278 Racine, Jean 241 Ram, Menuha 80 Ramos Gonzalez, Alicia 150 Rassial, Jean-Jacques 242 Reich, Wilhelm 31 Reinhardt, Max 158, 161, 250 Rey, Alain 60 Reyzen, Avrom 157 Roazen, Paul 23 Robert, Marthe 200, 203 Rolnik, Eran 31 Rosenfeld-Chagall, Bella 158 Roskies, David 21 Roth, Henry 2, 111-120, 125-126, 128, 132 Roth, Hugh 113 Roth, Jeremy 113 Roth, Joseph 173 Roth, Philip 68, 123, 124, 129-134, 136, 138 Roussel, Raymond 60 Rousselet, Cécile 8, 61, 62 Rozier, Gilles 143 Rudnicki, Adolf 249 Sacotte, Mireille 191 Safran Foer, Jonathan 135-136, 136, 139 Sala, Marius 102 Samacher, Robert 7, 61, 64, 232 Sampson, Steven 8 Samuel, Maurice 169 Savran, Bella 70, 71 Schlevin, Benjamin 213, 214 Schildkraut, Rudolf 161 Schmitz, Siegfried 169 Schneierson, Sholem Dov (Rashab) 26, 27 Schnitzler, Arthur 149, 150, 151 Schopenhauer, Arthur 240, 241 Schulz, Bruno 134 Schumacher-Brunhes, Marie 8 Schwartzstein (famille) 215 Schwob, René 253 Seberg, Jean 193 Seidman, Naomi 6 Séphiha, Haïm Vidal 94 Shakespeare, William 241, 255 Shandler, Jeffrey 2 Shapiro, Menahem Mendel 157 Shaw, George Bernard 143 Sholem-Aleikhem 123-125, 132, 244, 246 Showalter, Elaine 150

index Sibertin-Blanc, Guillaume 199, 203 Simondon, Gilbert 2 Singer, Isaac Bashevis 123, 128, 142, 143-144 Singer, Israël Joshua 142 Sneh, Perla 6 Sokolow, Florian 172 Sokolow, Nahum 157, 172 Speiser, Léon 217 Spivak, Elye 259 Stahl, Nanette 155 Stanislavski, Constantin 239 Starkier, Isabelle 10 Stavans, Ilan 147 Stein, Odette 219 Stekel, Wilhelm 26, 27 Stengers, Isabelle 71 Stern, Anne-Lise 234 Strachey, James 17, 18 Stutschewsky, Joachim 266 Sultan, Claude 3 Sutzkever, Avrom 2, 214 Szmajer, Violette 211, 220 Szulstein, Moyshè 214 Tama, Rosette 61, 63 Tauber, Michèle 9, 211, 220 Thomas, Chloé 7 Titus 6, 50, 54, 55 Todorov, Tzvetan 3, 244 Tolstoï 167 Torok, Maria 83 Toscanini, Arturo 172 Tosquelles, François (Francesc) 202 Tversky, Yohanan 31 Underwood, Nick 212 Uriburu, Maria Eugenia 60 Vaisbrot, Bernard 86, 219 Vakhtangov, Evgueni 239, 244, 251 Verger, Mathias 65 Vespasien 54, 55 Voloshinov, Valentin 31 Wainper, Zishe 39 Waldman, Moshè 80 Weich-Shahak, Shoshana 104 Weiner, Lazar 216, 217 Weinreich, Max 2, 15-22, 29-37, 271

index Weinreich, Uriel 33, 260 Weizmann, Chaim 158 Werfel, Franz 173 Widawska, Frajda Malka 157 Wieviorka, Aby 219 Wieviorka, Ritch 219 Wirth-Nesher, Hana 113, 114, 116 Wisse, Ruth 134 Wolf, Nelly 9 Wolf-Fédida, Mareike 5, 10 Wolfson, Louis 2, 7, 57-68 Woolf, Virginia 144, 149 Wortis, Joseph 36 Wulff, Moshe 24 Wurmbrandt, Michael 173

279 Yerushalmi, Yosef Hayim 51, 183 Yurenets, V. 31 Yohanan ben Zakkaï (Rabbi) 6, 7, 21, 43-56, 139 Zalcman, Mojsze (Moyshè) 211, 213-214, 215 Zajde, Nathalie 7 Zarco, Kobi 104 Zaritt, Saul Noam 162, 165, 166-167, 171, 174 Zilberman, Batsheva 142 Zola, Émile 167 Zweig, Stefan 169, 170, 171, 173