Le travail du care 9782843032400, 2843032407

Le care, ou le souci des autres, est une zone de conflits, de tiraillements et de dominations. Celle, notamment, du trav

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Le travail du care
 9782843032400, 2843032407

Table of contents :
[Table des matières] Introduction. --
Travail. --
Ethique. --
Politique. --
Annexes

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Le travail du cave

Illustration de couverture : Xohcmi y dniiu Mnnirn, (ori^e A l o n s o / a p a t u Sânclicz. Maquette d'après l-'rançois leret

Le travail du cave

Pascale Molinier

•, où il arrive même qu'elles soient « formidables », mais qu'elles laissent les personnes en plan le reste du temps. «Elles parlent en arabe » entre elles l'après-midi dans les petits salons, sans se préoccuper outre mesure de redresser les personnes dans leur fauteuil ou de leur faire la conversation, eSt un grief récurrent. De l'autre côté, durant un an, ni dans les observations réalisées sur le terrain 59 , ni dans les propos 58. « Ici, on n'eSt pas au bled», aurait répondu une responsable énervée à une soignante qui demandait un arrangement de planning. 59. Une de mes étudiantes a suivi les femmes de ménage sur le terrain pendant trois mois. 142

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échangés dans le groupe de soignantes, nous n'avons relevé des conduites ou des représentations dégradantes des personnes âgées. De nombreuses soignantes ou femmes de ménage ont dit « aimer les personnes âgées » et semblent trouver du sens à s'en occuper: ce quelles appellent «travailler avec son cœur». Cela ne signifie pas que les soignantes font tout bien tout le temps, mais il n'y a pas d'ambiguïté sur le Statut de personne des résidents, sur la valeur de leur vie et l'importance de s'en soucier, quel que soit le degré d'atteinte de leurs fonctions cognitives. Ce consensus résiste aux mauvais traitements infligés aux soignantes. Il n'eSt pas imposé à la verticale par les autorités, mais diffuse à l'horizontale, sur le fil d'un modèle issu des relations épaisses, de l'amour de soi et des siens : la personne que je soigne, un jour, ce pourrait être moi ou ma mère. Peut-on dire que le fait d'être assis en parlant en arabe entre soi devant des résidents eSt un manque de respecit? ESt-ce véritablement aussi « inadmissible » que le prétend l'animatrice ? Cela dépend, répondrait Amy. On attend des soignantes qu'elles communiquent avec les résidents, et non qu'elles parlent entre elles. En arabe eSt une circonstance aggravante dans la mesure où les résidents ont peu de chance d'y comprendre quelque chose et de profiter de la discussion. Mais, d'un autre côté, certains d'entre eux ne profiteront pas davantage, compte tenu de leur état mental, d'une conversation en français. L'exemple hilarant des conteuses, rapporté plus haut, en témoigne. Même en usant de sa propre langue, il n'eSl pas facile de capter l'attention d'une personne sénile, les soignantes sont bien placées pour le savoir, elles qui racontent dans des éclats de rire comment les résidents mangent les pions du loto ou les pièces des puzzles. On peut dire alors que vivre dans un bain de langage, entendre des humains tenir des propos articulés et adressés, quelle que soit la langue, eSt sans doute meilleur que végéter dans un silence dépourvu de sens 143

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ou être abreuvé de paroles artificielles, comme celles des conteuses, dont l'insistance à intéresser peut être ressentie par certaines personnes très perturbées comme une incongruité ou une menace. Poser les questions éthiques du respect, de la dignité des personnes âgées vivant en institution parce que dépendantes implique de prendre en compte leurs besoins réels. Ces besoins, passablement exprimés par les vieillards, font nécessairement l'objet d'interprétations différenciées et de désaccords. Les unes pensent que les personnes âgées aiment manger de la pâtisserie et chanter des chansons, voire échanger des blagues grivoises: pratiquer ce type d'interactions, voilà ce qu'elles considèrent comme un traitement respectueux. D'autres pensent que les personnes âgées ont besoin d'expression créative et de détente, d'art-thérapie ou de tai-chi, et qu'il ne faut pas trop les exciter. Il eSt probable que, dans leur horizon culturel, manger des crêpes n'eSt pas suffisant pour vivre la vie d'une personne à part entière, tandis que les premières se gaussent de ces activités qu'elles jugent ridiculement sophistiquées pour des gens qui « mangent les pions du loto ». Les unes pensent qu'il faut en permanence exercer une pression morale, «reprendre», redresser, installer convenablement, lutter d'arrache-pied contre l'inertie des corps ou le caractère têtu du retour à certaines postures jugées peu flatteuses. Les autres pensent quelles ont mal au dos ou tout simplement qu'elles sont en pause et que, de toute manière, dix minutes plus tard, il faudra recommencer. Beaucoup d'efforts sont déployés en maison de retraite, souvent sous l'injonction des familles, pour que les personnes âgées ressemblent à ce qu'elles ne sont pas : des personnes normales. On peut se demander, de ce point de vue, si ce redressement vise toujours à assurer le confort de la personne ou bien à mettre les corps dans les formes et les manières de la société. Redresser, reprendre, corriger, répéter... les encadrantes insistent 144

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beaucoup sur leur fonction normalisatrice ; elles s'y épuisent. On se souvient de la remarque d'Eva Feder Kittay selon laquelle un care eSt « mauvais » s'il nuit aux pourvoyeuses. Or il y a bien une concurrence des intérêts ou des besoins entre les corps qui glissent et les dos qui se brisent, entre les paroles erratiques et confuses et le désir d'échanger des propos articulés; et rien ne s'articule mieux que la langue maternelle. Il conviendrait de se demander: peut-on vivre avec des personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer, être durablement confronté à leurs symptômes, sans se protéger de la confusion grâce à l'usage de sa propre langue? Ou, pour le dire autrement, sans faire résonner et entendre le son juste de sa propre voix? Sans l'aiguillon redresseur des encadrantes, assisterait-on à un laisser-aller? Ce n'eSt pas certain. Nous avons vu cependant à quel point le travail en gériatrie mobilise des visions différenciées de ce qu'il convient de faire et de ce qui compte, en fonction de la place occupée : soignantes, encadrantes, familles. Un certain niveau de conflit n'eSt-il pas inévitable ? Dans une organisation moins hiérarchisée et moins spécialisée, où les tâches seraient moins différenciées, ce conflit ne pourrait-il pas être institutionnalisé et discuté comme faisant partie du travail de care ? Pourrait-on discuter sur un pied d'égalité des vertus comparées du jeu de dominos et du cours de tai-chi ? Je n'ai rien personnellement, ni contre les dominos ou les crêpes ni contre le tai-chi. Les crêpes toutefois me paraissent pouvoir faire l'objet d'un plaisir partagé par plus de personnes en contexte gériatrique que le tai-chi, mais je suis prête à me laisser convaincre du contraire. Si j'utilise cet exemple, ce n'eSt pas tant pour prendre parti que précisément pour rendre compréhensible ce qu'eSt une vision particulière en éthique, et, me semble-t-il, à ce Stade, il ne peut s'agir que de la mienne. Je me dois de la risquer, cette vision. Dans un autre contexte conceptuel, 145

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on pourrait également l'appeler mon contre-transfert. Il me semble que les mots « crêpes » et « tai-chi » sont ceux qui permettent le mieux pour des ledteurs ou leétrices extérieurs à la situation de comprendre qu'il existe, à mon avis, une sorte de rupture conceptuelle entre le monde des soignantes et celui, par exemple, de l'art-thérapeute. C'eSt là, en tout cas, que cette rupture se fait sentir pour moi avec le plus d'acuité. Quelle que soit la sympathie que j'ai pour les unes ou pour les autres, parler de tai-chi, c'eSt quitter le monde conceptuel commun dont fait partie le mot « crêpe ». Je ne veux pas dire que les soignantes ne connaissent pas le sens du mot tai-chi. Elles le connaissent. Mais, d'une façon tout à fait insidieuse et détournée, il eSt la clef d'une fermeture conceptuelle qui recèle un quantum élevé de violence symbolique dont je ne comprends pas qu'elle ne soit pas perçue par les encadrantes. Dans l'usage de ce mot qui crisse à mon oreille (à la mienne seulement?), dans l'idée qui a prévalu à la mise en place d'une telle activité et dans son déroulement même, il y a ce que Cora Diamond désigne comme « un moment de la sensibilité humaine aux mots ». Nous sommes rendus aux limites où l'expérience des soignantes ne se comprend plus avec les mots de celle des encadrantes. Pire, le mot tai-chi blesse, il (me) fait mal à celles qui doivent se baisser pour récurer les toilettes. Que l'art-thérapeute passe devant elles parfois sans les voir et leur dire bonjour n'eSt qu'un prolongement somme toute attendu. Elles ne vivent pas dans le même monde, et l'opposition crêpes ou tai-chi eSt aussi l'expression d'un rapport de classe. « Nous différons, non seulement parce que nous sélectionnons différents objets à partir du même monde, mais parce que nous voyons des mondes différents », écrivait Iris Murdoch60. Sans doute, j'exagère, mais il me semble 60. Iris Murdoch, « Vision et choix en morale », in Sandra Laugier (sous la direction de), La Voix et la Vertu, op. cit., p. 70. 146

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que «tai-chi» ne décrit pas seulement une activité récréative plus ou moins adaptée, le mot eSt vecteur d'un défaut de sensibilité à une forme de vie morale où les soignantes mangent des crêpes avec les résidents, chantent avec eux des chansons, parfois flirtent ou plaisantent sur un mode grivois, font une collecte pour acheter de la farine et du sucre ou parlent en arabe. Le mot «personne» n'eSt que faussement commun à ces deux mondes, celui des crêpes ou du tai-chi ; en réalité, la vision de ce que doit être la vie d'une personne n'eSt pas du tout la même. Les mots et leur sensibilité ouvrent les portes de mondes différents. Par différence au mot « crêpe », le mot « tai-chi » ne m'ouvre aucune autre porte que l'embarras moral, voire une certaine hostilité qui me gêne et que je peine à dépasser. Dans la dureté de l'univers que j'ai décrit, le mot tai-chi se détache sur un arrière-plan de peur, de harassement, de corps meurtris, abaissés, il ne parvient pas à la justesse et me laisse sans voix. Cherchant à m'approcher de cette perte de la voix, je pensais à ce que pourrait être le son sortant du Cri dans le tableau d'Edvard Munch. On sait que 1 artiste a associé une note dans l'un de ses journaux à propos de cette œuvre : «J'étais en train de marcher le long de la route avec deux amis - le soleil se couchait - soudain le ciel devint rouge sang - j'ai fait une pause, me sentant épuisé, et me suis appuyé contre la grille - il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu-noir et de la ville - mes amis ont continué à marcher, et je suis resté là tremblant d'anxiété - et j'ai entendu un cri infini déchirer la Nature. » Il eSt curieux que le tai-chi, en définitive, se fasse pour moi le porteur d'une figuration liminale anxiogène, plutôt du côté des « horribles contradictions de la mort »61, la vie s'étant réfugiée dans l'oralité, la langue arabe et les crêpes. C'eSt dire aussi la précarité 61. Cora Diamond, « La difficulté de la réalité et la difficulté de la philosophie », article cité. 147

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de ce qui eSt supportable ou ne l'eSt pas, sur ce versant étroit de l'expérience gériatrique, tout tiendrait parfois à un mot qui viendrait se loger à la mauvaise place, tai-chi ou « mon chéri », soufflant le feu et l'angoisse. Un élargissement de la confiance Ce qui fait la différence dans les vies humaines, selon Cora Diamond, eSt ce qui importe. S'il convient de se faire sensible aux désaccords, aux ruptures, à l'expression morale, s'il ne s'agit pas de tomber nécessairement d'accord, mais en tout état de cause de parvenir à une compréhension du différend, à une intelligibilité partagée des différentes voix, alors nous avons besoin d'un concept supplémentaire: celui de confiance. «Avant de se demander quand la pression morale (formatrice, réformatrice ou punitive) doit s'exercer et sur qui, il faut d'abord se demander à qui faire confiance, quand le faire, à propos de quoi, et pour quelles bonnes raisons », écrit Annette Baier62. Quelles seraient, à la Villa Plénitude, et plus largement dans les situations de care organisées, les conditions d'un élargissement de la confiance ? Annette Baier, dans un texte intitulé «Ce que les femmes attendent d'une théorie morale», se demande ce qui distinguerait une théorie morale édifiée par une femme « consciente de sa condition ». Les théories des hommes étant pour la plupart des morales de l'obligation, Annette Baier pense que les femmes privilégieraient leur préoccupation morale principale : l'amour. De nombreux auteurs soulignent qu'il n'eSt pas nécessaire d'aimer une personne pour en prendre soin. L'éthique du care en ce sens ne serait pas une éthique de l'amour. Ce point de vue eSt important car il souligne l'écart entre aimer 62. Annette C. Baier, « Ce que les femmes attendent d'une théorie morale », article cité. 148

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quelqu'un et en prendre soin. Ainsi, la correspondance entre Colette et sa fille révèle-t-elle, par exemple, que Bel-Gazou, petite fille, n'intéresse pas beaucoup sa mère. Celle-ci l'aime pourtant, mais elle s'en préoccupe peu si l'on en croit les courriers insistants de la gamine réclamant le nécessaire - argent de poche, dentifrice, chaussures neuves -, pour vivre en internat. En outre, Colette visite beaucoup moins sa fille que d'autres parents du même collège qui, du coup, s'occupent de la délaissée63. Cela ne l'empêche pas d'exprimer son amour pour sa fille à travers l'échange de nombreuses missives qui ont été conservées, de part et d'autre, même si, semble-t-il, de façon inégale (un peu plus par la fille ?), signes qu'elles étaient précieuses. Dans ce cas précis, l'amour maternel ne se confond pas avec le care. Aimer, ce n'eSt pas forcément faire quelque chose pour quelqu'un. Mais l'amour peut aussi être entendu en un sens plus large. Il me semble que les soignantes, les hôtelières et les femmes de ménage de la Villa Plénitude sont d'accord avec Annette Baier et qu'elles développent, pour le dire dans ses termes, « une éthique de l'amour », quand elles disent «j'aime les personnes âgées » ou travailler « avec leur cœur » en « se donnant à fond » « comme pour leur mère ». Cet « amour des personnes âgées » rejoint cet « attachement » prohibé dans presque tous les métiers du care, reproché par la hiérarchie comme « non professionnel ». Ce lien affectif qui donne sens au travail eSt pourtant ce qui fait qu'il y a travail du care et non seulement une activité purement instrumentale. Par différence avec ce qui se passe dans les relations familiales ou amoureuses et amicales, cet amour-là n'eSt pas du tout donné, il doit être inventé, imaginé, créé de toutes 63. Colette se comporte comme n'importe quel autre créateur, homme ou femme, la création passe pour elle avant tout le reste. Elle «oublie» sa fille au profit de l'écriture. Colette, Lettres à sa fille (1916-1953), Gallimard, «Folio», 2006.

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pièces par les travailleuses du care. Si l'on suit Annette Baier, la prise en compte de l'« amour des personnes âgées» devrait être l'élément autour duquel élargir progressivement un climat de confiance. La confiance toutefois, pas plus que l'amour, ne se prescrit pas. On ne peut pas dire aux gens « faites-vous confiance les uns les autres » et espérer naïvement que cela fonctionne. À la Villa Plénitude ne travaillent que des femmes à tous les niveaux de la hiérarchie. Cette homogénéité eSt sociologiquement significative de la féminisation du secteur des soins et de l'assistance. Mais l'analyse du travail bat en brèche l'idée d'une expérience féminine pouvant être généralisée. Ce qui compte eSt plutôt la différence de place, de pouvoir et de prestige. Entre la directrice et Dina Lord, être femme eSt un point de similitude tout à fait accessoire. Leurs différences de peau, d'origine, de Statut social, de pouvoir ont bien plus d'importance. Il eSt d'ailleurs frappant que lorsque les soignantes veulent désigner l'ensemble de la hiérarchie, elles ne disent pas « elles », mais « ils ». Lorsqu'on le leur a fait remarquer, elles ont immédiatement exprimé un ensemble de jugements péjoratifs sur lesquels je reviendrai plus loin. «Les femmes aiment trop le pouvoir», selon elles ; « ça leur monte à la tête », dira l'une des plus anciennes salariées. La confiance n'eSt pas au rendezvous. La directrice préfère exercer une pression morale (de formation, de sanction), tandis que la peur et la méfiance sont mises en avant par Dina Lord comme les ressorts de l'investissement dans son travail. En l'état des choses, aucune d'entre elles n'eSt prête à prendre le risque de faire confiance à l'autre. Or nous savons comment se construit la confiance au travail: par le partage de règles communes faisant l'objet non d'une imposition, mais d'une activité déontique, c'eSt-à-dire par une activité collective et permanente de création de règles. Ces règles du métier sont simultanément éthiques, techniques, langagières et comprennent une 150

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dimension orientée vers le vivre ensemble64. Construire ce genre de règles signifierait d'entrer dans la délibération en renonçant à occuper une fonction spécialisée ou hiérarchique. En regard des propositions de Carol Gilligan, qui distingue l'éthique de l'abnégation (ce qu'eSt l'éthique féminine au sein du patriarcat) d'une éthique féministe de résistance (ne pas renoncer à sa voix et à l'importance accordée aux relations), l'éthique du care à la Villa Plénitude dénote une réelle ambiguïté. En première intention, en s'en tenant au point de vue de la hiérarchie, on pourrait penser que l'éthique du care y relève de l'abnégation, dans la mesure où elle semble extorquée sous la menace de la sanction (les mises à pied, les licenciements) et de l'orthopédie des conduites («je les reprends ») sollicitant le masochisme défensif pour « tenir ». Mais à y regarder de plus près, à partir des formes d'expression des soignantes, l'éthique du care eSt plutôt investie comme une forme de résistance ou de subversion des rapports de domination, dans la mesure où « l'amour des personnes âgées» eSt ce qui donne sens au travail et permet d'en surmonter les aspects dégradants et humiliants ; qu'il s'agisse du sale boulot ou de la servitude. Cet « amour » n'eSt pas le résultat des «pressions morales» des encadrantes ; au contraire, nous avons vu que celles-ci en critiquent l'expression, l'ignorent ou le dénient. « L'amour des personnes âgées » eSt une expression spontanée des soignantes, ce qui dans le contexte de contraintes où elles travaillent n'a rien de « naturel ». L'éthique de l'amour eSt une forme de résistance contre la souffrance au travail, une création de sens des soignantes. Cette éthique de l'amour associe un 64. Damien Cru, «Les règles de métier. L'art de vivre. Langue de métier», in Christophe Dejours (sous la direction de), Plaisir et souffrance dans le travail, Éditions de l'AOCIP, Paris, 1988, tome I, p. 29-49. 151

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ensemble d'éléments convergents et cohérents entre eux. La domestication de l'environnement, l'établissement de « relations épaisses » sur le modèle familial, l'investissement spontané d'activités ludiques appartenant au monde ordinaire comme les crêpes et les chansons, la séduction et la tendresse, la recherche d'identification par la mimésis et l'autodérision forment une culture populaire du care. Grâce à cette culture, les soignantes créent un monde où il eSt possible de vivre une vie décente, selon leurs critères, pour les personnes âgées et pour elles, ensemble. À la Villa Plénitude, en dépit de la brutalité des rapports sociaux de travail, la qualité du lien avec les personnes âgées eSt préservée. « Cela me rassure », me dit la directrice comme je lui faisais part de ce constat. Il eSt dommage qu'elle ne voie pas dans le détail ce sens commun entre elle et les soignantes : le souci ou l'amour des personnes âgées. Cet accord mutuel concernant ce qu'il convient de faire eSt entravé par les jugements péjoratifs portés sur les soignantes, par leur propre méfiance et leurs propres jugements péjoratifs sur la direction et l'encadrement, par les visions différentes de ce qu'eSt la vie d'une personne et par des Styles expressifs socialement distribués.

Chapitre 3

Politique

On ne démolira jamais la maison du maître avec les outils du maître. Audre Lorde1

Durant l'été 2012 où je rédigeais ce livre, je fis un court voyage en Équateur. Traversant la place d'un village dans la région d'Otavalo, j'aperçus de loin la silhouette d'une nonne en train de danser sur une musique entraînante. Je m'approchais et vis qu'elle était accompagnée de trois sémillantes jeunes femmes vêtues de justaucorps colorés; toutes dansaient en accompagnant leurs mouvements avec deux bâtons quelles brandissaient ou entrechoquaient, au-dessus de leur tête ou devant elles, suivant l'impulsion donnée par la nonne. Elle-même portait le voile et, sur sa chasuble, un tablier mexicain, aux pieds, les robustes sandales de cuir qui chaussent 1. Si&er Outsider. Essais et propos d'Audre Lorde, Mamamelis, Genève, 2003, p. 119. 153

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toutes les religieuses de terre chaude, ce qui ne l'empêchait nullement d'épouser les rythmes langoureux des chansons d'amour populaires qui se succédaient dans les haut-parleurs installés sur la place centrale. En face d'elles, assises en ligne et agitant des bâtons, il y avait une quinzaine de vieilles femmes toutes vêtues du même survêtement bleu marine portant l'écusson « foyer des anciens». Sur le côté, un peu à part, l'une d'entre elles, une femme petite et indienne, était installée dans un fauteuil roulant et tapait ses bâtons de façon erratique, sans tenir compte de la chorégraphie générale, mais elle était là. Parmi le groupe se détachait une femme blanche assez grande aux traits réguliers, une ancienne beauté qui prenait un plaisir manifeste à bouger les épaules, les bras et les bâtons de façon sensuelle et inspirée tandis que le chanteur de charme répétait sur toute la gamme « Traîtresse, ô traîtresse ». Sur des bancs derrière la nonne et les jeunes femmes, quelques habitants du village, vieillards, femmes et enfants se divertissaient du spectacle. Il y a une volonté politique générale en Équateur de ne pas laisser les vieillards de côté, nous a-t-on dit. Cette scène en eSt une traduction concrète, les vieilles femmes sont sur la place au centre du village, elles font quelque chose ensemble auquel peuvent participer tous les passants, ni la nonne ni la belle vieille femme n'ont peur du ridicule. Cette confiance en soi caractérise l'audace du care. La moindre des choses Nous avons vu que les concepts et les pratiques constitutifs de la civilisation du travail sont inadaptés pour valoriser le travail du care et celles qui le font. L'hyperspécialisation des activités, étendue du capitalisme industriel vers le capitalisme émotionnel, a pour conséquence que le sale boulot, plus largement les activités qui sont les moins spécialisées, celles que tout le monde pourrait faire, continuent d'être l'objet d'une lutte quotidienne entre les 154

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personnels professionnalisés et ceux qui le sont moins. Cette lutte pour ne pas faire et faire faire s'inscrit dans le prolongement des antagonismes domestiques entre les tâches nobles du care, comme l'éducation ou le soin, et les tâches éreintantes de nettoyage ou de ménage. Théoriser le travail domestique gratuit avec l'ensemble des activités de care eSt important, car cela permet de construire un continuum à partir duquel il devient possible d'analyser le care comme processus à entrées et acteurs multiples. Mais il n'eSt pas tout à fait exact, ou trop rapide, de penser que, pour exercer les métiers du care, il suffirait de s'appuyer sur des expériences vécues dans la sphère domestique et que ce serait « la même chose ». S'occuper d'une mère psychotique quand on eSt sa fille de sept ans, puis de quinze ans, cela peut être l'occasion d'une vocation de psychiatre ou d'infirmière, mais ce n'eSt pas le même travail que de s'occuper de tous les patients psychotiques hospitalisés dans un secteur psychiatrique, comme ce n'eSt pas la même chose de s'occuper chez soi de son enfant ou des enfants des autres dans une collectivité, de s'occuper de son parent handicapé ou de personnes avec qui on n'eSt pas initialement lié. Il existe une relation entre ces différentes sphères d'activités, il s'agit bien d'un même monde vécu, mais ce n'eSt pas le même travail et les formes de mobilisation de la subjectivité qui s'y développent sont différenciées. Pour l'aidant familial ou l'aide à domicile, même si ce sont les mêmes tâches réalisées dans le même lieu, et même si la seconde eSt susceptible de remplacer le premier, le travail psychique qui sous-tend leur activité eSt différent, ne serait-ce que par le potentiel d'adaptabilité et d'habiletés que requiert de devoir travailler dans des maisons sans cesse différentes. En fonction de la place qu'on occupe dans le processus de care, professionnelles salariées, « aidants », enfants, conjoints, frères ou sœurs, et même voisin, on ne fait pas le même travail, on n'entretient pas les mêmes relations. Ce qui manque à la plupart des analyses, c'est 155

Le travail du care

d'une part la prise en compte des rapports sociaux, et notamment du rapport salarial, qui encadre 1 activité; d'autre part, celle du « travailler », c'eSt-à-dire des affects, fantasmes, désirs ou défenses mobilisés par l'activité. Or c'eSt précisément cette dimension psychique éthique, ou si l'on préfère l'intention ou l'attention doublée du désir ayant donné forme au soin, qui fait conflit entre les différents pourvoyeurs de care. Il y a d'abord les visions différenciées autour de la résistance du réel. Je pense par exemple aux passions sans espoir que mobilise le Style de coiffure susceptible de convenir à une vieillarde alzheimérienne, avec ou sans nœud en compresse, relevé sur la tête en choupette ou non, cheveux nattés ou coupés court; les unes privilégiant une esthétique gériatrique, pratique et compatible avec une chevelure maigre, mais qui fait horreur à d'autres s'acharnant à coiffer, teindre ou permanenter ce qui ne peut plus l'être pour un résultat final non moins pathétique. Car le cheveu résiste, le réel du corps abîmé et de l'esprit défaillant résiste. Mais ce qui fait obstacle de façon plus radicale encore à la reconnaissance du travail du care eSt ce qu'il contient intrinsèquement de non spécialisé. On tombe vraiment sur un problème épineux. Les concepts de compétence et de reconnaissance ont été investis, notamment dans le champ de la sociologie du genre mais plus largement, en ce qu'ils permettent de faire barrage au discours sur les « qualités naturelles » qui, puisque naturelles, ne mériteraient aucune reconnaissance. Il eSt à souligner que le fait qu elles soient considérées comme « naturelles » n'a jamais empêché qu'on en reconnaisse l'absence en la sanctionnant comme une faute. Le concept de compétence présente l'inconvénient de faire obstacle à la possibilité de penser la valeur d'une aéttvité qui n'a rien d'exceptionnel. L'important n'étant même pas que cela soit difficile à faire, mais que cela soit fait, que quelqu'un veuille bien s'en préoccuper, que l'on se souvienne 156

Politique

de l'histoire du papier-toilette. Ce qui fait la valeur du travail de care eSt la valeur de la vie. Or dans la civilisation du travail, aujourd'hui, il eSt impossible de donner de la valeur à une activité qui ne peut pas se dire dans le langage de la spécialisation et de la compétence et se traduire dans les grilles de la qualification. On ne peut pas donner un diplôme de distributeur de papier hygiénique, c'eSt tout simplement absurde ! Alors, comment faire puisque cela fait partie des gestes qui comptent dans la perspective du care? Comme celui de chercher où sont les «fumeuses» tasses en porcelaine ou de changer la serviette de table souillée de M. Réclame. «Des petits riens», mais qui se répètent, beaucoup de petits riens accumulés, auxquels il faut penser toujours, ne pas oublier, anticiper... Un ensemble d'activités infimes ou imperceptibles qui défient le dogme de la reconnaissance puisque leur efficacité repose avant tout sur leur discrétion. L'idéal : qu'une main dépose un nouveau rouleau de papier-toilette avant qu'il ne vienne à manquer et que l'on n'en entende jamais parler. Les soignantes, à la Villa Plénitude, se plaignent de ne pas être reconnues. Elles ont raison. Mais leur travail eSt justement fait pour disparaître de la vue, cela suggère que le concept de reconnaissance pourrait souffrir de quelques limites ou tout simplement s'avérer «informe» dans le champ du travail du care. Je ne vois pas ce que veut dire, par exemple, reconnaître que des fesses ont été bien lavées. A priori, cela n'a pas à être vu, et quand c'eSt mal fait, les personnes sont mal à l'aise et commencent à avoir des plaies puis des escarres. Là, on peut se douter que le travail n'a pas été fait. Mais par qui? ESt-ce important de le savoir? Faut-il sanctionner? Ou bien faut-il envisager collectivement comment l'on peut faire pour que les gens soient confortables ? Ce dont on a besoin, dans ce genre de circonstances, c'eSt d'une conversation. C'eSt aussi ce que veut dire Hélène Chaigneau quand elle parle d'« élucider suffisamment», il s'agit de mettre le réel sur le tapis, d'en causer. 157

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C'eSt autre chose de dire que le travail devrait faire l'objet d'une conversation que de dire qu'il devrait être reconnu. Le care, pour paraphraser Jean Oury, eSt la moindre des choses. Et l'on peut en converser pendant des heures, mais comment « reconnaître » la moindre des choses? La valeur de la vie requiert une autre politique que celle de la reconnaissance. La vie tape avec des bâtons sur une place ensoleillée. Dans le chapitre consacré à l'éthique, nous avons vu que le processus du care ne se Stabilise pas dans un éthos qui constituerait une fois pour toutes un mode d'être du sujet attentionné. Le souci des autres eSt une zone d'affrontements entre des visions morales différentes, spécialisées et hiérarchisées, la plupart du temps désarticulées. S'il existe, aujourd'hui, un consensus sur le fait que ceux qui souffrent de la maladie d'Alzheimer demeurent des personnes en dépit des limitations de leurs facultés cognitives, on constate néanmoins que la perception de ce que serait «une vie décente» pour une personne atteinte de cette maladie diffère largement en fonction du type d activité exercée auprès de cette personne. On trouverait sans doute les mêmes écarts de perception dans le champ de la petite enfance, de la folie ou de la grande précarité. Le défi éthique consiste à ne pas hiérarchiser ces visions personnelles ou professionnelles tout en maintenant ouvert et créatif un espace de dissension où les aspérités, les frictions, pourraient se discuter et se délibérer. Cet espace ne peut exister sans une condition préalable : la confiance. Reconnaissance ou confiance? C'eSt autre chose de parler d'un élargissement de la confiance que de parler de politique de la reconnaissance2. La reconnaissance du travail vient estampiller 2. Le travail de soin n'eSt pas fait pour être reconnu. Mais il eSt probable que les points aveugles de la théorie de la recon-

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ce qui eSt déjà là, ce qui eSt malgré tout limité sur un plan collectif à mon sens, et sert avant tout à reproduire l'existant, dans le meilleur des cas en l'améliorant grâce à de nouvelles trouvailles. La confiance, en revanche, eSt le vecteur de ce qui n'eSt pas encore là, c'est un pari sur l'avenir, sur ce qui n'eSt pas encore fait, pas encore dit. La confiance eSt instituante. Nous avons besoin, pour une société du care, d'une politique de la confiance. Celle-ci ne conduit pas à la reconnaissance mais à un côtoiement et au partage d'un faire ensemble. Elle établit les conditions d'un monde où se sentir à l'aise avec ce qu'on fait et ce qu'on eSt. Elle nécessite des moments pour «venir voir », travailler ensemble, au lieu de se regarder d'en haut ou d'en bas. Descendre les sacs à linge par l'escalier n'eSt la tâche prescrite de personne, bonne occasion de le faire ensemble... La confiance ne se prescrit pas, elle donne l'impulsion puis procède du travail envisagé comme processus de création continuée, comme participation à une œuvre qui nous dépasse, qui, si petite soit-elle, eSt plus grande que nous. Dans une perspective confiante, le travail n'eSt pas pensé comme moyen pour une accumulation de profits, ni comme une source de fierté personnelle, mais comme un creuset culturel, une Kulturarbeit. On ne peut pas créer de la culture sans un « désir de communauté»3, lequel eSt impensable sans le pari de la confiance. naissance en psychodynamique du travail ne concernent pas seulement ce type d'activité; toutefois, je ne mènerai pas cette discussion dans ce livre. Je ne discuterai pas non plus la place de la confiance (essentiellement) en soi, et souvent à partir des expériences négatives de manque de respect, estime, confiance en soi dans les théories de la reconnaissance et de la lutte pour la reconnaissance (Honeth) au centre des dynamiques affectives, sociales, politiques dans la vie quotidienne. 3. Eugène Enriquez, «Le groupe: lieu de l'oscillation entre repli identitaire et travail de l'interrogation », Revue de psychanalyse française, tome LXIII, n° 3, juillet-septembre 1999, p. 801-814.

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En France, il eSt devenu banal de se plaindre du « manque de reconnaissance ». On a du coup tendance à oublier que ce qui eSt attendu avant tout du travail, c'est le sens qu'il confère à l'existence en impliquant le sujet dans des processus de résonance symbolique entre la scène du travail et l'espace psychique interne. Ce qui compte dans la « centralité du travail » eSt l'aventure de la psyché comme imagination créatrice, la possibilité de se mettre au travail, c'eSt-à-dire que la personne puisse mettre quelque chose de soi, dans sa vie, dans son travail, que celui-ci, pour le dire dans les termes de François Tosquelles, ne soit pas un mouvement quelconque ou adapté mais une activité propre : « activité qui part et s'enracine dans le sujet aCtif pour s'épanouir, le cas échéant, dans un contexte social », « activité surgie ou vécue » par le sujet4. De quoi eSt privée une personne au chômage? De la reconnaissance dautrui? Sans doute le chômage eSt-il une situation Stigmatisée, ce qui eSt pénible en soi. Mais ce qui eSt retiré de plus vital encore que le regard de l'autre dérobé, c eSt le travail comme destin des pulsions. «Le travail d'élucidation, de transformation, voire de création des objets, écrit François Tosquelles, articule fort heureusement et conduit à façonner les alliages entre les pulsions agressives - à proprement parler mortifères et disjonCtives - et les pulsions conjonctives de l'Éros. »5 Les théories de la reconnaissance ont en commun de prendre pour point de départ que le rapport positif à soi eSt intersubjeCtivement constitué et donc intersubjeCtivement vulnérable, de sorte que l'identité personnelle eSt liée à un besoin de reconnaissance de sa valeur par autrui 6 . Cette valeur s'objectiverait en particulier à 4. François Tosquelles, Le Travail thérapeutique psychiatrique, op. cit., p. 47 et 48. 5. Ibid., p. 26.

à l'hôpital

6. «[...] la possibilité d'existence des blessures morales tient à l'intersubje>45. Un tel groupe ne signifie pas le nivellement des sujets sous la houlette d'un ou d'une grande Je-sais-tout. L'amour eSt plutôt conceptualisé comme une force de liaison et de confiance, Eugène Enriquez insiste sur l'importance de l'eStime dans le sentiment amoureux 44. Eugène Enriquez, «Le groupe: lieu de l'oscillation entre repli identitaire et travail de l'interrogation », article cité. 45. Ibid.

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sublimé, ce qui permet aussi d'endurer la confrontation. Je reviendrai plus loin sur le fait que ce genre de groupe libidinalisé, fondé à la fois sur des sentiments affectifs, une protection mutuelle et un territoire de discussion, existe parmi des femmes, même si elles ne se définissent pas a priori comme féministes, voire s'en défendent. Retour sur la confiance en soi On comprend parfois les choses de manière incidente, à travers des expériences éloignées ou disparates mais qui pourtant se font écho de façon durable et insistante. J'ai eu l'occasion de fréquenter des personnes qui appartiennent à l'oligarchie de leur pays, des hommes blancs à qui l'on a appris à l'école depuis très jeunes que le pouvoir était leur responsabilité. Quand cette éducation scolaire a été associée à une forme d'amour parental propice à un sain narcissisme, ainsi qu'à l'évidence d'une sécurité matérielle et d'un secours toujours possible qui rend calme, paisible et sûr de ce qu'on avance, tout en restant souple intellectuellement, j'ai constaté que ces personnes ne redoutent ni les confrontations ni les remises en question. Ils peuvent avoir changé de bord politique, mener une carrière dissidente ou vivre à la marge, ils n'ont pas peur d'être annihilés par le point de vue de l'autre, ils peuvent aussi changer d'avis sans avoir le sentiment de se trahir, ils se sentent peu menacés et sont rarement agressifs. Ils possèdent un bien très précieux: la confiance en soi. La confiance en soi ne peut se projeter de l'avant que dans un monde où l'on possède une forme qui compte, dont l'importance a au préalable été assurée. Et semblet-il mieux vaut qu'elle soit doublement assurée, à un niveau affectif et social, ce qui donne de fait un avantage aux hommes blancs des classes supérieures. Cette donation initiale ne confère pas, comme on le dit parfois trop rapidement, une identité, car les sujets peuvent faire des choix, emprunter des chemins par exemple sexuels ou politiques, 187

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qui n'avaient pas été anticipés par les donateurs et ne vont pas forcément dans le sens qu'ils auraient souhaité. Mais la confiance acquise demeure, elle eSt comme une racine ou une assise à partir de laquelle le sujet peut projeter en avant sa liberté. Avec la confiance en soi eSt donnée la liberté d'un choix de destinée. La Stridence féminine conjugue le manque de mots avec le manque de confiance. Mais pas pour toutes. J'avais été frappée, lisant une courte biographie de la philosophe Elizabeth Anscombe, de la confiance en soi qui se dégageait de cette femme, mère de sept enfants, portant monocle, pantalon et fumant le cigare. Les leçons de celle qu'on surnomma parfois la «Dragon Lady» pouvaient durer des heures, laissant tous les participants épuisés. D'où lui venait cette donation? Dans le même panthéon, durant les années quarante, Débora Arango, née dans la bonne société de Medelh'n, en dénuda les filles dans de somptueuses aquarelles à fleur de peau tout en révélant dans de grands tableaux violents l'envers du décor, la prostitution des femmes pauvres. Hélène Chaigneau aussi disposait de cette juStesse de ton que confère la confiance en soi et qui fait la véritable autorité; il eSt notable que son œuvre eSt constamment orientée vers la recherche du mot juSte. Si certaines femmes ont en effet disposé de suffisamment de confiance en soi pour s'élancer vers le monde des idées, de l'art ou de l'action, il s'agit d'individus, alors que le féminisme eSt collectif. Se faire un nom eSt (ou était-ce?) un défi pour une femme. Est-ce pourquoi, bien que mariée à un autre philosophe, Anscombe se fit toujours appeler miss Anscombe, et Débora Arango signa ses œuvres de son seul prénom ? Tandis qu'Hélène Chaigneau, la «patronne», semblait avoir épousé la psychiatrie. Sans doute ces femmes d'exception ont-elles développé une éthique individualiste, mais tout de même, quels modèles ! Chacune propose une forme, une identification possible pour les femmes, et cette possibilité d'une identification positive eSt en soi un legs politique 188

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autant que psychologique. Ce legs assure que l'imagination créatrice existe au féminin, que les femmes ne sont pas réductibles à leurs Stéréotypes et, parfois, peignent ou pensent autrement que les hommes, sont en mesure d'apporter un nouveau Style. Hélène Chaigneau ironisait sur « les interprétations intellectualisantes [...] non moins phalliques que le marteau à réflexe ». «Les théoriciens à grands discours, ça ne manquait pas ! » disait-elle, soulignant comme en passant « le peu de disponibilité » qu'elle a eu de choisir « le masculin par le biais duquel [sa] tradition [lui] a communiqué qu'on s'élevait en général. Alors je ne veux pas, je ne peux pas, je ne voulais pas m'élever au général »46. Selon Hélène Chaigneau, seul le masculin s'élève au général. Elle aurait souhaité - bien que ce projet eût été souvent «saboté», même par «les plus proches», disaitelle - pratiquer la psychiatrie «au ras des pâquerettes», c'eSt-à-dire privilégier les «projets humbles» qui permettent «la mise en commun», la création d'«un réseau interpersonnel qui n'eSt plus persécutif, qui engendre même un certain dynamisme pour redémarrer ensemble »47. Ce projet de soin « au ras des pâquerettes », qui, pour le dire avec les mots de WittgenStein, ne perdrait pas « le sol raboteux de l'expérience » et se méfierait de « la pulsion de généralisation », constitue, même si tel n'était sûrement pas son but, un modèle adéquat au développement dé-hiérarchisant d'un féminisme confiant et au développement d'une société du care. Le privilège, en tant que femme consciente de sa position, serait, si on lit Hélène Chaigneau entre les lignes, de faire d'une impuissance une volition, celle de « ne pas vouloir s'élever », d'opter pour « le ras des pâquerettes » et les visions particularisées, afin d'explorer d'autres voies que celles du marteau à réflexe et de la virilité sociale. 46. Hélène Chaigneau, Paroles, op. cit., p. 81. 47. Hélène Chaigneau, Soigner lafolie, op. cit., p. 117 sq.

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Mais pour cela, il faut être sûre de son art, privilège rare. À nouveau tout repose sur la confiance et tout eSt rendu plus difficile par la rareté de formes positives de création au féminin offertes aux identifications. Je parle de création d'oeuvres mais aussi de création de groupes. Il y a, dans la Stridence féministe, ou dans 1 explosivité des femmes entre elles, non seulement les ravages des défauts de concept adéquat et de confiance en soi, mais un défaut d'identification des femmes entre elles, une difficulté à faire groupe, que l'on peut approcher grâce à la théorisation de Danièle Kergoat du « syllogisme du sujet sexué féminin»48. Le manque de confiance en soi eSt, au niveau collectif, relayé par un défaut de confiance dans les autres femmes. Danièle Kergoat appuie sa conceptualisation sur sa connaissance sociologique des ouvrières, dont le « collectif», dit-elle, n'existe qu'en période de lutte. Le groupe ouvrier féminin apparaît au quotidien comme entièrement atomisé, défini, à travers la représentation qu'en donnent les ouvrières, « comme un agrégat traversé par une intense concurrence interindividuelle (la solidarité serait l'apanage exclusif du groupe des hommes ou du moins du groupe mixte) »49. Plutôt que d'évacuer, en termes de reproduction des Stéréotypes sexués, les discours récurrents sur la "jalousie", Danièle Kergoat décida de leur accorder l'importance « que les ouvrières elles-mêmes leur accordaient », en les formalisant par un syllogisme: « 1. Toutes les femmes sont jalouses (ont peur du chef, sont médisantes, etc.). 2. Moi, je ne suis pas jalouse. 48. Danièle Kergoat, «Le syllogisme de la constitution du sujet sexué féminin. Le cas des ouvrières spécialisées», Se battre, disent-elles..., op. cit., p. 255-264. 49. Ibid., p. 259.

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Politique Les prémisses mettent en visibilité le refus de l'individue-ouvrière de s'identifier à un groupe d'appartenance "femmes" jugé péjorativement selon les Stéréotypes sexiStes de l'idéologie dominante. L'idée forte eSt que formellement la conclusion devrait être : 3. Donc, je ne suis pas une femme. »

Dans la mesure où «je ne suis pas une femme» n'eSt ni dicible ni même pensable, «la constitution sexuée du sujet se trouve ainsi bloquée au niveau de ses représentations et semble être dans l'impasse »50. Le dévoilement et l'analyse de la difficulté à se penser positivement « en tant que femme » et à penser en des termes positifs le groupe des femmes - cette difficulté à s'identifier au groupe des femmes ou à le « libidinaliser » représentent un bouleversement critique sur le plan tant subjectif qu'intellectuel (mais nous savons bien que les deux sont en réalité indissociables). On pourrait dire que la confiance en soi eSt ce qu'il convient de s'approprier d'une éthique masculine fondée sur la donation d'une forme valorisée; cette forme favorise le perfectionnement de soi et d'une confiance en son art. Un féminisme confiant de lui-même pourrait accueillir une pluralité de voix, tolérer les ambiguïtés et les dissensions sans se sentir menacé. Mais la construction de cette confiance en soi comme dans les autres femmes, outre quelle bute sur les conflits engendrés par les rapports sociaux entre femmes, se heurte également aux impasses de la formation subjective du « sujet sexué féminin » qui ne se déplace pas en claquant des doigts. Le défaut d'identification positive résiste. À la Villa Plénitude, une salariée pense que « les femmes aiment trop le pouvoir », que « ça leur monte à la tête », elle eSt persuadée, sur la base de son expérience antérieure, que les hommes gouvernent de façon plus juste, sans qu'on puisse ici distinguer la 50. Danièle Kergoat, Se battre, disent-elles..., op. cit. 191

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dimension de justesse de celle de justice. Je ne prétends pas qu elle se trompe. Son « ça leur monte à la tête » est sa version de la Stridence féminine, de l'absence de justesse de ton dans l'autorité et l'usage du pouvoir féminin. Les milieux du care comme ceux du féminisme sont féminisés, les femmes qui y travaillent se trouvent donc confrontées à l'ensemble de ces difficultés. Je ne prétends pas ici apporter des solutions qui sont à inventer collectivement, mais je veux planter le problème. Lexplosivité des rapports sociaux à la Villa Plénitude, à resituer sur l'arrière-plan d'une surcharge constante de travail, constitue le tracé affectif du manque de concepts pour penser la spécificité des expériences sociales et subjectives féminines, du manque de confiance en soi et dans les autres femmes, de l'indifférence des privilégiées et de la dissimulation des subalternes, sur fond d antiféminisme « naturalisé » (« ça leur monte à la tête »). Le féminisme eSt rendu presque hors de portée par cette expérience de travail. En tout état de cause, le féminisme ne pourrait se vivre pour chacune que sur le mode de l'engagement individuel dans une sphère de la pensée ou de l'action clivée par rapport à leur expérience de travail. Avançons encore d'un pas : il eSt notable que le féminisme se tient désormais loin du travail, beaucoup plus loin que dans les années quatre-vingt, on parle de plus en plus de cultures ou de sexualités. Mais si les femmes, maintenant massivement salariées, et très souvent dans des activités féminisées, n'arrivent pas à s'entendre ou à débattre de leurs désaccords dans le travail, compte tenu de l'importance de celui-ci dans nos vies, comment pourraient-elles revenir sur ces difficultés depuis leféminisme ? Les femmes ont sans doute des comptes à régler avec la classe des hommes, mais il faut peut-être aussi qu'elles les règlent entre elles. Ce n'eSt toujours pas fait en dépit de décennies de tentatives sororales. Je voudrais vraiment souligner que nous n'avons pas deux problèmes. D'un côté, des rapports sociaux explosifs, tendus, entre des 192

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femmes qui travaillent dans une institution de care où le féminisme n'eSt pas de mise ; pas comme option partagée, en tout cas, et je me demande quelle serait l'organisation du travail dans un EHPAD qui s'assumerait féministe. De l'autre côté, une prolifération de féminismes antagonistes, avec une multiplicité de clivages, peu de rencontres et le risque toujours présent que se développent autant de discours sur ce qu'eSt le « vrai » féminisme qu'il existe de tendances, multipliant les mises en garde Stridentes, voire les menaces et les anathèmes. Ces deux problèmes n'en font en réalité qu'un et ils ne peuvent se résoudre que d'une seule manière, dans le risque. Ce risque eSt le pari de travailler ensemble dans un espace attracteur de dissensions, où les désaccords sont discutés et non rejetés, ou l'harmonie n'eSt pas l'horizon d'attente et le combat langagier envisagé positivement dans des perspectives de mobilités et de transformations. Même si, oui, les débats conflictuels font souffrir. « Au ras des pâquerettes » La confiance eSt un pari « humble » sur la septième face du dé, c'eSt-à-dire quelque chose qui eSt sans forme dans notre espace euclidien et, faisant surface, le déforme irrémédiablement. Rien ne peut motiver ce pari, aucune loi universelle, aucun devoir transcendantal, rien que le désir d'apparaître sous une forme qui soit adéquate à ce qui eSt vécu, perçu, éprouvé, senti, raisonné. Rien que le désir d'en finir avec la rage hystérique, les vociférations et la Stridence. Une société du care requiert une politique qui privilégierait la justesse de ton. Que l'on pense à l'usage d'un instrument à cordes, un violon ou un violoncelle, la justesse s'inaugure dans la maladresse, le bégaiement, l'hésitation; une imperfection eSt à endurer pour atteindre à la justesse. Cette justesse au féminin a déjà des modèles, mais ils sont minoritaires, non indexés au féminisme et perçus avec condescendance. Qui 193

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voudra de cette nonne et de ses bâtons ou de cette vieille femme dansant assise comme modèles ? Qui acceptera d'apprendre des travailleuses du care, du langage ordinaire, de « ce qui suffit » ou des petits riens ? Le féminisme peut-il aujourd'hui avoir un projet plus grand que lui ? Une société du care eSt un projet féministe de cet ordre. Une société du care n'exclut a priori aucun être humain de ses préoccupations et articule la possibilité d'un changement pour tous. Or, on l'a vu sur la scène publique française, le thème du care a été l'objet de railleries intellectuelles. En France, il existe un conformisme de la pensée de « gauche » où il eSt du meilleur goût d'utiliser quinze mots verbeux là où trois mots suffiraient pour être compris de tous et où l'on compte par centaines les donneurs de leçons qui, depuis leur fauteuil ou leur bureau de professeur, assènent des vérités sur le monde tel qu'il eSt et tel qu'il ne pourrait être autrement. Des tas de petits penseurs qui se bousculent pour être des grands considèrent, comme les petits garçons dans les enquêtes de Carol Gilligan, que « le care, c'eSt bébé », ce qu'ils retraduisent en «le care, c'eSt mémé». Le care devient ainsi un mouvement régressif, pour les débiles. Ringard eSt le mot apotropaïque, ou repoussoir, par lequel on essaie d'effrayer les plus faibles, surtout celles qui craindraient pour leur réputation. «M'enfin, tu n'es pas sérieuse... tu ne vas quand même pas, en pleine crise économique, croire que l'on va donner une voix aux sans-voix, mieux payer les aides à domicile, trouver des solutions de relais pour les aidants familiaux, développer les prises en charge collectives de qualité pour les autistes, intégrer les sans-papiers et réhabiliter une psychiatrie dans la cité ? » Le pouvoir d'intimidation de ceux qui manient le « réalisme » économique ou sociologique pour que rien ne change, surtout pas leurs petits privilèges de sujets supposés sachant, n'agite pas la menace que la pensée adverse serait dangereuse pour leurs privilèges, ils se croient plus malins en la jugeant ridicule ou naïve. Osons 194

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ce que d'aucuns considèrent comme ringard ou ridicule, n'ayons pas peur d'eux. La plupart des assaillants du care semblent avoir oublié ou font semblant qu'une société eSt instituante et non instituée une fois pour toutes. Cela commence modestement au niveau des institutions. Que d'énergie dépensée pour mener toutes ces vieilles dames au centre de la place principale de ce village équatorien ! Avec les mêmes moyens, la Villa Plénitude pourrait être organisée autrement, et cela changerait quelque chose. D'autres adversaires montent à l'assaut. «M'enfïn, disent ceux-ci, on ne peut tout de même pas baser une nouvelle culture sur la primauté accordée à la relation empathique. » Cela irait à l'encontre de l'« état de la technique» qui, selon la prophétie, nous emporte irrésistiblement de moins en moins vers l'abondance et le progrès, de plus en plus vers l'hypermodernité, cette diabolique matrice psychosociale qui combine technologies oppressantes, rupture des apprentissages sociaux, désagrégation des rites et des liens, dans une accélération générale des rythmes individuels et collectifs ; comme une anankè, un destin funeste; nos enfants déjà porteraient dans leurs nouvelles personnalités limites ou narcissiques ce futur dévasté. Il n'empêche qu'on se rend vite compte, pour peu qu'on s'y attarde, que les jeux vidéo ou les réseaux sociaux frémissent des désirs croisés d'entrer en relation, d'être attentifs à ceux des siens qui vivent à l'autre bout du monde, de leur exprimer souci, soutien, solidarité ou bien de communiquer dans le deuil avec tous les « amis » de la personne décédée... Même nos usages sociaux les plus technologiques sont infiltrés par nos désirs de care. Une société du care n'eSt pas une société hostile à la technique ou à la science. La technique eSt «partie partout dense» du monde capitaliste, disait CaStoriadis51, mais la technique n'a jamais été tout. Par ailleurs, 51. Cornélius CaSloriadis, «Technique», Les Carrefours du labyrinthe, tome 1, op. cit. 195

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c'eSt dans les pratiques contemporaines, et non dans un passé régressif, que se situent les migrations féminines et les chaînes transnationales du care, la double tâche des travailleuses occidentales, les relations entre care et travail sexuel, l'allongement de la vie et l'inStitutionnalisation de la vieillesse, etc. Ce bouleversement des significations et des hiérarchies établies sonne peut-être comme un avenir lointain et chimérique pour tous ceux qui vivent à l'écart du monde vécu du care. Mais pour d'autres personnes, bénéficiaires ou pourvoyeuses de care, cette culture existe déjà, même si elle eSt souvent ridiculisée ou brimée dans ses formes actuelles. Il n'eSt donc pas hors de notre portée, si nous le voulons bien, de penser autrement nos priorités, dans d'autres assemblages que ceux qui conforment le travail, la valeur, la technique, la reconnaissance, les identités, à partir d'une définition du travail où celui-ci n'eSt pas marchandise; où ce qui compte n'a pas nécessairement d'inscription dans la valeur économique des choses. Cela dépend... de nous. La perspective du care eSt déjà connectée directement avec des questions cruciales comme celles de l'habitat, l'environnement, le traitement des animaux, le développement durable, la lutte contre les installations nucléaires, la psychiatrie, le domaine de la santé, du handicap, de l'éducation... Plus largement, la perspective du care pourrait devenir une tournure d'esprit et un mode d'action collective valable dans toutes les sphères du travail et de l'existence. Le mythe de la régéne'rescence Mais prenons les choses par leur aspect dévasté. Il eSt vrai que nous vivons une période marquée par l'augmentation des contraintes du travail ; de moins en moins cachées par la réduction du temps de travail, il y a la dérégulation du temps de travail (la flexibilité), l'intensification du travail (on en fait plus en moins de temps), la polyvalence (tout le monde pourrait tout faire), la réduction des 196

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moyens alloués, la précarisation des Statuts et de l'emploi, l'individualisation des performances (on évalue des individus et non des collectifs) et la mise en concurrence des travailleurs qui en résulte, l'effritement des collectifs, l'isolement, le fardeau non partagé des responsabilités et l'insécurité psychique qui en découle. Les contraintes des nouvelles formes d'organisation du travail en régime néolibéral sont peu favorables aux travailleurs et aux travailleuses en général, puisqu'elles sont implicitement ou parfois très explicitement conçues à partir d'un modèle idéalisé de l'être humain qui serait toujours au summum de ses possibilités cognitives, psychoaffectives et corporelles. L'homme performant, cet être surdoué et surpuissant, ne vieillirait jamais, il aurait toujours et déjà toute l'expérience possible, il serait aisément malléable et adaptable à toutes circonstances, autonome dans son travail, il n'aurait pas besoin des autres, n'aurait pas de limites, ne connaissant pas la fatigue, la lassitude, les doutes, les angoisses, ni de contraintes personnelles, enfants, vieux parents, intimité, vie conjugale. Homme ou femme, peu importe, cet humain idéal n'aurait, en somme, pas d'autre but dans la vie que de travailler encore et encore pour son entreprise, pour s'accomplir indéfiniment dans cette activité dont on lui promet par ailleurs qu'elle sera ce qui va donner un sens ultime à sa vie et qu'il en sortira « grandi ». Il eSt grand temps de réviser vos classiques, car c'eSt Terminator en réalité qui sert d'étalon pour penser la performance humaine attendue en situation de travail! Si ça, cette surpuissance, ce n'eSt pas « bébé » ? Le problème n'eSt donc pas de dire que les hommes seraient plus adaptés aux nouvelles formes d'organisation que les femmes, les jeunes plus que les vieux, les personnes sans handicap plus que celles qui en ont. En réalité, le modèle de la performance ne convient à personne ! Bien sûr, il eSt discriminant, c'eSt-à-dire que les femmes, en particulier celles qui sont cheffes de famille monoparentales, les travailleurs vieillissants, les travailleurs et 197

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travailleuses handicapées ont plus de mal à s'adapter à cette demande d'engagement, d'adaptation, de flexibilité ou de compétitivité, ils se font éliminer plus facilement de la compétition pour l'emploi ou Stagnent dans les emplois subalternes, ou tombent plus vite malades. C'eSt vrai. Mais ce n'eSt pas seulement en dénonçant les discriminations, quelle que soit l'importance qu'il y a à le faire, qu'on sortira - si l'on en sort un jour et ce n'eSt pas demain - de cette situation catastrophique. Il faut renverser, abolir, détruire la «maison du maître », en l'occurrence le modèle de l'homme performant, et penser le modèle de l'être humain au travail à partir d'autres expériences que celle de Terminator et une autre anthropologie : l'anthropologie du care52, précisément, qui bat en brèche le modèle de l'autonomie sans cesse régénérée pour mettre en avant nos vulnérabilités et nos interdépendances, non pas comme des failles ou des formes de déviance, mais comme étant constitutives de l'humain, cet être affecté, angoissé, imparfait, dont la cohésion ou l'équilibre mental reste précaire tout au long de la vie. Ainsi, en contrant le déni de vulnérabilité qui caractérise le néolibéralisme et son noyau moral fondé sur l'autonomie et la performance, en contestant le mythe d'une régénérescence des surhommes, la perspective du care en représente une critique radicale car résolument située à l'extérieur du discours néolibéral. Les hommes se demandent-ils pourquoi ils meurent statistiquement plus jeunes que les femmes? Ils le devraient, car ce n'eSt peut-être pas sans rapport avec leur «performance». Les dépendances qui sont le plus niées dans nos sociétés sont celles des hommes blancs riches qui figurent au sommet des hiérarchies dans les sociétés occidentales, le travail pour y répondre étant rendu invisible par de multiples processus d'occultation, 52. Voir le dossier coordonné par Marie Gaille et Sandra Laugier, «Grammaires de la vulnérabilité», Raison publique, n° 14,2011. 198

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au service du mythe de leur autonomie. Mais le care n'eSt pas tout-puissant, il n'eSt pas viril précisément, et s'il soutient en effet la performance des privilégiés, comme dans le cas des hôtesses dans les bars pour cadres japonais, cela ne va pas jusqu'à les empêcher de se tuer au travail. Adopter un point de vue féministe sur le travail aujourd'hui, ce n'eSt pas se lamenter sur la position de victimes des femmes, sur l'indifférence des hommes ou sur leur vulnérabilité mise à nue, c'est renverser l'ordre des priorités politiques, faire des propositions nouvelles à partir des expériences féminines du care et dans l'intérêt de tous, tout en déconstruisant la catégorie de la performance, l'une des catégories de la domination parmi les plus puissantes aujourd'hui. C'eSt le sens de la médiatisation des suicides liés au travail, dont les acteurs malheureux sont plutôt des hommes blancs qualifiés, ceux qui devraient s'en sortir haut la main dans la lutte pour la performance. Le care eSt absurde politiquement ? Au lieu de dénoncer les forces oppressives du néolibéralisme comme si elles venaient don ne sait où, de la planète Mars sans doute, on pourrait prendre deux minutes pour se demander ce qui intrinsèquement fragilise ceux qui craquent. Je parle des humains. Il se trouve qu'on a accumulé beaucoup plus de connaissance sur leur fonctionnement psychique que sur celui des cyborgs ou autres increvables robots. Mais cette question aujourd'hui eSt presque impossible à poser, tant s'eSt accentué le processus défensif collectif de clivage entre le «bon sujet» et la «mauvaise organisation». D'un côté, les travailleurs (forcément) pleins de bonne volonté et, de l'autre côté, les autres, les méchants, en rien semblables aux premiers qui les persécutent ou les «harcèlent». Or ce qui eSt dangereux, du point de vue de la santé mentale au travail, ce ne sont pas les petits chefaillons, même ceux qui sont bien pervers n'ont que le pouvoir qu'on leur donne, et s'il eSt vrai qu'on peut se trouver isolé en face d'eux rendus tout-puissants par la lâcheté des collègues, 199

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ce qui nous tue, c'eSt plutôt du côté de l'ombilic du travail qu'il faut le rechercher, du côté des vœux de puissance qu'on y avait mis, jusqu'à se laisser prendre dans l'illusion, dans la capture imaginaire de la performance, de croire qu'on pourrait y arriver, à être ce travailleur toujours dans l'érection de toutes ses fonctions et devant sortir grandi de toutes les épreuves, en héros. C'eSt dangereux, car c'eSt faux. Et d'une espérance fausse, la chute eSt plus douloureuse. Celui qui croit qu'il devrait y arriver et n'y arrive pas se désespère. Et se désespère d'autant plus qu'il n'osera pas dire qu'il eSt en deçà de l'idéal. Or c'eSt plus difficile d'y croire quand on sait qu'on doit aller récupérer les gosses à l'école, car sinon ils resteront sur le trottoir... ou quand il faut penser aussi au linge de sa mère qui eSt en maison de retraite... Bref, il y a des expériences - quotidiennes, concrètes, répétées dans le temps - de la vulnérabilité, la sienne, celle des autres, qui ne prédisposent pas aux illusions de la performance, qui rendent modeste quant à ce qu'on eSt en mesure de faire, qui changent aussi l'ordre des priorités, transformant ce qui compte pour les personnes, ce qui ne va bien sûr jamais sans renoncement. Cette capacité à reconnaître le réel, l'échec, la vulnérabilité, eSt souvent imputée à la nature psychosexuelle des femmes, à leur « rapport à la castration » disent les psychanalystes. Je pense, de façon plus décisive, qu'il convient d'imputer cette perception plus fine et plus réaliste de la réalité de ce que nous sommes - des êtres vulnérables, faillibles et interdépendants - aux expériences du care. Celles-ci sont socialement distribuées, et depuis la plus petite enfance, de façon inégale entre les filles et les garçons, mais aussi de façon inégale en fonction des classes sociales ou de la composition sexuée des fratries. Les filles des milieux populaires sont différemment concernées que les filles des milieux aisés, et certains enfants seront choisis par leur mère pour être leur auxiliaire ou la nounou des petits. Ce pourra être un garçon, surtout s'il n'y a pas de fille dans la fratrie. Certains apprennent donc à s'occuper des 200

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autres tandis que les autres apprendront plutôt à pouvoir compter sur les premiers. Origine sociale et place dans la fratrie font que toutes les filles ne sont pas concernées par le care de la même façon et que certains garçons le sont de façon au moins aussi précoce que certaines filles. C'eSt pourquoi, plutôt que d'identité de genre, je préférerais, avec Donna Haraway, parler de façon plus souple et plus mobile de «l'acquisition de positions de subjectivité sexuée »53. Dans le même sujet cohabitent la plupart du temps diverses positions subjectives contradictoires et non unifiées. Pouvons-nous imaginer les catégories homme et femme comme des catégories vides dont les contenus pourraient être différents? Proposer d'autres formes d'incarnation ou d'expression pour le soi? Le CAC 40 ne mène pas tout le monde. Il se pourrait bien que la capacité à ne pas dénier le réel et à l'élaborer de façon plus réaliste soit une force. Mais il faut encore que cette expérience du réel ne reste pas une expérience individuelle et qu'elle donne lieu à une élaboration collective, c eSt-à-dire à une traduction ou une sublimation politique. Je plaide donc pour une politique « au ras des pâquerettes». Le néolibéralisme ou le ciel nous tombe sur la tête On se souvient de la médiatisation des suicides à France Télécom, en 2010. À un moment, il y en avait vingt-quatre, puis vingt-cinq ou vingt-six. Des gens ont pris soin de compter et de porter le résultat de ce comptage dans les médias. D'où il en résulte une bataille de chiffres, significatifs ou pas, dans la moyenne nationale ou pas, batailles d'experts de droite et de gauche, rapports et contre-rapports. Gouvernement des vies et 53. Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et desfemmes, op. cit., p. 243. 201

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non valeur de la vie : on eSt très loin du care, où ce qui compte n'eSt pas la vérité du nombre, mais l'urgence que cela ne se produise plus. Pour certains experts, le suicide lié au travail serait une ultime forme de « contestation sociale ». C'était le cas pour les bonzes s'immolant par le feu et pour les kamikazes. Mais dans le cas des suicides liés au travail, aboutissement tragique de la haine retournée contre soi, il serait plus juste de dire que ces actes et leur médiatisation sont le symptôme d'un échec social de la valeur de la vie. Ces suicides sont des gestes individuels dans un processus où nous sommes tous partie prenante. Nous pensons que « le travail tue », cela nous révolte, bien sûr ; mais nous le pensons et nous continuons à travailler. Bien que tout le monde soit de plus en plus prêt à reconnaître qu'il eSt impossible d'y arriver, ou que les moyens mis en œuvre, voire le contenu de la tâche, sont immoraux, comme vendre des logiciels qui ne servent à rien à des gens qui n'ont pas d'ordinateur; des gens se tuent, et, le lendemain, rien n'eSt pourtant changé. Les suicidés au travail deviennent des héros malheureux ou des hérauts du malheur social. La surenchère continue, nous en faisons plus, toujours plus. Il semblerait qu'on pourrait même en arriver à accepter de travailler sans être payé, mais oui ! On le fait sans arrêt pour atteindre les fameux « résultats ». Cette logique de la performance à tout prix - plus haut, plus fort que la valeur de nos vies - ne nous eSt pas seulement imposée d'en haut, c'eSt nous qui nous y faisons prendre et la faisons fonctionner. D'autres héroïnes « Iris Murdoch a entièrement raison, écrit Jacques Bouveresse, d'attirer l'attention sur la relation qui existe entre le problème de la forme et celui de la valeur, et sur la façon dont on peut réussir à triompher de l'absence de sens et du même coup également de valeur par l'imposition d'une forme à un matériau qui initialement ne

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semblait pas en posséder. »54 On peut étendre le problème de la forme non seulement aux « matériaux » mais encore aux personnes. Et l'enjeu de ce livre, on l'a vu tout au long, eSt celui d'une autre « formalisation » pour faire apparaître d'autres figures de l'exploitation mais aussi de l'éthique et de l'imagination créatrice. Comment faire pour que l'on n'ait pas l'impression que l'éthique eSt l'apanage des beaux quartiers, tout prêts à l'enseigner aux banlieues ? L'intérêt des théories du care eSt de questionner «l'importance de l'importance» 55 . Qu'eSt-ce qui compte? Qui compte? Il eSt maintenant temps de revenir sur l'existence de groupes féminins libidinalisés. Il y a des femmes qui ont compris quelles ne pouvaient pas compter sur les autres et qui ont mis en place les conditions pour s'occuper d'elles-mêmes et de leurs semblables. Ces femmes n'ont aucun problème pour en valoriser d'autres et pour déployer à leur égard une «éthique de l'amour»56. C'eSt ce qu'ont fait par exemple des femmes cheffes de famille à Bosa, un quartier populaire du sud de Bogota, en montant une association qui propose divers services (aide juridique et psychologique, ateliers d estime de soi, de droits reproductifs, groupes de parole, cantine scolaire...)57. Ces femmes ne se considèrent pas comme féministes, le féminisme étant assimilé par elles à une position de privilégiée des quartiers chic, 54. Jacques Bouveresse, « La littérature, la connaissance et la philosophie morale », in Sandra Laugier, Éthique, littérature, vie humaine, op. cit., p. 111. 55. Sandra Laugier, «L'importance de l'importance. Expérience, pragmatisme, transcendantalisme », 10 février 2007, http://multitudes.samizdat.net/. 56. En revanche, dès qu'elles parlent de leurs employeurs, on retrouve une nette dépréciation des femmes et un avantage moral accordé aux hommes. Voir Pascale Molinier et Maria Fernanda Cepeda, « "Comme un chien à carreau"... », article cité. 57. J'ai réalisé auprès d'elles une investigation qui portait sur le travail domestique rémunéré, ibid. 203

Le travail du care

la position d'une patronne pour ces femmes qui vivent souvent en faisant des ménages. Cette association eSt décrite par ses lîderes comme une « façon de vivre ». « Un des principaux besoins des femmes, c'eSt d'être écoutées sans être jugées. C'eSt très important, le soin (cuidado), entre nous.» Cette attention mutuelle vient pallier le déficit de care qui caractérise massivement les trajectoires personnelles marquées par la violence et l'exploitation intrafamiliales ainsi que par des conditions de travail très difficiles. Toutes les femmes qui passent par l'association sont des semblables, dans la mesure où elles ont en partage le même type de vécu difficile, et les lîderes attestent qu'il ne s'agit pas d'une fatalité vouée à la répétition. Ainsi l'une d'elles peut-elle affirmer : « Mon père, mes frères et mon mari m'ont battue, et pour cela je ne supporte pas qu'on lève le doigt sur moi, j'ai eu à supporter beaucoup de coups jusqu'à ce qu'un jour je n'aie plus voulu souffrir plus. » La politique se préoccupe la plupart du temps des « droits » : droits au travail, à la retraite, à la santé, à l'éducation, à l'égalité de traitement, etc. Je ne vais pas contester l'importance de se battre pour obtenir des droits. Mais ce que j'ai appris, lors de cette investigation, c'eSt que pour beaucoup de personnes qui ne sont pas privilégiées, ce qui eSt vital ou primordial pour elles ne relève pas d'abord de la justice, mais du care. Ces personnes veulent pouvoir vivre dans un réseau d'interrelations attentionnées. Elles sont parfois prêtes à renoncer à leurs droits, aux prestations sociales par exemple, si elles craignent que la revendication des droits ne mette en péril l'attention et la sympathie de leurs patrons. Bien sûr, ce besoin de care chez des personnes qui en ont cruellement manqué peut être inStrumentalisé et manipulé par diverses organisations ou Églises, ou par les patrons, et c'eSt pourquoi il eSt parfois perçu comme un signe de faiblesse ou de dépolitisation. En Colombie, plusieurs personnes de la gauche intellectuelle avec qui j'en ai discuté 204

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sont très critiques sur les ateliers d'eStime de soi dont ils considèrent qu'ils sont des méthodologies de droite qui «individualisent» les problématiques. D'autres, en France, pensent que le concept d estime de soi eSt faible, que les gens qui sont contents d'eux ont des têtes à claques. Qu'endurer l'incertitude eSt une qualité majeure. C'eSt sans doute parfois juste, mais on parle là de femmes qui ont vécu des expériences traumatiques que pour la plupart nous n'avons pas vécues. Je pense qu'il faut faire un effort contre nos cadres de pensée militants pour comprendre que créer les conditions qui permettent de donner du care à celles qui n'en ont pas eu assez, ce n'eSt pas de la charité, c'eSt politique. Un sujet ne peut advenir pleinement, et notamment comme sujet politique ou sujet de ses droits, s'il n'eSt pas d'abord restauré ou renforcé dans ses capacités humaines. Et il ne peut l'être que par des gens en position de semblable, d'où l'importance des formes d'auto-organisation des femmes dans ce type de quartiers populaires. Ce que décrit Carol Gilligan, sur le versant de la résistance au patriarcat, en termes d'éthique féministe du care eSt exactement le type de connexion à soi et aux autres qui eSt visé par les femmes de l'association à Bosa. Il faudrait une force psychologique hors du commun pour réussir à surmonter toute seule le déficit de confiance en soi qu'implique d'avoir été l'objet précoce de la violence de ses proches ou d'avoir occupé les positions les plus subalternes et réalisé les tâches les plus serviles dans sa propre famille, chez les patrons, dans la société. Je n'ai jamais osé raconter à ces mêmes amis colombiens et encore moins à des intellectuels français, combien j'avais été bouleversée par le fait que, dans l'atelier que nous avions organisé sur le travail domestique, quand une femme avait pris la parole pour dire quelque chose de particulièrement difficile sur le plan affectif, les autres l'applaudissaient. Vu de l'extérieur, cela apparaît sans doute comme une technique comportementaliSte « bébête », mais, à l'aune 205

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de la violence et des traumas racontés, sa mise en œuvre eSt une façon «amoureuse» de saluer l'avènement d'un droit à une parole qui ne soit pas dissociée de sa propre expérience, fût-elle terrible. Les lîderes ont été plusieurs à témoigner de la fierté de leurs enfants qui les ont vues redresser la tête, se former, apprendre à parler publiquement. C'eSt cela trouver sa voix. Et sortir de la clandestinité de la subalternité. L'association et ses lîderes jouent un rôle capital d'appui et de care. S'appuyer sur l'amour et l'eStime des unes des autres n'eSt en rien un signe de faiblesse politique. De nombreuses autres personnes dans la société bénéficient de ce soutien sans avoir à le demander ou sans avoir à inventer les conditions minimales de tendresse et de solidarité comme l'ont fait les femmes dont je parle. Nous devons apprendre à développer une sensibilité morale et politique qui nous permette de reconnaître l'importance de solutions ajustées à des besoins et à des circonstances spécifiques qui ne peuvent être déduites de principes généraux soit-disant impartiaux. Nous devons apprendre, féministes ou non, à ne pas cracher politiquement sur l'amour. Dans nos panthéons, nos pratiques discursives, nos épi&émè, d'autres figures héroïques du travail peuvent être convoquées que celle du col blanc sacrifié sur l'autel de la compétitivité- Les travailleuses sans papiers, par exemple, mères de famille et pourvoyeuses d'argent à l'étranger, qui ont souvent vécu des guerres civiles et endurent le déracinement avec la peur d'être reconduites. Il existe un monde vécu auquel appartiennent Dina Lord, ses collègues, les femmes de l'association de Bosa et une multitude d'autres femmes encore, un prolétariat du care, des mères de famille isolées, travailleuses pauvres. Elles mènent ce même genre d'existence dans les quartiers périphériques ou les banlieues de toutes les grandes villes du monde, elles ont les mêmes préoccupations, elles partagent les mêmes valeurs de propreté et 206

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d'endurance au mal, elles résistent de la même façon aux injonctions bienveillantes à faire respecter leurs droits, elles savent par avance que ceux-ci sont avant tout destinés à être bafoués puisque pauvres elles sont, avec charge d'enfants, et elles ne pourront rien refuser. Pourquoi se raconter des histoires, y croire ? Elles ferment les yeux sur l'avancée des droits, bien sûr qu'elles savent qu'il existe un monde où le droit s'applique, où l'on peut le faire valoir et où l'on gagne, mais ce n'eSt pas leur monde, celui où il faut endurer, serrer les dents, se faire sourde aux insultes, combattre le mépris par l'humour, se lever le matin, demain matin, tous les matins. Beaucoup d'énergie, d'efforts sans relâche pour ne pas ployer et tenir bon. Faouzia dit: «La cheffe m'a dit: "Écoute, quand tu t'arrêtes, préviens, au moins, préviens." Comme si je le savais à l'avance que je n'allais pas pouvoir me lever, comme si ce n'était pas un problème pour moi d'être en dépression ; il l'a dit, le médecin, que j'avais une dépression, ce n'eSt pas pour rien qu'il me donne un arrêt maladie, qu'eSt-ce qu'elle croit? Que je le fais exprès de ne pas venir? J'ai des enfants et deux loyers de retard, mais certains jours je ne peux pas. Je ne prends même pas ma pause car je n'habite pas loin, je sais que si je rentre chez moi, je n'aurai pas le courage de revenir. » Nous détournons les yeux de leur deStin, mais nous voudrions qu'elles ne détournent pas les leurs de leurs droits et de leurs devoirs. Qu'on ne leur reproche pas d'être dépolitisées, soumises ou irresponsables, le monde les a généralement laissées tomber. Quel paradoxe! Notre monde n'eSt pas supporté par la force d'un Titan, mais par la force quotidienne et démultipliée de toutes les femmes qui, d'une façon ou d'une autre, se soucient, prêtent attention, récurent, nettoient, changent le linge et les vêtements, organisent un repas de fortune, s'affairent. Les points de vue des assujetties ne sont pas supérieurs aux points de vue dominants, ils ne sont pas 207

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plus «vrais» ou moins «aliénés», ils doivent eux aussi être décodés, déconStruits, ce ne sont pas des positions «innocentes». Il demeure, comme le souligne Donna Haraway, que la vision vue d'en bas peut difficilement se confondre avec un universalisme ou avec des jeux rhétoriques abstraits réservés aux plaisirs de l'élite58. Surtout, cette vision ancrée dans le réel échappe par définition à la condescendance et à l'arrogance éthique. À chaque fois que j'en ai eu l'occasion, dans ce livre, j'ai fait dialoguer les travailleuses du care avec le meilleur de la philosophie morale; elles ont été, me semble-t-il, à la hauteur. Sommes-nous prêts à partager cette force ?

58. Donna Haraway, voir en particulier le chapitre « Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme et le privilège de la vision partielle », Des singes, des cyborgs et des femmes, op. cit., p. 323-353.

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Villa Plénitude. Dispositif méthodologique Nous1 avons d'abord rencontré à plusieurs reprises la directrice, seule, dans son bureau. À partir de ses dires, nous avons recomposé certains éléments de l'histoire récente de l'établissement, problématisé sa demande et construit la proposition d'intervention. Je retranscris ici ces éléments tels que nous en disposions au début de l'intervention. Il y a trois ans, l'équipe a été scindée en deux. Depuis, une équipe eSt centrée sur l'accompagnement au quotidien des résidents (équipe des soignantes) et l'autre sur la restauration et les activités d'entretien (équipe des hôtelières et des femmes de ménage). Des réunions ont été organisées avec pour objectif de faire du lien et de formaliser l'accueil des résidents. Mais, selon la directrice, ce 1. L'étude a été réalisée en binôme.

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dispositif ne fonctionne pas vraiment. Les dossiers de soins sont informatisés, chaque professionnel a un mot de passe afin d'y inscrire ses transmissions. Depuis quelques mois, plus personne ne semble investir cette tâche. La circulation des informations se fait principalement par des canaux informels fondés sur l'affinité. Les équipes auraient pris de longue date (du fait d'une précédente carence d'encadrement) l'habitude de sauto-organiser pour les roulements et les échanges de planning, sans que l'encadrement en soit nécessairement informé. Durant ces premières réunions, la directrice insiste beaucoup sur une organisation informelle « clanique » par affinité, par culture et par langue, voire par groupe familial, les recrutements se seraient faits par cooptation en utilisant le réseau familial des salariés déjà en poSte, mais nous ne retrouverons pas trace par la suite de cette organisation (ceci n'en invalide pas l'existence mais en réduit la portée). Le taux d'absentéisme eSt relativement important et le restera durant toute l'enquête, au moins deux absences non prévues par semaine. Selon la directrice, ses interventions auprès des salariées, en dépit des précautions qu'elle pense prendre pour ne pas les blesser, ont provoqué à plusieurs reprises des angoisses et des pleurs qu'elle ne s'explique pas. Cette expression de souffrance l'inquiète. Les membres du personnel ont, selon la directrice, un capital de savoir-faire, mais ils ont aussi le sentiment que celui-ci n'a pas de poids. L'équipe hôtelière exprime plus particulièrement le sentiment de n'être pas reconnue, pas consultée ni écoutée, notamment à propos des résidents. Ce pourquoi nous mettrons en place un suivi spécifique des femmes de ménage (voir plus loin). Par ailleurs, «comment peut-on penser une culture de travail en commun, alors que l'équipe cadre n'a pas encore elle-même une véritable pratique fondée sur un socle commun?» se demande aussi la directrice. Nous 210

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proposerons un travail de groupe pour les encadrantes, sans la directrice, c'eSt-à-dire en respectant la règle du groupe homogène d'un point de vue hiérarchique. Le tableau qui se dégageait de ces premières discussions suggérait qu'en dépit du taux d'absentéisme, des plaintes pour déficit de reconnaissance, et de certaines conduites qui pourraient être, jusqu'à preuve du contraire, interprétées comme des signes de désinvestissement ou de mal-être au travail, il existait, au sein de cet établissement, des valeurs d'entraide et de solidarité. C'eSt ce que suggère, notamment, le fait que les salariés s'arrangent entre elles selon un fonctionnement dont les règles restent floues (au moins pour ceux ou celles qui y sont extérieurs) et très liées à une transmission orale, mais où chacune développe une responsabilité vis-à-vis de l'autre et du travail à faire. Toutefois, cette souplesse eSt en train de disparaître. L'accompagnement que nous avons envisagé avait pour objectif de s'appuyer sur ces formes de solidarité et de responsabilité pour les faire évoluer vers un travail collectif où chacune se sentirait mieux reconnue par les autres, plus sûre de ses propres capacités, en vue d'une meilleure cohésion d'équipe et une amélioration de la prise en charge des patients. Ce que nous avons défini comme « développer une culture de care ». Nous faisions aussi le pari que favoriser cette cohésion inscrite dans une culture partagée du soin serait également un bon contenant pour les angoisses que génère inévitablement le travail en institution gériatrique. Notre projet a été passablement contrarié par la préoccupation croissante causée par les difficultés économiques de l'établissement, les licenciements économiques, les pannes de matériel. Pour mener notre intervention, nous nous sommes appuyées sur la psychodynamique du travail, la psychosociologie clinique et les théories du care. Ces approches ont en commun de prendre au sérieux la dimension 211

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subjective du rapport au travail, de privilégier la formalisation des savoirs déjà existants dans les équipes, l'analyse du travail avec et par ceux et celles qui le font et une conception du soin comme souci et attention portés à autrui (au premier chef les résidents, mais aussi leurs familles, les collègues, les subordonnés). D'une manière générale, nous avons cherché à mettre en évidence ce qui compte pour les personnes concernées, ce qui fait sens pour elles et leurs visions à la fois personnelles et collectives du soin gériatrique. Nous attachons une attention particulière au vécu des contraintes du travail, sachant que celles-ci ont un impact sur l'attention portée aux résidents. Concrètement, notre dispositif comportait quatre volets: 1. Un groupe de travail avec l'équipe d'encadrement autour de son projet de réunion de synthèse. Il s'agit de comprendre ce que l'équipe en attend, les obstacles éventuels qu'elle anticipe, les façons adéquates de les surmonter. De fait, les séances du groupe2 ont été consacrées à l'élaboration de la souffrance au travail des encadrantes qui ont toutes participé avec assiduité. 2. Un groupe de travail avec des membres volontaires des équipes de soins et hôtelière. En substance, il s'agissait de réfléchir à ce que les participants et participantes identifient comme étant du travail bien fait ou au contraire du travail mal fait, à réfléchir ensemble aux difficultés rencontrées dans l'exercice du travail quotidien, et aux façons de transmettre et de valoriser les expériences et les savoir-faire adéquats à la prise en charge des résidents. L'appel à volontariat a échoué, et les participantes ont été tirées au sort. Après le début du travail en groupe, deux personnes supplémentaires se sont portées volontaires. L'assiduité au groupe n'a jamais 2. Les deux groupes ont eu lieu tous les quinze jours à trois semaines, pendant trois heures, en tout sept séances.

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été respectée : ne venaient à une séance que celles qui n'étaient ni en repos, ni en pause, ni en formation (bien que les heures soient compensables). Malgré tout, les participantes ont souvent exprimé leur plaisir de venir dans ce groupe où elles ont eu le sentiment de pouvoir parler librement, ce qui leur « faisait du bien ». Pour nous, cette géométrie variable a présenté l'intérêt d'entendre des gens différents revenir sur les mêmes thèmes (l'amour des malades, les conflits autour du sale boulot...). 3. Un suivi de l'équipe des femmes de ménage (sousgroupe de l'équipe hôtelière) pour formaliser et rendre visible son travail auprès des résidents. Celui-ci a été réalisé par une étudiante dans le cadre de son Stage de maSter professionnel (trois cents heures), selon des modalités d'observation et d'entretiens individuels et collectifs qui ont donné lieu à un rapport de Stage. Ce suivi a été très apprécié par la responsable hôtelière et les personnels concernés. Dans la mesure où personne n'a jugé bon de nous faire visiter les étages pendant les six premiers mois, cette étudiante a été nos yeux sur le terrain, confirmant en particulier que la propreté très visible au niveau du hall se retrouve partout dans l'établissement. Elle a aussi recueilli des échanges entre femmes de ménage et résidents montrant que le travail de celles-ci va au-delà d'une tâche Strictement instrumentale et dont je me suis fait l'écho dans le livre. 4. Un «audit» auprès de l'équipe infirmière afin d'identifier ses propres problématiques dans le contexte d'une équipe pour l'inStant instable et en voie de transformation. Celui-ci a été réalisé par une autre étudiante dans le cadre de son maSter de recherche et a donné lieu à un rapport écrit. L'équipe infirmière, toutefois, était à cette époque en complète déconfiture (une seule infirmière diplômée d'État Statutaire, les autres étant des intérimaires fidélisées ou vacataires). Une des difficultés principales de ce dispositif multifocal réside dans le fait que la directrice a été laissée de 213

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côté pendant cinq mois, jusqu'au point d'étape. Nous avions conscience de cette difficulté, mais nous n'avons pas trouvé le moyen de la surmonter. Le moment du point d'étape s'eSt avéré particulièrement tendu, quand nous avons mis en discussion avec la directrice la contradiction entre un management disciplinaire centré sur la sanction et le projet de développer une culture de care. Après un passage de crise, toutefois, les relations ont repris un cours orienté vers le partage et l'écoute réciproque. Ni elle ni nous ne nous sommes laissé détruire par le conflit. Mais nous avons toutes revu nos exigences à la baisse et composé avec nos idéaux. Dune expérience du terrain à une expérimentation de l'écriture Il y a donc eu une recherche-action, dont le livre ne rend pas compte mais sur laquelle il s'appuie. Je dois dire deux mots du traitement « expérimental » des données de l'enquête dans ce livre. Je suis venue assez tardivement, vers les trente ans, à l'investigation scientifique. Ma formation intellectuelle initiale eSt littéraire et artistique. Durant mes années de formation, j'ai été marquée par de jeunes artistes, à peine plus âgés que moi à l'époque, je pense à Sophie Calle, Hervé Guibert, Laurie Anderson, ou par des chanteuses comme Marianne Faithfull ou Patti Smith, plus largement par tout un courant artistique qui a transformé le rapport entre l'art et le réel, les artistes faisant de leur vie leur art ou transformant leur vie en œuvre. On pourrait ajouter ici Cindy Sherman ou Nan Goldin. Qu'on parle d'autofïction ou d'autoreprésentation, ce qui s'eSt décisivement déplacé et recomposé à ce moment-là, disons pour moi dans les années quatrevingt, c'eSt le rapport entre la fiction et la réalité à travers des œuvres inclassables qui pratiquaient un entre-deux, entre roman et autobiographie, entre documentaire et fiction, faisant travailler les limites et les points aveu214

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gles des cadres traditionnels de la pensée ou de l'expression artistique. Autre élément important, le moi était au centre d'une vision particulière, sans prétention de généralisation et en assumant son opacité (Le moi n'e& pas maître en son domaine). Mon rapport à la science en porte la trace. Quand je m'engage sur un terrain, je me jette à l'eau, je ne pense pas beaucoup à ce moment-là, je n'ai pas d'autre Stratégie que de chercher à voir, percevoir, sentir, éprouver, rencontrer les autres sur le terrain de nos subjectivités. L'écriture eSt pour moi un moment réflexif capital. Ce que je travaille d'une expérience de recherche - en dehors du moment proprement dit de l'interaction sur le terrain -, c'eSt ce qu'il me reste de celle-ci, dans l'après-coup. Bien que je n'utilise pas un appareil photo, une caméra, la plume de la poète ou de la romancière, mais des méthodologies scientifiques, je fais travailler des entre-deux et je m'expose. C'eSt aussi pour cela que je suis très sensible à la problématique de la voix. Je fais entendre une voix, la mienne, et à travers celle-ci je voudrais faire résonner les voix que j'ai entendues. Mon travail n'a pas la prétention de dire la Vérité, mais plutôt d'exposer le plus honnêtement possible le fil d'une expérience, qui poursuit la rencontre et en initie de nouvelles. De la compassion au souci des autres À la fin des années quatre-vingt-dix, quand j'ai écrit L'Énigme de la femme adlive3, j'ai conceptualisé sous le terme « compassion » la sensibilité des infirmières à la souffrance d'autrui. La compassion, telle que je la comprenais à l'époque, n'était ni une propriété psychologique du sujet ni une vertu individuelle, mais le fruit d'une élaboration collective, d'une culture compassionnelle développée au sein de collectifs féminins. La 3. Pascale Molinier, L'Énigme de lafemme adlive, op. cit. 215

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sensibilité à la souffrance d'autrui, pour devenir un instrument psychologique efficace, devait pouvoir être endurée, affinée, faire l'objet d'expériences répétées et partagées, de transmission et de narrations. L'organisation du travail jouait un rôle déterminant, soit en durcissant les contraintes, soit au contraire en laissant de l'espace et du temps pour pouvoir entrer en relation autant avec les patients que les collègues. En fonction, les infirmières pouvaient ou non préserver leur santé en évitant le double écueil de l'insensibilité ou de la consomption émotionnelle, les deux figures redoutées du burn-out. Simone Bateman, qui était sociologue au CERSES, avait lu attentivement mes travaux et vu le lien avec ceux de Carol Gilligan. Aussi m'encouragea-t-elle vivement à lire le livre de celle-ci, In a Différent Voice4. Celuici était encore traduit sous le titre Une si grande différence. Ce n'était pas Mars et Vénus, mais tout de même, on comprend que les intellectuelles féministes aient eu le plus grand mal à en ouvrir les pages. Cela explique en grande partie la réception manquée ou différée du livre de Carol Gilligan en France. Une voix différente5 propose une révolution d'envergure de la théorie morale, en s'opposant à une morale des principes ou une justice abstraite à partir d'enquêtes centrées sur les expériences des femmes, notamment des enquêtes sur la décision d avortement. Je retrouvais, à travers les paroles des femmes interrogées par Carol Gilligan, mes préoccupations concernant l'incertitude morale qui caractérise souvent les décisions dans le champ du travail soignant - « ça dépend » - et l'importance pour comprendre les motifs moraux d'en passer par des récits contextuels, ce qu'on appelle parfois avec condescendance des « anec4. Carol Gilligan, In a Différent Voice, Harvard University Press, Cambridge, 1982. 5. Le livre a été réédité en 2009 sous le titre Une voix différente, Pour une éthique du care, op. cit. 216

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dotes ». J'étais fascinée par la créativité conceptuelle de Carol Gilligan, sa capacité à mettre en lien et à associer des recherches ou des concepts venant de différents courants de la psychologie avec des incursions dans la littérature comme dans la biologie. La deuxième lecture importante fut l'article d'Alison M. Jaggar sur les tendances féministes de l'éthique dans le Didtionnaire d'éthique et de philosophie morale de Monique Canto-Sperber. Pour la première fois, je découvrais les analyses de Joan Tronto déclarant que « l'éthique de la sollicitude n'eSt pas seulement associée au sexe, mais également à la race et à la classe. [Cette éthique] relie la perspective morale de la sollicitude aux tâches de nettoyage liées aux fonctions corporelles, tâches qui, dans l'histoire occidentale, sont principalement reléguées aux femmes, mais pas à toutes les femmes, ni exclusivement à elles ; en effet, ce type de tâche n'eSt pas seulement effectué par les femmes, mais aussi par les classes ouvrières, et, dans la plupart des pays occidentaux, par les gens de couleur en particulier »6. Cette citation a brisé définitivement mes préventions car elle articulait sans ambiguïté éthique de la « sollicitude » et travail. L'éthique du care n'était pas une « morale des femmes», mais une «morale sociale», celle d'un salariat subalterne dont le travail était aussi nécessaire que déconsidéré et dévalué. On ne disait pas encore care. En 2005, j'ai participé à une publication collective qui a été décisive à la fois dans la poursuite de mes travaux et dans la nouvelle chance qui fut donnée à l'éthique du care: Le Souci des autres, coordonné par Patricia Paperman et Sandra Laugier. Le mot care figure dans le sous-titre : Éthique et politique du care. Ce fut le moment où nous avons décidé, non sans 6. Monique Canto-Sperber (sous la direction de), Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale, op. cit., p. 558. 217

Le travail du care

hésitation, de ne pas traduire care et de le conserver en italique et sans guillemets. Aucun mot disponible en français ne nous paraissait convenir. « Sollicitude » était trop connoté par l'éthique de Paul Ricœur7. Et surtout, ce n'eSt pas un mot ordinaire, un mot de tous les jours, alors qu'on dit communément Take care (« Fais attention à toi») oui dont care («Je m'en fiche»). Le mot care se décline dans toute une série d'expressions qui associent le souci des autres à son effectuation pratique dans des tâches matérielles qui relèvent du travail. La notion de soin, de son côté, englobait le care avec la dimension curative du soin (cure). Le « soin » renvoie, dans le domaine de l'éthique médicale, au champ de la philosophie du soin, dans la filiation de Georges Canguilhem avant tout centrée sur la relation duale médecin-malade8, quand l'éthique du care met au contraire l'accent sur la pluralité des acteurs et des actrices impliqués dans une situation de soin et à prendre en compte dans l'identification des besoins. Et puis care a le mérite d'assumer clairement la filiation avec des travauxféministes dans le champ de la psychologie et la philosophie morale. Mes recherches actuelles constituent ainsi un approfondissement de mes précédents travaux en psychodynamique du travail9 ; la perspective du care m'a permis d'aller beaucoup plus loin sur le plan de la théorie morale et sur celui du questionnement de la civilisation du travail. Mais en retour, la psychodynamique du travail m'apporte des éléments de compréhension hétérogènes aux éthiques du care et non décelables depuis celles-ci, 7. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Éditions du Seuil, Paris, 1990. 8. Voir, par exemple, les travaux de Guillaume Le Blanc et Frédéric Worms dans «Les nouvelles figures du soin », Esprit, n° 1, 2006. 9. La psychodynamique du travail eSt un courant de la psychologie qui étudie les rapports entre psychisme et travail. Elle a été lancée, au début des années 1980, par le livre de Christophe Dejours, Travail, usure mentale, op. cit.

218

Annexes

notamment grâce à l'analyse des Stratégies collectives de défense qui transforme l'idée que l'on se fait du sens moral, de ses manifestations, de sa persévérance ou au contraire des motifs de son évanescence. Ce qui fait fond commun entre les éthiques du care et la psychodynamique du travail, c'eSt l'intérêt porté à la sensibilité morale, c'eSt-à-dire à un sens moral qui n'eSt pas réductible à un fonctionnement cognitif, rationnel et abstrait. Par ailleurs, bien que Joan Tronto et certaines autres auteures dans le champ des éthiques du care soient sensibles à la dimension du travail, celui-ci n'eSt pas l'objet de leurs analyses. L'articulation entre travail, sensibilité morale et dynamique collective des défenses n'a pas fini de porter ses fruits. Le Travail du care fait cependant de nombreux pas de côté par rapport au corpus de la psychodynamique du travail tel que j'en ai rendu compte dans mon second livre, Les Enjeux psychiques du travail10. On ne sait jamais, dans ces cas-là, si l'on trahit l'esprit de ce dont on s'écarte ou si l'on contribue au contraire à le faire vivre différemment. Les lecteurs et lectrices en jugeront s'ils le souhaitent. Le Travail du care propose un changement de paradigme pour penser le travail différemment à partir du travail des pourvoyeuses subalternes du care. Il s'agit d'un renversement de valeurs par rapport à la disqualification sociale de leur point de vue et au manque d'attention à leur contribution et plus largement aux expériences qu'elles vivent. Pourquoi persiStent-elles à « donner » alors qu'elles sont si peu reconnues ? Je pense qu'il eSt crucial que nous nous emparions toutes et tous, au-delà des clivages disciplinaires ou des inflexions conceptuelles particulières, des questions soulevées par la perspective du care. J'espère simplement être parvenue, dans cet ouvrage, à donner un aperçu du défi à la fois théorique, moral et politique que ce changement de regard représente. 10. Pascale Molinier, Les Enjeux psychiques du travail, op. cit. 219

Table des matières

Introduction Pour une société du care Une éthique des subalternes Le choix de la gériatrie Villa Plénitude Résistances de l'amour

Chapitre premier Travail

9 10 12 19 22 25

29

Le torchon brûle (depuis longtemps) Empêchées de moins faire

31 42

Le travail domestique est-il du carel Dina Lord et M. Réclame

46 53

Jusqu'où va le care? Ignorance blanche et indifférence des privilégiés . . . . La panne d'ascenseur ou ce que le care n'est pas . . . . Le travail inestimable En finir avec la spécialisation

58 61 67 71 82

Chapitre 2 Ethique Des routes qui partent dans des directions opposées Des voix, des personnes De quelle personne parle-t-on?

91 91 99 106

221

Le travail du care Une éthique de bric et de broc Le sens d'une humanité commune La domestication de l'environnement Comme ma mère Mimésis et défenses collectives Les petits riens Une «libido incongrue» Crêpes ou tai-chi Un élargissement de la confiance

Chapitre 3 Politique La moindre des choses Reconnaissance ou confiance ?

109 113 116 118 123 131 133 142 148

153 154 158

La dé-hiérarchisation 167 Féminisme et différences 171 Le malentendu de l'amour 176 Le féminisme comme groupe libidinalisé 185 Retour sur la confiance en soi 187 « Au ras des pâquerettes » 193 Le mythe de la régénérescence 196 Le néolibéralisme ou le ciel nous tombe sur la tête . . . 201 D'autres héroïnes 202

Annexes

209

Villa Plénitude. Dispositif méthodologique

209

D'une expérience du terrain à une expérimentation de l'écriture De la compassion au souci des autres

214 215

La Dispute http://atheles.org/ladispute

Achevé d'imprimer en janvier 2013 pour le compte de La Dispute sur les presses de la Nouvelle Imprimerie Laballery 58500 Clamecy

Imprimé en France Dépôt légal : janvier 2013 Numéro d'imprimeur : 301036