" Le Tour de France ! On peut chercher dans l'histoire du sport cycliste ou du sport tout court, il n'exi
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French Pages 257 Year 2007
Table of contents :
Introduction
Première partie
L'édification du
"Chemin de Ronde"
1870-1918
Deuxième partie
La France au sommet
1919-1944
Troisième partie
Le Tour de France
et les "Trente Glorieuses"
1945-1973
Quatrième partie
La mondialisation
du Tour de France
1974-2005
Conclusion
Table des matières
LE TOUR DE FRANCE CYCLISTE 1903-2005
www.librairieharmattan.com [email protected] harmattan [email protected] ~ L'Harmattan, 2007 ISBN: 978-2-296-02505-9 EAN : 9782296025059
Sandrine VIOL LET
LE TOUR DE FRANCE CYCLISTE 1903-2005
L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique; France L'Hannattan
Hongrie
Konyvesbolt Kossuth
L. u. 14-16
1053 Budapest
HONGRIE
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L'Harmattan
Kinshasa
Fac..des
Sc. Sociales,
Pol. et Adm.
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de Kinshasa
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L'Harmattan Italia Via Degli Artisti, 15
L'Harmattan
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Burkina
1200 logements
Ouagadougou
BURKINA
Faso
villa 96
FASO
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Collection "Espaces et Temps du Sport" dirigée par Jean Saint-Martin et Thierry Terret
Le phénomène sportif a envahi la planète. Il participe de tous les problèmes de société, qu'ils soient politiques, éducatifs, sociaux, culturels, juridiques ou démographiques. Mais l'unité apparente du sport cache mal une diversité aussi réelle que troublante: si le sport s'est diffusé dans le temps et dans l'espace, s'il est devenu un instrument d'acculturation des peuples, il est aussi marqué par des singularités locales, régionales, nationales. Le sport n'est pas éternel ni d'une essence trans-historique, il porte la marque des temps et des lieux de sa pratique. C'est bien ce que suggèrent les nombreuses analyses dont il est l'objet dans cette collection créée par Pierre Arnaud qui ouvre un nouveau terrain d'aventures pour les sciences sociales.
Dernières parutions Jacques DUMONT, Sport etformation de lajeunesse à la Martinique. Le temps des pionniers (fin XIX' siècle - années 1960), 2006. Cécile OTTOGALLI-MAZZACA VALLO, Femmes et alpinisme: Un genre de compromis (1874-1919), 2006. Sylvain VILLARET, Naturisme et éducation corporelle, 2005. Sylvain FEREZ, Mensonge et vérité des corps en mouvement. L'oeuvre de Claude Pujade-Renaud, 2005. P. GOIRAND, J. JOURNET, J. MARSENACH, R. MOUST ARD, M. PORTES, Les stages Maurice BAQUET 1965-1975, Genèse du sport de l'enfant, 2004. Michaël ATTALI, Le syndicalisme des enseignants d'éducation physique, 1945 -1981,2004. Louis THOMAS, Et si l'éducation physique n'était qu'un mythe f, 2004.
A Pavel Tonkov,
à Pedro Delgado,
un grand merci à Jean Gille.
Ce livre est le résumé d'une thèse d'Histoire Comtemporaine, réalisée sous la direction de M. Jean-Yves Mollier et soutenue le 18 mai 2005 à l'université de Versailles-Saint-Quentin-en- Yvelines Mention très honorable avec félicitations du jury
"Le Tour de France est une épreuve vivante qui ne peut se contenter de vivre sur son passé" Henri Desgrange Miroir des Sports, 2 août 1938.
Introduction "Le Tour de France! On peut chercher dans l'histoire du sport cycliste ou du sport tout court: il n'existe pas d'épreuve qui soit plus populaire, qui soulève davantage la curiosité et l'enthousiasme des foules. f...] Pendant un mois, tous les jours, les milliers et les millions de sportifs français, italiens, belges, espagnols, suisses et allemands se passionnent pour le Tour de France"!. Cette citation, datant de 1934, semble toujours aussi vraie aujourd'hui lorsque l'on évoque le populaire succès du Tour de France cycliste, un succès non seulement français, mais aussi international. En effet, bien que l'épreuve sportive se déroule en France, et se réclame depuis la Seconde Guerre mondiale du patrimoine national, elle s'inscrit aussi et surtout dans le patrimoine mondial en faveur du développement de la bicyclette et du sport cycliste. Qu'est-ce que ce Tour de France cycliste qui focalise l'attention de millions de personnes l'été venu? Depuis plus de cent ans maintenant, plusieurs générations ont tenté de répondre à cette question sans jamais réellement réussir à donner une définition satisfaisante. En effet, le Tour de France frappe les imaginations à tel point que chacun peut faire vagabonder un petit vélo dans sa tête à la simple évocation de cette course cycliste. Convenons donc qu'il n'existe pas de définition globale du Tour de France, mais simplement des points de vues différents qui ont évolué avec le temps. Ainsi, au niveau sportif, le Tour de France serait "la plus incroyable des épreuves athlétiques et la démonstration expérimentale la plus saisissante de ce que peut fournir, dans le domaine physique, le potentiel volonté chez l'animal humain,,2. Bien plus encore, beaucoup s'accordent pour définir cette épreuve cycliste comme une grande fête populaire qui "fait partie du patrimoine de la France, avec quelque chose de profondément culturel. La transmission se fait de père en fils, avec le grand-père qui raconte les histoires des vieux Tours,,3. En outre, le Tour de France possède aussi une connotation commerciale, et peut se présenter comme une fête du sport et de l'industrie, à cause de la caravane, automobile et publicitaire, qui précède et accompagne le peloton des cyclistes: "C'est ça le Tour: une fête
1 L'Avenir d'Aix-les-Bains, 7 juillet 1934. 2 Henri Kirstemaeckers, L'Auto, 8 juillet 1931. 3 Aujourd'hui en France, 26 juillet 2001.
populaire avec ses attroupements, sa poussière et ses tzam-la-boum et en attraction une course cycliste"l. Le succès du Tour de France surprend aujourd'hui encore par son ampleur et sa remarquable longévité, et même plus que jamais depuis l'avènement de son centenaire. A tel point que l'épreuve est sortie depuis un peu plus de deux décennies des sphères du monde sportif pour intéresser la recherche scientifique. Comment une course cycliste issue de la société industrielle de la fin du XIXème siècle, créée à l'époque où les bicyclettes et les automobiles se répandent sur le routes, réussit-elle à perdurer à l'heure de la société de consommation de masse et du temps libre? Le Tour de France semble ainsi pouvoir exister dans deux sociétés différentes: l'une utilisait la bicyclette comme moyen de locomotion et l'autre comme un instrument de loisirs. Si Pierre Chany, dans sa Fabuleuse histoire du Tour de France2, est le premier à vouloir replacer l'épreuve dans son contexte historique, le phénomène socio-culturel n'apparaît encore qu'en arrière-plan. Dans les années 1990, Philippe Gaboriau3 considère le Tour de France comme un véritable phénomène de société et entame une étude sociologique en plaçant l'épreuve au coeur de la culture populaire française. Paul Bourl s'est ensuite intéressé à la géographie du Tour de France, dans la mesure où la carte du Tour est bien le premier élément de l'épreuve à être élaborée, avant toute autre considération. Mais ces éléments ne suffisent encore pas à expliquer toute la réussite moderne du Tour de France. Fabien Wille5 pense que ce succès réside dans les liens qui unissent le Tour de France à la télévision, et surtout dans sa mise en images. Par la suite, l'ouvrage collectif Maillot Jaune, regards sur cent ans du Tour de France6, a souhaité présenter une analyse détaillée des différents thèmes de recherche autour de l'épreuve sportive, notamment la littérature, la presse et la publicité. Ces dernières années, les recherches se sont orientées vers l'histoire politique du Tour de France, notamment avec les travaux de Jean-Luc Boeuf et Yves Léonard,
l "Lafoire au village", P. Bernard, Paris-Soir, 16 juillet 1938. 2 Pierre Chany, Lafabuleuse histoire du Tour de France, Paris, Editions Plon, 1972. 3 Philippe Gaboriau, Le Tour de France et le Vélo, histoire sociale d'une épopée contemporaine, Paris, L' Hannattan, Espaces et Temps du Sport, 1995. 4 Paul Boury, La France du Tour, le Tour de France: un espace sportif à géographie variable, Paris, L'Harmattan, Espaces et Temps du Sport, 1997. 5 Fabien Wille, Le Tour de France, un modèle médiatique, Paris, Presses Universitaire du Septentrion, 2003. 6 Patrick Porte et Dominique Vila (dir), Maillot Jaune, regards sur cent ans du Tour de France, Anglet, Atlantica, 2003.
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dans leur livre La république du Tour de Francel, ainsi qu'avec Le Tour de France, reflets de l'histoire et de la société de Pierre Lagrue. L'épreuve cycliste, qui se dit apolitique depuis les débuts de L'Auto-Vélo, serait bien au contraire soumise aux évolutions politiques et sociales du XXème siècle. Ces études nous ont permis de beaucoup mieux connaître le contexte dans lequel évolue le Tour de France. Cependant, de nombreuses questions demeurent encore en suspens. Par exemple: Qui sont ses créateurs? Dans quel contexte a-t-il été créé? Est-il officiellement reconnu d'intérêt public? Le public a-t-il toujours été aussi nombreux sur le bord de la route? Quand le Tour de France cesse-t-il d'être une simple course cycliste pour devenir une grande fête populaire? N'agit-il que comme un gigantesque "opium du peuple" ou a-t-il une véritable utilité sociale? Car en fait, ce qui frappe en premier lieu sur le Tour de France, c'est l'impressionnante foule qu'il réunit au bord des routes, de quelques milliers de personnes en 1903 à plus du quart de la population française aujourd'hui. Ces foules sont le symbole de la grande réussite populaire du Tour de France et elles représentent un véritable phénomène de société. En outre, le Tour de France - grand spectacle gratuit - réunit tous les types de publics, comme l'écrivait Henri Desgrange en son temps: "Le Tour de France, c'est la réunion sur des milliers de kilomètres, dans un geste unique d'encouragement et d'applaudissement, du bourgeois, du prolétaire, du prêtre, du maître d'école, de l'écolier, de la douce fiancée, du paysan, du noble, de toutes les castes, de toutes les classes,,3. Un autre élément est aussi frappant lorsque l'on évoque le Tour de France, c'est celui du véritable déferlement médiatique qui l'entoure. Au mois de juillet, la "Grande Boucle" est partout présente: à la télévision, à la radio, à la une de la presse écrite, etc., au point qu'aujourd'hui au moins un milliard et demi de personnes regardent une étape à la télévision pendant l'été. Il semble que le Tour de France utilise tout l'appareil médiatique existant pour diffuser les résultats de la course. Ainsi, le Tour de France utilise tous les médias à sa disposition et mobilise tous les publics. Or, ces deux éléments - publics et médias - ont un point commun, en ce sens qu'ils sont tous deux des révélateurs majeurs de la culture de masse. Qu'entendons-nous par "culture de masse"? C'est "ce qui est répandu par les techniques de diffusion massive, les mass média (presse, cinéma, radio et télévision) au sein de la masse sociale sans tenir compte 1
Jean- Luc Boeuf et 2003. 2 Pierre Lagrue, Le L'Harmattan, Espaces 3 L'Auto, supplément
Yves Léonard, La république du Tour de France, Paris, Seuil, Tour de France, reflet de l'histoire et Temps du Sport, 2004. gratuit, 27 juin-23 juillet 1933. 11
et de la société,
Paris,
des structures internes (classe, âge, sexe)"!, ce qui apparaît être exactement le cas du Tour de France: il s'est répandu par les médias au sein de la population, sans distinction. En effet, l'épreuve a été créée par le quotidien sportif parisien L 'Auto- Vélo, puis tous les grands médias français, mais aussi européens et mondiaux, ont diffusé les nouvelles de la course auprès du public. Le Tour de France apparaît ainsi comme une construction médiatique et sans doute l'une des plus grandes réussites des médias au cours du XXème siècle, en ce qui concerne son impact auprès des populations et son poids dans l'histoire contemporaine française. Dans ce livre, nous souhaitons nous attarder plus particulièrement sur l'histoire socio-culturelle du Tour de France, selon une double approche. Tout d'abord, en replaçant l'épreuve cycliste dans son contexte historique, ensuite en s'intéressant plus particulièrement au public et aux médias, c'està-dire en insérant l'histoire du Tour de France dans le contexte de la culture de masse. Avec, en filigrane, une question: quel est l'impact de la presse sportive - qui a créé le Tour de France - dans l'histoire contemporaine française? Car en effet, le Tour de France pourrait-il exister sans les médias? Existerait-il encore de nos jours si le public n'était pas aussi nombreux sur le bord de la route? De 1903 à nos jours, le Tour de France a traversé différentes périodes. Conçu pour vendre plus de journaux, il entre rapidement dans l'arsenal de la Revanche, en présentant un tracé semblable à un chemin de ronde. De l'image des "Forçats de la route", l'épreuve cycliste va inverser la tendance et donner l'image d'une France qui gagne dans les années 30. Cela va lui permettre, après la Seconde Guerre mondiale, de s'inscrire dans le patrimoine national. Puis, dans un contexte d'ouverture à l'Europe, de Guerre Froide et de développement de la civilisation des loisirs, le Tour de France a dû s'adapter à ces mutations socio-culturelles pour continuer d'exister. Après la crise des "Trente Glorieuses", le Tour de France a réussi à intégrer le courant de la mondialisation, grâce à la télévision, mais il rejette désormais les valeurs de la troisième révolution industrielle en dénonçant le phénomène du dopage. Et si pour l'avenir, 66% des Français2 pensent que l'épreuve fêtera son bicentenaire, il est aussi intéressant de s'interroger, au travers de son histoire socio-culturelle, pour savoir si le Tour de France n'est pas seulement un des éléments constitutifs de la culture de masse en France, mais si il n'est pas, en plus, une partie vivante et significative de la culture populaire française.
! Dictionnaire encyclopédique, Hachette, édition 2001, pA80. 2 Sondage Louis Harris pour Vélo Magazine, n° 399, juillet 2003. 12
Première partie
L'édification du "Chemin de Ronde" 1870-1918 L'une des vocations premières du Tour de France semble de vouloir accorder son nom à la réalité géographique du pays, c'est -à-dire que le Tour de France ne doit pas se contenter de faire étape dans toutes les grandes villes, il doit réellement faire le tour de la France. Après le succès de la première édition, c'est dans cet état d'esprit que les organisateurs orientent les nouveaux défis à faire accomplir aux coureurs cyclistes. Ainsi, le parcours tend très rapidement, en moins de dix ans, à rejoindre toutes les frontières du pays, naturelles comme politiques. Et dès 1911, tous les finistères de la géographie française sont visités par la grande épreuve cycliste. Mais le Tour de France ne se contente pas de délimiter l'espace français en deux dimensions. Les organisateurs veulent en ajouter une troisième et toucher au ciel avec l'ascension des plus hautes montagnes du territoire, comme le Ballon d'Alsace (1178 m) en 1905, le Tourmalet (2115 m) dans les Pyrénées en 1910, le col de la Faucille (1323 m) dans le Jura et le col du Galibier (2556 m) dans les Alpes en 1911. Ainsi, dès sa neuvième édition, la grande épreuve cycliste acquiert son parcours quasi définitif en touchant à tous les espaces frontières du territoire français. A voir le tracé du parcours du Tour de France 1911, l'épreuve évoque irrésistiblement le dessin d'un "chemin de ronde". Cette expression a I été utilisée pour la première fois par Philippe Gaboriau , après s'être inspiré d'un passage écrit par Georges Vigarello dans Les Lieux de mémoires: "Avec le Tour, triomphe l'idée d'une France unifiée par le sol. Les images des cols
l
"L'épreuve cycliste, qui constitue une grande boucle et se termine toujours à Paris, forme un encerclement processionnel du pays qui manifeste ostentoirement les valeurs de la France moderne et industrielle, le dynamisme et la santé éclatante de la jeunesse sur le "chemin de ronde" de la France", P. Gaboriau, op.cit., p.23.
La carte du Tour de France 1911 : Un "chemin de ronde" idéal... quasiment infranchissables donnent une totale unité à la France, installée et protégée par mer et montagne"l. Cette image n'a pas seulement une vocation géographique descriptive, elle désigne aussi parfaitement l'état d'esprit dans lequel se développe le Tour de France avant 1914. En effet, à la Belle Epoque, la France se sent encore moralement blessée de sa défaite face à l'Allemagne lors de la guerre de 1870. "Les Français avaient été successivement surpris, trahis, surclassés; des armées aguerries s'étaient effondrées [...] Partout et toujours, les chefs allemands, l'organisation allemande, les canons allemands avaient triomphé, dans tous les domaines, 1 Georges Vigarello, "Le Tour de France" in Les lieux de mémoires, Tome III, Paris, Gallimard, rééd 1997, p.3801 à 3833.
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la France avait été surclassée" 1. Et surtout, les populations françaises ont eu à subir l'invasion de leur territoire par les troupes prussiennes. En outre, le tiers du pays a connu une période d'occupation plus ou moins longue selon les régions2. Cet épisode du conflit a fortement impressionné les mémoires collectives pendant toute la fin du XIXème siècle. Et dès lors, "les Français resteront marqués par une psychose de l'invasion,,3. Avec l'avènement de la Troisième République, la société française apprend désormais à préparer une nouvelle guerre, en ressoudant son unité nationale au travers de grandes fêtes commémoratives et en préparant ses futurs soldats dès l'école primaire. Le Tour de France, brillante idée sportive au départ, entre vite dans cet arsenal de la "Revanche". En effet, il s'affiche rapidement comme un événement national de première importance, car il bénéficie d'une assez large écoute populaire et donc d'une aptitude à capter l'affection des Français. Le développement de son parcours, qui se présente alors comme unitaire et défensif, peut se concevoir comme une réponse forte, par sa volonté de délimiter l'espace français, à cette peur collective d'une nouvelle invasion allemande. Comment la course cycliste du Tour de France atteint-elle aussi rapidement son objectif géographique et, somme toute, ses objectifs politiques plus que sportifs à la lecture du parcours précédant la Première Guerre mondiale? C'est une des interrogations les plus répandues à l'égard de la grande épreuve sportive concernant cette période. Mais le Tour de France n'a pas seulement une connotation guerrière, reflétant une partie des sentiments de l'intelligentsia parisienne à la Belle Epoque. Il se construit aussi dans un contexte de fort développement industriel, de diffusion de la bicyclette et de l'automobile, et d'épanouissement de la presse écrite. Au milieu de ces bouleversements culturels, le Tour de France propage-t-il aussi d'autres idées que celles de la "Revanche" et du développement du transport individuel? Depuis la naissance de la bicyclette à la fin de la Première Guerre mondiale, de nombreux événements se sont succédés en France, et le Tour de France, qui n'est pas uniquement une épreuve sportive, est aussi un témoin privilégié de cette période. L'avenir de la France se déroule sur les routes et aux frontières, voilà l'un des messages que le Tour de France tente de propager.
1 Claude Digeon, La crise allemande de la pensée française, Paris, PUF, 1959, p.48. 2 Le retrait des troupes allemandes à été progressif jusqu'en 1873. 3 C. Digeon, op. cit., p. 58. 15
Chapitre
l
Aux sources du Tour de France 1870-1903 "Je ne crois pas qu'il soit au monde un pays où le sport cycliste, sur route ou sur piste ait une vie plus intense qu'en France. La gigantesque randonnée du Tour de France le porte incontestablement à son apogée" Robert Coquelle, Le Vélo, 3 juillet 1903
Le 19 janvier 1903, le quotidien parisien des sports L'Auto annonce la création de la plus grande course cycliste du monde: "Le Tour de France". Cet événement va représenter un tournant majeur dans l'histoire du sport mondial. En effet, ses organisateurs prennent déjà conscience du bouleversement inévitable qu'une telle course allait provoquer, non seulement sur les us et coutumes sportifs en vigueur jusqu'alors, mais aussi, sur l'imagination des foules. Des premières courses à l'annonce du Tour de France, comment se développe le sport cycliste en France et dans quel contexte?
I. La bicyclette démarre la Belle Epoque La seconde révolution industrielle, les progrès scientifiques et techniques, donnent l'impression que l'humanité va progressivement s'améliorer. La vapeur est peu à peu remplacée par le pétrole et ses premiers dérivés et le réseau ferroviaire s'étend rapidement; à la fin du XIXème siècle, les trains express peuvent atteindre la vitesse de 70 km/ho De ce besoin nécessaire de transports en commun va naître l'envie de transports individuels. L'automobile n'a encore fait que peu d'apparition et c'est la bicyclette qui intéresse surtout le public car elle matérialise "dans
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l'imaginaire concrétisant
collectif le moyen de transition idéal vers le XXème siècle, une des valeurs phare de la culture industrielle: la vitesse" I.
Un contexte politique "revanchard" La France des années 1870 cherche à comprendre les raisons de sa défaite à Sedan. Pour l'élite française, l'instituteur prussien a su inculquer à ses élèves les notions d'un puissant sentiment national ainsi qu'une solide instruction prémilitaire. Le gouvernement républicain repense alors tout le système de l'instruction publique. Les programmes sont ainsi entièrement rénovés et le manuelle plus célèbre de cette période demeure Le tour de la France par deux enfants. Devoir et patrie2. Les deux jeunes héros, André et Julien Valden, sont des Lorrains. A la mort de leur père, ils quittent Phalsbourg (ville désormais allemande) pour rester Français. Au cours de leur périple, ils font un large tour du pays, visitant Paris, le Centre et suivant les cours du Rhône et de la Garonne. Plus de six millions d'exemplaires se sont vendus sur tout le dernier quart du XIXème siècle. Mais l'exaltation des sentiments patriotiques ne transparaît pas seulement au niveau scolaire. Le gouvernement de la Troisième République propose aussi de grandes manifestations nationales afin de souder le peuple français derrière les valeurs républicaines. Ainsi, La Marseillaise est adoptée comme hymne national en 1879 et, en 1880, le 14 juillet devient le jour de la fête nationale. Cet esprit de fêtes commémoratives va largement se développer à la fin du XIXème siècle et permettre de nombreuses démonstrations de gymnastique lors de ces journées. Des sociétés cyclistes, profitant de ce nouvel engouement de la société pour le sport, voient elles aussi le jour dans beaucoup de villes françaises et la bicyclette devient aussi l'objet d'une grande propagande dans la presse.
La presse inaugure le temps des masses En 1863, Moïse dit "Polydore" Millaud crée Le Petit Journal qui est vendu au prix de cinq centimes3, soit au tarif le plus bas du marché, ce qui lui permet de dépasser le million d'exemplaires vendus à la fin du XIXème
1
Stefan Pivato, Les enjeux du sport, Milano, Giunti, 1994, p. 28.
2
G. Bruno, Le tour de la Francepar deux enfants: devoir et patrie, Paris, Librairie
classique Eugène Belin, 1877. 3 Soit 0, 15 € actuels. 18
siècle. Il informe son lectorat à propos des derniers faits divers l, qui s'impose comme le premier genre littéraire préféré des masses, des derniers progrès scientifiques et techniques, des chroniques judiciaires et propose de nombreux romans-feuilletons. Par la suite, de nombreux autres périodiques vont se développer sur ce modèle, notamment la presse sportive en plein développement et dont de nombreux titres possèdent le mot "vélocipède". En effet, le "vélocipède" est un gage de progrès industriel, physique et culturel; avec lui, le monde va de l'avant. Mais à cette époque, les choses sportives ne s'inscrivent encore que dans la rubrique faits divers. Le journal Le National annonce ainsi le résultat du Paris-Rouen en 1869 dans cette rubrique car la page des sports n'existe pas encore dans les grands quotidiens pmisiens. Cette révolution des imprimés, aidée par la loi sur la liberté de la presse promulguée en 1881, est en fait, à une plus large échelle, une véritable révolution culturelle2. Mais cette révolution culturelle se passe aussi dans les rues, sur les grands boulevards, où cette nouvelle liberté d'expression se traduit aussi par un fort développement des fêtes et des spectacles. Les terrasses des cafés, sur les grands boulevards, deviennent des lieux de représentation de rue, de concert. Les courses hippiques sont très prisées de tous les publics et les hippodromes sont toujours pleins. Toute la population parisienne se rend au théâtre, qui est le spectacle populaire par excellence. Ainsi, les futures grandes courses cyclistes, pour attirer la foule des grands jours ne vont pas seulement se présenter comme une compétition sportive unique, mais se concevront aussi, outre un grand fait divers, comme un véritable spectacle.
II. La bicyclette est un "bienfait social" C'est le titre qu'utilise le reporter du Petit Journal Pierre Giffard pour son article du 6 mars 1890, et qu'il reprend quelques années plus tard dans son livre La fin du cheval: "Voyez où en est la bicyclette f...J Aujourd'hui, son règne est universel. Elle trône dans les palais des rois, elle a conquis les ministères et les ministres, les plus sévères administrations et les plus austères compagnies, l'armée, la magistrature, le clergé, la ville et les champs, tout. C'est un bienfait social - je tiens à la formule - que cette petite machine tant vilipendée jadis,,3. I
Ce style est ''fondé sur la spectacularisation des émotions et des exemples personnels", Dominique Kalifa, La culture de masse en France, tome 1,1860-1930, Paris, La Découverte, colI. "Repères", 2001, p.9. 2 Sur ce point, Jean-Yves Mollier, La lecture et ses publics à l'époque contemporaine, Paris, P.u.P., 2001, p.54. 3 Pierre Giffard, Lafin du cheval, Paris, Armand Colin, 1899, p.2. 19
Pierre Giffard lance le Paris-Brest-Paris PieITe Louis Giffard est un des premiers grands reporters de la presse française. Né le 1er juillet 1853 à Fontaine-Ie-Dun, près de Dieppe, il décide de sa vocation de journaliste grâce à son père, maire de cette petite commune, qui lui apprend à lire dans les pages de son journal quotidien. PieITe Giffard quitte cependant le lycée pour s'engager volontairement dans l'armée en 1870. En 1874, il vient s'installer à Paris, avec sa mère et sa soeur et il souhaite au plus vite démarrer une carrière de journaliste. Il passe ainsi cinq ans à parcourir la ville de fond en comble, à la recherche du précieux fait divers. Dès 1875, il entre au Gaulois et publie des articles à la rubrique "Paris au jour le jour" sous le pseudonyme de Henri Charlet. A cette époque, PietTe Giffard est surveillé par la police: "Au moral, le sieur G~ffard est, dit-on, d'un caractère très chicanier, il serait même peu scrupuleux en affaires r..J Ses appointements sont frappés de nombreuses oppositions à la caisse du "Gaulois" r.J Au point de vue politique, on croit que le sieur Gward n'a pas encore d'idées très arrêtées, mais qu'il penche fortement du côté du parti bonapartiste"l. Néanmoins, il développe dans ses articles un bon sens de l'observation et de l'impartialité, qui lui permet d'entrer au Figaro en 1879. C'est à cette époque qu'il commence ses grands voyages, proposant à ses lecteurs des récits exotiques, tout autant que des informations politiques et culturelles. Il signe ses articles "Jean sans terre", voulant prouver par ce pseudonyme qu'il se sent un citoyen du monde2. En 1887, il entre au Petit Journal où sa carrière va prendre un nouveau tournant. Si "Jean sans tetTe", de par ses voyages, utilise tous les moyens de transport de son époque, il avoue ne pas aimer le cheval, car il considère que cet animal coûte cher, à l'achat comme à l'entretien, et refuse d'en posséder un pour ses déplacements quotidiens dans Paris. Par contre, PietTe Giffard adore les chiens et il en possède un, de race danoise et prénommé "Nyborg", à son domicile du Parc de Maisons-Laffite. Un jour, trouvant son fidèle compagnon d'une humeur quasi neurasthénique, Giffard se décide à consulter un vétérinaire. Celui-ci lui conseille de faire faire un peu plus d'exercice à son animal, et de le faire courir à ses côtés pendant que son maître se promènera à cheval. Giffard, ne sachant que faire, s'ouvre de ce problème à son voisin, Jules Brasseur, directeur du Théâtre des variétés. Ce dernier recommande alors de remplacer les promenades à cheval par des excursions à bicyclette. Giffard se laisse tenter et, après quelques leçons, il lAPP, Dossier Pierre Louis Giffard, Ba 1094, rapport du 20 février 1877. 2 Mais le pseudonyme "Jean sans Terre" renvoie aussi au Moyen Age, à la période des croisades, et bien sûr au surnom du frère du roi Richard Coeur de Lion, devenu roi d'Angleterre à la mort de celui-ci (1167-1199-1216).
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découvre avec émerveillement les joies de ce nouveau mode de transport, au point de vouloir en assurer sa promotion dans les colonnes du Petit Journal. Il finit par surnommer la bicyclette sa "petite reine", une formule qu'il vient d'inventer. Le Petit Journal et Le Figaro, sentant l'idée de Giffard bonne à exploiter, commencent à publier quelques publicités pour cet engin dans les pages intérieures de leurs journaux, sous forme de réclames payées par les fabricants. La première grande course cycliste organisée après le ParisRouen de 1869 est le Bordeaux-Paris, le 23 mai 1891. Le vainqueur, l'Anglais Mills, qui a parcouru les 577 km en 26h 35', soit à la vitesse de 21,7 kmlh, est accueilli Porte Maillot par 7000 spectateurs. Un grand succès pour le sport cycliste et pour Le Petit Journal car "Pierre Giffard fait un constat capital: l'engouement du public a fait "monter" la vente du journal ,,1. Et le Il juin, "Jean sans telTe" annonce à son le lendemain de la course tour "La course du Petit Journal: de Paris à Brest et retour: 1200 kms". Ainsi le 6 septembre 1891, 207 concurrents se présentent devant l'hôtel du Petit Journal, lieu du départ. La course cycliste moderne, si elle développe le fait divers à grande échelle, propose aussi une autre course, tout aussi importante, voire plus: la course à l'information. Ainsi, à Brest, "la ville est toute révolutionnée [...] A chaque instant, on vient nous demander les dernières dépêches. Hélas! [...] une dépêche de Paris met au moins deux heures pour arriver à Brest,,2. L'effervescence déclenchée par la course à Paris est encore plus grande: "L'émotion a été considérable, non seulement devant Le Petit Journal, [...] mais encore devant tous les magasins des marchands de vélocipèdes, devant tous les cafés où les vélocipédistes ont coutume de se réunir et dans toutes les classes, dans tous les mondes [...] Sur les grands boulevards, la foule était toute entière à l'événement du jour. On ne parlait pas d'autre chose que de la course, impossible de faire un pas sans entendre les noms de Terrant et de Jiev-Laval,,3. La course du ParisBrest fait pour la première fois vibrer les foules pour un spectacle sportif de grande ampleur et de grande durée. Le suspense se prolonge pendant 72 heures, le temps mis par le vainqueur Charles TelTont. Toute l'attention du public se focalise sur les péripéties des champions cyclistes et surtout sur leur vitesse: "Terrant est arrivé à Brest en 33 h 55' soit à une vitesse moyenne de 17 631 mètres à l'heure,,4. Paris-Brest-Paris, course d'endurance, marque donc plus les esprits par sa vitesse que par sa dureté. La vitesse n'est pas la seule préoccupation du public, elle est aussi celle des journalistes et des télégraphistes. En effet, la vitesse à laquelle arrivent les
11. Marchand, Les défricheurs de presse sportive, Biarritz, Atlantica, 2 Le Petit Journal, 8 septembre 1891. 3 Le Petit Journal, 9 septembre 1891. 4 Idem. 21
1999, p.58.
informations joue un rôle important sur les sentiments des foules. Si la presse écrite a créé l'événement, ce sont les relais télégraphiques qui la font vivre "en direct". Ainsi, pour toutes les futures grandes courses cyclistes, le relais des informations s'avérera être le point essentiel pour retenir toute l'attention du public.
Alphonse Steinès et les débuts de la presse sportive Très heureux du succès de son Paris-Brest, Pierre Giffard décide alors de créer son propre journal, Le Vélo, imprimé sur papier vert et dont le premier numéro apparaît dans les kiosques parisiens le 1er décembre 1892. Le Vélo parvient rapidement à un tirage quotidien de 80 000 exemplaires et le journal du 2, rue Meyerber bénéficie d'un apport publicitaire important des marchands de cycles et d'automobiles, tels Adolphe Clément, André Michelin ou encore le comte Albert de Dion. La rédaction du Vélo, sous l'égide de Piene Giffard, s'est donnée une mission: "convertir à notre religion de la vie au grand air le plus d'adeptes possible"!. Alphonse Steinès, un de ses rédacteurs, raconte ainsi les débuts de la presse sportive en France: "Il y a plus d'un demi-siècle, la pléiade de jeunes gens dressés au journalisme par Pierre Giffard, exerçaient la profession comme un sacerdoce r..] Et ne croyez pas que nous étions spécialisés r..] Non, d'après les théories de notre maître et patron, Pierre Giffard, il nous fallait être très éclectiques. Il nous fallait savoir sauter du cyclisme sur l'automobile, de l'aéronautique sur le tourisme, de l'athlétisme sur le ,,2. Pionnier de la presse football, de l'escrime sur le tennis, etc., etc... sportive, Alphonse Steinès, de son vrai nom Johann Stenges, est né le 25 août 1873 à W ormeldange, au Luxembourg. De nationalité française, Alphonse Steinès quitte le Luxembourg à l'âge de 14 ans pour rejoindre Paris et poursuivre ses études. Pendant six mois, il va suivre des cours du soir à l'Ecole des Arts et Métiers, afin de devenir mécanicien. Alphonse Steinès est l'un des premiers à succomber à la vogue du vélo et en 1889, il achète sa première bicyclette. Cycliste émérite, Steinès commence une carrière de journaliste sportif en entrant au Vélo, sur la recommandation de Victor Breyer, un autre passionné, qui le fait adhérer tout aussi rapidement au Sport V élocipédique Parisien. Son rôle est alors de suivre l'évolution du cyclisme amateur et plus spécialement l'activité des Sociétés cyclistes. Très rapidement, il s'occupe de l'organisation des Paris-Roubaix cycliste et !
Alphonse Steinès, extrait d'un discours tenu à l'occasion des festivités du 25ème
anniversaire de l'association luxembourgeoise des journalistes Archives du musée des sports du Luxembourg. 2 Idem. 22
sportifs, 27 mai 1954,
pédestre et se rend indispensable dans l'organisation de la plupart des épreuves. A partir de 1897, il devient le président de l'Union des Cyclistes de Paris. Alphonse Steinès est donc l'un des personnages centraux du cyclisme en France dans les années 1890.
III. La création de L'Auto- Vélo Tout proviendrait de l'Affaire Dreyfus, ou plutôt d'un différend politique entre le comte de Dion et Pierre Giffard. En décembre 1894, le capitaine d'artillerie Dreyfus, attaché au ministère de la guerre, est condamné pour espionnage, malgré ses protestations d'innocence. L'unique document qui accuse Dreyfus, Alsacien d'origine juive, est une lettre adressée au lieutenant colonel von Schwartkoppen, de l'ambassade d'Allemagne, annonçant l'envoi de plusieurs documents relatifs à l'Armée française. La calligraphie de cette lettre, qui a été récupérée par les services secrets français, présente des similitudes avec l'écriture de Dreyfus. L'enquête s'arrête rapidement, et Dreyfus est dégradé et envoyé au bagne à Cayenne. Cependant, en 1896, les services secrets français récupèrent une nouvelle lettre compromettante entre von Schwartzkoppen et un officier français. Le commandant Picquard, qui a trouvé le vrai coupable, conseille alors une révision du procès Dreyfus. Picquart fait porter l'accusation sur le commandant Walsin-Esterhazy, un Hongrois naturalisé, chef de bataillon au 74ème régiment d'infanterie, qui vend des documents à l'ambassade d'Allemagne pour régler ses incessantes dettes de jeu. Mais l'Etat Major ne souhaite pas une révision du procès afin de protéger les intérêts de l'Armée. Le 15 novembre 1897, Mathieu Dreyfus, le frère aîné, dénonce Esterhazy dans une lettre publique adressée au ministère de la guerre. L'opinion publique découvre alors l'ampleur de l'implication d'Esterhazy dans l'Affaire Dreyfus. Un procès s'ouvre finalement pour juger Esterhazy. Ce dernier est acquitté le 11 janvier 1898. 48 heures plus tard, L'Aurore relance le débat en publiant une lettre d'Emile Zola adressée au Président de la République sous le titre "J'accuse", où Zola dénonce la justice militaire qui condamne un innocent et blanchit un coupable. L'Affaire Dreyfus va diviser le pays entre révisionnistes et anti-révisionnistes et être largement relayée par une presse partisane. De son côté, Le Petit Journal s'affiche clairement anti-dreyfusard. Pierre Giffard, pour sa part, rejoint le "front dreyfusard" qui s'est peu à peu développé dans les milieux de la science, de l'Université et certaines sphères de la haute administration. Il va utiliser son journal, Le Vélo, pour mobiliser l'opinion publique en faveur de Dreyfus. Une erreur que ne lui pardonne pas facilement le comte de Dion, anti-dreyfusard et nationaliste farouche.
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Le comte de Dion et l'Automobile Club de France Jules, Philippe, Félix, Albert, comte (puis marquis à la mort de son père en 1901) de Dion Wandonne de Malfiance est né le 9 mars 1851 à Nantes. Sa famille tire son nom de la terre De Dion-Le-Val près de Bruxelles. Très jeune, le comte marque un goût prononcé pour la mécanique en fabriquant des machines hydrauliques et des machines à vapeur. Il s'intéresse aux jouets scientifiques et ouvre en 1881 une boutique passage Léon à Montmartre. Rapidement, il rencontre Georges Bouton, fabricant de moteurs à vapeur pour jouets scientifiques. Georges Bouton est né le 22 novembre 1847 à Paris. Ingénieur, il a appris la mécanique à Honfleur, avant de combattre en 1870 dans les mobiles du Calvados!. En 1882, de Dion et Bouton s'associent et s'installent rue de la Chapelle. Rapidement, ils se lancent dans la construction de chaudières à vapeur, puis de tricycles et de voitures à vapeur. En 1884, ils fondent l'usine De Dion- Bouton à Puteaux. Les deux chercheurs et novateurs mettent au point un moteur à explosion, puis prennent un brevet pour un moteur à pétrole en 18902. Au début des années 1890, l'automobile n'est encore qu'une affaire de passionnés et à la suite de Dion et Bouton, Panhart et Peugeot ouvrent leurs premières usines, mais la production est très faible, à peine 300 véhicules fabriqués en 1895. Cependant, les compétitions se développent plus rapidement et en 1894, a lieu à l'initiative du Petit Journal, le Paris-Rouen automobile. Seulement 26 véhicules se présentent au départ, dont l'équipage De Dion-Bouton. A l'issue de la course, De Dion décide, avec d'autres pionniers de l'automobile, comme le baron de Zuylen de Wyevelt et le comte de Chasseloup-Laubat, de créer l'Automobile Club de France. L'association voit le jour le 12 novembre 1895, après une réunion chez le comte de Dion, 27 quai d'Orsay. Une trentaine de personnes sont présentes, parmi lesquelles Pierre Giffard. Le but de l'Automobile Club est de "développer l'industrie automobile et celles qui s 'y rattachent, de fournir à ses membres tous les renseignements possibles - techniques ou pratiques - et de donner à ses adhérents son appui moral pour la défense de leurs droits"3. Sur un modèle emprunté aux courses cyclistes, après le Paris-Rouen a lieu le Paris-Bordeaux-Paris en 1896. Puis l'Automobile Club de France ! Sur la rencontre entre Georges Bouton et le comte de Dion, voir les notices "Bouton, Georges-Thadée", tome 7, p.63 et "Dion, Jules, Félix, Albert, de", tome Il, p.387, du Dictionnaire de biographie française, Roman d'Amat et R. LimouzinLamothe (dir), Paris, Librairie Letouzet et Ané, 1965. 2 Sur ce point, Pierre Bayer, De l'automobile à l'aéronautique, De Dion-Bouton, Paris, Rétroviseur, 1995. 3 Le Vélo, 13 novembre 1895. 24
innove en inventant le principe des courses par étapes, dont le premier essai est le Paris-Amsterdam en 1898, suivi du Tour de France automobile en 1899, en sept étapes et 2350 km. Ce premier Tour de France, organisé par le journal Le Matin, se déroule du 16 au 24 juillet. La course est une grande réussite. Sur 49 partants, 21 véhicules rejoignent l'arrivée, où 2000 personnes attendent le retour des concurrents à Saint- Germain-en-Layel. Cette grande randonnée automobile s'est courue à la vertigineuse moyenne de 51,300 km/h et a soulevé l'admiration générale mais elle n'en a pas moins été soumise à quelques critiques, provenant notamment du Journal des débats. Celui-ci regrette le Tour de France de jadis, lorsqu'il s'effectuait encore "par lentes et brèves étapes, le sac au dos, le bâton à la main, s'arrêtant çà et là au gré de son caprice, partout où vous retenait l'intérêt des souvenirs, le charme du pays ou seulement le désir exquis de paresser. On le fait aujourd'hui à une allure d'express parmi des tourbillons de poussières, des relents de pétrole et des bruits de ferraille, les reins brisés, les nerfs à vif, les oreilles rompues. Nulle halte, Parcours du premier nulle flânerie. Pour le Tour de France automobile 1899 chauffeur, il n 'y a plus de villes, plus de bois, plus de ruisseaux. Des cailloux, des bornes kilométriques, des poteaux indicateurs, un guidon: sous les lunettes ou le masque qui défendent à grand' peine ses yeux de la blancheur aveuglante des routes, c'est tout ce qu'aperçoit le moderne compagnon du "Tour de France" dans sa fuite éperdue. Tel est paraît-il, le progrès,,2. Afin de promouvoir le développement du trafic automobile et surtout pour indiquer avec précision les itinéraires, le comte de Dion fait aussi éditer les premières cartes 1 Le Matin, 25 juillet 1899. 2 Le Journal des débats, 25 juillet 1899. 25
routières. Parallèlement, il fonde la Fédération Nationale de l'Automobile, du Cycle, de l'Aéronautique et des Transports. Mais le comte de Dion n'a pas seulement des ambitions industrielles. Après l'élection d'Emile Loubet à la présidence de la République, en 1899, vécue comme un camouflet par la droite monarchiste et catholique, il décide de s'engager en politique. Les conséquences
des "événements d'Auteuil"
Le 4 juin 1899, lors d'une réunion politique à l'hippodrome d'Auteuil, Emile Loubet est pris à partie par des nationalistes, des antidreyfusards, et par une petite société royaliste nommée l'Oeillet Blanc. Dans cette foule se trouve aussi le comte de Dion. Le Président de la République est en effet accueilli par un coup de canne asséné par le baron Christiani et la réunion dégénère alors rapidement en une bagarre générale, Emile Loubet recevant au passage quelques volées d'oeufs frais! En effet, le 3 juin, le jugement du conseil de Guerre de 1894 est cassé et Dreyfus est renvoyé devant le Conseil de Guerre de Rennes. Les anti-dreyfusards se sentent trahis. Le comte de Dion est alTêté avec quelques autres provocateurs et condamné le 15 juin à quinze jours de prison. Les événements d'Auteuil sont largement commentés par toute la presse, dont Le Vélo qui contient aussi une rubrique d'information générale: "Parmi les personnes mises en état d'arrestation, nous avons le regret de trouver le comte de Dion dont la place n'est plus vraiment au milieu des petits jeunes gens réactionnaires qui veulent tout le temps renverser la République"l. Cependant, ces "événements d'Auteuil" et l'atTestation du comte de Dion vont provoquer la fermeture inattendue de l'Automobile Club. En effet, par cette manoeuvre, le préfet de police, Charles Blanc, et le gouvernement républicain, veulent briser l'influence politique du comte de Dion au sein d'une association de plus en plus cotée auprès de la bonne société parisienne. Dès le 6 juin, Le Vélo va relater tous les développements de cette affaire, mais sans que Pierre Giffard ne taise son opinion personnelle: "L'Automobile Club! Le seul cercle honnête de Paris, le seul où l'on ne parle jamais que de moteurs, de carburateurs, de volts et d'ampères, sans qu'on y crie pour cela "Vive l'ampère-heure!" [.00] Le comte de Dion, je dois le dire et je tiens à le dire à sa décharge, ne faisait au cercle aucune espèce de propagande politique". PielTe Giffard ajoute à propos du gouvernement: "J'espère qu'avant 48 heures, il aura compris la bévue et qu'il nous aura rendu l'autorisation de parler carburateurs et moteurs tout notre saoul. Il attendra peut-être que le comte de Dion ait adressé au cercle sa démission de vice-président [.oO]Il semble inévitable qu'il la donne de son plein gré. C'est la première [00']
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Le Vélo, 5 juin 1899. 26
conséquence des actes irréfléchis dont il doit aujourd'hui se mordre les pouces". Et l'article se termine sur ces mots: "Le rédacteur en chef du Vélo, membre de l'Automobile Club de France, s'est inscrit hier à l'Elysée sur le registre déposé à cet usage, pour témoigner de sa respectueuse sympathie envers le président de la République. Vive Loubet!"] A la suite de cet article, clairement républicain, Pierre Giffard reçoit des lettres de menaces. Anonymes certes, mais l'une d'elle retient son attention et, craignant des représailles, il l'envoie aussitôt à la police afin de l'avertir de la situation. En voici quelques extraits: "Paris, 6 juin 1899, Monsieur, vous venez de commettre une nouvelle infamie. Il est vrai que vous n'en êtes plus à les compter. Non content d'insulter le très honnête homme qu'est Monsieur le comte de Dion, vous avez fait démarches sur démarches pour obtenir la fermeture du club de l'automobile. Eh bien, monsieur Giffard, c'en est assez, c'en est trop. Je ne souffrirai pas que vous continuiez plus longtemps vos canailleries habituelles. Maître chanteur émérite, on vous fera chanter à votre tour et même sauter"z. Est-ce cette lettre, sans doute écrite par un membre de l'automobile Club de France, qui pousse Pierre Giffard à rendre visite en prison au comte de Dion? Nul ne le sait. "Au cours de sa visite, il tint à m'expliquer son attitude et me dit qu'en ce qui concernait l'automobile, il demeurait mon ami et mon allié mais qu'en politique, je trouverais en lui un adversaire acharné,,3. L'incident ne se calme pas facilement. Des perquisitions destinées à trouver des documents compromettants sont effectuées à l'Automobile Club, et chez le comte de Dion. De sa cellule, le comte de Dion envoie une lettre ouverte au Préfet de police dans laquelle il se dit prêt à renoncer à la vice-présidence de l'Automobile Club pour accélérer la réouverture du cercle4. Le ministre de 1Le Vélo, 6 juin 1899. 2 APP, dossier Pierre Louis Giffard, Ba 1094. 3 Extrait de la plaquette du comte de Dion in Baudin, Images du passé, 1937. 4 "Prison de la Santé, 7 juin, Monsieur le Préfet de Police, A la suite des rapports que nous avons eus ensemble, j'ai toujours éprouvé une grande sympathie et une grande estime pour votre personnalité, j'espère que de votre côté vous avez éprouvé les mêmes sentiments à mon égard. La politique ne doit pas empêcher les gens de coeur de communiquer. Aussi, lorsqu'on m'a appris la fermeture de l'Automobile Club, je ne vous ai pas un seul instant attribué cette mesure mesquine et inutilement vexatoire, je dirai presque crime industriel et antifrançais. A l'Automobile Club, au comité comme dans le cercle lui-même, toutes les opinions sont représentées. Malgré cela, nous avons toujours tous marché la main dans la main conservant en nous-mêmes nos préférences et travaillant en commun pour l'industrie française. Quand j'ai créé ce cercle, aucune idée politique n'a hanté mon cerveau et je vous avoue que je suis profondément peiné pour mon pays 27
l'Intérieur accepte sa démission et l'Automobile Club peut à nouveau ouvrir ses portes le 12 juin. L'incident semble enfin clos, mais il ne l'est qu'en surface car le comte de Dion ne peut oublier ce que Pierre Giffard a écrit sur lui et sur l'Automobile Club. L'homme politique cherche à se venger. Et il trouve une excellente occasion lorsqu'il apprend que Pierre Giffard se présente à une élection législative complémentaire dans un arrondissement de Rouen, la troisième circonscription d'Yvetot, le 26 mars 1900, car la réputation du grand reporter est importante aussi en NOlmandie. A cette époque, Giffard vient de publier son ouvrage La fin du cheval et c'est ce livre que va utiliser le comte de Dion pour satisfaire sa vengeance. "L'idée me vint qu'il serait peut-être beaucoup moins goûté par les futurs électeurs du candidat député, propriétaires ou agriculteurs pour qui le cheval était une source appréciable de revenus. Aussi, je n 'hésitai pas un seul instant, et je pris la décision de faire distribuer, sans aucun commentaire, le livre de Pierre Giffard aux futurs électeurs en aussi grand nombre que je pouvais. Je mis en branle deux de mes secrétaires qui, montés à tricycle avec une remorque, firent chez les libraires parisiens une véritable razzia de La fin du cheval. Je pus en rafler plusieurs milliers, et aussitôt expédier mes ramasseurs de livres faire une généreuse distribution de volumes à l'entrée des réunions publiques de Pierre Giffard. L'effet fut magique, et lors du scrutin, une majorité certaine fut transformée en une défaite retentissante"l. Sur 9 487 votants, le républicain nationaliste Quesnel a été élu par 4 771 voix contre 4 600 pour Giffard2, ce qui signifie que la campagne d'hostilité du comte de Dion a été décisive pour battre Giffard. Battu par seulement 171 voix, Pierre Giffard prend très mal la chose. Dès lors, Giffard veut aussi briser l'influence de son adversaire à l'Automobile Club de France et souhaite cette fois-ci faire éclater l'association, et pas seulement pour se
de voir qu'en haut lieu on n'a pas su me comprendre. Comme vice-président de ce cercle, j'ai travaillé jusqu'à ce jour à le rendre grand et prospère et j'ai réussi, grâce à l'aide de personnalités dont je ne puis trop apprécier l'énergie, l'intelligence et le dévouement. Aujourd'hui, je crains que ma présence à sa tête ne lui fasse du tort. J'estime donc qu'il est de mon devoir vis-à-vis de mes collègues et de l'intérêt de cette industrie automobile que l'étranger nous envie, de vous prier de faire savoir à ceux qui vous ont fait fermer ce cercle modèle que je suis prêt à donner ma démission de vice-président dans le cas où ils le désireraient, pour laisser l'Automobile Club ouvrir à nouveau ses portes. Je donnerais en ce cas, sans chagrin, cette démission en pensant que cette industrie qui, j'en suis sûr, rapportera des millions à la France et nourrira des centaines de milliers d'ouvriers et leurs familles, aura été en grande partie mon oeuvre [...] Le Comte de Dion." Le Vélo, 8 juin 1899. 1Plaquette du comte de Dion, op. cit . 2 L'Eclair, 26 mars 1900. 28
venger d'Albert de Dion, mais aussi pour défendre à sa façon le développement automobile comme il a déjà défendu le développement du cycle, c'est-à-dire de façon républicaine et démocratique. C'est dans cette ambiance que s'ouvre l'assemblée générale annuelle de l'Automobile Club de France le 29 mai 1900. Depuis 1899, les relations entre les différents membres n'ont fait que s'envenimer. A tel point que deux courants se sont créés et que la scission semble désormais inévitable. Ainsi, à l'issue de la réunion, à laquelle assistaient environ 400 sociétaires, la scission se produit, conduite par Pierre Giffard, qui crée le jour même une nouvelle association, le Moto Club de France. Même si la nouvelle association ne regroupe aucun grand nom de l'industlie automobile, pour le comte de Dion, les manigances de Pierre Giffard doivent désormais cesser. Après avoir critiqué ouvertement ses opinions politiques, Giffard a osé miner l'association qu'il avait créée. L'antagonisme entre les deux hommes se fait plus profond chaque jour. Après le vélo pour tous, Giffard a lancé un nouveau ralliement: le moteur pour tous. Or, contrairement à la bicyclette, les destinées du développement automobile doivent rester dans les mains de l'aristocratie et des gros constructeurs, et non être divulguées et coordonnées par la presse populaire, et encore moins par une presse républicaine qui cherche par tous les moyens à s'accaparer les dernières créations de l'industrie. Le comte de Dion n'attendait que cette occasion pour présenter à ses amis de l'Automobile Club son nouveau projet: la création d'un journal sportif concurrent, ne faisant pas de politique, et qui protégerait leurs intérêts par des campagnes publicitaires, des manifestations et des informations sur les derniers progrès techniques de leurs industries. Il réunit ainsi le baron Zuylen, le comte de Chasseloup-Laubat, Adolphe Clément et André Michelin au lendemainl de la scission de Pierre Giffard, et obtient immédiatement leur adhésion. Ainsi, le 16 octobre 1900, paraît le premier numéro de L'Auto- Vélo, imprimé sur papier jaune, et l'éditorial en première page annonce tout un nouveau programme: "Nous vivons mieux et nous vivons plus vite qu'autrefois [...] Plus un pauvre, comme plus un riche, plus un roturier, comme plus un grand seigneur que l'occasion sans cesse ne tente maintenant de vivre en plein air, de s'adonner à la pratique d'un sport quelconque, de vivre plus sainement qu'il ne vivait avant [...] L'Auto-Vélo dira tout cela, le dira sans cesse, le dira un jour, deux jours... Toujours, le dira sous une forme alerte, gaie, vivante. Il chantera chaque jour vaillamment la gloire des athlètes et les victoires de l'industrie [...] Et nous serons complets en ajoutant qu'il ne sera jamais, à L 'Auto- Vélo, question de politique. Soyez donc, ô lecteurs, pour ou
1 Personne ne connaît exactement la date de cette réunion. C'est Jacques Marchand qui la place le lendemain. Les défricheurs de la presse sportive, op. cit., p.] I ].
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contre... ce que vous savez, mais ne comptez jamais sur L 'Auto- Vélo pour vous en parler".
IV. La lutte entre Le Vélo et L'Aufo- Vélo "Le comte de Dion vient de fonder un journal de sport pour faire concurrence à M. Giffard qui, dans l'Affaire Dreyfus, avait pris la défense de l'ex-capitaine. Ce nouveau journal L 'Auto- Vélo, pense pouvoir lutter avec avantage contre Le Vélo car M. de Dion a promis de fournir tous les fonds nécessaires à sa réussite. De son côté, M. Giffard est persuadé qu'avant six mois L'Auto- Vélo aura disparu"l.
Henri Desgrange et Victor Goddet Le comte de Dion, lorsqu'il songe à créer L'Auto- Vélo, cherche des personnes déjà bien installées dans le monde du sport pour mener à bien son projet. Et s'il accepte de prendre Henri Desgrange comme rédacteur en chef, il compte beaucoup sur Victor Goddet pour modérer son énergie, ((un administrateur de premier ordre, travailleur silencieux et infatigable, fort soucieux des deniers dont il dispose "z. Les deux principaux collaborateurs de L'Auto- Vélo se sont rencontrés au vélodrome de l'Est vers 1895. Victor Goddet, était le contrôleur de la piste municipale et Henri Desgrange venait s'y entraîner tous les jours. Henri et Georges3 Desgrange sont nés à Paris le 31 janvier 1865, boulevard Magenta. Tous les deux se retrouvent très rapidement orphelins de mère. Ils poursuivent leurs études dans un lycée de la capitale. Henri Desgrange a effectué son service militaire au 67ème régiment d'infanterie, de novembre 1883 à novembre 1884 et obtenu le grade de caporal. Puis Henri entre à la faculté de droit de Paris, et obtient sa licence en 1889. "Il a été inscrit au barreau de Paris jusqu'en 1891. A cette époque, il est entré comme principal clerc chez MO Depaux-Dumesnil, avoué, 12 boulevard Batignolles,,4. En dehors de ses heures de travail, Henri Desgrange se passionne pour les activités sportives et notamment pour la pratique de la bicyclette. En 1892, il prend une licence à l'A.V.A, 1
APP, Ba 1094,dossier Pierre Louis Giffard,rapport du 17octobre 1900.
2 Plaquette comte de Dion, op. cir. 3 Par la suite, les chroniques parleront très peu de Georges Desgrange. Ce dernier passa toute sa vie dans l'ombre de son frère qui étouffa complètement sa personnalité. 4 APP, Ba 1697, dossier Henri Desgrange, rapport du chef des services des Renseignements Généraux et des Jeux au préfet de police de Paris, 18 décembre 1927.
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l'Association V élocipédique des Amateurs, et entretient d'excellentes relations avec l'un de ses dirigeants, Pierre de Coubertin. Desgrange commence à participer à des compétitions cette même année sur la piste du vélodrome Buffalo, et les observateurs ne manquent déjà pas de louer ses qualités d'athlète: "Opiniâtre comme pas un, soutient et défend ses idées jusqu'au dernier souffle I...] A commencé à monter en machine, il y a dixhuit mois, en s'offrant la traditionnelle balade dominicale du pont de Suresnes. Part maintenant volontiers, le samedi soir, en été, par la route, pour aller prendre un bain de mer à Dieppe ou à Trouville, mais préfère encore et de beaucoup Buffalo, surtout quand il passe le premier le poteau ,,1. Son rêve est de battre tous les records de piste qui se trouvent à sa portée. Il bat ainsi le record des 50 et des 100 km sans entraîneur, mais échoue dans sa tentative du record des 24 heures. En 1894, il devient président du syndicat des coureurs cyclistes et délaisse la philosophie de l'amateurisme. Son style de l'argumentation, qu'il développe assez peu à l'oral dans les prétoires, s'exprime mieux à l'écrit. Et il publie, le 1er février 1895, son premier livre, La tête et les jambes, qui devient l'ouvrage de référence sur le sport cycliste2. Henri Desgrange, par ce livre, se présente comme un novateur. Tout d'abord parce qu'il est le premier à présenter une étude rationnelle du sport cycliste, ensuite parce qu'il s'applique à l'expliquer au plus grand nombre. Avec ce procédé franc et direct, il affirme que la littérature à thème sportif, dont il est un des premiers représentants, doit s'inscrire dans un processus d'éducation et d'information destiné à tous les publics. Henri Desgrange abandonne alors définitivement le droit et se reconvertit entièrement dans une nouvelle carrière ayant pour but de promouvoir le sport cycliste. Ainsi, il "devient directeur du vélodrome de l'Est, puis il part à Bordeaux pour diriger le vélodrome Mondésir et revient à Paris pour gérer le vélodrome des Arts Libéraux (Champ de Mars) à la ,,3. Puis, demande du directeur des Folies Bergères qui en est le propriétaire il occupe aussi, à partir de 1894, le poste de chef de la publicité pour les cycles Clément et rédige quelques articles pour La Bicyclette, Paris- Vélo et le Journal des Sports. Malgré toutes ses activités, Henri Desgrange propose 1
La Bicyclette,
1892.
2 "Une foule de conseils précieux, d'observations justes, fruit d'une expérience éclairée, le tout présenté dans un style simple, clair, bon enfant même qui met l'ouvrage à la portée de tous. Henri Desgrange a étudié avec soin pendant plusieurs années les grands coureurs, et appliquant à lui-même la quintessence de leurs méthodes, il est parvenu à être un des rares sportsmen qui ait su exactement ce qu'ils voulaient faire, ce dont ils étaient capables et qui ait ainsi pu réussir dans toutes ses tentatives expérimentales" Préface de Ernest Mousset in La tête et les jambes, imprimerie L. Pochy, Paris, 1894. 3 J. Marchand, Jacques Goddet, Anglet, Atlantica, 2002, p.25. 31
à Victor Goddet de créer le "Bureau central de la publicité". Victor Goddet, né le 21 octobre 1868 à Saint-Maur-des-Fossés (Seine), est d'origine modeste au contraire de Henri Desgrange. Ancien chapelier, il a fait faillite en 1892. Présentant un caractère affable, courtois et persuasif, il ne peut par contre s'adonner à la pratique de la bicyclette, car il souffre depuis son plus jeune âge d'une forte claudication. Il compense néanmoins son handicap par un redoutable sens des affaires, qui s'affirme au fur et à mesure de sa collaboration avec Henri Desgrange, et s'exprime bien mieux que dans son ancienne boutique. Avec le Bureau central de la publicité, Desgrange met Victor Goddet en relation avec les publicitaires qu'il rencontre grâce à son emploi aux cycles Clément. Goddet passe ainsi des contrats qui permettent à ses clients d'obtenir quelques pages de publicité dans divers journaux. Henri Desgrange a créé cette entreprise car il rêve désormais de posséder son propre vélodrome et les bénéfices s'accumulant rapidement, son espoir se réalise: "Accompagné de Victor Goddet, il explora les quartiers extérieurs de la capitale et son choix se fixa sur une vaste prairie dans la partie de Boulogne-sur-Seine encore bien campagnarde, dénommée "le Parc des Princes Hl. Et ainsi, Victor Goddet, ancien contrôleur au vélodrome de l'Est, se retrouve-t-il administrateur du vélodrome du Parc des Princes.
Des courses cyclistes et des procès Les débuts de L 'Auto- Vélo sont difficiles. Pour vendre quelques exemplaires de plus, il faut proposer des compétitions originales ou spectaculaires et tous les coups sont permis pour récupérer les plus grandes courses. Ainsi, Henri Desgrange rachète l'organisation du Paris-Brest-Paris au Petit-Journal, en promettant d'assumer tous les frais d'organisation et de largement citer leur titre dans les colonnes de son journal. 1901 marque ainsi le grand retour de la fabuleuse épreuve et Maurice Garin triomphe en 52 h 11 " soit à la vitesse moyenne de 23 km/h. Mais Pierre Giffard n'est pas décidé à laisser son rival s'implanter. Il profite de son amitié avec le préfet de police de Paris, Louis Lépine, pour faire interdire tout départ de course cycliste dans la capitale, et même dans tout le département de la Seine! En effet, les grandes courses de fond prennent habituellement leur départ devant le siège du journal organisateur, et Pierre Giffard refuse qu'une course cycliste puisse prendre son envol sur le parvis du 10, rue du Faubourg Montmartre, au coeur du quartier de la presse, ce qui serait une preuve évidente de sa défaite. De son côté, en 1902, L'Auto-Vélo décide d'organiser une autre grande course cycliste de fond, les 18 et 19 mai, sur 938 km, le Marseille-Paris avec arrivée au Parc des Princes. Pour augmenter les ventes 1 Jacques May in J. Marchand, Jacques Goddet, op. cÏt., p.25. 32
de son journal, Henri Desgrange pense toujours que son meilleur atout est l'organisation d'une course cycliste. Si la course se déroule au mois de mai, les conditions de course sont exécrables, avec une pluie battante et froide sur tout le parcours. Cependant, les résultats sont à la hauteur de l'événement: Lucien Lesna l'emporte avec sept heures d'avance sur son premier poursuivant. Malgré le succès sportif de l'épreuve, les ventes stagnent toujours à 20.000 exemplaires, soit quatre fois moins que Le Vélo. La situation est critique, d'autant plus que Pierre Giffard vient d'intenter un procès à L'Auto-Vélo pour plagiat de titre et d'obtenir gain de cause. Bien sûr, Henri Desgrange lance immédiatement une procédure pour un nouveau procès en appel, mais le risque est désormais bien réel de perdre le titre "Vélo", alors que la principale clientèle du journal est composée des passionnés du cycle. La pression augmente autour de la rédaction du 10, rue du Faubourg Montmartre. Le comte de Dion vient en effet de sommer ses journalistes de trouver une solution rapide et définitive afin de mettre Pierre Giffard hors course.
Géo Lefèvre et l'invention du Tour de France Henri Desgrange réunit son état major dans les bureaux de L'AutoVélo le 20 novembre 1902. Son idée est la suivante: il faut inventer une épreuve encore plus spectaculaire que Paris-Brest et retour. Seulement, ses journalistes n'ont pas beaucoup d'idées. Géo Lefèvre, le chef de la rubrique cycliste, n'a qu'un argument en tête à proposer: "Les grandes villes de province réclament les coureurs cyclistes". Après Brest, Roubaix, Bordeaux, Lyon, Marseille, où les emmener? Et soudain, "l'idée d'un "tour de la France" s'imposa: c'est l'expression que j'ai employée en premier et qui m'a traversé l'esprit ce matin là, une sorte de réflexe pour dire quelque chose "l, dira par la suite Géo Lefèvre. Henri Desgrange ne rabroue pas son employé; au contraire, il l'invite à déjeuner au Zimmer, le café situé en bas de la rue du Faubourg Montmartre. Géo Lefèvre, s'il s'occupe de la rubrique cycliste du journal, n'est pas un adepte acharné de ce sport comme son patron. Au contraire, aux cycles, il préfère le rugby. En effet, Géo Lefèvre, né à Paris en février 1877, a commencé à pratiquer ce sport au lycée de Chartres où il fit ses études. Il souhaite intégrer l'école Normale Supérieure pour préparer l'agrégation de Lettres. A la même époque, il découvre le 1
Géo Lefèvre in J. Marchand, Les défricheurs de la presse sportive, op. cil., p.159.
Plus tard, Jacques Marchand rapporta cette autre confidence que lui a faite Géo Lefèvre: "Entre nous, ce n'était pas sorcier. Il existait déjà un Tour de France automobile. J'ai copié". Entretien avec Jacques Marchand, Christophe Penot, J'écris ton nom Tour de France, Saint-Malo, Editions Christel, 2002, p.21.
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Stade Français et intègre l'équipe B où il se distingue très honorablement. Un jour, à l'issue d'un match, le spécialiste rugby du Vélo, Adolphe Turchot, le contacte afin qu'il rédige chaque semaine un petit article sur les matchs de son équipe. Géo Lefèvre se découvre alors un certain goût pour le journalisme, au point d'abandonner définitivement ses études. Ses articles sont d'ailleurs rapidement appréciés et Pierre Giffard lui offre une place au sein de sa rédaction. Cependant, début 1901, L 'Auto- Vélo lui fait une proposition. "Avant d'accepter l'offre de Desgrange, je décide d'en rendre compte à mon patron, mais dès que j'eus prononcé le nom de Desgrange, Giffard ne m'écouta pas une seconde de plus et me vida littéralement sur le trottoir de la rue Meyerber. Je n'avais plus qu'à aller au plus vite accepter l'offre de Desgrange avant qu'il n'apprenne mon expulsion ,,1.Géo Lefèvre, placé en plein coeur de la lutte opposant Le Vélo à L'Auto- Vélo, lance l'idée décisive destinée à abattre son ancien patron. Henri Desgrange n'est pour sa part pas enthousiaste à l'idée de faire faire un tour de la France à des cyclistes: de nombreux problèmes d'organisation vont se poser, sans parler de la surveillance, des frais et des prix, des personnes à mobiliser, des éventuels concurrents à motiver pour tenter une pareille aventure, etc... Les risques sont réels pour L'Auto-Vélo d'avoir à affronter de sérieuses critiques, voire de perdre encore des lecteurs. Néanmoins, Henri Desgrange n'a pas vraiment le choix. Cette idée d'un Tour de France, si elle réussit, peut définitivement mettre hors de course Le Vélo. Il reste à informer Victor Goddet, le trésorier du journal, du bien-fondé du projet. "Son rôle a été déterminant. Il a cru au projet immédiatement. [Cela] a été l'argument le plus rassurant et le plus convaincant pour Desgrange"z. Le 2 janvier 1903, la cour d'Appel rend son verdict. L'Auto-Vélo perd son procès et la moitié de son titre. Cependant, Pierre Giffard décide de quitter Le Vélo et il démissionne de son poste de rédacteur en chef. En effet, il ne s'entend plus guère avec ses collaborateurs et l'un de ses principaux rédacteurs, Paul Rousseau est en train de quitter Le Vélo pour créer un troisième quotidien sportif, Le Monde sportif. Mais il semble que son initiative soit bien trop tardive pour pouvoir empêcher L'Auto d'annoncer la création du Tour de France quelques jours plus tard...
1 Géo Lefèvre, Sport et Vie, 1953. Z G. Lefèvre in 1. Marchand, Les défricheurs 34
de la presse sportive, op. cit., p.160.
Chapitre II
Paris annexe la France 1903-1904 "L'homme qui le premier gagnera le Tour de France verra aussi son nom à jamais fixé dans la mémoire des Joules" Géo Lefèvre, L'Auto, 1er juillet 1903
Dans la mémoire collective, les Tours de France 1903 et 1904 ont conservé la saveur d'une course pleine d'héroïsme. Les champions cyclistes de ces deux premières éditions deviennent des héros car ils ont su triompher de tous les obstacles de la route, et cela grâce à une simple bicyclette. Cependant, le triomphe de l'idée sportive va aussi réveiller bien des accès de chauvinisme dans toute la France. En effet, avec le Tour de France, Paris annexe définitivement la France. Début 1900, Paris compte déjà plus de deux millions d'habitants alors que les plus grandes villes de Province ne dépassent pas le demi-million. En outre, la fin du XIXème siècle a été marquée par un très fort exode rural, et les us et coutumes locaux commencent déjà à s'estomper face à la pression parisienne et citadine en matière de distraction et de mode de vie. Or, le Tour de France est très représentatif de tout cet esprit parisien cherchant à conquérir la France à ses idéaux. Le Tour de France prône ainsi une unité nationale sur le modèle parisien, et une manière de fêter et d'unir la France selon cette vision.
I. "L'épopée" 1903 "Le Tour de France, la plus grande épreuve cycliste du monde entier - Une course d'un mois - Paris-Lyon-Marseille-ToulouseBordeauxNantes-Paris - 20 000 Jrancs de prix - Départ le 1er juin - Arrivée le 5 juillet au Parc des Princes". C'est ainsi que L'Auto présente sa course au public le 19 janvier 1903. Cette annonce, précipitée, fait suite au changement de titre du journal. L'Auto-Vélo devient L'Auto le 16 janvier et tient à rassurer ses lecteurs sur sa vocation vélocipédique.
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La presse fabrique des héros Avec l'idée de Géo Lefèvre, Henri Desgrange va pouvoir promouvoir le cyclisme dans toute la France. Avec le Tour de France, les distances s'abolissent, la France peut se désenclaver. C'est là le premier intérêt du Tour de France 1903. Néanmoins, le parcours s'attache surtout à la France urbaine et emprunte les plus grands axes routiers. En outre, ce sont toutes les plus grandes villes de France qui ont été choisies pour être villes étapes. Ce choix peut aussi s'expliquer par le fait que les organisateurs souhaitent que le Tour de France soit un grand succès populaire, et souhaitent donc la présence d'une foule nombreuse aux arrivées et aux départs. L'autre raison du choix de ce parcours est que les lignes ferroviaires situées le long de l'itinéraire sont aussi les voies les plus rapides et les mieux desservies, et qu'il est prévu de suivre la course en train et non en automobile. Quatre géants de la route figurent parmi la liste des engagés. Le plus connu est Maurice Garin, vainqueur de Paris-Brest et retour, mais aussi de deux Paris-Roubaix. Deux autres anciens vainqueurs de Paris-Roubaix sont aussi au départ: Jean Fisher et Hippolyte Aucouturier. Enfin, Edouard Wattelier a remporté un Bordeaux-Paris. Parmi les autres engagés, la plupart sont des inconnus et L'Auto doit les présenter au public, ainsi les organisateurs font-ils passer ce petit communiqué: "Nous prions tous les concurrents sans exception de nous faire parvenir le plus tôt possible quelques notes sur leurs antécédents sport~fs, sur leur taille, la marque de la machine et des pneumatiques qu'ils emploieront, le développement moyen avec lequel ils courront, etc. Tous ceux qui se supposent une certaine chance pourront joindre leur photographie"!. L'Auto va ainsi mettre en lumière dans ses articles une série d'hommes nouveaux, qui seront jugés en fonction de leur potentiel athlétique. Grâce à leurs facultés musculaires, ils vont avoir la possibilité de devenir de vrais héros de la route. Avec le Tour de France, les organisateurs de L'Auto souhaitent poursuivre le mythe du héros antique où le vainqueur des Jeux Olympiques vivait le reste de son existence dans l'opulence et sa renommée était connue dans tout le monde hellénistique, à l'ère moderne. Le vainqueur du Tour de France doit connaître ce même hommage puisqu'il poursuit une oeuvre importante: la diffusion de l'idée cycliste, et plus encore la diffusion de la motricité individuelle grâce au miracle industriel. De son côté, La Vie au Grand Air a compris tout l'intérêt du Tour de France: "Il n 'y a pas besoin de payer sa place, le spectacle est gratuit, on n'a pas à craindre de rester à la porte, faute d'espace, le théâtre de la lutte étant pour ainsi dire sans limite, et en !
L'Auto,
18juin
1903. 36
tout cas, toujours assez grand pour contenir la foule, quelle qu'elle soit. Enfin, les concurrents passent sous les yeux du vrai public, c'est-à-dire de celui qui n'est pas trié sur le volet, mais qu'on va chercher où il est, chez lui, dans son pays, devant sa porte, et qui constitue la gamme entière de la population, depuis l'enfant jusqu'au vieillard, et depuis le chemineau jusqu'au millionnaire"l. La grande idée cycliste doit pénétrer tous les foyers français. C'est aussi ce que souhaite L'Auto: "Une telle épreuve, plus que toutes les grandes courses de vélodrome, frappe le peuple car elle s'adresse directement à lui,,2.
La véritable fête du cycle "Du geste large et puissant que Zola dans "La Terre" donne à son laboureur, L'Auto, journal d'idées et d'actions, va lancer à travers la France, aujourd'hui, les inconscients et rudes semeurs d'énergie que sont nos grands routiers professionnels". C'est ainsi que Henri Desgrange commence son article daté du 1er juillet 1903. Le rédacteur en chef de L'Auto, par cette simple phrase, donne une très large portée à son épreuve cycliste: il souhaite réveiller toutes les énergies endormies en France. Ainsi, les raisons profondes de la mise en place du Tour de France correspondent à la volonté de diffuser toutes les valeurs industrielles modernes: le développement de toutes les énergies, la possibilité de motricité individuelle, la route comme moyen de transport prépondérant (et non plus le rail), et le sport comme mode de vitalité moderne. Cependant, c'est surtout la curiosité qui attire le public vers le Tour de France car il est plus fasciné par la réputation des coureurs cyclistes que par la "petite reine" proprement dite. Le départ de la première étape n'a pas lieu devant le 10, rue du Faubourg Montmartre, l'interdiction du préfet Lépine étant toujours en vigueur. Aussi la course prend-elle son envol dans le petit village de Montgeron, devant l'auberge du Réveil Matin. Quelques centaines de personnes assistent au départ. "L'animation devient de plus en plus grande aux environs du contrôle. Quelques poètes chansonniers montmartrois, venus pour tenter fortune, en sont pour leurs frais, car le public, tout occupé
par la course, ne prête qu'une oreille peu attentive à leurs chansons [Oo.] Dans la confusion des groupes circulent des marchands de nougat et de sucre d'orge roo] et des marchands de coco quifont des affaires en or". "Ce charivari est complété par des chanteurs ambulants qui nous étourdissent avec le "Viens Poupoule" ou le "Printemps chante,,3. Ce départ du Tour de 1 Ernest Mousset, La Vie au Grand Air, 10 juillet 1903. 2 Géo Lefèvre, L'Auto, 1er juillet 1903. 3 Adolphe Turchot et Jean Lafitte, Le Monde Sportif, 2juillet 37
1903.
France ressemble en fait plutôt à une petite fête champêtre, à un élément près: la présence de nombreux cyclistes. "Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, plus d'un millier de cyclistes [...] ont tenu à l'honneur d'assister au départ"l. Ce départ du Tour 1903 est ainsi avant tout la fête du cycle. La plus grande partie du parcours s'effectue de nuit, et la plupart des concurrents, voire tous, ont installé des lanternes sur leurs guidons afin d'éclairer la route. Il est aussi à signaler que tous les contrôles, où les coureurs viennent signer la feuille de route, se déroulent aux abords des cafés ou des hôtels. En effet, les brasseries sont un des principaux points d'eau des communes traversées (moins de 5% des habitations possèdent l'eau courante en 1903), un élément indispensable au ravitaillement et à l'hygiène des coureurs. La poussière de la route les recouvre en moyenne de la tête aux pieds les 9/l0ème de la journée, et faire sa toilette est aussi essentiel que de se ravitailler pour un coureur cycliste. Les soigneurs, qui peuvent attendre leurs coureurs aux points de contrôles pour leur prodiguer quelques soins et nourritures, n'hésitent pas à utiliser les cuisines des auberges pour faire réchauffer un peu de soupe ou de café. Le café est aussi le dernier lieu où discuter vélo. Les sociétés et les sportsmen se regroupent volontiers dans ce lieu pour lire les journaux et les dernières dépêches télégraphiques provenant du contrôle précédent, et qui sont ainsi largement commentées. Les cyclistes plus rapides que le train express! Géo Lefèvre suit la course en train express et pourtant: "L'arrivée? Eh bien, je l'ai manquée! Ce Garin et ce Pagie, que j'avais vu se restaurer rapidement
r..]
et s'enfoncer
dans
la nuit m'ont
précédé
à Lyon
sur leur
simple bicyclette tandis que moi, je roulais dans l'express!"z Maurice Garin3 franchit la ligne d'arrivée en vainqueur. A Lyon, ville qui compte alors environ 500 000 habitants, seules un millier de personnes assistaient à l'arrivée; c'est une déception: "Les Lyonnais n'ont pas l'esprit sportif, car malgré le gros intérêt que suscite généralement le Tour de France, le temps merveilleux, la foule n'était pas grande ce matin, sur le quai de Vaise [...] Ils ont peut-être l'excuse que l'emplacement choisi pour le contrôle final n'était pas des plus heureux. Encombré de rails de tramways et de charrettes, il était, de plus, beaucoup trop loin du centre ville"4. A Paris, la course a été 1 Adolphe Turchot et Jean Laffitte, Le Monde Sportif, 2 juillet 1903. 2 L'Auto, 3 juillet 1903. 3 Garin a couru les 467 km de l'étape en l7h45'44" à la moyenne de 27, 280 km/ho 4 Le Monde Sportif, 3 juillet 1903. 38
très suivie sur les boulevards et l'édition spéciale de L'Auto s'est presque vendue à 100000 exemplaires. Avec cette incroyable performance sportive et tous ces journaux vendus, les industriels du cycle ont enfin une véritable campagne publicitaire. La lutte bicyclette-locomotive express a donné un large avantage sur la commodité du transport individuel face aux inconvénients du transport collectif. Grâce au Tour de France, la bicyclette a gagné la course à la vitesse. La force musculaire peut dépasser la force vapeur! Une performance inouïe!
Un public peu nombreux L'arrivée de la deuxième étape est organisée à 13 km de Marseille, dans le petit village de Saint-Antoine car Marseille est encombrée de rails de tramways, toujours très dangereux pour les roues des cyclistes qui risquent à tout instant de se retrouver bloquées dans les interstices. Hippolyte Aucouturier remporte l'étape. A peine 350 personnes assistent à cette arrivéel. Le public marseillais préfère attendre les coureurs au vélodrome du Parc Borély où une fête sportive a été organisée avec la participation des concurrents du Tour de France. Ces 5 000 personnes2, ce qui est cependant peu pour une si grande ville, créent un enthousiasme qui apparaît pourtant absolument indescriptible au reporter du Petit Marseillais: "Imaginez-vous tout ce que vous voudrez, jamais vous ne pourrez vous représenter, même avec une imagination désordonnée, le spectacle qui nous a été offert f...] A peine Aucouturier a-t-il terminé le tour de piste qu'il est pressé, bousculé, pris dans les remous de la Joule et qu'il Jaut jouer vigoureusement des coudes pour l'emmener f...] jusqu'à l'établissement des bains derrière la grande tribune,,3. Selon la presse, qui nous semble cependant beaucoup exagérer dans ses commentaires, l'engouement provoqué par le Tour de France semble tel, que tous les spectacles proposés jusqu'alors au public, seraient largement dépassés en charge émotionnelle et en intensité. Sur le parcours, le public reste incalculable. Des Vélos-Clubs locaux suivent les cyclistes sur une partie du parcours afin de surveiller la régularité de l'épreuve. Parfois, quelques possesseurs de machines se joignent à ce peloton, ainsi que quelques rares automobiles. En 1903, le parc automobile français ne dépasse pas encore les 15 000 véhicules; cependant une voiture suit les cyclistes depuis le départ de Paris. Elle appartient à M. Ouzou, de la Revue Sportive. Ouzou est garagiste à Paris et il parcourt les routes avec la "petite populaire Cottereau". A l'arrière de son véhicule, il a installé cette 1 Sur ce point, Le Petit Journal, 6 juillet] 903. 2 Le Petit Marseillais, 6 juiJJet ] 903. 3 L'Auto, 6 juiJJet 1903. 39
pancarte: "Tour de France populaire Cottereau". Cependant, au bord de la route, le terme "populaire" est plus souvent accolé au Tour de France qu'au modèle de l'automobile. Ainsi à Toulouse, pour l'arrivée de l'étape, La Dépêche signale: "A 4h5 une automobile sur laquelle nous lisons le titre de voiture du Tour de France populaire annonce que les coureurs arrivent en peloton"l. Dès 1903, le Tour de France semble s'être trouvé un surnom. Quant à Ouzou, dont la voiture parcourt en moyenne 38 kilomètre à l'heure, il passe ses nuits sur les routes dans sa Cottereau à encourager les coureurs et leur règle même parfois quelques additions aux contrôles. Le Tour de France 1903 est bien l'occasion de toutes les premières. Si seule la presse écrite possède le monopole de l'information, quelques autres tentatives scientifiques sont à signaler, et plus précisément celle qui concerne le cinématographe. Les "actualités" existent à peine et les quelques amateurs possédant une caméra filment des séquences au gré des événements. Et le Tour de France est un événement qui ne manque pas d'attirer l'attention générale. Ainsi, à Toulouse, pour le départ de la quatrième étape, un grand drap blanc a été dressé devant le Café de Sion. "Il reste encore quatre heures avant l'ouverture du contrôle et déjà le Café Sion, cependant très vaste, est noir d'un monde avide de voir les champions de la route sur le boulevard de Strasbourg. Il est impossible de circuler. Tous ces milliers de sportsmen toulousains passent leur temps à suivre un intéressant cinématographe dont un tableau représente une photographie d'un groupe où l'on distingue Aucouturier, le grand vainqueur des deux dernières étapes, entouré de votre serviteur, envoyé spécial du Monde Sportif, Ouzou, de La Revue Sportive, et tous ses soigneurs. Ces vues produisent le meilleur effet et sont accueillies par des bravos,,2. En outre, avec le Tour de France, même les services du chemin de fer sont sollicités pour livrer le plus rapidement possible les numéros de L'Auto, attendus impatiemment dans les kiosques par tous les sportsmen, et pas seulement en France, mais aussi en Suisse et en Belgique. A Bruxelles, le Tour de France perturbe même le travail d'une grande maison de cycles qui a fait placarder à l'intention de ses employés l'avis suivant: "Il est défendu au personnel de la maison de s'entretenir des courses vélocipédiques de France pendant les heures de travail, ces discussions empêchant la marche régulière des affaires"3. En fait, ceux qui s'intéressent au Tour de France doivent acheter la presse sportive pour obtenir des informations sur la course. La couverture médiatique du Tour de France est donc bien réelle, mais semble faible en dehors des milieux sportifs. Contre 1 La Dépêche de Toulouse, 10 juillet 1903. 2 Léopold Alibert, Le Monde Sportif, 12 juillet 1903. 3 L'Auto, 16 juillet 1903. 40
toute attente et malgré la faible mobilisation du public au bord de la route, il semble néanmoins qu'il se soit rapidement créé un véritable phénomène Tour de France dans les milieux sportifs. Et, comme certains esprits semblent bien prompts à s'enflammer, tout aussi rapidement vont apparaître les premiers élans de chauvinisme.
L'apparition
du chauvinisme
Plusieurs lettres anonymes arrivent dans les rédactions sportives, qui souhaitent dénoncer des tricheries et autres irrégularités avérées ou non. Et Henri Desgrange finit par être obligé de rédiger un article pour dénoncer ce qu'il appelle le "chauvinisme local": "Je crois que jamais épreuve sportive ait déchaîné à l'égard du Tour de France un pareil débordement de chauvinisme local. [...J Le Tour de France était à peine commencé que de tous côtés pleuvaient les réclamations. [... J Je le répète, ces violences n'ont qu'une excuse: c'est que le sport cycliste est passionnant au possible. Mais ,,1. Ces lettres anonymes cela n'est point encore suffisant pour les justifier apparaissent comme autant de refus du nouvel idéal sportif qui s'installe progressivement en France depuis 1880. Le principe d'unification des régions par une course cycliste n'est pas souhaité par tous. C'est par exemple, le cas du maire de La Rochelle, alors que la course doit passer dans sa ville le 14 juillet. Or, il fait paraître un arrêté interdisant toute circulation cycliste en raison de la fête nationale. Ce comportement a assez surpris les organisateurs car un contrôle fixe a été prévu en plein centre ville. Ainsi, le comité local d'organisation a pris la décision d'accorder à la course une neutralisation d'une demi-heure afin que les cyclistes se rendent en ville, à pied, pour signer la feuille de contrôle. Le public de La Rochelle n'a ainsi pas été privé de son spectacle du Tour de France et le maire a échoué dans sa tentative de faire interdire une course le jour de la fête de la nation, ce qui était, selon lui, antirépublicain! Malgré le climat antisportif qui s'installe sur la fin de course, la dernière étape avec l'arrivée au Parc des Princes est suivie par une foule importante.
Le triomphe parisien Pour la dernière étape, il reste encore 21 concurrents en course et Maurice Garin possède une très large avance au classement général. L'arrivée a lieu à Ville d'A vray, et plus les coureurs se rapprochent de Paris, plus la foule semble compacte. De nombreux sportsmen provenant des régions limitrophes ont pris spécialement le train pour venir assister à 1
L'Auto,
18juillet
1903. 41
l'arrivée. Alphonse Steinès, l'envoyé spécial de L'Auto, n'a jamais vu un tel rassemblement et le phénomène est selon lui sans précédent: "Il y avait du monde partout, aux fenêtres, sur les toits, dans les arbres, à bicyclette, en voiture, à cheval, à pied, jamais il ne fut donné de voir un pareil enthousiasme r..J Les femmes brandissent leurs ombrelles et les hommes agitent leurs chapeaux. J'ai vu des spectateurs pleurer ['..J Garin demande s'il ne pourrait faire le trajet jusqu'au vélodrome en voiture, déclarant "ne pas vouloir se faire tuer par une foule trop enthousiaste"l. Mais sans nul doute Alphonse Steinès exagère les événements. Cependant, le public présent à Ville d'A vray est estimé à 100000 spectateurs et l'édition spéciale de L'Auto, tirée à 135 000 exemplaires, se serait vendue en moins de sept minutes! Au Parc des Princes, la foule qui se presse au vélodrome marque un record de ventes pour Henri Desgrange et Victor Goddet. Le Monde Sportif estime le public présent au Parc à 15.000 spectateurs, 20.000 pour Le Matin. Ces places se sont vendues en moins de deux heures! "De mémoire de sportsmen, on n'a jamais vu une ruée aussi furieuse vers un spectacle ,2 sportl if . Maurice Garin a remporté la plus longue course cycliste du monde, et le public est très conscient de cet exploit, qui peut désormais admirer sans retenue ces Géants de la route. Les gains du vainqueur s'élèvent à 6 075 F3, soit plus de trois ans du salaire d'un ouvrier. Au lendemain de l'arrivée, tous les concurrents se rendent au la, rue du Faubourg Montmartre, et Géo Lefèvre reste sur une impression heureuse: "Ce qui m'a frappé le plus chez tous ces rudes gens, timides comme des bébés entrant dans la salle de rédaction, c'est la joie immense qui brille dans leur yeux,,4. Mieux encore, grâce au Tour de France le sport cycliste a trouvé une place dans la société et la culture française; la culture du muscle n'a plus seulement son assise dans les écoles ou dans les cercles des sociétés sportives, la rue aussi la connaît désormais toute entière. Quant au public total venu encourager les coureurs au bord de la route, nous pouvons l'estimer entre 200 000 et 500 000 personnes5, soit à environ de I à 2% de la population française. Le succès du premier Tour de France n'est évident que pour le défilé final au Parc des Princes où la foule du dimanche se rue littéralement au vélodrome pour applaudir les rescapés de cette terrible épreuve sportive. 1 L'Auto, 20 juillet 1903. 2 Idem. 3 Environ 18525 € actuels. 4 L'Auto, 21 juillet 1903. 5 En estimant à environ 5 000 le nombre de personnes présentes aux arrivées et aux départs, (estimation basée à la lecture de la presse) et à une foule de 10 à 20 000 personnes disséminées dans les villes et villages du parcours, sans malheureusement posséder de source fiable, plus les 150000 personnes assistant au triomphe parisien.
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II. 1904: le chauvinisme s'étend Le Tour de France 1904 fut victime du succès de sa précédente édition. Le prestige engendré par la victoire dans la grande épreuve sportive fit croire à beaucoup que la réussite par les muscles était désormais à la portée de tous. Mais certains n'hésitèrent pas à penser que tous les coups étaient permis pour arriver le premier à Paris, même celui d'associer la tricherie aux crises de chauvinisme de quelques supporters mécontents. Ainsi, ce fut dans une ambiance sulfureuse, entre clous répandus sur la route et tir au pistolet, que se déroula la deuxième édition du Tour de France.
Desgrange s'impose en patron Henri Desgrange est tout d'abord étonné de découvrir autant de spectateurs au départ de Lyon cette année: "Le succès a dépassé toutes les prévisions, même les plus optimistes, nous prouvant à quel point notre grande épreuve est déjà populaire et combien elle est propre à surexciter les imaginations populaires"!. "Surexciter les imaginations populaires", l'expression utilisée par Desgrange traduit très bien l'état d'esprit dans lequel se déroule ce Tour de France. Attentat contre les cyclistes au sommet du col de la République au-dessus de Saint-Etienne, et au contrôle de signature à Nîmes. Les organisateurs sont obligés de tirer des coups de feu en l'air pour calmer les agitateurs! Henri Desgrange, suite à ces épisodes, est très inquiet des dérives de chauvinisme que provoque le sport cycliste. En déplaçant le théâtre des actions de la piste à la route, les coureurs sont désormais à la merci du public. Desgrange compare les esprits chauvins à des esprits arriérés où la civilisation moderne n'a pas encore exercé son influence, et le Tour de France ne peut aider à la modernisation des mentalités à lui tout seul... Sur le Tour de France, Henri Desgrange est un personnage dont personne ne conteste l'autorité naturelle. Les coureurs, qui le reconnaissent pour un des leurs suite à son brillant palmarès sur piste, le surnomment eux aussi "le patron". Et Desgrange considère les cyclistes comme "ses" coureurs, presque comme ses enfants, lui qui n'a pas de fils, car il se réserve toute autorité sur eux à partir du moment où ils ont signé la feuille d'engagement. D'une certaine manière, à sa manière, Henri Desgrange applique le principe du paternalisme au Tour de France. Une conception selon laquelle les personnes qui détiennent l'autorité doivent jouer, vis-à-vis de ceux sur qui elle s'exerce un rôle analogue à celui du père vis-à-vis de ses 1
L'Auto, 10 juillet introuvable.
1904. Le chiffre des spectateurs
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à Lyon est malheureusement
enfants; bienveillance, condescendance dans l'exercice de l'autorité. Cependant, Desgrange n'est ni bienveillant, ni condescendant. Au contraire, il traite rudement tous les cyclistes et exerce un jugement d'une réelle sévérité quant à leur comportement pendant "son" épreuve. Quant à ses goûts personnels, Henri Desgrange est un fervent admirateur de Napoléon Bonaparte 1.Il possède même un buste de l'empereur dans son bureau rue du Faubourg Montmartre. L'oeuvre de Napoléon 1er le fascine réellement et il possède dans sa bibliothèque personnelle la plupart des ouvrages écrits sur l'empereur. Il n'est pas inexact de dire que Henri Desgrange s'est beaucoup inspiré du vainqueur d'Austerlitz pour asseoir son pouvoir et son emprise sur le Tour de France. Considérait-il aussi "ses" coureurs cyclistes comme Napoléon considérait ses soldats? Nul doute que Desgrange ne convoitait alors aucune autre grande victoire que celle du triomphe de l'esprit sportif. Néanmoins, son but est toujours de faire rallier la capitale sans encombres aux cyclistes. Avec le Tour de France, Henri Desgrange a trouvé sa lutte, son champ de bataille, une oeuvre digne de son total investissement et il ne va plus concevoir cette épreuve d'une autre manière jusqu'à sa mort. Henri Desgrange possédait néanmoins de nombreuses faiblesses dues à son goût prononcé pour l'art et l'esthétisme. Le rédacteur en chef de L'Auto se passionne en effet pour la peinture, l'architecture (style empire bien sûr) et le théâtre. Ainsi, le scénario du Tour de France doit-il contenir tous les éléments de la tragédie et du rebondissement. A ce titre, peut-il mettre hors course Lucien Pothier, coupable de s'être abrité derrière une voiture, alors qu'il est un des favoris de l'épreuve et qu'il court pour la puissante marque La Française (qui rétribue au passage L'Auto sous la forme d'avantageux contrats publicitaires)? Il pense que ce serait faire un tort énorme à l'intérêt de l'épreuve. Cependant, pour la même faute, Payan a été mis hors course, ce qui n'est pas du tout goûté par ses supporters alaisiens, qui ont pris à parti la voiture de L'Auto à Nîmes. Henri Desgrange vient de commettre sa première erreur en tant qu'organisateur et de prouver la contamination du sport cycliste par les intérêts supérieurs des entreprises qui sponsorisent le journal L'Auto.
Le refus de l'unité nationale Au moment où commencent à s'effectuer divers Tours de France, à bicyclette, en automobile ou à motocyclette, et où l'uniformisation de la France s'effectue par divers moyens de transports, il se développe 1 Pour autant, Henri Desgrange n'est pas un soutien au mouvement bonapartiste: "Il ne fait l'objet d'aucune remarque au point de vue politique", APP, Ba ] 697, dossier Henri Desgrange.
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parallèlement plusieurs mouvements régionalistes. En 1900, l'idée du régionalisme commence à être connue de l'opinion publique, et Jean Charles-Brun fonde la Fédération Régionaliste Française. Les principaux buts de cette fédération sont "de rénover la vie régionale, politique, économique, littéraire, artistique, scientifique"l. A la suite de ce manifeste, plusieurs mouvements, surtout intellectuels, se créent pour une meilleure mise en valeur de la région. Cette volonté, qui provoque le réveil des provinces peut aussi expliquer en partie les incidents du Tour de France 1904. Le public local manifeste un attachement marqué à son champion régional au détriment de l'effort d'unité national que représente le vainqueur du Tour de France. Il importe pour eux que triomphent leurs idéaux régionaux auprès des organisateurs parisiens, qui ne doivent pas décider pour le reste de la France. Plus tard, les organisateurs décideront de recourir aux équipes régionales, ce qui permettra à toutes les minorités d'opinions de pouvoir s'exprimer. Les clous semés sur la route deviennent une habitude jusqu'à Paris, mais L'Auto préfère se concentrer sur le public, comme lors de l'étape Toulouse-Bordeaux: "J'ai vu plus de JO 000 paysans consulter leur Auto en plein champ; cela suffit à nous prouver que le Tour de France est la plus belle invention sportive du siècle,,2. Ce chiffre est sans doute très fortement exagéré, mais l'optimisme demeure quant au réel engouement pacifique du public pour les choses du sport. A Nantes, le café servant de contrôle de signatures a été rebaptisé A l'arrivée du Tour de France. C'est le premier élément durable du passage du Tour de France à s'inscrire dans le paysage. L'ambiance générale le jour de l'arrivée est néanmoins au découragement et à la sauvagerie. Géo Lefèvre a eu peur d'une nouvelle manifestation d'hostilité sur la fin du parcours. Cette année, son utopisme triomphant s'est heurté à la dure réalité des publics rencontrés et le Tour de France peut désormais être à la merci de quelques dénonciateurs bien informés. L'affaire le dépasse et il lui semble désormais difficile de tenir le contrôle de son invention. Henri Desgrange en est ainsi réduit à rédiger un éditorial intitulé La fin. Mais son pessimisme disparaît rapidement. Il a déjà imaginé le concept du Tour de France 1905, avec des arrivées loin des centres villes et la suppression des étapes de nuit. Toute l'épreuve doit être réformée afin de permettre une course plus régulière. Si début août, Maurice Garin reçoit son trophée de La Vie au Grand Air, le classement général du Tour de France n'est pas encore validé par l'U.V.F., l'Union Vélocipédique Française. Cette institution possède en effet 1 Sur l'historique du régionalisme, voir Thiébaut Flory, Le mouvement français, sources et développement, Paris, PUF, 1966. 2 G. Amingues, L'Auto, 18 juillet 1904. 45
régionaliste
tout pouvoir pour entériner les classements des courses françaises et la commission rend un jugement exemplaire le 30 novembre, sous la forme d'un procès verbal: les quatre premiers du Tour de France sont déclassés et Maurice Garin est suspendu deux ans! Mais ces mesures, d'une impressionnante sévérité, n'ont pas vraiment pour but de sanctionner les fautes commises par les géants de la route Garin, Pothier et Aucouturier, accusés de ravitaillement illégaux, d'entraînements par voitures ou par cyclistes, et d'autres choses encore. Dans cette histoire, les quatre premiers du Tour de France ne sont peut-être que les boucs émissaires d'une vengeance des dirigeants de l'U.V.F. contre L'Auto. En effet, l'U.V.F. jalouse le succès du Tour de France, et elle tente d'y mettre un terme en déclassant les meilleurs routiers mondiaux, ce qui est censé porter un coup fatal à l'épreuve. Mais cette manoeuvre s'avérera sans succès par la suite car avec ces déclassements, la morale sportive est sauve. Maurice Garin ne remontera plus sur son vélo. A l'âge de 34 ans, sa calTière était terminée. Cependant, il se considéra toute sa vie comme le légitime vainqueur du Tour de France 1904. Ainsi, le jeune Henri Cornet, vingt ans, est le vainqueur de l'épreuve. Sa performance est méritoire car il a terminé la course avec la même bicyclette qu'au départ, une machine provenant de la petite firme
parisienne Je. La fin de l'année 1904 voit la dispatition du Vélo, le 20 novembre, deux ans après que Géo Lefèvre eut émis son idée d'un Tour de France cycliste. Néanmoins, Le Vélo ne disparaît pas totalement: il est absorbé par un nouveau groupe de presse, la Société nouvelle d'édition des journaux sportifs, et devient Les Sports. Quelques jours après le verdict du Tour de France, s'ouvre le Salon de l'Automobile et Henri Desgrange doit recevoir, lors de cette manifestation, la croix de chevalier de la Légion d'Honneur. Pour lui, l'année 1904 se termine sur un grand succès personnel: sa grande croisade sportive est désormais reconnue par tous.
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Chapitre III
Toucher à toutes les frontières 1905-1911 "Après avoir été à la peine, vous serez à l'honneur et vous entrerez vivants au retour de Paris dans la gloire sportive. Plus tard, vous rappelant vos exploits du Tour de France, vous pourrez dire avec orgueil: "J'y étais". Henri Desgrange, L'Auto, juillet 1906
Après la défaite de 1870, le chancelier allemand Bismarck avait réussi à isoler la France sur le plan international. Peu à peu, celle-ci parvient à renverser la situation à son avantage. La mise en place de différents traités a permis d'aboutir à une alliance militaire avec la Russie en 1892, puis à une entente cordiale avec le Royaume-Uni en 1904 et enfin à une Triple Entente en 1907. De son côté, l'Allemagne évoque une tactique d'encerclement de la France et se sent de plus en plus menacée. De la même manière, l'idée d'un nationalisme défensif s'impose de plus en plus sûrement dans la société française. De nouvelles valeurs apparaissent, mettant en évidence le goût de l'action, de la vitesse, de la force et de la disciplinel. Et le Tour de France va peu à peu intégrer ces valeurs conquérantes à sa philosophie sportive du dépassement de soi. Inexorablement et insensiblement, alors que les crises internationales vont se multiplier, le Tour de France va lui aussi rejoindre l'arsenal de la Revanche.
I. Objectif Alsace-Lorraine Fin 1904, Henri Desgrange convoque dans son bureau son collaborateur Alphonse Steinès afin d'évoquer dans les grandes lignes le 1 Sur ce point, Raoul Girardet, Le nationalisme français, Colin, 1966, p.224.
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1871-1914,
Paris, Armand
futur tracé du Tour de France. En effet, depuis 1903, Steinès sillonne les routes de France en qualité de chef de la rubrique des sociétés sportives, et va à la rencontre des correspondants de L'Auto afin d'établir un itinéraire fiable. Selon le nouveau règlement, la course va désormais se dérouler entièrement de jour, ce qui suppose la mise en place d'étapes plus courtes. Et Alphonse Steinès a son idée sur la nouvelle physionomie à donner au Tour de France: "Avec une persévérante obstination, j'ai fini par convaincre le "patron", Henri Desgrange, qu'un Tour de France devait longer les côtes et escalader les montagnes par les routes et les chemins les plus rapprochés des frontières, que ce soit la plaine ou la montagne"l. Alphonse Steinès connaît très bien toutes les routes carrossables de France et d'ailleurs. En 1903, il a reconnu les 48 cols répertoriés des Alpes Françaises, Suisses et Italiennes afin de tester les réactions des nouveaux freins d'une automobile. En bref, Alphonse Steinès est le mieux à même de comprendre et de proposer tous les itinéraires possibles. Il a ainsi été le premier à comprendre que le Tour de France devait réellement faire le tour de la France sans craindre les divers obstacles à franchir; une bicyclette et, mieux encore, des coureurs cyclistes professionnels doivent pouvoir passer partout. Dès 1905, le Tour de France entreprend ainsi de se rapprocher des frontières, et surtout de celles de l'Alsace-Lorraine. Son regard se porte en premier lieu sur le Ballon d'Alsace, dont le sommet se situe à la frontière allemande. Puis en 1906, l'épreuve s'aventure hors de ses frontières avec des incursions en Allemagne, et plus précisément à Metz. Dès sa quatrième édition, le Tour de France n'est plus seulement un formidable outil de propagande au service de l'esprit sportif et industriel, mais sert aussi d'ambassadeur entre la France et l'Allemagne. L'ennemi à battre, ce n'est plus Giffard désormais, mais l'Empire allemand... A la fin du XIXème siècle, l'idée de revanche s'est un peu estompée, même si les nationalistes français ne souhaitent pas définitivement renoncer à un retour de l'Alsace-Lorraine au sein de la mère patrie. On espère, avec une lueur utopique, qu'un jour l'Alsace pourra redevenir française en vertu du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Ainsi, le premier objectif concernant l'extension du parcours du Tour de France est-il de se rapprocher le plus possible de la Ligne bleue des Vosges, afin de se souvenir que la terre d'Alsace-Lorraine est à reconquérir, ne serait-ce que par un simple peloton cycliste. Sur le Ballon d'Alsace, situé à la frontière et escaladé par les cyclistes pour la première fois en 1905, René Pottier et Henri Cornet se sont livrés une rude bataille qui passionna les spécialistes du cyclisme. Le duel tourna à l'avantage du premier et, au sommet du col, Henri Desgrange fit l "Alphonse Stein ès raconte comment il a fait construire la route de l'Aubisque 3000F', Les cahiers de L'Equipe, n° l, mars 1959, p.126 à 130.
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pour
même installer en 1908 une borne à la gloire de René Pottier, en souvenir de l'exploit qu'il réalisa ce jour-là. L'idée de Desgrange, de frapper le paysage par des monuments cyclistes, poursuivait le but d'asseoir la notoriété des champions cyclistes sur la route. En effet, les "vrais" cyclistes avaient désormais un espace à leur mesure pour exprimer tous leurs talents. Ce ne sont plus les pistes, qui encensaient jusqu'alors les hommes les plus rapides du monde, mais la montagne qui consacrait les vrais héros. Le Tour de France franchit la frontière en 1906. Metz n'est qu'à 15 km de la France et l'épreuve pouvait se permettre de passer dans une grande ville frontalière sans s'aventurer trop loin dans le territoire allemand. Henri Desgrange en adresse la requête au printemps au gouverneur d'AlsaceLorraine, en l'occurrence le comte von Zeppelin Aschhausen, et les autorités allemandes ne voient aucune objection à satisfaire cette requête. Le passage du Tour de France en Alsace-Lorraine provoqua beaucoup d'émotions dans la petite caravane des suiveurs: "De cette rapide promenade de 76 km en terre annexée, comprenant la traversée de Metz, il nous reste une impression ineffaçable. Il faut avoir entendu les acclamations des braves gens qui au passage reconnaissaient en nous des délégués officiels d'un journal français. Il nous faut avoir reçu l'ovation qui nous salua au contrôle de Metz pour s'en rendre compte. Ajoutez à l'explosion de cette joie enthousiaste la tristesse de tous les souvenirs évoqués par les innombrables tertres, tumulus et monuments funéraires qui, dans les plaines par nous traversées, rappellent les sombres journées de Gravelotte, Saint Privat, Reichshoffen, pour glorifier la mémoire des milliers de braves gens tombés là et vous comprendrez quel caractère tout spécial eût pour nous cette courte incursion en Alsace, dans des circonstances aussi spéciales"l. Les esprits sont encore très marqués par tous les combats de 1870. Les conséquences de la défaite s'étalent devant les yeux des journalistes et des coureurs cyclistes, et dans leurs propos perce encore l'idée et l'espoir d'une revanche offensive... Mais cette revanche aura tout d'abord lieu sur le terrain sportif. En effet, de 1907 à 1910, le Tour de France fait désormais étape à Metz. A l'automne 1905, Alphonse Steinès était venu rendre visite au comte Zeppelin, le neveu du célèbre constructeur de dirigeables et gouverneur de Metz depuis 1901. Le comte Zeppelin parle un excellent français, est un 1 Victor Breyer, L'Auto, 8 juillet 1906. Les noms des villes citées évoquent des épisodes dramatiques de la guerre de 1870. De violents combats se sont déroulés à Gravelotte les 16 et 18 août, alors que Reichshoffen a vu le 6 août la charge désespérée des cuirassiers français pour tenter de dégager les troupes françaises assiégées dans Metz. Rappelons que les années impériales de Napoléon III avaient été balayées en moins d'un mois et l'Alsace abandonnée en dix jours. 49
personnage très mondain, toujours vêtu à la dernière mode de Paris, et respecte beaucoup le particularisme des Lorrains. En outre, c'est un fervent sportsman et un passionné de cyclisme. Il donna son accord pour le passage de la course dans sa ville, sous réserve que le gouvernement de Berlin ne soit pas opposé au projet. En 1907, l'arrivée se fait devant environ 2 000 personnesl et le comte Zeppelin reçoit même les vainqueurs chez lui le lendemain. "La réception du préfet lorrain fut des plus cordiales, le comte Zeppelin faisant entrer les vainqueurs au salon et leur offrant du madère et des gâteaux [...] L'après-midi s'est passée en promenade et en visite de monuments. La relevée de la garde du gouverneur, qui s'effectue à midi, a obtenu surtout un vif succès de curiosité et l'apparition des soldats allemands a causé une impression bizarre"z. L'article n'est pas plus explicite, mais Lucien Petit-Breton fraternise avec un soldat allemand. Somme toute, l'ambiance demeure ainsi très militaire, Metz abritant une garnison de près de 25 000 soldats, même si le public a seulement l'impression de venir participer à une fête. A partir de 1909, la Lorraine Sportive prend en charge la venue du Tour de France à Metz. Cette association s'est fonnée en novembre 1908, dans un contexte particulier, celui d'un nouveau développement du sentiment français en Alsace-Lorraine. En effet, au printemps 1908, un modeste typographe appartenant à l'association du Souvenir Français, JeanPierre Jean, souhaite élever un monument commémoratif en l'honneur des soldats français morts au combat pendant la guerre de 1870. Guillaume II donna personnellement son accord pour la réalisation de ce projet. Une souscription est ouverte, et le monument, érigé à Noiseville, un petit village au nord-est de Metz, est inauguré le 4 octobre 1908. Une foule immense a assisté à l'inauguration. On a fredonné La Marseillaise, on a affiché des cocardes et des drapeaux tricolores. Cette manifestation a marqué le réveil du nationalisme français en Alsace-Lorraine, et beaucoup d'associations à caractère pro-français se sont créées spontanément. La Lorraine Sportive est une de ces associations. Son but est de "cultiver les sports et la musique". En deux ans, elle a ainsi rassemblé plus de 300 membres actifs, et tous portent un uniforme français3. Quoi de plus normal alors pour la jeune association que de préparer activement la venue du Tour de France dans sa ville. A l'arrivée à Metz, en 1909, le temps est maussade et le public moins
1 Les Sports, 11 juillet 1907. 2 Les Sports, 12 juillet 1907. 3 Sur la Lorraine Sportive, François Roth, La Lorraine annexée, Nancy, 1973, p.550 et 555. 50
nombreux que les années précédentes!. La Lorraine Sportive annonce l'arrivée de chaque concurrent au son du clairon et a prévu des animations en soirée. Cependant, cette arrivée de 1909 a provoqué quelques remous auprès des autorités allemandes: "Pour la première fois depuis 1870, les Messins entendirent le son du clairon. Il paraît que tout cela va se terminer au commissariat de police,,2. La Lorraine Sportive est très surveillée par le gouvernement berlinois: "[Ils] travaillent sous le couvert de cultiver le sport parmi la jeunesse à développer l'esprit français, à aggraver l'antagonisme entre vieux allemands et à freiner le développement pacifique du pays,,3. En juillet 1910, la venue du Tour de France apparaît comme une nouvelle tentation pour la Lorraine Sportive de provoquer le gouvernement allemand, et sur le parcours, ses fanfares entament La Marseillaise et Sambre et Meuse au passage des coureurs, alors que tous les symboles français sont désormais interdits en Alsace-Lorraine. Peu à peu, les relations entre la France et l'Allemagne se dégradent. Guillaume II a entrepris une politique d'intimidation envers la France, et envisage de donner à l'Alsace-Lorraine une constitution (ce qui sera fait par un vote du Reichtag le 26 mai 1911). Dans cette atmosphère, la course cycliste du Tour de France ne devenait plus qu'un prétexte à une manifestation du sentiment français en Alsace-Lorraine. Il restait à interdire et à démanteler la Lorraine Sportive, ce qui fut fait le 12 janvier 1911 par un arrêté du président de Lorraine. Guillaume II s'écria "enfin!" et s'opposa au retour du Tour de France.
II. Une grande fête des frontières Le Tour de France a réalisé une large extension de son parcours en quelques années. De 2 500 km en 1904 à 3 000 km en 1905, puis 4 500 en 1906, avant d'atteindre en 1911 les 5 300 km, alors que le tracé de l'épreuve longe au maximum toutes les frontières. L'idée de défense du territoire s'impose de plus en plus clairement au fur et mesure que les relations internationales de la France se dégradent avec les ennemis de la Triple Alliance. Aussi, c'est aux frontières de l'Est que le Tour de France des années 1900 est le plus populaire. A la Belle Epoque, le Tour de France peut donc aussi être considéré comme la grande fête des frontières françaises. Mais dès 1906, le Tour de France est déjà très populaire, à tel point que plusieurs usines ferment pour assister au passage des coureurs. Par exemple, à l'arrivée à Bayonne, "un certain nombre d'usines ont fermé leurs l
"Une foule qu'on peut évaluer à 600 personnes se pressait en attendant des coureurs", L'Est Républicain, 9 juillet 1909. 2 Henri Desgrange, L'Auto, 9 juillet 1909. 3 Rapport du comte von Zeppelin, cité in F. Roth, op. cit., p.552. 51
l'arrivée
portes cet après-midi, sur la demande générale de leurs ouvriers"l (!) Autant dire qu'il s'agit là d'une mini-révolution sociale et populaire, puisque la productivité s'arrêtant pour le voir passer, le Tour de France est spontanément devenu une grande fête populaire. L'épreuve cycliste représente alors une fête du sport, de l'industrie et des transports modernes et les ouvriers des usines sont les plus sensibles à ces nouvelles fêtes des temps modernes. 1906 marque donc le départ de la grande fête populaire du Tour de France.
La frontière franco-belge, le cas de Roubaix Roubaix est pour la première fois ville-étape en 1907: "La foule était énorme. On citait plusieurs usines du quartier du nouveau Roubaix, et même une de Tourcoing, dont les ouvriers avaient annoncé le matin même qu'ils ne travailleraient pas l'après-midi afin d'assister à l'arrivée"z. Et les années suivantes, ce succès ne se dément pas, comme par exemple en 1908: "Si je vous disais que plus de 20.000 personnes étaient échelonnées sur un parcours final d'environ 2 km [...], toutes auraient voulu toucher ces hommes dont les journaux content les exploits, ajoutez à cet enthousiasme l'entrain provoqué par la fête populaire du 14 Juillet, ajoutez encore la satisfaction d'avoir un jour de congé supplémentaire [...] car on ne travaillait pas ici; les usines et les fabriques étaient fermées. Qui d'ailleurs aurait le courage de travailler lorsque sur l'avenue des Villas se livrait une lutte sans merci entre les géants de la route,,3. Et plus encore en 1909: "Il y a là, sur un espace d'un kilomètre de 30 à 40 000 curieux qui s'entassent,,4. Avec le Tour de France, les villes de Roubaix et de Bayonne se sont réinventées un 14 Juillet; à la fête nationale s'est ajoutée une fête populaire et industrielle. La population accueille les coureurs revêtue de ses habits du dimanche. Le peuple s'est approprié la course de L'Auto. Est-ce que Henri Desgrange a déjà perçu ce changement d'atmosphère qui s'opère peu à peu autour de "son" Tour de France? Difficile à savoir. Peut-être se félicite-t-il tout simplement de ce grand engouement populaire pour le sport...
La frontière franco-luxembourgeoise, le cas de Longwy Longwy est la ville étape la plus marquante du Tour de France à la Belle Epoque. En effet, sa situation géographique, entre quatre frontières, 1Les Sports, 19 juillet 1906. zLe Grand Echo, 10 juillet 1907. 3L'Auto, 13 juillet 1908. 4Le Grand Echo, 7 juillet 1909. 52
française, belge, allemande et luxembourgeoise lui permet d'accueillir un public considérable. C'est une cité de la métallurgie, spécialisée dans la fonte du fer dont elle est le plus grand centre français de l'époque. La population est cosmopolite, italienne en grande majorité, mais pour le Tour de France, toutes les nationalités se retrouvent sur le bord de la route. La plupart des usines ferment, et à la veille de la Première Guerre mondiale, toutes cessent leurs activités et libèrent leurs ouvriers pour assister à l'arrivée des coureurs. Beaucoup de frontaliers ont aussi réservé leur journée et Longwy devient alors le lieu d'une véritable ruée sportive. "Tout le Grand Duché de Luxembourg et toute la partie belge qui avoisine la frontière française, avaient envoyé leurs sportsmen. Tous les trains arrivant de ces régions et aussi de la Lorraine annexée, arrivaient bondés de voyageurs [...] On peut estimer les seuls luxembourgeois venus ici à plus de 3 000,,1. "La Compagnie des chemins de fer de l'Est, d'accord avec les chemins de fer belges et ceux du Grand Duché du Luxembourg avait organisé des trains
spéciaux
[.00]
Tous les hommes valides du bassin minier qui s'étend sur les
trois pays sont là. Tous les véhicules ont été réquisitionnés. La voiture automobile fraye avec la charrette du paysan, le gros camion automobile [.oo]
a été transformé en omnibus pour le transport des sportsmen en
commun"z. Avec le Tour de France, la population de Longwy, estimée à environ 10000 habitants, double en une demi-journée. A Longwy, l'épreuve de L'Auto est tout simplement le prétexte à une grande fête populaire: "La population considère l'arrivée du Tour de France comme une des principales fêtes de l'année. Elle réclame musique, bals décorations, concerts, cinématographes, illuminations, défilés, réceptions officielles avec
toasts et discours, feu d'artifice, bref, tout le diable et son train!
[00']
Les
hommes ont quitté leurs vêtements de travail, les femmes ont fait un brin de toilette. Il y a dans l'air de l'allégresse, des menaces de pluie, des ovations, des fracas d'automobiles, des coups de sifflets de locomotives, des appels de consommateurs réclamant leurs bocks [.00] Aux abords de l'arrivée, on peut évaluer à 15 000 personnes l'affluence des curieux". Et après l'arrivée: "La joie populaire tourne au délire [.00] Et cette journée d'allégresse et d'enthousiasme finit en quelques sorte par une apothéose de la Jeunesse et du Sport,,3. Cette formule résume toute l'ambiance du Tour de France à la Belle Epoque dans les villes-étapes, et la fête populaire bat son plein partout. Très rapidement, c'est -à-dire en à peine trois ans d'existence, le Tour de France, tout d'abord simple course cycliste créée pour vendre plus de journaux et de bicyclettes, puis dans l'intention d'intéresser la jeunesse au 1
A. Steinès, L'Auto, 5 juillet 1911.
2 L'Auto, 23 juillet 1914. 3 Ludovic Chave, L'Est Républicain,
9 juillet 1912. 53
sport, s'est transformé en une grande fête populaire annuelle, qui a rapidement trouvé sa place dans le calendrier des réjouissances estivales, comme à Bayonne, Roubaix ou Longwy. Son extension populaire n'a toutefois pas réussi à apaiser les craintes politiques en Alsace-Lorraine, apportant au Tour de France une première limite à son expansion. A l'Ouest et au Sud, le Tour de France touche désormais à toutes les frontières maritimes. Les grandes villes portuaires et les finistères représentent autant de bonnes raisons de s'engager pour les cyclistes qui n'ont jamais vu la mer. Mais après 1909, il est difficile d'étendre encore le Tour de France sur deux dimensions, et Alphonse Steinès a alors l'idée de faire gagner de l'altitude à l'épreuve de L'Auto en incluant les grands massifs montagneux dans le parcours.
III. Toucher au ciel: les Pyrénées et les Alpes Dès 1905, Alphonse Steinès décide que le Tour de France doit passer par les contreforts du massif alpin. Ainsi, lors de l'étape GrenobleToulon, les coureurs passent par la côte de Laffrey et le col Bayard. Ce fut une brillante réussite qui stupéfia les habitants de Gap: "Aucouturier, Maintron et Fourchotte ont mis quatre heures à faire le parcours de Grenoble à Gap (l03 km), que l'ancienne diligence attelée de six chevaux plus quatre en renfort dans les côtes, mettait douze à parcourir jadis"! (!). Pour Henri Desgrange, cela signifie le triomphe des possibilités musculaires, démultipliées par la machine et la volonté humaine, et son jugement à la fin du Tour 1905 est sans équivoque: "On peut désormais tout demander aux coureurs"z. En 1907, nouvelle innovation, les coureurs cyclistes passent par le col de Porte. Desgrange est réellement impressionné: "Au col de Porte, j'ai vécu là les émotions les plus cruellement intenses de ma carrière de sportsman, devant l'effort de ces hommes sur cette abominable côte de 18 km d'un pourcentage effroyable, devant les prodiges d'énergie qu'ils ont accomplis, devant les râles d'angoisse qu'ils ont poussés, devant l'affalement de certains sur le bord de la route, à bout de forces. J'ai senti, au coin de mon oeil, la larme à la fois amère et bienfaisante, cette larme que l'on a quelquefois au théâtre, lorsque l'on croit que c'est arrivé. J'ai même senti, il faut que je l'avoue, que tous ces hommes avaient dépassé largement les limites de leurs résistances. J'ai senti comme un véritable remords et j'ai eu peur, très peur, d'avoir dépassé la limite"3. Pour lui, il faut arrêter de rallonger la liste des difficultés, le parcours ne peut s'élever plus haut sans 1 Dépêche de M. Voltaire, L'Auto, 2 L'Auto, 31 juillet 1905. 3 L'Auto, 16 juillet 1907.
17 juillet 1905.
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craindre de franchement dépasser les limites humaines. Aussi, pendant trois étés, le parcours sera-t-il stabilisé. Alphonse Steinès n'est cependant pas de l'avis de Henri Desgrange. En reconnaissant le parcours chaque printemps, il s'aperçoit que le public réclame toujours plus de sensationnel et de difficultés. Aussi décide-t-il de prendre son avis en compte, et de faire passer le Tour de France par les Pyrénées.
Les Pyrénées, la nouvelle "folie" d'Alphonse Steinès "Vous ne vous rendez pas compte!... Les cols des Pyrénées... Vous allez me les tuer"l. C'est ainsi, suppose-t -on, que Henri Desgrange accueille l'idée d'Alphonse Steinès lorsqu'il la présente dans son bureau à l'automne 1909. Néanmoins, le rédacteur en chef de L'Auto finit par accepter... à titre d'essai seulement. Alphonse Steinès est resté cependant assez modeste en ce qui concerne sa contribution à l'apparition de la montagne dans le Tour de France. Même bien des années plus tard, il n'apporta aucune explication claire et concrète à ce choix. Peut-être cette justification lui a-t-elle semblé inutile, tellement elle apparaissait alors évidente pour lui, comme en témoigne un passage de ses articles: "Le Tour de France n'est pas une balade d'agrément que diable! Il faut bien quelques difficultés, celles des Pyrénées seront plus accentuées, voilà tout f...] Ce sera la performance la plus énorme que jamais coureur aura fournie"z. Alphonse Steinès rêvait lui aussi. Il rêvait sans doute au développement de la gloire du sport cycliste, et peut-être aussi de découvrir les limites de la volonté chez le sportif... En janvier 1910, lorsque le parcours est présenté dans la presse, L'Auto ne publie aucune explication. Ce n'est qu'à la mi-mai que les organisateurs précisent leurs intentions et indiquent les itinéraires: le Portet d'Aspet avant l'arrivée à Luchon, puis l'ascension des cols de Peyresourde, Aspin, Tourmalet et Aubisque deux jours plus tard, avant de rejoindre Bayonne. Mijuin, Alphonse Baugé, le directeur sportif de l'équipe Alcyon, va reconnaître le parcours et il envoie cette lettre à L'Auto: "Mon cher Ravaud, connais-tu cette vieille chanson "Montagnes, Pyrénées, vous êtes mes amours!"... Eh bien je te certifie que ce ne sont pas les coureurs qui la chanteront. Ah! Mon ami, où diable M. Desgrange nous fait-il passer? En vérité, c'est effrayant, et je suis persuadé que jamais un cycliste de métier n'a "rémoulé" sur des routes semblables. Quelles côtes, et surtout quelles descentes! C'est du "Looping the Loop", c'est du beau "Cercle de la mort", c'est une avalanche de freins qui se brisent, de pneus qui s'arrachent ou qui crèvent par les silex, 1 Marcel Diamant Berger, Histoire du Tour de France, Paris, Gedalge, 1959, p.67. 2 L'Indépendance Luxembourgeoise, 3 juillet 1910. 55
en deux mots: c'est effrayant! [...] Eh bien, mon cher Ravaud, je te jure que jamais Américain avide de spectacle à sensation n'aura rien vu de semblable à celui du passage des Pyrénées par les Tours de France, et ce passage restera certainement légendaire dans les annales du sport cycliste"l. Le passage du Tour de France dans les Pyrénées passionne les foules, et L'Auto entend bien présenter cette nouvelle "attraction" comme un spectacle à part entière: "Il manquait au Tour de France cette pièce à grand spectacle; aujourd'hui qu'elle existe, nous n'avons plus rien à souhaiter,,2. Le jeune Octave Lapize, dont c'est la première participation, gagne l'étape de Luchon. Cependant, la deuxième étape va marquer profondément toutes les mémoires: "C'est invraisemblable! C'est fou! C'est inouï! C'est tout ce que vous voudrez! [...] Il semble bien que L'Auto a cette fois atteint l'extrême limite de ce qui peut être demandé à un cycliste, aussi valeureux, aussi courageux, aussi entraîné soit-il,,3. Dès Peyresourde, des cyclistes aperçoivent des ours bruns. Au Tourmalet, le sommet est dégagé, mais l'ascension difficile. Lapize monte le col moitié sur sa machine, moitié à pied. Gustave Garrigou, lui, effectue toute l'ascension à bicyclette. Mais le quatrième col va saper le moral de ces rudes coursiers, pourtant à l'heure sur l'horaire le plus optimiste. Victor Breyer témoigne de l'effort surhumain qui est demandé aux cyclistes: "Je n'oublierais jamais cette sauvage montée de l'Aubisque [...] Voilà donc Lapize seul encore une fois, mais à lui aussi la tâche va sembler trop pénible, car, après avoir jeté quelques regards inquiets derrière lui, il met pied à terre, restant quelques instants immobile, comme s'il avait résolu de renoncer à aller plus loin, désespérant de mener à bien l'impossible tâche. Notre voiture stoppe, elle aussi, et d'un bond, je suis à côté de Lapize. - Eh bien, Lapize, qu 'y a-t-il? L'homme lève vers moi des yeux révulsés. - Il y a que vous êtes des criminels! Vous entendez? Dites-le de ma part à Desgrange. On ne demande pas à des hommes de faire un effort pareil,,4. Octave Lapize, un instant découragé, finit par se reprendre et gagner l'étape... au sprint! Lucien Petit-Breton, qui a suivi l'étape pour La Vie au Grand Air, est par contre enthousiasmé par la traversée des Pyrénées, il est vrai qu'il n'a pas eu à les franchir à bicyclette: "Jamais on ne s'est aussi bien rendu compte que la force humaine est sans limite. Quelle merveilleuse mécanique que cette machine humaine et combien elle laisse loin derrière elle, comme souplesse et comme qualité, toutes les créations de 1 L'Auto, 2 L'Auto, 3 L'Auto, 4 L'Auto,
21 juin 1910. 20 juillet 1910. 22juillet 1910. 23 juillet 1910. 56
l'homme! Qu'ils ont le coeur bien suspendu, le cerveau libre, l'âme solide tous ceux qui ont accompli ce dur calvaire!") Octave Lapize devient le "roi des Pyrénées" et le Tour de France venait de toucher à la démesure. Les efforts demandés aux coureurs cyclistes sont inhumains. Le Tour de France a repoussé à sa limite le seuil de la résistance physique dans l'effort. Et c'est cette démesure qui allait continuer à le caractériser et à frapper l'imagination des foules dans les années futures. Et cela dès 1911 en enchaînant les Alpes et les Pyrénées.
Les Alpes, "acte d'adoration,,2 au Galibier En 1911, l'altitude alpestre augmente singulièrement. Le col de Porte est délaissé au profit du col du Galibier, dont le sommet culmine 1.300 m plus haut. L'ascension du Galibier intéresse beaucoup les populations. Ainsi, à Saint-Michel de Maurienne, au pied du col du Télégraphe, le rassemblement de spectateurs est important: "L'épreuve a représenté un succès de curiosité inoui: De tous les points de notre contrée, il est venu des curieux rooJ Et dans la montagne même, une foule énorme se pressait aux endroits difficiles pour se rendre compte de l'allure de nos routiers et de leurs qualités de grimpeur. Bref, c'est un succès complet et longtemps, l'on parlera de la grande randonnée à Saint-Michel et dans les villages avoisinants car les géants de la route y ont causé une réelle impression,,3. Dans les vallées alpines, le passage du Tour de France marque profondément les esprits. Ici, les coureurs cyclistes prennent une dimension nouvelle en abordant la montagne. L'altitude les transforme en héros modernes et les populations sont encore plus sensibles à leurs exploits sportifs car ils touchent ici à une dimension mythologique. Henri Desgrange est abasourdi par le paysage qu'il rencontre à haute altitude et, frappé par la beauté de ces lieux, il donne une dimension quasi religieuse à son article: "Aujourd'hui mes frères, nous nous réunirons si vous le voulez bien, dans une commune et pieuse pensée à l'adresse de la divine bicyclette. rooJ Ne constitue-t-elle pas, dans l'histoire de l'humanité, le premier effort de l'être intelligent, en vue de s'affranchir des lois de la pesanteur. "Voici des ailes", nous disait, il y a plus de quinze ans, Maurice Leblanc, et n'ont-ils pas en effet des ailes, nos hommes qui ont pu s'élever aujourd'hui à des hauteurs où ne vont point les aigles, qui ont pu franchir les plus hauts sommets d'Europe? r..J Ô Sappey! Ô Laffrey! Ô col Bayard! Ô Tourmalet! Je ne faillirais pas à mon devoir en proclamant qu'à côté du 1 La Vie au Grand Air, 30 juillet 1910. 2 Titre de l'article de Henri Desgrange lorsqu'il découvre la haute montagne. 3 Collombet, L'Auto, 12 juillet 1911. 57
Galibier, vous êtes de la pâle et vulgaire "bibine"; devant ce géant il n 'y a plus qu'à tirer son chapeau et à saluer bien bas"l. Au Galibier, Henri Desgrange a l'impression de pénétrer dans un sanctuaire, un endroit jusqu'alors inaccessible, dont seuls les dieux de l'ancienne mythologie conservaient le secret. En effet, jusqu'à présent, seule l'essence divine permettait d'échapper aux lois de la pesanteur, et aujourd'hui, des coureurs cyclistes prennent possession du domaine des dieux antiques. Desgrange veut témoigner de la transformation de l'espace montagnard par l'homme. La haute montagne a toujours été un lieu étranger pour l'homme, où il se sentait démesurément petit face aux éléments naturels. Et aujourd'hui, grâce à une simple bicyclette, des hommes se sont appropriés l'espace montagnard en lui donnant une nouvelle dimension. L'ancienne mythologie mystique est remplacée par une mythologie humaine et populaire. La montagne devient un espace d'héroïsation, et les populations modernes bénéficient maintenant d'une nouvelle liturgie à la lecture des journaux sportifs. Le Tour de France atteint désormais à toutes les frontières... Au sommet du Galibier, environ 200 personnes attendent le passage des coureurs. Emile Georget est le premier à se présenter. En le voyant, un spectateur s'écrie: "Il faudra maintenant leur faire des montagnes spéciales!"z Alphonse Steinès a réussi son pari, il ne pourra aller plus loin dans la recherche de difficultés pour frapper l'imagination de ses lecteurs. En 1911, le Tour de France touche ainsi à sa forme quasi-définitive; en cent ans, aucune nouvelle montagne "spéciale" ne sera plus inscrite au programme.. .
1 L'Auto, 2 L'Auto,
12juillet 13juillet
1911. 1911. 58
Chapitre IV
De la fête à la guerre, le Tour est une leçon d'énergie 1912-1918 "A vec deux roues et une paire de pneumatiques, les coureurs du Tour donnent aux jeunes gens de leur âge une salutaire leçon d'énergie" Georges Rozet, La Défense et l'Illustration de la race française
Alors que la fête progresse le long des routes, le Tour de France, développant les qualités physiques et morales des sportifs, est rapidement érigé en une grande leçon d'énergie pour la jeunesse française. En effet, Henri Desgrange et ses collaborateurs veulent instituer pour leur épreuve le culte de l'énergie et de l'effort. Dans cet état d'esprit, Georges Rozet, dans son livre La Défense et l'Illustration de la race française, s'intéresse de près au Tour de France et lui désigne de nouveaux buts: "On a soutenu gravement et maintes fois exprimé que la guerre - par ce qu'elle comporte d'efforts physiques et de souffrances - était pour les nations une nécessaire morale. Qui sait si le sport, lutte pacifique, ne remplacera pas un jour et ne deviendra pas la forme atténuée de la guerre en gardant la même valeur éducative? Le "Tour de France" nous a valu des mots auxquels ils manquent, pour être historiques, d'avoir été prononcés sous les balles: ils ne sont pas négligeables toutefois. Quand on demandait au héros du "Tour" de 1908 à quoi il songeait pendant les interminables étapes de cent lieues, sous la pluie, la boue et les rafales: "A la banderole qui marque l'arrivée ", répondait le jeune athlète, donnant ainsi en style imagé le secret de toute énergie morale"]. La force, l'énergie et le courage deviennent ainsi les principales valeurs que doit véhiculer le Tour de France après 1910. Et la marche vers la guerre semble désOlmais inexorable...
1 George Rozet, La Défense Félix Alcan, 1911.
et l'Illustration
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de la race française,
Paris, Librairie
I. Le Tour est reconnu d'intérêt national prioritaire Le Tour de France, la grande fête populaire du cycle et des frontières, n'est pas seulement un encouragement national à la pratique sportive. Il est aussi prétexte à un prolongement des fêtes du 14 Juillet. Bals, lampions, fanfares, drapeaux tricolores, le Tour de France est devenu tout aussi rapidement un bon mobile pour célébrer les valeurs républicaines plus d'une fois dans l'année. A tel point que L'Auto va finir par bénéficier de l'appui de l'Etat pour bien organiser sa course. Prenons l'exemple d'une arrivée d'étape située dans la capitale de l'Isère pour mieux expliquer ce phénomène. Grenoble est ville étape pour la première fois en 1905. Le conespondant du quotidien Les Sports à Grenoble, M. Balme, explique que la municipalité veut associer l'épreuve aux manifestations du 14 Juillet: "La municipalité grenobloise a bien spécifié qu'elle [...] aurait l'autorisation de mettre sur les affiches de la fête nationale l'arrivée de la troisième étape du ,,1. Tour de France au programme des réjouissances du 14 Juillet... A Grenoble, comme dans les autres villes étapes, les animations qui suivent l'arrivée des cyclistes (réceptions, vin d'honneur, discours, etc...) sont organisées par les mairies. Ainsi, en 1906, une réception est organisée le soir de l'arrivée dans les salons de l'hôtel de Ville par la municipalité, et le maire de Grenoble, M. Rivail, remet une médaille d'or au vainqueur de l'étape, pendant qu'un concert au jardin de la ville est joué par le 140ème régiment d'infanterie. Cependant, c'est L'Auto, avec l'aide de ses correspondants, en l'occunence Gaston Guérin à Grenoble, qui décide du déroulement de ces animations. L'Auto "orchestre" ainsi tout ce qui se déroule autour de son épreuve comme en témoigne le passage de cette lettre, du 10 juillet 1907, adressée au maire de Grenoble: "L'arrivée se fera devant la Manutention Militaire vers deux heures de l'après-midi, le mardi 16 juillet. Les coureurs iront ensuite signer le registre d'arrivée au Café de la Paix, Place Grenette. Le soir, selon vos accords, Monsieur le Maire, vous recevrez dans les salons de l'Hôtel de Ville, les organisateurs, coureurs et contrôleurs du Tour de France et vous remettrez au premier arrivant à Grenoble une breloque en or gracieusement offerte par la ville de Grenoble. A ce sujet, Monsieur le Maire, vous pourriez demander que la musique militaire qui doit jouer le mardi soir Place de la Constitution, se fasse entendre ce soir-là, au jardin de la ville, qui ayant encore ses décorations lumineuses du 14 Juillet, présentera un aspect féerique. Rappelez-vous, Monsieur le Maire, le succès que cette réception a eu l'an dernier. Plus de 6.000 personnes massées entre la rue Montorge et l'entrée de l'Hôtel de Ville, firent une ovation monstre au regretté Pottier, témoignant ainsi à la valeur et au courage une ardente 1 Les Sports, 17 juillet 1905. 60
admiration"l. Plus aucun doute: L'Auto met en spectacle tous les aspects du sport cycliste et souhaite le placer dans un contexte cocardier, où les drapeaux et les guirlandes du 14 Juillet ajoutent à l'ambiance d'une course en faveur de l'unification républicaine. Mais pas seulement! Les coureurs cyclistes doivent aussi être les porteurs et les témoins de nouvelles valeurs, issues de la République, de la seconde révolution industrielle et d'un contexte de Revanche, où l'admiration, l'exploit et le courage doivent être encensés au maximum. Par la suite, c'est-à-dire dès 1912, L'Auto va bénéficier de l'aide de l'Etat afin de pouvoir exercer au mieux sa propagande sportive à travers la France. En effet, la circulaire ministérielle n° 73 du 17 mai 1912, que les préfets doivent adresser aux maires des communes traversées, donne la possibilité à L'Auto d'organiser les courses cyclistes en général, et donc sa course en particulier, sans rencontrer d'entraves. En voici quelques extraits: "Les intérêts généraux du Pays, qui sont incontestablement liés au développement du sport vélocipédique et dont on ne saurait faire abstraction complète au profit des nécessités locales, enfin les habitudes invétérées d'une notable partie de la population pour laquelle les courses cyclistes sont devenues un véritable besoin r..] Les Maires r...] éviteront-ils d'entraver, sans nécessité, l'essor des grandes épreuves cyclistes. Vous leur rappelleriez, d'ailleurs, au besoin, l'utilité pratique et immédiate de ces courses qui, développant à lafois la résistance physique et certaines qualités morales du coureur, sont une mise en valeur de la jeunesse française, pour le plus grand profit de l'Armée et du Pays. Vous ne manqueriez pas d'ajouter qu'au point de vue économique, les courses cyclistes offrent ce double avantage: d'une part, de donner à une industrie française très fleurissante les moyens de se développer encore, d'autre part, d'apporter au commerce local (hôteliers, restaurateurs, débitants, etc...) des bénéfices fort appréciables"z. Dès 1912, le Tour de France est ainsi officiellement reconnu d'intérêt national prioritaire. Il sert les intérêts généraux du pays et notamment le développement des valeurs sportives auprès de la jeunesse française. Dans un contexte de réarmement face à l'Allemagne, cette circulaire ministérielle témoigne aussi de l'arrivée du Tour de France dans l'arsenal de la Revanche, en ce sens que la propagation de l'idéal sportif de l'effort (nommé ici résistance physique) peut aussi servir les intérêts supérieurs de la Nation. Et pour motiver les communes à participer à cet effort de propagande collective, on insiste sur les bénéfices que pourraient faire les commerces de la ville. Ainsi, les organisateurs peuvent décider de faire passer la course où ils le souhaitent. D'ailleurs cette circulaire ministérielle n° 73 de 1912, qui ne cite néanmoins pas 1 Archives municipales 2 Idem.
de Grenoble, 3 R 32.
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explicitement le Tour de France, devait demeurer en vigueur jusque dans les années 50.
II. Un public enthousiaste mais peu nombreux "D'un groupe de lecteurs de l'Ouest: "r..] A une époque où nous avons tous besoin d'exemples d'énergie, où le rendement individuel doit être porté au maximum, c'est une grande et noble leçon que donnent les coureurs du Tour de France" suivent cent signatures"!. Le public apprécie l'épreuve de L'Auto parce gu' elle diffuse les valeurs de l'énergie et du courage dans toute la France. D'ailleurs un Prix du courage est même institué en 1908 à l'initiative d'un fervent sportsman qui écrivit cette lettre à L'Auto: "Mon cher directeur, ma revue Sport Populaire serait heureuse de s'associer à la splendide et si utile manifestation du Tour de France. Voulez-vous accepter de sa part une somme de lOOF2 qui serait offerte avec une médaille vermeil de l'Education Physique sous le nom de "Prix du Courage" au coureur qui, ayant terminé le parcours, même sans être classé, se serait tout particulièrement distingué sous le rapport de l'énergie"3. A la Belle Epoque, le Tour de France s'inscrit déjà dans le mouvement de diffusion de la culture de masse, dans la mesure où il réussit à rassembler au bord de la route quasiment toutes les franges de la population. Par exemple, à Nancy, en 1910, la foule est décrite ainsi: "Toutes les classes sociales se confondent, dignes bourgeois arrachés tôt aux bras de Morphée, ouvriers accourus avant l'ouverture des ateliers, des bicyclistes en grand nombre résolus à escorter le glorieux peloton, des femmes dont les coiffes s'ébouriffent...,,4 Et en 1913: "Cette foule était composée des éléments les plus divers: sportsmen en casquettes, porteurs de longs manteaux caoutchoutés, ménagères du quartier, fantassins, artilleurs, "arpètes,,5 échappés des ateliers, facteurs du télégraphe, etc., etc...,,6 Et le Tour de France n'intéresse pas que le public populaire, même si les classes aisées commencent à bouder l'épreuve après 1910. Ainsi, en 1906, par exemple, l'épreuve fait étape à Nice: "On pouvait craindre une certaine indifférence dans cette ville qu'on représente volontiers comme conquise par des sports moins démocratiques que la bicyclette. Or la course a suscité partout un
1 L'Auto, 8 juillet 1906. 2 Soit environ 310 € actuels. 3 L'Auto, 12juillet 1906. 4 L'Est Républicain, 8 juillet 1910. 5 "Arpète", mot populaire pour désigner un jeune apprenti. 6 L'Est Républicain, 24 juillet 1913. 62
intérêt énorme"!. Nice réserve même un accueil très chaleureux aux Tours de France, puisqu'un concert est organisé en leur honneur au Grand Music Hall. Il est possible, à la lecture de la presse régionale, de distinguer plusieurs types de publics et une sensible évolution de la répartition de la foule. Aux premières années du Tour de France, ce sont surtout les cyclistes, ainsi que les rares motocyclistes et automobilistes qui viennent assister au passage de l'épreuve, et le suivre sur quelques kilomètres. Pour eux, le Tour de France est avant tout l'occasion de célébrer une fête du mouvement. A cette occasion, les possesseurs de véhicules individuels ressentent cette course cycliste comme une renaissance estivale de l'ancien esprit de caste, dans le sens où ils ont l'impression d'appartenir à une espèce nouvelle, celle du moteur et de la vitesse. Ils pensent que le Tour de France a été créé pour eux en priOlité. Nous pouvons les considérer comme le public "mécanisé" de l'épreuve. A côté de ce public mécanisé, riche et informé grâce à la lecture de la presse sportive, est rapidement venu s'ajouter un public de passionnés. Souvent, celui-ci enfourche aussi une bicyclette, et se joint au premier peloton des suiveurs: "De nombreux cyclistes s'étaient portés sur la route au devant du peloton de tête [...] Je figurais au nombre de ces derniers parce qu'il m'avait paru intéressant de suivre pendant quelques kilomètres les péripéties de la grande course qui depuis trois semaines passionne la France sportive,,2. Ensuite, vient le public des curieux, des badauds, celui qui reste stoïque sur le bord de la route. Il est plus nombreux dans les contrôles où il peut voir plus longtemps les géants de la route. Ce public admire sincèrement les coureurs cyclistes et la débauche d'énergie dont ils font preuve: "Les uns disent: ce sont des démons, d'autres les appellent les géants, des rois de la route, etc... etc... Quelqu'un me disait hier plus simplement: ce sont des" types" ! Je crois que c'est le vrai mot: ce sont des types!...,,3 Ainsi, il est possible de définir trois types de public à la Belle Epoque: le public aristocratique et bourgeois qui suit une partie des étapes, le public passionné aggloméré sur le bord de la route, tous deux formant le public sportif de l'épreuve. Et enfin le public des grandes fêtes populaires, comme à Longwy ou Roubaix par exemple, où le Tour de France n'est qu'un prétexte à une journée estivale festive. Il reste à s'attarder sur le public parisien, ville dans laquelle l'ambiance est très différente entre le départ et l'arrivée. En effet, les coureurs s'élancent au petit jour, et la foule parisienne est très peu présente. Un journaliste de Sporting, hebdomadaire créé en 1910, qui a assisté au 1 Victor Breyer, L'Auto, 13 juillet 1906. 2 L'Ouest Eclair, 27 juillet 1906. 3 L'Ouest Eclair, 29 juillet 1905. 63
départ en 1913 en rapporte ces impressions: "Une foule considérable, énorme, que l'on peut évaluer... à 2 000 personnes, stationne, stoïque et résignée sur la place de la Concorde depuis la heures du soir. La majorité de ces braves sportifs ne voit rien et continuera de ne rien voir, probablement. Seule la satisfaction d'affirmer qu'ils "y étaient" les retient, paisibles et somnolents, rivés à l'asphalte du trottoir. Demain, les confrères parleront de la cohue formidable qui se pressait aux abords du contrôle. On citera des chiffres et le premier moment d'enthousiasme passé, on reconnaîtra que l'on s'est trompé de plusieurs zéros. r..] Je suis déçu. Je m'attendais à un défilé avec fanfare, éclairage a giorno, et la meute des routiers s'enfonce simplement dans la nuit épaisse qui recouvre les ChampsElysées. Je m'en retrouve avec une impression de tristesse"l. A l'arrivée, le contraste est saisissant par rapport au départ: "Quel popolo, quel envahissement! Les arènes d'Auteuil ne sont plus assez vastes, les trains arrivent bondés, les tramways déversent des flots de spectateurs, c'est un beau jour pour la caisse du Parc. Le sourire de M. Goddet fait plaisir à voir"z. Et chaque année, le Parc des Princes accueille plus de 20.000 spectateurs pour l'alTivée du Tour de France. A Paris, comment se vit le Tour de France à la lecture des journaux? En fait, il semble bien qu'il perturbe la vie quotidienne, ou plutôt l'anime: "Comment se fait-il que, vers le mois d'août 1908, l'âme sereine de mon ami bureaucrate ait été troublée? C'était la sixième année du "Tour de France" [...] on en parlait dans toute la presse. Le jour de l'arrivée, ce fut même, pour les plus graves quotidiens politiques, une autre paire de manchettes. Un coureur nantais, que la légende voulait argentin, Petit-Breton, étonnait la France par des prodiges de vitesse et d'endurance. Mon ami acheta machinalement et suivit comme un feuilleton le journal qui relatait, jour par jour, ses performances. C'en était fini de son existence candide et linéaire de bureaucrate. Chaque année, désormais, mon ami suit le Tour r..] Qu'un rond de cuir ait bien voulu admettre par la pensée, selon la formule des mathématiciens, l'existence d'un Trousselier et d'un Petit-Breton, voilà qui peut modifier singulièrement le quatrième livre de notre géométrie sociale, celui de la vie dans l' espace,,3. A Paris, dans les bureaux, on rêve à la nouvelle vie musculaire qui se dessine sur les routes. A tous ces lecteurs du soir, savoir qu'il existe une nouvelle vie au grand air au dehors semble leur suffire... A l'étranger, le phénomène est sensiblement le même, comme par exemple lorsque Odile Defraye rentre au pays après sa victoire en 1912. Elle "souleva en Belgique un enthousiasme extraordinaire. Defraye et Baugé, son 1
F. Estèbe, Sporting, 2 juillet 1913.
Z Sporting, 23 juillet 1913. 3 G. Rozet, op. cit.
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manager [...] furent reçus dans toutes les villes d'une manière triomphale"l. En 1909, les Italiens créent le Tour d'Italie, annoncé par La Gazzetta dello Sport dès août 1908. Le Giro visite toutes les plus grandes villes italiennes de la péninsule: Naples, Rome, Florence, Bologne, TUlin, etc. Tous les plus grands champions du Tour de France s'engagent, mais les Italiens dominent la course, ce qui les rend plus ambitieux pour la "boucle française". Ainsi, la presse italienne commence à envoyer ses journalistes sur l'épreuve et à accorder des primes spéciales: "Le Corriere della Sera de Milan, nous avise qu'il tiendra à la disposition du premier coureur italien, un prix spécial de 1.000 F2". Et la passion déclenchée en Italie par le Tour de France gagne de nombreux tifosi: "Pour fêter Bertarelli, Canapari et Contesini, on annonce que de nombreux italiens seront au Parc des Princes. Quatre d'entre eux sont venus exprès de Milan à bicyclette afin de donner l'accolade à leurs braves compatriotes,,3. A combien peut-on évaluer les foules du Tour de France à la Belle Epoque? Il est impossible de se baser sur des sources fiables, aussi nous devons nous contenter de faire des estimations bien subjectives. Déjà, le public est peu nombreux au départ des étapes. Nous l'avons constaté à Paris, et le même phénomène est remarquable en province. Bien que par exemple, le départ de Brest en 1907 ait suscité selon la presse un "record d'affluence et d'enthousiasme", les chiffres donnés sont bien différents du commentaire général: "Départ à 00h15 devant plus de 5 000 bretons échelonnés sur les dix premiers kilomètres du parcours,,4, soit une densité de 500 personnes par kilomètre, et cela semble déjà énorme aux observateurs bretons. La plupart des départs d'étapes sont donnés de nuit. Peut-être que quelques centaines de personnes assistent à l'envol du peloton. Par contre, aux arrivées ou aux différents contrôles dans les grandes villes, le Tour de France concentre une assez forte population, disons de 2.000 à 5.000 personnes tout au plus, excepté dans les étapes du Nord et de l'Est, qui regroupent un minimum de 30.000 spectateurs tout le long du parcours, et pour l'arrivée parisienne, qui outre les 20.000 spectateurs du Parc des Princes, attire au minimum trois fois plus de spectateurs sur le parcours final. En comptant les 15 étapes, nous pouvons donner une estimation d'environ 500 000 à un million de spectateurs, dont seule une minorité possède une voiture mais où les cyclistes sont déjà nombreux. Ces chiffres attestent par ailleurs de la réalité de l'enthousiasme national décrit par la presse sportive, mais leur modestie traduit le caractère encore fragile du Tour de France. 1 L'Auto, 27 juillet 1913. 2 Soit environ 3 090 € actuels. 3 L'Auto, 13 juillet 1913. 4 Les Sports, 2 août 1907. 65
III. L'émergence
d'une aristocratie du muscle
Pour Henri Desgrange, tout ce qui peut développer sa grande croisade sportive est important. Ainsi, il n'hésite pas à remettre en question le règlement chaque année, afin que le Tour de France conserve son "aura" de course la plus endurante au monde. Il veut aussi que les cyclistes soient les plus dignes représentants de ce qu'il appelle "l'aristocratie du muscle", un argument qu'il ne manque pas de rappeler dans ses articles.
Les "Isolés" "Pittoresque petit peuple, issu de tous les métiers et de tous les coins du pays de France, chacun d'eux apporte dans cette épreuve comme une sorte de musée ethnique, et l'accent des particularités savoureuses de sa province"l. A partir de 1909, les cyclistes sont divisés en deux catégories, les "coureurs groupés" et les "coureurs isolés". Les premiers sont des champions confirmés et équipés par de puissantes maisons de cycles. Ces dernières payent tous les frais occasionnés en cours de route par leurs représentants (hôtel, ravitaillement, soin, matériel, etc...) A l'inverse, les "Isolés" ne bénéficient d'aucune aide particulière. Tout est à leurs frais. Aucune maison de cycles ne peut les équiper, ils ne peuvent loger dans les mêmes hôtels que les coureurs "groupés", et - pire encore - selon le règlement, ils ne peuvent se regrouper ensemble pendant la course; ils doivent accomplir seuls chacun des 5 000 km du parcours. Pourtant, ils sont très nombreux à se présenter au départ. Beaucoup pensent à la gloire qu'ils obtiendront dans leur ville, d'autres veulent simplement "en être". Avec la création de cette catégorie, le Tour de France s'ouvre à tous les cyclistes de bonne volonté, et tous ceux qui se sentaient l'âme assez vaillante pouvaient participer. Les "Isolés", à la différence des "groupés", ne sont pas des cyclistes professionnels. La plupart sont des mécaniciens, artisans, marchands de cycles ou employés qui cherchent par divers moyens à gagner un peu d'argent en cours de route pour continuer leur aventure. Pour les Isolés, il est bien difficile de parcourir le Tour de France en entier, à cause de raisons monétaires surtout. En effet, la plupart ne peuvent rallier Paris sans avoir recours à la charité publique, aussi, l'Isolé est heureux quand il arrive dans sa région car très souvent, de nombreuses souscriptions publiques sont ouvertes en sa faveur. Toutefois, une ombre noire a endeuillé le Tour de France 1910. L'isolé Adolphe Hélière, de Rennes, s'est senti très fatigué à l'arrivée de l'étape Grenoble-Nice. Comme beaucoup de coureurs de sa catégorie, il passe ses nuits sur les plages, et à Nice, il s'endort sur le premier 1 Le Cri de Paris, cité par L'Est Républicain, 66
Il juillet 1911.
littoral accueillant qu'il rencontre, sans même avoir la force d'avaler quelques nourritures pour récupérer. Au matin, il décide de se baigner. Victime d'une hydrocution, il décède quelques instants après, le 18 juillet. L'Auto n'a pas parlé de ce tragique événement... L'Auto maître du Tour Avec le Tour de France, les industriels du cycle et de l'automobile profitent de l'épreuve pour s'assurer une bonne publicité. A partir de 1905, démontrer la solidité d'une bicyclette devient l'une des principales attractions de l'épreuve, avec l'attribution d'un prix de 500 FI accordé au coureur qui a réussi à faire le Tour de France complet sans changer de machine. Et ce qui était une exception devient la règle: tous les concurrents du Tour 1908 et des suivants vont courir avec des machines poinçonnées. En outre, les coureurs doivent désormais réparer leur vélo eux-mêmes en cas de crevaison ou de bris de matériel. Mais sur le Tour de France, ce ne sont pas seulement les machines qui sont poinçonnées, les cyclistes le sont tout autant. Le terme exact est plutôt de dire que les concurrents sont "timbrés". En effet, en dehors des contrôles officiels, plusieurs contrôles secrets sont mis en place le long du parcours. Ici, les coureurs ne doivent pas signer une feuille, mais se faire apposer sur le poignet un petit timbrage violet, "comme celui qu'applique les bouchers sur les gigots qu'ils achètent aux abattoirs"Z (!), considéré comme un système anti-fraude efficace; celui qui se présente au contrôle suivant sans son petit timbrage est mis hors course sur le champ. Grâce à ce nouveau règlement et à la notoriété du Tour de France, en à peine dix ans, le nombre des constructeurs de cycles a doublé. Dans le même temps, le prix de revient d'une bicyclette a considérablement diminué. En 1893, la bicyclette "démocratique" était proposée à 185 F; en 1913, c'est la machine de compétition qui est à ce prix. En 1907, la France compte ainsi deux millions de bicyclettes, puis trois millions et demi en 1914. A la veille de la Première Guerre mondiale, le nombre des vélos a rejoint l'effectif des chevaux. La prophétie de Pierre Giffard est accomplie. En ce qui concerne le développement automobile, pendant la période 1904-1914, les industries du comte de Dion connaissent un fort développement, surtout grâce à la mise au point du moteur à quatre cylindres dans ses ateliers en 1904. Cependant, pour suivre les cyclistes, les organisateurs de L'Auto n'utilisent pas les automobiles De Dion-Bouton. En 1910, les organisateurs innovent en créant la "voiture-balai", une innovation néanmoins peu goûtée par les cyclistes: "à partir de demain, l'organisation disposera d'une seconde voiture destinée à I Soit environ 1 550 € actuels. 2 Sporting, 23 juillet 1913. 67
faire le balai, c'est-à-dire à surveiller les derniers"l. En 1912, ce sont plus de dix automobiles qui suivent officiellement le Tour de France, et parmi eux, les chronométreurs officiels et les représentants de la presse étrangère. Avec un parc estimé à plus de 100.000 véhicules, l'industrie automobile française est en 1914 la deuxième au monde. Involontairement, l'organisation du Tour de France va subir quelques changements en 1913. Le 4 juin 1913, alors qu'Alphonse Steinès reconnaît le parcours du Tour de France avec Georges Abran et M. Jouglet, le chauffeur de leur voiture Hispano-Suiza, tous trois sont victimes d'un accident de la circulation à Tremblois-Iès-Rocroi. Afin d'éviter une charrette tirée par quatre chevaux, leur automobile fait une embardée et les trois passagers sont éjectés du véhicule. On relève Alphonse Steinès avec une fracture du col de l'humérus, le nez cassé et de multiples contusions. Georges Abran souffre d'une fracture de la hanche et leur chauffeur de quelques côtes cassées. Transporté à l'hôpital de Charleville, Alphonse Steinès peut lire sa nécrologie dans les journaux! On a annoncé sa mort un peu trop rapidement... Steinès et Abran sont de retour à Paris un mois plus tard, alors que le Tour de France est parti depuis six jours2. Henri Desgrange les a remplacés par Charles Ravaud, journaliste à L'Auto et Lucien Cazalis, un chanteur d'opérette, ami personnel du "patron". A part la presse sportive, les informations sur le Tour de France ne sont que très peu développées dans les autres journaux. La grande presse parisienne se limite à un petit résumé et à l'annonce des résultats. La presse régionale propose quelques comptes rendus quand le Tour de France passe dans leurs grandes villes. Après 1911, le ton des commentaires de L'Auto change, surtout ceux de Henri Desgrange. Le 6 juillet 1912 voici ce qu'il écrit dans sa chronique: "La vérité se montre chaque jour plus évidente que le Tour de France est une magnifique croisade, qui a apporté sa grosse pierre dans l'oeuvre de régénération physique qui entraîne invinciblement notre France vers des destins meilleurs et plus dignes de notre race. [.oo] Vive la force; vivent les muscles; [.oo] vive tout ce qui rend fort, parce que, quand on est fort, on est bon, on est doux, on est joyeux et l'âme bien portante. Et le Tour de France est précisément une des plus intéressantes manifestations de la force de notre jeunesse". Les coureurs cyclistes sont toujours de rudes semeurs d'énergie, mais ils participent maintenant à la croisade de la régénération physique en France. Faire étalage de sa force est beaucoup plus dans l'air du temps que de défendre les valeurs industrielles. Le discours est beaucoup plus tendu, beaucoup plus tourné vers l'offensive, et des sentiments guerriers se font jour sous la plume de Henri Desgrange. 1 L'Auto, lOjuillet 1910. 2 Sur l'accident de Steinès, archives du musée des sports du Luxembourg. 68
Les valeurs industrielles de l'énergie, prônées en 1903, ont cédé la place à la propagande de la force. C'est la seule qui semble réellement compter en 1912. Le Tour de France devient une tribune, un poste avancé, non plus physique, puisque l'épreuve ne passe plus en Allemagne, mais moral pour montrer l'exemple à toute la jeunesse française.
IV. La marche vers la guerre: le Tour 1914 Le 28 juin 1914, le Tour de France quitte Saint Cloud à 3 heures du matin. Quelques heures plus tard, l'archiduc François Ferdinand, héritier de l'empire d'Autriche-Hongrie est assassiné à Sarajevo. Cependant, l'épreuve de L'Auto n'est pas perturbée par cet événement. Le 30 juin, le Tour de France fait étape à Cherbourg, où Jean Jaurès, le président de la S.F.I.O., est aussi de passage. François Faber, avec toute l'équipe Peugeot, loge dans le même hôtel que lui. Aussi, lorsque le "Géant de Colombes", peu au fait de la politique française, sort de la douche revêtu de son simple costume d'Adam, il se heurte à Jaurès. Celui-ci rit beaucoup en découvrant une scène aussi cocasse et finit par dire "Monsieur, vous pourriez passer un peignoir". Mais Faber est vexé: "Si vous me prêtiez votre barbe, je serais moins nu!" Réponse de Jaurès: "Alors je l'échange contre votre bicyclette et je termine le Tour de France à votre place!". Faber ignorait alors à qui il parlait, mais il finit par trouver Jean Jaurès très drôle... Faber ne remporte pas ce Tour de France; c'est le Belge Philippe Thys qui rejoint Paris en vainqueur le 26 juillet. L'épreuve s'est déroulée comme à son accoutumée, sans se soucier des divers événements internationaux. En effet, la situation internationale s'est beaucoup dégradée. L'Empire austro-hongrois cherche à régler définitivement le problème serbe, alors que l'influence russe est importante dans les Balkans. Jean Jaurès est rentré à Paris pour participer au congrès du parti socialiste le 16 juillet. Sentant la tension monter d'un cran, il préconise une grève générale contre la guerre. Le 23 juillet, l'Autriche envoie un ultimatum à la Serbie. Celle-ci accepte toutes les conditions, sauf une: la participation des policiers autrichiens à une enquête en territoire serbe. Ainsi, le 28 juillet, la crise, que le monde entier croyait diplomatique, débouche sur une déclaration de guerre de l'Autriche-Hongrie à la Serbie. Et le 31 juillet, alors que selon le jeu des alliances, l'Allemagne lance un ultimatum à la France et à la Russie, Jean Jaurès est assassiné à Paris, victime d'un nationaliste fanatique. "L'amusant petit barbu" de Faber ne voit pas la France, le lendemain, lancer l'ordre de mobilisation générale. Le 2 août, le Luxembourg est envahi par les Prussiens. Le 3 août, l'Allemagne déclare la guerre à la France. Et les coureurs cyclistes auront à peine le temps de regagner leurs foyers avant de partir sur le front...
69
v. Le "Grand Match" Le 3 août, Henri Desgrange laisse libre cours à ses opmlOns et propose à tous les sportifs français un éditorial sanglant intitulé "Le Grand Match": "Mes p'tits gars, mes p'tits gars chéris! Mes p'tits gars français! Ecoutez-moi! Depuis quatorze ans que L'Auto paraît tous les jours, il ne vous a jamais été de mauvais conseil, hein? Alors! Ecoutez-moi! Les prussiens sont des salauds roo] Il faut que vous les "ayez", ces salauds là! C'est un gros match que vous avez à disputer: faites usage de tout votre répertoire français r..] Mais méfiez-vous! Quand votre crosse sera sur leur poitrine, ils vous demanderont pardon. Ne vous laissez pas faire. Enfoncez sans pitié! Il faut en finir avec ces imbéciles malfaisants, qui depuis quarante-quatre ans, vous empêchent de vivre, de respirer, d'aimer et d'être heureux... Ah! Le grand soupir que va pousser l'humanité, mes p'tits gars, si vous êtes victorieux". Le "Grand Match" pouvait commencer. "La vie sportive continue" voudrait pouvoir dire L'Auto à ses lecteurs, aussi ses journalistes n'hésitent pas à donner des nouvelles de tous les sportifs engagés dans le conflit, et notamment des coureurs cyclistes. Dès le 4 août, le public est ainsi averti de leurs affectations. Louis Trousselier a rejoint le 17ème chasseurs à pied, à Brienne-Ie- Chateau, Eugène Christophe, le 119ème de ligne à Lisieux, Lucien Petit-Breton, de son vrai nom Lucien Mazan, est agent vélocipédique de la deuxième section d'état major, affecté à la caserne de l'école militaire de Paris, et Henri Alavoine a rejoint le 23ème dragon à Valenciennes. Ce dernier fait parvenir une lettre à L'Auto: "Je viens vous faire part de mon prochain départ pour la campagne sur les terres de Guillaume et pour prendre part au "grand match ". J'espère revenir par le même train que l'ami Christophe qui nous a donné rendezvous pour le retour, aux frais de Guillaume"l. Mais contrairement au haut moral qui semble régner dans le milieu sportif, les Français sont entrés en guerre résignés et indignés. Ils espèrent néanmoins une guerre courte avec une victoire facile. Aussi sont-ils prêts à s'engager. Dans le même temps, de nombreux étrangers souhaitent participer au combat et s'enrôler au plus vite dans l'armée française. Pour sa part, François Faber s'adresse à L'Auto et à Henri Desgrange pour accélérer son enrôlement: "Mon très cher directeur, tout d'abord, permettez-moi de vous féliciter pour votre article paru ce matin, "le grand match". Ah, Monsieur Desgrange, vous ne pouvez vous figurer comme tout ce que vous dites nous va droit au coeur r.,] Combien je regrette d'être Luxembourgeois alors que je suis bien Français de coeur. [...]Je viens du bureau de recrutement pour m'engager mais il faut attendre! Ne pourriez-vous pas ouvrir une liste pour tous les coureurs cyclistes restés roo]
1
L'Auto,
12 août 1914. 70
en non-activité ou étant des classes futures, pour former un bataillon cycliste, soit pour porter les dépêches aux avant-postes ou pour tout autre chose. Nous sommes tous en général assez roublards et notre cerveau se prête à mille combinaisons r..] Voyez si vous pouvez faire quelque chose pour nous"l. Mais quelques jours plus tard, après que les bureaux de mobilisations aient répertorié tous les Français, François Faber peut s'engager dans la Légion Etrangère. En août 1914, l'armée française prend Mulhouse, une offensive sans lendemain. Le 14 août, Octave Lapize, réformé du service militaire pour cause de surdité à une oreille, s'engage à son tour, et est affecté au 19ème escadron du train, service automobile, à l'état major du maréchal Foch. Alphonse Steinès est choisi pour être le secrétaire général du corps des V olontaires Cyclistes de l'Union Vélocipédique Française, qui est mis à la disposition du général Gallieni, gouverneur militaire de Paris, pour assurer la liaison entre tous les postes de gardes des voies de communication du camp retranché de Paris2. Pendant ce temps, les troupes allemandes avancent rapidement et sont aux portes de Paris à la fin du mois. Les Français perdent alors rapidement confiance. Leur moral est fragile; ils sont même en plein désarroi. Mais la Bataille de la Marne, du 5 au 10 septembre, permet aux troupes du général Joffre de stopper l'avancée allemande et d'entreprendre une guerre de mouvement, en voulant contourner les troupes prussiennes par le nord. Cependant les stratèges allemands emploient le même plan de bataille, si bien qu'en novembre, le front s'est stabilisé de la Mer du Nord à la frontière suisse. Les pertes humaines sont déjà énormes et la guerre des tranchées ne fait que commencer. Dès les premiers mois du conflit, de fausses rumeurs parviennent à L'Auto: de nombreux champions cyclistes seraient morts pendant la guelTe de mouvement. Aussi le journal décide-t-il d'informer dès qu'il le peut le public sur les déplacements des coureurs cyclistes. "Philippe Thys, qui a réussi à s'évader de Bruxelles, est parti à Paris chez son cousin. r..] Lucien Petit-Breton est à Paris et conduit une voiture automobile pour le service de l'intendance. Jean Alavoine est mécanicien automobiliste à la première division
de cavalerie
r..]
Eugène
Christophe
est à Noisy
le Sec où il est
employé très utilement à la mise au point des bicyclettes destinées à l'armée,,3. De son côté, Henri Desgrange songe toujours à organiser un Tour de France en 1915, même s'il n'y croit plus vraiment. Il veut surtout rester optimiste et publie ce petit article le 10 novembre: "Le prochain Tour de France, les grandes lignes du nouveau règlement [...] Il faut se secouer un 1 L'Auto, 5 août 1914. 2 Sur ce point, archives du musée des sports du Luxembourg. 3 L'Auto, 5 et 7 novembre 1914. 71
peu pour échapper à l'obsession de la guerre, pour n 'y plus penser pendant les minutes seulement où il faut penser à autre chose"... Pour Noë11914, dans la rubrique Nouvelles des nôtres, L'Auto offre aux sportsmen des lettres des champions cyclistes. Toutes sont émouvantes, pleines d'espoir et de futurs projets. Tout d'abord, de Jules Quinard: "Je suis conducteur d'automobiles [.oo] On a de la paille pour dormir, mais quand on a fait Paris-Brest et le Tour de France, on n'est pas à plaindre". D'Octave Lapize ensuite: "L'autre jour, j'ai eu le plaisir de rencontrer mon vieux copain Jean Alavoine, et nous avons passé quelques instants ensemble. Vous avouerais-je que nous avions la larme à l'oeil. Nous avons parlé des courses, du Tour de France, de L'Auto, de tous nos amis qui, comme nous, sont engagés dans l'infernale aventure provoquée par l'Allemagne. Ah! Le Tour de France! Que c'est déjà loin. Je pense que vous avez songé à le faire passer par Mulhouse, Colmar, Strasbourg, Thionville et Metz. Je suis précisément en ce moment dans une ville du Nord de la France où passe ordinairement la grande épreuve. Inutile de vous dire que je suis accueilli avec empressement chez les sportifs qui y sont demeurés"l. Le conflit s'enlise. Entre 1915 et 1916, les Français n'arrivent pas à percer les défenses allemandes. Les positions, prises un jour, sont à nouveau perdues le lendemain. En 1916, la bataille de Verdun coûte la vie à 500 000 soldats. A l'arrière, la vie s'organise. L'usine du comte de Dion fabrique désormais fusils, obus, autos-mitrailleuses, véhicules sanitaires et ambulances. Le sport reprend quelques droits à partir de 1916, et des réunions sur piste sont à nouveau organisées. En Italie, Milan-San Remo et le Tour de Lombardie se déroulent chaque année (sauf en 1916). Cependant, nombre de courageux soldats ne pourront plus participer à ces épreuves. Si la plupart des champions officient comme chauffeurs ou appartiennent à des bataillons cyclistes, d'autres, plus anonymes, se retrouvent en première ligne. C'est le cas du modeste routier niçois Adrien Alpini, devenu adjudant au combat, puis décoré de la médaille militaire. "Savez-vous que je viens de recevoir la médaille militaire des mains même du général de division Compagnon, il m'a embrassé et j'ai été invité à déjeuner avec le général et tous les officiers du bataillon. Il aurait fallu que vous voyiez les hommes, mes camarades; ils étaient contents, ils m'ont applaudi et acclamé. Cela m'a fait penser à mon arrivée à Nice, venant de Paris, après avoir terminé le Tour de France,,2. Malheureusement les nouvelles suivantes qui parviennent à L'Auto sont beaucoup moins bonnes. Ainsi, celle du 19 mai 1915: "François Faber serait tué". Faber a été tué le 9 mai, à la première attaque de la Seconde bataille d'Artois. Une balle l'a 1 L'Auto, 24 décembre 1914. 2 L'Auto, 14 avri11915. 72
fauché pendant l'assaut, après lOh du matin. Peu de choses pouvaient alors consoler Mme Faber, si ce n'est peut-être que les Allemands venaient de subir une lourde défaite selon les lettres reçues du front: "Nous avons le dessus. A l'heure où je vous écris, 1.300 prisonniers passent devant nous et... nous continuons. Nous ne nous arrêterons pas... Les Boches doivent avoir perdu au moins 25 000 hommes... ils avaient fait des forteresses de leurs tranchées. Nous avons trouvé des refuges qui avaient huit mètres de profondeur. Tout était miné. Malgré cela nous avons avancé"l. Lucien PetitBreton est lui aussi souvent sur le front. Le 14 février 1915, il est affecté à l'état major comme automobiliste. Il conduit en première ligne Abel Ferry, le sous-secrétaire d'Etat aux Affaires Etrangères, mais aussi député des V osges, dont il est le chauffeur attitré. De son côté, Octave Lapize rejoint l'aviation en septembre 1915 et devient sergent instructeur pendant un an. En 1916, Alphonse Steinès fonde l'Oeuvre des soldats luxembourgeois engagés volontaires au service de la France. Président de l'association, il lève un corps de volontaires de 3 000 hommes2. Au 10, rue du Faubourg Montmartre, Henri Desgrange ne supporte plus de rester enfermé dans son bureau. A 52 ans, il s'engage volontairement le 18 avril 1917 et rejoint le 29ème régiment d'infanterie à Autun. Cependant, depuis la ligne de front, Desgrange continue de rédiger des articles et des éditoriaux pour L'Auto, qu'il signe du pseudonyme "Henri Desgrenier". L'espoir renaît un peu quand les Etats-Unis entrent en guerre le 2 avril 1917 aux côtés de l'Entente, et envoient deux millions de soldats. Pendant ce temps, les usines françaises et anglaises se sont lancées massivement dans la construction de chars d'assaut. Mais sur le front, la situation est toujours aussi difficile. Le conflit est enlisé. Au mois de mai, Octave Lapize, jugeant son expérience dans l'aviation suffisante, souhaite désormais rejoindre le lieu des affrontements. Après une formation de combat, il rejoint la N 90 à Toul. Et puis, quelques semaines plus tard: "Lapize vient comme tant d'autres champions, de trouver simplement, héroïquement, la plus belle des morts, et il est tombé comme seulement il pouvait tomber, assailli à 4 000 m par un odieux vol de corbeaux boches f...] Une balle dans la tête et Lapize n'était plus"3. Octave Lapize a été abattu au-dessus de Verdun, le 14 juillet. Le discours prononcé à son enterrement à Toul, le 17 juillet, par son supérieur, le lieutenant Weiss, illustre bien toute la tragédie et le patriotisme qui entoure tout le conflit. Dans un certain sens, il évoque aussi toute la folie d'une époque, d'un Tour de France transformé en chemin de ronde, intégré dans l'arsenal de la 1 Lettre du coureur cycliste Miquel, L'Auto, 19 mai 1915. 2 Sur ce point, archives du musée des sports du Luxembourg. 3 L'Auto, 16juillet 1917.
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Revanche, et qui devait un jour aboutir à cette issue fatale: "L'escadrille N 90 vient de perdre l'un de ses pilotes les plus braves, celui dont le nom seul, populaire dans tous nos souvenirs, était évocateur de performances et de victoires. Lapize est tombé dans un combat d'une âpreté sans pareille, après avoir tiré toutes ses cartouches, après avoir lutté jusqu'au bout, avec cette opiniâtreté et ce courage qui était chez lui des qualités si familières et si naturelles, enveloppées de tant de modestie et de simplicité [...] Pilote d'une virtuosité magnifique qui en faisait l'égal pour l'avenir de nos plus grands chasseurs, Lapize avait juré de donner à ses couleurs de champion un renouveau de gloire [...] Nous pleurons ce brillant pilote qui était aussi un coeur d'or, et nous savons que, dans le plus petit village de France, parmi ceux qui se souviennent d'avoir vu Lapize dans un tourbillon de poussière, il y aura des amis, des admirateurs inconnus, pour s'associer à notre poignant regret... Adieu, mon cher Lapize, dormez en paix, tout près de votre champ d'aviation. Nous veillerons sur vous, nous vous protégerons de nos ailes, et vos camarades ne vous oublieront jamais.,,1 La mort de Lapize a beaucoup affecté ses camarades, comme le prouve cette lettre d'un groupe de trente mécaniciens d'escadrille: "Quelle consternation! Nous avons tous dit à nos pilotes qui partaient en chasse de venger le pauvre Lapize. A eux aussi cette perte avait donné plus de vigueur et il y a eu au tableau trois boches dans les environs,,2.Cet abominable massacre allait bientôt cesser, mais la mort allait encore emporter Lucien Petit-Breton; un banal accident automobile survenu à l'arrière du front, le 20 décembre 1917, alors qu'il assurait les liaisons postales... A vec le renfort des troupes américaines et l'arrivée des chars d'assaut, le combat changea de camp. Les Allemands doivent signer l'Armistice à Rethondes, le 11 novembre 1918. Et quelques jours plus tard, L'Auto lance lui aussi son hymne à la victoire: "A Strasbourg!!! [...] Il ne s'agit donc pas de presser nos vaillantes armées à la conquête de la capitale de l'Alsace [...] Mais il s'agit seulement de pousser vers la vieille ville alsacienne, toutes nos cohortes sportives, en vue d'une démonstration [...] Le prochain Tour de France, le 13ème du nom, va se disputer l'an prochain, en juin-juillet, avec cela va s'en dire, une étape à Strasbourg,,3. Et dès le 20 novembre, L'Auto publie déjà le nouvel itinéraire...
1
Discours cité in Jean Bobet, Lapize, celui-là était un as, Paris, La Table Ronde,
2003, p.2lO. 2 L'Auto, 22juillet 1917. 3 L'Auto, 18 novembre 1918. 74
Conclusion de la première partie De 1905 à 1914, le Tour de France semble vouloir reculer toujours plus loin ses frontières géographiques. Selon la volonté de ses organisateurs, il doit délimiter tout l'espace français. Il faut prouver que la France est un grand pays; qu'il faut 5 000 km pour en faire le tour. Avec l'épreuve de L'Auto, la France devient une réalité géographique concrète, visitée et unifiée chaque année. L'autre aspect le plus remarquable de la période est de vouloir déplacer la France aux frontières. Le Tour de France invente ainsi un nouvel espace géographique stratégique. Avant 1914, tous savent que c'est aux frontières que le destin de la France va se jouer, et l'épreuve, en esquissant le dessin d'un chemin de ronde, regarde résolument vers l'avenir. S'appuyant sur une économie française en pleine expansion, le Tour de France devient un lieu de démonstration des nouvelles énergies, une sorte de petite exposition universelle en marche, qui prouve chaque année l'amélioration de la bicyclette, de l'automobile, et des nouvelles techniques de presse. Découvrir les limites du physique et de la volonté humaine demeure l'un des autres attraits principaux de la grande épreuve sportive. Mais celle-ci touche déjà, en moins de dix ans, à la démesure et l'opinion sportive finit elle aussi par s'en inquiéter: "L'épreuve est en effet très dure, trop dure même disent certains, et nombreux sont ceux qui prétendent qu'en allongeant chaque année le parcours, qu'en multipliant chaque fois les d~fficultés, qu'en demandant toujours aux coureurs un effort de plus en plus grand, on a dépassé le but!") Certes, le but a été amplement dépassé depuis 1911 et les limites de la résistance humaine largement surpassées. Cependant, en intégrant peu à peu l'arsenal de la "Revanche", le Tour de France poursuit aussi sans doute d'autres buts que celui de repousser les limites de l'énergie humaine. Et les organisateurs de L'Auto, soutenus par l'Etat, semblent y être parvenus lorsqu'en 1913, certains observateurs n'hésitent plus à écrire à propos de l'effort des cyclistes: "Jamais nous n'avons mieux compris la vérité de l'adage latin "Mens agitat molem" qu'un de nos classiques traduisit: "Une âme guerrière est maîtresse du corps qui l'anime"z. Incontestablement, à sa manière, le Tour de France cycliste a préparé à la guerre. ) Z
Sporting, 2 août 1911. L'Est Républicain, 24 juillet 1913. 75
Le Tour de France, bien qu'épreuve sportive, a d'abord été créé par des romantiques attardés dans le but de faire rêver les foules. Géo Lefèvre et Alphonse Steinès sont des utopistes, portés par les idées de gigantisme de leur temps, et dont les rêves d'un Tour de France inhumain et quasi mythologique sont tempérés par le pragmatisme de Henri Desgrange, qui se laisse finalement lui aussi emporter par la légende créée autour de l'épreuve. Ces romantiques ont créé un Tour de France, certes vécu et couru par une centaine de cyclistes chaque année, mais surtout et en grande majorité rêvé par le public, qui imagine toutes les péripéties de la course en lisant L'Auto. Avec le Tour de France, les villes et les campagnes, sont subitement éveillées au XXème siècle, à sa course contre le temps, à son désir d'aller toujours plus vite, d'être sans cesse plus performant, à sa lutte de réveiller toutes les énergies endormies. Mais plus que cela, pour tout le public de la Belle Epoque, le Tour de France est une ode au mouvement. Bien que toutes les usines ferment et que toutes les activités s'arrêtent pour voir passer les cyclistes, avec le Tour de France, le XXème siècle célèbre la motricité mécanique individuelle. Le Tour de France s'impose plus durablement que les courses automobiles car le public s'intéresse plus à l'effort qu'à la vitesse; les performances humaines l'intéressent plus que les performances mécaniques. Après 1918, la Revanche étant accomplie, un nouvel état d'esprit va présider aux destinées des nouveaux Tours de France.
76
Deuxième partie
La France au sommet 1919-1944 L' entre-deux-guerres
est
une
période
encore
bouleversée
politiquement et économiquement. L'Europe panse ses plaies de la Première Guerre mondiale et rend de nombreux hommages à ses victimes. Cependant, la société ne pense qu'à oublier le conflit et à reprendre une activité normale. Les années 20 sont ainsi dénommées les "années folles", des années où l'activité économique redémarre, où la production industrielle connaît un fantastique bond en avant (+ 50%), où les routes françaises se couvrent peu à peu d'automobiles, mais où la bicyclette, continue de conquérir les populations (avec 7 millions de bicyclettes taxées en 1929). Dans les années 20 et 30, la société française est en pleine mutation. Ainsi, les sociétés paysannes reculent et l'urbanisation se poursuit, et, en 1931, pour la première fois, la population urbaine dépasse la population rurale. En outre, la culture de masse continue de se répandre activement, fondée, à partir des années 30, sur la place croissante que prennent l'image et le son dans la vie quotidienne. Le cinéma se développe et devient parlant; la presse écrite propose une information nouvelle, solidement assise sur le reportage photographique; le phonographe pénètre la plupart des foyers français, tout comme la radiodiffusion, une des innovations majeures de l'entre-deuxguerres. Désormais, tous les sens de la société française sont maintenus en éveil, et les Français sont à l'écoute. Dans l'émergence de cette nouvelle société, le sport se développe auprès du public et des médias, parce qu'il pennet aussi de focaliser et de canaliser l'attention des masses, et de les détourner des problèmes politiques et quotidiens. Le développement des records, des Jeux Olympiques, l'émergence d'une nouvelle discipline en France, telle que le football, apportent de nouvelles distractions aux foules. Cependant, en France, de 1919 à 1939, la discipline reine reste le cyclisme. En effet, la bicyclette touche désormais toutes les couches de la population, et grâce à la T.S.F., les exploits des champions cyclistes sont désormais beaucoup mieux connus et suivis. Le Tour de France va ainsi tenir une place très importante dans la société française de l' entre-deux-guerres. Si, dans les années 20, l'épreuve de L'Auto avance encore à tâtons pour mobiliser son public, les années 30
vont marquer un tournant grâce à la création des équipes nationales et de la caravane publicitaire. En effet, depuis 1919, Henri Desgrange ne cherche à poursuivre qu'un seul but: "Le Tour de France est resté le Tour de France, c'est-à-dire la plus formidable et la plus passionnante des épreuves qui soit! Il n 'y a plus qu'à s'efforcer de lui conserver tout son remarquable prestige, toute son immense popularité!,,1 Les équipes nationales vont ainsi provoquer un regain d'intérêt pour l'épreuve en jouant sur les sentiments patriotiques des Français et des autres nations européennes participant à l'épreuve. Et la caravane publicitaire va transformer une épreuve sportive en un véritable spectacle ambulant. Le succès de cette nouvelle formule va être immédiat, avec les "Cinq Glorieuses", les cinq victoires françaises consécutives de 1930 à 1934. Tout l'intérêt de la France en juillet va alors se focaliser sur le Tour de France, relayé par la montée en puissance des mass-médias. Grâce au sport et au Tour de France, la France des années 30 peut encore se croire au sommet. Comment une épreuve sportive peut-elle à ce point s'imposer dans la société française et connaître une telle réussite? Comment l'épreuve de L'Auto réussit-elle à changer son image des années 20, où les champions cyclistes sont considérés comme des "Forçats de la route", en une réussite complète dans les années 30?
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L'Auto, 28juillet
1919. 78
Chapitre
V
"Les forçats de la route" 1919-1928 "Vous n'avez pas idée de ce qu'est le Tour de France [...]; c'est un calvaire. Et encore, le chemin de croix n'avait que quatorze stations, tandis que le nôtre en compte quinze" Henri Pélissier, Le Petit Parisien, 28 juin 1924.
L'expression "forçats de la route" est devenue très populaire dans les années 1920 sous la plume d'Albert Londres. Le grand reporter suit en effet le Tour de France en 1924 pour le compte du journal Le Petit Parisien, le plus fort tirage de l'époque avec un million d'exemplaires. Albert Londres revient juste de Cayenne où il a effectué un reportage sur le bagne qui a beaucoup remué l'opinion publique. Au fil de ses articles, il va mettre en lumière des aspects du Tour de France jusque là inconnus du grand public, en même temps qu'il développe toute une nouvelle légende autour des coureurs cyclistes. Comment ses articles ont-ils réussi à mobiliser l'opinion publique? Reflètent-ils réellement les conditions de course des années 20?
I. 1919, le maillot jaune émerge des ruines "A Strasbourg IIl'' Le cri de la victoire écrit par Henri Desgrange en novembre 1918 ne peut faire oublier que la Première Guerre mondiale a été le conflit le plus meurtrier de l'histoire de l'humanité, avec 9 millions de morts et 17 millions de blessés. En France, sur 8,3 millions de mobilisés, 1,4 millions sont décédés, 3 millions sont blessés, 130000 mutilés. Tout le nord de l'Europe n'est plus qu'un vaste champ de ruines. En 1919, la société et l'économie française sont désorganisées. Les industries du cycle et de l'automobile, reconverties en industries de guerre pour la fabrication d'armes ne sont pas encore retournées à leurs productions d'origine. Tout est rationné. En outre, la mobilisation des coureurs cyclistes pour le Tour de
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France est difficile, par manque de matériel surtout, et beaucoup sont encore retenus dans leurs garnisons. Néanmoins, Henri Desgrange ne veut pas renoncer: "Même s'il doit se terminer avec un seul coureur devant ma porte, le Tour se fera". Avec son épreuve, le rédacteur en chef de L'Auto veut donner aux Français l'impression que la guerre est réellement terminée. Les premières étapes sont très difficiles: 28 coureurs abandonnent sur la route du Havre, 15 vers Cherbourg, encore trois vers Brest et au pied des Pyrénées, il ne reste plus que 16 concurrents en course! Pendant le conflit, les routes ont été à peine entretenues, de nombreux silex jonchent le sol et les boyaux percent en grande quantité. Nombre de coureurs sont ainsi contraints à l'abandon par manque de matériel. Les principales denrées alimentaires font défaut dans la plupart des villes étapes et le logement s'improvise au jour le jour. Le héros de ce Tour 1919, ou du moins celui qui est reconnu comme tel par la foule, est Eugène Christophe, le "Vieux Gaulois", dont tout le monde se rappelle encore sa mésaventure à Sainte-Marie-de-Campan survenue dans le Tour 1913. Aux Sables d' Olonne, il s'empare de la première place du classement général. A l'arrivée, il est littéralement porté en triomphe par le public. En voyant cette scène, un véritable déclic se produit parmi les suiveurs. Certains estiment qu'Alphonse Baugé, directeur sportif avant guerre des équipes Alcyon et Peugeot et nouveau venu dans l'organisation, a suggéré à Henri Desgrange de vouloir faire porter à Chlistophe, dit "Cri-cri" par les foules, un maillot d'une autre couleur que celui de La Sportive, qui était d'un gris uni et qui possédait encore quatorze de ses coureurs en course sur les dix-huit restants. Baugé aurait suggéré un maillot d'une couleur jaune, qui était sa couleur fétiche. Henri Desgrange accepta cette suggestion et opta pour le maillot jaune, la couleur emblématique du journal L'Auto. Dès le lendemain, il commande à une fabrique textile du Nord dix maillots de tailles différentes d'une couleur jaune uni. L'annonce officielle de l'événement apparaît dans L'Auto du 10 juillet: "Pour reconnaître le leaderune heureuse idée de notre rédacteur en chef! Afin de permettre aux sportsmen de reconnaître du premier coup d'oeil dans le peloton des Tours de France le leader de notre grande randonnée, notre rédacteur en chef, Henri Desgrange, vient de décider qu'à l'avenir le routier figurant à la première place du classement général sera porteur d'un maillot spécial". Eugène Christophe est toujours leader depuis les Sables d'Glonne, aussi, c'est au départ de l'étape Grenoble-Genève que Hemi Desgrange lui remet un maillot jaune, le 19 juillet. Cependant, Christophe n'est pas heureux en enfilant sa nouvelle tunique car cette couleur, le jaune, est alors réputée pour être celle des traîtres, des maris trompés, des briseurs de grèves. Mais rapidement, les valeurs vont s'inverser, et la couleur jaune va désormais être un symbole de victoire et de lumière solaire, et susciter de nombreuses convoitises sportives.
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Le 21 juillet, le peloton du Tour de France arrive en Alsace. Entre Strasbourg et Metz, le long du parcours, les fanfares entament La Marseillaise. L'accueil des Alsaciens est très chaleureux, de même que celui des soldats restés mobilisés qui se cotisent pour offrir des primes aux cyclistes. L'Auto a ainsi reçu cette lettre: "Nous sommes heureux de vous adresser ci-inclus un mandat de 26F 251 provenant d'une souscription faite entre les poilus de la C.H.R. du 46ème régiment d'infanterie. Cette modique somme sera attribuée comme prix au cycliste qui se classera premier de la catégorie B,,2. L'étape Metz-Dunkerque a été fatale à Eugène Christophe. A la sortie de Valenciennes, il brise à nouveau sa fourche et perd encore 70 minutes pour la réparer, soit tous ses espoirs de gagner le Tour de France. Le Belge Firmin Lambot, dont Jean Alavoine disait qu'il pratiquait une course d'attente telle qu'il "ramassait les morts", passe à l'attaque en voyant les déboires de l'infortuné Christophe et lui ravit le Maillot jaune. Ainsi, le Tour de France 1919, parti avec 69 coureurs, réussit à rallier Paris avec Il "rescapés", ce qui fait dire à Henri Desgrange, avec orgueil: "J'ai ramené mes onze "poilus": je peux dire que ce sont de fiers lapins!,,3 Mais en 1919, la gloire ne paye pas. Sur ce Tour de France, les primes de Firmin Lambot s'élèvent à 6 675 F, alors que Nempon, le dernier du classement général touche seulement 375 F5, soit moins d'un mois de salaire d'un ouvrier.
II. Le "bagne cycliste" d'Albert Londres Albert Londres, en 1924, est reporter pour le Petit Parisien depuis quelques années déjà. Il a publié de nombreux articles à sensation qui ont remué l'opinion publique, avec des enquêtes sur les criminels, les fous, la traite des blanches et le bagne de Cayenne. Et dès les premiers jours du Tour 1924, Albert Londres, 40 ans, faciès tourmenté, barbichette taillée "à la mousquetaire", cheveux longs, est immédiatement surnommé Raspoutine par les autres suiveurs. Ses analyses sur le Tour de France vont révéler à l'égal des précédents, un sens du dramatique, du poignant, de l'inénarrable et sous sa plume, l'épreuve de L'Auto va acquérir une nouvelle dimension. Londres se prend ainsi rapidement de pitié pour les coureurs cyclistes. Dans les Pyrénées, il les considère comme des espèces de martyrs de l'ère moderne, et dans les Alpes, il semble prendre conscience que les cyclistes subissent une situation sans espoir d'amélioration. "Quand ils gravissaient [les cols}, 1
Soit environ 28 € actuels.
2 L'Auto, 16 juin 1919. 3 L'Auto, 29 juillet 1919. 4 Soit environ 7 060 € actuels. 5 Soit environ 395 € actuels. 81
ils ne semblaient plus appuyer sur les pédales, mais déraciner de gros arbres. Ils tiraient de toutes leurs forces quelque chose d'invisible, caché au fond du sol, mais la chose ne venait jamais [.oo] Quand leurs regards rencontraient le mien, cela me rappelait ceux d'un chien que j'avais et qui, avant de mourir, en appelait à moi de sa peine profonde d'être obligé de quitter la terre. Puis ils baissaient de nouveaux les yeux et s'en allaient courbés sur leur guidon, fixant la route comme pour chercher à savoir si les gouttes d'eau qu'ils semaient étaient de la sueur ou des larmes"!. Sur ce Tour 1924, Albert Londres erre à la recherche d'humanité. Il cherche surtout à sensibiliser l'opinion publique sur les coureurs cyclistes, qui ont visiblement choisi la souffrance physique comme mode d'existence. Cela le frappe et le fascine réellement. Pendant tout le Tour de France 1924, Albert Londres base ses impressions sur un entretien qu'il a eu avec Henri Pélissier, le vainqueur de l'édition 1923. Son article va connaître un énorme retentissement et largement dépasser les sphères sportives.
Henri Pélissier contre Henri Desgrange A partir de 1924, les glOlieux "géants de la route" deviennent les "forçats de la route", une expression à connotation bien plus péjorative, et qui cache surtout un réel différent entre Henri Pélissier et Henri Desgrange, Henri Pélissier n'hésitant pas à prendre l'opinion publique à témoin de la sévérité du règlement du Tour de France. En effet, les frères Pélissier, Henri et Francis, ont participé au Tour de France dès 1914 où Henri s'était classé deuxième. Avec Eugène Christophe, ces deux athlètes sont les champions cyclistes les plus connus par le public de l'après-guerre. En 1923, la firme Automata souhaite développer sa publicité et enfin gagner le Tour de France. A cette fin, elle embauche les frères Pélissier, mais aussi quelques coureurs italiens. Tenue informée, La Gazzetta della Sport lance une souscription publique en faveur d'Ottavio Bottecchia, cinquième du dernier Giro. Benito Mussolini, le chef du gouvernement italien depuis octobre 1922, s'insclit en tête des donateurs. Le sport cycliste, et le Tour de France en particulier, peuvent représenter d'excellents moyens de communication pour la politique de propagande italienne nouvellement mise en place, où le sport tient aussi une place importante. Ottavio Bottecchia domine ainsi le classement général pendant les dix premières étapes, jusqu'à ce que Henri Pélissier attaque dans le col de l'Izoard et prenne le Maillot jaune. A la suite de cet exploit, Henri Desgrange lui réserve un véritable éloge dans L'Auto2. Henri Pélissier 1 Albert Londres, Les Forçats de la route, Paris, Arléa, 1996, pAS. 2 "Henri Pélissier nous a donné tout le jour un spectacle qui vaut tous les spectacles d'art. Sa victoire a le bel ordonnancement, le classicisme des oeuvres de Racine,
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remporte le Tour de France et le Tour 1923 se termine en une véritable apothéosel. Ainsi, lorsqu'Albert Londres rencontre les frères Pélissier à Coutances le 27 juin 1924, l'article relatant leur abandon ne peut que connaître une grande notoriété. Si Albert Londres, grâce à son article paru dans Le Petit Parisien le 28 juin 1924, a contribué à populariser l'expression "les forçats de la route", celle-ci est déjà largement répandue au sein du peloton depuis les années 1910 et même Henri Pélissier l'utilise quelquefois2. Cependant, Albert Londres savait-il que cette expression était déjà utilisée? Il est probable que non. Aussi, n' a-t-il fait qu'expliquer au grand public une partie imagée du langage utilisé dans le peloton, ainsi qu'une réalité ignorée par beaucoup de lecteurs non sportifs. En cette troisième étape du Tour de France 1924, Albert Londres recherche le sensationnel et l'abandon des frères Pélissier est l'événement du jour. Aussi part-il à leur rencontre, et il les retrouve, avec Maurice Ville, au Café de la gare à Coutances. Henri Pélissier est encore furieux. L'un des commissaires de l'épreuve a surpris le dernier vainqueur du Tour de France se délestant d'un de ses maillots, ce qui est contraire à
elle a la valeur de beauté d'une statue parfaite, d'une toile sans défaut, d'un morceau musical destiné à demeurer dans toutes les mémoires", L'Auto, 13 juillet 1923. 1 Gaston Richard, l'envoyé spécial du Petit Parisien, témoigne de la folie collective qui, selon lui, s'est emparée de Paris et du Parc des Princes pour le retour des héros: "De tous côtés, en bataillons serrés, des trains, des tramways, des autobus, des autos, des fiacres, une foule immense converge vers le vélodrome. Je n'ai connu de semblables masses populaires qu'au moment de l'arrivée du tsar à Paris en 1896, ou du défilé de la Victoire... [Au vélodrome] la foule avance, avance, lente, noire, têtue, sourde à toutes les abjurations, à tous les ordres, si bien qu'il faut la refouler. Et ce sont des bagarres, des cris, des protestations [...] Et les voici [...] On crie leurs noms... leurs prénoms surtout: "Henri! Francis! Muller! Bottecchia!!!" Le cirque n'est plus qu'une coupe retentissante où se mêlent les cris, les bravos... C'est assourdissant, émouvant, presque terrifiant. Cet amour de la foule a quelque chose d'âpre et de farouche qui saisit aux entrailles et nous fait vibrer à son unisson [...] Ces soixante secondes du triomphe initial, ces cinq minutes de l'ovation .finale, ces appels, ces cris; elle a attendu cinq heures cette foule, pour les proférer... Cinq heures sous le soleil brûlant, dans la chaleur, l'odeur humaine exaspérée par l'atmosphère, la sueur, la soif et cela debout, dans cette impatience d'amour qui maintenant lui fait franchir les barrières et courir, courir, courir, se hâter, se bousculer, vers ceux qu'elle aime et qu'elle acclame parce qu'ils ont su vaincre ", Le Petit Parisien, 23 juillet 1923. 2 "Les forçats de la route" selon la forte expression de Henri Pélissier, ne prennent pas le temps de demander des nouvelles de ceux - de forçats - qui attendent dans la prison voisine leur départ pour l'île de Ré, avant le voyage au long cours". René Herbert, L'Echo des Sports, 4 juillet 1922.
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l'article 48 du règlement, qui stipule que l'on ne peut jeter du matériel en cours de route. Il faut ainsi rallier l'arrivée avec le même lestage qu'au départ. Henri Pélissier est donc venu se plaindre de l'attitude du commissaire à Henri Desgrange. Réponse de ce dernier: "Je ne discute pas dans la rue..." Si bien que l'aîné des Pélissier se décide à abandonner. A Coutances, Albert Londres est le premier à venir aux nouvelles. Sachant que le reporter du Petit Parisien ne connaît strictement rien aux choses du cyclisme, Henri Pélissier, bien décidé à se venger de Henri Desgrange, décide de prendre Albert Londres à témoin des difficultés du Tour de France, tout en accentuant le côté dramatique de l'épreuve: "Vous n'avez pas idée de ce qu'est le Tour de France [...]; c'est un calvaire. Et encore, le chemin de croix n'avait que quatorze stations, tandis que le nôtre en compte quinze. Nous souffrons du départ à l'arrivée [...] Vous ne nous avez pas encore vus au bain, à l'arrivée. Payez-vous cette séance. La boue ôtée, nous sommes blancs comme des suaires, la diarrhée nous vide, on tourne de l'oeil dans l'eau [...]
Et vous n'avez rien vu, attendez les Pyrénées, c'est le hard labour
[.oo]
Ce
que nous ne ferions pas faire à des mulets, nous le faisons [...] Nous acceptons le tourment, nous ne voulons pas des vexations ! Je m'appelle Pélissier et non Azor!"l. Ainsi de triomphateur du Tour de France 1923, Henri Pélissier devient un "forçat de la route" en 1924.
L'Humanité rejoint la route du Tour Et Henri Pélissier n'en reste pas là. Il envoie aussi une lettre à tous les grands journaux parisiens, même à L'Humanité, qui n'hésite pas à en publier les principaux extraits: "Nous tenons à répéter ce que nous avons déclaré déjà à M. Albert Londres: nous acceptons tout et cela fait partie de notre métier: la fatigue excessive, la souffrance, la douleur... Mais nous voulons continuer à être traités comme des hommes et non comme des chiens (ces derniers ont la loi Grammont, mais nous!...) Nous entendons, quoique coureurs, ne pas être l'objet de vexations mesquines et indignes: nous entendons être appelés poliment par des commissaires bien élevés, compétents et impartiaux. Nous entendons aussi - si étrange que cela puisse paraître au directeur de L'Auto - nous entendons avoir le droit de disposer de notre personne comme bon nous semble, sans avoir de permission. Quant aux leçons de morale, d'énergie, de probité, etc... que semble vouloir nous donner le directeur de L'Auto, elles ne sauraient nous toucher. Nous sommes au-dessus de lui. Nous avons fait nos preuves et personne ne peut nous reprocher une indélicatesse. On accepte des conseils, des leçons de gens que leur haute valeur morale, leur science, leur talent, leur génie, ont tout 1 Le Petit Parisien, 28 juin] 924. 84
naturellement placé au premier rang de l'échelle sociale. On ne nous a pas appris à faire des courbettes devant des autocrates enrichis"l. Cependant, L'Humanité suit assez peu les débats du sport cycliste professionnel, et le journal du Parti communiste prend la lettre de Henri Pélissier au premier degré au lieu de la considérer comme un règlement de compte entre le vainqueur du Tour 1923 et Henri Desgrange, ce qu'elle est en réalité. Par cette lettre, Henri Pélissier condamne surtout l'attitude du rédacteur en chef de L'Auto qu'il juge par trop autoritaire sur la course et envers les coureurs. Ce n'est pas l'avis de L'Humanité, qui décide alors d'enquêter à son tour sur le Tour de France, d'une manière encore bien différente de celle d'Albert Londres, et de parler "également du prolétariat du cycle qui a bien son mot à dire dans cette affaire!" Le Tour de France venait de quitter les sphères sportives pour rejoindre le débat politique. De son côté, Henri Desgrange ne vit pas du tout les choses comme cela. Pour lui, Henri Pélissier n'avait pas respecté un point du règlement et l'affaire devait s'arrêter là. Il proposa néanmoins un droit de réponse dans L'Auto au vainqueur du Tour 1923, que ce dernier n'utilisa pas. Ainsi, pour la première fois, Henri Desgrange voyait son pouvoir sur la course contesté et Henri Pélissier se permettait même à son encontre d'utiliser l'expression "autocrate", alors synonyme de tsar, donc d'ennemi du peuple. Les années suivantes allaient donner raison à Henri Pélissier, car Henri Desgrange chercha à resselTer de plus en plus son emprise sur la course et les coureurs. En attendant, sans les Pélissier, l'Italie avait désormais le champ libre pour triompher... Après l'abandon des Pélissier, Ottavio Bottecchia s'est à nouveau emparé du Maillot jaune. Cependant, entre Toulon et Nice, il ne porte pas la mythique tunique car il craint les représailles des antifascistes. En effet, suite à ses excellents résultats dans la Boucle française, ses compatriotes ont décidé de lui offrir un "souvenir" et le Duce s'est inscrit en tête de liste. Ottavio Bottecchia, maçon, né en 1894 dans la région du Frioul, ne serait jamais devenu cycliste si la guene ne s'était chargée de changer son destin. Engagé en août 1915 dans les Bersaglieri, il devient rapidement agent de liaison et son bon coup de pédale l'aide bien souvent à franchir les lignes ennemies. De la même manière, il réussit à s'échapper trois fois d'un camp de prisonniers autrichiens sans se faire rattraper. Les combats se déroulant dans les Dolomites, Bottecchia doit chaque jour glimper de rudes côtes, ce qui aurait fait dire à l'un de ses supérieurs: "Ce petit-là, s'il en revient, fera, quand il le voudra, un grand coureur cycliste"z. Dans le Tour de France, Ottavio Bottecchia déchaîne la passion des tifosi à son égard. Et Henri I L'Humanité, 1er juillet 1924. 2 Le Miroir des Sports, 30 juillet 1924. 85
Desgrange en croit à peine ses yeux lorsqu'il découvre la ferveur populaire que déclenche le "maçon du Frioul" sur la Côte d'Azur: "Et Nice la Belle fut prise d'assaut par tout ce que l'Italie comptait de sportsmen, mais que les sportsmen italiens sont donc turbulents! Quel vacarme! Quel enthousiasme! Bottecchia, Ottavio, Bottecchia, Ottavio! Et j'ai vu dans un petit village avant Menton, une maman brandir son petit vers Bottecchia comme si, pour prix de sa victoire, elle lui faisait don du meilleur d'elle-même. J'ai vu des jeunes filles brunes et belles envoyer des chapelets de baisers à Bottecchia comme si, pour prix de sa victoire, elles lui faisaient don de tout leur amour. J'ai vu des gentlemen italiens jeter leurs chapeaux dans la mer en signe d'allégresse et j'ai vu aussi un vieux, un très vieux monsieur du pays de d'Annunzio pleurer les dernières larmes de ses yeux, tout usés"l. C'est sans doute l'un des meilleurs articles que Henri Desgrange ait écrit pour décrire l'incroyable phénomène que déclenche le triomphe des champions cyclistes dans le Tour de France. Ottavio Bottechia est le premier coureur cycliste transalpin à remporter le Tour de France. Cependant, triomphant dans une époque politiquement troublée, il ne peut savourer tranquillement son succès: "Ottavio Bottecchia dînait hier soir avec ses amis dans une brasserie voisine de la gare de Lyon, lorsque des antifascistes, sans doute prévenus de la présence du crack italien à cet endroit, firent irruption, déchirèrent le drapeau italien qui ornait la table, avec force menaces à l'appui. Bottecchia et ses amis changèrent de salle, montèrent au premier étage et purent continuer à dîner paisiblement,,2. Bottecchia n'était ni fasciste, ni antifasciste, juste un sportif pris à partie entre deux factions politiques qui, le tenant pour un symbole italien d'importance, le pressaient de se décider à opter pour un camp... Finalement, le Tour de France des "Forçats de la route" passionna fort peu L'Humanité: "Géants de la route", "grandiose épreuve sportive", etc... Tels sont quelques-uns des coups de clairons que le Tour de France inspira - cette année comme les précédentes - à la petite bourgeoisie sportive ou non. Les communistes se refusent à prostituer le mot sport et ce qu'il comporte de joie sévère et désintéressée aux calculs commerciaux des entrepreneurs de spectacles soi-disant sportifs. Le petit maçon italien Bottecchia a gagné, paraît-il, les ISO 000 lires qu'il estimait nécessaire au bonheur de sa famille [...] Mais pour un Bottecchia qui passe ainsi de la pauvreté prolétarienne à la mesquine aisance petit-bourgeoise, combien d'autres coureurs ne resteront-ils pas les forçats de la route!,,3 Cependant, cet article est suivi d'une publicité Automoto! Une réclame certainement non 1 L'Auto, juillet 1924. 2 L'Auto, 21 juillet 1924. 3 L'Humanité, 21 juillet 1924. 86
gratuite... Et désormais, L'Humanité enverra chaque année une voiture suivre le Tour de France. Ces coureurs cyclistes sont-ils réellement des "forçats de la route"? L'avis de la revue La Pédale est tout autre: "Métier de forçat! Mais alors que dira le verrier, le métallurgiste, le manoeuvre, le sableur de cadres de bicyclettes qui va "gratter" toute sa vie, tout en accomplissant sa besogne sociale comme les autres, et qui partira les pieds devant, comme les autres, n'ayant eu pour tout horizon que son horrible four, que son enclume et sa forge, et son marteau pilon et ses pinces à fer rouge, que la poussière de son sable qui est loin de ressembler à la glorieuse poussière de la route!"! L'image des Forçats de la route s'est néanmoins imposée avec force dans les années 20. Des routes difficiles, des conditions de course souvent dangereuses, et les cyclistes eux-mêmes considérant qu'un mois de bagne serait moins dur2 (!), accréditent une réalité correspondant à ce mythe qui n'en était finalement pas un. C'est d'ailleurs parce que l'expression contenait une part de vélité qu'elle fit fortune auprès du public. Pour sa part, Hemi Pélissier, avec ses lettres ouvertes, souhaitait surtout ouvrir un débat, au moins en ce qui concernait une amélioration du règlement, dans le but de le rendre moins sévère, la route réclamant une débauche d'énergie bien suffisante. Mais Henri Desgrange ne voulut rien entendre. Pour lui, le Tour de France avait une réputation à préserver, celle de course la plus dure du monde, et surtout, le règlement, "son" règlement, ne devait susciter aucune controverse, ce qui révélait aussi l'un de ses principaux traits de caractère. Et en évitant les remises en questions, il va conduire le Tour de France à la décadence à la fin des années 20...
III. 1925-1928, le Tour en pleine décadence Dans la seconde moitié des années 1920, le Tour de France change de mains et quitte celles du comte de Dion pour celles de la famille Goddet. En 1920, l'usine De Dion-Bouton a repris la construction des automobiles. Mais le comte reconvertit son usine dans la fabrication des voitures de luxe, un choix rentable à court terme, mais peu judicieux face à la crise financière qui ébranle l'économie française en 1925. En effet, pour régler ses dettes, l'Etat laisse filer l'inflation, ce qui met en difficulté de nombreuses entreprises. Ainsi, le 14 février 1927, l'usine De Dion-Bouton est mise en 1 La Pédale, 2 juillet 1924. 2 Extrait d'une lettre de Léopold Boissel, ouvrier réparateur de vélo chez un marchand de cycles à Rennes, 42ème du Tour 1929: "Vous me demandez quelques impressions sur le Tour. Hélas, il me faudrait des pages pour vous conter tout ce que l'on endure, surtout nous, les touristes, je crois qu'un mois de bagne serait moins dur", Archives privées, M. Jean Gille.
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liquidation judiciaire. Elle fermera définitivement ses portes en 1931. Cependant, le marquis de Dion n'est déjà plus le propriétaire de L'Auto. Après-guerre, il a cédé toutes ses actions à Victor Goddet. Mais celui-ci décède en 1926, des suites d'un malaise, et toute sa fortune, patiemment amassée au fil des années, passe aux mains de son fils aîné, Maurice, 26 ans. Ce dernier devient "le patron absolu de L'Auto, dont il recevait la majorité des actions [...] Aimable au sens plein du terme, spirituel, mondain, appréciant le beau et aussi le luxe du moment qu'il était beau, il s'installait en patron à la hauteur de Henri Desgrange"l. Mais Desgrange se prit plus d'affection pour Jacques Goddet, le second fils de Victor. Jacques Goddet, né en 1905, baigna dès sa plus jeune enfance dans l'atmosphère des stades et des vélodromes. Victor Goddet veilla cependant soigneusement à son éducation et l'inscrivit à l'institution religieuse de Sainte-Marie-de-Monceau. Cependant, en 1920, Victor divorça et Jacques chercha dès lors à s'éloigner de Paris. Il séjourne d'abord en Angleterre pour poursuivre ses études au collège Courney Lodge, près d'Oxford. De cette période de son adolescence, Jacques Goddet gardera longtemps une grande admiration pour la société anglaise. Rentré en France, après des études écourtées, il entre à L'Auto comme journaliste, fait des stages dans tous les services de la rédaction, et participe comme suiveur à son premier Tour de France en 1928. Peu à peu, Jacques Goddet va prendre de plus en plus d'influence sur Henri Desgrange et le Tour de France dans l'idée de pouvoir assurer un jour la succession.
Une formule repensée chaque année En 1926, Henri Desgrange décide que le Tour de France partira d'Evian et, après avoir fait tout le tour du pays, reviendra à Evian avant de rallier Paris en deux étapes. "Il faut réduire le temps entre la sortie des Alpes et l'arrivée à Paris. Les promenades en groupes ne signifient rien et finissent par lasser le public"2. Avec ses 5 745 km, ce Tour de France a été le plus long de l'histoire et le plus ennuyeux pour le public car il donna lieu à de trop nombreuses arrivées en peloton; en fait, l'inverse de l'effet recherché. Les sprints massifs devenant nocifs pour l'intérêt de la course, Henri Desgrange annonce pour 1927 une formule révolutionnaire: les étapes de plaines seront désormais courues sous la forme de contre-la-montre par équipes. Les spectateurs au bord de la route comprennent néanmoins très peu les enjeux sportifs de ce nouvel exercice, mais Desgrange s'obstine et fait paraître ce petit message à leur intention: "Je supplie les spectateurs sur route de s'armer de leur montre, c'est le meilleur moyen de se passionner 1 Jacques Goddet, L'Equipée belle, Paris, Robert Laffont, Stock, 1991, p.28. 2 H. Desgrange, cité par P. Chany, Le Tour de France, op. cir., p.68. 88
pour le Tour"l. Au milieu des "années folles", Henri Desgrange a fini par céder à la mode ambiante et, en 1928, le Tour de France atteint le summum de la décadence. Il arrive ainsi parfois à Henri Desgrange de payer quelques coureurs pour faire monter la moyenne d'une étape lorsqu'il juge que le peloton va trop lentement pour soutenir l'intérêt de la course. En outre, il ajoute un point de règlement simplement impensable: le recomplètement des équipes en milieu de Tour de France!2 Ce nouveau point de règlement est resté assez anecdotique, mais il révèle assez bien de quoi était capable Henri Desgrange pour soutenir l'intérêt du spectacle: se contredire lorsque les circonstances lui semblaient l'exiger. Heureusement, cette expérience ne sera plus jamais renouvelée. Dans les années 20, le Tour de France passe de 15 à 22 étapes. Le kilométrage est un peu réduit, dans la mesure où plus aucune étape ne dépasse 400 km, mais les coûts d'organisation ont augmenté, notamment pour les villes étapes. Ainsi, de plus en plus, L'Auto bénéficie de l'aide d'autres parties prenante de l'événement, notamment de la presse locale. Celle-ci a très bien compris qu'une arrivée d'étape du Tour de France dans sa région lui permet d'augmenter sensiblement ses ventes. Ainsi, à Grenoble par exemple, c'est désormais Le Petit Dauphinois qui couvre une très large partie des frais d'organisation, ce qui permet à Grenoble de demeurer ville étape jusqu'en 1937. En ce sens, dans les années 20, le Tour de France semble de plus en plus appartenir aux médias et défendre leurs intérêts... Une des autres curiosités des années 20 est l'apparition des équipes régionales, en 1928, avec Alsace-Lorraine, Champagne, Normandie, Haute-Bretagne, Sud-Est, /le de France, Nord, Midi et Côte d'Azur. Ce partage en neuf régions est une nouveauté pour l'époque, car la division régionale de la France reste encore à bâtir. La première division a eu lieu en 1919. Un arrêté ministériel crée les 17 premiers groupements économiques régionaux. Il ne s'agit alors que de rassembler les chambres de commerces, 1 Tour de France 100 ans, Tome l, 1903-1939, Paris, Calmann-Lévy, L'Equipe, 2002, p.169. 2
sous la direction
de Gérard Ejnès,
En effet, alors que l'épreuve aborde en premier le massif des Pyrénées, il se rend
compte qu'à Perpignan, les positions du classement général sont déjà bien établies. Et il juge que les équipes sont désorganisées, "de sorte qu'elles n'ont plus le ressort moral nécessaire pour continuer la lutte avec l'équipe victorieuse. Autorisons donc toutes les équipes indistinctement à se recomplèter et à faire venir, pour continuer le combat, des forces nouvelles"Chaque équipe de coureurs groupés a donc droit à trois remplaçants. Mais seuls six nouveaux coureurs prennent le départ à Marseille. L'Auto les fait apparaître dans la page du classement sous la dénomination des "réquisitionnés". Quatre de ces six coureurs rejoignent Paris, ce qui a permis à l'Espagnol Mariano Canarda d'accomplir son premier "demi"-Tour de France. Sur le recomplètement des équipes, voir Cycl'Hist, juillet 1992.
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et cela ne s'effectue pas sans difficultés. Et c'est finalement le Tour de France qui va contribuer à développer cette nouvelle conception du partage géographique auprès du grand public. Le Tour de France, en dehors de tout modèle théorique, ou même de toute division ou rassemblement de clubs cyclistes, a créé lui-même sa propre conception régionale et cycliste du sport. Ainsi, les différents touristes-routiers sont regroupés sous le terme d'équipe régionale en fonction de leurs affinités géographiques et de leur nombre. Ce découpage est arbitraire, inégal, et ne traduit en aucun cas une volonté autre que de mobiliser le public autour de ses représentants régionaux. Avec toutes ces nouvelles innovations, plus ou moins mauvaises, les spectateurs viennent-ils donc encore plus nombreux sur le bord de la route?
"Dix millions de Français en folie"? Cette expression est le titre d'un article d'Albert Londres lorsqu'il découvre l'importance du nombre de spectateurs au bord de la route. "On s'habitue à tout. Il suffit de suivre le Tour de France pour que la folie vous semble un état de nature. Le 19 juin dernier, si quelqu'un m'avait dit: vous allez voir sept à huit millions de Français danser la gigue sur les toits, sur les terrasses, sur les balcons, sur les chemins, sur les places, et au sommet des arbres, j'aurai dirigé aussitôt mon informateur vers une maison d'aliénés. C'eût été une erreur. Mon homme ne se serait trompé que sur le chiffre. C'est dix millions de Français qui glapissent de contentement"l. Albert Londres exagère-t-il ce chiffre? Il est probable que lui aussi, malgré son sens critique, se laisse emporter par l'enthousiasme général, si familier aux observateurs depuis la Belle Epoque. Sans doute faut-il diviser ce chiffre au moins par deux, voire par trois, ce qui représenterait déjà 3 à 5 millions de spectateurs, soit 200 000 personnes par étape, ce qui nous semble encore beaucoup trop par rapport aux maigres données chiffrées que nous possédons. Qui sont ces spectateurs sur le bord de la route? Ont-ils changé par rapport à la Belle Epoque? Depuis la Belle Epoque, les spectateurs viennent chaque année un peu plus nombreux sur le bord de la route et dans les années 20, "le Tour de France passe dans les moeurs,,2. Venant d'années en années dans les mêmes villes et villages, le Tour de France s'inscrit peu à peu parmi les nouvelles traditions estivales, si bien qu'une sorte de fête profane s'ajoute à la liste des festivités officielles. "Bientôt, dans le calendrier local, une fête locale sera
1 A. Londres, op. cit., p.44-45. 2 L'Echo des Sports, 30 juin 1926. 90
inscrite en marge: la Saint Tour de France"l. Cette petite phrase est assez révélatrice du phénomène qui envahit les campagnes françaises. Le Tour de France, avant-guerre, destiné en priorité à une population industrielle et urbaine, commence à s'installer dans les moeurs campagnardes. Cette population découvre à son tour les joies de la bicyclette et tout au long du siècle, ce phénomène ira en s'amplifiant. Peu à peu, les villageois adoptent le mode de vie des citadins2. Le Tour de France, spectacle venant de Paris, fait désormais partie de cette fête citadine venant parcourir les campagnes. Et pour le public, la curiosité a laissé la place à une tradition estivale qui touche toutes les générations. "Il est une vieille de 93 ans. Elle ne quitte plus son fauteuil, clouée qu'elle est de rhumatismes. Mais quand vient le Tour de France, ornée de ses plus beaux "affûtiaux", elle se fait conduire au bord de la route. Elle voit passer les gars. Elle les salue de sa main valide. Chaque année, c'est sa seule sortie!,,3 De même à Perpignan, où Albert Londres remarque un spectateur très vieux et très ému au milieu d'une foule colorée et enthousiaste. Il "porta l'un de ses doigts au coin de ses yeux, et d'un cri où l'on sentait un sanglot, dit: "Vous êtes tous de braves garçons/,,4 Toutefois, le public a aussi ses côtés tragiques et Albert Londres s'est aussi attardé sur ces fous du volant qui s'entêtent à vouloir suivre les coureurs cyclistes de trop près: " Voilà le fait. 100 km avant Toulon, le Midi amena sur la route la totalité de ses véhicules. Debout dans les voitures, les gens trépignaient, dansaient et poussaient des hurlements [".] Les coureurs tombaient là-dedans, c'était pitoyable. [.,,] Des mesures de précautions s'imposent. Ce sont des prix que l'on a promis à ces garçons, non des civières"s. En effet, par rapport aux années] 910, la question de la sécurité sur les routes ne s'est pas améliorée, bien au contraire. Le trafic automobile augmente sensiblement (de plus d'un million de véhicules en moins de dix ans) et comme le décrit Albert Londres, tous les sportsmen possédant un véhicule viennent sur le Tour de France, ce qui peut, dans certaines étapes, représenter jusqu'à plus de cinquante véhicules. Et cela est devenu à ce point dangereux pour les coureurs que le journal L'Intransigeant finit par réclamer une assistance médicale en ] 929: "Il serait bon qu'une voiture de la police des routes suivit le Tour de France, ainsi qu'une voiture ou deux qui feraient fonction d'ambulance. Inutile de leur mettre un grand drapeau de la CroixRouge pour impressionner les gens, mais qu'elles transportent un docteur et 1 2
L'Echo des Sports, 30 juin 1926.
Sur ce point, Jean-Claude Farcy, "Le temps libre au village", in Alain Corbin,
L'avènement des loisirs, 1850-1960, 3 L'Auto, 2juillet 1926. 4 A. Londres, op. cit., p.44-45. 5 Idem., p. 37-39.
Paris, Aubier, 1995, p.248.
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une infirmière"l. Cet article restera longtemps sans suite; il faudra attendre 1935 pour qu'une ambulance fasse son apparition... Il reste à s'attarder au sommet du Galibier afin de bien comprendre la passion du sportsman pour le Tour de France: "Savez- vous bien ce qu'est le Tour? Pour le comprendre, il faut l'avoir suivi au moins en partie, être cycliste soi-même, connaître enfin le Tourmalet et le Galibier. Alors on a le droit d'en parler!,,2 Sur le plus haut col de France, seulement 100 à 300 personnes selon les éditions, viennent applaudir les cyclistes à l'endroit le plus stratégique, ou du moins mythique, du parcours. Dans les années 20, afin de faire profiter de ce spectacle le plus grand nombre de sportsmen possible, Le Petit Dauphinois organise une caravane d'une dizaine de petits autocars, soit pour une centaine de personnes intéressées. Au sommet, la température avoisine bien souvent zéro degré, alors que les cyclistes passent vers 8 heures du matin. Ces spectateurs veulent voir de leurs yeux ce qui s'appelle l'effort humain: "Ici, apparaît au grand jour l'homme tel qu'il est. La lutte émouvante. Il n'est plus question que de vérité qui éclate. C'est le triomphe de la force toute nue et surtout de l'énergie pure de tout alliage. Ils se rapprochent. On distingue leurs traits. Les uns et les autres, ceux qui vainquent avec une souveraine aisance de demi-dieux de la route abrupte, où gisent des autos défaillantes, et ceux qui, contractés d'un long spasme, peinent sur leur guidon comme un vieillard accablé, à qui l'outil échappe, peuvent bien symboliser pour nous, le patient effort de l'homme frayant passage à sa race à travers les siècles et les éléments hostiles"3. L'ascension du Galibier apparaît alors pour ces spectateurs comme une célébration des forces humaines entre énergie et volonté. Et beaucoup se considèrent alors comme des privilégiés de pouvoir participer à cette célébration. Ce privilège va cependant commencer à perdre de son caractère sacré et intimiste à partir de 1929, alors que 1 500 spectateurs se retrouvent désormais au sommet du col pour communier avec le Tour de France. A Paris, une organisation tout aussi remarquable, mais d'un autre genre, s'est mise en place rue du Faubourg Montmartre, où certains spectateurs font un voyage immobile devant le tableau d'affichage de L'Auto. Dans les années 20, L'Echo des Sports, quotidien imprimé sur papier rose au faible tirage de 75 000 exemplaires, propose une chronique satirique appelée "Bloc notes d'un sédentaire". L'expression "sédentaire" provient du journaliste Maurice Pefferkorn qui, pendant les mois de juin et juillet, observe de la fenêtre de son bureau, au 13 rue du Faubourg Montmartre, l'agitation régnant devant l'immeuble en face, soit devant les locaux de 1 Hervé Lehmann, L'Intransigeant, Il juillet 1929. 2 Hervé Lauwich, L'intransigeant in Le Petit Dauphinois, 3 J.P. Le Petit Dauphinois, 17 juillet 1926. 92
4 juillet 1928.
L'Auto. Sa chronique décrit ainsi toute l'activité de la rue du Faubourg Montmartre un jour de Tour de France. Les "sédentaires" sont une foule, stoïque, qui attend dans la cour de L'Auto, devant le tableau d'affichage, soit le classement de l'étape du jour, soit les passages des coureurs au sommet des cols, en bref, l'évolution de la course à chaque contrôle de signatures. Ils existent depuis les débuts du Tour de France. Cependant, leur nombre augmente d'années en années, surtout en dehors des heures des arrivées d'étapes, si bien qu'ils finissent par animer singulièrement la rue du Faubourg Montmartre et attirer l'attention des journalistes. Ils sont surnommés "sédentaires" par Maurice Pefferkorn parce qu'ils rêvent le sport au lieu de le pratiquer. Ce sont surtout des hommes, de tous âges, passionnés par l'information cycliste. Ces "sédentaires" discutent entre eux et s'organisent comme une véritable petite communauté. Les attroupements rue du Faubourg Montmartre sont néanmoins surveillés par des agents cyclistes chargés de faire circuler, si bien que la foule, au lieu de rester immobile, bat le pavé en attendant les résultats. Maurice Pefferkorn préfère définir ainsi les vrais sportsmen: "Les sédentaires de première classe [...] c'est l'innombrable peuple des passionnés du Tour de France qui mène une merveilleuse vie intérieure et qui, loin du bruit de la rue, savoure en silence des joies calmes et profondes. Proclamons bien haut la pureté de leur mysticisme, l'innocence de leur foi, la profondeur de leur conviction"l. Sans doute la plus belle définition jamais donnée concernant les vrais amateurs de l'information cycliste. Les Sédentaires sont cependant une clientèle assez critique pour la presse écrite. Ils souhaitent en effet une meilleure couverture de l'événement par les journalistes, comme par exemple plus d'interviews des géants de la route et plus de renseignements pratiques sur les diverses régions traversées, ou encore tout ce qui est susceptible d'alimenter leurs conversations ou de préparer un prochain départ en vacances ou, pourquoi pas, une expédition pour aller soutenir leurs favoris dans les cols2. Ainsi, le 1 Maurice Pefferkom, L'Echo des Sports, 5 juillet 1923. 2 "Un groupe de sédentaires [...] alla trouver les directeurs des deux grandes compagnies de chemins de fer, le Paris-Orléans et le Midi et leur demander d'organiser un train spécial, aller et retour, pour le Tourmalet [...]L'affaire était presque dans le sac lorsqu'elle échoua sur un malentendu. Les directeurs de l'Orléans et du Midi n'arrivèrent pas à s'entendre. [.oO] En possession de ce refus, les Sédentaires allèrent trouver M. Henry Paté pour le prier d'intervenir auprès d e M. Le Trocquer. Le ministre mandat immédiatement chez lui les deux directeurs; mais la conversation dévia. Les trois personnages en arrivèrent à parler de tarif~, d'éclairage électrique des trains et d'attelage automatique. [...]Mais il y eu une consolation. Les Sédentaires apprirent en effet bientôt que le Tourmalet était impraticable et que les géants n 'y passeraient pas. Aussitôt ils écrivirent au Ministre pour retirer leur demande de train spécial. Mais le ministre avait arrangé les choses
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Sédentaire a vécu le Tour de France en le rêvant devant le tableau des résultats. En bref, le public du Tour de France dans les années 20 continue de se situer essentiellement dans les villes et les villages où passe la course. Ce public se déplace peu, et attend impatiemment que les coureurs viennent leur rendre leur visite annuelle. Mais vers la fin de la décennie, le public commence à affluer en montagne, du moins, ceux qui possèdent une automobile, ce qui peut nous laisser penser que la foule est en légère augmentation. Néanmoins, cette impression n'est peut-être qu'une illusion dans la mesure où les passionnés qui restaient en plaine jusqu'alors, se déplacent désormais au sommet des cols suite au développement de plusieurs transports mis à leur disposition (trains, cars, automobiles, etc...). Ainsi les "dix millions de Français en folie" décrits par Albert Londres sont sans aucun doute une sorte de mirage produit par l'agglomération des passionnés aux endroits stratégiques du parcours, où effectivement, selon la presse et en prenant l'exemple du Galibier, la foule se multiplie aisément par cinq entre 1923 et 1929. Finalement, Albert Londres a peut-être lui aussi multiplié son chiffre par cinq... Disons que, selon les sources de la presse, le Tour de France pouvait attirer à la fin des années 1920 au moins un dixième de la population française, ce qui nous paraît déjà considérable. Mais ce chiffre est à son tour bien approximatif et reste malheureusement impossible à vérifier. Dans la seconde moitié des années 20, le Tour de France a connu de nombreux changements, surtout au niveau des difficultés sportives. Remi Desgrange, qui n'est ni le propriétaire de L'Auto, ni celui du Parc des Princes, se soucie finalement fort peu des problèmes de trésorerie, et se préoccupe beaucoup plus du "sacra-saint" règlement du Tour de France. Desgrange est pour l'application d'une règle sportive très dure, mais en tant qu'entrepreneur de spectacle sportif, il en vient de plus en plus souvent à tergiverser avec son idéal sportif et se laisser séduire par des arguments commerciaux. Il faut sans cesse soutenir l'intérêt des spectateurs et des lecteurs, aussi n'hésite-t-il pas à modifier les fondements mêmes du Tour de France, dans la mesure où cela assure la réussite du spectacle. Mais cela ne fut jamais le cas, même si le public se mobilise de plus en plus au bord de la route. Le Tour était en pleine période de décadence et Desgrange ne savait plus quoi inventer pour remédier à cet état de fait...
et obtenu l'accord des directeurs du Paris-Orléans et du Midi. De sorte que, toute la nuit passée, un train sous pression attendit à la gare d'Orsay des voyageurs qui ne se présentèrent pas. Furieux, M. Le Trocquer parle de faire interdire la course. Ah ! quelle histoire!" Maurice Pefferkom, L'Echo des Sports, 5 juillet 1922. 94
Chapitre VI
La révolution des années 30: équipes nationales et caravane publicitaire 1929-1939 ((
Le Tour de France se purifie, s'allège, s'élève. On a supprimé les coalitions ou les luttes d'intérêts. On a relégué le vélo à son rôle de machine et rendu à l'homme sa personnalité". Jean de Lascoumettes, L'Intransigeant, 25 juillet 1930
En 1929, le Tour connaît une nouvelle édition obscure. Tout d'abord, après l'anivée à Bordeaux - fait unique dans les annales - trois coureurs se retrouvent classés dans le même temps. Si bien que selon l'article 39 du règlement (le premier du classement général porte le Maillot jaune), Henri Desgrange décide d'attribuer trois maillots jaunes, à Leducq, Fontan et Frantz. Ensuite, à la sortie des Pyrénées, le Belge Maurice De Waele prend la tête de l'épreuve. Cependant, il tombe malade avant d'aborder les étapes alpestres. Le directeur sportif d'Alcyon, Ludovic Feuillet, au contraire du règlement qui prône l'entraide interdite, recommande alors à ses coureurs d'encadrer le porteur du Maillot jaune. Et De Waele rejoint ainsi Paris en vainqueur. Sporting juge ainsi cette performance: "Il est toujours régulier, il est toujours bon et même très bon, il sait résister à la fatigue et à la maladie. Il est courageux, mais il n'est ni le meilleur au train, ni le meilleur en vitesse, ni le meilleur en montagne"l. Mais de son côté, Henri Desgrange est furieux: "On a fait gagner un cadavre! Comment un Maillot jaune aussi facile à dépouiller a-t-il pu conserver la première place? Pourquoi ses adversaires se sont-ils montrés aussi peu efficaces? Que penser de leur tactique et de la valeur réelle du
1 Sporting, 30 juillet 1929. 95
vainqueur?"j Le rédacteur en chef de L'Auto n'a désormais plus le choix, il doit trouver une alternative pour sauver l'intérêt de son épreuve. D'ailleurs, l'opinion sportive le souhaite tout autant, jugeant certaines pratiques trop flagrantes: "On découvrit sans peine, en moins d'une heure, entre Charleville et Hirson, que l'autorité réelle était du côté des directeurs sportifs. Comment vouliez-vous que l'organisation de la course, le père de l'épreuve, le "chef" encaisse sans sourciller pareille manifestation? Il n'est douteux pour personne que Desgrange va être obligé de prendre une décision radicale et, sans doute, celle qu'il aurait dû prévoir depuis plusieurs années, celle à quoi il ne peut échapper: un Tour de France sans marques de cycles, ou tout au moins, sans managers, sans directeurs sportifs,,2. Suite à la victoire de Maurice De Wae1e, grâce aux Alcyon qui ont bloqué la course, l'épreuve est décrédibilisée. Et Desgrange est furieux au point de vouloir exclure les cycles Alcyon de la course! Mais comment procéder?
I. 1930: la création des équipes nationales Dans les années 1920, un autre sport est très en vogue auprès du public: le tennis. En effet, après deux tentatives infructueuses, les "mousquetaires" français (René Lacoste, Jean Borotra, Henri Cochet et Jacques Brugnon) remportent la Coupe Davis trois fois de suite, de 1927 à 1929. Au lendemain de ces victoires, les ventes de L'Auto s'envolent et une idée se fait peu à peu jour dans la tête de Henri Desgrange. Si l'esprit tricolore permet aux Français de remporter la victoire, car ils ont conscience que tout un peuple les soutient, pourquoi la même chose ne serait-elle pas envisageable en cyclisme, là où le public est bien plus nombreux qu'ailleurs? Et pourquoi ne pas disputer le Tour de France par équipes nationales? Cela serait en quelque sorte une nationalisation du Tour de France au profit de L'Auto... Ainsi, pour 1930, Henri Desgrange invente le Tour de France par équipes nationales. DésOlmais, tous les frais des coureurs seront payés par L'Auto, qui fournira même les bicyclettes. Cependant, Desgrange doit impérativement trouver une nouvelle source de revenus pour équilibrer les finances de l'épreuve. Dans les années 20, quelques firmes, comme les marques de chocolat Banania, Poulain et Ovomaltine accordaient des primes en échange d'une représentation publicitaire sur l'épreuve. Pendant l'hiver L'Auto contacte ainsi plusieurs entreprises et beaucoup sont intéressées par le projet, en échange de larges citations et de réclames dans L'Auto et dans les villes étapes. Ainsi, Peugeot, les gruyères Graff, le digestif Cointreau, les j
Henri Desgrange cité in Pierre Chany, Le Tour de France, op. cit., p.78. 2 Sporting, 6 août 1929. 96
vêtements de sport La Belle jardinière ou encore l'apéritif Amer Picon acceptent de sponsoriser certains prix. En outre, des firmes étrangères vont aussi se joindre au Tour de Prance pour encourager financièrement leurs représentants: la Fabrica Zara soutient l'équipe d'Espagne, les chapeaux Borsalino, les Italiens, et les pneumatiques Englebert, les cyclistes belges. Entre 1929 et 1930, le total des primes attribuées passe de 150.000 à 606.000 pl, soit près de quatre fois plus. Et les prix du premier passent eux de 10.000 à n.ooo P2!
Une formule théoriquement parfaite Néanmoins, pour que la grande randonnée annuelle ne se transforme pas en un défilé publicitaire, Henri Desgrange décide de réunir tous les meilleurs coureurs cyclistes du monde au départ. Ainsi, cinq équipes nationales sont présentes: la Belgique, l'Italie, l'Espagne, l'Allemagne et la Prance. Ces équipes composent un peloton de quarante routiers. Et pour la renommée de "son" épreuve, Desgrange tient absolument à la présence du campionissimo italien Alfredo Binda. En 1930, Alfredo Binda collectionne en effet déjà trois Giri à son palmarès, un titre de champion du monde3 et est considéré par tous ses pairs comme le meilleur coureur cycliste de son époque. Seulement, Binda est peu motivé par une participation au Tour de Prance. Il souhaite à nouveau conquérir un maillot arc-en-ciel plutôt que le Maillot jaune, si bien que Henri Desgrange doit se résoudre à lui offrir une prime de départ. Ensuite, pour préserver le caractère national du Tour de Prance, des équipes régionales sont à nouveau composées. Et pour rejoindre le nombre de 100 engagés, la catégorie des Isolés-Touristes routiers est maintenue, par contre, eux courent toujours à leurs frais. Le jour du départ, le 2 juillet, Henri Desgrange présente ainsi sa nouvelle formule au public: "A toi Lecteur! de nous juger [.oo] Plus de marques de cycles, plus de pneumatiques X ou y, plus d'accessoires Z. Suppression de toutes rivalités commerciales; plus d'intérêt aucun à faire pencher la victoire de tel ou tel côté. Aucun obstacle vraiment à la victoire du meilleur [. ..]Cinq équipes nationales de huit coureurs chacune [...] vont se retrouver aux prises [...] Mais ces 40 as représentent cinq nations et les pessimistes - ou les bons amis - nous annoncent déjà, non plus des combinaisons commerciales, puisqu'elles sont abolies, mais des combinaisons dues aux chauvinismes
I Soit environ de 69 300 à 276 750 € actuels. 2 Soit environ de 4 620 à 32 880 € actuels. 3 La course du championnat du monde sur route a été créée en 1927 et Alfredo Binda a été le premier cycliste à obtenir le titre.
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représentés dans l'épreuve f...] Acceptons-en le principe, mais rappelons aussi ces deux points essentiels de la course: 1. L"esprit d'équipe n'est autorisé que dans une certaine mesure, à laquelle peut d'ailleurs mettre fin l'organisateur. 2. Paris n'est jamais à plus de mille kilomètres de Paris et quinze heures de chemin de fer suffisent pour s'y rendre. Nous voulons dire par là que les rivalités commerciales n'existant plus, que l'organisateur assument, seul, toutes les dépenses de la course, que chacun des 40 As ayant avec lui un contrat fort étudié, cet organisateur ne se trouvera gêné en rien pour renvoyer à Paris ceux qui se conduiront mal ". Henri Desgrange retrouvait avec cette formule l'enthousiasme de ses débuts, et pouvait enfin régir le Tour de France comme ill' entendait. En supprimant les marques de cycles et en faisant signer un contrat aux cyclistes, il devenait réellement leur employeur pendant un mois! Cette création des équipes nationales bénéficie, en outre, du soutien de la presse spécialisée, comme Sporting: "La formule à laquelle est parvenue le créateur du Tour dépasse, et de loin, tout ce qui a été jusqu'à ce jour élaboré. Formule théoriquement parfaite et qui nous laisse espérer un Tour de France extraordinaire"!. L'adhésion est alors générale et, plus que jamais, Henri Desgrange s'imposait sur l'épreuve en patron. Le départ de ce Tour de France 1930 s'est déroulé dans une ambiance nouvelle, comme s'il s'agissait d'une procession: "Pour la première fois, les opérations de départ ont lieu en plein centre ville de Paris, faubourg Montmartre, dans la cour du journal L'Auto [...] Décorée d'une multitude de drapeaux jaunes, la cour offre un aspect des plus pittoresques, les maillots multicolores des coureurs jetant une note claire parmi les vestons des villes des ayants droits. Chaque arrivée de coureurs est annoncée par la foule dont on perçoit la rumeur, celle-ci se fait plus forte lorsqu'il s'agit des équipes nationales qui sont amenées en autocar [...] A 7h05, le cortège s'ébranle et le peloton gagne Le Vésinet par les grands boulevards, la place de la Concorde, les Champs-Elysées, la place de l'Etoile, l'avenue de la Grande Armée, l'avenue de Neuilly, le rond point de la Défense et de Nanterre. A 9h, Biscot donne le départ"2. Le peloton du Tour de France traverse ainsi toutes les plus grandes artères de la capitale avant de se lancer à l'assaut des routes de province. Cette procession dure deux heures, pendant lesquelles le public parisien peut admirer les cyclistes au ralenti. Elle se déroule en matinée, avant l'ouverture des usines et des commerces, pour permettre à la foule de se réunir aussi nombreuse que possible. 1 Sporting, 1 juillet 1930. 2 L'Est Républicain, 3 juillet 1930. 98
L'édition 1930 suscite un grand regain d'intérêt auprès du public. Les premières étapes sont dominées par les duels au sprint entre Charles Pélissier et Learco Guerra. Puis Alfredo Binda remporte les deux étapes pyrénéennes avant d'abandonner, et André Leducq s'empare du Maillot jaune: "Les années passées, le Tour de France n'était qu'une curiosité bien connue, un spectacle familier qu'on préférait ne pas manquer: rien de plus. - Et maintenant donc? - Maintenant toute la France se rend compte qu'une formidable partie sportive est engagée.,,1 Dans les Alpes, la lutte oppose désormais Guerra à Leducq. Dans l'ascension du Galibier, Leducq connaît de nombreux ennuis mécaniques et veut abandonner. Cependant, le reste de l'équipe de France le motive et le soutient si bien qu'il parvient même à gagner l'étape à Evian et ainsi le Tour de France! La course individuelle n'a désormais plus lieu d'être et l'opinion sportive s'est complètement enthousiasmée pour les exploits français. "Dédé, Tonin, Charlot: le moineau, le ténébreux, le maréchal, le laboureur, l' auverpin, l'obstiné... C'est toute l'équipe de France victorieuse avec ses caractères si différents, fondus bientôt dans le même creuset. Paris, la Champagne, l'Auvergne, les mêmes terres, les mêmes horizons, le même rêve. Et ce soir, c'est la victoire de tous six, c'est la victoire de l'unité nationale,,2. L'idée d'une France unifiée par le sport triomphe avec la victoire d'André Leducq et l'entraide qui a régné entre tous les coéquipiers de l'équipe de France pendant trois semaines, ce qui leur a aussi permis de remporter Il victoires d'étapes! Et pendant tout le mois de juillet, les ventes de L'Auto ont connu une augmentation record, avec 605 000 exemplaires vendus chaque jour. Henri Desgrange s'estime très satisfait: "Voici, indiscutablement maintenant, la fête nationale de la bicyclette. Nous la célébrerons chaque année dans les mêmes conditions, à la plus grande gloire de ce divin instrument et à la gloire de notre grande industrie du cycle, devenue bénéficiaire, désormais, non plus dans telle ou telle de ses unités, mais dans l'ensemble de tous ses constructeurs, de cette
formidable publicité
[.oo]
Ainsi le Tour de France sera désormais une grande
compétition internationale et pacifique où les nations cyclistes viendront chaque année prendre la mesure de la valeur de leurs champions,,3.
Les triomphes de l'équipe de France De 1930 à 1934, les succès sont continus pour l'équipe de France. est l'époque des "Cinq Glorieuses" qui permettent aux Français de rêver e' 1 Y. Dautun, L'Echo des Sports, 17 juillet 1930. 2 Paris-Soir, 28 juillet 1930. 3 L'Auto, 28 juillet 1930. 99
qu'ils sont désormais une grande nation sportive et donc une grande nation internationale. André Leducq, Antonin Magne et Georges Speicher font venir en masse le public sur le bord de la route et les ventes de la presse s'envolent. Henri Desgrange a transformé "son" épreuve cycliste en une véritable machine à gagner pour la France. Les grands champions français, Leducq, Magne, Speicher et Vietto, outre être unis derrière la bannière bleublanc-rouge, incarnent tous un idéal, une vision de la France ou du sport cycliste. Ainsi André Leducq, vainqueur en 1930 et 1932, est populaire pour sa gouaille et sa bonne humeur de titi parisien. Antonin Magne, Auvergnat et vainqueur en 1931 et 1934, représente un autre sens des valeurs. En dehors du cyclisme, il reste un paysan attaché à sa terre et ses prix servent à grandir la ferme familiale. Un rêve que beaucoup partagent encore avec lui dans les années 30. Magne incarne la France travailleuse et économe des années 30, la France de l'idéal paysan. Dans l'opinion générale, en effet, le monde rural est perçu comme un réservoir de sagesse et de tranquillité sociale, qui résiste face à la crise, qui a su se battre dans les tranchées pour défendre sa terre. Et Magne reçoit d'ailleurs quelquefois des lettres d'anciens combattants: "Ce correspondant là, un grand blessé de guerre, un gonflé quoi! Il me remonte le moral. Il me dit que je sers mon pays, que si je gagne à Paris, je l'aurais bien mérité. Et il termine parfois ses babillardes par "Vive la France! Et vivent les Français du Tour!") Cependant, c'est en 1933 que la cohésion de l'équipe de France est la plus forte: "Leducq, Magne, Pélissier, Speicher, Archambaud, Le Grevès, Lapébie, Le Calvez... De fameux coureurs, de fortes personnalités, mais aussi des copains pour qui tout devient simple sur la route"z. Archambaud domine la course avant de passer le Maillot jaune à Georges Speicher. Une victoire collective que toute la France salue. Ainsi, au lendemain de la victoire de Speicher, le 24 juillet, L'Auto atteint son tirage record avec 854.000 exemplaires3. Ce jour-là, réellement, la France est au sommet. Mais, ce Tour de France nouvelle formule suscite aussi de nombreuses réactions positives des autres nations, à tel point que Henri Desgrange fût soupçonné, en pleine euphorie française, de favoriser une victoire italienne! Sporting écrit ainsi en 1933, lorsque Leal"Co Guerra termine deuxième derrière Georges Speicher: "Nous avons l'impression que ces messieurs auraient volontiers fait brûler des cierges pour que Guerra triompha cette année [...] On a l'impression très nette que les organisateurs craignent quelque chose. Ces messieurs craignent peut-être que nos amis Italiens - dont le nouveau régime a excessivement développé les sentiments nationaux - se lassent de se voir annuellement battre et qu'un ordre, venant )
Paris-Soir, 19 juillet 1934. Z Pierre Chany, Le Tour de France, op. cit., p.90. 3 Le Tour de France 100 ans, Tome l, 1903-1939, op. cir., p.202. 100
de haut, les prive un jour des éléments transalpins. Car la constitution d'équipes nationales n'est pas sans éveiller certains sentiments chauvins sur lesquels il est inutile de s'étendre [...] Tout cela constitue l'indiscutable faillite des équipes nationales"!. En 1933, cet avis de la presse spécialisée est bien à contre-courant de l'opinion générale. Sporting, en tant que revue sportive la plus ancienne, se permettait, après avoir annoncé une formule théoriquement parfaite, de changer d'avis à peine trois ans plus tard et de dénoncer, déjà, les dérives de la formule... Rien ne permet cependant de prouver que les organisateurs aient pu favoriser la victoire d'un représentant italien. Tout au plus l'espéraient-ils dans la mesure où cela aurait pu accroître plus rapidement la toute nouvelle vocation internationale du Tour de France. Toutefois, malgré cette ouverture aux équipes nationales, le parcours lui, reste plus que jamais centré sur la France.
II. Délaisser le chemin de ronde? Dans les années 30, peu de changements sont à signaler dans le parcours du Tour de France. Les passages à l'étranger sont abandonnés à cause de formalités trop fastidieuses aux frontières et les étapes de montagne sont rallongées. Pourtant, Henri Desgrange cherche à moderniser son épreuve et à délaisser le "vieux" chemin de ronde. Et ce n'est pas aussi simple à réaliser qu'il n'y paraît, dans la mesure où la tradition d'un Tour de France effectuant une véritable tournée des frontières est déjà bien ancrée dans les mentalités...
Henri Desgrange régule enfin le Tour de France! Depuis ses débuts, la route du Tour de France est ouverte à tout le monde. La situation a toujours été préoccupante, mais dans les années 30, cette circulation est compliquée par l'arrivée des véhicules de la caravane publicitaire, qui rendent la route encore plus dangereuse. Pourtant, Henri Desgrange ne s'occupe de ce problème qui empoisonne la route du Tour de France depuis la Belle Epoque qu'à partir de 1932. Auparavant, il a bien d'autres préoccupations et les autos suiveuses, pour lui, ne représentent pas un réel danger. Pourquoi change-t-il d'avis? Il faut tout d'abord signaler que le gouvernement s'intéresse toujours autant au Tour de France. En effet, en 1931, le Président du Conseil, Pierre Laval, décide d'ouvrir une enquête concernant l'épreuve cycliste. Malheureusement, un seul document, témoin de cette enquête, est parvenu jusqu'à nous: "A Monsieur le Préfet de l'Ariège à Foix, en exécution de la 1 Sporting, 25 juillet 1933. 101
lettre de M. Le Président du Conseil, ministre de l'Intérieur du 19 juin 1931, j'ai l'honneur de vous faire connaître qu'aucune manifestation hostile contre le Tour de France cycliste ne s'est produite le 10 juillet 1931 à l'occasion du passage des coureurs, soit contre le journal L'Auto, soit contre tout autre. L'enquête faite par les brigades intéressées de la compagnie pendant les jours qui ont précédé la course fait ressortir que la population n'a jamais manifesté une hostilité quelconque aux coureurs ou aux organisateurs et qu'elle les a toujours regardé passer avec une curiosité plutôt sympathique"l. Cette enquête a-t-elle été nationale? Il nous est permis de le penser. Est-ce le gouvernement qui a souhaité cette enquête, ou plus simplement L'Auto? Et dans quel(s) butes)? Malheureusement, nous ne pouvons répondre à ces questions. Cette petite enquête est néanmoins très significative de l'intérêt que le gouvernement continue de conserver pour le Tour de France. Craint-on qu'une foule hostile puisse nuire un jour au bon développement de l'épreuve? Peut-être... Dans les années 30, les services de gendarmerie sont néanmoins de plus en plus sollicités pour veiller au bon déroulement de la course. Mais il semble que ces mesures ne soient pas jugées assez efficaces par Henri Desgrange. En effet, lors de l'étape Pau-Luchon du Tour 1932, plusieurs irrégularités sont constatées. Beaucoup de supporters ont poussé les concurrents dans les cols, des voitures ont bloqué la course, et par leurs fautes, les résultats sont faussés. Cette fois, Henri Desgrange est obligé de réagir, et le 12 juillet 1932, jour de repos à Luchon, il convoque la presse, lui expliquant les mesures qu'il comptait prendre pour l'avenir: "L'an prochain, je vais demander aux préfets des départements de montagne traversés de modifier le service. A l'avenir, seules les voitures officielles pourront accéder aux arrivées, mais ce qu'il faudra que je trouve, c'est un remède contre les "pousseurs bénévoles" en montagne. Pour cela, comme cela existe dans le Galibier, je ferai, l'an prochain, fermer la circulation aux voitures deux heures avant le passage des coureurs, comme ceci nous ne trouverons en haut que les voitures officielles, c'est-à-dire une quarantaine de voitures au lieu d'un millier comme c'est le cas habituellement. Il est impossible de continuer de la sorte. Certes, cela prouve le succès de l'épreuve, mais [... ] il ne faut pas que le succès spectaculaire nuise au succès sportif du Tour,,2. Ainsi, dès 1933, les préfets des départements traversés s'occupent de coordonner les effectifs de police dont le Tour de France a besoin pour assurer sa régularité. Il faut cependant signaler que les
1 Service historique de la Gendarmerie l'Ariège à Foix. 2 L'Intransigeant, 13 juillet 1932.
Nationale,
102
dossier 9 E 53, Compagnie
de
dépenses liées au service d'ordre sont à la charge de L'Autol. Sur la route, ce changement se traduit ainsi: "La voiture officielle de la gendarmerie suivra le peloton de tête et interdira tout dépassement. D'autre part, les arrêtés préfectoraux et municipaux interdisent toute circulation sur l'itinéraire emprunté par le Tour de France et des consignes très sévères ont été données. Donc, attention aux procès verbaux,,2. Ce ne sont pas les seules idées que Henri Desgrange met en pratique pour sauvegarder l'intérêt du Tour de France. Outre les demi et les tiers d'étapes, il instaure aussi par exemple des départs séparés en 1931, afin, selon lui, de faciliter le classements aux étapes. Ainsi, Henri Desgrange change le règlement du Tour de France en cours de route, selon son humeur, ou presque. En 1933, il décide que l'épreuve se déroulera dans le sens inverse des aiguilles d'une montre, c'est-à-dire que les Pyrénées seront escaladés avant les Alpes. Mais cette fois-ci, sa justification est beaucoup plus pertinente: "Tout simplement ai-je voulu varier les distractions et rendre la course un peu plus pénible [.oo] Il y aura comme difficultés nouvelles: le Ballon d'Alsace, l'autre versant du col du Galibier[...], le col de Vars, les cols de Peyresourde et d'Aspin. Il m'a fallu, pour cela, accomplir des économies en territoire et supprimer un jour de repos [...] On a trouvé, autrefois, qu'il y avait trop loin de la dernière montagne à l'arrivée. J'ai donc établi que l'on rallierai Evian en cinq étapes et que de Pau on remonterait à Paris en cinq étapes également. (Desgrange soupire) Tout de même, un Tour de France doit être un Tour et je ne peux quand même pas en faire une" raquette" en descendant par Dijon et en revenant par Limoges...,,3. Mais le rédacteur en chef de L'Auto ne peut satisfaire toutes les communes. A partir de 1932, la pointe Bretagne est délaissée, de même que Strasbourg, deux lieux pourtant hautement symboliques du Tour de France. En outre, le kilométrage est réduit, de 5.000 km en 1931 à 4.400 en 1932. Desgrange délaisse ainsi peu à peu l'antique conception du chernin de Ronde pour un parcours plus moderne et surtout plus sportif, et en 1939, il élabore une nouvelle révolution: désormais, une année sur deux, le Tour de France délaissera le Nord et l'Alsace au profit de la Bretagne et vice-versa. A la fin de sa vie, Henri Desgrange, était enfin parvenu à équilibrer le Tour de France selon les principes d'une course moderne, après avoir longtemps tâtonné entre divers parcours et divers règlements. Dans le fond, il avait presque tout testé, mais refusait au l
"Les gradés et les gendarmes détachés roo] seront transportés sur les lieux aux frais de l'organisateur de la course et auront droit aux indemnités réglementaires, frais de repas compris". Lettre du chef d'escadron Degouey au Préfet de la Savoie, Archives départementales de la Savoie, 9 M III 66. 2 Le Petit Marseillais, 10 juillet 1933. 3 Match-L'Intran, 7 juin 1933. 103
maximum d'enlever deux idées fortes: le Tour de France conçu comme un chemin de ronde, et une course individuelle sans équipes de marques. Il a finalement dû céder sur les deux...
Les "principes économiques" de L'Auto Il restait un point sur lequel Henri Desgrange était tout aussi exigeant: le chapitre qui concernait les dépenses. Sur le Tour de France, l'organisateur paie tout, même pour les touristes routiers à partir de 1934. Ainsi, le mot économie est très souvent à l'ordre du jour, L'Auto craignant sans cesse d'essuyer une trop grande perte financière. Dans cet ordre d'idées, le Tour de France 1934 ne compte que 60 partants! Moins qu'en 1903! Les organisateurs avaient donné le ton et ne donnaient plus dans la demi-mesure. Ainsi, Lucien Cazalis est désormais surnommé "l'économe du Tour" et son attitude fait frémir plus d'un suiveur. En effet, un jour, à l'arrivée d'une étape, l'homme de main de Desgrange s'étonne de voir autant de coureurs franchir la ligne. Pour économiser encore plus sur les dépenses, il souhaiterait voir plus d'abandons (!) Son souhait sera d'ailleurs exaucé en 1939: à partir de la deuxième étape, le dernier du classement général est éliminé tous les jours! Et la nouvelle formule du Tour de France est aussi bien loin de faire l'unanimité parmi tous les cyclistes. Tout d'abord, les primes sont très mal réparties. Dans les années 30, le vainqueur de l'épreuve touche environ 200 000 F contre seulement 25 0001 au second, Desgrange pensant ainsi faire jouer l'émulation parmi les concurrents. D'autre part, le "patron" récupère sur les appointements de chaque engagé 100 F2 par jour, pour frais de nourriture et de soins. Si bien qu'à la fin du Tour, de nombreux concurrents doivent de l'argent à L'Auto! Ainsi, certains cyclistes peu en forme et ne pouvant espérer glaner beaucoup de primes d'ici Paris, abandonnent dès qu'ils sont à jour dans leurs comptes. Enfin, Henri Desgrange prélève 30% sur les primes gagnées par les cyclistes pour, selon lui, rembourser les nombreux frais qu'engendrent l'épreuve!3 Parmi ces frais divers, sont compris le ravitaillement et le personnel de la caravane. En effet, L'Auto doit chaque année prévoir entre autres, 5.000 bidons, 2.000 musettes et 20.000 sachets. En outre 58 personnes composent la caravane de L'Auto dont dix mécaniciens et dix masseurs, mis à la disposition des coureurs, et onze musiciens (!) ce qui représente une dépense journalière de 12.000 F. Ainsi, même en payant les frais d'organisation, L'Auto s'assure de 1 Soit environ 100000 et 12500 € actuels. 2 Soit environ 50 € actuels. 3 Sur ces divers points Pierre Mars, L'Humanité, 4 Soit environ 6 000 € actuels. 104
21 juillet 1937.
confortables revenus. Cependant, avec ce système, les cyclistes gagnent peu d'argent, le prestige national, en plus du prestige de disputer le Tour de France, devrait pourtant, selon Henri Desgrange, largement les satisfaire. De cette manière, L'Auto devait faire face à de nombreuses critiques et notamment en ce qui concernait la caravane publicitaire.
III. La création de la caravane publicitaire Lorsque Hemi Desgrange décide de créer les équipes nationales, puis de donner son accord pour une caravane publicitaire, il ne se doute pourtant pas qu'il va précisément répondre aux attentes des diverses firmes de cycles et autres. En effet, en 1930, la crise mondiale qui suit le krach boursier américain d'octobre 1929 n'a pas encore touché la France. Toutefois, les entreprises françaises connaissent un début de récession. Les bénéfices réalisés sont moins importants. Les exportations s'effondrent car les prix français sont de 20 % supérieurs par rapport aux cours mondiaux. Les entreprises doivent ainsi changer de stratégies et se diriger vers le marché intérieur et les consommateurs moins fortunés. Les secteurs les plus touchés sont ceux de la métallurgie, du textile, de l'automobile et des pneumatiques. Or, ce sont aussi les principaux soutiens financiers du sport cycliste, et avec des revenus moindres, la part consacrée à la publicité diminue. Ainsi pour les marques de cycles, prendre part à la caravane publicitaire et offrir des primes substantielles, leur revenaient moins cher que d'équiper à leurs frais une équipe de routiers pour juillet. Nous ne savons pas exactement quand est apparue la caravane publicitaire, ou plutôt son embryon, puisque la date officielle de sa création est 1930. Disons qu'à partir de 1924, la firme Wolber a lancé une initiative sympathique qui décrit bien dans quel état d'esprit les premiers véhicules publicitaires ont voulu suivre le Tour de France: "Dans le même temps où le public se prépare à couvrir de primes les coureurs du Tour de France, la direction du Pneu Wolber pense à couvrir de primes le public. Voici comment: sur tout le parcours du Tour de France, il sera distribué des cartes postales représentant une affiche du pneu Wolber intitulée: "Le pneu Wolber a gagné six fois le Tour de France". 60 de ces cartes porteront un numéro et la signature de M. Wolber. Elles donneront droit à un prix de 100 FI en espèces chacune. 150 signées dans les mêmes conditions donneront droit à un boyau Wolber, type Tour de France. 150 autres donneront droit à une enveloppe Wolber, type garanti en para pure. Soit au totalI5 000 F2 de prix roo] Il suffira à ceux que la chance favorisera, d'envoyer une lettre à la 1 Soit environ 72 € actuels. 2 Soit environ 10765 € actuels. 105
direction du Pneu Wolber, 76, rue des Arts, Levallois - Perret indiquant le numéro de la carte trouvée avec l'indication de la prime, ainsi que leur adresse. Ils recevront les 100 F, le boyau ou l'enveloppe Wolber dans les 48 heures"l. Ainsi, comme le public se cotisait pour offrir de nombreuses primes aux coureurs, l'entreprise Wolber s'était cotisée pour "rembourser" le public! A la fin des années 20, quelques firmes ont décidé de suivre le Tour de France. De suivre et non de précéder, car bien souvent ces véhicules passent une heure après les cyclistes, lorsque la route est déjà désertée par le public. Cette caravane embryonnaire a été créée à l'initiative de Paul Thévenin, chef de la publicité des chocolats Menier. Celui-ci passe ainsi son mois de juillet sur les routes à conduire un véhicule, entre l'automobile et la fourgonnette, décoré aux couleurs de la marque Menier et à distribuer parfois quelques réclames ou articles. Les véhicules du cirage Lion Noir et les réveils Bayard l'accompagnent régulièrement, et quelques autres véhicules représentant des firmes locales se joignent à eux le temps d'une étape. En 1930, ayant appris que Henri Desgrange cherchait à augmenter les recettes du Tour de France, Paul Thévenin propose de créer une caravane publicitaire passant cette fois-ci avant la course, moyennant une petite rétribution à L'Auto, surtout sous la forme de prix et de primes. La première caravane officielle compte ainsi six véhicules parmi lesquels Menier, Lion Noir, Bayard, les gruyères Graff et le café Standard. Et Menier innove encore en créant le Grand Prix de la Montagne, sous la forme de 5 000 F2 de prix au coureur passant en tête des sept grands cols du Tour (Aubisque, Tourmalet, Portet d'Aspet, Puymorens, Braus, Allas et le Galibier). En moins d'un mois, les chocolats Menier deviennent les friandises les plus populaires de France. Paul Thévénin fait en effet distribuer plusieurs milliers de tablettes le long des routes, mais aussi des bonnets de police à l'effigie de sa marque. Evoquer un raz-de-marée Menier en juillet 1930 n'est pas une vaine expression! La première caravane publicitaire est une véritable réussite. Dès Caen, terminus de la première étape, la caravane a trouvé sa place en marge de l'épreuve sportive: "Les voitures de publicité qui suivent rugissent des chansons et dévident des disques; d'autres distribuent des drapeaux et des coiffures en papier; d'autres enfin, installent des éventaires et débitent gratuitement du chocolat, du café, des pastilles et toutes sortes de produits qui font la joie des petits et des grands,,3. Henri Desgrange s'estime très satisfait. La caravane publicitaire fait désormais partie intégrante du Tour de 1 Le Petit Marseillais, 5 juillet 1924. 2 Soit environ 2 280 € actuels. 3 L'Ami du Peuple du Soir, 3 juillet 1930. 106
France et l'expérience est renouvelée d'années en années. Cependant la caravane est très réglementée: elle doit partir deux heures avant le peloton et "interdiction absolue aux voitures publicitaires retardées par une cause quelconque, de se mêler au cortège de la course"l; elles ne doivent distribuer leurs prospectus qu'à l'arrêt. Par la suite, la caravane publicitaire s'est bien développée, à l'instigation du chef de publicité de L'Auto, Robert Desmarets, qui réunit en 1935, au cours d'un dîner, les principaux chefs de publicité de la caravane et les convainquit d'investir plus encore dans le projet2. Ainsi, en 1939, 25 marques différentes participene. Cette caravane n'est cependant composée d'aucun constructeur de cycles ou de pneumatiques. Ce sont les produits de consommation les plus courants, et surtout les firmes alimentaires qui sont représentées. Ainsi, si dans les années 20, le Tour de France n'est encore qu'une course de bicyclettes, il se transforme dans les années 30 en un véritable défilé de véhicules: "Ce qui frappe le plus les spectateurs, c'est la quantité de voitures qui suit et qui précède les coureurs; voitures de journalistes, voitures publicitaires, voitures officielles, voitures de la police de la route, sans compter la multitude de side-cars et de motocyclettes. Spectacle curieux qu'accompagne un beau vacarme, si l'on ajoute les vendeurs de journaux et de photos des coureurs,,4. Le Tour de France apporte désormais du bruit et du mouvement dans chaque ville traversée: "Ce n'est plus soudain Bayonne, Pau ou Luchon, c'est maintenant le Tour de France village. f...] Le chant du presse-purée et la marche du fromage à la crème remplacent les couplets du terroir et la cloche de la cathédrale doit se taire provisoirement devant les triomphants carillons du réveille-matin dernier modèle. Les cars de publicité sillonnent les rues de la ville comme les tanks d'une armée d'occupation"s. Rapidement, la caravane s'est détournée de son premier but, qui était de remercier le public de sa participation. Dans les années 30, la caravane 1 Règlement de la caravane publicitaire du Tour de France 1937, Archives municipales de Grenoble, 3 R 32. 2 Sur ce point, voir L'Equipe, 12 juillet 1963. 3 Vivor, l'eau Perrier qui rafraîchit les coureurs, Bayard et Lion Noir avec un véhicule surmonté d'un lion lumineux noir, la maison Lacroix, réputée pour son eau de Javel, les dérailleurs Super-Champion et Simplex, les alcools Byrrh, Bannai, Pernod, Martini et Rossi et Cointreau. La Vache qui rit et Bel invitent les spectateurs à goûter leurs fromages. La chocolaterie Mont-Blanc propose ses crèmes dessert. Le ministère des colonies est lui aussi représenté par un véhicule du Comité de propagande de la banane française. Et encore: la Maison du Cuir, Butagaz, la loterie Les Ailes brisées, les stylos Waterman, Gray film et enfin Photo-Sport qui vend des cartes postales des coureurs. 4 A. Excoffon, Le Petit Dauphinois, 4 juillet 1933. 5 P. Bernard, "La foire au village", Paris-Soir, 16 juillet 1936. 107
publicitaire préfigure déjà l'idéal social de la consommation de masse. Sous le bruit et les slogans, elle dissimule en effet une véritable propagande commerciale en faveur des produits français. Le but est principalement de faire connaître un produit à une population curieuse et réceptive aux nouveautés. Cependant, avec les distributions gratuites, la caravane tient plus d'un spectacle gratuit que d'une incitation à la consommation payante et les bénéfices réalisés par une entreprise présente dans la caravane au terme du Tour de France restent inconnus. Dans cette mesure, la caravane publicitaire devient l'un des témoins économiques et sociaux de son époque. De son côté, Henri Desgrange s'attache surtout à la mise en valeur patriotique du Tour de France et à ses attraits nationalistes, qu'il préfère - et de loin - aux attraits commerciaux, dans la mesure où cela renforçait son emprise sur la course et les coureurs. Cette formule suscite dans tous les cas l'enthousiasme général du public français et des autres grandes nations européennes participantes. Et dans les années suivantes, cet état d'esprit allait perdurer...
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Chapitre
VII
Le pain quotidien de juillet 1929-1939 "Le Tour de France, c'est une grande manifestation de vitesse. Elle est faite de sport, d'information rapide, d'autos, de télégraphe, de téléphone, de radiophonie, de cinéma" René Bierre, Le Journal, 1er juillet 1930.
Dans les années 30, la société française s'ouvre au modernisme, à la publicité, au cinéma, à la radio et au développement de la presse écrite, avec l'émergence d'un nouveau style d'information basé sur l'image, dont ParisSoir et son tirage à 1,8 millions d'exemplaires est le plus représentatif. Rapidement, les autres grands quotidiens vont suivre son exemple et s'adapter aux goûts nouveaux des lecteurs. En outre, la T.S.F. poursuit une progression exponentielle, passant de 500.000 postes au début des années 30, à 5 millions de récepteurs en 1939. Cependant, la progression la plus spectaculaire est celle enregistrée par le cinéma qui représente en 1939 trois quarts des recettes du spectacle; le théâtre populaire est déserté. Le Tour de France, à cette époque, touche de plus en plus les populations, alors que les médias multiplient les reportages et les commentaires sur la course. En bref, sa médiatisation est accélérée au point qu'il devient un véritable pain quotidien médiatique au mois de juillet pour les Français et les populations européennes touchées par l'épreuve.
J. "Toute la ville en parle" Cette expression est le titre d'une poésie parue dans Sporting en 19351. Car effectivement, dans les années 30, tous les grands médias français l
"Le "Tour"
est commencé:
toute la France en parle/ Tous les journaux
aussi,
qu'ils aient tort ou raison; Vive donc ce beau Tour ou brilla le grand Charles/ Ce 109
parlent du Tour de France, de la T.S.F à Paris-Soir en passant par le cinéma d'actualités.
La T.S.F. au coeur du Tour "Chaque matin, T.S.F. et journaux viennent nous dire: "Ils" sont partis" [...] Chaque jour, les milliers de gens qui s'intéressent au sport cycliste une fois par an, à l'occasion de la grande randonnée, se rendent-ils compte, exactement, de ce que représentent 200, 300, 400 km en vélo? On peut lancer: "Ce sont des professionnels. Ils ne vivent que pour cela et par cela. Sans doute! Malgré tout... La route et sa solitude... Les voitures offrant à tout instant la tentation d'abandonner... Les coliques de l'eau trop froide... Le soleil de plomb sur la nuque... La crevaison injuste... La chute cuisante... La pluie en mille épingles... La poussière infiltrée sous les lunettes... Le désespoir, la lassitude, la défaillance, les larmes, la volonté demandant grâce. Imaginez-vous bien cela sportifs, devant le café crème?"l Dès 1929, ce journaliste de L'Intransigeant semble déjà percevoir l'importance que va rapidement prendre la T.S.F. dans le Tour de France, dans la mesure où ce nouveau média va justement beaucoup mieux expliquer au public toute la mystique qui entoure la légende des forçats de la route, et la rendre beaucoup plus réelle en infOlmant toujours mieux les sportsmen et surtout, le grand public. En 1922, les résultats du Tour de France sont annoncés2 depuis l'émetteur de la Tour Eiffel. Dans les années 20, de nombreuses autres stations se créent, tels Lyon-Douma en 1922 et Paris-PTT en 1923. Suivent toutes les autres grandes villes de France (Toulouse, Marseille, Bordeaux, Rennes, Lille, Grenoble et Limoges) entre 1925 et 1927, ainsi que deux postes privés: Radio-Paris et Le Petit Parisien. Les émissions sont conçues en studio, et les micros ne sont encore jamais sortis en plein air. Cependant, en 1929, Jean Antoine, 30 ans, reporter sportif et responsable de la rubrique Tour où resplendit le lyrisme maison. [...] Tout le monde LE suit, tout le monde bavarde: succès incontesté des rapports effectifs: car qu'importe le Sport pour les pauvres vieux bardes/ Qui chantent l'effort pur, non l'argent olfactif? Qu'importe l'athlétisme et les Jeux Olympiques, le renom malchanceux de notre natation? Pourquoi vous hérisser? Quelle mouche vous pique? Le Tour de France est le seul à chambrer la Nation. ", Sporting, 8 juillet 1935. 1 C. A. Gannet, L'Intransigeant, 11 juillet 1929. 2 "Grâce à l'obligeance et à la sportivité de M. le commandant Julien, chef des services radio-télégraphiques de Paris, tous les deux soirs, désormais, par le message qui part de la Tour Eiffel, à I8hIO, le monde entier sera informé des résultats de l'étape du Tour de France, lorsque ces résultats seront acquis à ce moment", L'Auto, 30 juin 1922. 110
T.S.F. du quotidien L'Intransigeant, veut sortir les micros des studios et le Tour de France lui semble alors le meilleur terrain d'expérience possible. Ainsi, en janvier 1929, Jean Antoine, fils du célèbre comédien André Antoine, vient soumettre cette idée à son directeur de L'Intransigeant, Léon Bailby. Celui-ci est assez enthousiaste, mais l'administration des PTT est bien plus réticente, car elle n'a pas de crédit à allouer à cette expérience technique. C'est donc L'Intransigeant-Match! qui va financer ces reportages, à la condition que les radios d'Etat fassent une large publicité à ses journaux dans leurs émissions. En prévision du mois de juillet, une camionnette Citroën barrée de l'inscription L'Intran-Match, est équipée d'un microémetteur à ondes courtes par les ingénieurs de la maison Philips. Le 30 juin, Jean Antoine, secondé par Alex Virot, caricaturiste à L'Intransigeant, et cinq techniciens, réussissent leur premier reportage. Alex Virot est venu au secours de Jean Antoine, en lui préparant son texte, car ce dernier a tout simplement été victime du... trac en arrivant au micro. C'est le début d'une collaboration qui allait durer de nombreuses années. Outre les radios d'Etat qui retransmettent les 55 émissions que réussissent à faire Jean Antoine et son équipe, à raison de trois par jour, le poste du Petit Parisien et Paris-PTT propose des comptes-rendus tous les soirs à 20h30. Et l'équipe de Jean Antoine ne donne pas seulement les résultats des étapes, elle propose des résumés, des récits des ascensions et surtout des interviews, ce qui permet aux nombreux passionnés d'entendre pour la première fois la voix de leurs champions favoris. Mais surtout, la radio présente d'indéniables avantages sur la presse écrite. Dans les Pyrénées, le Maillot jaune Victor Fontan est contraint à l'abandon; il casse sa fourche dans la seconde étape de montagne, et perd plus de 30 minutes à réparer. Atteint moralement, il refuse de continuer. L'équipe de Jean Antoine est la première sur les lieux, et retransmet l'information aussi rapidement que possible: "Il est certain que les auditeurs qui se trouvaient à l'écoute jeudi Il juillet à 7h45 du matin furent les premiers à connaître la défaite irrémédiable de Fontan. Ce sont là des victoires de la T.S.F. qui méritent d'être signalées. A l'heure même où nous diffusions ces nouvelles depuis Saint-Girons, beaucoup de nos confrères du Tour ignoraient encore cet incident"z. "Sans la radio, il aurait fallu au moins 12 heures pour que le public de Paris et des grandes villes apprennent ce coup de théâtre, et 24 heures pour celui des campagnes,,3. Le succès de ces reportages dépasse les prévisions les plus optimistes et de nombreuses lettres sont transmises à Jean Antoine. L'une d'elle l'émeut plus particulièrement: "Deux aveugles de guerre, ravis des renseignements si 1 Léon Bailby a créé la revue de sport Match en 1926. Z Jean Antoine, L'Intransigeant, 22juillet 1929. 3 Jean Antoine in /ci Radio-Cité, 22 janvier 1938. 111
frais et si parfaitement dits, ne peuvent résister à l'envie de venir vous adresser leurs compliments pour la grande oeuvre que vous accomplissez chaque jour avec autant de satisfaction pour tous. Que de difficultés pour vous. Vous rendez un service tout particulier à ceux que la guerre plonge dans la nuit; beaucoup d'entre nous sont restés très sportifs et sans le savoir, vous nous lisez tous les jours le journal et cela pour le bien de tous les autres sportifs"l. Grâce à la T.S.F., le Tour de France pénètre de plus en plus de foyers et permet de créer un nouveau public, non plus seulement de lecteurs, mais aussi d'auditeurs. Paradoxalement, la course devient ainsi plus vivante et donc plus réelle, mais les imaginations sont encore plus stimulées car les auditeurs rêvent désormais le Tour de France l'oreille collée au poste. En 1929, la T.S.F. a accompli un grand travail pour suivre l'épreuve, à tel point que" la France [a] à son actif le plus grand reportage radiotéléphoné qui ait été effectué jusqu'à ce jour,,2! En 1930, un nouveau dispositif a été mis en place: "Grâce à Fédération de Radiodiffusion, nous avons obtenu que l'ensemble des réseaux de l'Etat français retransmettent quatre fois par jour à 7h45, à 13h, à l'arrivée des coureurs vers 17h, heure variable évidemment et à 20h15, le dialogue que nous aurons ensemble"3. A la place du carnian Sauer, l'équipe de Jean Antoine voyage dans deux Citroën équipées d'un matériel plus léger. Les cyclistes s'habituent peu à peu à la présence des radioreporters et à leurs voitures, au point qu'elles sont rapidement adoptées par la caravane et bénéficient même d'un surnom: "Ils les ont appelés "les Bavardes" et chaque fois qu'elles passent, tous s'écrient: "Tiens! Voilà les bavardes qui passent!,,4 En 1932, la France compte 2 millions de postes radios. Après les Citroën, les reporters de L'Intransigeant vont utiliser un carnian équipé du système Marex qui permet d'enregistrer des disques que l'on peut immédiatement copier. Ainsi, "le 12 juillet 1932, Jean Antoine et Alex Virot peuvent pour la première fois dans l'histoire de la radio, transmettre de Luchon sur tout le réseau des postes d'Etat, le reportage du passage des coureurs qu'ils ont enregistré dans les Pyrénées au col de l'Aubisque"s. Grâce à la radio, le Tour de France se diffuse plus sûrement encore dans la société française et même au-delà: "Des millions d'auditeurs dans tous les bourgs et les villages de France, de Suisse et de Belgique, participent à la grande épreuve. Ils connaissent les résultats aussi rapidement que les 1 L'Intransigeant, 22juillet 1929. 2 Antenne, cité in L'Intransigeant, 15 juillet 1929. 3 L'Intransigeant, 3 juillet 1930. 4 Alex Vira t, L'Intransigeant, 8 juillet 1930. 5 René Duval, Histoire de la radio en France, Paris, éditions Alain Moreau, p.90. 112
1979,
Parisiens. Ils entendent les clameurs des arrivées. Les coureurs au repos leur parlent familièrement de leurs efforts et de leurs espoirs. Ainsi le Tour de France prend pour eux un caractère vivant qui entretient et augmente leur passion sportive"]. Mais la radiodiffusion du Tour de France donne aussi lieu à un commerce assez spécial en 1936: "L'Auto mettra en vente pendant tout le Tour de France les disques des principales radiodiffusions de la course. C'est ainsi que nos lecteurs pourront choisir entre une radiodiffusion du passage en haut du Galibier ou de l'Izoard et une radiodiffusion dans telle ou telle ville, ou l'interview de tel ou tel vainqueur ou de telle ou telle personnalité, etc... etc... Chaque disque pourra être pris dans nos bureaux moyennant 12 F,2. A partir de 1937, le développement de la technologie sans fil permet une nouvelle innovation sur le Tour de France: radio-course. Ainsi, le service de radio infonnations Colombes Goodrich annonce aux spectateurs la position de la course avant le passage des coureurs, grâce à une moto et à une voiture émettrice situées à l'arrière du peloton. Un véhicule situé à l'avant diffuse les dernières nouvelles par un haut-parleur et permet au public de reconnaître les routiers en tête de la course. Ce nouveau service est très apprécié par tous les spectateurs; désormais la route du Tour de France parle. La radio peut-elle donner son opinion sur le Tour de France indépendamment des organisateurs? C'est ce que fait Jean Antoine. Il impose un nouveau style dans les communiqués dans le but d'infOlmer au maximum ses auditeurs. Ainsi, avec les noms, il donne les dossards des coureurs et en 1937, il attaque aussi la gestion de l'épreuve par Henri Desgrange. "L'Affaire Henri Desgrange-Jean Antoine [...] fait grand bruit dans la caravane. Connaît-on les faits? Il fut question de Bartali, qui aurait touché le prix du vainqueur avant la lettre et de là à proférer les plus graves accusations, il n 'y a qu'un pas, que le bouillant reporter moderne a allègrement, trop allègrement franchi,,3. Pour résumer, Jean Antoine aurait accusé Henri Desgrange de vouloir vendre le Maillot jaune aux Italiens...
Paris-Soir concurrence L'Auto "Le Tour a suscité des progrès techniques considérables; il a eu, sur la technique des moyens d'information une influence chaque année grandissante: créant la nécessité, il a provoqué les audaces, les procédés, les inventions. Il est notamment à l'origine de l'extension de toute une partie de la Presse; les premiers radioreportages furent réunis autour du Tour; le ] L'Ami du Peuple, 20 juillet 1935. 2 Soit environ 7 € actuels. L'Auto, 6 juillet 1936. 3 Sporting, 20 juillet 1937. 113
télégraphe et le téléphone lui doivent quelque chose de leur mobilité et de leur multiplicité; les perfectionnements de la bélinographie l'ont suivi étape par étape. Et L'Auto s'en honore"l. Après les ventes historiques de 1933, L'Auto perd régulièrement des lecteurs. Si le tirage moyen l'année de la victoire de Speicher est de 360.000, quatre ans plus tard, le quotidien jaune ne tire plus qu'à 246 000 exemplaires par jour, puis en 1938, ce chiffre s'abaisse à 205 0002, soit une perte sur l'année 1938 d'environ 500 000 exemplaires par rapport à 1937. Désormais toute la presse écrite, régionale comme parisienne, accorde une ou plusieurs pages à la grande épreuve, notamment Paris-Soir. En 1930, l'industriel Jean Prouvose rachète ParisSoir alors qu'il tire à moins de 50 000 exemplaires. Prouvost révolutionne alors la presse écrite en développant dans son journal les reportages photographiques et les reportages sportifs, et le Tour de France va rapidement devenir l'un des principaux pôles d'intérêt du quotidien parisien, avec un style bien particulier: "Le sport sera traité à la manière d'un feuilleton vivant, dont l'intérêt rebondit sans cesse [...] Paris-Soir ne manquera aucune occasion de dramatiser le fait sportif, d'en développer le côté humain,,4. Et Paris-Soir n'hésite pas à mettre tous ses moyens financiers et techniques au service d'une meilleure qualité du reportage. Ainsi en 1935, le journal envoie sur le Tour: "60 collaborateurs, 2 avions, 8 autos, 5 motos, 1 voiture bélinographe et un car,,5! Mais le véritable atout de Paris-Soir, c'est sa vitesse de parution. Comme son nom l'indique, le journal paraît le soir, ce qui lui permet de gagner un nombre de lecteurs considérable par rapport à L'Auto qui ne paraît que le lendemain matin. Et Paris-Soir n'hésite pas à en rajouter et à aller provoquer Henri Desgrange jusque sous sa fenêtre6! Néanmoins, l'organisateur du Tour de France a trouvé un moyen pour lutter efficacement contre la presse du soir. Si en 1932, les arrivées 1 L'Auto, 14 juillet 1936. 2 Sur ce point, Edouard Seidler, Le Sport et la presse, Paris, Armand Colin, 1964, p.n. 3 Jean Prouvost, avant d'être un homme de presse, est surtout connu "pour avoir relancé et modernisé "la lainière de Roubaix", l'une des filatures les plus modernes d'Europe", Jacques Marchand, Jacques Goddet, op. cit., p.33. 4 Edouard Seidler, Le Sport et la Presse, op. cil., p.n. S Raymond Barrillon, Le cas Paris-Soir, Paris, Armand Colin, 1959, p.61. 6 "La lutte entre L'Auto et les journaux du soir est plus active que jamais. Pendant le Tour de France, c'est à qui donnera le premier aux habitants de la ville étape les résultats de la course. Faut-il dire qu'à ce jeu notre jaune confrère est toujours battu, puisque les journaux du soir font, à cette occasion, un gros effort de propagande et battent tous les records de rapidité? Un de ces journaux pousse même le cynisme jusqu'à aller poster un de ses vendeurs, aussitôt l'heure d'arrivée, sous les fenêtres de Desgrange", L'Echo des Sports, 18 juillet 1933.
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d'étape sont encore prévues entre 13h et ISh, à partir de 1933, elles se déroulent désormais entre 18h et 19h! Et en 1938, L'Auto songe encore à reculer l'heure! Selon Sporting, l'histoire se déroula ainsi: "Peu avant le départ de Paris-Roubaix, L'Auto décidait de faire partir les courses très tard, de façon qu'il Jut impossible aux journaux du soir d'en donner les résultats dans leurs dernières éditions. [...] Paris-Soir se débrouilla comme il put. On vit ses vendeurs, aux villes d'arrivées des courses, ajouter aux éditions du matin une feuille polycopiée avec les noms des premiers arrivants. Mais l'échec était grave sur tous les points de la région parisienne ou Paris-Soir Sportif, édition complète, était vainement attendu le dimanche soir"l. Jean Prouvost se devait de trouver rapidement une solution avant le départ du Tour de France, ou ses pertes financières risquaient d'être énormes. "La création d'une édition spéciale de Paris-Soir fut décidé - qui sortirait à 21 heures avec six pages consacrées au Tour de France et qui serait distribué le matin dans toute la France, battant L'Auto de plusieurs heures"z. Sporting raconte le dénouement: "Des négociations furent engagées et conduites, croyons-nous, par les Messageries Hachette! La discussion dura 24 heures, mais tout le monde était d'accord sur les principes. Le départ des courses devait être avancé. On demandait 2 heures, on obtient 1h15. Et les deux directions se séparèrent dans les meilleurs termes,,3. Cet accord arrangea toute la presse: "Excellente mesure à laquelle on applaudira unanimement, et à laquelle le tour gagnera d'être plus largement et mieux commenté. Arriver à 17 ou 18 heures est tout de même autrement plus agréable et utile pour la presse!,,4. L'Auto continue néanmoins de perdre des lecteurs. En 1939, le journal de Maurice Goddet est même contraint à faire de la publicité en faveur de ces reportages avec un slogan "choc": "Pour vous gagner au Tour"s. Un argument assez dérisoire pour un journal organisateur, inventeur du Tour de France et obligé de reconquérir son lectorat...
Le Tour de France au cinéma d'actualités C'est en 1931 qu'apparaissent réellement les actualités filmées du Tour de France: "Un car énorme suit toute la course et la filme. Aussitôt arrivé à l'étape, on développe le film et on le projette le soir même, dans un
1 Sporting-Coup Franc, 5 juillet 1938. 2 Idem. 3 Sporting, 5 juillet 1938. 4 Le Petit Dauphinois, 5 juillet 1938. 5 L'Auto, 9 juillet 1939. 115
endroit public gratuitement"l. Ces actualités filmées sont proposées et réalisées par les Reportages sportifs cinématographiques et contrôlées par L'Auto. En 1932, nouvelle innovation, le cinéma d'actualités du Tour de France est désormais projeté chaque jour de course dans les salles parisiennes. "En effet, la direction de Ciné- Paris-Midi s'est assurée un reportage filmé qui la met dans la possibilité de projeter dans sa salle à partir de 10 heures du matin, l'étape de la veille, les incidents de course, l'arrivée et l'interview des coureurs"z. Si au début, le cinéma propose des gros plans, des visions simples de la course, le développement de la photographie a rendu ces plans obsolètes. Ainsi, au fil des années, les reporters cinématographiques diversifient leurs plans, avec une préférence pour la France moderne, symbolisée par les cyclistes, partant à la rencontre de la France dite traditionnelle. Par exemple, la course croise un sabotier dans son atelier, des spectateurs ayant revêtu le costume traditionnel de leur région, des paysans, mais aussi des plans sur la foule et sur la plupart des monuments historiques bordant le parcours. Le Tour de France au cinéma d'actualités devient ainsi l'occasion de suivre chaque jour une carte postale animée de la France des provinces. A partir de 1935, les séances des soirs d'étapes sont diversifiées: "Notre programme comprend cette saison quelques films documentaires et sportifs, un petit film comique ainsi que les passages les plus attrayants du Tour r..] Notre projection dure environ lh15 et sera précédée d'un concert assez court de musique enregistrée,,3. Les séances gratuites du Tour de France connaissent un joli succès et réussissent à mobiliser près du cinquième des spectateurs présents aux arrivées. Dans les années 30, le Cinéma d'actualités est devenu une des parties intégrantes des divers spectacles proposés par le Tour de France. Si le Tour de France a ainsi innové et accéléré de nombreux progrès techniques dans l'entre-deux-guerres, ceux-ci se sont quelque part faits au détriment de L'Auto. Certes, leur course cycliste est plus populaire que jamais, mais les ventes du journal organisateur ont baissé. Ainsi, les profits tirés de la Grande Boucle servent-ils à compenser leurs pertes de lecteurs, qui leur préfèrent désormais Paris-Soir ou la T.S.F. Un paradoxe pour L'Auto, alors que le Tour de France vit ses plus grandes heures de prospérité et que le public arrive désormais en masse.
1 L'Auto, 3juillet 1931. 2 Paris-Soir, 9 juillet 1932. 3 Lettre des Reportages Cinématographiques, R 32. 116
Archives municipales
de Grenoble,
3
II. La France sur le pas de sa porte "Le plus surprenant, c'est l'attraction sur les foules: pour "le" voir, littéralement, la France est sur le pas de sa porte"l. Cette expression provient du programme du Tour de France 1936, édité par L'Auto, qui propose une véritable réflexion sur le Tour de France notamment par
l'entremise de Pierre Mac Orlan. Pour ce dernier, l'épreuve "offre l'apparence d'une manifestation sociale d'une puissance à peu près irrésistible", car cette fois-ci, la foule commence à affluer sur le bord de la route.
"Le jour férié du Tour de France" "Vous ne saviez pas? Toute la France côtière et alpestre le sait, elle! Le jour où passe le Tour de France cycliste dans les pays, patelins, villes, bourgades et campagnes est jour férié!"2. En effet, pour voir passer le Tour de France cycliste, tous les spectateurs arrêtent leurs activités, et dans les années 30, le phénomène va aller en s'amplifiant: "Au passage des valeureux gars du Tour, tout le village est présent! Le maire s'est habillé "en dimanche ", le prêtre a cessé pour un moment la lecture de son bréviaire, l'instituteur a amené toute sa classe, qui joyeuse, brandit avec beaucoup de conviction de petits drapeaux français... Tout le monde vibre, tout le monde acclame... c'est le Tour de France! " Dans les années 30, en plaine ou en montagne, la foule vient plus nombreuse, au point que les observateurs décrivent une véritable "mer humaine" dans leurs commentaires, comme par exemple sur la route de Lille en 1938: " Sur J 00 kilomètres, il n 'y a pas eu J 00 mètres où il n 'y avait pas de spectateurs. Et non seulement sur une seule rangée, mais sur une triple haie. [...] Tous les suiveurs s'accordaient pour dire qu'ils n'avaient jamais vu cela...") Il semble qu'enfin ces foules énormes décrites depuis la Belle Epoque, répondent désormais présentes au rendez-vous du Tour de France. Ainsi, après Lille, Nancy recense 30000 personnes au contrôle en 19304, Aix-les-Bains annonce aussi 30000 spectateurs en 19335. Cette même année, Marseille n'arrive pas à évaluer son public: "Combien étaient-ils ces admirateurs de nos vaillants routiers: JO OOO?20 OOO?Les dénombrer est chose impossible. Disons qu'il y avait là tout ce que Marseille, tout ce que la Provence compte de sportifs et nous 1 Daniel Lenief, L'Auto, programme du Tour de France 1936, p.32. 2 René Lehmann, L'1ntran-Match, 22 juillet 1930. 3 Le Tour de France, 100 ans, tome !, 1903-1939, op. cit., p.240. 4 L'Est Républicain, 25 juillet 1930. 5 Le Petit Dauphinois, 4 juillet 1933. 117
serons dans la note exacte"!. Toujours en 1933, 25000 personnes se sont réunies à l'arrivée au vélodrome de Bordeaux-Lescure2, et à l'arrivée à Rennes, les chiffres annoncés sont encore plus impressionnants: "50000 personnes étaient là pour leur clamer une admiration sans limite et un enthousiasme délirant. Sur ces 50000 âmes, beaucoup étaient venus de très loin. Depuis avant-hier, en effet, des cars immenses déversaient à Rennes des flots humains, dont les vagues nous venaient jusque du Finistère... De ,,3 quoi n'est pas capable la foule pour l'amour du sport! Et au vélodrome: "Etaient-ils 20 000 spectateurs autour de la blanche piste de ciment [...]? Si ,,4 nous disions oui, peut-être serions-nous en dessous du chiffre réel! Et le phénomène est le même en montagne, où le Tourmalet détient un record assez insolite, amélioré d'année en année, celui du "plus grand nombre de voitures enregistrées le même jour dans un col. La file s'étendait sur deux kilomètres en montée et autant en descente sur deux rangées et dans tous les
coins
Il en passa plus de 3500,,5, cela pour l'année 1931. Et en 1938:
[.00]
"Tous les records d'affluence dans un col sont battus. Il y a là peut-être 30 ou 50000 curieux C'est inimaginable. Il y a dans chaque sens cinq kilomètres de voitures ou de cars, sur le bord de la route, en montée ou en descente. Et que de campings improvisés en plein soleil, sur les derniers kilomètres, de véritables grappes humaines sont accrochées aux rochers. Le ,,6. spectacle de cette foule acclamant les Tours de France est prodigieux Il nous faut cependant nuancer ces commentaires enthousiastes. Cette "mer humaine" décrite par la presse n'apparaît qu'en quelques points du parcours, notamment au sommet des cols et aux arrivées d'étapes. L'observateur décrit un phénomène de concentration de foule sans précédent et, avec lyrisme, l'étend au parcours du Tour de France en entier. Il donne une impression de masse finalement sans réelle mesure avec la réalité, mais qui semble fonctionner à merveille auprès des journaux et du grand public. L'impression générale au final est que la foule afflue en masse au spectacle du Tour de France. Disons que si dans les années 20, la foule se comptait en milliers, dans les années 30, elle se compte en dizaines de milliers. Selon les estimations de la presse, entre 1919 et 1939, la foule aurait été multipliée par 10. Aussi, les spectateurs sur le bord de la route pourraient désormais atteindre, voire dépasser les 10 millions, soit le quart de la population [00']
française..
.
1 Le Petit Marseillais, Il juillet 1933. 2 L'Ami du Peuple, 20 juillet 1933. 3 Ouest-Eclair, 22 juillet 1933. 4 Idem. 5 Paris-Soir, 10 juillet 1931. 6 Paris-Soir, 15 juillet 1938. 118
Dans les journaux, les enfants sont les premiers à l'honneur dans les commentaires: "Si le spectacle fugace, insaisissable et impérieux de l'événement enthousiasme les grands, que dire des petits. Le Tour est pour les enfants un conte de fée en marche, une légende magicienne, courte, mais intense, bouleversante, que le rêve et l'imagination prolongera. De tous, des professionnels et des initiés, ce sont les enfants qui comprennent le mieux et qui en sentent vraiment la magnificence et la poésie"l. Ces enfants représentent bien sûr la jeunesse française, et c'est à elle en priorité, que s'adresse le spectacle du Tour de France, car créer des vocations par l'exemple est toujours un des souhaits de Henri Desgrange. Ensuite, les prêtres ont droit à une attention spéciale, car ils se distinguent particulièrement au bord de la route. L'exemple le plus significatif de l'époque est celui du prêtre d'Aiguebelle en Savoie, en 1933, venu voir avec ses ouailles un contrôle de signatures finalement supprimé. "Arrêtés à Aiguebelle pour y apprendre la funeste nouvelle, nous y trouvâmes un prêtre qui était descendu de la montagne avec une bande de paroissiens d'allure juvénile. Le brave homme nous implora: "Alors, c'est vrai, monsieur, pas de signatures? Comme c'est désolant. Figurez-vous que c'est moi qui ai organisé cette sortie pour mes paroissiens: je leur parle souvent dans mes prêches du Tour de France et leur donne en exemple la persévérance, le courage de vos coureurs, leur charité chrétienne, leur abstinence, leur résistance au pêché. La vie n'est-elle pas aussi, monsieur, une succession de grands cols, que nous allons avoir le courage de surmonter et derrière lesquels on trouve toujours la descente consolatrice? J'avais promis à ces braves gens de leur montrer les coureurs, de les reconnaître, me voilà avec une sorte de mensonge sous ma calotte, mes paraboles en perdront de leur force"z. Mais d'autres prêtres délaissent les sermons et préfèrent passer à l'acte: "En plein col, un de nos commissaires [...] aperçut soudain à un détour de chemin monsieur le curé qui poussait de toutes ses forces un touriste-routier. Le commissaire intervient et dit doucement: "Mais savezvous que vous favorisez la fraude?" Monsieur le curé resta un moment interloqué et dit avec majesté: "Mon devoir, c'est d'aider l'humble isolé,,3. Ainsi, pour beaucoup de prêtres, le Tour de France se devait de devenir un exemple de charité chrétienne, et cette attitude a beaucoup frappé les observateurs. Une autre institution a droit à l'honneur des journaux, ce sont les militaires. Beaucoup souhaitent en effet obtenir une permission pour voir passer le Tour de France, ce qui est loin d'être une chose aisée à obtenir. "La discipline étant la force principale des armées, le colonel du régiment ne l Paris-Soir, 12 juillet 1936. 2 L'Auto, 5 juillet 1933. 3 L'Auto, 9 juillet 1931. 119
voulut, à aucun prix que ce soit, modifier le programme militaire de la journée. Les manoeuvres sont les manoeuvres. Donc, la troupe se rendrait, ainsi que prévu, faire des demi-tours par principe alors qu'ils mouraient d'envie de voir le Tour tout entier. La consternation était générale chez ces soldats simples. Ils partaient "flingot sur la dentre et sac à l'échine". Mais, comme par hasard, les officiers les conduisirent pour manoeuvrer dans un champ qui borde la route où devaient passer les coursiers. Et autre heureux hasard, la pause fut décrétée juste quelques instants avant l'arrivée de ceuxci. Ce qui fut, mon colon, une fichue chance"l. Ecole, Eglise, Armée, ces trois fondements de la société française des années d'entre-deux-guelTes regardant passer le Tour de France, sont les éléments les plus frappants pour les journalistes suiveurs. Mais ceux-ci ne manquent aussi aucune anecdote, allant d'un extrême à l'autre, pour décrire la ferveur du public envers le Tour de France. Par exemple, à Nantes en 1932: "Depuis que le Tour de France se court, les officiels en ont vu de toutes les couleurs. Mais ce matin, ils restèrent cloués de stupéfaction en entendant un solide gars nantais, en tenue de course, leur dire: "J'ai trois semaines de permission, je voudrais courir le Tour au lieu d'un de ceux qui n'ont pas été classés la veille". Et pour confirmation, il apportait une permission patronale l'autorisant à courir,,2(!) Et d'autres images, toutes aussi fortes, sur cette France du Tour décrivent le phénomène suivant: vraiment "toute" la France sort sur le pas de sa porte: "Dans les faubourgs de Nantes, une vision à la fois comique et macabre: un convoi mortuaire stoppé par le Tour avec le cortège en deuil acclamant les coureurs, les employés des pompes funèbres debout sur le corbillard. Le mort avait, lui aussi, son étape. En Vendée: un paysan, malade, a voulu ne rien perdre du spectacle. Alors on a attelé la jument, on a hissé sur le chariot l'impotent dans son grand lit-bateau et c'est sous son édredon rouge, calé dans ses oreillers, que le bougre regarde passer la course. Près de Colmar: devant un grand bâtiment sont rangés une centaine de gaillards qui, à notre passage, demeurent immobiles, impassibles et restent muets. "Voilà des gens bien raisonnables!" me dit Gaston Bénac avec une nuance d'admiration. Je me renseigne: Ce sont des fous. Les pensionnaires d'un asile d'aliénés,,3. Cette anecdote semble donner raison à une réflexion de PielTe Lorme extraite de son livre L'envers du Tour: "Et j'imagine qu'en marge de la foule électrisée par le passage du Tour, plus d'un vieux philosophe à poil gris, étranger aux choses du sport, estomaqué par le spectacle, a dû s'en aller en haussant les épaules, inquiet de savoir si
1 L'Auto, 8 juillet 1931. 2 René Moyse, L'Intransigeant, Il juillet 1932. 3 Max Favalelli, programme du Tour 1947. 120
l'on n'aurait pas par mégarde, ouvert les portes de tous les asiles d'aliénés de France"l. Par contre, si les journalistes multiplient les anecdotes sur les aspects pittoresques du public, les témoignages portant sur la composition sociale de la foule sont désormais presque absents des chroniques. Est-ce un oubli? Peut-être. Mais il semble aussi que les observateurs se soient délibérément attardés sur les grands ensembles du public et sur ses structures sociales (Eglise, Ecole, Armée). Les figures du prêtre et de l'instituteur sont restées, alors que celle du bourgeois et de l'ouvrier, si présents à la Belle Epoque, ont quasiment disparu. Assiste-t-on déjà à une volonté d'homogénéisation du public par les médias, à une préfiguration des commentaires types de la culture de masse, où les classes s'effacent? Il semble que cela soit en effet déjà le cas. Reste un "mystère" à élucider: pourquoi le Tour de France exerce-t-il une telle attraction sur les foules?
L'influence sociale du Tour de France "L'influence sociale du Tour de France? Elle n'est pas un mythe. Elle existe, salutaire et vivifiante. Les sédentaires et les gens actifs révèrent l'action, le mouvement. De même qu'autrefois, les musiques militaires faisaient frissonner le coeur de la foule, aujourd'hui, une course cycliste, comme un grand match, et surtout le Tour de France, donnent une impression de vie intense, rythmée à la cadence rapide de notre époque où les soucis quotidiens nous font dévorer les heures que nos aïeux avaient davantage le temps de savourer. C'est un entracte, un arrêt de nos soucis, une curiosité jeune et vive I...] En vérité le Tour de France cycliste n'est plus seulement une course de longue durée. C'est l'hymne pathétique au courage et à la résistance du sportif qu'entonnent à pleine voix des millions d'êtres de tous les pays, sans toujours s'en douter,,2. Les nouvelles foules du Tour de France ont bien sûr interrogé les suiveurs: "A quoi tient cette immense popularité que l'on fait aux coureurs cyclistes?,,3 C'est Jean de Lascoumettes, journaliste à Match-L'Intran, qui semble le mieux répondre à cette question. Dans un style simple et direct, il renvoie aux spectateurs leur propre image: "Tous, vous me répondez que voir ou ne pas voir, posséder l'autographe ou recevoir une bourrade, être remarquée ou dédaignée, n'a absolument aucune importance. Ce que vous voulez, c'est respirer un instant cette atmosphère si particulière du Tour, vous agglomérer à une caravane qui passe et vous intégrer un moment à 1 Pierre Lorme, L'envers du Tour, Paris, Baudinière, 1934, p.92. 2 René Lehmann, Match, spécial Tour de France 1931. 3 René Merle, Le Petit Marseillais, 10 juillet 1933. 121
elle, pour le suivre ensuite par la pensée et la grossir, dans ses évolutions futures, de votre insaisissable mais affectueuse présence. Car vous restez sur place, cloués au sol. Mais à toute heure du jour, vous évoquez le cheminement des coureurs du Tour sur les routes de France et vous vivez, avec un peu d'imagination, les mêmes émotions que nous. Exécrables et délicieuses foules du Tour de France, vous êtes l'élément essentiel du succès d'une épreuve qui mourrait, pour belle qu'elle fut, du jour ou il n 'y aurait plus, au long des routes, de l'étonnement et de la passion, des rires et des horizons échangés, si, en un mot, elle ne troublait pas votre vie quotidienne"l. C'est le spectacle du courage et de l'effort qui semble intéresser le plus le public, et c'est surtout ce qu'il retient une fois la course passée. Le courage et l'effort deviennent ainsi les vertus de la société moderne et les journalistes emploient parfois un vocabulaire quasi religieux pour décrire ce phénomène: "la foule des fidèles est restée la même, qui se presse à ces vêpres sportives, puissamment chantées par le vrombissement des 6 cylindres et des haut-parleurs de la caravane"z. Ainsi, dans les années 30, les foules du Tour prisent le spectacle du courage et entretiennent le culte du héros sportif comme l'une des valeurs forte du XXème siècle. Et cette spectaculaire réussite du Tour de France dans les années 30, autant au niveau du public que des médias, va attirer bien des convoitises et va à nouveau susciter des débordements chauvinistes...
1 Match-L'Intran, l8juillet 1933. Z Albert Alex, Le Petit Dauphinois,
4 juillet 1933. 122
Chapitre VIII
Le Tour de toutes les propagandes 1936-1944 "Ony trouve
de tout f...] de tout, vous dis-je. On y trouve même, certaine année, un resquilleur, un camion fretté par un journal d'extrême-gauche qui vante lui, non pas ses produits, mais ses principes et ses doctrines à grand fracas de haut-parleurs" Pierre Lorme, L'envers du Tour, p.68-69
De 1936 à 1939, alors que Henri Desgrange ouvre sa course à toute l'Europe, les tensions nationalistes s'aggravent et ne laissent pas indemne le tableau noir des résultats...
I. Les équipes nationales: prestige et chauvinisme En 1930, avec la création des équipes nationales, apparaissent de nouveaux enjeux dans et hors la course. Tout d'abord, un nouveau classement est créé: le challenge international par équipes. Comme son nom l'indique, il est censé distinguer la meilleure nation du cyclisme mondial. Il suscite les convoitises et accélère par ailleurs les tendances chauvines auprès du public. Trois grandes nations se sentent alors concernées: la France, la Belgique et l'Italie et leur affrontement au niveau sportif ne va pas sans heurts.
1937: le retour du chauvinisme A partir de 1935, les Belges renouent avec la victoire. Romain et Sylvère Maës1 dominent la course grâce aux nombreux contres-la-montre par équipes qui sont censés animer les étapes de plaine. Cependant, l'édition 1
Aucun lien de parenté entre Romain et Sylvère Maës. 123
1937 va dévier en une véritable guerre d'influence. En effet, Henri Desgrange, sous la pression des Français, décide de supprimer les contre-Iamontre par équipes, jugés trop favorables aux Belges. Pour faire bonne mesure, le Bordelais Roger Lapébie est à son tour pénalisé dans les Pyrénées à cause d'une sombre histoire de ravitaillement illicite. L'équipe de France, ulcérée, menace alors d'abandonner! Le lendemain, le public bordelais accueille Sylvère Maës à coup de jets de pierres. En outre, il lui est administré une pénalité de 15 secondes. L'équipe belge, écoeurée, décide alors de ne pas repartir. Beaucoup voient dans l'attitude exagérée du public bordelais une aggravation des tendances nationalistes au détriment de l'esprit sportif. Renoncer aux équipes nationales? Une idée que Hemi Desgrange, débordé et critiqué, n'envisage pas une seule seconde, même sous les menaces. A Pau, il a ainsi reçu des lettres anonymes qu'il ouvre devant le reporter de L'Intransigeant Félix Lévitan: "Hier soir, au moment ou il reçut des télégrammes de menaces ridicules, affirmant qu'il était intéressé à la défaite des Français, Henri Desgrange, créateur du Tour, a eu un accès de découragement fort compréhensible. Il s'est repris très rapidement cependant [...J "J'ai toujours tenu bon. J'ai résisté bien souvent, dans les moments difficiles, à toutes sortes de pression, et j'ai été heureux d'organiser mon Tour de France sans le concours de personne, avec les équipes nationales. C'est de loin la meilleure solution. Jamais Tour de France n'a été si beau, si régulier, qu'avec les équipes nationales. Je n'abandonnerai jamais la formule... " Henri Desgrange remit ses lunettes. Il était pâle, tremblant, froissant les télégrammes menaçants [...J Et il reprit avec force: "Non, je n'abandonnerai jamais la formule..." Je l'entendis encore murmurer distinctement: "Ce qui arrive, c'est la réaction du succès. Je ne dois pas fléchir, je ne dois pas avoir peur..."l D'ailleurs, les esprits échauffés se calment au retour sur Paris.
Gino Bartali, pour le pape et Mussolini Le champion cycliste Gino Bartali véhicule une image très positive de l'Italie. Aussi, le gouvernement de Benito Mussolini le pousse à s'engager dans le Tour de France sous couvert d'exercer une propagande sportive. Mais Bartali est aussi un fervent chrétien, que la mort prématurée de son frère Giulio, survenue en 1936, a beaucoup touché. Dans sa maison en Toscane, il s'est ainsi fait construire une chapelle pour rendre grâce à Notre-Dame-de-Lisieux. Il milite aussi en faveur de l'Action Catholique, un organe n'ayant pas toujours les faveurs du gouvernement romain. Et Il Popolo d'Italia, le quotidien du parti fasciste, ne ménage pas ses critiques à I
L'Intransigeant,
22 juillet 1937. 124
l'égard de Bartali, l'accusant d'avoir reçu 200 000 lires en vue de sa participation au Tour de France. Le journal de Mussolini divulgue ces faits à tort, mais l'opinion publique ne doit pas soutenir un homme n'adhérant pas à toutes les idées du Parti... En France, si le public se passionne pour ses exploits accomplis dans le col de l'Izoard, c'est son côté mystique qui intrigue le plus. En effet, sa ferveur est réellement impressionnante: "Plus je pédale vite vers les sommets, plus rapidement je me rapproche du Ciel"l. Les soirs d'étapes, il médite sur la vie de Sainte-Catherine de Sienne et les jours de repos, il va entendre la messe et parle un peu avec la foule qui l'attend immanquablement devant son hôtel: "On attend Ba rtaIi, on le touche, on le frôle: on dirait qu'on veut voir s'il a vraiment des ailes d'archange pour monter plus vite les cols"2. Mais le Florentin s'ilTite de toute cette légende qui l'entoure:
"On m'a baptisé
"Bartali
-
le
- Pieux",
"Bartali le mystique ". Tout cela parce que je suis catholique! [...J Qu'on me juge sur la route, qu'on me parle de ma course, de mes braquets, de mes défaillances, cela doit-être suffisant,,3. Gino Bartali, en prenant part aux Tours 1937 et 1938 pour des raisons politiques, finit par faire en France beaucoup plus de publicité pour le pape que pour le Duce. Si bien que son influence sur la jeunesse française à l'écoute du Tour de France apparaît non négligeable: "A la porte de chez Anatole, le bistro en bas de chez moi, on écoute un poste, non pas de radio... de T.S.F! Il nous diffuse une nouvelle qui nous captive autrement que Hitler ou Mussolini... Gino-Ie-Pieux vient de passer en haut de l'Izoard... Il a pratiquement le maillot jaune. Tout ça parce qu'il a de l'eau bénite dans son bidon. Des choses qui vous font croire que Dieu existe bel et bien,,4.
Il. Le gouvernement
au Faubourg Montmartre
Cette expression est tirée du livre d'Edouard Seidler, Le sport et la Presse, lorsqu'il analyse les fantastiques ventes de L'Auto au début des années 30, au point qu'il écrit: "On peut dire alors qu'au mois de juillet, le gouvernement de la France passe de la présidence du Conseil au Faubourg Montmartre!"s Une formule à peine exagérée tant il est vrai que l'attention des Français en juillet se focalise plus sur les résultats des champions cyclistes que sur les problèmes politiques ou économiques du moment. Henri Desgrange passe ainsi, aux yeux de ses confrères, pour un dictateur - mais 1 Match, 6 juillet 1937. 2 Paris-Soir, 27 juillet 1938. 3 L'Auto, 1er août 1938. 4 Alphonse Boudard in Serge Laget, La saga du Tour de France, op. cit., p.139. S Edouard Seidler, Le sport et la presse, op. cit., p.71. 125
l'est-il vraiment? - cela à une époque où, dans quelques pays voisins, le gouvernement politique est livré aux dictatures. Henri Desgrange ne pouvait ainsi échapper à la caricature; royale tout d'abord: "Le Tour de France, c'est moi!" Puis les comparaisons se font plus précises et plus osées: "Henri Desgrange, c'est le Mussolini du cyclisme. Il commande, il ordonne, il décide"l. Jusqu'à cette interrogation: "Imperator, fuehrer, duce... ou remarquable animateur?"z Pour beaucoup de ses contemporains, Henri Desgrange est en effet un personnage autoritaire, exploiteur et promoteur au paroxysme du sport-spectacle, réclamant aux cyclistes du Tour de France une incroyable débauche d'énergie pour soutenir le spectacle et l'intérêt de la course. Bien évidemment Henri Desgrange, n'est pas, au sens politique du terme, un dictateur. Il est par contre un remarquable animateur de spectacles sportifs. Néanmoins, le Tour de France n'est pas si éloigné que cela des soucis politiques, il s'en ferait même plutôt l'écho en ce qui concerne les étés 1936 et 1937, marqués par la victoire du Front Populaire et la Guerre d'Espagne.
Le Tour de France et le Front populaire En ce début juillet, le mouvement ouvrier a l'impression d'être au début d'une ère nouvelle3. Un climat d'optimisme s'ouvre au milieu de la crise économique qui continue à sévir. De son côté, le ministère de l'Intérieur surveille bien la caravane du Tour de France en ce qui concerne la propagande politique, et envoie chaque année des directives aux préfectures: "J'appelle [...] d'une manière toute spéciale votre attention sur la nécessité d'éviter qu'à l'occasion de cette publicité l'ordre public ne soit troublé et que l'affluence des spectateurs dans les villes traversées, aux abords des contrôles et aux étapes, ne serve de prétexte à une propagande politique qui serait déplacée à propos d'une manifestation sportive,,4. Le Populaire, l'organe de la S.F.I.O., et L'Humanité, généralement peu favorables à la 1 Maurice Pefferkom, L'Echo des Sports, 14 juillet 1926. Z P. Guitard, Le Petit Journal Illustré, 7 juillet 1935. 3 En mai 1936, le Front populaire (composé des communistes,
des socialistes, des républicains socialistes, des radicaux et de la gauche indépendante) remporte les élections législatives et une véritable explosion sociale secoue la France. En effet, de nombreuses et profondes réformes sont immédiatement engagées. Elles aboutissent le 5 juin à la signature des Accords de Matignon entre la C.G.T. et l'organisation patronale: les salaires sont augmentés de 7 à 15% selon les branches. Le 20 juin est promulguée la loi sur les congés payés (quinze jours de congés annuels payés), puis en juillet, une autre loi fixant la durée de la semaine de travail à 40 heures. 4 Directive du ministère de l'Intérieur sur les prospectus et la propagande politique au sein de la caravane du Tour 1935, Archives départementales de l'Isère, 173 M 34.
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grande épreuve, ont décidé en ce mois de juillet 1936 de faire "le Tour de France du Front populaire" et L'Humanité organise bien une propagande politique à l'occasion du Tour de France. A Grenoble, par exemple, le car de L 'Humanité organise un petit concert le soir à l'étape. Or, suite aux diverses directives du ministère de l'Intérieur, ces soirées sont surveillées par la police municipale: "Contrairement à ce qui fut annoncé, ce ne fut pas un reportage dénonçant les dessous commerciaux du Tour de France [...] Un orateur appartenant à L 'Humanité et faisant partie des suiveurs du Tour de France, annonce que le journal L'Humanité suit le Tour pour dénoncer les combinaisons commerciales auxquelles se livre le directeur du journal sportif L'Auto, M. Desgrange. Au lieu de ces divulgations, il cite des cas de chauvinisme auxquels se sont livrés des ouvriers français à l'égard de coureurs étrangers. Il cite notamment le cas d'un coureur allemand, mis en difficulté lors de l'ascension du Galibier et qui ne reçut aucun secours même d'ouvriers français présents. Le reste de son discours est un appel aux travailleurs qui doivent se réunir dimanche [14 Juillet] en vue de manifester contre les menées fascistes"l. De son côté, Le Populaire propose aussi des réunions publiques, mais en tenant un discours plus sportif: "Le Populaire [a] fait connaître que le sport avait été réservé aux riches pendant de nombreuses années, a déclaré que l'application de la journée de 8 heures d'abord, et la semaine de 40 heures ensuite, avait permis à la classe ouvrière de pratiquer un sport peu coûteux, l'athlétisme et le cyclisme. L'orateur a démontré que le Tour de France n'était qu'une entreprise commerciale et a critiqué l'attitude de M. Desgrange qui, dans le but de faire plaisir à M. Mussolini, favorise ouvertement l'équipe italienne"z. Et les reporters socialistes et communistes ne manquent pas de soutenir les coureurs cyclistes, en qui ils continuent de voir, comme dans les années 20, des sportifs exploités. Ainsi, "Le Populaire envoie son salut socialiste au camarade Magne, ouvrier de la route,,3. Et la route du Tour de France croise aussi de nombreux ouvriers en grève. En effet, plus de deux millions de salariés ont cessé leurs activités pour un temps indéterminé, dès le mois de mai. Les travailleurs occupent les usines, les ateliers, les magasins, voire les fermes. Ces grèves sont nées spontanément, dans l'euphorie de la victoire électorale de la gauche. Et sur le parcours du Tour de France, de nombreux grévistes préparent des banderoles pour encourager les cyclistes, avec par exemple ce message: "Les travailleurs en lutte saluent leurs frères ouvriers
1
Rapport du commissaire de police de Grenoble sur la manifestation de L'Humanité, 12juillet 1935, Archives municipales de Grenoble, 3 R 32. 2 Rapport du commissaire de Grenoble sur la manifestation organisée par Le Populaire, 8 juillet 1937, Archives municipales de Grenoble, 3 R 32. 3 Le Populaire, 13 juillet 1936. 127
de la route"t. Cependant, les journalistes se détournent peu à peu des répercussions du Front populaire pour s'intéresser aux "événements d'Espagne" .
Le Tour de France et la Guerre d'Espagne Alors que l'épreuve de L'Auto passionne les foules, une nouvelle menaçante ébranle toute l'Europe: le 17 juillet 1936, les forces armées du général Franco viennent d'opérer un coup d'Etat en Espagne. Ces événements ne manquent pas de se répercuter sur le Tour de France, dont le parcours longe la frontière ibérique et qui compte une équipe espagnole dans ses rangs. De la République
au coup d'Etat
Le 14 avril 1931, la république est proclamée en Espagne, au détriment de la monarchie, incarnée par Alphonse XIII. Cette année-là, l'équipe espagnole compte un seul engagé dans ses rangs: Francisco Cepeda. Comme les cyclistes arborent sur leur maillot la couleur de leur drapeau national, Desgrange s'étonne des tons choisis par Cepeda, rouge à bandes jaunes, les couleurs de la monarchie. Pensant lui être agréable, il lui propose alors un nouveau bicot, en règle avec le nouveau gouvernement: rouge, jaune et violet. "Cepeda refusa très énergiquement. Et très régence, il se mit à nous parler avec ferveur d'un certain monsieur Treize, qu'il appelait familièrement par son petit nom d'Alphonse. "Restera-t-il longtemps en Angleterre? Sera-t-il revenu à Fontainebleau, sanctuaire des majestés déchues, pour le retour du Tour?,,2 Francisco Cepeda est une gloire tragique du Tour de France. Le Il juillet 1935, il chute lourdement au cours de l'étape Aix -Grenoble, et meurt le 14 sans avoir repris connaissance, des suites d'une fracture du crâne, à l'hôpital de Grenoble. L'émotion causée par ce décès a été très vive dans tout le monde sportif. Une cérémonie s'est déroulée dans la chapelle de l'hôpital, en présence du Préfet de l'Isère, qui a tenu à assister lui-même à l'oraison funèbre, en représentant M. le ministre de la Santé Publique. La presse, elle aussi, a été très choquée par l'événement: "Pour 1'amélioration de la race humaine et pour la plus grande gloire des nations française, italienne et belge, on transforme les coureurs cyclistes en gladiateurs. Un de ses camarades, l'Espagnol Cepeda, lui, est mort quelques jours plus tôt. Une chute, une fracture du crâne. On annonça rapidement que le coureur était mort. C'est tout. Son oraison t Le Populaire, 9 juillet 1936. 2 L'Auto, 8 juillet 1931. 128
funèbre fut courte. Et maintenant, il est recommandé de ne pas parler. Cela pourrait faire du tort à la publicité"l. Il est vrai que L'Auto ne consacra que quelques lignes dans ses éditions à ce triste et bouleversant événement. Les cyclistes espagnols et les "événements d'Espagne" En avril 1935, est créé le Tour d'Espagne, à l'image du Tour de France et du Giro. Les deux premières éditions sont remportées par le Belge Deloor, l'Espagnol Mariano Canardo ne pouvant obtenir mieux que la deuxième place. En 1936, cinq cyclistes espagnols sont engagés dans le Tour de France: Alvarez, Berrendero, Canardo, Ezquena et Molina. Ils sont tous heureux d'avoir été sélectionnés et espèrent bien glaner quelques primes afin de subvenir aux besoins de leurs familles. De leur côté, les journalistes de L 'Humanité veulent connaître leur opinion sur le Frente popular2. En effet, en avril, le Frente popular a pris le pouvoir en Espagne, à la suite des élections législatives. Comme en France, le nouveau gouvernement envisage d'importantes réformes sociales: séparation de l'Eglise et de l'Etat, réformes agraires, etc. Les conservateurs s'inquiètent de ces changements à venir et les attentats se multiplient dans toute la péninsule. Une poignée d'officiers, soutenus par le Clergé et par l'Armée, prennent le pouvoir le 17 juillet et le général Francisco Franco rapatrie ses troupes depuis le Maroc espagnol. Mais ce coup d'Etat n'est qu'a moitié réussi car les putschistes ne contrôlent que la partie ouest du pays. La caravane, dans le début de la tourmente qui allait tenasser l'Espagne, apporte son soutien aux coureurs ibériques et les reporters de Paris-Soir sont les premiers à s'intéresser à leurs impressions. Federico Ezquena, vainqueur d'étape à Cannes, s'affiche à la une des journaux. C'est une image joyeuse à côté des gros titres sombres. Mais le cycliste Basque est aussi très inquiet sur le sort de son pays: "La Biscaye est-elle entre les mains des militaires ou des civils? Quand le Tour sera fini, il y aura bien un gouvernement stable dans mon pays. En tout cas, pour nous, il n'est pas question d'abandonner avant la fin puisque nous ne pourrions pas rentrer en
1 Philippe Soupault, "L'envers du Tour de France, Gladiateurs 1935", Vu, 24 juillet 1935. 2 "Le Madrilène Berrendero aussi est beaucoup estimé de Canarda qui voit en lui un futur grand champion. "Et ce jeune gosse! s'exclame Canarda en nous désignant Molina. Ilfera un bon coureur, allez. Maisj'y pense, ceci doit vous intéresser. Dans son village à Villanueva de Castillon, tout le monde est communiste ou socialiste. Et l'aimable Canarda nous parle encore longuement de sa Catalogne natale où se dérouleront la semaine prochaine les jeux populaires de Barcelone", L'Humanité, 13 juillet 1936.
129
Espagne"l. Le 25 juillet, la course passe tout près de la frontière à BourgMadame. Gaston Bénac, reporter pour Paris-Soir, concentre son attention sur les spectateurs présents au bord de la route: "Après la petite ville frontière de Bourg-Madame, nous longeons une voie ferrée qui sépare la France de l'Espagne. A un passage à niveau, de l'autre côté de la barrière, cinq gardes révolutionnaires, le fusil sur l'épaule, saluent le Tour de France poing levé. Canardo et Ezquerra leur répondent. Plus loin, des curés espagnols et des soldats réguliers en uniforme réséda, font la haie sur le bord de la route, à côté des montagnards et cela donne le spectacle d'une sorte de réconciliation nationale devant le sport,,2. Passées les étapes pyrénéennes, l'Espagne n'est pas oubliée, mais rejoint la rubrique politique internationale. Et si le Tour de France continue sa remontée sur Paris avec la même liesse populaire, les coureurs cyclistes espagnols sont laissés à leurs problèmes intérieurs, les journalistes ne répercutant plus leurs avis dans la presse. La zone dangereuse est passée... Les républicains
du Tour de France 1937
Entre juillet 1936 et juillet 1937, le front de guerre entre les républicains et les franquistes n'a guère évolué. Les Asturies sont tombées aux mains des militaires et la ville basque de Guernica a été anéantie par des bombardements aériens gérés par les escadrilles nazies dépêchées par Hitler en avril. Le Front populaire français vient en aide aux civils, avec l'engagement de nombreux soldats dans les Brigades internationales. C'est à la fin du mois de mai qu'une équipe espagnole décide de s'engager dans le Tour de France avec Berrendero, Canardo, Ezquerra, Jimeno, Prior et Ramos, et d'être les représentants de l'Espagne républicaine. Ils le font savoir en adressant plusieurs lettres à L'Humanité, que le journal publie dans ses éditions d'avant Tour. Tout d'abord, une de Mariano Canardo, le 3 juillet: "Au moment d'être sélectionné pour participer au Tour de France 1937, j'espère pouvoir obtenir pour l'Espagne républicaine la même victoire que celle du Tour du Maroc, ajoutant en même temps une chaleureuse salutation pour mes camarades de Catalogne, d'Euskadi et du reste de l'Espagne, qui luttent pour la liberté du peuple et du gouvernement authentique de l'Espagne démocratique". Ensuite, le 4 juillet, une autre lettre de toute l'équipe d'Espagne, sauf de Jimeno retenu sur le front à Jaen, réunie à Perpignan, et datée du 26 mai: "Notre salut le plus enthousiaste pour les camarades qui luttent pour l'Espagne républicaine. Nous leur transmettrons les manifestations de 1 Paris-Soir, 2 Paris-Soir,
23 juillet 1936. 26 juillet 1936. 130
sympathie reçues au cours de notre course en territoire français, qui seront pour les défenseurs de la liberté et de la démocratie espagnole. Vive l'Espagne démocratique!" Enfin, le 5 juillet, publication d'un très belle initiative: "Au moment d'entreprendre la classique randonnée mondiale comme représentant de l'Espagne républicaine, nous saluons cordialement le peuple français et nous promettons à nos frères qui luttent pour l'indépendance de notre pays, d'essayer d'enlever la victoire. Nous ajoutons que nous verserons cinquante pour cent de nos gains au fond des orphelins de la guerre". En France, nombreuses sont les manifestations en faveur de l'Espagne républicaine, et les mouvements de solidarité sont très importants. Ils concernent surtout l'accueil de petits réfugiés espagnols, souvent orphelins. Et L'Humanité, journal en faveur du Frente Popular ne peut que se faire l'écho de cette chaleureuse initiative, lui qui lutte, depuis le début, pour l'intervention des démocraties en Espagne. Les Espagnols dominent les étapes pyrénéennes. Mariano Canardo s'impose à Ax-les-Thermes et Julio Berrendero à Pau. Mais la guerre d'Espagne inquiète moins l'opinion française qu'auparavant et les sportifs s'intéressent davantage à la lutte entre Maës et Lapébie. Aussi, les impressions des cyclistes ibériques sont-elles reléguées en arrière-plan. De son côté, Federico Ezquerra passe des nuits blanches, remplies de cauchemars peuplés des scènes violentes et tragiques de la guerre civile. Et son ami Canardo, réveillé par ses cris, le trouve souvent agenouillé, priant et murmurant: "Non, il ne faut pas qu'ils se tuent tous chez nous..."l C'est seulement lors du passage de l'épreuve à BourgMadame, lieu d'arrivée d'une demi-étape, que les journaux se font un peu l'écho de la situation des Espagnols: "A Bourg-Madame, refuge des fascistes
à
Franco, un de ceux là levait la main en criant sur le passage des
coureurs: "Arriba Espana! Vive Franco!" La riposte vint aussitôt de Canardo. L'excellent routier espagnol qui ne cache pas son loyalisme envers le gouvernement régulier, se dirigea à la frontière située à quelques mètres de l'arrivée, salua du poing, serra la main des miliciens et causa longuement avec eux. Bravo Canardo!"z A l'arrivée de ce Tour 1937, les Espagnols sont accueillis en héros au siège parisien de L 'Humanité. Le rédacteur en chef, Paul Vaillant-Couturier, ne manque pas de saluer le courage des uns et des autres. "Se tournant vers nos camarades espagnols, il les félicita d'avoir mené à bien une telle tâche et de n'avoir jamais craint de dire bien haut ce qu'ils étaient, ce qu'ils sont restés, les champions du seul drapeau espagnol, de l'Espagne libre, de l'Espagne républicaine de Madrid et de Valence [... ] Puis, tandis que l'on trinque avec joie à la victoire finale, la foule qui réclame les champions espagnols, applaudit à tout rompre 1 Paris-Soir, 14 juillet 1937. 2 Le Populaire, 18 juillet 1937. 131
l'apparition à la fenêtre de Berrendero et de Canarda, qui saluent poing levé l'immense multitude"]. En juillet 1937, tous croient encore à un avenir pour la république espagnole. En 1938, fidèles à leurs opinions, alors que la pression franquiste se fait encore plus forte, les Espagnols sont encore présents pour défendre les valeurs républicaines, mais la presse, même communiste, fait désormais peu allusion à cette situation. En mars 1939, la guerre s'achève enfin, sur la défaite des républicains. Pour les cyclistes, les sanctions tombent, comme en témoigne Julian Berrendero: "La Fédération espagnole m'a appelé pour courir Madrid-Lisbonne et je me suis décidé à venir; ils m'ont conduit en prison... Ils m'ont mis pendant un an dans un camp de concentration"z. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Tour d'Espagne va pouvoir se dérouler en 1941 et 1942, et permettre à Julian Berrendero de triompher, mais bien loin de ses préoccupations politiques des années 30. En 1939, Gino Bartali ne vient pas défendre son Maillot jaune. La tension internationale, un moment apaisée après la conférence de Munich en septembre 1938, ne fait que s'accroître. L'Allemagne a réalisé l'anschluss avec l'Autriche, puis annexé la région des Sudètes en Tchécoslovaquie. En avril, l'Italie envahit l'Albanie. L'axe Rome- Berlin est plus actif que jamais. Ainsi, Allemands et Italiens, mobilisés, n'envoient pas d'équipes sur le Tour de France. La population française, encore dans l'esprit de Munich, profite en confiance de ce Tour 1939. Néanmoins, les suiveurs ont beaucoup de mal à occulter leurs appréhensions et L'Auto propose une nouvelle rubrique, Le Tour de France en vingt écrivains. Henri Troyat, prix Goncourt en 1938 pour son roman L'Araigne décrit ainsi l'ambiance du Tour 1939: "Le Tour de France, c'est une sorte d'armistice au coeur même de la menace. Il semble, assez mystérieusement, que rien de fâcheux ne puisse nous atteindre pendant que se dispute la grande épreuve. Elle nous protège contre les autres et contre nous-mêmes. Et la course achevée, nous nous retrouvons vulnérables et inquiets comme devant,,3. Pendant l'été 1939, Hitler réclame le libre passage à travers le corridor polonais, plus connu sous le nom de corridor de Dantzig. Dans le même temps, le ministre allemand des Affaires étrangères, Ribbentrop, obtient un accord avec Moscou et signe le 23 août un pacte de non-agression avec l'U.R.S.S. L'Europe plonge dans la stupeur et dès lors, Hitler peut envahir la Pologne le 1er septembre. Le 3 septembre, le Royaume-Uni et la France déclarent la guerre au Reich. Le Tour de France, pendant le conflit, va lui aussi être au centre des débats idéologiques et les
1 L'Humanité, 27 juillet 1937. Z Julian Berrendero, Ciclismo afondo, juillet 1993. 3 L'Auto, 16juillet 1939. 132
forces d'occupation l'épreuve.
allemande
n'auront
de cesse de vouloir
réorganiser
III. Les convoitises de la Seconde Guerre mondiale En 1939, les affaires vont mal pour L'Auto. Depuis 1933, les ventes ont baissé de 50 %. En outre, le Tour de Prance est lui aussi en déficit: "Le budget du "Tour" dépasse 2 millions, et largement, sur lesquels il nous reste annuellement une perte qui va de 5 à 700.000 Fd. Un chiffre énorme et le capital de L'Auto est entamé depuis 1936. Pourtant, le 21 août 1931, le journal L'Auto a fusionné avec la société Cochet - Sports pour devenir AutoSports, avec un capital très important de 24 750 000 p2, divisé en actions de 100 p3. Mamice Goddet possède alors plus des deux tiers des actions de cette société apparemment très lucrative. Mais depuis 1936, pour cause de mauvaise gestion, Henri Desgrange et Jacques Goddet cherchent à évincer Maurice Goddet. Et lorsqu'ils réussissent à s'approprier la majorité des actions, ils décident de les céder, en juillet 1939, à Raymond Patenôtre, député, ancien ministre, proche de Pierre Laval, et grand magnat de la presse4. En rachetant L'Auto, Patenôtre délègue une partie de ses pouvoirs à Albert Lejeune5 qui devient administrateur délégué. Raymond Patenôtre propose aussi à Jacques Goddet et à Henri Desgrange un contrat de direction valable jusqu'en 1949. A L'Auto, ce changement se fait en toute discrétion6. Avec l'arrivée du conflit, L'Auto devient L'Auto-Soldat et conservera ce titre jusqu'en mars 1940. Une place plus importante est ainsi faite aux nouvelles 1
Soit environ 751 100 € actuels pour le budget du Tour et 225300 € pour le déficit. Henri Desgrange, L'Auto, 14 avril1940. 2 Soit environ Il 840 650 € actuels. 3 Sur ce point, APP, Ba 2337, dossier Jacques Goddet. 4 Patenôtre a créé l'Omnium Républicain de la Presse qui regroupe de nombreux journaux de provinces, dont Lyon Républicain, Le Petit-Journal (de 1934 à 1937) et Marianne (racheté en 1936). Le Petit Journal, dont Albert Lejeune, bras droit de Patenôtre dans ses entreprises de presse, occupe la place de directeur, va refléter les idées de son patron. En effet, Patenôtre s'inquiète de la montée du nazisme en Allemagne, et lui préfère l'Italie fasciste de Mussolini. Sur Raymond Patenôtre, voir Histoire générale de la presse française, tome III, de 1871 à 1940, op. cit., p.517518 et Pierre Marie Dioudonnat, L'argent nazi à la conquête de la presse française, 1940-1944, Paris, Editions Jean Picollec, 1981, p. 71 à 75. 5 Ancien typographe né le 26 octobre 1885 à Savigny-sur-Orge. Il rédigeait parfois des articles sur le cyclisme pour L'Auto. 6 A la une du 25 août apparaît encore la formule "Direction Henri Desgrange, fondateur, Maurice et Jacques Goddet" et le 26 août: "Henri Desgrange, fondateur et Jacques Goddet, directeurs".
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politiques et militaires, ainsi qu'aux communiqués. Les temps changeaient et pourtant, au soir de sa vie, Henri Desgrange ne songeait encore qu'à l'organisation du Tour de France 1940.
Le Tour de France 1940 aura-t-il lieu? A l'automne 1939, la plupart des champions cyclistes sont mobilisés. Par contre, peu envoient des lettres à L'Auto-Soldat, et les nouvelles sont difficiles à obtenir. Hitler commence une blitzkrieg ou "guerre éclair" à l'Est, alors que les Français adoptent une stratégie défensive et renforcent la ligne Maginot. Pendant l'hiver 1940, les soldats français ne se battent pas, c'est la "drôle de guerre". Au début de l'année 1940, Georges Speicher, en permission, se rend en visite au 10, rue du Faubourg Montmartre, ce qui donna lieu à une petite interview: "Je fais partie d'un régiment de pionniers et bien que me trouvant souvent devant l'infanterie, nous ne sommes pas considérés comme des combattants. Certains soldats qui savent à peine monter à vélo étaient désignés comme cyclistes, mais moi pas... La radio étrangère a même annoncé que j'étais tué... Je me porte assez bien pour un mort"!. Cette ambiance de drôle de guelTe, sans combats, redonne confiance à Henri Desgrange pour organiser le 34ème Tour de France au mois de janvier. Du fait même de la stagnation de la guelTe, le gouvernement veut multiplier les initiatives à l'Arrière. Mais le projet s'avère très vite irréaliste car il est difficile de longer la frontière italienne ou de traverser les villes portuaires, décrétées zones militaires2. En outre, la reconversion des usines en industries de guelTe s'avère un obstacle majeur à la mise en place du Tour de France. Sans oublier les problèmes des transmissions: "Un regard rapide sur le service télégraphique et téléphonique. Il s'agit là pour chaque étape, de dizaines de milliers de mots à expédier. Or, il y a quelques jours, nous avons eu à consulter télégraphiquement notre directeur Jacques Goddet, qui 1 L'Auto-Soldat, 5 janvier 1940. 2 "Voulez-vous tracer sur une carte un Tour de France parcourant Paris, Lyon, Grenoble, Nice, Marseille, Pau, Limoges, Angers et Paris, et dites-moi si on peut appeler un Tour de France une pareille vessie dégonflée? r..] Voulez-vous que nous abordions la question - oh! une question qui paraît bien modeste! - celle des camions du Tour. L'an passé, il ne nous en fallut pas moins de 17; traduisez 17 camions, 17 conducteurs, des pneus pour ces 17 camions, de l'huile, de l'essence. Où trouver tout cela puisque nos industriels du poids lourd ne travaillent que pour l'armée et que de grosses maisons de livraisons ne peuvent plus rien livrer, ayant vu réquisitionner tout leur matériel de livraison. En fait de matériel, profitez-en pour nous dire qui nous fabriquera la centaine de vélos que nous fournissons à nos coureurs, avec tous les accessoires et les pièces de rechange puisque nos fabricants de cycles et d'accessoires travaillent tous exclusivement à la guerre".
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est aux armées. Quatre jours après, il n'avait pas encore reçu nos dépêches"l. Et le 18 avril, Henri Desgrange se résout à publier ce petit communiqué: "Le Tour de France cycliste, organisé par L'Auto depuis 1903, n'aura pas lieu cette année. Il est reporté à 1941". Dans la société, les effets de la guelTe se font ressentir. Au mois de mars 1940, les cartes de rationnements sont généralisées. Dans l'opinion publique, le courant pacifiste domine: on souhaite au maximum éviter le conflit armé. Mais le 10 mai, les troupes allemandes passent à l'offensive sur le sol français et percent la ligne Maginot à Sedan. Début juin, les colonnes allemandes progressent à grands pas. L'armée française, complètement désorganisée, recule sur des routes encombrées par l'exode des civils. Le 10 juin, l'Italie entre en guelTe alors que le gouvernement français quitte la capitale. Le 14 juin, Paris est déclarée ville ouverte. Henri Desgrange est cependant bien loin de tout cela. Malade, il est allé séjourner dans sa maison de Beauvallon, sur la côte d'Azur. Déjà, il avait dû être opéré de la prostate en 1933 et la maladie revenait, inéluctable. Il décède le 16 août et l'émotion dans le monde sportif français est immense. Le 18 août, Lucien Cazalis rédige un article au titre évocateur: Le Père du Tour de France: "Comme il l'aimait son Tour de France!" Le "Patron" disparu, le Tour de France allaitil devenir une "course ouverte", c'est-à-dire non défendue par les idéaux d'avant-guene et livré à la nation occupante?
Réorganiser
le Tour de France sous l'Occupation?
Le 16 juin 1940, le maréchal Pétain forme un nouveau gouvernement bien décidé à négocier avec les Allemands. Le 17, il s'adresse aux Français par la radio: "C'est le coeur serré que je vous dis aujourd'hui qu'il faut cesser le combat". Le 18 juin, le Général de Gaulle, réfugié à Londres, diffuse un message depuis les studios de la BBC: "Quoi qu'il arrive, la flamme de la résistance française ne doit pas s'éteindre et ne s'éteindra pas". Le 22 juin, l'armistice franco-allemand est signé et le 4 juillet, le gouvernement de Vichy rompt ses relations diplomatiques avec la Grande-Bretagne. Le Il juillet, le maréchal Pétain fonde l'Etat français avec une nouvelle constitution: "Cette constitution devra garantir les droits du Travail, de la Famille et de la Patrie". La Collaboration commençait... Parmi les principaux animateurs du Tour de France, Alphonse Steinès est toujours président de l'Oeuvre des soldats luxembourgeois engagés volontaires au service de la France, aussi est-il très surveillé par les Allemands: "l'étais connu chez les journalistes comme celui qui connaissait le mieux les routes et la topographie de la France. Les Allemands m'ont 1
L'Auto,
14 avril 1940. 135
proposé plusieurs fois de collaborer. Une fois, ils ont même été jusqu'à me proposer le salaire d'un général. Mais parce que j'ai répondu chaque fois avec des excuses cousues de fil blanc, j'ai vécu avec la peur permanente d'être arrêté"!. Dès le début du conflit, Raymond Patenôtre s'est réfugié aux Etats-Unis. Le conseil d'administration de la société Auto-Sports a pris la décision de scinder la société en deux parties: la société Auto-Sports et sa filiale, la société du journal L'Auto2. Le 12 juin, les dirigeants de L'Auto, sans Desgrange et Goddet, fuient dans l'exode3, alTivent à Lyon le 16 juin et s'installent dans les locaux du journal Lyon Républicain. L'Auto en profite alors pour annoncer que Lyon sera ville étape lors du prochain Tour de France. Après l'armistice, Albert Lejeune se rend à Paris et entre en contact avec les autorités d'occupation par l'intermédiaire d'une nouvelle organisation, la Propaganda Abteilung im Prankreich, pour négocier le retour du journal sur Paris. Jacques Goddet, démobilisé fin juillet, est hostile à cette idée. Il se rend alors lui-même à Paris et Albert Lejeune le présente au lieutenant Schmidt, de la Propaganda Staffel. "En très peu de temps, Jacques Goddet se rendit compte que le journal- grevé d'un déficit s'élevant à 2 981 000 p4 - ne pouvait vivre en province; il refusait toute subvention et ne voulait rien recevoir de Vichy. Il avait pourtant réduit les frais au minimum, travaillant lui-même sans aucune rémunération, tandis que le personnel avait consenti à travailler à salaire réduit"s. Jacques Goddet doit donc se résigner à rentrer sur Paris. Mais il obtient que L'Auto puisse paraître dans toute la France, le journal conservant une édition lyonnaise destinée au grand sud. L'Auto réapparaît à nouveau à Paris le 10 septembre 1940. Le tirage augmente rapidement, de 90 000 exemplaires en novembre 1Archives du Musée des sports du Luxembourg. 2 La société du journal L'Auto: "Son capital, indique l'article 7 des statuts" est fixé à 1.600.000 F. Il est divisé en 16 000 actions de 100 F chacune, dont 125 000 attribuées en représentation de l'apport en nature contenu à l'article 6 et 3 500 à souscrire et payable en numéraire". L'apport en nature provient de la société AutoSports; il consiste essentiellement dans la propriété du journal L'Auto et de ses annexes directs, les épreuves sportives qu'il a créé et patronne (Tour de France, Paris-Roubaix, Cross de L'Auto, etc.), il comprend aussi une participation de la compagnie générale électrique (541 actions A nominatives et 35 actions B nominatives), c'est-à-dire au Poste Parisien, station radiophonique dépendant du Petit Parisien [Le 25 octobre 1929, la S.A. L'Auto avait acheté 4 000 actions de la S.A. Compagnie générale d'énergie radio électrique Poste parisien. Sur ce point, René Duval, Histoire de la radio en France, op. cit., p.125.], P. M. Dioudonnat, op. cit., p.n.
3 En chemin, ils perdent la remorque contenant les archives du journal. Elle est par la suite brûlée dans un bombardement, relatent diverses sources. 4 Soit environ 950 750 € actuels. 5 APP, Ba 2337, dossier Jacques Goddet, rapport du 20 avri11947. 136
1940 à 120 000 en février 1941, pour cependant redescendre à 80 000 fin 1941. Dès l'armistice prononcé, les Allemands cherchent à obtenir la majorité des actions de L'Auto, comme ils cherchent à avoir la main mise sur toute la presse parisienne. Ainsi, au début de 1942, après diverses tractations, les actions la société du journal L'Auto finissent par se retrouver dans les mains de Gerhard Hibbelenl, l'homme de confiance d'Otto Abetz, l'ambassadeur allemand à Paris. Début 1942, L'Auto appartient donc plus ou moins officiellement à l'ambassade d'Allemagne, et dès lors, les Allemands ne vont plus songer qu'à réorganiser le Tour de France. Le gouvernement allemand est en effet très favorable à l'organisation d'un nouveau Tour de France, car il connaît le prestige de la course. Et réorganiser le Tour de France sous influence allemande relevait de deux grands objectifs: rallier tout le peuple français, celui de la France occupée et de la France libre, et ce serait aussi une façon de légitimer leur pouvoir en autorisant à nouveau une grande manifestation populaire. La Propaganda Staffel se tourne alors vers un quotidien rallié au gouvernement de Vichy, La France Socialiste2. Jean Leulliot, ancien rédacteur à L'Auto, devenu chef de la rubrique sportive du journal, accepta. "Ses intentions patriotiques n'étaient nullement en cause, mais il était homme à relever les défis, au besoin avec inconscience,,3. Cependant, Jacques Goddet réussit à faire interdire officiellement à cette course le label "Tour de France". En outre, Jacques Goddet et Jean Leulliot sont personnellement en concurrence depuis les années 30. Si Jacques Goddet restait le "fils préféré" de Henri Desgrange, le père du Tour de France, a proposé en 1937, à Jean Leulliot, 26 ans, la direction technique de l'équipe de France. Et Jacques Goddet a immédiatement perçu en Jean 1 Gerhard Hibbelen, pendant les années d'occupation, va édifier pour le compte de l'ambassade d'Allemagne un véritable empire de presse. Né le 3 avril1900 à Aix-laChapelle, petit et laid, il parle un excellent français. Au printemps 1944, Hibbelen contrôle environ 50 périodiques et la moitié de la presse parisienne, P. M. Dioudonnat, op. cit., p.S. 2 Rapidement, le gouvernement de Vichy va exercer son influence sur la presse en contingentant la distribution du papier. Durant l'occupation, Vichy va aussi subventionner la plupart des grands quotidiens parisiens et régionaux. Cependant, cela ne va pas empêcher les Allemands d'aider à la création de nouveaux quotidiens populaires dès 1940, comme La France au travail, afin de rallier les ouvriers à la politique de collaboration. Ce journal va devenir La France Socialiste en novembre 1941. La France socialiste, est attachée au syndicalisme, aux revendications des ouvriers et aux problèmes de ravitaillement. En novembre 1942, La France Socialiste tire ainsi à 110 000 exemplaires. Sur la presse de la Collaboration, voir Fabrice d'Almeida et Christian Delporte, Histoire des médias en France, Paris, Flammarion, 2003, p.106-ll2 et Histoire générale de la presse française, tome IV, 1940-1958, Paris, PUF, 1975, pA6 31. Marchand, Jacques Goddet, op. cit., pA9. 137
Leulliot un rival à la succession de Desgrange. Ainsi, dans son édition du 22 août, La France Socialiste annonce le "Circuit de France", du 28 septembre au 4 octobre, en voulant se démarquer de l'ancienne organisation d' avantguerre. "Nous avons dit, voici quelques semaines, notre espoir d'organiser la plus grande épreuve cycliste depuis 1939. Nous voulions une course dépouillée de tout le cortège tintamaresque et publicitaire de certaines organisations d'avant-guerre. Nous voulions rappeler qu'il n'y a qu'une seule France. Nous allons pouvoir tenir nos promesses". Si La France Socialiste bénéficie de l'appui des autorités allemandes, les industriels français, encouragés par L'Auto, acceptent difficilement la mise en place de l'épreuve et la course n'est limitée qu'à sept étapes, selon la décision du Commissariat général aux Sports: Paris - Le Mans - Poitiers - Limoges Clermont-Ferrand - Saint-Etienne - Dijon - Paris. Le 28 septembre, la course s'élance. "Le circuit de France n'est pas une simple course cycliste. C'est un anneau qui unit la jeunesse de plusieurs pays. C'est l'anneau qui plane, enclavant le coeur de la France, soulevant ses deux zones. C'est l'anneau qui joint le passé à l'avenir [...] Les cyclistes ont la priorité dans la caravane. Les coureurs seront logés et nourris d'abord. Les suiveurs ensuite [...] Le règlement aussi part d'un esprit nouveau. Pas d'équipes nationales. A qui bon attiser les rivalités chauvines? 38 Français, 27 Belges, 4 Italiens, 2 Espagnols, 1 Hollandais, groupés sous les fanions de l'industrie française. Tous mêlés, quelle que soit leur patrie, pour le triomphe de leur équipe, luttant tous pour la plus grande gloire de leur métier commun. Vieille ,fierté corporative, oui, et c'est encore une idée nouvelle"l. Mais la course est un véritable fiasco sportif. Les résultats sont faussés, la ligne de démarcation est neutralisée, le ravitaillement et l'hébergement sont loin d'être aussi bons et copieux qu'annoncés. Au retour sur Paris, le Belge François Neuville l'emporte sous les critiques. Néanmoins, La France Socialiste continue sa propagande. Et Pierre Laval, le chef du gouvernement depuis avril 1942, se félicite de la réussite de la course, sur un plan plus politique que sportif: "C'est une grande expérience que vous venez de faire et il faudra, l'an prochain, la refaire, élargie et plus complète encore. J'espère qu'à ce moment d'autres événements se seront produits qui feront que la France accueillera avec plus de joie encore cette manifestation sportive qui revêt un caractère national',2. En octobre 1942, Pierre Laval est très optimiste sur la victoire finale des nazis. Il rêve d'une fin de guerre très proche, et de l'organisation d'un Tour de France 1943 sous l'égide de la croix gammée. Le Circuit de France se déroule en effet au moment de l'apogée du IIIème Reich. L'Allemagne domine toute l'Europe et seule en Union Soviétique la 1 Jean Leulliot, La France Socialiste, 28 septembre 1942. 2 La France Socialiste, 6 octobre 1942. 138
ville de Stalingrad résiste encore. Sous cette idéologie, le sport cycliste apparaît sous un jour nouveau, comme l'explique le colonel Beaupuis: "S'il est un sport qui doit régénérer la race, c'est bien le cyclisme, qui convient admirablement au tempérament français. C'est celui où nous avons enregistré les plus grandes réussites, aussi bien sur le plan international que pour le recrutement des masses..."] Toute la réussite de l'équipe nationale française dans les années 30 est ici détournée à des fins politiques, bien loin de son état d'esprit initial. Pendant ce temps, Jacques Goddet cherche à préserver l'héritage de L'Auto et de Henri Desgrange. Depuis 1941, il propose à ses lecteurs d'élire "l'équipe française idéale" comme si le vrai Tour de France devait avoir lieu et propose même 20 000 F2 de prix au premier. Outre ce concours, L'Auto met aussi en place en 1943 un Grand Prix de France, qui porte sur neuf épreuves du calendrier français (Paris-Roubaix, Paris-Tours, etc.). Au final, le vainqueur, Jo Goutorbe, endosse le maillot jaune. Mais d'autres courses se déroulent aussi dans les autres pays. En Belgique, ni le Tour des Flandres, ni la Flèche Wallonne ne s'interrompent et Marcel Kint en gagne plusieurs éditions. En Suisse, le Grand Prix de Zurich se déroule chaque année, alors que le Tour de Suisse, remporté par Ferdi Kubler en 1942, s'interrompt un an plus tard. En Italie, si Milan-San Remo réussit à se maintenir au calendrier jusqu'en 1943, le Giro a dû s'interrompre en 1940, édition à l'issue de laquelle Gino Bartali s'est fait battre par le jeune Fausto Coppi. Lorsqu'il ne participe pas à des courses, Gino Bartali entre dans la Résistance. Il appartient au réseau de Pise, et sous couvert de sorties d'entraînement, il fait office d'agent de liaison et transporte des lettres. Il sauve ainsi quelques centaines de familles juives de la déportation. En 1943, la guerre prend un nouveau tournant. Les troupes soviétiques ont conservé Stalingrad et commencent à faire reculer les troupes allemandes. De même en Afrique où le général Montgomery stoppe l'avancée du Reich. A l'été, Mussolini est renversé en Italie, alors que les Anglais et les Américains viennent de remporter la bataille de l'Atlantique. A cette époque, Pierre Laval a instauré le STO et la milice. La France Socialiste cherche à nouveau à organiser le Circuit de France, car depuis le Il novembre 1942, la ligne de démarcation n'existe plus. Mais cette fois-ci, les industriels s'opposent à un engagement dans cette course pseudo-sportive. Le Circuit de France, qui entendait bénéficier de l'aura du Tour de France, mais avec des fins politiques, disparaît. La page la plus sombre du cyclisme français pouvait être tournée.
]
La France Socialiste, 6 octobre 1942. 2 Soit environ 4 515 € actuels. 139
Après le débarquement allié du 6 juin 1944, les événements s'accélèrent. Albert Lejeune est arrêté. Son procès s'ouvre le 20 octobre 1944 devant la cour de justice des Bouches du Rhône. Mais ce procès ne concerne que ses affaires avec Le Petit Marseillais, et non avec les autres journaux de Patenôtre. A ce procès, Albert Lejeune a été reconnu comme un ami intime du chef de la section de la presse de l'ambassade allemande, Karl Schwendemann. En outre, il apparaît "comme un affairiste rapace dont la fortune s'élève à 40 millions de francs!,' il ne cherche pas à démentir cette image: "Je n'ai rien fait contre la France, j'ai défendu peut-être avec trop d'âpreté mes propres intérêts"z. Profiteur de guelTe, Albert Lejeune est reconnu coupable d'intelligence avec l'ennemi et condamné à mort. Il est fusillé le 3 janvier 1945. Pour sa part, Raymond Patenôtre n'est pas inquiété. Jacques Goddet témoigne favorablement en faveur de Jean Leulliot, mais il lui tiendra rigueur toute sa vie durant de son comportement pendant la Seconde Guerre mondiale. Quant à Pierre Laval, il est arrêté par les Américains à Innsbruck en mai 1945, puis déféré devant la justice française et condamné à mort pour haute trahison. Le 17 août 1944, L'Auto doit alTêter sa publication. En effet, tous les journaux parus pendant l'Occupation doivent cesser leur parution et leurs biens sont confisqués. Ainsi s'achevait la glorieuse histoire du journal qui avait créé la plus grande course cycliste du monde. La guelTe terminée, qui allait à nouveau organiser le Tour de France?
! Soit la colossale fortune de 12758 000 € actuels. Z P. M. Dioudonnat, op. cil., p.278-279.
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Conclusion de la deuxième partie Dans l' entre-deux-guerres, le Tour de France s'impose comme l'épreuve sportive phare en France, et même dans toute l'Europe, sous l'impulsion des équipes nationales. Sa remarquable réussite repose néanmoins sur son aspect de fête estivale, qui devient un spectacle traditionnel au fil des ans. Une phrase de Pierre Mac Orlan résume toute cette exceptionnelle réussite: "Le mois du Tour de France est entré définitivement dans la tradition des grandes fêtes populaires, spontanément et sincèrement accepté par le goût du public"l . Le Tour de France s'appuie sur les goûts populaires. Du dramatique avant 1914, le goût du public s'est converti à l'intérêt pour les exploits sportifs et les spectacles de masse. En outre, le Tour de France repose dans les années 30 sur l'engouement des Français pour la bicyclette, possédée par presque tous. Ainsi, tout le monde peut se reconnaître dans les champions cyclistes de l'époque, car, avec eux, ils rêvent voyage et évasion. Le Tour de France permet alors une sorte de communion nationale autour de la bicyclette. Henri Desgrange a fait du sport cycliste dans les années 30 un sport démagogique. Il exploite l'émulation populaire, le goût nouveau pour l'esprit national, et les champions cyclistes pour les valeurs qu'ils sont aptes à véhiculer et à transmettre: l'effort, l'abnégation, l' humilité, l'espoir, le travail, le sacrifice et la récompense méritée. Il transforme ainsi l'image des Forçats de la route en une formidable machine à gagner pour la France, et en une gageure pour l'avenir. Par sa puissance sportive, la France pouvait ainsi prétendre à retrouver son rang de grande puissance internationale. Aussi, Henri Desgrange n'hésite pas à faire participer toutes les grandes nations européennes à son épreuve, même l'Allemagne. Dans les années 30, le Tour de France devient un tel phénomène de société que personne ne peut échapper à sa force attractive. C'est toute la France qui se retrouve sur la route. Ainsi, les divers organes de presse, même ceux peu favorables à l'épreuve, utilisent la caravane publicitaire. Et toutes les idéologies politiques se servent de l'épreuve. Mussolini délègue ses campionissimi en mission spéciale au nom de la nouvelle race italienne; les Espagnols s'engagent pour défendre les valeurs de la monarchie ou de la République et Gino Bartali ranime la foi catholique! Sans oublier 1
L'Auto, 23 juillet 1939. 141
L'Humanité qui diffuse L'Internationale au milieu des slogans publicitaires! De même pour la politique française où le régionalisme, grâce aux équipes régionales, peut subsister et se démarquer face à l'esprit national. Le Tour de France prouve ainsi qu'il est ouvert à toutes les formes et forces d'expressions. Le Tour de France devient aussi un lieu d'essais technologiques, et l'engouement des français pour les cyclistes provoque une inflation médiatique sans précédent: les journaux du soir s'atTachent, les images bélinographiques se multiplient, la T.S.F. sort de ses studios et même les souvenirs des reportages sont vendus sous la forme de disques! Le Tour de France a déjà tout alors du mythe moderne surexploité à des fins commerciales pour la presse écrite et pour les vendeurs de postes de T.S.F. Les rêves populaires servent alors non seulement à distraire les foules, mais aussi à développer médiatiquement tout un pays au nom du sport cycliste. Pour le public, le Tour de France devient le pain quotidien de juillet, servi à toutes les heures du repas par le relais de la T.S.F. Il devient un dérivatif aux soucis quotidiens, une échappatoire aux menaces du temps. Il est aussi et surtout une illusion des temps modernes, faisant croire que la France de la prospérité, grâce à la caravane publicitaire, n'est pas un mythe et qu'elle est accessible à tous, et que les menaces de guerre ne peuvent rien face au sport. Dans les années 30, le Tour de France devient réellement un élément de la culture de masse et un grand rêve populaire.
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Troisième partie
Le Tour de France et les "Trente Glorieuses" 1945-1973 Après guerre, le Tour de France revient à nouveau sillonner les routes en 1947. Sa réorganisation est même inscrite parmi les priorités nationales et l'aide du gouvernement est nécessaire pour savoir quels journaux doivent à nouveau organiser l'épreuve, et surtout avec quel financement. Ainsi, le Tour de France a rejoint spontanément le patrimoine national sous prétexte qu'il appartient désormais à tous les Français. Néanmoins, l'épreuve va susciter des remises en cause après l'ère Desgrange et les dérives de l'Occupation. Une remise en cause qui va cependant échouer car le Tour de France va retrouver son schéma d'avant 1940: équipes nationales et caravane publicitaire, c'est-à-dire chauvinisme et dérive commerciale. Cependant, le public étant très enthousiaste à la reprise de l'épreuve, ces problèmes vont être assez rapidement considérés comme secondaires. Depuis 1946, la France est en pleine croissance économique, au point que l'histoire va retenir cette période sous le nom des "Trente Glorieuses": "En fait, le pouvoir d'achat des salaires, et surtout des bas salaires, s'est accru pendant ces trente ans beaucoup plus qu'en aucune autre période de notre histoire, et c'est, en grande partie, la raison pour laquelle on peut penser à les appeler les Trente Glorieuses [...] Le coût de la vie a été multiplié par 4,47 de 1946 à 1975, d'après les indices 1NSEE. Dans le même temps, les salaires des salariés les moins payés [...] ont été multipliés par 12 à 18,,1. De 1947 à 1973, l'épreuve doit se remettre en question et évoluer avec une nouvelle société. En 1947, se pose la question de la nationalisation, ou non, du Tour de France dans la mesure où un financement public est envisagé pour relancer l'épreuve. Puis l'épreuve française va voir se 1 Jean Fourastié, Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible de 1946 à 1975, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1979, p.146, 150 et 151.
développer deux courses cyclistes concurrentes qui vont l'obliger à se remettre en question, à bouleverser son parcours et à revoir sa formule. Pourtant, son développement selon des impératifs commerciaux et nationalistes ne semble pas avoir de limites dans la mesure où le Tour de France, entreprise privée utilisant la voie publique, va sans cesse chercher à équilibrer ses finances. Au tournant des années 1960, face aux transformations sociales liées à la mise en place progressive de la civilisation des loisirs, de la société de consommation de masse et de la troisième révolution industrielle, l'épreuve va véritablement être bouleversée et de nouveau critiquée. Des interrogations vont surgir quant à l'intérêt de maintenir l'épreuve face au développement du vélomoteur, de l'automobile et de la télévision. Le Tour de France, issu de la culture urbaine et industrielle va traverser une période difficile pendant les Trente Glorieuses et même perdre un certain nombre de spectateurs...
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Chapitre IX
Faut-il nationaliser le Tour de France? 1945-1947 "Le Tour de France appartient actuellement au patrimoine français" M. Capdeville, Elans, 28 février 1946
Le bilan de la Seconde Guerre mondiale a été le plus éprouvant pour l'histoire de l'humanité: 50 millions de morts, le choc moral du génocide juif et l'entrée dans l'ère atomique. En France, dès 1944, le gouvernement provisoire tente d'engager rapidement le pays sur la voie de la reconstruction en rétablissant les voies de communications et en relançant l'économie. Pour cela, une grande vague de nationalisation est entreprise. Elle concerne tout d'abord les industries minières et automobiles, ainsi que le secteur de la presse. Suivent ensuite toutes les mines de charbon, les compagnies de gaz et d'électricité et les quatre principales banques du pays. Pour autant, ces mesures ne facilitent pas la distribution de la presse. En effet, le papier est contingenté et seuls les journaux d'opinion issus de la Résistance ont le droit de paraître; jusqu'en 1946, les principaux titres n'ont que 4 pages. Dans ces conditions, la presse sportive n'existe plus en France entre 1944 et 1945, et il est très difficile - voire impossible - de songer à une réorganisation immédiate du Tour de France dès l'été 1945. En outre, le réseau routier a été lui aussi fortement endommagé et il aurait été impensable de faire circuler le peloton par ses chemins habituels, cela sans compter que l'acheminement rapide des journaux par le réseau ferroviaire était irréalisable.
I. Le Tour de France et la raison d'Etat C'est seulement à partir du mois de février 1946 que le gouvernement alloue du papier aux journaux sportifs. Le premier à paraître le 18 février est Sports, financé par le Parti communiste français. Il est rapidement concurrencé par Elans et par L'Equipe - le nouveau quotidien sportif de Jacques Goddet - dont les premiers numéros paraissent le 28 février 1946. Dès lors, tous les trois auront une préoccupation majeure en
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tête: acquérir les droits de réorganisation du Tour de France. En effet, les biens de L'Auto, dont le Tour de France fait partie, sont toujours sous séquestre. M. Capdeville, l'agent des séquestres chargé de gérer les anciens biens de L'Auto, tient beaucoup lui aussi à la réorganisation de l'épreuve: "Mon devoir est de faire revivre l'épreuve. Ainsi la nation en tirera un maximum de profit"l. Ainsi, en 1946, une question semble se poser, sans pourtant jamais la prononcer clairement: Faut-il nationaliser le Tour de France? En effet, suivant le mouvement de nationalisation des grandes entreprises françaises, et l'intervention de l'Etat Providence, l'organisation du Tour de France doit-elle à son tour dépendre de l'Etat, dans la mesure où la course est toujours reconnue d'intérêt national prioritaire?
Une lutte de prestige Après la Seconde Guerre mondiale, nul n'a oublié le Tour de France, ni la place importante qu'il a su gagner au coeur de la vie sportive et sociale du pays. M. Capdeville, ''fonctionnaire jeune d'allure, courtois de ton", a décidé dès la fin du conflit à qui céder la succession des biens de L'Auto: "l'ai songé à la confier à un journal parisien. Mais c'était favoriser un titre au détriment des autres. Voilà pourquoi je l'ai cédé au Parc des Princes", alors dirigé par Charles Joly, ancien rédacteur à L'Auto. Mais plusieurs organes de presse revendiquent l'héritage de Henri Desgrange. "Sports avait le soutien indiscutable du parti communiste, Elans était financé par un groupe de personnalités socialistes appartenant au monde viticole et
L'Equipe, qui ne manquait pas du répondant "résistant"
roo]
avait en plus
toutes les sympathies du clan gaulliste et, pour principal financier, le banquier Pierre-Louis Dreyfus, combattant en première ligne auprès du général De Gaulle"2. En effet, en juillet] 944, prévoyant la mise sous séquestre de L'Auto, Jacques Goddee fonde en association avec Patrice Thominet une nouvelle société à responsabilité limitée, la "Société Nouvelle de Publications Sportives et Industrielles", au capital de 50 000 p4, dont le but est la création, l'acquisition, l'exploitation de tous journaux ou magazmes, l'organisation d'épreuves sportives et toutes opérations 1 Elans, le journal des Sports, 28 février 1946, numéro un. 2 Idem. 3 Jacques Goddet à tout de même cherché à faire réapparaître L'Auto auparavant. Il a en effet rédigé un mémoire de neuf pages intitulées Quatre ans d'occupation à L'Auto où il réclame la justice pour la rédaction de son ancien journal: "L'Auto est une grande famille ardente qui a toujours pratiqué l'amour de l'honneur, de la netteté, de la jeunesse, du progrès, de l'action et de la France", P-M. Dioudonnat, op. cit., p.274. 4 Soit environ 7 440 € actuels. 146
industrielles, commerciales, mobilières, immobilières et financières se rattachant à la presse, aux sports, à l'automobile et à l'aviation I. Cette société, qui a son siège 13, rue du Faubourg Montmartre, publie L'Equipe2. Les débuts de L'Equipe3, journal tri-hebdomadaire paraissant alors sur deux pages, sont difficiles. Leur concurrent, Elans, ne connaît pas une meilleure réussite et trois mois à peine après leurs débuts ils s'associent à L'Equipe. En 1946, en France, les courses de plus de cinq étapes sont interdites. Les restrictions matérielles demeurent, sans compter les difficultés de logement et de ravitaillement. Dans le reste de l'Europe pourtant, les grandes courses par étapes renaissent, notamment le Tour d'Espagne et le Tour d'Italie où Gino Bartali triomphe devant Fausto Coppi. De son côté, la France ne peut que réorganiser ses grandes classiques Bordeaux-Paris et Paris-Roubaix. Toutefois, l'esprit du Tour de France réapparaît. Sports annonce ainsi, avec l'aide de Ce Soir et Miroir-Sprint, la "Ronde de France", en cinq étapes de Bordeaux à Grenoble et du 10 au 14 juillet 1946. Ces journaux à tendance communiste se sont lancés dans l'organisation d'un course cycliste par étapes car ils ont pu obtenir certaines facilités. En effet, à l'époque, le P.c.F. est devenu un parti d'Etat, avec six ministres représentés au gouvernement sur un total de vingt. Cette "Ronde de France" s'attache surtout à franchir à nouveau les grands cols des Alpes et des Pyrénées. Dans la dernière étape, les exploits du jeune Apo Lazaridès enthousiasment les foules, mais la victoire finale revient à l'Italien Giulio Breschi. En outre, la participation n'a pas été à la hauteur des ambitions car cette épreuve se déroulait en même temps que le Tour de Suisse (créé en 1933) où Gino Bartali domina la course. En outre, quelques jours plus tard a lieu la "Course du Tour", se déroulant du 23 au 28 juillet sur un parcours dessiné entre Monaco et Paris. Elle est organisée par la société du Parc des Princes avec le concours financier du Parisien-Libéré et regroupe dix équipes nationales et dix équipes régionales. Dans les colonnes de L'Equipe, Jacques Goddet n'hésite pas à donner sa préférence à cette course: "Sept années. Sept années de vie fantastique qui ont embrasé le monde et l'ont rendu fou. Sept années trop souvent soumises au règne implacable de l'oubli et de la mort. Le Tour, le Tour de France de Henri Desgrange, cette épreuve qui réunissait le miracle annuel d'effacer un mois durant les préoccupations du pays et de tenir le peuple en liesse, de braquer tous les projecteurs du monde sur la magnificence de nos campagnes, de nos mers et de nos montagnes, le Tour 1 Cependant
Jacques Goddet s'est retiré de cette société fin 1945, après avoir cédé ses parts. 2 Sur la transition entre L'Auto et L'Equipe, APP, dossier Jacques Goddet, Ba 2337. 3 Le titre choisi a d'abord été Vitesse, refusé car, dans les esprits, il était trop lié au Tour de France.
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renaît, plus vigoureux, plus aimé qu'il ne le fut jamais"l. Néanmoins, tout comme pour la "Ronde de France", ni Gino Bartali, ni Fausto Coppi ne sont au départ et la course se résume surtout à un duel franco-français entre René Vietto et Apo Lazaridès, Lazaridès ramenant le désormais mythique maillot jaune au Parc des Princes.
Les débats de l'hiver 1947 La réorganisation du Tour de France ne fait désormais plus aucun doute et la guerre que se livre les journaux intéressés à son retour est virulente. Ainsi Jacques Goddet dirige ses critiques envers le "clan de la Ronde de France", à qui il est reproché de confondre le sport et la politique: "Le Tour de France ne peut pas servir la propagande politique. L'organisation du Tour de France - que l'opinion publique attend et réclame - semble intéresser prodigieusement certains personnages qui, après avoir violemment critiqué la grande épreuve, ont cherché à la plagier et voudraient maintenant l'accaparer. Personne dans le monde politique ne comprend une si curieuse attitude. Et personne n'admettrait que le Tour de France devînt un instrument de propagande et d'actions politiques au service de journaux de partis,,2. Le journal de Jacques Goddet n'apparaît encore pourtant que comme un médiateur dans le débat, car la direction du Parc des Princes est le seul détenteur légal de la licence d'organisation pour 1947. En effet, la loi du 11 mai 1946 a organisé le transfert à l'Etat et plus précisément à la S.N.E.P, la Société nationale des entreprises de presse, les biens des entreprises de presse ayant fonctionné sous l'Occupation. Or, la société Auto-Sports et sa filiale, la société du journal L'Auto, sont concernées par cette loi. Ainsi, début janvier 1947, l'organisateur de la "Ronde de France" s'adresse à la Fédération Nationale de la Presse afin de réorganiser l'épreuve, ce qui déclenche une nouvelle fois la colère de L'Equipe: "Les mêmes qui se proposaient d'effacer le Tour et de le remplacer au profit de leur groupe, veulent maintenant s'emparer des leviers de commandes sous le couvert de la Fédération de la Presse"}. Néanmoins, début 1947, le problème majeur n'est pas encore de savoir qui va réorganiser le Tour de France, mais bel et bien de savoir comment le financer. La Fédération Nationale de la Presse Française propose alors d'organiser une loterie et de faire payer le public: "Sweepstake4 spécial, 40 millionsl à prélever sur la bourse du citoyen,,2. 1 Jacques Goddet, L'Equipe, 22 juillet 1946. 2 L'Equipe, 8 novembre 1946. } L'Equipe, 6 janvier 1947. 4 Sweepstake = loterie combinée à une course de chevaux.
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Cette intervention des communistes a ainsi eu pour résultat "de faire interdire au Parc des Princes de traiter avec quiconque pour le parrainage de l'épreuve et le financement qui en résulte sans l'avis du Ministère de l'Information"3. Début février, la décision est prise: "La Fédération Nationale de la Presse française avait envisagé dans le but d'ôter tout caractère commercial à une compétition de renommée mondiale, d'organiser elle-même le Tour de France en finançant cette grande épreuve par une loterie nationale. Cette solution qui a soulevé des objections dans les milieux sportifs, n'a pu être retenue. [...] Le bureau de la Fédération souhaite que l'organisation du Tour de France serve, en dehors de toute intérêt commercial particulier, le prestige du sport français,,4. La Fédération Nationale de la Presse Française a ainsi décidé que le choix de l'organisateur doit incomber à la FFe. Celle-ci répond par un autre communiqué: "Le groupement des coureurs cyclistes professionnels enregistre les dispositions prises par la Fédération Nationale de la Presse Française concernant le Tour de France. [...] Il demande [...] d'en confier l'organisation à la Société du Parc des Princes"s. C'est donc le retour à la case départ, c'est-à-dire à la situation d'avant l'intervention des communistes. Charles Joly, le directeur des vélodromes parisiens, mais aussi le chef de la rubrique cycliste à L'Equipe, accepte de reprendre l'organisation du Tour de France et de faire appel à des financements privés. Le préoccupant problème du financement n'est résolu que début juin à la suite d'une décision gouvernementale, rendue sans doute plus aisée par le départ des ministres communistes du gouvernement Ramadier un mois plus tôt6. En effet, le 3 juin, une réunion a lieu au Ministère de l'Information avec M. Pierre Bourdon, ministre de la Jeunesse, des Lettres et des Arts, MM. Pierre Bloch et Pierre Salmon, respectivement président directeur général et inspecteur général de la S.N.E.P. et M. Albert Bayet, président de la Fédération Nationale de la Presse Française. A l'issue de cette réunion, un communiqué officiel a été publié: "Il a été étudié la situation actuelle du Tour de France 1947 concernant son financement, [...] l'organisation du Tour de France devant 1 Soit environ 1 760 800 € actuels. 2 L'Equipe, 6janvier 1947. 3 L'Equipe, 28janvier 1947. 4 Communiqué de la FN.P.F., L'Equipe, 6 février 1947. S L'Equipe, 6 février 1947. 6 Le 4 mai, Paul Ramadier exclut du gouvernement les cinq ministres communistes qui en faisaient partie. En effet, alors que depuis le mois de mars, Truman invite les Européens à exclure les communistes de leurs gouvernements, en France, les députés et ministres communistes refusent de voter des crédits militaires pour l'Indochine et ils sont contre le blocage des salaires.
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être inévitablement déficitaire. [...] Dans de telles conditions, MM. Pierre Bourdon et Pierre Bloch, considérant que la Société du Parc des Princes est entièrement responsable de l'organisation et, par conséquent, de ses charges, ont décidé qu'ils laissaient à la direction du Parc des Princes le soin d'opter pour telle formule de son choix, laquelle serait susceptible de lui assurer les garanties financières indispensables. Cette décision ayant été communiquée immédiatement à la direction du Parc des Princes, celle-ci a fait savoir [...] au commissaire du gouvernementl qu'elle a obtenu la garantie financière de deux journaux: Le Parisien-Libéré et L'Equipe. " Le Parisien Libéré, dont le propriétaire est Emilien Amaury, et L'Equipe, se sont en fait engagés à payer 20 millions de francs sur quinze ans pour le rachat de la course2. Jacques Goddet est désigné comme directeur de course et Félix Lévitan, le chef du service des Sports du Parisien Libéré, comme directeur adjoint. Confronté aux dures réalités du financement de l'épreuve, le débat idéologique prenait fin. La coalition communiste de la "Ronde de France" avait échoué dans sa tentative de reprendre le Tour de France à son compte, affichant peut-être trop clairement ses tendances politiques dans une épreuve sportive qui se voulait finalement d'Union nationale. Mais le gouvernement n'a pas redonné l'organisation du Tour de France à Jacques Goddet sans avoir réalisé auparavant une enquête sur son activité et celle de L'Auto pendant la Seconde Guerre mondiale3. Pour Le Parisien Libéré, ce choix d'avoir été choisi comme co-propriétaire du Tour de France, signifiait aussi la victoire du groupe Amaury, c'est-à-dire de la presse proche de la démocratie chrétienne et du général de Gaulle, sur la presse communiste4. 1
M. Maurice Kaouza, conseiller municipal de Paris, est désigné par le ministre de la Jeunesse, des Lettres et des Arts comme commissaire du gouvernement pour le Tour 1947. 2 Soit environ 880 400 € actuels. 3 Un rapport de police du 20 avril] 947 rapporte ceci: "Pris à partie par des concurrents qui lui reprochaient sa soumission aux Allemands, il a été reconnu qu'au contraire, il leur avait résisté dans toute la mesure de ses moyens, mettant un bureau du Journal à la disposition d'un agent de l'Intelligence Service et laissant imprimer sur les presses de L'Auto de nombreux organes clandestins (notamment une dizaine de numéros de France Libre) tracts ou papillons
[...J Jacques Goddet
est membre, depuis octobre 1943, du réseau "Ceux de Libération-Vengeance", sous le pseudonyme de Capitaine Lamy" APP, dossier Jacques Goddet, Ba 2337. 4 Issu d'un milieu modeste, Emilien Amaury fonde avant-guerre l'Office de Publicité Générale à Paris, rue de Lille, et s'occupe de gérer la publicité de plusieurs journaux de la mouvance démocrate-chrétienne, dont il est resté proche depuis sa jeunesse. Mobilisé, l'officier Amaury revient du front avec la Croix de guerre. Pendant l'Occupation, l'O.P.G. prend en charge la réalisation des campagnes du gouvernement pour la promotion des valeurs familiales. Mais dès janvier 1941,
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Donner la réorganisation du Tour de France au Parisien-Libéré, c'est aussi récompenser la presse clandestine de l'Occupation proche de Londres et du général de Gaulle, en même temps que soutenir un grand quotidien d'informations générales issu de la Résistance, et lui permettre d'augmenter ses tirages face à ses concurrents directs. Sur ordre du gouvernement, la politique s'éloignait, du moins en apparence, et le Tour de France pouvait redevenir la "trêve nationale de juillet" et permettre à tous les Français de profiter de l'épreuve, simplement. Plus que jamais, en 1947, le Tour de France devient une épreuve sportive de raison d'Etat.
II. Le Tour 1947 "L'année où le Tour suscita le plus de passion fut sans doute 1947. r..] Nous sortions de la nuit et du brouillard, nous aspirions à la paix, au bonheur, à la douceur de vivre; nous gardions la nostalgie de notre" avantguerre". En promenant de nouveau sur les routes coureurs et caravane publicitaire, Jacques Goddet nous permettait d'oublier, pour un moment, la longue parenthèse des capitales de la douleur, et de renouer le fil tranché des belles saisons"l. Le Tour de France 1947 a donc à peine un mois pour être correctement organisé, avec un objectif prioritaire en tête: contenter tout le peuple français. "Après que tant d'épreuves aient pesé sur la population de notre pays, il n'a pas paru sentimentalement possible d'abandonner telle ou telle région se trouvant sur le parcours périphérique de la France. Je considère que le programme qui devait être appliqué à partir de 1939, prévoyant le retour direct vers Paris dès la dernière étape de montagne terminée contenait le meilleur correctif au défaut originel du Tour. Il faudra y revenir. Mais le Nord et l'Alsace avaient été victimes du système en 1939. Emilien Amaury prend contact avec la Résistance, et rejoint l'Organisation civile et militaire, un mouvement fondé en 1940. Sur ses presses, le "groupe de la rue de Lille", qu'il anime sous le nom de "Champin", imprime un grand nombre de journaux clandestins, de faux papiers, et aussi des recueils des discours et appels du général de Gaulle. Après l'insurrection de Paris, le 19 août 1944, le gouvernement provisoire s'organise très rapidement, et le secrétaire général à l'Information, Jean Guignebert, choisit d'établir son quartier général à l'Office de publicité générale d'Emilien Amaury. Ses presses font ainsi paraître le 22 août 1944 le premier numéro du Parisien Libéré, alors que lui-même est choisi pour devenir le nouveau directeur de l'Agence Havas, chargée d'organiser les grandes campagnes de propagande nationale. Emilien Amaury restera à sa direction jusqu'à la fin de 1947, Roger Lancry, La saga de la presse, d'Emilien Amaury à Robert Hersant, Paris, Lieu commun, 1993. 1Pierre Debray, Pour ou contre le Tour de France, op. cil., p.SO. 151
La loi de l'alternance désignait l'Ouest. Et il n'est pas concevable d'amputer la carte de France, en 1947, de la Bretagne et de la Normandie, champs de batailles du débarquement"l. Le Tour 1947 adopte donc un parcours dans la tradition d'avant-guerre, à un détail près: une incursion plus importante hors des frontières françaises, avec une étape en Belgique et au Luxembourg. Et Jacques Goddet tient à justifier ce choix: "Le routier des Flandres ou de Wallonie tire son vélo tous les dimanches sur nos routes. Il ballade le maillot d'une marque française. Il a des droits sur nos terres,,2. Une autre innovation majeure concerne le règlement de la course: "Abandonnant
le régime
antidémocratique
- on
sait être de son temps
subissaient les équipes régionales, nous les avons placées d'égalité absolue avec les équipes nationales" 3.
- que
sur un pied
Une course en faveur de la France Dans les esprits, la reprise du Tour de France signifie que la guerre est enfin terminée. Aussi, pour célébrer au mieux l'événement, tous les Français ou presque tiennent à participer à leur manière, parfois avec peu de moyens. "Les organisateurs du Tour de France viennent de recevoir ce petit mot, daté de Thilliers-en- Vexin, dans l'Eure: "Nous sommes une petite commune de 200 habitants, pas très riche, mais nous voulons offrir une obole aux coureurs du Tour. Ci-joint un mandat de 840 francs..." Prime modeste, mais combien touchante,,4. Malgré les tentatives infructueuses de la Société du Parc des Princes pour faire assurer le patronage entier du Tour de France par les quotidiens régionaux, quelques-uns ont souhaité prendre part à l'édition 1947. L'Humanité assure ainsi le parrainage du Grand prix de la montagne; le quotidien communiste ne souhaitait pas, en effet, demeurer à l'écart d'une épreuve que ses lecteurs affectionnaient tout particulièrement. La caravane publicitaire, qui est donc reconduite, est composée de 25 véhicules, parmi lesquels sont présentes les firmes O. C.B., papier à cigarettes, les cachous Gallus, les briquets Elite, un véhicule de souscription pour élever un monument en hommage à Franklin Roosevelt, les stylos Jif Waterman, les Sources Perrier, Ie bonbon Royal Mint, les montres Judex, l'insecticide Timor et la Croix-Rouge française. Cependant, concernant cette caravane, des consignes très strictes doivent être respectées. A cette fin, le ministère de l'intérieur envoie une circulaire à toutes les préfectures situées sur le parcours du Tour: 1 Jacques Goddet, L'Equipe, 10 juin 1947. 2 L'Equipe, 13 juin 1947. 3 Jacques Goddet, L'Equipe, 10 juin 1947. 4 Soit environ 37 € actuels, L'Equipe, 6 juin 1947.
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"Cette épreuve présentera trois particularités: [...] le Tour de France de 1947 ne sera pas un vaste procédé publicitaire utilisé par un journal, un parti ou une industrie. Le journal L'Auto, dont les biens ont été mis sous séquestre, n'est plus, en effet, l'organisateur ni le bénéficiaire de l'épreuve. Elle est organisée par la Fédération Française du Cyclisme et le Vélodrome du Parc des Princes dans le dessein de favoriser par sa popularité le commerce dans les villes qu'elle traverse et, par sa célébrité à l'étranger, le tourisme en France et le renom du sport français. Ces caractères nouveaux du "Tour de France ", à la fois manifestation désintéressée et compétition internationale, doivent avoir pour résultats de modifier l'esprit des mesures que vous aviez coutume de prendre lors des précédents "Tours". [...] Toute propagande politique, durant la course ou aux étapes, doit être rigoureusement proscrite. Le jet de journaux sera interdit [...] En raison de la participation d'équipes étrangères et de l'indépendance du "Tour 1947", je vous prie instamment de veiller à ce que la course ne perde à aucun moment son caractère sportif et ne devienne prétexte à des propagandes politiques [...] Le jet de prospectus, primes et échantillons par les occupants des voitures publicitaires est prohibé"!. De même, il est prévu une forte mobilisation du service d'ordre: "Le service d'ordre mobile de la route sera assuré par neuf motocyclistes de la Police de la Route de Seine-et-Oise. Les services d'ordre fixes sur les routes seront assurés par la Gendarmerie [...] Toutefois, les effectifs de police devront être utilisés d'une manière aussi rationnelle et économique que possible. Les organisateurs du Tour, qui n'est plus financé par un journal, m'ont en effet demandé de leur accorder gratuitement le concours des services de police [...] Enfin, je vous serais obligé d'intervenir auprès des Maires, afin qu'ils s'abstiennent, dans la mesure du possible, d'imposer la course dans le but d'alimenter la "Caisse des services payés" des corps urbains, ou le chapitre "taxes sur les manifestations sportives" des budgets communaux,,2, ce qui en dit long sur certaines pratiques d'avant-guerre. Toutes les précautions utiles étant prises, Jacques Goddet pouvait définir le nouvel état d'esprit du Tour de France: "Le Tour, c'est un message de joie et de confiance. Son existence même évoque intensément l'idée de paix. Parce que, au moins, l'une de ses missions est d'apaiser les nerfs et les esprits. Parce qu'il remet en mouvement cette énorme machine dont le moteur accélère l'économie de notre pays. Parce qu'il plaque sur tous les décors radieux de notre pays la frise émouvante, étonnante d'une chevauchée héroïque dont la haine est exclue [...] Il Y a une mystique Tour
1 Archives départementales 2 Idem.
de l'Isère, 173 M 24.
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de France"!. L'image des "rudes semeurs d'énergie" de Desgrange a disparu avec la guerre. Désormais, le Tour de France, avec ses cyclistes, véhicule un message de paix et de fraternité, en même temps qu'il doit aider à la remise en marche de l'économie française. Ainsi, la course cycliste du Tour de France n'est plus seulement une compétition sportive d'ampleur nationale; en 1947, elle est désormais "nationalisée". A tel point que le Président du Conseil, Paul Ramadier a lui aussi donné ses ordres: "Faites des restrictions d'essence sur ce que vous voudrez sauf sur le Tour de France. C'est le seul moyen d'être tranquille une fois dans l'année...,,2 Cette impression de "nationalisation" du Tour de France se ressent aussi auprès de certains observateurs: "En 1903, lorsque Henri Desgrange eut l'idée de créer le Tour de France, il ne se doutait certainement pas que, moins de 50 ans après, son oeuvre ferait quasiment partie des grandes entreprises nationales"3. Et pour le gouvernement, il ne saurait en être autrement. En effet, la veille du départ, le 24 juin, a lieu une réunion au 13, rue du Faubourg Montmartre, à l'issue de laquelle Maurice Kaouza, le commissaire du gouvernement pour le Tour 1947, a déclaré: "Le gouvernement a veillé avec soin à ce que le Tour de France demeure une épreuve exclusivement sportive, qu'elle garde un caractère apolitique. Le Tour de France appartient à la nation et nous devons éviter toute polémique susceptible de porter atteinte à sa renommée,,4.
Jean Robie, héros national Sans Fausto Coppi, vainqueur du Giro, ni Gino Bartali, deuxième, les Français sont les favoris de l'épreuve et René Vietto a la faveur de tous les pronostics. Dans les Alpes, la mobilisation en faveur du Tour de France est aussi forte qu'avant-guerre. Le Dauphiné Libéré a même lancé un appel auprès de tous les patrons grenoblois: "Le Tour de France cycliste est la grande fête sportive de l'année. Tous, grands et petits, en suivent les péripéties, comme on lit un roman que la vie fait rebondir chaque jour. Le jour du Tour dans une ville est un événement considérable. On a vu, aux heureux temps d'avant 1940, des instituteurs donner quelques heures de vacances à leurs élèves, des patrons laisser à leurs employés le loisir d'applaudir leurs idoles... Pourquoi ne ferait-on pas revivre cette aimable tradition? Le Dauphiné Libéré en appelle aujourd'hui à l'esprit sportif de 1 L'Equipe, 25 juin 1947. 2 Michel Caillat, Sport et civilisation, histoire critique d'un phénomène masse, Paris, L'Hannattan, Espace et Temps du Sport, 1996, p.90. 3 Libération, 24 juin 1947. 4 La Voix du Nord, 24 juin 1947. 154
social de
tous les patrons grenoblois. Un aménagement pourrait être apporté dans les heures de travail, pour permettre à tous ceux qui le désirent, d'assister à l'arrivée du Tour de France à Grenoble, mercredi 2 juillet à 16h40. Espérons que notre appel sera entendu"l. Il semble qu'il ait été entendu car tous les records d'avant-guerre sont battus2. Et le soir, à l'étape, outre les attractions de la caravane publicitaire, L'Humanité propose au public une séance de cinéma et un bal populaire avec les accordéonistes de la caravane. En bref, la célèbre actrice Odette Joyeux résume au mieux l'impression qu'avec le Tour, la France a retrouvé toutes ses couleurs d'avant-guerre: "Le long de la route poudrée de soleil, j'ai vu des voitures blanches, rouges, noires et vertes, des motocyclistes gris de poussière, des maillots: bleu blanc rouge, arc-en-ciel, jaunes, violets, noirs et oranges, des bras et des jambes bruns comme du pain d'épice, des casquettes blanches, des chemisettes multicolores et des lunettes noires, des shorts bleus, jaunes, roses, des camions bariolés, des vélos jaunes, des musettes blanches f...] Un long, long ruban de toutes les couleurs, un ruban vivant aux couleurs changeantes qui s'étirait et venait .finir à l'étape où les champions, las et poussiéreux, recevaient encore des couleurs: celles des fleurs d'un bouquet,,3. Après le contre-Ia-montre individuel Vannes-Saint Brieuc où René Vietto perd son maillot jaune au profit de l'Italien Pierre Brambilla, les Français semblent avoir course perdue. Pierre Brambilla possède alors deux minutes et demie d'avance sur Jean Robic, le capitaine de l'équipe régionale de l'Ouest. Le public se désintéresse de la fin de la course puisqu'un Italien va remporter l'épreuve, c'est-à-dire un porte-drapeau d'une nation qui s'est comportée en ennemie envers les Alliés pendant la Seconde Guerre mondiale, et les Français ressentent cette future victoire comme une véritable humiliation - les Italiens étant considérés comme de vrais parias dans l'opinion publique - plus qu'un nouvel échec du sport français. Pierre Brambilla a beau être surnommé "l'Italien de France" (il vit à Annecy), il ne fait l'unanimité ni auprès des Français, ni auprès de son équipe d'Italie (!) Et lorsque, dans la dernière étape, Jean Robic tente une échappée au long cours, Brambilla ne peut contenir son attaque. A l'arrivée au Parc des Princes, Robic gagne le Tour de France, repoussant Brambilla à plus de dix minutes! Et depuis cet exploit, Jean Robie, surnommé "Biquet", n'est pas seulement populaire parce qu'il a remporté le premier Tour d'après-guerre, il l'est aussi devenu à cause de son caractère: "C'est pour affirmer ses 161 centimètres qu'il se dresse sur ses ergots, qu'il rejette en arrière sa crête de petit coq.
1 Le Dauphiné Libéré, 1er juillet 1947. 2 Le vélodrome de Grenoble a comptabilisé 3 L'Humanité, 16 juillet 1947. 155
plus de 12 000 entrées.
Oui, Robic est ainsi fait que sa hargne vise les grands"l. En visant les "grands", Robie est devenu l'ami des petits, c'est -à-dire de tout le peuple français. Concernant la mobilisation du public, quasiment aucun journal n'a donné de chiffres. Ils ne l'ont été qu'a posteriori, et seulement par estimation, pour faire comprendre sa popularité retrouvée. Ainsi, Libération estime les spectateurs présents sur le bord de la route à 10 millions2, alors que Le Monde annonce 15 millions3. En retrouvant "son" Tour, le peuple français retrouve la sérénité et l'ambiance de liberté estivale d'avant-guerre. Les tentatives d'appropriation du Tour de France par le Parti communiste ont échoué, en grande partie parce que l'épreuve a été souhaitée apolitique par le gouvernement, mais aussi parce que l'ancien groupe des organisateurs bénéficiait d'une meilleure image à l'heure du choix, et d'une expérience irremplaçable pour relancer l'épreuve. L'engouement des Français pour leur Tour de France semble, en outre, tellement important, que sa réorganisation est devenue une priorité nationale en 1947. Une impression que résume ainsi le journaliste Georges Ravon: "Tous à genoux devant la "petite reine". Moi, si j'étais le gouvernement - ce qu'à Dieu ne plaise! - je nationaliserais le Tour de France, et je le ferais partir dans un moment de tension politique, tout au moins durant la belle saison {...] Toutes les têtes chaudes des comités sont aspirés par la route. Les plus fieffés agitateurs intriguant pour obtenir un brassard du service d'ordre. Les partis oublient leurs querelles et mettent un genou à terre devant la petite reine. Saint Robic et Saint Vietto unissent leurs ouailles dans une même ferveur4. Devant cet engouement accru, l'épreuve, dans les années suivantes, va continuer à servir les "intérêts supérieurs" de la France...
1 Jean Bobet, 2 Libération, 3 Le Monde, 4 Le Figaro,
Louison Bobet, une vélobiographie, 29 juin 1948. 23 juillet 1948. 4 juillet 1949. 156
Paris, Gallimard,
1958, p.134.
Chapitre
X
Le Tour de France et le monde bipolaire 1948-1960 " Le
ministère renversé, menaces de grèves, agitation à la Bourse, aucune importance! La France est sur la route de Paris à Paris. Toute la vie est suspendue: il yale Tour! " Orson Wells, L'Equipe, 4 juillet 1950.
Après 1945, une nouvelle division du monde se met en place, dirigée par deux "superpuissances", les Etats-Unis et l'Union Soviétique. Ces deux alliés dans la destruction de l'Allemagne nazie se sont rapidement retrouvés en désaccord à la fin du conflit. Les Soviétiques réclament la destruction des bombes atomiques américaines à l'O.N.U., ce que le gouvernement de Washington refuse. Dès lors Staline en profite pour établir un "glacis défensif' dans les pays d'Europe Centrale libérés par l'Armée Rouge, ce qui permet d'accélérer la satellisation de l'Europe de l'Est par Moscou. Ainsi, en mars 1946, Winston Churchill utilise pour la première fois l'expression "Rideau de Fer", pour montrer la coupure absolue qui s'est opérée entre l'Europe Occidentale et l'Europe de l'Est. Cela marque le début officiel de la Guerre froide et d'un affrontement entre deux idéologies irréductibles: le libéralisme contre le socialisme. La France, située dans le bloc occidental, va poursuivre son développement économique et social, dans les grandes lignes, selon le modèle de l'american way of life. De son côté, le Tour de France, va-t-il lui aussi répercuter dans son développement, cette entrée dans un monde désormais bipolaire.
I. Renouer avec une Europe éclatée Après la Seconde Guerre mondiale, l'Europe est divisée, non seulement en bloc Est-Ouest, mais aussi entre pays de l'Europe de l'Ouest. 157
Certaines nations ont soutenu l'Allemagne nazie, et pour les pays vainqueurs, cette "trahison", notamment celle de l'Italie, est difficile à oublier. Au milieu de ces tentatives de rapprochement, le Tour de France veut continuer à développer l'influence française en Europe de l'Ouest.
Le Tour passe en Italie Entre 1948 et 1952, le Tour de France fait étape à quatre reprises en Italie. La grande popularité des campionissimi Fausto Coppi et Gino Bartali et leur succès international font que les organisateurs peuvent difficilement éviter de faire plaisir à leurs foules d'admirateurs. En 1948, Gino Bartali est l'un des grands favoris. A l'arrivée à San Remo, il a déjà gagné trois étapes, mais au classement général, il est à vingt minutes du Maillot jaune que porte le Français Louison Bobet. Ces positions ne préoccupent guère la caravane des suiveurs qui est enchantée par son passage sur la Riviera italienne: "Le Tour a quitté l'Italie comme il est entré, dans un feu d'artifice de joie et de lumière. Le Tour a passé deux fois la frontière sans s'en apercevoir, ou plutôt si, le Tour a vu sous un drapeau, douaniers, policiers et officiers qui faisaient de grands signes amicaux signifiant: passez, passez vite, vous êtes chez vous. r..] Le Tour efface les frontières. [...] Le Tour n'est pas seulement la plus grande épreuve sportive du monde. C'est aussi un lien entre les peuples"l. Pour les pays riverains traversés, le passage de l'épreuve sportive est aussi un gage de paix retrouvée. Mais en Italie, le calme n'est que de surface et la moindre étincelle politique peut rompre cet équilibre précaire. A Rome, le 14 juillet, Palmira Togliatti, le secrétaire général du Parti communiste italien, est victime d'une tentative d'assassinat. Le Parti communiste et les grandes centrales syndicales lancent alors un appel à la grève illimitée. Rapidement, la situation politique dégénère. Partout en Italie, mais surtout dans le Centre et le Nord, des émeutes éclatent et le 15 juillet au soir, le pays est réellement au bord de l'insulTection. Suite à ces événements, l'équipe d'Italie engagée sur le Tour de France voulait abandonner dès qu'elle a appris la nouvelle de l'attentat. Ce jour-là, Gino Bartali avait pourtant reçu un télégramme d'Alcide de Gasperi, le Président du Conseil en exercice: "Je reçois aujourd'hui le salut que vous avez eu l'obligeance de m'envoyer de Lourdes. Je veux que mes vifs remerciements vous parviennent à la veille de la première étape des Alpes et qu'ils vous incitent à y briller magnifiquement"2. Dans la soirée, la situation avait bien changé, mais depuis le chevet de Palmira Togliatti, Alcide de Gasperi qui, en outre, s'est lié d'amitié avec Gino Bartali, semble avoir trouvé une solution épique à la IL 'Equipe, 14 juillet 1948. 2Le Parisien Libéré, 17 juillet 1948.
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crise. Selon une version non prouvée, il aurait aussitôt téléphoné au capitaine de l'équipe d'Italie et lui aurait dit: " - On a besoin de toi. - Qu'est-ce que je peuxfaire? Je suis au Tour. - Tu peux faire beaucoup en gagnant des étapes..." Véritable, ou plus probablement inventée, la conversation reflète en partie le pouvoir que l'on prête alors à cette compétition sportive et, au départ, le 15 juillet, l'équipe d'Italie était bien présente. A Briançon, Gino Bartali gagne l'étape et revient à moins de deux minutes du Maillot jaune. En Italie, la nouvelle de la victoire de Bartali commence à se répandre via la radio. Et puis, à 20 heures, l'heure du radio-joumal, l'émission la plus suivie en Italie, le speaker annonce en ouverture non pas les différents faits du jour qui suivent l'attentat contre Togliatti, mais bien l' "extraordinaire" victoire de Gino Bartali, une des idoles du pays. Le rédacteur en chef, Carlo de Biase, avait choisi de privilégier l'événement sportif afin de faire baisser la tension dramatique que connaissait le pays. Un choix judicieux? Sans doute, car au milieu des manifestations, on parle désormais des chances de Bartali de gagner à nouveau le Tour de France, à dix ans d'intervalle. Et le lendemain Gino Bartali gagne à nouveau à Aix-les-Bains et s'empare du Maillot jaune. Enfin, il s'impose encore le surlendemain à Lausanne, ce qui lui vaut de recevoir un télégramme du pape Pie XII: "Le Saint Père vous adresse ses compliments avec ses dévots sentiments et vous accorde sa Bénédiction"l. Ce message, cette fois, prouve l'importance politique que le Vatican et la Démocratie chrétienne accordent alors au Tour. En Italie, les tensions chutent très rapidement. Dès le jeudi 15 juillet au soir, les syndicats ont lancé l'ordre de la reprise du travail. Onze jours après l'attentat contre Palmiro Togliatti, Gino Bartali remporte à nouveau le Tour de France, et la presse catholique italienne en profite pour lancer rapidement un nouveau mythe, celui de Bartali sauveur de l'Italie: "Nous sommes redevables à Bartali. Dans une des plus sombres et des plus désespérantes périodes pour notre Patrie, il a représenté une petite lumière... C'est une note de Foi qu'il nous a apportée: une parenté d'optimisme,,2. Et pour le ministre de l'Intérieur Mario Scelba, il s'est créé "une euphorie cycliste qui a fait oublier l'attentat". En 1948, Gino Bartali demeurait un personnage très populaire en Italie. Sous l'influence de la presse catholique de son pays, il n'est plus seulement Gino-le-Pieux, ni Il Vecchio, mais il est aussi devenu en une semaine de course dans les Alpes le saint patron de la République italienne! Son personnage, le "Bartali cycliste" comme il le disait lui-même avantguerre, est devenu le symbole du bon sens et de la modération de l'Italie 1 La Croix, 22 juillet 1948. 2 Raimondo Manzani, A venire d'Italia, 26 juillet 1948. 159
profonde, dont la fonction est de rasséréner les foules. Et sur ce point, Gino Bartali a effectivement réussi au-delà de toutes les espérances. En 1949, le Tour de France prévoit une étape à Aoste. Au départ de Briançon, Gino Bartali est leader du Tour de France. A l'arrivée, son rival Fausto Coppi s'est emparé du Maillot jaune. L'Italie devrait être en liesse et accueillir le Tour de France sous des milliers d'applaudissements. Or, ce n'est pas le cas. "Sous prétexte que Robie aurait donné une interview dans laquelle il disait: "Je mettrai Coppi et Bartali dans ma poche ", le coureur français et les suiveurs français du Tour de France ont été, en Italie, l'objet d'une véritable agression ou plutôt d'une série d'agressions, de la frontière jusqu'à Aoste [...] dont la violence alla même jusqu'à bombarder les suiveurs du Tour avec des mottes de terre, des pierres et des bouteilles..."! Une manifestation organisée dans quel but? Le Dauphiné Libéré mène l'enquête: "Les Valdotains, navrés d'un accueil aussi désagréable, expliquent que les manifestants ne sont pas des leurs, mais au contraire des voisins d'autres régions qui reprochent aux habitants du Val d'Aoste de désirer leur rattachement à la France,,2. Le lendemain, au départ de l'étape, la situation s'est un peu calmée. "A peine le premier coup de pédale est-il donné que les ovations s'élevaient, saluant gentiment les coureurs et le Tour [...] Quel est ce revirement et ses affections soudaines? Miracle encore, tous les graffitis qui, sur des dizaines et des dizaines de kilomètres ornaient plus ou moins spirituellement la route en notre honneur, ont été effacés, grattés, balayés [...] Cependant, alors que nous passons le peloton et que nous doublons sur la vallée de la Valtourmanche, nous voyons un étrange véhicule champignonné de haut-parleurs s'égosillant: "S'il vous plaît, ordre de la province, faites le meilleur accueil au Tour de France, ne ménagez pas vos bravos à la caravane, que tout le monde applaudisse!"[...] Si c'est un ordre alors! Mince de brigade d'acclamations"3. C'est la première fois qu'une telle crise se produit dans une région frontalière lors du passage du Tour de France. Le duel au sommet entre Coppi et Bartali a réveillé un chauvinisme exacerbé de la part du public transalpin dans une région sensible, puisque en partie francophone, donc soupçonnée de sympathies savoyardes. C'est aussi la première fois où un ordre politique exige que le public applaudisse le Tour de France! Si Gino Bartali remporte le Tour de France en 1948 après celui de 1938, ce qui en fait le plus grand aux yeux des Italiens, son rival Fausto Coppi fait mieux encore en 1949 en étant le premier à réaliser le doublé Giro d'Italia
-
Tour
de France.
A cause
de la mystique
qui entourait
! Georges Speicher, Le Dauphiné Libéré, 21 juillet 1949. 2 Pierre About, Le Dauphiné Libéré, 21 juillet 1949. 3 "Le mal d'Aoste allait mieux", Le Dauphiné Libéré, 22 juillet 1949. 160
sans cesse
Gino Bartali dans les esprits populaires, Fausto Coppi se devait, s'il souhaitait le dépasser en popularité, de bénéficier d'une aura toute aussi grande. Cela déclencha en Italie une surenchère mystique sans précédent, dont, par exemple, furent témoins quelques journalistes à l'arrivée d'étape de Saint-Vincent d'Aoste en 1949: "Il y a en Italie une religion que je ne soupçonnais pas: celle de Bartali et de Coppi [...] Ilfallait voir, à l'hôtel où descendirent les "dieux" italiens, l'adoration dont ils furent l'objet. Hommes et femmes se pressaient autour d'eux, se bousculaient impitoyablement et leurs visages étaient comme transfigurés"l. Les observateurs de l'époque ont bien réussi à comprendre ce que représentaient Coppi, Bartali et, à quelques degrés moindres, Fiorenzo Magni, pour le peuple italien. V oici un des exemples les plus frappants. En 1952, Dominique Desanti suit le Tour de France pour L'Humanité. À Nancy écritelle, "un groupe d'hommes en pantalons de velours [...] m'arrêtent. - Madame, Fausto Coppi, vous le connaissez? Eh bien, dites lui que [...] nous sommes Piémontais, du même village que les Coppi: Castellagna. Nous nous rappelons les difficultés de Fausto pour acheter son premier vélo. Nous [...] sommes fiers de Fausto, parce que, malgré sa gloire, il est resté un brave type... Non, nous ne voulons pas le déranger... Dites-lui seulement que trois mineurs italiens ont fait 65 km à bicyclette pour le voir passer. Moi, je me rappelle l'accident de la veille, lorsqu'un Italien, voyant Magnifiler en tête, a bondi d'enthousiasme sur la route, et renversé par une auto, gisait, saignant, à 17 km de Metz. En l'apercevant, j'ai crié: "Quelle folie!" Mais je commence à comprendre que ces hommes à la vie noire trouvent une sorte de revanche dans la victoire d'un des leurs,,2. En fin de compte, Fausto Coppi est resté le plus grand, le Campionissimo, pour son palmarès hors normes et pour avoir introduit la rationalité dans le cyclisme, alors que Gino Bartali y avait introduit le mysticisme. D'un point de vue sportif, les rapports franco-italiens s'améliorent grandement grâce aux victoires de Fausto Coppi, qui réussit à réconcilier les deux pays bien mieux que plusieurs missions d'ambassades officielles, le Campionissimo jouissant d'une incroyable popularité en France.
Le Tour de la Plus Grande France? Cette expression est tirée facteur à bicyclette du célèbre film en 1949. Le quotidien lui demandait célèbre acteur-réalisateur voyait à
d'un article écrit par Jacques Tati, le Jour de fête, pour le journal Libération son opinion sur le Tour de France et le l'avenir la course se développer plus
1 Marcel Hansenne, Le Parsien Libéré, 21 juillet 1949. 2 L'Humanité, 2juillet 1952. 161
encore et aller à Berlin, à Venise, au Vatican, visiter la Corse... Son article est sans doute le plus visionnaire en ce qui concerne le Tour de France, puisqu'il souhaitait déjà voir le peloton emprunter le tunnel sous la Manche! En fait, Jacques Tati - Russe d'origine - a au moins quarante ans d'avance sur son époque, et sa réflexion peut donc être prise au sérieux. Ainsi, il rêvait d'un Tour de France qui avait changé de nom, et s'appelait désormais le "Tour de la Plus Grande France"l. Il convient tout d'abord de préciser que le nouveau parcours est sous double influence. En effet, les deux nouveaux directeurs du Tour de France, Jacques Goddet et Félix Lévitan, ne s'entendent guère entre eux. Félix Lévitan2 a 36 ans en 1947 lorsqu'il devient codirecteur du Tour de France. Né à Paris le 12 octobre 1911, Félix Lévitan a passé son enfance dans le quartier de Grenelle. Souvent, il participait à des courses de bicyclettes organisées par les jeunes de son quartier, puis il accompagna son frère aîné (tragiquement décédé dans un accident d'avion) au Sporting-Club du 19ème arrondissement. Peu intéressé par les études, il quitte le lycée à l'âge de 15 ans et entre comme téléphoniste à l'agence Fournier, le principal concurrent de l'agence Havas. Il effectue ainsi de nombreuses courses en ville qui l'amènent parfois au "Vel'd'Hiv" où il rencontre de nombreux journalistes. De là est née sa passion pour l'information sportive. Il rédige son premier article en 1928 pour la revue La Pédale. Puis il collabore à L'Echo des Sports, ainsi qu'à Match, à L'Echo de Paris, à L'Intransigeant et à L'Auto. Il suit son premier Tour de France en 1933, sur une moto. Mais Félix Lévitan ne s'en contente pas. Il s'essaie aussi au reportage radio, pour Radio Cité et Radio 37. Pendant la guerre, il est arrêté par la Gestapo le 19 octobre 1943 comme israélite, et emprisonné pendant quatre mois à la prison du ChercheMidi, puis trois mois au fort de Hauteville3. Il réussit pourtant à éviter la déportation et à gagner la "zone libre". Il s'engage dans la Résistance et participe aussi à l'élaboration du journal clandestin La Marseillaise du Berry. A la Libération, il entre au Parisien Libéré où il prend rapidement la direction de la rubrique sportive. Il créé aussi la revue But avec Gaston Bénac, et accompagne souvent Marcel Cerdan dans ses déplacements en compétition. Puis, en 1947, Emilien Amaury lui confie la codirection du Tour de France. Placé sous double influence, comment évolue le parcours dans les années 50? A partir de 1948, le littoral va être délaissé au profit de nouvelles villes étapes intérieures où les possibilités de logements sont plus nombreuses, dont Clermont-Ferrand. Cette ville n'a cependant été incluse 1 Libération, 14 juillet J949. 2 Aucun lien de parenté entre Félix Lévitan et les célèbres meubles Lévitan. 3 Sur ce point, APP, BA 2337, dossier Jacques Goddet, rapport du 13 juin 1974. 162
dans le nouveau tracé que parce que les organisateurs souhaitaient visiter le Massif Central et découvrir les cols du centre de la France. L'idée en revient à Félix Lévitan. Sous son impulsion, l'épreuve va s'enrichir de nouveaux cols et ainsi renouveler ses attraits sportifs, avec l'escalade du Petit et du Grand Saint-Bernard en 1949, du Mont-Ventoux en 1951 et - innovation majeure - les premières arrivées en altitude en 1952, à L'Alpe d'Huez, à Sestrières et au Puy de Dôme. Ainsi, Félix Lévitan a osé là où Henri Desgrange hésitait à faire ressembler le Tour de France à une "raquette". Le codirecteur du Tour de France, s'affranchissant du chemin de ronde, ainsi réussi à rapprocher la montagne de Paris en incluant le Massif Central. Et dès 1952, il n'y a plus qu'une étape de Vichy à Paris. En fait, Félix Lévitan n'a fait que mettre en valeur les atouts naturels de l'espace français. En outre, ce nouveau parcours permet en quelque sorte un "repli français", dans la mesure où les villes de l'intérieur sont visitées, ce qui permet de conquérir aussi un nouveau public, qui n'avait encore vu la course que sur les écrans de cinéma. Ce repli français s'accompagne paradoxalement de fortes idées expansionnistes et le "Tour de la Plus Grande France" rêvé par Jacques Tati va prendre pour les organisateurs l'allure d'un Tour de la Francophonie. En effet, au coeur de cette nouvelle politique sportive de réaménagement du parcours, le Tour de France se déplace désormais de plus en plus vers l'est en traversant chaque année les frontières. Ainsi la Suisse Romande et la Belgique, surtout la région wallonne, sont "annexées" à la France le temps de l'été. En Belgique, le passage de l'épreuve suscite un tel intérêt que des mesures spéciales sont adoptées: "Toute la Belgique s'est donnée rendez-vous au passage du Tour [...] "Essence libre, m'a-t-on expliqué. Même les foyers modestes ont sorti aujourd'hui leurs machines"l. Et plus encore: "Le passage du Tour en Belgique suivait de deux jours la fête nationale de ce pays, jour férié naturellement. Or, tous les ouvriers de toutes les usines décidèrent de travailler le jour de leur fête afin de pouvoir être libres le jour du passage du Tour"z. En Belgique, le Tour de France est tout simplement plus populaire que la fête nationale, si l'on en croit la presse. On veut bien rater le bal et les feux d'artifices, mais pas le passage du peloton, ni celui de la caravane publicitaire! Dans le même temps que le parcours se déplace vers l'Est, Jacques Goddet envisage de l'étendre au sud et d'emmener "ses" cyclistes en Algérie, alors colonie française. Les organisateurs du Tour de France souhaitent en effet traverser la Méditerranée pour 1949. Jacques Goddet veut que l'épreuve fasse étape à Barcelone, puis "à Port Vendres, embarquement de toute la caravane pour Oran. Etape Oran-Alger. Nouvelle traversée pour 1 Marie Louise Barron, L'Humanité, 24 juillet 1948. Z Georges Briquet, Libération, 25 juillet 1948. 163
le retour d'Alger à Marseille ou à Nice"!. Toutefois, cette expédition outreméditérranée ne resta qu'à l'état de projet car les peuples du Maghreb commençaient à faire singulièrement entendre leurs voix et à exiger une indépendance que le gouvernement de Paris leur refusait. De 1950 à 1952, l'inverse se produit: c'est une équipe cycliste nord-africaine qui traverse la Méditerranée pour participer au Tour de France. Mais cette équipe était là bien plus pour assurer le côté pittoresque que pour réellement rapprocher la France de ses colonies. Le Tour de France crée ainsi néanmoins un nouvel espace européen de la francophonie. Mais face à la lutte idéologique Est-Ouest et à la Décolonisation, la France perd peu à peu de son prestige et de son autonomie. Et la grandeur sportive du Tour de France ne peut suffire à rétablir une image déclinante en raison des deux guerres d'Indochine et d'Algérie. Cependant, le général de Gaulle en "visite" sur l'épreuve en ] 960, va réaffirmer par sa présence sur le bord de la route, le caractère français de la plus grande course cycliste du monde et tenter de l'utiliser à son tour pour la faire servir à sa vision du monde et de la place de la France dans celui-ci. Dans les années 50, le décret na 55-1366 du 18 octobre 1955 portant sur la réglementation générale des épreuves et des compétitions sportives sur la voie publique2, ne reconnaît pas le Tour de France d'intérêt public. Au contraire, il apparaît même comme une restriction par rapport à la circulaire de 1912. Il ne permettait plus au Tour de France de circuler sur les routes qu'il désirait et a peut -être été promulgué à cause de l'augmentation du trafic routier3. Le Tour de France, fait certes plus que jamais partie du patrimoine national français, mais cela ne suffit pas. Les difficultés que connaît l'épreuve reflètent aussi les difficultés de la France à maintenir son rang après la Seconde GuelTe mondiale. Ce "Tour de la Plus Grande France" souhaité par Jacques Tati ne semble qu'une illusion, car il était désormais impossible d'éviter une reconstruction européenne et en outre, une course conCUlTente se développe à l'est du "Rideau de Fer".
1 Ouest-France, 10 juillet 1948. 2 "Toute épreuve, course ou compétition sportive, devant se disputer en totalité ou en partie sur une voie publique, exige, pour pouvoir se dérouler, l'obtention préalable, par les organisateurs, d'une autorisation administrative délivrée dans les conditions et sous les garanties définies par le présent décret". Celles-ci stipulent que ces compétitions ne peuvent être organisées que par des groupements régis par la loi du 1er juillet 1901 sur les associations, qu'elles doivent bénéficier d'une autorisation préalable délivrée par leur fédération sportive, que les organisateurs doivent souscrire à une police d'assurance, payer les frais de mobilisation du service d'ordre et bénéficier d'une autorisation spéciale émise par le ministère de l'Intérieur. 3 Ce décret est toujours en vigueur de nos jours. 164
II. La concurrence
de la Course de La Paix
Si en France, le gouvernement n'a pas choisi des journaux de partis pour réorganiser le Tour de France, dans d'autres pays, les épreuves cyclistes sont soumises à la propagande politique. C'est le cas de la Course de La Paix. Cette épreuve a vu le jour en 1948 à l'initiative du rédacteur en chef du quotidien polonais Glos Polski - La Voix du Peuple -, Zugmundt DaI, qui souhaitait créer une grande course par étapes dédiée à la victoire du 8 mai 1945 et au retour de la paix. Pour réaliser son projet, il prit contact avec son confrère tchécoslovaque du Rude Pravo et la première édition s'élança le 8 mai 1948 sur le parcours Prague-Varsovie-Prague en douze étapes. Peu de nations y participent cependant. Pour la première édition, seules la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Hongrie et la Yougoslavie sont engagées. En 1952, la R.D.A. s'associe à l'organisation et l'épreuve se dispute désormais sur le parcours Varsovie-Berlin-Prague. Le maillot de leader est jaune, frappé d'une colombe blanche. Ce n'est cependant qu'en 1955 que cette course devient la plus grande organisée en Europe de l'Est, car l'U.R.S.S. se joint à l'organisation par l'intermédiaire du quotidien La Pravda, et le départ est donné de Moscou. La Course de La Paix devient alors le pendant du Tour de France derrière le "Rideau de fer" et connaît le même succès populaire. Cependant, l'épreuve est réservée aux amateurs, le Bloc de l'Est refusant officiellement le professionnalisme par idéologie, et elle est livrée en arrière plan à la propagande politique: le socialisme peut seul garantir la paix, semblent dire ses organisateurs, fidèles militants du Mouvement de la Paix. En France, Jacques Goddet craint la montée en puissance de cette épreuve, qui, puisqu'elle est réservée aux amateurs et donc à une élite sportive moins restreinte que le Tour de France, peut dépasser en ampleur la réputation de la course française. En ce qui concerne le cyclisme, Jacques Goddet n'aura alors plus qu'une idée sportive en tête: abolir les frontières entre amateurs et professionnels et faire du Tour de France le rendez-vous de toute l'élite mondiale. A cette fin, il invite dès 1955 l'organisateur de la Course de La Paix, M. Lempart, qui est aussi le secrétaire général du Comité olympique polonais, à suivre quelques étapes. L'avis de celui-ci est cependant sans appel: "Magistralement conçu et réalisé, le Tour, par rapport à notre course, pêche à notre sens sur un point essentiel: celui des arrivées roo] Les enceintes d'arrivées ne permettent guère de recevoir plus de 10.000 spectateurs. Dans nos pays, nous nous efforçons d'en accueillir dans nos plus grands stades, 40.000, 50.000, plus parfois roo] Le second point de notre modeste supériorité mais qui, auprès de nos populations, donne un prestige exceptionnel à notre course, réside dans le nombre des nations participantes, 18 cette année, 191'an dernier roo] Le troisième point intéressant a trait au sens collectif sur lequel est basée notre compétition.
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Non seulement nous attachons plus d'importance au classement par équipes qu'individuel, mais aussi un esprit différent anime nos coureurs qui, le soir à l'étape, se retrouvent, soucieux pour la plupart de profiter des circonstances pour engager et développer de fructueux contacts humains. Mais tout cela ne nous empêche point de comprendre vos points de vue, votre organisation professionnelle, vos coureurs divisés par les rivalités commerciales et légitimement préoccupés d'assurer leur aisance matérielle"!. Le message était clair. Pour l'organisateur de la Course de La Paix, il n'était pas question d'envisager une quelconque collaboration avec le Tour de France. On notera toutefois que les communistes français qui suivent le Tour de France, c'est-à-dire surtout le journal L'Humanité, ne profitent pas de la montée en puissance de la Course de La Paix pour remettre en cause l'organisation du Tour de France telle qu'elle fonctionne depuis 1947. Cependant, ils justifient leur présence sur la course non plus en s'attachant à décrire les scandales de l'organisation, comme dans les années 30, mais en s'appuyant sur le public de l'épreuve. "Je vous rappelle aussi que le public du Tour est celui de L'Huma, un public populaire" écrit ainsi Emile Besson2. D'une manière générale, les communistes, à l'ouest du "Rideau de Fer", n'ont pas d'impact sur le développement du Tour de France, et se contentent de faire partie de la caravane des suiveurs en demeurant ainsi au contact étroit des spectateurs - le peuple pour eux - ce qui est l'essentiel à leurs yeux. De son côté, Jacques Goddet ne veut pas pour autant renoncer au statut professionnel du Tour de France. Aussi, en 1960, il envisage de créer une épreuve parallèle, se déroulant en même temps que le Tour de France, mais ouverte seulement aux amateurs et disputée par équipes nationales. Ainsi, le 2 juillet 1961, s'élance le premier Tour de l'Avenir, en 14 étapes et avec 16 équipes: Allemagne, Belgique, Espagne, France, Grande-Bretagne, Pays-Bas, Italie, Suisse, Luxembourg, Portugal, Scandinavie, Pologne, Yougoslavie, Canada, Maroc et Uruguay. Il se déroule sur le parcours du Tour de France et les amateurs passent quelques heures avant les professionnels. L'Europe de l'Ouest tenait ainsi son pendant à la Course de La Paix.
III. Souder le Bloc Ouest: le Tour d'Europe Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'Europe Occidentale est en quête d'unité, sur un plan politique surtout. En effet, les pays qui la composent veulent répondre à la menace, réelle ou supposée, représentée par ! L'Equipe, 12juillet 1955. 2 Emile Besson, in hors série L'Humanité, Tour, p.23. 166
Le Tour (1903-2003)
Une histoire du
la satellisation de l'Europe de l'Est par l'Union Soviétique. Ainsi, au printemps 1951, les six pays dits de la "Petite Europe", c'est-à-dire la France, la R.F.A., l'Italie, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas signent le Traité de Paris créant ainsi la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier et dès 1957 se crée un "Marché Commun". Dans ce nouveau contexte de coopération européenne, le sport, et plus particulièrement le Tour de France, vont suivre cette tendance à l'ouverture des frontières. A tel point que certains observateurs ont vu l'avenir du Tour de France rapidement évoluer vers un Tour d'Europe Occidentale. Cependant, cette évolution, que l'on pourrait croire naturelle, s'est en fait développée face à plusieurs menaces. Non seulement à cause de la Course de La Paix, mais aussi parce qu'en 1954, il se crée réellement un Tour d'Europe Occidentale, indépendamment du Tour de France et du Giro d'Italia. En 1954, l'idée d'un véritable Tour d'Europe Occidentale se concrétise. Jean Leulliot, devenu directeur de l'hebdomadaire Route et piste, crée le Tour d'Europe avec départ de Paris et anivée à Strasbourg et des passages en Belgique, Luxembourg, Allemagne, Autriche, Italie et en Suisse. Cette épreuve, se déroulant fin septembre sur treize étapes!, bénéficie de l'appui du Président du conseil, Guy Mollet. Or, cette même année, le Tour de France va s'élancer pour la première fois en dehors de ses frontières françaises, avec un départ à Amsterdam. Quelles en sont les raisons? "Les organisateurs du Tour prétendent qu'il ont voulu rendre hommage à la performance des coureurs hollandais l'an dernier2 [.oo] Il Y a peut-être deux autres raisons que ne donnent pas les organisateurs. La première est que le premier Tour d'Europe aura lieu en septembre. M. Goddet, que cette nouvelle épreuve ne réjouit pas, a voulu en décourager les supporters en "élargissant" son propre Tour. La seconde est qu'Amsterdam offrait 9 ,,3. De son millions pour que le signal du départ soit donnée dans ses rues côté, la ville d'Amsterdam est très heureuse d'accueillir le départ du Tour de France, et cela provoque même quelques bouleversements sociologiques dans le pays. "Comment la Hollande se prépare au départ du Tour? Il suffira que je vous révèle un événement - qui vous paraîtra sans doute très anodin - pour que vous mesuriez exactement ce que représente, pour les Hollandais, le choix d'Amsterdam comme théâtre de la cérémonie de jeudi. Mon interlocuteur, membre du comité d'organisation, marque un temps 1 Les étapes sont, dans l'ordre: Paris-Gand, Gand-Namur, Namur-Luxembourg, Luxembourg -Sarrebruck, Sarrebruck -Schwenninger, Sch wenninger -A ugsburg, Augsburg-Innsbruck, Innsbruck-Mantoue, Mantoue-Bologne, Bologne-Cômes, Cômes-Lugano, Lugano-Montreux et Montreux-Strabourg. 2 Le meilleur d'entre eux, Wout Wagtmans, terminant Sème à Paris. 3 Robert Marc, Le Monde, 1er juillet 1954. 167
d'arrêt, et ayant ménagé son effet, reprend en martelant sa phrase: "La nuit prochaine, tous les cafés seront ouverts jusqu'à l'aube... Vous souriez? C'est pourtant la première fois dans l'histoire de la Hollande que pareil fait se produira. Même pour les fêtes du couronnement, nous n'avons pas envisagé une telle licence"l. Deux mois plus tard, le Tour d'Europe ne rencontre pas le succès escompté. L'épreuve est boudée par les principaux champions et les pressions sont importantes car cette nouvelle épreuve représente une menace pour les autres organisateurs de grands Tours. Mis en difficulté dès sa première édition, le Tour d'Europe est d'ailleurs rapidement racheté conjointement par L'Equipe, le Parisien- Libéré, La Gazzetta della Sport, et Les Sports de Bruxelles, soit par les journaux organisateurs des principales courses cyclistes du calendrier. L'alerte avait été chaude... Après 1956, le Tour d'Europe ne sera plus organisé. Sans le Tour d'Europe, les appellations des épreuves changent, bien qu'elles ne soient jamais utilisées sous cette forme à l'avenir: le Tour de France devient ainsi officiellement Je "Tour de France et d'Europe,,2, même chose pour le Tour d'Italie. Dès lors, les deux plus grandes courses du calendrier pouvaient ouvertement franchir les frontières.
IV. Le
Tour
de France
et l'influence
culturelle
américaine A la fin de la Seconde Guerre mondiale, la France plébiscite la culture américaine, celle des libérateurs. La vie quotidienne s'américanise et de nouveaux produits et comportements apparaissent, symbolisés en grande partie par le soda Coca-Cola, la mode des blue-jeans, du chewing-gum et du cinéma hollywoodien. En outre, après la publication du plan Marshall, au printemps 1948, la France se décide à accepter une aide financière des EtatsUnis. Ainsi, jusqu'en 1952, elle va recevoir une aide de plus de 2,5 milliards 1 L'Equipe, 7 juillet 1954. 2 Curieusement, ce titre n'est apparu que très rarement dans la presse. Pour notre part, nous ne l'avons trouvé cité que deux fois, et bien après les années 50. L'une lors d'une "banale" enquête réalisée par le journaliste Guy Sitruck pour L'Equipe, dans son édition du 2 juillet 1977: "Le titre officiel du Tour de France est "Tour de France et d'Europe", les organisateurs s'étant approprié l'exclusivité du label "Tour d'Europe" après en avoir usé par deux fois conjointement avec La Gazzetta dello Sport", et l'autre au détour d'un article du Monde: "Demain, le Tour de France et d'Europe - c'est sa raison sociale - pourrait [...J prendre la dimension d'un Tour du Monde qui aurait lieu tous les 4 ans", Jacques Augendre, Le Monde, 4 juillet 1982.
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de dollars, dont plus de 85% offerts sous la forme de dons. Puis, en 1949, la France adhère au Pacte de l'Atlantique Nord (OTAN), et l'amitié francoaméricaine se développe. Le Tour de France, reflet de la société, n'allait pas, lui non plus, échapper à cette américanisation des moeurs. Ainsi, en 1950, Orson Welles, le réalisateur de films tel que Citizen Kane (1941) donne le départ du Tour de France et suit quelques étapes. Il est d'ailleurs très impressionné par le déroulement de l'épreuve française: "Quel magnifique film à tirer de votre Tour! Il s'en dégage une somme d'émotions sportives et dramatiques à la fois dont je n'aurais pas soupçonné l'intensité"). A partir de 1951, Coca-Cola rejoint la caravane publicitaire et patronne la dernière étape. Le Tour de France crée ainsi réellement des liens d'amitié avec les Etats-Unis au début des années 1950. "Les Jeeps américaines ont été remplacées par des voitures bien françaises. Finie la guerre!,,2 Ce trait d'humour lancé par un journaliste du Monde en 1954, montre encore, malgré lui, que l'influence américaine est désormais bien réelle dans le Tour de France, de même que son modèle économique. En effet, dans cette lutte idéologique qui partage le monde, le Tour de France continue d'opter pour le système économique libéral et c'est l'aspect publicitaire qui semble trahir le plus cette évolution. Si en 1947, la publicité est tolérée seulement sur les cuissards, en 1948, elle réapparaît sur les maillots nationaux3. Quelques années plus tard, lorsque cette "dérive" semble s'accentuer, Le Figaro n'hésite pas à pousser la réflexion plus avant: "Tous les coureurs sont sous contrat et roulent pour la gloire des fabricants de bicyclettes, des filateurs de maillots, des chronomètres, des grands épiciers, des matières plastiques, des postes de radios, des machines à laver, des eaux minérales. Loin de trouver cela anormal et d'y voir une atteinte au pur esprit sportif, tout le monde proclame à l'envie que le Tour ne saurait vivre sans ces secours [...] L'argent est le roi du Tour. Du dernier marchand de nougat au vainqueur de l'épreuve, on ne pense qu'à lui,,4. Voilà comment la presse à tendance politique de droite juge le Tour de France à l'époque de la Guerre froide: sous le vernis de la course cycliste, l'argent est au centre des débats. Et ce serait même là l'un des principaux attraits de l'épreuve pour le public. Avec ses primes, ses échantillons et sa publicité, le Tour de France montre effectivement la réussite du système économique libéral à la française, la "french way of life", où la redistribution des richesses se fait 1 L'Equipe, 14 juillet 1950. 2 Le Monde, 9 juillet 1954. 3 "Les vélos sont anonymes. Il y a bien une petite entorse cette année, puisque les coureurs sont autorisés à porter sur leur maillot le nom de la marque pour laquelle ils courent habituellement". Libération, 29 juin 1948. 4 Pierre Seize, Le Figaro, 30 juillet 1956. 169
sous la forme d'un grand spectacle, bruyant et coloré, de distributions d'échantillons des dernières innovations de l'industrie, et où les coureurs cyclistes apparaissent comme des substituts symboliques de la réussite industrielle. Et si les communistes organisateurs de la Course de La Paix ne souhaitaient pas faire venir leurs coureurs en France, Jacques Goddet n'envisageait pas, de son côté, organiser un Tour de France moins tourné vers l'appât du gain et la publicité. La plus grande course du sport cycliste professionnel ne pouvait donc devenir un terrain de rencontre entre le bloc de l'Est et le bloc de l'Ouest.
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Chapitre
XI
La télévision arrive dans le peloton 1948-1968 " Le
Tour de France est tous les jours relayé grâce à l'Eurovision par la Belgique, la Hollande, le Luxembourg et l'Italie"
Le Monde, 12 juillet 1956
Dans les années 50 et 60, "la course est vivante comme jamais parce qu'elle se parle et qu'elle s' écrit"t. Tous les médias modernes s'intéressent au Tour de France, qui continue de représenter pour eux un espace d'essai technologique, mais aussi un espace publicitaire en plein développement. Alors que la radio (75 % des foyers équipés) et la télévision (10000 postes en 1951 contre 1 million en 1958 pour les foyers) investissent de plus en plus les tribunes de presse, quelles sont les stratégies d'informations que développent les différents médias face au Tour de France? Et comment le public perçoit-il ces changements?
I. Les débuts du journal télévisé A la fin des années 1940, l'industrie culturelle redémarre. Un foyer sur deux possède un poste de T.S.F., environ 90% des Français lisent chaque jour un journal, alors qu'à peine 500 postes de télévision sont disséminés dans la région parisienne. Pourtant, avec cette écoute dérisoire, ce nouveau média va comprendre encore plus rapidement que la radio tout l'intérêt de diffuser les images du Tour de France.
Le Tour en direct Le premier reportage en direct par voie hertzienne réussi par la Télévision Française a eu lieu le 25 juillet 1948 à l'occasion de l'arrivée du 1
L'Equipe,
20 juillet 1959.
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Tour de France au Parc des Princes. Des caméras fixes filment l'arrivée au Parc, et cette prouesse technique a demandé deux jours de mise au point pour assurer la liaison entre le Parc, l'émetteur de la Tour Eiffel et les studios de Cognacq-Jay. Celle-ci est réalisée grâce à une astuce technique du réalisateur Pierre Sabbagh, qui a l'idée de survoler le stade avec un ballon dirigeable qui sert de relais!. L'arrivée du Tour de France est commentée par Jacques Sallebert. Un an plus tard, le 29 juin 1949, alors que l'on recense à peine 3 000 postes T.V., la Télévision Française lance un nouveau genre d'émissions, toujours à l'occasion du Tour de France: le journal télévisé. Cette prouesse technique représente un tournant majeur dans la jeune histoire de la Télévision Française. Pierre Sabbagh en est le créateur, le concepteur et le réalisateur. "D'une durée d'un quart d'heure, il ne comporte ni présentateur, ni sujets en direct. L'essentiel de ce premier journal télévisé est constitué d'images tournées la veille par deux cameramen au coeur du peloton du Tour, les bobines de film ayant été transmises par avion, développées puis commentées à Cognacq-Jay,,2. Ainsi, cinq jours par semaine, du 29 juin au 24 juillet 1949, la Télévision Française propose un résumé des étapes du Tour de France, alors que ses reporters n'ont jamais reçu officiellement, ni officieusement d'ailleurs, d'autorisation de tournage. Cette pleine réussite technique pousse les réalisateurs à proposer dès le 2 octobre 1949 la véritable version du journal télévisé, d'une durée de 15 minutes. Le Tour de France a ainsi donné lieu à deux innovations majeures, indissociables de la télévision moderne: le direct et le journal télévisé. La grande épreuve cycliste est ainsi devenue l'un des premiers éléments intégrés presque spontanément au média actuel majeur de la culture de masse et c'est en partie le Tour qui a permis à la télévision d'évoluer et de s'imposer à son futur public.
Le Tour à 20h30 Dès 1955, le résumé de l'étape du jour est diffusé à 22h45 pour les villes de Paris, Lille, Strasbourg, Metz, Lyon et Marseille. Le gain de temps s'obtient grâce à la rapidité du transport. Les bobines sont en effet acheminées à Cognacq-Jay par un avion spécial et deux hélicoptères relais. Il faut attendre 1959 pour que le résumé du Tour de France soit diffusé à 20h30. Néanmoins, ce résumé est très attendu et il rassemble la foule dans ]
Sur ce point, Eric Maitrot, "Sport et télévision (1948-1980), de l'ombre à la pleine lumière" in La grande aventure du petit écran: la télévision française 1935-1975, Musée d'histoire contemporaine, 1997, p.147 à 151. 2
Idem.
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les rues. Georges de Caunes, un des artisans du premier journal télévisé, se souvient de cet engouement populaire: "Le Tour passait à la T. V. et il avait beaucoup de succès. Il s'est matérialisé grâce aux postes T. V. que l'on a commencé à faire fonctionner chez les revendeurs de téléviseurs. Ils correspondaient à l'air du temps, on pouvait les voir en vitrine des constructeurs des grands magasins. Autant de monde se rassemblait que devant des boulangeries pendant l'Occupation quand ils faisaient la queue pour avoir leur ration de pain. Pendant le Tour, il s'agissait de la ration de jeux, ils attendaient et piétinaient pour regarder ce spectacle. On a découvert un Tour tout à fait inédit qui était le Tour télévision, c'est-à-dire riche de toutes ces images quotidiennes"l. Ainsi, le résumé du soir est le rendez-vous privilégié des spectateurs, et il doit intéresser aussi bien les passionnés que les profanes. La télévision présente alors le Tour de France comme une course cycliste servant à mettre en valeur les richesses du patrimoine français. Elle l'instaure ainsi bien plus sûrement que la presse écrite et parlée dans un cadre national. La télévision recentre le Tour de France sur la mise en valeur de l'espace français. Dans les années 60, la télévision va prendre peu à peu le relais de la presse écrite et perpétuer le "feuilleton de juillet"en images et en direct. Et dès la création de la deuxième chaîne, en 1967, les deux chaînes retransmettent en simultané le résumé du Tour à 20h20. Le téléspectateur n'a pas encore le choix du programme. Nous pouvons dire que le Tour de France est ainsi plus ou moins classé priorité télévisuelle nationale. En 1957, le rendez-vous sportif populaire et quotidien de juillet a pourtant failli ne pas avoir lieu. En effet, à la mi-juin, la R.T.F. et la presse filmée annoncent qu'elles ne suivront pas le Tour de France. Beaucoup d'observateurs, surpris par cette annonce, estiment alors que l'argent est la source du différend. En effet, en 1956, la R.T.F. avait payé une redevance de 5 millions de francs aux organisateurs, et ces derniers lui réclament en 1957, 8 millions2. En ajoutant les frais de tournages (pellicules, véhicules, transports, etc.), le reportage du Tour de France engloutit la moitié du budget mensuel de la R.T.F. Le Monde a demandé à Jacques Goddet une explication sur ce différend. Voici ce qu'il répond: "D'abord ces 8 millions ne sont pas totalement payés par la R.T.F. Sa part est de 4.500.000 F, le reste, soit 3.750.000 F, lui revenant sous forme de recettes: les télévisions étrangères 1
Axelle Barbain, Les retransmissions télévisées du Tour de France dans les années 50, mémoire de maîtrise, septembre 2001, université de Versailles-Saint-Quentinen-Yvelines, sous la direction de Christian Delporte et Marie-Anne Matard-Bonucci, p.168. 2 Soit environ 82 500 et 128 000 € actuels. Sur ce point, voir Radio-cinéma-TV, juillet 1957.
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lui rachètent en effet [.oo]
- dans
le cadre de l'Eurovision
- ses
images du Tour
En outre, je préciserais un point: nous étions convenu avec la télévision
d'une progression de la redevance chaque année, laquelle tiendrait compte de l'augmentation du nombre de postes vendusl. [.oo] La presse écrite et la presse parlée [...] commentent l'événement, le traduisent chacune à sa manière, pour ne pas dire de mille manières. La télévision, elle, montre l'événement en même temps qu'elle le commente. C'est un spectacle, et pas seulement l'impression ressentie par tel journaliste"z. Jacques Goddet a-t-il eu peur du pouvoir grandissant de la télévision et de ce que cela pouvait entraîner comme changement à court terme pour le Tour de France? Cela semble plus que probable car en prétendant n'exposer le Tour de France qu'à un temps d'antenne minimum, Jacques Goddet avait encore l'impression de pouvoir contrôler les médias, de protéger sa course, et surtout de rester le maître déclaré de l'entreprise de spectacle qu'il gère. Il a surtout peur qu'à l'avenir ce soit la télévision qui dirige le spectacle du Tour de France et non plus les organisateurs. En bref, les organisateurs ne veulent se sentir ni débordés, ni obsolètes. Cependant, la télévision ne veut pas céder, car elle est rapidement devenue l'un des principaux médiateurs entre les coureurs et le public. Aussi, un compromis doit-il être rapidement trouvé. Ainsi, le 25 juin, soit à deux jours du départ, il faut une intervention de l'Etat pour apaiser le conflit3. Et, si les organisateurs pensaient que la télévision allait présenter le Tour de France comme une séance du cinéma d'actualités, où l'information prime, c'est -à-dire avec des images de la course, des portraits de coureurs, quelques interviews et en surplus, quelques vues touristiques, ils se sont trompés. La télévision, au contraire, entend accélérer le processus d'acclimatation du Tour de France dans la culture de masse, en voulant l'intégrer le plus rapidement possible dans la tranche horaire la plus regardée. Tous, et non plus seulement les spectateurs privilégiés, doivent pouvoir avoir accès au Tour de France, par téléviseur interposé. Voilà le 1
Le nombre de postes T.V. vendus est en augmentation quasi exponentielle depuis 1950 où l'on recense alors 3 794 postes déclarés, puis 10 558 en 1951, 94 209 en 1952,59.971 en 1953, 125088 en 1954,260508 en 1955 et 442 433 en 1956, soit une augmentation de plus de 730 % entre 1953 et 1956. Ces chiffres nous permettent de mieux comprendre tout l'intérêt de Jacques Goddet d'axer les droits de retransmission du Tour sur la vente des postes. 2 Le Monde, 26juin 1957. 3 "M. Michel Soulié, secrétaire d'Etat à l'information [a] convoqué les représentants des deux parties en présence, MM. Delaunay et Goddet. A l'issue de cette réunion, on apprenait que "faisant preuve du meilleur esprit de conciliation, les organisateurs du Tour de France ont admis le principe du droit à l'information réclamé par la R. T. F. et ont modifié en conséquence leurs propositions initiales", Le Monde, 23 juin 1957.
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grand message que la R.T.F. souhaite faire passer aux organisateurs. Du moins, selon ses intentions de départ, puisqu'ensuite, la télévision a rapidement évolué vers un reportage tourné vers le spectacle et le chauvinisme. Le conflit entre le Tour de France et la télévision a néanmoins soulevé une vraie problématique qui aujourd'hui encore n'a pas trouvé une réponse satisfaisante: où s'arrête l'information et où commence le spectacle?
Le 14 Juillet privilégié A partir de 1960, la R.T.F. utilise l'hélicoptère pour réaliser ses reportages, ce qui lui permet de retransmettre en direct les derniers kilomètres de certaines étapes, et de ne plus se contenter de montrer les cyclistes au passage des cols. Ainsi, le 14 juillet 1961, la télévision retransmet le contre-Ia-montre individuel entre Bergerac et Périgueux. Cette date a-t-elle été choisie au hasard? Sans doute non. En ce jour férié, de nombreux téléspectateurs peuvent profiter de leur télévision et la R.T.F. a ainsi choisi d'instaurer le direct du Tour de France parmi les rendez-vous des célébrations du 14 Juillet. En ce jour, le Tour de France renforce encore son aspect de grande fête populaire et cocardière grâce à l'appui de la télévision. En effet 8 millions de téléspectateurs suivent le Tour de France à la télévision. C'est à partir de 1964 que le direct va passionner les Français. La télévision prend alors une place de plus en plus importante dans la course et le Maillot vert est patronné par Radio- TVl. Et le 12 juillet 1964, à 16 heures, toute l'Europe peut suivre en eurovision le duel sur les pentes du Puy de Dôme entre Jacques Anquetil et Raymond Poulidor. Aussi, personne ne veut manquer le final du 14 juillet, sous la forme d'un contre-Ia-montre entre Versailles et les Champs-Elysées, qui doit départager les deux champions français. "Malgré les vacances, le soleil, combien y eut-il de téléspectateurs passionnés devant leurs postes? Des millions quand même et nous sommes sûrs qu'ils ont été pris aux entrailles"z. Le Tour de France à la télévision possède pourtant quelques effets pervers: au lieu de faire sortir les gens sur le pas de leur porte, il les fait rester dans leur salon. Le spectacle se joue aussi désormais à domicile. Le duel entre Jacques Anquetil et Raymond Poulidor, ainsi relayé par la télévision, offre aussi l'image d'une France partagée entre deux projets de vie: moderne et traditionnelle. Avec Jacques Anquetil, le Tour de France s'oriente vers la société de consommation. l
"Aujourd'hui, dans l'étape Monaco-Toulon, Janssen va-t-il consolider sa position au classement du maillot vert Radio-TV? Vous le "verrez" ce soir à la télé." L'Equipe, 1er juillet 1964. 2 L'Equipe, 15 juillet 1964. 175
Raymond Poulidor incarne l'impossible retour en arrière, et au travers du destin de ces deux champions, les Français sentaient confusément que leur lutte dépassait de bien loin le cadre sportif...
II. La presse écrite en perte de vitesse Dans les années 1950 et 1960, dans sa globalité ou presque, la presse écrite continue de traiter l'information du Tour de France selon l'ancien modèle de Paris-Soir, c'est-à-dire avec beaucoup de reportages, d'interviews, de photographies et peu d'analyses critiques. Mais à L'Equipe, si Jacques Goddet s'estime très heureux de la réussite du Tour de France, il reste perplexe face au développement médiatique qui l'entoure: "Je me réjouis, comme organisateur, que le Tour soit la proie de toutes les radios et de la télévision, mais je le redoute comme directeur d'un quotidien sportif,l. En effet, les ventes de L'Equipe sont contrastées. En 1948, le tirage moyen est de 193.000 exemplaires contre 421.000 en juillet, alors qu'en 1956, il est de 232.000 contre 318.000 en juillet. Si le nombre global des ventes du journal augmente, les revenus liés au Tour de France diminuent constamment. L'information sportive s'étant développée dans tous les autres médias, L'Equipe est réduite au rôle de quotidien officiel de l' épreuve. Avec ce nouveau rôle, les à-côtés de la course possèdent une large place dans les colonnes du journal et une rubrique sur la caravane publicitaire apparaît aussi. Ainsi L'Equipe ne traite plus seulement le Tour de France comme un grand fait sportif, mais aussi comme un phénomène de société. De cette manière, cela permet aussi à la publicité de tenir une place de plus en plus importante en pages intérieures (en citant les marques de la caravane publicitaire par exemple). Les apports publicitaires contribuaient à renflouer les caisses du journal, faute de combler le déficit annuel du Tour de France. A la fin des années 40, d'autres journaux, nés à la Libération, vont eux aussi rapidement s'intéresser au Tour de France, comme le quotidien Le Monde. Ce journal, qui se veut le critique impartial et l'observateur lucide de la société, se penche à partir de 1948 sur ce phénomène de société que représente le Tour de France cycliste. Dans ses premières années de parution, outre un petit compte rendu de l'étape du jour, Le Monde s'est attaché à mieux faire comprendre cette épreuve sportive à ses lecteurs, comme par exemple en lui définissant une utilité sociale principale: "Il suffit de se dire pour terminer que ce Tour de France 1948 a détourné pendant quelques semaines des millions de Français des préoccupations
1 Edouard Seidler, Le sport et la presse, op. cit., p.l93. 176
quotidiennes et des inquiétudes d'une époque troublée. A lui tout seul ce résultat vaut la peine"!. Mais en règle générale, dans les années 50 et 60, la presse écrite n'offre qu'un regard très peu critique sur le Tour de France par rapport aux années 30. Sans doute est-ce lié au fait que l'épreuve est désormais classée au patrimoine national, un patrimoine à glorifier et à préserver, en lui trouvant quelques utilités sociales et en évitant désormais de le remettre en question, ce que pourtant Henri Desgrange lui-même faisait à la fin de chaque édition. Cette étrange absence de sens critique a néanmoins une autre explication. Ainsi, en 1950, le journaliste PietTe Macaigne suit l'épreuve cyclistez. Puis, délaissant la "Grande Boucle" pour une dizaine d'années, il revient dans la caravane en 1960 en tant que reporter pour Le Figaro et retrouve un Tour de France changé: "Il y a dix ans, j'avais quitté un Tour de France qui tenait encore un peu d'Homère et beaucoup de Courteline. A Lille, qu'est-ce que je retrouve? Un ministère revu et corrigé par Ionesco". Mais là où généralement les autres journalistes concluent leurs articles, lui poursuit: "On me glisse sous le bras, dans les mains, des liasses de feuilles: bulletins d'informations touristiques [...], "code de circulation d'échelon de la course", "code sportij", "code rédactionnel", "droits et devoirs des équipes", "barèmes des pénalités courantes". A ce propos, j'avoue qu'une inquiétude me travaille. Je lis, par exemple, que les journalistes appelés à rédiger des comptes-rendus et des commentaires sur le Tour sont confraternellement priés, c'est-à-dire si je comprends bien, courtoisement invités, à ne pas employer "des phrases ou des termes de nature à venir perturber l'atmosphère d'impartialité et de sportivité qui doit entourer l'épreuve... " Suit évidemment une concession: "... Certes, le droit de critique des journalistes doit rester entier, mais avec la juste mesure qui convient dans un but de sécurité..." "Est-ce qu'il faut porter les articles à la camionnette de la censure? Ai-je demandé, timide et troublé par toutes ces dispositions qui m'apparaissent nouvelles"3. Il n'existe pas de "camionnette de la censure", mais, dans une certaine mesure, cet article peut nous expliquer pourquoi les critiques sont absentes des articles. Ainsi, selon les directives des organisateurs, les journalistes ne peuvent informer leurs lecteurs de tout ce qui se passe sur le Tour de France. Il ne s'agit pas, à proprement parler, d'une presse censurée, mais cela nous semble plus proche d'un esprit corporatiste qui voudrait conserver ses secrets uniquement pour les initiés. Il s'agit aussi de continuer pour les journalistes à proposer des ! Le Monde, 27 juillet 1948. 2 A la suite de son expérience, il rédige un livre, Le Tour de France en prise directe, Paris, Editions de Paris, 1950. 3 Le Figaro, 25 juin 1950. 177
exemples et des exploits à leurs lecteurs en taisant certaines pratiques qui pourraient les offusquer et les détourner du sport cycliste, comme des articles révélant quelques pratiques de dopage par exemple. Ceux-ci sont isolés mais bien réels: "Tout le monde le sait, tout le monde en parle; pourquoi ne pas l'écrire au lieu d'ignorer le fait, comme s'il était indélicat de toucher à ce problème" écrit Miroir du cyclisme en 19591. Ainsi, dans la presse écrite, le Tour de France doit continuer d'apparaître comme une grande fête populaire et cet état d'esprit doit être préservé et prédominer sur toutes les autres considérations. Contre toute attente, ce sont les actualités filmées qui diffusaient toujours le Tour de France avec une semaine de retard, qui vont montrer quelques aspects cachés de l'épreuve.
III. Les difficultés du cinéma d'actualités Dans les années 1950, le cinéma reste d'abord un moyen d'information pour les spectateurs qui le fréquentent. Ainsi, le Tour de France demeure-t-il un des reportages privilégiés des réalisateurs. Cependant, en 1957, très peu d'images ont été diffusées dans les salles2. En effet, seul un reportage sur l'étape Thonon-les-Bains- Briançon est projeté un peu partout en France, et ces images ne sont pas à l'avantage de l'organisation. Elles "sont par divers côtés bien amusantes et les organisateurs du Tour manquent d'humour. Il est évident que les opérateurs cinématographiques disséminés sur le parcours et en hélicoptère se sont employés à nous montrer ce que l'on nous cachait soigneusement les années précédentes. C'est ainsi qu'au col du Galibier, les coureurs sont littéralement "portés" vers le sommet par des spectateurs trop enthousiastes,,3. La presse filmée, elle aussi sans doute, ne voulait pas, les années précédentes, perturber "l'atmosphère d'impartialité et de sportivité", selon la formule désormais consacrée, en dénonçant quelques tricheries sévissant sur le Tour de France. Certainement s'était-elle autocensurée depuis les années 30, afin de continuer à faire rêver le public et donner au Tour de France des images conformes à sa légende de course la plus dure du monde. Cette petite anecdote nous prouve aussi que la révolution de l'image filmée n'a pas contribué à démystifier la notoriété du Tour de France alors qu'elle en avait le pouvoir. Peu à peu, les relations entre les organisateurs et le cinéma d'actualités semblent se dégrader, au moment même où la radio et 1 Miroir du cyclisme, juillet 1959. 2 Les pools du cinéma d'actualités se sont joints à la R.T.F. dans le conflit qui l'oppose au Tour de France à propos de la diffusion de l'épreuve à la télévision, et ont refusé de diffuser des reportages du Tour dans les salles. 3 Le Monde, 16 juillet 1957. 178
la télévision obtiennent un rôle accru dans l'épreuve. Le temps du direct était arrivé.
IV. Europe n° l, la radio du Tour de France Avant d'évoquer l'évolution de la radiodiffusion du Tour de France, il nous faut tout d'abord parler du perfectionnement des techniques à l'intérieur de la caravane. Ainsi, si Radio-course fonctionne depuis 1937 pour indiquer au public la position de la course, ce n'est qu'en 1956 qu'est installé le dispositif complet entre toutes les voitures de la caravane. 40 postes Philips sont ainsi placés dans les voitures de la direction de la course, des directeurs sportifs, de la presse, des commissaires de course, jusqu'à la voiture du service médical. En France seule la R.T.F. (le service public devient la RadioTélévision Française en 1954) donne les commentaires du Tour de France. Par contre, beaucoup de radios étrangères donnent des émissions en français. En effet, une ordonnance de 1945 interdit l'établissement d'émetteurs privés sur tout le territoire français, mais pas la diffusion depuis les pays voisins. Ainsi, dans les années 1950, Radio Luxembourg (créée en 1933) et Radio Monte-Carlo (créée en 1943) se développent considérablement. En 1954 naît une nouvelle station privée de radio dit "périphérique", Europe n° 1. C'est une radio française, mais ses émetteurs sont installés en R.F.A. dans la région de la Sarre. Dès ses premières diffusions, le succès rencontré par Europe n° 1 est immédiat car les animateurs de la station introduisent en France le style "music and news" qui s'est imposé aux Etats-Unis. La musique et les chansons constituent un fond sonore quasi permanent coupé par des jeux radiophoniques et des flashs d'informations. Et dès 1955, Europe nOl rejoint les huit postes "étrangers"l qui diffusent régulièrement des émissions sur le Tour de France. A partir de 1958, Europe nOl devient la radio du Tour de France (titre non officiel). Le 18 juin, Louis Merlin, le directeur de la station adresse sur les ondes à 18 heures une lettre ouverte à Jacques Goddet: "Voici deux ans, mon cher Jacques, vous m'invitiez à suivre quelques étapes pour étudier si une collaboration plus large pouvait s'établir entre le Tour et Europe n° 1. Jusque là, notre seule équipe de journalistes et reporters roo] avait dès 55, lancé l'utilisation des [00']
radiotéléphones2
dans
le peloton
créait en 56 les "flashes"
-
dont
l'emploi
s'est
depuis
généralisé
-
toutes les heures, réalisait en 57 pour la première
1
Radio Belge, Radio Luxembourg, Radio Baden-Baden, Radio Sarrebruck, Radio Sottens, Radio Monte-Carlo, plus la radio italienne et Radio Bilbao. 2 L'emploi des radiotéléphones s'est généralisé sous le terme plus générique de "radio-course" .
179
fois le "permanent" pendant les étapes de cols en même temps qu'elle s'attachait Louison Bobet comme commentateur exceptionnel"l. Et Europe nOl se propose encore d'agrandir son équipe et de diversifier ses programmes liés au Tour de France: "Pour accentuer aussi le merveilleux caractère de kermesse populaire du Tour, nous lançons "la Grande fête du Tour". Nous convions toutes les villes et tous les villages situés sur le passage à pavoiser afin que "ce soit le 14 juillet tous les jours" roo] Musicorama sera retransmis chaque soir de la ville étape, avec une grande
vedette différente chaque jour
roo]
Douze millions de spectateurs nous
regarderont sur le passage de votre course. Autant de nos auditeurs vous écouteront,,2. Le succès de la "formule Europe nOl" ne se dément pas. Toutes les attractions attirent un grand nombre de spectateurs, surtout le Musicorama qui accueille les plus grandes vedettes du moment (Dalida, Gilbert Bécaud, Guy Béart, Fernand Reynaud, Luis Mariano, Jacques Brel, etc.), ce qui permet au Tour de France de devenir aussi, par ses à-côtés un véritable festival de la chanson française. Quant aux retransmissions, le Tour de France occupe cette fois les ondes en continu pendant trois semaines. A la fin des années 60, les passionnés de cyclisme passent ainsi leurs aprèsmidi de juillet l'oreille collée au transistor. Ce nouvel impact du direct va être important pour les auditeurs. Petit à petit, l'immédiateté de l'information va primer sur l'espace immatériel et l'imagination. Pour tous, auditeurs comme radioreporters, l'émotion du direct va devenir plus importante que le reportage et le contenu de l'information elle-même. Ainsi, dans les années 50, la radio devient le média numéro un du Tour de France.
V. Des millions de spectateurs Dans les années 50, le Tour de France accueille entre 10 et 15 millions de spectateurs, et sur le bord de la route, la mobilisation est toujours aussi forte, dans les villes comme dans les villages3. Le phénomène de mobilisation s'est encore amplifié depuis les années 30 et les traditions demeurent, comme celle de fermer les usines, même les plus grandes, tels les
1 L'Equipe, 19 juin 1958. 2 Idem. 3 "Villeneuve-la-Comtesse
[...] le Tour va passer. Ordre d'enfermer les chiens et de rentrer les poules. Ordre de coucher les vélos dans l'herbe et d'échouer les voitures dans les fossés. Une camionnette rafle toutes les grand 'mères, et les amène avec leurs pliants. Il y en a une qui a 99 ans... On transporte avec précaution une accouchée de sept jours. Il ne reste personne, qu'un bébé dans une voiture et sa mère-grand qui dit: "Pauvre petite poule, va. Moi je t'aime mieux que tous les Bartali", Hélène Parmelin, L'Humanité, 24 juillet 1950.
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ateliers Peugeot: "Le Tour de France suscite en Franche-Comté un intérêt d'autant plus grand que pour la première fois dans les annales du cyclisme régional, trois Franc-comtois participent [...] Dans le cadre de cet engouement, on relève la décision de la direction des automobiles Peugeot qui groupe près de 12 000 ouvriers et employés à Sochaux, d'interrompre le travail le 3 juillet lors du passage de la neuvième étape, MulhouseLausanne, entre 9h30 et 12h45. De façon à permettre aux ouvriers de ne rien perdre en raison de cet arrêt, l'horaire a été modifié et ce jour là, ils iront travailler 3/4 d'heure plus tôt qu'à l'ordinaire et effectueront tous les autres jours de la semaine 1/4 d'heure supplémentaire le matin"l. Seul le Tour de France peut provoquer ainsi un arrêt de la chaîne de production à une période où les usines tournent à plein rendement. En 1951, une mesure spectaculaire est annoncée: la "poussette" est désormais décrétée hors-la-loi. L'Equipe l'annonce dans son édition du 17 juillet: "Pour la première fois, les pouvoirs publics ont pris la sage décision de permettre aux services d'ordre placés sur la route du Tour de verbaliser contre les pousseurs pour plusieurs raisons. Parce qu'elle constitue un danger permanent pour les coureurs et les spectateurs. Parce que le coureur poussé risque s'il est vu par un officiel [...], une pénalisation qui peut affecter son classement [...] Parce que la poussette est immorale du point de vue sportif'. En deux ans, la poussette aurait ainsi pratiquement disparu des 2 us et coutumes des spectateurs. A Paris, le départ du Tour de France est désormais un véritable rituel, plus réussi encore que le défilé du 14 Juillet: "Le long de l'avenue de l'Opéra et des Grands Boulevards, je pèse mes mots: il n 'y avait pas plus de Parisiens, ni plus enfiévrés, pour saluer les chars de Leclerc. Peut-être, seulement, n'était-ce pas les mêmes. Les foules ont besoin de ces monstrueuses effervescences et, à tout prendre, le Tour de France coûte moins cher à l'Etat qu'une grande revue militaire,,3. Pourtant, ces départs parisiens sont matinaux, ce qui fait dire à un journaliste du Monde, Paul Hadens "avec une nuance d'admiration: "Le Tour, c'est bien le seul spectacle qui puisse commencer à 5 heures du matin, avant que marche le métro,,4. Ce journal annonce ainsi 10 000 spectateurs au départ du Palais Royal en 1950. Mais pour les Parisiens, suivre le Tour de France, c'est toujours se donner rendez-vous rue du Faubourg Montmartre. Après-guerre, il faut noter un changement dans la foule des Sédentaires: beaucoup de femmes attendent désormais les résultats. Au début des années 1950, ils sont 1 L'Equipe, 1er juillet 1952. 2 Les reportages des actualités filmées en 1957 ont néanmoins prouvé le contraire. 3 Georges Ravon, Le Figaro, 1er juillet 1949. 4 Le Monde, 14 juillet 1950. 181
encore une centaine à circuler devant le tableau noir de L'Equipe. Puis, la radio donnant des flashs d'informations tous les quarts d'heure, la rue du Faubourg Montmartre a été peu à peu désertée. Cela marquait la fin d'une époque, celle où le Tour de France pouvait réunir les gens dans la rue en dehors de son parcours. Dans les années 50, le Tour de France représente presque un droit obligatoire à la fête. Mais dans les descriptions de la presse, les figures ont désormais quasiment disparu, même les symboles tels que l'Eglise, l'Ecole et l'Armée n'apparaissent plus dans les commentaires. La foule est décrite comme compacte, non individualisée. C'est l'agglomération en masse que retiennent désormais les journalistes; ils ne cherchent plus à voir au-delà du phénomène social, créant ainsi une impression d'uniformisation, un caractère propre à la culture de masse: "Et partout, cette foule énorme qui rassemble des gens de toutes espèces, de toutes apparences, de tous les niveaux, des gens de tous les âges, de toutes les professions, de toutes conditions et certainement des gens qui ont des goûts différents, qui sont peut-être hostiles au sport, qui en tout cas, pour la plupart, n'en pratiquent aucun, et qui, parce que c'est le Tour de France, sont, de très loin, accourus, ont souvent attendu des heures, et se retrouvent, comme à l'entrée de Roubaix, coagulés sur cinq ou six rangs derrière des barrières pour voir filer sous leur nez quelques dizaines de maillots bariolés entre lesquels ils ne se reconnaissent pas beaucoup plus que moi" écrit ainsi un journaliste du . 1 F 19aro . Afin de relater les informations du Tour de France, les médias adoptent des stratégies différentes, néanmoins toutes basées sur la mise en valeur de l'épreuve auprès du public et en censurant la plupart des aspects négatifs (dopage, poussette, etc.). Cependant, chaque média relate le Tour de France selon sa spécificité. La presse écrite base son information sur un compte-rendu lyrique et imagé; la radio se base désormais sur le style d'Europe nOI, avec une information courte et rapide et des jeux incluant les auditeurs; enfin la télévision souhaite faire du Tour de France un grand spectacle télévisuel. Pour conclure, les passionnés du Tour de France ont le choix pour suivre l'épreuve selon leur propre rythme et leur envie.
1
Jean-Jacques
Gautier, Le Figaro, 29 juin 1959. 182
Chapitre XII
Le Tour de France et la civilisation des loisirs 1961-1973 "Nous nous émerveillons de constater que, d'année en année, plus nombreux sont ceux et celles, de tous âges, de toutes conditions, qui sont longuement postés pour saluer ces athlètes pédalants qui figurent les derniers héros d'une civilisation dont le but essentiel est de chercher à diminuer la peine des hommes" Jacques Goddet, L'Equipe, 13 juillet 1964.
Dans les années 50 et 60, la France connaît une forte expansion économique et une considérable hausse du nouveau de vie. Cette nouvelle société émergente va peu à peu se tourner vers la consommation et les loisirs. Ainsi, les différences qui existaient entre le monde rural et le monde citadin s'estompent. Le monde rural est alors présenté comme le monde de la fête, où un événement qui se produit tranche avec l'existence quotidienne. De son côté, le Tour de France va continuer à faire perdurer cet esprit de fête car il s'enfonce de plus en plus à l'intérieur des campagnes. Le monde citadin, lui, partage son temps en séquences bien distinctes, où les loisirs se pratiquent pendant le week-end et les vacances d'été et d'hiver qui connaissent alors un fort développementl. Ainsi, dans les années 1960, le Tour de France va devoir s'adapter à cette nouvelle "civilisation des loisirs" en se tournant à la fois vers ce nouveau public de vacanciers, mais aussi vers un public plus rural du fait de l'encombrement toujours plus important des routes nationales. Comment le Tour de France réussit-il à concilier son esprit de fête et sa nouvelle fonction d'outil promotionnel de la consommation et du loisir?
1 Sur ce point, Joffre Dumazedier,
Vers une civilisation du loisir?, Seuil, 1962.
183
J. Le Tour de France de la réclame Dans les années 1950 et 1960, le Tour de France est livré encore plus que dans les années 30 à la publicité. Et par souci de rentabilité, les organisateurs ont tendance à accélérer ce phénomène. Le but premier, celui de 1947, qui était de relancer le commerce dans les villes étapes, est très largement dépassé. Dans ce contexte de forte croissance économique, le Tour de France devient ainsi un support publicitaire pour de nombreuses firmes, à grands renforts de slogans et de distribution d'échantillons. En outre, autour de la course cycliste et de la caravane publicitaire, les spectacles et les jeux se multiplient dans les villes étapes. Ainsi, après être devenu le pain quotidien médiatique de juillet pendant les années 30, le Tour de France, porté par le début des Trente Glorieuses, va désormais tendre à renouveler à l'ère contemporaine l'ancienne devise romaine "Du pain et des jeux" en lui ajoutant la publicité. Comment cette intense propagande publicitaire s'affirme-t-elle dans la course d'une façon aussi naturelle? Le premier symbole touché par cette publicité est le Maillot jaune. Ainsi, dès 1948, il est tricoté avec la laine Sofil, "la laine des champions", mais les initiales "H.D." en souvenir du "créateur" Henri Desgrange, apparaissent. Dans la course, le challenge international par équipes est toujours doté d'un prix offert par l'apéritif Martini, alors que Vitelloise, "!' eau légère", patronne le grand prix de la montagne. Sur le podium, Perrier reste l'eau préférée du vainqueur d'étape et le soda Pschitt récompense le plus combatif, c'est-à-dire "le coureur le plus Pschitt". Le matériel fourni par l'organisation n'échappe pas non plus à cette nouvelle mode, notamment les bidons, "en plastique Gilac, plastique miracle", ou encore les musettes du ravitaillement, assuré par Nescqfi, qui contiennent un quart de poulet non exempt de publicité lui aussi, car il est "si nourrissant, si léger". Le ravitaillement des suiveurs est lui assuré par le Café du Brésil pour la boisson et par les pétroles Shell pour le carburant, d'où le slogan "avec Shell, le Tour carbure bien". Même l'ambulance de la Croix-Rouge est repeinte aux couleurs de l'aspirine Aspro! Enfin, le Tour de France propose aux gens de la caravane de retirer de l'argent aux guichets itinérants de la Banque Nationale du Commerce et de l'Industrie à partir de 1956, l'ancêtre de la B.N.P. Rien n'est oublié!
l
"En un éclair, les coureurs ont un ravitaillement du tonnerre. Grâce aux musettes frappées du label Nescafé ils deviennent pour un moment les "géants de la croûte". L'Equipe, 12juillet 1957.
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La caravane publicitaire, témoin des débuts de la société de consommation de masse Dès 1948, de nombreux nouveaux produits ont rejoint la caravane publicitaire. Il s'agit de ceux issus des nouveaux modes de production ou des dernières avancées technologiques, comme par exemple un véhicule vantant les produits surgelésl. Sur le Tour de France, l'alimentation est l'un des secteurs possédant le plus de véhicules. En priorité, cette caravane publicitaire s'adresse aux femmes, car les produits des arts ménagers sont amplement présentés lors de démonstrations2. C'est notamment le cas pour Butagaz et Propagaz: "Chacune des trois Renault (1500 kg) dont la carrosserie représente deux immenses bouteilles de butane et de propane, fait quatre démonstrations par jour dans une ville ou un village désigné à l'avance. [...] A l'arrivée de la voiture qui contient une cuisine avec eau chaude et froide et le chauffage, les démonstrateurs fabriquent des gâteaux qui sont immédiatement distribués aux spectateurs,,3. Pour autant, si plus de la moitié des foyers possèdent un poste T.S.F. au milieu des années 50, le secteur de l'hygiène est celui où les plus grands progrès restent à opérer. En effet, seuls 17,5 % des logements sont pourvus d'une salle de bains, et seulement 25 % ont des toilettes intérieures. En outre, seuls 3 % des logements possèdent l'eau chaude et 10 % sont équipés d'un chauffage central. Cette caravane publicitaire des années 50 fait donc rêver bien des foyers français avec ses démonstrations. Dans les années 60, la caravane fait surtout de la publicité en faveur de l'électroménager, et l'entreprise Singer, par exemple, présente au public toute la panoplie de ses produits: "Oui, dans le Tour de France ou pour votre équipement familial, Singer est dans la course, qu'il s'agisse de machine à coudre, de machine à tricoter, d'aspirateur, de machine à laver, de réfrigérateur, de cuisinière ou de téléviseur,,4. La publicité pour l
"Ce camion frigorifique à -180 de la Société des Produits Alimentaires Congelés a effectué le Tour de France afin de faire connaître que chaque Français peut déguster r..j ces denrées, traitées par un procédé nouveau de surcongélation [...j qui enfont les produits plus frais que frais", L'Equipe, 28 juillet 1948. 2 Si la ménagère est à l'honneur, elle n'est encensée que par la caravane publicitaire, car les femmes sont toujours interdites sur le Tour de France. Dans toute la caravane, le pourcentage féminin reste très infime, comme le remarque la journaliste Huguette Debaisieux: "Sur les 1 500 personnes qui font partie de la caravane et à l'exception de cinq majorettes, trois infirmières et Anny Cordie, je ne vois pas d'autres représentantes du sexe féminin à signaler que moi. [...j Le Tour, c'est le triomphe de la franc-maçonnerie masculine", Le Figaro, 21 juin 1966. 3 L'Equipe, 15 juillet 1954. 4L'Equipe, 15 juin 1965.
185
l'électroménager finit par prendre une telle importance, au point qu'en 1969, la voiture balai est remplacée par la voiture aspirateur-balai! Dans la caravane, ce sont néanmoins les boissons qui sont le mieux représentées. La plupart des vins doux naturels participent: Saint- Raphaël Quinquina, Cinzano, Byrrh, Picon, Martini, Ricard et Pernod. Les sodas et les eaux minérales sont aussi très nombreux: Coca-Cola, la Vitteloise, Champigneule et Evian. Mais alors que l'eau minérale Perrier s'affiche sur le podium, la caravane publicitaire, par son abondance de publicité pour les boissons alcoolisées, traduit aussi une autre des grandes tendances à la consommation des Français. En effet, 40 litres d'alcool sont bus par an et par personne adulte. Cependant, outre ses distributions et ses démonstrations, la caravane va proposer des jeux et des spectacles au public, ce qui est la grande nouveauté d'après-guerre. Le Tour de "Fransorama" Cette expression est utilisée par Jean Castera, journaliste du Monde, lorsqu'il veut décrire toute l'animation que crée désormais la caravane à l'étape: "Le Tour de France est devenu le Tour de France des "plateaux roulants", des "tréteaux à pédales" et des hauts parleurs sur route. De plus en plus, les spectacles, les scènes et les vedettes envahissent la grande
épreuve cycliste
[.oo]
Le Tour a suivi la mode: c'est maintenant le Tour de
"Fransorama"l. Avec ses voitures multicolores et ses haut-parleurs, la caravane du Tour de France offre aux spectateurs un véritable spectacle en marche. Ainsi, en 1954, Cinzano propose un spectacle de motocyclistes réalisant des cascades, alors que les motos sont toujours plus nombreuses à suivre le Tour de France. En effet, depuis 1953, l'escadron motocycliste de la garde républicaine de Paris participe à la caravane. Tout d'abord composée de motocyclistes offrant un spectacle au public, elle devient rapidement indispensable au bon fonctionnement de la course. En 1969, elle représente ainsi un effectif de 40 officiers. "La mission impérative de l'escorte est d'assurer la protection des coureurs et par suite, celle des spectateurs"z. En outre, depuis 1957, l'Institut national de sécurité a rejoint 1 Le Monde, 26juin ]959. 2 "La bonne exécution de cette mission implique l'application nombre de consignes:
- Favoriser
le déroulement
stricte d'un certains
de la course.
- Renseigner le service d'ordre statique sur les positions de la tête de caravane, de la tête de course et de la voiture balai. - Rassemblement des caravaniers avant le départ. - Mise en place des véhicules de presse et des directeurs sportifs aux emplacements prévus. 186
la caravane], alors qu'un grave accident a endeuillé la route du Tour de France en 1964. Le 12 juillet, des spectateurs attendent le passage de la course sur un pont enjambant la Dordogne, à l'entrée de la commune de Port-de-Couze (km 106 de l'étape Bordeaux-Brive). Un camion citerne n'appartenant pas à la caravane habituelle du Tour, chargé de ravitailler les hélicoptères de la gendarmerie, roulait trop vite. Il n'a vu que trop tard le virage à angle droit précédant le pont et a fauché des spectateurs. Ce jour là, la route du Tour déplora huit morts et plusieurs blessés. Dans la caravane, l'émotion est énorme. Spontanément, le peloton s'arrêta sur les lieux du drame pour rendre un hommage silencieux aux victimes... Dans les années 50 et 60, la caravane diversifie ses activités et c'est désormais aux arrivées que le spectacle est le plus complet et le mieux organisé: "17h15: les jeux de la super-cocotte SEB, 17h45: les jeux des rasoirs Remington, 18h10: l'Ange blanc (star du catch) dédicacera sa photo. 19h: Jean-Marie Proslier, "le soigneurfarfelu" prendra le "Relais". 20h40: Musicorama d'Europe na1. 21 h45: la Grande parade du Tour de Butagaz et Propagaz avec les Compagnons de la chanson. 22h45: Nescafé présente le film de l'étape. 23h15: Catch avec l'Ange blanc, offert par Persavon"z. Mais plus encore, à partir de 1952, le Tour de France devient "incontestablement le plus grand music hall roulant du monde"3. Après les jeux viennent en effet l'heure des chansons, avec entre autres, en 1952, Charles Trenet et Tino Rossi. "Coppi et Bartali couchés, ils assurent la relève dans le coeur du peuple,,4. En bref, avec toutes ses animations, ses prix et ses attractions pour le public, la publicité parvient à s'imposer très facilement sur le Tour de France. Cela d'autant plus qu'elle correspond à un réel besoin de la
- Enregistrement tous les soirs à la permanence des déclarations et des constats concernant les accidents survenus sur l'itinéraire du Tour pendant son déroulement. - Police à la ligne d'arrivée. - Escorte éventuelle des organisateurs de la ligne d'arrivée à la salle de presse. - Escorte des cars des coureurs jusqu'aux lieux d'hébergement. - Police aux portes d'entrée des salles de presse et de permanences. - Maintien du délai d'une demi-heure entre la queue de la caravane et la tête de course." Capitaine Hartert, "L'escorte du Tour de France par l'escadron motocycliste de la Garde Républicaine de Paris", Gendarmerie Nationale, Revue d'études et d'informations, naSI, 4ème trimestre 1969, p.66-67. l
"Pour son dixième anniversaire, l'Institut National de Sécurité roO] s'est lancé dans la grande aventure du Tour. Sa propagande, à cette occasion, est surtout axée sur la circulation routière et sur l'apprentissage de la sécurité aux enfants". André Guillois, L'Equipe, S juillet 1957. 2 L'Equipe, 17 juillet 1959. 3 Fernand Albaret, L'Equipe, 1er juillet 1952. 4 Jean-Marc Théolleyre, Le Monde, Il juillet 1952. 187
population française, qui souhaite alors découvrir tous les produits d'hygiène courante que la caravane distribue sous la forme d'échantillons (par exemple: savons, rasoirs, dentifrices, etc.). La profusion des slogans, dont beaucoup sont superflus et ne correspondent à aucun besoin particulier des spectateurs présents sur le bord de la route, est à relier avec tous ces nouveaux produits de consommation qui sont désormais à la portée du plus grand nombre. Mais cette publicité tapageuse, cette version moderne de la formule "Du pain et des jeux", plus guère contestée dans les années 60 car elle enchante et charme la population, désabuse plus d'un puriste du spectacle sportif. Elle désabuse car l'attachement du public pour les coureurs cyclistes, leurs héros populaires, est ici surexploité à des fins commerciales. Mais cet aspect non négligeable et sur lequel repose désormais la réussite du Tour de France, est distillé au milieu de spectacles et de jeux gratuits. Et c'est peut-être pour cela, grâce à cette "poudre aux yeux", que les publicitaires réussissent à s'imposer entre les coureurs et leur public et sans que les critiques ne s'interposent vraiment. En fait, grâce à la publicité, le Tour de France a pris une nouvelle envergure. Il n'est désormais plus seulement une course cycliste, il est aussi devenu le plus grand spectacle populaire de France et un parc permanent - pendant un mois - d'attractions ouvert à tous gratuitement, ce qui est unique au monde. C'est ainsi que presque naturellement, après-guerre, le Tour de France et sa caravane publicitaire ont évolué pour s'adapter à cette mutation de la société française. Dans le même temps, le parcours devait à son tour se moderniser et intégrer la civilisation des loisirs.
II. Une carte de la France des loisirs Jusqu'en 1971, si le Tour de France ne suit plus les frontières, c'est encore une course en ligne. A partir de 1971, les transferts apparaissent et la carte du Tour en est bouleverséel. Ce changement ne s'est pas opéré sans choquer une partie de l'opinion publique et même de la classe politique. En effet, ce nouveau parcours a même fait l'objet d'une question écrite au sénat: "M. Robert Liot estime que l'épreuve cycliste dite "Tour de France" comporte cette année un tracé encore plus bizarre que les années précédentes et qui n'a plus de Tour que le nom. Tracé en forme 1
Le Tour 1971 part ainsi de Mulhouse et remonte vers Roubaix via l'Allemagne et
la Belgique. Après une arrivée d'étape au Touquet-Paris-Plage, premier transfert vers Rungis, où le Tour reprend son envol vers les Alpes en passant par ClermontFerrand. Puis nouveau transfert entre Marseille et Albi afin d'aborder plus rapidement les Pyrénées. Et enfin, pour abrèger la remontée vers Paris, dernier transfert entre Poitiers et Blois. 188
approximative de 5, partant de Mulhouse, passant par la Suisse et la Belgique, ignorant complètement la Bretagne, comportant des parcours en avion... En autocar..." L'honorable sénateur demande au secrétaire d'Etat à la Jeunesse et aux Sports "s'il n'estime pas nécessaire de revenir à un parcours et à une conception plus orthodoxes susceptibles comme autrefois de "faire sortir les Français sur le pas de leurs portes" et de rendre à cette épreuve l'attrait qu'elle n'aurait jamais dû perdre "! En effet, à une époque où le tourisme de masse se développe en France, où le réseau d' auto- route se met en place, les organisateurs décident de délaisser les grands axes touristiques et les littoraux dans un premier temps, puis d'assurer la promotion touristique de lieux précis dans un second temps. Peu à peu, le Tour de France dessine ainsi une nouvelle carte de la France, celle des loisirs et du patrimoine. Dans les années 60, le Tour de France pratique la politique de l'alternative, mais plus selon les plans envisagés avant-guerre par Henri Desgrange, qui préconisait une année de délaisser la Bretagne, puis une autre le Nord et l' Alsace. Avec Félix Lévitan et Jacques Goddet, les stratégies sportives et touristiques sont plus souples: une année, le Tour de France suit le littoral atlantique, une autre, il le délaisse pour s'enfoncer vers l'intérieur, une autre encore, il propose une alternative est-ouest. En outre, le kilométrage est réduit pour avoisiner 4 300 km. Mais après 1964, la côte d'Azur est délaissée car un tiers des vacanciers séjourne au bord de la mer, à une époque où le nombre des vacanciers a fortement augmenté en quinze ans, passant de 8 millions en 1951 à 20 millions en 19662. Le Tour de France se devait donc de trouver un "itinéraire de délestage". Par la suite, au début des années 70, le Tour de France devient l'un des plus sûrs promoteurs des stations de ski. Ce mouvement débute en 1971, lorsque la station d'Orcières-Merlette, qui connaît une période difficile, demande à être ville-étape, en poursuivant le but avoué de se faire un peu de publicité. "Les responsables de la station ne dissimulent pas qu'ils comptent sur "les retombées du Tour de France dans la presse écrite, parlée et télévisée" pour toucher notamment les skieurs de la région parisienne et des départements du Nord,,3. Ainsi, le Tour de France est considéré par cette station de ski comme un vecteur publicitaire majeur. C'est un fait nouveau. Pour les responsables de la station, il s'agit de faire une campagne publicitaire sous une autre forme que les tracts et les slogans, plus courte et hors saison, en misant sur la reconnaissance express de leur nom, plutôt que !
Cité in L'Equipe, 14 juillet 1971.
2 Sur ce point, André Rauch, Vacances en France de 1830 à nos jours, Hachette Littérature, 1996, p.147 et 149. 3 Michel Castaing, Le Monde, Il juillet 1971. 189
Paris,
sur les qualités de la station. Or, cette opération va dépasser tous les résultats escomptés: "Sans doute la nomenclature de ses "qualités et défauts" est-elle balayée par l'exploit réalisé jeudi 8 juillet par l'Espagnol Luis Ocana. Sa triomphale arrivée à 1 817 m d'altitude a peut-être fait plus en quelques heures pour le renom de la station que 1.000 spots publicitaires et une tonne de prospectus"l. Ce jour-là, Luis Ocana réalise l'exploit de battre l'imbattable Eddy Merckx. Cette performance, cette course à rebondissements qui s'est déroulée dans les lacets menant à la station, va bouleverser les données sportives. Désormais, la légende moderne du Tour de France ne s'inscrit plus dans l'ascension des cols prestigieux, mais dans les arrivées en altitude. Et rapidement, d'autres stations de ski attirées par cette publicité très rentable vont proposer leur candidature. Les organisateurs, soucieux de renouveler les intérêts sportifs de leur course, voient dans ces stations une aubaine sportive et financière, qui a cette fois-ci l'avantage de rallier tous les suffrages, c'est-à-dire ceux de la presse et du public.
III. L'arrivée des extra-sportives En 1949, l'industrie du cycle a retrouvé son niveau de production de 1939, avec 1,3 million de bicyclettes fabriquées, alors que le parc français est estimé à 12 millions. Mais rapidement, les principaux constructeurs de cycles d'avant-guerre subissent des faillites. La production est en baisse constante et surtout le cycle est concurrencé par le vélomoteur (dont les ventes triplent entre 1950 et 1952) et l'automobile (dont le parc passe de 1,3 million en 1949 à 5 millions en 1960). Le transport individuel gagne de la vitesse, et si la situation n'est pas brillante en France, elle l'est encore moins en Italie, où la vespa s'impose très rapidement. Dans ce pays, l'industrie du cycle, sponsor exclusif des équipes cyclistes, est aussi dans une situation difficile, à tel point qu'en 1953, il ne reste plus que cinq équipes professionnelles. Fiorenzo Magni, le champion d'Italie, cherchant à sauver son sport de la faillite, prend alors contact avec la firme des produits de beauté Nivea. Sur le maillot de son équipe apparaît désormais, moyennant une bonne rétribution, une marque dite "extra-sportive", en plus de la marque de cycle habituelle. Cette initiative des extra-sportives connaît un grand succès et est rapidement adoptée par toutes les équipes. Le sport cycliste s'est trouvé un nouvel apport financier pour assurer sa subsistance. Or, ces marques extra-sportives souhaitent apparaître bien plus largement sur les maillots portés par les coureurs lors du Tour de France. Ainsi, le 3 octobre 1961, Jacques Goddet et Félix Lévitan, acculés par ces nouveaux 1
Michel Castaing, Le Monde, 11 juillet 1971. 190
sponsors, convoquent une conférence de presse: en juillet 1962, les équipes de marques seront invitées à titre expérimental. Jacques Goddet estimait qu'un retour aux équipes nationales pouvait être envisageable tous les quatre ans, en coïncidence avec les années olympiques. Il s'agissait surtout d'une mesure de précaution, destinée à rassurer l'opinion publique, encore très attachée aux équipes nationales et régionales. Les débuts des équipes de marques sont encore timides et teintés d'un grand nationalisme. Par exemple, l'équipe de la firme de sodas et jus de fruits espagnole KAS ne comporte que des Ibériques dans ses rangs, de même pour la firme italienne Salvarini, la hollandaise Televizier et la belge Solo-Superia. Pour les autres équipes, les cyclistes étrangers se limitaient à deux ou trois. Mais ces débuts, mêmes timides, sont très vite critiqués. Ainsi, dès la fin du Tour 1966, Félix Lévitan annonce le retour des équipes nationales. Il ne cachait pas cependant qu'il avait un autre projet en tête qui avait besoin des équipes nationales pour se réaliser: ni plus, ni moins que la (re)création du Tour d'Europe! "Les organisateurs r..] préparent la reconversion de la "grande boucle". Dans un avenir assez rapproché, il semble que la Vuelta espagnole, le Giro italien et le Tour de France céderont la place à une seule épreuve dont le parcours se déplacera, chaque année, sur la carte de l'Europe Occidentale. Si la barrière de plus en plus fragile et conventionnelle qui sépare les amateurs olympiques des professionnels était abattue entre-temps, le chapiteau du Tour pourrait alors se rapprocher de l'OuraL"l Mais le projet est bien trop utopique et sera rapidement abandonné. 1969 marqua à nouveau le retour des équipes de marques. La publicité prenait ainsi définitivement le pas sur les intérêts nationalistes. Grâce à ces apports publicitaires, le Tour de France est devenu le plus grand spectacle itinérant au monde. En apparence, sa réussite est totale. En apparence seulement, car il apparaît bien vite que l'épreuve traverse une période de crise à la fin des Trente Glorieuses...
IV. Le Tour de France est-il en crise? A la fin des Trente Glorieuses, le Tour de France connaît une période de récession. Les retombées publicitaires sont moins nombreuses et le public déserte peu à peu le bord de la route. Alors qu'émerge la civilisation des loisirs, la bicyclette, désormais synonyme d'efforts et de vitesse trop lente, semble de moins en moins posséder d'adeptes au sein de la société. Le spectacle du Tour de France serait-il donc devenu lui aussi obsolète?
1
Louis Vincent, Le Figaro, 30 juin 1967. 191
La société d'exploitation du Tour de France Au début des années 70, la situation économique du Tour de France est de plus en plus préoccupante. De leur côté, les organisateurs conservaient une vision assez archaïque de leur épreuve et de l'extérieur, leurs choix sont abondamment critiqués. Les "dirigeants (les organisateurs de la course) s'érigent à la fois en animateurs et responsables de l'ordre, en informateurs, législateurs et juges. Cumulant les pouvoirs, gérant et régentant, ces dirigeants ont pour souci majeur de donner à leur épreuve les signes extérieurs de la réussite"l. Jacques Goddet et Félix Lévitan pensaient alors défendre au mieux les intérêts du Tour de France, Jacques Goddet affirmant ainsi sa conception de l'épreuve: "Le Tour est une sorte d'élément dont le destin est de triompher de toutes sortes de difficultés politiques, sociales, économiques, parce qu'il est en lui-même une grande fête dans laquelle se retrouvent tous les Français, de toutes conditions et de toutes idéologies"2. Le Tour de France, selon l'opinion de son codirecteur, transparaît ici bien loin de ses objectifs premiers, lorsqu'il agissait pour le développement du sport cycliste et de la bicyclette. Jacques Goddet semble être attaché au Tour de France bien plus pour son rôle social que pour son rôle sportif. Et c'est d'ailleurs sans doute ce qu'on lui reprochait. En mai 1965, Emilien Amaury rachète L'Equipe, et donc aussi l'autre moitié du Tour de France. En effet, les affaires vont mal pour le journal de Jacques Goddet. Après la disparition du magazine Sport et Vie au début des années 60, L'Equipe s'associe avec France-Soir pour lancer un nouveau magazine de loisirs, Vive les vacances. Malgré des débuts prometteurs, les ventes s'effondrent rapidement, mettant ainsi L'Equipe en sérieuse difficulté financière. Jacques Goddet doit alors se résoudre à chercher de nouveaux associés. "En 1965, j'avais 60 ans. Je pensais déjà à ma succession. Je savais que, compte tenu des soucis techniques et financiers que nous connaissions, je risquais d'avoir des problèmes et de mettre en danger l'entreprise. [...J Il nous fallait donc de nouveaux moyens financiers. Nous ne les possédions pas. [...J J'ai donc engagé les négociations avec Emilien Amaury qui était demeuré mon ami depuis les années noires de l'Occupation. Il a accepté de nous aider au plan capitalistique, en me posant une seule condition: que je demeure à la tête de L'Equipe. J'acceptais,,3. Rapidement, le Tour de France devient trop lourd à gérer pour les deux journaux organisateurs. En 1973 est ainsi créée la 1 Michel Castaing, "La face cachée de la "grande boucle", Le Monde, 20 juillet 1971. 2 Jacques Goddet, Le Miroir des Sports, 4 juillet 1968. 3 Jacques Goddet in L'Equipe, 50 ans de Sport, Paris, éditions Amaury, 1995, p.21. 192
Société d'Exploitation du Tour de France, société anonyme au capital de FI 2.500.000 et filiale du groupe Amaury. De son côté, Félix Lévitan a fondé l'Union Syndicale des Journalistes de France, et il assure depuis 1968 la présidence du Rassemblement des organisateurs des courses cyclistes. Ces visions et ces restructurations internes ne parviennent pourtant à améliorer la situation économique du Tour de France et du cyclisme en France.
Le Tour creuse son déficit Dans les années 60 et surtout 70, le Tour de France serait bien une entreprise déficitaire: "Le grand public imagine et une partie de la presse feint de croire que l'organisation du Tour de France est, en elle-même, une opération financière rentable. En réalité, l'épreuve est généralement déficitaire d'environ 200 000 F, les recettes publicitaires et les subventions des villes étapes ne parvenant pas à couvrir la totalité des frais d'organisation et les prix aux coureurs (4 millions defrancs)"2. Et cela n'est encore qu'une partie des problèmes rencontrés par le Tour de France. Entre 1960 et 1973, le prix accordé au vainqueur ne varie pas et stagne à 20 000 F; en valeur réelle, il connaît une baisse effective de 45%3. Autant dire qu'à l'époque, le Tour de France permettait aux coureurs d'acquérir une certaine notoriété, mais pas de les enrichir. A tel point que la contestation s'installe dans le peloton en 1971. "Le mouvement de contestation qui s'est dessiné peu après le départ de Mulhouse a pour origine la diminution des prix (470.000 F au total contre 600.000 F en 1970). f...] La direction du Tour de France a publié dimanche soir un communiqué dans lequel elle précise que la diminution des prix résulte de la réduction de la durée de l'épreuve (20 étapes au lieu de 23). L'argument n'apparaît pas très convainquant. En réalité, il apparaît que les organisateurs éprouvent des difficultés grandissantes pour équilibrer le budget de l'épreuve, les annonceurs étant moins nombreux et la caravane publicitaire moins importante que par le passé,,4. En effet, dans les années 60 et 70, la caravane publicitaire ne s'étoffe pas, au contraire. Ainsi, si en 1963 190 véhicules suivent entièrement le Tour de France et 130 partiellement, en 1976, ils ne sont plus que 80. Nous ne savons pas quel a été le chiffre le plus bas de véhicules faisant partie de la caravane publicitaire. Nous avançons l'hypothèse que ce chiffre a sans doute dû descendre en dessous de 50, soit environ 75% de I Soit environ 1 737000 € actuels. 2 Soit environ 205 000 et 4100000 € actuels. E. Seidler, op. cit., p.193. 3 Soit environ l'équivalent de 25 300 € actuels en 1960 contre 13 900 € actuels en 1973. 4 Jacques Augendre, Le Monde, 29 juin 1971. 193
véhicules en moins par rapport au début des années 60! En ce qui concerne la diminution des villes étapes, cela s'explique par le fait que le Tour n'est plus du tout une opération rentable pour elles. Ainsi, Nevers, ville-étape en 1971, a déboursé 60.000 F pour avoir les champions cyclistes dans son vélodrome. Mais les frais annexes sont importants. "Au total, le passage du Tour de France, estime M. Girand, maire adjoint, a coûté 120.000 FI à la ville de Nevers". f...] "Certes, ajoute M. Girand, le département de la Nièvre a ainsi bénéficié de la visite de l'O.R.T.F., ce qui ne lui arrive pas souvent... Mais dans l'ensemble, on ne peut pas dire que l'arrivée du Tour ait été bénéfique pour la ville [H'] Ces 120 000 F que nous a coûté le passage du Tour, nous aurions préféré de beaucoup les mettre à la disposition des collectivités locales"2. Le doute n'est plus permis, le Tour de France connaît bien un passage à vide au début des années 70. Et à cette époque, c'est aussi tout le cyclisme français qui traverse une période difficile, et L'Humanité, en 1974, s'intéresse d'un peu plus près aux conditions économiques d'un "porteur d'eau" du peloton, Jean-Claude Missac: "J'ai quand même hésité pour passer professionnel. A 80 000 anciens francs par mois. Maintenant, chez Merlin, je suis presque au S.M.I.C. Je dis bien presque. Il faut aimer ça. Figurez-vous que je sois marié, ce ne serait pas possible. Pour arrondir les fins de mois, je dois d'ailleurs travailler. Je suis bûcheron dans une sapinière,,3. Dans les années 70, le métier de coureur cycliste est ainsi plus une affaire de passion qu'une véritable profession. Ces difficultés financières ne cacheraient-elles pas un malaise plus profond lié au public? Au début des années 70, l'impression générale est que la foule est "nettement moins dense qu'il y a dix ou quinze ans, mais tout de même impressionnante,,4. Au début des années 60, si les spectateurs sont évalués entre 15 à 20 millions, ils ne seraient plus que 12 millions en 1973 selon Félix Lévitan. Par rapport aux années 50, le Tour de France semble ainsi avoir perdu de 2 à 3 millions de spectateurs. C'est énorme. Et si auparavant la "Grande Boucle" attirait au bord de la route un quart de la population française, au début des années 70, elle n'en retient plus que le cinquième. D'où provient cette désaffection? Tout d'abord, cette désaffection est contrastée. En effet, à partir de 1972, il semble que le public vienne plus nombreux assister au passage des coureurs dans les cols alpestres. "Les suiveurs étonnés remarquent que jamais la foule n'a été aussi nombreuse sur le bord de la route et que le 1 Soit environ 97 000 € actuels. 2 Michel Castaing, Le Monde, 14 juillet 1971. 3 Emile Besson, L'Humanité, 12 juillet 1974. 4 Michel Castaing, Le Monde, 20 juillet 1971. 194
succès de l'épreuve va croissant. Cela pose des problèmes d'ailleurs à une époque où la circulation devient plus dense, mais ce qui est la plus remarquable, justement, c'est que pour rendre hommage au vélo les automobilistes consentent des heures et des heures d'attente pour voir passer les coureurs. Tous les records ont été battus cette année dans les cols alpestres. En semaine aussi bien que le dimanche, les spectateurs viennent en masse"l. Avec la prolifération des automobiles, les spectateurs n'hésitent plus à se déplacer au coeur de l'action, c'est-à-dire dans les ascensions. En effet, en quelques années, le parc automobile a considérablement évolué, passant de 5 millions en 1960 à 10 millions en 1969, puis de 13 millions en 1972. Les spectateurs profitent donc d'avoir à leur disposition un véhicule individuel pour venir jouir d'une meilleure qualité du spectacle et la montagne leur permet aussi de mieux encourager leurs idoles. Cependant, malgré ces brillantes statistiques, depuis les années 60, le public ne percevrait plus la course de la même manière. Pour ceux qui avaient connu la période d'avant-guerre, l'absence des équipes nationales est difficilement vécue. "Non, ce n'est plus comme avant. Le Tour a perdu de son prestige. Surtout depuis la fin des équipes nationales. Ces équipes de marques, ça ne signifie rien. Merckx est belge, tous ses équipiers sont belges et ils courent pour une marque italienne... Quand ils passent, on dit "qui c'est celui-là?" C'est bien simple, aujourd'hui, on ne les reconnaît plus"2. Les plus jeunes, ceux de la génération d'après-guerre, se préoccupent beaucoup moins de savoir quelle est la couleur du maillot de leurs champions, ce qui les intéresse, ce sont les performances sportives. Ainsi, il semble qu'il se soit produit une fracture intergénérationnelle dans les années 60. La vision du Tour de France est ainsi très différente entre la génération père-fils. Pour les premiers, l'effort est authentique, pour les seconds, il serait truqué3. La fête proposée par l'épreuve cycliste la plus populaire de France n'intéresserait donc plus le public autant qu'avant. En outre, la radio témoigne aussi de ce désintérêt croissant du public pour le Tour. Depuis les années 60, Europe 1 propose l'émission "Bonjour M. le Maire". Pierre Bonte, son animateur, témoigne alors du succès rencontré par cette émission au bord de la route: "La participation de "Bonjour M. le Maire" a commencé en 1963 dans le cadre de la "Grande fête du Tour". Louis Merlin avait compris à l'époque qu'il y avait là, au 1 L'Equipe, 19 juillet 1972. 2 Miroir du cyclisme, juin-juillet 1975. 3 "Au cours d'une enquête auprès de lycéens et d'élèves d'un cours technique, de 13 à 17 ans, sur les 217 jeunes que j'ai interrogé, 173 se déclarent persuadés que "tout ou presque est combiné d'avance" et 124 confessent que c'est la cause principale de leur désintérêt d'une course qu'ils estiment truquée", Pierre Debray, Pour ou contre le Tour de France, op. cit., p.53.
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bord de la route, des millions de personnes qui s'ennuyaient. Ils étaient là très longtemps à l'avance en raison de la fermeture des routes. Et ces gens attendaient souvent deux heures sans qu'il ne se passe rien. Ce public était prêt à s'amuser pour peu qu'on lui donne quelques raisons de participer [...] "Bonjour M. Le Maire" s'est associée à l'opération en effectuant le reportage de diverses manifestations organisées". Et puis, au début des années 70, la grande émission d'Europe nO] s'est arrêtée: "Au bout de six ou sept ans, on a dû arrêter parce que les esprits avaient changé. A une époque, il y avait beaucoup de bonne volonté dans les communes pour organiser ces fêtes. Mais, il y a eu la grande invasion de la télévision qui a apporté la distraction à domicile"l. Beaucoup estiment ainsi que la télévision serait le facteur déterminant de la baisse du public au bord de la route. "On préfère se poster à ] 0 ou ]5 km de l'arrivée et rentrer vite chez soi pour regarder la conclusion de l'étape à la télévision,,2. Avant 1974, le Tour de France apparaît presque sur le point de disparaître dans la mesure où la télévision et l'automobile se diffusent de plus en plus dans la société. Les loisirs faciles, les vacances, la société de consommation éloignent de plus en plus le public des courses cyclistes, pour lui synonymes d'un passé tourné vers l'effort et désormais révolu. Pourtant, la crise mondiale de l'énergie qui se développe à partir de 1973 va avoir des répercussions incalculables sur le Tour de France, puisqu'elle va, entre autre, relancer l'intérêt du cycle dans toute la société...
1 Miroir du cyclisme, juin-juillet 2 Idem
1975.
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Conclusion de la troisième partie Le 22 juin 1949, Jacques Goddet est l'invité d'honneur, avec PielTe Mendès-France, alors président du Fonds Monétaire International, du déjeuner hebdomadaire de l'association de la presse anglo-américaine. "M. Mendès France fit un exposé clair et lucide de la situation économique et sociale de notre pays, ravagé mais renaissant. Jacques Goddet traitant d'un sujet apparemment plus terre à terre, éleva par des anecdotes et des ch~ffres le Tour de France au niveau des grands faits sociaux qui peuvent légitimement retenir l'attention de tout un pays et attirer le regard des pays étrangers. Nos confrères de la presse anglo-américaine, peut-être un peu surpris par l'ampleur que prenait le sujet au fur et à mesure de l'exposé, ont vu dans l'effort gigantesque du Tour un autre aspect de la renaissance française tel que l'avait démontré M. Mendès France"]. Le Tour de France, grâce à la volonté de ses organisateurs et à ses nouveaux appuis politiques, entre ainsi, après 1947, dans les grands projets de la Reconstruction. Après la Seconde GuelTe mondiale, si le Tour de France n'a pas été nationalisé, l'Etat est bien intervenu afin de trancher sur quels organismes, ou plutôt quels journaux devaient le réorganiser. Ceux qui ont été choisis étaient de mouvances proches du général De Gaulle et non du parti communiste, exclu des débats depuis que la France avait accepté l'aide financière des Etats-Unis dans la reconstruction du pays. Avec le Tour de France, le gouvernement avait ainsi trouvé l'un des plus sûrs moyens pour distraire les Français de leurs soucis quotidiens. Mais plus encore, le Tour de France devait servir d'ambassadeur auprès des autres peuples européens afin de ressouder des liens passablement éclatés après la Seconde Guerre mondiale. Là où une politique de coopération européenne s'ouvrait, le Tour de France devait appuyer ces idées par un parcours plus décalé vers l'Est, vers ses nouveaux partenaires, tels la Belgique, le Luxembourg, l'Italie et la Hollande. Cependant, cette ouverture des frontières n'a pas été aussi naturelle que le contexte politique ne le laissait paraître. Le Tour d'Europe, puis la Course de la Paix, ont obligé le Tour de France à devenir autre chose qu'un simple "Tour de la francophonie". Pour autant, le Tour de France ne s'est jamais transformé en un Tour d'Europe, le caractère nationaliste demeurant le trait dominant de l'épreuve. D'autant plus qu'à chaque fois que le Tour de France innovait dans son tracé, dans la composition des équipes, ]
L'Equipe,
23 juin 1949. 197
ou que Félix Lévitan se proposait d'élargir l'épreuve, l'opinion publique, mais aussi l'opinion politique se montraient immédiatement réticent à toute volonté de changement. En outre, depuis les années 50, la publicité s'est insérée dans tous les secteurs de la course, et aussi en dehors avec la caravane publicitaire. Tout cela est apparu néanmoins très naturel dans la mesure où les produits de grande consommation avaient besoin d'un support médiatique d'importance pour se répandre dans la société. Le Tour de France a en outre permis à la radio et à la télévision française de se développer grâce à lui, à la condition toutefois qu'aucune critique ne soit faite envers l'organisation, cela afin que le peuple puisse continuer de rêver avec ses héros populaires. Si le Tour de France est porté par les Trente Glorieuses dans les années 50, la civilisation des loisirs qui apparaît dans les années 60, le plonge inévitablement vers le déclin dans la mesure où les Français préfèrent désormais le vélomoteur et l'automobile à la bicyclette, et la télévision à domicile aux spectacles de rue. Le Tour de France montre ainsi ses limites: il semblait s'appuyer depuis ses débuts sur le public, les médias et en fin de compte, lorsque l'industrie du cycle périclite, il est lui aussi en difficulté. Quelle est réellement la place de la bicyclette dans la société? Jacques Tati avait la réponse à cette question: "Instrument sportif, pacifique et sympathique, la bicyclette est toujours le plus sûr moyen de transport en temps de trouble. Souhaitons donc que le Tour de France lui fasse assez de propagande pour qu'elle reste la dernière et unique des armes utiles"l. A la fin des Trente Glorieuses, une question se pose ainsi réellement: le Tour de France peut-il se développer sans l'intérêt de la société pour l'instrument qu'est la bicyclette?
1 Libération,
14 juillet 1949. 198
Quatrième partie
La mondialisation du Tour de France 1974-2005
En 1973, le premier choc pétrolier bouleverse toutes les sociétés occidentales. En effet, suite à la guerre israélo-arabe dite du "Kippour", les pays membres de l'O.P.E.P décident fin décembre d'augmenter le prix du baril de pétrole brut. Sa valeur connaît une hausse de 400%, les prix passant subitement de 3 à 12 $. Les répercussions qui suivent cette forte hausse à partir de 1974, bouleversent les sociétés occidentales. Elles connaissent alors la "stagflation", c'est-à-dire une stagnation de la production avec une forte inflation. En France, les prix à la consommation augmentent de 10 % et l'importation de pétrole est réduite. La crise économique s'étend, la société de consommation est remise en cause, et le Tour de France, reflet plus ou moins fidèle de la société française, va connaître lui aussi des répercussions de cette crise économique, avec un effet assez inattendu: le retour du public et des sponsors. Depuis 1974 et surtout depuis l'effondrement du communisme, le Tour de France s'est ouvert à la mondialisation. Du point de vue du parcours, l'épreuve a cherché à sortir de ses frontières traditionnelles et à s'aventurer plus loin en Europe, sans toutefois dériver vers un tour du monde. D'autre part, le Tour de France a su convaincre plusieurs investisseurs, français dans un premier temps, car ceux-ci sont intéressés par une campagne publicitaire très porteuse sur le plan médiatique et réalisée à peu de frais, ce qui représente un véritable atout dans un pays en proie à la crise pétrolière. Puis certaines grandes entreprises internationales ont rejoint la caravane au titre que le Tour de France est devenu l'événement annuel majeur du sport mondial. En effet, en quelques années, les retransmissions T.V. sont passées de 20 à près de 150 heures. Par la suite, le Tour de France va être à nouveau bouleversé par la place grandissante que va prendre la télévision dans son développement. Parcours, course, publicité, tous les àcôtés de l'épreuve vont tomber sous son influence. Plus encore, grâce à la
télévision, le Tour de France va développer une nouvelle stratégie commerciale, qui s'appuie sur la mobilisation du public au bord de la route, mais aussi devant son écran. Comment s'est effectué ce changement? A-t-il été voulu ou subi? Qui préside aux destinées de la course aujourd'hui: les organisateurs, les sponsors ou la télévision? Néanmoins, au tournant du XXIème siècle, l'épreuve cycliste va offrir aux télévisions du monde entier un visage paradoxal. En effet, pendant tout le dernier quart du XXème siècle, le Tour de France va aussi se développer selon la dualité suivante: plus il ouvre ses frontières et tend à la mondialisation, plus il recentre ses intérêts sur la France. En outre, à cause de cette mondialisation, la commercialisation du Tour de France s'est accrue davantage encore, au point que beaucoup sentent que l'aspect sportif est presque devenu secondaire. Dans les années 90, le débat sur cette question est parvenu à un tel point que la remise en cause du dopage qui sévit au sein du milieu cycliste pourrait bien apparaître comme une nouvelle forme de dénonciation de cette prééminence de l'argent sur le sport...
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Chapitre XIII
Le Tour de France et la société de consommation 1974-1982 "Le cyclisme, c'est le produit d'une société de consommation et de gaspillage"
L'Equipe, 1er juillet 1975
L'expression "société de consommation" apparaît en France à la fin des années 50. Elle se traduit par une transformation des conditions d'existence liées aux nouveaux biens durables fabriqués par l'industriel. En France, la consommation de masse devient un véritable fait social dans les années 70 et le Tour de France va désormais se développer selon cet idéal. A tel point que le journaliste Jacques Marchand n'hésite pas à écrire en 1977: "Sur quoi repose le régime économique du Tour? Essentiellement sur la
popularité de l'épreuve et sur son impact auprès du public [H'] Le public du bord de route est un bon public rH] Il se trouve là, un peu par hasard, sans compétence sportive particulière, décontracté, admiratif, un rien l'étonne et l'enchante. Il est donc disponible et disposé à regarder et entendre tout ce qui se passe devant lui, avant la course. Il enregistre sans effort et reste imprégné de tout ce qui peut lui être proposé. Le Tour mobilise sur son passage près de 15 millions de consommateurs potentiels,,2. Voici donc les spectateurs du Tour de France désormais assimilés officiellement à des consommateurs! Le principe peut apparaître choquant, il n'en est pas moins réel à la fin des années 70. En outre, au bord des routes, les spectateurs retrouveraient une âme d'enfant à venir voir passer le Tour de France. C'est 1
Elle repose sur trois caractéristiques principales: l'abondance des consommateurs, le pouvoir d'achat des consommateurs et l'importance de la psychologie des consommateurs (motivation, attente, demande de la clientèle), sur ce point, George Katona, La société de consommation de masse, Paris, Editions Hommes et Techniques, 1966. 2 "Combien pèse le Tour?", Miroir du cyclisme, juillet 1977. 201
un état d'esprit nouveau, forgé dans la société de consommation de masse qui va jusqu'à changer l'âme des foules. Si dans l'après-guerre les foules du Tour de France sont des foules de fêtes, enthousiastes, tournées vers la paix, la joie et les beaux jours, dans les années 70, elles sont devenues des foules consommatrices et infantilisées. Pourtant, le public n'a pas fondamentalement changé, c'est la façon de le considérer qui a évolué. Il est désormais inclus dans la société de consommation et tous ses comportements doivent être interprétés en fonction de cette nouvelle société. Comment le Tour de France réagit-il face aux deux chocs pétroliers qui bouleversent la société occidentale et adhère+il à la société de consommation de masse?
I Le Tour de France et le premier choc pétrolier Alors que toutes les sociétés occidentales sont en plein développement économique au début des années 70, une grave crise pétrolière vient rompre cette croissance et annonce la fin de l'énergie bon marché. Toute la société de consommation, avec sa production continue de richesses et d'objets va alors être pour la première fois remise en cause. De quelle manière le Tour de France, va+il être affecté par les problèmes économiques et sociaux engendrés par le choc pétrolier de 1973?
Le nouvel âge du cycle Tout d'abord, un point important est à souligner. Alors qu'au début des années 70, la plupart des industries sont en crise, l'industrie du cycle, à l'inverse, connaît un fort développement. Ce nouvel élan de la production a pour point de départ la mode du cycle qui apparaît aux Etats-Unis en 1964. Les Californiens, lassés de la civilisation automobile, ont ressenti à nouveau le besoin de se déplacer et de faire du sport pour lutter contre l'embonpoint. Cette mode s'est rapidement étendue à tous les Etats-Unis, à tel point qu'en 1972, les ventes de cycles ont dépassé celles des voitures neuves! Ainsi, le développement du marché américain a permis aux firmes européennes de relancer leur production et la vente en direction de l'Amérique. En France, l'industrie du cycle s'est restructurée et la production passe de 950 000 bicyclettes en 1966 à 1,3 millions en 1972, puis 2,4 millions en 1974. Mais le marché américain n'absorbe que le quart de la production française. En effet, quasiment pour les mêmes raisons que les Américains, les Français ont repris goût à la bicyclette. Le mini-vélo connaît alors une vogue fulgurante (1969-1974), la production s'est diversifiée et propose aussi des vélos pliants et surtout, le mouvement écologique a offert à la bicyclette une seconde jeunesse. "Le courant antipollution, les difficultés croissantes de circulation, les ennuis de santé, tous ces éléments auxquels est venue s'ajouter en 202
dernier ressort la crise énergétique ont contribué à donner un deuxième souffle à la production"!. Alors qu'au début des années 60, le parc vélocipédique est de 8,5 millions, il remonte à Il millions en 1972, puis à 13 millions à la fin des années 70. Pour le Tour de France, cette relance de la production annonce aussi un renouveau, car après avoir été un atout du passé, la bicyclette redevient un atout d'avenir.
Le Tour de France, vitrine du monde agricole Un deuxième point est à signaler. Alors que le Tour de France quitte les grands axes pour faire la promotion de différents lieux touristiques, il passe aussi de plus en plus au coeur de la "France des terroirs" et va ainsi à la rencontre du monde paysan, jusque là occulté au profit de la France urbaine et industrielle. Or, depuis la fin des années 40, le monde paysan a subi de forts changements socio-économiques avec la mécanisation agricole et le remembrement des terres. Dans le même temps, la société paysanne calque de plus en plus son mode de vie sur celui des citadins. "Les attractions foraines avec les manèges et les courses cyclistes remplacent les traditions locales"2. Dans la seconde moitié du XXème siècle, la bicyclette s'est solidement installée à la campagne3, et de nombreuses courses de tous âges et de toutes catégories sont organisées chaque week-end. Ainsi, au cours des Trente Glorieuses, le monde agricole semble avoir focalisé une partie de son intérêt et de ses loisirs sur le sport cycliste, tout comme le monde ouvrier s'en était épris au début du XXème siècle. Plus généralement, dans les années 70, "avec du retard, mais sans autre anomalie, les paysans sont entrés dans la société de consommation,,4. Cependant, cette entrée s'est accompagnée d'un fort endettement et avec la crise pétrolière, les prix se sont effondrés. Le monde paysan décide alors d'utiliser le Tour de France comme support médiatique afin de mieux faire connaître ses produits. Ainsi, en 1974, le Tour de France part de Brest, puis prévoit une étape en GrandeBretagne, à Plymouth. Cette idée d'aller visiter le Pays de Galles ne provient 1
2
Bernard Chevalier, "L'industrie du cycle", Miroir du cyclisme, janvier 1974.
Annie Moulin, Les paysans dans la société française de la Révolution à nos jours, Paris, Seuil, 1988, p.208. 3 Selon une enquête réalisée l'INSEE en 1972 concernant le taux d'équipement en bicyclettes par ménage selon la catégorie socio-professionnelle du chef de ménage, il ressort en effet que les plus équipés sont les agriculteurs, les exploitants (63 %) et les salariés agricoles (58,7%), contre 45 % pour les ouvriers et 39% pour les employés et les cadres supérieurs, 39 % étant aussi la moyenne française, Miroir du cyclisme, janvier 1974. 4 Bernard Keyser, "Le changement social dans les campagnes françaises", Economie rurale, janvier-février 1980.
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pas des organisateurs, mais d'un important groupe agricole, le S.LC.A. (Syndicat d'Intérêt Collectif Agricole). Son but est de mieux faire connaître la Bretagne et surtout d'effectuer "la promotion de l'artichaut, du chouxfleur et de la pomme de terre. Ainsi le slogan "le Tour en Bretagne grâce à l'artichaut" doit-il être pris très au sérieux"!. Et en 1976, l'entreprise Alfa Laval décide à son tour de sponsoriser le prix du meilleur jeune, comme l'explique M. Hurissel: "Alfa Laval est une multinationale suédoise comprenant 72 usines dans le monde dont une en France. [...] Nous avons une branche industrie qui s'occupe d'échangeurs thermiques (utilisés dans les fromageries, dans la laiterie industrielle, etc...) [...] Il faut savoir qu'il existe ce que nous appelons le "croissant laitier" composé d'une zone partant de Bordeaux, remontant sur la Bretagne, comportant la HauteNormandie, allant jusqu'au Nord et plongeant sur l'Alsace. Dans ce "croissant" sont produits entre 80 et 85% du potentiel laitier français. Regardez maintenant l'itinéraire de la course et les petites routes par lesquelles nous passons. Si vous rapprochez les deux, vous verrez que nous passons pratiquement dans... la cour des fermes.,,2 En bref, le Tour de France intéresse de plus en plus les investisseurs du monde agricole, au motif que l'épreuve, pour éviter le plus gros du trafic automobile, passe désormais par les petites routes départementales, à la limite des chemins vicinaux. Cependant, cet intérêt du monde agricole pour le Tour de France possède aussi des effets pervers, qui se font ressentir dès 1974. Le Tour 1974, le premier suivant le choc pétrolier, a en effet donné lieu à de nombreuses manifestations. "Récapitulons: pneus lacérés à Morlaix, graffitis anti-franquistes sur nos véhicules à Toulouse, plasticages assortis de menaces aux coureurs espagnols à Saint-Lary, routes un moment barrées dans les Landes par les membres de la Fédération Départementale des Syndicats d'Exploitants Agricoles et le Centre (également départemental) des Jeunes Agriculteurs, puis, un peu plus loin, large ration de clous,,3. Lors de l'étape Pau-Bordeaux, le 18 juillet 1974, les agriculteurs n'hésitent pas à bloquer la course, avec tracteurs, banderoles, et tracts. C'est un fait nouveau dans l'épreuve, et selon le règlement, il est considéré comme un vulgaire incident de course. Pourquoi ces agriculteurs ont-ils choisi de bloquer les routes du Tour de France? Il semble que cela ne soit pas spécifiquement lié au contexte économique que traversent les exploitants agricoles et le quotidien Ouest-France avance un début d'explication: "La véritable raison de ce remue-ménage est que le Tour de France (l'organisation sportive la plus spectaculaire de notre pays) se présente, aux 1 L'Equipe, 25 juin 1974. 2 L'Equipe, 6 juillet 1976. 3 Pierre Chable, Ouest-France,
19 juillet 1974. 204
yeux de certains, comme un véhicule idéal pour toutes les propagandes. Et puisqu'il ne saurait accepter cela de lui-même, on veut l 'y contraindre"!. Le Tour de France, après avoir servi les propagandes politiques et économiques, sert aussi désormais les propagandes sociales. Mais dans l'ensemble, le public se préoccupe assez peu de ces manifestations et revient par millions sur le bord de la route.
La fête est gratuite Alors que jusque dans les concentrait surtout dans les villes, surtout la campagne, et les suiveurs le long du parcours: "Le premier étonnant, c'est la Belgique". Sur constater: "c'est dimanche". Mais Plage,
que dire?
[...j Les
années 60, la grande foule du Tour se dans les années 70, le public investit remarquent une densité inhabituelle tout réflexe du côté de Charleroi fut: "pas le chemin de Versailles, on en vint à sur les routes du Mans et de Merlin-
villes se tenaient
à la campagne,,2.
Ainsi,
dès 1975
les suiveurs ont l'impression que le public est à nouveau en augmentation car il a investi des points du parcours jusqu'alors assez clairsemés en spectateurs. Certes, à ce phénomène, nous pouvons attribuer l'augmentation du trafic automobile, le mouvement de la rurbanisation, ou encore celui du développement du tourisme de masse. Pourtant, c'est une autre explication qui semble la plus probable: l'aspect fédérateur du Tour de France face à la crise économique et au changement de société. En effet, en cette époque d'économie d'énergie, et même d'économie tout court, son critère de spectacle gratuit a pu à nouveau attirer les foules au bord de la route. En outre, face à l'émergence de la société post-industrielle, le Tour de France représente encore le monde ancien de la grande fête populaire, de la fête traditionnelle, et cet état d'esprit peu se traduire ainsi: "Le Tour est notre dernière fête et notre dernière communion. La vraie fête. Pure, simple. Bonhomme. Sans politique. Sans slogan [...j La vraie communion. Dans l'effort salué, le courage admiré et dans le passé retrouvé. Rétro, le Tour? Non, éternel. Tout passe, tout lasse, tout angoisse et, comme vous le savez, tout change. Pourtant, dans cette foire qui nous affole, voici qu'une musique de piano mécanique nous appelle et noie notre coeur de nostalgie. Nous nous avançons Et nous sommes là, ravis, qui regardons tourner le vieux manège. C'est le Tour qui tourne,,3. En bref, après 1973, le Tour de France devient un gage de pérennité dans un monde qui se transforme trop 1 Pierre Chab1e, Ouest-France, 19 juillet 1974. 2 L'Equipe, 3juillet 1975. 3 Jean Cau, "Le Tour, espoir suprême et dernière pensée", 1975.
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Paris-Match,
19 juillet
rapidement. Pierre Bonte, l'animateur de "Bonjour M. Le Maire" sur Europe 1, résume bien ce nouvel état d'esprit autour du Tour de France. "La télévision a eu un effet démobilisateur considérable, mais il y a eu saturation et les gens ont eu envie de refaire des fêtes. Leurs fêtes avec leurs traditions et leurs particularités"'. En 1975, la crise économique est désormais bien installée en France et la plupart des entreprises ne tournent plus qu'à 70 % de leurs capacités. Dans le même temps, le nombre des chômeurs atteint 1,15 millions, soit le double par rapport à juin 1974. Une partie du peloton français, lui aussi dans une situation précaire, est sensible à tous ces problèmes économiques et sociaux, à tel point qu'une initiative a failli voir le jour: "L'Union des Coureurs Professionnels a créé, cette année, à l'initiative de René Grelin, une équipe afin que les chômeurs du vélo puissent courir quelques courses [...] "Notre idée, explique Grelin, avait été, pour pouvoir participer au Tour et payer les 7 millions (anciens) d'engagement, de solliciter un franc de la part de tous les chômeurs de France. Nous aurions ainsi été leur équipe et nous les aurions représentés sur les routes du pays. Les rappelant et nous rappelant au bon souvenir de ceux qui voudraient tant nous oublier. Nous avons ,finalement hésité,,2. Pas sûr, non plus, que les organisateurs auraient apprécier ce projet. Pourtant, c'est bien par le Tour de France 1975, son épreuve sportive phare, que la France entend montrer à tous qu'elle résiste à la crise économique.
II. Le tournant de 1975 En 1975, l'épreuve change de stratégie. Alors que la bicyclette est en train de sortir grande gagnante de la crise pétrolière, le Tour de France quitte ses attaches avec les mondes ouvrier et paysan pour investir définitivement la civilisation des loisirs et la société de consommation. Ainsi, le parcours n'inclut pas moins de neuf stations de sports d'hiver3. Mais surtout, ce Tour 1975 va rester célèbre car, pour la première fois, les cyclistes vont terminer leur "odyssée" sur les Champs-Elysées, cela sur une idée de Félix Lévitan: "J'avais même imaginé le circuit et fait un plan qui encerclait l'Arc de Triomphe et redescendait jusqu'à l'Hôtel de Ville. Yves Mourousi4, à qui j'en avais parlé, m'a dit: "La seule façon d'avoir l'autorisation du préfet de police, c'est d'en parler au président de la République". A ma demande, il a 1 Miroir du cyclisme, juin-juillet 1975. 2 L'Humanité, 18juillet 1975. 3 Dans l'ordre: La Mongie, Saint-Lary-Soulan,
Super-Lioran, Pra-Loup, Barcelonette, Serre-Chevalier, Valloire, Morzine-Avoriaz et Châtel. 4 Il est alors le présentateur du journal de 13 heures sur la première chaîne. 206
donc posé la question à Valéry Giscard d'Estaing qui a ordonné au préfet de satisfaire notre attente. Simplement, le préfet a insisté, et il avait raison, pour que l'on vire avant la place de l'Etoile, afin de ne pas bloquer toutes les avenues autour"l. Désormais, toute la physionomie et la symbolique de l'épreuve sportive sont bouleversées. Et pour Jacques Goddet, c'est une voie triomphale qui est ouverte au Tour de France: "Le Tour sur les ChampsElysées, c'est un grand symbole, celui de l'hommage qu'ilfaut rendre à des hommes ayant accepté un sort hors du commun [...] La Voie Triomphale, l'avenue la plus célèbre du monde, devait s'ouvrir à l'apothéose d'une expédition qui possède les caractéristiques les plus complètes de l'épopée des temps modernes. Le Tour s'y sent bien à sa place.,,2 Et une nombreuse foule parisienne vient assister à la victoire de Bernard Thévenet: "Jamais, pour aucun défilé, un moment du sport n'avait été l'occasion d'un tel rassemblement: 800000 personnes, un million? Tout le peuple de Paris était présent pour saluer la victoire d'un champion devenu le meilleur de France, qui comblait des espoirs trap longtemps dijférés"3. Bernard Thévenet reçoit le Maillot jaune des mains du président de la République, présent dans la tribune d'honneur. Puis, après un détour par l'Hôtel de ville pour saluer le public parisien, les principaux protagonistes ont été invités au palais de l'Elysée par Valéry Giscard d'Estaing, afin de les entendre parler de leur métier. Le Maillot jaune reçu à l'Elysée, c'est encore une consécration supplémentaire pour le Tour de France. Cependant, le sport sort lui aussi grandi de cette expérience, dans la mesure où le Tour 1975 peut être aussi désigné comme le "Tour du siècle", Bernard Thévenet ayant en effet battu quatre autres vainqueurs de l'épreuve4. Un fait unique dans les annales. En outre, de nouveaux maillots apparaissent, ceux du meilleur grimpeur et du meilleur jeune. L'idée du maillot à pois rouge du meilleur grimpeur revient à Félix Lévitan, "qui reprenait la tenue popularisée par le passé par l'équipe de pistards Lemoine- Guimbretière dont il avait été le manager, dans sa jeunesse"s. Ce maillot est tout d'abord sponsorisé par la firme du chocolat 1
Félix Lévitan,Aujourd'hui en France, 5 juillet 2003.
2 L'Equipe, 23 juillet 1977. 3 L'Equipe, 21 juillet 1975. Cependant, les services de la préfecture de police ont estimé a environ 350.000 le nombre des spectateurs qui ont assisté, autour du circuit des Champs-Elysées à la dernière étape du Tour de France. (Le Figaro, 21 juillet 1975). Le reporter de L'Equipe a donc poussé l'enthousiasme jusqu'à multiplier le chiffre officiel par plus de deux! 4 Soit dans l'ordre Eddy Merckx, Lucien Van Impe, Joop Zootemelk et Felice Gimondi, classés respectivement deuxième, troisième, quatrième et sixième au général. 5 J. Marchand, Les patrons du Tour, d'Henri Desgrange à Jean-Marie Leblanc, Anglet, Atlantica, 2003, p.68.
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Poulain, qui avait créé le grand prix de la montagne. Le maillot blanc du Meilleur jeune, c'est-à-dire du coureur réalisant la meilleure performance au classement général au maximum dans sa troisième année professionnellel, est patronné par la firme Vocation. Grande fête populaire synonyme de 14 Juillet, promoteur de la France des loisirs et du tourisme, voilà ce qu'est réellement devenu le Tour de France en 1975. A une époque où la tendance est à l'économie d'énergie, le Tour de France veut offrir à l'Europe et au monde l'exemple inverse. Ainsi, au milieu de la crise énergétique des années 1970, le Tour de France a décidé de ressouder les valeurs de la société française autour de la société de consommation de masse, mise à mal par la hausse des cours du pétrole. Et alors que la bicyclette connaît une seconde jeunesse, le Tour de France connaît lui aussi un retour en grâce. Désormais, il ne fait plus aucun doute que le destin du Tour de France reste intimement lié au développement et à la diffusion de la bicyclette dans la société, même s'il se pensait être assez fort pour pouvoir se passer de son influence...
III. L'inflation publicitaire Après 1975, le Tour de France se construit désormais selon quatre priorités comme l'explique Félix Lévitan: "Nous tenons compte des quatre données qui sont essentielles si l'on veut visiter toute la France. Nous voulons passer par les Alpes, par les Pyrénées, par le Massif Central et terminer à Paris. Ce sont les quatre axes de l'épreuve,,2. Pour Félix Lévitan, le Tour de France doit au maximum exploiter le relief français pour renouveler l'intérêt de la course. En outre, cette relance sportive s'est accompagnée d'une relance touristique et commerciale pour des régions peu dynamiques ou en difficultés passagères. Pour les villes étapes accueillant le Tour de France, le but est en effet de faire affluer dans leurs rues des flots de touristes, prêts à dépenser. Ainsi, à partir de 1976, la situation économique du Tour de France commence à s'améliorer. Dans le même temps, les sponsors reviennent en masse et l'épreuve présente pour la première fois un budget excédentaire, confirmé par la presse spécialisée: "Le Tour présente donc cette particularité économique assez paradoxale... Il est le spectacle gratuit qui assure le plus de recettes,,3. A la fin des années 70, les différentes sources annoncent que les recettes du Tour de France sont environ de l'ordre
1 Plus tard, il sera réservé aux cyclistes de moins de 26 ans. 2 L'Equipe, 9 juillet 1976. 3 Idem. 208
de 10 millions de francs, alors que les dépenses sont comprises entre 8 et 9 millions de francs 1. "Le mur de Merlin" Dans les années 1970, en se proposant de faire la promotion des stations de skis et de quelques stations balnéaires, le Tour de France devient aussi d'un grand intérêt pour les promoteurs immobiliers, surtout pour Guy Merlin qui assure le patronage général de l'épreuve en 1978: "J'ai dit à la télé: "sur le Tour vous êtes chez moi, il faudra bien filmer"z. Si bien qu'Antoine Blondin finit par surnommer le Tour de France "le mur de Merlin", et cette expression n'est pas qu'une image! Spécialisé dans la vente des résidences secondaires, Guy Merlin vend environ 4 000 appartements par an. En 1975, le Tour de France fait étape à Merlin-Plage, situé en Vendée sur la commune de Saint-Jean de Monts, puis prend son envol de cette localité en 1976. En 1978, en signant un contrat pour le patronage général de l'épreuve pour trois ans, Guy Merlin a ses exigences: il refuse la concurrence des autres promoteurs immobiliers et signe des contrats d'exclusivité avec les organisateurs, pour une somme globale de 900.000 F3. Cette dépense représente d'ailleurs assez peu d'argent: seulement le huitième de son budget publicitaire. Un chiffre qu'il juge faible par rapport aux retombées dont bénéficient ses affaires grâce au Tour de France: "Les gens du vélo, c'est ma clientèle [.oo] En juillet et en août, parfois cela déborde même sur septembre, mes ventes augmentent d'un quart,,4 En outre, le Tour de France fait chaque année, de 1978 à 1982, étape dans deux stations, au bord de la mer ou en montagne, où Guy Merlin construit de nouveaux appartements. En 1977, la caravane se compose de 107 véhicules, puis de 155 en 1979. Durant cette période, le rapport entre le public et les annonceurs a changé. Ces derniers voient désormais le Tour de France comme un grand spectacle familial et ils cherchent à intéresser toutes les générations en distribuant des objets plus anonymes, tendant à une homogénéisation des goûts et des comportements. Ainsi, "l'objet le plus réclamé reste la casquette. N'est-ce pas le symbole même de la course cycliste, un symbole aussi bien porté par les grands-parents que les petits enfants"s. De son côté, 1
Le bénéfice annuel réalisé par le Tour de France représente alors 350.000 700.000 €. 2 L'Equipe, 29 juin 1978. 3 Soit environ 376 000 € actuels. 4 L'Equipe, 20 juillet 1981. 5 Xavier Louy, Made in Tour de France, Paris, éditions Bardi, 1983, p.52. 209
à
l'inflation du patronage sportif connaît son apogée aux débuts des années 80. Après avoir connu une période difficile, les organisateurs ne refusent plus aucun nouveau partenaire désireux de s'associer au Tour de France, quitte à créer toute une série de nouveaux prix secondaires 1. Et Jacques Goddet justifie ce choix ainsi: "Il ne serait plus acceptable, en cette époque qui doit répartir le profit, que, au bout de 24 jours de compétition, un seul ait droit aux honneurs et aux récompenses,,2. Cette abondance de publicité change aussi la course d'autant plus que l'épreuve prend une place de plus en plus importante dans la grille des programmes T.V.
Les effets pervers de la télévision Dans les années 70, la télévision change peu à peu de rôle et de contenu. Elle passe d'un rôle en priorité éducatif, à un modèle de divertissement adapté au plus grand nombre. "Au diapason de la société de consommation, le produit télévisuel devient un objet de consommation comme un autre,,3. Mais pour le Tour, cette télévision moderne va rapidement influencer les destinés de la course, et cela à plusieurs niveaux. Ainsi, à la fin des années 70, patronner une équipe cycliste pour toute la saison coûte beaucoup moins cher que d'investir dans une campagne publicitaire télévisuelle. Par exemple, le spot de 30 secondes sur la première chaîne à 20h 30 coûte 110.000 F, alors que l'entretien d'un coureur cycliste pour une saison est de 192.000 F environ4. Dans cet ordre d'idées, la victoire de Bernard Thévenet en 1975 a été estimée à 10 millions de francs en
1
Voici une liste non exhaustive: le Maillot vert est patronné par les pneumatiques
Michelin, le Maillot jaune par les glaces Miko, le meilleur grimpeur par le chocolat Poulain, le prix du meilleur rouleur par les vêtements le Coq Sportif, le prix de la combativité par le chocolat Banania, le prix du coureur "le plus en vue" par la chaîne de télévision TF1, le prix de l'amabilité par le dentifrice Tera-.>.yl, le prix S.N.CF. par la compagnie du même nom (un coureur est invité à chaque étape à transmettre un message aux usagers de la S.N. CF.); le classement par équipes est patronné par la banque du Crédit Lyonnais, le sprint des Champs-Elysées par Merlin Plage, le prix du fair-play par les pneumatiques Wolber, le meilleur jeune par la lessive X-Tm, le prix de la flamme rouge par les motos Kawashaki, le prix du meilleur équipier par la banque BNP, le prix du sprint intermédiaire par les automobiles Talbot, et le patronage complet du Tour de France est assuré par Merlin Méditerranée! 2 L'Equipe, 22 juillet 1982. 3 André Burguière, Jacques Revel (dir), Histoire de la France, volume Ill, lesformes de cultures, Paris, Seuil, 1993, p.444. 4 Soit environ 46 000 et 80 000 € actuels. Sur ces chiffres, 50 millions de consommateurs, n0103, juillet 1979.
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lignages publicitaires et passages à la télévision, soit l'équivalent de 90 spots diffusés à 20h30! Pour une équipe, participer au Tour de France revient donc à s'assurer une campagne publicitaire à la télévision, pour une mise de départ très peu élevée. Dans le peloton, les comportements changent. Ainsi, en 1980, le coureur Jean-Louis Gauthier gagne l'étape de Compiègne, voici comment: "Je me suis retrouvé dans le bon wagon pour une raison très simple. Je me suis dit que l'on ne m'avait pas beaucoup vu depuis le début de ce Tour et c'était peut-être le moment de se montrer. Et c'est pour apparaître à la télévision que je me suis remué. Sans, à franchement parler, penser que la victoire était au bout. C'est bête à dire mais c'est pourtant comme ça"l. Beaucoup de coureurs pensent désormais plus à passer à la télévision qu'à gagner. En fait, l'apparition du direct a bouleversé tout le déroulement de la course cycliste, ni plus, ni moins. Ainsi, à la fin des années 70, le Tour de France se pense en terme de rentabilité financière: "Combien pèse le Tour exactement? Beaucoup plus d'un milliard de nos vieux francs, car il provoque un mouvement d'argent indirectement, et son effet sur l'économie nationale est pratiquement incalculable,,2, écrit Jacques Marchand. Face à cette dérive publicitaire, public et journalistes ne voyaient alors qu'un seul remède: le retour des équipes nationales.
Le Tour commercial
dénoncé
Le débat sur les équipes nationales, que l'on croyait alors plus ou moins clos, s'est pourtant sérieusement maintenu jusqu'au début des années 80, lorsqu'Edwige Advice, Ministre des Sports, déclare après avoir assisté à l'arrivée en 1981: "Le Tour de France contient des aspects économiques qu'ilfaudra changer... Je vais voir s'il n'est pas possible de faire du Tour de France autre chose que la foire commerciale à laquelle on a assisté. Le peloton des coureurs est une deuxième caravane publicitaire, et j'en ai été choquée... Il est évident que, par des formes que je ne connais pas encore, il faudra les modifier, peut-être avec un retour aux équipes nationales,,3. En fait, ce retour réclamé aux équipes nationales semble pour tous - public, journalistes, observateurs et hommes politiques - la meilleure solution pour lutter contre la commercialisation accrue du Tour de France. Car, dans le fond, c'est bien la dérive commerciale du Tour de France qui est décriée et refusée plus qu'un réel retour aux équipes nationales qui est demandé. Le Tour de France, en accélérant sa rentabilité publicitaire, a tout simplement 1 Vélo, août 1980. 2 Jacques Marchand, Miroir du cyclisme, juillet 1977. 3 Vélo, septembre 1981. 211
fini par rejoindre la société de consommation de masse. Ill' a rejoint avec sa caravane publicitaire, ses équipes de marques, ses étapes à Merlin-Plage et dans les stations de ski. Au travers du retour réclamé des équipes nationales, l'opinion publique refuse ainsi l'entrée du Tour de France dans la société de consommation. Un combat perdu d'avance... Mais contre toute attente, Jacques Goddet voulait lui aussi croire à un possible retour des équipes nationales: "L'idéal serait que les "nationales" réapparaissent tous les quatre ans comme la Coupe du Monde de football. On pourrait alors amalgamer les deux grands Tours, celui de France et celui d'Italie. Ce serait à la fois idéal et symbolique. Seulement, dans l'application, je n'y crois pas"]. Sans réelle conviction et solution, le débat s'épuisait et l'avenir du Tour de France et du sport cycliste devenait de plus en plus tributaire de l'investissement financier des firmes extra-sportives. Un état de fait que les cyclistes eux-mêmes souhaitaient à leur tour dénoncer.
La grève de Valence d'Agen Le 12 juillet 1978, la grève improvisée des cyclistes à Valence d'Agen avec Bernard Hinault en tête du mouvement, a des causes surtout conjoncturelles. Le départ de Tarbes a été donné à 7h 30, et beaucoup de coureurs ne se sont pas couchés avant minuit. En effet, avec la multiplication des arrivées dans les petites communes, les capacités hôtelières sont loin d'être suffisantes pour les 3 000 personnes de la caravane. Ainsi, après l'arrivée à Saint-Lary Soulan, les coureurs ont dû rallier Tarbes. Sauf qu'aucun service de déviation n'a été mis en place, et que les cyclistes ont patienté dans les inévitables embouteillages en même temps que les spectateurs venus les voir. Le matin, au départ, la grogne est générale, encore aggravée par une attitude peu compréhensive des organisateurs: "Première grande manifestation de grève outre la lenteur du peloton: le refus de disputer le "rush" Sim ca. L'annonce de supprimer les prix à l'arrivée n'arrangea pas les choses et spontanément les coureurs en vinrent à cette idée de ne pas disputer non plus le sprint d'arrivée et de mettre pied à terre avant la ligne"z. André Chalmet, coéquipier de Bernard Hinault chez Renault-Gitane-Campagnolo, explique les raisons de cette grève improvisée: "Depuis que la pratique des transferts s'est généralisée, nous sommes mis devant le fait accompli et nous avons toujours manifesté notre hostilité [...j Nous ne sommes pas des bêtes de cirque que l'on exhibe de ville en ville I...j Nous ne demandons pas plus d'argent, mais simplement un peu plus de considération. Nous voulons bien faire des étapes difficiles, monter des cols, ]
Cyclisme magazine, juillet 1977. 2 L'Equipe, 13 juillet 1978. 212
assumer tous les risques du métier, mais qu'on respecte notre repos"l. Jacques Goddet est très déçu par l'attitude du peloton: "Un concurrent qui s'aligne au départ du Tour est donc censé en connaître toutes les conditions sportives, techniques, réglementaires. A partir du moment où il accepte son dossard, il doit obéir à ce qui est devenu son contrat"z. Néanmoins, suite à ses événements, les cyclistes sont entendus. En 1979, les départs sont plus tardifs, les coureurs peuvent bénéficier de 10 heures de sommeil, et des déviations sont mises en places après les arrivées en altitude. A Valence d'Agen, le public finit par se ranger à l'avis du peloton et à comprendre leurs revendications, de même que l'opinion publique en général, au point que même le magazine 50 millions de consommateurs (créé en 1969) finit par lancer une enquête pour chercher à comprendre les fondements de cette révolte: "Les vrais gagnants du Tour ne font pas du vélo mais de la publicité"3. Mais c'est sans doute L'Humanité qui a su le mieux résumer le sens de la grève de Valence d'Agen: "Le Tour de France est une vaste opération commerciale, pour les journaux organisateurs, une opération promotionnelle, pour les firmes, un champ sportif qu'elles dévorent de plus en plus - pour gagner de bonnes minutes de télévision à prix réduit - par des panneaux et des banderoles, vantant tout... sauf les mérites de ceux qui souvent vont au bout de leurs forces pour produire le spectacle,,4. La crise pétrolière de 1979 allait-elle atténuer l'aspect commercial du Tour de France?
IV. Le Tour de France et le second choc pétrolier En 1978, une révolution islamique se produit en Iran et la production pétrolière, qui était importante dans ce pays, est arrêtée. Cela entraîne une pénurie sur le marché mondial et les prix augmentent encore. Fin 1980, le baril est coté à 32 $, soit une augmentation de 250% par rapport à fin 1978. La crise économique mondiale s'aggrave, et la France entre en période de récession. En outre, sa consommation pétrolière diminue de 20%. Sur le Tour de France, les conséquences de cette nouvelle crise vont se faire ressentir surtout en 1982, à tel point que Jacques Goddet surnomma cette édition le "Tour otage".
1 L'Equipe, 13 juillet 1978. 2 Idem. 3 Ruberg Schilling, "Le triomphe de la pub", 50 millions de consommateurs, 1979. 4 Roland Passevant, L'Humanité, 14 juillet 1978. 213
juillet
Le Tour pris à témoin En effet, quelques jours après le départ, des manifestations
de toutes
sortes envahissent la route du Tour. Puis - fait unique dans les annales de l'épreuve - le contre-Ia-montre par équipes, se déroulant entre Orchies et Fontaine-au-Pire doit être annulé. La veille, les ouvriers de l'entreprise d'Usinor-Denain ont appris que leur usine allait bientôt fermer ses portes. En désespoir de cause, les syndicalistes décident alors de bloquer la course. Prévenu, Jacques Goddet ne parvient pas à trouver un accord avec eux, et décide à contrecoeur d'annuler l'étape. De son côté, L 'Humanité apporte une explication sur cette manifestation: "[Les ouvriers] voudraient que le joli cheminement en France emporte un peu de leurs angoisses et de leur détermination. Ils ne lui veulent aucun mal. Au contraire. Mais le Tour draine tant de passions, mobilise tant de moyens, suscite tant de bavardages aimables et de chamaille qu'il s'est érigé depuis longtemps au rang d'institution. Alors on le prend à témoin"l. A une époque où la France a dépassé les 2 millions de chômeurs, l'organisation syndicale de la C.GT a catégoriquement désapprouvée cette manifestation, qui ne servait ni les intérêts du sport, ni ceux des ouvriers. Lors des étapes suivantes, plusieurs barrages sont évités, et Félix Lévitan se montre inflexible sur ces manifestations: "Nous n'entendions céder en aucun cas à des groupes de pressions quels qu'ils soient [...] Nous avions montré notre bonne volonté en infléchissant légèrement notre parcours afin de saluer les ouvriers dont nos comprenons la détresse sociale, mais dont nous nous étonnons qu'ils aient porté atteinte, d'une part, à un outil de travail, celui des coureurs cyclistes, et d'autre part, à une institution dont la France entière est propriétaire, institution qui présente aux foules le dernier grand spectacle populaire français gratuit,,2. Les organisateurs considèrent toujours le Tour de France comme une grande fête populaire fédératrice, avec des spectateurs heureux sur le bord de la route pour oublier leurs soucis le temps d'une journée ou deux. Mais cette vision semble en perte de vitesse au début des années 80 car les Français ne parviennent plus à observer une trêve de quelques heures, le temps que le Tour de France passe sur le pas de leurs portes. Il semble aussi qu'ils soient inquiets pour l'avenir de l'épreuve, qu'elle disparaisse car son pouvoir fédérateur de trêve sociale, si puissant jusque là, semble un peu s'estomper. Or, à une époque où certaines valeurs de la seconde révolution industrielle disparaissent peu à peu au profit d'une société de consommation, alors que ce sont les fondements même du Tour de France, quel est l'avenir de l'épreuve? Comment doit-il s'adapter? I Louis Destrem, L'Humanité, 2 Le Parisien, 8 juillet 1982.
8 juillet 1982.
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Rendre le Tour OPEN Alors que le cloisonnement du sport cycliste derrière ses frontières traditionnelles semblait immuable, Jean Leulliot souhaite transformer la course qu'il organise, le Paris-Nice, en un véritable Tour du Monde en sept étapes pour 19801. Mais les directeurs sportifs sont contre cette idée arguant que les cyclistes ne pourraient pas récupérer du décalage horaire et des fatigues du voyage. L'idée s'inscrit alors dans l'ère du temps: faire sortir le cyclisme de ses frontières traditionnelles ou, si cela s'avère impossible, alors faire venir le monde entier sur le Tour de France. C'est cette solution qui va être préférée par les organisateurs. En effet, depuis les années 60, Jacques Goddet réfléchit à la meilleure façon de rendre le Tour de France OPEN. Cette expression apparaît pour la première fois dans la presse en 1974, et pas comme synonyme d'un progrès, mais bien plutôt sous la forme d'une menace! "Le manque de combativité des coureurs commence à agacer Jacques Goddet, le directeur du Tour. C'est ainsi que sur la route d'Aix-IesBains, il n'hésita pas à donner un sérieux avertissement aux directeurs sportifs: "Si nous arrivons après 16 heures, leur dit-il, il n 'y aura pas de télévision. Comme moi, plus même, vous en subirez les conséquences. J'ajouterai que si cela continue, la formule est capable d'être révisée. Je suis décidé à étudier sérieusement comment rendre le Tour "Open H. Le Tour OPEN, c'est-à-dire ouvert aux amateurs, tous les participants étant groupés sous leur maillot national. La menace a eu son effet et sous l'impulsion principalement des équipiers de Merckx, l'allure s'accéléra et l'horaire, finalement, fut respecte",2. Après avoir présenté la formule OPEN sous la menace, celle-ci est adoptée pour 1983, tout simplement parce qu'elle devenait indispensable. Félix Lévitan l'annonce lors d'une conférence de presse à Cancale, au soir d'une arrivée d'étape de l'édition 1982. Il songeait l
"Après le prologue à Paris, nous prenons l'avion à 19 heures et après sept heures de vol, nous arrivons aux Antilles à 2 heures du matin le lendemain (sans tenir compte du décalage horaire). Les coureurs qui auront déjà dormi dans l'avion peuvent encore se reposer à l'hôtel jusqu'à midi. Ensuite, nous ferons une étape raisonnable, suivie d'un nouvel embarquement toujours vers 19 heures pour terminer la nuit à San Francisco. Ainsi, avec chaque soir six à sept heures d'avion/repos, nous ferions étape à Tahiti, en Nouvelle-Calédonie, à Sydney, à Colombo, en U.R.S.S. si je trouve un point de chute, à Rome et enfin à Nice pour le final [...] J'ai l'accord de l'U.T.A. pour les transports aériens [...], Renault et Peugeot me suivent et me fournissent des voitures pour constituer une caravane à chaque étape. La B.N.P. comme banque internationale me fera bénéficier de son implantation mondiale [...] Et puis, enfin, je serais associé avec Félix Lévitan", Jean Leulliot, Miroir du cyclisme, avril 1979. 2 Ouest-France, 8 juillet 1974. 215
qu'il était temps d'encourager les nouvelles nations, notamment la Colombie et les Etats-Unis, et annonce pour 1983 la participation de 10 équipes professionnelles et de 10 équipes d'amateurs: "Le dernier Tour de l'Avenir OPEN m'a convaincu que le cyclisme s'universalisait à grande vitesse. Bientôt, des pays neufs vont prétendre légitimement à des organisations qui vont heurter nos bonnes vieilles habitudes. Nous y confiner serait ridicule. Le risque existe par exemple de voir les Américains créer une fédération dissidente si nous ne prenons pas en compte leur existence. Et alors avec leurs dollars..."! De son côté, Jacques Goddet, lors d'une autre conférence de presse à Bâle, s'explique sur sa vision à longue échéance du Tour de France. Il estime que l'épreuve doit conserver un large noyau hexagonal et se contenter de quelques incursions à l'étranger. En bref, il défend le maintien d'une tradition séculaire. Jacques Goddet, en outre, souhaitait que la formule OPEN soit appliquée seulement tous les quatre ans, en coïncidence avec les années olympiques et avec un parcours atténué de difficultés, car c'est surtout sur ce dernier point que les élites de l'Est insistaient. Félix Lévitan et Jacques Goddet s'affrontaient une fois de plus. Finalement, l'idée du Tour OPEN est acceptée, mais avec un nombre limité d'équipes amateurs, afin de ménager les intérêts du cyclisme professionnel traditionnel, mais aussi ceux des Français. Le Tour de France entrait dans une nouvelle ère, celle de la mondialisation.
I L'Equipe,
lOjuillet
1982. 216
Chapitre
XIV
La mondialisation en marche 1983-1998 "Que l'on soit coureur, ou suiveur, ou simple spectateur, le Tour fascine tous ceux qui l'approchent de près. Et pourtant, pour le coureur, Dieu que c'est dur! Dieu que c'est impitoyable! Souventje l'ai haï et toujours je l'ai aimé. Seul le Tour peut nous apporter autant de peines si profondes et de joies si grandes ". Laurent Fignon, Préface au livre de Jacques Augendre, Le Grand livre du Tour de France, 1993
En 1983, le Tour de France s'ouvre sur le monde. A cette époque, c'est toute la société française qui prend conscience que l'on ne peut éviter le changement, et le terme "mondialisation", traduit de l'anglais globalization, se répand dans le vocabulaire courant. Cette volonté d'ouverture, stimulée par la formule OPEN, le développement de l'intérêt pour le cyclisme en Amérique et l'effondrement du communisme en Europe de l'Est, s'est aussi accompagné d'un formidable accroissement médiatique. En quinze ans, le nombre des téléspectateurs est passé de 50 millions à plus d'un milliard. Ces chiffres placent désormais le Tour de France, en terme d'audience, juste derrière la Coupe du monde de football et les Jeux Olympiques; en quinze ans, l'épreuve cycliste est devenue l'événement annuel majeur du sport mondial. Comment cette évolution exponentielle a-t-elle pu se produire?
I. Le Tour OPEN: réussites et échecs En 1983, Félix Lévitan est optimiste quant à la réussite de la formule OPEN. Mais seule une équipe colombienne se présente au départ. Au point de vue sportif, les débuts de cette équipe sont un peu difficiles. Sur dix coureurs présents au départ, seuls quatre rallient l'alTivée, le premier d'entre
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eux se classant 16ème. Mais au niveau notoriété, cette participation connaît un très grand succès, car en Colombie, la mobilisation a été très fortel. Cependant, malgré cette volonté d'ouverture affichée, le Tour a surtout permis de mettre en évidence l'équipe professionnelle espagnole Reynolds bien plus que les équipes amateurs. En 1983, le Tour continue seulement de s'ouvrir à l'Europe de l'Ouest. ..
Elargir vers l'Ouest et l'Est En 1984, l'idée du Tour OPEN se concrétise lorsque l'amateur Colombien Luis Herrera domine les spécialistes européens au sommet de l'Alpe d'Huez. En Colombie, cette victoire déclenche une manifestation nationale spontanée. Là-bas, en effet, la majeure partie de la population s'intéresse au cyclisme. Avec la victoire d'un des leurs, l'événement prend une toute autre dimension, comme l'explique Miguel Angel Bermudez, le président de l'équipe: "Herrera est devenu un héros pour la Colombie, un personnage d'histoire,,2. Mais quel est l'intérêt réel pour les Colombiens de participer au Tour de France? Ils l'affirment eux-mêmes en affichant chaque soir à la porte de leur hôtel le petit texte suivant: "Soutenez le cyclisme colombien. En Europe, l'équipe nationale de Pilas Varta s'efforcera de montrer au monde la grandeur de la Colombie et la grandeur de son peuple"3. La Colombie, en tant que pays, utilise à son tour le Tour de France pour sa capacité de vecteur médiatique afin de se faire mieux connaître à travers le monde. A partir de 1985, dans les faits, l'ère OPEN se termine déjà car les cyclistes colombiens deviennent des professionnels. Cela prouve en même temps l'échec et la réussite de la formule OPEN: elle aura surtout permis à des cyclistes amateurs de passer professionnels et de développer les retransmissions du Tour de France sur le continent américain.
l
"La presse colombienne a engagé des moyens considérables. Elle a délégué en France 32 journalistes assistés de 20 techniciens qui représentent 3 chaînes de radio-télévision (Caracol, RCN, Toledor), 4 quotidiens et plusieurs revues. La chaîne Caracol qui retransmet par satellite dispose d'un avion relais. Elle couvre non seulement la Colombie, mais également la Bolivie, le Pérou et Panama. Ses envoyés spéciaux assument en direct le reportage intégral de l'étape et restent pendant 10 heures à l'antenne. Dès l'aube, plusieurs millions de Colombiens sont tenus informés des derniers préparatifs du départ. Il est alors 5 heures du matin à Bogota. Le Président de la République, M. Benisaria Betancour, fait partie du nombre. Il avait tenu à accompagner la délégation colombienne à l'aéroport et lui adresse chaque jour un télégramme d'encouragement", Le Monde, 12 juillet 1983. 2 L'Equipe, 17 juillet 1984. 3 Le Monde, 10 juillet 1984. 218
En 1986, deux équipes colombiennes s'engagent, suivies d'une équipe américaine, 7-Eleven-Hoonved, mais le vainqueur américain de cette édition, Greg LeMond, appartient à une équipe française. Cette même année, la Fédération soviétique de cyclisme a envoyé un délégué, Dimitri Poliszczuki, afin de peser le pour et le contre d'une participation soviétique au Tour de France. En arrivant sur l'épreuve, il découvre une toute autre vision du cyclisme: "Ne parlons pas de la publicité, car je n 'y comprends rien. Cela n'existe pas chez moi, et j'ai du mal à m'habituer à toute cette caravane publicitaire qui précède la course [...] Je ne comprends pas pourquoi on jette les bonbons dans la rue, pourquoi on distribue des boîtes de Coca-Cola, pourquoi tous ces maillots, les casquettes, le podium, la musique. C'est vrai que c'est gai, et que cela fait partie du Tour, mais franchement, j'aurais préféré distinguer les deux choses"l. Quant à la future participation d'une équipe soviétique, voici ce qu'il écrit dans son rapport: "Je fais remarquer qu'on ne peut plus bouder les grandes épreuves OPEN, mais qu'une participation au Tour de France demanderait une longue préparation. D'après tout ce que j'ai vu, je crois qu'il faut s'y prendre au moins deux ans à l'avance"z. Et dans les faits, les Soviétiques n'aligneront une équipe professionnelle au Tour de France qu'en 1990. Néanmoins, le Tour de France souhaite autant s'élargir à l'Ouest qu'à l'Est et, le 1er juillet 1987, l'épreuve prend son envol de Berlin Ouest. Les organisateurs travaillaient en effet depuis longtemps sur l'éventualité d'un départ dans les pays de l'Est, ou du moins, le plus proche possible du "Rideau de fer". "Notre souhait était de faire du Tour une course OPEN, de voir arriver les équipes amateurs de l'Est. Nous estimions pouvoir attirer des formations soviétiques, tchécoslovaques, polonaises... Mais non pas allemande de l'Est pour une raison bien simple: les Allemands de l'Est engagent leurs coureurs dans des courses open amateurs, mais, au contraire des Soviétiques, refusent de se compromettre dans des courses open professionnelles. Il n'empêche, notre idée était de rallier d'une traite Paris depuis Berlin, c'est-à-dire de traverser la R.D.A. sur 128 km [...] Nous avons demandé à la fédération du cyclisme d'Allemagne de l'Est l'autorisation de passer sur son territoire et lui avons même proposé, si elle le désirait, d'organiser elle-même une ou deux étapes [...] Cet organisme a décliné notre offre"3. A l'époque, le Mur de Berlin continue de couper toute communication entre l'Est et l'Ouest, même si pour les 750 ans de la ville, les organisateurs auraient aussi aimé faire une étape reliant les deux parties de la cité. En outre, l'idée de ce départ à Berlin Ouest ne revient pas aux IL' Equipe, 29 juillet 1986. Z Idem. 3 Richard Mariller, L'Equipe,
1er juillet 1987. 219
organisateurs du Tour de France, mais à Bernard Greff, directeur de l'hôtel Ibis Berlin! qui a su assez facilement convaincre les autorités berlinoises de débourser 3 millions de deutschemarks pour le départ du Tour; un budget qui ne correspond qu'à 3% des dépenses consacrées à l'anniversaire de la ville. La vedette de ce départ reste néanmoins le Mur, objet de toutes les conversations et de toutes les visites. "On posait ici comme au pied de la Tour Eiffel, peut-être parce que ce mur est dans son architecture d'une affligeante banalité. Une simple frise de graffitis et d'insultes à l'autre monde, qui se déroule sur 46 km [...] Le Tour était là. Sans pudeur et sans même beaucoup d'émotions,,2. A l'issue de la première étape, le Polonais Lech Piasecki endosse le Maillot jaune et les médias de son pays ont très bien relayé l'information, à la radio, à la une de la presse sportive, et avec quelques images du prologue diffusées à la télévision, ce qui constituait, semble-t-il, une première. Enfin, si le Tour de France souhaitait réellement devenir une épreuve internationale, l'objectif est enfin atteint en 1987: "Les organisateurs de la Grande Boucle, de tous temps soucieux de sortir des sentiers battus, ont enfin reçu à Stuttgart la consécration suprême. Si j'ai bien compris, le premier de l'étape était un Portugais courant pour une équipe espagnole, le deuxième un Suisse défendant des couleurs italiennes et le quatrième un norvégien portant casaque américaine. Enfin, pour achever de donner à cette journée le prix de l'originalité, le Tour de France se déroulait en Allemagne,,3. Dans le même temps, pour répondre à la demande accrue des équipes professionnelles qui veulent toutes participer à l'épreuve, les organisateurs ne font que rallonger la liste des participants. Ainsi, en 1986, le peloton des engagés atteint le chiffre record de 210 participants répartis en 21 équipes. En 1983, l'épreuve ne comptait encore que 140 engagés. En 1987, le nombre des coureurs par équipes est ramené à 9, ce qui permet encore à deux équipes supplémentaires de participer. Cette inflation doit s'arrêter, et l'Union Cycliste Internationale met en place un nouveau mode de sélection à partir de 1989. Chaque course de la saison permet d'obtenir l "Gamin, ce breton d'origine partait à vélo chaque matin d'étape, pour acheter Le Télégramme de Brest pour connaître les résultats. En quelques années, Greff a apprivoisé la réussite dans l'hôtellerie allemande, suivi la trace directe du poste de simple stagiaire à celui de directeur commercial, avant d'être nommé conseiller du commerce extérieur de la France. "Je me suis dit alors qu'il serait aussi bien que ceci ne reste pas un simple rajout sur ma carte de visite. En 3-4 ans à Berlin, j'avais pu observer qu'avec la forte présence de militaires français, il serait intéressant d'attirer nos sociétés à Berlin. Il fallait les sensibiliser en créant un grand événement", Libération, 1er juillet 1987. 2 L'Equipe, 3 juillet 1987. 3 Marcel Hansenne, L'Equipe, 6juillet 1987. 220
des points, points qui donnent lieu à un classement individuel et par équipes, comme le modèle du classement AT.P en tennis. Les 18 premières équipes du classement F.LC.P. (Fédération Internationale du Cyclisme Professionnel) sont sélectionnées d'office et l'organisateur se réserve le droit de quatre invitations. La formule OPEN, dans les années 80, n'a pas réussi à attirer les formations de l'Est, mais cela, Félix Lévitan et Jacques Goddet le pressentaient un peu. Ils auront tout de même tout essayé, jusqu'à se rendre littéralement au pied du Mur de Berlin pour obtenir leur participation. Finalement, cette formule aura permis au Tour de France de s'ouvrir à l'Ouest, avec la participation des Colombiens et des Américains, avec des résultats très probants, l'Américain Greg LeMond dominant le cyclisme mondial pendant trois saisons. Et c'est seulement dans les années 90 que les cyclistes de l'Est vont s'aventurer sur le Tour de France, mais avec moins de réussite que les Américains.
L'ouverture à l'Est marque les années 90 Le 9 novembre 1989, le Mur de Berlin est abattu. Un an plus tard, l'Allemagne est réunifiée, puis en 1991, les quinze républiques fédérées à la Russie retrouvent leur indépendance, alors que l'ex -Yougoslavie se déchire. Avec la fin du communisme, la barrière entre amateurs et professionnels est abolie, et nombreux sont les cyclistes de l'Est à signer rapidement un contrat professionnel. Une exception encore en 1990, avec la participation de l'équipe Alfa-Lum. Elle est composée de Soviétiques dits professionnels, mais ces cyclistes sont encore très surveillés par leur fédération: ils gagnent moins que l'équivalent du S.M.LC. français et les trois quarts de leurs salaires sont bloqués en U.RS.S. En arrivant sur le Tour de France, avec un salaire rehaussé du quadruple, ils ne sont néanmoins plus une curiosité et leur notoriété est déjà importante, notamment celle de leur leader Dimitri Konyshev, deuxième du dernier championnat du monde derrière Greg LeMond. Konyshev est d'ailleurs le premier Russe (et Soviétique) de l'histoire a inscrire son nom au palmarès d'une étape du Tour de France. Quelques jours auparavant, le champion olympique Olaf Ludwig, issu de la RD.A et sportif le plus populaire dans son pays, a remporté lui aussi une victoire d'étape. Par contre, contrairement à ce qui se passe en Europe de l'Ouest, seuls les tous meilleurs athlètes ont la chance de passer professionnels, ce qui explique leur très rapide succès dans le Tour de France, où seulement 14 coureurs soviétiques et de RD.A ont pu s'engager en 1990. Dans les années suivantes, ces succès se confirment aisément et désormais, les cyclistes de l'Europe de l'Est remportent en moyenne quatre étapes par édition. Cependant, si les cyclistes russes collectionnent les
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maillots roses au Tour d'Italie\ ils ne connaissent pas la même réussite dans le Tour de France. Et c'est un Allemand né à Rostock, Jan Ullrich, qui ramène le Maillot jaune à Paris avant les ex-Soviétiques. Jan Ullrich a réussi à rallier l'est et l'ouest de sa nation autour de son nom et dans tout le pays l'émotion est importante. "Le ministre allemand des Affaires étrangères, Klaus Kintel a déclaré que l'Allemagne ne pouvait pas avoir une meilleure publicité dans le monde que cette victoire de Jan Ullrich"z. Le General Anzeiger, quotidien de Bonn, va plus loin dans l'analyse: "Jan Ullrich ou Erik Zabel peuvent faire plus pour abattre les préjugés anti-allemands que des années de travail de fourmi sur le plan diplomatique".
Il. Moderniser le Tour de France Alors que la direction du Tour de France était restée stable pendant près de quarante ans, plusieurs bouleversements vont apparaître en moins de trois ans. En 1987, Félix Lévitan, 76 ans, est limogé. Il semble qu'il ne défendait plus assez bien les stratégies modernes du Tour de France. En 1987, Jean-François Naquet-Radiguet, 46 ans, diplômé de HEC et de la Harvard Business School, devient directeur général du Tour de France. Son ambition est de moderniser très rapidement l'épreuve. Depuis le début des années 80, son travail a consisté à vendre l'image de la France à l'étranger. Il a ainsi planté le premier vignoble à vin au Venezuela pour le compte de la société Martell. Arrivé à la tête du Tour de France, il entend "prendre une équipe capable d'une gestion parfaite, mais artisanale, et lui faire pratiquer une gestion moderne"3. Et moderniser le Tour de France, cela signifie pour lui conquérir un nouveau public, c'est-à-dire plus précisément de nouveaux marchés capables de payer des droits télévisés. "Le Tour ne doit pas être un cirque. Je ne suis pas sûr que les techniques de la réclame traditionnelle soient très adaptées aux nouveaux publics que nous entendons conquérir, japonais ou américains. N'oubliez pas au total qu'un milliard de téléspectateurs sont touchés au moins une fois,,4. Naquet-Radiguet va alors appliquer une nouvelle stratégie commerciale: "moins de sponsors, peutêtre, mais des sponsors plus porteurs"s. Des accords sont ainsi passés entre le Tour de France et de nouvelles chaînes de télévision, comme les Japonais de NHK et les Américains de CBS. "Bref, le Tour sera en priorité considéré
1 Deux victoires avec 2 L'Equipe, 29 juillet 3 Le Monde, 4 juillet 4 Idem. 5 Le Monde, 4 juillet
Evgueni Berzin et Pavel Tonkov en 1994 et 1996. 1997. 1987. 1987 222
par ses nouveaux dirigeants sous l'angle médiatique international"l. Néanmoins, si le développement international du Tour de France est devenu la priorité, Jean-François Naquet-Radiguet pose aussi des frontières à son expansion. Ainsi, pas de départ de New-York ou de Tokyo, l'épreuve devant conserver au maximum son caractère français. Exporter et vendre les images de la France, oui; exporter la caravane du Tour de France, non. Mais l'expérience de Naquet-Radiguet est de courte durée et en 1988, il est remplacé par Jean-Marie Leblanc. Né le 20 juillet 1944 à Nueil-sur-Argent (dans le département des Deux-Sèvres), Jean-Marie Leblanc a des racines paysannes. Dans sa famille, ses aïeuls sont tous agriculteurs et son père est propriétaire d'une petite ferme. Il passe sa jeunesse à Fontaine-au-Bois, un petit village du Nord situé non loin de Valenciennes. Comme tant d'autres garçons dans les campagnes françaises, il est passionné par les courses cyclistes, et son père, ancien coureur amateur, lui offre sa première bicyclette en récompense de l'obtention de son BEPC. Plus tard, baccalauréat en poche, il rejoint le club de l'A.S. Dunkerque et poursuit parallèlement des études de sciences économiques à l'université catholique de Lille. En 1967, il arrête définitivement ses études et rejoint l'équipe GS Pelforth-Lejeune- Wolber. Coéquipier de Jan Jansssen pendant la saison, il dispute son premier Tour de France en 1968 dans l'équipe de France "B". Il se classe 58ème et revient en 1970 sous le maillot Bic (85ème). Ce sera son dernier car il met fin à sa carrière en octobre de la même année. Il entre alors comme journaliste à La Voix du Nord où il devient chef de la rubrique sportive, puis à L'Equipe. Il effectua aussi six Tours de France dans la voiture de Jacques Goddet au micro de "Radio Tour". En 1988, il finit par attirer l'attention de Jean-Pierre Courcol, qui a remarqué qu'il s'entendait bien avec tout le monde dans la caravane. Ce sont ses qualités de rigueur et de diplomate qui lui ont permis d'accéder au poste de numéro un du Tour de France. La nouvelle organisation décide d'épurer l'image de l'épreuve et de lui enlever une bonne part de son aspect de "foire commerciale". Ainsi, la cérémonie protocolaire du podium qui décernait jusqu'alors une douzaine de prix différents est désormais limitée à quatre opérations. La Société du Tour de France change elle aussi ses statuts. En 1993, elle devient la filiale de A.S.O. (Amaury Sport Organisation), holding des Editions Philippe Amaury pour les organisations sportives et est présidée par l'ancien skieur, triple champion olympique, Jean-Claude Killy. La société emploie 47 personnes à temps plein, plus 200 vacataires pendant les trois semaines que dure l'épreuve.
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Le Figaro, 3 juillet 1987. 223
L'explosion des droits télévisés Depuis les années 80, le Tour de France se décline en chiffres plus qu'en une légendaire épopée pour convaincre les investisseurs. Les organisateurs souhaitent en effet un Tour de France qui soit vendeur et non acheteur. En 1988, le budget global de l'épreuve est estimé à 120 millions de
francs, les recettes s'élevant elles à 80 millions de francs1. Cela représente 60% de recettes publicitaires, 20% provenant des villes étapes, 10% de droits TV et 10% de recettes diverses. En 1993, le changement s'amorce. Le budget du Tour de France est passé à 158 millions de francs se répartissant à 47,5% pour les recettes publicitaires, 14,5% pour les villes étapes et 38% en droits télévisuels2. Ces derniers représentent désormais une part considérable des recettes du Tour; ils ont connu une augmentation de près de 30% en cinq ans. En 2003, les droits publicitaires s'élèvent à 45% des revenus, et les droits TV à 50%, alors que le chiffre d'affaires du Tour de France est de 60 à 65 millions d'euros, pour un bénéfice qui s'élève à 15,25 millions d'euros par an3. En quinze ans, les droits TV ont explosé, et c'est sans doute de là que l'épreuve tire aujourd'hui sa plus grosse marge de bénéfice. Concernant les revenus publicitaires du Tour de France, depuis 1989, le secteur des partenaires officiels, s'est bien développé. Le Tour de France s'appuie ainsi désormais sur quatre partenaires principaux qui forment le "club". En 2003, il s'agissait de la banque du Crédit Lyonnais, des supermarchés Champion, du P.M. u., et de l'eau Nestlé Aquarel. Chacun d'eux verse entre 3 et 4,5 millions € par an. Il s'agit de sommes records par rapport à ce que payait Guy Merlin à la fin des années 70. Pour rappel, alors qu'il avait obtenu le patronage général du Tour de France pour l'équivalent de 125 000 € par an, chaque grand partenaire paye l'équivalent de 24 à 36 fois plus! Au total, les recettes provenant des seuls concessionnaires s'élèvent entre 24 et 42 millions €. Ainsi, en 15 ans, le budget du Tour de France a triplé. La mondialisation de l'épreuve a donc été une opération très bénéfique sur le plan financier. Elle a surtout servi à accroître au maximum la rentabilité du Tour de France vendu comme spectacle sportif international. Pour A.S.O., cette seule course cycliste représente 70% de ses recettes. Cette importante hausse budgétaire permet de nombreux aménagements au niveau des prix proposés. Ils passent en effet de 2.300.000 F4 en 1983 à plus de 2 1 Soit environ 23 millions et 15,5 millions € actuels. 2 Sur ce point, M. Caillat, Sport et civilisation, Histoire et critique d'un phénomène social de masse, Paris, L'Harmattan, Espace et temps du sport, 1996, p.52. 3 Sur ce point, Jean-François Richard, directeur marketing d'ASa, cité in Maillot Jaune, Regards sur cent ans du Tour de France, Anglet, Atlantica, 2003, p.264. 4 Soit environ 550 000 € actuels. 224
millions d'euros en 2003. Le premier prix est l'un des plus fortement revalorisé. En 1983, il est de 160000 F, pour, en 2003 atteindre les 400.000 €. En valeur réelle, le premier prix a augmenté d'environ 700% en vingt ans. D'autre part, si le public reste l'autre valeur sûre de l'épreuve, il est un peu marginalisé par les organisateurs, dans le sens où, en 1988, est créé le "village-départ", un lieu fermé au public où se rencontrent les suiveurs, les journalistes, les coureurs et les partenaires financiersl. L'aspect financier est désormais privilégié par rapport à l'aspect spectacle à proposer au public. Cette nouvelle tendance se ressent aussi dans l'élaboration du parcours.
Un parcours historique Depuis 1983, le parcours varie peu et reste conforme au souhait exprimé par Jacques Goddet, à savoir conserver un noyau français. Peu à peu, et suivant la nouvelle politique de rigueur des organisateurs, le parcours est lui aussi épuré car il se concentre surtout sur les villes et les cols qui ont fait la légende de l'épreuve. Cependant, fait tout aussi remarquable, une nouvelle montée est entrée dans la légende moderne du Tour de France, et rejoint en terme de notoriété les anciennes ascensions du Tommalet et du Galibier: l'Alpe d'Huez qui draine toute la foule des passionnés de la "petite reine" sur ses 13 km d'ascension comme on se rend en pèlerinage. C'est même devenu un événement mondain au début des années 80: "Cette étape là, dans le Tour de France, c'est le fin du fin, le nec plus ultra. On se bouscule pour en être. Sur le calendrier d'un homme qui entend être à la page, ce jour-là vaut une finale des Internationaux de tennis à RolandGarros ou une invitation à la réception du Président de la République un 1
Charte village départ du Tour de France: "L'objectif est de regrouper, en un
endroit agréable et protégé, les éléments suivants: - Le point central d'accueil du groupe Amaury - Antenne 2 - Un point de buffet et un point de petit déjeuner - Une douzaine de pavillons de sponsors. - Chaque sponsor pourra inviter 30 à 40 personnes à chaque étape pour leur faire prendre part à l'ambiance très particulière du départ, où se côtoient coureurs, journalistes, directeurs sportifs, personnalités et autorités locales, etc. Cette atmosphère est propice à l'accueil des VIP ou à la réalisation d'opérations de relations publiques locales. Les villes d'accueil pourront disposer d'un emplacement sur le pavillon du groupe Amaury, et sur cette "antenne", elles pourront y distribuer des souvenirs locaux, de la documentation touristique, etc. Chaque ville pourra également inviter 30 à 40 personnes au village départ", Archives de la ville de Genève, 400-B.5.1/147, événements sportifs: Tour de France cycliste 1990, Divers 1988-1990.
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jour de 14 Juillet"!. Ainsi, aujourd'hui, le Tour de France n'est plus célèbre par son antique tracé de chemin de ronde, mais par les difficultés et les lieux mythiques qu'il inscrit dans son tracé. Un Tour de France moderne peut très bien éviter Brest, Roubaix ou Nice, mais pas l'Alpe d'Huez. Le centre de la France est aussi désormais beaucoup plus associé à la grande fête du Tour et les villes de l'intérieur reçoivent le peloton presque chaque année (La Bourboule, Le-Puy-en-Velay, La Châtre, Mende, Saint-Flour, etc.). Cette nouvelle mise en valeur régionale a permis au Tour de France de diversifier ses attraits, son parcours, et de continuer le mouvement qui s'est enclenché dans les années 70: faire découvrir les atouts de la France profonde. Les organisateurs ont en partie recentré les intérêts de l'épreuve sur la mise en valeur de l'espace intérieur français. Si Jacques Goddet souhaitait que le Tour de France conserve un noyau dur hexagonal, les nouveaux organisateurs ont su créer un nouveau noyau dur qui n'est pas nécessairement géographique, mais plutôt historique. Nombreux sont ceux qui affirment que le Tour de France s'inscrit désormais entre tradition et modernité. La tradition est symbolisée par les grands lieux de l'épreuve, et la modernité par les impératifs médiatico-commerciaux. Mais d'une certaine manière, l'élan médiatico-commercial qui anime le Tour de France depuis les années 70 surtout et qui continue de progresser, se veut compensé par un attachement accru aux lieux histOliques de l'épreuve. Selon les organisateurs, l'équilibre sportif serait donc maintenu entre ces deux tendances. Autre question: le Tour de France fait-il vraiment reculer les frontières? En effet, contrairement aux apparences données par la mondialisation du Tour de France, les départs hors de l'Hexagone sont peu nombreux. En 1992, pour fêter la création de l'Union Européenne, le Tour de France visite les six pays membres fondateurs, ceux de la C.E.C.A. avec, en plus, un départ en Espagne, de San Sebastian. A l'occasion de ce Tour 1992, des prix spéciaux sont mis en place, comme le sprint "Europe sans frontières" qui est disputé au passage des postes de douanes. Il est remporté par un Russe, Viatcheslav Ekimov. Ce qui a surpris le plus les suiveurs, c'est le nombre de spectateurs lors du passage en Hollande. Entre Bruxelles et Valkenbourg, la foule a été estimée par la police belge à 1.300.000 spectateurs, un record! L'étape de l'Alpe d'Huez est suivie par Jacques Delors, le président de la Commission Européenne, se disant grand passionné de cyclisme. Ce Tour 1992 a permis de prouver définitivement que l'épreuve intéressait toute l'Europe avec la même ferveur. En ] 994, nouvelle escapade en Angleterre. Le but est cette fois de promouvoir le tout nouveau Eurotunnel, d'ailleurs terme du contre-la-montre par équipes, et la !
Jean-Marc
Théolleyre,
Le Monde, 18 juillet 1984. 226
ligne Calais-Douvre par le "shuttle", la navette ferroviaire trans-Manche, inaugurée quelques jours plus tôt, et clin d'oeil à l'histoire, le peloton fait un détour par les quais où se trouve le bateau de l'Amiral Nelson. En ] 998, le Tour part d'Irlande. Les Irlandais ont déposé leur première candidature pour être ville-départ en ] 993, sur une idée de Pat Mac Quaid, président de la Fédération Irlandaise de Cyclisme, de Stephen Roche, vainqueur de l'épreuve en ]987, et de Sean Kelly, quatre fois maillot vert. Ces anciens cyclistes sont soutenus dans leurs démarches par le ministère du Tourisme et du Commerce. En effet, selon une étude réalisée par le gouvernement, le passage du Tour de France en Irlande peut apporter au moins 291 millions de francsl de recettes pour le pays. Mais ce n'est pas l'unique raison. Pour Stephen Roche, vainqueur de l'épreuve en 1987: "C'est très important pour notre reconnaissance. L'frlande est une île, elle fait partie de l'Europe, mais les gens ne savent pas exactement où elle se trouve. Cork un jour, Roscoff le lendemain. Tout le monde va voir que notre pays n'est pas si éloigné que ça,,2. Une façon aussi de rappeler que l'Irlande fait partie de l'Europe. L'Irlande a prouvé qu'un mélange très réussi était possible entre le sport, le tourisme, la politique et les intérêts économiques supérieurs du pays.
La caravane s'internationalise Gros changement dans la caravane du Tour de France: depuis le début des années 80, les femmes sont enfin admises. En outre, sur une idée de Félix Lévitan, un Tour de France féminin a vu le jour en 1984, en remplacement du Tour de l'A venir. Ce ne sont pas les seuls changements majeurs. Dans les années 80, la caravane publicitaire enregistre son record de véhicules suiveurs: ils sont encore une centaine en 1984, environ 200 sur chaque étape en 1985, puis 320 en 1986. A cette époque, le Tour de France touche au gigantisme. Cette surabondance de publicité ne déplaît pas au public car les caravaniers distribuent de moins en moins de prospectus au profit de gadgets en tous genres: "Il y avait des stylos et des briquets (GSF, SNCF, Bolino, entres autres), des sachets d'échantillons de Banania (le total représente, je crois, dix tonnes), 8 000 échantillons par jour de Coca-cola ou de Sprite, sans parler d'Unico qui distribuait tous les jours des petits pains au chocolat, lesquels petits pains avaient été faits dans la nuit...,,3 Mais, mondialisation oblige, des sponsors étrangers ont été préférés aux capitalistes français: "Un grand car rouge à quelques mètres de l'arrivée, des bouteilles d'une forme très particulière que l'on tend aux coureurs, des 1 Soit environ 45 350 000 € actuels. 2 L'Equipe, lOjuillet 1998. 3 Jacques Duchaussay, "patron" de la caravane, L'Equipe, 227
22 juillet 1985.
boîtes qui rendent la manipulation et la consommation plus faciles, c'est là l'une des grandes nouveautés du Tour de France 1985, l'arrivée de CocaCola comme boisson officielle"l. Autant préciser qu'une mini-révolution s'est déroulée sur le Tour de France. En effet, depuis 1933, Perrier, une marque d'eau minérale pétillante française était la boisson officielle de l'épreuve. Les organisateurs viennent de la remplacer par une marque de soda américain, ce qui n'a pas été sans soulever de vives protestations: "Coca vient nous bouffer nos symboles sous le nez! Le nouveau contrat Coca-Tour a tari une eau bien française à la source. Ce qui pourrait sembler anecdotique apparaît comme un sacrilège et un véritable débarquement. On ne peut que s'interroger sur les traîtres qui ont toléré que l'Amérique vienne piétiner notre patrimoine"z. A cette époque, la firme Coca-Cola souhaite s'imposer plus massivement en Europe et développer de nouvelles tendances à la consommation. Il est vraisemblable que l'importateur américain (qui a depuis construit une usine en France), ait offert aux organisateurs plus de capitaux que l'eau minérale française, ellemême vendue depuis longtemps au groupe international à base suisse, Nestlé. Un choix que beaucoup ont jugé dommageable. Dans les années 90, la caravane est ramenée à une cinquantaine de véhicules. L'époque du gigantisme est révolue, et les caravaniers sont avant tout les grands sponsors de l'épreuve (la marque Fiat est "voiture officielle", la banque du Crédit Lyonnais est partenaire du maillot jaune, les supermarchés Champion financent le grand prix de la montagne et Coca-Cola est "boisson officielle"). Les autres caravaniers mettent en valeur des produits qui peuvent être consommés lors des pique-niques (avec le saucisson Cochonou, le camembert Coeur de Lion ou encore avec la Ronde des Pains). Les goûts traditionnels français se retrouvent dans la caravane, mais cela suit aussi les nouvelles tendances à la consommation, qui vantent la préférence pour les produits du terroir. En quinze ans, et sous l'impulsion des nouveaux organisateurs, le Tour de France a perdu son aspect de foire commerciale. Les jeux organisés aux arrivées ont presque totalement disparu, le spectacle du soir a été supprimé, et quelques grands animateurs ont quitté l'épreuve, comme Europe 1, qui a arrêté son podium en 1990, puis ses émissions. L'emprise de la télévision s'affirmait de plus en plus sur l'épreuve. Alors que rien ne semblait pouvoir arrêter le Tour de France dans sa croissance exponentielle, bien vite des failles sont apparues. Cette course au gigantisme avait-elle des limites? Depuis 1998, le Tour de France reçoit une réponse cinglante à cette question.
1 L'Equipe, 1er juillet 1985. 2 Jean-Pierre Delacroix, Libération, juillet 1985. 228
Chapitre
XV
Le Tour de France face au dopage 1998-2005 "Je voudrais adresser un message aux gens qui ne croient pas au cyclisme, aux cyniques, aux sceptiques, je suis navré qu'ils ne croient pas au miracle, au rêve. Tant pis pour eux. f...] Vive le Tour, vive le Tour pour toujours!" Lance Armstrong, sur le podium du Tour 2005.
Depuis 1998, la mondialisation du Tour de France est remise en cause. En outre, des fissures apparaissent à tous les niveaux: organisation, public, participation et surtout avec la fin du tabou du dopage dans le milieu cycliste. Comment le Tour de France réagit-il face à la perte de ses repères au tournant du XXlème siècle?
I. La mise en place d'un protectionnisme
sportif
Au tournant des années 2000, la mondialisation montre ses limites, au niveau de la participation surtout. En effet, alors que la mondialisation de l'épreuve s'accélère avec l'apparition de nouvelles nations issues de l'effondrement du communisme, les organisateurs, en 2001, inversent la tendance en privilégiant les cyclistes français. Tout est alors remis en question et le débat sur la mondialisation s'ouvre: faut -il ouvrir le Tour de France à toutes les élites sportives ou préserver les intérêts supérieurs du cyclisme français? Les équipes françaises ont toujours été les mieux représentées au Tour de France, à quelques éditions près. Chaque année, elles sont environ six au départ, mais en 2001, elles sont huit, soit le record depuis que le Tour de France se dispute par équipes de marques. Et ce choix n'a pas été sans provoquer une vive contestation internationale. En effet, en l'an 2000, lors de l'attribution des wild-cards, les cyclistes français ont manifesté leur désapprobation par une grève lors de la première étape du Dauphiné Libéré, alors que deux équipes françaises se voyaient privées
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d'une participation. En 2001, les organisateurs font volte-face et invitent cette fois tous les groupes français, mais au détriment des grandes équipes internationalesl. L'équipe américaine Mercury-Viatel, créée spécialement à l'inter-saison pour participer au Tour de France et n'ayant pas été retenue, s'est désagrégée à peine deux mois plus tard. Son manager, John Wordin, résume bien alors le sentiment général: "Le Tour se dit la plus grande course du monde mais ce ne sont pas les meilleures équipes qui participent. C'est incompréhensiblel,,2. Il semble que les organisateurs aient fait le choix de protéger désormais au maximum les intérêts du cyclisme français, sans cependant oser l'exprimer clairement. Une autre explication économique peut être avancée. Conformément à sa ligne de conduite désormais centenaire depuis la création de L'Auto, les organisateurs désirent que le Tour de France demeure fidèle à ses premiers engagements, c'est-à-dire de continuer à défendre les intérêts des industries françaises face à la mondialisation. D'une certaine manière, après avoir prôné l'internationalisation du cyclisme, le Tour de France montre une nouvelle approche du protectionnisme industriel et sportif. Mais cela ne peut se faire qu'au détriment des valeurs sportives. L'ère des Géants de la route semble donc désormais révolue, et la mise à l'écart du champion du monde Mario Cipollini de l'édition du centenaire semble confirmer cette tendance. Cette remise en cause de la mondialisation du Tour de France est préoccupante dans la mesure où l'intérêt sportif de l'épreuve risque de s'affaiblir. Mais ces risques semblent compensés par une médiatisation accrue de l'épreuve. Qu'importe alors si les meilleurs ne sont plus au départ puisque les intérêts fondamentaux du Tour de France sont préservés! Cependant, l'U.C.I. veut de son côté préserver les intérêts du cyclisme et éviter les réactions trop chauvinistes des organisateurs. Depuis 2005 a été mis en place le Pro-Tour, système qui qualifie automatiquement toutes les meilleures équipes du monde pour toutes les plus grandes courses du calendrier. Néanmoins, les organisateurs des trois grands Tours sont loin d'être d'accord avec ce nouveau système...
II. L'impact médiatique du Tour de France Le quart de la population française, associé désormais aux passionnés de cyclisme européen qui ont rejoint la foule des admirateurs de la "petite reine", se rend sur le bord de la route pour applaudir les coureurs 1
N'ont pas été invitées les équipes Mercatone Uno (Marco Pantani), Mercury- Viatel (Pavel Tonkov), Saeco (Mario Cipollini) et Team Coast (Alex Zülle) soit les équipes des plus grands champions cyclistes de la fin des années 90. 2 L'Equipe, 3 mai 2001. 230
du Tour de France. Si les champions cyclistes ont été transformés en héros de feuilleton populaire dans les années 60, la réussite actuelle du Tour de France est-elle due à l'explosion médiatique de l'épreuve (de 55 heures de direct en 1986 à 120 heures en 2003) ou à d'autres raisons? Au début des années 80, le public est estimé entre 12 et 14 millions de spectateurs. Aujourd'hui, il serait officiellement de 15 millions. Curieusement, le nombre des spectateurs n'aurait que peu augmenté par rapport à 1977. Or, il est pourtant facile de constater que le public a considérablement augmenté en montagne, sans pour autant délaisser les étapes de plaine. Plusieurs observateurs préfèrent avancer une fourchette de 15 à 20 millions de spectateurs selon les années. Nous nous rangeons à leur opinion et nous l'appuyons en nous basant sur l'évolution du parc des bicyclettes et des automobiles. Dans le graphique réalisé ci-dessous l, qui réunit les évolutions du parc de bicyclettes et des automobiles comparées avec l'évolution du public du Tour de France depuis 1900, nous constatons que l'évolution du public est parallèle à l'évolution du parc des bicyclettes, qui a connu une forte augmentation depuis 1990 grâce à la diffusion du V.T.T. Ainsi, l'intérêt du public pour le Tour de France se serait aussi développé en fonction de l'évolution du transport individuel, qui a connu un accroissement considérable dans les trente dernières années. .~
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