Paru en 1923, soit un an après L'Espagne invertébrée et alors même qu'Ortega y Gasset (1883-1955) créait sa cé
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French Pages 142 [168] Year 1986
Table of contents :
Préface
1. L'idée de génération
2. La prévision du futur
3. Relativisme et rationalisme
4. Culture et vie
5. Le double impératif
6. Les deux ironies, ou Socrate et Don Juan
7. Les évaluations de la vie
8. Les valeurs vitales
9. Les nouveaux symptômes
10. La théorie du point de vue.
Appendices :
Le Le déclin de la révolution
Épilogue de l'âme déçue
La signification historique de la théorie d'Einstein
Annexes
'
LE THEME DE NOTRE TEMPS José Ortega y Gasset Préface de
JEAN-PAUL DESBIENS
Collection PHILOSOPHIE ~C
les éditions
~c· Le Griffon d'argile
©Herederos de José Ortega y Gasset, 1967 ©Revista de Occidente, S. A. Madrid, 1976
ISBN: 84-292 -1009-1 Depôsito legal: M. 22.256 -1976 Imprime: Talleres Gréficos de Ediciones Castilla, S.A. Maestro Alonso, 21 -Madrid
Printed in Spain - Impreso en España
Tous droits réservés Il est interdit de reproduire ce volume en tout ou en partie, sous
quelque forme que ce soit, sans la permission écrite de l’éditeur.
Composition typographique et montage
Les éditions Le Griffon d’argile inc. France HAMEL Rina CARTER Couverture Sylvie OUZILLEAU
Copyright © 1986 Les éditions Le Griffon d’argile inc. 3022, chemin Sainte-Foy, Sainte-Foy, QC G1X 3V6 Le Thème de notre temps — ISBN
DÉPÔT LÉGAL Bibliothèque nationale du Canada Bibliothèque nationale du Québec
1T trimestre 1986 IMPRIMÉ AU CANADA®
2-9202190-58 -0
Télex 051/3786 QBC
LE THÈME DE NOTRE TEMPS José Ortega y Gasset Traduit par DAVID BENHAIM FRANCISCO BUCIO JEAN TRUDEL
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2€, 2€
les éditions Le Griffon d'argile
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PRÉFACE DE TEMPS
EN TEMPS
«Le temps est accompli.»! «J'aimerais avoir comme lecteurs des chasseurs de chamois qui savent bondir avec précision sur les pics de granit. Mais je ne les ai point trouvés, et surtout pas chez les intellectuels de métier. L'esprit grossier qui aplatit entre ses gros doigts de paysan ce petit insecte qu’est l’idée articulée prédomine: les gens n’éprouvent pas plus de remords à écraser des fourmis qu’à con-
fondre des concepts.»? On
éprouve d’abord une espèce de curiosité ironique au
moment
d’entreprendre, plus de cinquante ans après sa con-
ception, la lecture d’un ouvrage qui s'intitule: Le thème de notre temps. Le genre de curiosité bouchonnée que l’on concède pour écouter un jeune homme nous parler de la Vie ou, plus modestement, de la politique américaine, de la musique alternative, de l’informatique ou des femmes, tant qu’à faire. On développe toutefois rapidement envers José Ortega y Gasset une curiosité davantage palpitante; une curiosité plus soigneuse (pour renchausser curieux veut dire soigneux.
ce mot
le long de sa racine):
José Ortega y Gasset est né en 1883. Il est mort en 1955.II avait quinze ans quand, par la Paix de Paris, «l’Espagne renonçait à ses droits de souveraineté sur Cuba et cédait les Philippines et Porto-Rico aux États-Unis. Ce désastre colonial fut suivi d’un découragement des plus amers: l’âme nationale
douta d’elle-même.»° Ortega a produit une œuvre
considérable
dont une grande
1PAMCILTS 2. Le thème de notre temps, p. 121 3. Charles Cascalès, L'Humanisme d'Ortega y Gasset, PUF, 1957, p.2
partie a d’abord paru dans des journaux et des revues. Sous cet aspect, son œuvre ressemble à celle d’Alain, qui a d’abord été publiée sous forme de Propos, dans un quotidien de province. Ortega se proclamait «aristocrate sur la place publique»; Alain disait: «Je suis né simple soldat.» Le premier comprenait l’aristocratie comme le service soldatesque de l'intelligence; le second exerçait une seigneurie intellectuelle
non moins soldatesque. Le soldat est aristocrate en ceci qu’il juge le chef, et qu’il le juge en mettant sa vie dans la balance; l’aristocrate est soldat en ceci qu'il paye ses privilèges par son devoir de service et de modèle. C’est au moment où le soldat est laminé en conscrit, et l’aristocrate, en privilégié sans devoirs, que les deux êtres
deviennent méprisables. En vérité, tout soldat est aristocrate et tout aristocrate est soldat. En leur absence, on est charrié dans la révolte des masses,
comme
il est assez
apparent, je
pense, dans les «bulletins de nouvelles.». L'œuvre d’Ortega y Gasset est peu connue des francophones. À ma connaissance, seulement deux de ses ouvrages ont été traduits en français. Le présent ouvrage serait le
troisième“. Je suis allé voir dans un précis d’histoire de la philosophie la place que l’on faisait à Ortega: on lui accorde exactement
cinq lignes”. Tout cela vérifiait chez moi une vieille intuition: la culture française, à cause même de sa richesse, néglige bien d’autres trésors. Je m'étais fait cette réflexion, il y a vingt-cinq ans, après une visite à Tolède, si chère à Ortega. Je me disais: s’il y avait eu, pour moi et sur Tolède, l’équivalent d’un Victor Hugo pour Paris, je ne découvrirais pas Tolède, sa cathédrale et El Greco à trente-cinq ans. 4. La révolte des masses, publiée en 1930, a été traduite en 1937; Idées et croyances, publiées en 1940, ont été traduites en 1943. Par ailleurs, la bibliogra-
phie de Charles Cascalès: L'’humanisme d'Ortega y Gasset, PUF, 1957, ne signale que deux études sur notre Auteur. Il faut rendre ici justice à Jacques Dufresne qui consacrait un article à Ortega dans Le Devoir du 3 avril 1982, et précisément à l’occasion de la traduction du présent ouvrage.
5. Thonnard, Précis d'histoire de la philosophie, 1966
En ce qui concerne Ortega, cependant, j’ai été un peu plus chanceux.
Dès
1955 (l’année même
de sa mort), un de mes
maîtres me révéla La révolte des masses qui est, depuis, une de mes références; le genre de livres que vous redécouvrez à chaque lecture.
Je suis un peu fier que la présente traduction de El Tema de nuestro Tiempo soit l’œuvre de trois professeurs du collège de Saint-Laurent, et qu’elle soit publiée par une maison d’édition de Québec. Par quelle constellation de circonstances cela arrive-t-1l? Comment se fait-il qu’une œuvre, composée à Madrid en 1923, soit publiée à Québec soixante-trois ans plus tard? D'autres surprises nous attendent sous la neige. La génération qui me suit découvrira peu à peu sa vocation, pour reprendre un des thèmes du présent ouvrage. En délivrant ses
plus profonds désirs, on met à jour ses plus hauts devoirs. En défroquant ses «convictions négatives», on se crée un réper-
toire de certitudes suffisantes pour parer au plus gros de ses inquiétudes frileuses.
Notons tout de suite que le «projectile biologique» que constitue une génération dispose d’une durée plus longue qu'une génération biologique. A plus forte raison, dispose -t-il d’une durée plus longue que celle des générations «sociologiques» dont on nous dit qu’elles se succèdent à tous les cinq ans. Je n’en crois évidemment rien. Ce sont là postillons de gogues. Pour sa part, et en son temps, Ortega se sentait fort seul, comme «une ombre qui aurait perdu son corps». Il écrivait:
«Ma génération, faute peut-être de brillant, a su vivre avec sévérité et avec tristesse; n’ayant pas eu de maîtres, non par
sa faute, elle a dû retracer les bases mêmes (...) Et, par-dessus
de son esprit.
tout cela, elle fut une génération, peut-
être la première, qui en entendant le mot Espagne, ne se souvient ni de Calderén ni de Lépante, ne pense pas aux victoires de la Croix, n’évoque pas l’image d’une splendeur sous un ciel bleu, mais qui simplement sent, et ce qu’elle sent, c’est une
douleur.» 6. Charles Cascalès, op. cit., p.1
Ortega a connu la montée et la chute du fascisme et du nazisme; il a connu
dans la chair de sa patrie la guerre civile
de 1936-39; il a connu quinze ans de franquisme:; il a connu la deuxième
guerre
mondiale; il a connu la mise en quaran-
taine internationale de l'Espagne par les Alliés; il a connu l’Holocauste; il a entendu l’explosion de la Bombe. Il est mort au moment où le Plan Marshall commençait d’atteindre la péninsule ibérique, non sans hésitations ni marchandages. L'Espagne fut longtemps punie pour avoir résisté au soviétisme, sans demander la permission aux démocraties fatiguées.
Au sortir d’un livre de ce genre, on aimerait pouvoir passer quelques heures, quelques jours avec l’auteur. Trente ans après sa mort, comment jugerait-il ses propres propos? Comment
les prolongerait-il? Lui qui affirme justement la possibilité de prévoir le futur: «Il est fort possible de prévoir le sens typique du futur immédiat, d’anticiper le profil général de l’époque qui vient. Autrement dit, même si mille événements imprévisibles surgissent au cours de n’importe quelle période, cette période elle-même n’est pas un accident. Elle a une structure qui ne trompe pas. (.…) L’histoire admet la pro-
phétie.»? Par quel miracle, par quelle alchimie de l’écriture, par quelle vibration de quel douloureux diapason transnational, Ortega est-il un des rares hommes avec qui j'aimerais converser longuement? A supposer la chose possible, je sais que je serais déçu. Ceux qui écrivent donnent ce qu’ils ont à donner. Celuilà écrit, et il suffit de le lire. L’autre vit, et il suffit de supporter la poussière qu’il lève et le bruit qu'il fait. Celui-ci n’écrit pas, il vit à grand -peine, et il faut longtemps, longtemps, pour reconnaître en rêve son sourire humilié. Je pense à mon père. J'aurais été déçu par Ortega, tous les deux calés, chacun dans son fauteuil. J’aurais été déçu par Céline, par Claudel, par Jünger, par Pascal lui-même, peut-être. Jésus, en son temps, m'aurait déçu, comme il a déçu Judas; et pas seulement Judas, mais les trois Préférés, qui dormaient pendant qu'il
7. Le thème de notre temps, p.11
V
agonisait
«à un jet de pierre» selon ce que nous rapporte
saint Luc.è Ortega était -il un écureuil pédalant dans sa cage -à -concepts ou bien un écorché vif, comme on l’est quand on se mêle de vivre, et surtout si l’on est un philosophe «vitaliste» et espagnol? Ai-je l’air de n’aimer point Ortega? On sait bien que non. Je viens de vous dire que j’y retourne périodiquement et que je converse
avec lui dans ma chambre. Je veux seulement dire
que j’entretiens d’autres conversations. Pour utiliser une de ses images, je dirais que chaque vie est un point, à peu près immobile, sur l’océan de l’histoire. Il y a le jeu des marées, fort prévisibles; il y a les tempêtes, qui n’affectent jamais plus que les vingt premiers mètres sous la surface. En cas de tempête, des hommes comme Ortega sont des repères. Je ne
dis pas des phares. Quand on perd le phare de vue, on s’en rapporte aux bouées. L’orientation infaillible, on peut toujours la consulter:
elle est en soi, loyale boussole, discrète,
et ne se pliant à aucune espèce de négociation. Si un livre ne vous interroge pas, il ne vaut pas la peine
d’être lu. Le thème de notre temps m'interroge de deux façons. Premièrement, le fait qu’il a été publié en 1923 lui enlève-t-il toute signification pour aujourd’hui, compte tenu de son thème même, c’est le cas de le dire? Notre temps,
pour Ortega, est-ce la décennie 1920 -30 ou est-ce toujours notre temps, celui qui nous transporte maintenant ? Secondement, quel est le thème de ma génération? Et, d’abord, de quelle génération suis-je? On sait, en effet, qu'Ortega découpait «six générations par siècle, d’une durée de quinze ans chacune, la septième chevauchant sur deux siècles successifs.»?
À ce compte-là, j’ai accompagné
quatre
générations. Ou, si l’on préfère, dans le « projectile biologique » qui
m’emporte,
quatre
équipages
8. Le, 22,41
9. Charles Cascalès, op. cit. p. 124
cohabitent
et s’affairent
VI
chacun à son travail propre; répondent à leur vocation particulière ou la désertent. Quelle a été la vocation de ma génération, selon le décou-
page d’Ortega? L’ai-je entendue? Lui ai-je répondu? Ortega lui-même, durant les quatre générations qu'il a accompagnées, a-t-il entendu sa vocation? Lui a-t-il répondu? Ce qu'il a écrit, en tout cas, au sujet de la Chine, me laisse perplexe.!° De plus, en pleine guerre civile espagnole, il signa une longue préface à la traduction française de La révolte des masses. On n’y trouve pas un mot sur la tragédie de son peuple. Pourtant, et ce sont ses propres mots: «Il s’agit (ici), je le répète, d’une série d'articles publiés dans un journal madrilène à grand tirage et qui s’adressaient, comme presque tout ce que j'ai écrit, à une poignée d’Espagnols que le hasard avait placés
sur ma route. »!l J'essaie de me mettre au clair avec mes questions. J’y arriverai bien. Il faut répondre aux questions ou bien se taire et prier. «La prière est, en somme, la seule révolte qui se
tienne debout. »!? Je dis d’abord que je n’entre pas dans le découpage des générations tel que le pratique Ortega. A quel âge ai-je entendu la vocation de ma génération? Autrement dit, quelle fut ma génération, quel fut mon équipage historique? Dans mon cas, il est tentant de répondre: 1960 et la Révolution tranquille. Mais cela serait trop facile, et pour deux raisons. La première, c’est que je n’ai point cessé de travailler (de traduire mon thème) il y a vingt-cinq ans. La seconde raison, c’est que la Révolution tranquille est un épisode minuscule dans l’histoire du monde, encore qu’elle a été une vraie révolution si l’on en juge d’après la remarque suivante d’Ortega: «La violence est la caractéristique la moins importante des
vraies révolutions. » !°
10. Le thème de notre temps, p. 39 11. La révolte des masses, coll. idées, NRF, 1967, p.6 12. Bernanos, Les grands cimetières sous la lune, Plon, LP. 1967, p.26 13. Le thème de notre temps, p.79
VII
La première question que je me posais était la suivante: quelle est la pertinence d’un livre écrit il y a soixante-trois ans, et qui pose la question qu’il pose? Là-dessus, je ne suis pas inquiet. Le véhicule utilisé par Ortega (un quotidien madrilène), et sans doute aussi l’urgence qui pressurait son cœur, l’amênent à parler de notre temps même si, pour lui, il s’agissait de la décennie 1920. Il considérait en effet son, temps non pas en clinicien, mais en physiologue; et l’histoire, pour lui, n’est pas une exposition de momies, mais un développement organique. Deux ans avant qu'il ait commencé à écrire Le thème de notre temps, Valéry avait lâché son fameux verdict: «Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes
mortelles.»1# Il est peu probable qu’Ortega ait lu ce constat. N'importe!
Les grandes
inventions,
en sciences et dans les
idées, se révèlent souvent de façon simultanée, et en des lieux fort éloignés les uns des autres. Là-dessus, on pourrait dire: Eh bien! ça meurt pas vite, une civilisation (ou un «temps», pour parler comme Ortega). J’ai deux réponses à cette objection conjecturale. La première est de Bernanos: «Le cadavre social est naturellement plus récalcitrant, moins facile à enterrer, que le cadavre humain. (...) Une société peut cacher longtemps ses lésions mortelles, masquer son agonie, faire croire qu’elle est vivante alors
qu’elle est morte déjà, qu’il ne reste plus qu’à l’inhumer.»'° Mon Dieu! que tout cela est maintenant évident! La seconde réponse à l’objection est d’Ortega: «Les décadences comme
les naissances, sont entourées de ténèbres et de silence.» !$ Humilié
par son propre
génie, Ortega a attaché de façon
trop serrée le chargement de sa méditation passionnée à la locomotive scientifique. Kant avant lui était sorti de son «sommeil dogmatique» au bruit qu'avait fait la fameuse chute de la pomme de Newton. Ortega reconnaît: «Pendant dix ans, j'ai vécu dans la pensée kantienne, je l’ai respirée comme
une atmosphère et elle a été à la fois ma demeure et
14. Valéry, Œuvres, Pléiade, p. 1019. 15. Bernanos, La grande peur des bien-pensants, Grasset, LP. 1969, p. 153. 16. Le thème de notre temps, p.101
VIII
ma prison. Je doute fort que celui qui n’a pas fait une semblable expérience puisse apercevoir avec clarté le sens de notre temps. Dans l’œuvre de Kant sont contenus les secrets déci-
sifs de l’époque moderne, ses vertus et ses défauts. »!? À son tour, pourtant, Ortega se laisse séduire par une théorie scientifique: la relativité d’Einstein. Mon vieux percheron d’Alain était moins nerveux. Il écrivait: «Philodoxe a entendu
Einstein, et il est très content:
“Mon vieux cer-
veau, dit-il, a retrouvé du coup une sorte de jeunesse. J’avais fait le tour de l’humaine raison; et c'était toujours la même
chose; mais voilà que ce n’est point toujours la même chose. J'en rends grâce aux physiciens ainsi qu’aux géomètres.” Oui, mon
cher Philodoxe, il est plus facile de changer le bon
sens que de l’appliquer.» Ce propos est daté de 1922.18 Il est d’ailleurs remarquable que les deux brefs chapitres consacrés à Einstein dans le présent recueil soient, au fond, si décevants. À moins qu'il ne faille les lire au travers du « cristal ironique » de la langue d’Ortega. Car enfin, Einstein qui dé-
clare n’avoir
«aucune
sensibilité historique»!?
ne pouvait
combler un homme comme Ortega.
Je terminais cette préface lorsque j’ai mis la main sur un article de Jean Guitton, où je lis ceci: «Nous sommes arrivés" : à un moment décisif de l’histoire humaine, où le sort de l’humanité et le sort de l’Église catholique vont se jouer d’une \manière
sans analogue:
nous allons connaître une mufation
qui n’a pas de précédent. »2° Devant ce genre de prophéties, on risque d’éprouver une forme d’agacement: encore un vieux qui titube dans ses visions! Les contemporains de Noé disaient exactement la
même chose?!
17. Charles Cascalès, op. cit. p. 8 18. Alain, Propos, Pléiade, p. 398 19. Le thème de notre temps, p. 140 20. Jean Guitton, France catholique, 6.12.85
21. Mt 24, 37-39
IX
Il serait barbare de recevoir ces hôtes de l’avenir avec une frivolité
hérodienne.
En
vérité, il s’est toujours
trouvé
des
hommes pour annoncer le futur avec précision: «Si on voulait se livrer à la tâche de réunir des données pour une histoire des prophéties historiques, on découvrirait bientôt et sans beaucoup de recherche que la prophétie a été quelque chose de tout à fait normal, et que presque toute nouvelle étape a été pronostiquée avec une étonnante précision lors de
l’étape antérieure. »?? Seulement, on n’entend pas les annonces. Il n’y a pourtant aucun
pessimisme
dans
les prophéties
les plus noires.
Au
contraire, elles sont des gestes de miséricorde: on annonce le malheur pour le conjurer; non pas pour le hâter. Le mot Apocalypse lui-même signifie révélation et non pas cafastrophe. Les catastrophes surviennent parce que les prophèêtes sont assourdis par les bottes du Pouvoir et les flon-
flons des amuseurs. Si Ortega (qui était un philosophe tragique) avait eu sous
les yeux la récente remarque
de Guitton (qui est un philo-
sophe blessé), il aurait convenu que le thème de notre temps se présente ainsi: «Nous devons distinguer les “changements
de mort” qui sont des corruptions, et les ‘“‘changements de vie” où les modifications ne se font que pour que la structure demeure
identique. (...) C’est une identité à travers le temps,
c’est une alliance de la Vérité avec la Vie; c’est une Voie qui fait resplendir l’identité de la Vérité. Autrement dit (et plus philosophiquement):
on peut reconnaître
qu’une
doctrine
est vraie lorsqu'elle unit la variété, l’adaptation, l’accroissement (qui sont signes d’existence) avec la constance, l’invariance et l'identité, qui sont les caractères de l'essence. »?°
Ortega ne répond pas à la question posée par le titre de cet ouvrage. Peut-être ne faut-il pas répondre aux questions, mais les supprimer en changeant d’attitude. On se serait attendu à ce qu'il désigne impérieusement le «thème de notre temps». Le plus près qu'il soit de le faire, c’est quand il écrit: «N'est-ce pas une perspective intéressante que de 22. Le thème de notre temps, p.12 23.
Jean Guitton, France catholique, 6.12.85
X
changer complètement d’attitude et, plutôt que de chercher à l’extérieur de la vie sa signification, de nous tourner vers elle? N'est-ce pas un thème digne d’une génération qui assiste à la crise la plus radicale de l’histoire moderne, que de tenter de s’opposer
à la tradition et de voir ce qui arri-
verait si, plutôt que de dire: «la vie au service de la culture», nous disions: «la culture au service de la vie » ?2* Il reste à définir la culture et surtout la vie. Qu'est-ce que la vie? Qu'est-ce que vivre? Je ne parle évidemment pas de systole et de diastole. Les lézards, les baleines et les moineaux systolent et diastolent à tour de bras eux aussi, et ils ne s’occupent aucunement du thème de notre temps.
Un grand livre; en tout cas, un livre important, n’a pas à fournir de recettes. Il remplit son office s’il inquiète, c’est -àdire s’il réveille ne fût-ce que furtivement. Ou encore, il suffit bien qu'il projette quelques éclairs qui font apparaître, quelques instants, dans une lumière bleutée, un paysage que l’on a le goût de refaire dans son cœur, comme on refait son enfance dans son souvenir. Il faut souligner en terminant la beauté de la langue d’Ortega. Même en traduction, elle resplendit de «bonheurs d’expression», comme dit si merveilleusement notre langue à nous. En voici quelques exemples. e «La vie est comme un cristal: elle est le medium transparent qui nous permet de voir les autres objets. Si nous cédons à la tentation de passer outre la transparence elle-même, nous ne verrons jamais le cristal. (..….) Il faut ignorer tout ce qu’il y a derrière lui et concentrer notre attention sur le cristal lui-même, cette substance ironique qui semble pouvoir s’annihiler elle-même et permettre à ce qu’il y a au-delà
d’elle de la pénétrer. »?° e «L’histoire, comme le raisin, est un délice de l’automne. »?
24. Le thème de notre temps, p. 53 25. Le thème de notre temps, p. 56 26. Le thème de notre temps, p.93
XI
e «Le présent défile toujours devant nous avec un air de modestie sympathique: la scène et l’heure sublimes qui vont ensuite résonner pathétiquement pendant des siècles s’écoulent sous nos yeux, confondues avec les plus banales; on n’en voit pas la gloire future. C’est naturel: pour voir ce qui est grand, nous devons nous éloigner dans l’espace ou dans le temps, nous devons le voir à distance. Le présent, l’immédiat, par contre, se déguisent en pauvre, comme le faisait le calife
Haroum -El-Rashid. »?? e
«Je me trouvais avec Einstein, appuyé au parapet du pont
d’Alcäntara,
près duquel
Tolède
élève
son enchevêtrement
urbain. Le vieux Tage, fleuve décrépit, pénétrait comme une épée fluide entre les flancs de pierre cendrée qui soutiennent
la ville et ses environs… » 28 Une préface, dans mon esprit, ce n’est ni un résumé ni une recension. C’est d’abord un hommage. Qu'est-ce qu’un
hommage?
C’est la reddition d’un libre à un libre. Écrivant
cela, je revois
un
tableau
de Veläsquez:
La reddition
de
Bréda, où le vainqueur, offrant son regard au regard du vaincu, lui dit humblement: «C’est moi; ç’aurait pu être toi.» Les seigneurs n’aiment pas porter le coup gagnant: il leur suffit de pouvoir le porter. Les petits grignotent le fromage de l’égalitarisme et n’y gagnent même pas une survivance un peu digne. D’où la révolte des masses. Le thème de notre temps, c’est une fatalité; c’est l’océan des pauvres montant, comme une marée irrépressible, contre le roc des riches terrorisés entre deux mensonges et trois
Boeings détournés. Une préface, c’est une invitation d’aller boire, dans le creux de sa propre main, à une fontaine où l’on a soi-même puisé avec joie. «Les grandes âmes font la chaîne du fond de l’éternité pour apporter jusqu’à nous un peu d’eau fraîche.» (Montherlant)
Si j'essayais
maintenant,
271. Le thème de notre temps, p.134 28. Le thème de notre temps, p.137
distillation
faite
de plusieurs
XII
lectures de cet ouvrage, de répondre à la question qu'il pose, je dirais d’abord avec saint Augustin qui a pleuré sur la ruine de Carthage: «Les temps sont mauvais? Faisons-les bons.» Cela est toujours possible et toujours urgent, à quelque génération que l’on appartienne. Je répondrais ensuite que la tâche de notre temps, c’est de combattre la confusion intellectuelle. La citation que j’ai placée en épigraphe me fonde à penser que c’est là un thème pour tous les temps, et singulièrement pour les époques de décadence, où les hommes rampent autour des
questions. :languens circa quaestiones.?°? Ortega a été étiqueté «philosophe vitaliste ». Il dit, en effet, «Cogito quia vivo». Il prend à son compte la remarque de Gœthe: «Plus j'y pense, plus il m’apparaît évident que la vie n’existe
que pour être vécue.»
Laissons cela. Je pense
pour mon compte que la vie ne veut absolument rien. Le plus important muscle lisse de la planète (je parle de mon cœur de chair) ne veut absolument rien. On pourrait même le faire fonctionner en dehors de moi dans un bocal rempli de formol. Je serais comme une «ombre sans corps». Imaginez l’ombre d’une épinette abattue. Ortega, l’effort admirable de sa vie de réflexion, n’a rien à voir avec les étiquettes qu’on y a collées. Rien à voir, en tout cas, avec les étiquettes gauche ou droite: «Etre de gauche ou de droite, c’est choisir une des innombrables manières qui s'offrent à l’homme d’être un imbécile; toutes les deux, en effet, sont des formes d’hémiplégie morale. »°! Son contemporain; son compagnon, un temps; ensuite, son rival peut-être, je veux dire Unamuno, est mis en scène dans L'Espoir, de Malraux. A la question de Malraux lui demandant
répondit:
quel était son sentiment devant la mort, Unamuno
«Une immense curiosité.»
Unamuno était recteur de l’université de Salamanca, au plus noir de la guerre civile espagnole. Il fut sauvé de justesse 29. I Tim 6, 4 30. Le thème de notre temps, p.58 31. La révolte des masses, p. 31
XIII
par la femme de Franco, après avoir osé aplatir, en pleine célébration militaire, le «Viva la muerte» du général Juan Yagüe Blanco, commandant de la Légion étrangère espagnole. Je tenais à unir ces deux «porteurs d’eau » espagnols dans une admiration commune, dont cette préface est l’occasion. J'écris ce dernier paragraphe en la Fête des Saints Innocents. Je souligne ce rappel de mon Église, pour la raison que ce fait historique est survenu quelques mois après le début de l’ère chrétienne. Le Sauveur des hommes a d’abord été obligé de se sauver avant de «durcir son visage pour monter
vers Jérusalem. »°? Il y a longtemps que le thème de notre temps, de tous les temps, a été traduit en lettres de sang. Jean-Paul DESBIENS
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LE THÈME DE NOTRE TEMPS
Chapitre I
L’IDÉE DE GÉNÉRATION Pour un système scientifique, le plus important c’est d’être vrai. Cependant, exposer un tel système impose une autre exigence: non seulement il doit être vrai, mais il doit être compris. Je ne pense pas ici aux difficultés que pose à l’esprit une pensée abstraite, surtout si elle est sans précédent, mais à
la saisie de son intention idéologique pourrait presque dire de sa physionomie.
fondamentale,
on
Notre pensée prétend être vraie, c’est-à-dire qu’elle veut refléter avec fidélité ce que les choses sont. Il serait cependant utopique, et donc faux, de croire que, pour atteindre ce but, la pensée doive n'être guidée que par les phénomènes, et
porter toute son attention à leur structure. Si le philosophe se trouvait toujours seul face aux objets, la philosophie demeurerait
toujours primitive; mais, en plus des choses, le
chercheur trouve les pensées des autres, l’ensemble de la méditation humaine du passé, les traces des chemins déjà empruntés au cœur de l’inextricable jungle des problèmes. Tout essai philosophique doit donc tenir compte de deux données: ce que les choses sont et ce que l’on a pensé sur elles. Cette attention aux théories du passé assure que les erreurs déjà commises ne se répêteront pas, et elle donne une allure progressive à la série des systèmes philosophiques. Par ailleurs, à toute époque, la réflexion peut prendre deux attitudes opposées face à ce qui a déjà été pensé et en particulier face au passé immédiat qui est toujours le plus influent et condense en lui tout le passé. Il y a des époques où la pensée se considère comme le simple développement d'idées qui ont déjà germé auparavant et d’autres où l’on pense que le passé immédiat exige une réforme radicale. Les premières sont des époques de philosophie pacifique, les secondes, de philosophie agressive, qui veut détruire le passé. Notre époque (non pas la période qui vient de s’achever, mais
4 celle qui vient de s’ouvrir) est du second genre.
Lorsque la pensée doit adopter une attitude hostile vis-àvis du passé immédiat, le monde intellectuel se divise en deux camps. D’un côté, la grande majorité, qui conserve l’idéologie établie; de l’autre, une petite minorité d’éclaireurs spirituels, d’âmes vigilantes qui entrevoient l’immensité des territoires qui restent à conquérir. Cette minorité est condamnée à n’être jamais vraiment comprise; les gestes que produit en elle la vision de nouveaux domaines ne peuvent être correctement interprétés par l’arrière-garde qui n’a pas encore atteint la hauteur d’où l’on découvre la «terre inconnue». Elle est donc en perpétuel danger, prise entre les nouveaux domaines qu’il s’agit de conquérir et la troupe rétrograde qui harcèle ses arrières. Pendant qu’elle construit du neuf, elle doit se défendre de l’ancien et, comme les reconstructeurs de Jérusa-
lem, manier à la fois la béche et l’épée. Ce désaccord est plus profond et plus essentiel qu’on ne le croit en général; voyons en quel sens.
Grâce à l’histoire, nous essayons de comprendre les transformations qui surviennent dans l’esprit humain. Ces changements,
notons-le
bien, ne
sont
pas tous
du même
genre:
certains phénomènes historiques dépendent d’autres, plus fondamentaux, qui sont, eux, indépendants des premiers. L'idée que tout dépend de tout est trop vague et trop mystique, et quiconque entend voir clair doit la combattre. On constate au contraire que le corps de l’histoire est parfaitement hiérarchisé, qu’il y a des parties secondaires, subordonnées, qu’il y a une dépendance entre les divers groupes de faits. Ainsi, on peut considérer comme superficiels les changements d’ordre industriel ou politique: ils dépendent des idées, des modes morales ou esthétiques. Même l’idéologie, le goût et la moralité ne sont que des conséquences ou des manifestations de la sensation radicale face à la vie, de la façon dont on sent l'existence. Cette sensation, que nous nommerons sensibilité vitale, est le phénomène premier de l’histoire; c’est lui que l’on doit d’abord définir si l’on veut comprendre une époque particulière. Qu'un seul individu manifeste un changement de cette sensibilité, cela n’a aucune portée historique. Le champ de la philosophie de l’histoire a
5 généralement
été
divisé
en
deux
tendances
également
er-
ronées (Je n’ai pas l’intention d’examiner ici cette question en détail):
les interprétations collectiviste et individualiste de
l’histoire. Selon la première, c’est le travail des masses qui constitue le «fond» de l’histoire. En fait, le caractère actif et créateur de la personnalité est trop évident pour qu’on puisse accepter la conception collectiviste de l’histoire. Les masses humaines ne sont que réceptives: elles se contentent simplement
de témoigner leur faveur ou leur résistance aux indivi-
dus originaux et créateurs. D’autre part, l’individu isolé n’est qu’une abstraction: pour être historique, la vie doit être sociale: la vie d’un individu extraordinaire consiste justement à influencer les masses. On ne peut donc isoler les «héros» des masses; il y a là une dualité essentielle à l’histoire. A tous les moments
de son évolution,
l’humanité
a été une
struc-
ture fonctionnelle dont les membres les plus énergiques, (quelle que soit la forme que prenne leur énergie) ont agi sur les masses et leur ont imprimé une allure particulière. Il y a donc une certaine communauté entre les individus supérieurs et les foules vulgaires; en effet, un individu complètement dif-
férent de la masse ne l’influencerait guère; ses actes glisseraient sur le corps de sa société sans y éveiller la moindre réponse et n’entreraient donc pas dans le cours général de l’histoire. A des degrés divers, cela est arrivé assez souvent; l’histoire doit
noter en marge de son texte principal la biographie de ces caractères «extravagants». Comme toutes les autres disciplines biologiques, l’histoire réserve une section aux monstres:
elle a sa tératologie. Les changements de la sensibilité vitale qui sont décisifs. pour l’histoire apparaissent d’une génération à l’autre. Une génération n’est ni une poignée d’hommes extraordinaires, ni
une simple masse; elle est un nouveau corps social complet (avec sa minorité d’élite et ses masses) lancé dans l’existence selon une trajectoire vitale préétablie. Elle est un compromis dynamique entre la masse et l'individu; elle est le concept le plus important de l’histoire. Elle est, pour ainsi dire, le pivot des mouvements de l’évolution historique. Une génération est une variété de la race humaine, au sens strict que les naturalistes donnent à ce mot. Ses membres
6 naissent
avec
certains caractères
typiques qui leur donnent
une physionomie commune, distincte de celle de la génération précédente: Au delà de ces traits communs, les individus ont des caractères si variés que, condamnés à la promiscuité parce que contemporains, ils se perçoivent parfois comme antagonistes. Mais sous la plus vive opposition entre «pro» et «anti», on découvre facilement un tissu commun: les uns et les autres sont des hommes de leur temps; et, si différents
qu'ils soient, ils se ressemblent encore plus. Le réactionnaire et le révolutionnaire du XIX® siècle sont beaucoup plus proches l’un de l’autre que d’aucun homme de notre époque. Noirs ou blancs, les hommes de cette génération appartiennent à une même espèce; de même, que nous soyons noirs ou
blancs, les débuts d’une autre variété d'humanité se dessinent en nous. L’antagonisme
entre «pro» et «anti» est moins important
à l’intérieur d’une génération que la distance constante qui sépare l'élite des masses. Parce que les théories habituelles ignorent ou nient cette différence évidente de valeur historique entre les deux classes, on est justement tenté de l’exagérer. Cependant, ces différences supposent que l’on attribue aux individus un point de départ identique, une ligne commune d’où certains s’élèvent plus que d’autres; cette ligne joue un rôle comparable à celui du niveau de la mer en topographie. En effet, chaque génération représente une certaine altitude vitale, d’où l’on sent l’existence d’une manière spé-
cifique. L’évolution générale d’un peuple nous montre chacune
de ses générations
comme
un moment
de sa vitalité,
comme une pulsation de sa puissance historique. Et chaque battement a une physionomie particulière, unique même; c’est une palpitation irréductible dans la série des battements, comme chaque note d’une mélodie. On pourrait aussi comparer chaque génération à un projectile biologique! lancé dans l’espace à un moment précis, avec une force et une direction déterminées. Tous les éléments, des plus précieux
1. Les termes «biologie», «biologique», désignent dans ce livre la science de la vie, au sens d’une réalité par rapport à laquelle les différences entre âme et corps sont secondaires. Le lecteur sera averti, s’il y a lieu, de tout changement de signification de ces mots.
# aux plus ordinaires, participent rection.
à cette force et à cette di-
Il est clair que nous n’esquissons maintenant que des formes, et ne colorons que des images, pour isoler le trait le plus significatif qui prouve la validité du concept de génération. Tout cela signifie simplement que les générations naissent les unes
des autres, de telle sorte que la nouvelle génération
possède déjà les formes d’existence que la génération précédente lui a léguées. Aïnsi, pour chaque génération, la vie est
une tâche à deux dimensions: l’une consiste à recevoir ce que la génération précédente a vécu: idées, valeurs, institutions, etc.; l’autre est de libérer son propre génie créateur. L’attitude de la génération ne peut être la même envers sa propre activité et envers ce qu’elle a reçu. Ce que les autres ont fait, c’està-dire ce qui a été exécuté et perfectionné (dans le sens de complété) nous arrive avec sa saveur particulière; cela a l’air sacré; et comme nous n’avons pas nous-mêmes participé à sa
construction, nous avons tendance travail de personne en particulier, elle-même. Il y a un moment où ne nous apparaissent plus comme particuliers, mais comme la vérité s'installer anonymement
à croire que ce n’est le mais que c’est la réalité les idées de nos maîtres les opinions d'hommes même, qui serait venue
sur terre. D’autre part, notre sensi-
bilité naturelle (les pensées et les sentiments qui sont notre moi intime) ne nous semble jamais achevée, complète et fixe: nous la percevons davantage comme une sorte de flux interne, plusintéressé par ce quiest spontané et plus conforme à notre caractère. L'esprit de chaque génération dépend du rapport établi entre ces deux composants et de l'attitude adoptée par la majorité
face à chacun
d’eux.
Se confiera-t-elle
à la tradi-
tion, ignorant la voix intérieure de sa spontanéité ? Ou obéirat-elle à cette voix et défiera-t-elle l’autorité du passé? Certaines générations ont senti que leur héritage et leur proil s’ensuivit des priété intime étaient en parfait accord: périodes d’accumulation. D’autres ont senti une profonde divergence entre les deux pôles: des périodes d'élimination et de
luttes,
de
générations
en
conflit,
apparurent
alors.
Lorsqu'il y a accord, les jeunes qui montent s’unissent à leurs aînés et se soumettent
à eux; en politique comme en science
8 et en arts, l’ancien «régime» continue; ces périodes sont celles des vieux. Lorsqu'il y a divergence, on ne vise ni à préserver ni à accumuler, mais au contraire à délaisser et à rem-
placer: les vieux sont alors balayés par la jeunesse. Ces périodes sont celles des jeunes; ce sont des années d’innovation et de luttes créatrices. Cette alternance de périodes de sénilité et de jeunesse dans l’histoire est si évidente qu’il est surprenant qu’on ne la reconnaisse pas d’emblée. Cela vient du fait qu’on n’a jamais essayé de fonder, même
formellement, un nouveau
système
scientifique (qu’on pourrait appeler «méta-histoire») qui serait aux histoires concrêtes ce que la physiologie est à la clinique. Une des recherches les plus intéressantes de cette «méta-histoire» serait celle des grands rythmes historiques. Car il y en a d’autres aussi évidents et aussi fondamentaux que ceux dont nous avons parlé: par exemple, le rythme de la sexualité. En fait, il y a dans l’histoire un mouvement de pendule qui va des périodes dominées par le masculin à des périodes marquées du joug du féminin. Beaucoup d’institutions, de coutumes, d’idées et de mythes, jusqu'ici inexpliqués, s’éclairent d’une façon surprenante lorsqu'on tient compte du fait que certaines périodes ont été réglées et modelées par la suprématie des femmes. Mais le moment ne nous semble pas opportun pour discuter cette question particulière.
Chapitre II
LA PRÉVISION DU FUTUR Si l’essence de chaque génération réside en un type particulier de sensibilité, en un répertoire organique de certaines orientations fondamentales, alors chacune a sa vocation particulière, sa mission historique. Elle doit développer ses germes intérieurs et donner à son environnement une forme qui corresponde à sa propre spontanéité. Mais les générations, comme les individus, manquent quelquefois à leur vocation et laissent leur mission inachevée:
infidèles à elles-mêmes leur est confiée. Plutôt tâche, elles demeurent vocation et préfèrent
certaines générations sont
et négligent la mission historique que d’entreprendre résolument sourdes aux appels pressants de se reposer confortablement sur
qui leur leur des
idées, des institutions et des plaisirs créés par les générations antérieures, mais qui ont peu de choses en commun avec
elles. Il est évident que cette désertion à leur devoir historique ne peut demeurer impunie. La génération coupable se traîne dans l’existence en perpétuel désaccord avec ellemême ; elle a vitalement échoué. Je crois que, dans l’ensemble de l’Europe, mais surtout en Espagne, la génération actuelle est dans cette situation. Les hommes ont rarement vécu une telle confusion mentale et l’humanité n’a sans doute jamais supporté si docilement des formes qui ne lui conviennent pas, des survivances d’autres générations qui ne correspondent plus à leur structure intime. Telle est la source de l’apathie caractéristique du monde moderne (par exemple, en politique et en art). Nos institutions, comme nos spectacles, sont des résidus sclérosés d’un autre âge. Nous n’avons pas su rompre radicalement avec ces relents dévitalisés du passé, mais nous sommes incapables de nous y adapter. Dans un tel contexte, il est difficile de comprendre les intentions idéologiques et la physionomie interne d’un système de pensée comme celui que je professe ici depuis
10 plusieurs années, et qui aspire, sans succès peut-étre, à réaliser aussi consciencieusement que possible l'impératif historique de notre génération. Mais celle-ci semble s’obstiner à ne pas écouter les suggestions de notre destin commun. J’en suis arrivé à croire que même les plus éclairés d’entre nous, sauf quelques rares exceptions, ne soupçonnent même pas que /a sensibilité occidentale est en train de virer d'au moins 90 degrés. Dans cette première leçon, j’ai donc jugé nécessaire d’anticiper sur ce qui constitue, selon moi, le thème essentiel de notre temps. Comment un manque si complet de clairvoyance a-t-il pu être possible? Lorsque, au cours d’une conversation sur la politique avec un concitoyen «avancé», «radical» ou «pro-
gressiste » (prenons le meilleur des cas), l’inévitable désaccord apparaît, notre interlocuteur croit qu’on peut considérer cette divergence sur l’administration ou les affaires de l’État comme une divergence politique. Mais il se trompe: notre désaccord politique est tout à fait secondaire et n’aurait aucune importance s’il n’était la manifestation superficielle d’une dissension beaucoup plus profonde. Nos différences politiques sont beaucoup moins grandes que celles qui existent entre nos principes du penser et du sentir. Bien avant d’être divisés par une théorie constitutionnelle, nous le sommes par des systèmes biologiques, physiques, par la philosophie de l’histoire, l’éthique et la logique. La position politique de ces concitoyens est déterminée par certaines idées que nous avons reçues de nos maîtres, idées qui ont atteint leur plein rayonnement vers 1890. Comment les gens peuvent-ils se satisfaire de systèmes de pensée hérités, même s’ils se rendent souvent compte que ces systèmes ne correspondent pas à leur sponta-
néité? Pourtant, ils préfèrent servir sous des bannières désuêtes, sans y croire vraiment, plutôt que d’effectuer une révision coûteuse des principes hérités et de les accorder ainsi à leur moi intime. Et ceci vaut tout autant pour les libéraux que pour les réactionnaires; tous deux sont dépassés. Le destin de notre génération n’est pas d’être libérale ou réactionnaire, mais précisément de se désintéresser de ce vieux dilemme. Les personnes qui, à cause de leurs grandes qualités intellectuelles, doivent assumer la responsabilité de diriger notre
11 époque, n’ont pas d’excuse pour vivre à la dérive, comme les masses, et dépendre des caprices de tous les instants, sans lui
chercher une orientation précise dans l’histoire. Car l’histoire n’est pas une simple série d’accidents qui échappent à toute possibilité de prévision. Il n’y a pas lieu, bien sûr, de prédire les événements particuliers que demain nous apportera: cela n'aurait évidemment aucun intérêt réel. Par contre, il est fort possible de prévoir le sens typique du futur immédiat, d’anticiper le profil général de l’époque qui vient. Autrement dit, même si mille événements imprévisibles surgissent au cours de n'importe quelle période, cette période elle-même n’est pas un accident. Elle a une structure qui ne trompe pas. Il en est de même pour les destins individuels: personne ne sait ce qui lui arrivera demain; mais chacun connaît son propre caractère,
ses
désirs
et ses pouvoirs,
et donc,
sa façon de
réagir aux divers accidents qui peuvent lui arriver. Toute vie a une orbite normale préétablie, sur laquelle le hasard, sans en modifier complètement la direction, imprime certaines sinuosités, certaines empreintes. L'histoire admet la prophétie. Et même plus: l’histoire n’est scientifique que dans la mesure où la prophétie est possible. L’idée de Schlegel, que l’historien est un prophète à rebours, est aussi profonde que vraie. L'interprétation de la vie qu'avait l’homme ancien annule précisement l’histoire. Pour lui, vivre signifiait qu'il lui arrive des choses. Les événements n’étaient que pures contingences extérieures affectant successivement tel individu ou tel peuple. Les grandes œuvres, les crises économiques, les changements politiques et les guerres étaient tous des phénomènes du même
genre,
du genre
de la tuile qui tombe
sur la tête
du passant. De ce point de vue, le processus historique n’est qu’une série de péripéties sans loi ni sens; l’histoire comme science est donc impossible, puisqu'il n’y a science que lorsqu'il y a certaines lois à découvrir, lorsqu'une chose, parce qu’elle a du sens, peut être comprise. La vie, cependant, n’est pas un processus extrinsèque où s’accumulent les contingences. Elle est une série d'événements
réglés par des lois. Lorsque nous répandons la semence d’un arbre, nous prévoyons tout le déroulement normal de son
12 existence. Bien sûr, nous ne pouvons prévoir si la foudre le frappera et l’abattra; mais nous savons qu’une graine de cerisier n’engendrera pas un feuillage de peuplier. De la même façon, le peuple romain a été un répertoire de tendances vitales qui se sont graduellement développées. Chaque stade de ce développement contient le suivant, déjà préformé. La vie humaine est un processus interne, où les faits essentiels n'arrivent pas du dehors, mais surgissent de son centre, comme les fruits et les fleurs jaillissent de la graine. Aïnsi, c’est un hasard qu’ait vécu, un siècle avant Jésus-Christ, un homme de génie nommé César; mais les produits brillants de
son génie auraient tout aussi bien pu être obtenus, peutêtre pas aussi brillamment et aussi pleinement, par dix ou douze autres hommes dont nous connaissons les noms. Un Romain du second siècle avant Jésus-Christ ne pouvait prévoir le destin unique et personnel qu’a été la vie de César; maïs il aurait pu prophétiser qu’au premier siècle avant Jésus-Christ, il y aurait une époque «césariste ». Qu'on l’appelle ainsi ou autrement,
le «césarisme»
était une forme générique de vie
publique qui avait müri depuis le temps des Gracques. Caton a prophétisé très clairement les destins que ce futur immédiat devait apporter! . L’existence humaine étant la vie au sens le plus littéral du terme, c’est-à-dire un processus déterminé de l’intérieur et soumis à une loi de développement, on peut admettre une science de l’histoire. En dernière analyse, la science n’est rien d’autre que notre effort pour comprendre quelque chose. Une situation est donc historiquement comprise lorsque nous voyons qu’elle est le produit nécessaire de la situation antérieure. Y a-t-il ici une nécessité de type physique, mathématique ou logique? Non; la nécessité en question s’y apparente, mais elle a son caractère propre. elle est d’ordre psychologique, et, dans une large mesure, la vie humaine est psychologique. Lorsque nous entendons dire que Pierre, qui est un honnête
homme, a tué son voisin, et
1. Si on voulait se livrer à la tâche de réunir des données pour une histoire des prophéties historiques, on découvrirait bientôt et sans beaucoup de recherche
que la prophétie a été quelque chose de tout à fait normal, et que presque toute nouvelle étape a été pronostiquée avec une étonnante précision lors de l'étape antérieure. Dans un ouvrage que je publierai prochainement, j'ai réuni quelques preuves de cette affirmation; mais j’insiste sur le fait que ce à quoi je fais allusion maintenant est tellement évident que je suis surpris qu’on
ne l’ait pas reconnu et souligné depuis toujours.
13 que, par la suite, nous apprenons que ce voisin avait désho-
noté la fille de Pierre, nous avons assez bien compris cet homicide. Nous comprenons parce que nous reconnaissons qu’un geste découle de l’autre: la vengeance découle du déshonneur, selon une trajectoire qui ne trompe pas, et avec la même évidence que celle qui garantit la vérité mathématique. Ainsi, sachant le déshonneur de la fille de Pierre, nous aurions pu, avec la même évidence, prédire, avant que le crime ne fût commis,
que Pierre tuerait son voisin.
Ici, il est tout à fait
clair que, pour prophétiser le futur, nous utilisons la même opération intellectuelle que pour comprendre le passé. Que ce soit vers
l’avant
ou vers l’arrière, dans Îles deux
directions,
nous ne faisons que reconnaître l’existence d’une même courbe psychologique évidente, exactement comme, lorsque nous avons trouvé le segment d’un arc, nous pouvons complé-
ter la figure sans hésitation. Je pense donc que l’expression que j'utilisais plus haut, c’est-à-dire que l’histoire comme science n’est possible que dans la mesure où la prophétie est possible, ne semblera plus une affirmation gratuite. Lorsque le sens historique se raffine, la possibilité de prévoir augmente
dans la même mesure? . Mais, laissons de côté toutes les questions secondaires qu’un exposé détaillé de cette théorie pourrait soulever et limitonsnous à la possibilité d’anticiper le futur immédiat. Comment procéderons-nous ? Il est évident que le futur rapproché naît de nous et est l’extension de ce qui est essentiel et non pas contingent en nous, de ce qui est normal, et non pas le résultat du hasard. Ainsi, rigoureusement parlant, il suffirait de sonder nos cœurs
et, en éliminant tous les projets individuels, les goûts privés, les préjugés et les désirs, de prolonger les lignes de nos ten-
dances et de nos appétits essentiels jusqu’au point où nous 2. Comme on peut le remarquer, cette théorie de la possibilité d’une anticipation du futur a très peu de rapport avec celle de la «prophétie historique », récem-
ment énoncée par Oswald Spengler. Ce dernier fonde son prophétisme sur une contemplation des vies historiques vues de dehors:
il s’agit de comparer intui-
tivement leurs formes ou leur morphologie. C’est le contraire que je soutiens. Le pronostic historique n’est possible que de l’intérieur d’une vie et jamais en la comparant avec d’autres. En morphologie, la méthode comparative se réduit, selon moi, à un rôle auxiliaire et elle consiste en outre en un tout
autre genre de comparaison.
14 verrions qu’elles se rejoignent en un seul genre de vie. Je suis tout à fait conscient que cette opération qui a l’air sisimple, ne l’est pas du tout pour ceux qui ne sont pas habitués à la rigueur et à la précision de l’analyse psychologique. En fait, contraindre notre esprit à revenir sur et en lui-même est tout à fait inhabituel: l’homme s’est formé au cours de ses luttes avec la nature, et seule la perception des phénomènes extérieurs lui est facile. Lorsqu'il regarde en lui-même, sa vue se trouble et il est pris de vertige. Cependant je pense qu'il y a un autre procédé objectif qui permettrait de découvrir les symptômes du futur dans le présent. J'ai dit plus haut que l’ensemble des époques de l’humanité a une anatomie fondée sur des principes hiérarchiques, qu’il y a certaines activités primaires et d’autres secondaires qui en découlent. Par conséquent, les caractères qui, d’ici 20 ans,
se seront manifestés dans la sphère secondaire de la vie, qui est la plus facilement perceptible, auront déjà commencé à affecter la sphère primaire. La politique, par exemple, est une des fonctions les plus secondaires de la vie historique, en ce sens qu’elle n’est qu’une conséquence de tout le reste*. Si un certain état spirituel arrive à teinter les mouvements politiques, c’est qu’il a déjà influencé toutes les autres fonctions de l’organisme historique. La politique est une gravitation
de
certaines
masses
sur
d’autres.
Dans
la mesure,
donc, où un changement de conscience politique atteint la masse, la minorité d’élite doit d’abord en avoir été affectée. Cette minorité
est divisée en deux
catégories:
les hommes
d’action et les hommes de contemplation. Les nouvelles tendances, qui n’ont pas encore leur pleine force, seront sans doute perçues d’abord par les natures contemplatives et ensuite par les natures actives. Les préoccupations du moment empêchent l’homme d’action de sentir les premiers vents, lorsqu'ils ne peuvent pas encore gonfler les voiles de son tempérament pratique.
C’est donc dans le domaine de la pensée pure qu’on trouve 3. Sur ce point, le matérialisme historique est dans le vrai, même si ses bases me
semblent inacceptables.
ES les premiers indices d’une nouvelle époque. Ce sont les petites rides que les premières bouffées de vent dessinent sur la surface calme de l’eau. La pensée est ce qu'il y a de plus fluide en l’homme; elle est donc très facilement marquée par les variations les plus ténues de la sensibilité vitale. Résumons: la science contemporaine est la boule magique que nous devons consulter pour avoir un indice sur le futur. Les transformations que la biologie moderne, la physique, la sociologie ou la préhistoire engendrent par leur travail expérimental dans l'édifice total de la philosophie, et qui peuvent sembler purement techniques, sont en fait les premiers symptômes de la nouvelle époque. Le contenu extrêmement délicat de la science est sensible à la moindre oscillation de la vitalité humaine et peut maintenant servir, à une très petite échelle, comme détecteur des phénomènes qui, avec les années, prendront de plus en plus d’importance dans la vie publique. Pour l’anticipation du futur, on peut donc se fier à un instrument de grande précision qui, comme un sismographe, indique par un tout petit frémissement qu’un tremblement de terre se produit à des milliers de kilomètres. Si notre génération veut être fidèle à son destin, elle doit prendre position face à la science moderne, plutôt que de s’accrocher à la politique du moment qui est complètement anachronique et qui n’est plus que l’écho d’une sensibilité morte. La vie des hommes de demain dépend de ce qu'ils commencent à penser aujourd’hui.
Fichte, pour le plus grand profit de son époque, s’est attaqué à une tâche semblable à celle de ces conférences. Je veux faire remarquer la parenté entre le titre de sa fameuse série de discours, Les caractéristiques de l’époque actuelle, et mon intention de cerner le thème capital de la nôtre.
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Chapitre III
RELATIVISME ET RATIONALISME Tout au long de ce cours, je postule qu'il y a une intime affinité entre les systèmes scientifiques et les générations ou les époques. Cela implique-t-il que la science, et surtout la philosophie, est un ensemble de convictions qui ne seraient valables que pour une certaine période? Accepter ainsi le caractère
temporaire
de toute vérité serait soutenir la thèse
relativiste, l’un des produits les plus caractéristiques du XIX® siècle. Nous parlons de nous libérer de cette époque, mais nous y retombons constamment.
Le problème de la vérité, qui peut sembler secondaire et purement technique, va nous mener directement au cœur du thème de notre temps. Le mot vérité cache un problème tout à fait dramatique. Pour fournir une description adéquate de la nature des choses, la vérité doit être une et invariable. Mais la vie humaine, sous
les multiples formes qu’elle a prises à travers l’histoire, a toujours changé d'idée et consacré comme vraie la pensée adoptée dans chaque cas particulier. Comment alors concilier ces deux données opposées? Comment faire cohabiter la vérité, une et invariable, et la vitalité humaine, essentiellement changeante et variable d’un individu à l’autre? Si nous nous en tenons à l’histoire vivante et si nous suivons ses sinuosités suggestives, il nous faut renoncer à l’idée que l’homme peut capturer la vérité. Chaque individu a ses propres convictions,/ plus ou moins permanentes, qui sont la vérité «pour lui». Elles sont le foyer intérieur qui le garde chaud à la surface de l’existence. « La » vérité n'existe donc pas: il n’y a que les\ vérités «relatives» à la condition de chaque sujet. Telle est ! la thèse relativiste. Mais ce renoncement à la vérité, à première vue si facile pour le relativisme, est plus problématique qu’il ne semble. Le relativiste prétend conquérir l’impartialité face à la multi-
18 plicité des phénomènes historiques; mais à quel prix? D’une part, si la vérité n’existe pas, le relativisme ne peut se prendre au sérieux. D’autre part, la croyance en la vérité est un fait radical
de la vie humaine; si on l’élimine, la vie n’est plus
qu'’illusion et absurdité; d’ailleurs, le fait même de l’éliminer n’a aucun sens ni aucune valeur. Le relativisme est, en fin de compte, du scepticisme; et le scepticisme, qui se justifie comme
objection à toute théorie spéculative, est une théorie
suicidaire. Sans doute le relativiste est-il animé du respecter la superbe indépendance naturelle Mais sa tentative ne peut qu’échouer. Comme tout bon débutant est sceptique, mais tout qu’un débutant.
désir louable de à toute vitalité. le disait Herbart, sceptique n’est
Depuis la Renaissance, il y a dans la conscience européenne un courant plus profond, de tendance opposée: le rationalisme. Il procède selon la méthode inverse: pour sauver la vérité, il renonce à la vie. Ces deux tendances sont exprimées dans les positions que le couplet populaire attribue aux deux Papes, septième et neuvième du nom:
«Pio, per conservar la sede, perde la fede. Pio, per conservar la fede, perde la sede».
La vérité étant une, absolue et invariable, on ne peut l’attribuer à nos personnalités individuelles, corruptibles et changeantes. Il nous faut alors admettre qu’au delà des différences qui existent entre les hommes, il y a une espèce de sujet abstrait, commun
à l’Européen
et au Chinois, au con-
temporain de Périclès et au «grand seigneur » de l’époque de
Louis XIV./Ce
fond commun
de l’humanité, exempt de
variations et de particularités individuelles, Descartes l’appelait «raison» et Kant «l’étant rationnel». Il faut bien noter la dualité qui est ainsi introduite en l’homme. D'un côté, il y a tout ce que vitalement et concrètement nous sommes: notre réalité palpitante et historique; de l’autre, ce noyau rationnel qui nous permet d’atteindre la vérité, mais qui est sans vie. C’est un fantôme irréel, qui glisse à travers le temps, immuable, étranger aux vicissitudes
19 qui caractérisent la vitalité. Une chose n’est cependant pas claire: pourquoi, alors, la raison n’a-t-elle pas découvert l'univers des vérités? Pourquoi le processus est-il si lent? Comment l’humanité a-t-elle pu céder des milliers de fois aux erreurs les plus diverses et les plus stupéfiantes? Comment expliquer la multiplicité des opinions et des goûts qui ont dominé l’histoire à travers les époques, les races et les individus qui se sont succédés les uns les autres? Du point de vue du rationalisme, l’histoire, avec ses incessantes péripéties, manque de sens et n’est que l’histoire des obstacles qui ont entravé la
voie à l’émergence de la raison. Le rationalisme est donc antihistorique. Chez Descartes, le père du rationalisme moderne, l’histoire n’a pas de place; ou plutôt elle est reléguée aux oubliettes: «tout ce que je conçois, dit-il dans la Quatrième Méditation, je le conçois comme il faut, et il n’est pas possible qu’en cela je me trompe. D'où est-ce donc que naissent mes erreurs? C’est à savoir de cela seul que, la volonté, étant beaucoup plus ample et plus étendue que l’entendement, je ne la contiens pas dans les mêmes limites,
mais je l’étends aussi aux choses que je n’entends pas; auxquelles étant de soi indifférente, elle s’égare fort aisément et choisit le mal pour le bien, ou le faux pour le vrai. Ce qui fait que je me trompe et que je pèche»!.
L'erreur est donc une faute de la volonté et non pas un accident; peut-être même est-ce le destin inévitable de l’intelligence.
Sans
ces
fautes
de la volonté,
le premier
homme
aurait déjà découvert toutes les vérités qui lui étaient accessibles; il n’y aurait pas eu non plus de diversité dans les opinions, les lois et les coutumes; bref, il n’y aurait pas eu d’histoire. Mais puisqu'il y a eu une telle chose que l’histoire, nous ne pouvons que l’attribuer à la faute: l’histoire serait donc essentiellement l’histoire des erreurs humaines. Il ne peut y avoir d’attitude plus antihistorique ni plus antivitale. L'histoire et la vie sont chargées d’une signification négative, elle goûtent le crime.
1. Texte établi par Ferdinand Alquié, Garnier, Paris, 1967, T. II. (N du T)
20 Descartes est un exemple tout à fait éloquent des observations précédentes sur la possibilité de prévoir le futur. Ses contemporains,
eux
aussi, n’ont d’abord
vu dans son œuvre
qu’une innovation d'intérêt strictement scientifique. Il proposait de substituer certaines théories physiques et philosophiques à d’autres, et la seule question qui retenait l’attention était de savoir si ces nouvelles théories étaient vraies ou fausses. La situation est aujourd’hui la même à propos des théories d’Einstein. Mais si, pour un moment,
on avait laissé
de côté la question de la valeur du système cartésien, si on avait suspendu le jugement à propos de sa vérité ou de sa fausseté, si donc on l’avait simplement considéré comme le premier symptôme d’une nouvelle sensibilité, comme le germe d’une nouvelle époque, on aurait pu y voir la silhouette du futur.
Quel était, en effet, le noyau irréductible de la pensée physique et philosophique de Descartes? C’était la reconnaissance de l’incertitude, et donc, du caractère négligeable de toute
idée
ou
croyance
qui n'aurait
pas
été produite
par
l’«intellection pure». L'’intellection pure, ou raison, n’est rien d’autre que notre faculté de compréhension fonctionnant à vide, sans aucun empéchement ou obstacle, en rapport avec elle seule, contrôlée exclusivement par ses propres règles internes. Par exemple, pour la vue et pour l’imagination, un point est la plus petite tache que nous pouvons effectivement percevoir. Mais pour l’intellection pure, un point n’est autre chose que ce qui est absolument et fondamentalement le plus petit: c’est quelque chose d’infiniment petit. L’intellection pure, la «raison» de Descartes, ne se tient qu'entre des superlatifs et des absolus. Lorsqu'elle pense le point, elle ne peut s’arrêter à aucune grandeur avant d’arriver à un extrême: c’est le mode de pensée géométrique, le «mos geometricus»y de Spinoza, la «raison pure» de
Kant. L’enthousiasme de Descartes pour les constructions de la raison lui a fait renverser complètement la perspective qui était naturelle à l’homme. Le monde évident et immédiat que nous voyons, touchons et écoutons est composé de qualités: des couleurs, des résistances, des sons, etc. C’est le monde dans lequel l’homme a toujours vécu et dans lequel
21 il vivra toujours. Mais la raison est incapable de traiter ces qualités. On ne peut penser ou définir une couleur; il faut la voir, et pour en parler, il faut entrer en contact avec elle. Autrement
dit, la couleur est irrationnelle. Au contraire, les
nombres, et même ceux que les mathématiciens appellent les «irrationnels», sont accessibles à la raison. Elle peut construire, par ses propres moyens, l’univers des quantités en employant des idées claires et précises. Avec une audace inouie, Descartes a décidé que le monde vrai est le monde
immédiat
quantitatif, géométrique; l’autre, le monde
et qualitatif, qui nous entoure de toute la pléni-
tude de sa beauté et de sa force suggestive, est éliminé et considéré, en un sens, comme illusoire. Mais l'illusion est si
solidement implantée en nous que même le fait de savoir que c’est une illusion ne suffit pas à nous en débarrasser. Le monde
des
couleurs
et des sons
continue
de nous
sembler
aussi réel qu’avant la découverte de son caractère artificiel.
Ce paradoxe cartésien est le fondement de la physique moderne. Nous avons été élevés en elle, si bien que maintenant nous
avons
grand-peine
à remarquer
à quel point elle
est artificielle et à revoir les choses telles qu’elles étaient avant Descartes. Il est clair cependant qu’une inversion aussi totale de notre perspective spontanée n’était pas, pour Descartes et les générations qui l’ont suivi, un résultat imprévu
auquel il serait soudain parvenu par ses démonstrations. Au contraire, le processus a commencé par le désir plus ou moins vague de voir les phénomènes posséder une certaine structure;
il s’est poursuivi par la recherche de preuves pour démontrer que la nature devrait être, en fait, comme
on désirait qu’elle
fût. Je ne veux pas du tout suggérer par là que les preuves découvertes seraient sans valeur; je veux seulement souligner que ce ne sont pas les preuves qui viennent à nous, mais que c’est nous
qui, mus
par certaines préoccupations,
les cher-
chons. Personne ne peut croire qu'Einstein a été frappé, un beau jour, par la nécessité de reconnaître un monde à quatre dimensions: depuis trente ans, des hommes très intelligents avaient postulé une physique quadridimensionnelle. Einstein s’est délibérément mis à sa recherche et, comme il ne s’agissait pas d’une impossibilité, il l’a trouvée.
22 La physique et la philosophie de Descartes ont été les premières manifestations d’un nouvel état spirituel qui, un siècle plus tard, envahissait toutes les formes de la vie humaine,
qui dominait
dans
les salons,
à la cour et dans le
public. L'ensemble des caractéristiques de cet état d’esprit produit la sensibilité typiquement moderne: méfiance et mépris pour tout ce qui est spontané et immédiat, enthousiasme pour toutes les constructions rationnelles. Pour le cartésien ou le «moderne», le passé est antipathique parce que les choses ne s’y sont pas faites more geometrico. Il considère donc les institutions politiques traditionnelles comme stupides et injustes, et il croit avoir découvert déductivement, par la raison pure, un ordre social définitif; c’est une constitution formellement parfaite, qui suppose que les hommes ne sont que des êtres rationnels. Une fois ce postulat accepté (comme le joueur d’échecs, la «raison pure » doit
toujours
partir
de
postulats),
les
conséquences
sont
précises et inévitables. L'édifice d’idées politiques construit sur cette base est merveilleusement logique: son intégrité intellectuelle est insurpassable. Le cartésien ne reconnaît que cette vertu: la perfection intellectuelle pure; il est sourd et aveugle à tout le reste. Pour lui, ni le présent ni le passé ne sont dignes de respect: au contraire, du point de vue de la
raison, ils ont une allure positivement criminelle. Il est donc nécessaire d’éliminer cette faute répugnante et d’entreprendre l'instauration de l’ordre social définitif. Le futur idéal, construit par l’intellect pur, doit remplacer et le présent et le passé. Tel est l’état d’esprit qui produit les révolutions. Appliqué à la politique, le rationalisme engendre une théorie révolutionnaire, et inversement, une époque n’est pas révolutionnaire si elle n’est pas rationaliste. On ne peut être révolutionnaire que dans la mesure où l’on est incapable de sentir l’histoire, de percevoir dans le passé et le présent un autre genre de raison, non pas «pure », mais vitale. L'Assemblée constituante adopte «La déclaration solennelle des droits de l'Homme et du Citoyen» afin que, grâce à la possibilité de comparer, à n’importe quel moment, les actes des pouvoirs législatif et exécutif au but final de route institution politique, ces droits puissent être mieux respectés; de même pour les revendications des citoyens, parce qu’elles
25 sont désormais fondées sur des principes simples et indiscutables, etc. On croirait lire un traité de géométrie. Les hommes de 1790 ne se contentaient pas de légiférer pour eux seuls: ils n’ont pas seulement décrété la «nullité» du passé et du présent, mais ils ont aussi supprimé l’histoire future en décidant comment foufe institution politique devait être constituée. Cette attitude nous semble aujourd’hui très arrogante; bien plus, elle nous paraît étroite et grossière. Pour nous, le monde est devenu plus complexe et plus vaste. Nous commençons à soupçonner que l’histoire, la vie humaine, ne peuvent et ne «doivent» pas être régies par des principes, tel
un manuel de mathématiques? . Il est illogique de guillotiner un prince et de le remplacer par un principe; comme le prince, le principe soumet la vie à un régime absolu. Et c’est précisément cela qui est impossible. Ni l’absolutisme rationaliste, qui conserve la raison mais élimine la vie, ni le relativisme, qui maintient la vie mais dissout la raison, ne sont possibles. C’est le rejet de ce dilemme qui caractérise la sensibilité de l’époque qui s’annonce maintenant. Nous ne pouvons adopter de façon satisfaisante aucune de ces positions extrêmes.
2. Voir l’appendice, Le déclin de la révolution.
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Chapitre IV
CULTURE ET VIE Nous avons vu que le problème de la vérité a divisé les hommes des générations qui nous ont précédés en deux écoles de pensée antagoniques: le relativisme et le rationalisme. Chacune
renonce
à ce que l’autre retient. Le rationalisme s’ac-
croche à la vérité et délaisse la vie; le relativisme préfère la mobilité de l’existence au calme et à l’immuabilité de la vérité. Notre esprit est étranger à ces deux positions; si nous acceptions l’une ou l’autre, nous nous sentirions mutilés. Nous voyons très clairement et ce que chacune contient de plausible et leurs insuffisances complémentaires. Qu’à d’autres époques les meilleurs esprits n’aient éprouvé aucune difficulté à s’adapter à l’une ou l’autre, selon leur tempérament, montre bien qu’ils possédaient une sensibilité différente de la nôtre.
Nous
appartenons
à une
époque
dans la mesure
où
nous nous sentons capables d’accepter son dilemme et de nous enrôler d’un côté ou de l’autre de la tranchée qu'il a creusée. Car vivre c’est véritablement, comme
nous allons le
voir tantôt, un enrôlement sous des bannières, une préparation au combat. Sénèque disait souvent, avec le geste fier d’un légionnaire: « Vivere militare est». Ce que personne ne peut
nous
demander,
c’est de nous
engager
dans une
lutte
que nous avons déjà dépassée en nous-mêmes. Chaque génération doit, en effet, se réclamer du mot Hébreu:
«Neffali»,
qui signifie: «J'ai livré mes combats ». En ce qui nous concerne, la vieille dispute est depuis longtemps réglée. Nous ne pouvons comprendre comment on peut parler d’une vie humaine amputée de la vérité ou d’une vérité qui exige le retrait du courant vital. Le problème de la vérité, auquel j’ai fait allusion, n’est qu’un simple exemple. La même situation prévaut dans le cas des normes morales et juridiques qui doivent régler nos volontés, comme la vérité règle notre pensée. Si la bonté et la justice sont ce qu’elles prétendent être, elles doivent
26 une justice qui n’est valable nécessairement être uniques: que pour un certain temps ou pour une certaine race se nie elle-même. Il y a un relativisme et un rationalisme en éthique
et en droit, en art et en religion. Ce qui revient à dire que le problème de la vérité est présent dans tous les domaines spirituels que l’on désigne par le mot «culture ».
Sous cette nouvelle appellation, la question perd un peu de son aspect technique et est davantage à la mesure des forces humaines réelles. Prenons donc la question sous cet angle, et examinons-la le plus rigoureusement possible, dans son caractère vraiment dramatique. La pensée est une fonction vitale, tout comme la digestion ou la circulation du sang; que celles-ci soient des processus qui se passent dans les tissus corporels, alors qu’il n’en est pas de même de la pensée, cela ne fait aucune différence réelle par rapport à notre thème. Lorsque le biologiste du XIX* siècle refuse de considérer comme vitaux les phénomènes qui ne sont pas corporels, il est dès le départ victime d’un préjugé incompatible avec un positivisme rigoureux. Le médecin qui traite un patient se trouve d’une façon aussi immédiate devant le phénomène de la pensée que devant celui de la respiration. Tout comme une volition, un jugement est un tout petit fragment de la vie. Ce sont des émanations de forces, des moments d’un microcosme auto-centralisé, l’individu organique. Je pense mes pensées de la même façon que je transforme les aliments ou que mon cœur
fait circuler mon
sang. Dans les trois cas, il s’agit de
nécessités vitales. Comprendre un phénomène biologique, c’est démontrer sa nécessité pour la conservation de l’individu, autrement dit, découvrir son utilité vitale. Ma pensée trouve donc sa cause et sa justification en moi en tant qu'’individu organique: elle est un instrument, un organe au service de ma
vie, réglé et gouverné par elle! . Mais par ailleurs, penser c’est mettre devant nous les choses telles qu’elles sont. Le fait que nous fassions parfois
1. Le sens habituel des mots «biologique», «individu organique», etc., est ainsi
transcendé. En perdant sa référence exclusive au corporel, la science de la vie, le logos du bios, se convertit en une connaissance fondamentale de laquelle
toutes les autres dépendent, y compris la logique, la physique et la biologie traditionnelle qui est la science des corps organisés.
24 erreur confirme seulement le caractère généralement vrai de la pensée. Nous appelons erreur une pensée ratée, une pensée qui n’est pas vraiment une pensée. La mission de la pensée est de refléter le monde des choses, de s’y ajuster d’une façon ou d’une autre: bref, penser c’est penser la vérité, tout comme digérer c’est assimiler de la nourriture. L'erreur ne détruit pas plus la vérité générale de la pensée que l’indigestion n’annule le processus normal d’assimilation. Ainsi, la pensée a deux facettes distinctes: d’une part, elle est une nécessité vitale de l’individu et elle est gouvernée par la loi de l’utilité subjective; d’autre part, elle est précisément
une
adaptation
aux
choses et elle est guidée par la
loi objective de la vérité. Il en est ainsi de nos volitions. Un acte de volonté a un caractère
essentiellement
centrifuge.
C’est
une
émanation
d’énergie, une impulsion qui surgit des profondeurs de l’organisme. Au sens strict, la volonté est toujours volonté de quelque chose. L’amour de quelque chose, le simple désir que cette chose puisse exister, intervient sans doute dans la préparation de l'acte volontaire, mais il n’est pas l'acte lui-même. Nous voulons, au sens propre du mot, lorsque, en plus de désirer que les choses soient d’une certaine façon, nous décidons de réaliser notre désir et accomplissons des actes pour modifier la réalité. Les volitions sont la manifestation la plus claire du pouls vital de l'individu: par elles, il satisfait, révise et augmente ses besoins organiques. Analysons un acte de volonté dans ses manifestations les plus claires. Prenons,
par exemple,
le cas où, après incerti-
tude nous
et hésitation, à travers une délibération dramatique, décidons finalement de faire quelque chose et élimi-
nons
d’autres
possibilités:
notre
décision
résulte
du fait
qu’une des possibilités nous a semblé préférable. Toute volonté est donc essentiellement volonté de faire le mieux possible dans une situation donnée: cela implique l’acceptation d’une norme objective du bien. Certains penseront que cette norme
objective de la volonté, ce bien suprême, est le
service de Dieu, d’autres, qu’il consiste en un égoïsme raffiné, ou, au contraire, à faire le plus de bien possible au plus grand
28 nombre possible de créatures. Mais quel que soit ce bien théorique, lorsqu'on veut une chose, c’est parce qu’on pense qu’elle est la meilleure; et nous ne sommes satisfaits de nousmêmes, nous n’avons pleinement voulu que lorsque nous pensons nous être conformés à une norme indépendante de nous, au delà de notre individualité. Dans les sentiments esthétiques ou les émotions religieuses,
nous retrouvons aussi ce double caractère des phénomènes intellectuels et volontaires. Il existe donc toute une série de phénomènes vitaux doués d’un double dynamisme, d’une étrange dualité. D’une part, ils sont la production spontanée de la personne vivante: leur origine et leur contrôle se trouvent
dans
l'individu
organique;
d’autre
part,
ils doivent,
par une nécessité interne, se soumettre à une loi objective. Les deux aspects, notons-le bien, dépendent l’un de l’autre. Je ne peux penser utilement pour mes fins biologiques que si je pense la vérité. Si notre pensée nous livrait habituellement un monde différent du monde vrai, nous commettrions continuellement des erreurs pratiques et, par conséquent, la vie humaine serait aujourd’hui disparue. Ainsi, lorsque je fonctionne intellectuellement, je ne peux m'’ajuster à moimême, m'être utile, que si je m’ajuste à ce qui n’est pas moimême, à mon environnement, au monde trans-organique, à ce qui me dépasse. Mais aussi vice-versa: la vérité n’existe que si la personne la pense, si l’acte mental, avec son inévitable aspect de conviction intime, naît dans son être organique. Pour être vraie, la pensée doit coïncider avec les choses, avec ce qui me transcende; mais en même temps, pour qu’elle existe, je dois la penser, je dois croire en sa vérité, lui donner une place de premier rang dans ma vie, la rendre immanente au petit ensemble biologique que je suis. Simmel, qui a examiné cette question avec plus d’acuité que quiconque, insiste avec raison sur cet aspect particulier du phénomène de la vie humaine. La vie de l’homme, c’està-dire l’ensemble des phénomènes qui constituent l’individu organique, possède une dimension transcendante dès qu’elle sort, pour ainsi dire, de sa propre intimité et qu’elle participe à quelque chose qui lui est étranger, qui est au delà de ses propres limites. Cette dimension inclut la pensée, la vo-
29 lonté, le sentiment esthétique et l’émotion religieuse. Je ne veux pas dire que, par exemple, en analysant le phénomène intellectuel, nous acceptions l’existence de la vérité qu’il prétend contenir. Même si, en tant que philosophes, nous ne considérons pas cette prétention justifiée, le phénomène de la pensée la porte en elle-même, que cela nous plaise ou non; bien plus, la pensée n’est rien d’autre que cette prétention. Ainsi, lorsque le relativiste refuse d’admettre qu’un être vivant puisse penser la vérité, il est convaincu que son refus au moins est vrai. Ainsi, en dehors de toute théorie, en ne considérant que les simples faits et en nous imposant le plus strict positivisme (ce que
les positivistes
eux-mêmes
ne
font jamais),
nous
découvrons que la vie humaine se présente comme le phénomène de la transcendance de l’organisme par certaines activités qui lui sont
immanentes.
La
vie, disait
Simmel,
consiste
justement à être quelque chose de plus que la vie; ce qu'il y a d’immanent en elle, c’est de transcender ses propres limites. Nous
pouvons
maintenant
donner
au
mot
culture
sa
signification exacte. La culture n’est rien d’autre que ces fonctions vitales, par conséquent des faits subjectifs, intraorganiques, réglées par des lois objectives, qui portent en ellesmêmes leur condition d’adaptation à un régime transvital. Ce terme ne devrait donc nullement être imprécis. La culture consiste en certaines activités ni plus ni moins biologiques que la digestion ou la locomotion. Au XIX® siècle, surtout en Allemagne, on parlait beaucoup de la culture comme de la «vie spirituelle». Nous pouvons maintenant donner un sens précis à cette expression, que les pseudo-saints modernes utilisent comme une formule magique. La «vie spirituelle » n’est ni plus ni moins que ce répertoire de fonctions vitales dont les produits ont une durabilité et une importance transvitales. Par exemple, parmi les diverses façons de nous comporter envers nos voisins, nous en privilégions une où nous trouvons cette qualité particulière appelée «justice». Cette capacité de sentir et de penser la justice, de la préférer à l'injustice, est d’abord une faculté que nous possédons pour promouvoir notre commodité particulière. Si le sens de la justice avait été pernicieux, ou même simplement superflu
30 pour l’être vivant, il aurait été un tel fardeau biologique que la race humaine se serait éteinte. Aïnsi, la justice apparaît d’abord comme une simple utilité vitale et subjective; organiquement, le sens de la justice a la même valeur que la sécrétion pancréatique. Cependant, une fois séparée du sentiment, la justice acquiert une valeur indépendante. Il y a dans l’idée même du juste une exigence irrésistible d'existence. Ce qui est juste doit être accompli même si cela ne convient pas à la vie. La justice, la vérité, la rectitude morale et la beauté ont une
valeur en soi, et non pas seulement dans la mesure où elles servent la vie. Les fonctions vitales qui les produisent ont donc de la valeur en soi, en plus de leur utilité biologique. Le pancréas, lui, n’a qu'une utilité organique. La sécrétion d’une substance est une fonction qui s’arrête avec la vie même. La valeur que la justice et la vérité ont en elles-mêmes, cette pleine suffisance qui nous les fait préférer à la vie même qui pourtant les produit, est ce que nous appelons spiritualité. Pour le moderne, «esprit» ne veut pas du tout dire «âme». Le spirituel n’est pas une substance immatérielle, il n’est pas une réalité; c’est simplement une qualité que certaines choses possèdent et d’autres non. Cette qualité réside dans le fait d’avoir un sens et une valeur propres. C’est par le mot «noùs » que les Grecs auraient désigné la spiritualité moderne, et non par le mot«psyché» ou âme. Par conséquent, la perception de la justice, la connaissance ou la pensée de la vérité, la création et la jouissance artistiques ont une signification par elles-mêmes, une valeur en soi, même si nous ignorons l’uti-
lité de ces fonctions pour l’être vivant qui les exerce. Telle est la vie spirituelle, ou la culture. Par contre, les sécrétions, la locomotion et la digestion font partie de la vie infraspirituelle, purement biologique, et n’ont aucun sens hors de l’organisme. Pour mieux nous comprendre, appelons «vie spontanée» ces phénomènes vitaux qui ne dépassent pas le
biologique? . Je ne crois pas que les adeptes les plus acharnés de la culture
2. Dans un même
ordre d’idées (et c’est un point plus important à noter), les
activités spirituelles font aussi partie, originellement, de la vie spontanée. L'idée pure de science apparaît comme une émanation spontanée de la personne, tout comme une larme.
31 et de la «spiritualité» trouvent la définition précédente insuffisante. Ce que j’ai surtout mis en évidence, c’est un aspect que le «culturaliste » a hypocritement essayé d’effacer et qu’il a ignoré comme s’il l’avait oublié. En fait, lorsque nous entendons parler de «culture» et de «vie spirituelle », il semble toujours qu'il soit question d’une vie distincte de l’infortunée et méprisée vie «spontanée» et sans communication avec elle. C’est un peu comme si on disait que la pensée, l’extase religieuse et l’héroïsme moral peuvent exister sans la sécrétion pancréatique, la circulation du sang ou le système nerveux. Le culturaliste protège l’adjectif «spirituel» et coupe les liens qui l’attachent au substantif «vie » sensu stricto; il oublie que l’adjectif n’est que la spécification du substantif et que, sans ce dernier, celui-là ne peut exister. Telle est l’erreur fondamentale de toutes les formes de rationalisme: cette «raison», qui prétend ne pas être une fonction vitale parmi d’autres et ne pas se soumettre aux mêmes régulations organiques que le reste, n’existe pas: c’est une abstraction insensée et purement fictive. Il n’y a pas de culture sans vie; il n’y a pas de spiritualité sans vitalité au sens le plus ferre à terre que l’on veuille donner à ce mot. Le spirituel n’est ni plus ni moins vie que le non-spirituel.
3. En français dans le texte.
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