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French Pages 221 Year 2020
Table of contents :
Cover
Le Théâtre de l’accord
Remerciements
Introduction
Table des matières
Bataille affirme que le but de toute entreprise humaine est la perte définitive dans l’instant futile. Un spectacle peut-il projeter le spectateur hors du projet et du calcul ? Le philosophe déclare que seule une communauté régie par l’intérêt général peut répondre à l’insatiable désir humain d’être relié à ses semblables. Un spectacle peut-il arracher le spectateur du monde des choses pour le reconnecter à l’exubérance de la vie ? Au fil des pages, le théâtre s’affirme comme un art de la dépense improductive. La scène, comme une voie pour accéder au non-savoir. La visée de l’auteure est de réaccorder l’homme à la connaissance en le plaçant à la mesure de lui-même. L’essai invente une théorie de la scène à partir de la philosophie de Georges Bataille. Après une thèse de doctorat croisant philosophie et théâtre, Frédérique Aufort a publié plusieurs articles sur la scène contemporaine. Metteure en scène, elle a réalisé des spectacles, principalement à partir de textes d’auteurs du XXe siècle, et participé à des conférences aux côtés de Jacques Lassalle, Michel Vinaver, Philippe Minyana. Pédagogue, elle accompagne depuis 2014 des étudiants dans la création de leurs spectacles (EDT 91) ; elle a animé des stages de formation pour comédiens professionnels et dirigé un module de formation à la mise en scène à l’école du Théâtre national de Bretagne.
Frédérique Aufort
La philosophie de Georges Bataille peut-elle ouvrir des voies nouvelles pour le théâtre ? En réaction au principe de croissance, ce livre s’énonce dans l’aller-retour entre plusieurs spectacles récents – Julie Brochen, Alexis Forestier, Laurent Hatat, Razerka Ben Sadia-Lavant, Philippe Quesne, Sophie Perez/Xavier Boussiron, Gildas Milin, Ilka Schönbein, Pascal Rambert, Gisèle Vienne – et la pensée de l’auteur de La Part maudite.
arts vivants
Frédérique Aufort
LE THÉÂTRE DE L’ACCORD Une théorie de la scène fondée sur la philosophie de Georges Bataille
LE THÉÂTRE DE L’ACCORD
LE THÉÂTRE DE L’ACCORD
Illustration de couverture : La mort peut danser, EDT 91, conceptrice Mathilde Loeuillet, avec Biaggioli Boutsana et Amélie Gratias – image d’archive d’une captation du spectacle (capture d’écran).
ISBN : 978-2-343-20968-5
22,50 €
OUVERTURE
PHILOSOPHIQUE arts vivants
Le Théâtre de l’accord Une théorie de la scène fondée sur la philosophie de Georges Bataille
Collection « Ouverture philosophique » Série « Arts vivants » co-dirigée par Jean-Marc Lachaud, Professeur à l’Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, et par Martine Maleval, Maître de Conférences à l’Université de Lorraine Une collection d’ouvrages qui se propose d’accueillir des travaux originaux sans exclusive d’écoles ou de thématiques. Il s’agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions, qu’elles soient le fait de philosophes « professionnels » ou non. On n’y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu’habite la passion de penser, qu’ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques. La série « Arts vivants » questionne les enjeux esthétiques et politiques qu’exposent les scènes artistiques. Dernières publications Jessica X. DABOIN, La teneur de vérité de l’œuvre d’art autonome dans l’esthétique d’Adorno, 2019. Ramzi TURKI, Le Net art et l’esthétique du partage, Les murs ont aussi des yeux qui nous regardent, 2019. Claude COURTECUISSE et Éric VANDECASTEELE (dir.), Art Design, d’un territoire l’autre, 2019. Davide MESSINA, Pasolini et son chant du signe. Écriture, cinéma, musique, 2018. Martine BALDACCHINO-GAUTHEY, Vers l’abstraction de l’image cinématographique, 2018. Xavier LAMBERT (dir.), Poïèse/autopoïèse : art et systèmes, 2017. Mboumba MOULAMBOU, Wilhelm von Humboldt, cet illustre inconnu, 2017. Nikos FOUFAS, L’aliénation dans la Phénoménologie de l’esprit, 2017.
Frédérique Aufort
Le Théâtre de l’accord Une théorie de la scène fondée sur la philosophie de Georges Bataille
© L’HARMATTAN, 2020 5-7, rue de l’École-Polytechnique – 75005 Paris www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-20968-5 EAN : 9782343209685
Remerciements
Ma gratitude va tout particulièrement à Jean-François Peyret, pour ses lectures des deux versions successives, pour sa disponibilité, son intérêt et ses conseils éclairés. Sans lui ce livre ne serait pas ce qu’il est. Cet ouvrage dont la rédaction a été achevée en juin 2020 développe des réflexions entamées dans le cadre de ma thèse de doctorat effectuée à l’université Paris 4 sous la direction de Denis Guénoun, que je remercie pour son accompagnement et l’esprit chaleureux qui l’a caractérisé, et au jury de laquelle se trouvaient Monique Borie, Anne-Françoise Benhamou, Denis Guénoun, Jean-Loup Rivière. Je remercie aussi les metteurs en scène Julie Brochen, Alexis Forestier, Laurent Hatat, Razerka Ben Sadia-Lavant, Philippe Quesne, Sophie Perez/Xavier Boussiron, Gildas Milin, Ilka Schönbein, Pascal Rambert, Gisèle Vienne et les acteurs Julie Denisse, Cécile Saint-Paul, Catherine Baugué, Denis Lavant, Gaëtan Vourc’h, Stéphane Roger, Julie Pilod et Jonathan Capdevielle pour les entretiens qu’ils m’ont accordés à propos de leurs pratiques dans les spectacles cités, ainsi que Monique Borie et Nicolas Doutey pour leur lecture de la première version de ce livre. Je remercie enfin à titre posthume Jean-Loup Rivière pour sa confiance, la pertinence de ses avis et sa générosité. Ses paroles pendant la soutenance de ma thèse, puis ses enthousiasmes et ses suggestions lors des échanges que nous avons eus ensuite à propos de ce livre m’ont portée tout au long de son écriture.
À la mémoire de Jean-Loup Rivière.
Introduction
Cet essai tente d’ébaucher une nouvelle théorie de la scène théâtrale. J’y forge le premier fragment d’un certain théâtre et ce, en fonction d’un objectif précis. La plus grande partie de mon temps était consacrée à la pratique du plateau depuis une vingtaine d’années quand je décidai de ne plus différer l’examen de ce qui devenait de plus en plus évident. J’avais toujours pensé le théâtre en vue de sa possible intervention sur « l’être-en-commun-des-hommes » et, malgré diverses tentatives, cela n’avait encore donné naissance à aucun spectacle, ce qui avait été à l’origine de ce choix de vie professionnel n’y trouvait toujours pas sa place. Deux possibilités s’offraient à moi, soit revenir sur ce désir et développer dorénavant ma pratique de metteure en scène à partir de ce que la réalité du plateau m’avait appris à voir, du champ au demeurant extrêmement riche qu’elle m’avait révélé du théâtre et de son impact, soit aborder frontalement ce manque persistant pour tenter d’ouvrir une brèche dans l’opacité. Là se trouve le geste au départ de cet essai : j’y cherche la voie d’un théâtre né de mes propres investigations qui soit susceptible d’intervenir sur « l’être-en-commun-deshommes ». * Il est aujourd’hui difficile à un artiste occidental de se prétendre en quête d’un tel théâtre sans évoquer Bertolt Brecht. Le chef de file du Théâtre épique s’était appuyé sur quelques
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philosophies importantes, celles de Marx et de Hegel, pour reconsidérer la première théorie du théâtre occidental, la Poétique d’Aristote, et réinventer le théâtre de son époque. Il avait en quelque sorte travaillé à le convertir en un outil d’expérimentation permettant aux spectateurs de décrypter les mécanismes économiques qui, broyant la vie de la plupart d’entre eux, devaient être renversés. Pour échafauder ma propre théorie, le point de départ du geste brechtien fut fondateur : je décidai de m’appuyer sur la philosophie. Mais si le Théâtre épique opéra une révolution, ce fut celle de l’art théâtral. S’il renouvela ce dernier comme jamais, en ce qui concerne le politique, son impact fut foncièrement restreint – en 1979, dans un article intitulé « la Théâtralité du communisme », Jean-François Peyret qui codirigeait avec Bernard Dort un Cahier de l’Herne sur Brecht avait écrit : « d’Est en Ouest, Brecht fait l’unanimité, ce qui est bien la pire chose qui pouvait lui arriver » ; dix ans avant la chute du mur, il constatait l’inefficacité politique du théâtre brechtien1. Je voulais ouvrir une voie là où Brecht avait échoué. Quand je cherchais comment participer à instaurer de nouvelles procédures du « vivre-ensemble-des-hommes », j’envisageais clairement un théâtre qui fragilise, mieux, qui bouleverse l’organisation politique de notre société ; or si, comme Brecht, j’aspirais à un théâtre qui permette de détrôner l’hégémonie de l’intérêt individuel au fondement de la société libérale, je n’étais pas – plus depuis longtemps – marxiste. Lors de l’écriture d’un mémoire sur la fonction politique du tragique dans quelques pièces abordant l’histoire du XXe siècle, conseillée par l’auteur de « La Théâtralité du communisme » qui, alors, dirigeait ma recherche, je m’étais tournée vers Hannah Arendt et Michel Foucault2. Toujours dans son article de 1979 où il
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Jean-François Peyret, « La Théâtralité du communisme », dans Bertolt Brecht, Cahier de L’Herne no 35, I, dirigé par Bernard Dort et Jean-François Peyret, Paris, Éditions de L’Herne, 1979, p. 147. 2 Il donnait à cette période un cours sur le théâtre de Heiner Müller qui se caractérise par sa propension à mêler le tragique et le politique et mon mémoire de DEA, préparé en 2002 sous sa direction, s’intitulait : La forme tragique et la fonction politique au XXe siècle – j’y étudiais cette question
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cherchait ce qui dérangeait dans le Lehrstück brechtien, Jean-François Peyret soulignait deux de ses caractéristiques : celui-ci opérait sur le rapport acteur-spectateur et convoquait le tragique3. Rétrospectivement, ces deux points peuvent aujourd’hui être considérés comme des prémices de ma recherche4. Au regard des appuis philosophiques brechtiens – Hegel et Marx –, l’écart fut déterminant : le champ ouvert par la lecture des écrits de Hannah Arendt et Michel Foucault me confirma l’importance des liens tissant le tragique et le politique – sur ce point, l’histoire du XXe siècle était éclairante. Forte de cette conviction, la pensée philosophique de Georges Bataille qui, de même que celle de Michel Foucault, s’écartait du marxisme et s’inscrivait dans la lignée nietzschéenne allait par la suite me paraître l’instrument adéquat5. Je découvris tout d’abord La Part maudite et La Notion de dépense, puis bientôt L’Expérience intérieure et Théorie de la religion – vinrent ensuite Le Coupable, le texte (non philosophique) L’Impossible, puis La Limite de l’utile et La Souveraineté6. Bien que leur auteur ne soit pas au sens dans Tracteur de Heiner Müller, Le Labyrinthe d’Armand Gatti et Le Cadavre encerclé de Kateb Yacine. 3 Jean-François Peyret : « On sent bien qu’il y a quelque chose de crucial en lui : est-ce parce qu’il touche à ce qui fait le cœur même du théâtre, à ce qui en quelque sorte le fonde, la séparation de l’acteur et du spectateur ? Ou bien faut-il chercher la raison dans le thème qui le travaille, la mort ?… » (Jean-François Peyret, « La Théâtralité du communisme », dans Bertolt Brecht, Cahier de L’Herne, op. cit., p. 148). 4 Mon mémoire de DEA sur la fonction politique de trois textes tragiques du XXe siècle posa quelques jalons pour cet essai où la question politique est envisagée à partir du rapport acteur-spectateur. 5 L’importance que la lecture de Georges Bataille avait eue pour Heiner Müller m’avait été soulignée par Daniel Lemahieu. 6 Dans cet essai, les différentes citations de Georges Bataille sont référencées à partir d’une édition des Œuvres complètes. Elles sont immédiatement suivies, dans le corps du texte, du tome de cette édition et de la page où les trouver, tous deux placés entre parenthèses. J’indique toutes les références de La Part maudite à partir de l’ouvrage suivant : G. Bataille, Œuvres complètes, t. VII, NRF Gallimard, 1992, p. 17-180. Toutes les références de La Notion de dépense, à partir de : G. Bataille, Œuvres complètes, t. I, Premiers écrits 1922-1940, NRF Gallimard, 1987, p. 302-320. Toutes celles de L’Expérience intérieure, à partir de : G. Bataille, Œuvres complètes, t. V, La Somme athéologique, 1, NRF Gallimard, 1992, p. 7-190. Toutes celles de Théorie de
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académique du terme un philosophe du politique, sa pensée s’arrime ouvertement à la question de « l’être-en-commun-deshommes » et elle s’inscrit sans conteste en réaction au monde qui l’entoure. Bataille, qui lui aussi condamnait l’organisation de sa société, propose une alternative au libéralisme – ou au capitalisme, c’est selon. Dans La Part maudite qu’il présente comme un ouvrage d’économie politique, le philosophe se détache de ce qui accapare habituellement les économistes. Ceux-ci considèrent les faits économiques comme des opérations isolables, quand son attention porte sur ce qui les coordonne les uns aux autres : il s’intéresse aux principes régulant les forces économiques à partir des mouvements de l’énergie sur la terre. Il constate que l’énergie solaire est nécessaire aux conditions générales de la vie, note que son principe est celui d’un développement exubérant et observe que cette énergie est limitée par l’espace terrestre. Il en conclut que la question qui se pose aux hommes est avant toute autre celle de l’excédent à écouler une fois la limite atteinte. Élargissant sa réflexion à l’ensemble de l’énergie terrestre, il détermine un principe général : « ce que l’économie générale définit d’abord est un caractère explosif de ce monde » (t. VII, p. 46) et selon lui notre société focalisée sur la croissance se caractérise par sa propension à porter cette tension explosive à son extrémité. Soulignant la menace qu’une telle tension démultipliée nous fait courir, Bataille propose de reconsidérer le mouvement économique propre au libéralisme : plutôt que de nous intéresser aux moyens d’utiliser cette effervescence pour produire, nous devrions nous préoccuper de la destruction de l’excédent dont l’énergie risque d’entrer en la religion, à partir de : G. Bataille, Œuvres complètes, t. VII, op. cit., p. 281362. Celles du Coupable, à partir de : G. Bataille, Œuvres complètes, t. V, La Somme athéologique, 1, op. cit., p. 235-392. La référence d’une citation de L’Impossible est indiquée à partir de : G. Bataille, Œuvres complètes, t. III, Œuvres littéraires, NRF Gallimard, 1988, p. 97-223. Toutes les références des citations de La Limite de l’utile sont indiquées à partir de : G. Bataille, Œuvres complètes, t. VII, op. cit., p. 181-280. Et celles de La Souveraineté, à partir de : G. Bataille, Œuvres complètes, t. VIII, NRF Gallimard, 1991, p. 243-456.
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ébullition – cette « part maudite ». Bref, il récuse l’idée d’un monde organisé à partir de l’acquisition et de la production – celle qui sous-tend nos institutions économiques actuelles axées sur le principe de croissance – pour lui substituer celle d’un échange fondé prioritairement sur la perte : l’économie est à la base un processus de dépense, de dilapidation. Le philosophe souligne l’importance de l’activité des hommes liée à cette dilapidation en énumérant une série de dépenses improductives : le luxe, les deuils, les guerres, les cultes, les constructions de monuments somptuaires, les jeux, les spectacles, les arts… sont des activités humaines qui forment un ensemble caractérisé par le fait qu’elles ne produisent rien, qu’elles ont leurs fins en elles-mêmes et que « dans chaque cas l’accent est placé sur la perte qui doit être la plus grande possible pour que l’activité prenne son véritable sens » (t. I, p. 305). L’activité de dépense est pour Bataille une fonction sociale et elle est première ; là se trouve le renversement qu’il opère : la production et l’acquisition sont subordonnées à la perte et non l’inverse. « Les hommes assurent leur subsistance ou évitent la souffrance, écrit-il dans La Notion de dépense, non parce que ces fonctions engagent par elles-mêmes un résultat suffisant, mais pour accéder à la fonction insubordonnée de la dépense libre. » (T. I, p. 320) Selon Bataille, l’homme est en accord avec l’univers quand il est l’homme de l’exubérance. Or, l’organisation du « vivre-ensemble-des-hommes » propre au libéralisme ne permet pas de prendre en compte la nature profonde de cette exubérance. L’homme contemporain est focalisé sur sa sécurité et dès qu’il envisage son intérêt, il en appelle à la raison pour, au nom de l’utilité, considérer les biens matériels nécessaires à sa survie. Son avidité à produire et à accumuler est en lien direct avec ces notions d’intérêt et d’utilité, et il définit ce qui est utile dans la mesure suivante : où cela lui est utile – homme de la société libérale, il agit économiquement en fonction de son intérêt particulier. Bataille énonce que c’est une méprise. Il objecte tout d’abord qu’il n’existe aucun moyen de définir avec certitude ce qui est utile aux hommes : limiter le déploiement de l’activité des hommes à
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l’acquisition, la production et la conservation à partir de l’utilité matérielle est insoutenable, car l’homme de l’activité sociale productive est aussi cet homme qui a besoin de dépenser avec exubérance, là est son désir, qui ne peut être réduit à la raison. Le philosophe distingue ensuite deux points de vue : du point de vue individuel chacun risque toujours de manquer de ressources et du point de vue général les ressources sont en excès. Les deux points de vue divergent et l’erreur de la pensée libérale est de les confondre : en renvoyant l’intérêt général au jeu des intérêts particuliers, elle évalue la situation générale en l’appréhendant à partir du point de vue particulier. Notre société occulte en conséquence le fait que les problèmes liés aux mouvements de l’énergie sur la terre proviennent d’un excès – là se situe notre aveuglement. L’homme contemporain, donc, se fourvoie quand il déroge à l’exubérance qu’il est. Il n’est à la mesure de lui-même qu’en y répondant, c’est-à-dire, selon cette autre formulation bataillienne, qu’en s’ouvrant à la communication – je précise que ce terme qui est récurrent dans cette pensée n’y a pas son sens usuel. Dans L’Expérience intérieure, Bataille étudie cette forme de dépense particulière, qu’il présente comme une des formes possibles de la communication : l’expérience intérieure, qui relie l’homme à cette part de lui-même dont l’a amputé le monde de la croissance et sans laquelle l’existence humaine est vidée de toute splendeur. En y déployant ce qui en lui n’est que perte, l’homme renoue avec l’intime – ou encore le sacré – et accède ainsi à la souveraineté. Pour Bataille, la communication qui connecte l’homme à l’effervescence de la vie est ce besoin qui pousse celui-ci à l’activité de dépense : « l’existence est communication, affirme-t-il, – […] toute représentation de la vie, de l’être, et généralement de “quelque chose”, est à revoir à partir de là » (t. V, p. 115). On l’aura compris, cet essai s’emploie à ré-envisager cette part spécifique – ce « quelque chose » – qu’est la scène contemporaine à partir de cette affirmation. En d’autres termes, la visée que je poursuis ici m’enjoint à chercher des réponses aux questions suivantes. Brecht avait imaginé le Théâtre épique, révolutionnaire du point de vue artistique mais sans réel impact politique, à partir des
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philosophies dialectiques de Marx et de Hegel ; la philosophie bataillienne de la communication permettrait-elle d’envisager un théâtre autre, cette fois à même de fragiliser l’organisation politique de la société libérale fondée sur la croissance et la production ? La nécessité de la dépense, affirmée par la pensée bataillienne d’un tragique vitaliste – contrairement à celles, dialectiques, de Hegel et Marx –, serait-elle susceptible d’ouvrir des voies pour un nouveau théâtre conçu en vue de sa possible intervention sur l’actuel « vivre-ensemble-des-hommes » ? * Le politique est donc abordé ici à partir de la philosophie de Bataille suite au constat que ce qui régule fondamentalement l’activité d’un être humain n’est pas de produire et d’accumuler mais bien au contraire de dilapider, de dépenser sans frein, que le mouvement de l’énergie de l’homme est celui d’une exsudation comme pour toute énergie en ébullition sur la surface de la terre. À la recherche d’une voie qui me permettrait de réaliser ce théâtre susceptible d’intervenir sur « l’être-encommun-des-hommes », je devais aussi choisir l’approche spécifique de ce que je tentais de reconsidérer, à savoir le théâtre. On y verra peut-être encore l’influence de Bertolt Brecht dont certains écrits théoriques s’étaient référés à des spectacles précis – je pense aux Critiques dramatiques d’Augsbourg et, plus tard, aux textes évoquant le jeu de Helene Weigel ou les spectacles d’Erwin Piscator auxquels Brecht avait participé en tant qu’auteur –, j’ai en réalité fait le choix de la simplicité : j’ai mis en jeu mes compétences de praticienne. Menée par mon rapport personnel au théâtre, c’est-à-dire par mon expérience concrète du plateau, j’ai choisi de m’interroger sur les potentialités politiques du théâtre contemporain sans le considérer abstraitement : il m’était évident que je saurais bien mieux spéculer et rêver un nouveau théâtre à partir d’une scène concrète, autrement dit en prenant appui sur des spectacles réels – je sus immédiatement que je n’utiliserais pas mes propres créations ; l’analyse de mon activité de création génère chez
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moi un dessèchement, non que comme metteure en scène je n’examine jamais, je ne cesse au contraire d’observer, mais je me sais alors postée en équilibre sur l’un des côtés de cette frontière qui détache l’acte de créer de la réflexion théorique. À ce propos, attentive à l’évolution de la scène théâtrale française, je m’étais par ailleurs avisée que, depuis mes débuts de metteure en scène, différentes pratiques du plateau s’étaient développées et que d’autres me semblaient en germe. Placée à un moment de mon parcours d’artiste où j’étais curieuse d’approfondir la découverte de nouvelles scènes qui surgissaient ça et là et auxquelles j’étais indéniablement sensible, je décidai d’en profiter pour examiner de près les fonctionnements scéniques que je sentais se modifier. Je multipliais donc mes venues au théâtre pour réunir un certain nombre de spectacles susceptibles de devenir les supports de cette investigation avec l’objectif suivant : saisir le mouvement en cours. En juillet 2008, j’en avais ainsi choisi plusieurs pour les étudier en les appréhendant comme spectatrice. Ces spectacles représentés entre 2005 et 2008 constituent un support de la réflexion menée ici. Voici ce qui avait prévalu à leur sélection : être ceux d’une génération précise – la mienne – et rendre compte d’une parité homme/femme7. Je souligne le fait que ma venue à leurs représentations n’a été à aucun moment déterminée par un possible impact politique : en me déplaçant dans les théâtres, je ne cherchais pas des spectacles éventuellement politiques, mais des spectacles que je recevais comme adéquats à la période que nous étions en train de vivre. Ceux cités ici n’ont donc pas été choisis pour leur éventuelle fonction politique : le critère pour les distinguer parmi tous ceux que j’ai vus – question d’autant plus délicate à déterminer que j’étais alors ouverte à l’idée de tout reconsidérer – constitue 7
Ce dernier point était né de ma lecture de l’article sur le rapport de Reine Prat à propos de la discrimination subie par les femmes metteures en scène – publié dans Le Monde en juillet 2006. J’avais par ailleurs aussi décidé que ce serait à partir de spectacles diffusés dans les salles franciliennes pour pouvoir concrètement démultiplier mes venues dans les théâtres. J’en profite pour remercier ici Yann Richard, qui m’avait alors conseillé de m’intéresser au travail de certains des metteurs en scène des spectacles cooptés.
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toutefois un point important. Ce critère, élaboré à la fois lentement et intuitivement, est révélateur de ce qui est en réalité une clé de cet essai : afin de saisir le mouvement en cours sur les plateaux de théâtre, j’ai choisi de réunir des spectacles que « j’aimais », et je me suis fixée d’« aimer » au moins deux représentations, si possible trois, d’un même spectacle pour le coopter. S’il faut définir plus précisément ce que cela a signifié, disons que « l’enthousiasme », « l’éclair de l’entendement » et « la fascination » ont été les réactions suscitées en moi lors des deux ou trois représentations que « j’ai aimées » de chacun des spectacles retenus8. Finalement, j’ai distingué treize spectacles parmi les cent-cinquante-huit que j’ai vus à cette fin dans divers théâtres de la région parisienne entre septembre 2005 et juillet 2008 : ceux de onze metteurs en scène – neuf plus un binôme. L’étude de ces treize spectacles constitue donc un support – qui reste toutefois secondaire par rapport au choix d’un théâtre fondé sur la philosophie de Bataille – de la réflexion menée ici. Les voici : Hanjo mis en scène par Julie Brochen (Théâtre de l’Aquarium, 2005), Sunday clothes et Elizaviéta Bam mis en scène par Alexis Forestier (Théâtre Paris-Villette, 2006, puis Théâtre de la Bastille, 2007), Dissident, il va sans dire mis en scène par Laurent Hatat (Théâtre de la Commune, 2007), Le Projet H. L. A. mis en scène par Razerka Ben Sadia-Lavant (Théâtre national de la Colline, 2006), D’Après nature mis en scène par Philippe Quesne (Forum du Blanc-Mesnil, 2007), El coup du cric andalou et Enjambe Charles mis en scène par Sophie Perez et Xavier Boussiron (Théâtre national de Chaillot, 2006, puis Centre national d’art et de culture Georges Pompidou, 2007), L’Homme de février et Machine sans cible mis en scène par Gildas Milin (Théâtre national de la Colline, 2006 puis Théâtre national de la Colline, 2008), Chair de ma chair mis en scène par Ilka Schönbein (Grand Parquet et Théâtre de la Commune, 2006 et 2007), De mes propres mains mis en scène par Pascal Rambert (Ménagerie de Verre, 2007) et 8 Je reprends ici les termes de Hans-Thies Lehmann évoquant ses « expériences » de spectateurs à l’origine du Théâtre postdramatique. (Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre postdramatique, traduit de l’allemand par Philippe-Henri Ledru, Paris, L’Arche, 2002, p. 26).
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Kindertotenlieder mis en scène par Gisèle Vienne (Théâtre de la Bastille, 2008). Cet ensemble de spectacles présentait, cela s’est révélé ensuite, certains traits saillants : aucun d’eux n’utilisait ce qu’on a coutume d’appeler les nouvelles technologies qui avaient été largement présentes dans les années 1970 et l’étaient encore davantage entre septembre 2005 et juillet 2008 ; aucun ne renouvelait les espace-temps habituels des spectacles – aucun ne durait huit, douze ou vingt-quatre heures, ni n’était joué à l’extérieur d’un théâtre – ; aucun n’était la réalisation d’un collectif… Je n’avais pas préalablement choisi d’ignorer les spectacles qui étaient réalisés à partir des diverses spécificités que je viens d’énumérer parmi ceux que j’avais vus à ce moment-là, mais ceux que « j’avais aimés » ne l’étaient pas – je n’en tire pas plus de conclusion maintenant qu’alors. En contrepartie, certains signes distinctifs reliaient plus ou moins entre eux ces treize spectacles : aucun d’eux ne s’appuyait uniquement sur la situation dramatique proposée par le texte, leur structure mettait toujours en jeu la situation du théâtre fondée sur le rassemblement des acteurs et des spectateurs dans le « ici et maintenant » de la représentation ; excepté pour Dissident, il va sans dire, aucun de leurs textes n’était considéré comme un produit achevé en dehors du plateau : Sunday clothes, Elizaviéta Bam, D’Après nature, El coup du cric andalou, Enjambe Charles et Chair de ma chair étaient au sens le plus plein des écritures de plateau, les mises en scène de Hanjo et du Projet H. L. A. avaient donné lieu à une recomposition de la structure des textes – ne serait-ce que par des ajouts de séquences –, L’Homme de février, Machine sans cible et De mes propres mains avaient été écrits par leurs metteurs en scène et Kindertotenlieder était une commande de la metteure en scène à un auteur9 ; quelques-uns de leurs metteurs en scène étaient issus des Arts plastiques – Philippe Quesne a été formé aux Arts décoratifs de Paris, Xavier Boussiron, aux Beaux-Arts de Paris, Sophie Perez a été 9 L’expression « écritures de plateau » reprend le concept défini par Bruno Tackels : l’écriture « qui part du plateau, sous toutes ses formes, textuelle, plastique, sonore » (Bruno Tackels, Les Écritures de plateau. État des lieux, Besançon, éditions Les Solitaires Intempestifs, 2015, p. 13).
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pensionnaire à la Villa Médicis ; plusieurs de leurs metteurs en scène avaient une expérience d’acteur : Julie Brochen et Gildas Milin se sont formés comme comédiens au CNSAD et, de même qu’Alexis Forestier, sont acteurs – souvent dans leurs propres distributions – et Laurent Hatat a été comédien. Deux étaient marionnettistes : Ilka Schönbein manipulait sur le plateau comme dans la plupart de ses créations et Gisèle Vienne, formée à l’École nationale supérieure des arts de la marionnette de Charleville-Mézières aussi, depuis la régie. Je précise maintenant que je me suis interrogée non sur le texte de ces spectacles mais sur leur scène : dès la période 2005-2008, mes questionnements sur les évolutions de la scène contemporaine ont pris la forme de l’étude de leurs fonctionnements scéniques. Et pour cela, lors des notes prises juste après les représentations, je n’ai considéré qu’une partie des composantes de la mise en scène de ces treize spectacles : de façon radicale, je me suis fixée d’examiner ces scènes sans tenir compte de leurs textes. Pour autant, je le précise, je n’ai jamais supposé que ces spectacles aient eu une existence en dehors de ces textes : ceux-ci étaient une donnée décisive de la très grande majorité des treize spectacles, et le texte d’un spectacle théâtral est pour moi crucial – mes recherches passées et non achevées sur les textes de théâtre en sont un signe. Au demeurant, et ce dans le prolongement de cette réflexion, je prévois de déterminer dans un avenir proche la place du texte dans le théâtre que cet essai ébauche. En effet, l’établissement des possibilités d’intervention de cette théorie du théâtre sur le « vivre-ensemble-des-hommes » nécessite de considérer l’impact de la langue10. Cette résolution d’exclure ici provisoirement l’étude des textes est donc née à ce moment-là 10 La prise en compte de ce que j’appellerai ici le thème d’un spectacle ne peut pas non plus être écartée de la question qui m’anime – je mentionnerai d’ailleurs au cours de l’essai ceux des treize scènes cooptées : l’absence, la catastrophe, l’arrestation arbitraire, le devenir asocial d’un jeune, l’inceste, les dommages causés par l’homme dans la nature, les violences sexuelles ou autres, la mort par addiction aux médicaments, le suicide sont des blessures de la communauté auxquelles s’intéressent ces scènes. Si là n’est pas le sujet de cette réflexion, je ne l’écarte que temporairement.
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de ma volonté de considérer le fonctionnement scénique de chacun de ces spectacles en lui-même. Occulter délibérément de l’étude de ces scènes la prise en considération de leurs treize textes n’a eu qu’une visée : me permettre de délimiter scrupuleusement le champ de la scène proprement dit pour mieux l’approfondir. J’ajoute que le livre de Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre postdramatique, a été un point d’articulation majeur de mon examen des fonctionnements de ces treize scènes. Son auteur, qui y cherche une définition théorique de ce qu’exige la reconnaissance du théâtre qui lui est contemporain, adresse son étude « aux personnes désireuses d’approfondir l’analyse des moyens formels, moins pour ce qui est du texte que du théâtre en tant qu’art de la pratique scénique ». À la lecture de cet ouvrage, j’ai immédiatement déterminé que je venais de trouver un outil opérationnel pour ma recherche – il était de plus, à ce momentlà, passé de mode et cela m’en simplifiait l’usage… Son livre consiste à « souligner, à titre d’exemples, des caractères spécifiques, symptomatiques pour le geste postdramatique » et à proposer « une mise en exergue catégorielle de caractéristiques stylistiques » permettant une définition, ou au moins une description, du théâtre qui lui est contemporain11. Les ébauches de catégories que j’ai commencées à établir dès septembre 2005 à partir de mes premières notes sur les représentations l’ont établi sans réserve : l’ouvrage de Hans-Thies Lehmann allait m’apporter des outils catégoriels précis pour l’étude des treize scènes. L’évidence a été telle que je m’y suis tenue. Les caractéristiques stylistiques qu’il a mises en évidence forment donc l’outil de caractériologie des fonctionnements scéniques des treize spectacles décrits dans cet essai. En m’attachant ainsi aux fonctionnements scéniques, je me focalise sur une part de ce qui est du ressort du metteur en scène – tout en remettant donc à plus tard l’étude de ce qui, dans la mise en scène, est lié au texte. Je préviens de plus dès maintenant le lecteur qu’il ne trouvera pas non plus ici l’analyse 11
Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre postdramatique, op. cit., p. 12 et 31.
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de toutes les composantes purement scéniques de ces treize mises en scène : j’ai volontairement laissé de nombreux domaines inexplorés. Dans Vers un théâtre pauvre, Jerzy Grotowski s’exprime ainsi : « Le théâtre peut-il exister sans acteurs ? Je n’en connais aucun exemple. […] Le théâtre peut-il exister sans public ? À la limite, un spectateur est nécessaire pour en faire un spectacle. Ainsi, il nous reste l’acteur et le spectateur. Nous pouvons donc définir le théâtre comme “ce qui se passe entre spectateur et acteur”12. » J’examine dans cet essai les fonctionnements scéniques de ces treize spectacles en me focalisant sur le rapport acteurspectateur. On objectera peut-être que le sujet n’est pas entièrement traité et, effectivement, je n’ai pas pour objectif de tout dire sur les fonctionnements scéniques de ces spectacles, de tout décrypter : un vide, par exemple, porte sur ce qui est habituellement associé à la scénographie, tels les lumières et les décors. En réalité, je ne considère ici que ce qui a lieu entre les acteurs et les spectateurs lors des représentations du spectacle – et ce donc, en dehors de la question scénographique. Il peut sembler qu’en conséquence je me concentre sur le jeu des acteurs. C’est en partie le cas mais l’angle adopté n’est pas exactement celui-ci. La prise en compte de cette part spécifique de la mise en scène offre en réalité un changement de point de vue pour appréhender celle-ci : j’explore, en quelque sorte, la proposition induite par l’affirmation de Grotowski – on pourra aussi relever qu’en ciblant ainsi l’étude sur « ce qui se passe entre spectateur et acteur », je me concentre sur ce que l’on retrouve dans toute mise en scène, la plus succincte soit-elle, sur ce qui en est la trame, le squelette. Ici, je considère donc uniquement le rapport acteurspectateur propre à chaque spectacle. Plus exactement, cette réflexion s’intéresse à l’acteur de la façon suivante : elle s’élabore de façon explicite à partir de ce que le spectateur reçoit de cet acteur. C’est là ce qui, pour paraître 12 Jerzy Grotowski, Vers un théâtre pauvre. Traduit du polonais par Claude B. Levenson, coll. « Théâtre vivant », Lausanne, La Cité, éditions L’Age d’Homme, 1971, p. 30-31.
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éventuellement réducteur, ne fera en vérité que prendre en compte une réalité incontournable : le spectacle est toujours au fond celui reçu par le spectateur. Ce dernier étant de fait le seul à connaître l’impact qu’a sur lui la représentation à laquelle il assiste, il est le seul à détenir ce qu’est ce spectacle. Je fais donc dans cet essai un choix précis et délicat : les treize spectacles rassemblés ne sont pas directement les objets creusés, je me concentre sur les réceptions spectatrices qu’ils ont générées. J’explore dans chacun d’eux différents fonctionnements scéniques à l’origine de la réception spectatrice qu’ils ont suscitée, et ce afin de dégager les éléments scéniques à l’origine des bouleversements de la réception spectatrice à laquelle ces scènes ont donné lieu. Chacun des metteurs en scène des spectacles m’ayant après coup donné la possibilité d’échanger sur leur réalisation, l’étude s’enrichit de plus ici de leurs explications sur leur mode de travail lié à la fabrication de ces treize scènes, notamment pendant les répétitions13. Cet essai tend donc à établir théoriquement un certain théâtre à partir de la philosophie de Bataille en recourant aux rapports acteurspectateur de ces treize spectacles appréhendés à partir de la réception spectatrice – on notera que cette méthode pour forger la théorie d’un théâtre politique autre que le Théâtre épique s’apparente une fois de plus à celle de Bertolt Brecht qui avait élaboré sa propre théorie à partir de son spectateur. Une imprécision demeure : de quel spectateur s’agit-il ? Je n’ai à aucun moment envisagé d’occulter l’unicité de la réception de chaque spectateur, cela serait revenu, en atrophiant chacune d’elles, à fonder la réflexion sur un matériau approximatif. J’ai en effet toujours exclu de considérer la réception du public dans sa globalité. Et comment étudier de manière approfondie la réception d’un autre spectateur… ? Faute d’alternative, le champ exploré ici est explicitement celui de ma propre réception – on conviendra avec moi, je l’espère, que ce choix offre au moins une certitude : la réception particulière étudiée ici provient d’un récepteur localisable… Dans cet essai, le 13 Je leur suis reconnaissante pour la richesse de ces échanges, ainsi qu’aux acteurs, pour leurs éclaircissements concernant leurs propres pratiques sur ces scènes.
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mode d’appréhension de la scène théâtrale en vue d’inventer un théâtre bataillien est donc le suivant : j’ai choisi de réunir un ensemble de spectacles que « j’ai aimés » pour pouvoir ensuite examiner la réception que j’en ai eu. Ma réception est systématiquement celle qui nourrit l’étude – pour être éventuellement une mauvaise spectatrice à certains moments des représentations, je n’en suis pas moins la spectatrice de cette investigation. Chacune des représentations auxquelles j’ai assisté a été le moyen d’une connexion et celle-ci est l’objet examiné pour appréhender le théâtre. C’est ainsi que les réceptions spectatrices que ces treize spectacles ont suscitées chez moi constituent la matière par laquelle j’appréhende le théâtre dans cet essai. Cela formulé, la notion d’objectivité ainsi transférée à ma réception garde-t-elle encore un sens ? Je pense qu’au fil des pages cette éviction se dessinera comme la marque d’une cohérence entre le sujet de l’essai et les outils mis en œuvre pour la mener. Je propose donc au lecteur de parcourir l’ensemble de la réflexion sur le rapport acteur-spectateur de ces spectacles contemporains au regard de la philosophie de Bataille avant de répondre à cette question. * Cet essai cherche donc à forger l’amorce d’une nouvelle théorie de la scène théâtrale à partir de la philosophie bataillienne, et pour cela je considère ici le théâtre depuis l’ensemble formé par treize scènes de metteurs en scène contemporains. Comment la philosophie de Bataille et mes réceptions de ces treize scènes s’articulent-elles ? Il faut tout d’abord s’aviser que l’étude de mes réceptions spectatrices de ces treize spectacles attribue à chacun d’entre eux un rôle particulier : à partir de certains de leurs fonctionnements scéniques, ces derniers sont arbitrairement considérés ici comme treize matérialisations scéniques réalisées du théâtre que je cherche à faire advenir. Ce théâtre que l’essai élabore – donc inexistant au moment de la création de ces spectacles –, je le pose comme celui qui aurait donné naissance à certaines de
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leurs caractéristiques scéniques. Je suis effectivement partie du principe, délibérément personnel, que certains des fonctionnements scéniques de ces treize spectacles constitueraient les premières matérialisations de mon théâtre, celui qui, présent encore à l’état embryonnaire dans mes réceptions des représentations de ces treize scènes, prend petit à petit forme dans les pages qui viennent – et le pari de cette réflexion étant, bien sûr, qu’il s’établisse au-delà pour se réaliser et se déployer dans l’avenir, un épilogue clôt l’essai en évoquant quatre spectacles représentés en 2017 ou 2018 au regard de cette théorie. Je précise ceci : il me semble possible que la lecture de la première moitié de cet essai donne l’impression que la réflexion consiste essentiellement en une série d’analyses de mes réceptions de certaines séquences de ces treize spectacles. Afin d’éviter au lecteur cette interprétation, je signale ici l’importance des synthèses qui, dès le premier chapitre de la première partie, permettent de déterminer une composante de cette théorie. En effet, je le souligne, l’enjeu de cet essai est bien le suivant : ici, dès les premières pages, prend corps une théorie du théâtre à partir de la pensée de Bataille. Dans ce texte, les caractéristiques scéniques que je choisis d’examiner pour chacun des treize spectacles sont, en quelque sorte, des matériaux dont je me sers pour construire ma théorie. Autrement dit, dans cet essai, je choisis de faire usage de certains des fonctionnements scéniques de ces spectacles. Et si je n’ai jamais eu pour objectif de retracer l’ensemble de ce qui a eu lieu sur ces scènes, c’est justement parce que je n’ai eu en permanence que celui d’extraire de chacune d’elles ce que je pensais susceptible d’apporter à la théorie que j’élabore. Je résume : le geste à l’origine de cette réflexion vise à fabriquer théoriquement un théâtre susceptible d’intervenir sur « l’être-en-commun-deshommes », et je choisis de le fonder pour cela sur la philosophie de Bataille. Cet essai – première pierre de ma théorie – détermine le mode de connexion entre l’acteur et le spectateur propre à ce théâtre et, à cette fin, je me sers de mes réceptions spectatrices de certains des fonctionnements scéniques propres aux treize scènes que j’ai cooptées. Dans cet essai, mon geste consiste bien à m’appuyer sur la pensée philosophique de
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Bataille pour inventer le théâtre que je cherche, en considérant la scène théâtrale contemporaine à partir de mes réceptions de séquences de ces spectacles que « j’ai aimés » – et que je pense symptomatiques des bouleversements à l’œuvre depuis les dernières décennies. La question de ma réception se décline dans les pages qui viennent et la lecture de l’ensemble de l’essai entérinera le fait que ces expériences spectatrices sont ici des matériaux pour construire : les analyses de mes réceptions des spectacles, qui ne forment pas le centre de mon propos, sont utilisées en vue d’un objectif plus ambitieux qui est, strictement, d’inventer une théorie d’un théâtre articulé sur la philosophie de la dépense. Si, au fil de l’essai, je donne à lire le processus qui intègre notamment la prise en compte de mes réceptions des treize scènes et si, pour finir, l’épilogue propose une lecture de quatre spectacles de 2017 et 2018 au regard du théâtre que les pages précédentes auront fait advenir, la conclusion du livre se détache, elle, de tout spectacle pour restituer cette théorie en elle-même : les grands axes du Théâtre de l’accord y sont synthétisés. Tout en l’inventant, je tente d’effectuer le geste de mise en relation de mes réceptions spectatrices des treize scènes et de la philosophie de Bataille avec exactitude : celui-ci fait l’objet d’un soin attentif et rigoureux, mais jamais systématique. Parfois, pour déterminer un élément théorique concernant le spectateur de mon théâtre, je corrèle dans un second temps l’analyse de ma réception d’une caractéristique des scènes cooptées à une donnée de la philosophie de Bataille. Parfois à l’inverse, la pensée de Bataille ouvre le propos en offrant un angle d’analyse de ma réception d’une caractéristique de ces scènes, puis le conclut pour, le projetant au-delà, établir une nouvelle donnée théorique du rapport acteur-spectateur de mon théâtre. Et si, dans certaines pages, une nouvelle composante de la connexion acteur-spectateur propre à mon théâtre apparaît enchâssée dans les analyses de mes réceptions des scènes cooptées, a contrario certains chapitres élaborent de façon très essentiellement abstraite un élément théorique de ce théâtre imaginé à partir de la philosophie de la dépense.
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Voilà maintenant introduits les éléments qui préludent à la lecture de cet essai en trois parties. La première – Chaos et exubérance – établit que les scènes du théâtre que je définis théoriquement projettent le spectateur hors du monde de l’utile par le sacrifice de la raison. La deuxième – Le théâtre et l’accord – détermine que ce théâtre œuvre à instaurer la « communication » – dans l’acception bataillienne du terme ; elle énonce que, directement issus de l’activité humaine de la dépense, les scènes qu’il génère relèvent de la catégorie des dépenses improductives et elle donne naissance au Théâtre de l’accord. La troisième – Expérimenter l’inconnu du temps – déplie les différents axes de la pratique spectatrice que ce théâtre propose : exploration de l’inconnu et expérience du temps en lui-même ; cette dernière partie précise comment les scènes du Théâtre de l’accord mettent en jeu notre appartenance communautaire. Née de mon désir de faire du théâtre pour intervenir sur le « vivre-ensemble-des-hommes », de mon aspiration à pratiquer la scène pour bouleverser l’organisation de notre société libérale fondée sur l’hégémonie de l’intérêt individuel et le principe de croissance, cette réflexion qui tente de refonder le théâtre contemporain à partir de la philosophie de Georges Bataille inscrit le rapport acteur-spectateur à l’œuvre sur la scène contemporaine dans cette pensée – d’un tragique vitaliste – de la dépense. Elle entreprend ainsi de construire le premier fragment d’une nouvelle théorie de la scène.
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I Chaos et exubérance
1. Sortir du sommeil de la raison
1.1. Le son : principe d’incertitude Compte tenu de leur place dans le paysage théâtral contemporain, les nouvelles technologies étaient presque inexistantes sur les scènes des spectacles qui émaillent cette réflexion. Un outil technologique familier était toutefois présent dans deux d’entre eux, qui intervenait sur la relation entre les acteurs et les spectateurs. Le micro, qui décuple l’intensité et les infimes particularités de la voix, était utilisé de façon quasi permanente dans Elizaviéta Bam et Kindertotenlieder. Cet instrument opère des décalages. Révélateur d’intimité, il permet aux spectateurs d’accéder aux acteurs comme à des « je » ouverts de l’intérieur et ce qu’il crée alors est paradoxal : en même temps qu’il dévoile, il dissocie la source de l’émission de ce qui l’émet – la voix, du corps de l’acteur – pour la rattacher à la source de la réception – l’enceinte. Le spectateur entend l’intime de la voix sans corporéité et détaché de son lieu d’origine. Le micro scindant les espaces pour les reconfigurer, ce n’est plus un « Moi mais “Ça” qui parle », son utilisation en scène morcelle l’identité : les voix qui passent par les micros nous parvenant détachées du corps des acteurs, elles rejoignent la condition d’un objet extérieur situé entre le vivant et le machinique14. Spectatrice, je me trouvais donc dans le même geste reliée à une intimité et placée à distance. Dans Kindertotenlieder, cette mise à distance était de plus démultipliée par le fait qu’il s’agissait essentiellement de play14
Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre postdramatique, op. cit., p. 242. Frédéric Maurin décrit avec précision cet impact du micro. (Frédéric Maurin, Robert Wilson. Le temps pour voir l’espace pour écouter, coll. « Le Temps du théâtre », Arles, Actes Sud / Académie expérimentale des théâtres, 1998, p. 162-163).
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back : les voix des acteurs qui avaient été auparavant enregistrées me parvenaient pendant que je voyais un acte mimétique se produire devant moi, l’acteur cherchait à reproduire sa profération au plus proche de ce qu’elle avait été au moment de l’enregistrement. Cela n’était pas perceptible avec certitude : d’une part je ne distinguais pas l’enregistrement de la voix amplifiée, d’autre part cela changeait au cours du spectacle – « qui parle ? ». Ma perception, à la fois accès à l’intime de la voix, proximité physique des corps, distance créée par le média technologique et reconfiguration de l’espace, se complexifiait à l’extrême et mon rapport à ceux qui se trouvaient sur scène s’en trouvait brouillé. Dans les deux spectacles, ce morcellement du locuteur me détachait légèrement de la question du sens pour me centrer sur celle de son identité – le micro altère ainsi l’attention que le spectateur accorde à la signification. De plus le jeu de l’acteur se trouvait légèrement modifié par ce support technologique : quand les retours fonctionnent, le son qui parvient aux oreilles des acteurs qui le produisent n’est pas habituel, la réception qu’ils ont de leur propre travail ressemble à celle qu’en ont les spectateurs. Dans les deux spectacles, l’acteur travaillait donc, d’une part dans une dépossession – sa propre voix était dé-spatialisée –, d’autre part avec un partenaire dont l’identité lui parvenait morcelée – la voix de ses partenaires qui provenait des enceintes était détachée de son point d’émission et sans corporéité pour lui aussi. Mon rapport de spectateur à cet acteur lui-même pris dans ces questions s’opacifiait d’autant. Perturbation de la fonction de communication – au sens habituel du terme –, brouillage de la distance qui sépare les êtres présents, morcellement de l’identité de l’autre, effacement du sujet qui profère : dans Kindertotenlieder et Elizaviéta Bam, la dynamique de l’échange dialogique qui caractérise le régime dramatique s’atténuait du fait du micro qui décalait le mode habituel de sa mise en jeu. Dans L’Homme de février, Machine sans cible et Hanjo, Gildas Milin et Julie Brochen utilisaient le son pour sa capacité à nous atteindre par la sensation. Dans la séquence finale du concert de L’Homme de février, Gildas Milin et certains des
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musiciens chantaient accompagnés par le groupe. Il serait bien sûr possible de s’intéresser à cette musique et d’en parler en tant que telle, mais c’est à la matérialité de l’onde sonore et non à une esthétique musicale que le metteur en scène s’attache. Il m’explique que, la scène théâtrale convoquant les deux formes de perception visuelle et sonore, son attrait pour le théâtre est lié au son car celui-ci a cette particularité : la perception analytique et la perception sensorielle s’y trouvent d’égale importance. En conséquence, le son introduit ce qu’il appelle un « flottement » qui met à l’épreuve le type même de réception : cette dernière repose alors sur ce que le metteur en scène nomme un « principe d’incertitude » – cela fait-il du son un mode d’approche du chaos ? La capacité du son à déplacer les repères intéresse Gildas Milin pour le jeu de glissement permanent qui en résulte : l’opération que le spectateur effectue quand il cherche à « caser quelque part », dans un endroit répertorié, sa réception d’un son est impossible. Se trouvant en situation de décalage par rapport à ses propres repères, il reste alors ouvert quant à sa réception ; c’est cette propriété qui intéresse particulièrement le metteur en scène. Cela n’est pas sans rapport avec ce que poursuit Julie Brochen : elle explique que dans Hanjo le chant tout à la fois mettait en danger et rassemblait. L’impact de cette caractéristique du son dans ces trois spectacles variait toutefois d’un metteur en scène à l’autre car si le son faisait perdre leurs repères aux acteurs des deux metteurs en scène, seul Gildas Milin cherchait aussi à altérer ceux du spectateur. Ce flottement lui permettait de réinscrire le spectateur de L’Homme de février et de Machine sans cible dans une « mobilité » qui lui semble proche du rapport au monde que celui-ci a dans la vie. Elizaviéta Bam est une pièce écrite par l’auteur russe Daniil Harms autour du thème de l’arrestation – le spectacle évoque une arrestation arbitraire15. Tel un patchwork, les scènes s’y succèdent dans un désordre fondé sur la collision de différents genres. La fable se caractérise donc par une forte 15
L’auteur fut arrêté en 1941 et interné dans un asile psychiatrique où il mourut.
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déconstruction. Dans ce spectacle de la compagnie des Endimanchés (2007, Théâtre de la Bastille, mise en scène Alexis Forestier) la scène était une réalité à recevoir comme telle en dehors de toute notion de représentation : le son produit par les interprètes faisait passer l’intrigue au second plan. Celleci, qui raconte donc l’arrestation du personnage éponyme, était envahie de façon intermittente par des jeux sonores amenés comme autant de propositions plus ou moins intempestives des acteurs et des musiciens. Le chaos allait augmentant au fur et à mesure de la représentation et l’apogée du spectacle était sonore : une mise à mort du personnage principal se déroulait dans une cacophonie instrumentale atteignant la limite du supportable pour l’ouïe. À ce moment-là les instruments du spectacle étaient utilisés par tous les interprètes de manière à faire le maximum de vacarme – excepté Alexis Forestier, qui s’était discrètement éclipsé. Ces minutes de la partition sonore du spectacle étaient conçues en vue d’une réceptivité sensorielle maximale du spectateur. Or, l’accumulation de sons poussés à une forte intensité crée elle aussi un flottement : le nombre de décibels affole la réceptivité et empêche l’auditeur d’assigner aux sons leur provenance. Je ne discernais plus ce qui construisait le moment sonore et ce qui émergea ensuite pris la forme d’un avènement : le sensoriel mis en jeu par cette partition sonore s’était associé à la naissance d’un sens. Une fois ce paroxysme passé, la scène redevenant plus calme, cette cacophonie avait pour moi résonné comme une rupture générant un sens à venir. Épousant une absence de sens intrinsèque au texte que les choix de mise en scène avaient jusque-là exacerbée, le son – alors, tintamarre – avait fait apparaître un sens nouveau : en décuplant le principe d’incertitude constitutif de la perception sonore, la partition musicale avait brouillé au maximum ce qui constituait le spectateur comme un sujet conscient, elle avait désagrégé sa capacité à appréhender ce à quoi il assistait à partir de la dualité objet-sujet16.
16 L’expression « principe d’incertitude » qui parcourt ce sous-chapitre est celle de Gildas Milin. Lors de nos conversations, il l’emploie toujours à propos du son.
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Dans ces spectacles de Gildas Milin, Julie Brochen et Alexis Forestier, le son neutralisait plus ou moins la capacité analytique du spectateur pour l’ouvrir à de nouvelles formes de compréhension. Quand il est ainsi choisi pour le principe d’incertitude ou la mise en danger qu’il engendre, pour sa capacité à déplacer les repères habituels ou pour déstabiliser le spectateur en affolant sa réceptivité, le son brouille ce qui permet au spectateur de distinguer l’analyse de la sensation et le conduit à établir un sens nouveau. Ces scènes cooptées pour inventer le théâtre que je cherche, dont la partition sonore mettait ainsi en cause la capacité d’analyse du spectateur, s’érigeaient sur une connaissance autre que celle, scientifique, de la raison.
1.2. Dissoudre la signification et éviter la rationalité Georges Bataille déclare dans Le Coupable : « L’homme a doublé les choses réelles, et lui-même, de mots qui les évoquent, les signifient et survivent à la disparition des choses signifiées. Mis en jeu de cette façon, ces mots forment euxmêmes un royaume ordonné […]. Ce royaume s’est substitué à l’être dans la mesure où l’être immédiat est conscience sensible. À la conscience informe des choses et de soi-même s’est substituée la pensée réfléchie, dans laquelle la conscience a remplacé les choses par les mots. Mais en même temps que la conscience s’enrichissait, les mots – évocation des êtres irréels et réels – ont pris la place du monde sensible » (t. V, p. 379). Dans L’Expérience intérieure, il conclut : les mots « ne servent qu’à fuir. […] C’est par une “intime cessation de toute opération intellectuelle” que l’esprit est mis à nu. Sinon le discours le maintient dans son petit tassement » (t. V, p. 25). Ce qui, dans l’homme, l’intéresse est étranger au discours : « bien que les mots drainent en nous presque toute la vie […], il subsiste en nous une part muette, dérobée, insaisissable. Dans la région des mots, du discours, cette part est ignorée. » (T. V, p. 27.) Or, l’homme ne peut être pleinement lui-même sans accéder à cette part insaisissable.
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Découvrant pour la première fois le travail des Endimanchés – je verrai Elizaviéta Bam l’année suivante –, j’entrai dans la salle du théâtre pour assister à Sunday clothes (2006, Théâtre Paris-Villette, mise en scène Alexis Forestier). Excepté un espace dégagé au fond du plateau, la scène était largement occupée par des instruments de musique, et des objets hétéroclites suspendus surplombaient l’ensemble. Impression immédiate que les instruments existaient en eux-mêmes et non uniquement pour produire de la musique : leur présence, leur volume, leur aspect et leur matière étaient tangibles – dans Elizaviéta Bam, l’importance de cette matérialité sera encore amplifiée par le fait que certains objets sonores ne seront pas des instruments de musique, pas même rudimentaires. Dans Sunday clothes, une couverture, un marteau, un tuyau métallique… étaient donc accrochés aux cintres. Au-delà des instruments de musique, l’objet était une portion de réalité surgissant. Le metteur en scène Alexis Forestier avait construit le spectacle à partir de la mémoire musicale de la Compagnie, les interprètes étaient majoritairement des musiciens – le batteur David Besson, le pianiste Alexis Forestier, la contrebassiste Moïra MontierDauriac et, aux claviers, Antonin Rayon – et les deux acteurs Cécile Saint-Paul et Marc Bertin chantaient. Le spectacle s’articulant autour de morceaux musicaux joués directement pour nous, la colonne vertébrale du spectacle était un concert. Sunday clothes était un théâtre-événement : le spectacle n’imitait pas le réel, il créait ce concert particulier. Ni personnage, ni fable, tout se condensait dans l’instant passé ensemble, Cécile Saint-Paul, Marc Bertin et l’ensemble des interprètes construisaient leur jeu par des adresses au public et des moments de connivence liés à la musique. La situation théâtrale était la situation du concert et cette dernière faisait apparaître le théâtre : nous assistions à un moment musical en instance permanente de délitement ; de là naissait l’instant du théâtre – notre audition était théâtralisée par un scénario délicatement mais inéluctablement déliquescent. À la fois discrète et systématique, cette destruction se doubla à un moment d’une menace : certains objets suspendus au-dessus de la scène où évoluaient les acteurs chutèrent. Une fois le premier tombé la menace devint d’actualité et je restai sur le qui-vive : la catastrophe fondait cette scène.
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Loin d’évoluer en parallèle, le théâtre trouvait donc sa place par touches légères et décisives au fur et à mesure de la représentation. Les corps nous donnaient les signes d’erreurs et de décalages des interprètes : après un temps, je perçus des regards entre ces derniers ainsi que de menues modulations, gestuelles ou rythmiques. Sans que je sois tout d’abord certaine de bien saisir leurs réactions discrètes à ce qui se déroulait, ces échanges de regards et ces légers changements dessinaient les marques ténues des stupeurs et inquiétudes générées par les imprévus qui ponctuaient le concert. Au fur et à mesure ces signes furtifs m’absorbèrent et je me mis à imaginer en parallèle d’éventuelles affinités entre les interprètes. Contrairement aux regards et réactions qui influaient sur le rythme, celles-ci ne naissaient pas de la façon dont le concert se déroulait, elles ébauchaient ce qui relevait peut-être d’empathies entre les interprètes dans un ailleurs et elles prenaient la forme d’histoires silencieuses à peine esquissées. Celles-ci restaient superflues et secondaires, la nature de l’événement n’aurait pas changé si on les avait effacées. Au fil du concert qui se révélait ainsi autre, se fabriquaient ces imperceptibles fictions. Leur légèreté était extrême et je distinguais qu’elles se donnaient comme autant de possibilités nées lors du travail des répétitions. Elles prenaient l’aspect d’un ensemble de traces des séances de travail qui avaient préparé l’événement pour dessiner des rapports de présence entre les acteurs. Elles étaient de façon plus ou moins lointaine porteuses d’affinités entre le chanteur et Cécile Saint-Paul, entre Alexis Forestier et la contrebassiste et dans ce quatuor se dessinait parfois le principe du double – d’un couple par un autre. Un échange de regards entre deux interprètes, un déplacement conjoint entre deux autres surgissaient comme légèrement fictionnés. Si dans l’instant je ne leur accordai qu’une légère importance, je me surpris ensuite à prolonger ces amorces d’histoires : de quel autre échange plus profond, de quel lien entre ces deux acteurs pouvaient-elles être la marque ? Si l’imagination du spectateur s’y prêtait, une ou plutôt des histoires constituaient petit à petit en filigrane un arrière-plan. Cette mise en jeu de l’imagination, que je retrouvai d’ailleurs dans Elizaviéta Bam, concernait essentiellement les rapports – peut-être affectifs mais qu’importe, ce qui leur
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donnait leur teneur spécifique était surtout d’être désignés comme ignorés de nous – que les interprètes pouvaient avoir contractés pendant ces instants privilégiés de rencontre que sont parfois les moments de répétition d’un spectacle. Construites à partir de gestes, de regards, de déplacements ou de la conscience décuplée d’un corps voisin – quand il s’agissait des acteurs –, ces ébauches de fictions nous laissaient imaginer, plutôt qu’elles ne les racontaient, les multiples cheminements relationnels et les affinités susceptibles de s’être dessinés au sein du groupe. La légèreté de ces mouvements était extrême : on aurait pu les envisager nés d’improvisations mais cela serait revenu, déjà, à en souligner l’existence. Ce qui est certain, c’est que ces moments étaient représentés : les acteurs, dont le jeu se constituait dans le « ici et maintenant » de la scène fondée sur la situation théâtrale, faisaient ce qui leur avait été demandé. Et ces impressions naissaient manifestement du travail de mise en scène plutôt que de celui des interprètes – lorsque j’en parlerai avec Cécile Saint-Paul, elle ne me les indiquera pas comme un élément de son jeu. Ces histoires subreptices nées du temps passé ensemble faisant partie du spectacle, la situation théâtrale était donc très légèrement fictionnée : les acteurs faisaient comme s’ils inventaient ces gestes, ces déplacements – bref, ces éléments d’une fiction – dans l’instant. Grâce des moments d’affinités et d’accords qui restent comme en suspens, tentative de rendre l’insaisissable des échanges humains là où rien n’impose de les instituer ou de les figer : ces instants de Sunday clothes imprégnaient le spectacle d’une nostalgie. Après coup celle-ci révélait sa teneur : ces ébauches d’histoires sans paroles entre les interprètes faisaient des moments de rencontres spécifiques que sont les répétitions un espace-temps d’utopie. Et cette utopie concernait peut-être la valeur des rapports humains – peut-être, car l’horizon d’utopie sur lequel se fondaient ces instants restait ouvert. Dans les deux spectacles des Endimanchés, la scène visait à restituer un espace et un discours non hiérarchisés par le sens. La polyglossie est un élément récurrent des spectacles de cette compagnie. Le texte d’une séquence de Sunday clothes était dit alternativement en anglais et en français par Cécile Saint-Paul :
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l’actrice reprenant successivement chaque morceau de texte dans chacune des deux langues, il s’agissait bien de profiter de la spécificité du son puisque le sens nous en était donné par ailleurs, comme pour s’en débarrasser. Et dans Elizaviéta Bam la langue russe, langue originale du texte de Daniil Harms, intervenait très vite. Dans ces séquences, elle était à nouveau proférée pour le pur plaisir des sonorités qui nous parvenaient d’autant plus que le sens nous en était inconnu. L’actrice occupait une place centrale et mon intérêt était entièrement focalisé sur son jeu qui rendait ce pur plaisir d’une langue expurgée de toute signification. La profération donnait les signes d’une aphasie : Cécile Saint-Paul usait d’une sorte de bégaiement, donnait à entendre des lacunes du sens, des discontinuités et des maladresses. Précisément, c’était l’inanité du sens qui nous était donnée : la comédienne explorait la matérialité sonore comme seul reste d’un sens perdu. L’effet de désastre au fondement de la scène de Sunday clothes minait le langage pour prendre une dimension humoristique qui n’effaçait nullement le désarroi fondamental dont il était la marque : la dimension comique naissait du caractère artificiel de cette langue ainsi démunie de sa signification et de l’absence d’évidence qu’il y a à dire – jeu où excelle Cécile Saint-Paul. Polyglossie ou aphasie, la langue me parvenait comme un objet singulier et l’intérêt porté au grain de la voix, à la texture des sons et à leur matérialité sonore, à la ligne sonore de la langue indépendamment de toute autre notion dénote l’importance que celle-ci a pour Alexis Forestier et Cécile Saint-Paul. La modalité première de cette langue étant la matérialité de la voix avec ses variations et ses idiosyncrasies s’entremêlant aux sons musicaux, la scène était le lieu de l’impact sensoriel de la langue : je devenais l’auditrice d’une étrange pâte sonore. Sur cette scène où, si le fonctionnement de la parole n’était pas dramatique, il était crucial en même temps que décentré, le dispositif de concert, les jeux d’interruption, la quête inassouvie d’une théâtralisation inscrivaient la langue dans un ensemble polyphonique qui tirait la parole hors de la sphère de la signification.
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Dès le début de L’Homme de février, chutes, ruptures soudaines, parcours seuls ou à plusieurs, façons d’arpenter l’espace… : la cinétique m’apparut comme un fondement de cette scène. Nous étions en présence de gens qui jouaient avec le mouvement. La donnée ludique se confirma par le fait que les règles semblaient simples bien qu’incompréhensibles. Gildas Milin m’explique que pour lui « le pari numéro un […] est le pari du déconditionnement ». Il cherche à créer chez le spectateur de nouvelles correspondances en dehors de toute compréhension, à convoquer chez lui cette forme d’« intelligence » qui consiste à « regarder sans images préexistantes » pour enclencher un « faire autrement ». Ses spectacles s’instaurent sur le mode d’entendement suivant : celui d’une intelligence par l’émotion. Et en effet, on pouvait sérieusement penser la scène de L’Homme de février comme un espace d’expérimentation de techniques qui s’ingéniaient à éviter la rationalité. Le metteur en scène réagit d’ailleurs vivement au reproche de certains spectateurs qui regrettaient parfois de ne pas toujours comprendre ce qui se passait dans le spectacle : « Mais comme la vie, non ? », s’exclame-t-il. De même, la signification de ce qui était proféré par les acteurs – et écrit par Gildas Milin, qui est aussi l’auteur du texte – ne nous parvenait qu’incomplètement à plusieurs reprises. Par exemple, dans la séquence qui ouvrait le spectacle, celle d’une désintégration du personnage de la chanteuse, l’extrême rapidité du débit de l’actrice Julie Pilod ne permettait pas de tout comprendre. Et, à l’instar du texte du spectacle qui racontait l’histoire d’un personnage disloqué en de multiples espaces, le corps et la profération de l’actrice présentaient aux spectateurs un éclatement de l’unité du sujet. Mouvements et profération : « quelque chose comme “l’absence de sens” […] se constate » dans ce spectacle17. Gildas Milin ne s’appuie pas sur la compréhension pour entrer en relation avec le spectateur.
17 Comme le formulait Hans-Thies Lehmann – en citant Bataille, d’ailleurs – à propos du théâtre qu’il étudiait. (Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre postdramatique, op. cit., p. 79).
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Le discours est indissociable du projet : la pensée discursive naît de l’engagement dans l’action et toute action est envisagée à partir d’un projet. Pour Bataille, l’extrême – ce point où s’avancer sans plus pouvoir continuer au-delà – est la seule voie donnée à l’homme pour être à la mesure de lui-même et cela lui demande de se dégager du principe du projet. Mais l’homme ne cesse d’éluder l’extrême en lui préférant le « sommeil de la raison » (t. V, p. 351). La position du philosophe est nette : « Le recours à la raison, poursuit-il dans Le Coupable, représente de la part de l’homme une renonciation » (t. V, p. 378) : la raison maintient l’homme dans son atrophie. Or, convaincu que « l’homme ne se peut trouver qu’à la condition, sans relâche, de se dérober lui-même à l’avarice qui l’étreint », le philosophe en déduit que la seule solution que nous puissions envisager aujourd’hui est le sacrifice de la raison. Voici rapidement son raisonnement. Dans L’Expérience intérieure, il écrit : « Je crois qu’on sacrifie les biens dont on abuse […]. L’homme est avide, obligé de l’être, mais il condamne l’avidité, qui n’est que la nécessité subie – et met au-dessus le don […] qui rend seul glorieux » (t. V, p. 153). Il a auparavant étudié le sacrifice comme fait historique – appliqué par l’homme sur les plantes, les animaux et les hommes – et il sait que « le sens du sacrifice est de maintenir tolérable – vivante – une vie que l’avarice nécessaire sans cesse ramène à la mort » (t. V, p. 156). Constatant, d’une part que les abus se sont déplacés – effectivement, l’homme contemporain n’a plus à compenser les abus qu’il fait des espèces végétales, animales et humaines –, d’autre part que la raison maintenant l’homme dans son atrophie, elle l’éloigne de cette part qui échappe – l’extrême –, il énonce qu’« en raison de la servilité croissante en nous des formes intellectuelles, il nous revient d’accomplir un sacrifice plus profond que ceux des hommes qui nous précédaient. […] Le suprême abus que l’homme fait tardivement de sa raison demande un dernier sacrifice : la raison, l’intelligibilité, le sol même sur lequel il se tient, l’homme les doit rejeter. » (T. V, p. 155.) Je reviens maintenant aux scènes cooptées pour cette théorie. Quand la profération de la langue par l’acteur donne lieu à une perte du sens, ce retrait de la signification met à mal les édifices formés par la raison. Spectatrice de Sunday clothes
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et Elizaviéta Bam, j’assistais à une dissolution : l’acteur dévidant la perte de sens du langage disparaissait en tant que sujet. Cette scène s’appliquait à abolir le pouvoir des mots. Et, de même que les scènes d’Hanjo et Kindertotenlieder dont les partitions sonores altéraient la capacité d’analyse du spectateur, celle de Gildas Milin qui s’ingéniait à inventer des techniques pour éviter la rationalité s’inscrivait de même dans ce courant de pensée où la raison, loin d’être première, doit au contraire être restreinte à son minimum pour nous permettre de saisir le monde qui nous entoure. Voilà déterminé le premier élément théorique du théâtre que je cherche : celui-ci mettra à bas la raison. Une grande diversité caractérisera a priori les scènes de ce théâtre sur ce point, mais, en proposant au spectateur d’autres modes que l’approche scientifique, il s’opposera à l’hégémonie de la raison que Bataille réfute.
1.3. Les objets anthropomorphes : une ouverture sur l’inconnu Dans La Part maudite, Bataille détermine que si la pression exercée par la vie est à l’origine de la croissance, un autre mouvement s’exerce en sens inverse : l’anéantissement de l’excédent est présent dans la nature. Il constate que sa forme « la plus remarquable est la mort » (t. VII, p. 39). La mort est la plus grande dépense de la nature, et le philosophe souligne que l’homme lui doit d’être en vie : « la mort répartit dans le temps le passage des générations. Elle laisse incessamment la place nécessaire à la venue des nouveau-nés et nous maudissons bien à tort celle sans qui nous ne serions pas » (t. VII, p. 41). Or, dans notre société libérale, elle est ce qui échappe : « Le temps à venir constitue si bien ce monde réel, écrit-il dans Théorie de la religion, que la mort n’y a plus de place. Mais c’est pour cela justement qu’elle y est tout » (t. VII, p. 309). Dans notre société libérale, elle fait partie de ce que le politique rejette de sa sphère. La scène de Gisèle Vienne captive tout en créant un malaise qui provient du fait que son fonctionnement marionnettique
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instaure une relation avec la mort. Dans Kindertotenlieder – qui évoque des pulsions mortifères, avec fantômes de suicidés et violences diverses – (2008, Théâtre de la Bastille, mise en scène Gisèle Vienne), nous apprenions lors d’un échange dialogué entre une poupée-garçon-meurtrière et une poupéegarçon-suicidaire que nous étions en présence de défunts. Mêlés aux acteurs, les mannequins et les robots, dont la rigidité rappelle le cadavre, opéraient un entremêlement du monde des morts et de celui des vivants. Quand j’étais entrée dans la salle, des silhouettes humaines immobiles attendaient sur scène, toutes de dos ou quasiment, fixes dans la pénombre et habillées comme des personnages contemporains de jeunes – portant baskets, jeans et sweat-shirts. Elles ne se différenciaient les unes des autres que par de légères modulations de taille. Dès ces premières minutes, rien d’évident ne m’avait clairement distinguée, moi spectatrice presque immobilisée dans mon fauteuil, de ces personnages en attente qui regardaient dans la même direction que moi. Au fur et à mesure de la représentation, ces silhouettes anthropomorphes s’étaient révélées pour certaines être celles d’acteurs, pour d’autres être celles de poupées et de robots. Mais dès le premier instant, le brouillage de la frontière entre l’animé et l’inanimé avait opéré. Au fur et à mesure du spectacle je ne savais plus exactement : étais-je comme ces silhouettes humaines condamnées à ne plus se mouvoir, comme ces poupées inanimées que j’avais tout d’abord confondues avec les acteurs ? Étais-je comme ces silhouettes animées qui m’entouraient dans les fauteuils avoisinants et qui se trouvaient dans la même posture que certaines de celles qui sur le plateau, longtemps après le début du spectacle, se révélaient être encore des poupées ? Étais-je comme ces êtres humains joués par les acteurs qui, devant moi, flirtaient dangereusement avec une violence morbide ? Le spectacle décalait mes attentes : l’image instaurait un jeu de similitude entre l’être humain et sa copie. La mimésis ne s’appliquait plus ici au monde mais au corps – effectivement, lors des répétitions les acteurs, la chanteuse et les danseurs avaient cherché à avoir la qualité de présence de mannequins18. 18
Comme Jonathan Capdevielle qui joue dans ce spectacle me l’explique.
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Gisèle Vienne applique au pied de la lettre cette maxime sur sa propre scène : « Le mannequin, dans mon théâtre, doit devenir un modèle par lequel passe le vif sentiment de la mort et de la condition des morts. Un modèle pour l’acteur vivant19. » Sa scène se fonde sur trois états différents de la forme humaine : les poupées statiques, les robots qui sont des poupées électroniques dont la tête et les yeux bougent et les acteurs ou danseurs. S’intéressant de façon pointilleuse à tout ce qui occupe l’échelle du mouvement humain, cette metteure en scène articule son travail scénique à partir de la rigidité fondamentale du cadavre dont elle détache le mouvement comme une variation. Donnant à voir le corps humain et sa copie en faisant perdre au spectateur les repères qui lui permettent de les distinguer l’un de l’autre, Kindertotenlieder rendait flottante la frontière qui sépare les vivants de ceux qui ne sont plus. Avec ses objets anthropomorphes, la scène de Gisèle Vienne réhabilite la mort. En renvoyant le spectateur à ce qu’il sera un jour, une forme humaine figée et froide, elle l’invite à jouer avec sa finitude. Elle détient par là une fonction : ouverture vers cet inconnu, elle tente d’installer le nouveau à partir d’une expérience d’effroi qu’elle fait vivre au spectateur. Si cette expérience s’articule sur la mort, c’est que celle-ci est la seule expérience de transformation commune à tous les êtres humains – Heiner Müller l’a expliqué à propos de l’impact de ses textes qui provenait de cette potentialité du tragique. Avec Kindertotenlieder ce n’est plus le texte de théâtre mais la scène elle-même qui propose au spectateur de se confronter à sa mort. En prenant celle-ci en compte comme une part de nous-même et en la plaçant au centre de son fonctionnement, elle nous confronte au plus grand inconnu et nous nous trouvons alors projetés hors du calcul, hors du monde du projet. Voilà établi un deuxième élément du théâtre que j’élabore ici : celui-ci sera susceptible de proposer une pratique sociale de la mort. En offrant ainsi – éventuellement, étant donné qu’une seule des 19
Tadeusz Kantor, Le Théâtre de la mort. Textes réunis et présentés par Denis Bablet, Lausanne, L’Age d’Homme, 2004, p. 241.
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treize scènes cooptées s’y emploie – au spectateur de vivre cette expérience dont la société le prive, cette scène le reconnectera au double mouvement qui, reliant la mort à la vie, fait rejaillir l’éclat de la vie.
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2. Une coexistence des contraires
2.1. Convoquer le chaos pour raviver l’exubérance de la vie Gisèle Vienne explique que l’effroi était encore au centre de Kindertotenlieder d’une autre manière. La fiction prenait appui sur l’imitation d’un événement réel : le décor de montagnes enneigées et l’entrée de deux comédiens masqués faisaient référence au rituel païen de la fête des Perchten qui se déroule chaque année dans les montagnes autrichiennes. Les Perchten sont des personnages de légende inspirés du culte de la déesse Perchta qui font partie des traditions du pays de Salzbourg où des défilés, processions et danses ont lieu en hiver pendant la période de Noël. Cette sorte de carnaval relativement violent a lieu chaque année durant une semaine. Les Perchten, des humains habillés en monstres poilus avec des chaînes, des cloches et des fouets, descendent dans la vallée et provoquent physiquement les gens : chassant ceux qui auraient pêché, ils vont à eux et peuvent aller jusqu’à les frapper. Selon Gisèle Vienne, lors de cette fête « on veut faire face à ce qui nous fait peur en même temps qu’on a peur de ce qui nous fait peur » : ainsi s’offre un jeu de va-et-vient face à l’effroi – la metteure en scène précise que l’entrée en scène des deux Pertchen n’avait pas pour but de tétaniser les spectateurs, mais que les personnages convoquaient en eux-mêmes l’effroi. Kindertotenlieder s’appuyant sur son constat que le spectateur prend plaisir à « avoir peur » et à « faire face à des choses morbides », l’effroi était ici le point de connexion d’un jeu d’attraction-répulsion susceptible de faire naître un plaisir. Et ce plaisir de l’effroi qu’elle cherchait à susciter provenait encore d’un second élément introduit à un moment pivot du spectacle : avec les autres spectateurs, je fus rapidement conviée par le personnage de Jonathan Capdevielle, qui s’adressa pour cela
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directement à nous, à écouter un concert donné en l’honneur de son ami décédé dont le cercueil était sur la scène ; je vis bientôt le défunt sortir de son cercueil et déambuler dans l’espace scénique. Dans ce spectacle, le plaisir procuré par l’écoute du concert se confondait avec celui pris à la représentation de la mort. Gisèle Vienne m’indique qu’elle convoque l’effroi et la finitude parce qu’ils sont des fantasmes collectifs « identifiés comme faisant partie de tout un chacun ». Le cadre fictif de la fête rituelle autrichienne et l’entremêlement de la situation du concert et de la représentation du disparu faisaient de ces fantasmes l’axe du jeu d’attraction-répulsion à la source du plaisir du spectateur. La scène de Gisèle Vienne est fondée sur l’effroi ; ainsi arrache-t-elle le spectateur au sommeil de la raison. « Il apparaît, constate Bataille dans L’Expérience intérieure, qu’il ne faut pas une moindre perte que la mort pour que l’éclat de la vie traverse et transfigure l’existence terne, puisque c’est seulement son arrachement libre qui devient en moi la puissance de la vie et du temps » (t. V, p. 142). La vie et la mort sont indissociablement mêlées : en réintroduisant la possibilité de la disparition à chaque instant, la mort redonne donc à la vie son éclat. Dans la pensée de Bataille le tragique est explicitement vitaliste. « C’est qu’entre la mort et le rajeunissement infini de la vie, l’on ne peut faire de différence, explique-t-il ailleurs : nous tenons à la mort comme un arbre à la terre par un réseau caché de racines. » Quand nous occultons la mort, nous sommes « comparables à un arbre “moral” – qui renierait ses racines » (t. III, p. 183). Nous fragilisons alors notre vie qui s’y enracine. Puisque notre finitude nous rend perméable à la dépense incessante de la vie, nous avons aujourd'hui à prendre possession de cette dimension tragique de notre existence – de cet inconnu saisissable. Révélant la violence sans mesure de la vie, la mort met en jeu la menace qu’elle est pour la stabilité des choses. Pour renouer avec l’étendue de ses possibilités au-delà de la raison, l’homme doit donc accepter sans réserve le poids de cette horreur reconnue. De là l’idée du philosophe de placer l’angoisse au cœur du dispositif : « Une sorte de rupture – dans l’angoisse – nous laisse à la limite des larmes : alors nous nous
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perdons, nous oublions nous-mêmes et communiquons avec un au-delà insaisissable. » (T. V, p. 23.) L’angoisse naît de l’obstacle que l’homme oppose aux forces débordantes qui l’assaillent ; elle provoque ainsi une échappée hors du monde du calcul ; n’étant « pas moins que l’intelligence le moyen de connaître », elle offre une voie d’accès à « l’extrême du possible » (t. V, p. 52). Moyen dont l’homme dispose pour sortir de la léthargie de la raison, l’angoisse lui est nécessaire pour dépasser les limites que pose la raison : libre à qui est envahi par l’angoisse de reconnaître alors sa résistance à l’exubérance qu’il est. La mort étant l’inconnu par excellence – cet inconnu que nous ne pouvons rapporter à rien –, l’angoisse de la mort, la plus grande de toutes, est une chance que l’homme gâche à chaque fois qu’il l’élude. Pour devenir davantage, une ouverture sur l’inconnu, elle doit être regardée en face : la philosophie bataillienne se fonde sur l’accord avec l’horreur. La prise en compte du tragique de l’existence de l’homme est nécessaire au déploiement de ses possibilités. Le « chaos de lumière et d’ombre est catastrophe, écrit Bataille. […] L’apercevant, ma pensée sombre elle-même dans l’anéantissement comme dans une chute où l’on jette un cri. Quelque chose d’immense, d’exorbitant, se libère en tous sens avec un bruit de catastrophe ; cela surgit d’un vide irréel, infini, en même temps s’y perd, dans un choc d’un éclat aveuglant. » (T. V, p. 88.) L’échappée hors du monde de l’utilité provoquée par l’appréhension du tragique est le pendant de l’angoisse qui est le fait de l’individu isolé. « [L’individu] a peur de la mort dès qu’il entre dans l’édifice de projets qu’est l’ordre des choses, déplore Bataille. La mort dérange l’ordre des choses et l’ordre des choses nous tient. » (T. VII, p. 312.) Parce que l’homme contemporain assujetti à l’ordre des choses n’est plus de plain-pied dans l’intimité, il a besoin de l’angoisse : seule cette confrontation avec le tragique le relie encore à l’ordre intime, et lui proposer de regarder la mort en face est une des voies pour le connecter à l’exubérance, cette part nécessaire à sa vie. Le philosophe explique dans Le Coupable cette efficacité de l’angoisse. Dans le monde des choses, elle est à l’origine de l’action, mais en elle se tient la possibilité de renverser le processus : « L’angoisse est l’effet d’un désir engendrant luimême, du dedans, la perte de l’être […], mais sans doute, à
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chaque appréhension nouvelle, ce qu’un être dissimule d’angoisse abyssale (de désir) peut s’éveiller. » (T. V, p. 337.) Si l’angoisse, cette perte de l’être créée par le désir, s’offre comme le moyen d’un renversement, c’est parce qu’en elle gît le désir. Razerka Ben Sadia-Lavant explique qu’avec sa mise en scène du Projet H. L. A. – Tragédie techno –, elle tentait de répondre à la violence par l’« énergie ». La scène y devenait le lieu d’une mise en jeu d’énergie, du maximum d’énergie. Pour cela, elle avait cherché à associer ce que racontait la pièce – un meurtre –, à une jubilation. Cette metteure en scène relie le plaisir procuré par un spectacle au fait que ceux qui le fabriquent s’embarquent « dans un jeu ensemble » et elle précise que la jubilation naît pour elle des accointances du jeu avec l’enfance. Elle ajoute que ce meurtre créant un « moment de bonheur » pour les trois personnages et la musique provoquant une fusion entre les spectateurs et ceux qui se trouvaient sur scène, l’état de bonheur tendait à devenir aussi celui des spectateurs. Cette scène annoncée comme tragique, où le texte racontait ces deux blessures de la communauté que sont l’inceste et le meurtre, était donc le lieu d’une pratique jubilatoire et vitaliste. Pour Julie Brochen aussi la jubilation naît de la pratique commune. Cette metteure en scène explique que les moments chantés ponctuaient les séquences d’Hanjo car, je l’ai évoqué, le chant choral qui représente un risque pour les acteurs les rassemble. Lors de ces séquences, la pratique collective de la scène se fondait sur cette mise en danger et de là naissait son potentiel jubilatoire. Cette pratique d’un danger, du fait qu’elle était collective et qu’elle s’articulait à l’impérative nécessité de fabriquer cette scène, générait une jubilation. Sur ces deux plateaux du reste très différents l’un de l’autre, deux approches d’un chaos faisaient advenir la scène par les fabrications collectives qu’elles généraient, fabrications qui naissaient toutes deux d’une jubilation. L’Homme de février (2008, Théâtre national de la Colline, mise en scène Gildas Milin) commençait par un échange de « bonjour » entre les acteurs et chaque spectateur avant son entrée dans la salle. La situation était celle qui fonde toute
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manifestation scénique : les acteurs me saluaient en tant que participante à l’événement qui allait avoir lieu. Peu de temps après que j’aie trouvé une place sur les gradins disposés en rectangle autour de la scène, la fiction commençait, que je ne saisissais pas tout d’abord et qui allait se préciser partiellement par bribes au fur et à mesure de la représentation : L’Homme de février racontait de façon morcelée et sans chronologie l’histoire d’une destruction-construction, celle du personnage de la chanteuse du FAS – nom donné à son groupe de musique. « Cristal a toujours voulu chanter, indique la quatrième de couverture du texte de la pièce, mais elle n’arrive pas à surmonter les émotions qui l’envahissent au moment de monter sur scène […]. À coups de cocktails de médicaments, elle devient son propre laboratoire pour se forger une armure chimique, devenir quelqu’un d’autre. Jusqu’au jour où elle rencontre Christelle : cette jeune chanteuse l’invite à imaginer un personnage fictif pour l’aider à reprendre confiance en elle. » J’assistais tout d’abord à une scène de désintégration du personnage principal que les autres acteurs-personnages tentaient de suivre. Elle semblait propulsée dans des espaces invisibles – elle parlait de « code », d’« hyperfréquences », « d’algorithmes » et disait : « je me sens comme un ordinateur mais sans informations binaires »… Suite à cette longue séquence époustouflante par l’énergie de l’actrice – Julie Pilod –, nous retrouvions ce personnage avec son groupe de musiciens lors de répétitions ou de séances d’enregistrement qui entremêlaient des moments musicaux et des dialogues entre les personnages. Les spectateurs étaient tantôt dans un studio lors d’un enregistrement et tantôt spectateurs de cette fiction. La situation du théâtre installée au départ ne disparaissait pas totalement ; l’un des musiciens la réinstaurait même pleinement lors d’un bref échange avec une spectatrice : il dialoguait avec elle sur ce qu’ils étaient en train de vivre tous les deux au milieu de tous les participants. Dans la séquence suivante, les personnages enregistraient un morceau et nous étions à la fois spectateurs de la fiction et auditeurs de leur musique. Entretemps Gildas Milin, qui depuis le début du spectacle était assis au premier rang parmi les spectateurs, avait rejoint les musiciens. La représentation s’achevait sur un concert pendant
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lequel la fiction continuait sur un coin du plateau : la chanteuse du FAS prenait des médicaments avec excès – cet excès était peut-être ce qui l’amenait à l’état de désintégration auquel nous avions assisté au début du spectacle. Seule certitude, le spectacle se terminait sur ce concert, l’ensemble du parcours nous amenait jusqu’à cette fin musicale. Situation du théâtre, fiction, concert : notre position fluctuait sans cesse et les trois s’imbriquaient l’un dans l’autre sans qu’il soit possible de les dissocier clairement. Un des attraits du spectacle se situait très exactement sur cette impossibilité : assistions-nous à la représentation d’une fiction ou étions-nous les participants d’un événement scénique réel ? Nous ne pouvions choisir. L’enjeu du spectacle était de nous faire adhérer à cet entremêlement qui se jouait des frontières : L’Homme de février démantelait les repères du spectateur sur ce qui lui permet de distinguer le réel du fictif. Dans le second spectacle du même metteur en scène et auteur, Machine sans cible (2008, Théâtre national de la Colline, mise en scène Gildas Milin), la fiction se situait à deux doigts du réel : nous apprenions que sept personnages – ou était-ce les acteurs eux-mêmes ? – avaient été réunis par l’un d’eux pour expérimenter scéniquement la question de l’amour et que chacun allait devoir prendre la parole sur le thème de l’amour et de l’intelligence. Pour le spectateur qui s’intéressait de près aux acteurs, la proximité entre ce qui fondait cette fiction et le réel de l’événement se détachait au cours du spectacle : un personnage joué par un des acteurs portait le prénom d’un autre acteur présent en scène – les autres personnages semblent avoir porté le prénom de l’acteur qui les jouait. L’existence des personnages n’était donc qu’à peine séparée de celle des interprètes : dans l’espace de la scène les deux se frôlaient voire s’interpénétraient. Dans le même temps la situation théâtrale s’originait dans la fiction : quand, comme dans n’importe quel spectacle, les acteurs étaient en scène pour nous, leurs personnages d’acteurs nous regardaient à plusieurs reprises en même temps qu’ils se parlaient. En contact direct avec nous, ils étaient dans l’instant réel du théâtre – qui, évidemment, était celui vécu par les acteurs qui les jouaient.
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Bientôt un élément clairement fictif – et relevant de la catastrophe – intervenait : un personnage qui devait participer à l’expérience était absent et un acteur qui arrivait en retard nous apprenait, en même temps qu’aux autres personnages, que celui-ci venait d’avoir un accident. Ce qui était fictif l’était donc par un léger décalage de la situation théâtrale : la situation du théâtre était mise en jeu en étant jouée comme si elle était une fiction. Dans ce spectacle le réel de la représentation était utilisé pour construire la fiction : les personnages y improvisaient ce qu’ils expérimentaient – quand, évidemment, les acteurs jouaient chaque soir ce qu’ils avaient répété et mis au point. Ce choix procédait de la même visée que L’Homme de février : fiction et réel de la représentation étaient choisis pour pouvoir s’interpénétrer au mieux. Qu’est-ce qui, dans Machine sans cible, était imité ? La situation du théâtre en premier lieu. Or, cela ne l’empêchait nullement d’être aussi réellement présente puisque les personnages s’adressaient directement à nous en nous regardant. Dans le temps de la représentation, Machine sans cible nous invitait à entrer dans un espace-temps où les frontières délimitant le fictif du réel se brouillaient pour mieux se fondre, où l’imitation ne se distinguait plus de ce qui était imité. Là encore Gildas Milin proposait aux spectateurs de réinitialiser cette délimitation, d’expérimenter ce qui fonde le théâtre : l’expérience mimétique. Le brouillage était amplifié par une donnée supplémentaire : ces personnages, dont un au moins était nommé par le prénom d’un des acteurs qui le côtoyaient, étaient-ils à une répétition à laquelle étaient conviés les spectateurs ou bien à une représentation ? Les acteurs étaient évidemment à une représentation – notre venue le pose – et les personnages étaient, eux, dans un espace qui se trouvait à mi-chemin entre une répétition et une représentation – ou plutôt, si l’on veut bien entrer dans la proposition de Gildas Milin, qui se promenait de l’une à l’autre. La méticulosité nécessaire à cette description l’indique : la scène de Gildas Milin s’ingéniait à faire de l’exercice de cette capacité à distinguer le réel du fictif un vertige pour le spectateur. Une grande partie du plaisir de ce dernier venait de là. Quand finalement les personnages partaient retrouver l’absent manifestement entre la vie et la mort,
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« Rodolphe » joué par Gildas Milin se retrouvait seul en scène. L’absent – « Rose » – était alors évoqué lors d’une dernière expérimentation où fiction et situation théâtrale s’entremêlaient de plus belle. Mais cette fois, bien que l’acteur soit seul en scène, je n’étais plus si sûre qu’il s’adressait à nous : j’avais l’impression que l’adresse passait par nous. Jusque-là notre position était fixe ; en donnant corps à la situation du théâtre, notre présence construisait la fiction. Cette séquence opérait une bascule : « Rodolphe » semblait s’y adresser alternativement à un partenaire amoureux fictif précis et au public. L’absent fictif semblait petit à petit se révéler – ou naître – pour l’interprète comme s’il était disséminé au sein des spectateurs présents. La parole changeait de fonction, elle s’approchait de l’invocation concernant l’absent tout autant que les spectateurs. Le rapport fictif-réel se renversait : l’absent fictif devenait ce qui générait la situation théâtrale. Un peu à la façon d’un lacet ajouté au chemin, dans cette dernière séquence légèrement en marge, la matière fictive émergeait comme le moteur de cette part spécifique de réel qu’est l’espace-temps du théâtre. Le fictif devenait le point d’origine du réel de la représentation. Si l’on ouvre le champ au-delà des murs du théâtre, le lien institué entre le réel et sa copie devenait alors le suivant : la copie fondait le réel. Parmi les onze metteurs en scène réunis ici, Gildas Milin est le moins prolixe sur la question du tragique. Il parle de Machine sans cible comme d’une « comédie légère » qui provoquait le rire – ce qui effectivement ne manquait pas d’arriver à quelques moments de la représentation. Sa seule allusion concerne la situation du personnage principal de L’Homme de février : le spectacle est présenté comme une proposition pour, justement, mettre fin au tragique, celui de ce chaos qu’est la destruction d’un être humain – qu’il s’agisse du personnage central qui se dope aux médicaments ou de l’absent de Machine sans cible qui n’arrive pas suite à l’accident. Qu’en est-il du tragique dans ces deux spectacles du metteur en scène qui en est aussi l’auteur, au-delà du travail avec les acteurs ? Récit de la désintégration du personnage principal de la chanteuse, L’Homme de février était un spectacle dont la fiction qui
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« (faisait) vivre et re-mourir le mort » effaçait les frontières habituelles du spectateur. Accès à l’espace de la mort, le personnage contribuait à faire de cette scène celle d’un « indécidable […] du simulacre et de la vérité20. » Quant à la fable de Machine sans cible où, suite à l’accident, un personnage n’entrait pas en scène et où, dans la séquence finale, le dernier acteur – Gildas Milin, tous les autres étant partis retrouver celui qui manquait – invoquait cet absent manifestement entre la vie et la mort, l’ensemble se construisait sur cette absence. De fait, ces spectacles de Gildas Milin se fondent sur la catastrophe pour l’annihiler. Le théâtre des scènes du Projet H. L. A., d’Hanjo, de L’Homme de février et de Machine sans cible naissait d’une jubilation provoquée par la pratique collective d’une approche d’un chaos dont plusieurs – meurtre, inceste, absence, addiction aux médicaments – renvoyaient à une blessure de la communauté. En accord avec la philosophie de Bataille, ces scènes qui s’appuyaient sur la catastrophe et la mise en danger allaient voir là où gît le désir : le chaos né de ces blessures et la jubilation, qui s’y côtoyaient, ranimaient l’exubérance de la vie. Si elles se fabriquaient à partir du chaos, c’est précisément parce qu’en mettant en jeu ce qui habituellement ressortit à l’angoisse, elles s’érigeaient sur le champ où gît le désir. En éveillant ainsi celui-ci, elles renouaient avec l’exubérance. Voici défini un nouvel élément théorique du théâtre que je cherche : ses scènes prendront appui sur le chaos. En convoquant le spectateur sur ce qui l’angoisse à partir d’une blessure de la communauté, elles iront voir là où gît le désir, en s’attachant à le faire jubiler sur cette angoisse, elles chercheront à le faire accéder à l’exubérance de la vie.
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Selon les termes de Monique Borie – quand elle évoque l’importance que Jean Genet accordait à l’idée que les théâtres soient situés à proximité des cimetières. (Monique Borie, Le fantôme ou le théâtre qui doute, coll. « Le Temps du théâtre », Arles, Actes Sud / Académie expérimentale des théâtres, 1997, p. 277).
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2.2. Quand la scène se construit sur l’instabilité Alexis Forestier m’explique que Sunday clothes citait des morceaux musicaux de précédents spectacles : un montage réunissait les différentes strates de la mémoire musicale de la compagnie. Il précise qu’il s’agissait d’une mémoire alors en voix de délitement que le spectacle tentait, sans y parvenir, de recomposer. Il évoque une « écriture du désastre » qui « sans cesse se ruine de l’intérieur ». Ces moments musicaux issus des précédents spectacles des Endimanchés mettaient en jeu une interrogation permanente sur le « comment dire » et son impossibilité.21 Tels des fantômes de ce qu’avait été la compagnie, ces fragments dévitalisés par le souvenir formaient le matériau du spectacle. Traces ou résidus de cette histoire, ils avaient perdu leur impact premier et ces ready-made – « musiques trouvées » – faisaient de Sunday clothes un dialogue avec la mémoire, dialogue ultime dans la mesure où il avait pour but de perpétuer le théâtre de ce metteur en scène. Sans ostentation, à partir de ce matériau musical, cette scène prenait la mesure de cette affirmation : après la mort, « le seul retour possible ne peut se réaliser que dans l’art. Et c’est peut-être là que réside l’importance, apparemment incomprise, de cet événement22. » En cela Sunday clothes était une scène du dialogue avec les morts et ce, d’une façon bien particulière – puisque, d’une part le ready-made n’était pas ici celui d’objets mais de musiques, d’autre part le dialogue portait de façon très précise sur la compagnie. Cette scène s’articulait sur un principe de mort-renaissance : elle naissait des matériaux des scènes précédentes de l’équipe artistique, matériaux révolus et 21
Alexis Forestier parle aussi d’une scène de « l’inaccessibilité de l’objet du désir ». 22 Tadeusz Kantor, « Aujourd’hui c’est mon anniversaire – Guide », dans Les Voies de la création théâtrale, vol. 18, Tadeusz Kantor 2 – retour à la Baraque de foire, Qu’ils crèvent les artistes, Je ne reviendrai jamais, Aujourd’hui c’est mon anniversaire, approches. Textes réunis par Denis Bablet avec la collaboration de Jacquie Bablet et Marie-Thérèse Vido-Rzewuska et présentés par Elie Konigson, coll. « Arts du spectacle », Paris, CNRS Éditions, 1993, p. 172.
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en cela stigmates d’un chaos, celui du désastre de la mémoire. Le second spectacle de ce metteur en scène, Elizaviéta Bam, qui racontait l’arrestation du personnage éponyme, mettait en jeu un chaos qui s’amplifiait pendant la représentation. Bien calée dans mon fauteuil, j’assistais progressivement à la destruction de tout ce qui procédait d’un quelconque ordre scénique. Les quelques données spatiales posées au démarrage se désagrégeaient – la scène s’apparentait à un chantier où était indistinctement disposé tout ce qui allait être utilisé et une aire centrale avec de grands cadres vides se défaisait petit à petit. Comme en plus, je le rappelle, l’utilisation de micros empêchait d’associer les voix aux corps qui les proféraient, je ne savais plus parfois qui parlait. Il ne restait plus que la situation théâtrale qui, du début à la fin, structurait le moment auquel je participais. La scène naissait de ce processus de destruction23. Dans ces deux spectacles, la scène d’Alexis Forestier se caractérisait par une entropie et une instabilité fondamentales dont la dynamique scénique se fondait sur un principe duel de saccage/construction : elle reconfigurait à partir d’un chaos. La pensée bataillienne établit que ce qui nous apparaît comme cohérent et achevé est illusoire : « L’ordre stabilisé des apparences isolées est nécessaire à la conscience angoissée des crues torrentielles qui l’emportent. Mais s’il est pris pour ce qu’il paraît, s’il enferme dans un attachement peureux, prévient le philosophe dans L’Expérience intérieure, il n’est plus que l’occasion d’une erreur risible. » (T. V, p. 112.) Constatant que la pensée réfléchit l’univers et qu’elle est on ne peut plus changeante, Bataille, qui s’interroge sur les différentes formes de la réalité, suppute : « cela signifierait que seuls des fragments sont en jeu : le réel n’aurait pas d’unité, serait composé de fragments successifs ou coexistants (sans limites invariables). » (T. V, p. 279.) La réalité n’étant que cette composition de fragments mobiles et changeants, le philosophe établit dans Le Coupable que ce que nous nommons la vie n’est 23 La référence à Dada est extrêmement présente chez les Endimanchés – le premier spectacle de la compagnie, créé en 1993, reprenait le nom du lieu où le mouvement dada a pris son essor, Cabaret Voltaire.
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qu’un effet du déséquilibre et de l’instabilité : « Ce qu’on appelle substance n’est qu’un état d’équilibre provisoire entre le rayonnement (la perte) et l’accumulation de la force. Jamais la stabilité ne dépasse cet équilibre relatif, peu durable […]. La vie se lie elle-même à ces états d’équilibre, mais l’équilibre relatif signifie seulement qu’elle est possible ; la vie n’en est pas moins accumulation et perte de force, constante compromission de l’équilibre sans lequel elle ne serait pas. » (T. V, p. 250.) De ce point de vue, « l’être-en-commun-des-hommes » n’est plus un système cohérent et stable, il est toujours en mouvement. Saisi ainsi dans sa variabilité, le mode de la « communautisation » est une transformation permanente. Les deux spectacles des Endimanchés ont été créés à partir de cet antagonisme : refonder à partir du chaos. Leurs scènes détruisaient les restes de ce qui avait été – musique des précédents spectacles ou trame de la fable – pour advenir. Elles emmenaient ainsi les spectateurs dans un vertige en ne cessant d’ébaucher d’éphémères équilibres pour mieux les saper. Nouveau point théorique du théâtre que j’invente ici : à l’instar de ces deux spectacles, ses scènes seront susceptibles de mettre en œuvre un mode d’« être-en-commun » qui, selon l’acception bataillienne, proviendra d’équilibres en perpétuelle reconfiguration. 2.3. Le rire et l’effroi Le rire procède de ce qui, dans l’homme, est réfractaire au calcul. Naissant d’une détente, il est à l’opposé de la lucidité de la raison. « Le rire, écrit Bataille, est réductible – en général – au rire de la reconnaissance de l'enfant […]. Tout à coup, ce qui dominait l’enfant tombe dans son domaine. Ce n'est pas une approbation, mais une fusion. » (T. V, p. 389-390.) Il s’en explique ainsi dans L’Expérience intérieure : par le rire, il « passe (entre les rieurs) un courant d’intense communication. Chaque existence isolée sort d’elle-même à la faveur de l’image trahissant l’erreur de l’isolement figé. […] Les rieurs deviennent ensemble comme les vagues de la mer, il
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n’existe plus entre eux de cloison tant que dure le rire, ils ne sont pas plus séparés que deux vagues, mais leur unité est aussi indéfinie, aussi précaire que celle de l’agitation des eaux. » (T. V, p. 113.) Pour le philosophe, le rire est un des modes d’accès à cette forme de connaissance autre que celle de la raison, à une connaissance qui naît d’une défaillance de la lucidité. Il met donc le tragique et l’effroi en parallèle avec le rire et il souligne l’affinité entre le rire et le sacrifice – le premier étant exempt de tout caractère cérémonial. L’homme a besoin de se perdre, de dépenser sans compter, car le mouvement d’exubérance qui l’anime ne peut être éternellement endigué. Sans aller toujours jusqu’à nous sacrifier nous-même, nous pouvons sacrifier des biens qui nous appartiennent ou « ce qui nous lie par tant de liens, dont nous nous distinguons si mal : notre semblable, explique Bataille. […] Ainsi sacrifions-nous celui dont nous rions, l’abandonnant sans nulle angoisse à quelque déchéance qui nous semble légère. » (T. V, p. 114.) Le rire est un des moyens par lequel l’homme accède à l’exubérance : il opère sous la forme du sacrifice, celui qu’alors nous faisons du semblable dont nous rions. Après un temps dans la petite salle du Théâtre de Chaillot où je m’étais installée pour assister à El coup du cric andalou (2006, Théâtre national de Chaillot, mise en scène Sophie Perez et Xavier Boussiron), une comédienne se leva parmi les spectateurs, monta sur scène, s’installa dans le décor d’un salon posé au milieu du plateau et appela : « C’est prêt, les copains ! » Le terme condensait immédiatement le rapport entre les acteurs à son épure : balayant le personnage et la fable, réduisant l’action au fait de monter sur scène pour jouer et mettant de côté l’individu qu’est le partenaire, il n’engageait à rien d’autre qu’au plaisir du jeu – on ne doit rien à un « copain ». Les enjeux étaient posés : le jeu auquel nous allions assister n’avait pas d’autres règles que les siennes propres. Enclenché par le seul fait de monter sur le plateau, il était avant tout scénique. Construit sur des séquences créées pendant les répétitions lors d’improvisations, il ne s’appuyait pas non plus sur des actions dramatiques : les acteurs jouaient en permanence directement pour les spectateurs et l’exposaient. Une fois les
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« copains » entrés dans l’aire de jeu, nous assistions à un saccage jubilatoire. Par une succession d’acrobaties, de postures et de gestes qui se fixaient en des tableaux, les quatre acteurspersonnages ravageaient en quelques instants les petits fours disposés sur une table basse au milieu du décor. Assise quelques mois plus tard dans la salle du Centre national d’art et de culture Georges Pompidou pour assister à Enjambe Charles (2007, Centre Georges Pompidou, mise en scène Sophie Perez et Xavier Boussiron) – où une succession de séquences évoquait subrepticement et tour à tour la solitude, la pédophilie, la vieillesse, etc. –, je découvrais une scène encombrée de faux rochers qu’on retrouvait aussi accrochés au plafond. Cette fois la musique lançait le jeu et sans que la lumière de la salle ne baisse, Stéphane Roger entrait en scène rapidement suivi de Sophie Lenoir – la comédienne qui avait appelé ses « copains » au Théâtre de Chaillot. Il s’installait immédiatement sur la chaise du tour de potier placé au jardin pendant qu’elle, grosse d’un ventre de fin de grossesse bien réel, dansait en minijupe avec une énergie décuplée. Quand elle l’appela pour qu’il regarde sa glissade face au public sur un élément de décor, Stéphane Roger lança « fais gaffe à ta chatte » : notre présence de spectateur ouvertement reconnue était à nouveau prise en compte en tant que telle – la repartie généra, bien sûr, la première vague de rires dans les rangs des spectateurs. À nouveau tout s’enroulait autour de la situation du théâtre. Quelques minutes après leur entrée, les deux acteurs manipulaient à quatre mains de l’argile sur le tour de potier. Plus tard ils jouaient sur des claviers une musique lancinante et répétitive en portant des masques en latex. Dans une autre séquence, un mégaphone était le support d’une version de La Solitude de Léo Ferré chantée par Stéphane Roger. Toute représentation d’une fiction était évacuée ; ici l’accessoire générait le jeu. L’argile, les claviers et le mégaphone étaient des outils pour l’acteur – poterie, musique instrumentale, chant : plusieurs mettaient en jeu d’autres pratiques artistiques. La scène de Zerep (la compagnie de Sophie Perez et Xavier Boussiron) est drôle et des rires fusaient à plusieurs
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moments lors des représentations d’El coup du cric andalou et d’Enjambe Charles. Saluons au passage le courage de ces artistes : ces rires naissaient entre autres des attaques portées au monde artistique et théâtral contemporain. La scène ne s’en prenait pas aux conventions artistiques, elle fustigeait des artistes en les citant nominativement – Olivier Py, par exemple, dans Enjambe Charles. Le nom du metteur en scène alors directeur du Théâtre de l’Odéon survenait tout à coup et le rire se propageait. Ce n’est pas le contenu artistique que cette personnalité importante du monde du théâtre défend qui était attaqué – rien n’en était dit –, c’était la personnalité elle-même – les spectateurs qui riaient sachant donc forcément qui était Olivier Py, libre à eux de déterminer en quoi celui-ci était risible. Ce rire, s’il s’adressait aux initiés, n’était pas aussi simple et méchant qu’il le paraissait : il naissait de la provocation à laquelle se livraient ainsi ces artistes. Chacun des spectateurs que ce traitement corrosif faisait rire reconnaissait à cet instant leur audace : ils rabaissaient selon ce traitement traditionnel du théâtre qu’est la satire une personnalité dont ils auraient pu avoir besoin pour leur carrière. Par les temps de servilité professionnelle accentuée qui sont les nôtres, la fustigation opérée par Zerep, cette irrévérence publique à l’égard d’une personnalité qui détient un pouvoir artistique décisionnel important pour les autres artistes, était libératoire. La destruction prenait donc ici la forme suivante : celle de l’irrespect des normes sociales de notre temps. Car si dans ces deux spectacles cette destruction s’appliquait aux normes du petit monde artistique contemporain, sa corrosivité tenait au fait qu’elle s’attaquait au-delà à une règle sociale tacite appliquée dans l’ensemble de la société. Sur ce point, les spectacles de Zerep dérogeaient aux conventions sociales qui régissent notre société dans son entier. Ceci souligné, la destruction était aussi présente sous une autre forme. Sophie Perez indique qu’elle dirige les acteurs lors des répétitions selon un principe duel de destruction/construction – elle cherche à « décortiquer », « démolir » les « choses » proposées par les acteurs, cette force de vie qui les fait créer – et que c’est la « résistance » qui
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permet de « re-fabriquer » et « régénérer ». Le principe de destruction/construction est ce qui fonde le jeu lors des répétitions. La préparation des spectacles dans le huis clos de l’équipe donne donc lieu à une oscillation, une lutte entre ces pulsions contraires sans possibilité ni recherche de résolution. Par ailleurs le chaos ne prenait pas uniquement la forme d’une destruction sur cette scène : à la fin d’une séquence d’Enjambe Charles, l’actrice Sophie Lenoir lançait à un de ses partenaires qu’elle cherchait à « conjurer la peur ». Les metteurs en scène Xavier Boussiron et Sophie Perez le formulent explicitement, l’effroi est constitutif des spectacles de Zerep – et il n’est pas associé à une blessure spécifique, je rappelle que la succession des séquences évoque sans les nommer celles de la solitude, la pédophilie, la vieillesse24… Les moments où la salle devenait soudain silencieuse après une vague de rires le confirment. Antonin Artaud aspirait à mettre en jeu des énergies duelles, Éros et Thanatos ; à l’instar de ce que proposait ce théoricien, c’est la conjonction et le contraste de ces deux énergies opposées que cette scène donnait à voir, le fait qu’à partir de blessures de la communauté à peine désignées, l’acteur convoque une force liée à la destruction et à l’effroi pour créer une force de vie25. Un principe de coexistence des contraires régissait donc les spectacles Kindertotenlieder, Le Projet H. L. A., Hanjo, Sunday clothes et Elizaviéta Bam. Le spectacle Kindertotenlieder générait une attraction/répulsion à partir de l’effroi, les scènes de Razerka Ben Sadia-Lavant et de Julie Brochen proposaient une approche du chaos à partir d’une force de création naissant d’une jubilation, et la musique des Endimanchés faisait de la scène l’espace-temps d’une entropie et d’une instabilité fondées sur un principe de saccage-construction. La scène de Zerep était aussi, bien que différemment, celle d’un théâtre des contrastes : l’effroi en était partie prenante tout en provoquant très 24
Ce que m’indique Xavier Boussiron concernant Zerep est à cet égard lapidaire : le tragique est à la fois leur « hobby favori » et « le truc de base ». 25 À ce propos, l’effroi que la scène de Gisèle Vienne convoquait n’était pas non plus sans accointances avec la grande peur métaphysique d’Antonin Artaud.
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largement le rire. L’approche du chaos s’y conjuguait sans cesse aux vagues de rires des spectateurs et les énergies contradictoires qui traversaient l’espace étaient celles dépensées par les acteurs : une énergie de vie canalisée dans l’acte de créer et une énergie opposée dont la partie émergente était l’effroi. Nouvelle composante théorique de mon théâtre : sa scène sera celle d’une coexistence des contraires enclenchés par un chaos indissociable d’une ou de plusieurs blessures de la communauté. Par là encore, la lecture de L’Expérience intérieure et du Coupable donne à imaginer cette scène comme une voie d’accès à ce que Bataille nomme la communication – ou encore l’exubérance – qui naît pour lui du rire, à la fois sacrifice et courant reliant les rieurs les uns aux autres, tout autant que de l’ouverture au tragique.
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3. Les spectacles et la perte
3.1. Les scènes d’un « chaos pratiqué » : endurer la contradiction Les scènes du théâtre que je cherche, qui s’opposeront à l’hégémonie de la raison, s’érigeront donc sur le champ du chaos. Or, Bataille propose d’appréhender ce champ par défaut : comme l’ensemble de ce qui ne peut pas être saisi par le calcul. L’effroi, la mort, voire l’acte de destruction – quelle que soit la blessure de la communauté qui les génère – se caractérisent effectivement par leur irréductibilité au projet : le temps à venir ne peut les prendre en compte. Si ces notions relèvent du chaos, c’est justement qu’étrangères au calcul, on ne peut les appréhender qu’à partir de l’inconnu qu’elles recèlent et la formule générique « le champ du chaos » peut aisément être remplacée par « le champ de ce qui ne peut être réduit au calcul » ou « le champ de ce qui ouvre sur l’inconnu ». Avant de continuer dans l’agencement de cette théorie, il faut relever que ces scènes détiendront une capacité subversive qui proviendra du fait qu’elles situeront ainsi au centre de leur fonctionnement ce qui, tout à la fois provenant d’une blessure et échappant au monde du projet, déroge à la sphère politique et qui pour ces raisons, comme l’explique Bataille, envahit tout sans susciter de résistances. En plaçant ainsi au cœur de leur dispositif ce qui, étranger au calcul, ouvre sur un inconnu lié à une blessure de la communauté, elles mettront effectivement en jeu ce qui ne peut pas être appréhendé du point de vue de notre « vivre-ensemble » actuel fondé sur le principe du projet. Il est maintenant temps d’ajuster les premiers éléments théoriques que je viens d’établir et je reviens à cette fin sur le processus mis en œuvre par le chaos. Le théâtre que je suis en
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train d’inventer naîtra de cette pratique d’un chaos né d’une blessure de la communauté. Sur ses scènes, soit la dynamique proviendra d’une donnée constitutive d’un tel chaos, soit les metteurs en scène penseront et aborderont paradoxalement ce chaos en fonction d’une dynamique de l’énergie ou du rire. Dans les deux cas, le chaos sera un pôle nécessaire : les scènes y prendront pied pour sans cesse y retourner. Et davantage que dans le geste d’un arrachement du chaos, c’est dans cette tentative même, réitérée, qu’elles se construiront. Voici, d’un trait, ce qui les caractérisera : elles existeront et deviendront opérationnelles parce qu’un chaos créé par une blessure de la communauté plus ou moins définie en sera la source et que cette matière première enclenchera une dynamique des contrastes. En effet, comme je viens de l’énoncer à propos de plusieurs des scènes cooptées – catastrophe/annihilation du tragique (Gildas Milin), chaos/jubilation (Razerka Ben Sadia-Lavant et Julie Brochen), effroi/rire (Zerep), fascination/répulsion (Gisèle Vienne), destruction/régénération (Zerep et Les Endimanchés), animé/inanimé (Gisèle Vienne)… – un ou plusieurs binômes d’opposés qui varieront selon les spectacles fonderont ces plateaux. Alors que le spectateur de la première moitié du XXe siècle assistait à la représentation d’un produit fini, cela fait maintenant plusieurs décennies que nous participons régulièrement à un processus quand nous allons au théâtre. Le théâtre de cette théorie s’inscrira dans cette lignée, ses scènes feront participer leurs spectateurs à un processus donné à voir comme tel. Mais au sein des diverses scènes processuelles, leur spécificité sera la suivante : un chaos provoqué par une blessure de la communauté y sera le point aveugle à l’origine du geste des praticiens pour faire advenir le spectacle et, c’est ici qu’une particularité du processus mis en œuvre se détache, ce chaos pratiqué à partir de binômes d’opposés sera à l’origine d’une bascule dont l’oscillation s’élargira ou s’amenuisera sans jamais être surmontée et qui ne disparaîtra qu’avec les applaudissements du salut. Par sa propension à entrer dans la crise, la philosophie de Bataille invite le politique à s'engouffrer dans la béance du tragique. Elle s’inscrit dans la lignée nietzschéenne d’une
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pensée toujours en mouvement en même temps qu’une pensée de la coexistence des contraires. Le devenir et l’inachèvement permanents qui y sont à l’œuvre nécessitent d’endurer la contradiction. Première remarque concernant le théâtre que je fabrique ici : sa scène en perpétuel devenir qui se construit sur des équilibres sans cesse reconfigurés s’inscrira dans cette lignée. Et au-delà, la composante théorique de cette scène d’un chaos pratiqué et générateur d’une dynamique insurmontable confirme sa nature : son endurance désigne le mouvement adialectique mis en œuvre, autrement dit cette scène sera tragique. De fait, on ne peut que constater qu’un théâtre qui, en adéquation avec la pensée de Bataille, se propose de pratiquer un chaos est par définition un espace-temps qui met en place un mode d’expérimentation du tragique. Par suite se précise cette particularité adjacente : ce théâtre répondra à la philosophie bataillienne en tant qu’outil créé par l’homme pour expérimenter le chaos – ou l’extrême – sans chercher ni avoir besoin de l’élucider. À ce propos, on trouvera peut-être, en pensant aux premiers textes tragiques ainsi qu’à tous ceux qui suivirent, que le théâtre de la tragédie s’est toujours fabriqué sur cette absence de résolution, mais la première marque de l’absence de résolution qui sera à l’origine de ces scènes sera justement qu’elles ne s’ordonneront pas systématiquement à ce produit achevé qu’est un texte préétabli. En effet, si le théâtre tragique a toujours travaillé avec l’aporie, il semble qu’il ait jusqu’ici très largement cantonné au texte les domaines où le chaos était roi. Les scènes de cette théorie opéreront bien un changement sur ce point : ces scènes tragiques ne le seront plus en donnant systématiquement corps à des textes écrits à partir d’un chaos. Leur dimension tragique proviendra du fait qu’elles se mettront elles-mêmes en jeu à partir d’un processus lié à un inconnu, celui du chaos né de la blessure qu’elles convoqueront26. Je reviens sur cette composante théorique 26 Les écritures de plateau telles que les a définies Bruno Tackels, qui contrairement à ce que cette réflexion détermine ne se donnent pas pour objectif de pratiquer le chaos, constituent toutefois de ce point de vue une première évolution de l’écriture théâtrale qui va dans ce sens : elles dérogent à la catégorie de « produit achevé » – textuel –, pour se rattacher à celle de « matière pratiquée ».
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décisive des scènes de ce théâtre : leur dynamique scénique proviendra de cette coexistence des contraires, de leur conjonction, du fait que les antagonismes demeureront et, avec eux, leur capacité à se heurter indéfiniment. Les scènes du théâtre que je cherche n’opéreront rien d’autre que ce maniement de contrastes définitivement incapables d’une coexistence pacifique. C’est en pratiquant un chaos propre à la communauté par cette juxtaposition de contraires qui perdureront en se côtoyant que ces spectacles s’accorderont au champ tragique en tant que scène. Par ailleurs, pratiquer le chaos permet donc d’éveiller le désir – dont l’autre facette est l’angoisse qui engendre la perte de l’être. Du fait de cette potentialité du chaos d’ainsi nous raccorder à l’exubérance de la vie, Bataille propose que le désespoir devienne un champ d'expérimentation. Et il prescrit à cette fin un certain usage de la raison – à cette fin seulement car, considérant que seule l’acceptation du tragique permet à l’homme d’éviter la déchéance, il n’a pas pour objectif de permettre d’éluder la question du désespoir. Voici ce qui l’amène à envisager cet usage circonscrit de la raison. Réfléchissant dans L’Expérience intérieure à ce que je nomme ici le champ du chaos, il constate que la souffrance – quelle que soit la blessure qui la génère – joue comme révélateur de la faiblesse de la raison, que dans l'excès de la douleur, le moi se montre une excellente contre-raison, qu’il y a des souffrances que la raison ne peut dominer. Tout en notant cette brèche que la souffrance ouvre en celui qui la subit, il observe qu’en même temps cette déchirure n'empêche pas la réflexion et ajoute même que, paradoxalement, la raison pousse à la déchirure. Il opte en conséquence pour l’attitude suivante : la raison doit être utilisée comme volonté aveugle, c’est-à-dire en dehors de toute volonté d’élucidation, pour explorer sans réserve la blessure. À cette condition, elle peut devenir un outil adéquat pour explorer le champ du chaos. Quand elle est mise en jeu de cette façon pour explorer une blessure ou un désespoir de la communauté – tout ce qui ressortit au champ du chaos –, et uniquement à cette condition, le philosophe établit que la raison devient un moyen de nous sauver du projet. Qu’en est-il de
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cette affirmation pour cette théorie de la scène ? Certains metteurs en scène des scènes cooptées semblent bien avoir fait usage de la raison de cette façon pour construire leurs scènes : je viens de montrer comment, sur ces plateaux, l’inconnu était à dessein mis en jeu sous la forme de ce que j’appelle un « chaos pratiqué ». Une donnée théorique s’ébauche concernant cette fois la pratique de ceux qui fabriqueront les scènes de ce théâtre : pour ses metteurs en scène, raisonner résidera dans le fait de vouloir aveuglément mettre au point le processus propre à chaque spectacle de cette pratique scénique d’un chaos. La raison qui interviendra alors, selon la proposition bataillienne, sous la forme d’une volonté aveugle sera susceptible de nous sauver du projet.
3.2. Théâtre et consumation : la violence pour subvertir l’utile J’aborde maintenant autrement cette facette de la philosophie bataillienne qui, tout en renvoyant à l’angoisse liée au chaos, a trait à l’entrée dans la communication, autrement dit à l’expérience de la perte. Les principes économiques qui président à la pensée de Bataille posent qu’une limite est donnée à la croissance de l’individu ou du groupe : « Considérée dans son ensemble, explique le philosophe dans La Part maudite, la croissance des particules vivantes ne peut être infinie. Il existe un point de saturation de l’espace ouvert à la vie. […] Ce mouvement de croissance, à toutes les étapes de la vie, se heurte à des limites. Il est stoppé sans cesse et doit attendre, pour repartir, un changement des modalités de la vie. » Et il affirme qu’« en règle générale, il faut bien admettre que la vie ou la richesse ne peuvent être indéfiniment fécondes et que l’instant arrive sans cesse où elles doivent renoncer à croître pour dépenser » (t. VII, p. 169). Il en déduit que le mouvement de dilapidation est une nécessité et prime sur celui de la croissance. Bataille souligne en conséquence que si le problème de la nécessité se pose à l’individu vivant particulier ou bien à
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un petit ensemble d’êtres vivants, l’homme ne peut être réduit à cette nécessité et son activité ne peut être restreinte à la lutte pour obtenir cette part des ressources qui lui est nécessaire. L’homme est lui-même animé par le mouvement de dilapidation, il est voué « à l’opération glorieuse, à la consommation inutile ». Sa conscience de la nécessité indissociable de sa situation d’être séparé – « qui incessamment manque de ressources, qui n’est qu’un éternel nécessiteux » – ne change en rien le fait qu’il participe au mouvement global de l’énergie qui « ne peut s’accumuler sans limitation dans les forces productives ; à la fin, comme un fleuve dans la mer, elle doit nous échapper et se perdre pour nous » (t. VII, p. 31). En conséquence, Bataille nous exhorte fortement à inventer des formes d’exsudation pour dilapider cet excédent que notre société fondée sur la croissance ne fait que démultiplier. D’une part l’enjeu est d’importance car si nous n’inventons pas ces formes elles s’inventeront d’elles-mêmes et nous ne pourrons que les subir. D’autre part cette démarche serait l’occasion de reconsidérer les formes généralement adoptées par les sociétés humaines pour éliminer cette « part maudite ». En effet le philosophe qui énumère les activités humaines liées à cette dilapidation constate que la guerre est traditionnellement une des dépenses improductives de l’homme : peut-être une réflexion collective sur les formes contemporaines à donner à la « part maudite » permettrait-elle d’opter pour d’autres formes que les massacres d’êtres humains ? Quoi qu’il en soit du devenir des différentes formes d’extermination de l’homme, il nous faut aujourd’hui inventer des modes de dilapidation si nous souhaitons des destructions qui nous agréent. Pour cela le champ qui s’ouvre à nous est large : « Un point de vue général exige qu’en un temps et un lieu mal définis la croissance soit abandonnée, la richesse niée, et sa fécondation possible ou son investissement rentable écartés », énonce Bataille. Et il a auparavant précisé : « Ni la part qu’il est nécessaire de sacrifier, ni le moment du sacrifice ne sont jamais exactement donnés. » (T. VII, p. 171.) Du point de vue de cet essai, il est notable que le philosophe place les spectacles dans ces dépenses improductives – aux côtés des guerres. Le théâtre est pour lui par nature une des activités que l’homme s’est inventées pour
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répondre au principe qui le régule lui au même titre que l’ensemble de l’univers, celui de la dépense sans mesure. Une perspective se dessine à ce stade de la réflexion : la scène que je cherche ici sera-t-elle celle d’un théâtre qui renouera avec sa nature de dépense improductive ? Une de ses particularités serat-elle de se reconnecter avec ce que le théâtre occidental est par essence si l’on en croit Bataille, à savoir une des activités humaines de la perte : cherchera-t-elle à réenclencher, à rebours du principe de croissance omniprésent aujourd’hui, le processus de dilapidation propre aux spectacles ? Tendra-t-elle à réinitialiser ce qui fait du théâtre cette part de l’activité des hommes qui se trouve occultée par la société libérale ? L’auteur de La Part maudite oppose donc à la conception libérale – atrophiée – de la vie, qui réduit tout effort aux nécessités de la production, son démenti : l'exubérance, ce gaspillage déraisonnable. Sa philosophie énonce le geste de la consumation comme nécessaire et celui-ci prend dans sa pensée la forme du sacrifice – la « part maudite » est encore la part à sacrifier. S’inscrivant dans la violence de son siècle – et dans la continuité de la pensée nietzschéenne –, il déclare donc que la destruction est l’excès nécessaire, le prix à payer pour lever « la pesanteur introduite […] par l’avarice et le calcul froid de l'ordre réel » (t. VII, p. 65). L’inscription dans l’ordre de la chose n’étant qu’un leurre, la restitution au monde de l’intime exige la violence, et la forme de cette destruction nécessaire que Bataille préconise est le sacrifice. Il définit celui-ci comme une dépense sans mesure causée par la mise en jeu de forces « détruisantes » et il explique que sa violence met en cause l’ordre du projet : c’est elle qui arrache du monde du projet afin de faire accéder à l’effervescence de la vie. Pour que le sacrifice tranche effectivement le lien de subordination à l’utile, sa violence est nécessaire. Qu’en était-il de la violence sur les treize scènes cooptées, ces réalisations matérielles qui s’inscrivaient dans l’espace-temps particulièrement circonscrit de l’assemblement théâtral ? Jubilation, fascination ou plaisir pris à la confrontation avec la destruction et l’effroi sous différentes formes : elles gênaient, agressaient et mettaient à mal leurs spectateurs – certaines réactions du public pendant les
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spectacles de Zerep et les départs inopinés de spectateurs de Kindertotenlieder en étaient des signes. Ce nouvel élément théorique du théâtre que je cherche s’ajoute à ceux déjà énoncés – évitement de la rationalité, éventuelle incitation à prendre possession de sa mort, affirmation récurrente d’un caractère tragique par l’endurance des contradictions, « chaos pratiqué » d’une blessure de la communauté et usage de la raison comme volonté aveugle –, et tous vont dans le sens d’un théâtre pensé à partir de la philosophie de Bataille. Dans cette perspective, la spécificité de cette nouvelle donnée théorique se précise : les profanations que ce théâtre opérera mettront en œuvre une violence positive car nécessaire puisque, selon Bataille, la violence projette hors de l’utile. Ses violences constitueront un signe supplémentaire de son appartenance à la catégorie des dépenses improductives proposée par le philosophe. Elles seront en effet indissociables de la fonction première de cet art, celle d’un théâtre mettant en œuvre cette activité inhérente à l’homme et pourtant entravée par notre société, l’activité humaine de la dépense sans mesure, seule susceptible de le raccorder à sa nature profonde d’homme de l’exubérance.
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II Le théâtre et l’accord
1. Rencontre et échange humain
Julie Brochen déclare qu’« on ne peut rien échanger au théâtre, si ce n’est l’échange lui-même ». La rencontre est au centre de sa pratique scénique et pour elle le spectacle atteint son objectif quand elle a lieu. « Les acteurs ça passe par eux, c’est eux la rencontre », dit-elle. Lors des répétitions, Julie Brochen cherche à la créer entre le texte, elle et les acteurs. On reconnaît la rencontre « quand on est touché, […] quand ça nous parvient, qu’on […] participe, […] qu’on ne reste pas spectateur ». À la suite des répétitions, la représentation est ce moment où Julie Brochen invite le public à rencontrer le texte avec elle au moyen des acteurs, un moment où le spectateur ne reste pas spectateur – il participe et il n’a pas à quitter son siège pour cela. Mais chaque metteur en scène a sa façon d’envisager la rencontre à laquelle son spectacle donne lieu. Pour Laurent Hatat, elle est au cœur de ce qui se passe entre lui, premier spectateur, et l’acteur. Elle naît des risques que prend l’être humain qu’est l’acteur en scène : le metteur en scène évoque cette prise de risque et l’énergie que celui-ci doit dépenser afin d’« [exister] comme ça sur la scène » pour la faire advenir. Plus largement, l’émotion, la dépense, l’énergie et l’activité sont pour lui susceptibles de créer cette rencontre s’ils sont associés au risque. Pour Sophie Perez, la rencontre, qu’elle associe à l’émotion et/ou à l’entendement, se fait aussi entre elle, première spectatrice, et les acteurs. Et si son travail en répétition consiste à éprouver la capacité de résistance d’un moment inventé par les acteurs, c’est celui qui la touche ou qu’elle trouve « intelligent » ou « malin » qu’elle propose de reprendre pour l’éroder. Une fois advenus ces moments liant émotion et intelligence, son travail tend sans doute à éliminer les propositions qui sont faibles tout autant qu’à asseoir leur puissance scénique.
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Bataille s’interroge sur ce que serait un « vivre-ensemble » adéquat. L’échange humain n’y relèverait plus de l’appartenance de classe : extraordinairement développé, il recouperait l’ensemble de ce qui relie les individus entre eux. Dans L’Expérience intérieure, il écrit que « personne plus que Hegel ne donna d’importance à la séparation des hommes entre eux. À cette fatale déchirure, il fut le seul à donner sa place – toute la place – dans le domaine de la spéculation philosophique. Mais […] c’est le “service militaire obligatoire” qui lui parut garantir le retour à cette vie commune, sans laquelle il n’était pas, selon lui, de savoir possible (il y vit le signe des temps, la preuve que l’histoire s’achevait) » (t. V, p. 173). Or, Hegel a montré que la conscience de soi manque en permanence la rencontre avec l’autre27 ; cette question est au cœur des réflexions de Bataille. La connaissance que Hegel s’attachait à développer prescrit à l’homme de se considérer comme un autre, de s’appréhender sous la forme d’une vérité d’un être isolé et étranger. Pour l’auteur de L’Expérience intérieure, ce point de vue ne permet pas à l’homme d’accéder à l’unité qu'il est – celle-ci disparaît. À l’encontre de l’idée de Hegel, l’échange humain selon Bataille conteste l’appréhension des êtres humains comme êtres séparés. Il déclare qu’au contraire, pour accéder à une forme de connaissance à la mesure de l’homme, l'être humain doit s’ouvrir à la fusion, s’y perdre. Il précise que cette forme de la rencontre nécessite autrui car l’être est « incapable à lui seul d’aller au bout de l’être » (t. V, p. 55). Julie Brochen, Laurent Hatat et les deux metteurs en scène de Zerep, Xavier Boussiron et Sophie Perez, insistent sur le fait que leurs scènes proposent une rencontre. Brecht quant à lui a mis au point le Théâtre épique à partir des pensées de Marx et de Hegel, où l’homme est considéré comme un être séparé. À l’opposé, la communication telle que la conçoit Bataille, dont l’homme est selon lui perpétuellement en quête, est cette forme de l’échange qui demande d’appréhender les 27 Je m’appuie ici sur les propos du philosophe Bertrand Ogilvie (« Une existence populaire », dans Mises en scène du monde, colloque international de Rennes organisé par le Théâtre national de Bretagne et les Champs libres, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2005, p. 335).
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individus à partir de ce qui les relie les uns aux autres. Les scènes de Zerep, Laurent Hatat et Julie Brochen mettaient-elles en jeu un mode de rencontre renvoyant à la philosophie de Bataille ? Et si tel est le cas, cette dernière permet-elle d’asseoir une pensée alternative sur le théâtre ? Cet essai tente d’imaginer un théâtre dont la scène se construirait à partir de cette autre conception de l’échange humain : celui de la rencontre avec autrui selon l’acception bataillienne – à partir, non de la séparation, mais de l’ouverture à autrui.
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2. Percevoir pour connaître
Bataille cite dans L’Expérience intérieure ces quelques lignes : « J’ai souvent pensé au jour où serait enfin consacrée la naissance d’un homme qui aurait très sincèrement les yeux en dedans. Sa vie serait comme un long tunnel de fourrures phosphorescentes et il n’aurait qu’à s’étendre pour plonger dans tout ce qu’il a de commun avec le reste du monde et qui nous est atrocement incommunicable. » (T. V, p. 62.)28 La façon de voir de cet « œil du dedans » est définitivement dissociée du sens de l’observation naissant du regard, des yeux qui selon Bataille « continuent à [l]’assujettir par un lien vulgaire, aux choses qui [l]’entourent » – et l’observation qui naît du regard a même l'effet inverse, elle devient une entrave à cette tentative de voir du dedans. Cet œil, qui renvoie à celui que Bataille qualifie de « représentation maladive », qui est pour lui celui « s’ouvrant au sommet de (sa) propre tête », « n’est pas le fait de [sa] raison : c’est un cri qui [lui] échappe » (t. V, p. 92-93) et le fait accéder à la communication. En opposition au sujet de la conscience claire, Michel Foucault, participant dans la période de l’après-Bataille au numéro d’« Hommage à Georges Bataille » (Critique no 195-196), nommera le sujet associé à cette façon de voir de Bataille : le « sujet exorbité », en référence à « l’œil exorbité »29.
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Bataille indique qu’il s’agit d’un extrait de « La Transfusion du verbe », dans Naissance de l’homme-objet, de J.-F. Chabrun. Il exprime son regret de ne plus pouvoir envisager un tel avènement heureux : « La possibilité de la naissance envisagée me laisse, hélas ! les yeux secs, j’ai la fièvre et n’ai plus de larmes. » (G. Bataille, Œuvres complètes, t. V, La Somme athéologique, 1, op. cit., p. 62). L’issue ne naît plus pour lui que de l’angoisse et du désespoir. 29 Michel Foucault, « Préface à la transgression », dans Dits et écrits. 19541988, t. I, 1954-1975. Édition établie sous la direction de Daniel Defert et François Ewald avec la collaboration de Jacques Lagrange, coll. « Quarto », Paris, Gallimard, 2001, p. 273.
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Le texte de Yukio Mishima Hanjo réunit trois personnages et s’articule autour d’une seule action : Hanako qui vit avec la peintre Uutsiko Honda après avoir rencontré un homme attend celui-ci éperdument. La fable démantèle la chronologie de l’histoire et se focalise sur l’impact traumatique du choc de la rencontre amoureuse et de l’abandon. L’attente mène Hanako au point de ne pas reconnaître l’amant quand il réapparaît. Dans le spectacle (2005, Théâtre de l’Aquarium, mise en scène Julie Brochen), le texte – dont le temps diégétique est déconstruit, discontinu et non chronologique – était un matériau à la fois dramatique et sonore. La mise en scène cherchait le ou les modes de représentation de l’histoire d’Hanako écrite par Yukio Mishima. Si la situation dramatique restait à l’origine du fonctionnement scénique, la situation du théâtre était toutefois présente par le fait que cette recherche était donnée à voir aux spectateurs. Le jeu sur la situation et l’interprétation donnait lieu à des propositions scéniques non naturalistes. Sans souci d’une référence explicite, certains moments uniquement sonores ou gestuels, par exemple, apportaient une abstraction faisant écho à un éventuel théâtre japonais. La mise en scène réglée sur l’émotion et son impact sur la mémoire proposait des représentations de l’espace mental des personnages loin de toute copie d’un réel. La discontinuité des propositions scéniques s’ajoutant à celle de la fable, le spectateur devenait sensible à cette question des modes de représentation. La mimésis était au fondement de cette scène : les réponses apportées par les acteurs en étaient autant de propositions choisies, autant de possibilités explorées jusqu’à l’aboutissement. Son élaboration était donnée à voir comme une question à résoudre, les acteurs qui avaient à représenter ce texte et à incarner ces personnages nous proposaient ce qui était né de ces questionnements pendant les répétitions. Liée à la fable, la mimésis s’arrimait donc aussi à la situation du théâtre : les interprètes nous montraient ce qu’ils en avaient fait. Mimésis de la fable et situation théâtrale indiquant le processus qui générait l’acte mimétique, les deux s’équivalaient dans leur importance pour le spectateur.
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Lors des répétitions d’un spectacle, le metteur en scène est à son propre usage une sorte de spectateur-cobaye : il est son propre support pour construire ce que les futurs spectateurs percevront durant la représentation du spectacle. Julie Brochen explique que lorsqu’elle dirige un acteur dont elle est ainsi le premier spectateur, elle lui est reliée. Au départ de son travail, le texte est l’objet à partager ensemble, l’acteur, celui à travers lequel le spectateur l’entend, la metteure en scène, celle qui rend compte à l’acteur de l’endroit où chacun d’eux – metteure en scène et acteur – se trouve et de « l’endroit où le texte se situe entre (eux) ». Lors des répétitions où se prépare ce que les futurs spectateurs recevront, cette première spectatrice qu’est Julie Brochen indique qu’elle « cultive la passivité », qu’elle se positionne dans un état de « réceptivité » et d’« attention très particulière » pour que rien n’échappe à sa perception. Point important concernant sa mise en scène d’Hanjo, elle précise que sa perception de première spectatrice s’y éloignait d’un regard pour devenir un ressenti. Une fois assis sur les gradins pour assister à De mes propres Mains (2007, Ménagerie de Verre, mise en scène Pascal Rambert), nous étions plongés dans le noir. L’obscurité se prolongeant, notre aptitude à entendre s’élargissait démesurément. Une voix de femme émergeait alors derrière les gradins, les contournait par le côté jardin et se posait devant nous. Elle racontait ensuite durant tout le spectacle l’histoire d’un homme qu’elle incarnait. Le récit du personnage qui s’inscrivait dans une réalité quotidienne évoquait au présent les moments précédant sa décision de se suicider pour cause d’amour. Au bout d’une dizaine de minutes – si l’on en croit l’affiche aperçue juste avant d’entrer dans la salle – des éclairages montaient et isolaient une parcelle du corps appartenant à la voix. Je l’entendais raconter son histoire d’homme tout en distinguant des fragments de son corps nu de femme. L’action, sans rapport avec ce que j’entendais, n’existait que dans l’instant présent : elle était pure présentation du corps de l’actrice. L’écart me renvoyait à moi-même en tant que personne assistant au spectacle. Le récit que j’écoutais le plus souvent racontait ces derniers moments de la vie d’un
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homme qui manifestement nous était contemporain, mais pour autant cette scène n’était pas mimétique. Quand la voix instaurait un rapport mimétique au monde, la partition visuelle, autonome, s’en détachait totalement. D’ores et déjà je savais que j’avais été convoquée pour le pur plaisir de l’instant passé ensemble. Les deux propositions concomitantes, visuelle et sonore, désagrégeant toute possibilité d’une quelconque situation dramatique, le spectateur de De mes propres mains plaçait la situation du théâtre au fondement du spectacle car de cela au moins – d’être au théâtre, assis sur un banc de spectateur alors qu’une actrice évoluait en face de lui – il ne pouvait douter. Dans ce qui me semblait une seconde partie, la comédienne – Kate Moran – se travestissait petit à petit en personnage masculin tout en continuant son récit. Nous pressentions alors que le spectacle serait sans doute unilatéralement narratif et proféré par cette seule comédienne et l’intimité de son propos renforçait la « monologie » déjà présente par l’adresse qui, bien que l’actrice ne nous regarde sans doute pas – j’imagine qu’elle ne nous voyait pas –, nous concernait d’autant plus directement que nous devinions qu’elle serait définitivement seule avec nous. Son travestissement était à nouveau le support d’images scéniques sans rapport avec son récit, images que la lumière et son corps construisaient avec quelques accessoires et une petite guitare – sans doute un ukulélé dont plus tard elle pincerait brièvement quelques cordes. La comédienne travestie en homme debout devant le mur de la cour et pour la première fois entièrement éclairée nous regardait quand le noir mit fin au spectacle. Pascal Rambert m’explique que ses spectacles tendent à offrir la possibilité d’une mise en question. En détournant le spectateur de ses habitudes quotidiennes, ils lui font expérimenter de nouvelles perceptions qui l’amènent à reconsidérer le réel. Le metteur en scène ne prétend pas qu’une fois sorti de la salle le spectateur reste affecté ; son objectif est précis : la représentation est le temps d’un détournement temporaire qui transforme non le spectateur mais sa façon d’appréhender. Durant les dix premières minutes, le spectateur de De mes propres mains l’était uniquement de ce qu’il
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entendait et cette expérience d’immersion lui faisait perdre ses repères spatio-temporels : en éradiquant totalement la dimension visuelle de ma réception, le spectacle bousculait effectivement mes habitudes. Cette dissociation de la vue et de l’ouïe fondait la structure de l’ensemble du spectacle qui instaurait ainsi une autre façon de voir. Quand après dix minutes ma vue fut à nouveau sollicitée, l’occultation avait rendu mes yeux disponibles à une lumière ténue n’éclairant que de très petites zones ciblées. Mes repères habituels s’étant altérés, j’observais la parcelle de peau nue évoluant devant moi tout en cherchant à la réinscrire dans l’espace d’un corps qui se révélait donc très vite celui d’une femme mais dont je ne parvenais pas à recomposer la structure d’ensemble. Le dispositif de lumières qui, en éclairant des zones très réduites du corps de l’actrice, ne le révélait que par fragments en sapait ma perception. N’arrivant plus à le reconstituer dans son entier, j’en construisais mentalement d’autres perceptions qui se modifiaient au fil des mouvements de lumières : j’étais mentalement mise en mouvement. Une des particularités du spectacle provenait du fait que je percevais ce mouvement ; cette scène me proposait de prendre conscience de ce que je vivais au-dedans à l’instant où cela avait lieu. En me faisant parcourir ce mouvement de ma propre perception – ce « voir du dedans » –, elle ne me proposait plus tant de voir que de percevoir. Annihilation, déplacement : ce spectacle était le lieu d’une crise du visuel et, le champ de l’expérimentation s’élargissant à l’ensemble de la perception, le voir s’ouvrait alors aux autres modes de perception – la vue y restait un des modes possibles de perception, mais en mouvement. Son activation immédiatement suivie d’une autre qui détournait la précédente forçait à reconsidérer sans jamais permettre de reconnaître. Une fois ma place trouvée sur un des gradins de L’Homme de février, j’assistais à une manifestation scénique face à laquelle surgirent très vite des questions : « Qu’est-ce qui est en train de se passer ? Qu’est-ce qui préside à la constitution et à l’agencement de ce qui se déroule ici ? Quelle est la bonne façon de me placer pour recevoir ? Hasard, interruption : qu’est-
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ce qui fonde cette scène ?… » En cherchant à décoder les règles de ce qui se passait devant moi, je réalisais petit à petit que le spectacle construisait ses propres règles – des règles purement théâtrales. Ce spectacle demandait au spectateur d’être prêt à recevoir une forme scénique dont les principes de fonctionnement lui étaient inconnus avant d’entrer dans la salle. Gildas Milin formule l’instabilité fondamentale à la base de sa pratique de metteur en scène : « [notre] rapport au monde est incertain, m’explique-t-il. Il ne se définit plus et est complètement mobile, y compris dans notre perception de l’objet théâtral. » Pour lui, un théâtre nous renvoyant une image de notre monde se doit de rendre compte simplement d’une extrême complexité et d’une extrême incertitude. Les règles de fonctionnement de cette scène n’étaient pas exclusivement celles de L’Homme de février mais quand j’y assistai pour la première fois mon impression fut celle d’une construction propre au spectacle. La méthode de travail appliquée en répétition était particulière. Gildas Milin ayant dissocié tous les domaines de la pratique de l’acteur, ce dernier s’était trouvé en position de n’en explorer qu’un à la fois. À partir des propositions scéniques ainsi créées lors des répétitions par les acteurs qu’il avait filmés, le metteur en scène avait ensuite construit un montage pour synchroniser l’ensemble. Gildas Milin applique un mode de travail, initié par Robert Wilson, qui sépare en deux temps le travail physique et le travail verbal lors des répétitions. L’acteur wilsonnien construit ces deux partitions de façon autonome avant de construire son jeu en superposant dans un troisième temps les composantes visuelles et sonores ainsi obtenues. Distant dans son rapport au texte – ici le sien –, le travail de mise en scène de Gildas Milin est formel et repose sur cette séparation profonde entre le visuel et le sonore qui fait que le texte n’y est jamais illustré par l’image, que le geste ne souligne pas ce que profère la voix. Les deux modes ne se constituent pas non plus en contrepoint, ils restent autonomes, indépendants l’un de l’autre et mettent en tension les deux systèmes de représentation. Par cette dissociation, ce metteur en scène procède à l’évacuation de la logique représentationnelle : la création y est une collaboration en forme de répartition du travail dans laquelle les
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différentes composantes sont visibles et cette dissociation aiguise la perception. La simultanéité de la vue et de l’ouïe provoquée par une gestuelle de l’acteur dissociée de la parole qu’il est en train de proférer en même temps qu’une profération non animée par le sens désagrège toute classification. C’est ce qui explique l’impression première d’un acteur disloqué en voix, espace et corps. De même que dans De mes propres mains, le spectacle L’Homme de février déplaçait les cadres habituels de la réception spectatrice. Dérouté par cette dissociation, le spectateur se mettait dans un état de réceptivité amplifiée pour établir les correspondances qui allaient l’éclairer. J’ai indiqué comment les deux spectacles de Gildas Milin invitaient le spectateur à disqualifier l’hégémonie de la raison : en mettant en jeu ce que ce metteur en scène nomme le « principe d’incertitude » propre au son et en faisant le « pari du déconditionnement » tant par le mouvement que par la profération des acteurs, la relation que ces scènes instauraient avec le spectateur détachait celui-ci de la signification. La construction de la partition de l’acteur fondée sur la dissociation – wilsonnienne – désagrégeait de façon encore plus opérante les fondements de sa compréhension. L’Homme de février, où cette donnée du fonctionnement scénique qui amplifiait les possibilités de réception du spectateur était particulièrement développée, m’amenait donc à créer mes propres correspondances. Cela me conduit à corréler à nouveau cette scène à une notion chère à Bataille. L’ordre de la raison réduisant l’homme à l’état de sous-homme en annihilant son besoin d’autonomie, un moyen proposé par le philosophe pour y remédier est la chance, qui contient la raison tout en la mettant constamment en jeu. Sans annuler la raison, elle diminue son impact, elle restreint son pouvoir en renvoyant toute chose et toute loi au hasard : la chance, qui décide de tout, est ce qui « dénude justement le monde de l’ensemble des prévisions où l'enferme la raison », écrit Bataille dans Le Coupable (t. V, p. 312). En construisant la partition de l’acteur sur des domaines traités de façon totalement autonome et en laissant ainsi libre cours aux correspondances que le spectateur
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pouvait établir à partir des jeux de glissements entre ce qu’il voyait et ce qu’il entendait, la scène de Gildas Milin accordait une place constitutive au hasard. Spectatrice de L’Homme de février, j’étais en présence d’une scène qui, réfutant l’hégémonie de la raison, lui préférait cet inattendu – la chance – qui établit des correspondances en dehors de toute rationalité. Le plateau de Gildas Milin s’inscrivait sur ce point dans la lignée de la pensée bataillienne où, pour saisir le monde qui nous entoure, la primauté est accordée au hasard sur la raison. Quand j’assistais à la représentation de L’Homme de février, ces jeux de glissements, non seulement entre ce que je voyais et ce que j’entendais mais aussi entre le réel de la représentation – la réalité du « ici et maintenant » de cet assemblement théâtral – et la fiction, aiguisaient mes capacités de perception. Au fur et à mesure du spectacle, c’était mes passages entre la sensation de fusion quand j’adhérais à la proposition de l’acteur et la conscience soudaine que j’avais de ma perception, donc mon décollement de cette fusion pour comprendre les règles scéniques mises en jeu, qui me happaient. Le rapport que j’établissais alors au spectacle et aux acteurs – et, en ce qui me concerne, beaucoup à l’actrice Julie Pilod qui jouait le personnage principal – passait sans cesse d’une perception à une autre et d’une adhésion à un détachement : je devenais le lieu d’un mouvement. Ma capacité à sentir l’évolution de mes perceptions s’affûta au cours du spectacle, j’en vivais la furtivité en même temps que les modulations. Ma perception devenant l’occasion de ce mouvement interne, ce cheminement contribua bientôt à mon plaisir de spectatrice : L’Homme de février me permettait d’expérimenter ma propre perception – à l’instar de De mes propres mains, bien qu’autrement. Comme Hans-Thies Lehmann l’indiquait dans Le Théâtre postdramatique, l’irruption du réel de la représentation devient l’objet de l’agencement théâtral et génère un va-et-vient dans la perception du spectateur. Celui-ci se promenant entre sa perception de la structure et sa perception du réel sensoriel, le point capital devient pour lui de définir sa situation à chaque instant de la représentation – c’est ainsi qu’il participe. Le
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spectateur étant amené à expérimenter son potentiel perceptif, ce théâtre devient l’espace d’une pratique de sa perception – ce que Hans-Thies Lehmann nomme un « théâtre de la perceptibilité ». Il est une forme rituelle d’expérimentation de la perception dont un des premiers metteurs en scène occidentaux fut donc Robert Wilson30. Assister à une représentation de L’Homme de février consistait effectivement à venir pratiquer le mouvement de sa propre perception. Le spectateur y étant sollicité bien au-delà de sa vision, là aussi, « percevoir » se substituait à « voir » ; ne serait-ce que par la partition sonore autonome, le spectateur mettait en jeu des sens qui n’étaient plus organisés en fonction de la vue. Quand il expérimente ainsi le champ de sa perception, il devient responsable de la définition qu’il donne à sa participation et cette responsabilité est à l’origine du mouvement qui l’anime. En frustrant le spectateur de ce qu’il attend en tant que participant à une manifestation soumise à une convention esthétique établie, de tels choix scéniques exigent qu’il revienne à la source de ce qu’est sa perception et l’amènent à investir davantage que ce qui était a priori convenu. Offrant la possibilité à chacun des spectateurs d’établir sa perception – unique –, ces choix contribuent à faire de la manifestation théâtrale une pratique d’exploration des capacités perceptives propres à chaque participant dont, en conséquence, la dimension idiosyncrasique de la réception se trouve décuplée. De mes propres mains et L’Homme de février – de même que, de façon plus ténue, Hanjo – qui proposaient à leurs spectateurs non plus de voir mais de percevoir, étaient autant de scènes d’un théâtre de la perceptibilité. La vue n’y était plus qu’un mode de perception parmi d’autres et le champ d’expérimentation du spectateur s’y ouvrait – plus ou moins selon les spectacles – à l’ensemble des possibilités perceptives. Et quand le fonctionnement scénique était corrélé au hasard, la dimension idiosyncrasique de la réception en était décuplée. La première spectatrice d’Hanjo (Julie Brochen), ainsi que le spectateur de De mes propres mains, de L’Homme de février et, 30
Comme le formule Hans-Thies Lehmann.
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bien que moins radicalement, de Machine sans cible, dont ces spectacles convoquaient l’« œil du dedans », tendait à devenir ce « sujet exorbité ». Alors que le spectateur du théâtre pensé à partir de Hegel observait l’objet du dehors pour en acquérir une connaissance claire, le spectateur du théâtre de la perceptibilité, « sujet exorbité », voit sans regard : de même que ceux qui l’entourent, il voit du dedans. En faisant pratiquer au spectateur cet « œil du dedans », ces scènes s’inscrivaient dans la lignée bataillienne et, sur ce point aussi, le faisaient accéder à une connaissance autre que la connaissance scientifique. Est-ce précisément à une connaissance de l’ordre de celle qui advient lors de la communication, selon l’acception bataillienne du terme ? Quand Bataille cherche à dégager l’activité humaine du principe du projet, il détermine que la croissance doit se situer par rapport à l’instant où elle se résoudra en pure dépense. Il souligne alors une difficulté : « La conscience en effet s’y oppose en ce sens qu’elle cherche à saisir quelque objet d’acquisition, quelque chose, non le rien de la pure dépense. Il s’agit d’en arriver, conclut-il, au moment où la conscience cessera d’être conscience de quelque chose. » (T. VII, p. 178.) Dans Théorie de la religion, le philosophe n’annihile pas la possibilité de l’usage de la conscience mais il en déplace la teneur : il s’agit d’utiliser la conscience non plus pour résoudre mais pour voir – ce à quoi l’homme doit faire appel est selon lui « la conscience de soi dirigeant vers l’intimité la lampe que la science a élaborée pour éclairer les objets » (t. VII, p. 341). Sa réflexion sur l’accès à la communication l’amenant dans un autre ouvrage à préciser ce point, il s’adresse alors ainsi à son lecteur : « De l’isolement où tu vieillis au sein d’univers voués à ta perte, il t’est loisible de tirer cette conscience vertigineuse de ce qui a lieu » – il poursuit d’ailleurs sa phrase en précisant qu’on ne parvient à une telle conscience que « noué par [l’] angoisse » (t. V, p. 113). La « conscience vertigineuse de ce qui a lieu » et la « conscience de soi » telles que Bataille les envisage sont des formes de cette conscience qui, se détachant du quelque chose à saisir auquel la « conscience claire » est astreinte, se transforme en conscience sans objet, en conscience
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qui saisit « le rien de la pure dépense »31. Le philosophe ajoute qu’en élevant ainsi la conscience à ce plus haut degré, l’homme accède à ce « mouvement de violence libre et intérieurement déchirante qui anime la totalité, se résout en larmes, en extase et en éclats de rire et révèle l’impossible dans le rire, l’extase ou les larmes » (t. VII, p. 350) – il accède à la communication. Cette conscience sans objet est pour lui la seule qui permet le « retour de l’être à la pleine et irréductible souveraineté » (t. VII, p. 177). Certains choix scéniques constitutifs des scènes d’Hanjo, de De mes propres mains et de L’Homme de février, qui mettaient en jeu l’« œil du dedans » du spectateur, annihilaient le sujet de la conscience claire qu’il est pour le convoquer comme « sujet exorbité ». Scènes d’un théâtre de la perceptibilité, elles le faisaient ainsi accéder durant l’assemblement théâtral à une forme de cette conscience propre à la communication : la conscience vertigineuse de ce qui a lieu, conscience de soi ne cherchant plus à saisir quelque chose, ou encore, conscience de la pure dépense. La scène brechtienne fondée sur l’observation – ce « voir du dehors » – offrait à ses spectateurs la possibilité de discerner les processus du « vivreensemble ». Les scènes d’un théâtre de la perceptibilité proposent un exercice différent : en exerçant notre « œil du dedans » – notre aptitude à percevoir –, elles rendent tangible le lien de corrélation que notre perception entretient avec notre capacité à accéder à la conscience de la pure dépense. Le théâtre que je cherche détiendra cette composante théorique : il tendra à rendre palpable le fil qui relie notre perception à cette conscience sans objet qui est conscience de la pure dépense. Quand, spectateurs de ses scènes, nous nous connecterons à notre « œil du dedans », nous expérimenterons le fait d’accéder à la conscience vertigineuse de ce qui a lieu – nous entrerons alors dans la communication, ou encore, vivrons notre souveraineté, dirait Bataille. 31 Dans La Part maudite, Bataille explique : « Prendre conscience du sens décisif d’un instant où la croissance (l’acquisition de quelque chose) se résoudra en dépense, est exactement la conscience de soi, c’est-à-dire une conscience qui n’a plus rien pour objet. » (En note, il écrit : « Sinon la pure intériorité, ce qui n’est pas une chose. ») (G. Bataille, Œuvres complètes, tome VII, op. cit., p. 178).
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3. Un spectateur partenaire de l’acteur
3.1. Un acteur qui communique avec le spectateur J’ai employé le terme de premier spectateur à propos de Laurent Hatat et Julie Brochen en évoquant la rencontre à laquelle donne lieu leur travail avec les acteurs, puis à nouveau pour examiner le lien que Julie Brochen entretient avec un acteur qu’elle dirige et devant lequel elle se place pour cela dans un état de réceptivité maximale. Il y a en effet au théâtre ce spectateur très particulier, le premier de tous chronologiquement parlant, un des rares présents lors des prémices du spectacle que sont les répétitions : le metteur en scène. Ce premier spectateur qui dirige les répétitions est un guide sur le chemin qui mène aux représentations. Quelle est sa place quand il assiste à ce que l’acteur est en train de fabriquer ? On peut raisonnablement envisager que cette posture soit déterminante pour ceux qui, plus tard, seront à la place qu’il occupe – les spectateurs. Si rien ne permet d’affirmer qu’il se positionne en modèle, en une sorte de spectateur idéal, tout porte à croire que la réception spectatrice qu’il cherche à provoquer en construisant le spectacle prend appui sur sa propre réception de ce que fait l’acteur lors des répétitions – pourrait-il en être autrement ? Si effectivement la réception du metteur en scène, née du rapport qu’il instaure en tant que premier spectateur avec l’acteur qu’il dirige, est un des fondements du rapport acteur-spectateur d’un spectacle, il est pertinent que je m’intéresse ici à la relation que Laurent Hatat instaure avec cet acteur pendant les répétitions. Dissident, il va sans dire est une pièce courte à deux personnages écrite par Michel Vinaver. Elle raconte en douze « morceaux », qui sont autant de dialogues, l’histoire d’une
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mère et de son fils – la blessure de la communauté s’y attache au personnage du jeune homme qui s’installe petit à petit en marge de la société pour finalement être arrêté. Ce spectacle (2007, Théâtre de la Commune, mise en scène Laurent Hatat) s’ouvrait avec les deux acteurs qui nous regardaient : deux regards longs et soulignés, avant qu’ils n’entrent en jeu. Instantanément, je sus que j’allais assister à leur proposition scénique sur le texte de l’auteur. En quelques secondes ils venaient d’inscrire la situation dramatique du texte dans la situation du théâtre qui lui était première. Elle l’était définitivement : le souvenir de ces deux regards serait réalimenté chaque fois que les deux acteurs attendraient hors de l’espace des personnages, d’où ils nous avaient regardés. Affirmée une seule fois par ce premier regard, la situation théâtrale transformait l’ensemble du spectacle en cette présentation effectuée ostensiblement pour nous sans que nous ne l’oubliions pour nous perdre dans l’histoire. D’une part le fonctionnement mimétique, très présent et central, donnait à voir les rapports de cette mère et de son fils représentant des individus de notre monde, d’autre part la situation théâtrale constituait le socle du moment de théâtre auquel nous assistions. Par ailleurs, à aucun moment le spectateur ne différenciait l’acteur de son personnage : Laurent Hatat avait supprimé tout signe d’un passage de l’acteur au personnage en même temps qu’à chaque instant nous savions être en présence de l’acteur ou du personnage puisque l’espace l’indiquait. Sa mise en scène imposait l’événement de la représentation comme un acte mimétique sans nous en dire davantage : en occultant le moment où l’acteur devenait le personnage, elle en effaçait le signe. L’évidence de cette forme brève – la représentation durait cinquante minutes – qui allait me rester longtemps en mémoire tenait à ceci : je ne perdrai pas de vue le départ qui avait annoncé cette proposition des acteurs, elle-même doublée d’un léger brouillage des frontières entre personnages fictifs et personnes réelles des acteurs. L’ensemble du spectacle, extrêmement convaincant par son évidente simplicité, était entièrement déterminé par ce début. J’assisterai tout du long à ce que leurs regards m’avaient explicitement indiqué : une
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proposition de mise en jeu du texte. J’y adhérais sans réserve – était-ce en partie lié à sa brièveté ? – l’empathie fut totale. Le metteur en scène, qui fut donc le premier spectateur de Dissident, il va sans dire, envisage son acteur comme le point d’utopie d’une rencontre située à la croisée du spectacle à fabriquer et de leurs deux pôles respectifs. Cette rencontre s’articule autour de l’énigme scénique qu’est l’acteur : « Comment fonctionne-t-il ? Comment cherche-t-il ? », voilà ce que, premier spectateur, Laurent Hatat s’attache à déchiffrer. Pour expérimenter et avancer dans la recherche qui leur est commune, il indique à l’acteur des directions, il rend compte de leur adéquation ou en propose d’autres. En retour, il est ce spectateur-cobaye partenaire de l’acteur dans le jeu qu’il compare à un échange de balles de ping-pong. La répétition est la mise au point de cet échange : de « l’enchaînement des mouvements, de l’enchaînement des moments de sens », m’explique-t-il encore. L’échange se construit en fonction de sa propre posture spectatrice et afin que celle-ci prenne ensuite corps chaque soir par les spectateurs. Pour que l’échange s’instaure, Laurent Hatat souligne qu’il fait le pari suivant : les futurs spectateurs devront prendre la posture d’un joueur avec lequel l’acteur échangera jusqu’à ce que ce spectateur-joueur se hisse « au niveau de qualité du joueur dont (l’acteur) a besoin pour faire son jeu ». Ce premier spectateur est donc ici le premier partenaire de l’acteur dans le jeu, celui des répétitions, et lors de la représentation le spectateur devra donc, d’une part prendre cette place de partenaire de l’acteur, d’autre part comprendre la règle de ce jeu – celle-ci changeant, bien sûr, à chaque spectacle. Le spectateur de Dissident, il va sans dire était donc ce joueur qui échangeait avec l’acteur comme on le fait de balles lors d’un match de ping-pong. Il avait à le faire en répondant aux propositions de l’acteur jusqu’à se hisser au niveau de jeu dont celui-ci avait besoin : il était ce spectateurjoueur qui devait, au fur et à mesure de la représentation, en comprendre les règles. Laurent Hatat précise que c’est l’imaginaire du spectateur à chaque fois convoqué qui fait le spectacle. Le jeu entre l’acteur et son partenaire, le spectateur, est cet échange où le cerveau du second doit fonctionner pour que le spectacle opère : « Il y a une chose sublime qui est un
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cerveau plein de références, plein d'idées, plein d'images, qui se met à fonctionner, qui accepte de fonctionner avec ça, qui chope toutes les conventions et qui lui-même se met à turbiner, si ça marche », m’explique-t-il. L’échange préparé lors des répétitions à partir du cerveau, là encore cobaye, du premier spectateur qu’est le metteur en scène est donc en quelque sorte une programmation des mouvements du cerveau du spectateur. Laurent Hatat ajoute que le plaisir de ce mouvement est un plaisir du « décryptage et de la compréhension ». Pour qu’il y ait art, la mobilité mentale du spectateur doit être mise en jeu : elle prend ici la forme d’un aller-retour entre les deux joueurs que sont l’acteur et le spectateur – l’outil du spectateur étant son « cerveau » ou encore son imaginaire où se fait le spectacle. Et cette mobilité mentale du spectateur que le spectacle cherche à mettre en jeu est un mouvement concomitant d’échange et de décryptage. Quand j’entrai dans la salle du Théâtre de la Bastille pour assister à Kindertotenlieder, plusieurs personnages étaient donc là, immobiles dans un décor de vallée enneigée, debout ou assis dans la neige, le corps tourné dans la même direction que le nôtre et ils semblaient attendre. Deux musiciens entraient bientôt en scène, s’installaient à l’endroit où les personnages regardaient et se préparaient à jouer, puis un concert s’engageait dans lequel intervenait bientôt une chanteuse. La metteure en scène Gisèle Vienne explique que le premier travail de répétition de Kindertotenlieder avait consisté à régler le concert qui commençait avec la représentation et durait exactement le temps de celle-ci. Peu après ce début, nous apprenions par un des personnages que ce concert était donné en l’honneur de son ami mort. Quand je me remémore ce départ, je me souviens qu’en entrant dans la salle j’observai le tableau et qu’ultérieurement je repérai un cercueil tout en m’interrogeant sur la fiction à laquelle j’allais assister. Je détectai rapidement une entorse à la situation dramatique : les musiciens, seuls interprètes à me faire face, ne semblaient pas incarner de personnages. Tout se déroulait comme si, isolés du reste de la scène, ils allaient interpréter un concert auquel nous allions assister, ce que la suite du spectacle établissait sans conteste.
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Bientôt, autre entorse, mais cette fois à la situation du concert : le couvercle du cercueil laissait passer une main, puis le corps du défunt qui, avec une lenteur considérable, s’extrayait de la boîte funéraire. La suite du spectacle allait s’enrouler autour de cette posture inconfortable : spectateurs d’un concert auquel nous n’avions pas prévu d’assister, nous nous trouvions dans la même position que les personnages qui, assis ou debout dans la neige, étaient là pour honorer ce défunt qui déambulait sur scène. Nous participions passivement et il est clair que cette passivité due à la convention théâtrale faisait de nous des otages. Kindertotenlieder était construit sur la fiction et en faisait un usage spécifique. Le spectacle incorporait deux réalités, la réalité fictive de personnages de jeunes réunis dans une vallée enneigée et la réalité de la scène – celle de la situation théâtrale – qui existait par le concert. Je reviens sur ce moment situé peu de temps après le début du spectacle : après un temps assez long d’arrivées successives de spectateurs, le concert s’amorçait et, je viens de l’évoquer, un des personnages jusque-là de dos joué par Jonathan Capdevielle se tournait vers nous pour nous parler en nous regardant comme ceux qui avaient été convoqués à ce concert donné en hommage à son ami disparu – l’acteur sortait à ce moment-là de la fiction pour prendre pied dans la salle et établir un contact direct avec les spectateurs avant de retourner dans la fiction. À cet instant où la situation des personnages se précisait, celle-ci se creusait donc en un bref point de rupture : Jonathan Capdevielle s’adressant directement à nous, nous nous retrouvions définitivement assimilés à ceux que nous regardions jusqu’alors comme les personnages convoqués. Cette adresse faisait jaillir le fait que nous écoutions comme eux le concert et nous nous fondions alors avec eux ou, tout au moins, nous nous trouvions mis sur le même pied qu’eux. Quand nous n’avions jusque-là fait qu’observer à distance, le concert et cette adresse directe brisaient l’univocité de notre posture de spectateur pour nous projeter dans la fiction, avec ou sans notre accord, au même titre que les personnages – acteurs et objets animés ou inanimés. À cet instant pivot, le spectateur se trouvait pris dans un processus qu’il découvrait en le subissant – Gisèle Vienne
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formule que le spectateur était « mis en scène dans la pièce ». En nous faisant expérimenter ce passage du réel au fictif, le spectacle nous faisait glisser jusqu’à une place que nous ne souhaitions pas prendre a priori : spectateur d’une fiction, nous devenions malgré nous une composante de cette fiction. Le mouvement effaçait ainsi par étapes cette distance du spectateur – fausse, selon Gisèle Vienne – qui le séparait des personnages de jeunes aux désirs morbides qu’il observait en train d’écouter le concert. Ce mouvement des spectateurs, qui à un moment les transférait au sein de la fiction qu’au début du spectacle ils ne faisaient qu’observer à distance, en était la bascule essentielle. Dans la plupart des spectacles cooptés servant de matériau pour fabriquer cette théorie, des acteurs s’adressaient directement aux spectateurs. Ceux de Dissident, il va sans dire commençaient par nous regarder longuement avant d’entrer dans l’espace central réservé au jeu des personnages et ce premier regard, dont le souvenir était ensuite réalimenté à chaque fois qu’ils se trouvaient à nouveau sur le bord du plateau, nous faisait rester durant toute la représentation en connexion avec nous-mêmes en même temps qu’avec eux. Je viens de préciser l’acte par lequel Jonathan Capdevielle nous faisait entrer dans la fiction de Kindertotenlieder, celui où il se tournait vers nous pour nous parler directement. Le coryphée du Projet H. L. A. nous adressait directement les didascalies du texte. Dans Chair de ma chair – je reviendrai bientôt sur ce spectacle que je n’ai pas encore présenté –, Bénédicte Holvoote ouvrait la représentation en nous proposant de prendre des poupées et durant toute la suite du spectacle Ilka Schönbein nous racontait l’histoire en nous regardant. L’obscurité du début de De mes propres mains, qui occultait le regard de l’actrice, contrecarrait le spectateur dans sa propension à imaginer une situation dramatique et polarisait son attention sur la perception de son propre corps et de ceux des spectateurs qui l’entouraient, en même temps qu’elle amplifiait sa perception de l’onde sonore : l’obscurité tissait un lien entre la voix et le corps du spectateur. Ce lien fut entériné quand, juste avant le noir des applaudissements, elle apparut entièrement éclairée : elle nous regardait. L’Homme de février commençait par notre échange
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de « bonjour » avec les acteurs et quand plus tard l’un d’eux entamait un dialogue avec une spectatrice, celle-ci devenait immédiatement l’objet de tous nos regards : cet échange ravivait alors la première perception que nous avions eue en entrant dans la salle où spectateurs et acteurs étaient tous éclairés, celle du moment où j’avais choisi ma place et où j’étais allée m’y installer sous le regard de tous les présents. Dans Machine sans cible, qui commençait avec les acteurs présents pendant que nous nous installions, une séquence conçue autour d’une sorte de semi-robot amplifiait soudainement la perception que, spectateurs, nous avions de nous-mêmes. Les personnages y réagissaient au déplacement d’une boîte équipée de roulettes. Dans la fiction, ce déplacement était provoqué par leur propre « sentiment d’amour » pour cette boîte et celle-ci, qui semblait alors hésiter et tergiverser, se déplaçait tour à tour vers l’un puis vers un autre des personnages, jusqu’au moment où elle faisait volteface pour se diriger vers les spectateurs. La fiction nous invitait par ce clin d’œil à conclure que le nombre faisait force quant à la quantité d’amour fournie envers la boîte équipée de roulettes. L’objectif était atteint, la perception que les spectateurs focalisés sur la scène avaient eu des acteurs leur revenant en boomerang, la conscience que le public avait de lui-même s’intensifiait soudain démesurément. Dans El coup du cric andalou, les acteurs surgissaient du public quand le spectacle commençait et plus tard certains d’entre eux descendaient de scène pour jouer dans la salle à proximité des spectateurs. De même que ceux des Endimanchés, les acteurs de Zerep s’adressaient la plupart du temps directement à nous et à chaque fois ce contact direct que l’acteur entretenait avec moi me ramenait à ma présence dans l’espace. Il amplifiait la perception que j’avais de moi-même et des spectateurs qui m’entouraient. Quand D’Après nature – que je présenterai aussi plus tard – commençait, je n’entendais quasiment pas les acteurs et je ne les voyais que peu car le metteur en scène Philippe Quesne avait baissé la lumière sur scène pour la rendre égale à celle de la salle afin de réunir les deux espaces dans un même lieu. Et le décor où évoluaient les acteurs était une boîte qui rappelait l’espace de la salle dans laquelle, nous, spectateurs, étions assis
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– « tous dans la même boîte de toute façon », me dit-il. Il avait pensé l’ensemble de l’espace pour que le spectateur soit avec les acteurs, voire pour qu’il « se transpose ». D’Après nature s’appuyait de même sur une égalité des présences des acteurs et des spectateurs dans l’espace. Sur presque toutes ces scènes, l’adresse directe était l’élément récurrent du jeu des acteurs qui ramenait le spectateur à sa propre présence dans l’espace en décuplant la conscience qu’il avait de lui-même, et parfois d’autres choix scéniques le corroboraient : la relation entre acteurs et spectateurs y était celle d’une coprésence. Adresse directe au spectateur, intensification de sa présence, relation de coprésence : le principe d’une certaine égalité de l’acteur et du spectateur parcourait ces scènes. Je viens de montrer que le mouvement du spectateur était au centre de plusieurs de ces spectacles. L’acteur jouant, pouvait-on alors parler d’un jeu du spectateur ? Dans chacun des deux spectacles Kindertotenlieder (Gisèle Vienne) et El coup du cric andalou (Zerep), une séquence fondée sur une « situation gênante » provoquait un malaise qui décuplait encore cette conscience que le spectateur avait de lui-même32. C’était dans les deux cas une situation mise en jeu par les acteurs – deux situations liées au sexe – qui générait ce malaise propice à l’hypostase du spectateur. Dans Kindertotenlieder, le personnage de Jonathan Capdevielle déshabillait entièrement celui d’Elie Hay par qui il s’était fait frapper peu de temps avant. La nudité de l’acteur, qui semblait presque adolescent, à quelques mètres de nous interférait avec l’ambiance de violence morbide associée à la fête autrichienne. L’évocation de la violence et de ce que Gisèle Vienne nomme lors d’un entretien les « désirs inavouables » se côtoyant depuis un moment dans ce spectacle fondé sur une situation assimilable à une fête morbide, je me trouvais directement confrontée à l’éventualité d’une violence sexuelle (re)présentée 32
Je me réfère en partie ici à Tadeusz Kantor qui fait presque de l’expression « situation gênante » une catégorie pour définir un des outils scéniques à la disposition du metteur en scène. (Tadeusz Kantor, Le Théâtre de la mort, op. cit., p. 121-122).
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sur le plateau. Je sentis immédiatement que je n’étais pas la seule à l’être dans la salle. Le spectacle tendait à nous faire franchir des limites depuis le début et à ce moment-là je n’étais plus certaine qu’il s’arrêterait dans la représentation de cette violence. Acculée à voir peut-être ce que je ne voulais pas voir, ma perception de l’instant s’amplifia démesurément. Autour de moi quelques fauteuils claquèrent : certains spectateurs quittaient la salle – c’était pour ne plus être présent si cela ne s’arrêtait pas à temps, je le savais. Dès que l’acte s’était profilé, la perception de notre propre présence de spectateur s’était intensifiée, sans doute jusqu’à l’insupportable pour ceux qui partaient. Réalité et illusion ne se confondirent pas – l’acte ne s’accomplit pas – et je restai sur cette limite non transgressée en sachant qu’elle aurait pu l’être. Comme pour tous les spectateurs qui étaient restés, quasiment tous, ce risque avait démultiplié l’expérience vécue. Dans le second spectacle, El coup du cric andalou, les acteurs s’adressaient donc très souvent directement aux spectateurs qui étaient d’ailleurs légèrement éclairés. Stéphane Roger et Gilles Gaston-Dreyfus échangèrent à un moment un dialogue qui se détacha assez rapidement comme celui de deux figures de pédophiles. L’échange, aux lourdes connotations sexuelles et scatologiques, était celui de deux clowns avec nez qui s’adressaient à nous comme à des enfants. Dans la salle le malaise affleurait, il s’accompagna rapidement de réactions à peine contrôlées et plus ou moins étouffées dans un silence de plus en plus pesant. Mettant en jeu les normes du comportement social – ici, les rapports de violence que les adultes de notre société peuvent imposer aux enfants –, le spectacle s’ingéniait à placer le spectateur à la limite de ce qu’il pouvait accepter d’entendre sans réagir. Xavier Boussiron explique que cette séquence que l’équipe intitulait « tonton Dada » déclenchait « une sorte d’irritation assez bizarre » et il pense que le rire quasi permanent des spectateurs pendant tout le spectacle était une réaction du même type, plus ténue. À ce moment-là du spectacle, ma présence dans cet espace où je me savais visible devint pour moi particulièrement tangible et plus encore celle de ceux qui faisaient entendre autour de moi des
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réactions exclamatives et des commentaires furtifs. La pesanteur découlait du même processus que dans Kindertotenlieder : la présence de chaque spectateur était hypostasiée par cette situation gênante. Certains d’entre eux s’exprimant à voix haute, j’eus la surprise d’entendre qu’ils réagissaient très différemment de moi – le groupe des spectateurs était divisé. Instantanément je pris conscience du fait que ma façon d’appréhender la situation évoquée sur le plateau m’était propre et je réalisai à cet instant-là que les spectateurs qui m’entouraient pouvaient perturber la représentation, voire l’interrompre, quand ils le souhaitaient. Je mesurai soudain la responsabilité de chaque spectateur dans le bon déroulement de la représentation : de même que tous ceux assis à mes côtés, j’avais ma part dans le processus scénique, jusqu’à la possibilité de le saccager. Et si les représentations auxquelles j’ai assisté n’ont donné lieu à aucune réaction violente, ces disparités de réception d’un spectateur à l’autre ont modulé, parce qu’elles ont été exprimées, chacune d’elles. Ce spectacle mettait en jeu la vulnérabilité du processus théâtral pour en faire un des objets de la représentation. Le scandale y était un moyen de transformer le spectateur en un partenaire impliqué dans la fabrication du moment théâtral – était-ce en référence au mouvement Dada ? Ces deux séquences de Kindertotenlieder et El coup du cric andalou procédaient à un revirement de l’objet artistique. Quand l’expérience vécue par chaque spectateur est ainsi à la limite, voire en mesure de perturber le spectacle, l’objet artistique se transforme en déclencheur et en catalyseur d’un processus – Hans-Thies Lehmann l’a décrit précisément et j’y reviendrai33. Le théâtre devient alors un espace où le spectateur vit deux types d’expériences, celles qui dépendent de lui et celles qui dépendent des présents qui assistent avec lui à la 33 Hans-Thies Lehmann : « Compris sous cette forme comme une “situation”, le théâtre […] radicalise doucement la responsabilité du spectateur pour le processus théâtral qu’il peut co-agencer, mais également perturber, voire néantiser par son comportement. La vulnérabilité du processus devient sa raison d’être. » (Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre postdramatique, op. cit., p. 199).
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représentation. Ce qui « joue » alors est à la fois l’échange entre l’acteur et le spectateur et celui que ce dernier entretient avec les autres spectateurs présents – dans ces deux séquences, l’échange portait sur le chaos né des blessures de la communauté que sont les violences sexuelles, notamment pédophiles. L’ensemble des présents, acteurs et spectateurs, forme alors une assemblée en train d’expérimenter ensemble. Après ce développement concernant les scènes de Gisèle Vienne et de Zerep, je m’intéresse maintenant à une spécificité de la seconde équipe. L’expérience proposée aux spectateurs d’El coup du cric andalou et Enjambe Charles était extrêmement tangible lors des représentations auxquelles j’ai assisté. Le rapport acteur-spectateur mis en œuvre y faisait preuve d’une maîtrise impressionnante et comme cela me parvenait avec évidence tant dans Enjambe Charles que dans El coup du cric andalou, je le considère comme une spécificité de Zerep. À plusieurs reprises dans El coup du cric andalou, un temps de silence prolongeait une adresse directe d’un des acteurs aux spectateurs. Ce temps, qui prenait sens dans le regard à la fois curieux et incisif que l’acteur portait alors sur les spectateurs, était celui d’une sorte de retour à l’acteur : ce dernier semblait chercher ce que son adresse avait provoqué chez nous. À cet instant où je percevais que c’était moi, spectatrice, qui « actionnait » la représentation, mon écoute s’amplifiait en conséquence. Dans la dernière partie du spectacle, une séquence jouée par Sophie Lenoir prenait particulièrement appui sur cette écoute ostensible qu’elle avait des spectateurs : s’adressant à nous avec un micro, elle construisait son jeu sur l’alternance de ce qu’elle nous disait – propos où nous n’étions jamais cités – et des regards qu’elle portait sur nous. Pendant le temps où elle écoutait et semblait attendre nos réactions, je voyageais instinctivement à l’intérieur de mon imagination sur ce qu’elle venait de dire. Ce temps spécifique qui prolongeait une proposition précise de l’actrice me semblait celui où elle s’interrogeait sur les arcanes de l’imagination du spectateur. Il constituait du coup ces spectateurs comme autres puisque ceux-ci pouvaient apporter d’autres prolongements à la question que l’actrice venait
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d’évoquer : ce temps était une reconnaissance de l’altérité de chaque spectateur, altérité qui s’enracinait sur ce que l’actrice avait enclenché. En observant l’impact produit par son jeu, celle-ci prenait de plus en compte cette attente et le montrait. Elle déplaçait ainsi la fonction habituellement attribuée à l’imagination du spectateur : elle la mettait en jeu. Par ce temps de regard silencieux de l’actrice, chaque spectateur n’était plus seulement quelqu’un qui regardait, il devenait aussi quelqu’un qui renvoyait à l’actrice sa propre imagination sur le sujet qu’elle avait lancé. Le jeu de Sophie Lenoir s’établissant dans cet aller-retour entre elle et les spectateurs, chacun de nous devenait un partenaire dans le jeu, donc un joueur du spectacle. Le même principe régissait une séquence d’Enjambe Charles. Gilles Gaston-Dreyfus commençait par y montrer et ostensiblement malaxer un faux sein – accessoire du costume de Sophie Lenoir au début du spectacle. Exposé comme objet du désir – ici, sexuel –, l’accessoire enclenchait la parole de l’acteur qui évoquait brièvement le viol d’une enfant pour en venir aux rapports de pouvoir. Son discours imbriquait les uns dans les autres à la fois les actes de pouvoir – terrifiants – des adultes sur les enfants, les pouvoirs potentiels de l’acteur sur le spectateur et ceux du discours politique sur la foule – qu’en tant que spectateurs nous étions susceptibles de constituer. Écartant tout pathos quand il faisait, d’une phrase, le récit de l’enfant violée, il détournait immédiatement le propos pour, après avoir adressé aux spectateurs un « je suis votre agriculteur », mettre en œuvre en même temps qu’il l’évoquait le pouvoir potentiel de l’acteur susceptible de violer le sanctuaire de l’imagination du spectateur. Gilles Gaston-Dreyfus suggérait ce moment où, d’acteur, il pouvait devenir, si ce n’est chaman ou gourou, tout au moins manipulateur de foules – ce qui renvoyait à la figure de l’homme politique. Tout en interrompant le processus au moment où j’aurais pu commencer à y croire donc à participer, le spectacle me faisait percevoir la fascination générée par cette possibilité du théâtre. L’acteur qui se présentait sans aucun autre appui scénique, dans sa simple présence d’acteur, était captivant dans sa relative mais certaine capacité d’envoûtement. Il me menait à l’orée d’un passage : du regard que la séquence
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me faisait poser sur la manipulation à une manipulation effective dont j’aurais pu être l’objet comme spectatrice – et audelà comme être humain –, il n’y avait qu’un pas. Je savais après cela que je pouvais être manipulée par cette scène. Cette séquence interrogeait la validité du rapport acteur-spectateur : elle me dévoilait sa teneur illusoire à la minute même où elle m’ouvrait la profondeur abyssale des jeux possibles du trio acteur-spectateur-illusion en me faisant accéder à sa dimension sulfureuse. Se mettant en péril en minant, séance tenante, ce qui fondait cet instant, en dénigrant la valeur de l’illusion constitutive du rapport acteur-spectateur au moment où elle opère, la séquence m’entraînait dans un vertige. Pour finir, l’acteur, guide de ce voyage proposé en toute transparence au gré de mes propres fantasmes, me laissait à mon imaginaire. La force du voyage – ce mouvement du spectateur – naissait du fait qu’il était et resterait inconnu de celui qui le guidait : loin de déterminer ce voyage, loin de m’emmener d’un point précis à un autre et sans s’en cacher, bien au contraire, l’acteur se contentait de m’ouvrir à mon imaginaire fantasmatique. Il le faisait sans rien en savoir et sans y mettre les pieds, il me conduisait là où mon imagination me portait sans en connaître la teneur puis m’y laissait après que je l’eusse distinguée comme cette part de moi-même. Ce théâtre non spectatoriel car axé sur la situation théâtrale effectuait là encore un revirement de l’objet artistique : le spectateur y butait sur sa propre présence. Le spectacle devenait en même temps le catalyseur et le cadre d’un processus effectué par le spectateur : le mouvement processuel vécu par celui-ci mettait en jeu cette part de lui-même qu’est son univers fantasmatique inséparable de sa présence – qui dans cette séquence concernait plus précisément la question des liens entre érotisme et terreur. L’acteur n’était plus ici celui qui endosse les paroles et les actes d’un personnage pour exposer ou faire expérimenter les possibilités qui en découlent, il devenait celui qui « actionne » le spectateur, sa fonction étant d’activer la part de cerveau que le spectateur mettait en jeu dans l’instant. L’acteur brechtien qui s’appliquait aussi à activer l’imagination du spectateur s’observait pour cela lui-même dans
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son jeu34. L’acteur de Zerep, lui, observait l’effet qu’il produisait sur le spectateur. L’acteur du Théâtre épique considérait sa production d’un œil étranger et amenait ainsi le spectateur à cultiver une attitude d’examinateur attentif. L’acteur de Zerep considérait, lui, l’effet de sa production en jetant un œil sur cet œil autre qu’est celui du spectateur – cette scène prenait donc elle aussi en compte l’altérité des participants – et le spectateur se positionnait alors comme celui qui « actionnait » le jeu. La part dévolue au spectateur dans l’instant du jeu était donc beaucoup plus conséquente chez Zerep que dans le Théâtre épique. Le spectateur y était le partenaire, non plus du jeu de l’acteur, mais de l’acteur pour construire le jeu. L’acteur de Zerep, loin d’être celui qui devenait un autre pour examiner, considérait la perception que le spectateur avait de ce qu’il faisait ou disait pour construire l’instant. En conséquence, chez Zerep, le jeu ne se cantonnait pas aux limites de la scène qui l’exposait, il s’instaurait dans l’aller-retour des acteurs aux spectateurs. S’élaborant par l’adresse qui fondait l’échange et en déclinait les multiples possibilités, il s’élargissait au rapport entre la scène et la salle. L’acteur n’y avait plus à communiquer quelque chose au spectateur : il utilisait ce quelque chose – ici aussi le chaos né d’une blessure de la communauté – dans l’objectif de communiquer avec le spectateur. Au fondement de l’échange il n’y avait plus le propos de l’échange, mais bien le face-à-face de l’acteur lui-même et du spectateur pris en compte dans sa propre présence et c’était là ce qui se modulait : l’échange
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Bertolt Brecht s’était appuyé sur ces spécificités de l’acteur chinois pour inventer l’acteur du Théâtre épique : « L’artiste exprime qu’il sait les regards dirigés sur lui. Il s’observe lui-même. […] L’artiste souhaite manifestement donner l’impression de l’étrange, voire de l’insolite. Il y parvient en considérant sa production et en se considérant lui-même d’un regard étranger. » (Bertolt Brecht, « L’Art du comédien », traduit de l’allemand par Guy Delfel, Jean Tailleur et Jean-Louis Besson, dans Écrits sur le théâtre. Édition établie sous la direction de Jean-Marie Valentin, avec la collaboration de Bernard Banoun, Jean-Louis Besson, André Combes, Jeanne Lorang, Francine Maier-Schaeffer et Marielle Silhouette, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, NRF Gallimard, édition publiée en collaboration avec l’Arche éditeur, 2000, p. 808-809).
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généré par ce face-à-face était l’axe du mouvement du spectateur – pour pratiquer le chaos exploré. Le spectateur de Zerep était un joueur en puissance. Partenaire de l’acteur pour construire le jeu constitué par l’échange entre la scène et la salle, sa participation fabriquait ce à quoi il était en train d’assister. Le mouvement était le sien, celui qu’il était en train de vivre tout en le créant. Puisque ce spectateur se trouvait dans le jeu auquel il était venu assister, le « voir » mis en jeu ne s’instaurait pas sur la distance entre l’objet et le sujet – autrement dit, l’objet du désir n’y était pas un objet de contemplation. Puisque l’acteur n’y communiquait plus quelque chose au spectateur mais utilisait ce quelque chose afin de communiquer avec lui, un tel jeu rendait secondaire la notion de représentation. Tout en étant plus ou moins central selon les spectacles, ce principe traversait plusieurs de ceux étudiés ici qui, par l’adresse directe, ramenaient le spectateur à sa propre présence qu’ils hypostasiaient. Dans ces spectacles, la position spectatrice ne consistait donc plus à s’effacer pour, prenant de la distance, mieux voir ce que la scène enjoignait à connaître. Au lieu de cela, ces spectacles instauraient une relation de coprésence entre les acteurs et les spectateurs. Ce même principe se profilait quand Laurent Hatat cherchait à mettre mentalement en mouvement son spectateur à partir d’un aller-retour entre lui et l’acteur. Il était encore modulé de façon tangible dans Kindertotenlieder où le pivot du spectacle était le mouvement du spectateur entrant dans la fiction qu’il était tout d’abord venu observer. Et quand les scènes créaient une situation gênante qui décuplait l’expérience propre à chaque spectateur, ce dernier était alors plus que jamais celui qui fabriquait le spectacle : il devenait partie prenante de l’événement. J’ajoute que sur ce point la scène de Zerep se caractérisait par le fait que l’acteur et le spectateur communiquaient directement à partir d’une pratique d’acteur la plus simple qui soit : de l’acteur en lui-même sans l’associer à la fiction, par exemple. Voici exposées depuis le début de ce chapitre mes réceptions spectatrices suscitées par certains fonctionnements des scènes cooptées sur la question du spectateur partenaire de l’acteur ; il s’agit maintenant de voir
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en quoi ce que je viens d’identifier permet d’avancer dans la conception du théâtre que j’élabore ici théoriquement.
3.2. L’effacement réitéré de la distance esthétique Quand Hans-Thies Lehmann étudiait le processus enclenché par la synesthésie, il traçait ainsi celui auquel était convié le spectateur confronté à la simultanéité des sens convoqués indépendamment de la logique représentative : l’appareil humain supportant mal l’absence de causalité, il supplée alors au manque par une activité imaginaire qui établit de nouvelles corrélations. « La synesthésie, concluait-il, est devenue un thème principal pour les modernes et devient non plus seulement un constituant implicite (1) du théâtre comme œuvre de mise en scène (2) proposé à la contemplation (3), mais au contraire une proposition (1) explicite (2) pour un processus de communication (3) » – le terme de communication employé ici par Hans-Thies Lehmann est usuel et ne renvoie pas à ce qu’entend Bataille par ce terme35. Quand le spectacle s’invente et n’advient que dans le cerveau du spectateur au fur et à mesure que celui-ci perçoit ce qui a lieu sur scène, la possibilité d’une objectivité du regard est éradiquée : les spectateurs participant à l’événement artistique, ils n’appréhendent plus le spectacle comme un objet. Que leur spectateur soit celui qui perçoit et non plus celui qui voit ou qu’il soit le partenaire de l’acteur pour communiquer plutôt que celui à qui ce dernier communique quelque chose, ces scènes instaurent un rapport autre que celui fondé sur la dualité objet-sujet. Nous assistons alors à un changement du mode d’appréhension de l’événement artistique où la posture du spectateur se transforme : sa position de sujet susceptible d’évaluer la fabrication de l’objet qu’est le spectacle disparaît pour devenir une participation à l’élaboration de l’événement – on peut noter que, placé au-dedans, ce spectateur-sujet en train de participer ne peut plus évaluer 35
Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre postdramatique, op. cit., p. 132-133.
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objectivement le produit fabriqué, sa première estimation consiste à mesurer l’ampleur de sa participation. Certaines séquences de Kindertotenlieder, d’El coup du cric andalou et d’Enjambe Charles – de même que les scènes du corpus qui relevaient d’un théâtre de la perceptibilité – plaçaient donc le spectateur au-dedans de l’événement. Parfois elles entremêlaient la fiction et les regards des acteurs pour connecter autrement le spectateur, parfois celui-ci devenait un des partenaires du jeu. Se détachant de ce qui était communiqué, leurs fonctionnements scéniques déclinaient par conséquent en le modulant l’échange scène-salle lui-même et c’était là ce qui générait le mouvement du spectateur. À l’avenant, l’étude du rapport acteur-spectateur qui fondait la posture du metteur en scène dans quelques-uns des spectacles cooptés confirme que, lors des répétitions, ce premier spectateur perdait parfois sa position objective : il tendait alors à effacer la dimension d’objet qu’allait avoir le spectacle. À chaque fois, ces fonctionnements scéniques transformaient le spectateur en un partenaire de l’acteur afin d’établir la communication, et à chaque fois, la dimension bataillienne de cette dernière provenait du fait que les moments ainsi créés effaçaient la dualité objet-sujet sur laquelle s’érigeait traditionnellement la relation acteur-spectateur, le spectateur y devenait dès lors partie prenante de la scène36. Voici le moment de conclure sur ce point et d’énoncer une nouvelle composante théorique de mon théâtre. Son spectateur sera le partenaire de l’acteur pour construire le jeu. Se trouvant lors de certaines séquences partie prenante du spectacle, son rapport à ce qui se déroulera sur le plateau ne se modèlera pas systématiquement à partir de la dualité objet-sujet. Fondées sur différents choix scéniques – 36 Hans-Georg Gadamer, Warheit und Methode, Tübingen, 1965, p. 285. Cette référence est donnée par Hans-Thies Lehmann dans Le Théâtre postdramatique. Comme Hans-Georg Gadamer l’expose, la scène « crée une situation dans laquelle il n’est plus possible de se placer simplement “en face” de l’objet perçu, écrit Hans-Thies Lehmann, mais où l’on se retrouve partie prenante et, de ce fait, accepte […] de se retrouver en elle-même de telle sorte que l’on “ne puisse avoir d’elle une connaissance comme d’un objet” ». (Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre postdramatique, op. cit., p. 167-168).
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ceux que je viens de décrire ou d’autres –, ses scènes abrogeront de façon intermittente la distance esthétique : au sein des multiples ressources offertes par la relation acteurspectateur, celle-ci deviendra un des éléments d’un jeu composé de plusieurs37. Quand les scènes de ce théâtre donneront lieu à l’élaboration d’un objet esthétique, ce ne sera plus pour que leurs spectateurs se placent d’un bout à l’autre du spectacle devant et à distance de celui-ci afin de mieux en jouir : durant les moments où le spectateur perdra temporairement sa position de sujet examinant un objet, son rapport au spectacle sera autre.
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Hans-Thies Lehmann constatait déjà ce changement.
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4. Les scènes et l’accord
4.1. Le théâtre, lieu de la séparation ? Depuis le début du XXe siècle le théâtre occidental s’envisage souvent à partir de la séparation. Chercheurs contemporains et théoriciens développent l’idée défendue par Brecht que le théâtre est « un art qui institue la séparation, un art qui s’y fonde, qui en multiplie les modalités38 ». Ce point de vue s’enracine dans la nature politique de cet art qui occupe l’espace public39. Cet essai a pour objet de poser les fondements de ce qui permettrait de reconsidérer les liens du théâtre et du politique. Il s’interroge sur ce qu’est le théâtre contemporain et j’en suis arrivée au point où le spectateur n’y est plus un sujet de la conscience claire mais ce « sujet exorbité », où l’acteur n’y est plus celui qui communique quelque chose au spectateur mais celui qui utilise quelque chose pour communiquer avec lui. Je m’apprête maintenant à poursuivre la réflexion en examinant ce qu’il en était du théâtre et de la séparation sur les scènes des spectacles cooptés. Certains chercheurs contemporains remarquent qu’il existe au théâtre une forme 38 Jean-Loup Rivière, Comment est la nuit ? Essai sur l’amour du théâtre, Paris, L’Arche, 2002, p. 45-46. Il ajoute : « Pratique de la séparation, le théâtre a toujours été un art de la distinction. C’est en quoi il peut être un rempart contre la folie et le fanatisme, contre l’indistinction de moi et du monde, contre la soumission du monde à un tas de moi indifférenciés sous l’empire du slogan. » (Ibid., p. 47). 39 Ses partisans cherchent en général ainsi à éviter les dangers associés à la masse fusionnelle que l’assemblement théâtral est susceptible de favoriser. Cette question importante renvoie aussi à celle de l’anonymat et de la « haine de la pensée individuelle » qui apparaît dans la pensée de Bataille, notion de sa pensée à laquelle je n’adhère pas – et Bataille lui-même y apporte d’ailleurs un contrepoint chaque fois qu’il souligne la nécessité qu’il y a à reconnaître l’altérité.
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d’empathie première entre le spectateur et l’acteur. S’interrogeant sur ce qu’on a coutume d’appeler l’identification du spectateur qui semble aujourd’hui tellement obsolète, Marie-Madeleine Mervant-Roux décrète que « le spectateur est toujours dans la scène » et que « son mode de présence ne se résume pas en une incarnation fictive dans une figure identifiable »40. Ce qui a longtemps été perçu comme une « adhérence avec un personnage » relève pour elle d’une empathie bien plus large entre le spectateur et ce qui se déroule sur scène : elle affirme que l’identification n’aura été qu’un des modes de cette empathie à l’origine du geste théâtral. Ce qu’elle nomme la « forêt émotionnelle » a été « cachée pendant très longtemps [par] l’arbre de l’identification », écrit-elle41. Et dans son livre Le Théâtre postdramatique, Hans-Thies Lehmann note quant à lui que « toute représentation dramatique affirme l’existence d’une “com-misération”, co-attendrissement face au destin simulé du simulacre de personnage qu’incarne le comédien42 ». Effectivement quand, spectatrice, je m’installe dans une salle de théâtre, je sais que je ne me suis pas déplacée pour voir ou sentir s’opérer en moi une forme d’indifférence ou d’impassibilité vis-à-vis de ce qui a lieu sur le plateau. Que Brecht soit un génie du théâtre n’y change rien ; et d’ailleurs, dans le premier Cahier de L’Herne réalisé par Bernard Dort et Jean-François Peyret qui s’attachent à ce que Brecht pouvait encore proposer vingt ans après sa mort, Jean-Louis Backès évoque le jeu brechtien comme donnant lieu à un « nouveau genre d’identification, l’identification du spectateur au comédien », en ajoutant, bien sûr : « qui, lui, refuse l’identification au personnage43 ». Au cours du XXe siècle où le théâtre était désigné comme un art de la séparation, diverses occurrences de cette empathie première sont de plus régulièrement apparues dans les écrits de praticiens du théâtre. Jerzy Grotowski déclarait que le théâtre « ne peut pas exister 40 Marie-Madeleine Mervant-Roux, L’Assise du théâtre. Pour une étude du spectateur, coll. « Arts du spectacle », Paris, CNRS Éditions, 1998, p. 64. 41 Ibid., p. 66. 42 Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre postdramatique, op. cit., p. 188-189. 43 Jean-Louis Backès, « Les avatars de l’identification », dans Bertolt Brecht. Cahier de L’Herne, op. cit., p. 106.
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[…] sans la communion de perception directe », et il définissait l’acteur comme celui qui « est charnel avec l’autre […] en commun comme un être incarné » ; Richard Schechner considère l’assemblée comme un « espace de solidarité » ; Richard Foreman explique que l’empathie « est inévitable »44. Dans les treize spectacles joués entre 2005 et 2008 qui m’ont fascinée au point de me servir de matériau pour établir cette théorie de la scène théâtrale, qu’en était-il de cette « commisération », de ce « co-attendrissement » dont parle pudiquement l’auteur du Théâtre postdramatique, de cet « espace de solidarité », de cette « empathie […] inévitable » et de cet « en commun » de l’acteur qu’on lit dans les écrits des praticiens du siècle dernier ? Parmi les metteurs en scène des spectacles qui nourrissent cette réflexion certains sont ou ont été acteurs. Julie Brochen, par exemple, a été formée au Conservatoire national supérieur d’art dramatique comme comédienne avant de devenir metteure en scène. J’y ai déjà rapidement fait allusion, metteure en scène donc première spectatrice de son spectacle Hanjo, elle décrit que, lors des répétitions, le lien qu’elle établit avec ses acteurs est « physique » et permanent – impossible à rompre. Ce lien, qui à ce moment-là tend à faire naître le spectacle, se tisse à partir de ce qu’elle cherche à entendre « à travers » les acteurs. De plus, elle précise que sa posture de premier spectateur naît toujours d’une envie de jouer. L’accord de Julie Brochen avec les acteurs de ses spectacles est le moteur de sa pratique de premier spectateur, une pratique qui s’exerce à partir du texte. Laurent Hatat, lui aussi comédien avant de devenir metteur en scène, évoque l’existence d’une adhésion première entre acteurs et spectateurs lors d’une représentation. Il situe tout d’abord l’origine de cette « sympathie » ou « empathie » en lien avec le 44
Jerzy Grotowski, Vers un théâtre pauvre, op. cit., p. 17. Jerzy Grotowski, « Jour saint » et autres textes. Traduit du polonais par Georges Lisowski et l’auteur, Gallimard, 1974, p. 26. Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre postdramatique, op. cit., p. 286-287. Richard Foreman : « Je ne crois pas que le problème, ce soit l’empathie : elle est inévitable. » (Josette Féral, Mise en scène et Jeu de l’acteur. Entretiens, t. 1 : L’Espace du texte, Montréal et Carnières, Éditions Jeu/Éditions Lansman, 2001, p. 156).
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pathétique ou l’affectif – provenant par exemple d’un personnage –, pour ensuite constater que la situation théâtrale la génère en elle-même en dehors de toute considération d’entendement : il remarque presque surpris que ce qui avait provoqué un désaccord lors d’un débat organisé en amont d’un de ses spectacles a ensuite généré l’accord des mêmes personnes après qu’elles aient assisté à la représentation du spectacle. Ces deux metteurs en scène, comédiens avant de devenir les premiers spectateurs de leurs spectacles, donnent ici les premières marques de « lien » et d’« empathie » au fondement de l’assemblement théâtral tel qu’ils le pratiquent. Le Projet H. L. A., écrit par Nicolas Fretel, réunit les trois personnages d’une cellule familiale, un père, une mère et leur fils. Les blessures auxquelles s’attache le texte sont clairement désignées : alcool, inceste, meurtre… La violence ravage le trio et la pièce raconte la mise à mort du père. Dans cette mise en scène (2006, Théâtre de la Colline, mise en scène Razerka Ben Sadia-Lavant) articulée autour d’une séquence de repas familial rejouée plusieurs fois, les dialogues des personnages alternaient avec les monologues adressés au public. La metteure en scène avait placé deux musiciens et leurs instruments – Mich Ochowiak et Philippe Mallier – dans la partie cour de l’espace, et trois micros situés au milieu de la scène à proximité des spectateurs servaient à ce qu’elle appelle des « rap ». La représentation était pensée à partir du concert. Razerka Ben Sadia-Lavant m’explique qu’elle abordait le texte par le rythme plutôt que par le sens et qu’elle évitait ainsi toute appréhension psychologique ou sociale susceptible de rendre le propos du texte – l’inceste, notamment – déliquescent. Mais la situation du concert n’était pas la seule présente : alors qu’à la cour se trouvait l’espace essentiellement musical, celui du théâtre occupait le jardin – les deux espaces étaient disjoints sans être hermétiques. Autre ajout propre à cette mise en scène, l’actrice Françoise Guiol ordonnait la représentation – à michemin entre un coryphée et la metteure en scène, indique Razerka Ben Sadia-Lavant. Le spectacle présentait aux spectateurs l’enquête introspective de ce coryphée : figure dansante à la fois témoin de la fiction et complice de ce qui s’y
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déroulait, l’actrice ponctuait les passages d’une scène à l’autre en adressant aux spectateurs les didascalies du texte. Concert et figure dansante de coryphée, le rythme fondait la profération du texte. Le rapport direct ainsi établi avec le public apportait à cette scène sa rigueur et sa radicalité : l’histoire passait par le prisme de la situation du théâtre car le coryphée – qui fonctionnait donc dans un rapport mimétique avec la metteure en scène – la présentait directement aux spectateurs. La violence des rapports familiaux nous parvenait ainsi épurée de toute scorie larmoyante. Le concert jouait ici en parallèle avec la situation du théâtre au sein de laquelle surgissait la situation dramatique. La dynamique interne naissait de cette composition où le concert était formellement – et autrement que dans Sunday clothes – la colonne vertébrale du spectacle. Le Projet H. L. A. était annoncé comme une « tragédie techno ». Razerka Ben Sadia-Lavant précise qu’elle avait traité « le cœur de chaque phrase » du texte et que ce cœur était rythmique. Le chaos présent dans le texte parvenait effectivement au spectateur par une profération rythmique qui reléguait la signification au second plan. La metteure en scène retrace son objectif : la musique techno dont les racines sont marocaines est de créer la transe et cet état naît du fait que la pulsation musicale s’accorde petit à petit au rythme des pulsations du cœur des auditeurs. Le principe de la transe est l’osmose – qui met en place un processus modifiant celui qui y participe. En cherchant à faire entrer le spectateur dans un état de transe par le rythme de la musique, Le Projet H. L. A., qui visait donc à l’affecter, empêchait sa mise à distance. Le son était ici l’outil scénique d’une transformation : la musique jouée sur le plateau et la profération rythmique des acteurs tendait à agir sur le corps du spectateur en s’amalgamant à son propre rythme corporel. Je reviens à présent sur le spectacle mis en scène par Pascal Rambert. Le son de De mes propres mains amenait le spectateur à un certain état. Au début du spectacle, il était constitué de sub-bass enregistrées – que l’oreille entend peu et dont le corps sent les ondes – et de percussions cristallines
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légères qui accompagnaient la voix de la comédienne. L’impact de la musique n’était pas esthétique, il apportait au spectateur un calme, voire un léger état de sérénité à partir d’une extrême simplicité – cette dualité se révélait ensuite être une caractéristique de l’ensemble du spectacle. C’était donc une certaine efficacité du son rappelant le rituel qui était recherchée. Cette utilisation du son n’était toutefois pas univoque : j’ai évoqué le fait que l’actrice jouait à un moment d’une petite guitare au timbre grêle, sans doute un ukulélé, qu’elle faisait brièvement sonner de façon répétitive en pinçant les cordes à la manière de quelqu’un qui ne sait pas jouer. Cette petite ritournelle plutôt plaisante à l’oreille instaurait une douce ambiance sonore doublée d’une note humoristique. Mais excepté lors de cette brève séquence instrumentale qui nous menait loin du cérémonial, le son instaurait un accord, et notamment notre accord avec la voix de la comédienne qu’il accompagnait. Pascal Rambert m’explique que la réception du son de ses spectacles est sensorielle et effectivement, ce spectacle avait un impact sur le corps du spectateur. Créé pour faire vivre une « expérience de sensualité », il favorisait – à sa mesure, somme toute limitée mais de façon indéniable – le bien-être physique du spectateur en générant un accord des corps présents, voire l’accord du spectateur à son environnement immédiat. Il contribuait à instaurer une impression ouatée, puis de mouvement ouaté quand nous voyions la comédienne se mouvoir. Il projetait le spectateur comme en apesanteur, ou dans des limbes. Était-ce une ressouvenance de cet avant notre venue au monde, autrement dit un rappel tout à fait concret, par sa similitude, du son qui nous parvenait avant notre naissance ? Rien de cela n’était déterminé, si ce n’est qu’il s’agissait d’un rapport sensoriel des spectateurs au son ; par contraste, la petite mélodie jouée au ukulélé apportait plus tard une note minimaliste et dérisoire. Pascal Rambert et Alexandre Meyer usent du son en dehors des conventions musicales esthétiques. Parce qu’ici l’usage du son était presque entièrement réduit à son impact brut, l’impact dû à sa nature physique, il mettait en jeu les corps des présents en tant que substance physique et semblait ainsi nous mettre en contact avec les choses : nous plaçant au même rang, en tant
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que matérialité, que tout ce qui est dans le monde, il nous intégrait comme une part du monde au même titre que tout ce qui y réside. De là naissait sans doute cette impression de « contact avec le cosmos » générée par ce son qui ouvrait De mes propres mains. Cet impact était bien sûr accentué par le fait qu’il n’y avait tout d’abord rien à regarder : excepté la voix qui racontait, rien ne s’adjoignait à la réception physique des ondes sonores diffusées. Affectant essentiellement le corps, celles-ci le faisaient exister en lui-même. Mon impression de mieux respirer après qu’avant en sortant du théâtre provenait de cette mise en jeu essentiellement physiologique du corps par le son qui ne peut pas être placé à distance. Là encore, l’instauration d’une vie propre du corps modifiait légèrement le spectateur et celle-ci provenait du son. Ce que je viens d’examiner à propos du son n’a rien de nouveau, cette spécificité est la sienne depuis toujours. Je veux juste indiquer que l’importance prise par le son sur huit des scènes cooptées n’est sans doute pas le fait du hasard. Dans une salle de spectacle, les spectateurs reçoivent les sons de la même manière que les acteurs. Contrairement aux données visuelles de la représentation, le son qui place sur le même plan tous les présents instaure une égalité des participants car, quelles que soient leurs fonctions pendant le spectacle, ceux-ci sont tous susceptibles d’entendre de la même manière. Chants, instruments ou boîte à musique, voix… : pareillement atteints par l’onde sonore, nos corps de spectateurs et d’acteurs vibrent tous à l’unisson. En faisant ainsi participer au même titre l’ensemble des corps assemblés, le son favorise l’accord des corps. Dans les huit spectacles où la partition sonore était notablement développée – Hanjo, L'Homme de février, Machine sans cible, Le Projet H. L. A., De mes propres mains, Kindertotenlieder, Sunday clothes et Elizaviéta Bam – cet accord créé par la vibration sonore qui se propageait dans l’espace où acteurs et spectateurs se trouvaient rassemblés était donc particulièrement prégnant. De plus, si pendant une représentation les ondes sonores atteignent indifféremment les murs de la salle, les machines, les instruments, les gradins et nos corps, ces derniers, de même que chacun des matériaux présents
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dans l'espace où se déroule le spectacle, interviennent sur le déploiement de ces ondes. Nous, spectateurs, sommes à la fois les oreilles – de l'enregistrement, de la représentation, du concert… – et les réceptacles des ondes produites : obstacles disposés dans l'espace, nos corps influent sur le chemin parcouru par l’onde sonore dont nos oreilles nous font percevoir les effets. Par l’intermédiaire du matériau qu’est notre corps recevant l’onde sonore, notre présence de spectateurs module l’instant de la représentation. Dans ces spectacles où le son tenait une place importante, cette caractéristique s’en trouvait imperceptiblement, mais d’autant, décuplée. Si ce que je viens d’esquisser concerne globalement huit spectacles, ce qui suit est envisagé à partir de deux d’entre eux. Gildas Milin et Julie Brochen utilisent le son pour son principe d’incertitude, je l’ai indiqué. Or dans Hanjo et L'Homme de février, une autre donnée constitutive du son participait à son impact. Ces deux spectacles détenaient une caractéristique spatiale commune : ils n’instauraient pas de rapport frontal acteur-spectateur. Julie Brochen dans Hanjo et Gildas Milin dans L’Homme de février avaient choisi de placer l’aire de jeu, la première entre deux groupes de spectateurs qui se faisaient face, le second au centre d’un carré formé par quatre gradins de spectateurs. Ces deux dispositifs, qui permettaient aux spectateurs de se voir les uns les autres, étaient plus à même de leur renvoyer leur participation, le fait qu’imperceptiblement leurs propres corps modulaient chaque instant de la représentation. Bref, les choix spatiaux des deux metteurs en scène d’Hanjo et L’Homme de février favorisaient de surcroît légèrement la prise de conscience de cette spécificité du son par le spectateur, le fait que la partition sonore décuplait son accord à ce qui se déroulait sur scène. Voici maintenant un spectacle que je n’ai pas encore présenté. Chair de ma chair (2006, Grand Parquet, et 2007, Théâtre de la Commune, mise en scène Ilka Schönbein) commençait, j’y ai fait allusion, quand la comédienne Bénédicte Holvoote debout dans la salle proposait aux spectateurs de prendre des poupées qui allaient les accompagner durant le temps de la représentation. Des bras se levaient et les poupées
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passaient de main en main jusqu’aux spectateurs intéressés. Invisible pendant le reste de la représentation où elle effectuait des manipulations en coulisses, Bénédicte Holvoote revenait à la fin du spectacle pour proposer aux spectateurs une assiette de polenta. Après ce prologue la scène s’éclairait et deux comédiennes apparaissaient au milieu d’éléments de décor. À la cour, Nathalie Pagnac tapait à la machine – elle dessinerait plus tard sur une partie du décor comme sur un tableau. Prenant en charge quelques séquences de la narration, elle incarnait en retrait l’auteure. Dans le reste de l’espace, Ilka Schönbein, l’actrice-metteure en scène autour de laquelle gravitait l’ensemble du spectacle manipulait en même temps qu’elle racontait. De l’une à l’autre, le récit autobiographique d’Aglaja Veteranyi – Pourquoi l’enfant cuisait dans la polenta – nous racontait une enfance dans une famille de circassiens. Sur la scène, le récit et les séquences visuelles scéniques qu’il générait se répondaient. Face au public et en le regardant, Ilka Schönbein racontait lentement en même temps qu’elle manipulait. La narration ainsi adressée directement aux spectateurs était prise en charge par les actrices qui toutes deux incarnaient l’auteure. Ici encore, scène mimétique et situation théâtrale cohabitaient : la théâtralité inhérente à tout récit adressé aux spectateurs formait le nœud de cette dualité. Or, dans Chair de ma chair le corps d’Ilka Schönbein était le point d’ancrage des mouvements qui produisaient les images et l’artiste gardait donc les yeux fixés sur le public lors de ses manipulations : elle était placée derrière l’objet marionnettique – prothèse ou masque – et son regard restait en permanence sur nous. Cela était tout d’abord imperceptible, mais l’actrice ne semblait pas nous distinguer pour autant, elle donnait plutôt l’impression de rester en contact avec elle-même en passant à travers nous par le regard. Petit à petit j’y devenais sensible : le point d’ancrage se révélait être, non le corps de l’actricemanipulatrice, mais la connexion que ce regard instaurait avec nous. Pendant qu’elle s’adressait à nous, son regard dégageait un certain magnétisme : il fascinait légèrement et, dans cette mesure, il établissait ce que j’appellerai ici une sorte de courant entre l’artiste et nous. Ilka Schönbein était donc à la fois
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l’actrice principale, la marionnettiste et la metteure en scène de Chair de ma chair ; lors des répétitions où elle avait manipulé et joué, sa posture de metteure en scène avait fait d’elle la première spectatrice de ses propres propositions scéniques. Elle m’explique en effet qu’au début de la fabrication d’un spectacle, elle répète seule avec un miroir : « mon metteur en scène à moi c’est le miroir ». Selon l’usage, sa vision de metteure en scène – ou encore de première spectatrice – est ce dont elle se sert lors des premières répétitions pour faire évoluer sa manipulation d’actrice. Elle précise que son objectif est alors de déclencher la fascination : l’échange atteint pour elle un niveau de qualité adéquat lorsque, première spectatrice, elle est elle-même « fascinée », autrement dit quand elle est captivée au point de ne plus chercher à objectiver. Elle insiste sur une particularité de ce regard : il ne met pas les prothèses et les demi-masques à distance, il tend au contraire à favoriser un passage de l’énergie de son corps aux objets marionnettiques manipulés. En effet, la pratique de marionnettiste, qui nécessite un état de concentration particulier, demande de faire naître le centre du mouvement du corps de la marionnette quand c’est techniquement le corps de l’artiste qui le génère – bien manipuler implique qu’on ne puisse pas dire qui de la marionnettiste ou de la marionnette est à l’origine du mouvement. Lors de ces répétitions, son regard de metteure en scène – de première spectatrice – avait donc instauré une connexion à deux niveaux : d’une part il avait établi un lien entre les objets qu’elle manipulait et son corps, d’autre part, puisqu’il était en attente d’être fasciné, il avait tendu à rendre la metteure en scène – la première spectatrice – en quelque sorte captive de l’artiste qui manipulait, ce qui était aussi une forme de lien. Lors de la représentation, Ilka Schönbein gardait donc les yeux fixés sur nous quand elle manipulait et, je le redis, son regard était particulier, l’actrice ne semblait pas nous distinguer pour autant. Elle souligne que pour elle ce regard était autant un mode d’observation de ce qu’elle était en train de fabriquer qu’un lien à établir avec les spectateurs en leur envoyant une énergie. Il est clair que la façon de pratiquer du premier spectateur qu’est Ilka Schönbein lors des répétitions se répercutait en présence des spectateurs : quand, pendant la
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représentation, elle présentait les images qu’elle était en train de fabriquer en nous regardant, c’était ce même regard à la fois du dehors pour observer et du dedans pour faire circuler une énergie et instaurer un état commun qui nous reliait à elle. Cela peut encore être formulé ainsi : son regard opérait sur la dualité fusion-dissociation et c’était une forme de fusion qui était recherchée dans l’instant du jeu. Mon impression que pendant les manipulations de Chair de ma chair l’actrice manipulatrice était en contact avec elle-même en passant à travers nous par le regard correspondait au fait qu’elle instaurait à nouveau cette connexion. L’artiste créait donc en scène une certaine forme de communion – liée à une fascination – avec les spectateurs. Cette communion, qui s’instaurait par son regard posé sur les spectateurs et qui naissait de l’énergie mise en commun par elle et eux, cherchait à effacer la dualité objet-sujet. Ce regard qui tendait à générer la fusion et la circulation de l’énergie inscrit cette scène dans la lignée de la philosophie de Bataille qui prône une connaissance autre que celle de la raison fondée sur l’objectivation. Depuis le début de ce chapitre où je m’interroge sur le théâtre comme art de la séparation, j’ai successivement décrit comment plusieurs des scènes servant de matériau pour fabriquer ma théorie tendent, a contrario, chacune à leur manière à annihiler ce qui éloigne, sépare et permet d’objectiver. Par le lien tissé entre l’acteur et son premier spectateur, par une forme d’adhésion constatée lors de la représentation, par la partition sonore qui faisait vibrer à l’unisson les corps des présents – et qui cherchait parfois même à enclencher la transe – ou encore par le regard et l’énergie que celui-ci mettait en commun, les scènes de Julie Brochen, Laurent Hatat, Gildas Milin, Pascal Rambert, Razerka Ben Sadia-Lavant – Gisèle Vienne et Alexis Forestier aussi, où le son tenait une place clé – et Ilka Schönbein continuaient chacune à leur manière à tracer une ligne dont certains praticiens et quelques chercheurs du XXe siècle avaient ponctuellement donné des marques dans leurs écrits sur la scène. Les pratiques de ces metteurs en scène se fondaient sur une forme d’adhérence qui s’échelonnait de la « com-
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misération » – comme le formulait Hans-Thies Lehmann – à la fusion, en passant explicitement par l’empathie. J’ai maintenant largement établi que le théâtre que je suis en train de fabriquer théoriquement n’instaurera pas prioritairement le rapport acteur-spectateur sur la dualité objet-sujet et il devient limpide qu’à ce propos une donnée décisive de cette théorie est en train de se dessiner. Comment cette composante par défaut se coule-t-elle précisément avec ce que je nomme ici l’adhérence du spectateur de ce théâtre ? Séparation, dualité objet-sujet, adhérence, empathie… : ces diverses facettes étant à l’évidence susceptibles de se répondre, quel axiome théorique précis la philosophie bataillienne de la communication me permet-elle d’établir pour la scène théâtrale ?
4.2. L’accord, fondement du théâtre Dans L’Expérience intérieure, Bataille affirme que la seule forme de vie ardente est la fusion. Pour sortir du carcan de la raison l’homme doit cesser de considérer comme un objet ce qu’il cherche à connaître. « Sujet, objet, sont, conclut-il, des perspectives de l’être au moment de l’inertie […]. Il en faut arriver à parler de communication en saisissant que la communication tire la chaise à l’objet comme au sujet (c’est ce qui devient clair au sommet de la communication). » (T. V, p. 68.) La communication, ce besoin de se perdre sans mesure – donc dans le sens bataillien du terme que celui-ci aura toujours à partir de maintenant dans cet essai – advient quand l’expérience dissout les projections en objet et sujet. Dès sa naissance l’homme se vit comme isolé, séparé de tout ce qui existe dans le monde mais il est victime de sa capacité à s’illusionner : « C'est la séparation de la transe des domaines du savoir, du sentiment, de la morale, explique Bataille, qui oblige à construire des valeurs réunissant au-dehors les éléments de ces domaines sous formes d'entités autoritaires, quand il fallait ne pas chercher loin, rentrer en soi-même au contraire pour y trouver ce qui manqua du jour où l'on contesta les
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constructions. » Récusant les constructions épistémologiques en usage – la connaissance scientifique fondée sur le rapport objetsujet –, il reconsidère la connaissance une fois dissoutes les frontières apportées par la pensée discursive où l’intelligence est au service du projet. Sa proposition est radicale : il renverse la relation objet-sujet qui fonde une connaissance claire pour affirmer que connaître ne requiert pas de chercher à distinguer l’objet : « ce n’est que du dedans, vécue jusqu’à la transe, que [l’expérience intérieure] apparaît unissant ce que la pensée discursive doit séparer. » (T. V, p. 21.) Connaître revient à expérimenter la fusion avec l’objet. Le philosophe précise que dans cette expérience le sujet est diamétralement opposé au sujet de la conscience claire, il est non-savoir, et que l’objet se détache de l’objectivité, il est l’inconnu. Pratiquer cet inconnu offre la possibilité d’entrer dans la nuit du non-savoir, cette nuit qui dénude et permet de voir ce que le savoir cachait jusque-là. Sur les scènes que nous venons d’étudier le spectateur expérimentait l’indistinction du sujet et de l’objet qu’il était tout à la fois. Explorant le mouvement de sa propre perception, partie prenante de la fabrication du spectacle où il se trouvait être le partenaire de l’acteur pour créer le jeu ou, de façon encore plus évidente, par une forme d’empathie – émanant de divers procédés scéniques dont notamment le son –, il était tout à la fois l’objet et le sujet de l’expérience proposée et son rapport à ce qui se déroulait sur le plateau relevait d’une adhérence plutôt qu’il ne s’établissait sur la séparation. Certaines séquences des scènes cooptées mettaient ainsi en œuvre la communication, et la participation du spectateur à la fabrication du spectacle faisait de lui ce point de fusion de l’objet et du sujet susceptible de favoriser son entrée dans la nuit du non-savoir. Lors de ces séquences, la position du spectateur s’inscrivait bien dans la conception bataillienne : la connaissance à laquelle ces séquences donnaient lieu n’était plus établie « du dehors », elle naissait d’une pratique de soimême. Depuis cette position, le spectateur était mis en demeure de ne plus se placer à distance de ce qui avait lieu sur le plateau pour connaître. L’expérience proposée était alors d’accéder à ce stade, que le philosophe considère comme supérieur, de la
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connaissance qu’il nomme la communication : « La fusion de l’objet et du sujet, étant comme sujet non-savoir, comme objet l’inconnu » (t. V, p. 21). Selon Bataille, le temps que l’homme passe sur la terre n’a de sens qu’appréhendé du point de vue de la communication. Le philosophe ne limite pas l’échange humain à sa dimension économique : la communication déboute cet appauvrissement qu’est l’échange articulé sur l’utile et régi par l’intérêt particulier – celui des êtres séparés – pour venir s’y substituer. À partir de ses propres expériences, il souligne dans L’Expérience intérieure que les moments où l’homme accède au monde de l’intime sont ceux où il communique avec l’ensemble : « La vie n’est jamais située en un point particulier : elle passe rapidement d’un point à l’autre (ou de multiples points à d’autres points), comme un courant ou comme une sorte de ruissellement électrique. […] Vivre signifie pour toi non seulement les flux et les jeux fuyants de lumière qui s’unifient en toi, mais les passages de chaleur ou de lumière d’un être à l’autre, de toi à ton semblable ou de ton semblable à toi. » (T. V, p. 111.) L’homme ne peut aller au bout de ses possibilités que par ces flux, ces passages, ces courants qui instaurent la communication, notamment celle qui le relie aux autres êtres. « La vérité, répète-t-il dans Le Coupable, n’est pas là où des hommes se considèrent isolément : elle commence avec les conversations, les rires partagés, l’amitié, l’érotisme et n’a lieu qu’en passant de l’un à l’autre. […] J’imagine que le monde ne ressemble à aucun être séparé et se fermant, mais à ce qui passe de l’un à l’autre quand nous rions, quand nous nous aimons : l’imaginant, l’immensité m’est ouverte et je me perds en elle. Peu importe alors moi-même et, réciproquement, peu m’importe une présence étrangère à moi. » (T. V, p. 282.) Bataille ne nie pas la réalité de la position séparée, il pense que s’y arrêter pour envisager « l’être-en-commun-des-hommes » est une erreur. L’existence est indissociable de la présence des êtres qui nous entourent car, sans ces derniers, elle deviendrait existence pour rien, équivalente à l'absence d'être. Ainsi l’homme libéral qui concentre son activité sur la production se trompe car sans cette part de lui-même qu’est son besoin de
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communication lié à la dépense, l’activité humaine se réduit à une peau de chagrin et lui-même devient un être atrophié, privé d’une part de ses possibilités : « La communication, affirme le philosophe, est un fait qui ne se surajoute nullement à la réalitéhumaine, mais la constitue. » (T. V, p. 37.) Et « le besoin de se perdre est la vérité la plus intime » (t. V, p. 271). Pour Bataille, la communication est cette part essentielle de l’existence, y compris celle de l’homme, et elle fonde l’échange humain. Dans Le Coupable, il nomme ce besoin humain par un autre terme auquel j’ai déjà recouru dans ce chapitre où je m’interroge sur la validité du théâtre comme art de la séparation : « Une valeur était l’accord d’un certain nombre d’hommes, la chance animant chacun d’eux, la chance les accordant, la chance dans leur affirmation (ni volonté, ni calcul, si ce n’est après coup). J’imaginais cette chance, non sous une forme mathématique, mais comme une touche accordant l’être à ce qui l’entoure. L’être lui-même étant l’accord, accord avec la chance elle-même en premier lieu45. » (T. V, p. 316.) Avec lui, je nomme cette prédisposition des êtres l’accord. Fondement de l’être humain, cet accord survenant par la perte en dehors de toute volonté, reliant un être à d’autres êtres et un être à l’univers, est ce par quoi l’être humain va au bout des possibles qui sont les siens. Indifférenciant ce qu’il lie, l’accord s’instaure donc entre un être et ceux qui l’entourent ainsi qu’entre un être et tout ce qui l’environne. Et, point essentiel de cette réflexion, « l’être-en-commun-des-hommes » étant déterminé par cette donnée – voire, naissant de cette prédisposition qu’est l’accord –, chacune des formes politiques du « vivreensemble » en est une modalité plus ou moins heureuse – ce constat maintenant formulé est une clé de cette réflexion. Quand Jean-Loup Rivière formule qu’un lien ne peut se créer que s’il y a séparation, il poursuit en ajoutant que les êtres humains étant des êtres séparés, certains de leurs actes consistent justement à mettre en œuvre une forme de communauté. Et il désigne l’assemblement théâtral, dans l’espace-temps délimité qui est le sien, comme un de ces actes : 45
C’est moi qui souligne.
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là se situe son utilité. Mon propos concerne présentement cette matière : le théâtre étant un des actes qui mettent en œuvre une communauté, je m’attache maintenant à comprendre d’où lui vient cette spécificité qu’avec Jean-Loup Rivière je lui attribue. La proposition du chercheur postule que le théâtre est un art que les hommes se sont inventé pour construire le communautaire en réaction à leur position d’êtres séparés. J’ai maintenant déterminé plusieurs composantes théoriques du théâtre que je suis en train de faire advenir : ses scènes – qui pourront aussi nous proposer de nous confronter à la mort – reposeront sur l’absence de rationalité, sur un « chaos pratiqué », sur l’usage de la raison comme volonté aveugle, et leurs violences se corréleront aisément à la pensée bataillienne. À cela s’ajoute la position de leur spectateur : elles transformeront celui-ci en un partenaire de l’acteur afin d’établir la communication ; la dimension bataillienne de cette dernière proviendra alors du fait que la dualité objet-sujet sur laquelle s’érige traditionnellement la relation acteur-spectateur s’y effacera. Ce chapitre vient de montrer que les pratiques des metteurs en scène des spectacles cooptés se fondaient de façon récurrente sur une forme d’adhérence qui relevait de l’empathie. J’en suis maintenant à ce point où tout converge pour établir l’assise théorique du théâtre que je cherche en l’articulant expressément sur l’activité humaine de la dépense telle que l’a définie Bataille. Or, sa pensée m’invite à réexaminer cette question du désir des hommes à l’origine de cet art. Je précise à ce stade mon interrogation. En revenant sur l’idée que la séparation permette d’appréhender pleinement les raisons de l’assemblement théâtral, je ne m’oppose pas à ce qui, sur scène, relève d’une distanciation – brechtienne, née d’une formalisation ou d’une manipulation… – et je ne pense pas non plus à la frontière qui distingue les deux pratiques distinctes du spectateur et de l’acteur lors d’un spectacle. En augurant à ce moment de ma réflexion que le théâtre n’est peut-être pas prioritairement le lieu de la séparation, je ne considère pas ce qui se déroule sur la scène, ce que les praticiens fabriquent. En contestant l’idée que le théâtre est né de l’état d’être séparé propre aux hommes, je cherche ce qui, au fondement de cet art, est à l’origine du fait que des humains désirent assister à ce que d’autres hommes ont
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fabriqué en vue de cette rencontre spécifique, ce qui génère la venue des spectateurs. Je me focalise ici, non sur ce qui se passe entre tous les présents lors d’une représentation, mais sur ce qui fait qu’elle peut avoir lieu – son sous-bassement. L’ensemble de cette réflexion s’inscrit donc dans la lignée de la pensée bataillienne quand celle-ci affirme que l’être humain ne peut aller au bout des possibles qui sont les siens qu’en prenant en compte son besoin de l’accord, son insatiable aspiration à être relié à d’autres êtres et à l’univers. Ce point essentiel me conduit à reconsidérer la question du désir des hommes à l’origine du théâtre. Si, comme le philosophe le pense, considérer les êtres humains comme des êtres fondamentalement séparés ne permettait pas de le faire avec exactitude, qu’en serait-il alors de leur désir de théâtre ? La pensée de Bataille m’amène à présent à poser cette hypothèse que l’effectivité de la séparation est insuffisante pour appréhender l’assemblement théâtral : le théâtre est davantage à considérer comme né du besoin qu’ont les hommes d’établir la communication les uns avec les autres et chacun d’eux avec l’univers. De nombreux praticiens de la scène du XXe siècle ont donné les marques de l’accord au fondement de l’assemblement, accord nécessaire à sa puissance d’action – qu’ils aient fait allusion à la présence d’une « empathie » ou d’un « lien », à un « commun », à ce fondement du théâtre qu’est la recherche d’une cohésion sociale générale et d’un « espace de solidarité ». Il en est de même pour les chercheurs du XXe siècle qui s’intéressent à l’empathie propre à l’assemblement théâtral : la « com-misération », le « coattendrissement » relevés par Hans-Thies Lehmann et l’émotionnel que Marie-Madeleine Mervant-Roux déclare nécessaire et omniprésent au théâtre sont des marques, d’une part de ce qu’avec Bataille je nomme aujourd’hui l’accord, d’autre part du fait que ce besoin de l’accord est ce qui pousse les hommes à se déplacer vers les théâtres. Leur désir de l’accord est ce qui les mène à participer à un assemblement théâtral. Cet accord que je désigne ici comme constitutif de cet art n’a cessé d’être régulièrement récusé ou occulté au XXe
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siècle – notamment depuis les écrits de Bertolt Brecht46. Cette idée autre, que le fondement de l’assemblement théâtral est l’accord, m’invite donc à nommer le théâtre que je suis en train d’inventer théoriquement le Théâtre de l’accord.
4.3. Le mouvement du spectateur de l’autonomie à l’ensemble Qu’en est-il précisément de la dynamique scénique générée par l’accord inhérent à l’être humain sur les scènes cooptées pour constituer le matériau de cette théorie ? Ilka Schönbein – je commence donc par observer ce qu’il en est dans Chair de ma chair – a mis au point un fonctionnement de la marionnette particulier : elle utilise des prothèses du corps humain, jambe ou bras mécaniques, qu’elle accole à son corps. Elle crée ainsi des images en mouvement qui fascinent. Dans Chair de ma chair, ces images représentaient l’enfant qu’était la narratrice du roman. Entre onirisme et démembrement, elles transposaient le démantèlement d’une enfance – les blessures à l’origine du chaos exploré étaient sans équivoque : le texte, montage d’un récit manifestement autobiographique, indiquait que le personnage de la narratrice avait vécu, non seulement dans les terreurs de l’inceste du père, mais aussi dans celles de la mort possible de la mère, une acrobate qui travaillait suspendue à ses cheveux et sans filet. Ilka Schönbein m’explique que le tragique est pour elle affaire d’images bien plus que de mots. Dans Chair de ma chair, la prothèse, cette substitution d’un membre du corps humain, devenait la marque matérielle et concrète du corps saccagé d’où émanait la parole qui portait en elle la marque de l’inceste. L’aller-retour entre l’objet mécanique qui reste inanimé tant qu’il n’est pas mis en mouvement par l’homme et la destruction opérée sur le corps du personnage de l’enfant violée que racontait la voix était de « l’ordre des 46
Ce, malgré les propos des artistes et chercheurs – y compris sur Brecht – que j’ai cités au début de ce chapitre.
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larmes »47. La manipulation des prothèses rendait visible l’effroyable : elle faisait surgir devant nos yeux l’indicible dévoilé par la narration. La matérialité des prothèses disait tout à la fois le saccage et l’impossibilité de la réparation, l’absence de substitut pour ce qui, contrairement aux membres arrachés, n’est pas une partie du corps mais un des fondements de l’identité sociale d’un être humain. Les prothèses manipulées racontaient la différence définitive qui sépare du reste de l’espèce humaine celui qui a perdu un morceau de son corps physique en même temps qu’elles désignaient cette atrophie comme infime au regard de celle opérée par l’acte incestueux. Substituts du corps humain qui se démarquaient pour mieux donner la mesure de l’atteinte, leur efficacité provenait du fait qu’elles donnaient à voir au sens propre le corps morcelé. En effet, les prothèses qu’Ilka Schönbein manipulait sur son corps rendaient tangible l’absence de ce à quoi elles se substituaient, quand dans le même temps l’espace interstitiel qui les séparait du corps de l’actrice prenait toute son ampleur pour devenir ici celui découpant le corps lui-même. Cette manipulation donnait à voir l’ineffaçable béance qui constitue l’endroit précis de la jonction du corps et de l’objet mécanique. Le spectacle racontait l’histoire d’un corps morcelé ; le vide, visible pour le spectateur, qui en disjoignait les morceaux épars, en rendait la teneur. L’esthétique particulière fabriquée par Ilka Schönbein devant nos yeux s’articulait entièrement sur cette radicalité du rapport de son propre corps à ces objets, substituts étrangers de morceaux de corps. Notre fascination de spectateur tenait à cette alternance de la tentative de symbiose entre le corps humain et les prothèses et de leur irréductible séparation. La grande force de cette scène était de représenter littéralement cet entre-deux du corps entre incarnation et désincarnation, entre corps vivant de l’acteur et masque-prothèse : l’image se construisait, non avec un acteur dont le jeu se serait instauré sur cet entre-deux, mais sur cette symbiose impossible entre le corps vivant et l’objet mécanique. Le spectateur se trouvant directement face à cet entre-deux de l’inanimé et de l’animé, 47
L’expression est de Stéphane Roger, acteur dans les spectacles El coup du cric andalou et Enjambe Charles.
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cette mise à égalité du corps avec les objets inanimés, qui renvoie à la fragilité du corps humain, frayait immanquablement avec la mort48. Dans Chair de ma chair, le chaos pratiqué prenait une forme marionnettique s’attelant spécifiquement au morcellement de l’identité à partir de la manipulation des prothèses et ouvrait ainsi au spectateur cet accès à l’inconnu qu’est la mort, en même temps qu’à l’invivable que constitue une existence constituée uniquement de morceaux épars. Le rapport d’égalité instauré entre le corps de l’acteur et l’objet, tous deux séparés par cette béance interstitielle, devenait le nœud d’un insurmontable conflit. La fusion et la séparation faisaient l’objet d’un incessant et instable va-et-vient qui matérialisait petit à petit une aporie : la praticienne cherchant sans cesse à faire fusionner le corps humain et l’objet mécanique supposé s’y substituer sans jamais y parvenir totalement, la scène devenait le lieu de l’impossibilité tant de la fusion que de la séparation. Et cette nouvelle scène d’un « chaos pratiqué » – où la manipulation des prothèses-masques donnait à voir le démantèlement d’une identité renvoyant aux blessures de la communauté exposées – était donc encore celle d’une dynamique des contrastes qui perduraient en se côtoyant : celle de l’impossible résolution des deux mouvements contraires de la fusion et de la séparation. Je l’ai indiqué, la position spectatrice appropriée aux deux spectacles de Zerep n’était pas telle que le spectateur se place continuellement devant et à distance du spectacle pour en jouir. Le jeu s’instaurant dans l’aller-retour des acteurs aux spectateurs, l’acteur cherchant à communiquer avec ces derniers, cette scène effaçait sans cesse la dualité objet-sujet propre à une relation scène-salle plus traditionnelle. Si les deux metteurs en scène Xavier Boussiron et Sophie Perez ne formulent rien de particulier sur le rapport acteur-spectateur de leurs spectacles, Sophie Perez mentionne l’importance qu’il y a à « permettre tous les allers-retours » : elle évoque « le rire qui meurt », « le principe de la taloche sur la nuque », « des moments un peu tangents où le spectateur se méfie de ce qui va 48
Monique Borie, Le Fantôme ou le théâtre qui doute, op. cit., p. 14.
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lui tomber sur le coin du nez », une « espèce de vacuité ou d’interrogation ». Cette scène entièrement construite sur l’acteur opérait régulièrement le refroidissement du spectateur, autrement dit sa mise à distance. Il s’agissait de « reprendre alors son souffle », de « calmer le jeu » en arrêtant, cassant et morcelant ce qui s’y déroulait, ce que Sophie Perez résume par « il faut calmer la bête » – rien ne permet de déterminer si elle parle alors de l’acteur, du spectateur ou des deux en même temps. Le mouvement du spectateur de Zerep était celui d’un aller-retour tout au long du spectacle. Le rapport de celui-ci à l’acteur se modulait ou, plus justement, passait d’un extrême à l’autre : il était tantôt de l’ordre de la fusion quand l’acteur instaurait la communication et que la scène abrogeait la distance esthétique, tantôt de l’ordre de la séparation quand la scène mettait le spectateur à distance en le « refroidissant ». Gildas Milin affirme que le théâtre procède par ce qu’il nomme une « distanciation-incarnation ». La relation entre les acteurs et les spectateurs fait pour lui appel à ce qui régit les rapports interhumains au-delà des cadres artistiques : ce qu’il décrit comme un « principe mimétique qui a à voir avec l’incarnation ». Il explique qu’un être humain, malgré le faible « impératif collectif » qui régit cette espèce comparé à l’ensemble des espèces animales, a pour premier geste immédiat de se fondre avec l’être humain qu’il regarde pour, dans un deuxième temps extrêmement rapproché voire simultané, effectuer une mise à distance qui lui permet de reconnaître l’altérité. Le théâtre est pour lui un art qui ne fait qu’opérer, que s’inventer à partir de cette constante de l’espèce humaine : le « principe mimétique d’incarnation immédiate » instantanément suivi du geste contraire de mise à distance. Il formule que l’acte théâtral est pour lui une modulation, une répétition consciente, de ce geste duel de « distanciationincarnation » inhérent aux rapports interhumains. Ces trois constats – qu’il s’agisse de la dynamique naissant de la manipulation des prothèses de Chair de la ma chair ou des explications données par Sophie Perez et Gildas Milin sur leurs pratiques du plateau – m’invitent maintenant à préciser le
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mouvement à la source d’une scène du Théâtre de l’accord, ce théâtre imaginé à partir de la philosophie de la dépense. « Un homme, écrit Bataille dans L’Expérience intérieure, est une particule insérée dans des ensembles instables et enchevêtrés. Ces ensembles composent avec la vie personnelle à laquelle ils apportent des possibilités multiples […]. À partir de la connaissance, l’existence d’une personne n’est isolée de celle de l’ensemble que d’un point de vue étroit et négligeable. Seule l’instabilité des liaisons […] permet l’illusion de l’être isolé, replié sur lui-même et possédant le pouvoir d’exister sans échange. » (T. V, p. 100.) Il en va de l’être humain comme de chaque être et, plus largement, le philosophe édicte cette règle générale que tout élément isolable de l’univers est à même de s’inscrire dans un ensemble qui le transcende. Étudiant dans Le Coupable les mouvements liés à l’expérience intérieure – ce qu’il présente comme les « différents mouvements de la nage dans les eaux du temps » (t. V, p. 336) –, il met en évidence les flux créés par « l’instabilité des liaisons » en les considérant à partir de l’activité humaine. Il détermine que l’homme est fondamentalement ce double mouvement où alternent la mise en action – l’activité de production où il prend possession des choses – et la mise en question – l’activité constituée par ces flux entre les différents éléments qui le composent ainsi qu’entre ceux-ci et ceux qui l’entourent, les ondes ou vagues qui constituent la communication. « L’homme, insiste-t-il, est ce double mouvement » (t. V, p. 384) : il est agi par deux mouvements opposés, l’un où il tend à se replier sur lui-même, à se considérer isolément, l’autre où « ouvert, brèche béante », selon ses termes dans L’Expérience intérieure (t. V, p. 74), il ne cesse de rechercher la communication. L’existence est dans cette pensée une circulation du dehors au dedans et du dedans au dehors – elle est communication. Et le philosophe détaille ainsi ce mouvement qui régit l’existence humaine : « [la] volonté d’autonomie [de l’homme] l’oppose d’abord à l’ensemble, mais il s’étiole […] dans la mesure où il refuse d’y entrer. Il renonce alors à l’autonomie pour l’ensemble, mais provisoirement : la volonté d’autonomie ne se relâche que pour un temps et vite, d’un seul mouvement où l’équilibre se fait, l’être à la fois se voue à l’ensemble et l’ensemble à lui-même »
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(t. V, p. 101). La connexion de l’homme à l’ensemble sans laquelle celui-ci « se réduit à rien » (t. V, p. 101), ce besoin insatiable, n’est jamais que provisoire. Elle ne dure qu’un temps puis l’homme redevient jusqu’à la prochaine ouverture cet être séparé et inachevé : une particule isolée en attente de s’insérer dans l’ensemble, de communiquer. Ilka Schönbein créait sur la scène de Chair de ma chair des images scéniques qui, dans une certaine mesure, déclinaient ce mouvement propre à la condition humaine, l’aller-retour incessant de l’autonomie à ensemble, ce va-et-vient permanent entre fusion et séparation : en racontant l’effroyable, ces images nous donnaient à voir concrètement l’insurmontable conflit dans lequel l’homme se trouve à jamais écartelé, cette instabilité fondamentale qu’il est. Dans L’Expérience intérieure, le philosophe explique la spécificité de l’art par cet incessant mouvement entre les deux pôles que sont l’ensemble et l’autonomie : « Dans l’art, l’homme revient à la souveraineté (à l’échéance du désir) et, s’il est d’abord désir d’annuler le désir, à peine est-il parvenu à ses fins qu’il est désir de rallumer le désir. » (T. V, p. 71.)49 Si Bataille ne distingue pas les différentes formes d’art – sa proposition les intègre tous –, j’inscris les propos de Gildas Milin et Sophie Perez sur leur propre scène théâtrale en écho à cette affirmation bataillienne. Le principe de distanciation-incarnation qui selon Gildas Milin régit l’espèce humaine décrit les mouvements des spectateurs de L’Homme de février. Cette scène qui faisait explorer aux spectateurs les mouvements de leur propre perception tout en leur en faisant prendre conscience opérait ce double mouvement de projection dans l’ensemble et de mise à distance, quand le spectateur s’observait soudain en train de percevoir, ce qui avait lieu à chaque changement de perception. De même, les allers-retours du spectateur des scènes de Zerep qui alternaient les moments de communication – les rires fondés sur l’effroi – et ses « refroidissements » résonnent en lien avec ce double 49 Concernant ce point, Jean-Loup Rivière croise la pensée bataillienne sur l’art tout en marquant l’écart : « Le théâtre est […] une pratique de la séparation qui peut être jouée, déjouée, mais jamais annulée ». (Jean-Loup Rivière, Comment est la nuit ?, op. cit., p. 51).
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mouvement qui, dans la pensée bataillienne, est l’homme allant au bout des possibles qui sont les siens. Le moment est venu de préciser le postulat théorique structurant le Théâtre de l’accord : quels que soient les modes qu’elles inventeront pour cela, les scènes de ce théâtre mettront en jeu des déclinaisons de ce double mouvement déterminé par Bataille qui va de l’autonomie à l’ensemble et inversement. Cet aller-retour propre à l’existence humaine se retrouvera sur ces scènes qui alterneront le mouvement de la mise en question quand le spectateur communiquera en s’ouvrant sans réserve à ce qui advient et le mouvement de la mise en action quand le spectateur redeviendra cet être isolé qui observe le spectacle du dehors, cet être inachevé en attente de se perdre à nouveau dans l’ensemble.
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III Expérimenter l’inconnu du temps
1. Un « moi en situation d’assemblée »
Le Théâtre de l’accord sera donc cet art de la scène qui, prenant en compte le fait que le théâtre est fondé sur l’accord, assemblera des acteurs et des spectateurs pour mettre en œuvre la communication. Une question émerge : comment les différentes personnes assemblées, acteurs et spectateurs, sauront-elles que de tels moments adviennent lors d’un spectacle ? Bataille écrit dans L’Expérience intérieure : « L’expérience intérieure ne pouvant avoir de principe ni dans un dogme (attitude morale), ni dans la science (le savoir n’en peut être ni la fin ni l’origine), ni dans une recherche d’états enrichissants (attitude esthétique, expérimentale), ne peut avoir d’autre souci ni d’autre fin qu’elle-même. M’ouvrant à l’expérience intérieure, j’en ai posé par-là la valeur, l’autorité. » Et il poursuit : « Du fait qu’elle est négation d’autres valeurs, d’autres autorités, l’expérience ayant l’existence positive devient elle-même positivement la valeur et l’autorité. » (T. V, p. 18-19.) L’expérience elle-même est l’autorité – il précise qu’il est inspiré sur ce point par son ami Maurice Blanchot50. Je reviens à mon propos : quand une scène du Théâtre de l’accord remplira son office, la communication adviendra. En réalité, comme l’énonce Bataille, poser la question de la reconnaissance de ces moments de communication n’a pas de sens car ce qui les singularisera sera l’évidence de leur avènement : nul ne doute de ceux-ci quand ils ont lieu, leur particularité est d’être 50 Bataille indique que cette affirmation est née d’une conversation : « L’expérience elle-même m’avait mis en lambeaux, et ces lambeaux, mon impuissance à répondre achevait de les déchirer. Je reçus la réponse d’autrui : elle demande une solidité qu’à ce moment j’avais perdue. Je posai la question devant quelques amis, laissant voir une partie de mon désarroi : l’un d’eux énonça simplement ce principe, que l’expérience elle-même est l’autorité… » Il ajoute en note que cet ami est Maurice Blanchot. (G. Bataille, Œuvres complètes, tome V, La Somme athéologique, 1, op. cit., p. 19).
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immédiatement reconnaissables comme tels. Ces moments qu’unanimement acteurs et spectateurs reconnaîtront comme réussis car instaurant la communication, j’affirme qu’ils le seront car, à partir de ce que le philosophe établit sur l’expérience intérieure – et donc, sur ce point encore, dans la continuité de cette pensée –, l’expérience vécue par les participants fera autorité. On pourrait objecter qu’il est un peu rapide de transférer ainsi la réflexion bataillienne dans le domaine théâtral alors qu’elle est formulée sans rapport avec ce dernier : quand Bataille établit que l’expérience fait autorité, il ne s’agit pas de l’expérience spectatrice mais de l’expérience intérieure. D’ailleurs, depuis le début de cette réflexion divers extraits des écrits du philosophe qui émaillent mon propos ont trait à l’expérience intérieure et sont appliqués à l’expérience spectatrice… Peut-on, comme je le fais dans cet essai, penser l’expérience vécue par le spectateur de théâtre à partir d’une réflexion philosophique sur l’expérience intérieure ? L’expérience intérieure que Bataille étudie est celle d’un individu considéré en lui-même alors qu’au théâtre l’expérience propre au spectateur a la particularité d’être collective. Si lors de l’assemblement théâtral le spectateur vit une certaine forme d’expérience intérieure, le fait que celle-ci surgisse au sein d’un espace-temps collectif change la donne et nécessite d’être pris en compte. Comme l’écrit le chercheur Jean-Loup Rivière, la spécificité de cette expérience consiste en ce que, lors de l’assemblement théâtral, le spectateur vit l’expérience d’un « moi en situation d’assemblée », de « ce moi, strictement et intimement moi, [qui] est un moi qui n’existe qu’en société51 ». Selon son analyse, sur les scènes où la communication adviendra, les spectateurs vivront bien une expérience intérieure : l’expérience intérieure d’un « moi en situation d’assemblée ». Cela posé, de l’expérience spectatrice qui dans cette mesure renvoie à l’expérience intérieure, je puis affirmer avec Bataille qu’elle sera l’autorité. Et il s’ensuit que seule la réception des participants lors de l’assemblement sera 51
Jean-Loup Rivière, Comment est la nuit ?, op. cit., p. 12.
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susceptible de rendre compte de l’avènement (ou non) de la communication. Voilà entériné le fait que le Théâtre de l’accord qui tend à opérer la communication aura bien rempli son office quand les participants à l’assemblement théâtral considéreront que celle-ci est advenue.
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2. Faire accéder le spectateur au non-savoir
2.1. Diriger sans savoir afin d’explorer la « tache aveugle » S’observant lui-même, Bataille, qui déclare ne cesser de se « livrer à des opérations de connaissance », constate : « La connaissance en rien n’est distincte de moi-même : je la suis écrit-il, c’est l’existence que je suis. Mais cette existence ne lui est pas réductible. » Et toujours dans L’Expérience intérieure : « Il est dans l’entendement une tache aveugle : qui rappelle la structure de l’œil. […] Dans la mesure où l'entendement est auxiliaire de l’action, la tache y est aussi négligeable qu’elle est dans l’œil. Mais dans la mesure où l’on envisage dans l’entendement l’homme lui-même, je veux dire une exploration du possible de l’être, la tache absorbe l’attention : ce n’est plus la tache qui se perd dans la connaissance, mais la connaissance en elle. » (T. V, p. 129.) Il pose ainsi une nouvelle fois les limites de la connaissance scientifique qui, en appréhendant le savoir comme une fin, travaille à rapporter l’inconnu au connu lorsque l’homme ne peut répondre au désir d’extrême qui le hante qu’en contestant le savoir. Et ce désir de l’homme d’aller au bout des possibles prend pour forme première le franchissement de la limite proposée par une connaissance claire, le franchissement de la limite qu’est la connaissance comme fin. Le philosophe affirme que la connaissance scientifique n’est rien de plus qu’un moyen que l’homme s’est donné pour trouver des réponses aux questions posées par l’immensité, mais il ajoute que chaque réponse trouvée réduisant l’homme à l’état de créature soumise – à un nonhomme puisque selon lui l’homme n’est qu’insoumission –, l’homme n’est lui-même qu’en contestant indéfiniment ce qu’il sait. Et il renchérit : « Rien ne résiste à la contestation du savoir. » (T. V, p. 24.) L’homme doit donc considérer la
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connaissance à partir de cet axiome : « Le non-savoir est fin et le savoir moyen. Dans la mesure où [le savoir] se prend luimême pour fin, il sombre dans la tache aveugle. » (T. V, p. 130.) L’homme a soif de l’inconnu et, pour répondre à ce qui l’anime, il ne peut que chercher à franchir les nouvelles limites que dessine la connaissance. Son appétit pour l’extrême l’y pousse : « De toute façon, déclare encore Bataille, qu’un homme ne vive pas avec la pensée incessante de l’inconnu fait d’autant plus douter de l’intelligence que le même est avide, mais aveuglément, de trouver dans les choses la part qui l’oblige d’aimer, ou le secoue d’un rire inextinguible, celle de l’inconnu » (t. V, p. 119). J’ai longuement développé dans la première partie de ce livre le fait que les scènes du Théâtre de l’accord se construiront en pratiquant un chaos provenant d’une blessure de la communauté, qu’elles exploreront l’inconnu de ce chaos spécifique – et j’ai exposé plus brièvement que certaines d’entre elles convoqueront l’ouverture sur l’inconnu directement, comme le font les objets anthropomorphes par exemple. Qu’en est-il maintenant de l’inconnu qui, en concomitance avec celui mis en jeu par les scènes cooptées pour cette théorie, intervient dans les pratiques de leurs metteurs en scène ? Leurs modes de travail intègrent-ils une part d’inconnu et, le cas échéant, comment ? Les explications apportées par les praticiens de ces scènes que j’appréhende comme des matérialisations scéniques réalisées du Théâtre de l’accord, ou ces scènes elles-mêmes, permettent-elles de mieux préciser la portée et la place de l’inconnu dans les pratiques de ceux qui les font advenir ? Quand il évoque ses répétitions, Laurent Hatat parle d’un plaisir de l’« essai » et de « la tentative ». Ce moment de fabrication est pour lui un moment privilégié et, loin de se constituer dans l’établissement d’un produit fini réalisé à partir d’une forme préalablement imaginée, il est un mouvement qui s’élabore avec les acteurs. Il s’agit d’ouvrir des portes et de créer à chaque instant ce qui fera que ce mouvement perdure. Laurent Hatat me renseigne sur ses choix de distributions : il travaille avec un acteur quand « (il) ne (sait) pas » déterminer pourquoi il aime ce que celui-ci fait sur le plateau – j’ai déjà
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indiqué que la rencontre à laquelle sa pratique donne lieu se construit en effet sur l’énigme qu’est l’acteur. Une part d’inconnu intervient donc dans une composante de sa pratique : cette dernière se fonde sur le mystère, l’ignorance des mécanismes auxquels l’acteur fait appel. Ce metteur en scène pratique un inconnu de l’acteur. La scène de D’Après nature (2007, Forum du Blanc-Mesnil, mise en scène Philippe Quesne) – spectacle de la compagnie du Vivarium Studio – était une sorte de boîte dont on aurait supprimé un des côtés pour que les spectateurs puissent observer. Tentes, tabourets, table, chaises, réchaud, instruments de musique, matériel de branchement électrique, terre, végétaux, carotte, échelle, pseudo-casques de cosmonautes, etc…, excepté un grand poster nous montrant un paysage verdoyant, les objets n’évoquaient pas une réalité extérieure. Les morceaux arrachés à la nature – branches, terre, carotte – placés à côté de l’image qui représentait la nature renvoyaient cette scène au ready-made. Ces morceaux de réalité présents dans leur matérialité existaient en eux-mêmes. Durant toute la représentation, un chien évoluait sur scène au milieu des acteurs et des objets – il fut même le dernier présent – et petit à petit cette présence animale modifia ma réception : ce chien ne participait pas au jeu des acteurs. De même que les morceaux arrachés à la nature, il était « comme un bout de nature » qui menait sa vie propre52. Cette scène, qui octroyait à l’animal l’importance habituellement accordée aux êtres humains, instaurait petit à petit une égalité : acteur, objet, mot, son, animal, tout y valait pour un, sans hiérarchie préexistante. Ce théâtre était celui d’une autre réalité que celle de l’homme dominateur de la nature – un théâtre post-anthropocentrique53. Or, le chien qui allait et venait sur scène sans laisse ni attache décuplait la part d’inconnu inhérente à tout spectacle de théâtre. Je le regardais évoluer et je savais qu’il était impossible d’obtenir qu’il refasse chaque soir une heure de déplacements 52
L’expression est de Gaétan Vourc’h qui jouait dans le spectacle. Selon la formulation de Hans-Thies Lehmann, dans Le Théâtre postdramatique, op. cit., p. 126-127.
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fixes ou tels aboiements suite à telles paroles prononcées, qu’il était impossible d’obtenir avec certitude que tel ou tel geste d’un acteur ait chaque soir le même impact sur l’animal. Et comme moi les acteurs le savaient, ils jouaient avec un être vivant qui lui-même ne savait pas ce qu’il allait faire l’instant d’après. Le chien devenait le point de focalisation d’une question : que va-t-il faire maintenant ? L’ingérable, l’accident toujours possible, autrement dit l’inconnu à l’œuvre dans toute représentation, était ici rendu sensible et directement perceptible comme tel par cette présence animale. Cette part de hasard contenait de plus un léger facteur de risque – bien qu’il ait sans doute été choisi pour sa docilité, la possibilité d’une réaction violente du chien mû par des impulsions et réceptif aux stimuli provoqués par le public ne pouvait être totalement exclue. Une part d’inconnu et de hasard était ainsi présente comme telle de façon tangible pour tous les présents, acteurs et spectateurs de D’Après nature. Produit obtenu et processus de fabrication : comment Gildas Milin agence-t-il ces deux paramètres quand il crée un spectacle ? Le metteur en scène n’occulte pas le résultat qu’est le spectacle issu des répétitions mais il définit celui-ci comme une sorte de point d’arrêt dans le temps de ce qui n’est rien d’autre qu’une pratique liée à un processus de fabrication. Qu’est-ce qui caractérise cette pratique ? Les répétitions consistent pour lui à « agencer ensemble quelque chose » qui est le produit de la question commune à toute l’équipe : « Comment on va faire ensemble pour arriver à produire du sens ? » L’interrogation renvoyant à un « comment ? » – non à un « quoi ? » –, l’équipe se concentre sur la mise au point de cette pratique commune. Et Gildas Milin insiste sur sa dimension collective : « une communauté a travaillé ensemble à la création de signes […] puis dans un deuxième temps, […] le travail de cette communauté […] se met ensuite au contact d’une autre communauté » – la dimension communautaire sur laquelle reposent les répétitions fondera donc aussi, quand entreront les spectateurs, le moment de la rencontre. Le point de départ du processus de travail étant une question dont personne dans l’équipe ne connaît préalablement la réponse, cette
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ignorance est un point aveugle à la source du processus de fabrication pendant les répétitions. Cette part d’inconnu constitutive du travail des praticiens lors des répétitions de ce spectacle s’adjoint, bien sûr, à l’inconnu généré par le chaos pratiqué sur cette scène – j’ai précisé que les spectacles de Gildas Milin se fondant sur la catastrophe pour l’annihiler, celle-ci était le chaos pratiqué. Elle est le second inconnu à la source du travail collectif de l’équipe, travail tendu par la nécessité de faire naître du sens. Deux autres metteurs en scène des spectacles cooptés indiquent qu’ils intègrent sciemment une certaine part d’inconnu à leur direction d’acteur. Julie Brochen expose la façon dont elle pratique lors de ses répétitions : « Je ne sais pas ce que je dois voir et j’essaie d’ouvrir ma perception pour voir même ce qui se cache, ce qui se dérobe, qui se rate ; j’essaie de ressentir les choses. » Première spectatrice d’Hanjo, elle était à la recherche de quelque chose qu’elle ne savait pas : sa pratique consiste précisément à chercher à voir ce qu’elle « ne sait pas encore » qu’elle doit voir. Le fait de ne pas savoir ce qu’il faut voir est donc nécessaire à cette metteure en scène, c’est son moteur pour pratiquer le plateau. Un certain « non-savoir » lui est nécessaire pour fabriquer un spectacle. Alexis Forestier m’explique de son côté qu’il arrive en répétition avec des directions et qu’il attend d’être surpris par les propositions des interprètes qui en découlent54. Le peu d’importance qu’il accorde à ces directions – structures préétablies dont on se demande si elles ne sont pas susceptibles d’être bouleversées dès que cela se révèle propice au processus – rend compte du fait que l’essentiel n’est pas dans ce matériau qu’il apporte mais dans ce que celui-ci fera naître pour les interprètes. Il précise que les répétitions de Sunday clothes ont entre autres consisté à « prendre le prétexte d'une forme musicale pour aller à la recherche d'un langage théâtral qui [lui] était inconnu, 54
Alexis Forestier : « On s’est laissé surprendre également par les propositions des musiciens, évidemment, et ce qu’ils amenaient ; pour ma part je transmettais le matériel et proposais des directions possibles. » Le mot « évidemment » associé à « on s’est laissé surprendre » est la marque du fait que c’est une nécessité d’être surpris, que cela fait partie du processus.
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forcément inconnu ». Les répétitions étaient l’espace-temps de l’invention des processus qui allaient permettre de fabriquer le spectacle. Le fait de ne pas savoir ce qu’il en est de la forme théâtrale est pour lui un moteur – ne pas savoir lui permet de pratiquer. Cette absence de savoir lui est nécessaire comme pour Julie Brochen, mais le champ de cette ignorance est chez Alexis Forestier nettement plus développé : alors que pour Julie Brochen, il porte sur ce que génère scéniquement le texte de l’auteur, dans Sunday clothes il concerne aussi une mise en jeu du plateau en dehors d’un cadre dramatique55. Ce choix qui consiste à se positionner dans l’inconnu des processus à mettre en jeu pour que naisse la forme du spectacle se fonde sur une croyance précise : celle de l’autonomie de la scène – plus exactement, de chaque scène. Alexis Forestier ajoute que lors des répétitions de Sunday clothes, il tenait à ce que certaines absences de choix soient manifestes : garder « des zones d’“indécidabilité” » permettait d’interroger une « improbabilité du fonctionnement » de la représentation. Cela contribuait à créer une impression de délitement : le spectateur se faisait happer par le vertige né de cette absence de savoir préétabli. Cette scène se construisait sur des impossibles qu’elle tendait à pousser à l’extrême en même temps qu’elle les faisait se frôler dangereusement pour le spectacle. Improbabilité du théâtre au sein de cette structure du concert, absence de savoir préétabli concernant les processus de fabrication, incertitudes quant à la nature de ce qui se déroulait devant nous : la représentation naissait d’une stratégie de l’instant tournant autour de l’absence – du théâtre – et de l’impossibilité à construire, autour du rien qu’était alors le théâtre. Le spectacle faisait émerger ce qui se déroulait devant nous à la manière d’une spirale s’enroulant autour d’un manque – là aussi, cet inconnu de la forme du spectacle et des processus à mettre en œuvre a priori pour le créer s’ajoutait à celui lié au chaos pratiqué par cette scène, qui est là aussi la catastrophe. Ce processus de fabrication induit un 55
Je précise que chez Gildas Milin l’ignorance est essentiellement le fait des acteurs : l’actrice Julie Pilod affirme que lors des répétitions le metteur en scène de L’Homme de février donnait l’impression de savoir ce qu’il allait faire des matériaux que créaient les acteurs et effectivement, le mode wilsonnien y était usité comme un procédé établi à l’avance.
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certain rapport à la connaissance ; durant les répétitions, l’absence de savoir et l’impossible sont les moteurs permettant de pratiquer l’inconnu – celui de la forme que prendra le spectacle. Les deux metteurs en scène Julie Brochen et Alexis Forestier dirigent leurs acteurs à partir d’une certaine absence de savoir. Dans plusieurs des spectacles cooptés, l’inconnu intervient donc autrement que par le chaos de la blessure explorée : il est constitutif des pratiques de ces cinq metteurs en scène qui l’appréhendent et le mettent en jeu selon des modalités différentes pour fabriquer leurs scènes. Comment le Théâtre de l’accord articulera-t-il cette composante essentielle de la philosophie de Bataille qui sera présente à la fois par la blessure appréhendée comme un « chaos pratiqué » à laquelle ses spectacles s’intéresseront et, par les pratiques des metteurs en scène, dans les principes de fabrication des scènes de ce Théâtre ?
2.2. Devenir la proie de l’inconnu Dans Naissance de la biopolitique où il analyse les formes de la gouvernementalité libérale, Michel Foucault énonce qu’une part d’inconnu est nécessaire à la société libérale. Il détermine tout d’abord qu’avec le néolibéralisme le sujet individuel est appréhendé en tant qu’« homo œconomicus » et que, fonctionnant à partir de cette grille d’intelligibilité, il se caractérise par le fait qu’il accepte la réalité et ne cesse d’y réagir – il « répond systématiquement aux modifications dans les variables du milieu »56. Et il ajoute qu’avec l’homme 56 Michel Foucault, Naissance de la biopolitique – Cours au Collège de France. 1978-1979. Édition établie sous la direction de François Ewald et Alessandro Fontana, par Michel Senellart, coll. « Hautes Études », Seuil/Gallimard, 2004, p. 274. Michel Foucault explique qu’on ne passe « du côté du sujet individuel, […] que dans la mesure […] où on peut le prendre par le biais, l’aspect, l’espèce de réseau d’intelligibilité de son comportement
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économique apparaît l’idée – neuve à l’époque – d’un sujet d’intérêt, d’un sujet « comme […] lieu d’une mécanique des intérêts » qui se trouve dépendant d’un tout qui est incontrôlable, le « cours des choses », auquel il ne cesse de réagir par son interface d’homo œconomicus qui met en place un mode spécifique de rapport à la réalité et où l’économie est « un ensemble de règles qui détermine de quelle manière chacun doit jouer un jeu dont personne, à la limite, ne connaît l’issue »57. En effet, Michel Foucault insiste sur le fait que, du point de vue économique, d’une part l’homme libéral doit le caractère positif de son calcul à tout ce qui échappe à ce calcul et, d’autre part, le projet collectif naît de l’incertitude du résultat collectif : « L’obscurité, l’aveuglement sont absolument nécessaires à tous les agents économiques58. » Il démontre que le caractère incontrôlable du processus économique est même ce qui fonde « la rationalité du comportement […] de l’homo œconomicus »59. L’homme libéral est ce sujet articulé par l’intérêt qui ne cesse de réagir aux « variables du milieu » et qui a intégré l’inconnu qu’est l’ensemble du processus économique tant du point de vue de l’issue, du résultat collectif que concernant sa possibilité de calcul. Bref, en tant qu’homme libéral agissant à partir de notre interface d’homo œconomicus en fonction de notre intérêt, nous intégrons et jouons en permanence avec cette part d’inconnu propre aux processus économiques. Bataille s’intéresse à l’homme de son temps et de sa société en s’inscrivant au revers de la pensée libérale – et ce, qui fait que c’est un comportement économique. On ne prend le sujet qu’en tant qu’homo œconomicus, ce qui ne veut pas dire que le sujet tout entier est considéré comme homo œconomicus. » (Ibid., p. 257). 57 Ibid., p. 277, p. 281 et p. 178. Les intérêts étant « ce par quoi le gouvernement peut avoir prise sur toutes ces choses que sont pour lui les individus, les actes, les paroles, les richesses, les ressources, la propriété, les droits, etc. » (Ibid., p. 46). 58 Ibid., p. 283. Évoquant la théorie de la main invisible d’Adam Smith, Michel Foucault en déduit ceci : « On a l’habitude toujours d’insister, […] sur le côté “main” […]. Mais je crois que l’autre élément, celui de l’invisibilité est au moins aussi important. […] L’invisibilité est absolument indispensable. C’est une invisibilité qui fait qu’aucun agent économique ne doit et ne peut chercher le bien collectif. » (Ibid. p. 283). 59 Ibid., p. 285.
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autrement que Michel Foucault qui, lui, s’attache à la décrypter. Dans la pensée bataillienne, l’inconnu n’est pas réduit à l’aveuglement intrinsèque aux processus économiques. Si l’on se place du point de vue de l’auteur de La Naissance de la biopolitique et que, cherchant à mieux comprendre ce qu’est l’homme libéral, on lit alors Bataille à partir de Michel Foucault, la visée est la suivante : Bataille propose qu’en tant qu’hommes de la société libérale nous élargissions le jeu de notre interface d’homo œconomicus, exercée, comme le détermine Foucault, à jouer avec l’inconnu des processus économiques, bien au-delà de son champ d’action habituel. Il nous enjoint à élargir son champ d’application pour jouer avec l’inconnu en général. En sortant alors du monde de l’utile et du projet auquel le libéralisme, que Foucault a inlassablement décrit, réduit l’activité humaine, l’homme élargirait son champ d’action à l’ensemble des champs qui sont les siens sans plus le cantonner au jeu des processus économiques. Brecht avait imaginé son théâtre comme un outil pour réduire et prendre le contrôle de cette part d’aveuglement sur les processus économiques, aveuglement nécessaire à la société libérale – la main invisible d’Adam Smith. Tout en formulant que les émotions de son théâtre se mesuraient à l’aune de l’utilité, il définissait le spectateur du Théâtre épique comme celui qui pratiquait une « pensée authentique, c’est-à-dire liée à un intérêt », et il cherchait à réduire son aveuglement en montrant les processus économiques afin que, les comprenant, le spectateur puisse les modifier par son action60. J’entends ainsi la proposition de Bataille : contrairement à l’homme du Théâtre épique qui, lié sans réserve au calcul et au projet, n’avait de cesse de mettre en lumière les processus économiques insaisissables, l’homme bataillien retourne l’invisibilité du processus économique en un non-savoir qui devient l’objet de son exploration et ce, bien au-delà de la sphère de l’économie. 60
Bertolt Brecht, Écrits sur le théâtre, op. cit., p. 536. Bertolt Brecht évoque ainsi la « main invisible » : « La dépendance que nous subissons à tous égards, dans toutes nos décisions, ne nous est que confusément perceptible. D’une manière ou d’une autre, tout est intimement lié, nous le sentons bien ; mais comment, nous ne le savons pas. » (Ibid., p. 523).
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Quel théâtre inventer sur une telle acception de l’homme ? Il s’agit tout d’abord de caractériser ce qui concerne l’inconnu dont traite un spectacle. Le Théâtre épique était un mode d’expérimentation que les hommes s’étaient donné pour comprendre les mécanismes économiques qui régissaient leurs rapports sociaux en devenant des examinateurs attentifs. Le Théâtre de l’accord fondé sur la philosophie de Bataille pourra en garder la dimension fondamentale : être un mode d’expérimentation que l’homme se donne, et l’expérimentation portera alors toujours sur ce qui régit les rapports des hommes entre eux. Leur interface d’homo œconomicus continuera à être le mode de jeu spécifique du rapport des hommes à la réalité mais, en sortant du régime de véridiction de l’utile, l’expérimentation effectuée concernera et s’appliquera alors à une autre réalité : celle de l’ensemble des champs susceptibles de constituer « l’être-en-commun-des-hommes ». En cessant de se cantonner à la compréhension des processus économiques, la grille d’intelligibilité qu’est l’homo œconomicus, parce qu’elle intègre la nécessité de prendre en compte l’inconnu, permettra d’explorer l’ensemble du champ couvert par ces rapports des hommes entre eux – un champ infiniment plus vaste que celui délimité par les mécanismes économiques. La scène du Théâtre de l’accord sera en conséquence cet espace d’expérimentation où, au sein de la société libérale, l’homme se mettra en jeu en dehors du régime de véridiction de l’utile – c’est-à-dire bien audelà des enjeux à l’origine des règles qui régissent notre société. L’assemblement théâtral propre à cette scène se proposera comme un espace-temps où l’homme explorera l’inconnu, non plus seulement des processus économiques mais au-delà, et sans chercher à le ramener au connu. En effet, si l’inconnu exploré en pratiquant le chaos généré par la blessure considérée pourra toujours être aussi celui de processus économiques, il s’inscrira en réalité dans un champ infiniment plus développé : la blessure de la communauté explorée par le spectacle pourra l’être à partir de l’ensemble du champ ouvert par l’échange humain – sans domaines ni limites préétablis. « Ce monde est donné à l’homme ainsi qu’une énigme à résoudre », constate Bataille dans L’Expérience intérieure (t. V,
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p. 11). Devant cette immensité qui s’offre à lui, l’homme, une fois la limite du savoir reconnue, une fois le savoir considéré comme moyen et non plus comme fin, n’est plus qu’« une question sans issue » (t. V, p. 37) ou encore « une supplication sans réponse » (t. V, p. 25). Car, ajoute-t-il, « sans supplication, il n’est pas de réponse concevable : aucune réponse jamais ne précédera la question : et que signifie la question sans angoisse, sans supplice. Au moment de devenir fou, la réponse survient : comment l’entendrait-on sans cela ? » (T. V, p. 48.) Ces moments où l’homme n’est plus que question – où il accède à la nuit – sont ceux où, cessant enfin d’éluder, il est à la mesure de lui-même. « La nuit tombe, aussitôt la connaissance est possible », écrit-il ailleurs (t. V, p. 349) et cette nouvelle forme de connaissance qu’il nomme la nuit du non-savoir est supérieure à l’autre : la lucidité qui naît d’une telle défaillance de la lucidité est pour lui la plus forte. La connaissance induite par l’entrée dans la tache aveugle tient à ceci : « Le non-savoir dénude. Cette proposition est le sommet, mais doit être entendue ainsi : dénude, donc je vois ce que le savoir cachait jusque-là, mais si je vois je sais. En effet, je sais, mais ce que j’ai su, le non-savoir le dénude encore. » (T. V, p. 66.) L’entrée dans la nuit du non-savoir permet seule de voir et fait ainsi accéder à une connaissance supérieure à celle de la raison. En outre, ainsi que je l’ai indiqué – il s’agit cette fois de la part d’inconnu constitutive du mode de travail des praticiens –, les moyens, les processus de travail et de fabrication mis en œuvre pour créer la forme scénique qui permettra à l’ensemble des participants, acteurs et spectateurs, de pratiquer le chaos propre au spectacle se fonderont sur une absence de savoir. Les metteurs en scène du Théâtre de l’accord chercheront la dynamique de leur scène – celle générée par le « chaos pratiqué » né de la blessure traitée dans leur spectacle – à partir d’une volonté aveugle et fabriqueront celle-ci à partir d’une absence de savoir pour donner à voir. Cette conjonction, d’un inconnu à explorer constitué par une blessure et d’une absence de savoir mise en jeu à partir d’une volonté aveugle pour fabriquer la forme qui sera proposée aux spectateurs afin que ceux-ci pratiquent ce chaos, décuple la dimension bataillienne
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de la connaissance mise en jeu par le Théâtre de l’accord. En faisant advenir leur scène à partir de cette « parcelle de nonsavoir », les praticiens mettront concrètement en jeu le savoir tel que le conçoit Bataille. Ainsi fondées sur des absences de savoir préétabli, leurs pratiques d’un aveuglement volontaire concourront à faire de ces scènes des outils permettant d’accéder à cette nuit du non-savoir. Un tel choix fait-il de ce théâtre un moyen de nous sauver du projet « où, selon Bataille, l’œil avare du discernement nous conduit » (t. V, p. 177) ? Quoi qu’il en soit, j’énonce à nouveau une caractéristique essentielle de ce théâtre : le chantier mis en jeu par les scènes du Théâtre de l’accord sera notoirement celui du savoir. Le pari des metteurs en scène de ce théâtre sera que de cette défaillance ciblée de la lucidité, de cette petite sortie du chemin de la raison jaillisse la lucidité la plus forte. Ce théâtre s’appliquera à donner à voir selon l’acception bataillienne : il dénudera pour permettre de voir ce que le savoir cachait jusque-là. « Il existe […] une affinité entre : – d’une part, l’absence de souci, la générosité, le besoin de braver la mort, l’amour tumultueux, la naïveté ombrageuse ; – d’autre part, la volonté de devenir la proie de l’inconnu. Dans les deux cas, même besoin d’aventure illimitée, même horreur du calcul, du projet », écrit Bataille dans L’Expérience intérieure (t. V, p. 34). L’attrait de l’inconnu est chez l’homme la réponse qui va à l’encontre du calcul. Quand il accède à la nuit, au nonsavoir, il communique enfin avec l’inconnu. Et si le non-savoir dénude, l’homme n’y a accès qu’« en allant sans tricher à l’inconnu. […] L’inconnu exige à la fin l’empire sans partage » (t. V, p. 17). Une fois l’inconnu devenu l’objet de son exploration, « l’homme n’est plus comme la bête le jouet du néant, mais le néant est lui-même son jouet » (t. V, p. 109). En cessant de donner le pas à la réponse – au savoir –, il devient l’opérateur d’une pratique, non plus de la mise en action, mais de la mise en question infinie. Devenir la proie de l’inconnu lui permet d’accéder à une souveraineté qu’il occulte tant qu’il se limite au monde de l’utile.
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Le philosophe explique pourquoi l’inconnu offre la possibilité de renverser la morale et de mettre en cause la raison : « En présence de l’inconnu, il est impie d’être moral […]. La morale est le frein qu’un homme inséré dans un ordre connu s’impose (ce qu’il connaît, ce sont les conséquences de ses actes), l’inconnu casse le frein, abandonne aux suites funestes. » (T. V, p. 157.) Son désir d’accéder à l’inconnu ouvre à l’homme la possibilité d’envisager le nouveau – pour cette raison Heiner Müller confrontait ses spectateurs à cet inconnu qu’est la mort. On peut noter que Bataille associe le surgissement du nouveau qui naît de l’inconnu à « la décision », qu’il décrit comme l’inverse du projet : « La décision est ce qui naît devant le pire et surmonte. » La décision qui naît d’un « tragique désordre » au moment où celui-ci atteint son apogée et où l’angoisse accède à son stade ultime est ce point « où le destin de l’homme à venir est en jeu » (t. V, p. 39). Elle est pour lui ce point d’émergence du nouveau qui ne survient qu’à l’extrême de l’angoisse, quand la mise en question est portée à son point maximal. La formule du philosophe est éclairante : « C’est quand je défaille que je saute » (T. V, p. 177.) Quoi qu’il en soit du mode d’apparition de la décision et de son moment, devenir la proie de l’inconnu enclenche, voire conditionne, l’avènement du nouveau. Voici donc définie cette composante des scènes du Théâtre de l’accord : celles-ci, qui auront donc pour fonction de faire explorer l’inconnu d’une blessure de la communauté qui sera appréhendée à cette fin comme un « chaos pratiqué », s’érigeront pour cela chacune à partir d’une pratique fondée sur une absence de savoir qui, mettant en jeu une connaissance qui dénude pour permettre de voir ce que le savoir cachait jusque-là, favorisera l’entrée du spectateur dans la nuit du non-savoir. Ce théâtre fondé sur la philosophie bataillienne sera un espace-temps où le spectateur s’expérimentera comme un homme qui est la proie de l’inconnu ; cette pratique de l’inconnu sera une mise en question infinie – peut-être favorisera-t-elle alors l’avènement de la décision. L’impact du Théâtre de l’accord sur la communauté s’en précise. Une des potentialités subversives de ses scènes proviendra en effet de leur capacité à ouvrir au spectateur un nouvel espace du possible dans lequel la morale et
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la raison n’auront pas moyen de siéger lors de l’exploration de la blessure propre au spectacle. Elles positionneront le spectateur comme le partenaire d’un jeu pendant lequel toute activité noétique fondée sur l’utile sera désagrégée ; cela afin que de cet autre mode qu’est la mise en question sans fin du chaos généré par la blessure explorée – mise en question où l’homme se déploie alors à sa mesure –, de ce mode où, s’expérimentant comme la proie de l’inconnu, il cesse enfin de se restreindre, puisse naître le nouveau.
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3. Des spectateurs percevant ensemble le temps comme temps
3.1. Procédés de représentation et primauté de l’instant Dans Théorie de la religion, Bataille constate que « nulle chose […] n’a de position séparée, n’a de sens qu’à la condition de poser un temps ultérieur, en vue duquel elle est constituée comme objet. L’objet n’est défini comme une puissance opératoire que si la durée en est implicitement entendue. » (T. VII, p. 308-309.) La durée qui accompagne le projet est ce à quoi le monde des choses tente d’enchaîner l’effervescence de la vie – que Bataille nomme encore le sacré ou l’intimité – pour exister. Dans la pensée bataillienne, qui détermine que la durée est nécessaire au projet, le temps devient un point de cristallisation : peut-il déroger à l’utile ? Trois des scènes cooptées proposaient des séquences dont la dimension visuelle enclenchait un processus où le mouvement devenait celui du spectateur : divers procédés appliqués à l’image y mettaient en cause la capacité de celle-ci à représenter et décalaient ainsi la temporalité vécue par le spectateur. J’étais installée pour assister à D’Après nature. Plusieurs acteurs se trouvaient dans cette sorte de grande boîte ouverte du côté des spectateurs. Sur le mur en face de moi, un grand poster représentant une nature verdoyante surmontée d’un ciel très bleu apportait instantanément un contrepoint dérisoire au titre du spectacle. Je découvrais à la cour un espace couvert de terre où étaient plantés des branches et d’autres éléments arrachés à la nature. Le spectacle venait de commencer et un groupe d’acteurs majoritairement de dos entamait un dialogue inaudible. Juste au-dessus d’eux à côté du poster, des dialogues écrits apparurent que je lus assez vite comme la retranscription
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de leur échange verbal. Dès lors je sus que, sur cette scène, ce que j’allais voir et entendre ne s’agencerait pas selon l’usage : la vision et l’audition correspondraient quand ce serait le fruit d’une décision et l’inverse serait tout autant envisageable. Philippe Quesne travaille avec cet idéal wilsonnien : le théâtre comme l’union du film muet et de la pièce radiophonique. On pouvait effectivement lire ce début du spectacle comme la superposition d’un théâtre muet – les acteurs étaient inaudibles – et d’un théâtre radiophonique – comme ils étaient aussi de dos et se cachaient les uns les autres, cela s’accompagnait d’une certaine absence de visages et de corps. Quand nous allons au théâtre, nous n’avons pas pour habitude de lire les dialogues – le plus souvent la scène les fait entendre en les inscrivant dans un cadre scénique visuel qui les enrichit. La perception du langage mise en jeu au début de D’Après nature déplaçait ce rapport habituel entre la vue et l’ouïe : le texte du début passant lui aussi par le canal visuel, je vivais l’expérience furtive d’un décentrement. Cette scène s’interrogeait sur la capacité de l’image à représenter. Qu’il s’agisse de sa facticité, de son pouvoir ou du champ de possibilités qu’elle offre, l’image y était le support d’une pratique scénique ludique où tout était fait à vue – pas d’éblouissement ni d’effacement. Par ce décalage, le spectacle s’amusait des artifices de l’illusion plutôt qu’il ne les mettait en jeu. L’humour de ce théâtre provenait du fait que cette suspicion concernant tout rapport naïf aux images s’instaurait à partir des mirages les plus pauvres du théâtre : la scène ne cessait de générer l’acte susceptible de créer l’illusion pour mieux le désamorcer en jouant avec les perceptions des spectateurs61. Déjouer, s’amuser avec la mimésis était le principe central de D’Après nature ; à chaque instant la mimésis était convoquée pour, à peine ébauchée, être retournée comme un gant. Dès les premières minutes le geste d’arrachement des mises en jeu convenues de la réception spectatrice m’annonçait que j’allais expérimenter un autre rapport à la scène : d’une convention à mettre en usage, l’acte mimétique créant l’illusion devenait un champ de possibilités. Et pour cela l’enjeu – le jeu 61
On retrouvera cette caractéristique dans les deux créations suivantes de Philippe Quesne, L’Effet de Serge et La Mélancolie des dragons.
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– était lancé : j’étais venue pratiquer le champ de ma perception. À l’avenant, Enjambe Charles mettait en jeu des questions de reproduction et de représentation. Les acteurs y manipulaient plusieurs fois des dessins et des photos. Par exemple, quelques photos de portraits qui devenaient les supports anachroniques d’échanges dialogués étaient tournées en dérision – telle celle de Demis Roussos… Ou encore, Stéphane Roger commentait dans une séquence comique une image en en proposant une nouvelle interprétation chaque fois qu’il la faisait pivoter de quarante-cinq degrés62. Dans ce spectacle, l’image à deux dimensions s’accompagnait à plusieurs reprises de commentaires de l’acteur sur l’acte de création – qu’il s’agisse de le fustiger, de le porter à une incandescence dérisoire ou d’en désigner l’étrangeté. Les spectacles de Zerep et du Vivarium studio s’amusent avec l’image. Xavier Boussiron, Sophie Perez et Philippe Quesne ont été formés respectivement aux BeauxArts, à l’École supérieure des arts et techniques, et à l’École nationale supérieure des arts décoratifs63. En recourant en scène à des outils inventés par les arts plastiques depuis maintenant de nombreuses décennies, ils réinterrogent la capacité de l’image à représenter et à reproduire en faisant éprouver au spectateur ses possibilités de perception. Dans Le Projet H. L. A., une séquence se figeait soudain suffisamment longtemps pour que je ne puisse pas douter du geste d’immobilisation. Ce tableau vivant revenait plusieurs fois au cours du spectacle. Je m’intéressais aux postures et à la manière dont ce repas familial était représenté : la fixité soudaine permet de débusquer l’image, sous l’effet de sa propre inertie celle-ci se dissout, son artificialité devenue flagrante la révèle en tant que production fabriquée et ce qui nous parvient est alors cette fabrication à laquelle elle a donné lieu, que le spectateur peut alors considérer attentivement le temps de 62 L’acteur m’explique qu’il avait improvisé cette scène après avoir participé à l’un des « Dimanches de Louise Bourgeois » à New York. 63 Sophie Perez a aussi été pensionnaire en scénographie à la Villa Médicis.
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l’immobilisation64. D’autre part, même effectuée exactement à l’identique, la deuxième fois n’est pas la même que la première fois puisqu’elle contient intrinsèquement le fait d’être cette deuxième fois étrangère à la première. M’offrant la possibilité d’un regard sur ma vision précédente, la reprise du tableau m’invitait à expérimenter mon propre processus de vision. Dans Le Projet H. L. A., ce tableau vivant représentait donc une scène de repas réunissant les trois personnages du fils, de la mère et du père autour de la table familiale et la séquence s’immobilisait quand la tension entre eux atteignait son paroxysme. El coup du cric andalou proposait aussi une séquence où l’image scénique se fixait un temps pour être contemplée comme on le ferait d’un tableau ou d’une sculpture. L’effet d’immobilisation interrompait très vite la séquence d’ouverture du spectacle : dès la fermeture des portes de la salle une comédienne assise parmi les spectateurs était montée à grands pas sur le plateau, s’était installée sur le canapé qui faisait partie du décor posé au milieu de la scène et avait appelé ses partenaires, ceux-ci l’avaient rejointe et le groupe s’était figé. Ce départ du spectacle repris et interrompu neuf fois de suite, me précise Sophie Perez, formait la première séquence. Là encore, à chaque immobilisation l’image scénique posée dans le temps s’offrait comme un gros plan sur le geste saisi que je pouvais détailler tranquillement. Ces tableaux successifs donnaient à concevoir la scène comme une composition. La désintégration de la capacité représentationnelle de l’image qui accompagnait ce saisissement s’appliquant ici à une image 64
Philip Monk indique que « si la théâtralité est avant tout mise en scène et non représentation d’un texte, pour que cette même théâtralité ne soit pas une simple succession de moments dramatiques menant vers un point paroxystique et déterminé en fonction d’une certaine logique de la représentation, il faut regarder la scène ou l’immobiliser – comme un cadre figé ou une image fixe – afin de mieux la désintégrer, la dissoudre ». Il mentionne entre autre pour cela le « procédé du tableau vivant (qui se défait lui-même ou se décompose sous l’effet de sa propre inertie ou de son artificialité : sa production est rendue évidente, ostensible, en tant que représentation). » (Philip Monk, « Véhicule commun : artistes en performance, dans Théâtralité, écriture et mise en scène. Sous la direction de Josette Féral, Jeannette Laillou Savona, Edward A. Walker, Québec, éditions Hurtubise HMH, coll. « Brèches », 1985, p. 115).
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évoquant le théâtre – l’actrice se plaçait dans ce qui était ostensiblement un décor posé au milieu du plateau –, c’était bien la capacité du théâtre à représenter que cette séquence interrogeait. L’immobilisation ayant lieu neuf fois, il était impossible de douter : ce théâtre-là me proposait de jouer avec la notion de représentation bien plus que de prendre plaisir à sa réalisation. Scène du repas du Projet H. L. A., séquence d’ouverture d’El coup du cric andalou : l’intrusion de la fixité dans l’image scénique déplace l’attention du spectateur qui se focalise alors sur sa fabrication, sur la composition à laquelle la scène donne lieu. Elle fait donc de celle-ci le lieu d’une pratique spécifique : construites à partir du tableau, ces séquences de jeu qui immobilisent la scène mettent en mouvement le spectateur lui-même, car le tableau scénique qui est ostensiblement fixe fait immanquablement accéder le spectateur à la conscience que le mouvement est le sien, que le spectacle prend naissance, non plus par le mouvement des acteurs sur scène, mais par son propre cheminement. Quand la scène se fige ainsi en un tableau fixe que le spectateur a le temps de décomposer et que cette immobilisation du plateau le met en mouvement, un second processus s’enclenche alors : sa perception habituelle du temps se désintègre et il perçoit le temps comme celui qu’il est en train de passer avec ceux qui l’entourent, acteurs et spectateurs. Si l’on en croit Bataille, détrôner l’hégémonie de l’ordre des choses consiste donc notamment à instaurer un autre rapport au temps que celui du projet lié à la durée : « Eussé-je une seule fois saisi l’instant par les cheveux, tout le temps précédent était déjà dans le pouvoir de cet instant saisi. Et toutes les subsistances, toutes les besognes qui m’ont permis d’y parvenir sont tout à coup détruites, elles se vident infiniment comme un fleuve dans l’océan de cet instant infime. » (T. VII, p. 344.) Il clarifie à la phrase suivante ce qui conjugue la nécessité de la perte et la primauté de l’instant : « Il n’est pas en ce monde d’immense entreprise qui ait d’autre fin qu’une perte définitive dans l’instant futile. De même que le monde des choses n’est rien dans l’univers superflu où il se résout, de même la masse des efforts n’est rien auprès de la futilité d’un seul instant. » (T. VII, p. 344.) L’alternative temporelle proposée par Bataille
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renverse la durée pour lui préférer l’instant. Si l’importance que nous accordons à la durée est à l’origine de l’ordre des choses, renverser cette appréhension du temps est peut-être susceptible de subvertir le principe du projet : en accordant la primauté à l’instant – et ce, quels que soient les procédés scéniques mis en jeu pour instaurer ce temps autre –, les scènes du Théâtre de l’accord contribueraient à fissurer ce fondement du monde des choses qu’est le projet. Voilà une nouvelle composante théorique importante de ce théâtre, nouvelle composante liée à la temporalité, que les pages suivantes vont explorer.
3.2. Pratiquer ensemble l’inconnu du temps Dans Le Projet H. L. A., l’arrêt sur image permettait de détailler dans le temps la composition à laquelle donnait lieu la tension paroxystique entre les trois personnages du fils, de la mère et du père autour du repas à la table familiale. Ce tableau répété plusieurs fois sans variation notable suggérait le fonctionnement mémoriel de l’image obsessionnelle du traumatisme – je rappelle que la pièce parlait d’inceste et de meurtre. La séquence se détachait de toute finalité pour souligner les gestes en eux-mêmes, et le repas de famille devenait le support d’une image cauchemardesque surgissant de façon réitérée. Le rapport au temps enclenché par le tableau fixe répété qui, détachant le spectateur du propos de la fable, lui faisait percevoir le temps comme celui qu’il était en train de passer avec tous les présents le connectait en parallèle à cette mémoire traumatique : le temps passé ensemble par tous les présents était ainsi associé au chaos généré par la blessure de l’inceste et du meurtre. Après la séquence comique d’Enjambe Charles où Stéphane Roger commentait une image en la faisant pivoter plusieurs fois de quarante-cinq degrés, Sophie Lenoir lançait « tu viens Stéphane, je vais te dessiner ». Le calme revenait, un nouveau rythme s’installait et j’assistais à une série de
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variations sur le thème du peintre et son modèle. L’artiste peintre – Sophie Lenoir – cherchait l’inspiration à partir de poses prises par Stéphane Roger qu’elle travestissait à chaque fois de manière invraisemblable avec des éléments de costumes et des accessoires qu’elle trouvait autour d’elle. Un nombre incalculable de fois, il se déshabillait et se parait pour qu’elle dessine. Parfois l’inspiration naissait d’un geste qu’elle effectuait elle-même – tel celui de l’évocation alors légère et dérisoire du coït. Aucune trace n’était produite : elle dessinait à peine avec un crayon-phallus, pas du tout en réalité. Les postures prises par Stéphane Roger jusqu’à l’épuisement ne laissaient rien derrière elles. Cette scène qui questionnait le processus de l’inspiration comme un acte performatif était une apologie de l’éphémère ; l’acte artistique, ici pur processus effectué pour le plaisir de la dépense, était gratuit et autonome. La séquence qui durait bien au-delà du rire creusait le geste créateur comme un vertige ouvrant sur l’abîme. Enjambe Charles sacralisait la pratique de la scène ou plus exactement le geste créateur né de l’inspiration. L’objet était ici un outil de jeu, l’acteur un praticien du jeu et si ritualisation il y avait, c’était sur ce qui faisait de cette pratique un art. De même qu’avec les tableaux fixes, cette séquence se fondait sur un temps vécu par le spectateur comme celui qu’il était en train de passer avec l’ensemble des présents. Durant la succession de poses prises par l’acteur qui n’aboutissait à aucun résultat plastique produit par Sophie Lenoir jouant la plasticienne, je voyais petit à petit le modèle – Stéphane Roger – s’épuiser à jouer le support fantasmatique, le rôle de muse tourné ici en dérision. Si le geste concret de l’artiste rendu lui aussi vain revenait à Sophie Lenoir, celui d’attendre immobile incombait à Stéphane Roger. Je réalisais petit à petit que les poses éphémères successivement prises par l’acteur menaçaient de ne jamais s’arrêter, l’attente pourrait se révéler infinie et la scène se profilait comme l’espace du déroulement sans fin du temps à venir pour créer. Le regard à la fois lucide et résigné de l’acteur-modèle donnait à la séquence qui s’étirait une dimension tragique de plus en plus palpable. Sur cette autre scène le déroulement du temps passé ensemble par tous les présents était aussi associé au chaos qui y était mis en jeu –
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dans cette séquence-là du spectacle, il s’agissait d’une blessure peut-être liée au sexe, qui faisait que les acteurs dépensaient une force de vie renvoyant à l’acte de création en convoquant une force contradictoire liée à l’effroi. Ces deux spectacles qui proposaient des tableaux fixes les associaient donc chacun à un chaos. Dans Le Projet H. L. A. la temporalité de l’image qui connectait le spectateur au temps passé ensemble se conjuguait à la sidération tragique évoquée scéniquement en lien avec la fable articulée sur la blessure du meurtre et de l’inceste, et dans la séquence d’Enjambe Charles le tragique – né d’une blessure moins explicitée – comme énergie de création pouvant s’étirer à l’infini pour l’artiste s’adjoignait au déroulement du temps passé ensemble par tous les présents. Plutôt que de s’ancrer sur un temps fictif, ces spectacles faisaient expérimenter au spectateur ce temps qui était celui qu’il était en train de passer avec les acteurs et les autres spectateurs. Ils le faisaient en conjuguant différemment ce temps avec le tragique – dans le premier, en lien avec la fable, dans le second, affilié au processus de création propre à cette équipe –, mais dans Le Projet H. L. A. comme dans Enjambe Charles, le temps que les spectateurs et les acteurs étaient en train de passer ensemble s’amalgamait à des éléments relevant du tragique car provenant d’un « chaos pratiqué », chaos généré dans les deux cas par une blessure de la communauté. Par ailleurs, jouant sur le rapport entre durée et mouvement, les metteurs en scène de certains des treize spectacles ralentissaient la gestuelle de l’acteur : Pascal Rambert, Ilka Schönbein et Gisèle Vienne faisaient expérimenter cette lenteur qui étirait le temps. Dans De mes propres mains, la découverte des différents fragments du corps, fragments déconnectés de l’anatomie globale de l’actrice, naissait des postures que celle-ci prenait successivement au ralenti. Cette lenteur associée aux modifications de la lumière qui, en morcelant le corps, le révélait parcelle après parcelle, était le processus principal du spectacle, voire l’unique. Comme dans la performance de Xavier Le Roy, Self-Unfinished, dont
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Pascal Rambert s’était peut-être inspiré, ce ralenti était un procédé qui, en bouleversant notre appréhension habituelle et en mettant en question le fonctionnement usuel du corps, décuplait notre perception65. En évoluant à cet autre rythme, le corps de Kate Moran érigeait cette scène comme un lieu singulier. La cinétique du corps humain n’y était plus déterminée par le geste effectué dans la vie, les règles s’y établissaient à l’aune de sa propre théâtralité. Ce mouvement du corps était à la fois incompatible et en concurrence avec le mouvement naturel, celui à l’œuvre dans le réel. Ce spectacle était avant toute chose une célébration du corps par la lenteur, il l’était d’une manière pleine et première66. Dans Chair de ma chair, Ilka Schönbein manipulait les masques et les prothèses avec des gestes ralentis. Au fur et à mesure cette lenteur m’engourdit et modifia mes repères spatio-temporels. Je me trouvais plongée dans une sorte de léger état second, l’image scénique semblant s’imprimer sur ma rétine. En substituant cette impression rétinienne prolongée à tout autre traitement scénique de l’obsession traumatique qui imprégnait le récit, Ilka Schönbein dédramatisait le propos67. Loin d’engluer la forme scénique dans une émotion due au récit, cette lenteur attisait le regard en même temps qu’elle fascinait. Elle décuplait ma faculté à contempler pendant que l’image se déployait en s’inscrivant dans le temps étiré de la représentation. Dans Kindertotenlieder, la lenteur résultait d’un travail minutieux sur les différents rythmes de ralentis pris par chacun des interprètes, poupées et robots compris. Gisèle Vienne m’explique que chacun de ces rythmes était précis et prenait place dans un équilibre global : du rythme du 65
RoseLee Goldberg décrit ainsi la performance Self-Unfinished de Xavier Le Roy : « L’analyse que fait Le Roy du corps humain se présente comme une “série de procédés visant à mettre en question son fonctionnement” […]. Les performances anti-chorégraphiques exécutées au ralenti par Le Roy lui-même déconcertent : notre perception habituelle du corps est battue en brèche tandis qu’il donne à voir de manière déconnectée torse, bras ou jambes. » (RoseLee Goldberg, Performances. L’Art en action, traduit par Christian-Martin Diebold, Paris, Éditions Thames & Hudson, 1999, p. 118). 66 Je rappelle que la blessure à laquelle s’attachait le spectacle était le suicide pour cause d’amour. 67 Dans lequel l’inceste et l’accident mortel tenaient une place clé.
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mouvement du corps humain quasi « naturaliste » ou « familier » à l’immobilité complète, la cinétique renvoie pour elle à des « composantes de la psychologie des personnages68 ». Elle ajoute que dans ce spectacle la lenteur pouvait aussi être perçue comme un procédé caractéristique des rêves ou des expériences psychédéliques : en répétition, les acteurs s’étaient inspirés des états du corps déclenchés par une prise d’héroïne – le temps s’étirant et les mouvements devenant très lents69. Désagrégeant le voile posé par la vivacité et la continuité du geste, la lenteur faisait ressortir le détail de ce qui n’était qu’une simple marche d’un bout à l’autre du plateau. Là encore, de même qu’un tableau fixe, les gestuelles de la chanteuse, d’un déshabillage, du trajet de l’ami-fantôme étaient autant de ralentis qui créaient une hypertrophie du regard70. Corps d’acteur au travail avant d’être un mode d’expression des angoisses humaines, la lenteur se présentait aux spectateurs de ces trois spectacles dans son efficacité scénique : la contemplation l’emportait sur l’interprétation, l’effet de l’image sur le travail de l’acteur. Comme au demeurant cet étirement du temps rendait perceptible la durée du temps qui s’écoulait, le spectateur accédait à « une réalité corporelle, sensorielle de l’expérience du temps71 ». À la manière de ce que créait le 68 On se trouve bien en présence d’un fonctionnement wilsonnien dont Frédéric Maurin nous apprend que chaque geste effectué sur le plateau est précisément minuté et mesuré. « Tout geste est minuté, toute réplique mesurée, tout mouvement décomposé en microcellules numérotées comme autant de balises internes et exécutées une à une pour le reconstituer bout à bout. » (Frédéric Maurin, Robert Wilson. Le temps pour voir l’espace pour écouter, op. cit., p. 133-134). Et : « La numérotation névrotique et le minutage millimétré, la chorégraphie chronométrée et l’orchestration obsessionnelle garantissent en retour l’évasion dans la rêverie et l’inventivité personnelle. » (Ibid., p. 135). 69 La blessure du spectacle tournait autour des pulsions morbides – violence et suicide. 70 La dissociation que la lenteur met en œuvre entre la pulsion intérieure qu’elle représente et le formalisme extrêmement prégnant de cette représentation déclenche un « non-lieu des sentiments » et l’« émotion d’une tragédie sans catharsis » qui caractérisent les spectacles de Bob Wilson. (Robert Wilson…, op. cit., p. 22). 71 Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre postdramatique, op. cit., p. 248.
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tableau qui se figeait, le temps devenait alors celui du regard et les spectateurs percevaient le temps de la représentation comme celui qu’ils passaient avec les acteurs. Ces scènes faisaient aussi surgir le temps, mais cette fois par la lenteur, sans plus le détourner dans une temporalité dramatique : le temps y était rendu à sa nature, il n’était plus à nouveau que lui-même. Le rythme ralenti des gestuelles de De mes propres mains, Kindertotenlieder et Chair de ma chair faisait donc exister le temps comme temps – les spectateurs expérimentaient la qualité de ce temps-là et non plus un temps autre, diégétique. Une des expériences que ces spectacles cherchaient à faire vivre étant précisément la sensation d’accéder à la qualité du temps, ce théâtre du ralenti était avant tout une expérience du temps et de son déroulement. Sans faire directement appel à des éléments tragiques liés à la blessure propre au spectacle ou à une séquence – contrairement à l’expérience temporelle proposée par Le Projet H. L. A. et Enjambe Charles –, la lenteur à l’œuvre sur ces trois scènes projetait aussi le spectateur dans ce temps rendu à sa nature de temps. Celui-ci ne vivait plus que le temps lui-même, il entrait dans un temps évacuant toute dualité objet-sujet. Au fond, ce temps entièrement renvoyé à l’instant opère une fusion – tout se vide « comme un fleuve dans l’océan de cet instant infime » (Bataille) –, il devient ainsi propice à l’établissement de la communication. La pensée bataillienne accorde un rôle central au sacrifice car celui-ci est un moyen de réinscrire dans le sacré ce dont l’homme abuse sans cesse en l’utilisant pour ses propres besoins, c’est-à-dire en le réifiant. Selon le philosophe, le sacrifice est pour l’homme la possibilité de surmonter cet abus quand l’homme perçoit cet abus comme une obligation acceptée à contrecœur. Bataille appelle l’homme contemporain à faire un sacrifice décisif, celui de la raison et, je l’ai indiqué, les scènes du Théâtre de l’accord s’y emploieront. Mais de cette autre valeur qu’est le temps, serait-il excessif de penser que l’homme contemporain abuse aussi ? N’est-il pas perpétuellement avide de temps ? Et il n’est pas exclu qu’il vive cette avidité comme une nécessité subie. Partant, la notion de sacrifice chère à Bataille trouve-t-elle des prolongements sur une scène qui
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proposera d’expérimenter le temps comme temps ? Je viens de mentionner que la question du temps est au centre de la pensée bataillienne : alors que le projet se fonde, lui, sur la durée, Bataille accorde la primauté à l’instant. Dans L’Expérience intérieure, il évoque en ces termes le temps propre à l’expérience intérieure : « Dans les conditions communes, le temps est annulé, enfermé dans la permanence des formes ou les changements prévus. Des mouvements inscrits à l’intérieur d’un ordre arrêtent le temps, qu’ils figent dans un système de mesures et d’équivalences. La “catastrophe” est la révolution la plus profonde – elle est le temps “sorti des gonds”. » (T. V, p. 89.) J’arrête ici ce nouvel élément théorique du Théâtre de l’accord : l’expérience temporelle proposée aux spectateurs des scènes de ce théâtre – celle que je viens de décrire dans les pages précédentes –, l’expérience de ce temps vécu comme tel, dérogeant à la durée et se construisant dans l’instant même où il se déroule, sera, selon la perspective bataillienne, celle d’un temps « sorti des gonds ». Les implications de cette composante théorique liée à la temporalité des scènes de ce théâtre sont plurielles. Première conséquence déjà évoquée, ce temps perçu en lui-même et sorti du projet sera débarrassé de toute utilité : puisqu’il sera caractérisé par le fait d’être perçu comme le temps lui-même, il le sera uniquement ; du point de vue de l’utile et du projet, il sera un temps perdu. Les scènes du Théâtre de l’accord seront donc les espaces-temps d’une dépense selon l’acception bataillienne : quand la communication adviendra, elles seront celles d’une consumation du temps. Ces espaces-temps publics consacrés à la consumation du temps interrompront le processus de production du sujet : durant le temps du spectacle, le processus de production qui agit tout sujet individuel membre de notre société fondée sur la croissance sera temporairement mis de côté. Lors des assemblements du Théâtre de l’accord, le sujet qu’est le spectateur sera débarrassé de l’obligation de produire. Se positionnera-t-il pour autant hors de cette société ? Ce serait exagérer la portée de ce dépôt temporaire. Je formulerais cela plutôt ainsi : son temps n’étant alors plus mesurable, cette dépense gratuite du temps dérogera à la fonction d’utilité qui est habituellement la sienne. Du point de vue de la pensée de
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Bataille, ces scènes seront bien celles d’un second sacrifice, celui du temps utile : le temps arraché à l’usage qu’il a dans le monde des choses y étant rendu à lui-même, elles le sortiront temporairement de la sphère de l’utilité et le projetteront tel qu’en lui-même pour les participants. Quand ils se trouveront happés par cette expérience temporelle, les spectateurs des scènes du Théâtre de l’accord entreront dans la communication et consumeront ce temps. Il serait excessif de dire que cet arrachement du temps du projet sera politique mais, par sa propension à projeter hors de l’utile, ce geste qui sacrifiera le temps s’inscrira clairement à rebours du temps qui fonde la croissance. L’alternative temporelle proposée par Bataille renverse la durée pour lui préférer l’instant et met dès lors en cause l’ordre des choses. Dans La Part maudite, il écrit : « Si je ne me soucie plus de “ce qui sera” mais de “ce qui est”, quelle raison ai-je de rien garder en réserve ? Je puis aussitôt, en désordre, faire de la totalité des biens dont je dispose une consumation instantanée. Cette consumation inutile est ce qui m’agrée, aussitôt levé le souci du lendemain. » (T. VII, p. 63.) Cette pensée du temps qui disqualifie la notion de projet en effaçant la durée projette en conséquence l’homme dans un autre temps, celui de la perte – ou consumation. L’expérience intérieure que Bataille s’attache à décrire, qui déplace le rapport au temps de l’homme contemporain en le connectant au temps en lui-même, ce temps « sorti des gonds », et qui lui permet ainsi d’explorer le temps en tant que temps, recèle une particularité : ce temps qui fait exister chacun des moments qui se succèdent en eux-mêmes se constitue comme un temps à chaque instant nouveau. Seconde conséquence de cette caractéristique temporelle du Théâtre de l’accord qui, pensé à partir de la philosophie bataillienne, tentera d’instaurer la communication en offrant au spectateur de consumer le temps : ce théâtre détiendra une dimension subversive car, en projetant le spectateur dans un temps en train d’advenir, il l’exercera à explorer instant après instant un temps de pur changement.
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L’expérience temporelle vécue par le spectateur de D’Après nature revêtait une épaisseur supplémentaire. L’exploration du temps en train d’advenir lors de la représentation façonnait le groupe des participants ; c’est à cette spécifité que je m’attache maintenant. Durant le spectacle quelque chose déroutait le spectateur et aiguisait sa curiosité : il ne savait pas ce qui réunissait ces acteurs et motivait leurs actes. Il constatait que ceux-ci cherchaient, peut-être même devinait-il qu’ils cherchaient à raconter, mais il ne savait pas quoi et cela resterait incertain – le spectacle tournait sans doute autour de cette blessure de la communauté que constituent les dommages causés par l’homme dans la nature… Excepté par son titre qui en proposait une lecture ouverte, le spectacle laissait cette part dans l’ombre. Lors des répétitions, Philippe Quesne et les acteurs avaient mis au point des séquences à partir de matériaux apportés par le metteur en scène – matériaux non textuels, comme le tableau de La Parabole des aveugles de Bruegel par exemple… Une seconde série de répétitions avait ensuite consisté à ordonner certaines de ces séquences à partir d’un montage créé par le metteur en scène. Ces séquences avaient sans doute été reprises telles quelles avec la part d’expérimentation qu’elles avaient contenue au moment de leur création : elles détenaient une part d’inachèvement. Les répétitions sont en effet toujours un temps de recherche où ce qui est effectué ne sera pas forcément présent dans le spectacle. Les propositions de jeu sont aussi des ébauches, des tentatives et ce qui naît sur le plateau en porte la marque, celle d’un doute ou d’un questionnement. L’acteur est en train d’essayer sans savoir ni ce que cela produit pour qui regarde ni vers quoi luimême se dirige. Ces instants de jeu sont parfois des moments de grâce où la fraîcheur et la découverte sont particulièrement vivaces. Quand les choix des metteurs en scène décalent les acteurs de leurs modes habituels, ils ont aussi quelquefois cette particularité : générés dans l’ignorance de ce qui leur est propre, c’est plus que jamais dans l’attente du retour du metteur en scène que l’acteur les crée. Celui-ci essaie dans l’attente de la réaction de ce premier spectateur et sa proposition transporte avec force cette question sous-jacente. Le lien qui s’établit alors entre l’acteur et celui qui regarde devient particulièrement
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palpable, tangible. Dans D’Après nature, cette caractéristique habituellement réservée aux répétitions se retrouvait dans le spectacle : le jeu des acteurs portait devant nous la marque de ce tâtonnement. Un de mes plaisirs de spectatrice naissait de ce flottement, de cette absence de direction qui faisait que je les recevais comme ces moments d’une élaboration en cours, comme geste qui « ne sait pas ». Le spectacle représentait des acteurs en train de chercher à mettre au point un spectacle et, même imparfaitement, le spectateur le percevait. Philippe Quesne souligne qu’il avait réinjecté dans le jeu des acteurs cette part d’indécision qui donne l’impression que les acteurs sont en train de chercher : il leur avait demandé de faire comme si c’était la première fois qu’ils saisissaient l’objet sur scène ou qu’ils marchaient de cette façon. Qu’un acteur doive donner cette impression de première fois est coutumier, voire on ne peut plus traditionnel au théâtre. Ce qui l’est moins est qu’il doive devant nous donner l’impression que lui, l’acteur – et non le personnage – n’a jamais répété le geste qu’il effectue, qu’il n’a jamais saisi l’objet qu’il saisit sur le plateau. Cette première fois de l’acteur renvoyant à la performance, le spectateur appréciait, expérimentait sa propre appréhension du spectacle au fur et à mesure de la représentation, à partir de la convention suivante : D’Après nature faisait semblant d’être une performance. D’autres spectacles parmi ceux cooptés se construisaient sur ce principe : El coup du cric andalou, Enjambe Charles et Sunday clothes, par exemple, pouvaient être appréhendés ainsi72. D’Après nature offrait toutefois une particularité. Comme le formule Philippe Quesne, le spectacle racontait ce que l’ensemble des acteurs avait apporté comme réponse à la question : « Comment est-ce qu’on va faire » – pour construire ce spectacle ? Cette convention transformait la narration en réminiscences ; les acteurs faisaient comme pour la première fois ce qu’en réalité ils refaisaient. Philippe Quesne détaille une de ses directives concernant cette première fois. Il m’explique avoir dit aux comédiens qu’il serait intéressant que 72 Stéphane Roger le formule explicitement à propos des spectacles de Zerep, qui « [prennent] l’apparence d’une performance » – Gildas Milin fait de même à propos des siens.
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le spectateur se demande « est-ce que c’est fait exprès, pas exprès ? » Le spectacle brouillait les frontières qui dissocient le refaire du faire. Partagée entre la convention d’un temps de la réminiscence et le présent tel qu’il est lui-même dans l’instant de la représentation qui me racontait ce qui avait été mis au point, je perdais par touches furtives mes repères temporels, qui se faussaient, devenaient impossibles à fixer. Comme par ailleurs l’impression de vrai n’était pas seulement une impression – les plantes, la terre dans laquelle elles étaient plantées et le chien étaient tout aussi vrais, a priori, que la vie qu’ils menaient sur ce plateau – on perçoit ici la ténuité de la frontière entre le vrai et le faux. Le spectacle proposait un jeu de glissement et je me situais quelque part entre deux temporalités. Entre le temps des répétitions qui avait été réel et qui apparaissait comme fictivement présent et le présent de la situation théâtrale métamorphosée en temps de la réminiscence, les frontières s’effaçaient. Ce flottement créé par l’indistinction entre une première fois et une première fois représentée était attractif : une de mes émotions naissait très exactement de cette fraîcheur retrouvée de la démonstration théâtrale. Philippe Quesne est explicite, l’expérience proposée au spectateur de D’Après nature était une expérience temporelle. Il m’explique qu’au théâtre « il y a [selon lui] des gens à qui on va imposer un temps […] pour voir un objet » et que les répétitions sont des moments pour « chercher le temps juste », pour « décider du temps que prennent les choses », pour « écrire le temps du spectacle », qu’elles sont axées « beaucoup [sur] un rapport au temps ». J’ai mentionné, d’une part la présence du chien qui, ne sachant pas ce qu’il allait faire à l’instant d’après focalisait notre attention sur le présent, d’autre part que la présence du spectateur était rendue égale à celle des acteurs par la scénographie et, enfin, que le spectateur saisissait dès le démarrage – qui rompait nos habitudes en déplaçant le rapport entre le visuel et le sonore – qu’il assistait à une fabrication ayant pour objectif de lui faire pratiquer le champ de sa perception. Tous ces choix scéniques renvoyaient le spectateur à lui-même et à sa présence dans l’instant. Le fait que D’Après nature fasse semblant d’être une performance
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concourrait au même processus : cette scène nous faisait appréhender le temps comme celui que nous, acteurs et spectateurs, passions ensemble. Relation de coprésence, souci de l’image qui excluait toute possibilité de fascination et proposait dans le même temps au spectateur de jouer avec sa propre perception, jeu sur le faire et le refaire soulignant la dimension temporelle de l’expérience en brouillant les frontières entre réminiscence et présent : tout cela composait pour se transposer en souci du temps. Venait s’y ajouter une donnée scénique supplémentaire importante : l’expérience temporelle proposée se caractérisait par une autre particularité du mode de jeu des acteurs. Lors de la représentation, j’observais l’expérience qui se déroulait devant mes yeux dans la boîte conçue par le metteur en scène-scénographe et au bout d’un moment je pris la mesure du peu d’intérêt, voire du manque d’intérêt ostensiblement affirmé, des activités effectuées par les acteurs du point de vue de mon attendu de spectatrice. Il semblait ne rien se passer, rien qui vaille la peine qu’on le dévide sur une scène. Ma sensation du temps qui passait provenait de ce minimalisme : l’agir des acteurs se situait, selon l’expression de Gaëtan Vourc’h, « au ras des actions ». Lors des répétitions, de même que Robert Wilson, Philippe Quesne avait donné à ses acteurs des listes de choses à exécuter, souvent des verbes indiquant des actions extrêmement simples – des « tâches ». Il explique que ces activités des acteurs de D’Après nature étaient un moyen de répondre à la question : « Comment […] employer le temps qu’il se donne ? À quoi l’employer73 ? » Au bout d’un moment ce peu d’intérêt m’intrigua puis bientôt le manque se profila, imposé avec beaucoup de douceur, comme la teneur de ce qui m’était donné. Une fois ce manque perçu comme tel j’eus à nouveau besoin d’un temps pour sentir ce qui en naissait et pour qu’alors s’ouvre à moi – une fois de plus mais cette fois, et sans doute grâce aux divers éléments qui convoquaient le temps, par cette bascule symptomatique d’une révélation – cette évidence : nous étions en train de laisser passer du temps. Le manque d’intérêt des actions déployées par les acteurs de D’Après 73
Frédéric Maurin, Robert Wilson…, op. cit., p. 89.
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nature au sens où l’entend habituellement le théâtre dramatique créait cette vacance d’où jaillissait la sensation du temps comme temps. Et cette perception du temps en lui-même vécu en commun par tous les participants atteignait dans ce spectacle une acuité particulière. Observatrice d’une expérience dont la vacuité d’abord troublante devenait tangible, je me découvrais être l’expérimentatrice de cet enjeu : le temps lui-même passé ensemble – ensemble, ceux qui étaient là-bas en train de s’agiter pour nous donner à sentir ce temps, et moi qui étais venue m’ouvrir à ce temps passé en commun. Quand cette sensation advint ma perception se focalisa – s’élargit, si l’on considère les dimensions de la chose – à l’ensemble de ce qui autour de moi participait à ce moment. Je m’interrogeai tout à fait consciemment sur la façon dont ceux qui m’entouraient vivaient l’expérience, et au moment où je réalisai qu’ils étaient en train de vivre au même moment et dans le même espace la même expérience, c’est la possibilité de la distance inouïe qu’il y avait de leurs perceptions à la mienne que je recevais74. Le spectateur de D’Après nature qui vivait cette expérience – temporelle – de la perte n’appartenait pas à une masse uniformisée par l’expérience : celle-ci, fruit de la communauté temporaire et spatialisée formée par cet assemblement théâtral, accordait sa place à l’altérité que chacun des présents était pour ceux qui l’entouraient75. Durant ce spectacle où nous expérimentions le temps passé ensemble, nous devenions les co-créateurs de ce temps. Ce temps tel qu’en lui-même que nous percevions – cette part qui relève de notre plus intime – étant celui passé avec tous les présents, l’expérience nouait les différentes perceptions que chacun de nous avait de cet intime, les mettait en commun tout en décuplant la perception que chacun avait de lui-même au sein de cette constellation formée par l’ensemble des présents. Je m’arrête ici dans l’étude des scènes cooptées pour conclure. 74 J’allais jusqu’à lever les yeux sur eux et m’assurer que je ne connaîtrai jamais la réponse, qu’exception faite de ma propre perception je ne saurai jamais ce qu’ils étaient en train de vivre. 75 Comme cela était déjà le cas pour le spectateur de Zerep.
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Voilà maintenant déterminée une composante théorique fondamentale des scènes du Théâtre de l’accord : celles-ci offriront la possibilité de faire expérimenter aux spectateurs une telle mise en commun des différentes perceptions du temps en lui-même – cette part d’intimité propre à chacun d’eux dans l’instant passé ensemble. Cette position d’expérimentateur du temps passé ensemble qu’aura le spectateur du Théâtre de l’accord placera sur des plans aussi importants son spectateur et son acteur – bien que dans des postures différentes. Ce temps n’existant que par chacun de ceux qui alors le vivront, le processus auquel une représentation du Théâtre de l’accord donnera lieu naîtra de la conjonction des présents, de leur rencontre dans cet espace-là pendant un temps que tous inventeront alors ensemble. Je précise que cet élément théorique constitutif des scènes du Théâtre de l’accord est central, à la fois particulièrement prégnant, récurrent et décisif. Sur ces scènes où l’accès au non-savoir et l’entrée du spectateur dans la communication naîtront notamment de la temporalité, l’expérience du temps perçu comme temps, dans sa matérialité, projettera donc le spectateur dans un temps qui ne sera plus celui du projet. Immergeant le spectateur dans cet inconnu spécifique qu’est le temps en train d’advenir, cette expérience sera une plongée dans l’incalculable. En donnant à sentir le temps lui-même, ce théâtre fera pratiquer cette avancée dans le temps comme temps en perpétuelle évolution. À l’instant où le spectateur percevra le temps en lui-même, il se trouvera plongé dans l’inconnu de sa propre exploration et percevra cette expérience temporelle comme étant vécue concomitamment par tous les participants à l’assemblement théâtral, acteurs et autres spectateurs. À de tels instants, le spectateur expérimentera cet inconnu du temps constitué uniquement de ce qu’il découvrira en le créant au fur et à mesure avec tous les présents : cette exploration avec l’ensemble des présents en déterminera au fur et à mesure la teneur. J’ai établi que cette perception du temps comme temps ouvrait l’accès au non-savoir. Cette plongée dans le mouvement à chaque instant nouveau qu’est le temps senti ensemble, dans cet écoulement du temps à venir, est une fonction essentielle du Théâtre de l’accord. Les scènes de ce théâtre, accès au mode de connaissance spécifique du non-
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savoir, seront, par la temporalité que le spectateur y mettra en œuvre, celles d’une pratique collective de cette avancée dans l’incalculable qu’est le temps projeté hors du projet, le temps comme temps qui lors de l’assemblement n’existe que pratiqué ensemble. Et ces spectacles pourront en conséquence permettre au spectateur de s’exercer à explorer le chaos né de la blessure exposée pendant et partir de cette expérience temporelle spécifique.
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4. Un théâtre de l’absence d’appartenance communautaire : notre commun est le manque
« Il existe à la base de la vie humaine un principe d’insuffisance », énonce Bataille dans L’Expérience intérieure. Il constate en effet que pour chacun isolément, « sans la présence humaine, la nuit où tout se trouve – ou plutôt se perd – semblerait existence pour rien, non-sens équivalent à l’absence d’être » (t. V, p. 97). L’accord est pour lui ce qui fonde l’échange humain et le pendant de l’attirance qui lui est liée est le manque. Plus précisément, puisque le double mouvement qui naît de l’ouverture du « je » à l’ensemble est à la base de l’échange humain, l’être humain est défini par ce manque qui le fonde : sans la présence d’autrui il n’est pas. Le philosophe en déduit que « notre volonté de fixer l’être est maudite » car « l’être en nous se dérobe, il nous manque » (t. V, p. 107) ; procédant par un retournement, il propose de considérer l’être à partir de cette absence : puisque « dans toute recherche honnête (terre à terre), ce moi tout autre qu’un semblable est rejeté comme néant », « c’est précisément, dit-il, comme un néant (comme illusion – en tant que telle) qu’il répond à [son] exigence » (t. V, p. 85). L’être humain seul, pris comme être isolé, renvoyant à ce moi tout autre qu’un semblable n’est appréhendable que par défaut : comme ce qui manque. Cherchant à décrire ces moments où l’homme, rompant pour un temps avec sa perception de lui-même comme être séparé, accède à l’ensemble et entre dans la communication, le philosophe constate : l’injonction nietzschéenne, « “sois cet océan”, [liée] à l’extrême, fait en même temps d'un homme une multitude, un désert ». Il en déduit son approche de la notion de communauté – le désert « est une expression qui résume et
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précise le sens d'une communauté » (t. V, p. 40). Et il ajoute qu’« il est entre le monde et le “désert” un accord de tous les instincts, des possibilités nombreuses de don de soi irraisonné, une vitalité de danse » (t. V, p. 41). Dans Le Coupable il renchérit : « Je serais ridicule de dire : “J’aime le peuple”, étant la même chose que lui. Déchiré, mais absent » (t. V, p. 290). Dans la pensée bataillienne, le manque ne caractérise pas seulement chaque être humain mais aussi le « peuple ». L’absence déterminant tout autant la communauté que le sujet, l’un et l’autre sont définis par défaut, comme ce qui manque. Quelle que soit l’époque considérée, l’absence est au cœur de l’acte théâtral. Denis Guénoun évoque ce lien que la scène entretient depuis toujours avec l’absence. Il analyse que lors de la séance dramatique « la foule se lie et se concentre autour de ce point vide où lui seront montrés des corps pleins troués par d’autres corps absents » – L’Homme de février et Machine sans cible se construisaient tous deux explicitement sur cette spécificité76. Pour le chercheur, ce qui, lors de l’assemblement théâtral, fait exister la représentation naît de ce défaut de présence constitutif de la scène. Si le théâtre rassemble, c’est depuis toujours en convoquant l’absence – et certaines scènes du Théâtre de l’accord qui feront émerger le défaut de mortalité, c’est-à-dire ce que les êtres humains ont donc de plus commun, en le convoquant ouvertement, nous renverront par là à la question problématique de l’appartenance communautaire. Cependant l’exception qu’est le spectacle de Gisèle Vienne au sein du corpus des spectacles cooptés donne à penser que ces scènes-là du Théâtre de l’accord seront rares. Quel sera alors l’apport spécifique des scènes de ce théâtre sur cette question : qu’est-ce qui caractérisera la dimension communautaire du Théâtre de l’accord ? La pensée de Bataille établit qu’à l’instar du sujet, la communauté est définie comme ce qui manque. Si je suppose que la scène du Théâtre de l’accord mettra toujours en jeu une pratique de « l’être-ensemble » qui s’articule autour du manque, qu’en sera-t-il de ce manque ? Si j’avance que, sur 76
Denis Guénoun, Lettre au directeur du théâtre, Le Revest-les-Eaux, Les Cahiers de l’Égaré, 1996, p. 27.
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ces scènes, le communautaire adviendra par défaut, de quelle absence s’agira-t-il alors ? Passer du temps, un certain temps, ensemble nous renvoie à notre condition humaine : « passer un certain temps ensemble » est le lot de tous les êtres humains, chacun de nous le sait et ne cesse à aucun moment de le savoir. De même que chacun de nous ne cesse jamais de savoir au même instant à quel point cela est le facteur fondamentalement déterminant de sa vie. Or, un spectacle est toujours un certain temps passé ensemble. Sur les scènes du Théâtre de l’accord, ce temps passé ensemble prendra sens par son absence de sens : ce qui le caractérisera sera d’être uniquement un temps partagé – temps perçu comme temps, il ne sera rien d’autre que ce temps partagé. Car m’apparaît cette évidence que la teneur particulière d’un moment de théâtre est d’être un temps constitué uniquement en vue de la reconnaissance par chacun des présents de cette spécificité humaine devant laquelle nous passons quotidiennement sans la reconnaître ni en prendre la mesure ni en apprécier le goût, sans prendre le temps de nous dire que nous savons que cela seul compte – et, quoiqu’il en soit des traces que nous tentons de dessiner, aura seul compté au bout du compte – : le temps passé ensemble. Et me vient alors en conscience l’égalité de tous les humains face à cette vacuité qui fonde nos vies, et cette évidence : si ceux qui lors de l’assemblement théâtral sont devant nous font « ici et maintenant » ce qu’ils ont prévu de faire pour cela quand devant eux nous le découvrons en même temps que l’évidence de ce cela, c’est parce que ce cela est la pâte qui nous est commune. Quand eux et nous, acteurs et spectateurs du Théâtre de l’accord, partagerons le temps mis en commun en lui-même et perçu comme tel dans l’« ici et maintenant » de la scène, nous pourrons reconnaître que le temps passé ensemble est ce qui nous constitue. Le spectateur du Théâtre de l’accord sera celui d’une scène tragique dans la mesure où cette scène d’un « chaos pratiqué » endurera les contradictions et ce qui suit est inséparable de cette dimension tragique : lors de l’assemblement théâtral, quand bien même l’altérité caractérisera ceux qui partageront, l’attention devra être portée sur ce qui fonde ce présent comme partage. Les scènes du
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Théâtre de l’accord seront celles d’un temps comme temps partagé par tous les présents et, généré par l’accord, ce partage sera une mise en commun avant d’être une répartition – par la distinction entre les rôles de l’acteur et du spectateur par exemple, mais au-delà par quelque différence que ce soit. Il sera indispensable que ce partage soit d’abord une mise en commun pour rendre ensuite possible une répartition. Sur ces scènes, il sera encore nécessaire que ce présent partagé soit perçu comme un temps spécifique : le temps partagé lors de l’assemblement théâtral devra être reconnu comme l’émergence, l’accession à la conscience de ce qui est en réalité ce fondement de l’être humain, ce temps passé ensemble qui tout au long de nos vies constitue nos existences. Davantage que ses dissonances – productives pour le théâtre, mais uniquement dans un second temps –, c’est sa teneur révélée qui attestera de ce présent propre à l’assemblement théâtral : celle d’un manque. Car la seule réelle mise en commun possible est aujourd’hui ce rien qu’est ce temps comme temps passé ensemble77. Ce qui caractérise ce commun est d’être absent. Ma proposition au cœur de cette théorie de la scène est donc celle-ci : nous avons affaire à ce manque quoi que nous fassions par ailleurs pour passer le temps, et quoiqu’il en soit des activités propres à chacun de nous, somme toute dérisoires, cette vacuité, ce manque ou encore ce rien est cela que nous avons en partage. Partant, ce qui fondera l’assemblement du Théâtre de l’accord sera ce commun – et non le fait que ce commun sépare – que ces scènes s’attacheront à rendre tangible, et ce commun est une absence, un manque.
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Jean-Loup Rivière me semble être à deux pas de cette idée quand il écrit que le théâtre « excite la lacune ». (Comment est la nuit ?, op. cit., p. 140). Et il a auparavant explicitement associé cette lacune à la mémoire de la communauté : « …Le théâtre a lieu lors d’une réunion d’humains, […] le théâtre est une réunion d’humains. Des membres de l’espèce viennent jubiler dans l’épais présent qui dessine le cadre d’une mémoire creusée par un objet commun, absent mais commun. […]. Il n’y aura pas de noms ou d’images attribués à l’immémorial, et le théâtre forme ainsi une communauté irréligieuse. Tous les corps peuvent être fantasmés dans le tombeau vide – boîte à surprises – de sa mémoire pure de tout objet. […] Au théâtre, modèle politique en acte, la communauté est là, réunie dans l’épais présent d’un toujours contemporain bâti d’immémorial. » (Ibid., p. 137-138).
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La concordance entre la question du temps et celle de la finitude apparaît de façon répétée dans les écrits de Bataille. « Chaque hypothèse au sujet du temps est épuisante, écrit-il, vaut comme moyen d’accès à l’inconnu » (t. V, p. 178) et le philosophe relie ce temps à la dissolution du sujet quand il affirme dans L’Expérience intérieure que « de même que le temps, le moi=qui=meurt est changement pur et ni l’un ni l’autre n'ont d’existence réelle » (t. V, p. 89). Cette correspondance récurrente trouve son ancrage dans le fait que l’expérience intérieure génère une désagrégation de l’objet et du sujet dans la perte et devient affaire de temps. La question du temps renvoie, entre autres, à celle de celui qui nous est imparti et puisqu’elle s’indexe ainsi la question de notre disparition, tout converge pour que l’expérience du temps la contienne tout en la projetant au-delà, dans l’expérience de la perte. En effet l’expérience de l’accord est celle de la perte dont Bataille envisage ainsi le processus : « À partir de la félicité des mouvements, il est possible de fixer un point vertigineux censé intérieurement contenir ce que le monde recèle de déchiré, l’incessant glissement de tout au néant. Si l’on veut, le temps. » (T. V, p. 137.) Bref, au-delà de la question de la perte définitive qui sera un jour celle de chaque être humain, l’expérience peut immanquablement se placer sous le signe du temps : la communication fait expérimenter la perte qui peut aussi être appréhendée comme l’inconnu du temps. Les scènes du Théâtre de l’accord s’élaboreront comme des espaces-temps de l’assemblement théâtral dévolus à l’expérimentation du temps par les spectateurs. Elles feront partager la teneur du temps tel qu’en lui-même. Le temps, ce rien qui sur ses scènes s’inventera en se partageant, sera l’expérience majeure du Théâtre de l’accord. Scènes d’un théâtre de l’expérience du temps, les scènes du Théâtre de l’accord nous feront percevoir que le manque est ce que nous avons en commun et le manque y prendra la forme suivante : il sera ce rien qu’est le temps que nous passerons alors ensemble. Ses scènes s’érigeront sur cette donnée de la philosophie de Bataille, ce manque qui, partagé en conscience, se révèlera être notre commun : lors des assemblements de ce théâtre, le manque dont nous expérimenterons alors qu’il est ce que nous avons en commun
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prendra la forme du rien qu’est le temps comme temps passé ensemble. Une manifestation du Théâtre de l’accord sera donc une pratique qui aura pour fonction de faire émerger et de rendre à nouveau tangible la teneur de ce qui nous fonde : cette absence qu’est le temps en lui-même passé ensemble. Destinées à cette expérimentation, les scènes du Théâtre de l’accord rempliront leur fonction quand elles nous ramèneront en conscience cette donnée fondamentale de ce qui constitue notre « être-en-commun » : le manque comme ce que nous avons en commun. J’ouvre ici une parenthèse concernant les possibilités d’intervention sur cet « être-en-commun » que cette caractéristique est susceptible d’enclencher. Cette pratique proposée aux spectateurs pour que devienne tangible le fait que ce qui fonde notre commun n’est que l’absence, ou encore le manque, qui prendra par les scènes du Théâtre de l’accord la forme du rien qu’est le temps passé ensemble, cette pratique, donc, me semble susceptible d’ouvrir des voies pour débouter les procédures d’exclusion que notre société libérale ne cesse de générer. En effet, quand l’établissement d’une communauté est fondé sur la recherche de son identité, il est concevable de conjecturer que ce que cette dernière tend à exclure soit tout ce qui semble ne pas relever de cette identité, bref, de présager que le principe d’exclusion soit enclenché par cette recherche identitaire. Partant, il semble a priori adéquat d’envisager qu’aucun rejet, qu’aucune exclusion ne puisse germer d’une absence d’identité, et que le manque prenant la forme du rien qu’est le temps passé ensemble déjoue les processus d’exclusion. J’imagine ici volontiers les reconfigurations que les participants, ces membres de la communauté, auraient euxmêmes la possibilité d’opérer dans leurs modes de pensée à partir de cette expérimentation proposée par les scènes du Théâtre de l’accord leur rendant sensible le fait que ce qui fonde notre commun est le manque. Cette potentialité reste à expérimenter… Elle proviendrait en tout cas de cette composante du Théâtre de l’accord : ses scènes seront les espaces-temps d’une pratique d’expérimentation du temps nous rendant tangible le fait que notre appartenance communautaire est « ce qui manque ».
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Conclusion
Le monde dans lequel nous vivons s’ouvrit à l’époque de la Réforme avec la transformation de la nature en produit. Alors que dans les sociétés archaïques chaque membre de la communauté était une part d’un ensemble auquel il appartenait et qui le dépassait, le capitalisme fit advenir l’individu et la société devint une somme d’individus. Petit à petit la raison ramena tout à la mesure de l’intérêt particulier, lui-même envisagé à l’aune de l’utile : l’accumulation maximale de biens devint le but et l’argent fut gagné pour être réinvesti afin que les richesses continuent de croître. Il est aujourd’hui évident que ce système n’adoucit pas la vie des hommes : il ne répond à aucun besoin – pas même moral, Bataille le précisait déjà – d’améliorer les conditions de vie des hommes, jamais il ne renonce à l’accroissement des forces productives, dût-il en coûter des vies humaines… Bataille s’intéressa à la rupture que l’avènement de cette société avait provoquée. S’érigeant sur le primat de l’utilité considéré à l’aune de l’intérêt particulier, le capitalisme s’était établi sur la proscription systématique de la dépense improductive. Dans la société précédente, archaïque, cette dépense était à l’origine de la gloire et du rang. Le rang, dont dépendait la gloire, correspondait à la capacité de don, c’est-à-dire à la capacité de partager avec le peuple, devant lui et pour lui, des dépenses improductives considérables. Dans notre société du profit où l’ensemble du processus économique est régi par l’obligation de croissance, les dépenses, qui s’inscrivent dans les limites de l’exploitation commerciale, ne sont plus glorieuses ; et le rang naissant aujourd’hui de l’accumulation, il se trouve vidé de tout sens glorieux et n’est plus à même d’arracher l’homme contemporain du domaine des
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choses. « Dans la mesure où l’homme admet la morale utilitaire, écrit Bataille dans La Limite de l’utile, on peut dire que le ciel se referme sur lui : il méconnaît la poésie, la gloire, le soleil à ses yeux n’est qu’une source de calories. » (T. VII, p. 191.) Le monde dans lequel nous vivons ignore les hommes au profit de la croissance et ceux-ci, privés du mouvement de la dépense, de ce vertige indispensable que les sociétés archaïques faisaient circuler au moyen de fêtes, de sacrifices, ne sont plus que des êtres séparés par l’avidité des biens. Nous ne formons plus qu’« une foule composée d’existences isolées […] d’une tristesse à vider le cœur », diagnostique le philosophe (t. VII, p. 212). Face au capitalisme, le XXe siècle proposa l’alternative du communisme, que Bataille considérait comme l’expérience politique la plus importante de son temps. Fondé lui aussi sur la transformation de la nature en produit, le communisme substituait, à l’inverse du capitalisme, l’intérêt de la masse à celui de l’individu. Y était revendiqué pour tout homme le droit de vivre et l’homme y était n’importe quel homme. Mais si l’on y regarde de près, comparé au système capitaliste, le système communiste tente d’accomplir encore plus intégralement le processus de transformation de la nature en produit : il oppose une radicalité et une cohérence indépassable à toute forme de souveraineté. Il est « dans son principe une machine à supprimer la différence entre les hommes : tout ce qui se nomme “distinction” doit à jamais disparaître, accablé, écrasé dans les rouages de cette machine. […] Il s’agit, résume Bataille dans La Souveraineté, d’abolir la souveraineté et de l’extirper jusqu’à la racine d’une humanité enfin indifférenciée. » (T. VIII, p. 385.) Si le communisme a posé la question d’une consommation égalitaire, il l’a fait en éradiquant plus drastiquement encore que le capitalisme la dépense improductive. À partir de cette perspective commune, Bataille relie les deux systèmes. Ils furent les deux voies de la mise en œuvre du renversement de la souveraineté ; c’est dans les deux cas contre la dépense glorieuse – à laquelle seuls les puissants, étant riches, avaient la possibilité de répondre – que les masses à l’origine des révolutions qui ont mis en place le capitalisme et
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le communisme se sont unies. Faute de comprendre le caractère proprement humain de cette part de l’économie qu’est la dépense improductive, les masses mirent en œuvre sa proscription plutôt que d’inventer le système d’une consumation égalitaire. Nous vivons dans le monde issu de ce renversement commun au capitalisme et au communisme, un monde où la productivité et la croissance ont pris le pas sur la dépense libre qui, bien que profondément inégalitaire dans le monde archaïque, assurait aux hommes une vie en accord avec l’effervescence de l’univers. Aujourd’hui où la planète est entièrement sous la coupe de l’utilité, nous n’avons plus d’autre possibilité que de renoncer à l’instant présent au profit d’un avenir calculé dont la mesure est celle, médiocre, de notre intérêt particulier – est-ce une des causes du tournant apocalyptique que les pouvoirs politiques prennent aujourd’hui ? Je pense avec Bataille que nous devons plus que jamais nous demander si ce monde est viable. Les signes contemporains indiquant dans différents domaines qu’il est temps d’utiliser l’intelligence à autre chose qu’à démultiplier incessamment la croissance s’accumulent. Si l’on s’interroge dans la continuité de Bataille sur les raisons de la grisaille de notre monde, deux données, donc, se présentent : le primat de l’individu tel que nous l’instaurons et le principe de croissance infinie fondé sur l’utilité accablent l’homme en réduisant à néant les mouvements de turbulence, imprévisibles par essence, qui l’animent. En ce qui concerne le premier, la particularité de notre société est d’appréhender l’individu à partir de son propre intérêt : le libéralisme est ce mode du « vivre-ensemble » articulé sur le libre jeu des intérêts particuliers. Bataille le souligne, un des égarements de l’homme de la société du profit est d’avoir rapporté l’intérêt global des hommes à l’intérêt isolé de chacun d’eux. D’une part l’homme n’étant qu’un des êtres de l’univers, le point de vue anthropocentriste ne permet pas d’appréhender globalement les processus qui composent ce dernier – dont l’homme dépend –, d’autre part cette erreur l’empêche de comprendre le mouvement d’échange incessant à l’œuvre entre chaque homme et son semblable, entre l’homme
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et ce qui l’entoure. Si, comme le fait Bataille, on cesse de fausser la perspective, l’inscription de l’homme dans l’univers au même titre que tout le reste exige d’envisager l’intérêt audelà de celui de l’individu isolé. Dans La Part maudite, alors qu’il réfléchit à l’économie non plus comme à ce qui opère à partir d’entités particulières telles que les organismes, les entreprises…, mais en considérant les mouvements de l’énergie sur l’ensemble de l’écorce terrestre, le philosophe différencie l’intérêt particulier lié à chaque individu de l’intérêt général : seul celui-ci se rapporte aux jeux de l’ensemble de la matière vivante dans l’univers. Et Bataille nous enjoint à changer de point de vue, c’est-à-dire à substituer au jeu actuellement seul pris en considération des intérêts particuliers ces jeux de l’ensemble de la matière vivante : nous devons tenir compte et réinstaurer le lien qui agence ces mouvements de l’énergie de l’ensemble de la matière vivante pour mettre en place une autre forme de « vivre-ensemble ». La règle de la société libérale est de considérer l’intérêt général sur le mode de l’intérêt particulier et la proposition de Bataille est bien d’y déroger : il préconise de prendre dorénavant le point de vue de l’intérêt général ; constatant le « caractère explosif de l’énergie à la surface du globe », il nous invite à prendre le point de vue de « l’effervescence de la vie » qui, ignorant le calcul, met en jeu le désir. En ce qui concerne la seconde donnée à l’origine de la tristesse de notre monde – le principe d’utilité qui fonde la croissance –, la réification de l’homme générée par ce primat de l’utile lui ôte son éclat ; en annihilant ce qui inscrivait l’homme dans le sacré, elle le ravale au rang de n’importe quelle chose. Pour qui adhère à l’heure actuelle à l’idée qu’il faut nous extraire du domaine des choses pour réinstaurer l’accès de l’homme à l’effervescence de la vie – ces moments où seul compte l’éblouissement de ce qui est là, qui nous ouvrent à l’instant présent –, la difficulté creusée par Bataille surgit d’emblée. En effet, suite à la proscription de la dépense improductive effective depuis maintenant plusieurs siècles et propagée de nos jours à l’ensemble de la planète, la souveraineté est devenue insaisissable – et nul ne contestera que la forme glorieuse qu’elle avait à l’époque féodale est aujourd’hui révolue. Le philosophe opère en conséquence une
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bascule : puisque la prohibition systématique de la pure dépense a retranché de notre horizon cette part de la vie qui nous accordait au vaste mouvement d’exubérance de l’univers, le caractère insaisissable de la souveraineté est aujourd’hui ce qui nous en reste, nous ne pouvons la saisir qu’en négatif. Quiconque cherche à éprouver sa souveraineté fait « l’expérience subjective d’une absence d’objet : ce dont nous avons désormais l’expérience n’est RIEN », édicte Bataille dans La Souveraineté (t. VIII, p. 280)78. * Pour qui tente de cerner un possible impact du théâtre sur « le vivre-ensemble-des-hommes », s’adosser à cette fin à la philosophie bataillienne, qui est d’ailleurs explicitement située à l’intérieur de celle de Nietzsche comme son recommencement, pose problème. D’une part et fidèle en cela à la pensée nietzschéenne, elle ne contient aucune théorie de l’action, d’autre part, excepté un développement de l’auteur dans La Part maudite que je vais évoquer, elle n’a été suivie d’aucune proposition de réalisation : toute tentative d’élaborer une solution politique à partir de la pensée de Bataille est vouée à l’échec. Force est de le prendre en compte, Bataille – de même que Nietzsche – est un philosophe de l’impolitique. Roberto Esposito définit deux caractéristiques saillantes de l’impolitique : il est éloigné de toute dépolitisation – la critique impolitique du politique n’est ni a-politique, ni anti-politique – et il est un mode de pensée qui travaille à définir le politique en 78 Il a auparavant dressé une liste des formes relevant de la souveraineté qu’il associe au terme de fête : « Le rire, les larmes, la poésie, la tragédie et la comédie – et plus généralement toute forme d’art impliquant des aspects tragiques, comiques, ou poétiques – le jeu, la colère, l’ivresse, l’extase, la danse, la musique, le combat, l’horreur funèbre, le charme de l’enfance, le sacré – dont le sacrifice est l’aspect le plus brûlant – le divin et le diabolique, l’érotisme […], la beauté ([…] dont le contraire possède un pouvoir également intense), le crime, la cruauté, l’effroi, le dégoût… » (G. Bataille, Œuvres complètes, t. VIII, op. cit., p. 277).
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négatif – « l’impolitique est le politique considéré depuis sa frontière extérieure79 ». L’apport de ma théorie de la scène se précise : ce théâtre n’aura pas de fonction politique au sens strict du terme, son impact sur « l’être-en-commun-deshommes » ne résultera pas de sa potentialité à enclencher une capacité à agir. Il se dessine comme un théâtre ayant une fonction noétique par rapport au politique. Imaginer, concevoir la scène théâtrale à partir d’une philosophie de l’impolitique ouvre cette voie alternative : son efficacité sur « le vivreensemble-des-hommes » proviendra du regard qu’elle permettra d’exercer sur le politique. Accessoirement, cela légitime mon choix de corréler la scène contemporaine à la pensée de Bataille – encore faut-il préciser en quoi ce théâtre fondé sur la pensée impolitique bataillienne, dont la visée est de nous réaccorder au mouvement d’effervescence de la vie, permettra de revisiter le politique à partir de ce qui le délimite. En d’autres termes, la question qui parcourt cet essai se module dorénavant ainsi : face au désastre actuel qu’est le politique, la scène théâtrale envisagée sous l’angle d’une réhabilitation de la dépense improductive sera-t-elle en mesure de concourir à repenser collectivement les fondements du politique, à nous permettre de recomposer ensemble ce qui, au-delà – ou plutôt, en deçà – de sa sphère, détermine le politique ? Dans La Souveraineté, Bataille distingue trois moments de l’art. Dans le premier, celui de la société archaïque, l’art était entièrement consacré à l’expression du souverain : l’artiste étant au service de la souveraineté alors institutionnalisée et entièrement reportée sur le souverain, son activité se réduisait à exprimer la souveraineté de cet autre. Le second moment, celui de l’art profane né avec la société du profit, le détacha de cette servilité. L’artiste devenu un homme quelconque travaillant au même titre que tous les autres n’était alors plus assujetti à autrui. Homme du travail, il ne se vivait pas comme souverain, mais pour autant ce qu’il exprimait lui appartenait désormais en 79
Roberto Esposito, Catégories de l’impolitique. Traduit de l’italien par Nadine Le Lirzin, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Éditions du Seuil, 2005, p. 18.
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propre et quand il accédait par son art à une expression souveraine, cette part de souveraineté n’était plus celle de l’être humain en général ramenée à la personne du souverain, mais celle de l’homme qu’il était parmi tous les autres. Bataille note une continuité : si de la première à la seconde période l’organisation politique des hommes s’est scindée en deux moments opposés – l’un construit à partir du sacré, l’autre au contraire à partir du profane –, l’art resta sans discontinuer l’expression de la vie souveraine, le changement ne s’appliqua qu’au détenteur de la souveraineté. Bataille dépeint le troisième moment qu’il nomme celui de l’« art souverain » – celui que d’une certaine manière mon propos vise à établir en matière de théâtre – comme « l’expression désespérante d’une subjectivité qui […] est commune [à l’artiste et au] semblable indéterminé auquel s’adresse [l’art] […] et qui […] la rend sensible au moment où [l’artiste] la lui [communique] » (t. VIII, p. 447)80. Là, dans le fait de « rendre sensible », se situe le pivot décisif : l’objectif de l’art souverain, que cet essai tente de faire advenir concernant la scène théâtrale, est de partager dans ce monde-ci la manière de sentir de l’homme de l’art souverain, la seule à la mesure de la catastrophe qui caractérise notre monde, celle qui répond au « RIEN » qu’est aujourd’hui la souveraineté. J’ai souligné qu’occulter comme nous le faisons la nécessité de la dépense nous fait aujourd’hui courir de multiples menaces de destruction d’hommes – guerres, attentats,… – qui ne sont rien d’autre que des dépenses improductives d’êtres humains. Quand nous faisons l’erreur de considérer l’intérêt général sur le mode de l’intérêt particulier – ce que l’homme libéral fait systématiquement –, ces formes déchaînées et frénétiques de destruction de vies humaines sans contrepartie sont des formes prises par le caractère explosif de l’ensemble des mouvements de l’énergie sur la terre. Dans le dernier chapitre de La Part maudite qu’il publie en 1949, Bataille préconise de remédier en partie à la catastrophe qu’est notre refus de prendre en compte 80 Dans cet extrait, Bataille s’intéresse plus spécifiquement à la littérature. C’est moi qui ouvre son propos à l’art en général : je substitue dans sa phrase le terme d’art à celui de littérature.
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la nécessité de la dépense en procédant à la destruction de l’excédent rationnellement : il développe l’idée que les États pourraient organiser ensemble le don de façon à répartir égalitairement les richesses de la planète. Anticipant la menace d’explosion créée par l’accumulation surabondante des biens, cette décision consumerait l’excédent sans provoquer de dommages incontrôlés. Mais il explique aussi que cela ne résoudrait qu’une partie du problème, car ces différentes formes de destruction d’êtres humains proviennent en réalité d’une double occurrence : la croissance qui augmente sans cesse l’accumulation se double d’un aveuglement de l’homme qui occulte le désir de gloire qui le constitue. Faute d’être pris en compte, ce désir le mène malgré lui et la guerre traditionnellement associée à la gloire est une voie toute tracée pour le satisfaire – peut-être ce désir de gloire anime-t-il aussi les responsables d’attentats, par exemple. Pour, d’une part, que l’homme réactive ce qui en lui est communication et que l’économie, de l’autre, se dégage des risques de résurgence incontrôlables d’une souveraineté proscrite, Bataille tranche en faveur de l’entière séparation des mondes de l’utile et de l’intime. Car s’il est envisageable de régler rationnellement le problème de l’excédent – comme Bataille y réfléchissait en 1949 et comme nous pouvons sans doute le faire présentement à notre tour –, nous devons impérativement garder à l’esprit que la raison, par contre, n’est pas en mesure de réinstaurer le mouvement de l’effervescence de la vie : elle ne peut pas être pour l’homme le moyen de retrouver la part de lui-même dont elle l’a dépossédé. Cette question est d’importance puisque, je le répète, si l’homme parvenait à rouvrir la voie au mouvement de son exubérance, le monde des choses ne pâtirait peut-être plus d’une raison faussée par des survivances qui animent l’individu malgré lui. Ici l’art souverain que préconise Bataille, cette expression du mouvement de la pensée souveraine, peut jouer un rôle et – c’est là un pivot important de ma réflexion – il faut donc que cet art, selon l’idée du philosophe, s’extraie de l’asservissement de l’art profane. L’art doit s’éloigner du monde des choses pour laisser celui-ci se diriger lui-même, car si l’on en croit Bataille, dès qu’un artiste envisage que son art puisse avoir une influence sur le domaine des choses, il prend la
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suite de ceux qui, se fourvoyant, crurent que la souveraineté pouvait intervenir sur les choses sans s’asservir à l’utile, sans s’anéantir. Pour offrir la possibilité d’un regard sur le politique, l’art souverain doit s’extraire de l’utile : ses potentialités d’intervention sur le « vivre-ensemble » ne peuvent devenir effectives qu’une fois qu’il se détache de toute emprise sur le monde des choses. * Il s’agit donc de concourir à forger des outils qui nous permettent de revisiter le politique à partir de ce qui le délimite sur cette base spécifique : en réinstaurant le mouvement de turbulence qui accorde l’homme à l’univers. Je vais maintenant synthétiser ce que je considère être la part du théâtre dans une telle refondation, voici la première ébauche de cette théorie de la scène théâtrale. Pour redéfinir le fondement de cet art, il convient de revenir à la source de ce qui fait qu’il existe. Qu’il devienne ou non, dans un second temps, un outil critique, le théâtre n’est pas fondé sur la séparation. Les hommes, et particulièrement ceux de notre société libérale, s’appréhendant comme des êtres séparés, le théâtre est, comme l’ensemble des arts qu’ils ont inventés, une pratique leur permettant de déployer cette autre part d’eux-mêmes qu’est la communication qui seule les rend à la mesure de l’humain. Avant d’élaborer toute réflexion sur une nouvelle conception de la scène, il faut reconsidérer ce qui fait que le théâtre a lieu et j’énonce que celui-ci est un espace-temps que les hommes se sont créé pour mettre en œuvre la communication. Des hommes se déplacent pour voir ce que d’autres ont fabriqué en vue de cette rencontre et tous participent à cet assemblement théâtral parce qu’en tant qu’hommes ils ont besoin de l’accord – la nécessité de se perdre dans leurs semblables et dans l’univers les anime inéluctablement. Les paroles des praticiens, les textes des chercheurs, qui suggèrent de façon récurrente la prégnance de l’empathie au théâtre, sont des marques du fait que l’accord fonde l’assemblement théâtral. L’accord conditionne cette
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pratique, de lui proviennent l’impact et le rayonnement de cet art. Il est aujourd’hui nécessaire de réaffirmer la primauté de l’accord quant au théâtre. Celui-ci est indissociable du besoin de mettre en œuvre le mouvement d’exubérance qui accorde l’homme à ses semblables et à l’univers. C’est là un fondement de cette théorie : en revenant sur l’idée que le théâtre est un art de la séparation et parce que je tiens à souligner que la nécessité de la communication sans laquelle cet art n’existerait pas est ce qui a poussé les hommes à l’inventer, je nomme donc le théâtre issu de cette réflexion Théâtre de l’accord. Il s’ensuit que les scènes du Théâtre de l’accord répondront aux attentes de ceux qui les fabriqueront quand elles feront accéder le spectateur à l’exubérance à l’instant où elles auront lieu. Durant le temps d’un spectacle, acteurs et spectateurs seront en effet suspendus à l’avènement de la communication. Ces moments attendus, recherchés et dont nul ne sait raisonnablement quand ils adviennent en seront les points d’acmé. Les scènes du Théâtre de l’accord différeront les unes des autres sur une infinité de points, mais leur raison d’être étant d’enclencher la communication, elles auront rempli leur office quand leurs participants considéreront que, durant l’assemblement théâtral, cette communication est advenue. Le Théâtre épique, théâtre de la raison, se fondait sur la connaissance scientifique. Le Théâtre de l’accord s’opposera, lui, à l’hégémonie de la raison. Pour autant la question épistémologique y sera centrale : se détournant de la connaissance scientifique, il s’appuiera sur cette autre forme de connaissance qu’est le non-savoir auquel on accède par la communication81. Une première expérience sera proposée de manière récurrente aux spectateurs du Théâtre de l’accord. Sur ses scènes, ce que j’appellerai rapidement ici le thème du spectacle demeurera décisif : les spectacles se concentreront sur une blessure de la communauté qu’ils mettront en jeu sous la forme d’un « chaos pratiqué ». L’exploration à laquelle ils inviteront leurs spectateurs s’effectuera ainsi : ils les 81
Pour cette raison, le Théâtre de l’accord pourrait aussi prendre le nom de Théâtre du non-savoir.
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enjoindront à expérimenter ensemble, sans réserve et sans volonté d’élucidation, l’inconnu de ce chaos. Je précise les modalités de cette expérience : le spectateur – cet homme libéral – convoquera pour cela son interface d’homo œconomicus exercée à jouer avec l’inconnu des processus économiques en l’appliquant à l’inconnu en général. Il retournera ainsi l’invisibilité du processus mis en jeu par ce chaos en un non-savoir qui deviendra l’objet de son exploration. La dimension épistémologique de ce théâtre opérera alors de la façon suivante : quand le spectateur entrant dans la nuit du nonsavoir explorera l’inconnu du chaos pratiqué, la scène, qui alors dénudera, lui donnera à voir ce que le savoir cachait jusque-là. La connaissance scientifique est fondée sur la dualité objet-sujet et le sujet doit y placer l’objet à distance pour mieux l’étudier. À l’inverse, la connaissance propre au Théâtre de l’accord fondée sur le non-savoir procédera par la fusion de l’objet et du sujet – la dimension sacrificielle du Théâtre de l’accord ne s’y cantonnera pas, mais ce choix des praticiens se rapportera à un sacrifice de la raison. En conséquence, certains choix scéniques caractéristiques de ce théâtre susciteront une forme d’adhérence du spectateur – je repréciserai ce point – de préférence à un regard critique qu’ils démantèleront de diverses manières pour lui substituer une empathie, voire une fusion, tendant à instaurer cette autre façon de connaître. Conjointement, le non-savoir auquel le Théâtre de l’accord cherchera à faire accéder ses spectateurs aura été auparavant convoqué lors de la fabrication, d’une part au point de départ du spectacle et lors de sa préparation où le chaos et l’inconnu qu’il charrie auront été la tache aveugle à l’origine du geste des praticiens, d’autre part lors des répétitions, quand les metteurs en scène fabriqueront leurs spectacles en évacuant en partie le savoir, c’est-à-dire à partir de cette « parcelle de non-savoir » qu’est l’absence d’un savoir préétabli. Et si les praticiens ne s’appuieront pas, ou en tout cas le moins possible, sur la raison – leur usage de la raison se focalisera en réalité sur le fait de façonner leur scène à partir d’une volonté aveugle –, ce ne sera toujours pas par désintérêt pour la connaissance : leur spectacle naîtra du pari que, de cette part d’aveuglement volontaire jaillira la lucidité la plus forte. En définitive, lors d’un spectacle du Théâtre de l’accord, tous
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les présents deviendront, par l’entrée dans la nuit du non-savoir – quand ils accèderont à l’exubérance –, la proie de l’inconnu et tous exploreront alors collectivement sans réserve et sans volonté d’élucidation la blessure de la communauté propre au spectacle. De là le premier impact de ce théâtre sur la communauté : il aura pour objectif d’interférer sur « l’être-encommun-des-hommes » en proposant aux spectateurs de s’exercer à la mise en question sans élucidation de blessures de leur communauté. Le Théâtre de l’accord est tragique – ce terme sera défini un peu plus loin. Pour autant, ses scènes n’auront pas a priori pour règle de s’appuyer sur des textes tragiques. S’approchant plus ou moins d’écritures de plateau, elles ne s’ordonneront pas systématiquement selon ce produit achevé qu’est un texte, elles pourront être fondées sur l’absence de résolution qu’est un texte à concevoir. Plus spécifiquement et ce, au-delà du texte, d’une part elles ne se présenteront pas comme des produits finis mais donneront lieu à une pratique, d’autre part une de leurs caractéristiques rendra compte de leur dimension tragique. En effet, lors des représentations, pratiquer le chaos propre à la blessure sur laquelle se focalisera le spectacle permettra de convoquer l’angoisse. Celle-ci, qui engendre la perte de l’être, étant toujours le pendant d’un désir, le chaos qui la génère s’érige sur le champ où gît le désir. Convoquer cette angoisse offre donc la possibilité d’éveiller ce désir pour examiner la blessure à partir du non-savoir qui procède de l’exubérance. Aujourd’hui en effet, suite à l’éradication de la dépense improductive, seule l’angoisse peut nous connecter au désir pour nous faire accéder à l’exubérance de la vie ; sans la violence de l’angoisse, les spectateurs ne pourraient s’extraire du monde des choses pour accéder à l’effervescence de la vie. Les scènes du Théâtre de l’accord qui convoqueront le désir en pratiquant le chaos provoqué par une blessure de la communauté susciteront donc l’angoisse afin d’arracher le spectateur à l’emprise du monde des choses pour l’accorder à l’exubérance. Partant, elles heurteront le spectateur. Il faut prendre conscience que cette violence indissociable de la mise en question de la blessure choisie ne sera pas gratuite. Ces
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profanations des scènes du Théâtre de l’accord seront, je le répète, des violences caractéristiques de la dépense improductive, car par-delà le théâtre, la violence est impérativement nécessaire pour arracher l’homme du monde du projet et le projeter dans l’exubérance en le réaccordant à son désir. Comme l’établit Bataille, la violence de ces scènes renverra au sacrifice. Je voudrais ici souligner que, dans le sacrifice qui reste limité dans le temps et l’espace, seul ce qui a été choisi pour être sacrifié est abandonné à la violence ; il est cette destruction nécessaire qui se subordonne au souci de préserver la chose commune ; il dévaste pour préserver le reste du danger, et sa violence requise pour nous réaccorder au mouvement d’exubérance qui nous tient étant positive, la condamner serait une erreur ; plus que la violence induite par la destruction inhérente à l’activité de dépense, c’est la domination de la chose qui est dangereuse. Bref, les profanations opérées par les scènes du Théâtre de l’accord qui convoqueront l’angoisse seront en réalité une condition de leur impact, autrement dit de leur fonction : tendre à extirper le spectateur du monde du projet pour le projeter dans l’exubérance – ou encore dans l’intime ou le sacré. J’attire ici à nouveau l’attention : si ces scènes seront des espace-temps conçus pour la communication, ce ne sera pas parce que le théâtre est systématiquement un art de la dépense improductive – il l’est, je le pense, et par essence, mais nombreux sont les spectacles théâtraux contemporains qui le détournent de cette catégorie. La particularité des scènes du Théâtre de l’accord au sein du paysage théâtral actuel sera justement qu’elles réactiveront ce qui fait du théâtre cette activité de dépense animant immanquablement l’homme. C’est de là que proviendra leur caractère profanateur. Je reviens maintenant sur la dimension tragique du Théâtre de l’accord pour clarifier la mise en question qu’il propose. Sa fonction étant de faire accéder le spectateur à l’exubérance, ses scènes qui provoqueront l’angoisse pour convoquer le désir en faisant pratiquer un chaos seront celles d’un tragique vitaliste. Ce chaos généré par la blessure explorée sera le terreau qui, enclenchant une dynamique des contrastes – effroi/rire, fascination/répulsion, destruction/régénération, animé/inanimé… –, les fera advenir.
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Or, le fait que leurs dynamiques nées de cette juxtaposition de contraires qui perdureront en se côtoyant soient à la fois insurmontables et instables les inscrit par définition dans le champ tragique – c’est exactement l’acception du terme tragique employé ici. Elles mettront effectivement en œuvre le mouvement a-dialectique de cette dynamique des contrastes fondée sur une endurance des contradictions jamais surmontée – cela pourra aussi prendre la forme suivante : le mode d’être ensemble que proposeront ces scènes proviendra potentiellement d’équilibres en perpétuelle reconfiguration. Je mentionne de plus que faire accéder ainsi le spectateur à l’effervescence de la vie permettra à ces scènes de provoquer autant le rire que les larmes. Rien n’empêchera en effet les spectacles du Théâtre de l’accord fondés sur ce tragique vitaliste propice à la communication d’être comiques en convoquant le désir présent dans l’angoisse générée par le chaos propre à une blessure. Pour induire la communication, les scènes du Théâtre de l’accord mettront en jeu divers processus qui placeront le spectateur au-dedans de l’événement. Une fois placé dans le jeu auquel il sera venu assister, celui-ci deviendra partie prenante de l’événement. À ces instants, l’expérience proposée ne tiendra plus à la mise en jeu d’une distance entre lui et ce à quoi il assiste. Pendant ces moments où il sera tout à la fois le sujet – qu’est toujours chaque personne du public – et l’objet qu’il deviendra alors pour lui-même et qu’en tant que sujet il explorera, il se constituera comme un point de fusion – selon le mode opératoire propre à la connaissance fondée sur le nonsavoir. En conséquence, la dualité objet-sujet sur laquelle s’érige traditionnellement la relation acteur-spectateur s’effacera. Plus largement, la relation acteur-spectateur propre au Théâtre de l’accord deviendra en elle-même l’objet d’une pratique du spectateur : les scènes se détacheront de l’objectif de communiquer quelque chose au spectateur pour se focaliser sur l’échange que ce dernier entretient avec l’acteur, pour que celui-ci communique avec lui. Elles déclineront cet échange même, dont les modulations seront le mouvement du spectateur. Par suite, la posture des spectateurs de ce théâtre ne consistant
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plus à se placer d’un bout à l’autre du spectacle devant et à distance de celui-ci pour en jouir, certaines séquences abrogeant la distance esthétique, celle-ci n’y sera plus qu’un des éléments à la disposition de ses metteurs en scène au sein des diverses ressources offertes par la relation des spectateurs au spectacle. Compte tenu de cette caractéristique, si l’on considère un spectacle du Théâtre de l’accord dans sa durée, l’instauration de la communication – ces moments où le spectateur se constituant comme un point de fusion accédera à l’effervescence de la vie – ne sera toutefois ni linéaire ni continue. En réalité, le spectacle donnera lieu à un mouvement dont un des pôles sera la communication. Car dès qu’une séquence proposera une prise de recul et que la connaissance y redeviendra alors une connaissance « du dehors », la position d’individu séparé de chacun des présents s’y trouvera réactivée. Le spectateur d’une scène du Théâtre de l’accord sera donc alternativement projeté dans l’exubérance et mis à distance : sa position se situera dans l’alternance des deux mouvements opposés de l’accord et de la séparation – la connaissance y sera alternativement celle « du dedans » et celle « du dehors ». Par là, ces scènes opéreront des déclinaisons du va-et-vient qui déchire perpétuellement l’homme entre le repli sur lui-même qu’est la position séparée et l’attraction qu’exerce sur lui l’exubérance de la vie quand il s’anéantit dans la communication. Elles tendront ainsi à rendre perceptible au spectateur ce mouvement qui va de la mise en question quand il communiquera en s’ouvrant sans réserve à ce qui advient, à la mise en action quand il redeviendra cet être isolé qui observe le spectacle du dehors, cet être inachevé en attente de se perdre à nouveau dans l’ensemble. Les scènes de ce théâtre lui feront expérimenter de façon à le rendre tangible le mouvement qui, de la séparation à l’accord, régit sans relâche l’existence humaine dans l’univers. Les spectateurs du Théâtre de l’accord, tout en venant pratiquer le chaos né d’une blessure de la communauté – cette expérience récurrente proposée par les scènes du Théâtre de l’accord – auront aussi l’occasion de vivre, notamment, deux autres expériences caractéristiques. La première sera a priori rare : une scène du Théâtre de l’accord pourra être l’espace-
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temps d’une pratique sociale permettant l’exercice de la finitude – et ce, par la scène elle-même, grâce aux objets anthropomorphes par exemple. Bataille constate que, face à la mort, la « foule composée d’existences isolées » que nous formons en tant qu’hommes du profit se désagrège, que l’individu seul n’existe plus, qu’émerge alors le monde dans lequel celui-ci se fond et qu’il se trouve ainsi projeté hors de lui-même dans la communauté de ses semblables. Quand le spectateur s’exercera ainsi à prendre en compte le défaut de mortalité, il sera alors confronté au plus grand inconnu. Cette expérience qui génère l’angoisse convoquera le désir pour le projeter hors du monde du projet et le faire accéder à l’exubérance de la vie. La scène le connectera ainsi à ce qui rend à la vie son éclat. En vue d’ébaucher des prolongements au geste qui est à l’origine de cet essai, j’ouvre dès lors une deuxième voie concernant l’impact de cette expérience sur le « vivre-ensemble-des-hommes ». Puisque notre société occulte cette notion étrangère au calcul et au projet qu’est la mort, quand une scène du Théâtre de l’accord situera cette dernière au centre de son fonctionnement, le spectateur appréhendera la blessure de la communauté à laquelle s’intéresse le spectacle à partir de ce qui, échappant au monde du projet, déroge à la sphère politique. Une fonction impolitique sera ainsi mise en œuvre : en pratiquant le chaos généré par cette blessure à partir du défaut de mortalité des hommes, qui, situé en deçà du politique, le circonscrit, le spectateur sera amené à reconsidérer le politique. Plus largement, outre le fait de pratiquer le chaos né d’une blessure de la communauté, une caractéristique du Théâtre de l’accord sera de proposer une expérience temporelle. Ses scènes inscriront le spectateur dans l’instant et celui-ci cessera alors d’articuler son existence à un temps ultérieur. Lors de cette expérimentation, composante essentielle du Théâtre de l’accord, la scène fissurera ce fondement du monde des choses qu’est le projet pour faire sentir « ce qui est, au présent ». Tout d’abord, à sa mesure somme toute minime, cette dépense improductive du temps sera une légère entorse au principe de croissance qui affecte notre monde : lors de cette expérience, chaque
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spectateur sacrifiera du temps et, cet événement prenant au cœur de la société de l’utile la forme d’un temps consumé, le Théâtre de l’accord opérera un sacrifice du temps utile. Mais plus essentiellement, le spectateur expérimentera alors le temps comme temps, ce temps qui, caractérisé par le fait d’être perçu comme tel, n’est que le temps lui-même. Durant ce temps qui, se construisant au présent, se recréera à chaque instant, il explorera pleinement l’inconnu du temps à venir. Ici se situe une propriété majeure du Théâtre de l’accord : quand ses scènes feront ainsi expérimenter le temps lui-même, le spectateur explorera un temps instable, de pure transformation – le temps ouvert par la communication. En pratiquant ce temps « sorti des gonds », d’une part il jouera avec un incalculable que la société du profit ne lui permet plus d’appréhender, d’autre part il accédera à un temps de pur changement. Je souligne ici les possibles répercussions d’une telle expérimentation sur « l’êtreen-commun-des-hommes ». Cette expérience emblématique du Théâtre de l’accord aura tout d’abord elle aussi une fonction impolitique pour chaque spectateur. Lors de la perception de « ce qui est, au présent » – cet au-delà du politique qu’est l’absence d’utilité –, l’interface d’homo œconomicus de chaque participant qui, en tant qu’homme libéral, lui permet habituellement de prendre en compte l’inconnu des processus économiques s’appliquera alors à un champ bien plus large : à l’inconnu de l’ensemble des rapports des hommes entre eux, à l’inexploré de tout ce que recouvre l’échange humain, mais sans limites préétablies. Le Théâtre de l’accord ouvrira ainsi à chacun des présents un nouvel espace du possible, celui né de cette exploration de l’inconnu du temps en train d’advenir, cet incalculable qui déboute toute possibilité de se référer à l’utile ou à la raison – et qui, si l’on en croit Bataille, serait susceptible de faire survenir « la décision ». En outre, compte tenu de la dimension collective propre à cet art, quand le spectateur expérimentera cet inconnu qu’est le temps perçu comme temps, il le fera en se sachant immergé dans un espace-temps consacré à la rencontre de tous les participants ; sa perception intégrera le fait que ce qu’il est en train d’expérimenter l’est conjointement par l’ensemble des présents. En accédant à l’exubérance de la vie – autrement dit, quand la communication opérera –, chaque
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spectateur qui se positionnait au départ en tant qu’individu isolé explorera dès lors un inconnu constitué uniquement de ce qu’il découvrira en le créant instant par instant avec chacun des présents : l’exploration de ce temps « sorti des gonds » sera en effet partagée par l’ensemble des présents – il faut noter que tous les participants y seront pris en compte dans leur altérité car cette expérimentation collective d’un temps de pure transformation réunira chacune de leurs perceptions idiosyncrasiques. Partant, le Théâtre de l’accord détiendra une potentialité subversive. Cette expérience temporelle, qui permettra aux spectateurs d’explorer ensemble instant après instant un temps de pur changement, donnera corps à cette part de la communauté que formeront les présents, une part qui sera alors en mesure d’explorer ensemble l’inconnu du temps en train d’advenir avec ce qu’il charrie de possibles transformations. Il est permis d’espérer que cette expérience temporelle, qui sera le soubassement de leur exploration du chaos généré par la blessure de la communauté, favorisera, en démultipliant les modes d’entrée du spectateur dans la nuit du non-savoir, le surgissement de nouvelles façons de penser ensemble – et que ces dernières seront susceptibles de participer à reconsidérer le « vivre-ensemble » de la communauté. Qu’en est-il en conséquence de la dimension communautaire du Théâtre de l’accord ? Celui-ci s’articulera sur l’accord, qui est indissociable d’un « principe d’insuffisance » : son pendant est le manque. L’homme de Bataille est cet être séparé qui vit dans l’attente incessante de s’anéantir dans l’ensemble ; ce double mouvement qui le fonde – de la position isolée à la perte et vice-versa – provient du fait que sans la présence d’autrui, il n’est pas. Dans ce théâtre conçu à partir de la pensée bataillienne, l’homme sera « ce qui manque ». Or, selon Bataille, ce point rejaillit sur la conception de la communauté : ce manque caractérise aussi le peuple. L’absence déterminant tout autant la communauté que le sujet, le philosophe en déduit que la communauté est par défaut. Là se dessine une spécificité du Théâtre de l’accord : ses scènes tendront à faire vivre aux spectateurs une expérience susceptible de leur rendre tangible le fait que notre appartenance communautaire est une absence. En
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effet – je reviens sur le fait qu’une scène du Théâtre de l’accord pourra proposer une pratique sociale du défaut de mortalité –, Bataille affirme dans La Limite de l’utile qu’une communauté digne de ce nom, c’est-à-dire en mesure de se porter garante du cadavre pour permettre à chacun de surmonter l’épreuve de la disparition d’un membre de la communauté, doit convoquer des forces à la mesure de la mort et de l’horreur qu’elle suscite – la vie commune doit « s’[y] tenir à hauteur de mort » (t. VII, p. 245). Pour autant, le philosophe n’envisage pas cette communauté comme une entité supérieure susceptible, pour que les proches surmontent l’épreuve de la disparition, de rapporter la disparition de chacun de ses membres à sa propre immortalité. Éludant toute définition, il constitue la communauté exactement comme cet entre-deux : une composition des êtres qui en sont membres sous la forme spécifique de l’altérité partagée et dont le point de partage est leur finitude82. Quand une scène proposant au spectateur d’explorer le défaut de mortalité instaurera de cette façon l’accord avec l’horreur, elle cherchera à rendre tangible que ce qui caractérise notre vie commune n’est rien d’autre que cette absence à venir de chacun de nous. Les scènes du Théâtre de l’accord proposeront ainsi à leurs spectateurs l’expérience à même de leur faire prendre conscience que le seul commun de nos altérités respectives étant notre finitude, notre appartenance communautaire est en réalité l’absence d’être qui nous fonde. Un parallèle entre la mort et le temps se noue ici : que les spectateurs explorent ce processus de transformation qu’est leur disparition future ou celui qu’est le temps comme temps, l’expérience, qui sera celle de la perte, les fera accéder à l’exubérance de la vie. En effet, pour projeter l’ensemble des spectateurs dans la communication, ces scènes – qui proposeront donc parfois l’exercice de la mort car l’angoisse convoque le désir – inviteront la plupart du temps le spectateur à expérimenter le temps « sorti des gonds » qu’est le temps comme temps. Comment se lient ces deux expériences distinctes ? Leur concordance naît du fait que, notre rapport au temps étant indissociable de la question de celui qui nous est 82
Roberto Esposito, Catégories de l’impolitique, op. cit., p. 21.
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imparti sur cette terre, notre pensée du temps intègre celle de notre disparition. De ce fait, je rapporte le premier choix – l’invitation à sonder le défaut de mortalité –, au second, qui consistera à connecter l’ensemble des spectateurs au temps luimême. La dimension communautaire du Théâtre de l’accord provient de cet entrelacement où se conjugue la perte qui permet d’accéder à l’effervescence de la vie. Je retrace la portée de cette expérience du temps dans cette théorie de la scène. Passer un certain temps ensemble est le lot de chaque être humain et un spectacle étant toujours un certain temps passé ensemble, l’assemblement théâtral renvoie à cette question proprement humaine : la teneur d’un moment de théâtre est d’être un temps consacré à la reconnaissance de cette spécificité qui nous échappe quand elle nous hante, devant laquelle nous passons quotidiennement sans la reconnaître quand elle nous fonde. Sur les scènes du Théâtre de l’accord, le temps passé ensemble prendra sens par son absence de sens – il se caractérisera par le fait d’être uniquement un temps partagé. Ainsi ces spectacles seront des espaces-temps conçus pour nous faire expérimenter cette évidence, qu’en tant qu’hommes libéraux entièrement focalisés sur l’intérêt particulier donc incessamment cloîtrés dans nos positions d’individus isolés nous ne cessons d’occulter : seul importe le temps que nous passons ensemble – devant cela le reste est dérisoire. L’altérité particularisera les participants et quand, acteurs ou spectateurs, ils partageront ce temps « sorti des gonds », tous expérimenteront que la seule mise en commun possible est ce rien que ce temps se révèle être ; quoi que nous fassions de nos vies, ce rien qu’est le temps passé ensemble est ce que nous avons en partage. De cette façon, les scènes du Théâtre de l’accord rendront sensible une manière de sentir de l’homme de l’art souverain : le rien que sera ce temps passé ensemble au point de partage de cette part de la communauté formée par les présents répondra au « RIEN » qu’est aujourd’hui devenue la souveraineté prohibée par la société de la croissance. Ici se profile une nouvelle voie susceptible de favoriser l’impact du Théâtre de l’accord sur « l’être-en-commun-des-hommes ». Quand ces scènes obtiendront de leurs participants qu’ils se fassent la proie de l’inconnu, quand elles parviendront ainsi à
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les réaccorder momentanément à l’exubérance de la vie, elles détiendront une potentialité subversive relevant elle aussi d’une fonction impolitique : en rendant ainsi tangible à l’ensemble des présents ce rien qu’est le temps comme temps partagé – ou parfois ce fait que le seul commun de nos altérités est l’absence d’être qui nous fonde –, elles donneront corps à cette part qu’ils formeront d’une communauté digne de ce nom, une communauté en mesure de réinventer le « vivre-ensemble », non plus en s’interrogeant sur son identité mais à partir de cet au-delà du politique qu’est l’absence d’appartenance communautaire. Ici se dessine d’ailleurs une potentialité ciblée : enrayer les processus récurrents d’exclusion que la société libérale favorise. L’absence d’appartenance communautaire désamorçant toute possibilité de situer un dedans/dehors de la communauté, l’expérience mettra en jeu la capacité noétique des spectateurs à partir de cet en deçà du politique qu’est ce rien qu’est le temps comme temps partagé. Il n’est pas interdit de penser qu’un tel exercice de la pensée favorise en rebond un mode d’être au monde susceptible d’opérer en neutralisant ces mécanismes d’exclusion. Le Théâtre de l’accord envisagera chaque spectateur isolé depuis l’intérêt général, c’est-à-dire en le considérant à partir des jeux de l’ensemble de la matière vivante à la surface de la terre. En réactivant la fonction sociale majeure qu’est la dépense, ses scènes renoueront avec la nature profonde de l’art du théâtre : quand, adoptant ce point de vue général, elles rempliront leur office en mettant en œuvre la communication et feront ainsi accéder les spectateurs à l’exubérance de la vie, elles raviveront ce que notre société libérale fondée sur la croissance éradique chaque jour davantage sans que nous prenions la mesure du danger que cela nous fait courir. Tout en s’opposant au processus de réification à l’origine du désastre politique de notre société, elles s’emploieront alors à nous faire sentir ensemble que notre appartenance communautaire n’est rien d’autre que « ce qui manque » et que nous devons impérativement le prendre en compte pour repenser de façon adéquate « l’être-en-commun-des-hommes ». À ces instants d’accord, la mise en question, par tous les présents, du chaos
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provoqué par la blessure de la communauté sur laquelle le spectacle se focalisera s’effectuera à partir de cette béance alors appréhendée par tous comme le fondement de leur « être-encommun ». En pratiquant ce chaos spécifique sans réserve ni volonté d’élucidation et en fonction de cette absence d’appartenance communautaire, la part de la communauté réunie lors d’un spectacle reconsidérera cette blessure à partir de ce qui, en deçà du politique, le circonscrit. La fonction impolitique du Théâtre de l’accord deviendra alors opérante : les présents pris en compte dans leur altérité y appréhenderont cette blessure de la communauté autrement que la société libérale ne l’impose, à partir de l’intérêt général en accédant à l’exubérance de la vie, par l’entrée dans la nuit du non-savoir qui seule permet à l’homme d’être à la mesure de lui-même.
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Épilogue
Les spectacles qui ont constitué le matériau de cette réflexion pour inventer le Théâtre de l’accord à partir de la philosophie de Georges Bataille étaient représentés entre 2005 et 2008. Cette théorie, créée notamment à partir de ma réception de certaines séquences de ces treize scènes dorénavant présentes uniquement dans la mémoire – et dont plusieurs des metteurs en scène ont d’ailleurs depuis pris leur essor –, trouvet-elle, dix à quinze ans plus tard, des concrétisations, renvoie-telle à des spectacles représentés aujourd’hui dans les théâtres ? Le Théâtre de l’accord se confirme-t-il comme une théorie opérante pour les scènes actuelles, voire à venir ? Je vais maintenant évoquer quatre spectacles plus récents – de 2017 ou 2018 – au regard de cette théorie. J’assistais en octobre 2018 au spectacle La Reprise mis en scène par Milo Rau au théâtre de Nanterre-Amandiers. La Reprise semblait s’articuler sur un principe brechtien : les acteurs cherchaient comment représenter. Mais si la dernière séquence renvoyait le spectateur à sa possibilité d’intervention sur le réel, c’était sur le réel du théâtre. L’utilisation de la vidéo mettait d’ailleurs en exergue cette prégnance de la réalité du théâtre pour aborder l’événement réel : l’écran qui entremêlait des temps distincts pour brouiller nos repères temporels, le temps de la caméra directe et celui des enregistrements faits en amont de la représentation, nous proposait de jouer avec la représentation du réel bien plus que de le saisir pour tenter de le modifier. Cette scène, où les acteurs racontaient tout en montrant gestes à l’appui, déjouait son apparence brechtienne : la réalité du théâtre n’y était qu’un motif pour mettre en jeu la perception du spectateur. Au rebours d’une volonté plausible de générer
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l’action politique, plusieurs composantes inscrivaient en réalité celle-ci dans la lignée du Théâtre de l’accord. Si La Reprise mettait explicitement en jeu sa propre fabrication – les premières paroles proférées, « comment apparaître (en scène) ? », précédaient une séquence représentant le casting de trois des acteurs de la distribution – et se désignait donc comme une scène processuelle, celle-ci s’affirmait dans le même geste tragique. Le théâtre était énoncé comme un art du « dialogue avec les morts » et l’événement réel, la blessure examinée, était le meurtre homophobe d’Ishane Jarfi, Belge d’origine non européenne qui agonisa quatre heures en avril 2012 seul dans la nuit et le froid d’une forêt située aux alentours de Liège après avoir été battu à mort. En outre, certaines paroles rapportées du procès – une mort « incompréhensible », qui « n’[avait] aucun sens » – soulignaient la dimension chaotique de la blessure. Dans cette lignée, l’impact du spectacle s’enroulait autour d’un impossible : les acteurs eux-mêmes en scène avaient beau nous raconter à la manière brechtienne, l’enquête qui n’avançait pas faisait progressivement naître notre empathie de cette absence de réponse qu’ils nous faisaient partager. Au fil du temps, ce vide se dessinait comme le seul commun de l’ensemble des présents. Anecdote significative, lors des représentations du spectacle dans la Cour d’honneur du Palais des papes en juillet 2018, certains spectateurs avaient perdu connaissance au moment de la séquence de reconstitution du meurtre : la profanation opérée par la violence de l’angoisse avait pour eux atteint l’insoutenable. Tragique d’une scène processuelle, présence de la mort, « chaos pratiqué » et violence de l’angoisse : ces caractéristiques s’accompagnaient de surcroît d’une dimension sonore qui tendait à enclencher l’accord. Des trouées s’opéraient vers un autre niveau de rapport à l’événement quand, par exemple, un comédien nous faisait écouter une musique parce que celle-ci le touchait, ou quand le timbre de voix de Joe Dassin surgissait brièvement, ou encore lors de la diffusion de l’extrait de King Arthur de Purcell. La communication – ici, accord avec l’horreur – enclenchée par la version de l’aria The Cold Song donnée à entendre lors d’une séquence où deux comédiens jouaient les parents d’Ishane Jarfi inquiets de l’absence de leur fils, puis la suite de l’aria baissée
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jusqu’au silence pour la nouvelle de sa mort, ouvrait le gouffre de l’absence : « C’est ça le problème, que je ne le reverrais pas. Qu’on ne le reverra plus », disait alors le personnage de la mère83. Les dernières minutes du spectacle, où l’acteur qui avait incarné Ishane Jarfi dans la séquence du meurtre chantait sur cette même musique avant de suggérer son propre suicide en se passant, debout sur une chaise, un nœud coulant autour du cou, écartaient définitivement cette scène d’un théâtre brechtien. Touche par touche jusqu’au final qui le déployait, la prégnance de la mort et l’absence d’élucidation rattachaient le spectacle au Théâtre de l’accord. Au sein des scènes dévolues à la dépense improductive, la spécificité de La Reprise est la suivante : son impact réside dans sa propension à nous faire partager cette impossibilité pour le théâtre d’élucider le réel tout en s’y employant désespérément. Un mois plus tard, en novembre 2018, j’allais voir Sopro mis en scène par Tiago Rodrigues au théâtre de la Bastille. Les correspondances du spectacle avec le Théâtre de l’accord émergèrent avec violence quand, sentant monter en moi un malaise survenant au beau milieu du spectacle qui me happait depuis le début, s’imposa cette évidence : la présence continue et jusqu’alors ténue de la disparition comme soubassement de ce qui se déroulait devant moi sans que je ne me place jamais à distance s’amplifiait soudain jusqu’à la nausée. Le spectacle me confrontait à ma propre finitude, délicatement, imperceptiblement, l’accord m’avait prise depuis que la femme au costume noir de technicien – l’actrice silencieuse – était entrée sur le plateau pour lancer la représentation. La communauté qu’avec les acteurs nous formions, ainsi constituée en lien avec notre défaut de mortalité, se creusa ensuite à chaque instant davantage. Le spectacle racontait sa propre fabrication née de la rencontre du metteur en scène-directeur et de la souffleuse de son théâtre – que j’associais au Théâtre national Dona Maria II dont Tiago Rodrigues est l’actuel directeur. Ce personnage principal de la 83 Le premier comédien nous faisait écouter un bref extrait de Et si tu n’existais pas interprété par Joe Dassin et le second, The Cold Song – paroles de John Dryden, musique de Henry Purcell arrangée par Gil Mortio d’après l’interprétation de Klaus Nomi.
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souffleuse, gardienne ou sauveuse de la mémoire – celle que les acteurs ont des textes –, structurait la représentation ; le « chaos pratiqué » était en réalité l’oubli, la blessure qu’est la disparition de ce qui a été84. Excepté cette femme en noir qui ne parlait qu’à ses partenaires en chuchotant, les acteurs s’adressaient à nous en permanence pour nous retransmettre les bribes de représentations passées. Parcelles de temps remontées de l’oubli, ces réminiscences de fragments de spectacles ponctuaient la structure narrative fondée sur le récit inaudible de la souffleuse – parfois même juste sur sa présence. Acteurs et souffleuse donc, mais aussi menuisier, habilleuse, metteur en scène-directeur : le spectacle égrenait tout du long une période de la vie d’un théâtre. Le sourire et la douceur enveloppante qu’avaient les six acteurs pour nous raconter l’éphémère de cet art et endiguer sa disparition en en réactivant la mémoire, ce fil de tendresse-nostalgie tissé ainsi d’eux à nous instaurait la communication. Et les histoires d’amour des acteurs du passé, brièveté et surprise des fulgurances amoureuses, redoublaient l’empathie générée dans ce spectacle par le thème de la disparition de plus en plus tangible, celle du souvenir des représentations et celle des êtres humains qui les créent. L’accord fondait cette scène – une des plus fascinantes que j’aie vues durant les derniers mois de 2018. Se modelant comme une pratique de la mémoire à partir, conjointement, de la narration et de l’acte de réminiscence – avec l’amour en contrepoint –, elle tentait avec une ferveur tant lucide que désespérée d’enrayer le processus d’oubli. Happés par le récit des acteurs, nous nous fondions dans le temps passé ensemble : la question de la disparition s’entrelaçait indéfectiblement à celle du ressouvenir des représentations du passé. Absorbés par l’exercice proposé, nous partagions le temps comme temps. J’en parlerai autour de moi, les visages de ceux qui l’avaient vu s’ouvraient, soudain souriants, que je lirai comme des signes confirmant l’avènement de la communication. Sur cette scène, notre commun était l’absence à venir – du théâtre du passé, de 84 L’oubli, ce corollaire de la mort, est, si l’on en croit le précédent spectacle de Tiago Rodrigues, By heart, un thème récurrent chez ce metteur en scène dont la scène imbrique mémoire et fonction du théâtre.
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l’amour de personnes disparues et des êtres qui les créent. Loin de s’en lamenter, le spectacle nous appelait ardemment à le vivre comme tel, ensemble et fraternellement85. Parmi les scènes dévolues à l’exercice communautaire du manque ouvert par notre finitude, Sopro est un spectacle qui s’articule entièrement sur une fonction impolitique : alléguant que, devant cela, le reste est dérisoire, le metteur en scène Tiago Rodrigues nous invite à repousser l’échéance – l’oubli – en réactivant ensemble chaleureusement, par l’accord nous ouvrant à l’effervescence de la vie, la mémoire de ce qui n’est plus. Je vais maintenant envisager d’éventuelles voies ouvertes par le Théâtre de l’accord pour les décennies futures et j’évoquerai pour cela deux courts spectacles – deux Projets personnels de création – créés en 2017 et 2018 par des metteurs en scène âgés d’une vingtaine d’années86. Le projet de Nicolas Katsiapis fut représenté le samedi 20 mai 2017. Ce metteur en scène qui était aussi l’auteur de ce qu’il appelait un « conte tragique » intitulé Un beau sourire Billy (pour la photo) résumait ainsi sa fiction : 85
Le personnage du directeur formulait cette pensée explicite qui confirmait et redoublait le fonctionnement de ce plateau à la fin du spectacle : « Savoir ignorer les invitations courtoises de la mort […] qui nous demande d’accepter le monde tel qu’il est, inconditionnellement, en attendant l’heure de la mort avec l’impuissance des vaincus. […] Chaque fois qu’on nous dira que seul ce monde est possible, savoir que c’est la mort qui nous parle et que nous sommes les autres, ceux qui la combattent. Et, pour cela, nous devons préserver les lieux publics et les lieux clandestins. […] Ces instants où […] nous nous rencontrons et nous disons : Nous voilà, peu nombreux, peut-être, mais certains que, face à la perspective de la mort, nous choisissons de rester en vie. » (Tiago Rodrigues, Souffle (Sopro). Traduit par Thomas Resendes, Les Solitaires Intempestifs, coll. « Domaine étranger », 2018). 86 L’EDT 91 est une structure de formation publique francilienne dirigée par Xavier Brière qui forme à la scène à temps plein pendant deux ans une trentaine d’élèves recrutés sur concours. Durant sa seconde année de formation, chaque élève conçoit et met en scène un Projet personnel de création, d’une durée de quarante minutes environ, joué par ses camarades acteurs en présence de spectateurs lors des épreuves du DET – Diplôme d’études théâtrales. L’élève concepteur est aussi parfois l’auteur de son texte. (Étant l’intervenante qui accompagnait les élèves concepteurs dans leur travail sur ces projets en 2017 et 2018, je me contenterai de transmettre quelques éléments du travail de création de ces projets sans me prononcer sur l’avènement de la communication lors des représentations dont j’avais suivi de près la préparation.)
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« Charly revient dans la famille de son ancien amant, Billy […] qui s’est fait exploser et a tué dix-sept personnes. Il est accueilli par la mère […] et la sœur… » Dès les premiers échanges avec ses acteurs, il expliquait qu’il cherchait « un théâtre qui réveille en nous la conscience de la mort, [qui permette d’] être pleinement conscient de notre condition de mortel » ; il fera entrer le fantôme du côté des spectateurs auxquels celui-ci s’adressera ensuite directement en instaurant une empathie. Un mois avant les répétitions, affirmant la positivité de la mort et de l’absence – un tragique vitaliste, donc –, il expliquait à ses acteurs qu’il leur faudrait jouer de manière à ce que le défunt redonne leur éclat aux vies « pauvres » des autres personnages ; les éclairages auréoleront effectivement ce personnage au regard des autres87. La catastrophe était clairement son « chaos pratiqué »88. J’évoque pour finir ce qui rattache avec certitude au Théâtre de l’accord le projet de ce jeune metteur en scèneauteur : dès le début du travail, il avait justifié la dimension tragique de son projet en précisant explicitement à ses acteurs que cette dimension avait pour fonction d’éviter le désastre politique89. Un an plus tard, le samedi 28 avril 2018, fut représenté le second projet La mort peut danser, conçu par Mathilde Lœuillet90. Le spectateur qui entrait dans la salle dont les gradins avait été condamnés discernait immédiatement deux espaces faiblement éclairés par deux guirlandes qui les délimitaient au sol et dans chacun desquels se trouvait un corps 87 « Vivre avec ce mort près de soi, c’est […] vivre mieux », leur expliquait Nicolas Katsiapis. 88 Elle était un point aveugle « après lequel tout est définitivement bouleversé, où le sens du monde est modifié, comme au moment d'une naissance, au moment de la mort […], ce sont des […] abîmes. C’est autour de ces abîmes que je voudrais essayer de promener les spectateurs », écrivait-il. 89 « … Au commencement, je voulais parler […] d’un jeune qui part pour le djihad, car celui-ci en réalité a pour moi le mérite d’offrir du tragique dans un monde mou. Je ne peux pas m’empêcher de comprendre ces jeunes qui se réfugient dans une existence violente quand notre société n’offre rien que des façons minables de vivre sa vie. […] Cela n’excuse en rien les meurtres dont ils sont coupables, mais cela doit nous inciter à transmettre à travers le monde une conscience du tragique, qui nous permettra un jour d’éviter ce genre de tuerie en évitant d’abord la mollesse du monde occidental… », écrivait-il encore aux acteurs. 90 Le titre exact du spectacle était écrit en arabe. Je l’indique par sa traduction.
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de femme – l’un debout, l’autre assis – immobile au milieu d’éléments scéniques. Étions-nous devant une installation, dans une exposition ? Rien d’autre ne se passait durant exactement cinq minutes pendant lesquelles le spectateur expérimentait alors le temps comme temps. Le spectacle – sans texte – était conçu comme « une œuvre plastique » dont le corps était le matériau premier. Les deux actrices étaient elles-mêmes en scène et leurs corps – « [en souffrance] statufiés dans un instant de vie au moment même de leur mort [et devenus] objets d’exposition », écrit la metteure en scène dans son journal de travail – désignaient cette scène comme à la fois tragique et processuelle91. En montrant les corps des deux comédiennes – l’un nu sous un drap, l’autre vêtu d’une nuisette trempée – qui devaient, non pas être simplement immobiles, mais « être morte[s], […] être vide[s]… », la metteure en scène avait en vue « un corps qui vit et qu’on laisse vivre ». Lors des répétitions elle évoquait une jubilation, dont le titre rend compte, un « va-et-vient » et « la recherche de la mort puis du vivant » : ce tragique vitaliste mettait en œuvre une renaissance. Par ailleurs, dès son entrée dans la salle le spectateur avait dû choisir : où se placer ? prendre ou non une des petites lampes à sa disposition ? éclairer ou non les deux corps statufiés dans les ébauches de décor ?… L’altérité des participants était concrètement mise en jeu. Quand après cinq minutes les deux corps tombèrent brusquement pour se figer dans une nouvelle posture, des questions surgirent : le spectateur était-il un partenaire du jeu ? les deux actrices attendaient-elles une action de sa part92 ? Quand, au bout de dix minutes, les deux corps immobiles dans leur deuxième posture au sol se mirent à fixer tour à tour les spectateurs dans les yeux, une égalité s’instaura entre les deux femmes et les spectateurs. Et quand à la vingtième minute les deux corps figés depuis cinq minutes dans une troisième position crièrent soudain de concert et entamèrent bientôt une course au milieu des spectateurs, une 91
La trace d’une souffrance apparaîtra lors d’une répétition où une comédienne immobile aura des larmes qui coulent – « ses yeux coulent tout seuls. C’est un événement notable », écrira Mathilde Lœuillet. 92 Ce que m’expliquera un des spectateurs après la représentation.
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situation gênante affleura : les deux corps, nu et presque nu, qui frôlaient, voire heurtaient les spectateurs concouraient à rendre ceux-ci partie prenante de l’événement. Effectivement, la metteure en scène tendait à convoquer la responsabilité du spectateur et ce, plus précisément sur la question du regard. Regards vides des actrices pour incarner une « mort » par « la mécanique des yeux », alors que celui des spectateurs reflétait « l’indifférence face à ce corps pourtant vivant sous [leurs] yeux », puis regards des deux femmes dans les yeux des spectateurs d’égal à égal,… : elle voulait qu’au bout du processus « les regardées deviennent les regardantes. [Que] les rôles s’inversent ». Cette metteure en scène qui cherchait à désamorcer ce qu’elle appelait une « dépossession » interpellait pour cela le spectateur sur « [son] voyeurisme » afin que les morts puissent « rentrer chez eux, apaisés… enfin libres et seuls. Sans public93 ». De fait, cette scène distordait le traditionnel rapport objet-sujet fondé sur la vue après l’avoir tout d’abord instauré à l’état brut : elle commençait par construire le regard que le spectateur portait sur l’acteur, pour, en plaçant le spectateur au-dedans de l’événement, l’invertir. Et si à l’issue du projet – catharsis du tragique – les deux corps, enfin apaisés, retrouvaient leurs places premières, le spectacle avait parallèlement pour objectif de provoquer chez le spectateur une prise de conscience de la dépossession opérée par sa façon de regarder – cela afin de provoquer chez lui une inquiétude à endurer durant le spectacle, et même au-delà. Expérimentateurs du temps comme temps, partenaires audedans de l’événement confortés comme tels par une situation gênante, acteurs d’un voyeurisme : les spectateurs de cette scène d’un tragique vitaliste qui intégrait l’altérité des participants étaient ceux d’un Théâtre de l’accord. Ces quatre spectacles permettent sans doute d’envisager un devenir effectif 93
Voici un extrait de son journal de travail : « Argentine. Salta. Musée d’archéologie de haute montagne. Je suis face à une momie. / “La niña”. / Cette enfant de 7 ans a été ensevelie vivante au sommet d’une montagne. Tradition inca. Déterrée, nettoyée, exposée dans ce musée. / Une quinzaine de personnes la scrutent, le nez collé à la vitre. Curiosité malsaine. Je regarde de loin. […] Nous sommes là, à observer les traits de son agonie. / Je voudrais que ses yeux s’ouvrent. Qu’elle nous ravage. »
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du Théâtre de l’accord sur les scènes contemporaines. Pour finir j’ajouterai cette remarque : les jeunes gens qui ont aujourd’hui vingt ans sont passés à l’âge adulte au moment des attentats terroristes94 ; je n’écarte pas l’idée que cette théorie soit en mesure de proposer des outils adéquats à une pratique de la scène telle que celle née de ce choc politique – qu’en sera-t-il de celles nées des blessures à venir ?
94 Les propos de Nicolas Katsiapis vont dans ce sens. Il indique que l’abîme autour duquel il cherche à promener le spectateur est comme « [lorsqu’il a] entendu le bruit des kalachnikovs aspergeant le café de La Belle Équipe »,
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Les équipes des spectacles Julie Brochen – Compagnie Les Compagnons de jeu Hanjo – (Théâtre de l’Aquarium-La Cartoucherie, du 8/11 au 18/12/2005) Texte : Yukio Mishima Traduction : Marguerite Yourcenar avec la collaboration de Jun Shiragi Mise en scène : Julie Brochen Avec : Muriel Amat, Enrico Baradel, Julie Denisse, François Loriquet Composition et direction musicale : François Loriquet, avec Françoise Rondeleux Scénographie : Julie Terrazzoni et Enrico Baradel Lumières : Olivier Oudiou Costumes : Sylvette Dequest Maquillages : Catherine Nicolas Assistants à la mise en scène : Elise Truchard et Laurent Ziserman
Alexis Forestier – Compagnie les Endimanchés Sunday clothes – (Théâtre Paris-Villette, du 17/01 au 1/02/2006) Mise en scène, musique : Alexis Forestier Textes et films : Cécile Saint-Paul Avec : Marc Bertin, Cécile Saint-Paul, David Besson (batterie, objets, radios), Alexis Forestier (piano, violon, voix), Moïra Montier-Dauriac (contrebasse, basse électrique), Antonin Rayon (claviers, guitare, traitement sonore) Voix : Holger Friedrich et Bruno Forget Son : David Segalen Lumière : Michel Bertrand Elizaviéta Bam – (Théâtre de la Bastille, du 5 au 25/03/2007) Texte : Daniil Harms Traduction : Jean-Philippe Jaccard Mise en scène, musique et scénographie : Alexis Forestier Avec : Marc Bertin, Patrick Blauwart, Matthieu Bony, Alexis Forestier, Masto Heuer, Cécile Saint-Paul Voix : Victor Ponomarev et Inna Salomon Complicité mécanique et scénographique : Matthieu Bony Assistant pour la construction : Laurent Descotils Films : Cécile Saint-Paul avec la participation de Anne Attali, Camille Maury, Moïra Montier-Dauriac Lumières : Denis Gobin Son : Philippe Moja Complicité musicale : Masto Heuer Assistante à la mise en scène : Delphine Saint-Marie
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Laurent Hatat – Compagnie Anima motrix Dissident, il va sans dire – (Théâtre de la Commune-CDN, du 8/03 au 1/04/2007) Texte : Michel Vinaver Mise en scène : Laurent Hatat Avec : Catherine Baugué, Denis Eyriey Conseiller artistique : Laurent Caillon Scénographie : Fanny Belair et Laurent Hatat Images : Lucie Lahoute Musique originale : Laurent Caillon et Teddy Lasry, interprétée par Teddy Lasry Costumes : Émilie Dufossé Programmeur, technicien MO : Charles Hanotte Direction technique : Olivier Floury (Préludes) Lumières : David Laurie (Préludes) Son : Martin Hennart (Préludes) Construction décor : Alain Lebeon et Thomas Ramon Tournage : Frédéric Choquet (prise de vue), David Laurie (lumières), Fanny Belair (accessoires), Émilie Dufossé (Costumes), avec Catherine Baugué, Denis Eyriey, Cyril Tesson-Béros, Lucien, Till
Razerka Ben Sadia-Lavant – Compagnie Objet Direct Le Projet H. L. A. – (Théâtre national de la Colline-Petit Théâtre, du 23/02 au 6/03/2006) Texte : Nicolas Fretel Mise en scène : Razerka Ben Sadia-Lavant Avec : Élise Carrière, Françoise Guiol, Denis Lavant, Jean-Pierre Léonardini Décor : Jane Joyet Musique : Mich Ochowiak et Philippe Mallier Costumes : Marie Pawlotsky Lumières : Jauffré Thumerel Assistant à la mise en scène : Charles-Antoine Bosson Assistant lumière : David Perez
Philippe Quesne – Compagnie Le Vivarium Studio D’Après Nature – (Forum-scène conventionnée du Blanc-Mesnil, le 2/03/2006 et du 8 au 10/03/2007) Conception, mise en scène et scénographie : Philippe Quesne Avec : Isabelle Angotti, Zinn Atmane, Rodolphe Auté (et Hermès), Sébastien Jacobs, Émilien Tessier, Tristan Variot, Gaëtan Vourc’h
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Sophie Perez et Xavier Boussiron – Compagnie du Zerep El coup du cric andalou – (Théâtre national de Chaillot-salle Gémier, du 22/02 au 23/03/2006) Conception, mise en scène, scénographie, costumes, musique : Sophie Perez et Xavier Boussiron Textes : Sophie Perez, Xavier Boussiron, Arnaud Labelle-Rojoux, Francis Picabia Avec : Gilles Gaston-Dreyfus, Françoise Klein, Sophie Lenoir, Stéphane Roger, Les Kellers Musiciens : Marie-Pierre Brébant, Dan Mestanza Collaboration artistique : Hélène Gaymard Collaboration costumes : Corine Petitpierre Lumières : Fabrice Combier Son : Michel Haehnel
Enjambe Charles – (Centre national d’art et de culture Georges Pompidou, du 11 au 15/04/2007) Conception et scénographie : Sophie Perez et Xavier Boussiron Textes : Jean-Yves Jouannais, Francis Picabia, Sophie Perez, Xavier Boussiron Avec : Stéphane Roger, Sophie Lenoir, Gilles Gaston-Dreyfus Costumes : Sophie Perez et Corinne Petitpierre Musique : Xavier Boussiron Images : Laurent Friquet Lumières : Fabrice Combier Son : Sébastien Villeroy Réalisation décor et poupée : Dan Mestanza
Gildas Milin – Compagnie Les Bourdons Farouches L’Homme de février – (Théâtre national de la Colline-Petit Théâtre, du 26/04 au 21/05/2006) Texte et mise en scène : Gildas Milin Interprétation et musique : Jérôme Boivin, Flavien Gaudon, Olivier Guilbert, Émelie Aurora Jonsson, Gildas Milin, Samuel Pajand, Julie Pilod, Guillaume Rannou, Philippe Thibault, Vassia Zagar Assistants à la mise en scène : Katrin Ahlgren et Jean-Pierre Baro Lumières : Bruno Goubert Son : Samuel Pajand Costumes : Magali Murbach assistée de Laurence Durieux intervention sur l’espace : Élise Capdenat interprète du suédois : Katrin Ahlgren Machine sans cible – (Théâtre national de la Colline-Petit théâtre, du 17/01 au 13/02/2008)
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Texte et mise en scène : Gildas Milin Avec : Marc Arnaud, Morgane Buissière, Julia Cima, Rodolphe Congé, Éric Didry, Déborah Marique, Gildas Milin Lumières : Bruno Goubert Costumes : Magali Murbach Scénographie : Françoise Lebeau et Gildas Milin Régie générale : Éric Da Graça Neves Assistants : Guillaume Rannou, Yann Richard Stagiaire à la mise en scène : Quentin Bonnell
Ilka Schönbein – Compagnie Les Métamorphoses Singulières Chair de ma chair – (Grand Parquet, 10/2006 – Théâtre de la Commune-CDN, du 12 au 27/01/2007) Texte d’après Pourquoi l’enfant cuisait dans la polenta : Aglaja Veteranyi Adaptation et mise en scène : Ilka Schönbein Avec : Ilka Schönbein, Nathalie Pagnac, Bénédicte Holvoote Collaboration artistique : Mary Sharp et Britta Arste Régie générale : Simone Decloedt Lumières : Émilie Lenglet
Pascal Rambert De mes propres mains – (La Ménagerie de verre, du 27/02 au 3/03 et du 20 au 24/03/2007) Texte, conception et réalisation : Pascal Rambert Avec : Kate Moran Environnement SUB bass : Alexandre Meyer Environnement LED : Pierre Leblanc Costumes : Maison Martin Margiela Prothèse : Dominique Colladant Postiche : Marie-Ange Lumières : Pierre Leblanc
Gisèle Vienne Kindertotenlieder – (Théâtre de la Bastille-salle du bas, du 24 au 29/04/2008) Conception, mise en scène : Gisèle Vienne Texte et dramaturgie : Dennis Cooper Interprété par et créé en collaboration avec : Jonathan Capdevielle, Margrèt Sara Gudjonsdottir, Elie Hay, Guillaume Marie, Anne Mousselet (le personnage interprété par Anne Mousselet a été créé en collaboration avec Anja Rotterkamp)
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Musique originale live : KTL – Stephen O’Malley et Peter Rehberg Conception robot : Alexandre Vienne Lumières : Patrick Riou Création poupées : Raphaël Rubbens, Dorothéa Vienne-Pollak, Gisèle Vienne Assistant : Manuel Majastre Création de masques en bois : Max Kössler Maquillages : Rebecca Flores Coiffures des poupées : Yury Smirnov Textes traduits de l’américain : Laurence Viallet
Milo Rau – International Institute of Political Murder La Reprise – (Théâtre de Nanterre-Amandiers-CDN, du 22/09 au 5/10/2018) Conception et mise en scène : Milo Rau Avec : Tom Adjibi, Sara de Bosschere, Suzy Cocco, Sébastien Foucault, Fabian Leenders, Johan Leysen Dramaturgie et recherches : Eva-Maria Bertschy Collaboration dramaturgique : Stefan Bläske et Carmen Hornbostel Scénographie et costumes : Anton Lukas Vidéo : Maxime Jennes et Dimitri Petrovic Direction technique : Jens Baudisch Lumières : Jurgen Kolb Assistante mise en scène : Carmen Hornbostel Décor et costumes : Ateliers du Théâtre national Wallonie-Bruxelles
Tiago Rodrigues – Teatro Nacional D. Maria II Sopro – (Théâtre de la Bastille, du 12/11 au 8/12/2018) Texte et mise en scène : Tiago Rodrigues Avec : Isabel Abreu, Beatriz Brás, Sofia Dias, Vítor Roriz, João Pedro Vaz, Cristina Vidal Scénographie et lumières : Thomas Walgrave Costumes : Aldina Jesus Son : Pedro Costa Assistant à la mise en scène : Catarina Rôlo Salgueiro Texte portugais traduit en français : Thomas Resendes
Nicolas Katsiapis Un beau sourire Billy (pour la photo) – (La Friche-Amin Théâtre, le 20/05/2017) Texte et mise en scène : Nicolas Katsiapis
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Avec : Séraphin Rousseau, Pauline Prévost, Paul Platel, Hannaë Grouard-Boullé Accompagnement technique, scénographie, construction et lumières : Xavier Gruel (EDT 91 direction Xavière Brière)
Mathilde Lœuillet La mort peut danser – (Salle Decauville-Ferme du Bois Briard, le 28/04/2018) Conception et mise en scène : Mathilde Lœuillet Avec : Amélie Gratias, Biaggioli Boutsana Accompagnement technique, construction et lumières : Xavier Gruel (EDT 91 direction Xavière Brière)
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Table des matières
Introduction ............................................................................11
I – Chaos et exubérance ..............................................29 1. Sortir du sommeil de la raison..........................................31 1.1. Le son : principe d’incertitude .................................31 1.2. Dissoudre la signification et éviter la rationalité .....35 1.3. Les objets anthropomorphes : une ouverture sur l’inconnu ....................................................................42 2. Une coexistence des contraires .........................................47 2.1. Convoquer le chaos pour raviver l’exubérance de la vie ............................................................................47 2.2. Quand la scène se construit sur l’instabilité .............56 2.3. Le rire et l’effroi ......................................................58 3. Les spectacles et la perte ...................................................65 3.1. Les scènes d’un « chaos pratiqué » : endurer la contradiction ................................................................65 3.2. Théâtre et consumation : la violence pour subvertir l’utile .................................................................69
II – Le théâtre et l’accord ..........................................73 1. Rencontre et échange humain ..........................................75 2. Percevoir pour connaître ..................................................79 3. Un spectateur partenaire de l’acteur ...............................91 3.1. Un acteur qui communique avec le spectateur.........91 3.2. L’effacement réitéré de la distance esthétique .......106
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4. Les scènes et l’accord ......................................................109 4.1. Le théâtre, lieu de la séparation ?...........................109 4.2. L’accord, fondement du théâtre .............................120 4.3. Le mouvement du spectateur de l’autonomie à l’ensemble ...................................................................126
III – Expérimenter l’inconnu du temps ............133 1. Un « moi en situation d’assemblée » ..............................135 2. Faire accéder le spectateur au non-savoir .....................139 2.1. Diriger sans savoir afin d’explorer la « tache aveugle » ........................................................................139 2.2. Devenir la proie de l’inconnu ................................145 3. Des spectateurs percevant ensemble le temps comme temps .........................................................................153 3.1. Procédés de représentation et primauté de l’instant .....................................................................153 3.2. Pratiquer ensemble l’inconnu du temps .................158 4. Un théâtre de l’absence d’appartenance communautaire : notre commun est le manque ..................173 Conclusion ............................................................................179 Épilogue ................................................................................201 Les équipes des spectacles ....................................................211
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Bataille affirme que le but de toute entreprise humaine est la perte définitive dans l’instant futile. Un spectacle peut-il projeter le spectateur hors du projet et du calcul ? Le philosophe déclare que seule une communauté régie par l’intérêt général peut répondre à l’insatiable désir humain d’être relié à ses semblables. Un spectacle peut-il arracher le spectateur du monde des choses pour le reconnecter à l’exubérance de la vie ? Au fil des pages, le théâtre s’affirme comme un art de la dépense improductive. La scène, comme une voie pour accéder au non-savoir. La visée de l’auteure est de réaccorder l’homme à la connaissance en le plaçant à la mesure de lui-même. L’essai invente une théorie de la scène à partir de la philosophie de Georges Bataille. Après une thèse de doctorat croisant philosophie et théâtre, Frédérique Aufort a publié plusieurs articles sur la scène contemporaine. Metteure en scène, elle a réalisé des spectacles, principalement à partir de textes d’auteurs du XXe siècle, et participé à des conférences aux côtés de Jacques Lassalle, Michel Vinaver, Philippe Minyana. Pédagogue, elle accompagne depuis 2014 des étudiants dans la création de leurs spectacles (EDT 91) ; elle a animé des stages de formation pour comédiens professionnels et dirigé un module de formation à la mise en scène à l’école du Théâtre national de Bretagne.
Frédérique Aufort
La philosophie de Georges Bataille peut-elle ouvrir des voies nouvelles pour le théâtre ? En réaction au principe de croissance, ce livre s’énonce dans l’aller-retour entre plusieurs spectacles récents – Julie Brochen, Alexis Forestier, Laurent Hatat, Razerka Ben Sadia-Lavant, Philippe Quesne, Sophie Perez/Xavier Boussiron, Gildas Milin, Ilka Schönbein, Pascal Rambert, Gisèle Vienne – et la pensée de l’auteur de La Part maudite.
arts vivants
Frédérique Aufort
LE THÉÂTRE DE L’ACCORD Une théorie de la scène fondée sur la philosophie de Georges Bataille
LE THÉÂTRE DE L’ACCORD
LE THÉÂTRE DE L’ACCORD
Illustration de couverture : La mort peut danser, EDT 91, conceptrice Mathilde Loeuillet, avec Biaggioli Boutsana et Amélie Gratias – image d’archive d’une captation du spectacle (capture d’écran).
ISBN : 978-2-343-20968-5
22,50 €
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