Le temps
 9782759826957

Table of contents :
Sommaire
Avant-propos
1 Le temps avant Newton
2 L’espace et le temps deviennent l’espace‑temps : l’ère d’Einstein
3 Les implications philosophiques de la relativité
4 La flèche du temps
5 Le temps de l’expérience humaine
6 De nouveaux horizons sur grand écran
Références bibliographiques
Lectures supplémentaires
Index

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Le temps

Le temps Jenann Ismael

Traduit de l’anglais par Alan Rodney

ChronoSciences Collection destinée à un large public qui invite le lecteur à découvrir de façon très complète mais de manière abordable un sujet ou une thématique précise.

« Dans la même collection » L’Intelligence artificielle, Margaret A. Boden, mai 2021 La Théorie quantique, John Polkinghorne, mai 2021 Les Marées, David George Bowers et Emyr Martyn Roberts, juin 2021 L’Anthropocène, Erle C. Ellis, octobre 2021 L’Odorat, Matthew Cobb, novembre 2021 Le Changement climatique, Mark Maslin, mars 2022 Les Énergies renouvelables, Nick Jelley, avril 2022 L’Écologie, Jaboury Ghazoul, juin 2022 Time: a very short introduction, first edition was originally published in English in 2021. This translation is published by arrangement with Oxford University Press. Time: a very short introduction, first edition a été initialement publiée en anglais en 2021. Cette traduction est publiée avec l’autorisation d’Oxford University Press. © Jenann Ismael 2021 © Pour la traduction française, EDP sciences, 2022. Composition et mise en page : Desk (www.desk53.com.fr) Imprimé en France ISBN : 978-2-7598-2694-0 Ebook : 978-2-7598-2695-7 Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective », et d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du code pénal.

  Sommaire Avant-propos....................................................................................................

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1. Le temps avant Newton.................................................................

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2. L’espace et le temps deviennent l’espace‑temps : l’ère d’Einstein..........................................

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3. Les implications philosophiques de la relativité..

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4. La flèche du temps..............................................................................

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5. Le temps de l’expérience humaine.................................... 107 6. De nouveaux horizons sur grand écran........................ 124 Références bibliographiques............................................................ 134 Lectures supplémentaires................................................................... 136 Index........................................................................................................................... 140

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  Avant-propos Un moment d’une vie humaine, une mince tranche de temps découpée chirurgicalement dans le flux continu de votre existence, auront un contenu temporel qui contredit son apparent manque d’envergure. Chaque moment de votre vie est une sorte d’aperçu de l’ensemble, une minuscule capsule qui contient à la fois une image rétrospective de votre passé et une image prospective de votre avenir, singularisée par sa place à l’orée d’une transition particulière du futur au passé. Et pourtant… il y a le temps dans le monde, le temps dans la nature sauvage, le temps avant qu’il y ait des gens pour s’en saisir et le préserver, pour le préfigurer et le juger après coup, pour recouvrir chaque moment de souvenirs du passé et d’espoirs pour l’avenir. Le temps lui-même n’est qu’une dimension d’un ensemble quadridimensionnel d’événements. Il existe des différences entre les dimensions spatiales et temporelles, mais elles sont subtiles, enfouies dans ce que les physiciens appellent la « signature métrique ». Le temps, tel qu’il apparaît dans l’image que le physicien se fait du monde, ne passe pas, ne se déroule pas et ne s’accompagne d’aucune asymétrie intrinsèque. Il n’y a pas plus de différence entre le passé et le futur qu’entre est et ouest dans l’espace. 7

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Et les moments du temps sont eux-mêmes indiscernables et interchangeables. Ce livre traite de ce que la physique nous apprend sur le temps, de la ligne de pensée qui commence avec Newton et qui aboutit à la théorie de la relativité. Il s’agit aussi – et c’est indissociable – de combler le fossé entre la compréhension du temps par les physiciens et celle d’êtres humains comme vous et moi, inscrits dans le temps et vivant des vies humaines. L’histoire de la physique, depuis Newton, en passant par son débat avec Leibniz, jusqu’aux deux révolutions d’Einstein, a entraîné des changements dans notre conception du temps que nous n’aurions pas pu prévoir depuis notre fauteuil. On entend dire aujourd’hui que la physique est dans un état de confusion philosophique. C’est vrai pour certaines parties de la physique, mais cette partie du développement – celle qui va de Newton à Einstein et qui aboutit à la théorie générale de la relativité – est une histoire d’une grande beauté conceptuelle et d’une illumination philosophique, illumination qui n’aurait jamais pu être obtenue par des méthodes purement philosophiques. Cette discussion sera l’occasion de réfléchir à ce qui distingue les méthodes de la physique de celles de la philosophie. Vous les verrez à l’œuvre tout au long de ce livre, présentées avec un recul qui permet d’écarter tous les faux départs et les impasses, remplaçant le chemin tortueux par une ligne droite vers la destination. Puisque le temps entre dans la physique par le biais de son lien avec le mouvement, nous passerons beaucoup de temps à parler des théories physiques qui ont été développées pour décrire comment les choses se déplacent. Les chapitres 1 et 2 présentent les développements théoriques du xviie au xxe siècle qui nous ont conduits de la mécanique newtonienne à la théorie de la relativité générale. Au 8

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chapitre 3, nous commencerons à explorer les implications philosophiques de l’image du temps qui en résulte. Nous examinerons certaines des conséquences étranges de la relativité, depuis la façon dont le temps semble s’étirer ou se rétrécir en fonction de l’état de mouvement de l’observateur, jusqu’aux questions sur la possibilité de voyager dans le temps. Au chapitre 4, nous soulèverons une énigme qui occupera la suite de l’ouvrage. Il s’agit d’une énigme sur la relation entre le temps tel qu’il apparaît en physique – une abstraction mathématique sans direction ni mouvement – et le temps familier et fluide de la vie humaine, qui est aussi désordonné, chargé de tension et délicat que la vie humaine elle-même : plein de suspense et d’actions, de surprises et de regrets. J’ai mis l’accent sur les parties les plus intéressantes et philosophiquement intrigantes, celles qui attendent encore d’être pleinement assimilées et résolues, et celles qui entrent le plus directement en contact avec le temps tel que nous le connaissons. Ce sont aussi les parties qui ont le plus à nous apprendre sur nous-mêmes et sur notre place dans le cosmos. Cette introduction est destinée à quelqu’un qui souhaite plonger son orteil dans les eaux difficiles et étrangères de ce que la physique nous a appris sur le temps, pour soulever des questions telles que : Quelle est la différence entre le temps et l’espace ? Quelle est la différence entre le passé et le futur ? Le temps s’écoule-t-il ? Le voyage dans le temps est-il possible ? Le passage du temps, est-ce une illusion ? C’est le genre de livre que l’on peut lire sans aucune connaissance préalable et dont on ressort avec un sens qualitatif de ce que la physique semble suggérer, pas seulement à propos du paramètre t dans les formules mathématiques qui suivent le mouvement, mais du temps tel qu’on le rencontre dans son expérience : le temps de la poésie et de la littérature, le temps 9

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de la vie elle-même. C’est ainsi que sans gêne aucune je vise le non-spécialiste et je n’ai donc rien présupposé, laissant de côté les discussions techniques qui ne seraient pas utiles, j’ai évité les sujets qui n’intéresseraient que les philosophes ou les physiciens professionnels et je n’ai pas hésité à utiliser des analogies et des métaphores que j’estime utiles, avec le risque bien entendu que le lecteur soit piégé par la logique propre aux analogies et aux métaphores. Il est possible d’avoir une compréhension qualitative des théories physiques discutées ici, et du raisonnement qui y a conduit, sans entrer dans le détail des calculs, des expériences et du raisonnement empirique qui ont permis de les produire. Cela ne veut pas dire, cependant, que c’est facile. Les idées philosophiques en jeu sont difficiles, abstraites, mais très belles. J’espère qu’elles vous donneront envie d’en savoir plus et, si c’est le cas, je vous recommande vivement toute une série de livres qui vous plongeront dans différents aspects du sujet et dont vous trouverez la liste dans la section « Lectures supplémentaires » à la fin de l’ouvrage.

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1 Le temps avant Newton L’INVENTION DE LA NOTION DU TEMPS Jusqu’à la fin du ive siècle avant notre ère, lorsque les gens voulaient parler d’un événement passé, ils avaient plusieurs moyens plus ou moins détournés pour le situer dans le temps. Ils pouvaient le relier à un événement marquant comme une bataille célèbre ou une éclipse solaire. On pouvait dater un événement en donnant le nom du titulaire d’une charge d’État annuelle. On pouvait dire, par exemple, que tel événement s’était produit lorsque untel était premier magistrat. Dans les royaumes, il était courant d’utiliser l’année du couronnement du monarque. Un enfant pouvait naître la cinquième année d’Alexandre le Grand ou la quatrième année de Nabonide. On pouvait combiner les deux, en disant par exemple que quelque chose s’était produit au printemps de l’année où le roi Hammurabi détruisit la ville de Mari, ou dans la troisième année du roi Enlil-bâni avant la grande tempête de poussière. L’idée consiste à utiliser des époques nommées et des événements connus du public comme points de référence pour localiser un événement dans le temps. C’est le même genre de chose que vous faites lors d’un dîner de famille lorsque vous  11 

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essayez de déterminer en quelle année Shereen est passée par une phase où elle portait des gants de ski pour aller au lit (c’était quand nous vivions encore au lac, avant d’avoir la Volvo bleue, non ? L’été où nous avons tous joué à ZimZam). Cette méthode a des limites évidentes. Elle repose sur la connaissance commune des événements marquants que vous utilisez comme points de référence. Le fait de savoir qu’un événement s’est produit l’été où vous avez joué à ZimZam, par exemple, n’aiderait personne en dehors de votre famille. Comme la connaissance commune des événements publics varie d’une région à l’autre, il en va de même pour les systèmes de datation et de localisation utilisés. Cette méthode est par nature paroissiale. Tant que la plupart des communications étaient locales, cela ne posait pas trop de problèmes, mais dès que les gens ont commencé à avoir des échanges avec des personnes vivant à une certaine distance géographique, ses limites sont devenues flagrantes. Il n’est pas trivial de « reformuler » un système commun de référence temporelle lorsqu’on rencontre des gens qui viennent d’une autre ville, ou État ou d’un autre pays. De plus, c’était à la fois lourd et imprécis. Voyez comment l’historien grec Thucydide a daté le début de la guerre du Péloponnèse : Le Traité de trente ans conclu après la conquête de l’Eubée a duré quatorze ans. La quinzième année, alors que Chrysis était dans sa quarante-huitième année comme prêtresse à Argos, qu’Énée était éphore à Sparte, que Pythodoros de Trallès avait encore deux mois de son archontat à Athènes, au sixième mois après la bataille de Potidée, et au début du printemps, à la première veille de la nuit, une force armée d’un peu plus de trois cents Thébains entra dans Platée, une ville de Béotie alliée d’Athènes.

Finalement, quelqu’un a eu une meilleure idée. Cela s’est produit au cours de l’agitation politique qui a suivi la mort d’Alexandre le Grand à Babylone en 323 avant notre ère. L’un  12 

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des généraux macédoniens d’Alexandre a introduit un nouveau système de mesure du temps qui est devenu l’ancêtre des systèmes de mesure de toutes les époques ultérieures. Il a commencé dès l’an 1 à l’arrivée de Séleucos Ier Nicator à Babylone (nous dirions : le printemps de 311 avant notre ère) et s’est poursuivi sans interruption après sa mort. Son fils et ses successeurs ont ainsi poursuivi la tradition familiale en se référant à ce premier décompte universel, continu et irréversible des années qui passent. Le temps était désormais marqué par un nombre qui ne redémarrait jamais, qui n’était pas lié à des événements politiques, au cycle de vie des souverains ou limité à des régions géographiques. Alors qu’auparavant nous utilisions un événement pour en situer un autre, le nouveau système de datation nous a donné une sorte de grille transcendante s’étendant indéfiniment vers le passé et le futur, sur laquelle chaque événement a sa place. Ce système n’a pas seulement fourni une manière uniforme de se référer aux événements du passé, il a également rendu le futur plus concret et défini, comme un lieu où les choses se sont réellement passées. Les nombres fonctionnent comme des noms de lieux sur la grille non seulement parce qu’ils sont faciles à retenir, mais aussi parce qu’ils sont accompagnés d’un ordre que nous pouvons exploiter. En attribuant des numéros aux événements d’une manière qui reflète l’ordre des événements auxquels ils sont attribués, nous pouvons lire l’ordre des événements à partir de l’ordre de leurs dates. Désormais, au lieu de se contenter de créer des chronologies pour les événements locaux, les gens pouvaient coordonner les systèmes de classement et de datation plus paroissiaux les uns avec les autres en les faisant correspondre à la grille. Le temps lui-même avait désormais une structure et les événements avaient une place dans le temps.  13 

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LA PHYSIQUE Faisons un bond en avant jusqu’au xviie siècle. Bien que la nature du temps fasse depuis longtemps l’objet d’une discussion philosophique, il s’est produit quelque chose de très particulier lorsque la question est arrivée entre les mains des physiciens. Jusqu’au xviie siècle, les personnes qui posaient les questions – que nous considérons comme caractéristiques de la physique moderne – étaient des philosophes. Il s’agissait de personnes comme Thalès et Lucrèce, Anaximandre et Aristote. Ils ont construit des systèmes philosophiques qui nous ont appris quelles étaient les différentes sortes de « choses » présentes dans le monde, comment elles pouvaient être assemblées et les principes qui régissaient leurs mouvements et leurs comportements. Thalès soutenait que toute la matière était faite d’eau, Lucrèce que tout était fait d’atomes dans le vide, et Anaximandre que l’illimité est à l’origine de tout ce qui existe. Les historiens ne sont pas d’accord sur la date du début de ce que nous avons baptisé « révolution scientifique » ou sur son degré de continuité avec l’histoire, mais ils s’accordent à dire que l’émergence de la science en tant qu’activité distincte est en partie due à l’évolution sociale en Europe qui a donné naissance aux sociétés savantes scientifiques. Ces sociétés ont réglementé l’accumulation et l’échange d’informations d’observations, ce qui signifie que, pour la première fois dans l’histoire, la collecte de preuves est devenue une entreprise collective et systématique. Les régularités qualitatives communément observées, qui constituaient la base des anciennes visions du monde, ont été remplacées par un vaste fonds d’informations soigneusement recueillies. Les gens ne se contentaient plus d’observer mais commençaient à mesurer les choses. Des expériences ont été réalisées, les résultats ont été partagés et des théories ont été publiées.  14 

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Avec la disponibilité d’un grand nombre de données, les mathématiques ont acquis un nouveau rôle de premier plan. Au lieu de fonder leurs théories sur les régularités manifestes du monde quotidien, les scientifiques ont commencé à relever des régularités plus abstraites cachées dans les données. Des outils ont été développés pour rechercher ces régularités cachées, c’est ainsi qu’est née la physique telle que nous la connaissons aujourd’hui. La vision aristotélicienne du monde – dominante du iiie siècle avant notre ère au xviie siècle – faisait du monde un endroit confortable et accueillant pour les êtres humains. L’univers était fini et la Terre se situait à son centre. Une sphère faite d’une substance cristalline qui contenait les étoiles fixes tournait autour de la Terre. Sous un ciel cristallin incrusté d’étoiles se trouvaient quatre éléments : l’eau, la terre, le feu et l’air. Chacun d’entre eux avait un mouvement naturel qui décrivait ses déplacements lorsqu’il n’était pas entravé. L’eau et la terre se déplacent vers le centre de la Terre ; le feu et l’air s’en éloignent. Cette vision du monde a constitué la toile de fond de l’éducation et de l’érudition dans le monde occidental pendant deux millénaires, et c’est celle dans laquelle Isaac Newton, un étudiant de 18 ans, entré à Cambridge en 1661, a été éduqué. La peste qui touchait Cambridge a renvoyé le jeune Newton dans son foyer familial de Woolsthorpe à deux reprises au cours de ses années d’études, et c’est au cours de ces visites qu’il a développé les idées qui ont conduit à la majestueuse théorie du mouvement. Cette théorie a été publiée en 1687 dans trois volumes présentés à la Royal Society de Londres sous le titre Philosophiæ Naturalis Principia Mathematica (Principes mathématiques de la philosophie naturelle). Il s’agit de la première théorie physique au sens moderne du terme et elle défait l’univers aristotélicien dans tous ses  15 

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aspects. Alors que l’univers d’Aristote était fini et avait un centre, l’univers de Newton est infini et n’a pas de centre. Alors que l’univers d’Aristote séparait les cieux de la Terre, dans la théorie de Newton, les corps célestes sont faits de la même matière et obéissent aux mêmes lois que ceux de la Terre. Selon la conception newtonienne du monde, notre univers est entièrement constitué de particules matérielles. Les objets, des tables aux arbres, des pingouins aux planètes, sont des configurations de ces particules. Le comportement de ces configurations est déterminé par le comportement des particules dont elles sont constituées. Les lois qui régissent ces comportements sont des principes mathématiques qui sont les mêmes partout et à tout moment. Vous avez sans doute entendu parler de l’histoire selon laquelle Newton, dans son jardin, a vu tomber une pomme d’un arbre et a supposé que la force qui attirait la pomme vers le sol était la même que celle qui maintenait les planètes en orbite. Cette intuition a eu les effets les plus profonds sur ce qu’il est possible de savoir sur l’univers. Elle a permis d’étudier les lois qui régissent le mouvement des planètes en étudiant le mouvement des objets proches de la surface de la Terre. Selon la théorie de Newton, la seule caractéristique des particules matérielles qui peut changer avec le temps est leur position. Il existe deux lois qui régissent les changements de position : 1. un corps auquel aucune force n’est appliquée reste au repos s’il est au repos ou continue à se déplacer uniformément en ligne droite s’il est en mouvement ; 2. la force appliquée à un objet est égale à sa masse multipliée par son accélération.

Ces lois sont si fortes que si l’on nous donne une liste des positions de toutes les particules du monde à un moment  16 

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donné, ainsi que leurs vitesses (c’est-à-dire la vitesse et la direction dans laquelle la position change), nous pouvons calculer leurs positions à tous les autres moments. On exprime parfois cet état en disant que pour créer le monde, tout ce que Dieu avait à faire était de poser les particules dont l’univers est fait, de spécifier leurs vitesses et de décréter ces deux lois. Une fois ces choses faites, tout le reste suivrait aussi fidèlement qu’un mécanisme d’horloge. L’idée qu’il serait possible d’écrire des principes mathématiques si puissants qu’ils détermineraient l’histoire complète de l’univers dans ses moindres détails – de la façon dont une goutte d’eau se pose sur le pétale d’une pivoine de Sibérie au iiie siècle avant J.-C. à la trajectoire qu’empruntera le papillon qui voltige dans votre jardin longtemps après votre mort – à partir de positions précises et de la vitesse des particules qui le composent – est stupéfiante. Et de penser qu’elle puisse être exposée en deux phrases aussi simples et directes que celles transcrites ci-dessus semble excentrique. Newton n’a pas seulement écrit ces lois. Dans les trois volumes des Principia, il a montré comment les utiliser pour dériver tous les mouvements connus des objets, depuis les rochers qui dévalent les flancs des montagnes et les sphères qui oscillent avec un mouvement de pendule, jusqu’aux mouvements des planètes. On ne saurait trop insister sur l’ampleur et la beauté de ce qu’il a accompli.

UN DÉSACCORD PHILOSOPHIQUE Comprendre ce que la physique nous dit du temps est indissociable de la compréhension de ce qu’elle nous dit sur l’espace. Le mouvement est un changement de lieu dans le temps, et les deux font donc partie intégrante des théories du mouvement. Newton avait des opinions bien arrêtées sur l’espace et le temps, exprimées dans une dissertation  17 

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annexée aux Principia sous la forme d’un addendum philosophique. Dans ce texte, il affirmait que l’espace et le temps étaient des choses distinctes des objets matériels et des événements qui s’y trouvaient. En disant cela, il s’opposait à la position du philosophe et polymathe allemand Gottfried Wilhelm Leibniz. Ce dernier était bien connu de Newton. Il avait découvert le calcul – au sens différentiel, c’est-à-dire le calculus – indépendamment, mais à peu près en même temps que Newton car ils étaient rivaux dans le monde intellectuel de l’époque. Leibniz nie que l’espace et le temps soient des choses à part entière. Il soutenait au contraire que ce que nous appelons espace et temps n’était rien d’autre que des cadres abstraits permettant de représenter les relations entre les objets et les événements. Le désaccord entre les deux points de vue a donné lieu à un vif échange de lettres entre Leibniz et Samuel Clarke, un partisan anglais de Newton. Les lettres ont été échangées en 1715 et 1716 et publiées l’année suivante. Elles restent un lieu classique (on disait alors un locus classicus) de discussion philosophique sur la nature de l’espace et du temps. Prenez un moment pour regarder autour de vous et faites le point sur votre environnement. Demandez-vous si vous voyez l’emplacement des choses dans l’espace ? Vous pourriez être enclin à dire oui, mais en y réfléchissant, vous vous rendrez compte que ce n’est pas tout à fait exact. Ce que vous voyez, c’est en fait leur relation spatiale avec les autres objets. Si quelqu’un prenait tous les objets de l’espace – y compris votre personne – et, sans perturber leurs relations mutuelles, déplaçait l’ensemble du système à une distance fixe ou le faisait pivoter autour d’un axe fixe, puis le reposait, vous ne remarqueriez aucune différence. Votre propre corps doit être inclus dans le système pour que vos propres relations avec les objets soient maintenues par le mouvement, et tant qu’elles ne sont pas perturbées, vous ne remarquerez rien.  18 

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Demandez-vous maintenant comment vous connaissez l’emplacement des événements dans le temps ? Nous avons toutes sortes de moyens de nous repérer dans le temps. Vous pouvez regarder votre montre, la position du Soleil ou ce qui passe à la télévision. Dans tous ces cas, cependant, ce que nous percevons réellement n’est pas l’emplacement des événements dans le temps, mais les relations temporelles entre eux. Vous savez que quelque chose s’est produit à midi, parce que la petite aiguille de votre montre indiquait 12 au moment où cela s’est produit. Si quelqu’un prenait tous les événements de l’histoire et, en gardant intactes leurs relations mutuelles, les déplaçait en arrière ou en avant dans le temps d’un intervalle fixe, vous ne seriez pas capable de faire la différence. Le Soleil se lèverait toujours au moment où le coq chante. Le journal télévisé serait diffusé au coucher du Soleil, la marée monterait et descendrait toujours en fonction des phases de la Lune, et les rythmes de la vie battraient au même rythme que les aiguilles de l’horloge. Nous pourrions même modifier le laps de temps qui s’écoule entre deux événements. Puisque nous savons combien de temps s’est écoulé en comptant les jours ou en regardant les aiguilles tourner autour de l’horloge, nous pourrions étirer et rétrécir l’intervalle indiqué par nos horloges et, tant que les durées relatives des processus physiques resteraient fixes, nous ne pourrions pas faire la différence. Newton pensait que l’espace était une chose à part entière et que, même si nous ne pouvions pas le voir directement, il existait une réalité factuelle concernant la façon dont un objet ou un système d’objets était intégré dans l’espace. De même, il pensait que le temps était une chose à part entière et que, même si nous ne pouvions pas le voir directement, il existait un fait sur la façon dont un événement (ou un système d’événements) était inscrit dans le temps. Cela signifie qu’il adhérait à l’idée qu’il existe une infinité de manières différentes dont le monde pourrait exister, mais que nous  19 

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ne pouvons pas les distinguer. Il y en avait une pour chacune des infinies façons dont les objets pouvaient être déplacés ou tournés dans l’espace sans perturber leurs relations les uns avec les autres. Et il y en avait une pour chacune des infinies façons dont nous pouvions avancer ou reculer les événements dans le temps, ou étirer les intervalles entre eux, sans perturber leurs relations les uns avec les autres. Leibniz pensait que ces considérations constituaient de solides arguments en faveur de son propre point de vue et selon lequel l’espace et le temps ne sont pas, à proprement parler, des choses en soi. Si l’espace et le temps sont des cadres abstraits pour représenter les relations spatiales et temporelles entre les choses, une fois que vous avez spécifié les relations spatiales entre les événements, il n’y a pas d’autre fait sur la façon dont ils sont entrés dans l’espace. Et une fois que vous avez spécifié les relations temporelles entre les événements, il n’y a pas d’autre fait sur la façon dont ils ont été inscrits dans le temps. La thèse de Leibniz semblait recevoir un soutien supplémentaire grâce à une observation curieuse faite pour la première fois par Galilée, l’astronome italien du xvie siècle qui a inventé le premier télescope, a découvert la loi du pendule et a été condamné pour suspicion d’hérésie pour sa défense de l’astronomie copernicienne centrée sur le Soleil. Galilée affirmait que si l’on prenait tout un système de corps matériels et que, en maintenant leur position les uns par rapport aux autres, on ne se contentait pas de les déplacer et de les déposer, mais qu’on les mettait en mouvement et qu’on observait leur comportement, tant qu’ils se déplaceraient à une vitesse uniforme, on ne remarquerait rien. Tout se comporterait comme au repos. Galilée propose une expérience : Vous vous enfermez avec un ami dans la cabine cipale sous les ponts d’un grand navire, et ayez avec vous quelques

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mouches, papillons et autres petits animaux volants. Ayez un grand bol d’eau avec quelques poissons dedans : suspendez une bouteille qui se vide goutte à goutte dans un large récipient situé en dessous. Le navire étant immobile, observez attentivement comment les petits animaux volent à vitesse égale de tous les côtés de la cabine. Les poissons nagent indifféremment dans toutes les directions ; la goutte tombe dans le récipient situé en dessous ; et, en lançant quelque chose à votre ami, vous n’avez pas besoin de lancer plus fort dans une direction que dans une autre, les distances étant égales ; en sautant à pieds joints, vous enjambez des distances égales dans toutes les directions. Lorsque vous aurez observé attentivement toutes ces choses (bien qu’il ne fasse aucun doute que lorsque le navire est immobile, tout doit se passer de cette manière), faites avancer le navire à la vitesse que vous voulez, pourvu que le mouvement soit uniforme et non fluctuant dans un sens ou dans l’autre. Vous ne découvrirez pas le moindre changement dans tous les effets cités, et vous ne pourriez pas non plus dire si le navire est en mouvement ou immobile.

Il avait raison. Tant que le navire se déplace à une vitesse constante, toutes les expériences réalisées dans les deux états du navire ont le même résultat observable et il n’y a donc aucun moyen pour une personne dont l’expérience se limite à ce qui se passe sous les ponts du navire de savoir si celui-ci est en mouvement. Cela vaut non seulement pour les actions qu’il décrit – de l’eau qui tombe, des balles lancées, des gens qui sautent – mais aussi pour toute expérience quelle qu’elle soit. Il s’avère que c’est une propriété explicitement dérivable des lois de Newton qu’il n’y a aucun processus physique qui se produirait différemment sur le bateau de Galilée. Il s’ensuit que, selon la propre théorie de Newton, le mouvement à vitesse constante est tout aussi indétectable que la position dans l’espace ou le temps.  21 

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C’est exactement ce à quoi on pourrait s’attendre si L ­ eibniz avait eu raison, et on pourrait donc penser qu’il a pris le dessus dans son débat avec Newton. Pourquoi devrait-on penser que l’espace et le temps sont des choses, plutôt qu’un simple réseau de relations spatiales et temporelles entre les choses ? L’espace et le temps, considérés comme des choses à part entière, ne sont pas observables per se. Même le mouvement à vitesse constante (qui est un changement de position dans le temps) ne fait aucune différence dans les mouvements ou les comportements de ce que nous pouvons voir. Si l’histoire s’arrêtait là, la position de Leibniz aurait pu l’emporter. Mais les choses ne sont pas si simples. Il s’avère que si nous ne pouvons pas dire si un objet se déplace à une vitesse constante, nous pouvons dire s’il accélère. Bien que le langage ordinaire utilise le terme « accélération » pour désigner une accélération positive, en physique, il désigne tout changement de vitesse. Ainsi, le ralentissement (ou décélération) est une forme d’accélération puisqu’il implique un changement de vitesse, et la rotation est une forme d’accé­lération. Les lois de Newton prédisent – et l’expérience le confirme – que les choses se comportent différemment lorsqu’elles accélèrent et lorsqu’elles se déplacent à vitesse constante. Les exemples sont innombrables. Vous ne laissez pas un gobelet contenant une boisson sur votre plateau pendant le décollage d’un avion, par exemple, parce qu’il risque de glisser et tomber sur vos genoux (avec l’accélération dû au décollage), alors qu’il ne vous posera aucun problème une fois que l’avion a atteint sa vitesse de croisière. Newton lui-même a donné deux illustrations simples et vivantes. Si vous prenez un seau rempli d’eau et que vous le suspendez au plafond, la surface de l’eau sera plate. Mais si vous tordez très fort la corde à laquelle il est suspendu et que vous la lâchez, le seau tournera, et vous verrez l’eau descendre du centre du seau et remonter sur les côtés, de sorte que la surface a une forme de U (cf. figure 1).  22 

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Si nous concentrons notre attention sur le seau, la position relative du seau et de l’eau qu’il contient ne change pas. La seule chose qui distingue la première situation de la seconde – et donc la seule chose qui semble pouvoir expliquer la différence de forme de la surface de l’eau – est que le seau tourne dans le second cas. Le but était de montrer que les relations avec l’espace lui-même, sous la forme de différences dans l’état de mouvement d’un objet, font une différence observable dans son comportement. Les lois qui prédisent ce comportement devraient faire référence à l’état de mouvement du seau.

A Seau et eau immobiles

B Seau en rotation, eau immobile

C Seau et eau en rotation

Fig. 1    Dans l’expérience du Seau de Newton, la différence visible de la surface de l’eau révèle les effets de la rotation sur le comportement des objets.

Newton peut dire qu’un objet en accélération change de position dans l’espace et que l’eau dans le seau réagit à ce changement. Leibniz, semble-t-il, n’a aucune explication pour la différence de forme de la surface de l’eau. Il n’y a rien dans les relations spatiales entre les parties du seau et l’eau qu’il contient qui puisse expliquer pourquoi elle monte  23 

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dans un cas et reste plate dans l’autre. Il n’y a pas de terme qu’il pourrait mettre dans ses équations, tant qu’il se limite aux relations spatiales entre les choses internes au système eau-seau, et qui pourrait prédire cet effet. Cela laisse toutefois une brèche ouverte que Newton a anticipée et comblée avec son exemple suivant. S’il est vrai qu’il n’y a rien dans les relations spatiales internes entre les parties du système eau et seau – à part la forme de l’eau elle-même – qui distingue le seau tourbillonnant de celui au repos et qui pourrait être utilisé pour expliquer la différence de forme de l’eau, ce n’est plus vrai si nous élargissons la description aux objets de l’environnement. Si vous réalisez l’expérience dans votre cuisine, par exemple, le seau tourbillonnant changera de relation avec votre réfrigérateur, alors que le seau immobile ne changera pas. Leibniz pourrait en principe dire que l’eau réagit à sa relation changeante avec votre réfrigérateur, plutôt que de dire qu’elle change de relation avec l’espace. L’expérience elle-même ne l’exclut pas. Bien sûr, vous ne voudriez pas donner à votre réfrigérateur une telle position d’importance dans les lois fondamentales de la nature, mais il y a des objets comme le centre de masse de l’univers, par exemple, qui pourraient plausiblement être considérés comme remplissant ce rôle. Newton a comblé cette lacune en considérant un univers fictif obéissant à ses lois du mouvement et ne contenant que deux globes. Si deux globes, maintenus à une distance donnée l’un de l’autre au moyen d’une corde qui les relie, tournaient autour de leur centre de gravité commun, nous pourrions, à partir de la tension de la corde – démontrer que les globes essaient de s’échapper de leur axe de mouvement et de là nous pourrions calculer la « quantité » de leurs mouvements circulaires. Ainsi pourrions-nous trouver à la fois la quan-

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tité et le sens de ce mouvement circulaire, même dans un vide immense, où il n’y a rien d’extérieur ou de sensible auquel les globes pouvaient être comparés.

La tension qu’on observe au niveau de la corde –  qui empêche les globes de s’échapper par effet centrifuge de leur axe de mouvement – atteste de leur rotation absolue, même quand il n’y a aucun mouvement relatif dans tout l’univers. Tous les corps matériels (les globes et la corde) conservent une position constante les uns par rapport aux autres. Cela signifie que tant que les lois de Newton sont correctes, l’accélération est détectable. Leibniz ne semble pas enclin à remettre en cause les lois de Newton, d’autant que cela aurait été un argument difficile à faire valoir puisque rien ne suggère que ces lois soient autre chose que parfaitement exactes. Il n’a jamais répondu de manière convaincante aux arguments du seau et du globe et la question est restée en suspens jusqu’à beaucoup plus tard. La correspondance entre Leibniz et Clarke contenait les germes d’une forme d’argument qui traverse l’histoire de la physique de l’espace-temps. Le débat initial entre Newton et Leibniz portait sur la question de savoir si l’espace est une chose en soi ou simplement un réseau de relations entre les corps, mais dans le cadre de son argumentation contre la reconnaissance de l’espace comme une chose, Leibniz a souligné qu’un tel point de vue nous obligeait à reconnaître des distinctions entre des situations indiscernables les unes des autres. Il préconisait une vision qui excluait la structure inobservable. Ce type d’argument apparaît à maintes reprises en physique et a été l’un des outils les plus puissants pour nous conduire à de nouvelles théories. En termes modernes, nous dirions que l’importance du débat est qu’il a conduit à une discussion sur la géométrie physique appropriée pour  25 

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la dynamique. Si l’on pense que l’espace et le temps sont tous deux des entités existant indépendamment, comme le faisait Newton, il existe des différences de localisation et d’orientation dans l’espace, des différences de mouvement uniforme, et des différences de localisation et de durée dans le temps, qui sont indétectables. Ce n’est pas seulement que la théorie postule une structure inobservable pour expliquer un comportement observable. C’est que la théorie de Newton postule une structure inobservable qui ne joue aucun rôle dans le comportement observable des choses ; en somme, une structure qui ne peut être détectée par aucune expérience et qui ne fait aucune différence dans les mouvements des objets régis par des lois. La question particulière qui intéressait Newton et Leibniz, à savoir si l’espace et le temps sont des choses distinctes ou des réseaux de relations, est en grande partie tombée dans l’oubli. De nos jours, on parle d’espace et de temps sans trop se soucier de savoir s’il s’agit de substances ou d’un réseau de relations. La question qui a survécu et qui a été au centre des développements théoriques depuis le débat entre Newton et Leibniz est la suivante : quelle est la structure de l’espace et du temps ? Ce débat s’est avéré très fructueux pour identifier une structure présumée « indétectable ». Il a également introduit une façon de réfléchir ici, en termes de transformations, que nous pourrions apporter à un système d’objets sans perturber quoi que ce soit qui fasse une différence observable dans leurs mouvements. La question « quelles structures intrinsèques dans l’espace et le temps doivent être reconnues pour déterminer les mouvements des objets régis par des lois ? » est devenue le problème central de la physique de l’espace-temps. Les outils mathématiques que Leibniz utilisait implicitement en se demandant quels types de déplacements ou de  26 

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changements pouvaient être apportés à un système d’objets sans qu’ils soient détectés ont été développés explicitement et ont été utilisés pour obtenir une compréhension toujours meilleure de la géométrie intrinsèque de l’espace et du temps. Elles ont été affinées et perfectionnés au fil des ans et formalisées dans les mécanismes mathématiques de symétrie et de transformation qui se sont avérés essentiels au développement de la théorie de la relativité et ont joué un rôle indispensable depuis lors. Le déploiement de cette machinerie peut être d’une grande complexité mathématique, mais l’idée de base est intuitive : l’espace et le temps ne sont pas eux-mêmes observables en tant qu’entités distinctes per se. Et s’il existe certains types de transformations imaginaires que l’on pourrait faire – soit au monde lui-même et dans son ensemble, soit à un système d’objets dans le monde – sans les détecter, nous n’avons pas de bonne raison de croire que ces transformations changent quelque chose de physiquement réel. Dans la mesure où nous ne connaissons la structure de l’espace et du temps que par le biais de ses effets sur les mouvements des objets, nous n’avons aucune preuve de l’existence d’une structure qui ne fasse aucune différence dans les mouvements observables. Supposons que quelqu’un vous dise : « Voici toutes les façons dont le monde pourrait exister, selon les lois physiques », et pour chaque façon dont le monde pourrait exister, vous pourriez obtenir une autre façon d’exister (selon les lois physiques) en prenant cette façon et en la modifiant de cette manière. Si le changement produit toujours une contrepartie indiscernable, vous devriez vous demander si ces « changements » ne sont que des changements de nom. Vous devriez vous demander, en d’autres termes, si les situations obtenues en appliquant le changement en question représentent réellement, après tout, le même type de situation  27 

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physique. Les exemples concrets sont d’une complexité qui exige une analyse minutieuse, aussi cette interrogation n’estelle qu’une invitation à approfondir la question ? Ce qui est clair, c’est que ce qui est transformé n’est pas quelque chose d’observable ou qui fait une différence connue dans les mouvements observables des objets, et si nous n’avons pas de raison indépendante de penser que la transformation change quelque chose de physiquement réel, nous aurions raison de nous demander s’il s’agit d’un changement vide ou nul. Il n’est pas toujours facile de voir comment supprimer la structure indétectable d’une manière qui ait un sens physique. La structure inobservable peut être tellement imbriquée avec la structure qui joue un rôle dans la production du comportement physique observable que les deux ne peuvent pas être facilement séparées. L’exemple de la vélocité et de l’accélération en est un bon exemple. Même si le mouvement à vitesse constante n’est pas détectable, l’accélération l’est, et il est très difficile de donner un sens physique à l’idée qu’il est possible de savoir si un objet accélère, mais pas s’il se déplace à une certaine vitesse. Ce n’est pas rare. Ce n’est généralement qu’après coup que l’on comprend comment supprimer une structure indétectable tout en laissant tout en place afin de produire un comportement observable. Ce n’est généralement qu’a posteriori que l’on comprend comment se débarrasser de la graisse sans couper dans l’os. Récapitulons rapidement les points abordés dans ce chapitre : Newton a introduit en physique des questions sur la structure intrinsèque de l’espace et du temps en les reliant au mouvement. Cela a changé la façon dont l’espace et le temps sont étudiés en les soumettant à une enquête empirique. Newton lui-même soutenait que l’espace et le temps étaient des entités dans lesquelles se trouvaient des objets et des événements. Leibniz s’y opposa en arguant qu’une telle  28 

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vision engageait Newton dans un nombre infini de situations physiques distinctes entre lesquelles nous n’avons aucun moyen de les distinguer séparément par l’observation ou l’expérience. Ce débat a permis d’introduire la question qui est au cœur de l’étude physique de l’espace et du temps depuis Newton : quel type de structure l’espace et le temps représentent-ils, si l’on en juge par leurs effets sur le mouvement des objets ? Ou, comme nous le dirions aujourd’hui, quelle est la géométrie de l’espace et du temps, mesurée par leurs effets sur les mouvements observables des corps matériels ? Et les outils mathématiques qui ont été forgés pour rendre précise la manière d’argumenter, apparue dans le premier débat entre Leibniz et Clark, ont joué un rôle central dans l’investigation physique de l’espace et du temps depuis lors. L’histoire telle que je l’ai racontée dans ce chapitre n’est pas seulement l’histoire d’une nouvelle vision du monde, c’est aussi l’histoire de la naissance de la physique telle que nous la connaissons, c’est-à-dire, comme une entreprise distincte qui s’est détachée de la tradition philosophique. À ce stade, le débat métaphysique entre Newton et Leibniz se trouve dans l’impasse. Ce qui se passe ensuite est quelque chose que personne n’aurait pu prévoir.

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2 L’espace et le temps deviennent l’espace‑temps : l’ère d’Einstein À la fin du xviie siècle, la théorie de Newton est totalement admise mais quelques nuages assombrissent encore l’horizon. Certains indices montraient que la théorie n’était pas entièrement correcte. Au début, il s’agissait de petites anomalies qui ne pouvaient pas être intégrées dans le cadre existant, mais elles devenaient de plus en plus pressantes et la théorie de Newton a fini par être supplantée par les théories de la relativité d’Einstein. Ce chapitre présente les brillants élans d’imagination d’Einstein et la nouvelle direction surprenante dans laquelle ils ont conduit la physique. Commençons par le problème auquel la relativité spéciale apportait une solution. Selon les lois de Newton, les mouvements régis par la loi des objets physiques ne sont pas sensibles aux différences d’emplacement, de direction ou d’état de mouvement, tant que ce mouvement est uniforme. Les objets se comportent de la même manière, quel que soit  30 

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leur emplacement, leur orientation ou leur vitesse. Ils sont toutefois sensibles à l’accélération. Bien que la question de savoir ce qu’il faut faire du fait que le comportement est sensible à l’accélération n’ait pas été résolue sur le plan philosophique, l’idée que les lois de la physique sont insensibles aux différences de vitesse s’était profondément ancrée et avait atteint un statut presque sacro-saint. Au xixe siècle, cependant, les recherches sur les phénomènes de l’électricité, du magnétisme et de la lumière ont abouti aux équations de l’électromagnétisme du mathématicien écossais Robert Maxwell. Les équations de Maxwell semblaient effectivement sensibles aux différences de vitesse. Les équations impliquent que lorsque la lumière est générée, les ondes électromagnétiques se propagent dans toutes les directions à une vitesse de 2,998 × 108 m/s (la vitesse joue un rôle si important qu’elle a sa propre étiquette : on l’appelle habituellement c). Elles impliquent également que le fait que la source de la lumière soit en mouvement n’a aucune importance. À cet égard, la lumière est comme le son. La vitesse des ondes sonores est également indépendante du mouvement de la source, de sorte que si vous criez par la vitre d’une voiture en mouvement, le son ne se déplacerait plus vite que si vous, la source, étiez immobile. Cela signifie que vous devriez en principe être en mesure de savoir à quelle vitesse vous vous déplacez dans l’espace en mesurant la vitesse de la lumière par rapport à vous. Si vous êtes à bord d’une voiture qui roule à 100 km/h et qu’une autre voiture vous dépasse dans la même direction à une vitesse de 200 km/h, la vitesse de la voiture qui vous dépasse devrait être de (200-100, soit + 100 km/h) par rapport à vous. Il semble donc que si vous vous éloignez d’un phare en voiture à la vitesse u et que la lumière se propage depuis  31 

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le phare à la vitesse c, la vitesse de la lumière par rapport à vous devrait être c-u, de sorte qu’en mesurant la vitesse de la lumière de votre point de vue dans la voiture, vous devriez être en mesure de déterminer la vitesse de la voiture. Tout ceci était tout à fait contraire à la supposition selon laquelle il n’y a aucun moyen de détecter si un objet est au repos ou à quelle vitesse il se déplace tant que cette vitesse est uniforme, et une série d’expériences menées dans les années 1800 ont tenté d’utiliser cette idée pour voir si elles pouvaient prouver que cette présomption était fausse. La plus belle et la plus célèbre de ces expériences est celle réalisée par le physicien A. A. Michelson en Allemagne en 1880, puis améliorée et réalisée aux États-Unis avec le chimiste américain Edward Morley. Elle est connue sous le nom d’expérience Michelson-Morley, et voici comment elle fonctionne. Puisque la Terre se déplace à grande vitesse autour du Soleil, nous devrions être en mesure d’évaluer son mouvement en observant comment la vitesse apparente de la lumière diffère de c lorsqu’elle est mesurée, d’abord dans une direction, puis dans une direction perpendiculaire à celle-ci. Le problème est que lorsque Michelson et Morley ont effectué les mesures, ils ont constaté que la vitesse était exactement la même dans toutes les directions. De nombreuses façons différentes de mesurer la vitesse ont été essayées et les mesures ont été effectuées avec une extrême précision, mais les résultats étaient toujours les mêmes. Il est apparu de plus en plus clairement que, quelle que soit la vitesse et la direction dans laquelle on se déplace, on obtient le même résultat pour les mesures de la vitesse de la lumière. Il est extrêmement difficile de comprendre comment donner un sens à ces résultats. Les gens étaient stupéfaits ; personne à l’époque ne comprenait comment un observateur se déplaçant très rapidement dans une direction pouvait obtenir le même résultat qu’une  32 

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personne se déplaçant tout aussi rapidement dans la direction opposée. Ce genre de situation se produit souvent en science, généralement à la veille de transitions importantes. Ce n’est pas très différent de ce qui se passe avec les détectives qui élaborent une théorie sur un crime. On commence par une théorie simple et plausible qui semble rendre compte de tout ce que l’on sait de manière naturelle. Puis, on découvre un nouvel élément de preuve qui ne correspond pas à la théorie : une empreinte de pied, un gant ou un signal inattendu provenant d’une antenne de téléphonie mobile. Les gens essaient alors de remanier l’ancienne théorie de diverses manières pour l’adapter à la preuve récalcitrante. Ils donnent un coup de pouce à ceci et ajoutent cela, mais rien ne semble tout à fait correct. Il ne semble pas y avoir de moyen de prendre en compte les nouvelles preuves qui ne soit pas ad hoc, arbitraire ou inventé. Puis quelqu’un arrive avec une théorie complètement nouvelle, qui réorganise toutes les anciennes preuves avec les nouvelles et tout se met en place. C’est ce qui s’est passé ici. Les scientifiques ont d’abord pensé que le problème devait se situer au niveau des équations de l’électromagnétisme, puisque l’édifice de la mécanique newtonienne semblait inviolable et que les équations de Maxwell étaient toutes nouvelles. Mais avec le temps, il est devenu évident que ses équations étaient correctes et que le problème devait être ailleurs. Le physicien néerlandais Hendrik Lorentz a fait une proposition étrange au premier abord. Il a suggéré que la véritable vitesse de la lumière pour les objets qui sont réellement au repos est c. Pour les observateurs qui se déplacent à une vitesse v, la vitesse de la lumière est c-v, mais lorsqu’ils essaient d’effectuer la mesure, ils obtiennent le résultat c parce que leurs instruments de mesure les trompent. La  33 

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théorie veut que les règles de mesure spatiale se raccourcissent et que les horloges tournent plus lentement lorsqu’on est en mouvement, de manière à garantir que les mesures de la vitesse de la lumière ne donnent jamais autre chose que c. Les termes « règles de mesure » et « horloges » sont utilisés ici de manière générique. Puisque la vitesse est une distance parcourue par unité de temps, il faut pouvoir mesurer la distance et la durée d’une manière ou d’une autre, et ces mesures doivent mettre en œuvre un étalon physique de longueur et de temps. Si nous les « trafiquons » de la « bonne » manière, nous obtiendrons le bon résultat mesuré dans tous les cas. Cette suggestion fait montre d’une certaine logique. C’est fou, bien sûr, mais à l’époque, personne n’avait d’alternative qui semblait plus sensée. Personne, jusqu’à Einstein. Il est difficile de savoir si Einstein connaissait l’expérience Michelson-Morley. Il y a des raisons de penser qu’en effet, il la connaissait mais aussi des raisons de penser que non. Cependant, il était imprégné de la nouvelle théorie électromagnétique et avait essayé sans succès de modifier les équations de Maxwell afin qu’elles n’impliquent plus que la vitesse de la lumière par rapport à des observateurs se déplaçant à des vitesses différentes. À un moment donné, il a changé de cap et s’est demandé à quoi le monde devrait ressembler pour que la vitesse de la lumière soit réellement la même pour chaque observateur se déplaçant uniformément. Avant de pouvoir dire ce qu’il a découvert, nous devons introduire une façon de représenter l’espace et le temps qui sera indispensable dans ce qui suit. Supposons que nous ayons une surface comme une feuille de papier carrée posée sur une table. Il existe une distance spatiale entre deux points quelconques du papier. Si nous laissons maintenant la dimension verticale au-dessus de la table représenter le  34 

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temps, le résultat sera un volume tridimensionnel, dont deux dimensions représentent l’espace et une le temps. Chacun des points à l’intérieur du volume représentera une position à un moment donné. L’histoire d’un objet tel qu’une fourmi rampant sur la surface du papier, lorsque nous traçons sa position à différents moments dans le cube, sera une ligne qui monte continuellement vers le haut en se conformant à la dimension verticale alors qu’elle trace un chemin à travers les deux autres dimensions qui reflètent ses mouvements dans l’espace (cf. figure 2). Fin

t

y

Départ

x

Fig. 2    Un cube espace-temps peut être utilisé pour tracer la trajectoire d’une fourmi se déplaçant sur une feuille de papier sur une table où la dimension verticale représente le temps.

Les lignes dans l’espace-temps représentant l’histoire d’objets comme celui-ci sont appelées « trajectoires ». Si vous courez dans votre quartier en suivant la trajectoire décrite à la figure 3(a), votre trajectoire dans l’espace-temps ressemblera à la ligne de la figure 3(b). La représentation de votre trajectoire dans ce format élève votre parcours dans l’espace de sorte que nous pouvons localiser votre position à un moment donné en trouvant le point correspondant à ce moment le long de la dimension verticale.  35 

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Time

(a)

(b)

Fig. 3    Ces figures montrent le même chemin tracé dans l­’espace (a) et dans l’espace-temps (b).

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Notre espace possède trois dimensions au lieu de deux, donc l’espace-temps de notre monde a quatre dimensions au lieu de trois. Sinon, c’est la même chose. Tout événement a une localisation à la fois dans l’espace et dans le temps. Et tout comme nous pensons habituellement qu’une ligne droite entre deux points quelconques dans l’espace donne la distance qui les sépare et qu’une ligne droite entre deux événements quelconques indique l’intervalle temporel qui les sépare, une ligne droite entre deux événements quelconques dans l’espace-temps correspond à la distance spatio-temporelle qui les sépare. Ainsi, par exemple, étant donné que Galilée est né le 15 février 1564 à Pise et que Newton est né le 4 janvier 1643 à Woolsthorpe, la distance spatio-temporelle est égale à la distance entre deux événements. La distance spatio-temporelle entre leurs naissances est représentée par la ligne la plus droite qui les relie dans l’espace-temps. Nous pourrions mesurer cette distance en calculant le temps qu’il faudrait à un rayon lumineux pour aller d’un événement à l’autre. Nous sommes maintenant en mesure de voir ce qui se passe si nous partons de l’hypothèse que la vitesse de la lumière est réellement la même pour tout observateur se déplaçant uniformément et d’en tirer les conséquences. Il s’avère que les distances spatio-temporelles entre les événements ne varient pas, mais que les observateurs se déplaçant à des vitesses différentes répartiront la différence entre l’espace et le temps de différentes manières, de sorte qu’ils obtiennent des résultats différents pour les distances spatiales et les distances temporelles. La différence est si subtile qu’elle n’est perceptible qu’à de très grandes distances ou à des vitesses proches de c. Lorentz avait déjà fourni les équations qui permettent de calculer cette différence, mais alors qu’il considérait ces équations comme décrivant la manière  37 

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dont les règles se raccourcissent et les horloges ralentissent lorsqu’elles sont en mouvement, Einstein les considérait comme révélant qu’il n’existe pas vraiment de faits objectifs concernant les distances spatiales et les intervalles temporels. Une fois cet ajustement effectué, nous pouvons combiner la mécanique newtonienne et l’électromagnétisme maxwellien et expliquer le fait que la vitesse observée de la lumière est indépendante du mouvement de l’observateur. L’impact philosophique de cet ajustement sur notre compréhension du temps est toutefois profond. À l’époque où Einstein travaillait, les gens utilisaient encore des cadres de référence pour penser à la structure de l’espace. Ils établissaient des grilles avec des nombres qui servaient de coordonnées et parlaient de transformations entre ces cadres de référence. Un événement était représenté par quatre nombres, dont trois donnaient ses coordonnées spatiales et le dernier son temps. Cette façon de représenter les choses avait l’avantage de convertir les questions de géométrie en problèmes arithmétiques, et nous pouvons utiliser les mathématiques pour résoudre des équations. Si nous introduisions des cadres de référence centrés sur des observateurs situés à des endroits différents ou se déplaçant les uns par rapport aux autres, nous pourrions trouver des équations qui nous diraient comment leurs mesures seraient liées les unes aux autres. Ce qui n’est pas si agréable, c’est que cela rendait obscur le contenu physique de nos équations. Rappelons-nous que j’ai dit au chapitre 1 qu’il est pratique d’utiliser des nombres comme noms de lieux, notamment parce que les nombres ont une structure que nous pouvons exploiter pour représenter la structure des lieux que nous utilisons pour les représenter. Seules certaines caractéristiques des nombres que nous utilisons ont ce type de signification physique. Ainsi, par  38 

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exemple, nous choisissons généralement une origine pour notre cadre de référence et une échelle par convention. Ces choix sont arbitraires dans le sens où nous aurions pu choisir une origine ou une échelle différente pour représenter le même ensemble de faits physiques. Cela ne posait pas de problème tant que nous savions comment séparer les caractéristiques de nos coordonnées qui ont une signification physique de celles qui n’en ont pas. Lorsque nous coordonnons un espace dont la structure intrinsèque est inconnue, il n’est pas trivial de distinguer les caractéristiques des coordonnées qui représentent quelque chose de physique de celles qui sont des artefacts du choix du cadre de référence. Même si nous avions les équations qui nous disaient comment les mesures d’un observateur se rapportaient aux mesures d’un autre, il n’était pas du tout clair, en regardant les équations, ce que tous les chiffres nous disaient sur les structures intrinsèques de l’espace et du temps Si vous avez compris que la Terre est ronde, vous comprendrez pourquoi des personnes se trouvant sur des côtés opposés de la Terre ne sont pas d’accord sur le sens de « vers le haut ». On aimerait trouver quelque chose de similaire dans ce cas. On aimerait avoir une compréhension claire de la géométrie intrinsèque de l’univers afin de pouvoir comprendre pourquoi les mesures des distances spatiales et temporelles dépendent de la manière prévue de notre état de mouvement. La présentation d’Hermann Minkowski en termes de la théorie d’Einstein nous présentait cela. Minkowski était le professeur de mathématiques d’Einstein à l’École polytechnique de Zürich (EPZ). Einstein a assisté à quelques-unes de ses conférences, mais a admis plus tard qu’il était tellement absorbé par ses études de physique qu’il a négligé ses cours de mathématiques. C’est Minkowski qui a fourni le formalisme quadridimensionnel qui nous permettait de représenter directement la géométrie  39 

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physique. Dans ce formalisme, les coordonnées disparaissent de l’image. L’espace et le temps sont présentés ensemble en utilisant le type de construction quadridimensionnelle décrit ci-dessus et, au lieu de travailler avec des nombres, nous parlons simplement de la géométrie intrinsèque de cette structure quadridimensionnelle. Cela nous permet de présenter les idées physiques de manière géométrique et facilite la séparation entre ce qui fait partie de la structure réelle de l’espace-temps et les éléments qui sont des artefacts de choix arbitraires d’attribution de coordonnées. Nous le verrons plus clairement au chapitre 3 lorsque nous dirons pourquoi les distances spatiales et temporelles semblent varier avec le mouvement de l’observateur. Einstein a d’abord résisté à ce formalisme, mais il a été adopté presque immédiatement par tous les autres membres de la communauté des physiciens. Il est rapidement devenu la façon canonique de présenter les choses, et Einstein a fini par s’y rallier. On a dit un jour que personne ne pensait vraiment en quatre dimensions, mais la plupart des physiciens pensent maintenant facilement et naturellement en termes d’espace-temps. Si l’on considère une impulsion lumineuse émise à partir d’un point p de l’espace-temps, elle se répand dans toutes les directions à la même vitesse, indépendamment du mouvement de la source. La sphère de lumière en expansion apparaît dans un diagramme espace-temps sous la forme d’un cône, appelé cône de lumière (cf. figure 4). C’est l’un des domaines de la physique où la terminologie est mnémotechnique. L’intérieur du cône dans le sens du futur (le cône de lumière futur) contient tous les événements qui peuvent être affectés par p. L’intérieur du cône dans la direction du passé (le cône de lumière du passé) contient tous les événements qui peuvent affecter p. La région située  40 

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à l’extérieur du cône de lumière et des deux côtés – appelée, délicieusement, « l’absolu, l’ailleurs » – contient des événements qui ne peuvent ni affecter, ni être affectés par ce qui se passe en p. Tout ce que vous devez savoir sur la structure de l’espace-temps selon la relativité spéciale est qu’il existe un cône de lumière en chaque point qui sépare les autres. En termes pratiques, le « passé » et le « futur » ont des significations assez proches de leur sens courant. A est dans le passé de B signifie que A peut affecter ce qui se passe en B. C est dans le futur de D signifie que C peut être affecté par ce qui se passe en D. ct

Futur

ct

A y B

Ailleurs

Présent

Futur x

Présent

Ailleurs

Passé

Passé

(a)

(b)

x

Ailleurs

Fig. 4    Les diagrammes de cônes de lumière sont utilisés pour représenter la structure intrinsèque de l’espace-temps dans une théorie relativiste. La sphère de lumière en expansion libérée par un point définira un cône dont l’intérieur dans les directions passées et futures, respectivement, représente l’ensemble des points qui peuvent affecter et être affectés par ce qui se passe au point.

Le passé d’un événement est maintenant donné par le contenu de son cône de lumière passé. Son « futur » est donné par les événements de son cône de lumière futur. La différence est qu’il y a maintenant aussi une grande zone grise contenant des événements qui ne se produisent ni  41 

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avant ni après l’événement en question, ni à proprement parler en même temps. Cette transformation de l’imagination a été rendue possible par l’introduction du mode de pensée géométrique et la mise à l’écart de l’utilisation maladroite des systèmes de coordonnées. Comme c’est souvent le cas en physique, l’affinage du formalisme et la clarification de son contenu physique se sont produits en même temps. Avec le nouveau formalisme, nous pouvons comprendre la véritable signification de l’innovation d’Einstein. L’astuce consistait à combiner l’espace et le temps en une seule structure, mettre de côté tout présupposé sur les différences entre les deux et à reconnaître uniquement les structures qui se manifestent dans les comportements des objets physiques. Il s’avère que la structure objective réelle de l’espace-temps est définie par les distances spatio-temporelles et que la constance de la vitesse de la lumière est une conséquence naturelle du fait qu’elle se propage uniformément à partir d’une source. C’est l’étalon-or de l’explication physique. Il faut commencer par un ensemble de comportements qui semblent bizarres à la lumière de votre compréhension actuelle du monde, et terminer par de nouveaux concepts fondamentaux et un nouveau cadre mathématique dont ils découlent exactement comme vous l’attendez. Il existe une sorte de naturel immédiatement manifeste que nous avons appris à attendre d’un cadre physique qui a une chance d’être correct : une économie de concepts fondamentaux et une élégance intérieure. La théorie d’Einstein avait tout cela « à la pelle ». Mais une fois que nous disposons du nouveau cadre, il nous reste à l’assimiler philosophiquement et à reconnaître que les innovations d’Einstein ont agi avec une telle violence pour des éléments fondamentaux du sens commun que, comme nous le verrons dans les chapitres à venir, nous en subissons encore les conséquences.  42 

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COMMENT TOUT CELA CHANGE NOTRE COMPRÉHENSION PHILOSOPHIQUE DU TEMPS La théorie d’Einstein a ravivé un ancien débat philosophique entre les philosophes grecs Héraclite et Parménide. Vous connaissez peut-être Héraclite pour avoir affirmé que « tout est fluctuant » ou pour avoir observé que l’on ne se jette jamais deux fois dans la même rivière. Nous ne disposons, malheureusement, que de fragments de ses écrits. Ces fragments ressemblent davantage à des aphorismes qu’à des théories, mais ils sont suffisamment évocateurs pour que l’on puisse se faire une idée de sa pensée. Pour Héraclite, le caractère fondamental de la réalité est le changement. Comme il le dit : Tout s’écoule et rien ne demeure ; tout cède et rien ne reste attaché. L’éphémère est fondamental et le présent est primordial. Les choses qui existent maintenant ne resteront pas. Elles glissent dans le passé et la non-existence, dévorées comme elles sont par le temps.

La vision opposée du temps vient de Parménide. Selon ce dernier, l’univers est constant, immuable et éternel. Il écrit : Ce qui existe n’a ni commencement et ne sera jamais détruit : il est entier, immobile et sans fin. Il n’a pas existé et n’existera pas. Il est simplement – maintenant, ensemble, un, continu… La permanence est fondamentale. Aucune chose ne vient à l’exister ou, glissant dans le passé, ne cesse d’être. Le passé, le présent et le futur sont des distinctions qui ne sont pas marquées dans le statique « être ». Le temps et le devenir sont au mieux secondaires, au pire, illusoires.

Pour de nombreux membres de la communauté des physiciens, la théorie de la relativité spéciale est apparue comme  43 

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une justification de la vision parménidienne. Il est devenu habituel de dire que le passage du temps est une illusion et que rien ne change vraiment. Einstein lui-même a utilisé le vocabulaire de l’illusion à plusieurs reprises, notamment dans une lettre de condoléances adressée à la veuve de son ami intime Michele Besso à l’annonce de la mort de ce dernier. Il écrit : En quittant ce monde étrange, il m’a une fois de plus précédé de peu. Cela ne veut rien dire. Pour ceux d’entre nous qui croient en la physique, cette distinction entre passé, présent et futur n’est qu’une illusion, aussi persistante soit-elle.

Nous allons approfondir ce débat qui distingue deux visions du temps au chapitre 5 mais il y a, cependant, quelques confusions simples qu’il convient de dissiper dès à présent. En soi, le fait que nous puissions représenter mathématiquement le temps par une dimension ne signifie pas grand-chose et certainement pas que le temps ressemble à l’espace. Nous pouvons représenter la température, la saturation et la teinte par des dimensions mais sommes peu enclins, dans ces cas, de dire qu’elles sont comme l­’espace. Chaque fois que vous voyez un graphique, il s’agit de quelqu’un qui utilise une dimension pour représenter une quantité. Nous pourrions prendre le cube espace-temps de la figure 3 et, au lieu de laisser la dimension verticale représenter le temps, la laisser représenter le niveau d’infection, le taux de criminalité ou la distribution des richesses dans l’espace représenté sur la carte en-dessous. Lorsqu’on introduit l’image relativiste du temps, on dit parfois que, selon la relativité, le futur est déjà là, ou que, selon la relativité, le changement n’existe pas. Aucune de ces deux affirmations n’est juste. Il n’est pas vrai que le futur est déjà là, ou là maintenant. Dans un monde relativiste, les choses arrivent quand elles arrivent et  44 

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à aucun autre moment, tout comme dans un monde newtonien, tout comme cela se passe dans la vie. Il n’est pas non plus vrai que rien ne change. Dans un monde relativiste, les arbres poussent, les feuilles changent de couleur, les marées montent et se retirent. Le fait que l’image 4D ne change pas ne signifie pas qu’elle n’est pas une image de changement. Il existe cependant des caractéristiques du sens commun qui sont difficiles à concilier avec la relativité spéciale. Le sens commun tend à considérer l’univers comme une grande chose étendue dans l’espace qui existe dans le temps. Or, les différences entre le temps et l’espace sont intuitivement assez profondes. L’espace a une sorte de réalité substantielle, c’est là que se trouvent les objets matériels, même lorsque nous ne les observons pas. Le temps semble avoir une existence moins substantielle. Nous avons tendance à penser que les autres temps ne sont pas comme des lieux qui existent même lorsqu’ils ne sont pas visibles, mais plutôt qu’ils naissent au fur et à mesure qu’ils sont vécus. Ces façons de penser basées sur le bon sens sont très difficiles à maintenir dans un univers relativiste spécial. L’univers ne se sépare pas en ce que nous pourrions appeler des « tranches de temps identiques » qui naissent une à une et disparaissent ensuite. Cela signifie qu’il est impossible de considérer le temps dans un univers relativiste comme une sorte de paramètre externe dans lequel l’histoire de l’univers se déroule. De l’intérieur (de l’univers), les processus temporels individuels se ressemblent plus ou moins. Notre propre vie, et l’histoire d’autres objets matériels, passe par une séquence d’états qui se produisent l’un après l’autre, et le tissu spatial et temporel normal de la vie quotidienne reste largement intact. Il y a simplement une asynchronie entre les processus qui se déroulent à une distance spatio-temporelle les uns des autres, de sorte que si nous regardons de très près, le tissu de l’espace-temps ressemble davantage à un maillage qu’à  45 

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un découpage net par tranches en surfaces spatiales tridimensionnelles. Si nous pensons ordinairement que l’univers ressemble à la figure 5, où chacune des feuilles représente ce qui se passe à un instant donné, la relativité nous dit plutôt que cela ressemble à la figure 6. A

B t

Fig. 5    Le bon sens pré-relativiste suppose que l’espace-temps se divise en tranches représentant des événements qui se produisent à des instants successifs du temps. Pour deux événements quelconques, il existe un fait déterminé afin de savoir s’ils se produisent en même temps.

FUTUR

FUTUR

A

B

PASSÉ

PASSÉ

t

Fig. 6    La structure intrinsèque de l’espace-temps relativiste est une structure maillée définie par des cônes de lumière dans laquelle il n’existe aucun fait bien défini permettant de savoir si des événements distants comme A et B qui ne tombent pas dans le cône de lumière de l’autre se produisent en même temps.

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Lorsque nous parlons de la géométrie de l’espace-temps, nous avons réduit les choses aux structures les plus austères. À ce niveau des plus « basiques », l’espace et le temps cryptent, donc placent sous forme codée, les relations de connectivité causale entre les événements. La façon dont les choses sont situées dans l’espace et le temps nous indique si, et par quelle voie, elles peuvent s’influencer mutuellement. Quelque chose ici ne peut affecter quelque chose là-bas que par un signal ou une séquence d’influence qui passe par l’espace intermédiaire. Un événement qui s’est produit en 1903 ne peut affecter les événements de 1925, ou être affecté par des événements de 1880, que par une voie qui passe par tous les temps intermédiaires. La structure de l’espace et celle du temps codent ensemble le flux d’influence dans le monde. En fixant une limite supérieure à la vitesse à laquelle un objet peut se déplacer d’une partie de l’espace-temps à une autre, la relativité restreignait l’ordre causal. Supposons que vous et moi soyons sur des bateaux en pleine mer et que nous communiquions par des signaux que nous envoyons dans les deux sens. Nous savons chacun ce qui se passe sur notre propre ligne temporelle, mais si je veux relier les événements de votre ligne temporelle à la mienne, je dois vous envoyer un signal qui voyage de mon bateau au vôtre, en vous demandant ce que vous faites au moment précis où vous recevez le message et où vous attendez un retour. Si vous me dites que vous étiez en train de dîner quand vous avez reçu le message, alors je sais que vous étiez en train de dîner entre le moment où j’ai envoyé le signal et celui où vous m’avez répondu, mais je ne peux pas être plus précis que cela. Une tactique naturelle qui vous est venue à l’esprit est que je devrais simplement diviser par deux le temps que le signal a mis à me revenir ; cela devrait me dire que vous aviez pris place pour dîner exactement à mi-chemin entre le moment où le signal a été envoyé et celui où il a été  47 

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reçu. Mais si nous réfléchissons plus attentivement à cette question dans le monde de la relativité spéciale, nous verrons que cela ne marche pas. Cependant, si vous vous éloignez de moi à une vitesse constante, alors, de mon point de vue, le signal mettra plus de temps à revenir. Nous pouvons calculer, compte tenu de la vitesse et de la distance, la petite correction pour la durée plus longue du voyage de retour, donc ce n’est pas un problème. Diviser par deux est logique si nous nous déplaçons tous les deux à la même vitesse. Maintenant, voyons comment vos calculs vont se dérouler. Vous utiliserez les mêmes techniques pour coordonner les événements de ma ligne temporelle avec les événements de la vôtre et vous effectuerez la même correction dans la direction opposée, car vous vous considérerez comme immobile et moi comme m’éloignant de vous. De votre point de vue, tout signal que vous envoyez devrait mettre moins de temps pour arriver jusqu’à moi que pour revenir, et lorsque vous effectuerez vos corrections et que nous comparerons, nous constaterons que nous avons obtenu des résultats différents pour les événements de votre ligne temporelle qui se sont produits en même temps que ceux de la mienne. Je dirai, par exemple, que vous vous êtes assis pour dîner avant que j’allume la télévision, et vous direz le contraire. Lequel de nous deux a raison ? Tout l’intérêt de la relativité réside dans le fait qu’il n’y a ni bonne ni mauvaise réponse, puisqu’il n’y a aucun fait quant à savoir qui est en mouvement et qui est au repos. C’est à cela que revient la « relativité » dans la « relativité spéciale » (nous verrons plus loin d’où vient le terme « spéciale »). Je me déplace à la vitesse v par rapport à vous et vous vous déplacez à la vitesse -v toujours par rapport à moi, et il n’existe aucun fait permettant de déterminer lequel d’entre nous est réellement immobile et lequel des calculs  48 

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est réellement juste. Cela signifie à son tour qu’il n’existe aucun fait permettant de déterminer quels événements de votre ligne temporelle se sont produits en même temps que ceux de la mienne. Plus nous réduisons le temps de décalage entre l’envoi et la réception de signaux, plus nous pouvons resserrer les intervalles dans lesquels nous pouvons localiser des événements distants sur notre propre ligne de temps, mais nous ne l’éliminons jamais entièrement. Nous ne l’éliminons jamais entièrement car rien ne peut voyager plus vite que la lumière. Même si nous utilisons la lumière pour signaler, il y aura toujours un décalage. L’asynchronie, ou le décalage, est si légère que, comme je l’ai dit plus haut, elle passe inaperçue aux vitesses et distances quotidiennes, mais elle peut devenir significative à des échelles plus grandes. Elle est essentielle pour obtenir les bonnes prédictions de l’expérience de Michelson-Morley et elle est absolument cruciale pour aligner correctement les bords tranchants de notre vision du monde. C’est un exemple caractéristique du fonctionnement de la physique. Il y a eu une confrontation directe d’une vision du monde avec une mesure très minutieuse qui oblige les scientifiques à une remise en question profonde et approfondie des principes fondamentaux. Dans ce cas, la vision du monde était celle, largement newtonienne, qui combinait les lois de l’électromagnétisme avec les lois mécaniques newtoniennes. Elle était exprimée avec suffisamment de précision mathématique pour entraîner une prédiction précise du résultat d’une expérience destinée à détecter l’impact du mouvement de la Terre sur la vitesse mesurée de la lumière. Le résultat qu’on a effectivement obtenu n’était pas celui prédit, ce qui signifiait que quelque chose ne marchait pas. Une nouvelle théorie a été proposée pour tenir compte du phénomène, et une croyance philosophique profondément ancrée – et à  49 

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la base du bon sens – est tombée. Il a fallu voir passer une génération entière pour en assimiler l’impact. Les idées philosophiques en physique sont soumises à ce type de pression. On construit un système philosophique avec suffisamment de précision mathématique pour qu’il puisse faire des prédictions de manière exacte et définitive, puis on laisse le monde nous dire si la prédiction est correcte. La comparaison entre la prédiction et l’observation est le point de confrontation entre la théorie et le monde. Lorsqu’il y a un conflit, et que nous nous sommes assurés que l’obser­ vation est correcte, une partie de notre théorie doit disparaître. Le conflit en lui-même ne nous dit pas ce qu’il faut changer et les gens essaient généralement toutes sortes de choses. Encore et toujours, rétrospectivement, les idées qui finissent par fonctionner sont celles qui sont impitoyables envers les idées philosophiques préscientifiques mais qui préservent l’élégance de l’appareil mathématique. Cette élégance mathématique est aussi difficile à caractériser explicitement que l’élégance de la conception en ingénierie. Elle est liée à la simplicité, à la symétrie, à l’absence de structure arbitraire, ad hoc ou non-essentielle. Le type de critères que les détectives invoquent pour départager les différentes théories sur ce qui s’est passé pour produire les preuves trouvées sur une scène de crime complexe n’est pas très éloigné de la réalité. Vous avez un cadavre dans une pièce sans fenêtre, fermée de l’intérieur, et quelques détails étranges mais apparemment sans importance : une lettre volée, un chien malade, une fleur manquante dans un bouquet et une épingle à nourrice attachée à un drap. Au début, personne ne sait ce que toutes ces choses ont à voir les unes avec les autres, mais quelqu’un arrive et met tout cela en place. C’est cette impression que les choses se mettent en place qui est recherchée dans l’élaboration d’une théorie.  50 

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Tout comme Copernic a fait un saut dans l’imagination, bouleversant une vision profondément ancrée de l’univers pour tenir compte des mouvements de sept points lumineux « errants » dans le ciel nocturne, Einstein nous a montré comment assembler la mécanique newtonienne et l’électromagnétisme de manière à tenir compte de la constance observée de la vitesse de la lumière, et le résultat a complètement transformé notre compréhension du temps.

RECONSTRUCTION Le monde familier de l’expérience quotidienne doit être déconstruit et reconstruit sur cette base. L’espace et le temps forment une structure quadridimensionnelle à caractère maillé. Les corps matériels – tables et chaises, personnes et pingouins – sont toujours aussi réels et solides, mais ils apparaissent dans ce cadre comme des grappes denses d’événements matériels qui se déroulent dans la dimension temporelle. Dans un monde relativiste, il est toujours vrai que des étoiles se forment et que des montagnes émergent, que des forêts poussent et que des poissons meurent. Les moustiques, les rats-taupes nus et des générations entières de personnes vivent leur vie comme ils l’ont toujours fait. Nous gardons une trace de ce que nous voyons et utilisons les événements de notre propre vie comme des repères, ou des points de référence, en classant d’autres événements en fonction de leur relation avec l’ici et le maintenant. C’est relativement simple pour l’observateur individuel qui considère que les événements qu’il voit et entend se déroulent en fonction de ce qu’il en perçoit. C’est un peu plus complexe pour un ensemble d’individus qui obtiennent des informations de différents endroits et les partagent entre eux. La manière dont la communication et la coordination s’orga­nisent en temps universel avec les systèmes de datation  51 

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décrits au chapitre 1, puis en espace et temps absolus de Newton, est naturelle mais pas inévitable. Elle nous permet de coordonner le temps des événements à travers les distances avec le niveau de précision dont nous avons besoin pour la communication quotidienne. Il nous indique ce qui est passé et terminé, et qui n’est pas affecté par ce que nous faisons ici et maintenant. Elle nous dit ce qui reste à faire, comment y parvenir et ce qu’il faut faire pour influencer ce qui se passe en d’autres lieux et en d’autres temps. La relativité spéciale fait la même chose, mais elle nous fournit une compréhension beaucoup plus profonde des relations de base.

LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE Nous n’en avons pas tout à fait fini avec les innovations d’Einstein. La relativité spéciale est dite « spéciale » car, si elle rend bien compte du cadre spatio-temporel nécessaire aux lois qui régissent le mouvement des choses et aux phénomènes associés à l’électricité et au magnétisme, elle n’est pas compatible avec la gravité, du moins telle que cette dernière était comprise par Newton. Selon les lois de Newton, la gravité est une force d’attraction qui agit instantanément et qui dépend de la distance entre deux corps. Dans la relativité spéciale, cependant, nous avons vu qu’il n’existe pas de distances spatiales et temporelles objectives. Cela n’a plus de sens de parler d’événements distants qui se produisent en même temps. Une façon simple de résoudre le problème aurait consisté à reformuler la loi de la gravitation en termes de distances spatio-temporelles, et bon nombre des collègues d’Einstein ont adopté cette stratégie. Einstein pensait que la racine du problème était plus profonde et il voulait aller au fond des choses. Les méthodes d’Einstein ont fait couler beaucoup  52 

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d’encre en raison de ses percées spectaculaires. En tant qu’être humain, c’était une figure complexe et charismatique : un humaniste autant que scientifique, et un philosophe jusqu’au bout des ongles. En effet, c’est une conviction philosophique qui a en partie motivé la recherche de la théorie générale de la relativité. Il pensait qu’il y avait une profonde faille dans une théorie qui devait reconnaître une distinction fondamentale entre les corps qui accélèrent et ceux qui se déplacent à une vitesse constante. Il se rangeait du côté de Leibniz dans le débat avec Newton et était gêné par cette vieille distinction newtonienne dont la nécessité était illustrée par le seau et les globes. Il est généralement admis que la nouvelle théorie d’Einstein n’a pas répondu à ses aspirations philosophiques de fournir une théorie entièrement relationnelle de l’espace et du temps, ou du moins que l’histoire est un peu plus équivoque et moins claire que ce qu’il avait espéré. Mais peu importe, la théorie qui en résulte est magnifique. La plupart des physiciens vous diront que c’est l’une des plus belles théories jamais inventées. La théorie de la relativité générale reste l’un des piliers de la physique moderne. La vie d’Einstein est tellement imbriquée dans l’histoire de la physique du xxe siècle qu’elle est inconcevable sans lui. Il s’agit d’une période inégalée de percées triomphales, et Einstein était au centre des plus importantes d’entre elles. Ses premiers travaux se succèdent à un rythme effréné. Il n’a que 21 ans (il est célèbre pour avoir travaillé dans un bureau d’enregistrement de brevets à Berne parce qu’il ne parvenait pas à trouver un poste d’enseignant dans une université) lorsqu’il publie l’article qui annonce la théorie de la relativité spéciale. La même année, il publie trois autres articles sur des sujets distincts, dont chacun a eu un effet profond sur le développement de la physique. La lutte engagée avec le concept de la gravité est, en revanche, une corvée. Il a travaillé pendant huit longues années pour intégrer la gravité dans un cadre  53 

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relativiste. La lutte commence en 1907 par ce qu’il appellera plus tard « la pensée la plus heureuse de sa vie » et se termine en 1915 par quatre conférences à Göttingen qui aboutissent à la présentation de la théorie générale de la relativité. La pensée heureuse qui a conduit à la théorie était l’observation que, vu de l’intérieur, se trouver dans un champ gravitationnel c’était comme accélérer dans l’espace lointain, loin de toute source de gravité, et inversement, se trouver dans un ascenseur tombant librement vers la Terre revient à dire que c’est comme si on se trouvait dans l’espace profond et loin de tout champ gravitationnel. Si vous vous trouviez dans un ascenseur au fin fond de l’espace et que vous étiez propulsé vers le haut, les balles libérées par les mains tomberaient vers le bas, comme elles le font à la surface de la Terre. Vous pourriez emmener tout un laboratoire avec vous, afin de réaliser toutes les expériences que vous voulez, vous ne seriez pas en mesure de dire si le laboratoire se trouve dans un bâtiment sur Terre ou s’il accélère vers le haut dans une fusée à 9,81 m/s2. De même, si vous étiez dans un ascenseur en chute libre d’une très grande hauteur, tout se passerait comme pour les astronautes dans l’espace. Vous flotteriez au-dessus du sol de l’ascenseur et vous vous passeriez des boules de bowling d’avant en arrière comme s’il s’agissait de ballons. Cela devrait vous rappeler le vaisseau de Galilée. Vous vous souvenez peut-être de l’argument selon lequel il n’existe aucune expérience que quelqu’un sur un navire se déplaçant à vitesse constante pourrait réaliser et dont le résultat serait différent de celui d’une personne à terre. De même, il n’existe aucune expérience que quelqu’un dans un ascenseur pourrait réaliser qui lui permettrait de se rendre compte s’il accélère vers le haut dans l’espace lointain ou s’il reste immobile mais en présence d’un champ gravitationnel. Encore une fois, ce  54 

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que nous voyons ici, c’est que si nous utilisons les mouvements régis par la loi des objets comme jauge, il n’y a aucune différence entre être au repos dans un champ gravitationnel et accélérer dans une direction opposée à celle du champ. Et tout comme Leibniz a proposé d’éliminer la différence entre des mondes indiscernables de l’intérieur dans lesquels tout le réseau d’objets matériels est déplacé tout en conservant leurs positions relatives, Einstein a proposé d’éliminer la différence entre ces situations. Il a formulé un principe qu’il a appelé le principe d’équivalence, selon lequel il n’y a pas de différence physique entre une accélération uniforme et la présence d’un champ gravitationnel uniforme, et il a cherché un cadre théorique qui englobe la théorie de la relativité spéciale et satisfasse au principe d’équivalence. Il n’était pas seulement motivé par une conviction philosophique. D’autres indices ont motivé ses recherches. L’un des plus importants était une chose qui laissait les gens perplexes depuis un certain temps : dans la physique newtonienne, le terme pour la masse dans la deuxième loi de Newton prend toujours la même valeur que le terme pour la masse dans la loi de la gravitation universelle. Cela semble être une étrange coïncidence, car rien dans la théorie de Newton ne suggère qu’ils doivent être identiques. Cependant, si le principe d’équivalence est correct, la masse inertielle et la masse gravitationnelle sont, en réalité, la même chose et c’est exactement ce à quoi on s’attendrait intuitivement. Il a fallu des années à Einstein pour trouver le cadre théorique qu’il recherchait, et la clé se trouvait dans des outils mathématiques découverts au xixe siècle. Considérons une lignée de fourmis bidimensionnelles dont la vie, les instruments de mesure et les observations sont confinés à une surface bidimensionnelle. Supposons que cette surface ne soit pas plate mais qu’elle présente une bosse, comme le montre la figure 7.  55 

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Fig. 7    Gauss a découvert que la géométrie d’une surface spatiale courbe est non-euclidienne. Sa découverte a conduit à la théorie des espaces courbes dans les dimensions supérieures qui a fourni la base mathématique de la relativité générale.

Même si les fourmis sont elles-mêmes bidimensionnelles et confinées à la surface, et si elles connaissaient la géométrie euclidienne, elles pourraient dire que leur espace est courbe. La géométrie d’Euclide dit que la circonférence d’un cercle doit être égale à 2π que multiplie son rayon. Si les fourmis mesurent la circonférence du cercle autour de la bosse et la divisent par la longueur des lignes menant du bord du cercle au centre, elles constateraient qu’elle est inférieure à 2π et elles pourraient en déduire que leur surface doit être élevée dans une troisième dimension. Le mathématicien allemand Carl Gauss qui a fait cette découverte sur les espaces à deux dimensions s’est demandé s’il était possible d’avoir des espaces courbes dans des dimensions supérieures, et cela a conduit à la théorie mathématique de l’espace courbe connue aujourd’hui sous le nom de géométrie riemannienne. Le principe d’équivalence et le développement de la géométrie riemannienne se sont rejoints dans ce qui est devenu la théorie générale de la relativité. Einstein a trouvé un ensemble d’équations qui relient la courbure de l’espace-temps à la distribution de la matière. Ces équations  56 

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sont locales, ce qui signifie qu’elles relient la courbure en un point (ou dans son voisinage immédiat) à la matière en ce point (ou dans son voisinage immédiat). Elles sont mathématiquement complexes et difficiles à résoudre, mais sur le plan conceptuel, la théorie est d’une simplicité limpide. Selon la théorie d’Einstein, la gravité n’existe pas, per se. Tous les objets dans l’espace suivent les trajectoires les plus droites possibles, mais l’espace lui-même est courbé par la présence de matière, de sorte que les objets qui suivent des trajectoires rectilignes accélèrent. Comme l’a dit succinctement le physicien John Wheeler : « L’espace-temps dit à la matière comment se déplacer ; la matière dit à l’espace-temps comment se courber. » Vous vous souvenez peut-être que nous avions terminé le chapitre 1 par une énigme laissée en suspens. Bien que les lois de Newton ne nous aient pas permis de faire la différence entre le mouvement uniforme et le repos d’un corps, elles nous ont permis de faire la différence entre le mouvement uniforme et l’accélération. C’est ce que montrent les exemples de Newton du seau tournant et des globes circulants. Si nous nous trouvions sur un navire en accélération, l’eau commencerait à remonter sur les côtés des seaux et les cordes retenant des objets massifs montreraient une tension dans une direction opposée à celle de l’accélération. Pour être précis, l’eau monte d’un côté du seau, poussée de la même manière que nous sommes repoussés sur un siège de voiture lorsque le conducteur accélère. Avant Einstein, personne ne savait comment reconnaître la différence entre le mouvement uniforme et l’accélération sans reconnaître également la distinction entre le repos et le mouvement uniforme. La relativité restreinte nous a montré comment faire. Einstein espérait que la relativité générale éliminerait également  57 

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la distinction entre accélération et mouvement uniforme. En réalité, la théorie n’élimine pas tant cette distinction qu’elle ne l’absorbe dans la courbure de l’espace-temps. En 1915, lorsqu’Einstein a publié sa théorie, il ne s’agissait que de spéculations au crayon et au papier. Ce n’est qu’en 1919, lors de l’expédition d’Arthur Eddington sur une île de la côte ouest de l’Afrique, pour observer une éclipse solaire, que l’une des prédictions les plus étranges et les plus inattendues de la relativité générale – à savoir que les rayons lumineux seraient courbés par la force gravitationnelle du Soleil, un phénomène auquel nous n’avions absolument aucune raison de nous attendre – a été confirmée. Cette confirmation a été l’un des succès les plus spectaculaires de la science et a presque instantanément propulsé Einstein vers la gloire mondiale. Einstein était si confiant dans sa théorie en raison de sa beauté qu’il aurait réagi avec nonchalance à la nouvelle de la vérification de sa théorie. Lorsqu’on lui a demandé comment il aurait réagi si elle n’avait pas été confirmée, il a répondu : « J’aurais eu pitié de notre Seigneur bien-aimé, car la théorie est correcte. » Il n’a cependant pas retenu toutes les implications de la relativité générale que nous connaissons aujourd’hui. En 1939, il a publié dans la revue Annals of Mathematics un article intitulé « A Stationary System with Spherical Symmetry Consisting of Many Gravitating Masses » (Un système stationnaire à symétrie sphérique constitué de nombreuses masses gravitationnelles), dans lequel il cherchait à montrer que les trous noirs, des objets célestes si denses que leur gravité empêcherait même la lumière de s’échapper, étaient impossibles. De nos jours, la recherche sur les trous noirs est l’un des domaines les plus actifs de l’astrophysique, mais la reconnaissance du fait que notre propre univers pourrait en contenir n’est apparue que par étapes dans les décennies qui ont suivi 1915.  58 

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Lorsque j’ai dit précédemment que les équations de la relativité générale étaient mathématiquement complexes et difficiles à résoudre, je n’ai pas précisé à quel point. Elles sont représentées par dix équations différentielles partielles non-linéaires et, même aujourd’hui, il n’existe qu’une poignée de solutions connues. La première d’entre elles a été trouvée un an seulement après la publication de la relativité générale, par le physicien allemand Karl Schwarzschild. L’une des caractéristiques de cette solution mathématique est que pour les étoiles très compactes et à haute densité, il devient beaucoup plus difficile d’échapper au champ gravitationnel de l’étoile. Finalement, il arrive un point où chaque particule, et même la lumière, est piégée par la gravité. Ce point de non-évasion est appelé « l’horizon des événements ». Même si l’horizon des événements fait partie intégrante de la solution de Schwarzschild, la plupart des physiciens ne croyaient pas au départ que les trous noirs existaient réellement. Il n’y avait aucune raison de penser que les conditions dans lesquelles de tels objets exotiques pouvaient se former étaient réalistes. En 1939, les physiciens Oppenheimer et Volkoff ont proposé un mécanisme pour la formation d’un trou noir. Selon eux, si une étoile à neutrons devenait trop massive, elle devrait s’effondrer sous son propre poids jusqu’à un point infinitésimalement petit, ne laissant derrière elle que son champ gravitationnel ultra-intense. Leurs travaux ont préfiguré la compréhension actuelle qu’ont les astrophysiciens des trous noirs de masse stellaire. Ce n’est toutefois que dans les années 1960, lorsque Roger Penrose a prouvé de manière rigoureuse que, pour un large éventail de circonstances, la formation d’un trou noir était presque inévitable, et qu’ils ont été, par conséquent, acceptés dans le répertoire des objets astrophysiques réels. Il existe désormais une multitude de preuves de l’existence des trous  59 

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noirs. Bien que les trous noirs soient eux-mêmes invisibles puisqu’il s’agit de régions de l’espace d’où aucune lumière ne puisse émerger, ils ont tendance à capturer du gaz autour de leurs bords en raison de leur attraction gravitationnelle. Ce gaz est comprimé en un disque surchauffé en rotation. Ils ont été ainsi « observés » et sont devenus un sujet d’étude pour les astronomes. Les astronomes ont trouvé des étoiles en orbite autour de compagnons invisibles. La détection d’ondes gravitationnelles créées par la fusion de trous noirs lors des expériences LIGO de 2015 a suffi à convaincre même les sceptiques les plus endurcis. Si nous en parlons ici, c’est que le temps commence à se comporter très bizarrement à proximité d’un trou noir. On dit parfois que le temps s’arrête à l’horizon d’un trou noir. Ce n’est pas tout à fait exact. Ce qui l’est, en revanche, c’est que du point de vue d’un observateur extérieur qui regarde un objet se déplaçant vers le trou noir, le temps semble ralentir au point de s’arrêter. Supposons que vous soyez assis à l’extérieur de l’horizon des événements, à une distance de sécurité, et que vous voyiez une horloge se diriger vers l’horizon du trou noir. Vous pourriez vous attendre à voir l’horloge tomber dans le trou noir et disparaître. Ce que vous voyez en réalité, c’est qu’à mesure que l’horloge se rapproche de l’horizon, son tic-tac devient de plus en plus lent, et sa chute de plus en plus lente. Le ralentissement que vous observez est un effet optique causé par la façon dont les rayons lumineux sont courbés près de l’horizon ; la lumière qui voyage de l’horloge vers vous sera de plus en plus retardée à mesure qu’elle se rapproche de cet horizon. Vous ne voyez jamais l’horloge atteindre l’horizon ou s’arrêter complètement, elle continue indéfiniment, se rapprochant de plus en plus, faisant un tic-tac de plus en plus  60 

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lent. Si nous suivons la trajectoire réelle de l’horloge, elle traversera l’horizon en douceur et arrivera à la singularité – le point au centre du trou noir où la densité et la gravité deviennent infinies et où l’espace-temps se courbe à l’infini – en un temps fini. Tout cela semble très étrange du point de vue du bon sens, mais c’est parfaitement intelligible dans le cadre de la relativité générale, et c’est un autre exemple de l’étrange pouvoir de la théorisation physique. Nous formulons des théories guidées par le genre de considérations que nous avons décrites dans les deux derniers chapitres, puis nous tirons les implications de la théorie, et voilà où nous aboutissons : dans un monde avec des objets sombres d’où aucune lumière ne s’échappe et autour desquels le temps semble s’arrêter.

LA COSMOLOGIE SCIENTIFIQUE La relativité générale a également transformé la façon dont la cosmologie était abordée. Avant les années 1900, la cosmologie était considérée comme la science qui étudiait les systèmes extraterrestres à grande échelle tels que les galaxies. Deux ans après la publication de la relativité générale, Einstein a publié un article qui a changé la donne. Cet article, intitulé « Considérations cosmologiques dans la théorie générale de la relativité », a transformé la cosmologie en une science spécifiquement consacrée à l’étude de l’univers dans son ensemble. Selon la mécanique newtonienne et la relativité spéciale, l’univers était linéaire et infini. Il ne dépendait pas de la façon dont la matière était distribuée ou se déplaçait. Il n’y avait pas grand-chose d’intéressant à dire sur sa forme globale, et il n’était pas nécessaire de connaître quoi que ce soit de spécifique à notre univers pour le dire. Dans la relativité générale, ce n’est plus vrai. L’univers est courbe et peut-être fini. Il a une structure ou une forme qui  61 

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est déterminée par la façon dont la matière est distribuée. Cela fait de la structure globale de notre univers un objet de grand intérêt, mais aussi quelque chose qu’il est très difficile à bien connaître. Les informations que nous possédons sur l’univers sont tirées d’une toute petite partie de celui-ci. La lumière voyageant à une vitesse finie, rien dans notre partie de l’univers ne peut apporter d’informations sur ce qui s’est passé en dehors d’un volume sphérique centré sur la Terre de 8,8 × 1026 m de diamètre. Cela constitue une limite insurmontable qui, selon sa taille, place la grande majorité de l’univers hors de notre portée. Même si nous disposions d’informations complètes sur la distribution de la matière dans la région de notre univers accessible à la lumière, cela reviendrait à disposer d’une lampe de poche qui n’éclaire qu’une petite partie d’une pièce de taille inconnue. Cela n’a pas empêché les cosmologistes de spéculer. Le moyen de contourner ce problème est d’émettre des hypothèses assez fortes sur la façon dont ce que nous voyons est lié à ce qui pourrait être vu depuis d’autres points d’observation. La découverte accidentelle du fond diffus cosmologique en 1964 a fourni des données d’observation qui ont fait de la cosmologie l’un des domaines les plus actifs de la physique. Le fond diffus cosmologique est un faible rayonnement qui remplit tout l’espace. Il s’est avéré être une riche source d’informations sur la partie accessible de l’univers, et a donné naissance à ce que l’on appelle le Modèle Standard de la Cosmologie. Ce modèle standard est plus spéculatif que la physique dont nous avons parlé jusqu’à présent. Il part de l’hypothèse audacieuse que l’univers a la même apparence à des échelles suffisamment grandes, quel que soit le point d’observation, et extrapole la relativité générale à des échelles supérieures de quatorze ordres de grandeur à celles auxquelles elle a été testée. Mais elle constitue la meilleure compréhension actuelle de l’aspect de l’univers à grande  62 

  L’ESPACE ET LE TEMPS…  

échelle. Il offre une vision qui donne à réfléchir de nos petites vies tumultueuses sur fond d’étendue noire de l’espace. Selon le Modèle Standard, l’univers est presque dépourvu de caractéristiques à des échelles suffisamment grandes. La matière est distribuée de manière plus ou moins uniforme et l’aspect est le même dans toutes les directions. De plus, il est en expansion. Si l’on prend des coupes transversales de l’univers, que l’on choisit deux points quelconques sur une coupe transversale et que l’on compare les distances entre ces points sur des tranches antérieures et postérieures, on constate qu’ils s’éloignent les uns des autres comme des points dessinés sur un ballon en expansion. Au fur et à mesure que l’expansion est extrapolée vers le passé, l’univers devient de plus en plus chaud et dense jusqu’à un point, il y a environ 14 milliards d’années, où les quantités dans les équations deviennent infinies et n’ont plus de sens physique. On suppose que la raison pour laquelle les équations n’ont plus de sens est que les effets quantiques – les effets des comportements sub-microscopiques des particules décrits par la mécanique quantique, qui peuvent être ignorés lorsqu’on travaille à des échelles plus grandes – deviennent importants à ce moment-là. L’expansion rapide qui se produit dans les instants qui suivent s’appelle le Big Bang. Comme le modèle ne peut pas être étendu plus loin, le Big Bang marque le début de l’univers connu. La cosmologie se prête à une imagerie magnifique et le public s’intéresse à juste titre à l’aspect de notre univers à grande échelle. Les équations demandent beaucoup de déchiffrage, mais si on vous donne une image, vous avez l’impres­sion de comprendre ce que dit une théorie. Des images telles que la figure 8 sont utilisées pour transmettre sous forme visuelle le contenu du Modèle Standard. Il faut cependant être prudent. Des images comme celle-ci sont trompeuses d’une manière qui est directement  63 

  LE TEMPS  

pertinente pour les leçons philosophiques de la relativité. Le diagramme comporte une ligne de temps dans sa partie inférieure et des lignes de longitude découpent l’univers en tranches spatiales. Cela peut donner l’impression que le diagramme offre une vue d’ensemble d’un univers qui se déroule dans le temps et que les lignes de longitude tracées sur l’ensemble marquent des étapes de son développement qu’il traverse une à une. Ce serait une erreur. Ces lignes de longitude sont là par commodité pour nous permettre de prendre une section transversale du cône et de comparer la géométrie spatiale sur ces tranches. Il n’y a pas de moyen objectif de découper l’univers en ces tranches de même temps et il n’y a pas de temps externe dans lequel l’histoire de l’univers se déroule. Le Big Bang entre Inflation et Quantum Fluctuations Lueur post Les âges Big Bang sombres + 375 000 ans

Développement des galaxies, des planètes, etc.

Expansion accélérée de la matière sombre

Sonde Wilkinson (anisotropie micro-ondes)

Inflation

Fluctuations quantiques Premières étoiles, env. 400 M d’années L’expansion depuis le Big Bang 13,77 milliards d’années

Fig. 8    Ce diagramme représente le Modèle Standard de la Cosmologie. Le temps s’écoule horizontalement en bas de la page ; le point lumineux à gauche est le Big Bang et l’augmentation des surfaces des sections transversales spatiales représente l’expansion de l’espace.

 64 

  L’ESPACE ET LE TEMPS…  

L’univers est un réseau quadridimensionnel avec un cône de lumière en chaque point qui peut être étendu pour former une structure maillée constituée de processus qui se déroulent de manière asynchrone. Il n’existe tout simplement aucun fait permettant de savoir si des événements distants se produisent en même temps. Si vous voulez imaginer l’univers dans son ensemble, vous devez laisser le temps à l’intérieur du cadre. Il faut un certain temps pour s’habituer à cette façon de penser et nous explorerons ses implications dans les chapitres suivants.

 65 

3 Les implications philosophiques de la relativité Dans ce chapitre, nous examinons certaines des implications contre-intuitives de la théorie de la relativité spéciale. Nous commençons par analyser les phénomènes connus sous le nom de « dilatation du temps » et de « contraction des longueurs » : le fait que les mesures des distances spatiales et des intervalles temporels varient avec le mouvement de l’observateur. Nous en avons déjà eu un aperçu au chapitre 2, lorsque j’ai parlé des vaisseaux qui tentaient de coordonner les événements selon leur propre ligne temporelle. La structure intrinsèque de l’espace-temps est fixe et est donnée par les distances spatio-temporelles entre les points. Rien ne varie réellement ; le temps n’accélère pas ou ne ralentit pas. Les horloges dans leur référentiel ne tournent pas plus vite ou plus lentement. Les règles de mesure ne rétrécissent pas et ne se dilatent pas. Ce qui se passe en réalité, c’est que des personnes en mouvement les unes par rapport aux autres et utilisant une certaine convention pour attribuer des temps aux  66 

  Les implications philosophiques de la relativité  

événements finissent par être en désaccord sur les ensembles d’événements qui se produisent en même temps, un peu comme des personnes situées sur des côtés opposés de la Terre et utilisant la même convention (haut = dans la direction du ciel) vont finir par être en désaccord sur la direction du « haut ». Les désaccords sur la question de savoir quels événements se produisent en même temps se traduiront par des désaccords sur les intervalles temporels et les distances spatiales : tout s’embrouille. Nous pouvons nous débarrasser de ces effets bizarres et artificiels en nous en tenant à la géométrie intrinsèque. Cela signifie qu’il faut parler des distances spatio-temporelles entre les événements et ne pas les découper artificiellement en distances et en durées. Voyons plus précisément comment cela fonctionne. Supposons que j’aie une montre et que vous ayez aussi une montre. Si vous et moi utilisons ce qui semble être la méthode la plus naturelle pour attribuer des coordonnées temporelles, il s’avère que si nous nous déplaçons à une vitesse constante (même vitesse + même direction) l’un par rapport à l’autre, nous allons attribuer des temps différents à des événements distants. Voici comment nous attribuons des temps aux événements. J’ai un équipage, chacun avec sa propre montre et au repos par rapport à moi, réparties à des endroits appropriés dans l’espace : certaines proches, d’autres éloignées. Je synchronise ma montre avec la leur en divisant par deux le temps que met un signal lumineux pour aller jusqu’à eux et revenir. Vous faites de même. Vous avez votre propre montre et votre propre équipage. Votre équipe est répartie uniformément dans l’espace et au repos par rapport à vous. Vous synchronisez votre montre avec celles des membres de votre équipe en divisant par deux le temps que met un signal à aller et venir entre vous. Je fais confiance à mon équipe, vous faites confiance à la vôtre, et nous découpons chacun l’espace-temps en tranches spatiales  67 

  LE TEMPS  

correspondant à des événements qui se produisent au même moment. Si nous nous déplacions à la même vitesse, nos trajectoires seraient parallèles et cette convention produirait le même découpage en tranches de même temps. Mais si vous vous déplacez à une vitesse constante par rapport à moi, lorsque vous appliquez cette convention, vous finissez par découper l’espace-temps en tranches spatiales qui sont inclinées par rapport à la mienne. Si je suis l’équipe rouge et que vous êtes l’équipe bleue, que les lignes rouges (noires) représentent des tranches de temps identiques à des intervalles d’une seconde (t = 1, t = 2) que j’ai créées et que les lignes bleues (gris foncé) représentent les mêmes tranches de temps à des intervalles d’une seconde (t’ = 1, t’ = 2) que vous avez créées, nos découpages respectifs projetés en deux dimensions ressembleraient à la figure 9. Cela signifie que vous considérerez les événements que je considère moi comme se produisant au même moment comme se produisant en réalité à des moments différents. Et je considérerai les événements que vous considérez comme se produisant au même moment comme se produisant en réalité à des moments différents. Cela est à l’origine de nombreuses choses qui semblent étranges dans la relativité spéciale. Ainsi, par exemple, lorsque je vous demanderai le temps que met votre horloge à compter une heure – c’est-à-dire, que je mesurerai l’intervalle temporel entre le moment où votre horloge indique midi et le moment où elle affiche 13 heures – il sera supérieur à une heure sur mon horloge, et je penserai que votre horloge est lente. Mais il en sera de même pour vous. Si nous inversons la procédure, que nous utilisons votre découpage en tranches de même temps, et que nous vous laissons mesurer l’intervalle entre le moment où mon horloge marque puis dépasse midi et enregistre 13 heures, il sera plus long qu’une heure sur votre horloge.  68 

Wx = 0

′W′x′ = 0

  Les implications philosophiques de la relativité  

t=2 t′ = 2 t=1

S′t′ = 0 t′ = 1

St = 0

t=0 t′ = 0 t=–1 t′ = – 1

x=2

x′ = 2

x=1

x=0

x′ = 1

x′ = 0

x=–1

x′ = – 1

x′ = – 2

t′ = – 2

x=–2

t=–2

Fig. 9     Les lignes du diagramme représentent la coordination de l’espace-temps du point de vue d’observateurs se déplaçant à vitesse constante les uns par rapport aux autres.

Cela se traduira également par des désaccords sur la longueur. Il est plus facile de voir comment la longueur est affectée si l’on considère que mesurer la longueur d’un objet revient à mesurer la distance entre ses deux extrémités à un moment donné. Si vous et moi nous déplaçons l’un par rapport à l’autre et que nous mesurons chacun la longueur d’une règle d’un mètre que vous tenez sur vos genoux, par exemple,  69 

  LE TEMPS  

trois choses sont vraies : (i) la règle se déplace par rapport à moi, (ii) ce que vous comptez comme étant la distance entre ses deux extrémités au même moment est, selon moi, en fait la mesure de la distance entre ses deux extrémités à des moments différents, et (iii) de mon point de vue, il s’est déplacé dans l’intervalle. Pour obtenir sa véritable longueur, selon mes yeux, je devrais corriger son mouvement dans le temps entre la mesure d’une extrémité et l’autre, et le nombre que j’obtiendrai lorsque je ferai la correction sera plus petit que celui que vous attribuez. Comme ci-dessus, la même chose se produira pour vous dans la direction opposée lorsque vous mesurerez la longueur de la règle d’un mètre sur mes genoux, et cela se traduira par des longueurs différentes pour tout ce que nous mesurerons avec nos règles respectives. Ces effets sont connus sous le nom de « dilatation du temps » et de « contraction des longueurs ». Aussi bizarre que l’idée puisse paraître, il peut être vrai à la fois que vos horloges sont ralenties par mes lumières et que les miennes le sont par les vôtres. En fait, il s’agit simplement du résultat de conventions confuses pour dire quels événements se produisent en même temps à différents endroits, c’est-à-dire de conventions différentes pour découper ­l’espace-temps en tranches de mêmes intervalles de temps. Bien que nous mesurions tous les mêmes intervalles spatio-temporels fixes entre les événements, si nous nous déplaçons à une vitesse fixe les uns par rapport aux autres, nous diviserons ces intervalles en intervalles spatiaux et temporels de différentes manières. Rappelons que Lorentz avait proposé d’expliquer ces effets en affirmant qu’il existait réellement des faits concernant les distances spatiales et temporelles, et distinguait ce qui est au repos de ce qui est en mouvement ; il expliquait ces effets en disant que lorsque les gens sont en mouvement, leurs horloges tournent au ralenti et leurs règles rétrécissent. Le génie de la relativité  70 

  Les implications philosophiques de la relativité  

spéciale a été de révéler que ces différences sont des artefacts de conventions pour découper l’espace-temps en tranches de même temps. Une fois que nous nous débarrassons de ces conventions, la structure intrinsèque de l’espace-temps apparaît clairement, définie non pas par des distances spatiales et des durées temporelles, mais par des distances spatio-temporelles. En philosophie, on entend souvent dire que les physiciens attachent de l’importance à la beauté esthétique de leurs théories et sacrifient le bon sens pour préserver l’élégance mathématique. Il s’agit d’un exemple paradigmatique du type d’élégance ou de naturel mathématique qui joue un rôle, et lorsque vous passez derrière pour en apercevoir le raisonnement, cela devient beaucoup plus convaincant. Quant au bon sens, qu’est-ce qui vous semble le plus logique : l’explication lorentzienne ou l’explication einsteinienne ? Toute convention visant à découper l’espace-temps en intervalles de temps égaux revient à regarder un mur rayé à travers un verre d’eau. Si vous et moi regardons à travers des verres différents, comme l’illustre la figure 10, nous voyons la même structure, mais elle est déformée différemment. Il est beaucoup plus approprié, et moins susceptible de prêter à confusion, de renoncer à ces conventions et de s’en tenir à la description de la géométrie intrinsèque de ­l’espace-temps en ne parlant que de distances spatio-­temporelles, sans parler de distances spatiales ou temporelles. Puisque nous passons en revue les implications de la relativité spéciale qui sont étranges pour le sens commun, en voici une autre qui est souvent contestée. Imaginez une paire de jumeaux qui synchronisent leurs horloges avant de partir dans l’espace. Ils voyagent ensemble jusqu’à ce qu’ils atteignent l’espace, puis l’un d’eux reste dans la station spatiale tandis que l’autre part vers une planète lointaine,  71 

  LE TEMPS  

voyageant à une vitesse proche de celle de la lumière, c, et revient après deux ans. Lorsqu’il revient à la station spatiale, il constate que si son horloge et son corps n’ont enregistré que deux ans, la montre de son frère en a enregistré vingt. Et il ne s’agit pas seulement de la montre. Les cheveux de son frère ont pris vingt ans, son cœur a pompé vingt ans de sang, ses yeux ont vu vingt ans de problèmes. Cette implication de la théorie d’Einstein a été décrite pour la première fois par Paul Langevin en 1911 et a été baptisée « le paradoxe des jumeaux ». Le problème est différent des énigmes ci-dessus, en ce sens qu’il ne s’agit pas d’une OUP CORRECTED PROOF – FINALS, 28/07/21, SPi illusion résultant de l’utilisation de conventions différentes pour découper l’espace-temps en tranches de mêmes intervalles de temps.

d’un mur rayé à travers un verre d’eau.

 72 

from the puzzles above in that it is not an illusion stemming from using different conventions for carving spacetime into same-time

Philosophical implications of relativity

10. Coordinate descriptions that impose a temporal orderingun onordre all Fig. 10  de coordonnées qui imposent    Les descriptions events distort theles intrinsic structure of spacetime in a manner not de temporel à tous événements déforment la structure intrinsèque disanalogous looking at a striped through a glass ofl’owater. l’espace-tempstod’une manière qui n’wall est pas sans rappeler bservation

  Les implications philosophiques de la relativité  

Il n’y a pas de symétrie dans ce cas. Alors que, dans le cas précédent, je dis que votre montre tourne lentement et que vous dites que la mienne tourne lentement, dans ce cas, les deux jumeaux sont d’accord pour dire que le jumeau qui voyage est plus jeune. Il faudrait amplifier les vitesses à des niveaux absurdes pour générer une différence de plusieurs dizaines d’années, mais la théorie implique que par tous les signes intérieurs et extérieurs, il y a une réelle différence d’âge entre les jumeaux lorsqu’ils se retrouvent. La raison en est que ce que la montre à votre poignet et les processus dans votre corps mesurent en réalité n’est pas le passage universel du temps, cela n’existe pas. Ce qu’ils mesurent, c’est la longueur du chemin que vous suivez à travers ­l’espace-temps. Le jumeau qui voyage est plus jeune parce qu’il parcourt un chemin plus court, de la même manière que les voitures qui empruntent des routes différentes entre deux points mesurent des distances différentes. Ne vous laissez pas tromper en essayant de dessiner les trajets des deux jumeaux dans l’espace, c’est une limite du diagramme qui semblera montrer que le jumeau voyageur a un trajet plus long. Un exemple plus réaliste de cet effet est fourni par les muons des rayons cosmiques qui se déplacent rapidement et qui sont créés lorsque des particules très énergétiques provenant de l’espace lointain entrent en collision avec des atomes de la haute atmosphère terrestre. Les collisions initiales créent des pions (ou méson pi) qui se désintègrent ensuite en muons. Les muons traversent ensuite l’atmosphère et arrivent au niveau du sol à une fréquence d’environ 1/cm2/ min. Les muons ont une durée de vie moyenne mesurée d’environ 2,2 microsecondes. Si les muons se déplacent à une vitesse proche de celle de la lumière, la distance parcourue au cours d’une vie typique est d’environ 660 m. Si les muons sont produits dans la haute atmosphère (à 15-20 km d’altitude) et parcourent, en moyenne, une distance d’environ  73 

  LE TEMPS  

660 m, peu d’entre eux devraient pouvoir atteindre le sol. L’intensité mesurée de 1/cm2/min au niveau du sol que nous trouvons effectivement est beaucoup trop élevée. Toutefois, si l’on tient compte des effets relativistes, c’est exactement ce que l’on attend. Bien que la durée de vie moyenne du muon au repos ne soit que de quelques microsecondes, lorsqu’il se déplace à une vitesse proche de celle de la lumière, la dilatation temporelle augmente cette durée d’un facteur dix ou plus, ce qui donne aux muons le temps d’atteindre le niveau du sol. Des résultats comme ceux-là sont bizarres, si l’on en juge par les normes du bon sens, mais tant pis pour le bon sens. Ils sont les conséquences directes de la nouvelle géométrie. L’inconfort imaginatif que vous pouvez ressentir à leur sujet vient du fait que les vieilles idées sur l’espace et le temps organisent encore la façon dont vous voyez le monde. Le bon sens cristallise des régularités qui s’appliquent à l’ensemble de l’expérience quotidienne, mais il n’y a aucune raison de s’attendre à ce qu’il soit particulièrement utile pour nous dire ce qui se passe pour les personnes parcourant de longues distances à des vitesses proches de celle de la lumière. C’est pourquoi nous avons besoin de la physique, et si nous suivons la voie qu’elle emprunte, nous devons être prêts à voir nos hypothèses les plus profondément ancrées dans le bon sens remises en question. L’étrangeté du monde selon la physique moderne n’est que le sentiment d’un esprit qui étire ses concepts pour s’adapter à des choses situées en dehors du champ de sa propre expérience.

UN PONT TROP LOIN ? Parmi les possibilités hallucinantes soulevées par la relativité, aucune n’a autant frappé l’imagination populaire que le voyage dans le temps. L’idée de voyager dans le temps  74 

  Les implications philosophiques de la relativité  

est devenue un tel élément de la science-fiction moderne qu’il est difficile de comprendre qu’il s’agit d’une invention relativement récente. Il existe depuis longtemps des mythes sur les personnes qui voient le passé ou l’avenir, mais la première mention largement connue du voyage dans le temps au sens où il s’agit de voyager dans différentes parties du temps où l’on participe aux événements au moment où ils se produisent se trouve dans le livre de H. G. Wells, La machine à remonter le temps. Il est remarquable de noter que le livre de Wells a été publié en 1895, dix ans avant l’article dans lequel Einstein présentait la relativité spéciale, car le voyage dans le temps semblait trouver une place naturelle dans le paysage quadridimensionnel de cette théorie. Le héros de Wells semblait penser exactement en ces termes lorsqu’il estime que nous devrions être en mesure de visiter d’autres parties du temps de la même manière que nous visitons d’autres parties de l’espace. Il est facile d’imaginer de l’intérieur ce que serait un voyage dans le temps. La vie d’un voyageur du temps se poursuivrait normalement, tandis qu’il avancerait sur la ligne de temps de son histoire personnelle (avec des souvenirs qui s’accumulent, des cheveux qui poussent, des os qui vieillissent, etc.). Il est facile de représenter la trajectoire qu’un voyageur du temps suivrait de l’extérieur. Dans un format spatio-temporel, elle ressemblerait à la figure 11, se déplaçant vers le haut puis vers le bas le long de la dimension temporelle. Voyager dans votre propre passé et croiser le chemin de votre jeune moi ressemblerait à la figure 12. Votre trajectoire vous amènerait au même point de ­l’espace-temps à deux moments différents de votre histoire personnelle : l’équivalent temporel de visiter deux fois le même endroit.  75 

  LE TEMPS  

y

t

x

Fig. 11    La trajectoire d’un voyageur du temps suit un chemin qui se recourbe sur lui-même le long de la dimension temporelle.

t

y

x

Fig. 12    La trajectoire d’un voyageur du temps qui rencontre une version plus jeune de lui-même est représentée par une courbe qui croise son propre chemin.

Bien que nous puissions dessiner ces trajectoires, il y a une raison assez profonde pour laquelle elles ne peuvent pas se produire en relativité spéciale, et c’est une raison différente de celle que vous pourriez imaginer. C’est parce que vous ne pouvez pas voyager assez vite pour vous y rendre. Voyager  76 

  Les implications philosophiques de la relativité  

dans le temps signifierait voyager plus vite que la lumière. L’un des principes les plus fondamentaux de la relativité spéciale (bien qu’il soit de plus en plus remis en question pour des raisons liées à la mécanique quantique) est que rien ne voyage plus vite que la lumière. La raison en est que les objets acquièrent de la masse lorsqu’ils accélèrent et que l’accélération nécessite de l’énergie. Plus la masse est importante, plus l’énergie requise est élevée. Lorsqu’un objet atteint la vitesse de la lumière, sa masse est infinie, tout comme la quantité d’énergie nécessaire pour augmenter sa vitesse. Cette interdiction de voyager dans le passé est à peu près le plus fort interdit que l’on puisse trouver. Certains ont proposé que cette interdiction puisse être contournée par les tachyons, des particules créées à des vitesses supérieures à celle de la lumière et qui n’ont donc pas besoin d’être accélérées pour franchir cette barrière. L’existence de telles particules ne nous rapprocherait toutefois pas de la possibilité de voyager dans le temps pour des objets massifs comme nous. La relativité générale offre une plus grande marge de manœuvre et a donné lieu à de fascinantes recherches scientifiques sur la possibilité de voyager dans le temps. Rappelons que selon la relativité générale, la géométrie de l’univers n’est généralement pas linéaire et fixe, mais plutôt courbe et dépendante de la nature de la matière et de sa distribution dans l’espace-temps. Chaque solution aux équations fondamentales de la relativité générale est la façon dont le monde pourrait être selon la théorie. Le voyage dans le temps est possible selon la relativité générale s’il existe des solutions aux équations d’Einstein qui contiennent des trajectoires comme celles ci-dessus qui remontent le temps. Il s’avère, de manière assez intrigante, qu’il en existe. Pour les raisons citées au chapitre 2, les équations sont simples à écrire, mais très difficiles à résoudre mathématiquement, de sorte que si quelqu’un demande si telle ou telle chose est possible selon  77 

  LE TEMPS  

la relativité générale, la réponse n’est pas toujours connue. Dans ce cas, cependant, nous connaissons la réponse car des solutions ont été trouvées qui permettent de voyager dans le passé. La plus célèbre d’entre elles est due à Kurt Gödel, l’un des mathématiciens les plus célèbres et créatifs. Cette solution est particulièrement bizarre et personne ne pense qu’elle est une représentation exacte de notre propre monde, mais elle sert suffisamment bien à montrer que les lois de la relativité générale n’excluent pas le voyage dans le temps. Est-ce que cela signifie que le voyage dans le temps est réellement possible ? Le fait qu’il existe des solutions aux équations d’Einstein dont les trajectoires permettent de remonter le temps n’a pas convaincu tout le monde. Beaucoup rejettent ces solutions comme n’ayant pas de sens physique, car ils pensent que lorsqu’on essaie de décrire en détail ce que sont ces solutions, on aboutit à l’absurde. Parmi ceux qui pensent ainsi, on trouve Isaac Asimov et Stephen Hawking (ainsi que de nombreux physiciens modernes), qui citent tous deux un argument connu sous le nom de paradoxe du grand-père. Voici ce qu’en dit Asimov : La preuve irréfutable que le voyage dans le temps est tout à fait impossible découle des « paradoxes » bien connus qu’il entraîne. L’exemple classique est le suivant : Que se passet-il si vous retournez dans le passé et que vous tuez votre grand-père alors qu’il n’est encore qu’un petit garçon ? Les paradoxes sont si complexes et désespérés… que le moyen le plus simple de sortir du chaos irrationnel qui en résulte est de supposer que le véritable voyage dans le temps est, et restera à jamais, impossible.

Une version du paradoxe du grand-père est la suivante : une personne en proie à une culpabilité ancestrale concernant l’origine de sa richesse familiale utilise son argent pour acheter une machine à remonter le temps et voyager dans  78 

  Les implications philosophiques de la relativité  

le temps pour tuer le grand-père responsable des biens mal acquis alors qu’il était enfant dans son berceau. S’il est tué alors qu’il était enfant, il ne grandira jamais et n’accomplira jamais les actes odieux qui lui ont permis de gagner son argent. Mais alors il n’a jamais d’enfants, le voyageur du temps lui-même n’existe pas, et il n’y a pas d’argent pour acheter la machine qu’il utilise pour voyager dans le temps. Il semble donc que le scénario donne lieu à une contradiction. Aussi intéressantes que soient les versions impliquant des personnes, elles ont tendance à brouiller les pistes en évoquant des intuitions sur ce que nous pouvons et ne pouvons pas faire, tirées de la vie quotidienne. Pour commencer, il est préférable de considérer une version du paradoxe proposée par John Earman, qui met de côté ces intuitions et ne fait intervenir que des instruments mécaniques dont la physique est plus ou moins bien comprise. Dans ce scénario, nous imaginons une fusée qui peut lancer une sonde qui va voyager dans son propre passé. La fusée est équipée d’un dispositif de détection qui commande un interrupteur de sécurité. L’interrupteur de sécurité empêche le lancement de la fusée lorsqu’il est activé, et il est activé si et seulement si le « retour » de la sonde est détecté par le dispositif de détection (cf. figure 13). Si la fusée lance la sonde, celle-ci se déplace dans le passé, elle est détectée par le dispositif de détection, l’interrupteur de sécurité est activé et la fusée ne tire pas. En revanche, si elle ne tire pas, aucune sonde n’est détectée, l’interrupteur de sécurité reste désactivé et la fusée tirée. Donc, la sonde est tirée si et seulement si elle n’est pas tirée. Il semble que dans les deux cas, nous ayons une contradiction, et si nous avons une contradiction, alors le voyage dans le temps ne peut pas se produire.  79 

OUP CORRECTED PROOF – FINALS, 28/07/21, SPi   LE TEMPS  

Philosophical implications of relativity

Interrupteur de sécurité 13. Earman’s rocket provides an example a Fig. 13  fuséetravelling d’Earman, qui voyage dans le temps,offournit un    La timeself-defeating causal chainautodestructrice analogous to theanalogue one thatàarises inparadoxe the exemple de chaîne causale celle du Grandfather Paradox. rocket de is designed that when it est is lancée, du grand-père. La fuséeThe est conçue telle sorteso que, lorsqu’ elle launched it will travel back in time and activates a safety switch that in elle voyage dans le temps et active un interrupteur de sécurité qui, à son its turn inhibits the rocket from launching.

tour, empêche la fusée d’être lancée.

TheNotez, safety switch keeps que the rocket from launching when it is que cependant, nous n’avons une contradiction activated, and it is turnedaucune on if and only logiquement if the ‘return’ of the probe s’il n’y a littéralement façon cohérente ispour detected by the sensing device (Figure 13). que les choses se déroulent dans cette situation. Tant

qu’il y a une certaine façon dont elles pourraient se dérouler,

Ifil the fires the probe, theetprobe travels into the past, is que n’y rocket a pas de contradiction Asimov et Hawking, ainsi detected by qui the disent sensingque device, the safety switch is activated, tous ceux ce genre de situation déboucheand sur the rocket doesn’t fire. If it doesn’t fire, on the other hand, no  80  probe is detected, the safety switch remains off and the rocket 57

  Les implications philosophiques de la relativité  

des contradictions, ont tort. Les physiciens John Wheeler et Richard Feynman ont écrit un article surprenant en 1949 qui soulignait qu’il existe une manière logiquement cohérente dont les choses pourraient se dérouler dans n’importe quelle situation qui peut être physiquement réalisée ; en fait, il s’agit d’un nombre indéfini de situations. Dans le cas du scénario de la fusée, par exemple, la sonde pourrait être lancée mais se tromper de cible, se diriger dans la mauvaise direction et ne pas être détectée par un dispositif de détection. Dans un autre cas, elle est lancée et se dirige dans la bonne direction, mais le dispositif de détection est défaillant et le lancement n’est pas supprimé. Dans un autre cas, la sonde n’est pas lancée du tout, parce que quelque chose provoque un dysfonctionnement de l’interrupteur de sécurité et qu’il reste activé. Vous voyez l’idée… d’une manière ou d’une autre, un problème involontaire empêche l’ensemble de la chaîne de causalité de se terminer avec succès. Les dysfonctionnements des machines sont fréquents. Même si vous configurez les choses aussi soigneusement que vous le souhaitez, les lois physiques laisseront toujours une fenêtre ouverte pour que la machine fonctionne mal ou qu’une contingence imprévue vienne de l’extérieur et fasse dérailler la logique. Tant qu’il est physiquement possible que quelque chose se passe mal, nous avons tout ce qu’il faut pour fournir un moyen logiquement cohérent pour que la situation puisse se dérouler et que le paradoxe soit évité. La clé ici est que les types de systèmes dont nous parlons sont des systèmes ouverts, ce qui signifie qu’ils sont intégrés dans un univers plus vaste et ne peuvent pas être complètement isolés de ce qui se passe à l’extérieur. Pour un tel système, il est impossible de le protéger complètement des influences extérieures. Il est donc toujours possible qu’un élément non inclus dans la description du système interrompe la chaîne d’événements prévue. Rien dans notre  81 

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description de l’assemblage de la fusée, par exemple, n’exclut qu’une tornade, un éclair ou une peluche voltigeuse vienne perturber voire bloquer l’ensemble de l’opération. Vous pouvez essayer d’éliminer cette possibilité en incluant de plus en plus le monde dans votre description du système, mais à moins de transformer le monde entier en une seule boucle de voyage dans le temps, vous ne pouvez pas vous débarrasser de la fenêtre d’influence externe qui fournit une résolution de type « quelque chose va mal ». Qu’en est-il de ce scénario, alors ? Est-il possible que les choses se déroulent de manière cohérente dans un univers qui ne serait constitué que de l’assemblage de la fusée décrite ci-dessus, par exemple ? Là, les choses deviennent un peu plus techniques. Il s’avère que, dans une catégorie de cas qui satisfont à certains desiderata, nous pouvons trouver des solutions qui se situent à la limite entre le dysfonctionnement et le bon fonctionnement et qui s’avèrent cohérentes. Mais considérer les mondes comme des ensembles qui forment des boucles de voyage dans le temps nous éloigne considérablement du type de cadre qui a motivé notre intérêt pour la question. Dans le cadre réaliste dont nous parlons, un sous-système ouvert d’un monde plus vaste – comme un oiseau voyageant dans le temps, une fusée ou une personne – l’observation de Wheeler/Feynman est pertinente. Cette forme de solution peut s’appliquer au cas du paradoxe du grand-père de manière directe. La voyageuse du temps revient en arrière pour essayer de tuer son grand-père et échoue. C’est ce qui se passe. Fin de l’histoire. Il n’y a rien de contradictoire là-dedans. Il y a de nombreuses façons d’échouer : peut-être que le pistolet s’enraye, peut-être que l’appât du gain l’emporte sur sa résolution morale, peut-être qu’elle glisse sur une peau de banane au moment d’appuyer sur la gâchette. Grand-père grandit,  82 

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engendre un fils, qui engendre un voyageur du temps et le reste est, comme on dit, de l’histoire. Nous pouvons changer cela d’une manière qui reflète l’intri­gue des films de voyage dans le temps. Cette fois, vous êtes le gentil. Vous remontez le temps pour déjouer le complot qui, s’il réussissait, détruirait la Terre avant votre naissance. Aussi sûrement que le voyageur du temps, pris de remords, ne parvient pas à tuer son grand-père, vous réussissez à sauver la Terre. C’est parfaitement logique et cela n’implique aucune violation des lois physiques. Les bonnes histoires de voyage dans le temps le savent et comportent toujours des rebondissements surprenants qui permettent de s’assurer que tout est cohérent. Les gens peuvent voyager dans le temps pour essayer de changer l’histoire, même pour la changer d’une manière incompatible avec leur propre existence, mais quelque chose se produit toujours pour s’assurer que tout se passe exactement comme cela s’est passé. L’utilisation de cette faille pour résoudre la contradiction apparente est techniquement correcte, mais vous ne seriez pas le seul à penser qu’elle a quelque chose d’improvisé. Une façon d’essayer de faire ressortir ce caractère invraisemblable est de souligner que le voyageur du temps glisse peut-être sur une peau de banane lors de sa première tentative de tuer son grand-père, mais exploiter cette faille de façon trop systématique implique une série d’accidents qui semblent de plus en plus improbables. Nous savons dès le départ qu’aucun voyageur du temps ne pourra jamais réussir à empêcher sa propre naissance et qu’aucun assemblage de fusée autodestructeur n’achèvera un cycle avec succès. Nous savons donc que chaque fois qu’une tentative est menée, quelque chose n’ira pas. Mais que se passe-t-il si l’on fait mille tentatives, ou un million ? Cette série d’échecs hétéroclites, chacun individuellement improbable, n’aboutit-elle pas à quelque chose  83 

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de très bizarre ? Nous ne pourrons peut-être pas démontrer que le voyage dans le temps donne lieu à des contradictions, mais en augmentant le nombre de tentatives et d’échecs, nous pouvons montrer qu’il donne lieu à des séries d’événements si improbables que ceux-ci en deviennent presque impossibles. Là encore, les choses ne sont pas si évidentes. Prenons l’exemple du lanceur qui s’autodétruit. S’il est vrai que, d’un point de vue, la série d’échecs peut sembler anormale, d’un autre point de vue, elle ressemble à ce que l’on pourrait attendre. En regardant de façon prospective vers l’avenir depuis le moment du décollage, on peut avoir l’impression d’assister à une série d’accidents sans lien entre eux et sans explication. En regardant rétrospectivement du point de vue de l’échec de l’inhibition du lancement, nous savons qu’une mésaventure s’est produite dans chaque cas et il n’est pas surprenant que nous trouvions des mésaventures lorsque nous y regardons de près. Il arrive tout le temps dans la vie que l’on essaie de faire des choses que l’on ne réussit pas, et si vous rassemblez toutes les fois où vous avez essayé de faire quelque chose et où vous avez échoué – si vous faites une sélection, c’est-à-dire en fonction du résultat de vos tentatives, en choisissant certains échecs – vous obtiendrez la même chose que si vous regardez rétrospectivement le lancement. Vous échouerez à chaque fois, pour des raisons sans lien entre elles. La post-sélection par l’échec en termes de résultat est inévitable dans un contexte de voyage dans le temps, car le point de départ est le point d’arrivée. Ce qui se passe ici, c’est que les points de vue rétrospectif et prospectif sont amenés à se confronter. Ces deux points de vue sont généralement très différents. Normalement, vous n’avez pas d’informations sur les résultats de vos efforts à l’avance, mais vous avez ces informations  84 

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après coup et c’est ce qui crée le sentiment d’anomalie. C’est une caractéristique, pas un bug, c’est-à-dire le genre d’anomalie que l’on s’attend à voir apparaître sur une trajectoire circulaire dans laquelle chaque événement passé est également futur. Sandra vit à Tucson, Arizona. Normalement, elle peut sortir sans manteau d’hiver. Si vous la replacez à Helsinki en Finlande, elle en aura besoin. C’est exactement le genre d’« anomalie » à laquelle on peut s’attendre, étant donné la différence climatique entre Tucson et Helsinki. Et c’est la même chose ici. Les scénarios de voyage dans le temps sont différents des scénarios dans lesquels il n’y a pas de voyage dans le temps. Dans les contextes de voyage dans le temps, le passé est le futur et le futur est le passé, et aucune asymétrie entre le passé et le futur ne peut survivre dans ces contextes. Nous ne devrions pas être surpris que des choses qui ne semblent pas normales se produisent dans un monde où le voyage dans le temps existe. Dans les prochains chapitres, nous examinerons plus en détail pourquoi, et de quelle manière, notre vision du futur est différente de celle du passé. Cela permettra de mieux comprendre pourquoi la prospective et la rétrospective semblent s’opposer violemment. Il n’est pas difficile de trouver d’autres phénomènes étranges qui pourraient se produire si le voyage dans le temps devenait possible, des choses qui sembleraient magiques au sens commun. Prenons l’exemple d’une voyageuse temporelle qui vole une machine à voyager dans le temps dans un musée afin d’effectuer son voyage. Une fois son voyage terminé, elle fait don de la machine à ce même musée. Qui a inventé la machine ? Elle l’a volée au musée, donc il ne l’a pas créée. Et le musée l’a reçue d’elle. Ou imaginez l’écrivain qui trouve un manuscrit dans une boîte dans son grenier et le publie, ce qui lui permet de s’enrichir  85 

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et d’acheter une machine à voyager dans le temps pour cacher une copie du manuscrit là où il peut être trouvé. Qui a écrit le livre ? Encore une fois, ce n’est pas lui, mais il semble qu’il ne s’agit de personne d’autre non plus. Tout cela semble fantaisiste. Cela exclut-il le voyage dans le temps, ou s’agit-il simplement d’anomalies du type de celles auxquelles nous devons nous attendre dans les mondes où le voyage dans le temps existe ? Qui peut le dire ? Peut-être que cela nous semble magique parce que le voyage dans le temps n’existe pas dans notre monde. Si nous pouvons décrire ce à quoi ressemblerait le monde s’il y avait un voyage dans le temps d’une manière qui n’entraîne pas de contradiction ou de violation des lois physiques, alors aussi bizarre que ce monde puisse paraître aux sensibilités formées dans un monde sans voyage dans le temps, peut-être serait-il tout simplement normal pour les habitants d’un monde où les voyages dans le temps sont autorisés. Ou peut-être y a-t-il quelque chose que nous n’avons pas pris en compte ; peut-être les lois de la thermodynamique, par exemple, contraignent-elles la propagation de l’information d’une manière qui exclurait ces choses. Ce sont des questions difficiles, non résolues, sur lesquelles il n’y a pas de consensus à l’heure actuelle. Si nous séparons les choses dans les deux catégories suivantes : (i) les choses bizarres qui se produiraient dans des mondes où il y la possibilité d’un voyage dans le temps, et (ii) les contradictions ou les violations des lois physiques que le voyage dans le temps entraînerait.

Nous avons trouvé beaucoup des premières et aucune des secondes. Il ne fait aucun doute que les mondes dans lesquels le voyage dans le temps se produit seraient bizarres, mais rien n’a encore été identifié qui semble l’exclure en tant que question relevant de la logique ou d’une loi physique.  86 

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On peut donc se demander si notre propre monde ne possède pas des voies non découvertes menant dans le passé, ou si nous ne serions pas capables de créer une telle voie. Bien sûr, nous ne le savons pas vraiment. Des personnes ont cherché à savoir si les lois de la relativité générale pouvaient permettre de manipuler la géométrie de l’espace-temps de manière à créer de nouveaux chemins qui remonteraient le temps. Les propositions actuelles impliquent des modifications spectaculaires de la géométrie de l’espace-temps, et ne sont donc pas le genre de choses que nous pourrions concevoir, mais elles ont soulevé de nouvelles questions et donné lieu à une physique fascinante. Bien sûr, il y a des opposants qui disent que nous savons que le voyage dans le temps ne se produira jamais dans notre futur, car si c’était le cas, nous devrions nous attendre à ce qu’il y ait beaucoup de voyageurs du futur dans les parages aujourd’hui. Qui sait ? Nous allons maintenant parler de choses plus proches du monde quotidien.

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4 La flèche du temps Si vous lancez une balle de tennis en l’air, elle quittera votre main en se déplaçant vers le haut avec une certaine vitesse, mais petit à petit, la gravité l’emportera sur la force ascendante avec laquelle vous l’avez lancée et elle inversera sa direction pour retomber sur la Terre. La trajectoire qu’elle trace ressemble à la figure 14, allant de la gauche de la page vers la droite. L’image miroir de cette trajectoire dans le temps inverse la séquence des positions par lesquelles la balle passe, commençant à droite, se déplaçant vers le haut et dans la direction opposée, et atterrissant à gauche. Nous pouvons obtenir une « trajectoire inverse » similaire pour tout processus physique. Puisque tout système est constitué d’une collection de particules et que les états du système sont définis par les positions et les vitesses de toutes les particules qui le composent, inverser l’ordre des positions par lesquelles les particules passent nous donne l’image miroir de la trajectoire originale dans le temps. Si la trajectoire originale nous fait passer par une séquence de positions : S1 . . . Sn, la trajectoire inverse nous fait passer par la séquence : Sn . . . S1. Comme les vitesses sont des taux de changement de position, l’inversion des positions inversera également la direction des vitesses. Tout s’arrange si vous considérez les vitesses comme des ombres de positions. Si vous changez de position, les vitesses suivront.  88 

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Voici un fait intéressant qui peut vous surprendre : les lois physiques disent que si la première trajectoire est possible, la seconde l’est aussi. Ceci est une propriété explicitement déductible des lois mécaniques newtoniennes. Peu importe le type de système dont vous parlez ou le type de processus que vous avez à l’esprit ; tout système est en fin de compte constitué de particules obéissant aux mêmes équations fondamentales. Si ces équations stipulent que l’inverse temporel de chaque OUP processus physique également CORRECTED PROOFest – FINALS, 28/07/21,physiquement SPi possible, alors tout ce que vous voyez se produire dans un sens peut se produire dans l’autre.

The arrow of time

The trajectory of the bouncing ball is time reversible. If it can Fig. 14  14. trajectoire de la balle qui rebondit est réversible dans le   La happen in one direction, leaving the left side of the page and landing temps. Sionelle peutitsecanproduire dans sens,leaving en partant la gauche de the right, also happen in theun reverse, from thede right on the left. la page etand enlanding atterrissant à droite, elle peut également se produire dans le sens inverse, en partant de la droite et en atterrissant à gauche.

an explicitly derivable property of the Newtonian mechanical laws. It doesn’t matter what kind of system you are talking about or what kind of process you have in mind; every system is ultimately made of particles obeying the same fundamental

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Et pourtant… le monde quotidien est truffé de processus qui se produisent tout le temps dans une seule direction et jamais dans l’autre. Considérez quelque chose d’aussi familier qu’un dîner. Les gens sont assis à table, riant et faisant des gestes pendant que des glaçons fondent dans des verres de whisky. Un œuf cassé sur des pâtes fumantes est cuit par la chaleur montante. Un invité verse de la crème dans une tasse de café. Une tasse à thé glisse par-dessus le bord de table et se brise sur le sol. Aucun des processus que je viens de décrire – fonte des glaçons, montée de la vapeur, cuisson des œufs, dispersion de la crème, éclatement de la tasse – ne se produit dans l’autre sens. Il est peut-être vrai que les lois qui régissent les particules microscopiques qui composent tous ces systèmes stipulent que tout processus qui peut se produire dans un sens peut se produire en sens inverse, mais n’importe qui en se servant de ses yeux, sait que ce n’est pas vrai. Il s’agit d’une énigme très profonde qui met en évidence le décalage entre les lois fondamentales de la nature et le monde familier du quotidien. Les recherches qui ont débuté au milieu du xixe siècle ont cherché à la résoudre. Contrairement aux sauts de l’imagination qui ont conduit à la théorie de la relativité, cette histoire est le fruit de l’accumulation des idées de nombreux contributeurs. Il y a eu de nombreux faux pas en cours de route et ce n’est que récemment que l’histoire s’est concentrée de manière suffisamment claire pour recueillir un large consensus. L’histoire commence en fait un peu plus tôt, lorsque les ingénieurs ont compris comment se servir de la puissance inexploitée de la vapeur dans les moteurs, ce qui a conduit à la Révolution industrielle. Jusque dans les années 1600, les chevaux et les hommes fournissaient la majeure partie de l’énergie nécessaire à l’industrie. Les scientifiques ont fait des essais avec de la vapeur d’eau pour alimenter les fours des souffleurs de verre. En 1698, l’inventeur britannique  90 

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Thomas Savery fait breveter une pompe qu’il décrit comme un « moteur pour faire monter l’eau par le feu ». La technologie a été améliorée au cours du siècle suivant et, au milieu du xviiie siècle, les moteurs à vapeur étaient si puissants que le terme « cheval-vapeur » a été inventé pour décrire le nombre de chevaux qu’un moteur pouvait remplacer. Si votre voiture a un moteur annoncé à 160 chevaux, vous avez la puissance de 160 chevaux sous votre capot. Avec le développement des machines à vapeur, les scientifiques ont commencé à étudier la relation entre la chaleur et l’énergie, le nouveau domaine de la thermodynamique (thermo = chaleur, dynamique = mouvement) était né. La première loi de la thermodynamique est une version des lois familières de la conservation de l’énergie. Elle stipule que l’énergie – bien que l’on puisse augmenter ou diminuer l’énergie d’un système par échange avec l’environnement – n’est ni créée ni détruite. La deuxième loi est plus récente et c’est celle qui nous intéresse ici. Pour comprendre la deuxième loi de la thermodynamique, vous devez savoir que les gaz peuvent échanger de l’énergie avec leur environnement de deux manières : sous forme de la chaleur et sous celle du travail. La chaleur est ce que vous pensez qu’elle est. C’est la forme d’énergie qui fait cuire les aliments, fondre la glace et réchauffe les pieds frileux. Le travail est l’énergie transférée par un effet mécanique mesurable. Ainsi, par exemple, un système effectue un travail sur son environnement s’il pousse un piston ou soulève un objet lourd. Les premières versions de la deuxième loi étaient formulées en termes de chaleur et de travail. L’une d’elles, due au physicien allemand Rudolf Clausius, affirmait qu’aucun processus dont la seule conséquence thermodynamique est le transfert d’une quantité donnée de chaleur d’un corps plus froid à un corps plus chaud n’est possible.  91 

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Un autre, dû au physicien britannique Lord Kelvin, affirmait qu’aucun processus dont le seul résultat thermodynamique est de transformer en travail la chaleur extraite d’une source à la même température n’est possible. Même si elles semblent très différentes, ces versions se révèlent équivalentes. Elles excluent exactement les mêmes processus. Et il s’avère que, même si les premières recherches étaient axées sur les propriétés des gaz dans des récipients fermés, les lois de la thermodynamique sont tout à fait générales. Elles s’appliquent à tous les systèmes physiques, quelle que soit leur composition. La formulation moderne de la deuxième loi est un peu plus abstraite et rend compte de sa grande généralité. Elle fournit également la base d’une analyse beaucoup plus approfondie.

Fig. 15    Les particules d’un gaz dans un état de forte entropie seront réparties uniformément dans l’espace accessible et se déplaceront dans des directions aléatoires, comme le montre le schéma de gauche. Le schéma de droite montre un exemple contrasté de particules d’un gaz dans un état de faible entropie.

Il permet de mieux comprendre les phénomènes de la chaleur et du travail. Il introduit une quantité appelée entropie qui peut être calculée pour tout système à partir de son micro-état. Le micro-état d’un système est une spécification entièrement détaillée des positions et des moments des particules qui le composent ; et nous pouvons considérer l’entropie comme une mesure du degré de  92 

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désordre ou d’aléatoire dans la façon dont les particules qui le composent sont disposées et se déplacent. Pour chaque système, il existe un état d’entropie maximale. Pour un gaz opaque dans un récipient fermé, par exemple, l’état d’entropie maximale ressemblerait à l’illustration de gauche de la figure 15, avec des particules réparties uniformément et se heurtant au hasard. À l’œil nu, le gaz remplirait le récipient de manière uniforme. Un état de faible entropie serait comme celui de l’illustration de droite de la figure 15, avec les particules toutes entassées dans un coin, ou un état dans lequel les particules sont disposées en bandes, ou un état dans lequel elles forment une image qui ressemble au drapeau italien. Il s’agit d’un produit dans lequel les particules forment un motif reconnaissable ou ont un ordre reconnaissable. Pour la crème dans une tasse de café, l’état d’entropie maximum se produit lorsque la crème est entièrement mélangée (figure 16(a)). Un état d’entropie inférieur serait celui où la crème est concentrée en tourbillons identifiables (Figure 16(b)). L’état d’entropie maximale est appelé état d’équilibre, car lorsqu’un système entre dans cet état, il a tendance à y rester, à moins qu’il ne subisse une action extérieure. La deuxième loi de la thermodynamique, dans sa formulation moderne, énonce que l’entropie totale d’un système isolé (qui n’interagit pas avec son environnement) ne diminue jamais. En d’autres termes, si un système isolé qui n’est pas déjà dans un état d’entropie maximale reste sans interférence, il évoluera vers cet état et y restera une fois que ce dernier sera atteint. Cela devrait correspondre à vos intuitions sur le comportement général des choses : un gaz libéré dans un récipient fermé aura tendance à se disperser pour le remplir uniformément ; la crème versée dans un café aura tendance à  93 

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(a)

Haute entropie (b)

Faible entropie

Fig. 16  (a) Une tasse de café avec de la crème dans un état d’entropie élevé, la crème étant entièrement mélangée. (b) La même tasse de café dans un état de faible entropie. Dans ce cas, la crème n’est que partiellement mélangée et présente des motifs visibles.

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s’étaler jusqu’à ce qu’elle soit mélangée uniformément ; et en général, chaque fois qu’un système présente une structure ou un ordre macroscopique, cette structure aura tendance à se dégrader si elle n’est pas activement maintenue (au prix d’un apport d’énergie de l’extérieur). Il s’avère que la deuxième loi de la thermodynamique englobe tous les processus physiques temporellement irréversibles connus, de l’œuf qui cuit et du glaçon qui fond à ce qui est souvent décrit comme « les ravages du temps » : les maisons qui s’effritent, la peinture qui s’écaille et s’estompe, les visages qui s’affaissent et les os qui se décomposent. Avec la deuxième loi de la thermodynamique, nous disposons d’un moyen précis d’énoncer l’énigme que l’orientation temporelle du monde quotidien représente pour la physique. Nous disposons d’un ensemble de lois – héritées de Newton et qui régissent les particules dont est constitué tout système physique, et qui sont censées être complètes et précises – qui stipulent que tout processus qui peut se produire dans une direction du temps peut se produire en sens inverse. Et nous avons une autre loi, la deuxième loi de la thermodynamique, qui contredit manifestement cela. Elle exclut l’inversion temporelle de tous les processus de dégradation de l’ordre, de destruction des os et de dissipation de la chaleur que nous observons autour de nous, et elle décrit précisément le monde tel que nous le voyons. Quelque chose, clairement, ne tourne pas rond ici. Le premier indice permettant de concilier l’aveuglement des lois microscopiques en matière de direction temporelle avec la direction temporelle évidente du monde quotidien est venu de Ludwig Boltzmann, un physicien allemand à la barbe tolstoïenne et à l’histoire personnelle tragique. Boltzmann a commencé par distinguer le micro-état d’un système, la description complète des positions et des  95 

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vitesses de ses microparticules, de son macro-état, une description à gros grain définie par les valeurs d’un petit nombre de paramètres facilement mesurables. Ces paramètres représentent la moyenne des propriétés microscopiques d’un système, spécifiant uniquement la pression, le volume et la température d’un gaz. Pour chaque spécification de la pression, du volume et de la température, il existe un grand nombre de manières dont les particules individuelles d’un gaz pourraient être disposées pour correspondre à ces valeurs, et Boltzmann a remarqué que la division des micro-états en macro-états était radicalement inégale. Certains macro-états représentent un nombre énorme de micro-états tandis que d’autres n’en couvrent que quelques-uns. Il s’avère que l’état d’entropie maximale couvre l’écrasante majorité des micro-états, tandis que les états de faible entropie n’en représentent qu’un nombre minuscule. Et en général, plus l’entropie d’un macro-état est faible, moins le nombre de micro-états qu’il englobe est important. Puisque nous connaissons les lois microscopiques, nous pouvons déterminer comment une collection de systèmes partant d’une collection donnée de micro-états évoluera macroscopiquement en prêtant simplement attention aux changements de leur état à gros grain. Si nous commençons par une collection de systèmes uniformément répartis sur les micro-états compatibles avec un macro-état M donné et que nous les laissons évoluer en accord avec les lois microscopiques, cela nous dira comment les systèmes qui commencent dans M ont tendance à évoluer d’un point de vue macroscopique. Si nous faisons cela pour l’état d’entropie maximale, la quasi-totalité des systèmes qui commencent dans cet état y restent. Je dis « la quasi-totalité », car il y a des transfuges. Si vous attendez un milliard d’années, par exemple, vous pouvez vous attendre à voir un très petit  96 

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nombre de systèmes évoluer momentanément vers un état d’entropie plus faible et en revenir, en règle générale. Cependant, si vous clignez des yeux, vous ne les verrez pas et, sur une période de plusieurs millénaires, vous n’avez pratiquement aucune chance d’en voir un seul. Donc « la quasi-totalité » signifie « et, pour rester pragmatique, tous les états ». Le micro-état d’un système en équilibre est susceptible de changer. Les particules qui composent un gaz, par exemple, se déplaceront et entreront en collision, mais pas de manière à modifier sa pression, sa température et son volume, et donc pas de manière à modifier son macro-état. Si nous prenons un ensemble de systèmes uniformément répartis entre les micro-états compatibles avec un macro-état inférieur à l’entropie maximale et que nous observons leur évolution, nous constatons que la quasi-totalité d’entre eux (dans le même sens que « la quasi-totalité » plus haut) évoluent vers des états d’entropie plus élevée. Il existe bien quelques transfuges, mais ils sont si rares qu’il faudrait attendre bien plus longtemps que nos vies collectives pour espérer en voir un. La perspicacité de Boltzmann a été de comprendre que ce n’est pas parce que les lois régissant les micro-états ont une direction intégrée, mais parce que la division en macroétats est si radicalement inégale que même si les systèmes se déplacent de manière aléatoire d’un micro-état à un autre et qu’il existe une image miroir de chaque micro-trajectoire, il est toujours possible, statistiquement, que la majorité écrasante des systèmes dans un état de faible entropie se dirige vers un état plus élevé. C’est la vérité qu’annonce la deuxième loi de la thermodynamique. Ce n’est pas qu’il soit strictement impossible pour un système de passer d’un état de forte entropie à un état plus faible. C’est juste que cela se produit si rarement  97 

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que nous ne nous attendons pas à le voir dans la vie réelle. Nous devons, à présent, ajouter un élément supplémentaire pour compléter le puzzle. Dans notre monde, nous observons un grand nombre de changements macroscopiques, et nous devons ajouter une hypothèse qui expliquerait pourquoi nous observons tant de changements. Cette hypothèse est que notre univers a commencé dans un état de faible entropie et n’a pas encore atteint l’équilibre. Il se trouve que nous vivons aujourd’hui dans une ère d’entropie croissante. Imaginez une planète dont la population est uniformément répartie à sa surface. Imaginez maintenant qu’elle soit divisée en pays de taille différente : avec pas seulement une différence comme celle entre la Finlande et la Chine, mais des différences beaucoup plus grandes. Maintenant, laissez tout le monde errer plus ou moins au hasard, de sorte qu’ils visitent la planète partout et passent le même temps dans des endroits de même taille, et que pour chaque personne qui parcourt un chemin de A à B, il y en a une autre qui parcourt le même chemin en sens inverse de B à A. Si vous réfléchissez aux schémas de migration dans ces conditions, il devrait sembler évident que (i) à tout moment, l’écrasante majorité des personnes se trouve déjà dans le plus grand pays et y resteront, et (ii) l’écrasante majorité des personnes dans n’importe lequel des plus petits pays se dirigent vers les plus grands. Si la disparité des tailles était suffisamment grande pour refléter la disparité du nombre de micro-états rassemblés par les macro-états thermodynamiques, le nombre de personnes se dirigeant d’un grand pays vers un plus petit serait presque inexistant. C’est dû à la deuxième loi de la thermodynamique.

Maintenant, le dernier élément. Si nous commençons avec des personnes réparties uniformément sur toute la surface  98 

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de la planète, nous ne nous attendons pas à voir beaucoup de migration. La grande majorité des gens seraient déjà dans le plus grand pays et y resteraient. Dans notre monde, bien sûr, il y a beaucoup de changements macroscopiques, alors nous ajoutons un analogue de l’hypothèse selon laquelle notre univers a commencé dans un état de faible entropie et n’a pas encore atteint l’équilibre. Nous écrasons tout le monde dans l’un des plus petits pays afin qu’ils y soient entassés comme des sardines, puis nous ouvrons les vannes, pour ainsi dire, et les laissons errer librement. Au fil du temps, ils se répandront sur le monde entier en le remplissant uniformément. Et pendant qu’ils errent pour remplir l’espace – au cours de la période qui suit l’ouverture des vannes et avant que le monde ne soit complètement rempli – nous observerons beaucoup de mouvements à travers les frontières nationales, presque toujours en direction des grands pays. Ce mouvement à travers les frontières nationales est ce que nous notons comme changement macroscopique.

L’ÉMERGENCE DE LA COMPLEXITÉ ET DE LA VIE Comprendre que les asymétries macroscopiques dans notre partie de l’univers peuvent avoir leur origine dans un état de faible entropie dans un passé lointain qui se développe selon des lois qui ne reconnaissent pas de différence entre le passé et le futur est l’un des triomphes de la physique moderne. Il s’accorde avec tout ce que nous savons et incarne un ensemble assez merveilleux de connaissances physiques. En termes physiques, la bonne façon de s’en rendre compte est de noter que les processus microscopiques sont régis par des lois qui ne font pas de distinction entre le passé et le futur, mais si nous tranchons le monde en catégories macroscopiques discernables par nos sens, et si nous commençons le monde dans un état de faible entropie, ces lois  99 

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impliqueront qu’il évoluera vers une entropie plus élevée jusqu’à ce qu’il atteigne l’état d’entropie maximale. Étant donné qu’en termes qualitatifs, les états de faible entropie sont des états caractérisés par un degré élevé d’ordre macroscopique, observer une transition d’un état de faible entropie vers un état de forte entropie revient à voir un système perdre sa structure, devenir désordonné et sembler de plus en plus uniforme. Le gradient thermodynamique – le nom donné à cette pente de transition entre faible et forte entropie – est ce qui crée les conditions qui constituent la toile de fond de l’émergence des structures complexes qui peuplent la biosphère, en un mot, la vie. Dans le flux de transition de l’ordre au désordre, des structures complexes apparaissent, d’abord spontanément, puis à dessein, notamment les structures vivantes. Des pièces sont assemblées par hasard et certaines d’entre elles se lient pour former des configurations stables. Parmi les configurations stables, certaines s’avèrent capables de faire des choses qui favorisent leur survie et parmi celles qui survivent, certaines trouvent le moyen de se reproduire. Une fois que nous avons des systèmes qui se reproduisent, avec quelques mutations, et qu’un mécanisme de sélection opère sur ces systèmes, le processus de l’évolution darwinienne est lancé. Il n’est pas nécessaire de tracer une ligne de démarcation nette entre la vie et la non-vie si l’on se contente de commencer par quelque chose de simple, comme une molécule qui s’auto-reproduit, et de voir comment l’évolution darwinienne, sur une période suffisamment longue, produira quelque chose de relativement complexe qui se situera clairement du côté de la vie. L’évolution sur de longues échelles de temps est un mécanisme efficace de recherche de systèmes complexes capables de survivre et de se reproduire. Cela signifie beaucoup de  100 

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choses différentes. Par exemple, être capable de satisfaire ses propres besoins énergétiques en convertissant l’énergie de l’environnement en travail. Et cela signifie aussi être en compétition pour les ressources, résister aux prédateurs et s’adapter au changement. Il s’avère qu’un bien très précieux dans tout cela est la capacité à saisir et à utiliser l’information. C’est un élément qui ressort de l’évolution plutôt que quelque chose que l’on pourrait deviner en examinant les équations fondamentales de la physique. La physique sous-jacente rend possible toutes sortes de configurations complexes. Les pressions de sélection agissent sur les capacités de ces systèmes, c’est-à-dire sur ce qu’ils peuvent faire pour se maintenir en vie. Les systèmes qui sont sélectionnés, survivent et sont préservés par la dynamique de l’évolution – et donc ceux qui peuplent notre monde – sont ceux qui utilisent et traitent l’information de manière efficace. On dit parfois que l’ère de l’information a commencé à la fin des années 1970, mais Dame Nature a découvert l’utilité de l’information bien avant nous. Les grandes transitions évolutives impliquent souvent des changements dans la façon dont l’information est stockée et transmise. Voici comment cela fonctionne avec les créatures vivantes et comment cela se rapporte à la thermodynamique. Au niveau microscopique, tout ce qui se passe se produit en accord avec des lois microscopiques immuables qui ne privilégient aucune direction du temps. Étant donné que l’univers a un passé à faible entropie et n’a pas atteint son entropie maximale, nous observons de nombreux changements dans le sens d’une entropie croissante. Le passé à faible entropie permet aux informations sur le passé macroscopique de s’accu­muler sous forme d’enregistrements. Le monde macroscopique – où il y a un gradient thermodynamique – est couvert d’enregistrements qui contiennent l’empreinte de son histoire macroscopique. Une empreinte de pas dans  101 

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le sable, par exemple, est la marque du passage d’un humain. Un glaçon à moitié fondu dans un verre d’eau chaude est le vestige d’un glaçon entièrement formé. Une photographie, une série de lettres sur un morceau de papier, tous les systèmes semi-­ordonnés que vous voyez autour de vous, évoluent à partir d’états d’entropie encore plus faible, ou d’ordre plus grand, et portent l’empreinte de leur passé. L’évolution macroscopique de ces systèmes, laissés à eux-mêmes, évoluera vers des états de plus grande uniformité : les traces de pas s’effaceront, la glace fondra. Mais l’évolution peuple l’univers de systèmes ouverts qui utilisent l’énergie de l’environnement pour maintenir leur propre intégrité, dissipent la chaleur et mettent en œuvre l’information pour guider leur comportement. Les informations contenues dans l’environnement macroscopique (c’est-à-dire dans l’état actuel des systèmes évoluant depuis une entropie plus faible vers une entropie plus élevée) sont à la disposition d’autres systèmes qui peuvent les utiliser comme base de leur propre comportement. Si la raison pour laquelle la capacité de lire des informations sur le passé constitue un avantage sélectif n’est pas immédiatement évidente, pensez-y de la manière suivante. Un cerf qui peut lire les signes d’une récente chasse au lion, ou un prédateur qui sait qu’un barrage de castor indique la présence de castors, s’en sortira mieux que celui qui ne le sait pas. Une créature qui sait ce qui s’est passé sait quelque chose sur ce qui va se passer. J’ai formulé cela de manière rapide ci-dessus. Pour être plus prudent, on ne dirait pas que c’est la créature qui lit l’information, on dirait que c’est nous qui comprenons que la raison pour laquelle la nature a sélectionné cette réponse à cette trace (ou la raison pour laquelle les créatures qui produisent cette réponse à cette trace ont survécu) est que cette trace porte une information sur quelque chose à laquelle cette réponse est appropriée.  102 

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Et c’est là l’indice. Comme il existe des régularités macroscopiques qui relient ce qui s’est passé à ce qui se passera, il y a un avantage sélectif à utiliser l’information dans l’envi­ ronnement. Comme le cerf et le castor, nous nous fions sans critique aux archives pour obtenir des informations sur le passé dans notre vie quotidienne. Ce que nous avons appris sur la thermodynamique et le passé à faible entropie rend explicites les faits physiques qui sous-tendent cette confiance. C’est parce que l’univers a commencé dans un état de faible entropie que notre environnement macroscopique est si ordonné, et que cet ordre porte l’empreinte d’un passé encore plus ordonné.

L’ACTION Si nous prenons du recul, que nous faisons une coupe transversale de notre monde, ordonnée par échelle, et que nous examinons les couches de structure, du niveau microscopique jusqu’au niveau de l’être humain interagissant avec un environnement macroscopique, cela ressemblerait à ceci. En bas, il y aurait la géométrie de l’espace-temps, qui impose (ou incarne) des contraintes sur la « connectabilité » causale des événements. Ensuite, il y a les lois microscopiques qui sont aveugles à la différence entre le passé et le futur et qui nous disent comment se comporte la matière dont tout est fait. En présence d’un passé à faible entropie, ces lois donnent lieu aux asymétries macroscopiques incarnées par la deuxième loi de la thermodynamique. Les asymétries macroscopiques favorisent à leur tour l’émergence de créatures qui utilisent l’information pour dicter leur comportement. Au fil du temps, ces créatures évoluent en suivant une trajectoire de développement qui mène de formes simples réagissant à des traces locales dans l’environnement (l’odeur d’une proie, le son qui annonce un danger) à des formes de  103 

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plus en plus sophistiquées pour suivre et traiter l’information. L’existence de régularités à long terme et plus abstraites donne un avantage aux créatures dotées d’une mémoire capable de suivre ces régularités et d’exploiter les informations qu’elles contiennent, et ce sont donc ces créatures qui survivent. Nous sommes le produit de cette trajectoire de développement. Nous sommes mous, lents et plus faibles que nous ne devrions l’être pour notre taille. Le facteur qui nous permet de survivre est que nous disposons d’un équipement très spécial pour recueillir et utiliser les informations. Tous les systèmes vivants, dans la mesure où ils utilisent des informations pour guider leur comportement, se nourrissent du gradient thermodynamique. Certains systèmes s’appuient sur le fruit le plus bas, en liant le comportement à des déclencheurs porteurs d’informations dans l’environnement (les gazelles réagissent aux odeurs laissées par les prédateurs qui passent par-là, les fourmis suivent les pistes de phéromones qui mènent à la nourriture). Les êtres humains recherchent les fruits les plus sucrés dans les branches supérieures. Nous accumulons de grandes quantités d’informations, les traitons de manière complexe et les utilisons de manière illimitée et flexible. Chez l’être humain, ce ne sont pas les informations recueillies au cours de l’évolution et intégrées à la structure solide du corps, mais les informations recueillies au cours du temps personnel et intégrées à la structure molle du cerveau, qui guident le comportement. Ceci ouvre la voie au sujet du chapitre 5, mais il reste une dernière observation que je souhaite faire avant de poursuivre. Si nous admettons l’idée que des transitions importantes se produisent lorsque de nouvelles façons de capturer et d’utiliser l’information sont trouvées, il est facile de voir l’émergence de la culture comme entièrement continue avec ce développement. Dans un monde comme le nôtre,  104 

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l’environnement collectif est jonché non seulement d’artefacts naturels comme les fossiles et les empreintes de pas, mais aussi de documents accumulés par la culture comme les livres, les bibliothèques et les bases de données scientifiques. Ce sont les produits amassés d’une histoire d’exploration créative qui sont à portée de main. Ils ne contiennent pas seulement des informations sur le passé, mais aussi ce que nous en avons appris : des leçons, des inventions et toute la richesse créative d’une histoire collective amassée et que nous avons eu la sagesse de préserver et de transmettre à nos enfants. Cela inclut ce que nous avons appris sur l’agriculture et les avions, la médecine et la musique, la philosophie et la politique. Elle comprend non seulement l’intelligence incarnée dans les livres, mais les méthodes que nous avons développées pour l’exploiter, ainsi que les pratiques et les institutions qui rendent sa transmission possible. Il suffit de réfléchir un instant pour comprendre que la part du lion de notre pouvoir en tant qu’espèce provient de notre accès à cette réserve de connaissances accumulées. Si nous l’effaçons, nous devenons délicats et vulnérables. Nous retrouvons ici le même schéma : de nouvelles formes d’organisation complexe apparaissent lorsque des informations que l’on laissait auparavant s’effacer comme des traces de pas dans le sable sont capturées et utilisées pour effectuer un travail causal. Le processus se poursuit tant que l’infor­ mation offre un avantage sélectif. Les environnements qui récompensent l’intelligence contiennent suffisamment de changements pour rendre inefficace un simple comportement programmé, et suffisamment de régularité pour récompenser la collecte et l’analyse de grandes quantités d’informations. La culture nous donne un horizon beaucoup plus large et profond, nous permettant d’accumuler des informations, de saisir des régularités qui s’étendent sur  105 

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plusieurs générations et de développer des techniques plus puissantes pour les traiter. Elle rend possible le développement de structures sociales qui permettent à la science et au progrès technologique de s’épanouir. Elle permet également l’accumulation d’artefacts tels que les boussoles et les calculatrices : des dispositifs intelligents qui allègent notre charge cognitive. Tout cela ressemble de plus en plus au temps tel que nous le connaissons : le temps de l’histoire humaine que nous avons commencé à décrire avec les systèmes de datation universels décrits au chapitre 1 et qui constitue la toile de fond de nos vies.

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5 Le temps de l’expérience humaine De nombreuses personnes, lorsqu’elles rencontrent l’image relativiste du temps, sont déconcertées par le fait qu’elle ressemble à un bloc statique d’événements. De nombreux membres de la communauté des physiciens, dont Einstein lui-même, ont pensé que la nouvelle théorie justifiait l’opinion parménidienne selon laquelle le passage du temps est une illusion. D’autres ont réagi en rejetant vivement la nouvelle conception du temps. Un débat acharné entre le philosophe français Henri Bergson et Albert Einstein éclate en 1922. Bergson soutenait vigoureusement que la conception relativiste du temps laissait de côté tout ce qui est essentiel au temps tel que nous le connaissons. Après tout, où trouvet-on dans cette image le flux et l’écoulement, le changement continu ? Où trouvons-nous l’ouverture de l’avenir, la fixité du passé et le passage incessant du temps ? C’est la question centrale de la philosophie du temps depuis lors, et tout le problème a été englouti dans la controverse. Une partie de la difficulté à l’aborder vient du fait qu’il est très difficile d’articuler de manière non métaphorique ce que signifie dire que le temps passe ou qu’il s’écoule. Mais il  107 

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est également difficile de se convaincre qu’il n’y a pas quelque chose d’absolument fondamental dans notre expérience du monde que ces métaphores évoquent. Nos croyances préscientifiques sur ce qu’il y a à la surface de Mars ou sur ce qu’était l’univers il y a deux milliards d’années n’ont pas beaucoup d’autorité parce que ce sont des choses bien en dehors du champ de notre expérience. Mais le temps est quelque chose que nous connaissons aussi intimement que nous connaissons nous-mêmes. Ce que la physique nous dit du temps, si cela est vérifié, doit répondre en fin de compte à notre propre expérience. Et si la physique ne doit pas être un simple outil de prédiction et de contrôle de la nature – si elle doit, en particulier, nous fournir un moyen de nous comprendre et de comprendre notre place dans le cosmos – nous pouvons espérer un compte rendu éclairant sur les raisons pour lesquelles, si le temps de la physique est si simple et austère, le temps de la vie humaine est si complexe et enchevêtré. Il n’y a pas si longtemps, le fossé entre le temps familier du quotidien et le temps tel qu’il apparaît dans l’image relativiste semblait infranchissable. Je pense que ce n’est plus vrai. La clé est de résister à la tentation de croire que l’on comprend ce que la relativité nous dit du temps en adoptant un point de vue imaginatif qui regarde l’univers de l’extérieur. Cette perspective est fortement encouragée par les images visuelles que nous utilisons pour transmettre le contenu de la théorie. La figure 8 nous a montré les représentations du Modèle Standard par les cosmologistes, et si vous parcourez n’importe quel manuel sur la relativité, vous verrez partout des diagrammes espace-temps. Rappelez-vous comment fonctionnent ces diagrammes : ils suppriment une ou deux dimensions spatiales pour créer une représentation à faible dimension de l’(espace)temps dans l’(espace)temps. Nous sommes très doués pour saisir les schémas que nous  108 

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pouvons voir. En rendant l’espace-temps sous une forme visible concrète, ces diagrammes nous permettent d’utiliser nos intuitions spatiales pour comprendre ce que la théorie dit de la structure quadridimensionnelle plus abstraite. Mais les diagrammes sont trompeurs d’une manière qui est pernicieuse d’un point de vue philosophique. En les regardant, on se sent enclin à dire : « Ce n’est qu’un bloc statique d’événements, il n’y a pas de changement, de flux ou d’écoulement ». Lorsque nous faisons cela, nous jugeons du point de vue du temps dans lequel l’image est intégrée, et non du point de vue du temps qui est représenté dans l’image. C’est une erreur. C’est comme regarder la partition d’une sonate pour violoncelle de Bach, par exemple, et dire : « C’est juste un ensemble statique de notes de musique ; il n’y a pas de changement ou de mouvement. » S’il est vrai que la partition est une chose statique – un ensemble structuré de notes dessinées sur une page – il existe un séquençage complexe interne à la musique qu’elle représente. Il y a du mouvement, du flux et du changement dans la musique, et ce mouvement, ce flux et ce changement sont capturés dans la partition. Si nous voulons comprendre ce que la relativité nous dit sur le temps de l’expérience humaine vécue, nous devrions juger du point de vue du temps interne à l’image telle qu’elle est vue par les yeux d’une personne dont la vie est représentée par une ligne, ou une séquence d’événements disposés le long de la dimension temporelle. À quoi pourrait ressembler l’espace-temps quadridimensionnel d’un univers relativiste pour une telle personne au cours de sa vie ? Il est utile ici de parler un peu de l’esprit humain. Schématiquement, on peut considérer l’esprit humain comme une sorte de système de traitement de l’infor­ mation. Il crée un environnement séquestré spécial dans lequel les informations qui arrivent par les canaux sensoriels  109 

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ne sont pas immédiatement utilisées pour guider notre comportement, puis rejetées (comme cela pourrait être le cas pour un animal qui réagit à des déclencheurs informationnels dans l’environnement), mais sont au contraire capturées, stockées et utilisées pour modifier une vision du monde en évolution constante dans toute son étendue spatiale et temporelle. Lorsque nous demandons comment le monde apparaît à travers les yeux de l’être humain immergé dans le temps à un moment donné, nous demandons à quoi ressemble le monde de son point de vue et à ce moment précis. Que savent-ils d’autres lieux et d’autres époques ? Quelles sont les pensées, les émotions, les croyances et les attitudes qu’il/elle a à ce moment-là ? Lorsque nous demandons à quoi ressemble le monde à travers les yeux d’un être humain immergé dans le temps sur une certaine période, nous demandons comment ces choses changent d’un moment à l’autre sur cette période. Comment sont-elles transformées au fur et à mesure que la personne se déplace dans le monde en percevant, en pensant, en agissant et en ressentant ? Si nous voulons éclairer notre expérience, concentrons-nous sur ce qui surgit dans le courant instantané de la conscience. Pour en parler, nous devons comprendre ce qui se passe dans votre cerveau sous son niveau de conscience. Depuis le milieu des années 1950, une multitude de travaux scientifiques fascinants et complexes nous ont permis de jeter un coup d’œil sur les processus qui donnent naissance à l’expérience consciente et la soutiennent, et ces recherches ont été particulièrement instructives pour comprendre la perception du temps. Le bon sens préscientifique tend à supposer que la perception agit comme une caméra de cinéma et qu’elle transmet une vision du monde non filtrée, en temps réel. La réalité est bien différente. Entre le moment où les signaux provenant de l’environnement frappent votre rétine  110 

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et le moment où vous avez une expérience visuelle, votre cerveau a fait beaucoup de travail. Il a passé au crible, trié, éliminé le bruit et interpolé de manière assez large. Il a combiné les signaux visuels avec des informations arrivant par d’autres voies sensorielles et a utilisé ce qu’il sait sur la façon dont les choses s’assemblent généralement pour organiser le tout en ce qui se présente à vous comme la conscience immédiate d’un monde objectif. Passez vos doigts sur le pied d’un verre à vin et demandez-vous s’il y a quelque chose d’intrinsèque qui relie ce motif de lumière et de couleur à ce motif d’expériences tactiles. Vous considérez ces connexions comme allant de soi parce que votre cerveau les élabore pour vous et qu’elles sont intégrées aux concepts avec lesquels votre esprit interprète votre expérience. Vous marchez sur un sentier de montagne en regardant autour de vous, et votre cerveau utilise des repères visuels pour guider les mouvements des yeux, de la tête, des bras et des jambes et surtout des pieds. Il comprend que l’obscurité dans le coin supérieur du champ visuel signifie qu’il y a un arbre aux branches basses et que l’ombre dans le coin inférieur gauche signifie qu’il y a un creux dans le sentier. Il détermine les signaux qu’il doit envoyer aux voies motrices pour que votre tête ne soit pas gênée et que vos jambes s’adaptent au paysage changeant. Vous n’êtes pas conscient de ce qu’il faut pour que tout cela fonctionne. Il semble que ce que vous voyez est une conscience non filtrée du monde nu. En fait, ce que vous voyez est une image interprétée qui incarne ce que vous devez savoir pour réguler votre action. De même, lorsque vous entendez quelqu’un parler dans votre langue maternelle, vous n’entendez pas un enchaînement de sons non interprétés ; vous entendez ce qu’il vous dit. Votre cerveau décode les sons sans aucune inférence consciente de votre part, de sorte qu’ils vous parviennent chargés de sens.  111 

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Des recherches surprenantes relient tout cela spécifiquement à la perception du temps. Il s’avère qu’au cours du processus de décodage des signaux sensoriels, le cerveau passe en revue et trie les informations relatives à ce qui se passe sur un court intervalle de temps, de sorte que ce que vous voyez à un instant donné n’est pas un instantané de la situation à cet instant, mais un résumé de la façon dont les choses ont changé en une fraction de seconde. Il existe un moyen facile de s’en convaincre. Trouvez une vieille horloge analogique avec une aiguille des secondes et fixez-la du regard pendant quelques minutes. Pendant ce temps, l’aiguille des minutes et l’aiguille des secondes auront toutes les deux bougé, mais vous le saurez de manière très différente. Vous pouvez savoir que l’aiguille des minutes a bougé en comparant sa position au début et à la fin des deux minutes. Dans le cas de la trotteuse, vous n’avez pas besoin de comparer et de calculer. Vous voyez directement le mouvement. Il a une direction et une vitesse. Le mouvement lui-même est directement visible. Le mouvement étant un changement de position dans le temps, cela signifie que ce que vous voyez à un instant donné ne peut pas être une position instantanée, mais quelque chose qui s’étend sur un court intervalle de temps. Cela peut sembler étrange, mais il n’y a rien de particulièrement mystérieux à cela une fois que vous avez compris que votre cerveau interprète les signaux sensoriels avant de vous présenter une expérience visuelle. Votre cerveau intègre simplement l’expérience acquise au cours d’un intervalle et incorpore ces informations dans ce que vous voyez, de sorte qu’à tout moment, vous ne voyez pas seulement l’état des choses à cet instant, mais aussi un peu du passé. Il est également prouvé, de manière assez intéressante, que le système perceptif utilise ce qu’il sait pour projeter une trajectoire dans le futur, de sorte que ce que vous voyez n’est  112 

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pas seulement ce qui se passe à un instant donné, ni même un peu du passé, mais aussi un peu du futur (attendu). Cela est parfaitement logique si l’on considère que le but de la perception est de guider l’action. La perception doit vous préparer à faire face à un événement attendu. Le voltigeur lors d’un match de baseball qui court vers une balle en l’air doit non seulement voir où se trouve la balle, mais aussi savoir où elle va, et son cerveau fait ce calcul pour lui. D’une manière générale, plus le traitement peut être automatisé, de manière rapide et efficace, par le cerveau sous le seuil de conscience, mieux cela sera. Les parties conscientes de votre vie mentale sont réservées aux déductions lentes et laborieuses qui s’appuient sur des masses illimitées d’informations et exigent un apport créatif. Elles servent à élaborer des plans à long terme et à prendre des décisions déterminantes à terme, et non à gérer les activités quotidiennes qui vous maintiennent en vie. L’un des principaux enseignements de la psychologie cognitive est que votre esprit – conçu comme une unité de traitement de l’information qui transmet les signaux sensoriels et les réponses motrices – fait beaucoup de choses dont vous n’êtes pas directement conscient, et nous nous comprenons beaucoup mieux si nous admettons que ce que nous vivons n’est que la partie visible l’iceberg. La perception n’est pas une conscience non filtrée, mais quelque chose qui a subi un traitement permettant d’intégrer toute information utile à la régulation de l’action. Dans le cas présent, elle intègre la vitesse et la direction du mouvement sur un court intervalle. C’est ce qui explique le sentiment de flux qui imprègne votre expérience, c’est-à-dire l’impression que le monde est toujours en cours ou en processus, passant du passé au futur, en perpétuelle transition. Elle capture une partie de ce qui manquait à l’image relativiste du temps, selon les personnes  113 

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qui étaient du côté de Bergson dans le débat avec Einstein. Cette pièce manquante s’est vu attribuer de nombreux noms au fil des ans : le « présent en mouvement », le « maintenant voyageur », la « montée en puissance du processus » ou, comme l’a dit le philosophe C. D. Broad (dans un passage destiné à se moquer de ses défenseurs), le « flux et le reflux de l’existence même, plus proche de nous que la respiration, plus proche que les mains et les pieds ». Il s’agit d’une étape importante pour comprendre le caractère de notre expérience, mais ce n’est qu’une partie de l’histoire. La perception ne se produit pas dans un vide. Elle se nourrit d’un contexte psychologique truffé de souvenirs. Les souvenirs se présentent sous de nombreuses formes. Il y a des images et des sons, des épisodes et des histoires. Ce que nous sélectionnons et la façon dont nous stockons les choses dans notre mémoire est une chose très personnelle. Mon propre esprit est un empilement de fragments de conversations, de regards furtifs à travers des pièces, de longs épisodes, ainsi que des bribes et des éléments récupérés au fil du temps. Ce sont comme autant d’instantanés et de vieilles lettres, d’étiquettes de vin et de reçus de restaurant, rangés dans un journal intime et organisés autour de la chronologie de ma vie. Le contenu de la mémoire s’accroît avec le temps, à mesure que nous vivons de nouvelles expériences, et il est toujours réorganisé et reconsidéré rétrospectivement. De nouvelles configurations d’événements émergent, d’autres sont reléguées au second plan ; de nouvelles expériences modifient la signification des anciennes. Nos souvenirs nous donnent des aperçus non seulement des choses qui nous arrivent, mais aussi de nous-mêmes dans le passé. Ils sont comme des tranches de vie. Ils nous donnent un aperçu de la façon dont nous semblait le monde à différents moments de notre vie. Quand je pense au premier  114 

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jour d’un camp de basket-ball d’été avant le lycée, je ne me souviens pas seulement de l’air et de l’odeur salée de la sueur ; je ne me souviens pas seulement de la sensation de la peau proche de la brûlure ; je me souviens de la sensation d’un jeune corps en pleine forme. Je me souviens de ce que c’était que d’être une fille de la campagne canadienne sans capacité athlétique particulière entourée d’enfants américains urbains qui semblaient être nés avec un ballon de basket dans les mains. Je me souviens de la gêne, de l’incertitude et de l’exaltation de réaliser que le monde était beaucoup plus grand et plus excitant que je ne l’avais imaginé. Je me souviens, en d’autres termes, non seulement de ce que c’était d’être là, mais aussi de ce que c’était d’être moi. Si le sentiment que le temps s’écoule a à voir avec la façon dont les choses sont ressenties à un moment donné, le sentiment que le temps passe a plus à voir avec une comparaison entre ce que les choses semblaient être à partir de différentes perspectives temporelles dans votre vie. Vous pouvez prendre des tranches à différents moments et comparer comment les choses se présentaient le long de ces tranches. Vous pouvez comparer dans votre esprit ce à quoi ressemblaient les choses lorsque vous aviez 10 ans, à ce à quoi elles ressemblaient à 20 ans et à ce à quoi elles ressemblent à 40 ans. Vous pouvez regarder votre propre vie et retracer les années dans votre esprit, de la petite enfance, en passant par la jeunesse, jusqu’à aujourd’hui. Lorsque vous faites cela, les années défilent comme des maisons vues d’une voiture en marche. Tel est le passage du temps. Toutes les espèces animales n’ont pas une mémoire qui leur permet d’avoir conscience du temps qui passe, car elles ne se souviennent pas toutes de leur passé comme nous le faisons. Toutes les créatures ne gardent pas un historique de leur vie, ne regardent pas toujours en arrière et en avant, et  115 

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ne se souviennent pas de ce qu’elles ont vécu à différentes époques. Il était autrefois courant de dire que ce type de mémoire (appelée mémoire autobiographique) était propre à l’Homme, mais on ne connaît pas suffisamment la vie psychologique des autres animaux pour l’affirmer avec certitude. Il est difficile de ne pas considérer que la mère pingouin qui câline son poussin après une longue séparation – en le situant de manière invraisemblable dans une mer de milliers de poussins – n’implique pas une certaine forme de mémoire. Des études ont montré que les adultes et les poussins reconnaissent les appels de l’autre dans le bruit. Mais que se passe-t-il dans son esprit lorsqu’elle l’approche de son corps (figure 17) ? Se contente-t-elle de suivre un appel acoustique qu’elle est programmée à reconnaître, comme nous mangeons lorsque nous avons faim, ou pense-t-elle : « C’est l’enfant que j’ai porté dans mon ventre et dont j’ai imaginé l’avenir lorsque j’ai senti les premiers frémissements de sa jeune vie ? » Ce sont les deux extrémités d’un spectre avec un vaste éventail de possibilités entre les deux. Nous ne comprenons pas très bien ce qu’est la vie intérieure d’un animal tant que nous ne savons pas quel est son rapport au temps ; s’il stocke des informations sur son passé et sous quelle forme, s’il a des représentations de l’avenir, s’il a des plans et des projets comme les nôtres, ou des proto-plans et des proto-projets d’un autre type. Ce sont des choses qui sont largement inconnues pour la plupart des animaux. Les recherches sur les pieuvres, les abeilles, les geais gris et les chiens nous indiquent qu’ils ont de riches capacités cognitives, et les chercheurs commencent à s’interroger sur les types de représentations temporelles qu’ils possèdent, mais l’éventail des possibilités est si large qu’il est difficile d’étudier ces choses de manière empirique. Chaque animal a son propre type d’esprit.  116 

OUP CORRECTED PROOF – FINALS, 29/07/21, SPi

Time

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17. It is impossible to understand the inner la lifevie of intérieure other animals Fig. 17  de comprendre des autres   Il est impossible without knowing something about their relationship to time. Whether animaux sans connaître leur rapport au temps. Si et sous quelle forme and in what form the mother penguin in this image represents time la mère pingouin de cette image représente le temps, cela aura un grand will have a great impact on the nature of her attachment to her chick.

impact sur la nature de son attachement à son poussin.

like our own, or proto-plans and proto-projects of some other L’une pour il serait de kind. Thesedes areraisons things that arelesquelles largely unknown for fascinant most animals. savoir quel type de mémoire pingouin est que Research on octopuses, bees, scrubpossède jays, andledogs tells us that they cela rich nouscognitive indiquerait à queland point l’expérience du pingouin have capacities, researchers are beginning to ressemble à la about nôtre.what Notre propre expérience est tellement probe questions kinds of temporal representations imprégnée dethere mémoire qu’elle méconnaissable they have, but is such a wideserait rangepresque of possibilities, these sans elle. Une façon d’attirer l’attention sur laisfaçon things are difficult to study empirically, and there little dont la mémoire Each structure generality. animalmême has itsun ownbref kindépisode of mind.de l’expérience

humaine est de penser à ce que l’on ressent en écoutant un

morceau musique. Làbe encore, il s’agit d’une expérience One of the de reasons it would fascinating to know what kind of que vous réaliser vous-même. memory thepouvez penguin has is that it would tell us how much a penguin’s experience is like ourune own. Our sombre own experience is écouso Asseyez-vous seul dans pièce avec des pervaded by memory that it would be almost unrecognizable teurs. Supprimez tout ce qui vous entoure afin de n’avoir without it. One tosimple call attention to howMettez memory structures conscience queway d’un flux sonore. quelque chose even a brief episode of human experience is to think about it que vous n’avez jamais entendu auparavant, quelquewhat chose is like to listen to a piece of music. Again, this is an experiment you can do yourself. Go and sit alone in a dark room with a pair of 88

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de simple, un seul instrument ou juste une voix, et écoutez. Il y a un silence pendant quelques secondes, puis une seule note. Au fur et à mesure que cette note se fait entendre, vous vous dites : « ah… c’est un violoncelle » ou peut-être « ah, une voix de femme ». Cela donne lieu à certaines attentes quant à ce qui va suivre. Lorsque la note s’estompe, une deuxième note est enregistrée et ajoutée à la mémoire. Votre attente précédente est contredite ou confirmée. Une nouvelle note est enregistrée, comparée à l’attente du cycle précédent, ajoutée à la mémoire, une nouvelle attente est générée, et de nouvelles attentes, plus précises, commencent à prendre forme. Le cycle se répète, les souvenirs s’accumulent et les attentes deviennent plus précises à chaque étape. L’esprit commence à discerner des modèles, à reconnaître des motifs. Il saute en avant et complète un thème avant que les notes ne soient enregistrées. Il est soit satisfait, soit surpris par ce qu’il entend, soit ravi, soit déçu. Au premier stade, l’esprit enregistre une note et forme une sorte d’attente très indéfinie. À ce stade, il n’y a encore rien dans la mémoire. Au stade suivant, la note et l’attente enregistrées au premier stade sont incorporées dans la mémoire et forment la toile de fond psychologique sur laquelle la deuxième note est entendue. Une nouvelle attente, plus précise, se forme, qui s’appuie à la fois sur la note en cours d’enregistrement et sur le contenu de la mémoire. Et ainsi de suite, à chaque étape, le contenu de l’étape précédente est incorporé dans la mémoire, une nouvelle note est enregistrée et une nouvelle attente se forme, qui s’appuie sur l’ensemble du stock d’informations accumulées, enregistrées perceptivement et incorporées dans la mémoire. Le type de système qui conserve un enregistrement évolutif de son passé et forme des attentes pour l’avenir considère chaque note comme une révélation partielle d’une structure  118 

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étendue qui sera finalement appréhendée dans son intégralité. Cela fait une différence dans la qualité de l’expérience. L’esprit qui se confronte à un thème pour la troisième ou quatrième fois l’entend différemment de celui qui s’y confronte pour la première fois. Surprise, reconnaissance, déception… ces émotions ont toutes un sens qui leur est spécifique. Lorsque vous arrivez à la dernière note, vous l’abordez avec le souvenir complet des notes précédentes, et pas seulement des notes précédentes, mais le souvenir des attentes confirmées, des tournants surprenants, des récurrences agréables. Dans un morceau satisfaisant, vous vivez la dernière note comme la résolution de toute une structure qui se déroule. Il n’y a pas de détails à régler, pas de promesses non tenues. Une vie humaine présente le même type de structure temporelle, mais avec une complexité incommensurable, et elle est compliquée par le fait que nous ne sommes pas seulement spectateurs de nos vies. Le déroulement de notre vie dépend en partie de nos choix. Une vie commence, comme un morceau de musique, sans souvenirs et avec ce qui se présente comme un avenir grand ouvert aux possibilités indéfinies. Au fil de la vie, nous accumulons des souvenirs ; les possibilités de notre avenir commencent à se préciser ; nous faisons des choix qui ferment les anciennes possibilités et en ouvrent de nouvelles. Au milieu de notre vie, nous disposons d’un grand nombre de souvenirs précis et d’une vision assez claire de votre avenir : des souvenirs derrière nous et autant devant nous qui attendent d’être réalisés. Les dernières années sont lourdes de souvenirs et moins chargées en projets d’avenir. Nous pouvons explorer la vue d’un moment particulier, ou la progression des vues sur l’ensemble d’une vie. La structure présente à chaque instant a une profondeur temporelle qui vient du fait que vous avez traversé toutes les perspectives qui l’ont précédée. Votre sens de l’identité s’étend vers l’avant  119 

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et l’arrière dans le temps. Même si vous ne ressentez que peu de liens avec l’enfant ou le jeune que vous avez été, elle fait partie de vous. Vous portez en vous les souvenirs de ses expériences et de ses attentes. Vous avez une fenêtre sur sa vie intérieure comme personne d’autre ne peut en avoir, et ses choix ont fait de vous ce que vous êtes aujourd’hui. Certains d’entre nous, plus que d’autres, mais nous portons tous, à notre manière, notre passé en nous. Ce sentiment d’extension temporelle se répercute sur les autres. L’idée que vous vous faites des autres tend également à s’étendre sur la période pendant laquelle vous les avez connus mais est issue aussi de différentes époques, superposées les unes aux autres, comme le fait votre propre expérience. Regardez dans les yeux d’un père lors de la remise d’un diplôme universitaire de son enfant et vous verrez les années de perspectives superposées à travers lesquelles il regarde son fils. Ce n’est pas seulement de la fierté dans ses yeux, c’est un mélange de nostalgie et d’espoir, voire de soulagement. Vous voyez les différentes perspectives du nourrisson de deux kilos dans ses bras, du bambin triomphant qui a lu son premier mot, de l’adorable élève de troisième année qui se débat plus que de raison avec les mathématiques, de l’adolescent provocateur ou du regard dans les yeux de la fille qui se déchaîne en silence contre la condescendance d’un médecin qui soigne son parent vieillissant. Mais elle voit aussi ce qu’il ne voit pas. Elle voit cette femme comme une jeune épouse dans un pays étranger avec deux enfants qui ont leur place plus rapidement et plus pleinement qu’elle. Elle voit cette femme dans ses dernières années, en pleine possession de ses moyens et maîtresse d’une salle de classe, elle la voit faire face avec sang-froid pendant des décennies à une maladie qu’elle ne méritait pas et, au fil des ans, elle est devenue la colonne vertébrale d’une famille turbulente. La vision qu’elle a de sa mère n’est pas assombrie par ses  120 

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souvenirs, elle est améliorée. Elle est plus expansive. Elle voit sa mère avec tout son vécu. Elle voit tout d’elle. Les événements de sa propre vie sont abordés sous de multiples angles, d’abord par anticipation, puis en présentiel et enfin rétrospectivement. Et ce ne sont pas seulement les événements, mais les perspectives elles-mêmes que nous représentons. Les perspectives ultérieures ont pour constituants des perspectives antérieures. Les perspectives antérieures ont des perspectives postérieures comme constituants. De nombreuses personnes anticipent le souvenir d’occasions telles que les mariages ou les remises de diplômes avec tant de sérieux qu’elles conçoivent l’événement dans son ensemble afin d’en faire un bon souvenir. Nous construisons une progression de points de vue au cours d’une vie en enchaînant ces perspectives momentanées dans l’ordre dans lequel elles se produisent : d’abord ceci, puis cela, maintenant cela… et puis nous regardons comment l’ensemble des souvenirs, des perceptions, des espoirs et des craintes évolue au fil du temps. En regardant vers l’avant à partir de n’importe quel moment de votre vie, vous voyez un avenir ouvert de possibilités ramifiées. Au fil du temps, à mesure que vous faites des choix et que vous expérimentez les effets de vos actions, vous les voyez se transformer en une mince ligne dure de faits. Notre vie intérieure, avec toutes les attentes et les émotions qui accompagnent notre expérience, est régie par cette dynamique. Il n’y a rien d’illusoire dans l’expérience du temps qui passe, ni dans celle du flux, de l’écoulement, de l’élan de la vie. Le cycle continu d’anticipation, d’expérience et de souvenir des événements est parfaitement réel. Nous ne regardons pas le temps de l’extérieur. Nous le vivons de l’intérieur, avec toute la tension et l’excitation que procure le fait de le voir se dérouler en temps réel. Il se produit une pensée, une idée,  121 

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une action à la fois sous la direction de nos propres choix. Il y a des surprises et des déceptions, des faux départs et des éclairs de lucidité. Et il y a un ordre interne défini par la façon dont les souvenirs du passé informent le présent, et les décisions présentes informent le futur. Revenons maintenant à la question de savoir si nous pouvons concilier notre propre expérience avec l’image relativiste du temps. Nous vivons tout cela au fur et à mesure, un instant après l’autre, mais si nous le représentons dans un diagramme dont l’une des dimensions représente le temps, de manière à voir les parties et leurs relations les unes avec les autres en même temps, comme nous le faisons lorsque nous écrivons la chronologie d’une histoire ou les notes d’une œuvre de musique, nous voyons toute cette structure – les souvenirs, les attentes, les expériences – rendue par la manière dont notre perspective change d’une tranche de la ligne à l’autre. Cela nous donne un sens intérieur du temps défini pour l’histoire psychologique d’un seul observateur. La communication entre observateurs (et la création de technologies de mesure du temps comme les horloges et les montres) permet de stabiliser une notion intersubjective de « quelle heure est-il » pour des raisons pratiques. Vous parlez à d’autres personnes, leur envoyant des informations dans les deux sens, de sorte que leurs paroles et leurs actions sont intégrées à votre vie et que vous faites l’expérience de leur vie qui se déroule en même temps que la vôtre. Cela donne aux observateurs communicants, qui se déplacent lentement les uns par rapport aux autres, un sentiment partagé de la réalité concrète de leur présent, de la fixité de leur passé commun, et le sentiment de tracer un chemin commun vers l’avenir. Et tout cet enchaînement d’histoires, dans lequel votre vie est tissée, et le fait de savoir que votre vie sera une histoire pour ceux qui viendront après vous (ils vivront dans  122 

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un monde qui porte les traces de vos actions), est l’univers selon la théorie de la relativité. La relativité ne nous présente pas une image changeante du monde, mais elle me semble aussi réelle et satisfaisante qu’une image du changement puisse l’être. Et les aspects de notre expérience du temps qui semblent être absents dans l’image relativiste – le flux, l’écoulement, le passage et le changement – sont capturés, mais d’une manière plus subtile. Lorsque vous avez vécu assez longtemps pour voir les événements sous de multiples angles, il y a des moments où le temps semble s’arrêter. Ce sont des moments où l’on fait une pause et, pour reprendre l’expression de Virginia Woolf, le temps semble « s’effiler jusqu’à une pointe ». Dans ces moments-là, les perspectives temporelles richement stratifiées réparties dans votre vie se rassemblent. Vous semblez les vivre toutes en même temps : triomphes, peines, humiliations, succès et échecs. Vous avez l’impression de pouvoir toucher les lointains jours d’hier et qu’ils étaient déjà à l’époque en gestation dans le présent. Les perspectives temporelles sont disposées le long de votre vie, et vous les traversez une à une, mais elles sont aussi, sous forme de souvenirs et d’anticipations, de souvenirs d’anticipations et d’anticipations de souvenirs, présentes comme des ombres dans chaque partie de votre vie.

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6 De nouveaux horizons sur grand écran Il est temps maintenant que nous rassemblions les pièces du puzzle. Les questions relatives à la nature du temps sont au cœur de la réflexion philosophique depuis aussi longtemps que nous en ayons la trace. Ces questions sont passées entre les mains des scientifiques lorsque la structure de l’espace et du temps a été incorporée au mouvement et a fait partie de la matière de la physique. L’histoire de la physique, de Newton aux deux révolutions d’Einstein, a entraîné des changements dans notre conception du temps que nous n’aurions pas pu prévoir depuis notre fauteuil. Certaines parties de la physique sont dans un état de confusion, mais ce volet du développement est une histoire d’illumination philosophique et de beauté conceptuelle. La discussion ici permet de voir ce qui distingue les méthodes de la physique de celles de la philosophie et elles sont évidentes tout au long de ce livre. Elles privilégient les données et la précision. Elles sont impitoyables avec le sens commun et suppriment toute structure (telle que la différence entre être au repos et voyager à une vitesse constante, ou la distinction entre être au repos dans un champ gravitationnel et accélérer « vers le  124 

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haut » dans l’espace) qui ne se manifeste pas d’une manière ou d’une autre dans le mouvement observable des choses matérielles. Voici, dans les grandes lignes, ce que les physiciens nous ont appris sur la structure brute de l’espace et du temps et ce que nous devons ajouter à cette structure pour que le temps émerge sous une forme qui nous soit reconnaissable comme le temps familier de la vie quotidienne. Géométriquement parlant, le temps est une dimension d’une structure quadridimensionnelle qui inclut l’espace (en 3D). Bien que les lois microscopiques qui régissent ce qui se passe à petite échelle stipulent que tout processus qui peut se produire dans une direction temporelle peut également se produire dans l’autre, elles impliquent également que tout système dans un macro-état de faible entropie évoluera (avec une probabilité écrasante) vers un état de plus grande entropie. L’orientation temporelle du monde quotidien s’explique par le fait que notre univers semble avoir commencé dans un état de très faible entropie et qu’il évolue depuis lors vers un état d’entropie plus élevée. Le long de ce chemin (ou de cette pente) allant d’une entropie faible à une entropie élevée, les informations sur le passé laissent des traces dans le présent : des enregistrements concrets d’événements passés qui sont disponibles localement dans le monde. Sur notre planète, il y avait les « bons » ingrédients chimiques et les conditions qui leur ont donné l’occasion de se combiner d’une manière qui a permis l’émergence de la vie. Un processus évolutif favorisant l’exploitation de l’information a donné naissance à des créatures qui survivent en utilisant l’information pour guider et dicter leur comportement. Avec de telles créatures débarquées sur la scène, nous avons non seulement le changement et la croissance, mais aussi des témoins de ce changement et de cette croissance, et finalement le genre de témoins qui peuvent faire la synthèse de toute l’histoire : se souvenir du  125 

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passé, anticiper l’avenir et essayer de diriger le changement localement au moment où il se produit. Ces créatures sont, bien sûr, nous les Humains. La relativité nous a appris que certaines de nos idées naïves sur le temps sont fausses, en particulier l’idée que l’univers est une grande substance étendue dans l’espace qui évolue dans le temps. Au contraire, nous apprenons que l’univers est aussi un réseau d’événements. Les chaînes de ces événements correspondent à l’histoire des objets. Il n’existe pas d’ordre temporel bien défini pour le réseau dans son ensemble, mais nous pouvons toujours choisir un système dans le monde – une pierre, un homard, une personne – et suivre l’évolution des choses de son point de vue. Il y aura des aspects asynchrones entre la façon dont les choses se déroulent du point de vue de systèmes éloignés les uns des autres dans l’espace. Comme les navires en pleine mer qui ne peuvent coordonner leurs lignes temporelles qu’en envoyant des signaux dans les deux sens, ils ne pourront pas établir de relations de simultanéité entre leurs lignes temporelles. À proprement parler, il ne sera pas possible de savoir exactement ce qui est arrivé à mon ami à Milan au moment précis où je claque des doigts à New York, mais ces asynchronies ne sont pas perceptibles aux vitesses et aux échelles pertinentes pour notre propre expérience vécue. Ils deviennent importants à des échelles astronomiques et à des vitesses proches de celle de la lumière. Il est utile de voir comment tout cela se présente à différentes échelles et selon différentes perspectives. Si nous nous préoccupons avant tout de ce que tout cela dit de nous et de la manière dont nous devons penser à nos propres vies, nous devons nous concentrer sur une vie humaine individuelle et la regarder de l’intérieur. De ce point de vue, nous voyons nos vies se dérouler de manière temporellement asymétrique,  126 

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d’un passé mémorisé vers un futur ouvert. Si nous nous intéressons à notre univers d’un point de vue cosmologique, nous nous projetons très loin et modélisons l’espace-temps dans son ensemble. Dans une telle perspective, il n’y a pas de déroulement. L’univers inclut le temps ; ce n’est pas un objet qui se déploie en lui. Si l’on s’intéresse de plus près au niveau microscopique, une époque est identique à la suivante. Il ne s’agit que de particules tirées du même stock immuable, obéissant aux mêmes lois microscopiques. Si l’on se place dans une perspective d’une granulométrie suffisamment grossière (une qui réduit l’univers, disons, à des cellules chacune de diamètre 54 millions d’années-lumière), la matière est répartie de manière à peu près uniforme dans l’univers et a la même apparence dans toutes les directions. Si nous nous concentrons sur notre planète et dézoomons à nouveau, non pas au niveau microscopique, mais au niveau macroscopique pour révéler le monde de notre propre expérience, nous voyons quelque chose de très différent. Nous voyons un monde à la structure complexe et variée, peuplé de choses comme des forêts et des rivières, des castors et des granges. Précisément parce qu’elles s’appliquent universellement à tout, les lois microscopiques ne vont pas à elles seules nous donner ce dont nous avons besoin pour comprendre la structure variée de notre monde tel que nous le rencontrons : le monde de la biologie et des sciences sociales, et le monde familier du sens quotidien. Elles nous renseignent sur la sous-structure profonde et partagée de toute chose, mais rien sur le tissu varié du monde tel que nous le rencontrons. Ils ne nous disent rien de la différence entre un dimanche et un lundi, entre une forêt tropicale et une rivière, entre un rocher et un être vivant. Ils nous disent peu de choses sur le tissu pommelé de notre planète, où de nouvelles régularités apparaissent sur des échafaudages temporaires, créant des poches  127 

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locales de structure. Pour comprendre notre monde sur l’échelle de temps de l’évolution, soit trois milliards et demi d’années depuis la première apparition des êtres vivants, il ne suffit pas de comprendre les lois microscopiques, il faut comprendre comment les systèmes vivants complexes évoluent, propagent leur propre structure et conçoivent leurs environnements. Et à l’échelle de temps de l’expérience quotidienne, il faut comprendre la dynamique des systèmes évolués du type de ceux qui nous entourent dans un monde que nous rencontrons. Les structures s’élèvent et s’effondrent, se forment et disparaissent, et pendant la période où une structure s’établit, de nouvelles structures sur des échelles de temps plus courtes apparaissent et disparaissent. Tels sont les rythmes du temps : les montagnes s’élèvent et s’effondrent sur la toile de fond de millions d’années ; les empires se construisent et s’effondrent au fil des siècles ; les vies humaines se déroulent sur fond de montagnes et d’empires ; et à travers chaque vie, les saisons se succèdent. Tout cela se déroule sur une toile plus vaste : un arrièreplan cosmologique sur lequel la croissance et l’activité frénétiques de notre précieuse Terre sont éphémères et insignifiantes. Et d’un point de vue physique, les caractéristiques qui sont au cœur de notre propre conception du temps sont assez particulières. Elles dépendent fortement du gradient thermodynamique, cette pente qui va du passé à faible entropie vers l’équilibre. Sans gradient thermodynamique, il n’y a pas de distinction entre le passé et le futur. Il n’y a pas de processus de développement dirigé. Un univers en équilibre est un univers sans temps tel que nous le connaissons. Il y a toujours du temps dans le sens d’une dimension dans laquelle l’univers est étendu, mais il n’a aucune des caractéristiques distinctives du temps dans notre expérience.  128 

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LA CHAÎNE ET LA TRAME DU MONDE En physique, comme en philosophie, les gens se concentrent souvent sur les extrêmes, mais la plupart des choses intéressantes se passent quelque part entre les deux. Elles se produisent à une échelle plus grande que le très petit et plus petite que le très grand, entre le momentané et le permanent, et sur la pente entre le passé à faible entropie et le futur à forte entropie. La chaîne et la trame du monde, les modèles avec leurs similitudes et leurs différences, les accidents figés, les stabilités temporaires, les différents rythmes de changement, les flux et les reflux, et les choses qui s’élèvent et tombent selon les différentes phases de flux et de reflux constituent la texture familière de notre monde quotidien. Ils ne sont ni très petits ni très grands, ni éphémères ni permanents, ni parfaitement réguliers ni irrémédiablement aléatoires. Ils sont de taille moyenne, quasi-permanents et constituent un puissant mélange de régularité et d’aléatoire qui produit des motifs complexes dans la dimension temporelle. Nos propres vies sont tissées à partir de cette chaîne et de cette trame et font partie intégrante du déroulement des choses, au même titre que la croissance des arbres et le débit des rivières. Il convient de souligner ici que la mémoire et l’action – le fait de se souvenir du passé et d’agir sur l’avenir – sont les deux faces d’une même pièce, toutes deux enracinées dans le gradient thermodynamique. De même que vous vivez aujourd’hui parmi les traces du passé, vos actions présentes laisseront des traces, ce qui signifie que ce que vous faites ici et maintenant déterminera en partie l’avenir auquel vous serez confronté(e). Vos actions perturbent l’environnement dans lequel nous vivons de manière à la fois éphémère et durable. Si vous laissez une empreinte dans le sable, elle disparaîtra avant l’heure. Mais la peinture mettra plus de temps à s’effacer d’une toile, et la maison que vous avez construite  129 

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mettra des décennies à s’effondrer. Les arbres que vous avez plantés et les enfants que vous avez élevés travailleront de manière positive contre l’empiètement naturel de l’entropie pour assurer leur propre survie longtemps après votre disparition. Un agent est un système qui travaille activement à organiser et à préparer l’avenir auquel il sera confronté. Les écureuils enterrent des noix pour l’hiver et les castors construisent des barrages qui les protégeront des prédateurs. Les êtres humains se projettent dans l’avenir et exploitent les aspects les plus durables de leur environnement pour l’aménager à leur convenance. Pour conclure, je voudrais revenir sur une question que nous avons laissée de côté lorsque nous avons discuté du voyage dans le temps au chapitre 3. L’une des raisons pour lesquelles les gens sont fascinés par le voyage dans le temps est que les scénarios de voyage dans le temps exercent une pression extrême sur notre intuition que nous pouvons modifier l’avenir. Dans un scénario de voyage dans le temps, il ne semble pas que vous puissiez tuer votre grand-père alors qu’il est couché dans son berceau, même si vous vous tenez là, arme prête à tirer, les nerfs à vif. Il ne semble pas que vous puissiez sauver Abe Lincoln de l’assassinat ou vous empêcher de prendre les mauvaises décisions qui sont devenues le fléau de votre vie. En général, il n’y a qu’une seule façon dont les choses peuvent se dérouler qui soit cohérente avec la façon dont les choses se présentent avant votre voyage. Mais l’idée que nous pouvons avoir une influence sur le futur, c’est-à-dire qu’il existe toute une série de manières dont les événements peuvent se dérouler, et que nous pouvons provoquer chacune d’entre elles, est si fondamentale pour notre manière personnelle de comprendre le monde que, même s’il existe des manières mathématiquement et physiquement cohérentes de décrire les scénarios de voyage dans le temps, il est difficile de leur donner un sens de l’intérieur.  130 

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Cela ne signifie pas que le voyage dans le temps ne peut pas se produire, mais que nos concepts ordinaires de cause et d’effet, d’agence et d’action, et plus généralement, de différences entre le passé et le futur, ne sont pas adaptés au voyage dans le temps, car ils présupposent des asymétries qui se brisent le long d’une boucle de voyage dans le temps. Si nous voyagions régulièrement dans le temps, notre sens du temps devrait être différent. Cela ne devrait pas être surprenant. Dans les deux derniers chapitres, nous avons vu que notre propre notion du temps dépend fortement des différences entre le passé et le futur qui apparaissent dans le contexte d’un gradient thermodynamique. Lorsque ces différences ne sont pas présentes – soit parce qu’il n’y a pas de gradient thermodynamique, soit parce que l’on voyage localement dans une boucle de voyage temporel – nos concepts ne s’appliqueront pas. Dans un tel contexte, nous aurons besoin de nouveaux concepts.

DE NOUVEAUX HORIZONS : AU-DELÀ DE L’ESPACE ET DU TEMPS La physique est un processus continu, en cours, plein de surprises, et loin d’être terminé. Elle va de crise en crise, séparées par des périodes de stabilité. Et la façon dont elle tend à se développer à travers les crises n’est pas en ajoutant quelque-chose à une base établie, mais plutôt en subissant une révolution dans ses concepts de base. Il y a des raisons de penser qu’une transformation nouvelle et plus profonde de notre conception du temps est à l’horizon. J’ai parlé tout au long de ce petit livre comme si nous vivions dans un univers qui obéissait aux lois mécaniques newtoniennes. Depuis le début des années 1920, on sait que les lois de Newton ne décrivent pas précisément la manière dont la matière se comporte en dessous d’une très petite distance connue  131 

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sous le nom de longueur de Planck (environ 1,61 × 10-35 m). En dessous de cette échelle, ce sont les lois de la mécanique quantique qui priment. La découverte de la mécanique quantique a créé un fossé entre nos théories du très petit et du très grand. Les concepts de la mécanique quantique ne s’intègrent pas de manière naturelle à ceux de la relativité. Les tentatives visant à les intégrer dans un cadre mathématique unique se sont avérées difficiles. La difficulté peut être perçue en remarquant que la façon dont les choses sont situées dans l’espace nous indique si, et par quelle voie, elles peuvent s’influencer mutuellement. Un objet situé ici ne peut affecter un objet situé là-bas que par un signal ou une séquence d’influence qui traverse l’espace intermédiaire. Il en va de même pour le temps : un événement qui s’est produit en 1903 ne peut affecter les événements de 1925 ou être affecté par des événements de 1880 que par une voie qui passe par tous les temps intermédiaires. Ce lien entre géométrie et structure causale a été rendu explicite avec le développement de la relativité. Dans les théories relativistes, la structure de l’espace et du temps codent ensemble le réseau d’influence causale entre les événements. Cela fonctionnait bien avec la mécanique et l’électromagnétisme newtoniens, où les événements dans un volume de l’espace-temps ne pouvaient affecter les événements dans un autre que par des influences qui traversaient l’espace intermédiaire à une vitesse finie. Ce n’est pas davantage vrai en mécanique quantique. Les événements dans une partie de l’espace-temps dépendent statistiquement des événements dans une autre partie d’une manière qui ne peut être expliquée par des influences traversant l’espace intermédiaire à une vitesse finie. Différentes tactiques ont été proposées pour expliquer ces effets, mais le comportement quantique résiste particulièrement bien à l’intégration dans un cadre  132 

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qui a un sens sur le plan relativiste. Un certain nombre des tentatives les plus prometteuses pour unifier la mécanique quantique et la relativité remplacent l’espace-temps par des structures fondamentales qui se rapprochent de l’espace-temps au-dessus de l’échelle de Planck. Dans ces théories, l’espace-temps n’est pas la structure fondamentale et encadrante de l’univers. Ces questions ne sont absolument pas réglées. C’est l’une des frontières sur lesquelles une nouvelle physique philosophiquement passionnante est susceptible de prendre forme et se réaliser.

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  Références bibliographiques Chapitre 1 : Le temps avant Newton Galiléo Galilei, Dialogue Concerning the Two Chief World Systems (university of California Press, 1962), p. 186. Traduit par S. Drake. I. Newton, Philosophiae Naturalis Principia Mathematica, Bk 1 (university of California Press, 1934). Traduit par A. Motte (1729), revised by F. Cajori (1934). Thucydides, The Peloponnesian War, 2.2, 74 (Oxford university Press, 2009). Traduit par Martin Hammond, introduction et notes de P. J. Rhodes, p. 74. Chapitre 2 : L’espace et le temps deviennent l’espace-temps : l’ère d’Einstein. A. Einstein, Annals of Mathematics, « On a Stationary System with Spherical Symmetry Consisting of Many Gravitating Masses », Annals Math. 40 (1939). W. Isaacson, Einstein: His Life and universe (Gramercy, 1993). Chapitre 3 : Les implications philosophiques de la relativité F. Arntzenius et T. Maudlin, « Time Travel and Modern Physics », in E. N. Zalta (éd.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy (hiver 2013 Édition), I. Asimov, Gold: The Final Science Fiction Collection (Harper Collins, 1995), pp. 276-7.

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 Références bibliographiques  

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  Lectures supplémentaires Chapitre 1 : Le temps avant Newton P. Galison, Einstein’s Clocks, Poincare’s Maps: Empires of Time (Norton, 2004). P. Kosmin, Time and its Adversaries in the Seleucid Empire (Harvard university Press, 2018). G. W. Leibniz et S. Clarke, Leibniz and Clarke: Correspondence (Hackett, 2000). I. Newton, Philosophiae Naturalis Principia Mathematica, Bk 1 (1689); trans. A. Motte (1729), rev. F. Cajori (university of California Press, 1934). D. Rosenberg, Cartographies of Time: A History of the Timeline (Princeton Architectural Press, 2013). R. Westfall, Never at Rest: A Biography of Isaac Newton (Cambridge university Press, 1983). Chapitre 2 : L’espace et le temps deviennent l’espace-temps : l’ère d’Einstein A. Einstein, Ideas and Opinions (Crown, 1995). A. Einstein, Relativity: The Special and the General Theory (Ancient Wisdom Publications, 2010). A. Einstein, Out of my Later Years: The Scientist, Philosopher, and Man Portrayed Through his Own Words (Philosophical Library/ Open Road, 2011).

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  Lectures supplémentaires  

A. Einstein, The World As I See It (Create Space Independent Publishing Platform, 2014). S. Hawking, A Brief History of Time (Bantam Books, 1988). W. Isaacson, Einstein: His Life and universe (Gramercy, 1993). P. Wheelwright, The Presocratics (Bobbs-Merrill, 1960). Chapitre 3 : Les implications philosophiques de la relativité M. R. Friedman, Foundations of Space-Time Theories: Relativistic Physics and Philosophy of Science (Princeton university Press, 1986). R. J. Gott, Time Travel in Einstein’s universe (Houghton-Mifflin, 2001). T. Maudlin, Philosophy of Physics: Space and Time (Princeton university Press, 2015). P. Nahin, Time Machines (Springer-Verlag, 1999). P. A. Schilpp, Albert Einstein, Philosopher-Scientist: The Library of Living Philosophers Volume VII (Open Court, 1998). R. Wasserman, Paradoxes of Time Travel (Oxford university Press, 2018). Chapitre 4 : La flèche du temps D. Albert, Time and Chance (Harvard university Press, 2000). C. Callender, What Makes Time Special (Oxford university Press, 2017). S. Carroll, From Eternity to Here: The Quest for the Ultimate Theory of Time (Dutton Adult, 2010). H. Price, Time’s Arrow and Archimedes’ Point (Oxford university Press, 1996). H. Reichenbach, The Direction of Time (Dover, 1999). Chapitre 5 : Le temps de l’expérience humaine D. Buonomano, Your Brain is a Time Machine: The Neuroscience and Physics of Time (Norton, 2017).

 137 

  LE TEMPS  

J. Canales, The Physicist and the Philosopher: Einstein, Bergson, and the Debate that Changed Our Understanding of Time (Princeton university Press, 2015). F. De Waal, Are we Smart Enough to Know how Smart Animals are? (W. W. Norton, 2017). C. Safina, Beyond Words: What Animals Think and Feel (Henry Holt and Co., 2015). Chapitre 6: De nouveaux horizons sur grand écran S. Carroll, Something Deeply Hidden: Quantum Worlds and the Emergence of Spacetime (Dutton, 2019). J. Hartle, The Quantum universe: Essays on Quantum Mechanics, Quantum Cosmology, and Physics in General (World Scientific Publishing Company, 2020). N. Huggett, K. Matsubara, et C. Wuthrich (eds), Beyond Spacetime: The Foundations of Quantum Gravity (Cambridge university Press, 2020). C. Rovelli, Reality is Not What it Seems: The Journey to Quantum Gravity (Riverhead Books, 2017). L. Smolin, Three Roads to Quantum Gravity (Basic Books, 2017). L. Smolin, Time Reborn: From the Crisis in Physics to the Future of the universe (Houghton Mifflin Harcourt, 2013). Thèmes généraux F. Arntzenius et T. Maudlin, « Time Travel and Modern Physics », dans E. N. Zalta (ed.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Winter 2013 Edition), https://plato.stanford. edu/archives/win2013/ entries/time-travel-phys/ C. Callender, « Thermodynamic Asymmetry in Time », dans E. N. Zalta (éd.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Winter 2016 Edition), . B. Dainton, Time and Space (Routledge, 2021). J. Earman, C. Wüthrich, et J. B. Manchak, « Time Machines », dans E. N. Zalta (éd.), The Stanford Encyclopedia of ­Philosophy

 138 

  Lectures supplémentaires  

(été 2020 Edition), . B. Greene, The Fabric of the Cosmos: Space, Time, and the Texture of Reality (Knopf, 2004). R. Le Poidevin, « The Experience and Perception of Time », dans E. N. Zalta (ed.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy (été 2019 Édition), . N. Markosian, « Time », dans E. N. Zalta (éd.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Fall 2016 Edition), . C. Rovelli, The Order of Time (Riverhead Books, 2018). Nota bene – Une grande partie de la discussion philosophique sur le temps, y compris les paradoxes du voyage dans le temps et les questions contestées sur les implications philosophiques de la physique, est menée dans des articles de journaux. La Stanford Encyclopedia of Philosophy contient un certain nombre d’entrées relatives aux sujets abordés ici. Ces entrées constituent d’excellentes études et sont accompagnées de bibliographies détaillées régulièrement mises à jour. S. Savitt, « Being and Becoming in Modern Physics », dans E. N. Zalta (éd.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Édition automne 2017), . N. J. J. Smith, « Time Travel », dans E. N. Zalta  (éd.),The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Édition été 2019), .

 139 

  Index A

C

Accélération  16, 22, 23, 25, 28, 31, 55, 57, 58, 77 Âge 73 Agence 131 Anaximandre 14 Annals of Mathematics (journal) 58 Aristote  14, 16 Asimov, Isaac  78, 80 Asynchronies 126 Attentes  118, 120, 121, 122

Cadres de référence  18, 20, 38 Clarke, Samuel  18, 25 Clausius, Rudolf  91 Conception relativiste du temps 107 Cônes de lumière  41, 46 Configurations stables 16, 100, 101, 114 Cosmologie  61, 62, 63

B

Datation (systèmes)  12, 13, 51, 106

Babylone, ancien système pour mesurer le temps  12 Bergson, Henri  107, 114 Besso, Michele  44 Big Bang  63, 64 Boltzmann, Ludwig  95, 97 Broad, C. D.  114

 140 

D

E Earman, John  79, 80 Eddington, Arthur  58 Einstein, Albert  8, 30, 34, 38, 39, 40, 42, 43, 44, 51, 52,

 Index 

53, 55, 56, 57, 58, 61, 72, 75, 77, 78, 107, 114, 124 Électromagnétisme 31, 33, 38, 49, 51, 132 Élégance mathématique  42, 50, 71 Entropie  92, 93, 94, 96, 97, 99, 100, 101, 102, 103, 125, 128, 129, 130 Équilibre (condition d’)  93, 97, 98, 99, 128 Équivalence (principe d’)  55, 56 Espace et temps  7, 9, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 30, 31, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 44, 45, 46, 47, 51, 52, 53, 54, 56, 58, 60, 61, 62, 64, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 77, 87, 92, 99, 103, 108, 109, 125, 126, 127, 131, 132 Espace(s) courbe(s)  56, 61, 76, 77 Espace-temps  25, 26, 30, 35, 36, 37, 40, 41, 42, 44, 45, 46, 47, 56, 58, 61, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 75, 77, 87, 103, 108, 109, 127, 132 Euclide 56 Évolution  14, 97, 100, 102, 104, 110, 126, 128

F Feynman, Richard  81, 82 Formalisme 4-D  39, 40, 42

Fusée – scénario  54, 79, 80, 81, 82, 83

G Gauss, Carl Friedrich  56 Géométrie  25, 27, 29, 38, 39, 47, 56, 64, 67, 71, 74, 77, 87, 103, 132 Gödel, Kurt  78 Grad i e n t t h e r m o d y n a mique  100, 101, 104, 128, 129, 131 Gravité  24, 52, 53, 54, 57, 58, 59, 61, 88

H Hawking, Stephen  78, 80 Héraclite 43 Horizon des événements  30, 59, 60, 105, 131

K Kelvin, William Thomson, Lord 92

L Langevin, Paul  72 Localisation (espace et temps)  12, 26, 37 Lorentz, Hendrik  33, 37, 70 Lucrèce 14

M Machines à vapeur  91 Macro-états  96, 97, 98

 141 

  LE TEMPS  

Maxwell, James Clerk  31, 33, 34 Mécanique quantique  63, 77, 132 Mémoire autobiographique  116 Michelson, A. A.  32, 34, 49 Micro-états  96, 97, 98 Minkowski, Hermann  39 Modèle standard (cosmologie) 62 Mouvement  8, 9, 15, 16, 17, 18, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 28, 30, 31, 32, 34, 38, 39, 40, 48, 49, 52, 57, 58, 66, 70, 91, 99, 109, 112, 113, 114, 124 Muons 73

N Newton, Isaac  8, 11, 15, 16, 17, 19, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 28, 29, 30, 37, 52, 53, 55, 57, 95, 124, 131, 136 Niveau macroscopique  127 Niveau microscopique  101, 103, 127

O Observation, prédiction  49, 50, 108 Oppenheimer, J. Robert  59

P Paradoxe des Jumeaux  71, 72, 73

 142 

Parménide 43 Penrose, Roger  59 Perception du temps  110, 112 Permanence 43 Philosophie  8, 15, 71, 105, 107, 124, 129 Physique newtonienne  55 Pions 73 Planck (échelle de)  132, 133 Points de référence  11, 12, 51 Principia (Newton)  15, 17, 18

R Relations spatiales  20, 22, 23, 24 Relations temporelles  19, 20 Représentation du temps  35, 78, 108 Révolution industrielle  90 Révolution scientifique  14 Riemannienne (géométrie)  56 Rotation  22, 23, 25, 60

S Savery, Thomas  91 Schwarzschild, Karl  59 Science-fiction 75 Soi – le sens du soi  20, 25, 44, 111 Structure de l’espace et du temps  26, 27, 124, 132

T Tachyons 77 THéorie du mouvement (New­ ton) 15

 Index 

THéorie générale de la relativité  8, 53, 54, 56, 61 Thermodynamique 86, 91, 92, 93, 95, 97, 98, 100, 101, 103, 104, 128, 129, 131 THucydide 12 Trajectoires  35, 57, 68, 76, 77, 78 Trous noirs  58, 59, 60

40, 42, 47, 48, 49, 51, 53, 54, 62, 67, 68, 69, 70, 72, 73, 77, 88, 112, 113, 124, 132 Volkoff, George  59 Voyages (dans le temps)  9, 47, 60, 73, 74, 75, 77, 78, 79, 80, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 130, 131

V

W

Vitesse (mesurer)  17, 20, 21, 22, 28, 31, 32, 33, 34, 37,

Woolf, Virginia  123

 143 