Ce livre part du différend qui a opposé Frege et Husserl à propos du psychologisme. Comment ces deux pensées tournées ve
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French Pages 296 Year 2014
Table of contents :
Sommaire
Préambule Frege et Husserl
Sommaire
Préambule Frege et Husserl
PARTIE I Réflexion et représentation à partir du miroir
CHAPITRE 1 DESCARTES
CHAPITRE 2 Kant
PARTIE 2 Mathématique et métaphysique
CHAPITRE 3 Pascal
CHAPITRE 4 Leibniz
PARTIE 3 Science idéale et science fondamentale
CHAPITRE 5 Mathématique, physique mathématique et métaphysique
CHAPITRE 6 Les nombres, l’intuition et la pensée
PARTIE 4 *Le symbole donne à penser
CHAPITRE 7 L’imagination et la mémoire
CHAPITRE 8 Symbole, sens et vérité
CHAPITRE 9 Quelques figures de la pensée symbolique
*Conclusion
Table des matières
Xavier Verley
LE SYMBOLIQUE ET LE TRANSCENDANTAL
OUVERTURE PHILOSOPHIQUE
LE SYMBOLIQUE ET LE TRANSCENDANTAL
Ouverture philosophique Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau, Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot Une collection d’ouvrages qui se propose d’accueillir des travaux originaux sans exclusive d’écoles ou de thématiques. Il s’agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions, qu’elles soient le fait de philosophes « professionnels » ou non. On n’y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu’habite la passion de penser, qu’ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Dernières parutions Grégori JEAN et Adam TAKACS (eds.), Traces de l’être Heidegger en France et en Hongrie, 2014. Frédéric PRESS, Du sens de l’histoire. Essai d’épistémologie, 2014. Grégoire-Sylvestre GAINSI, Charles de Bovelles et son anthropologie philosophique, 2014. Dieudonné UDAGA, La subjectivité à l’épreuve du mal, Réfléchir avec Jean Nabert à une philosophie de l’intériorité, 2014. Augustin TSHITENDE KALEKA, Politique et violence, Maurice Merleau-Ponty et Hannah Arendt, 2014. Glodel MEZILAS, Qu’est-ce qu’une crise ?, Eléments d’une théorie critique, 2014. Vincent Davy KACOU, Paul Ricoeur. Le cogito blessé et sa réception africaine, 2014. Jean-Louis BISCHOFF, Pascal et la pop culture, 2014. Vincent TROVATO, Lecture symbolique du livre de l’Apocalypse, 2014. Pierre CHARLES, Pensée antique et science contemporaine, 2014. Miklos VETÖ, La métaphysique religieuse de Simone Weil, 2014. Cyril IASCI, Le corps qui reste. Travestir, danser, résister !, 2014.
Xavier VERLEY
LE SYMBOLIQUE ET LE TRANSCENDANTAL
L’HARMATTAN
© L’HARMATTAN, 2014 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris www.harmattan.fr [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-02833-0 EAN : 9782343028330
Sommaire
PRÉAMBULE - FREGE ET HUSSERL ---------------------------------------7 PARTIE I RÉFLEXION ET REPRÉSENTATION À PARTIR DU MIROIR CHAPITRE 1 - DESCARTES -------------------------------------------------- 41 CHAPITRE 2 - KANT ----------------------------------------------------------- 69 PARTIE 2 MATHÉMATIQUE ET MÉTAPHYSIQUE CHAPITRE 3 - PASCAL -------------------------------------------------------- 97 CHAPITRE 4 - LEIBNIZ ------------------------------------------------------ 111 PARTIE 3 SCIENCE IDÉALE ET SCIENCE FONDAMENTALE CHAPITRE 5 - MATHÉMATIQUE, PHYSIQUE MATHÉMATIQUE ET MÉTAPHYSIQUE ------------------------------ 143 CHAPITRE 6 - LES NOMBRES, L’INTUITION ET LA PENSÉE ----------------------------------------------------------------- 159 PARTIE 4 LE SYMBOLE DONNE À PENSER CHAPITRE 7 - L’IMAGINATION ET LA MÉMOIRE ------------------ 195 CHAPITRE 8 - SYMBOLE, SENS ET VÉRITÉ--------------------------- 225 CHAPITRE 9 - QUELQUES FIGURES DE LA PENSÉE SYMBOLIQUE------------------------------------------------------------------ 249 CONCLUSION ------------------------------------------------------------------ 277 5
Préambule Frege et Husserl
Signification du logicisme À Frege, on attribue une doctrine, le logicisme1. Chacun sait qu’il s’agit d’une tentative pour réduire l’arithmétique et les mathématiques à la logique. Même si on n’est pas logicien, on admet sans hésiter qu’il y a « quelque chose de logique » dans les mathématiques. Mais le logicisme dit beaucoup plus : il affirme, comme le soulignera Russell, l’identité des mathématiques et de la logique, ce qu’il faut entendre de la manière suivante : la logique est mathématique et les mathématiques sont logiques. Pourtant quand on fait de la logique, on se rend bien compte qu’on ne fait pas la même chose que lorsqu’on fait des mathématiques. Certes, il y a des analogies entre certaines opérations logiques comme la disjonction et la conjonction et les opérations mathématiques telles que la somme et le produit. Mais des différences importantes subsistent : ainsi la logique propositionnelle admet la distributivité de la conjonction par la disjonction et vice versa alors qu’en algèbre, seule la distributivité du produit par la somme est admise. Alors pourquoi parler de l’identité des mathématiques à la logique ? On dit qu’il y a identité parce que les concepts mathématiques comme ceux de nombre (Frege), de point (Whitehead) peuvent être définis sans faire appel à l’intuition ou à l’expérience et que les démonstrations mathématiques peuvent être réduites à des déductions logiques. A-t-on mieux compris le logicisme quand on l’a défini par la tentative de réduire les concepts et démonstrations mathématiques à des concepts et démonstrations logiques ? Que signifie une telle réduction ? Cette question ne peut recevoir de réponse adéquate que si on dépasse le cadre étroit de la logique pour éclairer non seulement son rapport aux mathématiques mais à des sciences comme la psychologie. Pourquoi fonder une science que chacun reconnaît comme la plus sûre qui soit ? Répondre à 1
Ce livre complète un livre précédent consacré au débat Frege/Husserl : Xavier Verley, Pensée, symbole et représentation, Logique et psychologie chez Frege et Husserl, Dianoia, Paris, 2004.
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cette question est d’autant plus nécessaire que Frege ne cherche pas à résoudre les problèmes issus des paradoxes qui ont suscité et stimulé la recherche de fondements. Whitehead et Russell, Hilbert, Zermelo conçoivent la question du fondement des mathématiques en fonction des différents paradoxes ou du caractère problématique de principes à l’abri de tout soupçon, comme le principe du tiers exclu ou l'axiome de choix. Frege envisage la problématique des fondements dans une perspective différente. Les fondements de l’arithmétique a été publié en 1884 : il s’agit d’une étude du concept de nombre d’un point de vue « logicomathématique ». Quelques années plus tard, en 1891, dans Philosophie de l’arithmétique, Husserl entreprend une étude « logico-psychologique » sur le même concept de nombre. Pourquoi cette recherche prend-elle un caractère exclusivement logique chez Frege et plus psychologique chez Husserl ? Comment la logique peut-elle prendre une direction plus mathématique chez l’un et plus psychologique chez l’autre ? La logique comme fondement de l’arithmétique Frege et Husserl s’accordent sur la nécessité d’éclaircir à la fois l’idée de lois et celle de pensée. Dans « La pensée », article publié en 1918 dans Beiträge zur Philosophie der deutschen Idealismus, Frege oppose la pensée qui saisit la vérité objective à la représentation (Vorstellung) dépendant des impressions sensibles pour affirmer que tout n’est pas représentation. Cette distinction entre pensée objective et représentation subjective, si importante pour comprendre la pensée fregéenne, se fonde sur l’opposition des mathématiques qui rendent possible la voie de la pensée, et de la psychologie qui tend à réduire toute pensée au pouvoir de représenter. Il en découle une opposition entre une vérité de pensée, libérée de la nécessité de parcourir la suite temporelle des représentations, et une vérité de représentation, temporelle, linéaire et par suite toujours incomplète. La vérité des propositions analytiques est découverte par le pouvoir d’analyse de la pensée alors que celle des propositions synthétiques provient de la représentation et de son rapport nécessaire à une expérience ou intuition de l’espace et du temps. La vérité analytique peut être découverte par démonstration et déduite d’un petit nombre de propositions (définitions et axiomes) alors que la vérité synthétique n’est jamais donnée simplement à partir de lois car elle est tributaire du caractère de succession dans lequel se donne toute expérience et toute intuition. La recherche frégéenne de fondements logiques pour les mathématiques suppose des lois de la vérité qui excluent catégoriquement tout fondement métaphysique à partir d’une volonté subjective présente dans le jugement
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(Descartes), ou transcendantal à partir d’un pouvoir synthétique de liaison inhérent à la subjectivité transcendantale (Kant). Puisque ces lois ne peuvent dépendre de la seule représentation et du « je pense », elle ne peuvent provenir que d’une science : mais laquelle ? Comme Gauss, Frege croit que l’arithmétique est la reine des sciences car elle enveloppe tout le pensable2.Les lois des nombres restent le modèle des lois de la pensée. Dans le cas du nombre, il importe de montrer qu’on peut le comprendre à partir d’une définition logique qui en rend inutile la représentation. À la fin de sa vie, Frege renonce à ce projet et semble croire que l’arithmétique se fonde non pas sur une source logique mais sur une source géométrique3. Mais si on admet que l’arithmétique est une science fondamentale parce que vraie en soi, il reste à comprendre comment elle dépend de la logique ou comment la vérité mathématique est identique à la vérité logique ou vérité de pensée. Le projet fregéen n’a de sens que si on suppose une parenté et même une identité profonde entre le nombre et la pensée. Cette idée n’est pas aussi surprenante qu’on pourrait le croire et nous verrons qu’elle est présente chez Leibniz 4 . La théorie platonicienne de la distinction entre nombres mathématiques et nombres idéaux5 n’est peut être pas étrangère à cette idée. Sans doute objectera-t-on qu’il s’agit là d’une forme de pythagorisme et quand on prononce ce mot, on lui associe toujours une résonance mystique et parfois même magique. Le pythagorisme implique d’abord le rôle fondamental de l’arithmétique dans la science : peut-on encore l’associer à une sorte de mysticisme quand des esprits aussi solides que Leibniz, Gauss, Frege, Hilbert ont soutenu en fin de compte des idées voisines supposant 2
Au moment où Frege entreprend ses premières recherches (thèse de 1874), les mathématiques apparaissent comme la science première qui s’applique à toutes les autres sciences. Depuis Gauss, l’arithmétique semble si fondamentale qu’il écrit : « O theos arithmétizei » qu’on pourrait traduire par : « Même Dieu fait de l’arithmétique » ou pour ne pas faire de Dieu un être besogneux : « Dieu calcule ». Elle est préférable à la géométrie qui doit faire appel à l’intuition de l’espace. Mais que faut-il entendre par intuition ? Nous donnet-elle des vérités premières (Descartes) ? Des choses (Husserl) ? 3 « Mes efforts pour apporter de la lumière sur les questions concernant le mot « nombre », les termes numériques et les signes numériques, semblent avoir abouti à un échec complet. Cependant ces efforts n’ont pas été tout à fait vains […] De la source géométrique de la connaissance découle l’infini au sens propre et le plus strict du terme. » Frege, Écrits posthumes, 1999, Editions Jacqueline Chambon. 4 En conclusion de sa première dissertation, De principio individui, Leibniz affirme parmi d’autres propositions que l’essence a un rapport au nombre. Dans le De Arte Combinatoria (« Proemium, Cum Deo »), il affirme le rôle fondamental joué par l’arithmétique et les nombres qui constituent l’aspect manifeste de la quantité alors que l’analyse, portant sur la théorie des raisons et proportions, en est l’aspect caché. 5 L.Robin, La théorie platonicienne des nombres idéaux, Étude historique et critique, Georg Olms Verlag, Hildesheim, 1984
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que l’arithmétique et l’analyse formaient le noyau dur de la pensée mathématique ? Mais si on veut comprendre l’idée d’un fondement logique des mathématiques comme le soutient la thèse logiciste, il faut bien admettre cette identité des nombres et de la pensée. Si l’arithmétique enveloppe tout le pensable comme l’affirme Frege, les lois des nombres servent de modèle à la définition des lois de la pensée. Entre la logique et l’arithmétique existe un rapport de dérivation semblable à celui qui unit la dérivée et la primitive en analyse ; la relation de dualité garantit la possibilité d’un va-et-vient entre l’analyse et la synthèse, le calcul différentiel et intégral. L’identité de l’arithmétique et de la logique se fonde sur le pouvoir de dualité propre à la conjonction et à la disjonction des propositions, du produit et de la somme appliqués aux différences, et par suite la possibilité d’inverser son chemin dans le calcul sans perdre le lien qui unit l’infiniment grand à l’infiniment petit. Fonder les mathématiques Ainsi la recherche d’un fondement des mathématiques provient de la nécessité de « sauver » une science que la psychologie tend à absorber en prétendant fonder toutes les sciences. Le psychologisme tend à faire de la psychologie la science première dont dériveraient toutes les autres sciences et les mathématiques reposeraient alors sur la psychologie. Quand Frege soutient que les concepts et démonstrations arithmétiques se réduisent à des concepts et démonstrations logiques, il exclut qu’ils puissent être réduits à des représentations. Il appelle les philosophes et les mathématiciens à réagir face à l’intrusion des méthodes de la psychologie et à retrouver l’ancienne connivence du mathématicien et du philosophe. Ne dit-il pas, dans l’introduction aux Fondements de l’arithmétique, que tous deux doivent se protéger de la méthode psychologique ? « J’avoue que mon exposé a pris un tour plus philosophique qu’il ne semblera convenable à beaucoup de mathématiciens ; mais une recherche fondamentale sur le concept de nombre ne peut manquer d’être marquée de philosophie. La tâche est commune aux mathématiques et à la philosophie. Si malgré plusieurs tentatives des deux parties, la collaboration de ces deux sciences n’est pas aussi fructueuse qu’il serait souhaitable et possible, cela tient, semble-t-il, à ce que la méthode psychologique prévaut en philosophie et tend à s’introduire en logique. »6 Mais comment caractériser la méthode psychologique appliquée aux mathématiques ? 6 Frege, Les fondements de l’arithmétique (FA), Trad. fr. C.Imbert, Le Seuil, Introduction, 118.
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Avant de fonder les mathématiques sur la logique, il faut montrer que la science mathématique et son noyau central, l’arithmétique, sont étrangers à la représentation. Les nombres qui s’appliquent au psychique comme au physique ne peuvent être d’origine physique ou mentale ; ils diffèrent à la fois des traces d’encre qui les matérialisent et des représentations qu’on leur associe. Voilà sans doute une raison importante de fonder l’arithmétique sur la logique : la vérité logique n’est possible qu’à partir de la vérité arithmétique et cette dernière fonde la possibilité pour la pensée d’atteindre ou « saisir » la vérité. Ici on ne peut à la fois affirmer une proposition et son contraire car la vérité dépend de lois qui ont une objectivité beaucoup plus forte que celle des sciences de fait comme la physique et la psychologie. La logique énonce donc les lois de l’être vrai étant entendu que la vérité appartient à un mode d’être qui n’est ni physique, ni mental. La vérité des lois logiques est donc aussi objective que la vérité des lois de l’arithmétique. La logique comme science enveloppée dans l’arithmétique Parti de l’idée qu’il existait une science fondamentale qui ne devait rien à l’intuition, c’est-à-dire à la représentation, Frege en déduit la possibilité d’atteindre la vérité sans que celle-ci soit relative à une esthétique transcendantale. Les lois des nombres révèlent que ceux-ci sont engendrés par un processus de succession qui n’a rien à voir avec le temps ; les deux nombres fondamentaux, zéro et un, ne peuvent pas être définis en partant d’une intuition spatio-temporelle. Ce sont les nombres les plus généraux parce qu’ils représentent le symbole à l’état pur, incompatible avec la représentation. La pensée doit être exprimée symboliquement : ces symboles issus de la parole ou couchés sur le papier sont donnés de manière sensible. Les symboles appartiennent bien à l’espace et au temps mais ils ont seulement besoin d’être perçus. De la relation de correspondance fonctionnelle entre les nombres et la pensée résulte que la succession arithmétique est identique à la succession logique : la succession des pensées peut être définie sur le modèle de la succession des nombres : le continu mathématique tel que le concevait Cantor sert de support à la continuité des pensées. La parfaite détermination de l’un sous la forme de l’infini actuel entraîne la parfaite détermination de l’autre. La pensée à l’œuvre dans les mathématiques permet de concevoir la forme de toute pensée mathématique ou non. Cette idée a été exprimée par Hilbert sous forme de la thèse de la résolubilité de tous les problèmes mathématiques : « Le fait remarquable dont nous venons de parler et certains raisonnements philosophiques ont fait naître en nous la conviction que partagera certainement tout mathématicien, mais que jusqu’ici personne n’a étayée d’aucune preuve, la conviction, dis-je, que tout problème 11
mathématique déterminé doit être forcément susceptible d’une solution rigoureuse, que ce soit par une réponse directe à la question posée, ou bien par la démonstration de l’impossibilité de la résolution, c’est-à-dire de l’insuccès de toute tentative de résolution[...] Cet axiome de la possibilité de résoudre tout problème, est-ce une propriété caractéristique et distinctive de la pensée mathématique, ou serait-ce peut-être une loi générale du mode d’existence de notre entendement, à savoir que toutes les questions que se pose notre entendement soient susceptibles d’être résolues par lui ? Cette conviction de la possibilité de résoudre tout problème mathématique est pour nous un précieux encouragement pendant le travail. Nous entendons toujours résonner en nous cet appel : Voilà le problème, cherches-en la solution. Tu peux la trouver par le pur raisonnement. Jamais, en effet, le mathématicien ne sera réduit à dire : « Ignorabimus ». »7 L’autonomie de la pensée et sa parfaite détermination expliquent non seulement la recherche de la rigueur par la continuité dans la déduction mais aussi par la recherche de la complétude. La recherche d’un fondement et d’un domaine de la pensée affranchi de tout lien à la représentation revient à soustraire la science et par suite la vérité à toute forme de genèse. Critique du naturalisme et de l’historicisme Au XIXe siècle, il est devenu plus naturel de penser que l’histoire pouvait servir de principe d’explication dans la science. Or Frege affirme qu’en matière de pensée comme en matière de vérité, la genèse n’explique rien et que la notion de commencement tout comme celle de fin est contradictoire quand on l’applique à la vérité. De même qu’il n’y a pas de sens à affirmer qu’un théorème démontré devient vrai à partir du moment où il l’a été, il en va de même pour la pensée et la vérité. En ce domaine il n’y a pas vraiment de commencement à moins de poser le sujet qui dit « je » dans le présent comme commencement de la vérité. Mais ne serait-ce pas confondre la condition avec le commencement ? Ce sujet ne peut dire « je » que par une décision de sa volonté et de son libre arbitre. Depuis Kant, il semble tellement naturel de lier la causalité et les lois de la science au temps qu’on a fini par oublier son caractère paradoxal. La philosophie hégélienne n’a fait qu’achever ce qui était contenu dans la philosophie kantienne : la substance est sujet et le passage de l’un à l’autre se fait par le devenir de la conscience et par son mouvement (Aufhebung) 7
D. Hilbert, « Sur les problèmes futurs des mathématiques », Tr. Fr. M. L. Laugel, Compte rendu du deuxième congrès international des mathématiciens tenu à Paris du 6 au 12 août 1900, Gauthiers Villars, 1902, p. 68.
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pour dépasser ses contradictions. La fin est dans le commencement et de ce fait l’histoire n’est que l’odyssée de l’esprit qui passe de l’état potentiel à l’état réel et achevé. Entre la fin et la commencement, il n’y a pas de vide. Il faut une logique dialectique pour passer du concept à l’idée, de l’incomplétude à la complétude. L’identification de la raison au temps et à l’histoire permet de comprendre la science par son histoire. Seulement en faisant du devenir l’absolu et en parlant d’un commencement et d’une fin, Hegel laisse subsister un certain nombre d’énigmes : qu’il s’agisse de la dialectique de la nature ou de la fin de l’histoire sous forme du savoir absolu, il est difficile de comprendre vraiment de quoi il s’agit à moins de se contenter de suggestions. Dire que la vérité devient, c’est dire aussi que la notion d’exactitude et de rigueur qu’on veut lui appliquer n’est qu’un leurre. C’est ce que Hegel semble penser des mathématiques dans la « Préface » de la Phénoménologie de l’esprit. Husserl et Frege critiquent autant le naturalisme que l’historicisme mais pour des raisons différentes : « Si je tiens donc l’historicisme pour une erreur épistémologique, dit Husserl, qui, en raison de ses conséquences absurdes, doit être rejetée aussi brutalement que le naturalisme, j’aimerais expressément souligner pleinement l’immense valeur que représente, pour le philosophe, l’histoire au sens large. Pour lui, découvrir l’esprit collectif est tout aussi décisif que la découverte de la nature… Car le domaine de la phénoménologie, théorie des essences, englobe aussi bien l’esprit individuel que toute la sphère de l’esprit universel… »8 De son côté Frege met en garde contre la méthode historique qui confond essence et genèse : « La méthode historique, qui veut surprendre la genèse des choses et connaître l’essence par la genèse, a sans doute une vaste juridiction ; elle a aussi ses limites. Si, dans le flux qui emporte tout, rien ne demeurait fixe ni ne gardait éternellement son être, le monde cesserait d’être connaissable et tout se perdrait dans la confusion. On semble croire que les concepts poussent dans l’âme individuelle comme les feuilles poussent aux arbres, et on pense connaître leur essence en examinant leur genèse, en cherchant à définir leur être par des voies psychologiques, à partir de la nature de l’âme humaine. Or, cette conception tire tout vers la subjectivité et, si l’on va jusqu’au bout, supprime la vérité. Ce que l’on appelle histoire des concepts, c’est en réalité ou bien l’histoire de notre connaissance de notre connaissance des concepts, ou bien celle de la signification des mots. »9 Tous deux considèrent que le naturalisme et
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Husserl, La philosophie comme science rigoureuse, PSR, tr. fr. Marc. B. de Launay, 1998, PUF, p. 67-8. 9 Frege, FA, Introduction, tr. fr. C. Imbert, Seuil, Introduction, p. 119-20.
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l’historicisme menacent l’objectivité de la science mais divergent quant aux moyens et cela apparaît dans leur manière de penser l’arithmétique. Dans Philosophie de l’arithmétique et dans les Fondements de l’arithmétique, nos deux penseurs sont soucieux d’éclaircir le concept de nombre cardinal mais adoptent des stratégies d’analyse très différentes. Husserl, qui définit le nombre comme « quantité d’unités », affirme que ce concept est constitué psychologiquement : « Dans tous les cas par conséquent une analyse du concept de numération constitue une importante exigence préalable pour une philosophie de l’arithmétique ; et elle est une exigence première dans la mesure où ce n’est pas au concept de nombre ordinal, comme on l’a d’autre part prétendu, que revient la priorité logique. La possibilité de faire une analyse du concept de numération qui soit totalement indépendante de celui de nombre ordinal sera la meilleure preuve que cette manière de voir est inadmissible. D’ailleurs une telle analyse ne sert absolument pas à des fins qui seraient simplement arithmétiques. Les concepts connexes d’unité, de quantité et de numération sont des concepts fondamentaux de la connaissance humaine en général, et, en tant que tels, ils réclament un intérêt philosophique particulier d’autant plus que les difficultés considérables attachées à leur compréhension ont donné lieu en tout temps à des graves erreurs et à de subtiles controverses. Ces difficultés sont intimement liées à certaines particularités de la constitution psychologique de ces concepts, que la psychologie prend elle aussi un intérêt spécial à éclaircir. Satisfaire non pas simplement ces intérêts-là qui sont arithmétiques, mais surtout ceux-ci, qui sont logiques et psychologiques, voilà la tâche que j’assigne aux analyses qui suivent. »10 Pour Husserl, les concepts fondamentaux de l’arithmétique tels l’unité, la quantité, le nombre restent obscurs tant qu’on n’a pas élucidé leur « constitution psychologique » ; incapable d’éclaircir de tels concepts, l’arithmétique et la logique doivent faire appel à la psychologie, science qui permet de saisir au plus près les actes de l’esprit. Le compte rendu par Frege de Philosophie der Arithmetik, souvent ironique, s’achève par un jugement sévère : introduire la psychologie dans l’étude de la logique constitue une sorte de mal du siècle : « En lisant cet ouvrage, j’ai pu mesurer l’extension des ravages dus à l’intrusion de la psychologie dans la logique et j’ai cru qu’il m’incombait de mettre en lumière les dommages subis par la logique. Les fautes que j’ai cru devoir signaler sont dues moins à l’auteur qu’à une maladie largement répandue de la philosophie elle-même. » 11 Ainsi Husserl et Frege s’accordent sur la 10
Husserl, Philosophie de l’arithmétique, PA, tr. Fr. J. English, Introduction, p. 15. Frege, Écrits logiques et philosophiques, ELP, « Compte rendu de Philosophie der Arithmetik », p. 158-9. 11
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nécessité de sauvegarder l’objectivité du vrai dans la science la plus fondamentale, l’arithmétique, mais s’opposent sur la définition de l’objectivité et ne s’accordent pas sur ce qui est véritablement donné. Le psychologisme et la psychophysique La représentation vient du pouvoir de vision propre à l’esprit quand il conçoit, juge, veut ou sent. Cette intuition ou vision de l’âme permet de connaître et se connaître simultanément sans passer par le sensible. Mais le terme « représentation » est employé dans d’autres sens12 comme exhiber, rendre sensible au moyen d’une image, d’une figure ou d’un signe, décrire, évoquer, schématiser. C’est un terme commode, passe-partout. Tout le monde s’accorde sur la nécessité de pouvoir se représenter un nombre, une figure ou même une fonction. Frege écarte résolument tout appel à la à la psychologie et par suite à la représentation. De quelle psychologie s’agit-il ? Depuis la publication des Éléments de psychophysique en 1860 par Fechner, on sait que la psychologie n’échappe pas aux lois des nombres puisque la célèbre loi de Fechner-Weber dit que la sensation varie comme le logarithme de l’excitation. La relation de l’aspect physique (excitation) à l’aspect psychologique (sensation) obéit à une loi qui a une forme mathématique (croissance arithmétique de l’un et géométrique de l’autre). On a peut-être sous-estimé l’importance des conséquences de cette loi dans son rapport à la question des fondements. Seul Bergson, dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, en mesure la portée et en voit les conséquences inacceptables pour lui qui veut montrer qu’au-delà des lois mathématiques et physiques qui s’expriment par des symboles, il y a place pour l’intuition et la vie. Il voit dans cette loi un renforcement du poids des symboles et une menace pour la métaphysique comme si la possibilité de la métaphysique ne pouvait naître que de la relativisation de la science mathématique. Ainsi, la psychophysique suppose une extension de l’application du nombre et de l’analyse : les mathématiques expriment autant l’ordre physique traduit par les différentes lois de la nature que l’ordre mental des lois de l’esprit fondé sur la faculté de représenter. Non seulement l’étendue mais aussi la représentation obéissent à des lois. La nouvelle science dite « psychophysique » révèle que plus rien n’échappe au nombre pas même l’esprit quand il se représente. Désormais on ne peut plus opposer la psychologie à la physique ; au dualisme de la nature (physique) et 12
Dans Recherches logiques, T. II, Recherches pour la phénoménologie et la théorie de la connaissance, § 44 et 45, Husserl énumère les différents sens de ce terme. La langue allemande permet déjà de distinguer la représentation comme Vorstellung et comme Repraesentation. Frege critique la représentation entendue comme Vorstellung (Idea en anglais), c’est-à-dire comme pouvoir de poser l’objet face à un sujet.
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de l’esprit (psychologie) s’oppose un monisme qui apparaît dans cette science nouvelle qui résulte de la conjonction de deux sciences jadis opposées. La psychophysique contraint la philosophie à changer son idée de la science. Cette nouvelle science qui fait dépendre l’esprit et la nature des lois des nombres, déclenche un véritable engouement qui contribue à rapprocher la science mathématique de la psychologie. La sensation ne s’explique pas par la simple représentation parce qu’elle est à la fois un fait physique et mental obéissant à des lois qu’on peut exprimer sous forme mathématique. Puisque la sensation, forme la plus élémentaire de l’esprit, est assujettie à des lois, on peut considérer la psychologie comme une science et chercher dans les sensations et les représentations l’origine des concepts et des raisonnements des autres sciences et en particulier des mathématiques. Plusieurs conséquences en découlent. D’abord la représentation qui est le support de tous les actes de l’esprit ne peut plus connaître et se connaître par simple réflexion sur soi (cogito) ; la psychologie rationnelle, trop métaphysique, est remplacée par la psychologie expérimentale qui rassemble la physique et la psychologie. Ensuite, la « lumière naturelle » de l’esprit, invoquée par les métaphysiciens, vient de sa possibilité de vision et de représentation sans passer par la vision sensible. Si cette vision métaphysique reposant sur une lumière spirituelle obéit à des lois, le sujet n’est plus le fondement de la liaison des représentations. Enfin l’avènement de la psychophysique qui assujettit la représentation à des lois oblige la philosophie à redéfinir la pensée et à se demander si, dans ce nouveau contexte, la vérité provient de la représentation entendue comme pouvoir de vision subjective. Le psychologisme ne peut être dissocié d’un certain naturalisme. Frege fait remarquer avec un mélange d’ironie et d’agacement qu’« une arithmétique fondée sur des sensations musculaires envelopperait une riche sensibilité, mais serait aussi confuse que son fondement. En fait l’arithmétique n’a rien à voir avec la sensibilité. Pas plus d’ailleurs qu’avec des images intérieures, résidus d’impressions sensibles antérieures. » 13 L’objectif de Frege est bien de fonder les mathématiques en redéfinissant le concept de nombre qui lui semble fondamental. Si le nombre n’est plus défini à partir de la représentation, les lois des nombres et les lois de la pensée ne peuvent plus être confondues avec les lois de la représentation. Le psychologisme comme prolongement de l’idéalisme : le primat de la représentation 13
Frege, FA, id.
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L’essor et l’intérêt porté à la psychologie pendant la seconde moitié du XIXe siècle incite à se demander si ceux qui en débattent ont la même conception de cette science. Influencé par l’enseignement de Franz Brentano, Husserl retrouve le dualisme cartésien dans la mesure où il croit que la psychologie s’en tient à l’étude des phénomènes psychiques et que l’aspect corporel des phénomènes relève de la physique. Comme son maître, il définit le psychique par le pouvoir de représentation et par suite toute sensation mais aussi tout souvenir, jugement, désir sont réduits à des représentations : « Toute représentation sensorielle ou imaginative peut fournir des exemples de phénomènes psychiques. Et, par représentation, j’entends ici non pas ce qui est représenté, mais l’acte de représenter. L’audition d’un son, la vision d’un objet coloré, la sensation de chaud et de froid ainsi que tous les états analogues de notre imagination sont des exemples au sens où je prends ce terme ; mais également l’acte de penser une notion générale, si tant est que cet acte existe effectivement. »14 Aussi rien ne peut être senti, désiré ou jugé qui n’ait été préalablement représenté. Brentano définit ainsi la pensée par l’acte de représenter et par sa liaison à plusieurs objets. La vision d’une couleur implique un objet premier qui est la couleur et un objet second qui est moi-même car je me représente moimême quand je vois la couleur : « La relation de la pensée à la couleur se rapporte à l’objet premier, la relation à moi-même se rapporte à l’objet second, qui n’implique d’ailleurs aucune antériorité du premier sur le second. L’objet second est toujours un être pensant en tant que tel ; dans l’objet premier il se peut que ne se révèle aucune relation psychique. »15 La pensée étant essentiellement dans l’acte de la conscience qui a pouvoir d’unifier une diversité, toute représentation, que ce soit celle d’une qualité ou du moi qui se représente, devient objet par rapport à cet acte. Quand Frege parle du risque d’introduire la psychologie dans la connaissance, il entend montrer que cela conduirait à confondre pensée et représentation, connaissance et conscience. De cette confusion vient la thèse idéaliste qui réduit le monde, autrui, les choses et le moi lui-même à une représentation qui peut devenir objet pour une représentation qui est acte. Qu’il s’agisse des adeptes de la psychologie selon Brentano ou selon Weber Fechner, des deux côtés on admet qu’il ne peut y avoir pensée sans 14
Franz Brentano, Psychologie du point de vue empirique, tr. fr. Maurice de Gandillac, Aubier, 1944, Livre II, ch. 1, § 2. Plus loin au § 6, il écrit : « Pour ce faire nous pouvons reprendre la définition qui nous a déjà servi quand nous avons indiqué que nous entendions par phénomènes psychiques les représentations, ainsi que tous les phénomènes qui reposent sur des représentations. Il est à peine nécessaire d’ajouter une fois de plus que nous n’appelons pas représentation l’objet représenté, mais l’acte même par lequel nous nous le représentons. » id. p. 94. 15 F. Brentano, Op. cit. p. 394-5.
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représentation mais les premiers la font dépendre de l’acte du sujet je qui se donne dans la puissance de réflexion de la représentation, alors que les seconds associent toute représentation, réflexive ou non, à l’excitation qui l’a produite. La conscience n’est qu’un effet du système nerveux : la perception de l’arbre comprend l’arbre, sa représentation et entre ces extrémités se glissent des événements physiques et chimiques, physiologiques. Ces événements internes sont liés à la conscience que j’ai de l’arbre quand je me représente et qui est le résultat du processus perceptif. Il ne peut donc y avoir de représentation du moi quand il perçoit. Dans un article de 1918-9 intitulé La pensée, Frege souligne le lien étroit qui relie la représentation à la conscience et la distingue de la pensée qui, indépendante de la représentation, peut rester vraie même quand je n’y pense pas tout comme le soleil ne disparaît pas parce que je n’y pense plus. S’il faut distinguer la pensée de la représentation, cela vient de ce que la représentation ne peut être séparée de son conditionnement psychophysiologique ; la représentation ainsi que la conscience qui l’accompagne sont les effets de processus naturels destinés à préparer l’action plutôt qu’à nous faire penser. Frege semble adopter le point de vue de Helmholtz qui affirme que la représentation, liée à l’action ne peut prétendre atteindre la vérité car elle n’a d’autre but que de nous permettre de mieux agir : « Je crois donc que cela ne présente absolument aucun sens, de parler d’une vérité de nos représentations autre qu’une vérité pratique. Les représentations que nous formons des choses ne peuvent être que des symboles, des signes naturels des objets, dont nous apprenons à nous servir pour régler nos mouvements et nos actions. Lorsque nous avons appris à déchiffrer correctement ces symboles nous sommes à même, avec leur aide, de diriger nos actions de façon à produire le résultat désiré, c’est-à-dire à faire naître les sensations nouvelles que nous attendons. Non-seulement il n’existe en réalité, aucune autre comparaison entre les représentations et les objets, toutes les écoles sont d’accord sur ce point,— mais encore on ne peut se figurer aucun autre genre de relation : cela ne présenterait absolument aucun sens. » 16 La critique fregéenne du psychologisme et de la représentation se fonde sur une thèse adoptée par les psychologues eux-mêmes (psychophysique), à savoir que si la représentation dépend de lois naturelles, ces lois n’ont pas pour vocation de devenir des lois de la pensée et encore moins de la vérité. La pensée constitue un troisième monde et sans doute est-ce pour cette raison qu’on a parlé du platonisme de l’auteur des Fondements de l’arithmétique. Au monde extérieur qui contient les choses perçues et au monde intérieur qui permet d’en avoir une représentation s’ajoute le monde
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Helmholtz, Optique physiologique, T. 1, p. 579.
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de la pensée, neutre quant à la distinction intérieur/ extérieur17. Il semble que Frege cherche à atteindre un monde qui ne relève ni de la psychologie, ni de la physique sans que ce monde puisse être qualifié d’idéal : il parle plutôt d’un monde objectif. Entre la pensée et le nombre existe une affinité objective puisque « Le nombre n’est pas un être physique ; mais il n’est pas non plus subjectif, il n’est pas une représentation. »18 . Ainsi la vérité de l’arithmétique renvoie pour Frege à une pensée affranchie de toute relation à la représentation alors que pour Husserl les nombres supposent l’esprit comme puissance universelle de représentation à partir des actes du sujet. Mais peut-on penser sans représenter ? Le symbole et le nombre Cette question est fondamentale. Leibniz a montré les limites de la pensée représentative fondée sur les critères du clair et du distinct. Quand il s’agit de démonstrations mathématiques, la vérité ne peut être atteinte que si on renonce à (se) représenter : il ne reste plus alors qu’à combiner des symboles en suivant des lois. Dès qu’il s’agit de connaître de manière adéquate, il faut admettre la légitimité d’une pensée symbolique ou aveugle qu’il qualifie aussi de connaissance suppositive. Frege connaissait bien Leibniz qu’il cite souvent. Bien qu’à notre connaissance, il ne parle pas de pensée symbolique ou aveugle, l’idée que le concept (de nombre par exemple) puisse être appréhendé à partir d’une définition, et par suite sans passer par la représentation, rejoint l’idée leibnizienne de « pensée aveugle ». Sur quel support peut se fonder une telle pensée qui ne se représente plus ? Comme il ne peut y avoir de représentation du nombre, le nombre n’est pensable que si on le prend tel qu’il est donné, à savoir comme symbole. Ainsi naît l’idée que, si on considère la seule science vraie dont on dispose, à savoir l’arithmétique, nous pouvons aussi penser la vérité en partant de symboles sans être astreints à représenter. Quand on veut comprendre le nombre zéro, les nombres infinis ou bien se représenter des nombres au-delà de la douzaine, leur représentation devient de plus en plus incertaine et floue. Que faire quand la représentation ne peut plus servir de contenu ou de support pour la pensée ? Quand la
17 Cette théorie est reprise dans la théorie des trois mondes de Popper qui, curieusement, inclut Frege parmi les tenants d’une théorie de la connaissance fondée sur le sujet connaissant (cf. Karl Popper, La connaissance objective, tr. fr. Catherine Bastyns, Eidtions Complexe, 1978, p. 84. Le monde 1 est celui du monde physique, le monde 2 celui de nos expériences conscientes et le monde 3 est constitué « par les contenus des livres, bibliothèques, mémoires d’ordinateur, et choses assimilables ». 18 Frege, FA, § 45, tr. fr. C. Imbert, Seuil.
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représentation s’avère impossible, l’usage du symbole (ℵ et Ω par exemple dans la théorie des ensembles transfinis de Cantor) permet encore de penser. Frege et Husserl : impropre » ?
le
symbole
n’est-il
qu’une
« représentation
Husserl ne cherche pas vraiment un fondement logique mais il situe sa philosophie dans une perspective logico-psychologique. Comme il n’est pas prêt à admettre la possibilité d’une pensée symbolique et aveugle, il réduit le symbole à une représentation impropre pour mieux le distinguer des représentations propres à partir desquelles se noue le rapport de l’intention à l’intuition. Il peut ainsi maintenir un lien de dépendance du symbolique visà-vis de la représentation. Frege, toujours méfiant à l’égard des symboles quand on néglige leur lien à un contenu conceptuel, leur reconnaissait le pouvoir de nous détacher de la représentation pour nous élever à la pensée et à la vérité. À partir des Prolégomènes à la logique pure, Husserl réoriente sa recherche pour défendre la science et la vérité de la logique contre le relativisme dominant issu du psychologisme mais il ne l’interprète pas de la même manière. Puisque le psychologisme soutient que la représentation est soumise à des lois, dites aussi de manière abusive, « lois de la pensée », Husserl refuse l’idée que la représentation puisse être soumise à des lois qui seraient celles de la psychologie. Mais au lieu de faire appel à une pensée qui se libère de la finitude de la représentation en se servant de symboles, conçus comme caractères, il supposera que la représentation est animée d’un pouvoir de fiction grâce à l’intentionnalité. La lecture de Philosophie de l’arithmétique révèle que la psychologie fixe en quelque sorte des limites à la logique et l’étude du nombre ne doit pas enfreindre les exigences de la représentation. Pour cette raison le concept de nombre est analysé dans une perspective à la fois logique et psychologique. Husserl conviendrait bien que le nombre est un concept mais il ne l’entend pas comme Frege. Le concept ne peut être appréhendé qu’à partir de la représentation et garde un lien avec l’idée de multiplicité ce qui suppose ensuite la fonction synthétique de la subjectivité pour retrouver l’identité et l’unité. Frege est beaucoup plus radical : si le nombre est un concept, ce concept est appréhendé par une définition. Si c’est la définition et non la représentation qui donne le nombre, il faut convenir que les nombres sont saisis à partir de symboles puisque la définition fait appel aux mots. Dans une perspective symbolique, les lois logiques de la vérité données à partir de la science mathématique n’ont ce caractère que parce qu’elles sont conservées dans la mémoire de l’esprit individuel ou de l’esprit humain dépositaire des vérités acquises. Dans la perspective idéale qui est celle de 20
Husserl, la vérité provient d’une vision qui remplit une visée et produit l’évidence. Associer la représentation à la mémoire, c’est limiter le sujet et sa liberté car la mémoire est impensable sans un ordre des représentations vécues qui ne peut être simplement construit par le sujet. Représentations propres et représentations symboliques chez Husserl Influencé par Brentano qui défend le point de vue de l’introspection, Husserl prolonge la perspective cartésienne fondée sur la relation immédiate entre sujet qui se représente et objet représenté. Concrètement, le concept de nombre se donne à nous comme quantité, représentée dans une collection, et abstraitement il se donne comme symbole. Suivant les leçons de son maître Brentano, qui distingue les représentations directes et obliques, Husserl distingue les représentations propres et les représentations symboliques : « Nous nous bornons tout d’abord aux quantités représentées d’une manière propre, nous excluons les quantités représentées — l’expression corrélative paraît peut-être plus claire à de nombreux lecteurs — d’une manière symbolique. Notre domaine doit donc être celui des ensembles d’objets singuliers donnés pour eux-mêmes un par un et rassemblés dans une collection. »19 Ultérieurement dans le même ouvrage, Husserl reconnaît que toutes les représentations de nombres au-delà du nombre dix sont toujours symboliques. Si les nombres étaient donnés par des représentations propres comme le sont les tout premiers nombres, l’arithmétique serait inutile. Fonder les nombres sur des représentations symboliques est nécessaire en raison de l’infinité des nombres et de l’infinité des objets subsumés par ceux-ci. Or notre pouvoir de représentation est limité : « Mais en fait nous sommes extrêmement limités dans notre capacité de représentation. Il tient à la finitude de la nature humaine que nous rencontrions ici des limites, quelles qu’elle soient. Il n’y a qu’à un entendement infini que nous pouvons attribuer la représentation propre de tous les nombres ; car c’est en cela que consisterait la capacité d’unifier une véritable infinité d’éléments en une représentation explicite… Toute l’arithmétique n’est rien d’autre, nous le verrons, qu’une somme de moyens artificiels pour surmonter les imperfections essentielles de notre intellect mentionnées ici. »20 19
Husserl, PA, ch. 1, p. 19. Husserl, id., p. 234-5. Dans Articles sur la logique, Husserl dissocie la logique qui implique la réflexion, de l’arithmétique qui se développe de manière naturelle : « On peut affirmer : l’arithmétique générale avec ses nombres négatifs, irrationnels et imaginaires (« impossibles ») a été inventée et a été employée pendant des siècles avant d’avoir été comprise. On a eu, à propos de la signification de ces nombres, les théories les plus contradictoires et les plus incroyables, mais cela n’a pas empêché leur emploi. On a pu précisément se convaincre de la justesse de chacun d’eux au moyen des propositions déduites, 20
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La distinction représentation propre/représentation symbolique constitue le pivot de l’analyse husserlienne de l’arithmétique et fait resurgir le problème qui opposait Descartes et Gassendi : si les représentations propres correspondent à ce que Descartes entendait par réalité objective des idées, les représentations symboliques correspondent aux « espèces » conçues non pas comme « simulacres » mais comme représentants ou signes qui sont des doubles mais non des « émanations » des choses puisqu’ils sont institués par nous pour les besoins de la science. Mais les symboles ou signes sont-ils bien des représentations ? : « Une représentation symbolique ou impropre est, comme le mot le dit déjà, une représentation par des signes. Si un contenu ne nous est pas donné directement comme ce qu’il est, mais seulement indirectement par des signes qui le caractérisent univoquement, alors, au lieu d’une représentation propre, nous avons de lui une représentation symbolique. » 21 Ainsi la perception peut nous ouvrir aux choses par une représentation directe ou, quand elles sont absentes, nous les indiquer par une représentation indirecte. Pour justifier l’idée de représentation symbolique, Husserl montre que l’expérience perceptive, fondée sur le pouvoir de représentation, conduit à remplacer l’objet perçu par un substitut ou une représentation symbolique : « Par exemple, de l’apparence (Erscheinung) extérieure d’une maison, nous avons une représentation propre si nous regardons cette maison effectivement ; une représentation symbolique si quelqu’un nous donne la caractéristique indirecte : la maison d’angle de telle et telle rue et de tel et tel côté de ces rues. Toute description d’un objet intuitif tend à remplacer la représentation effective de cet objet par une représentation de signes (Zeichenvorstellung) qui la supplée. Des marques caractéristiques désignent l’objet d’une manière telle que, le cas échéant, il peut être reconnu, et ainsi tous les jugements qui sont joints à la représentation symbolique peuvent par la suite être transposés sur l’objet lui-même. Par conséquent la représentation symbolique nous sert de substitut provisoire, et même, dans les cas où l’objet propre est inaccessible, de substitut durable de la représentation effective. »22 Convaincu qu’il ne peut y avoir connaissance que si toute représentation se laisse convertir en une représentation propre, Husserl pose la nécessité d’une analogie entre elles ou d’une équivalence logique entre l’abstrait et le concret.
par une vérification facile, et après d’innombrables expériences de ce genre on a eu confiance dans la possibilité inconditionnée d’utiliser ces processus, elle s’est étendue et affinée toujours davantage — tout cela sans la moindre compréhension de la logique de la chose, qui, malgré de multiples efforts, n’a pas fait de progrès essentiel depuis l’époque d’un Leibniz, d’un d’Alembert et d’un Carnot jusqu’à aujourd’hui. » « Sur la logique des signes », p. 440-1. 21 Husserl, Id., p. 236-7. 22 Husserl, Id., p. 237.
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Si Frege a souligné l’importance des symboles pour penser, il a souvent insisté sur la nécessité d’éviter d’introduire dans la langue des symboles vides, sans contenu ce qui réduirait la pensée mathématique à un simple jeu. Le formalisme résulte de ce qu’on a réduit le symbole à une trace sensible sans lui fixer de contenu conceptuel. L’incompréhension entre Frege et Hilbert vient en grande partie d’une certaine méfiance de Frege vis-à-vis du symbole et de ceux qui, tels Herr Korselt, Herr Hilbert et Herr Thomas23, ne voyaient dans le nombre qu’un symbole et dans les mathématiques un simple jeu de symboles. Nous voyons dans le symbolique et la construction d’une langue et d’un calcul une alternative à la perspective psychologiste ou transcendantale qui fait de la représentation (Vorstellung) la condition préalable pour comprendre le concept et le jugement. La question du symbolique : sensations et choses comme symbole Entre les années 1880 et 1910 la question du symbolique et du rôle des signes en tant que substituts des choses a joué un rôle important pour comprendre comment la connaissance peut s’affranchir des lois psychologiques de la pensée sans nier la nature. La perspective de Husserl qui suppose que pour connaître l’esprit n’a pas besoin de sortir de soi et qu’il lui suffit de se représenter rencontre l’objection du solipsisme. À Mach on reprochait aussi son solipsisme mais il reconnaissait aussi l’importance des symboles pour simplifier et non pas unifier. Loin de réduire ceux-ci à une variété de représentations, telles les représentations symboliques de Husserl, il les définit comme des copies ou « Bilder », indispensables pour figurer les faits dans la pensée. Cette conception du symbole est présentée dans La 23
Quand Frege critique les tenants d’une pensée symbolique, il s’adresse à ceux qui négligent cette vérité première d’après quoi tout symbole doit renvoyer à un contenu conceptuel, que ce soit son sens ou sa vérité : « D’abord il me semble bon de signaler une faute souvent commise par les mathématiciens, c’est de confondre les symboles avec les objets de la recherche. En effet, les symboles ne sont que des moyens très utiles et même indispensables de la recherche, mais ils n’en sont pas les objets mêmes. Ceux-ci sont représentés par des symboles. La forme des signes et leurs propriétés physiques et chimiques peuvent convenir plus ou moins, mais elles ne sont pas essentielles. Il n’y a pas de symbole qui ne puisse être remplacé par un autre de forme et de qualité différente, la connexion entre les choses et les symboles étant purement conventionnelle. Il en est de même de tous les systèmes de signes et de toutes les langues. La langue est sans doute un instrument puissant de l’intelligence humaine ; mais une langue peut être aussi utile qu’une autre. Il ne faut donc pas exagérer l’importance des mots et des symboles en leur attribuant une puissance quasi magique sur les choses ou en les prenant pour les choses mêmes, qu’ils ne peuvent que représenter plus ou moins exactement. » Frege, « Le nombre entier », Revue de métaphysique et de morale, 73-4, n° 1, 1895. On peut trouver une critique d’une certaine conception du symbolique dans « Über die Grundlagen der Geometrie », von G.Frege in Jena, Jahresbericht d. Deutschen Mathem. Vereingigung, XV, Heft 6. Voir aussi : Grundgesetze der Arithmetik, Begrifftschriftlich abgeleitet von G. Frege, Band II, c) Die Theorien des Irrationalen von E.Heine und J.Thomas, § 89-137.
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Mécanique pour comprendre les procédés de la science : « Toute science se propose de remplacer et d’épargner les expériences à l’aide de la copie et de la figuration des faits dans la pensée. Cette copie est en effet plus maniable que l’expérience elle-même et peut, sous bien des rapports lui être substituée…. Le langage, moyen de cette communication, est naturellement aussi un facteur d’épargne. Les expériences sont plus ou moins parfaitement décomposées en éléments plus simples et plus familiers, et symbolisées ensuite dans un but de communication, mais toujours en sacrifiant la précision jusqu’à un certain point. Le symbolisme du langage articulé est purement national et sans doute il le restera longtemps encore. La langue écrite se rapproche peu à peu de l’idéal d’une écriture universelle ; elle n’est plus une simple transcription du langage parlé. Les chiffres, les signes algébriques et mathématiques, les symboles chimiques, la notation musicale, l’écriture phonétique (de Brücke), tous ces symboles, d’une nature déjà très abstraite et d’un usage presqu’entièrement international, doivent en somme être considérés comme des parties actuellement existantes de cette écriture universelle. L’analyse des couleurs a été physiquement et physiologiquement poussée pour ainsi dire assez loin pour qu’une désignation internationale précise des couleurs physiques et des sensations de couleur, ne présente plus de difficultés de principe. Enfin l’écriture chinoise est véritablement idéographique ; des peuples très divers la comprennent dans le même sens et la lisent dans des langages très différents ; un système de signes plus simple pourrait faire que l’écriture chinoise devint universelle. » 24 Ce long texte, qui retrouve les accents de Leibniz parlant des avantages de la caractéristique universelle, montre l’importance de la question du statut du symbolique à cette époque. Copie, le symbole ne peut être une forme même indirecte de représentation puisqu’il est sensible (son, trace, icône, lettre, mot) et par suite étendu ; quand Mach parle de l’expérience, il ne s’agit ni de l’intuition subjective, ni de formes a priori de la représentation mais de « sensations » qui n’impliquent pas le sujet comme condition de possibilité. Le symbole, différent des simulacres de Lucrèce, ne peut émaner des choses comme les odeurs ou les couleurs qui en sont des qualités. « Nos copies sont toujours des abstractions et, ici encore, l’on peut constater cette même tendance à l’économie. »25 Ainsi le symbole comme copie ne peut être confondu avec une représentation symbolique pas plus qu’on ne peut confondre l’abstrait et le concret. Les symboles proviennent d’une abstraction qui, contrairement à l’abstraction pratiquée par les métaphysiciens, n’est pas destructrice des qualités inhérentes aux choses. 24
Ernst Mach, La Mécanique, 1987, Edition Jacques Gabay, tr. fr. Emile Bertrand 1904, p. 449-50, 25 Mach, Id., p 450, § 2.
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Au lieu de supprimer par la pensée toutes les qualités du morceau de cire pour en retrouver la substance, à la manière de Descartes, l’analyse physique, conduite selon l’esprit naturaliste de Mach, simplifie la chose, qui n’est qu’un complexe ou ensemble de sensations, et la remplace par un symbole, nom ou figure qui garde un caractère sensible. L’abstraction qui conduit au symbole n’a pas besoin de réduire et d’éliminer le sensible parce que le concret de la sensation n’est connaissable qu’à partir de l’abstrait, symbole ou concept : l’unification d’un complexe ne suppose pas la réduction de ces éléments, même par la pensée, mais leur simplification. La symbolisation correspond à un processus d’économie de la pensée qu’on pourrait concevoir à la manière de Leibniz puisque dans la construction symbolique, il faut veiller à ce que le symbole intègre le maximum de contenu pour un minimum d’étendue. La formation de copies ou la désignation par des noms substitue à la complexité des éléments donnés un symbole unique qui rappelle toutes les impressions données et cela sans sortir du sensible puisque le symbole, à la différence de l’idée en tant que représentation subjective, reste sensible. Ainsi on a affaire à une espèce d’abstraction qui nous met à distance du sensible sans sortir du sensible parce que la relation du complexe (symbole abstrait) au simple (sensation concrète) ne coïncide plus avec la relation de l’unité à la multiplicité qui implique la réduction de la diversité à l’unité d’une forme. La généralité du concept, indispensable à la connaissance, ne se fonde pas sur une synthèse provenant d’un acte de l’esprit mais sur la simplification et la possibilité de transcrire l’ordre naturel dans l’ordre mental. Connaître consiste en fin de compte à copier les faits dans la pensée qui est un autre fait, pour en faire des tableaux. La Bildung26 est un processus de construction à partir de symboles qui commence avec la perception. Helmholtz avait bien insisté sur le fait que la sensation ne représente pas son objet sous forme d’image mais plutôt qu’elle le symbolise car la relation de la sensation à l’excitation est moins une relation causale qu’une relation de signe à chose signifiée : « Nos sensations sont en fait des effets produits dans nos organes par des causes externes ; et comment tel effet s’exprime dépend naturellement essentiellement de l’espèce d’appareil sur lequel s’est produit l’effet. Dans la mesure où la qualité de notre sensation nous donne un compte rendu de ce qui est propre à l’influence externe par laquelle elle a été excitée, elle peut en être considérée comme le symbole mais non comme une image. Car d’une image on exige une sorte de ressemblance avec l’objet dont elle est l’image — 26
Ce terme est difficilement traduisible. « Bild » signifie image mais l’image peut être subjective (représentation différée de l’objet) ou objective (les reflets, les ombres, les photos, etc.). La « Bildung » pourrait se traduire aussi bien par modélisation que par symbolisation.
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pour une statue la ressemblance de forme, pour un dessin la ressemblance de la projection en perspective dans le champ visuel, d’une peinture la ressemblance de couleurs. Mais un signe n’a pas du tout besoin de cette sorte de ressemblance avec ce dont il est le signe ».27 Cette remarque de Helmholtz, qui revient plusieurs fois dans l’Optique physiologique, montre d’abord que l’idée de représentation symbolique s’accorde mieux avec une psychologie de type brentanien qu’avec une psychologie entendue comme psychophysique ; ensuite si l’idée de représentation à la manière de Descartes exclut la possibilité d’une ressemblance avec les choses étendues, elle retrouve l’idée de la ressemblance de l’homme avec Dieu par la liberté de la volonté. Nature et art : la vie des signes Le psychologisme, n’étant pas une doctrine monolithique, pose le problème de la légitimité d’une connaissance affranchie de l’intuition. La pensée implique-t-elle un pouvoir de vision propre à l’esprit qui saisit directement les choses par intentionnalité ou implique-t-elle seulement le pouvoir de saisir la vérité dans des jugements 28 ? Deux conceptions radicalement différentes s’affrontent : celle de Husserl, qui implique l’idéalisme, se retrouvera dans la réduction phénoménologique et celle de Frege, qui implique le réalisme du concept, renvoie à l’objet saisi à partir du concept et non au sujet qui se représente. Dans la mesure où le psychologisme pose le problème de la représentation, il oblige à repenser ce que signifie « représenter » : est-il nécessaire que la chose représentée soit présente à l’esprit et faut-il voir pour savoir ? Comment penser ce qui est absent et qui ne peut être représenté ? La représentation est-elle l’effet d’un acte de synthèse provenant de la subjectivité (idéalisme subjectif) ou d’une excitation naturelle provenant des sens (psychophysique) ? Ainsi derrière la question du statut de la représentation, se profile la question des rapports de l’esprit, conçu comme pouvoir d’unification, et de la nature comme processus aveugle, irréfléchi qui se prolongera dans l’opposition de la forme à la matière indifférenciée. Pour Husserl, la relation du signe à la représentation générale (signifié) ou concept ne fait que reprendre la relation du concept abstrait à l’objet 27
Helmholtz, Epistemological writings, Boston stuties in the philosphy of science, Synthese library, p. 121-2. 28 Gottlobe Frege : « Penser ce n’est pas produire les pensées mais les saisir. Ce j’ai appelé pensée entretient un rapport très étroit avec la vérité. Ce que j’admets pour vrai, ce que je juge vrai indépendamment du fait que j’admets sa vérité, ne dépend pas non plus du fait que j’y pense. » Écrits logiques et philosophiques, tr. fr. C. Imbert, p. 191.
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concret qu’il qualifie : « Tout nom général est un signe pour une représentation générale, et celle-ci est à son tour un signe pour chacun des objets qui se rangent sous le concept abstrait correspondant. »29 Bien que donné de manière propre, un signe peut se rapporter médiatement à l’objet par des signes et dans ce cas Husserl parle de signes indirects. Les symboles mathématiques de niveau élevé sont des signes indirects ou encore des signes de signes. Dans Sur la logique des signes (1890)30, Husserl analyse le mécanisme psychologique naturel de formation des signes qui repose sur les représentations impropres dans la vie ordinaire et l’activité pratique de jugement. Dans ce cas nous ne sommes pas guidés par la volonté de connaissance mais par des lois psychologiques aveugles parce qu’opérer avec des signes, c’est agir sans réfléchir. Cette activité irréfléchie et aveugle ne peut fonder une pensée logique car celle-ci implique la réflexion : « C’est qu’on ne doit pas confondre le fait d’employer des représentations substitutives avec le fait de savoir qu’on les emploie. »31 Au niveau naturel ou psychologique se produisent des processus symboliques, irréfléchis et aveugles qui posent la question de savoir s’ils peuvent être relayés par une activité logique, réfléchie : « Posons-nous la question de la justification logique de ces processus symboliques. Nous ne remarquons même pas qu’ils sont symboliques. Nous les suivons sans réfléchir et sans nous fonder sur une induction préalable ou sur quelque autre considération pour les justifier. Ce ne sont pas des méthodes logiques justifiées par les règles d’un art, mais des processus mécaniques naturels. Notre question s’énonce autrement et voici comment : sur quoi se fonde la valeur de vérité des résultats de ces mécanismes naturels ? »32 Pourtant certains procédés naturels non justifiés logiquement peuvent conduire à des résultats vrais car le plus souvent pour juger nous partons de substituts. Husserl écarte toute tentative d’explication téléologique dans un cadre darwinien (sélection naturelle) et juge indispensable une clarification logique de ce qui est illogique ou irréfléchi : « Ce que nous recherchons et ce que nous devons rechercher, c’est une élucidation logique de l’état de choses. Comment une élucidation logique d’un processus reconnu comme illogique, demandera-t-on ; n’y-t-il pas là un contresens ? Il ne sera pas 29
Husserl, Articles sur la logique, « Sur la logique des signes », p. 415-6. Ce texte est un brouillon mais il est intéressant dans la mesure où Husserl ne l’a pas publié comme si la question des signes risquait de menacer l’accord de la logique et de la psychologie, la possibilité d’une synthèse des représentations à partir de l’âme définie comme mens et surtout la possibilité d’accorder le réel à l’idéal qui est vécu à partir de la représentation. 31 Husserl, Id., p. 430. 32 Husserl, Id., p. 434. 30
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difficile de faire voir clairement le bien-fondé de notre but. Si un processus typique de jugement, quoiqu’il ne soit pas conduit par des motifs de connaissance, mène pourtant à des résultats justes, nous devrons alors chercher et trouver dans sa construction interne, si tant est que celle-ci nous soit translucide, la raison pour laquelle elle est apte à produire la vérité (bien que ce ne soit pas la connaissance). »33 Ce que Husserl appelle « élucidation logique » suppose la reprise de l’activité pratique spontanée de jugement dans un jugement logique et réflexif grâce auquel se découvre l’accord entre la raison pratique, aveugle, et la raison théorique qui sait au sens véritable, comme si entre la nature et l’esprit devait régner une certaine harmonie. Quand Husserl emploie le mot nature, ce terme n’évoque rien de sensible et signifie conscience naturelle, spontanée et irréfléchie. La pensée symbolique ne fait que prolonger la pensée naturelle, irréfléchie, qui s’abandonne au mécanisme aveugle des habitudes. Mais l’usage des signes ne s’arrête pas à cette sphère naturelle car nous pouvons user de signes artificiels qui ne servent pas seulement à remplacer les représentations et jugements propres mais offrent des marques pour la mémoire, un soutien sensible pour l’activité psychique, de moyen de communication et d’échange. Cette catégorie de signes, qui comprend les symboles et processus symboliques de l’arithmétique élémentaire, demeure indispensable à la connaissance dans la mesure où ils permettent de distinguer et d’actualiser ce qui est en puissance dans la mémoire. Les opérations sur les signes ne conduisent pas nécessairement à une connaissance : « C’est seulement si le processus est lui-même un processus logique, si nous avons la compréhension logique qu’il doit conduire ainsi à la vérité, tel qu’il est, et parce qu’il est tel, que son résultat ne sera pas simplement de facto une vérité, mais une connaissance de la vérité. C’est alors seulement que nous avons la pleine certitude d’être protégés de l’erreur, et que nous jugeons non pas sous une poussée aveugle non pas par une conviction plus ou moins vive mais par une compréhension lumineuse. »34 Ainsi, dans la mesure où la science n’atteint pas la pleine compréhension de ses opérations par une sorte de réflexion, elle échappe à 33
Husserl, Id., p. 431. Plus loin, il écrit : « Car un processus logique n’est pas, par rapport au processus naturel correspondant, quelque chose de différent toto genere. Tous les deux font usage des lois psychologiques de notre nature, et, en très grande partie, des mêmes. Mais ce n’est qu’en partie et c’est précisément en cela que consiste la différence. Un nouveau facteur intervient : l’influence de la volonté guidée par des motifs de connaissance, et la capacité à régler par elle le cours de notre activité de jugement d’une manière conforme précisément à ces intérêts logiques. C’est d’une telle régulation qu’a besoin le jugement naturel, en raison des multiples sources d’erreur, qui font que les processus naturels, quoiqu’ils nous guident d’une manière qui en moyenne est juste, conduisent dans de nombreux cas particuliers à l’erreur. » Id. p 437. 34 Husserl, Id., p. 440.
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la logique. L’arithmétique générale qui recourt aux nombres négatifs, irrationnels et imaginaires sert d’instrument aux autres sciences sans qu’on comprenne vraiment la signification de ces nombres. Malgré cela, elle s’est développée sans la moindre compréhension logique de ses objets et de ses procédés artificiels. Husserl remarque qu’il en va ainsi de certaines méthodes logiques, telle l’induction, qui réussissent sans qu’on puisse les fonder logiquement. Logique et psychologie par rapport au problème de la vérité a) Husserl et la logique pure : la vérité comme évidence La logique formelle, telle que l’entend Husserl, ne peut s’élever à une compréhension approfondie de la vie des signes qu’à partir d’un travail théorique d’appropriation fondé sur la réflexion : « La tâche de la logique est ici la même qu’ailleurs : se rendre maître des procédés naturels de l’esprit qui juge, en faire l’examen, faire comprendre la valeur qu’ils ont pour la connaissance, pour pouvoir finalement déterminer avec exactitude leurs limites, leur étendue, leur portée, et établir relativement à cela des règles générales. » 35 Les signes sont conçus comme une modalité particulière de représentation, définie par l’absence de donnée présente, fondée sur une conscience simplement empirique. La réflexion sur cette expérience du signe renvoie à une conscience pure, seule habilitée à se réapproprier le sens et la vérité grâce à la puissance intentionnelle inhérente à l’acte de représentation. L’usage des signes intervient dans le langage articulé et la logique. Les processus symboliques ne concernent pas seulement la pensée naturelle, irréfléchie immergée dans le langage car l’esprit construit aussi des symboles comme substituts des représentations et des jugements. Simples ou composées, les règles de la logique syllogistique relèvent d’une logique symbolique qui permet d’assurer et d’étendre les connaissances : « Si le caractère symbolique de la syllogistique (la pièce maîtresse et le noyau de l’ancienne logique formelle) et de l’arithmétique générale avait été reconnu et précisé d’une manière exacte par des recherches pénétrantes, la compréhension théorique de ces disciplines « formelles » aurait pu alors exercer une influence clarifiante et fructueuse sur la philosophie et les sciences spéciales. Mais aujourd’hui la situation est telle que les nuages de la plus épaisse confusion jettent des deux côtés le désordre et l’embarras. »36 Pour Husserl, une logique formelle qui se fonde sur les signes et sur les algorithmes, reste une pensée aveugle, aussi inconsciente que celle qui se 35 36
Husserl, Id. p. 443. Husserl, Id.
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fonde sur l’usage des signes de la langue ordinaire. Les processus naturels de la dernière fondent les processus artificiels de la première. Il rejette donc catégoriquement les tentatives comme celle de Heymans 37 qui réduit les formules syllogistiques à des formules chimiques comme si les lois de la pensée pouvaient être assimilées à des lois empiriques et par suite à des lois naturelles. Cette critique de la logique « symbolique » demeure inséparable de la critique du naturalisme (matérialisme, monisme sensualiste, énergétisme) qui implique pour Husserl une double réduction, réduction de la conscience à un fait et réduction des idées à des perceptions ou faits de nature. La critique du principe d’économie de la pensée de Mach dans les Prolégomènes à la logique pure se fonde sur l’idée que les principes qui fondent la connaissance ne peuvent être des principes naturels. Le psychologisme, entendu comme psychophysique, provient d’une tentative de naturalisation de l’esprit et de la conscience que Husserl assimile non seulement à une négation de l’essence intentionnelle de la conscience mais à un aveuglement devant l’idéal qui nous est donné dans une vision spécifique que seule peut atteindre la conscience pure. À la psychologie empirique, science naturelle de la conscience, doit se superposer une phénoménologie de la conscience tournée vers la conscience pure 38 . Ainsi, aux yeux de Husserl, la faiblesse du psychologisme provient de ce qu’il « naturalise » la représentation et la conscience, les réduisant à leurs manifestations physiques et corporelles. La logique formelle, expression de la conscience pure, ne peut dépendre de processus naturels car elle commence, non pas dans l’usage des signes mais dans la prise de conscience du but que se fixe l’esprit, quand il substitue des symboles aux choses pour mieux les connaître. Même développée par le calcul, la logique « symbolique » reste une logique naïve car le contenu du symbole ne peut être interprété par d’autres symboles mais par la conscience, seule capable de voir le contenu qu’il s’agisse des choses ou de la vérité. Les processus symboliques supérieurs qui se manifestent par 37
Husserl, Prolégomènes à la logique pure (PLP), § 31,tr. fr. Hubert Elie, PUF, p. 114. « Nous sommes donc confrontés à une science dont nos contemporains ne devinent pas du tout quel gigantesque domaine est le sien ; elle est bien la science de la conscience sans être toutefois une psychologie : il s’agit d’une phénoménologie de la conscience qui s’oppose à une science naturelle de la conscience. Puisque, à l’évidence, il ne saurait être ici question d’une quelconque équivoque contingente, on s’attendra que phénoménologie et psychologie soient nécessairement en étroite relation, dans la mesure où toutes deux ont affaire à la conscience, bien que ce soit selon des modalités et des « attitudes » différentes : ce que nous formulerons en disant que la psychologie s’occupe de la « conscience empirique » à travers une démarche expérimentale, elle traite la conscience comme un étant propre au contexte de la nature. La phénoménologie, par contre, s’intéresse à la conscience « pure », c’est-à-dire à la conscience telle qu’elle ressortit à une démarche phénoménologique. » Husserl, PSR, p. 30.
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l’invention de substituts artificiels dans l’arithmétique et la logique proviennent de processus psychologiques naturels dont l’esprit doit se réapproprier la finalité et le sens. L’opposition de la logique symbolique à la logique pure repose non seulement sur l’opposition de la nature et de la conscience mais sur celle du réel ou empirique et de l’idéal. Cette dernière se fonde sur une distinction donnée entre deux modalités de la représentation, celle qui subsume des singularités et s’analyse en parties (les faits) et celle qui subsume des espèces (des idées). D’un point de vue psychologique l’acte de compter tout comme les opérations de sommation et de multiplication sont des actes qui se déroulent dans le temps mais d’un point de vue logique le nombre est un « objet » ou une espèce idéale : « Le nombre cinq n’est pas ma numération du cinq, ni celle de personne d’autre, il n’est pas non plus ma représentation du cinq, ni celle de personne d’autre. Dans ce dernier cas, il est un objet possible d’actes de représentation, dans le premier il est l’espèce idéale d’une forme qui trouve ses cas particuliers concrets dans certains actes de numération, aux côtés de ce qui, en eux, est un objectif du collectif ainsi constitué. »39 Du point de vue psychologique, le nombre cinq est un acte de représentation qui donne dans l’intuition une collection de cinq objets quelconques et celle-ci n’est qu’un cas particulier du nombre comme espèce idéale : « Ce qui est désormais pensé, ce n’est pas ce cas particulier, ce n’est pas ce que nous avons intuitionné comme un tout, ni la forme qui lui est immanente, bien qu’elle ne soit pas séparable pour soi ; ce qui est maintenant pensé, c’est bien plutôt l’espèce formelle idéale qui, au sens de l’arithmétique, est une absolument, quels que soient les actes par lesquels elle puisse s’isoler des collectifs constitués intuitivement, et qui ne participe ainsi en aucune façon à la contingence des actes temporels et transitoires. Les actes de numération apparaissent et disparaissent ; il ne doit absolument pas en être question quand il s’agit des nombres. » 40 Ainsi puisque la représentation est liée à la faculté de voir, il faut admettre une vision du nombre tournée vers la collection d’objets donnés et une vision tournée vers l’objet nombre ou l’espèce idéale. Dans cette seconde représentation ou espèce de la forme, le nombre cinq « entre dans ma conscience pensante ». À la représentation psychologique appartiennent les classes d’actes psychiques et à la représentation logique et idéale reviennent les lois idéales. La ligne de démarcation de la logique et de la psychologie passe donc dans le pouvoir de dédoublement de la représentation en une représentation en acte qui prend pour objet et unifie les éléments d’une représentation donnée. À cette double face de la représentation correspond un double 39 40
Husserl, PLP, p. 184-5. Husserl, Id., p. 185.
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aspect de la vérité « qui entre dans notre conscience pensante » comme évidence. Husserl ne peut distinguer et concilier la psychologie et la logique que parce qu’il distingue et relie l’évidence et la vérité. Contre ceux qui réduisent l’évidence à une variété de sentiment psychologique dépendant de circonstances naturelles, il soutient que l’évidence n’est rien d’autre que l’expérience vécue de la vérité ou la « vision bien nette » d’un état de choses donné lui-même. Cette expérience de la conscience n’est possible qu’en vertu de son intentionnalité, la conscience d’évidence ne pouvant être que la possession évidente de la chose même ou celle d’une autre chose qui rend caduque l’évidence de la première mais cette expérience vivante de la vérité ne risque-t-elle pas de la relativiser ? Husserl écarte toute interprétation dogmatique de l’évidence comme expérience absolue dans laquelle les choses seraient ce qu’elles doivent être. L’expérience de l’évidence donne l’objet plus ou moins imparfaitement dans une suite d’expériences où subsistent des possibilités de perfectionnement à partir de synthèses concordantes : ainsi la connaissance de la vérité de l’objet, inséparable de la vérité propre à la conscience de soi, progresse dans la mesure où elle s’enracine dans la vie absolue source de tout vécu et de tout acte qui objective ce vécu : « On a alors absolutisé la vérité, mais non pas faussement, on l’a absolutisé bien plutôt dans ses horizons — qu’on n’a pas négligés, qui ne sont pas restés cachés, mais ont été explicités systématiquement. En d’autres termes, on possède la vérité dans une intentionnalité vivante (qui s’appelle alors son évidence), dont la teneur propre permet de distinguer entre « donné effectivement lui-même » et « anticipé » ou « qu’on a encore en main » d’une manière intentionnelle ou « apprésenté en tant qu’étranger au moi », etc. ; et on est aussi conduit, dans la mise à nu des implications intentionnelles, à toutes les relativités dans lesquelles sont entremêlés l’être et la valeur. »41 Il devient manifeste qu’une telle conception de la vie de la conscience fondée sur ce pouvoir de s’engendrer dans un mouvement guidé par une chose qui se donne à nous dans une suite de vécus plus ou moins adéquats s’oppose radicalement à l’idée d’une vie des signes, comme la conscience de soi s’oppose à la conscience aliénée. Cette expérience de la vérité fondée sur l’expérience de la vision s’effectue dans le vécu présent qui, en raison de son intentionnalité, est la fois commencement et fin, être et devoir être : « Quand nous disons que la vérité est vécue en nous, ce n’est naturellement pas dans un autre sens que celui dans lequel on dit en général qu’un idéal peut être une expérience vécue dans l’acte réel. En d’autres termes : la vérité est une idée dont un cas particulier, dans le jugement évident, est une expérience vécue actuelle. Or 41
Husserl, LFLT,, § 105, tr. fr.. Suzanne Bachelard, PUF, p. 371.
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le jugement évident est une prise de conscience d’une donnée originaire… Ce qui est perçu adéquatement, ce n’est pas seulement une chose pensée d’une manière quelconque, mais aussi donnée originairement dans l’acte comme étant ce qui est pensé, c’est-à-dire comme présente elle-même et appréhendée entièrement. »42 L’évidence du son perçu vient de ce qu’il se donne dans le présent en rétention comme son qui vient de retentir et en protention comme son qui va retentir. L’expérience de la vérité est donc une expérience de la vérité à partir de la sphère de la temporalité intérieure et immanente de la conscience. Si le présent de la proposition est intemporel pour Frege, pour Husserl le présent de l’intentionnalité en acte s’enracine dans le flux de la vie intérieure. Il en résulte deux conceptions radicalement opposées de la vérité ; pour le premier la vérité est intemporelle alors que pour le second la vérité ne se donne à nous qu’à travers une suite de vécus et d’actes issus de l’intentionnalité de la conscience. b) Frege et la logique symbolique ; la vérité comme objectivité Frege, en accord sur ce point avec Helmholtz, considère la représentation comme liée à des organes sensoriels et ne lui reconnaît pas la possibilité de se dédoubler par un acte de réflexion : elle ne peut s’affranchir de son lien avec la nature et au temps. De ce fait elle ne peut prétendre à la vérité. Si toute pensée exprimée dans une proposition appelle une détermination de temps, c’est parce qu’une telle pensée serait incomplète et ne pourrait être affirmée ou niée, vraie ou fausse. La pensée que l’arbre là-bas est couvert de feuilles ne sera pas fausse dans six mois mais elle sera une autre pensée. La vérité d’une telle pensée dépend d’un présent intemporel : « Le praesens dans « est vrai » n’indique pas le présent de celui qui parle, mais, si l’on permet l’expression, un tempus de l’intemporalité. » 43 Pourtant, bien qu’intemporelle, la pensée agit dans la mesure où elle se produit dans le monde intérieur d’un sujet. Pour Frege la pensée s’impose à ma volonté parce que la reconnaissance du vrai dépend non pas d’un acte de la représentation mais de la pensée : « Comment agit une pensée ? Par cela même qu’elle est saisie et tenue pour vraie. C’est un événement dans le monde intérieur d’un être pensant, il peut avoir quelques effets dans ce monde extérieur. Si je saisis la pensée que nous énonçons dans le théorème de Pythagore, la conséquence peut en être que j’admets sa vérité, puis que je l’applique en prenant une décision qui met en œuvre des accélérations de masse. Ainsi nos actes sont ordinairement préparés par l’acte de penser et de juger… Les pensées ne sont absolument pas irréelles, mais leur réalité est d’une nature différente de celle des choses. Leur efficience est libérée par l’acte de celui qui les pense, sans qui elles n’auraient aucun effet — aussi 42 43
Husserl, PLP, , § 51, p. 206 Frege, Écrits logiques et philosophiques, p. 193.
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loin du moins que j’y vois clair. »44 L’acte par lequel se produit une pensée n’est que l’occasion de manifestation de la vérité. Réduire la vérité à l’évidence et celle-ci à une expérience vécue la relativise et la détruit alors que la seule manière de la sauvegarder est de la détacher du vécu et de l’objectiver. Logique symbolique et logique transcendantale Cette divergence entraîne deux conceptions très différentes de la logique et de son rapport à la pensée. Pour libérer la logique de son rapport à la psychologie, Husserl s’orientera vers ce qu’il appelle la « logique pure », science de toutes les sciences, qui, telle l’idée vraie de Spinoza, est norme d’elle-même : « Que la science qui se rapporte à toutes les sciences en ce qui concerne leur forme, s’applique aussi eo ipso à elle-même, voilà qui sonne d’une manière paradoxale, mais qui ne recèle aucune espèce d’incompatibilité. C’est ce que nous fera clairement comprendre l’exemple le plus simple de tous en la matière. Le principe de contradiction réglemente toute vérité et, comme il est lui-même une vérité, il se règle aussi à luimême. Si nous réfléchissons à ce que cette régulation signifie ici et si nous formulons le principe de contradiction en l’appliquant à lui-même, nous aboutissons à une évidence vue d’un seul regard, par conséquent à tout le contraire d’une chose étrange ou douteuse. Il en est de même, d’une manière générale, de la régulation de la logique pure par rapport à elle-même. »45 La logique pure ne dépend d’aucune autre science et se fonde sur l’idée que la vérité, tel le principe de non-contradiction, qui régit tout savoir, s’applique aussi à elle-même. L’autoréférence de la vérité46 fonde son caractère idéal et exclut toute relativité à un acte qui ne peut que constater sous forme de vision cette propriété essentielle de l’idéalité. Mais l’autoréférence implique l’existence d’un être, le sujet. Si l’évidence implique une référence à soi, c’est parce qu’elle se produit dans un être qui est déjà rapport à soi-même à partir d’une expérience dans laquelle il peut être à la fois sujet conscient et objet connu, ce sujet pouvant à son tour devenir objet pour un autre sujet et ainsi à l’infini. Il ne pourrait y avoir de fondement de la logique si la vérité n’était pas relative à la possibilité d’autoréférence propre aux vécus du sujet pris dans un flux temporel qui les rend à la fois sujet et objet, commencement et fin : « Grâce à la réduction à cette subjectivité, on doit parcourir une voie systématique 44
Frege, Id., p. 194. Husserl, PLP, § 42, p. 174. 46 L’autoréférence de la vérité ou évidence s’exprime chez Spinoza par l’expression Verum index sui. 45
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qui mène aux actions fondatrices dernières du sens possible et légitime. On doit donner un libre développement à ces moyens de « remplissement » qui grâce à la mise à nu de l’intentionnalité cachée, se révèlent les moyens de remplissement véritables, quoique toujours seulement relatifs. » 47 Si la logique pure ou objective, fondée sur la subjectivité transcendantale, doit s’achever dans une logique transcendantale qui se confond avec la phénoménologie transcendantale, c’est parce qu’Husserl ne conçoit pas une connaissance complète sans l’explicitation de sa formation dans la subjectivité. Si la connaissance objective est toujours connaissance subjective de l’objectivité, c’est parce que l’intentionnalité des vécus du jugement vrai rend impossible la séparation de l’acte du sujet et de l’objet visé, de la conscience et de la connaissance. Mais si la seule pensée vraie est celle qui peut se vérifier par l’évidence, toute pensée symbolique renvoyant à des termes abstraits est affaiblie, voire invalidée. En conséquence on se condamne à renoncer à comprendre la science qui ne peut inventer et accroître le domaine de la vérité sans recourir au procédé aveugle du calcul. Il ne reste plus à Husserl qu’à prolonger la logique formelle pure par une logique transcendantale étrangère aux problèmes posés par la construction d’une langue munie d’une syntaxe et d’une sémantique pour accroître la puissance de déduction de la pensée grâce au calcul. La logique transcendantale, point d’aboutissement de la réflexion husserlienne sur la logique, repose non seulement sur l’autolégitimation de la subjectivité transcendantale mais sur l’évidence et l’intuition conçues comme visée et vision. Pour une pensée qui se fonde sur la représentation subjective, signes et symboles deviennent des éléments étrangers qui, désignant ou dénotant un contenu non présent, menacent la possibilité de « voir d’une seule vue » et remettent en question une logique fondée sur l’évidence. Figures géométriques, signes ne sont que des outils aussi étrangers à la pensée vraie que la vision intellectuelle peut l’être à la vision corporelle : « Les signes sont simplement des appuis pour concevoir des concepts proprement visés, et de même les opérations sensibles sur la figure ne sont rien d’autre que des supports sensibles pour concevoir les opérations proprement visées sur les concepts et sur les objets de concept représentés en général. »48 Si les signes ne sont que des outils, c’est parce qu’il n’est pas concevable que des produits de la conscience ne renvoient pas à la conscience et à la subjectivité transcendantale dans laquelle se fonde toute objectivité y compris celle des signes.
47 48
Husserl, LFLT, § 103, tr. fr., p. 361. Husserl, Articles sur la logique, « Recension du livre de Schröder », p. 17.
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La philosophie transcendantale ne fait bon ménage avec la philosophie symbolique. Pour sortir du psychologisme et du relativisme, Husserl s’élève au niveau transcendantal tout comme Descartes n’échappe au scepticisme qu’en confrontant la pensée à elle-même au moyen du doute pour la réconcilier et l’apaiser dans le cogito. L’appel à l’évidence et à l’intuition semble incompatible avec l’appel à la « pensée aveugle » dont parle Leibniz qui, incapable d’avoir l’intuition ou vision des choses, préfère renoncer à poursuivre l’analyse du contenu et remplacer celui-ci par un symbole. En revanche, dans la représentation, le contenu doit être présent en tant que représenté, ce qui suppose une synthèse cachée préalable pour que le contenu reste accessible à la représentation. Autrement dit, dans la philosophie transcendantale, le symbole est sans doute la représentation la plus pauvre parce qu’il correspond à une intuition sans contenu. Dans la connaissance symbolique le contenu reste indéterminé et l’intuition est réduite à son expression la plus simple, celle d’une figure écrite. Mais comme le symbole se lie à d’autres symboles non seulement sur le papier mais aussi par leur contenu, le contenu du symbole se précise et se définit par cette relation Objectifs de recherche Notre approche du logicisme et du psychologisme cherche à comprendre les origines de la philosophie fondée sur la représentation. Nous montrons d’abord que la représentation repose sur une analyse de la vision qui pose certains rapports entre la réflexion et la représentation. L’idée d’associer représentation et vision se trouve déjà dans la philosophie antique : dans De l’âme, Aristote rappelle le lien de la représentation (« phantasia ») avec la lumière (« phôs ») et donc avec la vision. Descartes et Kant introduiront l’élément décisif dans la représentation, le sujet, qui est une forme assurant la synthèse et servant de substitut à la loi. Ni la sensibilité, ni l’entendement ne peuvent venir à bout des paradoxes et des sortilèges du miroir qui rend possible une mise en correspondance du concept et de l’objet et constitue un défi à la lumière naturelle issue de la représentation. La représentation exclut toute vérité comme reflet car ce n’est pas la loi objective mais le sujet libéré de sa dépendance par rapport au monde (réduction phénoménologique) qui construit le savoir. Introduire la subjectivité dans la représentation, c’est s’affranchir de toute loi antérieure au sujet connaissant. Avec Pascal et Leibniz, se dessine une critique de la représentation : l’ordre mathématique, défini autant par les lois des nombres que par les lois de la géométrie, sert de modèle à la pensée. Chez ces deux philosophes se dessine une philosophie symbolique fondée sur le rôle des figures (géométrie) et des nombres (arithmétique) comme prolongement nécessaire de l’intuition. Tous deux critiquent la pensée cartésienne qui limite ou réduit 36
la pensée à la représentation et semble ignorer que l’infini mathématique comme l’infini cosmologique déborde la possibilité d’une science fondée sur la simple représentation ou vision. On pourrait dire que, malgré leur différence, tous deux s’accordent à reconnaître la légitimité d’une pensée aveugle. Du lien de la logique à l’arithmétique dérive sa nature : comme la science primitive elle est une lingua caracteristica à partir de laquelle on définit des concepts et en même temps un calculus ratiocinator qui permet de déduire les conséquences de définitions ou propositions primitives. L’intérêt de la conception fregéenne de la logique est pour nous de la plus grande importance. Étant donné son lien à la pensée et la vérité, elle rend possible une nouvelle conception du savoir fondée sur la mémoire et non sur la seule imagination fût-elle transcendantale. Cela ne signifie pas pour autant qu’elle ignore la fiction puisque ce qu’on a appelé la remontée dans les métalangages grâce à l’emploi de guillemets montre qu’il y a une alternative à la mise entre parenthèses du monde telle que l’effectue la phénoménologie transcendantale. Si la vérité sémantique à la manière de Tarski peut sembler relative, on ne peut mettre en doute son fondement philosophique bien qu’il s’agisse du symbolique et non du transcendantal. Ce que nous appelons « le retour du malin génie » à propos des théorèmes d’incomplétude de Gödel, est lié à cette propriété du symbole de se dédoubler en objet réel et virtuel comme le fait le miroir. Ainsi le symbolique ouvre au virtuel alors que la représentation ne conduit qu’à l’idéal.
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PARTIE I
Réflexion et représentation à partir du miroir
CHAPITRE 1
DESCARTES
Il peut sembler étrange d’associer Descartes qui a considéré la métaphysique comme la science première et Kant qui en a montré le caractère problématique. Chacun a souligné à sa manière l’importance de la représentation et du sujet pour comprendre à la fois la science et la logique. Ainsi, on pourra mieux examiner la structure et la fonction dévolues à la représentation pour tenter d’éclaircir la nature du psychologisme. Qu’il s’agisse de Descartes ou de Kant, nous voudrions montrer que le problème de la représentation est lié au rôle dévolu à la réflexion : s’effectue-t-elle dans l’esprit à partir du « je » ? ou bien faut-il poser des lois de la réflexion indépendantes de la représentation et du sujet ? Nous attribuons au miroir la fonction de symboliser et de produire une dimension virtuelle des choses face à laquelle se heurte la représentation qui ne peut concevoir que le double ou l’image des choses puisse provenir d’ailleurs que du sujet qui se représente. Nous chercherons à montrer qu’il en va du statut de la logique : si elle dépend du sujet elle ne peut devenir qu’un art de pensée et si elle dépend de lois fondées sur une science fondamentale elle peut être considérée comme la science à partir de laquelle nous pensons. Conscience et connaissance ; retour à Descartes L’étude du différend qui oppose Frege et Husserl montre que le problème du psychologisme ne résulte pas simplement d’un certain engouement pour les méthodes de la psychologie expérimentale qui substituaient à l’introspection de l’ancienne psychologie rationnelle, les nombres et la mesure. Plus profondément, il s’agissait de repenser l’idée même de la connaissance. Quand Frege oppose la pensée qui saisit la vérité de manière intemporelle à la représentation qui a toujours besoin d’un porteur, il se heurte à Husserl qui ne peut entendre ce que pourrait être une pensée logique, affranchie de tout lien à une représentation et à une intuition : on ne peut connaître qu’en décrivant ce qui nous est donné à partir de représentations de sorte que la pensée devient une représentation de représentation. La connaissance provient d’un acte que la représentation effectue 41
par réflexion sur elle-même en se prenant pour objet. Ce pouvoir de réflexion résulte à son tour de la présence permanente de la conscience en toute représentation comme si la conscience ou le sujet constituait un fond ou une forme essentielle à la formation du savoir. Identifier la puissance réflexive de la représentation à une connaissance supposerait qu’on adopte l’ axiome cartésien selon lequel l’âme pense toujours et que l’âme ou l’esprit est plus aisée à connaître que le corps. Si Descartes et Gassendi s’opposent, cela vient de ce que le second n’admet pas le principe cartésien selon lequel l’esprit dispose d’un privilège qui est de pouvoir se connaître plus facilement qu’il ne connaît le corps et les choses. Gassendi croit au contraire qu’il est plus facile de connaître une chose étrangère que moi-même : « Mais me direz-vous, comment se peut-il faire que je conçoive mieux une chose étrangère que moi-même ? Je vous réponds : de la même façon que l’œil voit toutes autres choses et ne se voit pas soi-même. »49 Ainsi pour Gassendi, il n’est pas nécessaire de penser pour être : la certitude de l’existence ne vient pas uniquement de la pensée car en sentant et en agissant je découvre autant l’existence de ma pensée que celle de mon corps. Pourquoi ne peut-on pas dire, « Je me promène, donc je suis » au lieu de « Je pense, j’existe » ? « Car, par exemple, répond Descartes, cette conséquence ne serait pas bonne : je me promène, donc je suis, sinon en tant que la connaissance intérieure que j’en ai est une pensée, de laquelle cette conclusion est certaine, non du mouvement du corps, lequel parfois peut-être faux, comme dans nos songes, quoiqu’il nous semble alors que nous nous promenions, de façon que de ce que je pense me promener je puis fort bien inférer l’existence de mon esprit, qui a cette pensée, mais non celle de mon corps, lequel se promène. »50 La conscience de soi peutelle devenir connaissance de soi ? La connaissance directe de soi par soi impliquée par le cogito n’est pas aux yeux de Gassendi une véritable connaissance car pour connaître il ne convient pas de détourner l’esprit des sens pour le tourner vers le soi mais au contraire il faut le détourner de soi pour qu’il soit réceptif à ce qui agit sur les sens. Ainsi la connaissance implique qu’on se détourne des « données immédiates » de la conscience qui pense en se représentant à elle-même les images ou les doubles des choses : « Et certes, considérant pourquoi et comment il se peut faire que l’œil ne se voie pas lui-même, ni que l’entendement ne se conçoive point, il m’est venu en la pensée que rien n’agit sur soi-même : car en effet ni la main, ou du moins l’extrémité de la main, ne se frappe point elle-même, ni le pied ne se donne point un coup. Or étant d’ailleurs nécessaire, pour avoir la connaissance d’une chose, que cette chose agisse sur la faculté qui connaît, c’est-à-dire qu’elle 49
Descartes, Œuvres philosophiques, II, 1638-1642, « Cinquièmes objections », p. 717, Classiques Garnier. 50 Descartes, Id., p. 792-3.
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envoie en elle son espèce, ou bien qu’elle l’informe et la remplisse de son image, c’est une chose évidente que la faculté même n’étant pas hors de soi ne peut pas envoyer ou transmettre en soi son espèce, ni par conséquent former la notion de soi-même. Et pourquoi pensez-vous que l’œil, ne se voyant pas lui-même dans soi, se voit néanmoins dans un miroir ? »51 La critique de Descartes par Gassendi souligne deux choses : d’abord on n’accède pas à la connaissance des choses par une idée ou représentation de l’âme telle que l’exprime Descartes mais par un double, une image ou « espèce » qui l’affecte. En dépit de sa naïveté apparente, la théorie des espèces sensibles montre la nécessité de maintenir le caractère sensible des images des choses. Toute la question est de savoir où se situe ce qui nous est donné : pour Gassendi, il ne fait pas de doute que les « données immédiates » sont à chercher au niveau sensible et que pour Descartes elles sont immanentes en tant qu’idées à l’esprit qui les pense. Le premier tient que toute connaissance commence avec les sens et le second soutient qu’il faut éloigner l’esprit des sens. Descartes critique fréquemment les théories, matérialistes ou non, qui recourent aux « espèces », conçues comme des doubles émanant des choses, parce que cela impliquerait une ressemblance de l’image à son objet. D’où il ressort que le miroir, qui réfléchit les choses, devient la menace ultime, une sorte d’aliénation pour une pensée détachée des sens qui se représente les choses sans sortir d’elle-même. Entre l’image du miroir et celle de la pensée qui se représente les choses par leur idée, il y a toute la différence qui sépare la nature de l’esprit, l’objectif du subjectif. Ainsi l’idée même d’image « objective » se montre dépourvue de fondement car elle supposerait une absurdité, à savoir qu’il y ait ressemblance entre l’image et l’objet, entre l’esprit qui connaît et la chose étendue : « Il faut, outre cela, prendre garde à ne pas supposer que, pour sentir, l’âme ait besoin de contempler quelques images qui soient envoyées par les objets jusques au cerveau, ainsi que font communément nos philosophes ; ou du moins il faut concevoir la nature de ces images tout autrement qu’ils ne le font. »52 Convaincu de la distinction essentielle de l’esprit et du corps, Descartes reconnaît la nécessité des images mais ne peut admettre qu’elles ressemblent aux choses. À ces images ou « espèces » dont parle Gassendi, comparables à des « petits tableaux » qui se forment en notre tête, Descartes oppose « les signes et les paroles, qui ne ressemblent en aucune façon aux choses qu’elles signifient. »53 Si on admet une relation de ressemblance entre l’image et l’objet, on ne pourra plus les distinguer. Pourtant Descartes reconnaît que l’image doit ressembler un tant soit peu à son objet : « Il suffit qu’elles leur ressemblent en peu de choses ». En réduisant 51
Descartes, Id., p. 737. Descartes, Œuvres philosophiques, I, 1618-1637, « La dioptrique », p. 684. 53 Descartes, Id., 684-5. 52
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la pensée à la représentation subjective de l’esprit qui se représente les choses parce qu’il peut lui-même se représenter comme « chose » qui pense, Descartes élimine les doubles ou « espèces » des choses. L’esprit a le pouvoir de connaître les choses par leurs idées ou représentations en restant en soi. Le miroir, les reflets et finalement les représentants des choses sont une menace pour la représentation ou les idées que l’âme se forme des choses : médiateurs obligés entre les idées et les choses, ils mettent en péril le pouvoir reconnu à la pensée de coïncider avec l’être dans le cogito et n’impliquent plus la nécessité de la présence de l’objet dans ma pensée au moment où j’en ai l’idée. De ce débat on peut retenir qu’il y a une conception naïve de l’espèce intentionnelle selon laquelle les objets extérieurs envoient des espèces qui leur ressemblent et sont ensuite conduites au sens commun : les espèces sont alors comme chez Lucrèce des « simulacres » des choses. Mais la notion de « species », qui garde une multiplicité de sens 54 , reçoit une interprétation particulière de Viète55 qui va la lier aux symboles entendus comme lettres ou caractères au sens que Leibniz donne à ce terme. Rapport de l’intuition et de la déduction avec la représentation On a dit avec raison que la logique, telle que l’ont conçue les fondateurs, Boole, Schröder, Frege et Russell, avait pour fonction principale d’éliminer l’intuition aussi bien dans la définition des concepts que dans la déduction des propositions : même Euclide n’a pu éviter de faire appel à l’intuition dans ses définitions et démonstrations. Mais l’intuition ne va pas sans l’évidence et implique une certaine idée de la connaissance et de la vérité fondée sur la vision 56 . Cette idée se retrouve chez Platon qui, dans maints dialogues, se demande ce que signifie voir, étant entendu qu’il y a un rapport essentiel entre voir et savoir. L’idée platonicienne de la vision repose sur une théorie de la connaissance dans laquelle la représentation n’a pas l’importance que lui reconnaît Frege. 54
Pierre Michaud-Quantin, Études sur le vocabulaire philosophique du Moyen Age, Edizioni dell’Ateneo Roma, « Les champs sémantiques de species », Traduction latine et traductions du grec, p. 113-50. Voir aussi le livre de Olivier Boulnois, Être et représentation, PUF, 1999. 55 Jacob Klein, Greek Mathematical Thought and the Origin of Algebra, Dover Publications,, Inc, New York : « Aussitôt que le « nombre général » est conçu et représenté dans le milieu d’une espèce comme un « objet » en soi, c’est-à-dire symboliquement, le concept moderne de nombre est né… Le concept moderne de « nombre », à l’origine des calculs symboliques, est lui-même, en tant que conçu, symbolique en nature — il est identique avec le concept d’espèce de Viète. » p. 176, « The reinterpretation of the Diophantine procedure by Vieta ». 56 « Toute la conduite de notre vie dépend de nos sens, entre lesquels celui de la vue étant le plus universel et le plus noble, il n’y a point de doute que les inventions qui servent à augmenter sa puissance, ne soient des plus utiles qui puissent être. » Descartes, Dioptrique, Discours premier, Bibliothèque de la Pléiade, p. 180.
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Descartes contribuera en grande partie à lier l’intuition à la vision et à la représentation : « En vérité, la manière dont il faut user de l’intuition nous est connue par une comparaison avec la vue. Car celui qui veut regarder d’un seul coup d’œil beaucoup d’objets à la fois, n’en voit aucun distinctement ; et pareillement, celui qui a coutume de s’appliquer par un seul acte de pensée à beaucoup de choses en même temps, a l’esprit confus. Au contraire, ces artisans, qui s’occupent à des travaux délicats, et qui sont accoutumés à diriger attentivement leur regard sur chaque point, acquièrent par l’usage la faculté de distinguer parfaitement les choses les plus petites et les plus fines... » 57 La relation de l’intuition à la vision s’éclaire quand on remarque le lien de la vision aux métiers de l’art ce qui indique que la vision n’a plus la fonction contemplative que lui assignait la pensée antique. De même que pour bien user des choses, l’art suppose une vision claire et distincte, l’intuition ne peut connaître son objet sans un acte de pensée qui soit clair et distinct. Clarté et distinction supposent une abstraction par laquelle la pensée concentre son attention sur peu de choses à la fois. L’intuition n’est vision que si elle s’attache à ce qui est simple et à la simplicité de la vérité correspond l’unité de l’acte qui l’appréhende. L’esprit n’est bien dirigé que s’il voit la vérité dans sa pureté. Si la vérité est appréhendée par un acte de vision un et simple, il devient possible d’enchaîner ces vérités, autrement dit de déduire. L’intuition n’est donc pas une faculté innée : de même que l’artisan apprend à voir et à être attentif à ce qui importe pour son métier, de même l’intuition implique un certain usage ou apprentissage pour reconnaître la simplicité de la vérité. En liant l’intuition à la vision, on pourrait croire que Descartes inclut à la fois la vision sensible et la vision intellectuelle. En fait, il s’agit de la vision intellectuelle car il ne serait pas possible de voir au moyen des seuls yeux qui captent une lumière extérieure qu’on ne peut connaître qu’à partir d’une lumière intérieure comme si la vision au moyen des yeux supposait une vision intérieure de l’esprit. Même la lumière, conçue comme mouvement d’une matière très subtile, suppose une « lumière naturelle » immanente à l’esprit. Sans cette lumière naturelle, qui sert de milieu à la vision et à l’évidence, il ne serait pas possible de reconnaître la vérité ; entre cette lumen naturale, la vision et l’évidence ou vérité de ce qui est vu dans l’esprit, il manque le milieu qui rend possible l’intuition : « Par intuition, j’entends, non point le témoignage instable des sens, ni le jugement trompeur de l’imagination qui opère des compositions sans valeur, mais une représentation qui est le fait de l’intelligence pure et attentive, représentation si facile et si distincte qu’il ne subsiste aucune doute sur ce que l’on y comprend ; ou bien, ce qui revient au même, une représentation inaccessible au doute, représentation qui est le fait de l’intelligence pure et 57
Descartes, Règles pour la direction de l’esprit (RDE), Règle IX. tr. fr. Jacques Brunschwig, Ed. Garnier.
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attentive, qui naît de la seule lumière de la raison, et qui, parce qu’elle est plus simple, est plus certaine encore que la déduction ; celle-ci pourtant, nous l’avons noté plus haut, ne saurait, elle non plus, être faite de travers par un esprit humain. » 58 Descartes reconnaît qu’il s’agit là d’un usage nouveau du mot intuition qui consiste essentiellement à la faire dépendre de la vérité ou évidence. Ainsi la vision de l’œil comme celle de l’esprit, l’intuition sensible comme l’intuition intellectuelle supposent la représentation. Si nous n’avions que l’intuition, nous n’aurions que des vérités isolées que nous ne pourrions enchaîner et il ne serait pas possible de conclure. Descartes va dissocier la certitude, attachée à la vérité déduite, de l’évidence provenant de la vision de ce qui est simple. Puisque la science est la connaissance certaine et évidente, il reste à comprendre le lien de l’évidence à la certitude et s’il y a un lien de dépendance, on peut se demander laquelle est première : « On peut dès lors se demander pourquoi, en sus de l’intuition, nous avons ajouté ici un autre mode de connaissance, celui qui se fait par déduction ; nous entendons par là tout ce qui se conclut nécessairement de certaines autres choses connues avec certitude. Il a fallu procéder ainsi, parce que la plupart des choses sont l’objet d’une connaissance certaine, tout en n’étant pas par elles-mêmes évidentes ; il suffit qu’elles soient déduites à partir de principes vrais et déjà connus, par un mouvement continu et ininterrompu de la pensée, qui prend de chaque terme une intuition claire : ce n’est pas autrement que nous savons que le dernier anneau de quelque longue chaîne est rattaché au premier, même si nous ne voyons pas d’un seul et même coup d’œil l’ensemble des anneaux intermédiaires dont dépend ce rattachement ; il suffit que nous les ayons examinés l’un après l’autre, et que nous nous souvenions que du premier au dernier, chacun d’eux est rattaché à ses voisins immédiats. Nous distinguons donc ici l’intuition intellectuelle et la déduction certaine, en ce que l’on conçoit dans l’une une sorte de mouvement ou de succession, et non pas dans l’autre ; et parce qu’en outre, pour la déduction, il n’est pas besoin comme pour l’intuition d’une évidence actuelle, mais c’est à la mémoire qu’elle emprunte, d’une certaine manière sa certitude. » 59 Si le mouvement de la pensée est bien un enchaînement de représentations claires et distinctes liées comme le sont les anneaux d’une chaîne, la rôle de la déduction consiste à enchaîner ou encore voir « en un clin d’œil » leur succession. L’intuition se rapporte à la déduction comme l’instantané se rapporte à ce qui est successif. Au mouvement corporel qui se déploie dans l’étendue correspond un mouvement de la pensée qui se déroule dans l’esprit. Le mouvement de la pensée pourrait devenir une forme d’errance si rien n’était conservé entre le commencement et la fin de l’enchaînement. La vérité de la proposition primitive évidente doit se transmettre à la conclusion. La nécessité 58 59
Descartes, RDE, Règle III. Descartes, id.
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de suivre pas à pas les différents anneaux de la chaîne pour parvenir à la certitude de la conclusion pourrait faire perdre le chemin de la vérité si la mémoire n’assurait la continuité du mouvement et en même ne fondait la certitude que la vérité s’est bien propagée des principes à la conclusion. Il s’agit d’appréhender de manière simultanée ce lien entre l’évidence des principes et la certitude de la conclusion. La déduction implique une sorte de succession des chaînons qu’il s’agit de réduire à la vision instantanée de la chaîne dans son ensemble. Ceci n’est possible que si la lumière qui atteint les yeux et si la lumière naturelle immanente à l’esprit se transmettent instantanément. Ainsi entre l’intuition ponctuelle de la représentation d’une vérité claire et distincte et l’intuition d’un ensemble de chaînons correspondant à des représentations vraies, on a affaire à la même faculté de voir. La métaphore de la chaîne appliquée à la déduction rappelle qu’un anneau n’est rien sans les autres anneaux qui le précèdent ou le suivent. La déduction se distingue de l’intuition comme le composé se distingue du simple. Pour réduire la succession temporelle des représentations dans la déduction à l’instantanéité de la représentation intuitive, il faut faire appel à la mémoire. Il ne peut y avoir continuité logique entre les principes et leurs conséquences que s’il y a continuité dans la succession temporelle des représentations : « L’observation de ce qui est énoncé ici est nécessaire pour admettre au nombre de vérités certaines celles dont nous avons dit plus haut, qu’elles ne sont pas immédiatement déduites des principes premiers connus par eux-mêmes. Quelquefois, en effet, cette déduction se fait par une si longue suite de conséquences que, quand nous parvenons au terme, nous ne nous souvenons pas facilement de tout le chemin qui nous a mené là ; et c’est pourquoi nous disons qu’il faut soutenir la faiblesse de la mémoire par un mouvement continu de la pensée. » 60 La certitude de la déduction dépend d’un mouvement continu et ininterrompu de la mémoire qui considère chaque élément de la chaîne de manière à ce que le commencement fasse voir la fin et vice versa. Il s’agit de passer de la continuité psychologique fondée sur la succession temporelle dans la mémoire à l’unité et l’instantanéité de la vision ou intuition. Si le nombre de propositions qui forment la chaîne est trop grand, la vision ne pourra pas être instantanée ou « en un clin d’œil » : « De même, nous ne pouvons d’un seul coup d’œil distinguer tous les anneaux d’une trop longue chaîne ; mais néanmoins, si nous avons vu le lien qui unit chacun d’eux à ses voisins, cela suffira pour que nous disions aussi que nous avons vu comment le dernier est lié au premier. »61. La certitude de la déduction implique une énumération et cette dernière suppose un ordre continu allant de l’antécédent au conséquent, du premier au dernier, comme s’il fallait effacer la succession temporelle pour parvenir à l’évidence de 60 61
Descartes, id., Règle VII. Descartes, id.
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la vérité représentée ; l’intuition ou vision intellectuelle suppose la possibilité d’appréhender instantanément l’anneau initial et l’anneau final de la chaîne. La méthode fondée sur l’analyse ou résolution : la mathématique universelle comme science fondamentale L’objectif de Descartes ne se réduit pas à la recherche de ces deux chemins pour s’assurer de la vérité car avant toute chose, il importe de savoir distinguer le vrai du faux. La première partie du Discours de la méthode proclame que le bon sens ou raison est commun à tous les hommes. Par bon sens, il faut entendre « la puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux ». La raison ou bon sens apparaît donc à l’état potentiel en tout homme et c’est en cela que tous les hommes sont semblables. Mais pour éviter la confusion des opinions, il convient de la diriger au moyen de règles pour parvenir à une vérité certaine et évidente. Avoir du bon sens ne suffit pas : encore faut-il en faire un bon usage, « car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien ». D’où la nécessité d’une méthode pour permettre de trouver le « droit chemin » parmi tous les chemins. Descartes rappelle souvent à quel point l’ordre et la méthode sont liés. Mais si pour savoir, il faut disposer de règles, celles-ci ne s’appliquent pas mécaniquement. L’esprit qui se représente n’étant pas une machine, doit apprendre à les appliquer. Pour faire un bon usage de ses représentations, l’esprit doit disposer d’un savoir préalable ou d’une vision naturelle à partir d’une lumière naturelle qui est la faculté de reconnaître instantanément la vérité. Descartes parle de celle-là en des termes parfois proches de la conception platonicienne. La vision vient de ce que nous sommes dépositaires de cette lumière naturelle que retrouve avec peine le prisonnier quand, sorti de la caverne, il doit réapprendre à reconnaître indirectement les choses à partir de leurs reflets pour espérer ensuite les voir directement, c’est-à-dire éclairées par la lumière naturelle du soleil. La méthode cartésienne appliquée à la recherche de la vérité ressemble au chemin suivi par le prisonnier qui doit apprendre à voir et à reconnaître. Le passage de l’opinion ou bon sens à la science suppose un détour par la méthode qui doit nous apprendre non seulement à reconnaître la vérité mais à en inférer d’autres vérités. Ainsi elle pourra nous permettre de passer du bon sens, qui ne dispose pas d’un critère objectif pour distinguer le vrai du faux, à la clarté et à l’évidence du jugement vrai déduit d’autres jugements vrais : « Il vaut cependant bien mieux ne jamais songer à chercher la vérité sur quelque objet que ce soit, que le faire sans méthode : car il est très certain que ces recherches désordonnées et ces méditations obscures troublent la lumière naturelle et aveuglent l’esprit ; et tous ceux qui s’habituent ainsi à marcher dans les ténèbres affaiblissent tant leur vue que par la suite ils ne
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peuvent plus supporter la lumière du jour... » 62 Le bon sens ne retrouve la lumière naturelle de l’esprit que s’il dispose de règles pour voir comment d’une vérité découlent d’autres vérités. On peut dire que la méthode indique le chemin à suivre pour permettre à la représentation d’user de la lumière naturelle immanente à la représentation. De même que le vrai savoir tend vers l’unité, de même la dispersion des vérités rend impossible leur vision en un clin d’œil. Pour savoir, il ne suffit pas de distinguer le vrai d’avec le faux mais il faut enchaîner les jugements afin de les faire dépendre d’un petit nombre de principes certains et évidents : « Ce que j’entends maintenant par méthode, ce sont des règles certaines et faciles, par l’observation exacte desquelles on sera sûr de ne jamais prendre une erreur pour une vérité, et, sans y dépenser inutilement les forces de son esprit, mais en accroissant son savoir par un progrès continu, de parvenir à la connaissance vraie de tout ce dont on sera capable. » 63 L’intuition intellectuelle qui nous fait voir la vérité instantanément ne suffit pas car il faut encore savoir comment on doit user de cette intuition pour en tirer d’autres vérités. Il est donc légitime de supposer chez Descartes une nature de l’esprit, conçue comme puissance de voir pour découvrir la vérité. La fécondité de la méthode dépend d’une certaine conception de l’esprit qui dispose d’un savoir préalable, d’une science primordiale enfouis en nous et dont il semblerait que nous ayons simplement besoin de développer et d’acquérir par l’usage : « L’esprit humain possède en effet je ne sais quoi de divin, où les premières semences de pensées utiles ont été déposées, en sorte que souvent, si négligées et étouffées soient-elles par des études qui les dévient, elles produisent des fruits spontanés. Nous en faisons l’expérience dans les sciences les plus faciles, l’arithmétique et la géométrie : car nous remarquons assez que les anciens géomètres ont fait usage d’une sorte d’analyse qu’ils étendaient à la résolution de tous les problèmes, bien qu’ils l’aient jalousement cachée à leur postérité. Et de nos jours on voit en honneur une certaine sorte d’arithmétique, que l’on appelle algèbre, et qui est destinée à effectuer sur des nombres ce que les anciens faisaient sur des figures. Ces deux disciplines ne sont rien d’autre que des fruits spontanés issus des principes innés de cette méthode ; et je ne m’étonne pas que ces fruits aient jusqu’ici poussé autour des objets tout à fait simples de ces deux sciences, plus favorablement que dans les autres, où de plus grands obstacles les étouffent habituellement ; là aussi pourtant, pourvu qu’on les y cultive avec le plus grand soin, ils pourront sans aucun doute parvenir à une parfaite maturité. »64 Parler d’une nature de l’esprit, ne signifie pas qu’il ait une essence mais cela implique une potentialité de développement que rend le terme de « semences » ou 62
Descartes, RDE, Règle IV. Descartes, id. 64 Descartes, RDE, id. 63
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« germes » dont les fruits sont le terme ou la conclusion. La vérité est en nous à l’état germinal sous forme d’une science innée de sorte que sans méthode nous sommes incapables de la faire germer ou de passer du bon sens à la science. Pour prétendre s’élever à la science unitaire qu’est la sagesse, il faut disposer d’une science implicite et d’une lumière naturelle car celui qui est totalement ignorant ne peut savoir. Cette innéité de la vérité suppose qu’il y a déjà dans l’esprit un savoir préalable. De quelle nature est-il ? Les « semences de vérité » déposées dans notre esprit se rapportent à ces vérités simples que découvrent des sciences faciles comme l’arithmétique et la géométrie. Descartes considère ici que les vérités primitives sont certaines et évidentes et qu’on peut en déduire d’autres vérités aussi certaines et évidentes. Le jeune esclave du Ménon interrogé par Socrate ne peut découvrir la vérité d’un théorème de géométrie que parce qu’il sait déjà mais il ne sait pas de la même manière avant et après la démonstration. Le rapport de la vérité inconnue à la vérité connue et reconnue suppose une analyse dont le modèle est donné par la méthode qu’on utilise en mathématique pour résoudre les problèmes. En effet, l’arithmétique et la géométrie usent des nombres et de figures pour trouver la solution des problèmes ou la démonstration des théorèmes. Mais ces sciences ne sont que les branches d’un arbre dont les racines renvoient à une science universelle que Descartes nomme analyse. L’analyse mathématique sert de paradigme à la méthode pour découvrir la vérité et acquérir la science. Elle est une sorte de méthode ou mathématique universelle, coextensive à l’esprit : « Et bien que je sois ici amené à parler souvent de figures et de nombres, puisqu’on ne peut demander à aucune autre science des exemples aussi évidents et aussi certains, quiconque considérera attentivement ma pensée s’apercevra facilement que je ne songe ici à rien moins qu’à la mathématique ordinaire, et que j’expose une autre discipline, dont ces exemples sont le revêtement plutôt que les parties constituantes. Cette science doit en effet contenir les premiers rudiments de la raison humaine, et s’étendre jusqu’à faire surgir des vérités de n’importe quel sujet ; et, pour parler franc, je crois qu’elle est préférable à toute autre connaissance à nous transmise par voie humaine, attendu qu’elle est la source de toutes les autres. »65 L’« analyse » ou méthode des anciens est d’abord une méthode pour résoudre les problèmes en supposant connu ce qui est inconnu et en remontant aux conditions de sa résolution. Sans la relation de réversibilité qui permet d’aller du complexe au simple (analyse ou intuition) et d’y revenir (synthèse et déduction), la connaissance serait incomplète. La mathématique universelle ou l’analyse des anciens donne à la science sa dimension complète car la relation de réversibilité entre l’analyse et la synthèse va servir de fondement à la relation de simultanéité entre l’intuition et 65
Descartes, id.
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la déduction. Entre l’ordre de la science universelle et l’ordre des chemins suivis par l’esprit se découvre une relation de similitude. Le passage du complexe au simple et la possibilité d’un retour au complexe est la clé de la méthode tout comme chez Platon le chemin qui a permis de s’élever et de sortir de la caverne pour savoir sera aussi le chemin qui permettra de revenir dans la caverne pour convaincre ceux qui prétendent savoir qu’ils ne savent pas. Dans la Règle V, Descartes reprend une autre image dont Leibniz se servira souvent, celle du fil d’Ariane qui permet à Thésée de s’orienter dans le labyrinthe. Le simple se lie au composé comme l’analyse à la synthèse ou comme le chemin de l’aller donne aussi le chemin du retour. Entre la simplicité de l’intuition et la complexité de la déduction, Descartes fonde une relation de dualité ou de symétrie : « C’est en ce seul précepte que se trouve l’essentiel de toute la ressource humaine, et cette règle doit être suivie par qui veut accéder à la connaissance des choses, aussi fermement que le fil de Thésée par qui voulait pénétrer dans le labyrinthe. »66 La mathématique universelle ne peut être qu’une science fondamentale contenue en puissance dans les autres sciences, comme l’arithmétique, la géométrie, l’optique, l’acoustique, la mécanique ; elle rend raison de l’ordre et de la mesure dans leurs objets respectifs (nombres, figures, sons, etc.). Si l’intuition et la déduction suivent aussi cet ordre présupposé par toutes les sciences, l’esprit, disposant de cette lumière naturelle qui lui permet de distinguer le vrai d’avec le faux, peut prétendre s’élever à la sagesse universelle par ses propres forces sans sortir de la représentation. De la mathématique universelle a la métaphysique Des Règles au Discours de la méthode et surtout aux Méditations métaphysiques, la conception cartésienne des mathématiques a subi un changement important. Ainsi la correspondance avec Beekman peut servir d’indice pour mesurer à quel point Descartes en 1619 a confiance dans la certitude et l’évidence des sciences mathématiques : « Et certes, pour vous dévoiler simplement l’objet de mon entreprise, je désire donner au public non un Ars brevis de Lulle, mais une science aux fondements nouveaux, permettant de résoudre en général toutes les questions que l’on peut proposer en n’importe quel genre de quantité, tant continue que discontinue, mais chacun selon sa nature. De même qu’en arithmétique certaines questions peuvent se résoudre avec des nombres rationnels, d’autres seulement avec des nombres sourds, et que d’autres enfin peuvent être imaginées, mais non résolues ; de même j’espère démontrer que, pour la quantité continue, certains problèmes peuvent être résolus avec seulement des lignes droites et circulaires ; d’autres ne peuvent l’être qu’avec des lignes courbes autres que des cercles, mais qui ont pour 66
Descartes, RDE, Règle V.
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origine un seul mouvement (et l’on peut les tracer à l’aide de nouveaux compas que j’estime aussi justes et aussi géométriques que le compas ordinaire avec lequel on trace les cercles) ; d’autres problèmes enfin ne peuvent être résolus qu’au moyen de lignes courbes engendrées par des mouvements différents les uns des autres et non subordonnés entre eux, et ce ne sont assurément que des lignes imaginaires : telle est la ligne quadratrice, qui est assez connue. Et j’estime qu’on ne saurait rien imaginer dont on ne puisse trouver la solution à l’aide de pareilles lignes. Mais j’espère établir par démonstration quelles questions peuvent se résoudre de telle ou telle façon et non autrement, en sorte qu’il ne restera plus rien à découvrir en géométrie. L’œuvre, il est vrai, est infinie, et ne peut être accomplie par un seul. Projet incroyablement ambitieux ! Mais j’ai aperçu je ne sais quelle lumière dans le chaos obscur de cette science, et j’estime que, par le secours de cette lumière, les ténèbres les plus épaisses pourront être dissipées. »67 Onze ans plus tard, il répond au même Beekman, qui lui a sans doute suggéré qu’il lui doit beaucoup, et se moque de la « mathématico-physique » de son correspondant, niant avoir appris de lui ce qu’il sait sur ces matières : « Toutes lesquelles choses sont si claires et si véritables que, si vous voulez les considérer avec un peu de soin, vous connaîtrez aisément que je n’ai jamais rien appris davantage de votre physique imaginaire, que vous qualifiez du nom de Mathématicophysique, que j’ai fait autrefois de la Batrachomyomachie (d’Homère, ou des Contes de la cigogne). Car tenez pour certain que jamais votre autorité ne m’a servi de motif pour croire aucune chose, et que vos raisons ne m’ont jamais rien persuadé. Mais vous me direz peut-être que vous avez dit certaines choses, lesquelles je n’ai pas plutôt entendues que je les ai crues et approuvées. S’il en est ainsi, vous devez croire que je ne les ai pas apprises de vous, mais qu’étant déjà, depuis longtemps, dans le même sentiment, cela m’a porté à les approuver. Mais que cela ne serve point à fomenter votre maladie, de ce que j’avoue ici franchement avoir approuvé des choses que vous avez dites. Car cela est arrivé si rarement que le plus ignorant du monde ne saurait discourir si mal de la philosophie qu’il n’en puisse dire par hasard autant qui s’accorde avec la vérité. »68 La même année, Descartes soutient sa théorie de la création des vérités éternelles69 et confie à Mersenne à quel point il est « las des mathématiques » : « Pour des problèmes, je vous en enverrai un million pour proposer aux autres, si vous le désirez ; mais je suis si las des Mathématiques, et en fais maintenant si peu d’état, que je ne saurais plus prendre la peine de les résoudre moi-même. »70 Cette lassitude concernant la science mathématique est confirmée par le fait qu’il n’est plus fait état de la mathématique universelle mais d’une science nouvelle 67
Descartes, Lettre a Beekman, 26 mars 1619. Descartes, Lettre à Beekman, 17 Octobre 1630. 69 Descartes, Lettres à Mersenne, 15 Avril, 6 Mai et 27 Mai 1630. 70 Descartes, Lettre à Mersenne, 15 Avril, 1630. 68
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qui ne fait plus appel à l’intuition et à la déduction dirigée par la science de l’ordre et de la mesure. Ces deux voies combinées dépendent maintenant d’une science nouvelle fondée sur la méditation, c’est-à-dire sur la puissance de penser qui part de la résolution entendue comme volonté de penser. Cette science nouvelle ou métaphysique n’est plus supposée par les différentes sciences mais s’en détache en faisant dépendre la vérité de la puissance de liaison ou synthèse issue de la volonté de savoir. La mathématique universelle qui s’enracinait dans la lumière naturelle de l’esprit, est remplacée par la métaphysique fondée sur une abstraction qui sépare l’esprit du sensible. D’où le caractère « abstrait » et peu « commun » de cette science et de sa méthode, la méditation : « Je ne sais, dit-il, au début de la quatrième partie du Discours de la méthode, si je dois vous entretenir des premières méditations que j’y ai faites ; car elles sont si métaphysiques et si peu communes, qu’elles ne seront peut-être pas au goût de tout le monde. » Comment s’est effectué le passage de la mathématique universelle conçue comme science fondamentale à la métaphysique qu’il place au fondement de toutes les autres sciences ? Cette question permet non seulement de mieux comprendre le nouveau statut de la représentation mais aussi son importance pour la science et la logique. La première Méditation permet d’éclaircir la question. Il n’y est question que de tromperies parce que les choses ne sont pas telles qu’elles sont représentées. Descartes cherche alors les éléments simples dont elles sont composées et les découvre dans les idées simples, abstraites de leur contenu donné dans l’imagination ou les sens : « Et par la même raison, encore que ces choses générales, à savoir, des yeux, une tête, des mains, et autres semblables, puissent être imaginaires, il faut toutefois avouer qu’il y a des choses encore plus simples et plus universelles, qui sont vraies et existantes ; du mélange desquelles, ni plus ni moins que de celui de quelques véritables couleurs, toutes ces images des choses qui résident en notre pensée, soit vraies et réelles, soit feintes et fantastiques, sont formées. De ce genre de choses est la nature corporelle en général, et son étendue ; ensemble la figure des choses étendues, leur quantité ou grandeur, et leur nombre ; comme aussi le lieu où elles sont, le temps qui mesure leur durée, et autres semblables. »71 L’astronomie, la physique et la médecine, qui font appel à ces notions simples, devraient être des sciences certaines et nous donner en quelque sorte des échantillons de vérités indubitables. L’arithmétique et la géométrie qui renferment des notions encore plus simples devraient échapper au doute car leur vérité ne dépend plus d’un critère permettant de distinguer la veille du sommeil « car, soit que je veille ou que je dorme, deux et trois joints ensemble formeront toujours le nombre de cinq, et le carré n’aura jamais plus de quatre côtés. »72 71 72
Descartes, Méditations 1. Descartes, id.
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Mais ici intervient l’hypothèse du Dieu trompeur qui montre à quel point la nouvelle science est différente de l’analyse mathématique pratiquée par les anciens. L’évidence et la certitude de ces sciences n’est plus assurée puisqu’on peut penser à un Dieu tout puissant qui m’aurait créé de telle sorte que chaque fois que j’ai l’évidence et la certitude, je me trompe : « Or qui me peut avoir assuré que ce Dieu n’ait point fait qu’il n’y ait aucune terre, aucun ciel, aucun corps étendu, aucune figure, aucune grandeur, aucun lieu, et que néanmoins j’aie les sentiments de toutes ces choses, et que tout cela ne me semble point exister autrement que je le vois ? Et même, comme je juge quelquefois que les autres se méprennent, même dans les choses qu’ils pensent savoir avec le plus de certitude, il se peut faire qu’il ait voulu que je me trompe toutes les fois que je fais l’addition de deux et de trois, ou que je nombre les côtes d’un carré, ou que je juge de quelque chose encore plus facile, si l’on se peut imaginer rien de plus facile que cela. » 73 . La nouveauté vient de ce que la simplicité des idées primitives n’est plus liée à la vérité. La vérité de la vision et de la représentation ne dépend plus de la préexistence d’une science universelle contenant les rudiments de la raison et de la vérité. On ne peut plus se fier aux « semences de vérité » innées dans l’esprit. Bien que les Règles pour la direction de l’esprit liaient la pensée à l’existence de Dieu, il n’était pas fait mention de Dieu comme créateur de l’esprit et des « semences » de vérités à partir desquelles se développe la science grâce à l’intuition et à la déduction. Le Dieu trompeur est inhérent à la conception métaphysique de la représentation fondée sur la méditation. De la pensée mathématique à la méditation métaphysique, il y a bien une abstraction, celle de l’esprit qui s’isole et n’admet plus d’autres lois ou règles que celles issues de sa volonté de savoir. Ainsi, la nécessité résultant de l’intuition et de la déduction devient contingente par rapport à un Être dont la puissance de vérité est sans commune mesure avec la nôtre. La métaphysique est moins une science fondamentale qu’une science idéale fondée sur le pouvoir de méditer et reste dans cette mesure relative à la force et aux faiblesses de notre esprit. Au lieu de partir d’un savoir implicite de l’esprit, elle s’enracine dans un Être et se trouve détachée de notre représentation. Si l’erreur dans la perspective de la science de l’ordre et de la mesure tient à un mauvais usage des représentations, dans la perspective de la métaphysique l’erreur comme la vérité vient d’une disproportion entre la finitude de l’entendement astreint à se représenter et l’infini de la volonté qui conduit notre jugement à affirmer ou nier plus qu’il ne conçoit. Il ne s’agit plus de trouver des règles logiques pour éviter l’erreur mais de comprendre métaphysiquement l’erreur : la thèse de la véracité divine est essentiellement métaphysique car elle lie la vérité à la perfection de la volonté divine pour qui savoir et vouloir sont indissociables, et l’erreur à l’imperfection 73
Descartes, id.
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de la volonté humaine qui erre, faute d’être assistée par une science et un entendement sûrs. La finitude de l’entendement et du savoir provient non seulement de la discursivité de la représentation qui ne peut appréhender beaucoup de choses à la fois mais aussi de la présence dans l’esprit d’une force de liaison qui intervient dans la déduction et l’intuition, à savoir la volonté. Séparée de la science fondamentale, les représentations ne peuvent s’enchaîner longtemps selon les règles des idées simples ; la vérité du jugement, portant sur les idées représentées, fait souvent appel à la volonté libre du sujet. En Dieu comme en l’homme, la vérité ne dépend plus d’une science fondamentale mais d’une puissance de synthèse qui repose sur la liberté L’errance de la volonté suppose alors la règle du droit chemin qui s’applique autant à la science qu’à l’établissement d’une morale provisoire. À la résolution mathématique ou analyse qui permet de retrouver le simple à partir du composé succède une autre résolution plus métaphysique car la détermination de la solution pour un problème dépend de la volonté de celui qui pense. Descartes affirme qu’en cela, il ne fait rien d’autre qu’imiter « les voyageurs qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, ni encore moins s’arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu’ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que ce n’ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir ; car, par ce moyen, s’ils ne vont justement où ils le désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d’une forêt. »74 Alors que la méthode mathématique appelait dans l’esprit une lumière naturelle qui permettait de voir directement la vérité, la méthode métaphysique suppose la rectitude de la volonté et la linéarité de la représentation pour unifier les méditations. Thésée devait s’orienter dans un labyrinthe infini mais le voyageur doit s’orienter dans une forêt : grâce au fil d’Ariane le premier peut suivre une multitude de détours alors que le second n’a d’autre choix que de garder la résolution de suivre son chemin droit devant lui. Supposant la finitude de la science, de la vérité et de la représentation, la métaphysique ne peut savoir qu’à partir d’une force de liaison ou de synthèse qui ne relève plus de la science mais de l’esprit. La déduction repose bien sur l’intuition et la représentation mais comme celle-ci repose sur la volonté du sujet, la certitude de la déduction repose sur la force du sujet qui veut quand il se représente. Si la méthode consiste à refuser de se livrer au hasard pour découvrir la vérité, le doute hyperbolique et l’hypothèse du dieu trompeur permettent de mesurer la contingence de toute science et de toute vérité par rapport à son fondement idéal.
74
Descartes, Discours de la méthode (D.M), troisième partie.
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Le doute cartésien comme purification de la vision et de la représentation La recherche métaphysique de la vérité reste guidée par l’idéal de certitude et d’évidence mais l’évidence définie par la vision de l’esprit et la lumière naturelle se transforme en recherche d’une vérité indubitable, comme si la certitude et l’évidence ne suffisaient plus à fonder la vérité. L’ordre défini par la méthode issue de la mathématique universelle fondait la possibilité d’une multitude de vérités reliées ensuite par l’inférence déductive : « Ainsi, chacun peut voir par intuition qu’il existe, qu’il pense, que le triangle est délimité par trois lignes seulement, la sphère par une seule surface, et autres choses semblables, qui sont bien plus nombreuses que ne le remarquent la plupart des gens, parce qu’ils dédaignent de tourner leur esprit vers des choses si faciles. »75 L’ordre issu de la vision et de l’intuition métaphysique exige une réduction de l’éparpillement des vérités par un enchaînement qui n’a rien à voir avec la déduction mathématique. Si les mathématiques forment une réserve de vérités, la nouvelle science abstraite ou métaphysique va les faire dépendre d’une vérité première fondée non pas sur une science mais sur un être qui veut. Ce qui compte désormais dans la définition de la vérité, c’est moins son universalité que son caractère premier. L’intuition comme faculté de représentation, ne pouvant reposer sur une science universelle et innée, reposera aussi sur un être nouveau et abstrait qui est le « je » ou sujet destiné à devenir le fondement de la pensée. Comment s’est effectuée cette transformation de la vision ? Ne devrait-elle pas quelque chose à la dioptrique ? Cette nouvelle conception de l’intuition et de la vision repose sur une purification de l’intuition grâce au doute. Descartes évoque les illusions des sens et par suite de la vision sensible. Les sensations externes nous trompent quand il s’agit de « choses peu sensibles et fort éloignées » ; la vision sensible du soleil nous le présente comme un objet fort petit de sorte qu’en jugeant sa grandeur à partir de l’idée représentée, nous nous trompons. Les sensations internes et la vision de soi-même ne sont pas à l’abri du doute : que je sois éveillé, « par exemple, que je sois ici, assis auprès du feu, vêtu d’une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains, et autres choses de cette nature », ou que je dorme, je n’ai pas de critère indubitable pour le savoir de manière certaine. Et m’arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement qu’il n’y a point d’indices concluants, ni de marques assez certaines par où l’on puisse distinguer la veille d’avec le sommeil, que j’en suis tout étonné ; et mon étonnement est tel, qu’il est presque capable de me persuader que je dors. »76 La vision externe ou interne fait appel à la représentation mais sa dépendance 75 76
Descartes, RDE., Règle III. Descartes, Première méditation.
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vis-à-vis des yeux et des organes des sens ne permet pas de s’y fier pour trouver une vérité indubitable. Le doute nous fait découvrir « que peut-être nos mains, ni tout notre corps, ne sont pas tels que nous les voyons »77. La critique de la vision permet de découvrir la nature véritable de la représentation qui n’est qu’un tableau ou une peinture. Il suffit donc qu’il y ait ressemblance entre l’objet et sa représentation. Les tromperies de la vision sensible s’expliquent en grande partie par les lois de l’optique et les propriétés de la lumière. En partant de la Dioptrique qui étudie les lois du mouvement de la lumière dans les milieux transparents, on peut mieux comprendre ces « tromperies » dont le doute cherche à nous libérer. À Descartes revient le mérite d’avoir développé une théorie scientifique de la vision reposant sur les lois qui lient la réflexion à la réfraction. Connaissant l’indice des milieux transparents traversés par la lumière, il est possible de mesurer les différents angles, l’angle de réfraction dépendant non seulement de l’indice du milieu mais aussi de l’angle d’incidence. Par conséquent la vision sensible n’est possible que si la matière est réductible à l’étendue et, si l’essentiel de l’étendue consiste en la possibilité de recevoir figures et mouvements, elle peut devenir le réceptacle de la lumière. À l’opacité de l’ancienne nature succède la transparence du monde. Puisqu’il n’y a pas de vide dans la nature et qu’il y a des pores « en tous les corps que nous apercevons autour de nous, ainsi que l’expérience peut montrer fort clairement, il est nécessaire que ces pores soient remplis de quelque matière fort subtile et fort fluide, qui s’étende sans interruption depuis les Astres jusques à nous »78, la lumière pénètre toutes les parties de la matière subtile, c’est-à-dire de l’étendue. La vision des choses extérieures nous montre que l’image réfléchie est non seulement dans le même plan que l’objet mais qu’elle est symétrique par rapport à lui de sorte que l’angle d’incidence est égal à l’angle réfléchi. Mais il n’en va pas de même de l’image réfractée qui n’est pas là où la vision s’attend à la trouver ; l’écart entre l’objet et son image se manifeste quand un objet, telle une rame, passe d’un milieu moins réfringent (l’air) dans un milieu plus réfringent (l’eau). Il suffit de voir comment procèdent ceux qui pèchent le poisson au moyen d’une lance. Le mouvement de la lumière traversant des milieux transparents laisse apparaître une différence entre l’image réfractée et l’objet. L’étude de la vision est donc bien un préalable à l’étude de la représentation car elle permet de comprendre les lois expliquant la variété des « tableaux et peintures » que nous avons des choses.
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Descartes, id. Descartes, La dioptrique, « Discours premier, De la lumière ».
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Si on admet ce lien entre vision et représentation, on ne peut refuser d’admettre que ce qui est vrai de l’un l’est aussi de l’autre. Par suite la représentation suppose aussi une différence essentielle entre l’objet et son image : « Au contraire, j’ai souvent remarqué, en beaucoup d’exemples, qu’il y avait une grande différence entre l’objet et son idée. Comme, par exemple, je trouve dans mon esprit deux idées du soleil toutes diverses : l’une tire son origine des sens, et doit être placée dans le genre de celles que j’ai dit cidessus venir du dehors, par laquelle il me paraît extrêmement petit ; l’autre est prise des raisons de l’astronomie, c’est-à-dire de certaines notions nées avec moi, ou enfin est formée par moi-même de quelque sorte que ce puisse être, par laquelle il me paraît plusieurs fois plus grand que toute la terre. Certes, ces deux idées que je conçois du soleil, ne peuvent pas être toutes deux semblables au même soleil ; et la raison me fait croire que celle qui vient immédiatement de son apparence, est celle qui lui est le plus dissemblable. »79 Les lois de la vision commandent aussi les lois de la représentation et dans les milieux transparents, les cas de réflexion pure sans réfraction sont des cas limites. Quand Descartes se propose l’étude de la lumière dans Le Monde ou Traité de la lumière, il rappelle ce que l’on peut considérer comme le principe de la représentation, à savoir son caractère de tableau qui contraint à distinguer l’image de l’objet : « Me proposant de traiter ici de la lumière, la première chose dont je veux vous avertir est qu’il peut y avoir de la différence entre le sentiment que nous en avons, c’est-à-dire l’idée qui s’en forme en notre imagination par l’entremise de nos yeux, et ce qui est dans les objets qui produit en nous ce sentiment, c’est-à-dire ce qui est dans la flamme ou dans le Soleil, qui s’appelle du nom de Lumière. Car encore que chacun se persuade communément que les idées que nous avons en notre pensée sont entièrement semblables aux objets dont elles procèdent, je ne vois point toutefois de raison qui nous assure que cela soit ; mais je remarque, au contraire, plusieurs expériences qui nous en doivent faire douter. » 80 Pour renforcer sa thèse, Descartes poursuit en évoquant les paroles qui impliquent des représentations sans leur ressembler en aucune manière. Les mots et d’une manière générale les symboles correspondent à ce que Husserl appellera des représentations impropres car ici il n’y a aucune ressemblance entre le symbole et ce qu’il représente. L’esprit comme puissance de représentation enchaîne la représentation signe ou symbolique, qui en est l’aspect purement matériel, à la représentation vision qui en donne l’idée réfléchie.
79
Descartes, Troisième méditation. Descartes, Le monde, ch.1 « De la différence qui est entre nos sentiments et les choses qui les produisent ». 80
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Le lien entre vision et représentation se comprend mieux si on examine la conception cartésienne de la lumière exposée dans la Dioptrique. En expliquant le rapport entre la vision sensible et la vision intellectuelle, Descartes peut unifier la représentation. Mais il doit d’abord établir une relation de ressemblance entre la lumière qui se meut des astres à nous dans la matière très subtile et la lumière naturelle qui éclaire la représentation. Peut-on parler de la lumière tout en étant dans la lumière ? Ne faut-il pas se mettre tant soit peu à l’ombre pour la voir ? Descartes n’en parle qu’en partant d’une comparaison avec le bâton qui matérialise son mouvement et son action. Entre l’esprit et la nature, il n’y a plus de proportion ; pour parler de ce qui se fait hors de nous, il ne subsiste que le recours aux machines et aux instruments. Pour connaître la lumière en vérité, il faut se faire aveugle comme si on ne pouvait voir et savoir en même temps ce qu’elle était. Le mécanisme qui réduit les mouvements et les figures des corps à des machines suppose que la machine est une métaphore ou une représentation déviée, réfractée par rapport à la représentation réfléchie ou réelle tout comme la lumière cosmique est une image réfractée de la lumière naturelle. Comment la lumière se propage-t-elle dans l’étendue? Tout d’abord elle est un mouvement instantané « depuis le soleil jusqu’à nous »81. L’image du bâton est destinée à faire entendre le rapport de la lumière aux sens car le bâton permet de prolonger la sensibilité de la main comme la lunette prolonge la vue. Les aveugles savent se servir de leur bâton avec une telle habileté qu’on pourrait croire qu’ils sont pourvus d’un sixième sens : « Il est vrai que cette sorte de sentiment est un peu confuse et obscure, en ceux qui, étant nés aveugles, s’en sont servis toute leur vie, et vous l’y trouverez si parfaite et si exacte, qu’on pourrait quasi dire qu’ils voient des mains, ou que leur bâton est l’organe de quelque sixième sens, qui leur a été donné au défaut de la vue. Et pour tirer une comparaison de ceci, je désire que vous pensiez que la lumière n’est autre chose, dans les corps qu’on nomme lumineux qu’un certain mouvement, ou une action fort prompte et fort vive, qui passe vers nos yeux, par l’entremise de l’air et des autres corps transparents, en même façon que le mouvement ou la résistance des corps, que rencontre cet aveugle, passe vers sa main, par l’entremise de son bâton. » 82 L’image du bâton est destinée à montrer le caractère instantané de la transmission de la lumière mais aussi à justifier une approche mécaniste de la couleur. De même que le bâton de l’aveugle lui permet de localiser les choses et d’appréhender leurs qualités à partir de leur mouvement et de leur résistance, de même la lumière et les couleurs pour le voyant s’expliquent par une action mécanique qui exclut la ressemblance entre les qualités des objets et la vision que nous en avons. 81 82
Descartes, La Dioptrique (D), « Discours premier ». Descartes, id.
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La métaphore du bâton va plus loin puisqu’elle entraîne Descartes à affirmer qu’il y a symétrie entre le mouvement qui part de l’objet touché par le bâton vers la main qui le tient et le mouvement inverse qui part de la main pour diriger le bâton. Il existe la même symétrie dans la vision car le mouvement de la lumière se réfléchit de l’objet dans l’œil et de l’œil vers l’objet. Il ajoute que seuls les chats qui « peuvent voir pendant les ténèbres de la nuit » connaissent cette réflexion de la lumière. Les yeux des hommes la reçoivent sans la renvoyer. La vision nocturne du chat s’explique par une réflexion de la lumière semblable à celle du miroir dans l’obscurité ; il ne peut donc y avoir d’image réfractée. Au contraire, la vision de l’homme implique une certaine transparence de l’étendue et de l’œil qui prépare et annonce la transparence de la représentation. Il reste donc à comprendre le rapport entre la réflexion de la lumière naturelle dans la représentation mentale et la réflexion de la lumière cosmique dans l’œil. Le malin génie et le menteur : l’épreuve du miroir appliquée à la représentation Toute la Dioptrique développe une théorie de la lumière permettant d’expliquer le rapport entre la vision ou représentation sensible et la vision ou représentation mentale. Pour comprendre comment le mouvement de la lumière est dévié lorsqu’elle change de milieu dans son passage de l’air à l’eau, Descartes fait appel à une autre métaphore, celle de la balle qui rebondit sur une surface qu’il assimile à une toile. La construction d’un modèle mécanique des propriétés de la réflexion et de la réfraction prépare la figuration géométrique au moyen de construction de cercles, de perpendiculaires, de triangles et de rectangles. La mécanique et la géométrie offrent des artifices qui permettent de reconnaître la généralité de l’ordre dans l’étendue et les lois du mouvement de la lumière : « Au reste, sachant ainsi la cause des réfractions qui se font dans l’eau et dans le verre, et communément en tous les autres corps transparents qui sont autour de nous, on peut remarquer qu’elles y doivent être toutes semblables, quand les rayons sortent de ce corps et quand elles y entrent. Comme, si le rayon qui vient d’A vers B, se détourne de B vers I, en passant de l’air dans le verre, celui qui reviendra d’I vers B, doit aussi se détourner de B vers A. » 83 Cette théorie de la propagation de la lumière permet de rendre compte de ce qui se passe dans la vision ou représentation sensible. Quand Descartes doute de la vérité de ce qui vient du sens externe ou interne, il doute non seulement de la vérité de la représentation des choses mais aussi du moi quand il devient objet de représentation. Les objets ne 83
Descartes, « De la réfraction, Discours second ».
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peuvent être identiques à leur image parce que la représentation se pense à la fois comme réflexion et réfraction : pourrait-on se représenter quoique ce soit si le monde n’était étendu et transparent ? Quand j’essaie de me représenter ou de me voir tel que je suis ici en ce moment en train d’écrire, tout se brouille et je ne peux rien conclure de cette représentation de moi-même. La vision sensible de soi ne renvoie pas à un centre ; sans doute est-ce la raison pour laquelle elle fait naître en nous un sentiment d’étrangeté : « Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci soient à moi ? si ce n’est peutêtre que je me compare à ces insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois, lorsqu’ils sont très pauvres ; qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre, lorsqu’ils sont tout nus ; ou s’imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre. Mais quoi ? ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant, si je me réglais sur leurs exemples. »84 Comment sortir de cette vision sensible et immédiate de soi et parvenir au savoir et à la vision de soi ? L’hypothèse du Dieu trompeur avait pour but de montrer que la vérité de la science mathématique était contingente car elle ne dépendait plus d’une vérité intemporelle mais d’un être et d’une volonté toute puissante. L’hypothèse du malin génie ne peut être assimilée à celle du dieu trompeur : si la première hypothèse ébranle la possibilité de la vérité et conduit au scepticisme en faisant dépendre la possibilité de la science d’un être tout puissant, la seconde permet d’en sortir et découvrir un être capable de saisir la vérité dans la représentation. Cet être qui va jouer un rôle si important dans la philosophie n’est autre que le « je ». Mais comment le « malin génie » va-t-il renverser le scepticisme dans lequel nous laissait l’hypothèse du Dieu trompeur ? Le dieu trompeur comme le malin génie présupposent la puissance de fiction du doute mais aussi de la représentation. Privée de centre, elle se projette vers ce qui la nie, la tromperie, mais revient toujours vers soi puisqu’elle finit par reconnaître la tromperie comme tromperie. La fiction développée par le doute hyperbolique implique un mouvement sans cesse interrompu entre la croyance immédiate imprégnée de préjugés et la croyance réfléchie qui la juge : cette alternance entre affirmation et négation ne laisse d’autre choix que la suspension du jugement. Une telle issue est à la portée du premier sceptique venu. Descartes ne se résigne pas au probabilisme en matière de vérité car celle-ci se reconnaît toujours à sa certitude et à son évidence. Trompé par les sens, trompé par le dieu qui l’a créé, il ne lui reste plus qu’à se tromper lui-même : « J’emploie tous mes soins à me tromper moimême, feignant que toutes ces pensées sont fausses et imaginaires. » La fiction du malin génie suppose donc un rapport de soi à soi fondé sur la feinte, c’est-à-dire sur une forme de négation partant du sujet et s’appliquant à 84
Descartes, Première méditation.
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lui. Dans la mesure où ce rapport suppose une sorte d’autoréférence avec la négation, on pourrait très bien y voir une autre forme de l’argument du menteur. C’est bien ce qui apparaît dans la volonté de se tromper soi-même. Le mauvais génie est l’état d’un esprit qui se pose et en même temps se nie tout comme le menteur crétois ne ment pas s’il ment et ment s’il ne ment pas. La représentation se met à l’épreuve en se niant mais se réserve aussi la possibilité de croire que ce qui est représenté est faux sans être certaine de cette fausseté. Si la représentation implique la dissemblance de l’objet et de son image, on pourrait dire qu’au fur et à mesure qu’évolue le doute, la représentation devient de plus en plus opaque au point que le malin génie suppose un certain rapport à soi qui pourrait trouver son expression dans le cas du miroir. Le malin génie serait donc la représentation de soi réfléchie à partir du miroir sans qu’il y ait d’image réfractée qui assure le rapport avec le sensible. Mais cette fiction devient le point culminant de la tromperie ; toutes les représentations réfractées ou images portant sur les corps extérieurs et sur mon corps sont illusoires : « Je penserai que le ciel, l’air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité. Je me considérerai moi-même comme n’ayant point de mains, point d’yeux, point de chair, point de sang, comme n’ayant aucuns sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses. » 85 En même temps que le malin génie nie la représentation sensible, venant des yeux et du corps, la transparence du monde cède la place à son opacité comme si la surface qui nous en sépare nous faisait perdre l’image représentée. La négation du sensible conduit à un retrait dans l’âme car s’il y a du visible, ce n’est pas parce que nous avons des yeux mais parce que l’âme redresse les images qui se forment au fond des yeux « à cause que c’est l’âme qui voit et non pas l’œil. »86 Peut-on sortir de cette situation qui est celle du miroir qui remplace l’image réfractée par une image virtuelle ? La représentation renvoie donc au soi mais sans qu’on ait la certitude que ce soi existe. Descartes ne triomphe du malin génie et du miroir qu’en affirmant que ce n’est ni le miroir, ni l’œil mais bien le sujet qui se représente : seule l’âme peut représenter car elle se représente à elle-même dans le cogito. Ainsi le miroir nous met dans une situation intenable : nous ne pouvons décider où est l’image et où est l’objet. Le malin génie et le miroir nous conduisent à l’indécidabilité de la vérité car si l’objet est identique à son image, on ne pourra plus distinguer l’apparence de la réalité. Le miroir produit un double ou une copie de l’objet qui rend celui-ci en quelque sorte inutile mais en même temps il implique une négation puisque la 85 86
Descartes, Méditation 1. Descartes, « Discours sixième ».
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surface du miroir ne laisse pas passer la lumière pour voir l’image réfractée. Ainsi il faut chercher un centre de perspective pour comprendre la tromperie : cette remontée au centre permet de découvrir un être dont dépend la représentation. Quand elle est tournée vers le miroir, la représentation est en quelque sorte médusée ; c’est en se retournant en soi, dans l’âme, que la représentation va décider. Tant qu’on dit que c’est l’âme et non l’œil qui voit, on ne comprend pas encore la vision. Mais quand on sait qu’il n’y a d’être qu’à partir du « je », la question du critère de la différence entre l’objet et son image se transforme car l’être n’est ni dans l’objet, ni dans son image mais dans l’être premier à partir duquel et pour lequel il y a image et objet. Il n’y a que le sujet « je » qui existe, Je suis, j’existe : « Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n’y a donc point de doute que je suis, s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut connaître, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j’existe est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit. »87 Le malin génie a permis de découvrir l’être qui est au fondement de la représentation parce qu’il est la raison de la vision et de ses pièges. Sans l’être du « je », il ne peut y avoir représentation. Le miroir a mis en évidence la présence d’un problème indécidable lorsque la représentation est réfléchie sur une surface qui ne laisse pas passer la lumière. Descartes qui ne peut suspendre son jugement et admettre l’indécidabilité de la vérité, pose la subjectivité. Ainsi, à la résolution analytique de la mathématique universelle succède la résolution métaphysique du sujet qui veut savoir mais cette volonté n’est plus puissance d’analyse mais de synthèse. Il ne pourra connaître que ce qu’il a lui-même lié.
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Descartes, Méditation 2.
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L’effet du miroir dans la représentation pour Descartes
Le miroir et le malin génie peuvent conduire à confondre l’apparence et l’essence mais rendent possible également la remontée au foyer F, le cogito ou représentation de la représentation, qui renferme le critère à partir duquel commence le partage de l’apparence et de l’essence, de l’objet réel et de l’image virtuelle. La métaphysique et le lien de la pensée au temps Le doute hyperbolique qui consiste à étendre la tromperie se réfléchit à partir de la fiction du malin génie ; par une sorte de renversement, il pose la possibilité d’une vérité première dans la pensée entendue comme pouvoir de se représenter. Le « je » qui dit « Je suis » est le même que le « je » qui dit « Je pense ». Le rapport de l’image à l’objet comme le rapport de la pensée à l’être dépend d’un troisième terme, le sujet qui se trouve au foyer et au centre de convergence désigné par F sur le schéma. Ce point qui désigne un foyer imaginaire dans la vision, est destiné à prendre la direction de la représentation. Le sujet est le médiateur par excellence, une sorte de deux ex machina qui donne à la représentation un pouvoir de connaissance. Il n’y a désormais de science que s’il y a représentation et la représentation ne peut devenir science que parce qu’elle dépend de la conscience ou subjectivité. Ce qui est visible définit le champ de l’objectivité et l’image virtuelle de l’objet n’est que l’effet de la représentation quand elle imagine. 64
L’imagination est donc amenée à jouer un rôle de premier plan dans la conception de la pensée définie comme représentation. Le virtuel n’a pas d’existence par rapport à la chose mais seulement par rapport au sujet qui n’admet pas de connaissance qui puisse aller au-delà du miroir : ce monde virtuel est réifié sous forme d’essence et de substance. Le virtuel n’est plus la dimension de la profondeur mais une simple projection du sujet qui se re-présente. Un certain aplatissement du monde résulte de la résolution à partir du « je » : le monde est ma représentation et dans celle-ci le foyer ou sujet devient le centre de décision à partir duquel s’effectue le partage du réel et de l’imaginaire. Il ne dépend de rien d’autre que lui-même de sorte que la représentation apparaît limitée par les pôles du sujet et de l’objet. Comme il n’y a plus de loi dépendant d’une science fondamentale mais seulement un Dieu qui entend et veut en même temps, la représentation ne peut se fonder que sur une puissance qui échappe à toute science et à toute loi. Une pensée définie comme pouvoir de se représenter conduit inéluctablement à la liberté du sujet. Comment ne pas penser aux sarcasmes de Frege parlant de la subjectivité et de la représentation ? Le « je » est le ressort de la représentation et se confond avec la volonté et la liberté car il rend possible une sorte d’action de soi sur soi quand il n’y a plus de science fondamentale : il est tout aussi métaphysique et mythique que la fiction du baron de Münchhausen qui croyait se sortir du marécage en se tirant par les cheveux. On voit ici une sorte de connivence entre le naturalisme, le psychologisme et la métaphysique car cette nature subjective de l’esprit renvoie à une métaphysique volontariste de l’esprit. À la question de l’être qui pense, succède celle de la nature de la pensée. Quand il s’agit de connaître l’être de celui qui pense, Descartes se tourne vers le moi et son pouvoir de représenter. Si se nourrir et marcher ne sont pas des attributs qui conviennent au moi ou à l’âme, il en va tout autrement de penser : « Un autre est de penser ; et je trouve ici que la pensée est un attribut qui m’appartient : elle seule ne peut être détachée de moi. Je suis, j’existe : cela est certain : mais combien de temps ? À savoir, autant de temps que je pense ; car peut-être se pourrait-il faire, si je cessais de penser, que je cesserais en même temps d’être ou d’exister »88. La vérité issue du cogito n’est pas une vérité intemporelle car elle dépend du présent. C’est dans le présent re-présenté à partir du sujet que s’éprouve et se prouve l’accord de l’être et de la pensée. Puisque la vérité dépend de la vision et du présent à partir duquel l’être s’accorde à la pensée, la vérité a un caractère instantané et il convient de savoir comment ces vérités vont s’enchaîner. L’erreur ne provient pas simplement d’un mauvais usage des règles mais plutôt d’une démission du vouloir qui abandonne la pensée aux influences 88
Descartes, Méditation 2.
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de la mémoire, de la tradition et finalement du temps. À défaut de disposer tout de suite de l’attention, le doute rend possible un détachement de tout ce qui est corporel et étendu. Bien plus, il permet de s’affranchir de toute vérité qui n’aurait pas été reconnue volontairement par le sujet. La fonction du doute est de réduire autant que possible le champ de la représentation jusqu’à ce qu’elle devienne un point car elle ne devient certaine qu’à condition de se réduire à un point. La vérité première est ponctuelle. Le malin génie n’est une menace que lorsqu’il y a division dans la représentation et tant qu’il subsiste un avant et un après dans la représentation, la pensée n’est pas pure car il peut s’y mêler des éléments venant de la mémoire. La ponctualité de la vérité ne peut être pensée qu’à partir du « je » qui ne dépend plus de la mémoire mais de l’instant. La pensée étant représentation, il subsiste en elle une partie active, le sujet qui se représente, et une partie passive, c’est-à-dire ce qui se donne dans l’instant présent. Le cogito marque ce moment où la pensée est une et ne peut plus être divisée entre une pensée pensante et une pensée. Je découvre alors en un instant qu’en doutant je pensais et qu’en doutant de ma pensée, je ne niais plus ce qui était représenté mais j’affirmais l’être du « je » qui se représentait. Ainsi la pensée est réflexive non par le miroir mais par le « je » car penser qu’on pense, c’est la même chose que de penser. Si le cogito résulte d’une intuition et non d’une inférence, c’est parce que la pensée surgit quand la représentation s’immobilise ne serait-ce qu’un instant. Archimède croyait que s’il trouvait un point parfaitement au repos, il pourrait soulever le monde : Descartes trouve ce point dans le « je » qui est présent quand je dis « je pense » et « j’existe ». Il ne suffit pas d’être comme maître et possesseur de la nature mais il faut aussi être maître et possesseur de ses pensées ce qui passe par la puissance de soi sur soi. En réduisant la représentation, support de toute pensée, à l’épaisseur d’un point, Descartes découvre à la fois un atome de vérité et un atome substantiel. Mais cette vérité issue du cogito, n’est pas simplement relative au sujet mais aussi au temps. En effet, l’existence et l’être du sujet ne sont certains et évidents que dans l’instant, c’est-à-dire chaque fois que je me représente en train de penser : « De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois comme en mon esprit »89. L’Entretien avec Burman rappelle le sens du mot instant : si la pensée se fait dans l’instant, cela ne veut pas dire qu’elle serait instantanée à
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Descartes, Méditation 2.
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la manière de l’éclair mais bien plutôt qu’elle a une durée90. Le temps qui garde encore un rapport à la représentation n’a pas la structure du continu : divisible à l’infini comme l’espace, il est fait d’instants sans rapport les uns aux autres de sorte que la saisie de soi-même dans l’instant doit être répétée parce que l’acte du cogito renvoie à un sujet qui ne peut assurer la liaison des instants de la représentation que par la force de son vouloir tout comme Dieu ne peut assurer la continuité du temps que par une création qui est la même chose qu’une conservation : « Car tout le temps de ma vie peut être divisé en une infinité de parties, chacune desquelles ne dépend en aucune façon des autres ; et ainsi, de ce qu’un peu auparavant j’ai été, il ne s’ensuit pas que je doive maintenant être, si ce n’est qu’en ce moment quelque cause me produise et me crée, pour ainsi dire, derechef, c’est à dire me conserve. »91 La nature de la pensée est re-présentative et la vérité n’est pas vraiment intemporelle. Désormais la déduction prendra la forme de la succession des présents dans le temps et le sujet aura beau disposer d’un art accompli, la certitude de la vérité, atteinte par la déduction, exigera la thèse de la véracité divine qui assure la continuité de la chaîne déductive. La relation du présent au passé n’excluant pas la possibilité de vides, la continuité de la pensée et la conservation de la vérité peuvent devenir problématiques. Le cours des représentations est lié à leur succession et c’est la permanence du « je » qui assure la continuité ou plutôt leur synthèse. La pensée semble affranchie du temps parce qu’elle se développe dans une durée suspendue à la création continuée de Dieu. Voilà pourquoi la théorie de la véracité divine occupe une fonction primordiale. Il importe avant tout de s’assurer de la continuité et donc d’une certaine identité par delà le cours discontinu des représentations. Ainsi la vérité issue de la pensée et des représentations qui l’accompagnent peut-elle se propager à d’autres pensées. Les représentations ou pensées qui ont été vraies avant l’instant présent demeurent vraies dans le présent. Seul l’être le plus absolu, Dieu, peut m’assurer qu’en prenant un chemin, je prends le droit chemin car s’il peut lier les points pour former une ligne droite, il peut aussi lier les instants pour former une durée. Le « je » assure la même fonction en fondant la certitude de l’enchaînement des représentations quand elles s’ensuivent les unes des autres selon un mouvement rectiligne. Sans le Dieu tout puissant et sans ce Deus ex machina qu’est le « je », la représentation ne pourrait fonder une pensée et une science telle que la 90 « Réponse. ...2° D’autre part, que la pensée se fasse dans l’instant, cela est faux puisque toutes nos actions se font dans le temps et que je peux être dit continuer et persévérer dans la même pensée pendant un certain temps. » Descartes, Entretien avec Burman, Ed. La Pléiade, 1358. 91 Descartes, Méditation 3.
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métaphysique car il n’y aurait pas de fil pour enchaîner objectivement les représentations. Elles seraient réduites à des poussières d’instants. La vérité a un commencement, en Dieu d’abord à partir de qui commence la vérité, et ensuite à partir du « je » qui lie les présents à partir d’une vision éclairée par Dieu. L’hypothèse du Dieu trompeur ayant conduit à douter de la vérité des mathématiques, la mathématique universelle ne peut plus correspondre à la science recherchée. La vérité première qui peut fonder la nouvelle science ne peut naître en l’homme comme en Dieu que d’une volonté qui la soutient et la pose comme si elle venait d’un choix. La perfection divine implique la constance de sa volonté.
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CHAPITRE 2
Kant
Kant, le paradoxe des objets symétriques et le caractère vide de l’identité Descartes est donc bien à l’origine d’une certaine idée de la pensée, conçue comme représentation, qui deviendra le fondement du psychologisme. Bien qu’il n’admette pas qu’il y ait des lois de la représentation en raison de sa métaphysique qui implique la liberté de la volonté, les lois découvertes par la science ne peuvent venir que d’une volonté souveraine et omnipotente qui les a posées. Dès que la métaphysique devient la science première et idéale, toutes les lois et les vérités mathématiques sont contingentes. Cette nouvelle science qui fait surgir la volonté et la liberté à partir de la puissance de fiction exercée par le doute volontaire sur la représentation, suppose un absolu dans le sujet. Les lois et les vérités de la science, telle la mathématique universelle, ne peuvent dépendre que d’un être « abstrait » qui surgit de la scène de la représentation pour mettre fin à une situation paradoxale produite par le malin génie. Avec Descartes la pensée représentative ne voit de science que dans la métaphysique seule capable de donner un fondement idéal, c’est-à-dire abstrait, à la science définie par la recherche de l’évidence et de la certitude. Kant cherche aussi le fondement de la science dans une connaissance certaine mais la métaphysique lui apparaît trop abstraite dans la mesure où, privée de la faculté d’invoquer la véracité divine, elle reste dans le domaine de l’indécidable. Les doctrines des métaphysiciens s’opposent et on ne dispose pas de critères de vérité pour savoir s’il y a ou non un progrès : qu’il s’agisse de l’astronomie, de la chimie, de l’analyse mathématique ou de la mécanique pure, on peut mesurer le chemin parcouru. Mais la métaphysique reste immobile, sans repère pour apprécier la proximité ou l’éloignement : « C’est une mer sans rivage sur laquelle le progrès ne laisse aucune trace et dont l’horizon ne renferme aucun point de mire permettant de se rendre
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compte du chemin parcouru pour s’en rapprocher. »92 L’absence de progrès signifie que cette science se donne comme un tout complet. Aux sciences qui progressent parce qu’elles sont incomplètes, s’opposent celles qui ne progressent pas parce qu’elles prétendent à la complétude. Le critère de la science est dans le progrès ; ce qui suppose que la vérité atteinte par l’expérience, c’est-à-dire par la représentation, reste relative au sens interne et au « je pense ». La vérité ne peut être antérieure au sujet qui la connaît. La métaphysique cartésienne qui absorbe la mathématique universelle dans la physique mathématique, n’est pas une science complète puisque, Dieu qui en est le fondement, a créé les vérités et le sujet qui la connaît. Ne pouvant servir de fondement aux autres sciences, la science mathématique n’est qu’un instrument qui finit par se confondre avec les sciences auxquelles elle s’applique. Ainsi mathématique et physique ne diffèrent pas vraiment car toutes deux sont subordonnées à la métaphysique ; leurs lois et la vérité qui s’en déduit sont relative à un entendement qui conçoit et décide à la fois. Alors que l’entendement cartésien réfléchit à partir d’un être qui l’a créé et a en même temps institué la vérité, l’entendement kantien qui rend possible la vraie science n’a plus cette relation à l’absolu et donc à la métaphysique. Dans les deux cas, on a affaire à la représentation. Nous avons vu comment la fiction du malin génie interprétée comme épreuve à partir du miroir conduisait non seulement à dire que c’est l’âme et non l’œil qui voit mais que dans l’âme le centre de la vision, c’est celui qui dit « Je suis, j’existe ». Descartes cherchait le droit chemin pour penser. Kant cherche à s’orienter dans la pensée et, dans les deux cas, il convient de trouver des repères fixes pour déterminer l’étendue et les limites du savoir. Mais où les trouver ? Dans Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée, Kant s’efforce de montrer que la détermination d’une direction objective suppose préalablement une différenciation subjective : « S’orienter signifie en son sens propre : trouver à partir d’une région céleste donnée — nous divisons l’horizon en quatre régions — les autres régions et surtout l’orient. Si je vois le soleil au ciel et si je sais qu’il est maintenant midi, je puis trouver le sud, l’est, le nord et l’ouest. Mais à cet effet il m’est indispensable d’éprouver par rapport à moi-même le sentiment d’une différence ; je veux dire celle de la droite et de la gauche. » 93 Même s’il faut recourir à une figuration mathématique au moyen d’un cercle, c’est toujours à partir d’un principe subjectif que nous distinguerions l’est et l’ouest. Bien que l’ordre et la disposition des astres ne changent pas, on peut très bien supposer que le mouvement des astres se renverse de sorte que leurs mouvements soient 92
Kant, Les progrès de la métaphysique en Allemagne depuis Leibniz et Wolf, Vrin, tr. fr. Louis Guillermit, Préface. 93 Kant, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée (Q.O.P), 77, Vrin, tr. fr. Philonenko.
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dirigés d’ouest en est. Si on s’en tient simplement à ce qui est vu, aucun œil humain, fût-ce celui de l’astronome, ne peut discerner le changement à moins de faire appel au sentiment de la droite et de la gauche que la nature nous a donné. Pour s’orienter aussi bien dans l’obscurité que dans la lumière, il faut faire appel à ce sentiment inné de la droite et de la gauche : Mais bientôt, grâce au simple sentiment de cette différence entre mes deux côtés, le droit et le gauche, je pourrais m’orienter. C’est là exactement ce qui se passe quand je suis obligé de marcher et de me diriger de nuit dans des rues que je connais, mais en lesquelles je ne distingue plus une seule maison. » 94 De même que dans la Dioptrique Descartes fait appel à des aveugles pour comprendre la vision, Kant cherche à comprendre comment on peut s’orienter dans l’obscurité. Tous deux parviennent finalement à l'idée que seul un principe subjectif permet de voir à condition que la vision ne soit pas réduite à la seule réceptivité. On ne peut marcher sur le droit chemin ou s’orienter dans la pensée sans le sujet, condition de tout repère ; sa fonction est de voir et prévoir. Cette nécessité d’un sujet qui est principe de distinction de la droite et de la gauche remet en cause l’objectivité d’une science de l’espace qui déterminerait les positions des objets par leurs extrémités ou limites. Ce n'est pas seulement l’objectivité de la géométrie qui est remise en question mais celle de l’Analysis situs que Leibniz et Euler avaient contribué à former. Toutes les recherches leibniziennes sur la similitude, la congruence et la coïncidence apparaissent comme de pures spéculations métaphysiques dans la mesure où il ne peut y avoir d’identité parfaite tant que les notions de droite et de gauche n’ont pas été comprises. Il n’est donc pas possible de déterminer la position d’un objet par sa relation à d’autres objets sans faire intervenir le sujet comme principe de différenciation. Par suite, les sciences mathématiques et physiques vont devenir relatives à ce sujet et à son pouvoir d’intuition. Dès 176895, Kant s’en prend à l’idée d’une connaissance complète en critiquant le concept de position que la pensée leibnizienne définit comme une relation d’une chose à une autre chose dans l’espace. Mais cela suppose le monde comme système complet de relations. Pour démontrer l’impossibilité d’une science qualitative et quantitative de l’espace, Kant part des jugements intuitifs portant sur l’étendue. La réalité de cet espace ne peut se fonder sur une détermination objective des différentes relations spatiales mais seulement en partant de la sensibilité. S’il était possible de déterminer objectivement la position d’une chose, c’est-à-dire sans rapport 94
Kant, Q.O.P., p. 78. Kant, « Von dem ersten Grunde des Unterschiedes der Gegenden im Raum », 1768, in Immanuel Kant’s Kleinere métaphysische Schriften, Leipzig, 1838. 95
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au sujet, la science mathématique se distinguerait mal de la métaphysique. Mais l’espace absolu auquel se réfère Kant a un fondement concret car il s’enracine dans le corps qui, partant de la connaissance instinctive de l’horizontale, distingue le haut et le bas pour les objets. De même la symétrie verticale du corps qui le divise extérieurement en deux parties semblables, fonde la distinction de la droite et de la gauche. La distinction de la direction horizontale et verticale s’enracine dans le corps et donne à la sensibilité un pouvoir de détermination qui fait défaut au simple concept, comme si cette intuition primitive des sens préfigurait les axes de coordonnées, abscisse et ordonnée, qui jouent un rôle si important dans les sciences mathématiques et physiques. Kant montre que ces repères ne s’appliquent pas seulement aux phénomènes mais aussi à ce qui est symbolique et il rappelle que la page écrite ne peut être lue sans faire appel à ces distinctions « supérieur » « inférieur », « droite » « gauche » et « recto verso ». Tous nos jugements sur les objets du monde dépendent donc du rapport qu’ils ont avec cette intuition primitive. Qu’il s’agisse du ciel étoilé ou d’une simple carte du ciel, on ne peut s’orienter que si on se représente les relations spatiales à partir de son corps. Kant croit trouver une confirmation de l’importance de cette distinction dans des faits naturels concernant l’orientation des cheveux sur la tête, le mouvement de croissance de certaines espèces végétales et même animales. La détermination complète des propriétés qui définissent un corps ne peut s’effectuer en déterminant de proche en proche la relation et la position de ses parties les unes par rapport aux autres sans poser un espace absolu qu’aucune connaissance purement conceptuelle ne peut saisir. Cet espace renvoie à la fois à l’intuition et au sujet qui se représente. La détermination de la position d’un objet, indispensable pour s’orienter tant dans la vie pratique que dans la pensée, intervient dans toute science : la mathématique pure ne peut déterminer son objet de manière complète sans une intuition de l’espace (géométrie) et du temps (arithmétique). Cette intuition est à la fois subjective et première. Par suite, il ne peut y avoir de détermination complète des objets sans un rapport a priori au sujet. Si la position d’un objet ne peut être déterminée de manière complète que relativement à la sensibilité d’un sujet, il ne peut y avoir identité des choses relativement à la quantité et à la qualité. La science mathématique ne peut se fonder sur la seule identité comme le croyait Leibniz. En effet, on ne peut faire coïncider deux figures planes par superposition parce qu’il subsiste toujours une différence entre les choses et la perception que nous en avons, ou entre l’image et l’objet : « C’est ce qui arrive en effet pour les figures planes en géométrie ; mais diverses figures sphériques montrent
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toutefois, nonobstant cette complète concordance intérieure, une condition extérieure telle que l’une ne peut pas du tout se substituer à l’autre, par exemple : deux triangles sphériques dans les deux hémisphères, ayant pour base commune un arc de l’équateur, peuvent avoir côtés et angles parfaitement égaux en sorte qu’aucun d’eux, si on le décrit seul et complètement, ne présentera rien qui ne se trouve aussi dans la description de l’autre, et cependant on ne peut mettre l’un à la place de l’autre (c’est-àdire dans l’hémisphère opposé) ; il y a donc ici une différence interne des triangles qu’aucun entendement ne peut indiquer comme intrinsèque et que manifeste seulement le rapport extérieur dans l’espace... » 96 Ce que l’on appelle le paradoxe des objets symétriques ne remet pas seulement en cause le principe d’identité et la possibilité d’une congruence des lignes, figures, points de la géométrie mais elle atteint aussi le principe des indiscernables : s’il n’est pas possible de faire coïncider deux figures symétriques et si nous ne pouvons déterminer la différence interne à l’origine de cette impossibilité, l’individualité des choses nous échappe. Si l’identité des objets mathématiques est subordonnée à la possibilité de les faire coïncider dans la représentation et s’il subsiste dans cette opération un résidu sous forme de différence interne, on retrouve l’idée cartésienne d’une différence primitive entre le « sentiment » et la nature des choses. Attendu que le caractère en soi des choses implique la connaissance de leur individualité et de la différence interne qui les définit, nous ne connaissons d’elle que l’aspect phénoménal, c’est-à-dire ce que l’intuition a priori et a posteriori nous en apprend. Mais cette différence a son fondement dans la sensibilité du sujet. Le miroir va contribuer à écarter une certaine conception de la représentation comme reflet. Le caractère maléfique de cet « outil » risque de faire perdre le sentiment que le sujet a de lui-même. Même le corps qui semblait la référence indispensable pour s’orienter dans l’espace, est relatif à une intuition ou représentation qui implique la différence entre image et objet : « Mais je vais citer des cas plus ordinaires que l’on peut emprunter à la vie commune. Que peut-il y avoir de plus semblable, de plus égal de tout point à ma main ou à mon oreille que leur image dans le miroir ? Pourtant, je ne puis substituer à l’image primitive cette main vue dans le miroir ; car si c’était une main droite, il y a dans le miroir une main gauche et l’image de l’oreille droite est une oreille gauche qui ne peut aucunement se substituer à l’autre. Il n’y a pas là de différences internes que quelque entendement pourrait même concevoir, et pourtant les différences sont intrinsèques, comme l’enseignent les sens, car la main gauche ne peut être enfermée dans les mêmes limites que la main droite malgré toute cette égalité et toute cette 96
Kant, Prolégomènes à toute Métaphysique future, Deuxième partie, § 13.
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similitude respective (elles ne peuvent coïncider) et le gant de l’une ne peut servir à l’autre. »97 L’objet ne peut coïncider avec l’image qui ne peut en être le double ou la copie car dans la représentation il ne peut y avoir identité. Comme ce n’est pas le miroir qui identifie, celle-ci requiert le sujet qui se représente l’objet et son image. À la différence externe accessible à la connaissance conceptuelle s’ajoute une différence interne saisissable par la seule intuition subjective, comme la différence droite/gauche. Cette différence fonde l’opposition entre intuition et concept, entre esthétique et logique, entre sensibilité et entendement, entre phénomène et chose en soi. Miroir (speculum) pour Kant
Le primat du sujet dans la représentation et l’identité à soi du « je » comme synthèse pure L’expérience du miroir, aussi bien chez Descartes que chez Kant, révèle d’abord l’incomplétude essentielle de toute connaissance en raison de l’indétermination essentielle des choses qui contraint la représentation à compter sur soi et à partir d’elle-même pour connaître. Pour l’un comme pour l’autre, il s’agit de relativiser la science mathématique de manière à ce que la vérité dont elle pourrait être porteuse se fonde sur le sujet qui connaît. 97
Kant, id.
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Chez Descartes, le doute concernant les vérités mathématiques disqualifie la mathématique comme science et fonde la métaphysique. Chez Kant, le paradoxe des objets symétriques relativise la science mathématique et fonde la possibilité d’une philosophie transcendantale comme propédeutique à la métaphysique : « L’ontologie est cette science (formant une partie de la métaphysique) qui constitue un système de tous les concepts d’entendement et des principes, mais seulement dans la mesure où ils se rapportent à des objets qui peuvent être donnés aux sens et par conséquent justifiés par l’expérience. Elle ne touche pas au suprasensible qui est pourtant la fin ultime de la métaphysique ; donc elle ne fait partie de cette dernière qu’à titre de propédeutique, comme l’entrée ou le vestibule de la métaphysique proprement dite ; et elle est nommé philosophie transcendantale parce qu’elle contient les conditions et les premiers éléments de toute notre connaissance a priori. »98 Il ne sert plus d’être géomètre pour commencer à philosopher : mieux vaut partir de la métaphysique comme Descartes ou de la philosophie transcendantale comme Kant. Si l’affirmation de l’identité de deux choses appelle une synthèse intuitive, celle-ci suppose un sujet. Comme Descartes, Kant soutient que le « Je » fonde la représentation ; d’abord parce qu’elle est toujours accompagnée du « je pense » et ensuite parce qu’une telle pensée révèle l’essence de l’homme ou son humanité. On peut concevoir que des animaux aient des représentations mais aucun ne peut se représenter le « je » si ce n’est l’homme : la présence du sujet dans la représentation implique un pouvoir de réflexion. Si l’intuition est pouvoir de représentation, la réflexion de l’intuition suppose une représentation des représentations qui définit la nature de l’entendement : « § 1. Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les êtres vivants sur la terre. Par là, il est une personne ; et grâce à l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c’est-à-dire un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise ; et ceci, même lorsqu’il ne peut pas dire Je, car il l’a dans sa pensée ; ainsi toutes les langues, lorsqu’elles parlent à la première personne, doivent penser ce Je, même si elles ne l’expriment pas par un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est l’entendement. »99 La représentation se dissocie donc en représentation immédiate venant de l’intuition et en représentation réfléchie appartenant à l’entendement.
98
Kant, Les progrès de la métaphysique en Allemagne depuis Leibniz et Wolf, Vrin, Tr. fr. L.Guillermit, p. 10-11. 99 Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, tr. fr. M. Foucault, Livre, I, § 1.
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L’épreuve du miroir a supprimé la dimension virtuelle des choses en la réduisant à une pure spéculation (speculum) et a élevé en même temps la représentation à la condition sine qua non de la connaissance. Si la représentation immédiate se rapporte directement à l’objet, elle est dite intuition empirique quand elle n’est que sensation ; et intuition pure quand elle porte sur les relations ou la forme de ce qui est représenté. Notre rapport aux objets passe nécessairement par la représentation et pour former des concepts de ces objets, il est nécessaire d’abord de se les représenter. Entre l’intérieur et l’extérieur des objets, il y a une différence essentielle qu’aucune analyse ne peut surmonter. Même les concepts sont formés par comparaison des représentations. Ils s’en distinguent simplement par leur généralité alors que les intuitions sont singulières : « Toutes les connaissances, c’est-à-dire toutes les représentations rapportées consciemment à un objet sont ou bien des intuitions, ou bien des concepts. — L’intuition est une représentation singulière (représentatio singularis), le concept est une représentation générale (représentatio per notas communes) ou réfléchie (représentation discursiva). »100 Il ne peut y avoir de science sans un rapport à l’intuition qu’elle soit pure ou empirique ou sans rapport au concept. Tout se passe comme s’il y avait une partie active de la représentation qui n’est plus en rapport direct avec l’expérience et une partie passive ou réceptive qui correspond à une sorte d’affection de la représentation. Le savoir issu de l’entendement donne l’effet d’une spontanéité dont est dépourvu le savoir intuitif simplement réceptif à la matière de ce qui est représenté. Entre un sauvage qui voit une maison au loin sans savoir que c’est une maison et un autre homme qui le sait, la différence est que le premier n’a qu’une simple intuition alors que le second dispose en même temps d’une intuition et d’un concept. L’opposition spontanéité/réceptivité fonde dans la représentation sensible à la fois l’opposition du concept et de l’intuition, de l’a priori et de l’a posteriori. Mathématique et physique conjuguent ces deux aspects car elles font intervenir l’intuition et l’entendement, représentation spontanée et représentation réfléchie. La révolution copernicienne témoigne d’abord de la subordination nécessaire de toute science à une intuition, entendue comme pouvoir subjectif de représentation. L’objet n’est rien en dehors du cours des représentations par lesquelles il se donne à nous comme phénomène mais il n’est rien non plus sans le sujet qui se représente et anticipe en quelque sorte par une anticipation ce que la vision sensible découvrira. À l’intuition qui voit s’ajoute l’entendement qui réfléchit et détermine l’a priori de la connaissance : « Ainsi les représentations passives ou sensibles ont une relation compréhensible aux objets ; et les principes, qui sont 100
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Kant, Logique, p. 99, J. Vrin, tr. fr. L.Guillermit.
dégagés de la nature de notre âme, possèdent une valeur compréhensible pour toutes les choses dans la mesure où elles doivent être des objets des sens. Tout de même, si ce qui en nous s’appelle représentation, était actif par rapport à l’objet, c’est-à-dire si par là-même l’objet était produit, comme l’on se représente la connaissance divine en tant qu’archétype des choses, alors la conformité de celle-ci avec les objets pourrait être aussi comprise. »101 À la passivité de la sensation répond l’activité d’un sujet qui se représente. La raison voit les principes mais elle agit en fonction de plans : la construction scientifique obéit à une fonction de prévoyance. Nous ne pouvons connaître autrement qu’en construisant ce qui se donne dans la représentation. Les mathématiques et la physique ne sont devenues des sciences que parce que Thalès, Galilée, Torricelli, Stahl ont compris que la connaissance n’est rien sans ce pouvoir de représentation et sans le sujet qui les construit. La représentation sensible et la représentation réfléchie présupposent le sujet qui devient le fondement de leur accord : « Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans et qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu’elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle ; car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d’avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin. Il faut donc que la raison se présente à la nature tenant, d’une main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordant entre eux l’autorité de lois, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qu’il plaît au maître, mais au contraire, comme un juge en fonction qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur pose. » 102 Ce texte bien connu, montre l’importance du lien entre le jugement et la représentation quand il s’agit de poser des lois. Le métaphysicien est celui qui croit voir à partir d’une connaissance par purs concepts sans qu’il soit nécessaire de la rapporter à une intuition ; l’intuition intellectuelle, condition d’une connaissance adéquate, est une vision pure. C’est un visionnaire semblable à ce philosophe qui voyait très loin sans être capable de voir ce qui lui était proche, à savoir la jolie servante qui le regardait et le puits dans lequel il allait tomber. Qu’il s’agisse de vision ou de prévision, la représentation suppose un sujet qui est la raison dernière de toute représentation ; sinon, il pourrait y avoir des représentations de représentations et ainsi à l’infini : « La conscience 101 102
Kant, Lettre à Marcus Hertz, J.Vrin, Tr. fr. A. Philonenko. Kant, Critique de la raison pure (CRP.), Préface de la seconde édition, p. 17.
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originaire et nécessaire de l’identité de soi-même est donc en même temps une conscience d’une unité également nécessaire de la synthèse de tous les phénomènes par concepts, c’est-à-dire suivant des règles qui non seulement les rendent nécessairement reproductibles, mais par là aussi déterminent un objet à leur intuition, c’est-à-dire le concept de quelque chose où ils s’enchaînent nécessairement. L’esprit, en effet, ne pourrait pas concevoir, et cela a priori, sa propre identité dans la diversité de ses représentations, s’il n’avait devant les yeux l’identité de son acte qui soumet à une unité transcendantale toute la synthèse de l’appréhension (qui est empirique) et en rend tout d’abord possible l’enchaînement d’après des règles empiriques. » 103 Le Je est ce qui fonde l’unité de l’objet à partir de la diversité de ses représentations mais aussi l’identité à soi du sujet. Puisque le miroir peut multiplier à l'infini les copies ou images de l’objet, il faut bien supposer un centre à partir duquel s’unifient les images. La conscience de l’identité à soi-même qui définit le Je met un terme au jeu de miroir dans lequel le sujet risquerait de perdre son identité. Sans cette identité à soi, elle se perdrait dans le renvoi infini de représentation en représentation : à l’impossible identité du côté des choses et du miroir qui les réfléchit s’oppose l’identité à soi du Je. Les lois de la représentation entre la logique et la psychologie La représentation peut être spontanée ou réfléchie, passive ou active. Elle renvoie tantôt à l’objet, tantôt au sujet. Entre ces deux pôles, se glissent des nuances et des degrés de la représentation. L’intuition, indissociable du pouvoir de représenter, se subdivise aussi en degrés : « Au point de vue de la valeur objective de notre connaissance en général, on peut la hiérarchiser selon les degrés que voici : « Le premier degré de la connaissance, c’est : se représenter quelque chose. Le deuxième : se représenter consciemment quelque chose ou percevoir (percipere). Le troisième : savoir quelque chose : (kennen, noscere ), c’est-à-dire se représenter quelque chose en la comparant à d’autres choses aussi bien au point de vue de l’identité que de la différence. Le quatrième : savoir quelque chose avec conscience, c’est-à-dire connaître (erkennen, cognoscere). Les animaux aussi savent (kennen) les objets, mais ils ne les connaissent pas (erkennen). Le cinquième : entendre (verstehen, intelligere) quelque chose, c’est-àdire la connaître par l’entendement au moyen de concepts ou la concevoir 103
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Kant, CRP, p. 122.
(concipere). Ce qui est très différent de comprendre (begreifen). Il y a beaucoup de choses que l’on peut concevoir, bien qu’on ne puisse les comprendre, par exemple un perpetuum mobile, dont l’impossibilité est démontrée en mécanique. Le sixième : connaître ou discerner (einsehen, perspicere) quelque chose par la raison. Nous n’y atteignons qu’en peu de choses, et plus nous voulons perfectionner nos connaissances en valeur, plus le nombre devient faible. Enfin le septième : comprendre quelque chose (begreifen, comprehendere) c’est-à-dire la connaître par la raison ou a priori dans la mesure qui convient à notre propos. Car toute notre compréhension n’est que relative, c’est-à-dire suffisante pour une fin déterminée, il n’est rien que nous comprenions absolument. Rien ne peut être plus complètement compris que ce que le mathématicien démontre, par exemple que toutes les droites dans un cercle sont proportionnelles. Et cependant il ne comprend pas comment il se fait qu’une figure aussi simple ait de telles propriétés. » 104 Les degrés de la représentation s’étendent de la réceptivité des sens à la spontanéité de la réflexion de l’entendement. Descartes faisait dépendre l’entendement de la volonté quand il s’agissait de comprendre le pouvoir de juger ; Kant admet qu’il puisse y avoir des lois de la représentation. Est-il possible d’accorder dans la représentation la possibilité de lois et la nécessité d’un sujet ? Si la science implique des lois et des règles et si la science suppose la représentation, il est difficile d’échapper à la conclusion qu’il doit y avoir des lois de la représentation : « Tout dans la nature, aussi bien dans le monde inanimé que dans celui des vivants, se produit selon des règles, bien que nous ne connaissions pas toujours ces règles. La pluie tombe selon les lois de la pesanteur et, chez les animaux, la locomotion se produit aussi selon des règles. Le poisson dans l’eau, l’oiseau dans l’air se meuvent selon des règles. Toute la nature en général n’est strictement rien d’autre qu’une interdépendance des phénomènes selon des règles ; et il n’y a nulle part aucune absence de règles. Si nous croyons constater une telle absence, nous pouvons seulement dire en ce cas que les règles nous sont inconnues. Même l’exercice de nos facultés s’effectue selon certaines règles que nous suivons, d’abord sans en avoir conscience ; nous parvenons peu à peu à les connaître à la suite d’essais répétés et d’un usage prolongé de nos facultés qui finissent même par nous les rendre si familières que nous avons grand peine à les penser in abstracto. Ainsi par exemple la grammaire générale est la forme d’une langue en général. Or on parle aussi sans connaître la grammaire ; et celui qui parle sans la connaître a en réalité une grammaire et parle selon des règles, dont simplement, il n’a pas
104
Kant, L, p. 72-3.
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conscience. »105 Dans la mesure où il est naturel, le cours des représentations suit des lois même si nous n’en avons pas conscience. Mais de quelle science relèvent ces lois ? À la logique ? à la psychologie ? Y-a-t-il un critère pour distinguer les lois psychologiques et les lois logiques ? Kant reconnaît la nécessité de soumettre à des lois la pensée conçue comme représentation. On pourrait croire qu’il est à l’origine de cette assimilation de la logique à la psychologie qui finit par rendre impossibles non seulement la science mais aussi la vérité. Il a beau faire dépendre l’une et l’autre de la représentation, il ne les confond pas. Le critère qui permet de les distinguer se fonde sur la distinction du fait et du droit. En aucune manière, il n’est possible de déduire la légitimité et nécessité de la norme et du droit de la contingence du fait : « Certains logiciens supposent, à vrai dire, des principes psychologiques dans la logique. Mais admettre de tels principes en logique est aussi absurde que de tirer la morale de la vie. Si nous cherchions les principes dans la psychologie, c’est-à-dire dans les observations que nous ferions sur notre entendement, nous verrions simplement comment se produit la pensée et comment elle est assujettie à diverses entraves et conditions subjectives ; ce qui conduirait à la connaissance de lois simplement contingentes. Mais en logique il s’agit de lois nécessaires, non de lois contingentes, non de la façon dont nous pensons, mais de la façon dont nous devons penser. Les règles de la logique doivent donc être dérivées non de l’usage contingent, mais de l’usage nécessaire, de l’entendement, que l’on trouve en soi-même sans aucune psychologie. Dans la logique, ce que nous voulons savoir, ce n’est pas comment l’entendement est, comment il pense, comment il a procédé jusqu’ici pour penser, mais bien comment il devrait procéder dans la pensée. Elle doit nous enseigner le droit usage de l’entendement, c’est-à-dire celui qui est cohérent avec lui-même. » 106 Si la psychologie se distingue de la logique, c’est parce qu’elle est descriptive et s’en tient à l’observation : il n’est donc pas possible d’en déduire des règles ou des normes pour la pensée. Si elle permet de découvrir les règles de fonctionnement de l’esprit, elle ne peut dire si celui-ci a raison ou non de penser ou de raisonner d’une certaine manière. Alors que la psychologie est descriptive, la logique est prescriptive. Mais cette distinction ne suffit pas car les règles de l’entendement ne sont pas toutes nécessaires de la même manière : « Toutes les règles selon lesquelles l’entendement procède sont ou bien nécessaires ou bien contingentes. Les premières sont celles sans lesquelles tout usage de l’entendement serait impossible ; les secondes sont celles sans lesquelles un certain usage 105 106
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Kant, L, p. 9. Kant, L, p. 12.
déterminé de l’entendement ne pourrait avoir lieu. Les règles contingentes qui dépendent d’un objet déterminé de la connaissance sont aussi nombreuses que ces objets eux-mêmes. Par exemple il y a un usage de l’entendement en mathématique, en métaphysique, en morale, etc. Les règles de cet usage déterminé particulier de l’entendement dans ces sciences sont contingentes, car il est contingent que je pense tel ou tel objet, auquel ces règles particulières se rapportent. » 107 La distinction loi logique/loi psychologique dépend maintenant d’un usage général dans les sciences et d’un usage particulier propre à certaines sciences. Si la réflexion se libère de tout objet et de toute science particulière, il est possible de découvrir des règles absolument nécessaires de la réflexion car sans elles nous ne pourrions absolument pas penser. Les règles logiques ne sont pourvues de cette nécessité absolue que si l’usage qu’en fait l’entendement est aussi bien pur qu’empirique ; or il n’y a de pureté, c’est-àdire de nécessité et d’universalité que s’il y a forme : « C’est pourquoi ces règles peuvent être discernées même a priori, c’est-à-dire indépendamment de toute expérience, puisque, sans tenir compte de la distinction entre les objets, elles renferment simplement les conditions de l’usage de l’entendement en général, que cet usage soit pur ou empirique. Et de là vient que les règles universelles et nécessaires de la pensée en général ne peuvent concerner que sa seule forme et aucunement sa matière. »108 La nécessité logique ne peut être que formelle. Puisque la logique qui prescrit les règles à l’entendement est formelle, elle se distingue de la psychologie qui n’atteint que la matière. Logique formelle et grammaire générale supposent des règles faisant abstraction du contenu ou de la matière mais leur usage n’est assujetti à aucune règle ou loi dépendant d’une science fondamentale. Les règles nécessaires et universelles permettent de circonscrire la partie a priori, indépendante de la sensibilité, qui renferme les règles propres à l’usage de l’entendement quel que soit le sujet qui se représente. Les règles relatives à ce qui est particulier et sensible délimitent la partie a posteriori et concernent la sensibilité ou encore ce que l’on pourrait appeler le « vécu » que Kant désigne par l’affection. Les règles et lois dont se sert la représentation pour lier la diversité donnée dans la représentation intuitive relèvent d’une logique. Mais pour concevoir, juger et raisonner celle-ci requiert des règles s’appliquant à des représentations accompagnées de conscience : « Puisque la conscience est la condition essentielle de toute forme logique de la connaissance, la logique ne peut et ne doit avoir affaire qu’à des représentations claires et non obscures. En logique nous ne voyons pas comment naissent les représentations ; mais simplement comment elles 107 108
Kant, L, p. 10. Kant, L, p. 10-11.
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s’accordent avec la forme logique… »109 Ainsi la logique a bien affaire aux représentations et se distingue autant de la psychologie qui en étudie la genèse que de la métaphysique qui les envisage dans leur simple possibilité. Elle s’occupe des règles qui permettent de former des concepts et des jugements à partir des représentations données. On pourrait dire que la représentation est produite par un processus inconscient et qu’en ce sens elle est passive ; mais elle peut être le siège d’une activité consciente et dans ce cas elle suppose un processus de liaison à partir de la réflexion. La logique transcendantale entre la logique générale et la logique appliquée Kant voit très bien la menace que fait peser sur la vérité la confusion de la logique et de la psychologie. En comparant la logique formelle à la grammaire générale, on ne peut conclure que les lois logiques sont des lois linguistiques car la grammaire générale témoigne d’un pouvoir de liaison qui requiert des formes liées à une matière. Or la logique repose sur les formes provenant de la spontanéité de l’entendement. On ne peut pas admettre que ce dernier fonde un usage logique général tout en étant inconscient et l’admettre serait insensé. Il reste à déterminer la relation de ces formes générales à un contenu. L’opposition entre la réceptivité de l’intuition et la spontanéité de l’entendement indique, comme nous l’avons vu, qu’il y a des représentations produites par les objets qui nous affectent de certaines façons et que d’autres sont produites par nous. La vérité des jugements dépend de deux conditions primitives : « Des pensées sans contenu sont vides, des intuitions sans concepts, aveugles. Il est donc aussi nécessaire de rendre ses concepts sensibles (c’est-à-dire d’y ajouter l’objet dans l’intuition) que de se faire intelligibles ses intuitions (c’est-à-dire de les soumettre à des concepts. »110 De ce fait, toute science, y compris les mathématiques, dépend de l’esthétique et de la psychologie qui décrivent les formes et la matière de la sensibilité mais de la logique qui prescrit les règles de l’entendement. Mais l’entendement en tant que pouvoir de réflexion peut s’abstraire du contenu donné dans la sensibilité. Puisque la vérité des règles dépend d’un certain usage général conscient ou particulier de l’entendement, la logique suppose qu’on distingue l’usage général et logique de l’usage particulier Mais puisqu’il n’y a pas de science fondamentale à partir de laquelle
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Kant, L, p. 36. Kant, CRP, Deuxième partie, « Logique transcendantale, Introduction § I De la logique en général », Tr. fr. A. Tremesaygues et B. Pacaud, PUF. 110
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l’entendement pourrait puiser ses règles, d’où viennent les règles de son usage logique général ? La logique générale doit donc se subdiviser en logique pure qui traite des principes a priori qui s’imposent à la pensée et en logique appliquée qui concerne les conditions subjectives et psychologiques de la pensée : « Une Logique générale mais pure ne s’occupe donc que de purs principes a priori ; elle est un canon de l’entendement et de la raison, mais seulement par rapport à ce qu’il y a de formel dans leur usage, quel qu’en soit d’ailleurs le contenu (empirique ou transcendantal). Une logique générale est ensuite, dite appliquée, quand elle s’occupe des règles de l’usage de l’entendement sous les conditions subjectives empiriques que nous enseigne la psychologie. »111. L’opposition entre la partie pure de la logique générale qui use de principes purs a priori et la partie empirique qui traite des règles subjectives et particulières révèle une autre distinction dans l’entendement. Cette possibilité d’un usage double de l’entendement fonde la possibilité de la distinction entre les lois nécessaires et formelles de la logique et les lois contingentes et matérielles de la psychologie. Est-il possible de concevoir une logique qui soit formelle et générale et prenne en compte à la fois les principes purs et les représentations a priori comme celles de l’espace et du temps ? Pour séparer la logique de la psychologie, la philosophie critique doit trouver un usage de la raison qui s’exerce dans les frontières délimitées par la réceptivité et la spontanéité des représentations. Ce qu’il y a d’a priori dans les représentations détermine une relation à l’objet que Kant qualifie de « transcendantale ». Appliqué à l’usage de l’entendement, ce terme n’implique pas l’origine a priori de la représentation mais la possibilité de se rapporter a priori à des objets. Entre l’usage général et l’usage appliqué, prend place l’usage transcendantal. La solution kantienne au problème de la démarcation logique/psychologie est la découverte d’une sphère dans laquelle les éléments purs et empiriques cessent de s’opposer. L’usage de l’entendement sur lequel repose la possibilité d’une logique transcendantale vient de ce que pour Kant, la pensée pure peut « agir » : « Par conséquent, dans la présomption qu’il peut y avoir des concepts capables de se rapporter a priori à des objets, non comme des intuitions pures ou sensibles, mais simplement comme des actions de la pensée pure, qui sont, par suite des concepts, mais d’une origine qui n’est ni empirique ni esthétique, nous nous faisons, par avance l’idée d’une science de l’entendement pure et de la connaissance de raison par laquelle nous pensons des objets complètement a priori. Une telle science, qui déterminerait l’origine, l’étendue et la valeur objective de ces connaissances, devrait être appelée Logique 111
Kant, CRP, id.
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transcendantale. » 112 Cette logique suppose que les formes pures de l’entendement se rapportent a priori à des objets donnés dans la représentation et peuvent aussi agir sur l’intuition. Elle repose sur la notion d’usage a priori attribué à l’entendement. L’usage serait-il une action de la pensée ? En jugeant, l’entendement lie les concepts : c’est ainsi qu’il agit. L’usage spontané de l’entendement se manifeste donc dans le jugement qui n’est qu’une connaissance médiate, autrement dit une représentation de la représentation d’un objet : « Mais nous pouvons ramener à des jugements tous les actes de l’entendement, de telle sorte que l’entendement en général peut être représenté comme un pouvoir de juger. En effet, d’après ce qui a été dit plus haut, il est un pouvoir de penser. Or penser, c’est connaître par concepts ; et les concepts se rapportent, comme prédicats de jugements possibles, à quelque représentation d’un objet indéterminé. »113 L’action de la pensée ne dépend d’aucune loi préalable parce que la liaison résultant de la loi est un effet de l’acte spontané qu’est le jugement. La théorie du jugement semble la pierre de touche de la logique transcendantale car toute la puissance de liaison ou de synthèse des représentations s’achève dans l’action de juger de l’entendement. Cette action s’appelle une synthèse. Par ce terme Kant entend l’acte d’ajouter l’une à l’autre diverses représentations et d’en comprendre la diversité dans une connaissance. Ainsi la logique transcendantale pourrait être définie comme une logique qui explicite les règles de la connaissance en acte ou les règles de la synthèse a priori des représentations. Elle diffère de la grammaire générale qui suppose un usage inconscient des règles et un rapport aux symboles difficile à concevoir pour une philosophie qui fait du transcendantal le fondement de la connaissance. La déduction transcendantale comme fondement de la synthèse des représentations La logique transcendantale ne dépend ni de préceptes qui auraient leur origine dans une science primitive, ni des simples représentations car elle agit à partir d’une synthèse pure des représentations. À chaque niveau de la connaissance aussi bien intuitive que discursive se déploie une forme de synthèse propre. La synthèse objective n’est possible que par la synthèse subjective ; c’est ce que Kant appelle la révolution copernicienne. Sans cette liaison inhérente au sujet, rien dans l’objet ne peut être conçu ou pensé.
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Kant, CRP, § II. Kant, CRP, Livre I, ch. 1 , Première section.
D’où vient cet acte de liaison qui est le foyer et le sujet de la représentation ? Kant retrouve l’inspiration cartésienne du cogito mais il en réduit considérablement la portée. La pensée devient une simple forme de liaison dont la dimension ontologique du « Je suis, j’existe » est absente. Le cogito a la forme mutilée du « je pense » sans qu’on puisse connaître l’être qui pense. La forme du « je pense » va pourtant devenir une des formes fondamentales de la synthèse sous le nom d’aperception originaire : « Le je pense doit pouvoir accompagner toutes les représentations ; car autrement serait représenté en moi quelque chose qui ne pourrait pas du tout être pensé, ce qui revient à dire ou que la représentation serait impossible, ou que, du moins, elle ne serait rien pour moi. La représentation qui peut être donnée avant toute pensée s’appelle intuition. Par conséquent, tout le divers de l’intuition a un rapport nécessaire au je pense dans le même sujet où se rencontre ce divers. Mais cette représentation est un acte de la spontanéité, c’est-à-dire qu’on ne saurait la considérer comme appartenant à la sensibilité. Je la nomme aperception pure pour la distinguer de l’aperception empirique, ou aperception originaire parce qu’elle est cette conscience de soi qui, en produisant la représentation je pense, doit pouvoir accompagner toutes les autres, et qui est une et identique en toute conscience, ne peut être accompagnée d’aucune autre. »114 Tout se passe comme si de l’esthétique transcendantale à la logique transcendantale s’effectuait un renvoi de représentation en représentation jusqu’à une représentation première et fondamentale que Kant appelle l’aperception originaire qui s’identifie à l’acte du sujet. Au fondement de la logique transcendantale, nous trouvons une puissance de synthèse qui fonde le pouvoir de connaître à partir de la représentation. La déduction transcendantale des catégories doit montrer comment les concepts purs donnés à partir de l’activité synthétique du jugement dépendent du pouvoir de synthèse du sujet. La synthèse de la succession des représentations appelle l’imagination en tant qu’organe de liaison a priori des concepts et des intuitions. L’imagination transcendantale comme fondement de l’usage des représentations Ainsi la logique fondée sur la représentation peut être formelle à condition que ses formes renvoient à une synthèse primitive ; la relation à soi-même du sujet qui pense est primordiale et fonde la possibilité de toute autre synthèse. En ce sens, la logique transcendantale est formelle dans la 114
Kant, id., § 16.
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mesure où l’usage ou action de la pensée se fonde sur le pouvoir d’aperception du sujet qui connaît. L’aperception originairement synthétique joue le rôle d’une norme fondamentale qui donne leur nécessité aux lois de l’entendement. Il y a là un processus d’abstraction qui fait passer du fait à la loi, du contenu à la forme qui fonde ce contenu. Par quel pouvoir l’esprit peut-il passer de la synthèse subjective qu’est la relation à soi du sujet dans le « je pense » à la synthèse objective qu’est la relation du sujet à l’objet ? Kant rappelle souvent qu’il ne faut pas dire abstraire quelque chose mais abstraire de quelque chose. L’abstraction est ici semblable à celle que pratique Descartes dans sa fameuse analyse du morceau de cire qui consiste à soustraire de plus en plus de déterminations à l’objet perçu, ce qui lui donne une signification négative. Quand on pense le concept corps, on peut lui enlever des déterminations touchant la couleur, la taille, la forme, la dureté : il restera en fin de compte un concept de « quelque chose » qui n’est que l’envers d’un rien : « L’abstraction n’est que la condition négative qui permet la production des représentations à valeur universelle ; la condition positive, c’est la comparaison et la réflexion. Car l’abstraction ne fait naître aucun concept ; — l’abstraction ne fait que l’achever et l’enfermer dans les limites déterminées qui sont les siennes. » 115 La forme pure du je pense pourrait résulter d’une abstraction au sens négatif si elle n’était pas associée également à une condition positive. À quelle condition la liaison ou forme du je pense peut-elle prendre une signification positive ? La synthèse du divers donné dans la succession des représentations peut être figurée ou intellectuelle 116. Kant suppose une synthèse plus profonde permettant d’accorder l’intuition et le concept : c’est celle de l’imagination grâce à laquelle la forme pure du « je pense » reste en prise avec un contenu intuitif provenant de la succession liée au sens interne. Le « je pense » ne dispose d’un pouvoir de liaison que s’il rend possible la synthèse d’une représentation à une autre représentation. Non seulement il faut voir d’où on part mais prévoir où l’on va. La déduction transcendantale est incomplète tant qu’elle ne dispose que d’un principe car il lui manque alors la vision du but. Ceci ne peut se faire que si à la subjectivité et à son pouvoir normatif s’ajoute un pouvoir d’anticipation et de prospection. La déduction transcendantale concerne non seulement l’entendement comme forme et comme norme mais aussi l’imagination comme pouvoir d’anticiper. Comment mettre fin au hiatus entre imaginer et entendre ? À la synthèse de l’intuition et de l’entendement s’ajoute donc celle de l’imagination qui permet de lier sans qu’il y ait rapport à la sensibilité : 115 116
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Kant, L, p. 104. Béatrice de Longuenesse, Kant et le pouvoir de juger, 1993, PUF.
« Mais la synthèse figurée, quand elle se rapporte simplement à l’unité synthétique originaire de l’aperception, c’est-à-dire à cette unité transcendantale qui est pensée dans les catégories, doit, pour se distinguer de la liaison simplement intellectuelle, être appelée la synthèse transcendantale de l’imagination. L’imagination est le pouvoir de se représenter dans l’intuition un objet même en son absence. » 117 L’entendement semblait effectuer une synthèse venant de la forme pure du « je pense » ; en réalité cette dernière n’est que l’expression d’un pouvoir de synthèse propre à l’esprit qui se définit autant par son pouvoir d’imagination que de réflexion. La synthèse transcendantale de l’imagination ne fait qu’achever le pouvoir de synthèse de la spontanéité de la réflexion et de la réceptivité de l’intuition. Si réflexion et imagination finissent par se confondre, il subsiste encore dans l’imagination une distinction entre l’imagination productrice qui est pure spontanéité, et l’imagination reproductrice qui dépend des lois empiriques de l’association. Kant ne peut distinguer les lois logiques des lois psychologiques qu’en se donnant des couples tels que pur et empirique, spontanéité et réceptivité, norme et fait, forme et matière qu’il applique à la représentation. Mais le passage du second au premier terme du couple fait problème : comment peut-on accéder à la forme et à la norme à partir de la matière et du fait sans supposer une conception de l’abstraction fondée sur la négation ? Indifférente aux lois provenant d’une science préalable comme la science des nombres, la logique transcendantale ne peut compter que sur l’usage des représentations, qui dépend à son tour de la puissance de fiction de l’imagination. La réflexion associée à la spontanéité de l’entendement n’est finalement que l’effet de la puissance de l’imagination qui accorde les deux pôles extrêmes de la représentation, à savoir l’intuition et l’entendement : « Nous avons donc une imagination, comme pouvoir fondamental de l’âme humaine, qui sert a priori de principe à toute connaissance. Au moyen de ce pouvoir, nous relions, d’une part, le divers de l’intuition avec, d’autre part, la condition de l’unité nécessaire de l’aperception pure. Les deux termes extrêmes, c’est-à-dire la sensibilité et l’entendement, doivent nécessairement s’accorder à cette fonction transcendantale de l’imagination, puisque autrement tous deux donneraient sans doute des phénomènes, mais ne donneraient pas d’objets d’une connaissance empirique, ni, par suite, d’expériences. » 118 Si l’intuition implique une vision sensible et 117
Kant, CRP, § 24. Kant, CRP, « De la déduction des concepts purs de l’entendement, Troisième section, première édition, Du rapport de l’entendement à des objets en général et à la possibilité de les connaître a priori » 118
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l’entendement une vision intellectuelle, l’imagination permet à l’entendement de se rapporter a priori à une expérience parce qu’il y a en elle vision et prévision. De la perception à l’entendement, la synthèse est l’effet du pouvoir d’imaginer : « Il y a donc en nous un pouvoir actif qui fait la synthèse de ce divers ; nous le nommons l’imagination, et son action qui s’exerce immédiatement dans les perceptions, je l’appelle appréhension. En effet l’imagination doit former un tableau du divers fourni par l’intuition : il lui faut donc, auparavant, recevoir les impressions dans son activité, c’est-àdire les appréhender. »119 Entre l’imagination reproductrice et l’imagination productrice, il y a le même rapport qu’entre voir et prévoir, entre l’ a posteriori et l’ a priori. 120 La copule « est » ou la prédication fondée sur la synthèse du temps Mais cette synthèse fondamentale de l’esprit qui ne fait qu’imaginer alors qu’il semble percevoir et juger, reste finalement assez mystérieuse. D’où lui vient ce pouvoir ? La synthèse qui organise la représentation aussi bien spontanée que réceptive, a priori qu’a posteriori, est en quelque sorte inconsciente et se produit dans l’imagination. Ce sont les lois de l’imagination transcendantale qui fondent la liaison a priori de toute représentation. En faisant dépendre l’unité et l’ordre impliqués par toute représentation de la synthèse de l’imagination, Kant se trouve dans la nécessité de penser toute synthèse et toute liaison, y compris celle du jugement, à partir de la succession. La forme temporelle est la forme primitive de toute représentation car il n’est pas possible d’appréhender un divers sans énumérer ses parties et cette énumération est en fait une succession : « Je ne puis me représenter aucune ligne, si petite soit-elle, sans la tirer par la pensée, c’est-à-dire sans en produire successivement toutes les parties en partant d’un point, et sans tracer de la sorte cette intuition. Il en est exactement de même pour toute 119
Kant, CRP, Id. Kant : « L’imagination est donc aussi un pouvoir de synthèse a priori, et c’est pourquoi nous lui donnons le nom d’imagination productrice, et, en tant que, par rapport à tout le divers dans le phénomène, elle n’a pas d’autre but que l’unité nécessaire de la synthèse de ce phénomène, on peut l’appeler la fonction transcendantale de l'imagination. Aussi est-il sans doute étrange, mais pourtant évident d’après ce qui précède, que ce soit seulement au moyen de cette fonction transcendantale de l’imagination que deviennent possibles l’affinité des phénomènes, avec elle, l’association, et, par cette dernière, la reproduction suivant des lois, par conséquent l’expérience elle-même, puisque sans elle il n’y aurait jamais dans l'expérience aucun concept d’objets. » CRP , « Déduction des concepts purs de l’entendement, Troisième section : Du rapport de l’entendement à des objets en général et à la possibilité de les connaître a priori » 120
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partie du temps, même la plus petite. Je ne pense en elle que la progression successive d’un moment à un autre et toutes les portions de temps ajoutées ensemble produisent enfin une quantité de temps déterminée. » 121 La synthèse des parties de l’espace et du temps est le résultat de l’imagination productrice, spontanée, « cet art caché dans les profondeurs de l’âme humaine » qui synthétise et produit comme effet des schèmes, à savoir la ligne pour l’espace et le nombre pour le temps. Le temps est la forme à partir de laquelle s’organise le côté subjectif aussi bien qu’objectif de la représentatio122. La représentation du temps est la représentation antérieure à toute représentation puisque même la représentation de l’espace ne serait pas possible sans celle du temps. La synthèse du sens externe dépend de la synthèse du sens interne ou temps. Ainsi toute représentation implique une succession : « Or il est manifeste que, si je tire une ligne par la pensée ou que je veuille penser le temps d’un midi à un autre, ou même me représenter un certain nombre, il faut d’abord nécessairement que je saisisse une à une dans ma pensée ces diverses représentations. Si je laissais toujours échapper de ma pensée les représentations précédentes (les premières parties de la ligne, les parties antérieures du temps, ou les unités représentées successivement) et si je ne les reproduisais pas à mesure que j’arrive aux suivantes, aucune représentation entière, aucune des pensées susdites, pas même les représentations fondamentales, les plus pures et toutes premières, de l’espace et du temps, ne pourraient jamais se produire. » 123 Ainsi, les représentations se succèdent et il semble impossible de sortir des relations entre représentations car pour avoir accès à ce qui échappe à la représentation, il faudrait encore une représentation. Quel rapport y-a-t-il entre la succession chronologique et la succession logique ? Si penser c’est juger, comme le rappelle souvent Kant, la prédication qui lie une représentation en position de sujet à une autre représentation en position de prédicat n’est possible qu’à partir d’une synthèse originaire. Puisque le jugement se fonde sur une synthèse pure, la copule « est » 121
Kant, CRP, p. 165. « Toute intuition contient en soi un divers qui ne serait cependant pas représenté comme tel si l’esprit ne distinguait pas le temps dans la série des représentations successives, car, en tant que renfermée dans un seul moment, toute représentation ne peut jamais être autre chose qu’une unité absolue. Or, pour que, de ce divers puisse sortir l’unité de l’intuition (comme, par exemple, dans la représentation de l’espace), deux choses sont requises : le déroulement successif de la diversité et la compréhension de ce déroulement ; acte que je nomme la synthèse de l’appréhension, parce qu’il a directement pour objet l’intuition, laquelle, sans doute, présente un divers, bien qu’elle ne puisse jamais, sans une synthèse préliminaire, produire ce divers comme tel et aussi comme contenu dans une représentation » Kant, CRP , I, « De la synthèse de l’appréhension dans l’intuition », p.111, éd. citée. 123 Kant, CRP, id., p. 114. 122
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dissocie ce qui est donné simultanément dans la représentation, à savoir la liaison du sujet et de l’objet dans l’unité synthétique du cogito : « Le rôle que joue la copule EST dans ces jugements, c’est distinguer l’unité objective des représentations données de leur unité subjective. Elle désigne, en effet, le rapport de ces représentations à l’aperception originaire et leur unité nécessaire, bien que le jugement soit lui-même empirique et, par suite, contingent, comme celui-ci : les corps sont pesants. » 124 Le fondement logique de la prédication est donc subjectif et provient de la relation à soi découverte dans la réflexion de l’entendement et dans la relation à un autre donnée dans l’imagination. Le « est » qui relie le sujet au prédicat relie aussi bien le sujet à l’objet que l’imagination à l’entendement. La logique comme art de penser Si on admet comme Frege que le psychologisme réduit la pensée à la représentation, il était indispensable de chercher à comprendre comment s’est formée cette idée de la pensée. Descartes et Kant, bien qu’opposés sur la statut de la métaphysique comme science idéale, se rencontrent sur le rôle dévolu à la représentation pour penser. Nous avons montré que pour tous deux la pensée ne peut être conçue comme un reflet car elle implique la nécessaire différence de l’objet et de l’image, ainsi que la différence du concept et de l’objet. Face à l’épreuve du miroir, la représentation renvoie au sujet comme à l’instance qui dissocie l’image de la perception, le concept et son objet. La représentation n’est réfléchissante que s’il y a un sujet qui dit « je pense » ou « je suis » et qui donne la loi permettant d’attribuer ce qui revient à la perception et à l’entendement. Toutes les théories de la connaissance qui mettent l’accent sur le savoir comme reflet sont jugées « naïves » par ceux qui identifient pensée et représentation. Kant n’a pu poser les bases de sa philosophie qu’à partir du moment où il a pu montrer que ni la représentation intuitive, ni la représentation réflexive n’étaient concevables comme des doubles ou des copies d’objets extérieurs au sujet. Tel semble être le sens qu’on peut donner à la symétrie incomplète entre la droite et la gauche dans le rapport au miroir dont le fondement réside dans le sujet. La réflexion propre à la représentation ne dépend que du sujet ; la dimension virtuelle de l’image et du concept n’est qu’un simple effet de la synthèse pure de l’entendement lorsqu’il imagine a priori ce que peut être la chose. L’imagination transcendantale est solidaire de ce pouvoir de la subjectivité qui assure aussi bien au niveau perceptif qu’au niveau réflexif une fonction de liaison pour rassembler la diversité inhérente à la 124
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Kant, CRP, id., p. 119.
représentation. Le pouvoir réflexif du miroir avec ses jeux et ses illusions est remplacé par le pouvoir projectif de l’imagination. Comme le concept et le jugement dépendent de la représentation, la vérité se découvre dans « je pense » qui est toujours présent dans la représentation. L’importance reconnue à l’imagination contribue à réduire le rôle de la mémoire qui n’a plus qu’une fonction psychologique. Chez Descartes et Kant, son rôle est secondaire : la dimension transcendantale de la connaissance fondée sur l’action de la pensée renvoie au sujet qui se représente toujours, tout comme pour Descartes l’âme pense toujours. La présence à soi du sujet exclut tout rapport au passé : le jugement étant réflexion, à savoir représentation de représentation, il ne peut naître qu’à partir d’un présent qui surplombe le temps. Toute idée d’une science comme réminiscence perd son sens car la mémoire se fonde sur des lois qui échappent à la conscience réflexive. Que signifie agir par la pensée ? Pour nos deux philosophes, le sujet dispose d’une fonction synthétique qui se manifeste d’abord dans le rapport à soi et ensuite dans le rapport à l’autre. C’est la volonté et la liberté pour Descartes qui assurent la fonction de liaison quand l’entendement ne voit plus. Kant la découvre dans la synthèse pure de l’entendement sous la double forme de l’aperception originaire et de l’imagination transcendantale. Ces deux philosophes veulent soustraire la représentation à des lois car si des lois pouvaient déterminer la connaissance, il faudrait admettre qu’elles dépendent d’une science préalable. Quel serait le rapport de cette science à la pensée ? Nos deux penseurs préfèrent supposer une métaphysique de la liberté ou une philosophie transcendantale qui suppose le sujet comme fondement de la loi Il en résulte que la logique ne peut être considérée comme une science : elle ne peut être tout au plus qu’un art de penser indépendant de toute science fondamentale125. La liaison des mathématiques à l’intuition et leur réduction à une activité de construction implique qu’elles ne sont pas vraiment distinctes de leurs applications, telles la physique, la cosmologie, etc. La pensée scientifique et logique se définit par l’usage et les règles qui en proviennent. Puisqu’il n’y a que l’esprit et ses représentations, le bon usage des représentations dépend d’abord du sujet, de sa vision de la vérité et de la prévision de ses conséquences. Au cœur de la représentation gît une « lumière naturelle » qui permet à la fois de reconnaître le vrai, de le 125
Jean Cavaillès voyait aussi dans la Logique de Kant un retour à l’art de penser : « Cependant le début du cours rappelle fâcheusement celui d’Arnauld… Ici encore nous retrouvons la filiation de Port Royal .Il ne s’agit plus de réflexion de l’esprit sur ses actes, mais « la logique est connaissance par soi de l’entendement et de la raison d’après la forme. Entendement et raison, si abstraitement qu’on les décrive, restent pouvoir de la conscience irréductible et en tant que tels sont caractérisés par la propriété d’une auto-illumination intérieure. » Sur la logique et la théorie de la science, p. 1 et 2, 1960, PUF.
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distinguer d’avec le faux et de voir la vérité d’un raisonnement quand on a réduit la succession de ses parties à l’instantanéité de la vérité donnée dans le « je pense ». La pensée comme propriété d’un sujet, accompagne toute activité de l’esprit depuis la perception, le désir, l’émotion jusqu’aux actes de l’entendement : c’est le sens qu’il faut donner à la formule le « je pense » accompagne toutes nos représentations. Quand on se donne la représentation comme milieu primitif et originaire de la pensée, l’accord du concept et de l’intuition n’est donné dans aucune science préalable. Il n’est possible que si l’on suppose dans l’esprit un art, un pouvoir de fiction reposant sur l’imagination et peut-être même sur la liberté. Toute la théorie de la science comme construction de concepts dérive de cette idée de l’âme ou esprit dont la fonction est d’imaginer et de schématiser. Si l’esprit dispose d’un art caché dont aucun regard ne peut percer le mécanisme, il n’a pas besoin de lois antérieures à son pouvoir de représenter. Suivre cet art suffit à nous pourvoir en vérité. L’esprit humain apparaît comme une sorte de législateur qui impose la loi sans dépendre d’aucune : « L’entendement n’est donc pas simplement un pouvoir de se faire des règles par la comparaison des phénomènes, il est lui-même une législation pour la nature, c’est-à-dire que sans l’entendement, il n’y aurait nulle part de nature, je veux dire d’unité synthétique du divers des phénomènes d’après des règles. » 126 . On peut donc dire que les lois de l’entendement, définies comme pouvoir de représentation et de réflexion, s’imposent à la nature. La rationalité de la pensée vient de ce qu’elle tire d’elle-même les règles qui la font penser. On peut le voir dans tous les domaines du savoir : « Le mathématicien, le physicien, le logicien, quelques brillants succès que puissent avoir les premiers en général dans la connaissance rationnelle, et les seconds particulièrement dans la connaissance philosophique, ne sont pourtant que des artistes de la raison. »127 Il ajoute que si ces connaissances définissent un art de la raison, la philosophie doit être considérée comme une législation pour la raison. La loi à laquelle pense Kant est surtout la loi pratique mais si on pense la loi à partir de la liaison, il est clair que l’entendement aussi exerce une fonction de législation dans la science. La logique concerne bien la forme du jugement mais nous avons vu que celle-ci dépend d’un usage du jugement. Cette liaison n’est qu’une relation de succession temporelle entre une représentation antérieure et une autre postérieure. Du point de vue logique l’une sera dite l’antécédent et l’autre le 126
Kant, CRP, De la déduction des concepts purs de l’entendement, Troisième section ». Kant, CRP., « Théorie transcendantale de la méthode, ch. 3, Architectonique de la raison pure ». 127
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conséquent. La logique ne peut être qu’un art de penser puisque les règles de la synthèse pure reposent sur le temps qui assure la continuité du cours des représentations. Le rapport de la cause et de l’effet comme la relation du sujet au prédicat dépendent de cette synthèse pure qui est celle du temps. Si on tient le temps pour le donné ultime, alors il ne peut y avoir de lois qui s’imposeraient à lui. Le temps est finalement le sujet dernier dont chaque sujet ne saisit que la forme dans le sens interne. Ou bien le temps est l’artiste suprême (Kant) qui impose à tout être un ordre de succession fondé sur la relation antérieur postérieur ; ou bien c’est Dieu lui-même qui est le législateur suprême (Descartes) qui ordonne les moments du temps comme le montre la thèse cartésienne de la véracité divine. Mais dans une telle perspective, l’objectivité et l’intemporalité de la vérité font problème. Il ne suffit pas de déclarer que la logique est formelle pour se libérer de l’hypothèque psychologiste : les lois logiques sont vraies indépendamment du temps et de l’espace sans qu’il soit nécessaire de supposer un monde d’idées.
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PARTIE 2
Mathématique et métaphysique
CHAPITRE 3
Pascal
La logique peut-elle être une science plutôt qu’un art ou un organon de la science ? Nous voudrions examiner maintenant les perspectives de penseurs qui furent aussi de grands mathématiciens. Pascal et Leibniz critiquent la méthode cartésienne dans la mesure où celle-ci désarticule le lien existant entre vérité et démonstration mathématique. Nos deux philosophes ne réduisent pas la pensée à la simple représentation mais admettent l’importance des figures (géométrie) et des nombres (arithmétique) pour savoir. L’ordre qu’ils manifestent est d’abord symbolique : tous deux s’accordent sur l’idée qu’on peut savoir et penser sans qu’il soit nécessaire de se représenter. Le paradoxe de la méthode dans la recherche de la vérité Chez Descartes la méthode devait nous conduire à la science, c’est-à-dire à savoir reconnaître la voie juste et la distinguer de la fausse : la méthode était elle-même le résultat de toute une suite d’expériences faites en parcourant le « grand livre du monde ». Comment saurons nous que cette méthode nous conduit à la vérité si elle n’est pas elle-même vraie ? N’y-a-t-il pas un cercle ? La question posée est celle de savoir s’il n’y a pas une illusion dans la recherche de la vérité car chercher la vérité suppose qu’on ne l’a pas. Pourtant s’il existe une méthode qui nous y conduit, celle-ci doit être vraie et reconnaître la vérité de celle-ci n’est possible que si nous avons déjà la vérité. D’où la référence au « bon sens » qui est une sorte de vérité en puissance à condition de pouvoir se représenter et juger. Dans le Ménon, Socrate attire l’attention sur le caractère paradoxal de la science car savoir implique qu’on connaisse la vérité mais aussi qu’on l’ignore. Il en va de même de la méthode ; dans La logique ou l’art de penser, Arnauld et Nicole avaient noté ce caractère paradoxal du rapport de la logique à la science : concevoir la logique comme un instrument (organon) au service de la science présuppose l’extériorité de l'instrument et par suite de la méthode par rapport à la vérité. Il faut donc bien que la vérité acquise par la science soit liée essentiellement à la vérité du 97
chemin ou de l’instrument par lequel nous l’acquérons. Si la méthode ou la raison est un instrument pour s’élever à la science, il n’est pas possible de séparer l’instrument de la science : « On se sert de la raison comme d’un instrument pour acquérir les sciences, & on se devroit servir au contraire, des sciences comme d’un instrument pour perfectionner sa raison : la justesse de l’esprit étant infiniment plus considérable que toutes les connoissances spéculatives, auxquelles on peut arriver par le moyen des sciences les plus véritables & les plus solides »128. Comme la méthode cartésienne, la logique de Port Royal semble avoir une finalité pratique dans la mesure où elle vise d’abord à rendre l’esprit plus juste par un certain usage des sciences en y puisant des exemples propres à renforcer la culture de l’esprit et son aptitude à discerner le vrai du faux. Ainsi, la question de la science et de la vérité ne se réduit pas seulement au but ou à la fin qu’on veut atteindre : le but n’est rien sans le principe et la science recherchée n’est rien sans la méthode qui la fait découvrir. Si la vérité est dans la science, elle est aussi dans la méthode qui nous y fait parvenir. Mais d’où vient la vérité de cette méthode ? Descartes croit qu’elle provient du bon sens et de la puissance de juger en chacun de nous que la méthode peut redresser quand elle s’égare. Mais au lieu de partir du bon sens et de la représentation qui rend possible la vie mentale, ne pourrait-on pas partir d’un donné qui est celui de la science dont on a hérité et qui s’est trouvée confirmée avec le temps ? Influencé par le jansénisme mais aussi par la critique des pyrrhoniens, Pascal ne voit plus dans la lumière naturelle un accès possible à la vérité car la nature n’est qu’une seconde coutume et résulte d’un héritage de préjugés129. Nous ne trouverons pas en nous la lumière qui nous ouvre à la vérité. Nous n’y parvenons qu’à partir d’une médiation ou d’un médiateur. Quand il s’agit des vérités relatives à nous, il vaut mieux faire appel à la science et quand il s’agit des vérités relatives à notre salut, il vaut mieux compter sur la foi et sur le médiateur par excellence, Jésus Christ. Par sa méfiance vis-à-vis du moi et de la représentation, Pascal s’écarte de manière radicale de Descartes et ne considère pas la distinction sujet objet comme une distinction fondamentale car pour lui la représentation, privée de lumière naturelle ou d’évidence, ne peut être éclairée que par la foi ou par une méthode qui n’a rien à voir avec la 128
Arnauld et Nicole, La logique ou l’art de penser, PUF, 1965, p.15. « 125- 92 Qu’est-ce que nos principes naturels sinon nos principes accoutumés ? Et dans les enfants, ceux qu’ils ont reçus de la coutume de leurs pères comme la chasse dans les animaux...126- 93 Les pères craignent que l’amour naturel des enfants ne s’efface. Quelle est donc cette nature sujette à être effacée. La coutume est une seconde nature qui détruit la première. Mais qu’est-ce que la nature ? Pourquoi la coutume n’est-elle pas naturelle ? J’ai grand peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature » Pascal, Oeuvres, Pensées, The Macmillan Company, p. 514. 129
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lumière naturelle. La critique des puissances trompeuses, inspirée du pyrrhonisme, présuppose que depuis la sensation jusqu’à la raison, on ne peut se fier à la lumière naturelle (évidence) pour distinguer le vrai d’avec le faux. Par suite la vérité qu’obtiennent les sciences n’est réellement vérité que lorsqu’elle est démontrée. Dans De l’esprit géométrique et de l’art de persuader, Pascal ne se propose pas de découvrir la vérité comme le fait Descartes mais de la prouver : « On peut avoir trois principaux objets dans l’étude de la vérité : l’un, de la découvrir quand on la cherche ; l’autre, de la démontrer quand on la possède ; le dernier, de la discerner d’avec le faux quand on l’examine. Je ne parle point du premier : je traite particulièrement du second, et il enferme le troisième. Car, si l’on sait la méthode de prouver la vérité, on aura en même temps celle de la discerner, puisqu’en examinant si la preuve qu’on en donne est conforme aux règles qu’on connaît, on saura si elle est exactement démontrée...Celui de démontrer les vérités déjà trouvées, et de les éclaircir de telle sorte que la preuve en soit invincible, est le seul que je veux donner ; je n’ai pour cela qu’à expliquer la méthode que la géométrie y observe : car elle l’enseigne parfaitement, par ses exemples, quoiqu’elle n’en produise aucun discours.»130. On mesure ici la distance qui sépare l’esprit cartésien de l’esprit pascalien en faisant dépendre la vérité ou la fausseté de la volonté du sujet qui éclate dans le doute et le rend dans une certaine mesure semblable à Dieu. Pascal est plus sensible au doute des pyrrhoniens qui, certes, rend impossible toute atteinte de la vérité en partant du sujet et de sa représentation mais laisse la porte ouverte à un sentiment naturel qui peut être l’antichambre de la foi131. Il ne croit pas qu’on puisse se servir du doute hyperbolique pour parvenir à la vérité et au précepte qui recommande de considérer comme faux tout ce qui est douteux : au doute cartésien, hyperbolique il oppose le raisonnement par l’absurde qui consiste à tirer des conséquences fausses d’une proposition douteuse. Au lieu de la déclarer fausse parce que douteuse, il est préférable de la supposer fausse pour voir si on ne peut en déduire quelque contradiction. Si une proposition douteuse est supposée fausse et que cette supposition entraîne une contradiction, il est faux que cette supposition soit fausse et par suite elle se révèle vraie ; si elle n’entraîne pas de contradiction, c’est qu’elle est fausse. Le doute hyperbolique atteint même le principe de contradiction qui régit toute connaissance. Pour parvenir à la vérité, la seule 130
Pascal, Oeuvres, « De l’esprit géométrique et de l’art de persuader » (EG), p. 348. « Les principales forces des pyrrhoniens, je laisse les moindres, sont que nous n’avons aucune certitude de la vérité de ces principes, hors la foi et la révélation, sinon en (ce) que nous les sentons naturellement en nous. Or ce sentiment naturel n’est pas une preuve convaincante de leur vérité, puisque n’y ayant point de certitude hors la foi, si l’homme est créé par un dieu bon, un démon méchant ou à l’aventure, il est en doute si ces principes nous sont donnés ou véritables, ou faux, ou incertains selon notre origine. » Pascal, Pensées, § 131-434.
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méthode à notre portée est celle que nous donne la géométrie en recourant aux définitions pour éclaircir le sens des mots obscurs et aux démonstrations pour faire surgir la vérité assujettie au principe de non contradiction : La symbolique des mots comme substitut de la lumière naturelle La méthode doit être cherchée dans une science dans laquelle un accord ou équilibre entre l’art et la nature rend possible la vérité. On peut dire que l’idée de lumière naturelle, indispensable à la recherche de la vérité, n’a plus le même sens chez Descartes et Pascal : pour le premier elle s’identifie au pouvoir de juger et de distinguer le vrai d’avec le faux comme si entre les deux il ne pouvait y avoir d’intermédiaire alors que pour le second la lumière naturelle ne jaillit plus de la représentation mais des mots de la langue132. Dans la langue se nouent l’art et la nature ; et il semble vain de croire qu’on pourra dépasser le niveau symbolique des mots car le langage constitue le milieu de la connaissance, le seul à notre portée entre l’infinité des propositions en amont des principes et l’infinité de leurs conséquences en aval. Qu’il s’agisse de chercher les principes de la justice sous la forme d’une loi naturelle ou les principes de la vérité sous la forme de l’évidence, nous sommes toujours renvoyés de lois en lois, de principes en principes comme si la médiation et le milieu étaient notre lot. D’un côté il y a les coutumes qui se donnent comme si elles étaient la nature et de l’autre la nature des choses qui se donnent dans le reflet des mots mais c’est par une illusion due à notre misère naturelle que nous croyons pouvoir retrouver les principes à partir des lois et des mots. Le détour par le symbolique et la langue signifie désormais qu’il n’est plus possible de distinguer l’art de la nature, la relativité des conventions et la relativité de la nature. La méthode des géomètres implique un ordre à notre mesure car il résulte d’un accord entre la nature et le discours. Loin d’exclure les mots, elle les suppose. Dans le langage, il existe des termes que chacun comprend et des énoncés si simples que toute tentative de démonstration obscurcirait l’énoncé plutôt que de le clarifier. Comme notre science n’est qu’humaine, elle hérite des imperfections de notre nature où se mêle l’obscurité et la lumière, la certitude et l’incertitude. Notre science ne peut nous offrir qu’une méthode en accord avec la nature de notre esprit ; la lumière naturelle qui en provient ne relève pas de la contemplation ou de l’évidence qui donne la vision de
132 « C’est ce que la géométrie enseigne parfaitement. Elle ne définit aucune de ces choses, espace, temps, mouvement, nombre, égalité, ni les semblables qui sont en grand nombre, parce que ces termes-là désignent si naturellement les choses qu’ils signifient, à ceux qui entendent la langue, que l'éclaircissement qu’on en voudrait faire apporterait plus d’obscurité que d’instruction. » Pascal, EG, id., p. 350.
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l’essence mais d’habitudes qui deviennent en quelque sorte des lois pour la pensée. Elle est bien plutôt l’expression de l’ordre auquel nous appartenons qui est celui du milieu par rapport au néant et à l’infini. Aussi, l’ordre parfait qui consisterait à tout définir et à tout prouver nous renverrait aux extrêmes : « Mais il ne s’ensuit pas de là qu’on doive abandonner toute sorte d’ordre. Car il y en a un, et c’est celui de la géométrie, qui est à la vérité inférieur en ce qu’il est moins convaincant, mais non pas en ce qu’il est moins certain. Il ne définit pas tout et ne prouve pas tout, et c’est en cela qu’il lui cède ; mais il ne suppose que des choses claires et constantes par la lumière naturelle, et c’est pourquoi il est parfaitement véritable, la nature le soutenant au défaut du discours. Cet ordre, le plus parfait entre les hommes, consiste non pas à tout définir ou à tout démontrer, ni aussi à ne rien définir ou à ne rien démontrer, mais à se tenir dans ce milieu de ne point définir les choses claires et entendues de tous les hommes, et définir toutes les autres ; et de ne point prouver toutes les choses connues des hommes, et de prouver toutes les autres. Contre cet ordre pèchent également ceux qui entreprennent de tout définir et de tout prouver et ceux qui négligent de la faire dans les choses qui ne sont pas évidentes d’elles-mêmes. » 133 La recherche d’un ordre dans l’infini de l’univers dépasse le cadre d’une science simplement humaine mais la recherche d’un ordre pour la pensée est tout à fait à notre portée car, si l’ordre cosmique et naturel n’est accessible qu’à partir de la foi, l’ordre dans la pensée peut être appréhendé à partir de la méthode des géomètres et du sentiment naturel dans lequel se donne cette forme de vérité. Si la vérité passe par les définitions et les preuves, c’est parce qu’il n’y a plus d’évidence qui finit par nous aveugler. Notre nature nous empêche de voir la vérité dans l’évidence du donné des mots tels que « espace, temps, mouvement, nombre, égalité » et nous cherchons une lumière en tentant de nous représenter les choses dont nous avons une lumière naturelle : « Car il n’y a rien de plus faible que le discours de ceux qui veulent définir ces mots primitifs. Quelle nécessité y-a-t-il d’expliquer ce qu’on entend par le mot homme ? Ne sait-on pas assez quelle est la chose qu’on veut désigner par ce terme ? Et quel avantage pensait nous procurer Platon, en disant que c’était un animal à deux jambes sans plumes ? Comme si l’idée que j’en ai naturellement, et que je ne puis exprimer, n’était pas plus nette et plus sûre que celle qu’il me donne par son explication inutile et même ridicule ; puisqu’un homme ne perd pas l’humanité en perdant les deux jambes, et qu’un chapon ne l’acquiert pas en perdant ses plumes. » 134 La lumière naturelle devient paradoxale dès que l’on tente d’en définir la notion car on entre alors 133 134
Pascal, id., p. 350. Pascal, EG, p. 350.
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dans un cercle définissant la lumière par la propriété d’être lumineux. Tenter de dépasser ce caractère circulaire de ce qui est simple ne peut conduire qu’à une pétition de principe : il en va de la lumière comme de l’être qu’on peut définir sans présupposer l’être ou du temps sans faire appel au mouvement qui renvoie au temps. Il y a donc un donné naturel qu’on ne voit pas et échappe à la représentation subjective ; il réside dans le pouvoir de désigner et se confond avec la coutume. On peut être surpris que la mécanique ne puisse définir le mouvement, l’arithmétique les nombres et la géométrie l’espace : « Mais on n’en sera pas surpris, si l’on remarque que cette admirable science ne s’attachant qu’aux choses les plus simples, cette même qualité qui les rend dignes d’être ses objets, les rend incapables d’être définies ; de sorte que le manque de définition est plutôt une perfection qu’un défaut, parce qu’il ne vient pas de leur obscurité, mais au contraire de leur extrême évidence, qui est telle qu’encore qu’elle n’ait pas la conviction des démonstrations, elle en a toute la certitude. Elle suppose donc que l’on sait quelle est la chose qu’on entend par ces mots : mouvement, nombre, espace ; et, sans s’arrêter à les définir inutilement, elle en pénètre la nature, et en découvre les merveilleuses propriétés. »135 Pour qu’il y ait science, non seulement il n’est pas nécessaire de faire table rase de ce que l’on sait mais il est vain de faire tendre vers zéro le contenu de la connaissance comme le fait le doute hyperbolique : on ne peut savoir que s’il y a préalablement un savoir donné qu’il faut chercher dans les sciences, les livres et certains mots de la langue. Ainsi tout savoir et toute science procède d’un savoir préalable. La relation de désignation qui relie le mot à ce qu’il désigne est sans doute moins arbitraire que la relation entre représentation-sujet et représentationobjet. L’évidence, liée au pouvoir de se rendre présent la chose dans l’esprit, grâce à son idée, est toujours relative au sujet qui se représente alors que la relation de désignation est relative à un donné qui se caractérise par sa simplicité. Pascal se plaît alors à montrer la simplicité du temps et en même temps son caractère paradoxal dès qu’on tente de le définir : il n’y a pas plus d’essence du temps qu’il n’y a une essence de la justice, du nombre, de l’espace ou du mouvement. La nature se donne dans la coutume : « Cependant il y a bien de différentes opinions touchant l’essence du temps. Les uns disent que c’est le mouvement d’une chose créée ; les autres, la mesure du mouvement, etc. Aussi ce n’est pas la nature de ces choses que je dis qui est connue de tous : ce n’est simplement que le rapport entre le nom et la chose ; en sorte qu’à une expression, temps, tous portent la pensée vers le même objet : ce qui suffit pour faire que ce terme n’ait pas besoin d’être défini, quoique ensuite, en examinant ce que c’est que le temps, on vienne à différer 135
Pascal, id., p. 351.
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de sentiment après s’être mis à y penser ; car les définitions ne sont faites que pour désigner les choses que l’on nomme, et non pas pour en monter la nature. »136 La référence à tous, autrement dit à l’universel, signifie non pas l’universalité visée par la représentation mais la généralité car les définitions nominales renvoient à l’usage général de ceux qui parlent la même langue alors que les choses auxquelles se réfèrent les définitions réelles impliquent une universalité de l’essence qui dépasse notre milieu fait de nature et de coutume. Il en résulte que la recherche de l’essence est vaine : « Rien suivant la seule raison n’est juste de soi, tout branle avec le temps. »137. Puisque nous avons affaire à une nature qui est en même temps une coutume, la méthode la plus parfaite ne consistera pas à partir du bon sens ou jugement mais de définitions nominales qui consistent à imposer un sens aux noms sans chercher à examiner si, partant de la définition, on peut se représenter l’essence de ce mot. La méthode géométrique fait aussi appel aux définitions de nom et cellesci exigent simplement que l’on n’impose pas le même nom à des choses différentes : « Leur utilité et leur usage est d’éclaircir et d’abréger le discours, en exprimant, par le seul nom qu’on impose, ce qui ne pourrait se dire qu’en plusieurs termes ; en sorte néanmoins que le nom imposé demeure dénué de tout autre sens, s’il en a, pour n’avoir plus que celui auquel on le destine uniquement. En voici un exemple : si l’on a besoin de distinguer dans les nombres ceux qui sont divisibles en deux également d’avec ceux qui ne le sont pas, pour éviter de répéter souvent cette condition on lui donne un nom en cette sorte : j’appelle tout nombre divisible en deux également, nombre pair. Voilà une définition géométrique : parce qu’après avoir clairement désigné une chose, savoir tout nombre divisible en deux également, on lui donne un nom que l’on destitue de tout autre sens, s’il en a, pour lui donner celui de la chose désignée. D’où il paraît que les définitions sont très libres, et qu’elles ne sont jamais sujettes à être contredites ; car il n’y a rien de plus permis que de donner à une chose qu’on a clairement désignée un nom tel qu’on voudra. » 138 . Pour se protéger des risques de confusion qu’implique parfois l’usage des définitions, il suffira de « substituer mentalement la définition à la place du 136
Pascal, id., p. 350. Pascal, Pensées, 60 -294, p. 507. 138 Pascal, id., p. 349. Dire que les définitions nominales dépendent de conventions ne signifie pas le retour à l’arbitraire de la liberté : car l’arbitraire vient de ce que l’on confond définitions réelles ou de choses et définitions nominales ou qu’on mélange l’art et la nature ou encore qu’on décide librement ou par convention d’accorder le nom forgé librement avec la nature ou l’essence : « Il faut donc éviter les équivoques, et ne pas confondre les conséquences. Car il ne s’ensuivra pas de là que la chose qu’on entend naturellement par le mot de temps soit en effet le mouvement d’une chose créée. Il a été libre de nommer ces deux choses de même ; mais il ne le sera pas de les faire convenir de nature aussi bien que de nom. » Pascal, id., p. 350. 137
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défini » de manière à s’assurer de l’identité du définissant et du défini ou encore que la définition du mot ne s’applique pas à deux désignations différentes. La définition peut donc partir de ce sens ou au contraire introduire un nouveau sens auquel cas la définition est libre ; l’erreur consiste à supposer qu’une telle définition donne l’essence de la chose, un nom ne pouvant donner qu’un sens et non pas une essence : « Mais ce n’est pas avoir l’esprit juste que de confondre par des comparaisons si inégales la nature immuable des choses avec leur noms libres et volontaires, et dépendant du caprice des hommes qui les ont composés. Car il est clair que pour faciliter les discours on a donné le nom d’armée à vingt mille hommes, celui de ville à plusieurs maisons, celui de dizaines à dix unités ; et que de cette liberté naissent les noms d’unité, binaire, quaternaire, dizaine, centaine, différents par nos fantaisies quoique ces choses soient en effet de même genre par leur nature invariable, et qu’elles soient toutes proportionnées entre elles et ne diffèrent que du plus ou du moins, et quoique en suite de ces noms, le binaire ne soit pas quaternaire, ni une maison une ville, non plus qu’une ville n’est pas une maison. » 139 Les définitions nominales partent du sens des mots entendus de tous ceux qui parlent la même langue et supposent non seulement un donné naturel, le mot, mais aussi un art qui est celui de rapporter un mot à d’autres mots pour faire surgir un sens. Le sens est donc bien ici le substitut de l’essence perdue en raison des puissances trompeuses qui aveuglent notre esprit. La géométrie pour accorder la vérité et l’infini Descartes invoquait une mathématique universelle, science promise plutôt que donnée. Mais Pascal s’en tient à la géométrie. Les règles de la pensée sont à chercher dans la géométrie qui est la science fondamentale car elle manifeste un équilibre entre ce que peuvent offrir la lumière naturelle et l’art. Le rapport de la coutume et de la nature est si étroit qu’il est vain de croire qu’on pourra les dissocier : il s’agit d’un chiasme 140. Il en résulte qu’on ne peut atteindre la vérité que dans une science qui retrouve dans sa méthode, cette sorte de lien entre le sentiment naturel dont parlent les pyrrhoniens et la raison à laquelle recourent les dogmatiques. La méthode géométrique apparaît comme une sorte de milieu entre l’incertitude à laquelle nous abandonnent les pyrrhoniens et la certitude de la foi qui est la science la plus parfaite : « ...car ce qui passe la géométrie nous surpasse ; et 139
Pascal, id., p. 353. « Donc toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties. » Pascal, id., 199-72, p. 527.
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néanmoins il est nécessaire d’en dire quelque chose, quoiqu’il soit impossible de la pratiquer, et bien plus de réussir à l’une qu’à l’autre. Et je n’ai choisi cette science pour y arriver que parce qu’elle seule sait les véritables règles du raisonnement, et sans s’arrêter aux règles des syllogismes qui sont tellement naturels qu’on ne peut les ignorer, s’arrête et se fonde sur la véritable méthode de conduire le raisonnement en toutes choses, que presque tout le monde ignore, et qu’il est si avantageux de savoir, que nous voyons par expérience qu’entre esprits égaux et toutes choses pareilles, celui qui a de la géométrie l’emporte et acquiert une vigueur toute nouvelle. Je veux donc faire entendre ce que c’est que démontrer par l’exemple de celles de la géométrie, qui est presque la seule des sciences humaines qui en produise d’infaillibles, parce qu’elle seule observe la véritable méthode, au lieu que toutes les autres sont par une nécessité naturelle dans quelque sorte de confusion que les seuls géomètres savent extrêmement reconnaître »141. La vérité ne peut provenir de la lumière naturelle. Ne pouvant être reçue de manière directe, elle exige des preuves ; par suite la théorie de la démonstration devient l’instrument indispensable pour atteindre la vérité. Or par sa matière la géométrie s’occupe de l’espace ; par sa forme elle est science de la démonstration ; elle seule peut donner des exemples de propositions vraies parce que prouvées. a) Nécessité de faire appel à la démonstration quand l’infini est partout Si la science nous permet de connaître la nature et de nous en rendre comme maître et possesseur par la technique, ne peut-elle pas aussi nous rendre comme maître et possesseur de nos pensées ? La méthode de pensée développée à partir de la géométrie implique que nous sachions éloigner notre vue de tout ce qui est proche pour ouvrir notre pensée à la reconnaissance d’un infini qui l’enveloppe de toutes parts. Pascal se méfie de la représentation qui fonde les puissances trompeuses et ne cherche pas la lumière naturelle dans le jugement, la volonté qui affirme ou nie, ou le moi qui se représente. Il l’invite à s’éloigner du moi et à découvrir l’infini qui se donne à nous sous ses deux formes, l’infini de grandeur et l’infini de petitesse. Le célèbre texte sur les deux infinis montre bien ce mouvement d’éloignement par rapport au moi qui nous rend aveugle exactement comme le prisonnier de la caverne se détourne des simulacres et découvre progressivement l’invisible et la lumière : « Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent. Qu’il regarde cette éclatante lumière mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers, que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit, et 141
Pascal, Id., p. 349.
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qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui-même n’est qu’une pointe très délicate à l’égard de celui que ces astres, qui roulent dans le firmament, embrassent. Mais notre vue s’arrête là : que l’imagination passe outre, elle se lassera plutôt de concevoir que la nature de fournir. Tout le monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée n’en approche, nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n'enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses. C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part... »142. Le vertige du décentrement décrit par Pascal n’est pas sans rapport avec l’illumination progressive du prisonnier qui sort de la caverne et découvre le principe. Sorti de la représentation, l’esprit perd la vue (« ... éloigne sa vue... ») et ne peut plus compter sur l’évidence. Pour accéder à l’infini, la pensée doit se faire aveugle : tout ce qu’elle voit à partir d’idées claires et distinctes n’a d’autre consistance que celle du point, d’une pointe ou d’un trait. La représentation perd tout repère et se trouve oscillante entre le néant et le tout. Quand il n’y a plus de moi, la représentation n’est plus délimitée par rien et il subsiste un abîme conduisant soit à l’infiniment grand soit à l’infiniment petit : « Également incapable de voir le néant d’où il est tiré et l’infini où il est englouti. »143. Il existe une science qui nous permet de parler en vérité de l’infini : c’est précisément la géométrie dont la méthode se fonde sur la nécessité de définir et de prouver. Elle ne cherche pas à tout définir et à tout prouver car cela signifierait que dans la science l’art est tout ; le chiasme art/nature rend possible une science qui repose sur des définitions sans avoir besoin de tout définir et sur des preuves sans avoir besoin de tout prouver. La méthode des géomètres évite la régression infinie comme celle que l’on trouve dans la représentation : en effet, pour comprendre la représentation, il faut être dans la représentation. Consciente de ce risque de cercle, la philosophie dissocie la représentation en représentation sujet par rapport à la représentation objet. b) L’art et la nature au service de la preuve L’infini étant partout, il ne sert à rien de le considérer comme une fiction. On peut en parler et dire à son sujet des choses vraies et ce sont les géomètres qui nous l’enseignent lorsqu’ils raisonnent sur les propriétés des lignes, des plans et des nombres. Mais la géométrie sert de paradigme aussi quand il s’agit de penser puisque sa méthode consiste à toujours définir ce qui est obscur et à démontrer ce qui est douteux. S’il n’est pas nécessaire de tout définir, c’est parce qu’il y a des choses qui, sans être évidentes, sont 142 143
Pascal, id., p. 526. Pascal, id.
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connues de tous. Cette science l’emporte sur les autres parce qu’elle révèle un accord entre la nature et la raison, l’évidence de la nature répondant à l’évidence de la coutume. La pensée, ne pouvant accéder à la science et à la vérité par ses seules forces, a souvent besoin de l’art surtout lorsqu’il n’est plus possible de se représenter quelque chose comme dans le cas de l’infiniment grand et de l’infiniment petit. La représentation suppose l’intuition ou vision mais celleci s’étend à ce qui est proche de nous et pour accéder à ce qui nous dépasse aussi bien vers les infiniment petits que les infiniment grands nous avons besoin de l’artifice des lunettes : « Mais s’ils ne peuvent comprendre que des parties si petites, qu’elles nous sont imperceptibles, puissent être autant divisées que le firmament, il n’y a pas de meilleur remède que de les leur faire regarder avec des lunettes qui grossissent cette pointe délicate jusqu’à une prodigieuse masse ; d’où ils concevront aisément que, par le secours d’un autre verre encore plus artistement taillé, on pourrait les grossir jusqu’à égaler ce firmament dont ils admirent l’étendue. Et ainsi ces objets leur paraissant maintenant très facilement divisibles, qu’ils se souviennent que la nature peut infiniment plus que l’art. Car enfin qui les a assurés que ces verres auront changé la grandeur naturelle de ces objets, ou s’ils auront au contraire rétabli la véritable, que la figure de notre œil avait changée et raccourcie, comme font les lunettes qui amoindrissent. »144 Chez Aristote et même chez Descartes l’art n’est qu’un prolongement de la nature : la forme du bateau est parfaite lorsqu’elle reprend la forme du poisson qui se meut dans l’eau. Avec Pascal, l’art devient un substitut de la nature et de la chose. La lumière naturelle de Descartes était vision et intuition ; avec Pascal elle ne permet de voir que si l’on dispose de l’œil et de lunettes145. On peut avoir affaire à un savoir sûr qui n’est ni vision, ni contemplation et n’exclut ni la nature, ni la coutume car il peut comporter un aspect mécanique et inconscient. Il ne sert à rien de chercher à fonder en revenant à ce qui est clair et distinct. Ce qui est naturel et simple est rarement clair et distinct : le simple ne coïncide que rarement avec l’évident. La simplicité ne 144
Pascal, id., p. 353. « ...Or nos yeux mêmes sont des lunettes, & nous ne savons point précisément s’ils ne diminuent point ou n’augmentent point les objets que nous voyons, & si les lunettes artificielles que nous croyons les diminuer ou les augmenter, ne les établissent point au contraire dans leur grandeur véritable ; & partant on ne connaît point certainement la grandeur absolue & naturelle de chaque corps...Il y a pourtant beaucoup d’apparence, que cette diversité n’est pas grande, parce qu’on ne voit pas une différence dans la conformation de l’œil qui puisse produire un changement bien notable, outre que quoique nos yeux soient des lunettes, ce sont pourtant des lunettes taillées de la main de Dieu ; & ainsi l’on a sujet de croire qu’elles ne s’éloignent de la vérité des objets, que par quelques défauts qui corrompent ou troublent leur figure naturelle. » A. Arnauld, P. Nicole, La logique ou l’art de penser, p. 294. 145
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se mesure pas à la vision car elle est aussi indéfinissable que ce point aveugle de l’œil qui permet de voir mais ne peut être vu. La nature dont parle De l’esprit de la géométrie n’est plus l’essence, la puissance, ni le phénomène mais le simple qui se donne dans le chiasme nature/coutume. Il n’est donc plus nécessaire de fonder en remontant à la certitude d’un moi qui appréhende son existence dans l’instant où il se représente à lui-même. Ces trois sciences qui partent de concepts primitifs et simples peuvent nous apprendre la vérité sur l’infini : « Ainsi il y a des propriétés communes à toutes choses, dont la connaissance ouvre l’esprit aux plus grandes merveilles de la nature. La principale comprend les deux infinités qui se rencontrent dans toutes : l’une de grandeur, l’autre de petitesse. Car quelque prompt que soit un mouvement, on peut en concevoir un qui le soit davantage, et hâter encore ce dernier ; et ainsi toujours à l’infini, sans jamais arriver à un qui le soit de telle sorte qu’on ne puisse plus y ajouter. Et au contraire, quelque lent que soit un mouvement, on peut le retarder davantage, et encore ce dernier ; et ainsi à l’infini, sans jamais arriver à un tel degré de lenteur qu’on ne puisse encore en descendre à une infinité d’autres sans tomber dans le repos. De même, quelque grand que soit un nombre, on peut en concevoir un plus grand, et encore un qui surpasse le dernier ; et ainsi à l’infini, sans jamais arriver à un qui ne puisse plus être augmenté. Et au contraire, quelque petit que soit un nombre, comme la centième ou la dix millième partie, on peut en concevoir un moindre, et toujours à l’infini, sans arriver au zéro ou néant. De même quelque grand que soit un espace, on peut en concevoir un plus grand, et encore un qui le soit davantage ; et ainsi à l’infini, sans jamais arriver à un qui ne puisse plus être augmenté. Et au contraire quelque petit que soit un espace, on peut encore en considérer un moindre, et toujours à l’infini, sans jamais arriver à un indivisible qui n’ait plus aucune étendue. Il en est de même du temps. On peut toujours en concevoir un plus grand sans dernier, et un moindre, sans arriver à un instant et à un pur néant de durée. C’est-à-dire, en un mot, que quelque mouvement, quelque nombre, quelque espace, quelque temps que ce soit, il y en a toujours un plus grand et un moindre : de sorte qu’ils se soutiennent tous entre le néant et l’infini, étant toujours infiniment éloignés de ces extrêmes. »146 Nous avons cité ce long texte car il montre comment Pascal substitue à la représentation dominée par le moi et abandonnée au vertige quand elle s’éloigne du celui-ci, la méthode géométrique fondée sur la définition et la démonstration et qui nous ouvre à la connaissance de l’univers.
146
Pascal, id., p. 351-2.
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c) La représentation comme fondement des puissances trompeuses La critique du moi entraîne également la critique du présent de sorte qu’on voit bien que l’un n’est rien sans l’autre : « Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous rappelons le passé ; nous anticipons l’avenir comme trop long à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans des temps qui ne sont point les nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vain que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent d’ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu’il nous afflige, et s’il nous est agréable nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver. Que chacun examine ses pensées. Il les trouvera toutes occupées au passé et à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin. »147 La pensée représentative semble prise dans un mouvement qui l’empêche de se fixer sur un présent et oscille entre le passé et l’avenir. Descartes voyait dans la mathématique universelle dont parlent les Regulae une science de l’ordre et de la mesure alors que Pascal y voit partout sourdre l’infini dans l’univers et dans la science qui l’observe par la médiation des lunettes. Si Deus fecit omnia in pondere, in numero, et mensura, il en résulte un lien entre les nombres, les mouvements et les espaces et par suite un lien entre les sciences : « C’est ainsi que nous voyons que toutes les sciences sont infinies en l’étendue de leurs recherches, car qui doute que la géométrie par exemple a une infinité d’infinités de propositions à exposer. Elles sont aussi infinies dans la multitude et la délicatesse de leurs principes, car qui ne voit que ceux qu’on propose pour les derniers ne se soutiennent pas d’eux-mêmes et qu’ils sont appuyés sur d’autres qui en ayant d’autres pour appui ne souffrent jamais de ce dernier. »148 Entre les sciences et l’univers se dessine une correspondance entre les différentes espèces d’infini.
147 148
Pascal, id., p. 506. Pascal, id., p. 526.
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CHAPITRE 4
Leibniz
Le cogito réduit a une simple vérité de fait Comme Pascal, Leibniz rejette le principe qui consiste à considérer comme faux tout ce qui est douteux. Mais alors que Pascal lui opposait la méthode de réduction à l’absurde, Leibniz croit que ce qui se combine ou s’enchaîne à la manière des nombres, sans entraîner de contradictions, peut prétendre à une certaine vérité. Mais il n’identifie pas le vrai et le certain sachant bien que les propositions mathématiques peuvent être fausses. De ce que l’esprit humain est atteint d’une faiblesse provenant du manque d’attention et de mémoire, il n’en résulte pas qu’il faille rejeter les propositions mathématiques : « Le seul doute que comportent les propositions mathématiques est exactement analogue à la crainte de l’erreur dans le calcul arithmétique. Pour obvier à ce risque, il n’est qu’à reprendre plusieurs fois le calcul, à le faire examiner par d’autres ou encore à le vérifier par des preuves ...Il suffirait qu’on arrivât dans les autres sciences aussi loin que dans les mathématiques.»149. Comme pour Pascal, la certitude leibnizienne repose sur la démonstration. Il en résulte que le cogito n’est pas la vérité première ; Leibniz exclut la possibilité d’une vérité première mais reconnaît qu’il peut y avoir des vérités indémontrables qu’on considère alors comme principes. Les seules vérités indémontrables sont les vérités identiques ou les vérités immédiates de fait. Elles n’en sont pas moins certaines mais leur certitude ne provient pas de l’évidence mais de la richesse des conséquences qu’on peut en déduire. N’ayant pas reconnu au doute cartésien le rôle d’une propédeutique à la vérité, Leibniz en reste à l’idée qu’il y a des vérités. Au niveau de la raison, il y a des propositions vraies que personne ne peut mettre en doute sous peine de rendre tout discours impossible, tel le principe d’identité et son dual le principe de contradiction. 149
Leibniz, id.
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Au niveau des sens, on peut aussi parler de vérités premières qui correspondent à des perceptions : s’apercevoir que quelque chose nous est donné conduit à énoncer une vérité première, c’est-à-dire ne dépendant d’aucune autre vérité préalable. Le cogito est au fondement de toutes les vérités premières ou « perceptions immédiates » car dans ce cas, la vérité qui nous est donnée porte autant sur le fait que je pense que sur celui d’avoir telle et telle pensées en moi : « Descartes a très bien signalé que la proposition : je pense, donc je suis, est une des vérités premières. Mais il eût été convenable de ne pas négliger les autres vérités de même ordre. En général, on peut dire que toutes les vérités sont ou bien des vérités de fait, ou bien des vérités de raison. La première des vérités de raison est le principe de contradiction ou, ce qui revient au même, le principe d’identité, ainsi qu’Aristote l’a remarqué justement. Il y autant de vérités de fait premières, qu’il y a de perceptions immédiates ou, si l’on peut ainsi dire, de consciences. Car, je n’ai pas seulement conscience de mon moi pensant, mais aussi de mes pensées, et il n’est pas plus vrai ni plus certain que je pense, qu’il n’est vrai et certain que je pense telle ou telle chose. Aussi eston en droit de rapporter toutes les vérités de fait premières à ces deux-ci : je pense et des choses diverses sont pensées par moi. D’où il suit non pas seulement que je suis, mais encore que je suis affecté de différentes manières. »150 Le cogito n’est plus considéré comme une vérité simple dans la mesure où il renferme deux vérités alors que Descartes y voyait le fondement de l’unité de la pensée et de l’être. Leibniz ne croit pas que la clarté et la distinction à partir de la représentation soit la condition sine qua non de la vérité. À l’intuition qui tente de retrouver la pureté de l’essence, il substitue la simplicité de ce qui est primitif. Substitution de la vérité logique à la vérité évidence Avant de se convertir à la métaphysique, Descartes croyait que toute connaissance suppose une science fondamentale, ce qu'il appelait la mathématique universelle, science de l'ordre de la mesure qui était au fondement de toutes les sciences particulières. Leibniz croit au contraire qu'il est possible de concilier la recherche d'une mathématique générale avec la métaphysique. La vérité ne peut être atteinte que si on multiplie les chemins qui y conduisent. Le repli dans la subjectivité à la manière cartésienne isole le sujet connaissant et lui donne l'illusion qu'il peut la découvrir directement. Quand on envisage la vérité en dehors du sujet et de la représentation, on constate qu’elle ne peut s’établir qu’en partant d’une science reconnue 150
Leibniz, id., p. 21.
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comme fondamentale, la géométrie, l’arithmétique ou l’algèbre. En effet si la vérité n’est plus relative au sujet qui médite et enchaîne ses idées ou représentations, elle devient relative à son expression dans le langage : la vérité doit se comprendre comme une propriété des propositions. Du sujet immédiat, le je qui pense, on passe au sujet qui s’énonce dans la proposition : « Je pense, j’existe ». La notion de sujet qui avait une signification psychologique et métaphysique dans la représentation, prend désormais une signification logique : il s'agit d'un terme, d'un simple symbole dans un énoncé. La proposition s'analyse comme relation entre un symbole sujet et un autre prédicat. Si Leibniz doute du caractère primitif de la proposition « je suis, j'existe », c'est parce qu'elle n'est pas simple. Si la vérité d’un axiome se fonde sur l’identité formulée dans la proposition A = À, il est clair que le cogito n’est pas un véritable axiome car le lien qui unit la pensée au « Je » n’est pas compris dans sa raison : seul Dieu peut le comprendre. La seule chose que nous puissions comprendre tient à ce qu’entre le « je pense » et la variété des pensées, existe un accord. La variation des pensées manifeste un ordre semblable à celui qui apparaît dans la connexion du prédicat et du sujet ou à la conservation de la vérité quand on va des prémisses à la conclusion dans une démonstration correcte. Du « je pense » se déduit une multiplicité de pensées comme d’une proposition primitive on déduit un grand nombre de conséquences. Le « je pense » ne peut au mieux être qu’une simple prémisse indispensable pour accorder les suites de pensées. L’idée d’existence ne peut dériver d'un sujet solitaire, substantiel qui ne dépendrait que de lui-même ou de Dieu car la première forme d’existence consiste dans l’accord et l’harmonie. Dans Generales Inquisitiones de Analysis notionum et veritatum, Leibniz définit l’étant (Ens) possible et l’étant existant par l’accord ou la compatibilité : « Existe (Existens) (bien qu’en fait on puisse donner une cause à l’existence), on pourrait définir ce qui existe (existierendes) comme ce qui est compatible avec plusieurs choses de sorte qu’une chose quelconque ne soit pas compatible avec elle. » 151 Cette idée de l’étant et de l’existant reposent toutes deux sur l’idée de possibilité et de coexistence. La raison de la possibilité et de l’existence d’un étant n’est pas dans une essence mais dans la non-contradiction. La question métaphysique de l’essence semble subordonnée à la question logique de sa possibilité comme si le possible était le point neutre à partir duquel s’effectue la bifurcation de l’essence et de l’existence. Si on peut parler d’une neutralité du possible, c’est parce que dans son sens logique, il substitue à la question de l’essence celle de la vérité comme 151 Leibniz, Generales Inquisitiones (GI), Couturat, p. 360 et Franz Schupp, Ed. Felix Meiner Verlag, 15.
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cohérence et non-contradiction et à la question de l’être le plus général celle de l’ordre qu’on peut déterminer mathématiquement. L’ordre logique et mathématique ne dépend pas d’une essence de la vérité qui dépendrait de Dieu mais d’une possibilité infinie de combinaisons dans le possible. la vérité dépend d’un ordre fondé sur l’identité à soi du vrai : « J’avais encore ajouté que dans l’ordre naturel il est antérieur de dire qu’une chose est ce qu’elle est que de dire qu’elle n’est pas une autre ; car il ne s’agit pas ici de l’histoire de nos découvertes, qui est différente en différents hommes, mais de la liaison et de l’ordre des vérités qui est toujours le même. »152 Mais que peut bien signifier l’identité qui est à la fois si simple et si énigmatique quand on part de la représentation ? La vérité mathématique comme fondement de toute vérité La vérité que recherche Leibniz n’est pas une vérité absolue mais une vérité relative ou conditionnelle : une proposition démontrée est vraie non pas parce qu’elle est évidente mais parce qu’elle provient d’un chemin parcouru sans discontinuité qui conduit des axiomes ou postulats aux conséquences. Euclide a montré que la certitude ne s’acquiert pas en partant de propositions évidentes et premières mais provient plutôt de certaines propositions admises d’abord sans preuves, par simple hypothèse, dont on déduit des conséquences qui s’accordent avec ces propositions primitives ou avec des propositions déjà prouvées. Une vérité apparemment aussi « évidente » que deux et deux sont quatre, n’est pas immédiate. Leibniz en donne une démonstration : il définit d’abord deux par un et un, et trois par un et deux et pose en axiome qu’en remplaçant des choses égales, on maintient l’égalité. La nécessité de démontrer les propositions les plus simples suppose l’insuffisance logique de l’évidence et de la définition qui peut parfois cacher une contradiction alors qu’elle semble avoir un sens : les expressions comme « le mouvement le plus rapide » ou « le plus grand nombre » ont un sens mais se révèlent contradictoires quand on les analyse logiquement153. À Philalèthe qui pensait qu’on connaissait la vérité d’une telle proposition « sans le secours d’aucune preuve », Leibniz réplique que les vérités qui paraissent immédiates peuvent recevoir leur vérité d’autres vérités, définitions ou axiomes auxquelles on peut les réduire. Partant d’une proposition donnée, on parvient par voie démonstrative à d’autres propositions qui en sont les conséquences de sorte que la vérité de la conclusion est pourvue d’une vérité aussi certaine que celle des principes. 152 153
Leibniz, N.E, Livre IV, ch. VII. Leibniz, id.
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L’ « éloignement » de la proposition primitive n’affaiblit pas la vérité de la conclusion qui en est déduite. Si la vérité et l’évidence d’une proposition dépendaient du sujet et du présent, elle s’atténuerait et finirait au bout d’un certain temps par devenir douteuse : « Je ne lui reprocherais cependant pas de s’être contenté de la vraisemblance, s’il n’avait pas lui-même, par la rigueur de ses exigences, excité les esprits : je blâme bien moins Euclide qui admet certaines propositions sans preuves ; car il nous a donné la certitude qu’ayant adopté un petit nombre d’hypothèses, nous pouvons accepter tout le reste sans risque et avec un égal degré de confiance. Si Descartes ou d’autres philosophes en eussent fait autant, nous ne serions pas en peine. Ceci soit dit aussi à l’adresse des sceptiques qui méprisent les sciences sous le prétexte qu’elles se servent parfois de principes non démontrés. Moi je pense, au contraire, que les géomètres sont dignes de louanges, parce qu’ils ont étayé la science sur ces principes comme sur des piliers et qu’ils ont inventé l’art de progresser en tirant de peu de principes tant de conséquences. » 154 Autrement dit, bien que la vérité d’une proposition démontrée soit relative à des propositions primitives, la relativité d’une telle vérité n’implique pas le relativisme : il convient de distinguer ici la dépendance d’une proposition à une proposition primitive qui n’est jamais prise isolément et qui est solidaire d’une infinité d’autres propositions déjà démontrées à l’intérieur de la science, de la dépendance d’une proposition primitive comme le cogito, suspendue à rien d’autre que la volonté subjective de penser et la volonté divine qui a institué les vérités logiques et mathématiques. Quand il s’agit de penser en vérité, Leibniz préfère se tourner vers les mathématiques et l’arithmétique, qui est la science par excellence car elle dispose du calcul. Son essai De Arte Combinatoria montre à quel point les nombres et les lois qui régissent leur combinaison sont appropriés pour traduire les plus subtiles relations que la pensée est amenée à découvrir dans les diverses connaissances. Au début de l’ouvrage, Proemium. Cum Deo155, Leibniz montre que la notion de relation suppose l’union ou la convenance ; et à partir de l’union est engendrée la relation fondamentale de la partie et du tout. On suppose que le tout est Un lorsqu’on appréhende en même temps (simul) plusieurs choses ou lorsque nous les pensons par un seul acte de l’intelligence. De l’un on abstrait l’unité et le nombre est défini comme la totalité abstraite des unités. Faire dériver le nombre un de la possibilité d’appréhender ensemble, c’est-à-dire simultanément, des parties n’est pas sans conséquences : concevoir le nombre à partir de la possibilité 154
Leibniz, Opuscules choisis, « Remarques sur la partie générale des Principes de Descartes », p. 18. 155 G.W.Leibniz, Mathematische Schriften, G.I. Gerhardt, V, p. 12.
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d’appréhender simultanément le rapport des parties au tout implique que l’on est sorti d’un type de pensée fondé sur le dualisme de l’un et du multiple. Le nombre donne l’exemple d’une simultanéité de l’un et du multiple sous la forme du tout et de la partie ce qui transforme de manière radicale la problématique parménidienne de l’un et du multiple. De la connaissance claire à la connaissance symbolique ou suppositive Dans Méditations sur la connaissance, la vérité et les idées, Leibniz critique la conception cartésienne de l’évidence fondée sur la clarté et la distinction : « Enfin je pense qu’on peut comprendre par là, que l’appel aux idées n’est pas toujours sans danger, et que beaucoup d’auteurs abusent du prestige de ce terme pour donner du poids à certaines de leurs imaginations ; car nous ne possédons pas l’idée d’une chose du fait que nous avons conscience d’y penser, comme je l’ai montré un peu plus haut par l’exemple de la plus grande des vitesses. Je vois aussi que de nos jours les hommes n’abusent pas moins de ce principe si souvent vanté : tout ce que je conçois clairement et distinctement d’une chose est vrai et peut être affirmé de cette chose. Car souvent les hommes, jugeant à la légère, trouvent clair et distinct ce qui est obscur et confus. Cet axiome est donc inutile si l’on n’y ajoute pas les critères du clair et du distinct, que nous avons proposés, et si la vérité des idées n’est pas préalablement établie. »156 Leibniz ajoute plus loin que Pascal nous laisse aussi dans l’incertitude concernant la question de ce qu’on doit considérer comme obscur ou douteux.157 Tout d’abord il peut y avoir connaissance même lorsqu’il y a obscurité : l’idée obscure se reconnaît à ce qu’elle ne suffit pas à identifier la chose représentée. Les exemples donnés par Leibniz montrent que l’obscurité n’est pas le néant mais bien plutôt l'ambiguïté : il se réfère d’abord au souvenir d’une chose perçue autrefois mais trop vague pour permettre de reconnaître la chose présente. Une autre notion obscure est celle d’entéléchie utilisée par la scolastique qui peut signifier autant la cause matérielle que la cause formelle ou la cause finale. Lorsque la connaissance permet de reconnaître la chose représentée, elle est claire mais la connaissance claire n’est pas nécessairement distincte car l’idée claire peut être confuse ou distincte. La confusion d’une connaissance claire se remarque au fait qu’elle ne permet 156
Leibniz, Opuscules choisis, R.G.D., p. 14-5. « Le très pénétrant Pascal a dit, d’une façon assez conforme à ce que nous venons d’exposer, dans sa célèbre dissertation sur l’Esprit de géométrie (dont l’excellent livre du grand Antoine Arnauld sur L’Art de penser nous a conservé un fragment), que le géomètre doit définir tous les termes tant soit peu obscurs et prouver toutes les vérités tant soit peu douteuses. Je voudrais seulement qu’il eût défini les limites au-delà desquelles une notion ou proposition cesse d’être tant soit peu obscure ou douteuse. » Leibniz, id., p. 15. 157
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pas de distinguer la chose en énumérant toutes ses « marques » ou caractères. Le critère de la connaissance confuse réside dans l’impossibilité d’analyser l’idée et d’en tenir simultanément tous les ingrédients. On trouve des exemples de connaissance claire et confuse à la fois dans la perception sensible et dans la peinture : « C’est ainsi que nous reconnaissons assez clairement les couleurs, les odeurs, les saveurs et les autres objets particuliers des sens, et que nous les distinguons les uns des autres, mais par le simple témoignage des sens et non par des marques que l’on puisse énoncer. C’est pourquoi nous ne saurions expliquer à un aveugle ce que c’est que le rouge, et nous ne pouvons faire connaître à d’autres de telles qualités, si nous ne les mettons en présence de la chose même et la leur faisons voir, flairer, ou goûter, ou si tout au moins nous ne leur rappelons certaines sensations semblables qu’ils ont éprouvées dans le passé ; cependant il est certain que les notions de ces vérités sont composées et peuvent être décomposées, puisque chacune des qualités a une cause. De même nous voyons que les peintres et les autres artistes reconnaissent très bien ce qui est bien fait et ce qui est mal fait, mais que souvent ils ne peuvent donner les raisons de leurs jugements et répondent, lorsqu’on les questionne, que dans l’œuvre qui leur déplaît il manque un je ne sais quoi. » 158 Cette notion du « je ne sais quoi », du « presque rien » et du « presque tout » ne font que manifester la caractère relatif de toute détermination159. La connaissance distincte permet de reconnaître l’objet et de le distinguer des autres corps « par des signes distinctifs » comme lorsqu’on dispose d’une série de tests pour vérifier si une substance donnée est bien de l’or. Parmi les notions appartenant à la connaissance distincte, Leibniz inclut les idées de nombre, de grandeur et de figure. Parmi les idées distinctes, il comprend aussi les idées dont la connaissance est primitive, à savoir ces idées ou notions qui sont à elles-mêmes leur propre marque. Ce sont les idées simples et primitives qu’on ne peut plus analyser. Les notions composées qui peuvent être utilisées pour comprendre les idées de certains corps, n’engendrent qu’une connaissance inadéquate. L’adéquation de la connaissance apparaît quand l’idée peut être analysée jusqu’à son terme. Leibniz doute qu’une telle connaissance adéquate soit à notre portée mais il voit dans l’arithmétique une science qui s’en approche. Mais comme l’analyse ne peut être poursuivie à l’infini, nous faisons parfois comme si l’analyse était achevée en substituant à la chose des signes ou symboles.
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Leibniz, id., p. 10. Cette idée du « je ne sais quoi » et du « presque rien » n’est pas étrangère à ce que qu’aujourd’hui Quine nomme « indétermination de la traduction » ou « inscrutabilité de la référence ». 159
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La science des nombres use de symboles et s’approche le mieux de ce qu’on peut attendre de la véritable analyse : « Je doute cependant que les hommes puissent en donner un seul exemple parfait ; toutefois les notions des nombres s’en approchent beaucoup. Mais le plus souvent et surtout si l’analyse est très longue, nous n’embrassons pas toute la nature de la chose à la fois ; nous substituons alors aux choses des signes dont, pour abréger, nous avons coutume d’omettre l’explication dans le travail actuel de la pensée, sachant ou croyant que cette explication est en notre possession. Ainsi, lorsque je pense à un chiliogone, c’est-à-dire à un polygone à mille côtés, je ne considère pas toujours ce qu’est un côté, une égalité, le nombre mille (ou le cube de dix), mais je me sers mentalement de ces mots pour qu’ils tiennent lieu des idées que j’ai de ces choses, — bien que sans doute j’aie le sens de ces mots confusément et imparfaitement présent à l’esprit, — parce que j’ai conscience de posséder la signification de ces mots et que j’estime que l’explication n’en est pas nécessaire pour le moment. J’appelle cette connaissance aveugle ou encore symbolique ; nous en faisons usage dans l’algèbre et dans l’arithmétique et presque en tout domaine. »160 L’idée d’une connaissance symbolique, qualifiée d’aveugle, apparaît d’abord comme la relativisation de la lumière naturelle à laquelle se référaient Descartes et les logiciens de Port Royal. Le bon sens et la lumière naturelle ne peuvent plus être considérés comme un point de départ car s’ils suffisent dans la pratique, dans le domaine de la pensée, ils doivent être soutenus par l’art et les signes. La connaissance symbolique intervient pour remédier au caractère temporel de la représentation qui, soumise au temps, est contrainte de subordonner l’analyse au déroulement temporel des idées. En substituant un symbole à l’idée de la chose qui fuit dans le déroulement de ses représentations, nous simplifions l'idée sans entrer dans son analyse qui finirait par faire perdre de vue l'original. À la succession temporelle des représentations, nous substituons la relation logique de dérivation rendue possible par la substitution des symboles aux choses. La simplicité n’est plus liée à l’évidence mais à la facilité, c’est-à-dire à la possibilité d’abréger le travail de la pensée. Nous faisons alors comme si nous pouvions actualiser à chaque instant du déroulement de la pensée la connaissance virtuelle impliquée par le remplacement des choses par leurs symboles. La science de l’infini se fonde sur le pouvoir de feindre : nous faisons comme s’il était possible d’actualiser ce qui n’est donné que virtuellement. » 161 Sans cette connaissance aveugle et symbolique, la
161 Leibniz appelle ce type de connaissance suppositive, Discours de métaphysique, « art. XXV ».
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connaissance serait vouée à l’incomplétude. Quand la connaissance porte sur des idées composées dont nous pouvons embrasser à la fois par la pensée tous leurs éléments, nous avons affaire à une connaissance intuitive. Une telle intuition reste indépendante de tout rapport a priori à l’espace et au temps. La connaissance intuitive nous donnant une connaissance parfaite de l’idée, convient plus à Dieu qu’à l’homme. Cette connaissance ne peut être que le terme d'un processus qui montre que la clarté et la distinction ne sont pas suffisantes, ni simples : ces critères requièrent une analyse pour savoir ce qui est primitif dans la pensée. La connaissance aveugle ou symbolique implique que l’intuition cartésienne n’est plus la voie sûre pour accéder à la vérité. Celle-ci se reconnaît à la possibilité de substitution du symbole à la chose sans changer ce que Frege appelle sa valeur de vérité qui reste l’invariant indispensable pour que la substitution soit légitime : elle ne l’est que si du vrai on va au vrai ou du faux on va vers le faux mais elle ne l’est jamais quand la substitution remplace le vrai par le faux et inversement. La définition nominale ou l’expression symbolique des choses par les mots Leibniz rappelle souvent que nous croyons avoir dans l’esprit l’idée de la chose parce que nous avons négligé d’expliquer les termes qui interviennent lorsque nous en parlons. Il convient donc de se protéger des dangers de la pensée aveugle qui peut parfois être vide ou illusoire. De ce que nous utilisons parfois des idées non définies, il ne s’ensuit pas que cette connaissance aveugle soit légitime : « Car souvent nous comprenons en quelque manière chacun des mots, ou nous rappelons les avoir compris auparavant ; mais comme nous nous contentons de cette pensée aveugle, sans pousser assez loin l’analyse des notions, il arrive qu’une contradiction, impliquée dans la notion composée nous échappe. » 162 La faiblesse de l’argument ontologique pour Leibniz vient de ce qu’on ne sait pas si le mot Dieu est un symbole vide ou s’il a un contenu. Il en va de même de l’expression « le mouvement le plus rapide » qui a sans doute un sens mais qui cache en réalité une contradiction ; en supposant une roue qui a la plus grande vitesse, chacun voit qu’en augmentant le rayon de la roue, on augmente aussi sa vitesse à l'extrémité du rayon. Le contenu du symbole se reconnaît à ce que du sens on peut passer à la vérité du contenu. Une telle inférence qui permet de passer à la vérité exige une démonstration. Ainsi les notions distinctes dont on a énuméré les caractères les plus manifestes, ont un sens donné par leur définition nominale. Mais il ne suffit pas de définir : 162
Leibniz, « Méditations sur la connaissance, les vérités et les idées » (MCV), Opuscules choisis, tr. fr. Schrecker, p. 12.
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il faut aussi démontrer la non-contradiction de l’idée pour s’assurer qu’elle a un contenu virtuel. Le contenu d’une idée n’est pas dépendant seulement de notre volonté mais d’une réalité dont le caractère fondamental est de ne pas être contradictoire. Si le réel se fonde sur le possible, c’est parce que le possible dont parle Leibniz n’est plus relatif à la représentation et que la vérité du possible ne dépend pas de nous mais d’une démonstration. L’idée n’a de contenu que si elle est vraie et elle n’est vraie que si elle peut être démontrée : « Par là nous saisissons aussi la différence entre les définitions nominales qui contiennent seulement les marques des choses qu’on veut distinguer des autres, et les définitions réelles qui établissent la possibilité des choses définies ; et l’on répond ainsi à l’objection de Hobbes qui prétendait que les vérités sont arbitraires parce qu’elles dépendraient de définitions nominales, ne considérant pas que la réalité d’une définition ne dépend pas de nous et qu’on ne peut pas grouper ensemble n’importe quelle notion. Aussi les définitions nominales ne suffisent-elles à une connaissance parfaite qu’à condition qu’il soit établi par ailleurs que la chose définie est possible. On voit aussi par là clairement ce qu’est une idée vraie et ce qu’est une idée fausse : une idée est vraie quand la notion est possible, elle est fausse quand elle implique contradiction. »163 La notion de possibilité ne se définit plus par rapport au temps comme lorsqu’on dit « Ceci est possible » parce que cela peut arriver plus tard, dans l’avenir. Ce qui est possible, reste identique à travers une suite de transformations comme celles qui se produisent à travers les différentes étapes d’une démonstration. Entre la possibilité logique et la vérité, il y a identité. Fonder la vérité sur l’identité implique que le vrai provient du vrai et ne peut conduire au faux. L’accord entre possibilité logique et ontologique se fonde sur le fait que la même forme unit l’être et le vrai à soi-même. Sans cela, l’être et la vérité pourraient se réduire à une simple représentation ou apparence d’être sans qu’on puisse véritablement les distinguer. À la consécution des représentations qui s’enchaînent dans le sens interne, la démonstration substitue une relation de conséquence logique par l’enchaînement des arguments : « Les sens extérieurs, à proprement parler, ne nous trompent point. C’est notre sens interne qui nous fait souvent aller trop vite ; et cela se trouve aussi dans les bêtes, comme lorsqu’un chien aboie contre son image dans le miroir : car les bêtes ont des consécutions de perceptions qui imitent le raisonnement, et qui se trouvent aussi dans le sens interne des hommes, lorsqu’ils n’agissent qu’en empiriques. Mais les bêtes ne font rien qui nous oblige de croire qu’elles aient ce qui mérite d’être appelé proprement un raisonnement, comme j’ai montré ailleurs. Or, lorsque 163
Leibniz, MCV, p. 13.
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l’entendement emploie et suit la fausse détermination du sens interne (comme lorsque le célèbre Galilée a cru que Saturne avait deux anses), il se trompe par le jugement qu’il fait de l’effet des apparences, et il en infère plus qu’elles ne portent. Car les apparences des sens ne nous promettent pas absolument la vérité des choses, non plus que les songes. C’est nous qui nous trompons par l’usage que nous en faisons, c’est-à-dire par nos consécutions. » 164 La passivité des consécutions empiriques révèle leur dépendance par rapport à l’ordre temporel. La vérité des consécutions logiques relève d’un autre ordre libéré de la succession temporelle des représentations. Entre l’ordre sensible et l’ordre rationnel, il n’y a plus d’opposition ; les consécutions empiriques dans lesquelles Hume voyait avec raison l’origine des habitudes, ne sont pas irrémédiablement séparées des consécutions logiques. Pour Leibniz, en raison de l’harmonie ou accord du physique et du mental, on ne peut opposer les vérités de fait aux vérités de raison : la relation de la cause à son effet préfigure la relation de l’hypothèse à ses conséquences ou des prémisses à la conclusion. Vérité, identité et analyse La question leibnizienne de la vérité ne se joue plus comme chez Descartes, sur la scène de la représentation, mais à partir du symbolique. Savoir si la pensée peut coïncider avec l’être dans l’instant où le « je » se représente en train de penser n’est qu’une question psychologique susceptible d’engendrer une infinité de vérités de fait. La vérité logique consiste dans la liaison des prémisses aux conséquences, des perceptions présentes aux perceptions à venir, du prédicat au sujet. Elle se développe par la relation d’inférence qui d’un terme permet de passer à un autre terme sans que le temps puisse perturber un tel « mouvement ». L’ordre mathématique des nombres fonde la possibilité d’une succession des pensées et des vérités indépendante de la succession des représentations. De cet ordre mathématique provient l’ordre logique de combinaison du sujet et du prédicat dans les propositions vraies. Dans les propositions vraies, le prédicat est donc contenu virtuellement dans le sujet : leur démonstration découvre une relation d’identité entre l’antécédent et le conséquent : « Toujours donc le prédicat ou conséquent est inclus dans le sujet ou antécédent, et c’est en cela que consiste la nature de la vérité en général, c’est-à-dire dans une connexion entre les termes de l’énoncé, comme Aristote l’avait aussi remarqué. Et dans les identiques cette connexion et compréhension du prédicat dans le sujet est expresse, 164
Leibniz, ET, p. 88.
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dans toutes les autres elle est implicite, et doit être montrée par l’analyse des notions, en quoi réside la démonstration a priori. » 165 Les propositions logiquement vraies peuvent être démontrées a priori alors que celles qui sont vraies empiriquement ne laissent pas voir aussi facilement l’inclusion du prédicat dans le sujet. Il faudrait une capacité infinie d’analyse. Le fil qui conduit d’une proposition vraie à la suivante n’est autre que la relation d’identité. Loin d’être vide, elle est la raison du progrès de la démonstration. Mais celle-ci ne permettrait pas d’établir la relation d’identité entre les prémisses et la conclusion sans les définitions qui identifient certains termes des propositions : « Mais il est évident, sans la pleine compréhension des termes ou leur résolution, que les propositions identiques sont nécessaires, car je sais que tout ce qui finalement est compris par A, se réduit à A est A. Mais toutes les propositions dont il est nécessaire que la vérité se montre évidemment par la résolution achevée des termes et la compréhension, sont démontrables par leur résolution, c’est-àdire par définition. Par quoi il est évident qu’une démonstration est une chaîne de définitions. Car dans la démonstration de quelques propositions, il ne faut rien de plus que des définitions, des axiomes (auxquels j’assimile les postulats), des théorèmes déjà démontrés et des expériences. Et comme à leur tour les théorèmes doivent être démontrés et que tous les axiomes, excepté les identiques, peuvent l’être, il est enfin évident que toutes les vérités se résolvent en définitions, propositions identiques et expériences (bien que les vérités purement intelligibles n’aient pas besoin d’expérience) ; la résolution parfaite étant achevée, il apparaît qu’une chaîne de démonstrations commence par des propositions identiques ou des expériences ; elle s’arrête à la conclusion. »166 L’analyse mathématique qui permet d’identifier l’individualité dans l'infiniment petit, rend possible également la démonstration et la résolution des problèmes. Elle joue le rôle d’un fil d’Ariane pour nous orienter dans le labyrinthe de l’infini et du continu. Sans l’analyse, il ne pourrait y avoir d’idée adéquate. Pour être adéquate, la connaissance doit user de la démonstration pour vérifier la possibilité des idées et remonter aux premiers possibles, c’est-à-dire aux notions indécomposables. Par là nous savons que les notions qui servent à caractériser une chose sont possibles : « Or, toutes les fois que nous avons une connaissance adéquate, nous avons aussi une connaissance a priori de la possibilité ; car si l’on pousse l’analyse jusqu’à la fin et qu’il n’apparaisse aucune contradiction, la notion est certainement possible. Cependant je 165
Leibniz, Opuscules et fragments inédits édités par Couturat, OF, 518-9, Georg Olms Verlag, 1988. 166 Leibniz, « Lettre à Conring » in Oeuvres choisies de Prenant (P), p. 46-7.
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n’oserais pas encore décider, si les hommes pourront jamais instituer une analyse parfaite des notions, c’est-à-dire remonter de leurs pensées aux premiers possibles et aux notions indécomposables, ou, ce qui revient au même, aux attributs absolus même de Dieu comme aux causes premières et à l’ultime raison des choses. Le plus souvent nous nous contentons d’apprendre de l’expérience la réalité de certaines notions, et de nous servir ensuite de ces notions pour en composer d’autres à l’exemple de la nature. »167 Si nous ne pouvons parvenir aux premiers possibles et aux idées primitives dont la simplicité réside dans leur possibilité et leur identité, il n’en reste pas moins vrai qu’une science est possible car pour penser il n’est pas nécessaire de se représenter les idées. Comment penser quand l’infini est présent à la fois dans l’esprit et la nature Pour Leibniz la raison et la vérité des idées simples impliquent une analyse que seules les mathématiques peuvent réaliser car le simple comme le naturel cache l’infini. Le caractère relatif de l’idée de simplicité se voit au fait que les idées simples, telles les idées des qualités sensibles comme le chaud et le froid, le vert ou le bleu ne sont simples que relativement à notre perception : « Je crois qu’on peut dire que ces idées sensibles sont simples en apparence, parce qu’étant confuses, elles ne donnent point à l’esprit le moyen de distinguer ce qu’elles contiennent. C’est comme les choses éloignées paraissent rondes, parce qu’on n’en saurait discerner les angles, quoiqu’on en reçoive quelque impression confuse. Il est manifeste par exemple que le vert naît du bleu et du jaune mêlés ensemble ; ainsi l’on peut croire que l’idée du vert est composée de ces deux idées. Et pourtant l’idée du vert nous paraît aussi simple que celle du bleu, ou que celle du chaud. Ainsi il est à croire que ces idées du bleu et du chaud ne sont simples qu’en apparence. Je consens pourtant volontiers, parce qu’au moins notre aperception ne les divise point, mais il faut venir à leur analyse par d’autres expériences et par la raison, à mesure qu’on peut les rendre plus intelligibles. Et l’on voit par là qu’il y a des perceptions dont on ne s’aperçoit pas. Car les perceptions des idées simples en apparence sont composées des perceptions des parties dont ces idées sont composées, sans que l’esprit s’en aperçoive, car ces idées confuses lui paraissent simples. »168 Quand Descartes ne voyait que confusion et fausseté dans les idées venues des sens, Leibniz découvre en elle une simplicité qui n’exclut pas une complexité ; seule une analyse infinie, qui recompose le complexe à partir 167 168
Leibniz, M.C.V., p. 14. Leibniz, N.E, p. 100.
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du simple, peut nous faire connaître. Ainsi entre le sensible et le rationnel, entre la qualité et la quantité, il n’y a plus cette opposition qui rend nécessaire l’intervention d’un sujet pour les accorder. L’ordre du sensible mime l’ordre du rationnel, l’ordre quantitatif mime l’ordre qualitatif alors qu’ils ne se ressemblent pas. Si l’infini se cache dessous toute perception et si chaque perception intègre une infinité de petites perceptions, l’aperception ou représentation n’est que relative et ne peut plus être considérée comme le milieu à partir duquel se forme la connaissance. Elle ne constitue qu’un moment relatif à une certaine portion de l’étendue et de la durée. La découverte leibnizienne de l’infini ne se confond plus avec l’infini de la substance divine. On ne peut plus compter sur la lumière naturelle même soutenue par la véracité divine. Pour voir et se représenter, il faut compter sur l’art. Si les télescopes et les microscopes peuvent se substituer à la vision, les nombres et les mots permettent d’appréhender des entités en relation les unes avec les autres. L’infini sourd de partout et seule une science qui a affaire à l’infini peut nous permettre de dénouer et renouer, résoudre et recomposer les liaisons infinies qu’on peut déduire de la pluralité infinie de l’ordre. Puisque l’infini est aussi bien dans les perceptions et volitions de l’esprit que dans la matière et la vie, il n’est plus possible de connaître en partant de la représentation et du sujet. La notion de finitude disparaît au profit de celle de simplicité ou de milieu. La double infinité, dit Leibniz, n’est qu’une entrée dans mon système : « Ce que M. Pascal dit de la double infinité, qui nous environne en augmentant et en diminuant, lorsque dans ses Pensées il parle de la connaissance générale de l’homme, n’est qu’une entrée dans mon système. Que n’aurait-il pas dit avec cette force d’éloquence qu’il possédait, s’il était venu plus avant, s’il avait su que toute la matière est organique partout, et que sa portion quelque petite qu’on la presse, contient représentativement, en vertu de la diminution actuelle à l’infini qu’elle enferme, l’augmentation actuelle à l’infini qui est hors d’elle dans l’univers, c’est-à-dire que chaque petite portion contient d’une infinité de façons un miroir vivant exprimant tout l’univers infini qui existe avec elle ; en sorte qu’un assez grand esprit, armé d’une vue assez perçante, pourrait voir ici tout ce qui est partout. Mais il y a bien plus : il y pourrait lire encore tout le passé, et même tout l’avenir infiniment infini, puisque chaque moment contient une infinité de choses dont chacune en enveloppe une infinité, et qu’il y a une infinité de moments dans chaque heure ou autre partie du temps, et une infinité d’heures, d’années, de siècles, d’eônes, dans toute l’éternité future. Quelle infinité d’infinités infiniment répliquée, quel monde, quel univers aperceptible dans quelque corpuscule qu’on pourrait
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assigner. » 169 La relation tout/partie permet de comprendre le rapport de l’être et du néant autrement que comme un rapport issu de la représentation. Le tout est contenu virtuellement dans ses parties et celles-ci expriment le tout : c’est l’aspect métaphysique d’une relation mathématique entre la tangente et la courbe, l’infiniment petit qui n’est pas rien et le fini qui n’est pas tout. De plus, aussi petite soit la partie, elle n’est jamais un rien. Leibniz ne part pas de l’opposition du rien et de l’univers. Sa théorie de la présence virtuelle implique un autre rapport du présent au passé et à l’avenir et modifie le sens du temps. L’être est non seulement dans le passage du rien à l’être, de la partie qui se complète en s’accordant au tout mais aussi dans le mouvement dual qui fait passer du tout à la partie. La simplicité de l’être se découvre à ce qu’il est toujours un rapport virtuel entre le presque néant et le presque tout. Le réel ne se définit pas par sa présence et sa relation au sujet dans la représentation. Il est relation entre la possibilité logique qui fonde la non-contradiction de la vérité et la possibilité ontologique conçue comme tension vers l’existence ; il est dans ce processus de complétion entre un minimum et un maximum. À quelque degré qu’on la prenne, la réalité virtuelle de la monade tient à ce mi-lieu entre les extrêmes sous la forme de l'infiniment grand et l'infiniment petit. Privé de son support au présent insaisissable, le temps n’est plus qu’un ordre dont la raison n’est plus dans le présent mais dans l’univers. Il se réduit à une dimension s’ajoutant à celle de l’espace pour nous permettre d’ordonner les perceptions. Les figures de l’identité Dans une perspective symbolique, l’identité ne peut être conçue comme la possibilité d’une présence à soi-même à partir du « je » qui se représente. Ou bien la vision est une représentation et il n’y a que le clair et le distinct qui puissent être critère de vérité ; ou bien la vérité est une « expression » et seule la possibilité de substituer l’exprimé à l’exprimant donne à l’idée vraie son caractère adéquat. Déjà la vision sensible suppose une possibilité de variation qui fait appel aux lois de l’optique car, ni le sujet psychologique ou transcendantal, ne peuvent rendre compte de la diversité et de l’invariance de la forme au niveau perceptif : « Je réponds donc à cette instance que la représentation des sens, lors même qu’ils font tout ce qui dépend d’eux, est souvent contraire à la vérité ; mais il n’en est pas de même de la faculté de raisonner, lorsqu’elle fait son devoir, puisqu’un raisonnement exact n’est autre chose qu’un enchaînement de vérités. Et quant au sens de la vue en particulier, il est bon de considérer qu’il y a 169
Textes inédits de Leibniz (II) par Grua, Paris, P.U.F., 1948, p. 553-5.
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encore d’autres fausses apparitions qui ne viennent point de la faiblesse de nos yeux, ni de ce qui disparaît par l’éloignement, mais de la nature de la vision même, quelque parfaite qu’elle soit. C’est ainsi que le cercle vu de côté est changé en cette espèce d’ovale qui est appelé ellipse chez les géomètres et quelquefois même en parabole, ou en hyperbole, et jusqu’en ligne droite, témoin l’anneau de Saturne. » 170 La vision sensible n’est aveugle à la vérité que parce qu’elle est assujettie à une succession dépendant du sens interne et par suite elle dépend de lois. Quand on montre les raisons de l'enchaînement des idées et des perceptions, il ne saurait être question de fausseté car démontrer c’est tout simplement montrer comment le vrai s’enchaîne au vrai ou comment on va de raison en raison171. a) L’identité comme proportion La théorie de l’identité du prédicat au sujet dans les propositions vraies est l’expression d’un ordre mathématique qui pénètre autant la forme logique de la pensée que la force et l’étendue dans la nature. Cet ordre mathématique qui suppose une possibilité de variation à partir d’une loi prend des figures multiples. Les sections coniques illustrent cette possibilité de variation dans l’ordre à partir de lois. Une section conique est définie par la trajectoire d’un point dont le rapport à un point fixe ou foyer et à une droite fixe ou directrice, reste constant. Entre le cercle qui est la base du cône et le point désignant le sommet, il est possible de construire par la rencontre d’un plan et d’une surface conique des figures qui varient de manière continue en passant du cercle à l’ellipse, la parabole et l’hyperbole. Dans l’ellipse, l'excentricité ou rapport fixe peut être négative dans le cas de l’ellipse, positive dans celui de l’hyperbole et égale à 1 dans celui de la parabole. Ainsi la variation de l’excentricité permet de passer d’une valeur négative à une valeur positive de manière continue : partant du cercle, on découvre ces différentes courbes à partir d’une loi de variation des figures qui sont des images ou projections du cercle. La géométrie analytique illustre la puissance de la relation d’identité entre le cercle et ses différentes images obtenues par une loi fonctionnelle 170
Leibniz, ET, p . 8 8 . La raison se définit par l’enchaînement des vérités : l’animal ne fait que relier dans le temps un présent à un passé et de ce fait il est soumis à la succession temporelle sans pouvoir en comprendre la raison : « Or cette faculté est véritablement affectée à l’homme seul ici-bas, et ne paraît pas dans les autres animaux ici-bas ; car j’ai déjà fait voir ci-dessus que l’ombre de la raison qui se fait voir dans les bêtes n’est que l’attente d’un événement semblable au passé, sans connaître si la même raison a lieu. Les hommes mêmes n’agissent pas autrement dans les cas où ils sont empiriques seulement. Mais ils s’élèvent au-dessus des bêtes en tant qu’ils voient les liaisons des vérités, les liaisons, dis-je, qui constituent encore elles-mêmes des vérités nécessaires et universelles. » Leibniz, NE, p. 422. 171
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qui associe à tout point de l’un un point de l’autre : « Mais les lieux d’un nombre indéfini de points, que nous avons nommés trajectoires (tractus), sont eux-mêmes déterminés par certains points fixes et par des lois permettant de faire apparaître dans un certain ordre, tous les points indéfinis, à partir d’un petit nombre de points fixés et ainsi d’engendrer, c’est dire définir (describi) ces trajectoires. »172 On voit ainsi le lien qui unit l’idée de loi, d’ordre et de proportion : du sommet du cône qui est un point, on peut engendrer une infinité de droites et de courbes. La génération mathématique repose sur l’ordre qui permet de retrouver des invariants et des lois à partir d’une variation continue. Cette proportion ou ordre qui se conserve à travers l’infinité des perspectives fonde aussi la théorie de la prédication : comment comprendre la théorie de la vérité comme identité du prédicat au sujet sans cette puissance de l’ordre mathématique ? Cet ordre conserve les proportions, c’est-à-dire l’ensemble des relations entre deux ensembles. Nous appellerons identité de proportion cette première figure de l’identité que Leibniz évoque dans les questions de quadrature où il s’agit de trouver (invenire) la proportion entre le carré et le cercle : « Pour ce qui est du carré égal au cercle, Archimède a déjà montré qu’il y en a. Car c’est lui dont le côté est la moyenne proportionnelle entre le demi-diamètre et la demi-circonférence. Et il a même déterminé une droite égale à la circonférence du cercle par le moyen d’une droite tangente de la spirale, comme d’autres par la tangente de la quadratrice : manière de quadrature dont Clavius était tout à fait content ; sans parler d’un fil appliqué à la circonférence, et puis étendu, ou de la circonférence, qui roule pour décrire la cycloïde et se change en droite. Quelques uns demandent que la construction se fasse en n’employant que la règle et le compas ; mais la plupart des problèmes de géométrie ne sauraient être construits par ce moyen. Il s’agit donc de trouver. Mais cette proportion ne pouvant être exprimée en nombres rationnels finis, il a fallu, pour n’employer que les nombres rationnels, exprimer cette même proportion par une série infinie de ces nombres, que j’ai assignée d’une manière assez simple »173. b) L’identité dans la connexion du prédicat au sujet Mais cette idée de proportion est appliquée aussi à l’idée de la vérité et elle donne ainsi tout son sens à la théorie de l’identité comme fondement de la vérité ; dans les Opuscules et fragments inédits, Leibniz souligne l’analogie entre l’analyse infinie qu’implique la démonstration des vérités contingentes et la recherche d’une proportion entre des quantités incommensurables. Dans les deux cas, l’analyse ne peut être achevée. L’irrationnel dans le domaine des nombres et des individus tient à ce qu’on 172 173
Leibniz, La caractéristique géométrique (CG) : p. 170-1. Leibniz, NE, p. 330-1.
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refuse l’idée de loi et d’ordre dans l’infini. La démonstration logique d’une vérité de fait et la recherche (inventio) d’une commune mesure (commensuratio) entre la diagonale et les côtés du triangle rectangle présuppose la continuité et l’ordre quand on va du fini à l'infini. L’identité qui apparaît si énigmatique pour la pensée représentative, apparaît encore dans la recherche d’une loi pour définir une progression dans une suite par exemple. Si la progression est arithmétique, on trouve sa raison en cherchant le nombre qui ajouté au précédent donne le nombre suivant. S’il s’agit d’une progression géométrique, sa raison se trouve en cherchant par quel nombre doit être multiplié le nombre précédent pour donner le nombre suivant. Ainsi, le fameux triangle arithmétique de Pascal permet de découvrir un ordre entre les nombres. Dans les Nouveaux Essais, la proportion entre le cercle et le carré pouvait être traduite par une série infinie de nombres rationnels qui approchaient de plus en plus près de l’identité mais celle-ci, telle l’asymptote n’a lieu qu’à l’infini. Qu’elle soit finie ou infinie, une série se définit par un ordre ou raison qui règle la succession. c) L’identité du connu et de l’inconnu ou la relation de dualité entre analyse et synthèse La troisième figure de l’identité apparaît dans l’analyse qui donne le fil par lequel Thésée a pu sortir du labyrinthe. Alors que le raisonnement syllogistique ne peut aller du connu à l’inconnu qu’en trouvant un moyen terme entre le grand terme et le petit terme, l’analyse se passe de ce moyen. Mais entre le moyen terme de la logique et la commune mesure ou proportion que permet de découvrir l’analyse, il y a toute la différence qui sépare le fini de l’infini. L’analyse identifie d’emblée le connu à l’inconnu. L’analyse est inconcevable sans l’identité : comment pourrait on savoir ce qu’on ne sait pas encore si on n’avait préalablement posé l’« identité » fondamentale du connu à l’inconnu ? Les mathématiciens jouent sur cette possibilité de va-et-vient du connu à l’inconnu parce que le chemin qui va de l’un à l’autre est le même ; l’analyse et la synthèse dans la démonstration sont dans une relation de dualité : « L’analyse des anciens était, suivant Pappus, de prendre ce qu’on demande et d’en tirer des conséquences jusqu’à ce qu’on vienne à quelque chose de donné ou de connu. J’ai remarqué que pour cet effet il faut que les propositions soient réciproques, afin que la démonstration synthétique puisse repasser à rebours par les traces de l’analyse, mais c’est toujours tirer des conséquences. Il est bon cependant de remarquer ici que dans les hypothèses astronomiques ou physiques, le retour n’a point lieu ; mais aussi le succès ne démontre pas la vérité de
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l’hypothèse. » 174 La théorie de la vérité comme identité tient à cette possibilité de conversion de l’analyse en synthèse et de la synthèse en analyse mais cet ordre serait-il possible sans l’identité du connu à l’inconnu ? Pour être un instrument d’analyse et de découverte, le fil d’Ariane doit donner simultanément le chemin pour atteindre l’inconnu (analyse) et le chemin pour revenir au connu (synthèse). Sans cette relation de dualité entre analyse et synthèse, on ne pourrait établir la vérité de ce qui a été trouvé ou inventé. À qui douterait de la possibilité de trouver (invenire) l’inconnu à partir du connu par l’identité et l’ordre qui les unit, Leibniz répond : « Mais je lui fis connaître par après que l’analyse se sert de définitions et autres propositions réciproques, qui donnent le moyen de faire le retour et de trouver des démonstrations synthétiques. Et même lorsque ce retour n’est point démonstratif comme dans la physique, il ne laisse pas quelquefois d’être d’une grande vraisemblance, lorsque l’hypothèse explique beaucoup de phénomènes, difficiles sans cela et fort indépendants les uns des autres. » 175 La métaphore du fil d’Ariane appliquée à la méthode de démonstration mathématique s’étend à toute la pensée pour devenir un véritable filum cogitandi. Des données du problème, on remonte à sa solution par l’ars inveniendi ; en la considérant ensuite comme une hypothèse, on retrouve le donné comme une de ses conséquences. L’art d’inventer ne serait rien sans l’art de démontrer car c’est le même chemin pris dans deux sens différents qui rend possible l’harmonie de l’analyse et de la synthèse. L’analyse vient de ce qu’à l’infini le connu s’accorde à l’inconnu. Cette identité s’exprime par l’équation quand on substitue des lettres aux nombres, et la fonction quand il s’agit de déterminer une relation ou proportion entre des nombres connus et inconnus. Dans les deux cas, la possibilité d’identifier provient de ce qu’entre les termes connus et inconnus existe une proportion ou loi de correspondance. Ainsi l’identité qui fonde la prédication n’est ni triviale, ni vide. Seule la pensée qui se développe dans le cadre de la représentation à partir d’une intuition subjective peut opposer la clarté et la distinction de la vérité comme évidence à la stérilité d’une vérité donnée dans une identité. La force de la forme Si, comme Descartes, on considère les idées comme des formes de pensées en relation au « je » qui pense, elles sont toutes semblables en tant que modes du moi. Mais en tant qu’elles représentent quelque chose, elles sont toutes 174 175
Leibniz, NE, p. 430. Leibniz, NE., p. 399.
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différentes. Pour Descartes et Kant, la forme est principe d’unité tandis que la matière est pure diversité. Chez Leibniz, au contraire, on voit qu’entre la matière et la forme, les choses sensibles et les idées, il n’y a plus cette opposition et même cette incompatibilité qui faisait dire à Platon que les choses sensibles n’étaient que des simulacres. De la connaissance claire à la connaissance intuitive en passant par la connaissance symbolique, on progresse grâce à l’analyse qui ouvre des chemins depuis la connaissance obscure jusqu’à la connaissance adéquate. Toute substance étant à la fois fond et forme, simple et composée, ses propriétés ne sont pas contingentes mais héritent de l’ordre qui est le fond même des choses. L’analyse de la forme et du fond découvre une harmonie et permet en droit de pénétrer aussi bien dans les méandres des perceptions les plus petites que dans les éléments primitifs qui composent une notion ou une proposition. Mais puisqu’il existe un accord entre la forme et la fond ou matière, pourquoi nous trompons-nous ? L’origine de toutes les erreurs provient de négligences dans la manipulation des symboles comme on le voit dans les calculs : « L’origine de toutes les erreurs est, en un certain sens, la même que celle des erreurs de calculs, qui arrivent aux arithméticiens. Ainsi il arrive que, dans le calcul (auquel correspond le raisonnement dans l’esprit), on oublie de poser certains signes nécessaires ou qu’on en mette qu’il ne faut pas ; qu’on néglige un élément du calcul en les rassemblant, ou qu’on opère contre la règle. Lorsque notre esprit est fatigué ou distrait, il ne fait pas suffisamment attention aux opérations qu’il est en train de faire, ou bien, par une erreur de mémoire, il accepte comme déjà prouvé ce qui s’est seulement profondément enraciné en nous par l’effet de répétitions fréquentes, ou d’un examen prolongé, ou d’un désir violent. Le remède à nos erreurs est également le même que le remède aux erreurs de calcul : faire attention à la matière et à la forme, avancer lentement, répéter et varier l’opération, recourir à des vérifications et à des preuves, découper les raisonnements étendus, pour permettre à l’esprit de reprendre haleine, et vérifier chaque partie par des preuves particulières. »176 Quand on considère simultanément la matière et la forme, on ne risque plus de se tromper. Du point de vue de la représentation, cela n’est pas possible car la forme est du côté du sujet et la matière du côté de l’objet. Leibniz croit que cette union ou accord de la matière et de la forme atteint sa perfection dans le calcul arithmétique qui a autant besoin de symboles et de caractères que d’idées pour atteindre la vérité comme harmonie du fond et de la forme. Compter et calculer deviennent des formes primitives de cheminement pour la pensée. Là où il y n’y a pas de rupture, la forme logique peut pénétrer.
176
Leibniz, id.
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Pour connaître la vérité et pour penser, il faut savoir compter sur la forme car entre les nombres et les raisonnements, il y a des relations étroites. La démonstration mathématique ne réalise l’exigence de vérité pour l’esprit qui raisonne que parce qu’elle s’en tient à la possibilité logique et identifie la vérité à la conservation d’une forme et à la conformité à des lois primitives. À Philalèthe qui croit comme plus tard Stuart Mill que « le syllogisme ne sert qu’à voir la connexion des preuves dans un seul exemple », Théophile répond : « De dire que l’esprit voit toujours facilement les conséquences, c’est ce qui ne se trouvera pas, car on en voit quelque fois (au moins dans les raisonnements d’autrui) où l’on a lieu de douter d’abord, tant qu’on n’en voit pas la démonstration. Ordinairement, on se sert des exemples pour justifier les conséquences, mais cela n’est pas toujours assez sûr, quoiqu’il y ait un art de choisir des exemples qui se ne trouverait point vrais si la conséquence n’était bonne. » 177 . L’ordre logique virtuel qui conduit de l’hypothèse à ses conséquences est indépendant de l’ordre chronologique issu de l’espace et du temps. L’esprit, ne voyant donc pas facilement les conséquences des propositions, fait appel aux ressources de l’art au moyen de règles et lois appropriées. Le respect de la forme dépendant du respect des règles de déduction, on peut dire que la forme assure ici la continuité de la pensée : « Et tout cela, joint avec des conséquences syllogistiques, et avec les transpositions des propositions, et avec quantité de tours et pensées qui cachent ces propositions par l’inclination naturelle de l’esprit à abréger, et par les propriétés du langage, qui paraissent en partie dans l’emploi des particules, fera un tissu de raisonnement qui représentera toute argumentation, même d’un orateur, mais déchargée et dépouillée de ses ornements et réduite à la forme logique, non pas scolastiquement, mais toujours suffisamment pour connaître la force, suivant les lois de la logique, qui ne sont autres que celle du bon sens, mises en ordre et par écrit, et qui n’en diffère pas davantage que la coutume d’une province diffère de ce qu’elle avait été, quand de non écrite qu’elle était, elle est devenue écrite. Si ce n’est qu’étant mise par écrit, et se pouvant mieux envisagée tout d’un coup, elle fournit plus de lumière pour pouvoir être poussée et appliquée ; car le bon sens naturel sans l’aide de l’art, faisant l’analyse de quelque raisonnement, sera un peu en peine quelquefois sur la force des conséquences, en trouvant par exemple qui enveloppent quelque mode, bon à la vérité mais moins usité ordinairement. »178 De même que les possibles tendent à l’existence, la forme logique s’avance jusqu’à ses conséquences.
177 178
Leibniz, id., p. 427-8. Leibniz, NE., id. .
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Mais la forme est aussi force, parce que semblable aux possibles conçus dans l’entendement divin, elle contient virtuellement toutes ses conséquences. Du possible logique qui fonde l’ordre ontologique du virtuel allant des hypothèses aux conclusions au possible physique qui attend le moment de se réaliser, se découvre la même nécessité d’accorder les principes aux conséquences, la puissance primitive d’exister à la puissance dérivative. Mais d’où vient cette harmonie ou accord entre l’ordre cosmologique et l’ordre mathématique ? Si Leibniz évoque très souvent les vertus de la caractéristique universelle, c’est parce que les caractères et l’écriture d’une manière générale renforcent le pouvoir de reconnaître le vrai dans les conséquences. Les caractères comme accord du contenu et de la forme L’écriture joue un rôle essentiel en logique : le calcul n’atteint sa pleine puissance que s’il est écrit : à cette condition il permet à la pensée de suivre son fil et de retrouver la continuité dans le développement des raisons. Grâce aux lois de combinaison des caractères, le calcul permet de retrouver l’accord de la forme et de la matière. La forme du raisonnement en logique n’a de force que si la conclusion est obtenue en vertu de la forme. La force de la forme ne serait rien sans les caractères ou symboles qui rendent sensibles le développement de la pensée. Si la force de la forme dépend des caractères, n’y a-t-il pas un risque de retrouver le nominalisme de Hobbes qui fait dépendre la vérité des mots et du bon plaisir ? Dans cette hypothèse, il faudrait distinguer les vérités par les signes, comme le suggère Théophile 179 et, à côté des vérités nominales, il faudrait ajouter « des vérités littérales qu’on pourrait distinguer en vérités de papier ou de parchemin, de noir d’encre ordinaire, ou d’encre d’imprimerie ». a) La raison de l’accord de la forme et du contenu L’usage des caractères est rendu nécessaire par l’impossibilité de poursuivre une analyse à l’infini. Pour simplifier et abréger l’analyse, nous substituons un symbole. Telle est la tendance naturelle de l’esprit180. Mais l’usage des caractères n’est pas sans danger car la pensée aveugle peut opérer avec des symboles vides comme ces formules qui donnent l’impression d’avoir un sens alors qu’elles sont contradictoires : « La source du peu d’application aux vrais biens vient en bonne partie de ce que dans les matières et dans les occasions où les sens n’agissent guère, la plupart de nos 179 180
Leibniz, NE., p. 349. Leibniz, NE, p. 427.
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pensées sont sourdes pour ainsi dire (je les appelles cogitationes caecas en latin), c’est-à-dire vides de perceptions et de sentiment, et consistant dans l’emploi tout nu des caractères, comme il arrive à ceux qui calculent en algèbre sans envisager que de temps en temps les figures géométriques dont il s’agit et les mots font ordinairement le même effet en cela que les caractères d’arithmétique ou d’algèbre. » 181 Ainsi la connaissance par caractères peut dégénérer en psittacisme si elle n’est soutenue par la force de la démonstration qui débusque les contradictions cachées. La forme n’appartient pas seulement à la pensée mais aussi à l’être le plus élémentaire ou monade. De même que la matière n’est jamais totalement inerte et indéterminée, l’âme n’est jamais totalement vide : on peut la comparer à ces tablettes « où l’on n’a encore rien écrit. »182 Si dans la matière règne une force dérivative qui dépend d’une force primitive qui assigne sa place à chaque terme du développement, dans l’âme règne aussi une puissance primitive et une puissance dérivative ; dans l’une comme dans l’autre la force primitive est à la fois la raison et la force du développement de la série. L’âme contient virtuellement toutes les vérités que découvrent les démonstrations : « Car si l’âme ressemblait à ces tablettes vides, les vérités seraient en nous comme la figure d’Hercule est dans un marbre, quand ce marbre est tout à fait indifférent à recevoir ou cette figure ou quelque autre. Mais s’il y avait des veines dans la pierre qui marquassent la figure d’Hercule préférablement à d’autres figures, cette pierre y serait plus déterminée, et Hercule y serait comme inné en quelque façon, quoiqu’il faudrait du travail pour découvrir ces veines, et pour les nettoyer par la polissure, en retranchant ce qui les empêche de paraître. Et c’est ainsi que les vérités et les idées nous sont innées, comme des inclinations et dispositions, des habitudes ou des virtualités naturelles, et non pas comme des actions, quoique ces virtualités soient toujours accompagnées de quelques actions souvent insensibles qui y répondent. »183 Entre les qualités sensibles appréhendées par la perception et les qualités abstraites, entre la forme et le contenu il y a un rapport d’expression qui rend possible le passage de la connaissance claire à la connaissance adéquate et intuitive. b) Les caractères comme filum meditandi et leurs rapports au concept d’expression Dans Dialogus, Leibniz examine le rapport des pensées aux choses qu’elles expriment 184 pour mieux comprendre le rapport de la vérité à la 181
Leibniz, id., p. 158-9. Leibniz, NE., p.34. 183 Leibniz, id., p.37. 184 Leibniz, PSL, Gerh., VII, August 1677 . Ce texte a été traduit par M. F Thurot (T) en 1846 dans Oeuvres de Locke et Leibnitz ; et par Claude Gaudin (G), dans Critique, Septembre, 182
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pensée. La vérité est une propriété qui appartient à la pensée et non aux choses. Mais pourrait-on parvenir à la vérité par la démonstration si nous n’avions pas des symboles ou caractères ? Toute démonstration suppose un enchaînement de définitions et celles-ci supposent une décision : « Ne voistu pas qu’il est sous la décision des Mathématiciens d’utiliser le mot Ellipse, afin qu’il désigne une certaine figure ? Et qu’il fut sous la décision des Latins d’imposer au mot Circulus la signification qu’exprime la définition ? »185. Pour définir, démontrer et calculer, il faut user de signes. D’où la nécessité de répondre à ceux qui font dépendre la vérité de conventions. Faut-il parler de nominalisme comme cela semble être le cas pour Hobbes ? Pour Leibniz, l’institution de signes ne dépend pas de notre bon vouloir mais d’un ordre préalable entre les symboles et les choses qu’on retrouve sous la forme de l’harmonie préétablie entre l’âme et le corps, les qualités secondes et les qualités premières, la forme et la matière, les sections coniques et le cercle. Nous avons souligné l’importance de l’ordre rendu possible par l’arithmétique. Il faut ajouter que l’ordre mathématique repose sur le pouvoir d’expression d’un domaine par rapport à l’autre. Loin d’être insignifiants, les symboles et les caractères sont non seulement la condition du sens, mais de la vérité. À l’enchaînement des représentations à partir du sujet et du temps se substitue l’enchaînement des symboles en fonction d’un ordre fondamental qui est celui des nombres. L’adéquation ou correspondance de l’idée aux choses provient de leur relation d’expression : « On dit que quelque chose exprime une autre chose dans la mesure où ses états (habentur habitudines) correspondent aux états de la chose à exprimer. Mais ces expressions sont variées ; par exemple le modèle exprime la machine même, la perspective de la chose dans le plan exprime le contour (delineatio) des solides, le discours les pensées et les vérités, les caractères expriment les nombres, l’équation algébrique exprime le cercle ou n’importe quelle autre figure : et ce qui est commun à ces expressions est qu ’à partir de la considération (contemplatione) des états (habitudinum) exprimés nous pouvons parvenir à la connaissance des propriétés correspondantes de la chose à exprimer. Il en résulte clairement qu’il n’est pas nécessaire que ce qui exprime soit semblable à la chose exprimée mais seulement qu’une certaine analogie des états soit préservée (servetur) » 186 Ce pouvoir de l’expression qui traduit un accord entre l’exprimant et l’exprimé ne se manifeste pas seulement dans le jugement qui 1993 à la suite de son article, « Correspondance et responsabilité dans la Philosophie des signes ». 185 Leibniz, Dialogus (D), p.104. 186 Leibniz, PSL, Gerh., VII, « Quod sit idea », p. 203-4. Dans sa correspondance avec Arnauld, Leibniz considère l’expression à partir de la relation âme/corps (Lettre à Arnauld du 9 octobre, 1687).
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implique un accord entre les symboles vocaux ou les symboles écrits. Les expressions trouvent leur fondement dans la nature, du fait de la similitude entre le grand cercle et le petit, entre une région et la carte qui la représente, entre le cercle et l’ellipse qui le représente aux yeux et d’une manière générale entre l'infiniment grand et l'infiniment petit. c) La « lingua characteristica » comme miroir des pensées humaines Nous avons montré que le malin génie dont parle Descartes pouvait très bien être le miroir qu’il réduit à un outil qui permet à la pensée de se réfléchir et de se saisir dans son unité quand elle pense. Le miroir a une relation au symbole dans la mesure où tous deux reflètent ou expriment un contenu. Si la vérité à partir du « je » conduit à réduire l’image virtuelle à un effet imaginaire produit à partir de l’imagination du sujet, la vérité se manifestant à partir de la pensée symbolique fait du virtuel le dual ou le double du réel tout comme l’ombre est le double de l’objet éclairé. L’effet du miroir dans la connaissance pour Leibniz Objet réel Image virtuelle (formes et possibles) Monades et reflets du composé dans le simple (Phénomènes, reflets, arcs en ciel, troupeaux)
Le pouvoir d’expression des caractères nous dispense de la nécessité de représenter. Semblables au miroir, ils ne peuvent être réduits à un simple instrument de la pensée puisqu’ils permettent de réfléchir un contenu. Comment ne pas mettre en rapport le concept d’expression et le concept de miroir quand on sait que ce dernier est le fondement de l’accord de l’image et de l’objet, de l’exprimant et de l’exprimé ? Entre l’image du miroir et la 135
chose qui lui sert de modèle, il n’est plus question d’antériorité ou de postériorité187. Quand Leibniz parle de langue, il peut s’agir de la langue ordinaire qui utilise les sons de la voix ou d’une langue caractéristique beaucoup plus générale fondée sur la puissance d’expression ou de « réflexion » propre aux caractères. Puisqu’ils expriment des pensées, il ne reste plus qu’à en faire l’inventaire ordonné pour retrouver l’ordre de dérivation des idées qui va du simple au composé. Chaque pensée primitive pourra être exprimée par un caractère et la combinaison des pensées se fera en même temps que la composition des caractères. Il en résultera une langue qui permettra de penser en calculant : « Or les caractères qui expriment toutes nos pensées, composeront une langue nouvelle, qui pourra estre écrite, et prononcée : cette langue sera très difficile à faire, mais très aisée à apprendre. Elle sera bien tost recüe par tout le monde à cause de son grand usage et de sa facilité (merveilleuse) < surprenante> < et elle servira merveilleusement à la communication de plusieurs peuples ce qui aidera à la faire recevoir>. barbarismes, solécismes et autres fautes de grammaire et de construction. De plus cette langue aura une propriété merveilleuse qui est de fermer la bouche aux ignorans. Car on ne pourra pas parler ny écrire en cette langue que ce que l’on entend : ou si on ose le faire, il arrivera de deux choses l’une, ou que la vanité de ce qu’on avance soit manifeste < à tout le monde >, ou qu’on apprenne en écrivant ou en parlant. Comme en effect ceux qui calculent apprennent en écrivant, et ceux qui parlent ont quelques fois des rencontres auxquelles ils ne pensoient pas, lingua praecurrente mentem. »188 Une telle langue serait en quelque sorte le miroir de l’esprit humain189 et son pouvoir d’analyse des pensées serait semblable à 187
« Quand je dis miroir, il ne faut pas penser que je conçois que les choses extérieures seraient toujours représentées (depingantur) dans les organes et dans l’âme. Car pour l’expression de l’une dans l’autre, il suffit d’une certaine loi constante des relations par laquelle ce qui est singulier dans l’une puisse être traduit (respondentia in alio referri possint) par ce qui est singulier dans l’autre. Ainsi le cercle peut être représenté par une ellipse ou une courbe ovale dans une projection en perspective, et même par l’hyperbole même si elle ne lui ressemble pas en tant qu’elle ne revient pas sur elle-même puisqu’au moyen d’une même loi constante, à chaque point de l’hyperbole on peut faire correspondre un point du cercle, on peut assigner une hyperbole de projection. D’où il arrive que, puisqu’une âme créée a nécessairement plus de perceptions confuses, représentant un ensemble non dénombrable de choses extérieures (rerum externarum innumerabilium repraesentes), elle ne perçoit distinctement que celles qui sont appropriées à ses organes de par leur plus grande proximité ou leur plus grande netteté (extantiora ). » Leibniz, OF., 15. 188 Leibniz, OF., 156. 189 Leibniz : « Mais puisque nous avons sujet de nous hâter pour achever cette recherche des mots et pour retourner aux choses, je ne veux point vous y arrêter davantage, quoique je croie véritablement que les langues sont le meilleur miroir de l’esprit humain, et qu’une analyse
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un instrument destiné à promouvoir la raison tout comme le télescope a permis de perfectionner la vue. Dans la recherche et la constitution d’une telle langue, l’arithmétique joue encore un rôle fondamental. Puisque les caractères arithmétiques expriment des nombres, on peut dire qu’entre les nombres et les choses nombrées, il y a un rapport de correspondance ou d’expression. On peut envisager de constituer une langue caractéristique qui exprime nos pensées comme la langue de l’arithmétique exprime les nombres : « De là il est manifeste, que si l’on pouvoit trouver des caractères ou signes propres à exprimer toutes nos pensées, aussi nettement et exactement que l’arithmétique exprime les nombres, ou que (l’algèbre) l’analyse géométrique exprime les lignes, on pourroit faire en toutes les matières autant qu’elles sont sujettes au raisonnement tout ce qu’on peut faire en arithmétique et en Géométrie. Car toutes les recherches qui dépendent du raisonnement se feroient par la transposition de ces caractères, et par une espèce de calcul ; ce qui rendroit l’invention de belles choses tout à fait aisée. Car il ne faudroit pas se rompre la teste autant qu’on est obligé de faire aujourd’huy, et néanmoins on seroit asseuré de pouvoir faire tout ce qui est faisable < ex datis>. »190 De la correspondance entre la langue et le calcul pour penser correctement, on peut admettre avec Leibniz que partout où surgissent des doutes et des controverses, il suffira de calculer ou tout simplement de compter pour se mettre d’accord. d) Le « calculus ratiocinator » Ainsi le calcul est impossible sans caractères car ils libèrent la pensée de la nécessité de se représenter pour atteindre la vérité. Lorsque la pensée devient aveugle au contenu qu’elle ne peut analyser en raison de la complexité du réseau de relations où il est inséré, elle n’est pas condamnée à la contradiction car en suivant le principe d’identité qui permet d’aller du vrai au vrai, elle étend le champ logique du virtuel. Parmi tous les caractères, les nombres sont privilégiés car ils permettent d’exprimer le maximum de relations entre les objets : « Les caractères sont en second lieu d’autant plus utiles qu’ils sont plus exacts, c’est-à-dire qu’ils mettent en évidence davantage de relations entre les objets ; lorsqu’ils les indiquent toutes, comme le font les caractères Arithmétiques que j’ai employés, il n’y aura rien dans l’objet qu’ils ne permettront de saisir . » 191 Ce privilège de l’arithmétique se voit aussi à ce que Leibniz a tenté de rénover la logique en
exacte de la signification des mots ferait mieux connaître que toute autre chose les opérations de l’entendement humain. » NE., Livre III, ch. VII, fin du ch. 190 Leibniz, id., p.155 191 Leibniz, CG, p.145
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la transformant en une sorte mathématique universelle permettant d’exprimer les rapports de conséquence par des nombres 192. Dans les Opuscules et Fragments rassemblés par Couturat, Leibniz explore toutes ces possibilités d’assimiler le raisonnement à un calcul en transformant la proposition en une équation ou une fonction. On peut voir dans ces tentatives une manière de rapprocher la pensée des nombres, c’està-dire de l’analyse mathématique. Les caractères dont Leibniz fait si grand cas sont tout aussi importants pour exprimer nos pensées dans le cas de la lingua characteristica que pour démontrer des vérités dans le calculus ratiocinator. Ils révèlent de manière éclatante qu’en usant de caractères et en devenant aveugle la pensée progresse alors qu’elle se fonde sur l’identité. De plus les vérités qu’elle découvre sont confirmées par l’application des calculs à des objets. Il convient de citer in extenso le texte de la fin du Dialogus : « A - À merveille ! Vous vous êtes très bien tiré de cet embarras ; et le calcul analytique ou arithmétique confirme cette manière de voir la chose. Car, dans les nombres, on arrivera toujours au même résultat, soit qu’on fasse usage de la progression décimale, ou, comme quelques uns l’ont fait, de la progression duodécimale : et, lorsqu’on a résolu la question par des systèmes de calcul différents, si l’on veut en faire l’application à des grains ou à d’autres objets susceptibles d’être comptés, on retrouve toujours la même chose. Dans l’analyse même, quoique les diverses habitudes ou manières d’être des choses paraissent plus facilement dans les caractères différents, cependant le fondement de la vérité se trouve toujours dans la connexion et dans l’arrangement même des caractères...Vous voyez que, bien que les caractères soient pris arbitrairement, pourvu qu’on observe néanmoins, dans leur emploi, un ordre et un mode déterminés, tout s’accorde toujours. Ainsi, quoique les vérités supposent toujours l’emploi de quelques caractères, et même soient énoncées quelquefois au sujet des caractères eux-mêmes (comme les théorèmes sur l’exclusion ou le rejet du nombre 9) ; cependant, elles ne consistent pas dans ce qui s’y trouve d’arbitraire, mais dans ce qu’il y a de constant, je veux dire le rapport aux choses. Et il est toujours vrai, indépendamment de tout arbitraire de notre part, qu’en employant tels caractères il en doit résulter tel raisonnement ; et de même si l’on en emploie d’autres, quoique leur rapport connu avec les premiers soit différent, pourvu qu’il conserve encore avec ceux-ci l’analogie résultant de la relation des caractères, laquelle se manifeste par des comparaisons et des substitutions. » 193 La caractéristique repose donc sur l’accord de l’ordre arithmétique des nombres avec l’ordre algébrique des 192
Couturat expose très bien ce que pouvait être le calcul logique de Leibniz dans La logique de Leibniz, Georg Olms, Hildesheim, Ch. VII, « Le calcul logique ». 193 Leibniz, Dialogus, (D) trad. Fr. M.F.Thurot.
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lettres. Cet accord ne fait que refléter ou exprimer l’ordre fondamental de la connexion des symboles et de la connexion des choses. Il n’est donc pas paradoxal de considérer le calcul comme la forme la plus accomplie de la pensée. La pensée représentative ne peut voir dans le calcul qu’une suite d’opérations purement mécaniques car elle exclut toute possibilité de lois ou d’une science antérieure au sujet qui se représente. Quand Descartes renonce à l’idée d’une mathématique universelle, il se tourne vers la métaphysique. La vérité ne se fonde plus sur la nécessité d’un ordre antérieur à la division pensée/étendue. Les lois mathématiques et logiques comme les lois de la nature ont été produites par la volonté de Dieu : le vrai résulte d’un acte de la volonté infinie de Dieu servie par une intelligence tout aussi infinie. Cette théorie indignait Leibniz qui ne pouvait croire que la vérité soit issue d’une force, fût-ce celle absolue de la volonté divine. Au contraire chez Descartes, la vérité provient finalement de la liberté du vouloir dont les lois sont toujours contingentes. L’ordre issu de la caractéristique et qui fonde les différentes sciences, se manifeste dans sa plus haute perfection par le calcul auquel Dieu lui-même recourt pour choisir parmi l’infinité des mondes infinis possibles qu’il combine et compare de manière simultanée : Cum DEUS calculat et cogitationem exercet, fit mundus. La sagesse divine n’est rien sans le calcul divin qui embrasse l’infinité des possibles, « les pénètre, les compare, les pèse les uns contre les autres, pour en estimer les degrés de perfection ou d’imperfection, le fort et le faible, le bien et le mal ; elle va même au-delà des combinaisons finies, elle en fait une infinité d’infinies, c’est-à-dire une infinité de suites possibles de l’univers, dont chacune contient une infinité de créatures...Et toutes ces opérations de l’entendement divin, quoiqu’elles aient entre elles un ordre et une priorité de nature, se font toujours ensemble, sans qu’il y ait entre elles aucune priorité temporelle. »194 Ainsi l’entendement divin et la sagesse divine recourent au calcul qui pénètre les possibles du point de vue de l’extension et de l’intension, de la quantité et de la qualité, permettant ainsi d’appréhender ensemble les différents mondes pour comprendre comment ils s’entrexpriment sans que le temps soit concerné. Donc on peut dire que en même temps que ou pendant que Dieu calcule, le monde le meilleur advient ou se produit comme la conclusion d’une démonstration ou le résultat d’un calcul est déjà contenu dans les prémisses. Le temps n’a rien à avoir avec l’ordre virtuel de développement du vrai. En tout état de cause, le calcul conduit au monde le plus parfait, c’est-à-dire le mieux déterminé parce que le plus simple en hypothèses et le plus riche en résultats. Quand on admet que l’entendement atteint sa perfection dans le 194
Leibniz, ET, § 225.
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calcul, il n’est plus nécessaire de remédier à sa finitude ou à son incomplétude en faisant appel à la volonté. Pour Leibniz au contraire, la force est contemporaine de la forme. La parenté profonde de la pensée et des nombres permet de découvrir ordre et proportion dans tout ce qui est pensable. Pour Leibniz la volonté divine est purement symbolique et se réduit à la signature d’un ordre parfaitement déterminé par le calcul comme on est amené à signer un livre dont on a combiné tous les caractères. En tout cas un dieu qui produit en calculant est certainement plus rassurant qu’un dieu qui produit en toute liberté. Entre une volonté divine qui s’impose par sa puissance et un entendement qui suppose par la puissance de simulation des hypothèses, Leibniz a trouvé la voie de la sagesse infinie qui calcule sur l’infinité des mondes virtuels infinis comme on calcule sur les nombres à partir de fonctions, de fonctions de fonctions ...etc. De là résulte le monde le plus simple et le plus harmonieux.
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PARTIE 3
Science idéale et science fondamentale
CHAPITRE 5
Mathématique, physique mathématique et métaphysique
Le statut problématique du sujet et du temps Si on admet la possibilité d’une science fondamentale comme l’arithmétique, l’ordre des vérités et des lois, soustrait à la représentation, se fonde sur l’ordre de la succession des nombres. L’analyse mathématique et les lois logiques de la pensée fondent la possibilité de saisir une succession délivrée de la linéarité inhérente à la succession temporelle. Frege affirme qu’une des plus grandes difficultés rencontrées dans l’aboutissement de son projet de fondement, a consisté à définir le concept de « suite logique ». La succession logique des vérités (déduction), semblable à la succession logique des nombres (dénombrement), se distingue de la succession temporelle des représentations sur un point fondamental : elle peut être définie sans faire appel à un pouvoir de liaison ou de synthèse provenant d’un sujet métaphysique ou transcendantal. Affirmer le primat du sujet, du temps et de la liberté semble être la condition nécessaire et suffisante pour sortir du nécessitarisme qui assujettit à des lois non seulement la nature mais l’esprit. En partant de la représentation, Descartes libère le sujet de toute loi et en particulier de celle de la mémoire ce qui le conduit à identifier le sujet, la volonté et la liberté. Husserl et Frege : science idéale et science fondamentale La critique du psychologisme signifie pour Frege, la nécessité de dissocier la pensée de la représentation : « Tout n’est pas représentation. Ainsi, je peux donc admettre qu’une pensée est indépendante de moi, et d’autres hommes pourront la saisir aussi bien que moi... Nous avons une pensée, mais non pas comme nous avons une représentation sensible. Il est vrai que nous ne voyons pas une pensée comme nous voyons une étoile. Aussi est-il recommandé de choisir une expression particulière et le mot « saisir » (fassen) s’offre à cet 143
effet. Un pouvoir spirituel particulier, le pouvoir de penser, doit correspondre à l’acte de saisir la pensée. Penser ce n’est pas produire les pensées mais les saisir. Ce que j’ai appelé pensée entretient un rapport très étroit avec la vérité. Ce que j’admets pour vrai, ce que je juge vrai indépendamment du fait que j’admets sa vérité, ne dépend pas non plus du fait que j’y pense. Le fait qu’elle est pensée n’appartient pas à l’être vrai de la pensée : « Des faits ! des faits ! des faits ! » dit le physicien, et il proclame avec insistance que la science a besoin d’un fondement certain. Qu’est-ce qu’un fait ? Un fait est une pensée qui est vraie. Mais le physicien n’admettra pas que le fondement certain de la science soit dépendant des états de conscience changeants de l’homme. Le travail de la science ne consiste pas en une création mais en une découverte de pensées vraies. »195 Faire dépendre la vérité d’un fait, celui de la pensée qui l’asserte, ne revient pas au même que la faire dépendre d’actes de conscience auxquels on confèrera ensuite un statut transcendantal. Du désaccord radical quant à ce qu’il faut entendre par vérité résulte la différence de conception quant au statut et au rôle de la science. Nous avons pu voir à quel point ces deux philosophes, nourris d’une solide culture mathématique, sont loin d’apprécier de la même manière cette science et plus spécialement l’arithmétique. Pour Husserl, elle est plus proche de l’art que de la science dans la mesure où elle opère avec des symboles dont le contenu est inaccessible aux actes de signification. Le contenu de la signification et de l’essence ne peut être qu’idéal. Il n’est donc guère étonnant de voir Husserl retrouver naturellement la filiation cartésienne par son idée de la science. Comme Descartes, il considère toutes les sciences données comme insuffisantes parce que la science ne peut être qu’une : « Tout débutant en philosophie connaît la remarquable et surprenante suite de pensées des Méditations. Rappelons-en l’idée directrice. Elle vise à une réforme totale de la philosophie, pour faire de celle-ci une science à fondements absolus. Ce qui implique pour Descartes une réforme parallèle de toutes les sciences, car, à ses yeux ces sciences ne sont que des membres d’une science universelle qui n’est autre que la philosophie. Ce n’est que dans l’unité systématique de celle-ci qu’elles peuvent devenir véritablement des sciences. Or, si l’on considère ces sciences dans leur devenir historique, on s’aperçoit qu’il leur manque ce caractère de vérité qui permet de les ramener intégralement et en dernière analyse à des intuitions absolues audelà desquelles on ne peut remonter. C’est pourquoi il devient nécessaire de reconstruire l’édifice qui pourrait correspondre à l’idée de la philosophie, conçue comme unité universelle des sciences s’élevant sur un fondement d’un caractère absolu. »196 Husserl doute de l’existence d’une science qui puisse 195 196
Frege, ELP, p. 190-1. Husserl, Méditations cartésiennes (M.C) § 1, Introduction, p. 1-2.,), tr. fr. E. Levinas,
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jouer le rôle de science universelle, aucune science effective ne pouvant fonder ou unir toutes les sciences. Puisque l’unité de la science se fonde sur l’unité de la vérité, il est clair que si on partait des sciences données, on perdrait l’unité de la vérité et l’idéal d’universalité deviendrait une chimère. Par conséquent, conformément à l’esprit du doute cartésien qui remet en cause le caractère fondamental et absolu des vérités mathématiques, Husserl considère que la science ne peut être qu’idéale et la science recherchée ne peut être qu’une idée et une fin : « En philosophes qui adoptent pour principe ce que nous pouvons appeler le radicalisme du point de départ, nous allons commencer, chacun pour soi et en soi, par ne pas tenir compte de nos convictions jusqu’ici admises et, en particulier, par ne pas accepter comme données les vérités de la science. Comme l’a fait Descartes, laissons-nous guider dans nos méditations par l’idée d’une science authentique, possédant des fondements absolument certains, par l’idée de la science universelle. Mais une difficulté se présente. Les sciences mises à l’écart (nous n’admettrons la valeur d’aucune), il ne reste plus rien qui puisse nous servir d’exemple de science véritable. Ne pourra-t-on alors douter de cette idée elle-même, à savoir de l’idée d’une science à fondement absolu ? » 197 Pour Descartes comme pour Husserl, fonder implique une radicalisation et un recommencement de la science à partir du pouvoir de représentation propre au sujet. Pour chacun le doute consiste à faire table rase du savoir issu de la mémoire comme s’il était possible d’atteindre un état zéro de la connaissance. L’idéal de la science normative ne peut devenir un fondement absolu que s’il est recréé par nous-mêmes. Mais comment fonder la science absolue quand toutes les sciences existantes sont suspendues et sont devenues des sciences hypothétiques ? D’où pouvons-nous tirer l’idée de la science ? On ne peut comprendre l’idée de la science universelle fondement de toutes les autres sciences sans revivre son intention : « Tout jugement peut nous être interdit quant à la valeur des sciences existantes (quelles que soient leurs prétentions à cet égard), quant à l’exactitude de leurs théories et, corrélativement, quant à la solidité de leurs méthodes constructives. En revanche, rien ne saurait nous empêcher de « vivre » les tendances de l’activité scientifique, et de nous faire une opinion claire et distincte du but poursuivi. Si agissant de la sorte, nous saisissons progressivement l’« intention » de la tendance scientifique, nous finissons par découvrir les éléments constitutifs de l’idée téléologique générale qui est propre à toute science véritable. »198 La possibilité de revivre et de revenir sur nos jugements pour les fonder, c’est-à-dire voir leur vérité ou leur exactitude, repose sur la liberté du « je » qui est acte et volonté : « On peut « revenir » à 197 198
Husserl, MC : § 3, p. 6. Husserl, id., § 4, p. 8.
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volonté à une justification une fois établie ou à la vérité une fois « démontrée ». Cette liberté que nous avons de reproduire et de réaliser à nouveau dans notre conscience une vérité conçue, comme étant identiquement « la même », fait que cette vérité est pour nous un bien définitivement acquis, appelé en tant que tel une connaissance. » 199 Aucune science ne pouvant satisfaire l’exigence absolue de vérité, il ne reste plus pour fonder la science qu’à revenir à l’absolu qui est dans l’acte intentionnel de revivre qui révèle le lien d’une intention et d’une intuition comme si la liberté se déployait entre le pouvoir de fiction de l’acte intentionnel et la puissance de l’évidence qui se donne dans l’intuition. La science et la vérité ne peuvent commencer que dans la fin visée librement à partir du pouvoir intentionnel da la représentation subjective. Frege est totalement étranger à cette idée de la science et n’imagine pas un seul instant qu’on puisse douter de la vérité des sciences. Dans la science, la pensée vraie est liée par des lois auxquelles elle ne peut se soustraire. Douter de la vérité des sciences n’est possible que si l’on pose la pensée comme reposant sur le libre arbitre, autrement dit si on la conçoit comme un acte reposant sur la volonté libre. Pour penser, il faut des lois indépendantes de la représentation et de la volonté. Leur vérité ne dépend ni de l’objet auquel on les applique, ni de l’influence psychologique ou sociologique. La pensée n’est pas un acte mais une saisie de la vérité ce qui suppose l’objectivité de cette dernière et son indépendance par rapport aux sujets. Elle n’est pas construite à partir d’une subjectivité intentionnelle mais donnée effectivement dans la science mathématique et son noyau, l’arithmétique. Même si ses concepts sont insuffisamment définis et si en matière de rigueur ses démonstrations laissent parfois à désirer, elle est la science fondamentale, première mais elle n’a pas le caractère de science absolue et idéale auquel est attaché Husserl. S’il y a un changement possible dans cette science, il ne tient nullement à un changement dans la vérité qui supposerait que ce qui est vrai à un moment ne l’ait pas été ou ne puisse l’être à un autre. Le seul progrès qu’on puisse y concevoir, c’est celui qui transforme l’évidence en vérité au moyen de la preuve rigoureuse : « Après que la mathématique se fut pour un temps écartée de la rigueur euclidienne, elle y revient, et non sans de vifs efforts pour la dépasser. Déjà l’arithmétique, par l’origine indienne de ses méthodes et concepts, avait introduit une pensée plus relâchée qu’il n’était usuel en géométrie — dont on est surtout redevable aux Grecs. La découverte de l’analyse supérieure ne fit que favoriser cette tendance. D’une part, le traitement rigoureux de cette discipline s’est heurté à des difficultés considérables, presque insurmontables, dont la solution d’autre part, semble avoir payé chichement les efforts déployés. Cependant, les développements 199
Husserl, id.
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ultérieurs de l’analyse ont enseigné de plus en plus clairement que, en mathématiques, une simple conviction morale qui s’appuie sur le succès de nombreuses applications ne suffit pas. On exige maintenant une preuve pour des propositions tenues jusqu’ici pour évidentes. Et c’est bien souvent le seul moyen qui permette de poser leurs limites de validité. En même temps, s’est imposé le besoin de déterminer plus finement les concepts de fonction, de continuité, de limite, d’infini. Et les nombres négatifs et irrationnels, admis depuis longtemps déjà par la science, ont vu leur légitimité soumise à une épreuve plus sévère. Ainsi, s’efforce-t-on, dans tous les domaines, de prouver avec rigueur, de tracer précisément les limites de validité ; et, pour ce faire, de cerner les concepts avec toute l’acuité qu’il se peut. »200 A travers ce texte qui ouvre les Fondements de l’Arithmétique, on voit bien que pour Frege la science ne peut être le résultat d’un recommencement à partir d’un sujet qui doute. La vérité est donnée dans des lois ; nous la retrouverons par la définition et la démonstration Devant cette science, la philosophie perd son statut de science première. Si la science mathématique n’a pas besoin d’être recommencée, c’est parce que la vérité de ses théorèmes résiste au doute, la philosophie ne peut plus chercher la vérité dans la représentation du sujet mais dans les lois qui gouvernent la pensée qui compte, énumère et calcule. Le critère de la vérité n’est plus son indubitabilité mais son adéquation. La démonstration ne fait qu’égaler (ad-equatio) la vérité donnée dans la conclusion à partir des prémisses grâce à la preuve : « Mais il est inscrit dans l’essence des mathématiques que partout où l’on peut donner une preuve, elle est préférable à une confirmation inductive. Euclide prouve souvent ce qu’on lui aurait volontiers accordé...C’est que la preuve n’a pas pour seule fin de libérer une proposition du doute ; elle permet en outre de pénétrer la dépendance relative des vérités. Une fois persuadé qu’un bloc de rocher est inébranlable parce qu’on a essayé sans succès de le faire bouger, on peut demander ce qui le soutient si solidement. Plus on poursuivra la recherche, moins nombreuses seront les vérités fondamentales auxquelles on pourra tout ramener, et cette simplification est déjà en elle-même un but digne d’efforts. Peut-être même pourra-t-on espérer atteindre les procédés généraux de la construction des concepts et l’art des principes fondamentaux pour tous les cas, même les plus complexes, en prenant conscience de ce que les hommes ont fait instinctivement dans les cas les plus simples, pour peu que l’on dégage ce qui est universellement valide en ceux-ci. »201 Le vrai n’est pas l’indubitable qu’on atteint de manière instantanée à la manière du cogito cartésien mais il se
200 201
Frege, FA, § 1, p. 125. Frege, FA, p. 126
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prouve et se trouve dans la relation du composé au simple, des prémisses à la conclusion. Plus une science progresse, plus elle simplifie en réduisant le nombre de ses principes de manière à déduire le maximum de conséquences à partir du minimum d’hypothèses, comme le fait le Dieu leibnizien202. La vérité n’est pas le résultat d’une purification à la manière de celle qu’envisage Platon dans le Phédon ou le doute qu’exerce Descartes mais résulte d’une simplification. Ainsi la vérité indubitable surgit de rien (le doute) alors que la vérité simplicité suppose une science préalable, autrement dit un savoir virtuel de la vérité. Mais en quel sens peut-on considérer la mathématique comme un savoir préalable ? La question se pose comme s’est posée pour Leibniz la question de savoir en quel sens il était possible de définir la vérité par l’identité du prédicat au sujet. Ainsi la vérité semble issue de deux démarches : l’une qui la cherche en purifiant la représentation des sortilèges de la mémoire au moyen du doute. Quand la vérité est relative à l’évidence des actes du sujet, les mathématiques elles-mêmes deviennent alors incertaines. Une telle approche peut être qualifiée de métaphysique car si toute science première ou tout croyance fondamentale est suspendue, c’est grâce au pouvoir de la volonté et de la liberté. La vérité surgit d’une intuition qui n’est qu’une coïncidence à un moment entre l’acte et l’objet ou représentation. La mathématique universelle comme science première Se demander s’il y a une science première à partir de laquelle il serait possible de penser, c’est revenir à Leibniz et aussi à Descartes. Seulement Leibniz voyait dans l’arithmétique et l’algèbre la science primitive dont dérivent toutes les autres sciences. Au contraire Descartes croyait que la vérité, en puissance dans le bon sens, exigeait une méthode pour la rendre effective. Avant de considérer que le doute méthodique était la voie pour nous y conduire, il a pensé dans les Regulae qu’il était possible de partir d’une science première parce qu’elle était enveloppée dans toutes les autres sciences qu’elles soient mathématiques ou physiques. Comme Descartes, Leibniz a le souci de raisonner en métaphysique et en morale comme en géométrie et en analyse. Il cherche donc une méthode et semble peu satisfait par celles qui ont été proposées jusqu’à ce jour : « Ceux qui nous donnent des méthodes, donnent sans doute des beaux préceptes, mais non pas le moyen de les observer. Il faut, disent-ils, comprendre toute 202
Leibniz, Discours de métaphysique, « V – En quoi consistent les règles de perfection de la divine conduite, et que la simplicité des voies est en balance avec la richesse des effets » : « Car la raison veut qu’on évite la multiplicité dans les hypothèses ou principes, à peu près comme le système le plus simple est toujours préféré en astronomie. »
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chose clairement et distinctement, il faut procéder des choses simples aux composées ; il faut diviser nos pensées etc. Mais cela ne sert pas beaucoup, si on ne nous dit rien davantage. Car lorsque la division de nos pensées n’est pas bien faite, elle brouille plus qu’elle n’éclaire. Il faut qu’un écuier tranchant scache les jointures, sans cela il déchirera les viandes au lieu de les couper. Mons. Des Cartes a esté grand homme sans doute mais je croy que ce qu’il nous a donné de cela est plustost un effect de son génie que de sa méthode, parce que je ne vois pas que ses sectateurs fassent des découvertes. La véritable méthode doit nous fournir un filum Ariadnes, c’est-à-dire un certain moyen sensible et grossier, qui conduise l’esprit, comme sont les lignes tracées en géométrie et les formes des opérations qu’on prescrit aux apprentis en Arithmétique. »203 Cette méthode sensible, ce fil d’Ariane est donné par la caractéristique, langue écrite qui doit rapporter non pas les paroles mais les pensées et leurs relations en partant de leur expression (projection) sensible. Mais pour accéder à la vérité, il faut raisonner en suivant la force de la forme, c’est-à-dire se servir du calcul : « j’ay commencé à avoir certaines vues toutes nouvelles, pour réduire tous les raisonnements humains à une espèce de calcul, qui serviroit à découvrir la vérité, autant qu’il se peut faire ex datis ou par ce qui est donné ou connu, et lorsque les connoissances données ne suffisent pas à résoudre la question proposée, cette méthode serviroit comme dans les Mathématique, à approcher autant qu’on le peut sur le donné et à déterminer ce qui est le plus probable. Cette sorte de calcul général donnerait en même temps une espèce d’écriture universelle qui aurait l’avantage des Chinois... »204. On voit que dans la méthode leibnizienne, l’intuition est délaissée au profit de la langue et du calcul. La mathématique comme science appliquée : la physique mathématique La vérité par laquelle commence la métaphysique a été acquise par la force du vouloir qui rompt avec les représentations issues de la mémoire et de l’enfance pour retrouver une vérité qui ne dépende de personne d’autre que de moi-même. Mais pour que d’autres vérités suivent de cette vérité première, il faut que Dieu conserve la vérité au cours de la succession des pensées. La métaphysique est donc nécessaire tant au niveau du monde et des corps qu’au niveau de la pensée : en supposant une force qui maintienne ensemble les moments du temps, il devient possible de comprendre à la fois la permanence du vrai dans le flux des représentations et la conservation de la quantité de mouvement dans le mouvement. Le commencement de la 203
Die Philosophische Schriften (P.S) von Gottfried Wilhelm Leibniz, C. J. Gerhardt, VII, p.1-2. 204 P.S, id.
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pensée comme le commencement du monde suppose le vouloir qui devient le principe de la loi aussi bien morale que physique : les vérités et les lois issues de la volonté ont un caractère catégorique propre à fonder une science idéale dont la vérité ne peut être trouvée dans aucune science donnée. Seule la métaphysique reposant sur la volonté et la perfection de Dieu peut rendre compte de cette sorte de vérité qui part de nous et nous élève à l’être suprême. Lorsque Descartes parle des mathématiques dans le Discours de la méthode, il ne s’agit plus de la mathématique universelle mais de l’algèbre et de l’analyse géométrique qui permettent de démontrer les vérités des autres sciences. Il n’y voit que la possibilité de « se repaître de vérités et ne se contenter point de fausses raisons » : ces sciences peuvent donner des vérités mais non une vérité première susceptible de fonder une science première et qui serait en même temps la science idéale visée par toutes les sciences particulières. La certitude des vérités mathématiques ne vient pas de leur évidence mais de ce qu’elles s’appliquent aux autres sciences. Bien que la géométrie analytique exprime les proportions entre les formes géométriques et les courbes algébriques qui se trouvent dans toutes les sciences particulières, la vérité de ses lois vient de leur application aux phénomènes. Elle ne fait pas mieux comprendre comment le temps et la force peuvent s’introduire dans la conservation et dans la production des phénomènes. Les lois et les vérités mathématiques sont relatives à la nature et au monde que la physique doit nous faire connaître. Quand la science idéale (métaphysique) remplace la science fondamentale, celle-ci devient un outil ou organon au service des autres sciences : « Mais je n’eus pas dessein, pour cela, de tâcher d’apprendre toutes ces sciences particulières qu’on nomme communément mathématiques ; et, voyant qu’encore que leurs objets soient différents, elles ne laissent pas de s’accorder toutes, en ce qu’elle n’y considèrent autre chose que les divers rapports et proportions qui s’y trouvent, je pensai qu’il valait mieux que j’examinasse ces proportions en général, et sans les supposer que dans les sujets qui serviraient à m’en rendre la connaissance plus aisée ; même aussi sans les y astreindre aucunement, afin de les pouvoir d’autant mieux appliquer après à tous les autres auxquels elles conviendraient. »205 De la vérité métaphysique des principes de la physique, on peut conclure à la vérité physique de leurs conséquences. La vérité des principes mathématiques, subordonnée à l’évidence primitive de la vérité métaphysique, fonde une proportion entre la cause et l’effet et finalement une vérité expérimentale : « Et certes, si les principes dont je me sers sont très évidents, si les conséquences que j’en tire sont fondées sur l’évidence 205
Descartes, Discours de la méthode, « Deuxième partie ».
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des mathématiques, et si ce que j’en déduis de la sorte s’accorde exactement avec toutes les expériences, il me semble que ce serait faire injure à Dieu de croire que les causes des effets qui sont en la nature, et que nous avons ainsi trouvées, sont fausses : car ce serait le vouloir rendre coupable de nous avoir créés si imparfaits, que nous fussions sujets à nous méprendre, lors même que nous usons bien de la raison qu’il nous a donnée »206 Dieu assure autant la continuité du monde que celle de la science car la vérité métaphysique se communique à la vérité physique. L’image de l’arbre figure à la fois la continuité de l’être et l’unité de la vérité. Des racines partent les vérités catégoriques de la métaphysique, indispensables si on veut comprendre les lois de la nature et les lois mathématiques instituées par Dieu. De la volonté divine qui a institué ces lois et de la volonté humaine dépendent la vérité de tous les jugements et toutes les lois que nous pouvons formuler concernant le monde et notre vie. Partie des racines, la force métaphysique de la volonté passe par le tronc de la physique pour s’appliquer aux branches de l’arbre, à savoir la mécanique, la médecine et la morale. Mathématique, dynamique et métaphysique a) Leibniz : la dynamique comme entrexpression de la force et de la forme grâce au calcul intégral et différentiel Le recours à la volonté divine pour enchaîner les moments du temps aussi bien dans le monde que dans la pensée met aussi en échec ce que Leibniz appellera le principe de raison suffisante. Le temps est si difficile à comprendre qu’il faut le réduire en poussière pour mieux le livrer à la force de la volonté du sujet et en fin de compte à Dieu qui, par sa puissance infinie, assure l’intégration de tous les instants. À cette condition, une science physique du monde devient possible. Ce qui unifie les différentes sciences et les rend aptes à la recherche de la sapientia, c’est la force métaphysique de la volonté. Nous avons vu que Leibniz a repris le projet de la mathématique universelle en l’infléchissant dans le sens d’une caractéristique universelle comprenant une langue et un calcul. Leibniz fonde sur elle de hautes espérances en raison de son pouvoir d’unification qui devrait permettre de retrouver l’ordre logique de dérivation des pensées et des vérités sans qu’intervienne la volonté. Elle accroît tellement la puissance du calcul qu’elle peut se substituer à la volonté divine. Lorsque l’entendement compte sur les symboles, sa puissance s’exprime dans le calcul et Dieu produit le 206
Descartes, Les Principes de la philosophie, III, art. 43.
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monde par un calcul infini portant sur un nombre infini de mondes infinis. Le calcul permet de déterminer la réalité par des méthodes mathématiques relatives au maximum et minimum. Le monde étant parfaitement déterminé, Dieu n’a plus besoin d’intervenir à chaque instant comme chez Descartes et Malebranche. Ainsi l’idéal de la mathématique universelle est projeté en Dieu et le monde ne dépend plus de Dieu comme l’effet dépend de sa cause mais plutôt comme les conséquences logiques dépendent des principes. Il en résulte une tout autre vision des rapports de la physique à la métaphysique : comme chez Descartes, le monde leibnizien est bien une machine mais elle n’a plus besoin d’être constamment entretenue par Dieu. Physique et métaphysique ne sont plus dissociées parce que, de même qu’au niveau logique la substance intègre logiquement tous ses prédicats (praedicatum inest subjecto), au niveau physique la cause enveloppe ses effets comme s’il y avait une sorte d’expression entre le niveau logique et le niveau physique, comme si l’ordre logique ne faisait qu’exprimer l’ordre physique et métaphysique. Entre la succession logique des prédicats convenant à un sujet et la succession physique des événements pour une substance, il y a un accord ou correspondance fonctionnelle. Si la forme se distingue de la force, il faut admettre entre elles une relation de dualité et d’harmonie de sorte que la force est toujours proportionnée à la forme. La dynamique qui rend possible l’application du calcul aux forces et à leur évolution dans le temps manifeste une proportion entre physique et métaphysique. Ainsi on ne peut qu’admirer la très grande sagesse de ce Dieu qui a si bien calculé les proportions entre les choses. À la différence de Descartes, Leibniz reconnaît à la matière une autre propriété que l’étendue et le mouvement : les corps ne sont pas seulement étendus mais pourvus d’une masse qui en est distincte ainsi que d’une force inhérente qui assure la réalité dans l’instant (force primitive ou vive) mais aussi dans la durée (force dérivative). Les lois de la nature ne se fondent pas sur la conservation de la quantité de mouvement mais sur la conservation de la force vive. Ainsi Leibniz trouve insuffisante l’explication physique cartésienne par le recours à la loi commandement. Les lois de la nature concernent non seulement l’aspect externe mais aussi l’aspect interne des choses qui suppose une loi inhérente aux choses pour rendre raison de leur effets, assurer le développement de chacune : « Car puisque le commandement fait dans le passé n’existe plus maintenant, il ne peut pas non plus avoir d’efficace actuelle, à moins qu’il n’ait laissé après lui quelque effet subsistant qui dure et qui opère maintenant encore : penser autrement, c’est, si je ne me trompe, renoncer à toute explication distincte : tout peut suivre de tout, à titre égal, si ce qui est absent, tant au point de vue du temps qu’au point de vue de l’espace, peut sans intermédiaire, opérer ici et maintenant. Il n’est donc pas suffisant de dire que Dieu, en créant au 152
commencement les choses, a voulu que par la suite elles observassent certaines lois, si l’on entend que sa volonté a été inefficace au point que les choses n’en ont point été affectées et qu’elle n’a produit aucun effet double en elles. Il est, en effet, contraire à la notion de la puissance et de la volonté divines, qui sont pures et absolues, que Dieu veuille et que cependant en voulant il ne produise ni ne change rien, qu’il ne laisse aucune oeuvre achevée. (...) si dans, dans la suite, les choses se sont comportées comme si aucune commandement n’était intervenu, il s’ensuit, — ou bien que rien ne se fait actuellement qui soit conforme au commandement, ou bien que ce commandement n’a eu de force que pour le moment où il a été donné et qu’il doit sans cesse être renouvelé dans l’avenir, opinion que notre savant auteur refuse avec raison d’accepter. » 207 Pour être vraiment efficace et parfait au sens de complet, l’ordre issu de la loi commandement doit avoir aussi des effets dans l’ordre issu de la loi inhérente à la chose : entre l’ordre temporel de succession des événements qui se produisent dans une substance et l’ordre issu de la loi imprimé au commencement, il doit y avoir parfaite proportion. La nature d’une chose est principe de la suite de ses phénomènes parce que l’intérieur de la substance individuelle exprime l’extérieur ou les relations des autres substances. Ainsi la nature d’une chose inclut sa loi, sa force primitive dont dérivent ses effets : la dynamique leibnizienne permet d’accorder la physique et la métaphysique, ou encore les effets et les causes tout simplement parce que l’effet exprime sa cause : causa aequat effectum. La mathématique ne se confond plus avec la dynamique et pourtant elles s’accordent : « Selon la manière de parler ordinaire LES PRINCIPES MATHEMATIQUES sont ceux qui consistent dans les mathématiques pures, comme nombres, figures, arithmétique, géométrie. Mais LES PRINCIPES METAPHYSIQUES regardent des notions plus générales, comme >PAR EXEMPLE< la cause et l’effect. »208 Les propositions des sciences mathématiques se démontrent par le principe d’identité et de contradiction mais pour prouver la vérité des propositions physiques, il faut faire intervenir le principe de raison suffisante. Leibniz dissocie les principes mathématiques des principes métaphysiques de sorte que l’espace et le temps ne sont que la manifestation d’un ordre sous-jacent qui n’est pas l’ordre substantiel : ni l’étendue, ni la durée ne sont des substances ou des êtres réels puisque l’espace traduit un ordre des choses prises ensemble et existant en même temps mais n’est rien
207 208
Leibniz, Opuscules philosophiques, « De la nature en elle-même », p. 97. Leibniz, Correspondance Leibniz-Clarke, « Troisième écrit, 25 Février 1716 »..
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sans les substances individuelles209. L’espace et le temps sont des ordres dépouillés de toute possibilité d’activité de sorte que l’ordre cinématique appelle l’ordre de la dynamique comme si les mouvements rectilignes et les forces principes de leur variation de vitesse et de direction étaient inhérents aux substances. L’ordre de la nature provient à la fois des êtres et de Dieu parce que physique, métaphysique et dynamique sont des effets de la mathesis divina, puissance de combinaison des possibles. b) Newton : la mathématique ou l’arithmétique universelle comme expression du caractère absolu de l’espace et du temps Newton critique aussi la physique cartésienne : contre les « hypothèses » des Principes de la Philosophie de Descartes, il affirmera d’emblée que lui il ne fait pas d’hypothèses, Hypotheses non fingo. Par delà la critique du caractère hypothétique des propositions de la physique, se dissimule une critique logique et métaphysique des principes physiques de Descartes pour expliquer les mouvements et leur rapport à l’étendue. En 1670, dans De la Gravitation, Newton montre que la dissociation de la physique et de la métaphysique rend incomplète et même absurde la théorie cartésienne du mouvement car elle implique qu’un corps en mouvement ne peut avoir ni vitesse déterminée, ni trajectoire définie de son mouvement. Cela vient de ce qu’il est impossible de localiser correctement un corps en mouvement ; il n’est pas possible de dire où se situait un corps au commencement de son mouvement car celui-ci ne peut être attribué qu’à partir de la position des corps environnants (relativité du mouvement) et lorsque le mouvement a été accompli, la position de ceux-ci ayant changé, le lieu relatif du corps en mouvement ayant changé reste indéterminable. La détermination d’un phénomène physique en fonction de l’espace et du temps est incomplète chez Descartes : « C’est pourquoi, comme une fois le mouvement accompli, il est impossible d’assigner le lieu où ce mouvement avait commencé, c’està-dire le début de l’espace parcouru, et que ce lieu n’existe plus, l’espace parcouru n’ayant pas de début, ne peut non plus avoir de longueur ; et par conséquent, comme la vitesse dépend de la longueur de l’espace parcouru dans un temps donné, il suit qu’un mobile ne peut pas avoir de vitesse ; ce 209
« Il en est de même DU TEMPS, supposé que quelqu’un demande, pourquoy Dieu n’a pas tout créé un An plus tost ; et que ce même personnage veuille inférer delà, que Dieu a fait quelque chose dont il n’est pas possible qu’il y ait une raison pourquoy il l’a fait ainsi plustost qu’autrement ; on luy repondroit que son illation seroit vraye si le temps étoit quelque chose hors des choses temporelles, car il serait impossible qu’il y eût des raisons par quoy les choses, eussent été appliquées plustost à de tels instants qu’à d’autres, leur succession demeurant la même. Mais cela ne prouve pas que les instants hors des choses ne sont rien, et qu’ils ne consistent que dans leur ordre successif ; lequel demeurant le même, l’un des deux états comme celuy de l’anticipation imaginée, ne differeroit en rien, et ne sauroit être discernée de l’autre qui est maintenant. » Leibniz, id., 54.
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que j’ai voulu montrer en premier lieu. En outre ce que l’on dit du début de l’espace parcouru doit être entendu de la même manière de tous les lieux intermédiaires ; ainsi, comme l’espace n’a ni début ni parties intermédiaires, il suit qu’aucun espace n’est parcouru et que le mouvement n’a pas de détermination, ce que j’ai voulu indiquer en second lieu. Bien plus, il s’ensuit que le mouvement des cartésiens n’est pas un mouvement, parce qu’il n’a aucune vitesse, aucune détermination et qu’il ne fait traverser aucun espace, ni aucune distance. C’est pourquoi, il est nécessaire de rapporter la détermination des lieux et donc le mouvement local à quelque être immobile telle que l’étendue seule ou l’espace considéré comme quelque chose de réellement distinct des corps. »210 Newton conclut qu’on ne peut donc identifier le corps à l’étendue. La condition physique et métaphysique de la connaissance pour Newton implique la possibilité de rendre compte de l’individuation de chaque partie de l’étendue : la connaissance complète d’un corps suppose la connaissance de son principe d’individuation qui inclut à la fois une détermination spatiale et temporelle. La détermination physique n’est rien sans la détermination métaphysique : « D’ailleurs la meilleure illustration que l’on puisse donner de l’immobilité de l’espace, c’est par la durée. En effet, de même que l’individualité des parties de la durée résulte de l’ordre, de sorte que si (par exemple) hier pouvait changer de place avec aujourd’hui et devenir postérieur, il perdrait son individualité et serait non plus hier mais aujourd’hui. De même les parties de l’espace doivent leur individuation à leurs positions, de sorte que, si deux quelconques d’entre elles pouvaient changer de position, elles changeraient en même temps d’individuation et chacune se changerait numériquement en l’autre. C’est à cause du seul ordre et à cause de leurs positions relatives que les parties de la durée et de l’espace sont comprises comme étant ce qu’elles sont véritablement ; et à part leur ordre et leurs positions qui ne peuvent donc changer, elles n’ont pas d’autres principes d’individuation. » 211 Sans l’étendue et la durée, l’ordre physique aussi bien que métaphysique serait incomplet. Mais d’où viennent-ils ? Ne disposant pas comme Leibniz d’une théorie de la nature des corps comme loi interne de leur évolution, la physique de Newton inclut une métaphysique car l’étendue et la durée vont être dissociées en une composante absolue et relative : « Le temps absolu, vrai et mathématique, sans relation à rien d’extérieur, coule uniformément, et s’appelle durée. Le temps relatif apparent et vulgaire, est cette mesure sensible et externe d’une partie de durée quelconque (égale ou inégale) prise du mouvement : telles 210 211
Newton, De la gravitation, tr. fr, Marie Françoise Biarnais, Gallimard, p. 122. Newton, id., p. 128.
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sont les mesures d’heures, de mois, etc. dont on se sert ordinairement à la place du temps vrai. L’espace absolu, sans relation aux choses externes, demeure toujours similaire et immobile. L’espace relatif est cette mesure ou dimension mobile de l’espace absolu, laquelle tombe sous nos sens par sa relation aux corps, et que le vulgaire confond avec l’espace immobile. C’est ainsi, par exemple, qu’un espace, pris au dedans de la terre ou dans le ciel, est déterminé par la situation qu’il a à l’égard de la terre. L’espace absolu et l’espace relatif sont les mêmes espèces et de grandeur ; mais ils ne le sont pas toujours de nombre ; car, par exemple, lorsque la terre change de place dans l’espace, l’espace qui contient notre air demeure le même par rapport à la terre, quoique l’air occupe nécessairement les différentes parties de l’espace dans lesquelles il passe, et qu’il en change réellement sans cesse. »212 La théorie de l’espace et du temps absolu est rendue nécessaire pour déterminer complètement le mouvement en fonction de la vitesse, de l’espace parcouru et du temps indispensable pour rendre raison de tout ce qui advient à une particule. La variation dans le mouvement ne peut être déterminée mathématiquement qu’à partir d’un invariant qui n’est sans doute pas l’immuabilité de la volonté divine mais qui a la même fonction. Cette théorie de l’espace et du temps aura des répercussions sur la conception des mathématiques car, à côté de l’étendue, elle va introduire le temps. Ce parallélisme de l’espace et du temps implique qu’il est possible de concevoir des variations continues croissantes ou décroissantes dans l’étendue et le temps qui donneront les quantités naissantes ou évanouissantes. La mathématique finit par se confondre avec la physique puisqu’elle inclut le temps comme variable indépendante. La liaison de l’espace et du temps vient de ce que les problèmes mathématiques supposent toujours une inconnue qu’on détermine à partir de sa relation avec des termes connus : on peut ainsi demander de trouver la vitesse d’un mouvement à un instant donné quelconque quand on connaît la longueur de l’espace parcouru (dérivation) ; on peut aussi demander la longueur de l’espace décrit à un temps donné quelconque quand on connaît la vitesse instantanée du mouvement (intégration). Les quantités qui interviennent alors dans ces calculs varient de manière continue et Newton les appelle des « quantités fluentes » car on peut les augmenter ou les diminuer de manière continue. Mais comme elles varient par rapport à une quantité inconnue, il décide d’appeler « temps » cette variable indépendante grâce à laquelle on peut comprendre les variations de position et de vitesse dans le mouvement : « Mais comme nous n’avons pas besoin de considérer ici le temps autrement que comme exprimé et mesuré par un mouvement local uniforme, et 212
Newton, Principes mathématiques de philosophie naturelle (réimpression 1990, J.Gabay), Scolie, Définitions 8.
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qu’outre cela nous ne pouvons jamais comparer ensemble que des quantités de même genre, non plus que leurs vitesses d’accroissement et de diminution ; je n’aurais dans ce qui suit aucun égard au temps considéré proprement comme tel ; mais je supposerai que l’une des quantités proposées de même genre doit augmenter par une fluxion uniforme, à laquelle quantité je rapporterai tout le reste comme si c’était au temps ; donc par analogie cette quantité peut avec raison recevoir le nom de temps ; ainsi quand dans la suite pour donner des idées plus claires et plus distinctes, je me servirai du mot Temps, je n’entends jamais le temps proprement pris comme tel, mais seulement une autre quantité par l’augmentation ou fluxion de laquelle le temps peut-être exprimé ou mesuré. » 213 Avec Newton les mathématiques deviennent une science appliquée destinée essentiellement à l’étude de la nature. La science mathématique comme mathesis universalis disparaît au profit d’une physique mathématique à vocation universelle. Le temps implique toujours un commencement et une fin mais comme il n’est plus question de faire intervenir la volonté divine, ces commencements et ces fins s’obtiennent par diminution progressive des quantités quand on cherche à les égaler, c’est-à-dire à réduire leur différence à zéro. Le calcul des infiniment petits se substitue à la question du commencement et de la fin des quantités « naissantes » et « évanouissantes » qui font reculer le commencement et la fin véritable à l’infini. Désormais les mathématiques seront considérées comme la science de l’espace (géométrie) et du temps (l’arithmétique et le calcul). Elles dépendront encore de la métaphysique car l’étendue et la durée ont un caractère absolu. Kant renversera le point de vue newtonien en considérant que l’espace et le temps ne sont pas des attributs d’une substance qui serait Dieu mais de simples formes subjectives et a priori de la sensibilité. Aucune représentation d’objet ou de phénomènes ne peut être vraie si elle ne peut être rapportée à ces contenus a priori sans lesquels aucun autre contenu n’est pensable. A l’intellect divin qui est intuitus originarius succède l’intellect humain qui est intuitus derivatus. L’instantanéité de l’appréhension divine de la vérité s’oppose à la succession inhérente à l’intuition du sujet comme l’idéal s’oppose à l’intuition finie, ou l’inconditionné au conditionné. Ce lien des mathématiques à l’espace et au temps devient une thèse si largement répandue au XIXe siècle que le célèbre mathématicien anglais, Hamilton peut affirmer de manière catégorique que les mathématiques sont la science du temps. Au début de ses Lectures on Quaternions, il déclare que si la géométrie est bien la science de l’espace, l’algèbre est la science du 213
Newton, La Méthode des fluxions et des suites infinies, 21 Traduction par M. De Buffon (Réimpression Librairie Albert Blanchard), p. 21.
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temps : « Il m’apparut de bonne heure que ces fins seraient atteintes si l’on consentait à regarder l’Algèbre, non pas simplement comme un art ou un langage, ni même comme étant avant tout une science de l’ordre dans la succession. Il entrait cependant dans cette conception que la succession dont il s’agit était entendue comme continue et linéaire, indéfiniment étendue en avant et en arrière, mais non dans aucune direction latérale. Et bien que les éléments successifs d’une telle suite puissent évidemment être représentés par des points sur une droite, je pensai cependant que leur simple succession serait mieux figurée par comparaison avec les moments du temps, abstraction faite toutefois de tout rapport de cause à effet ; de sorte que le « temps » ici considéré doit être dit abstrait, idéal ou pur, comme l’espace qui est l’objet de la géométrie. De cette façon je fus conduit à regarder l’Algèbre comme la science du temps pur, et un essai contenant mes vues sur ce point fut publié en 1835. »214 Cette déclaration d’Hamilton ne fait que prolonger le point de vue newtonien qui introduit le temps en mathématique.
214 Hamilton, Lectures on Quaternions, 2 (Dublin 1853).Texte cité par Alexander Macfarlane, Les idées et principes du calcul géométrique, p. 406-7, Bibliothèque du congrès international de philosophie (1900), III, « Logique et histoire des sciences », Paris, Armand Colin, 1901.
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CHAPITRE 6
Les nombres, l’intuition et la pensée
L’analyse entre l’arithmétique et l’algèbre : lois mathématiques, lois physiques et lois de l’entendement La conception newtonienne associe mathématique et métaphysique par l'intermédiaire de la physique mathématique. L’étendue et le temps ont un fondement absolu et sont en quelque sorte le « sensorium Dei » ou les attributs de Dieu au sens spinoziste. Mais Dieu continue d’intervenir par sa volonté en agissant sur le corps. La physique mathématique est étroitement liée à l’arithmétique universelle qui est la science du calcul : l’analyse ou calcul s’effectue soit par des nombres comme dans l’arithmétique élémentaire, soit par des lettres comme dans l’algèbre. La première se distingue de la seconde en ce qu’elle est définie et particulière alors que l’algèbre est indéfinie et universelle : c’est l’algèbre qui est l’unique science parfaite du calcul (« unicam perfectam computandi Scientiam ») 215 Cela signifie-t-il que l’analyse réduite ici à l’algèbre s’est libérée de la métaphysique et du temps ?
215
« Computatio vel fit per numeros ut il vulgari Arithmetica, vel per species ut Analysis mos est. Utraque iisdem innititur fundamentis, & ad eandem metam collimat; Arithmetica qui dem definite & particulariter, Algebrica autem indefinite & universaliter; ita ut enunciata fere omnia quae in hac computatione habentur, & praesertim conclusiones, Thoeremata dici possint. Verum Algebra maxime praecellit quod cum in Arithmetica Quaestiones tantum resolvantur progrediendo a datis ad quaesitas quantitates, haec a quaesitis tanquam datis ad datas tanquam quaesitas quantitates plerumque regreditur; ut ad conclusionem aliquam, seu Aequationem, quocumque demum modo perveniatur, ex qua quantitatem quaesitam elicere liceat. Eoque pacto confiuntur difficillima Problemata quorum resolutiones ex Arithmetica sola frustra peterentur. Arithmetica tamen algebrae in omnibus ejus operationibus ita subservit, ut non nisi unicam perfectam computandis Scientiam constituere videantur; & utramque propterea conjunctim explicabo » Newton, Opera Mathematica, « Arithmetica universalis sive De compositione et resolutione : Arithmetica ».
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Depuis Descartes 216 on considère que la génération des grandeurs mathématiques à partir d’indivisibles n’est possible qu’à partir d’une sorte de mouvement : cette nécessité de recourir au mouvement pour engendrer les grandeurs continues permet de mieux comprendre le lien des mathématiques à la physique et comment le temps s’immisce aussi dans l’analyse. Dans le Traité de la quadrature des courbes, Newton montre le lien entre le mouvement continu, les fluxions, les fluentes et le temps : « Je ne considère pas les grandeurs mathématiques comme formées de parties si petites qu’elles soient, mais comme décrites d’un mouvement continu. Les lignes sont décrites et engendrées, non par juxtaposition de leurs parties mais par un mouvement continu de points ; les surfaces par un mouvement continu de lignes et les solides par un mouvement continu de surfaces ; les angles par la rotation de leurs côtés ; les temps par un flux continuel ; il en va de même des autres. Ces genèses ont vraiment leur place dans la nature des choses et peuvent être reconnues quotidiennement dans le mouvement des corps. Et c’est de cette manière que les anciens ont enseigné la genèse des rectangles en alignant (ducendo) les droites mobiles dans la longueur des droites immobiles. Considérant donc que des grandeurs qui croissent dans des temps égaux sont plus grandes ou moindres, suivant qu’elles croissent avec une vitesse plus grande ou plus petite, je cherchais une méthode pour déterminer les grandeurs d’après les vitesses des mouvements ou accroissements qui les engendrent ; et nommant fluxion les vitesses de ces mouvements ou accroissements, tandis que les grandeurs engendrées prendraient le nom de fluentes, je suis tombé sur la méthode des fluxions. »217 L’ambiguïté vient ici de ce que c’est le mouvement qui assure la continuité des lignes, surfaces et volumes. Le mouvement étant considéré comme un flux temporel, le temps s’introduit dans les mathématiques. Ainsi est assuré le lien entre la science idéale ou métaphysique (temps absolu) et la science universelle, l’algèbre qui se confond avec la physique mathématique (le temps relatif). L’introduction du temps en Analyse rend cette science problématique car le temps implique nécessairement un commencement : peut-on imaginer un commencement sans faire appel à la volonté divine qui crée et entretient le monde ? L’idée de commencement oblige à admettre que le mouvement par lequel sont engendrées les grandeurs a aussi quelque chose d’éternel et absolu comme l’étendue et la durée absolue. Même si Dieu apparaît comme un être de plus en plus lointain, il doit être posé au commencement du monde. Le commencement et la fin se conçoivent par naissance ou évanouissement, apparition et disparition progressive à partir de 216 217
Descartes, La Géométrie, Livre second, « De la nature des lignes courbes ». I. Newton, Opera Mathematica, I, Opusculum III, « De Quadratura curvarum », 203-4.
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mouvements infiniment petits. Le mouvement est pensé comme un flux qui engendre la continuité et dépend en même temps d’un être primordial dont l’espace et le temps sont les attributs. Entre le monde et l’analyse existe une sorte de coextension. Dieu n’a de sens qu’en tant que limite pour parvenir à une connaissance parfaite, c’est-àdire à une connaissance qui ne soit plus tributaire du présent. Il finit par devenir une sorte de démon ou de bon génie provenant d’un prolongement analytique ou d’un passage à l’infini. La référence à l’omniscience divine qu’on retrouvera ultérieurement (le génie de Laplace par exemple) traduit une autre idée des mathématiques dont on attend qu’elle nous donne une connaissance simultanée de tous les états par lesquels passe un processus. A cette idée de la science mathématique comme science appliquée à la nature prolongeant la géométrisation de la physique s’oppose une idée toute différente, à l’origine de ce que l’on a appelé la purification de l’analyse, qui donne à la notion d’analyticité un rôle de plus en plus important au détriment de l’intuition géométrique218. L’arithmétique comme fondement de la mathématique universelle et l’avènement du néopythagorisme Mais si les mathématiques parviennent à établir une symétrie entre l’étendue, le temps et la force dans l’étude physique du mouvement, la métaphysique devient inutile. C’est ce que disait le mathématicien anglais aveugle, Sauderson : « Les métaphysiciens assurent que le Monde matériel n’est autre chose qu’une copie du Monde idéal, & j’y consens très volontiers : mais en même temps je ne saurois m’empêcher de témoigner ma surprise, d’entendre parler de ce ton des gens qui connoissent si peu l’un et l’autre de ces Mondes. Ce n’est que dans les seules Mathematiques que la vérité, c’est-à-dire la vérité fondée sur la simple raison, paroît dans tout son éclat : dans toutes les autres Sciences elle est ou évidente par elle-même, ou si aperçue que sa découverte ne procure presque aucun agrément ; ou bien, s’il faut creuser fort avant pour la trouver, on ne l’aperçoit la plupart du 218
Poincaré qui ne croyait pas au caractère purement analytique du raisonnement mathématique ne peut s’empêcher de faire appel à la fiction d’une intelligence infinie qui apercevrait d’un seul coup d’œil toutes les vérités : « Si enfin la science du nombre était purement analytique ou pouvait sortir analytiquement d’un petit nombre de jugements synthétiques, il semble qu’un esprit assez puissant pourrait d’un seul coup d’œil en apercevoir toutes les vérités ; que dis-je ! on pourrait même espérer qu’un jour on inventera pour les exprimer un langage assez simple pour qu’elles apparaissent ainsi immédiatement à une intelligence ordinaire... Je demandais au début pourquoi on ne saurait concevoir un esprit assez puissant pour apercevoir d’un seul coup d’oeil l’ensemble des vérités mathématiques... » Poincaré, La Science et l’Hypothèse (Flammarion), « Nature du raisonnement mathématique », p. 32 & 40.
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temps qu’à travers un nuage si épais, qu’il faut être bien hardi pour affirmer que c’est elle. Quiconque donc voudroit admirer de près la nature, la beauté & l’harmonie de la vérité ; quiconque voudroit (autant que les bornes de ses talents peuvent le permettre) voir la vérité telle qu’elle a existé de toute éternité dans l’Entendement Divin, il faut qu’il s’attache davantage à l’étude des mathématiques qu’à celle de la métaphysique. Dès qu’on découvre en Mathématiques une veine de la vérité (& il y en a sans nombre) on n’a qu’à suivre cette veine aussi loin qu’on voudra, en faisant servir chaque découverte nouvelle de moyen d’aller plus loin. Mais dans la plupart des autres sciences, toute cette belle analogie & cette harmonie inaltérable sont presque entièrement perdues ; & les vérités particulières qu’on y découvre, sont si clairement & si indépendantes l’une de l’autre, qu’elles ne paraissent avoir aucune relation ensemble, quoiqu’il y ait une intime relation entre toutes les vérités : ainsi il n’y a point lieu d’être surpris qu’on ait fait de plus grands progrès dans les Mathématiques, & à l’aide des mathématiques, que dans toutes les autres sciences mises ensembles sans elles . »219 Désormais les mathématiques nous permettent d’obtenir des vérités enchaînées les unes aux autres. La vérité de la science se distingue de la vérité métaphysique simplement parce qu’elle enchaîne les vérités et les présente en ordre ou de manière systématique. L’ordre de présentation est indépendant de l’ordre de la recherche individuelle ou psychologique, le temps n’étant plus, dans la perspective de la mathématique universelle, une dimension indispensable à la connaissance. L’ordre de l’analyse mathématique fait apparaître l’ordre temporel de la représentation comme un ordre qui manque de continuité. Que ce soit sous forme de l’algèbre (Newton, Saunderson, Lagrange) ou sous forme de l’arithmétique (Leibniz, Euler, Gauss), l’analyse ne pourra plus être considérée comme un simple organon et le calcul ne sera plus réduit à la mesure de lignes, surfaces, volumes ou temps. Au lieu de servir d’outils à la description de ce qui est étendu et de ce qui dure, l’ordre analytique va se détacher progressivement de l’ordre synthétique de la partie concrète des mathématiques220. Libéré du rapport à l’étendue et à la durée, le calcul va devenir non pas l’outil mais la partie centrale des mathématiques.
219
Saunderson, Elements d’Algèbre (1756), p. 394-5, Tome II. « Les idées analytiques sont évidemment à la fois plus abstraites, plus générales et plus simples que les idées géométriques ou mécaniques. Bien que les conceptions principales de l’analyse mathématique, envisagées historiquement, se soient formées sous l’influence des considérations de géométrie ou de mécanique, au perfectionnement desquels les progrès du calcul sont étroitement liés, l’analyse n’en est pas moins, sous le point de vue logique, essentiellement indépendante de la géométrie et de la mécanique, tandis que celles-ci sont, au contraire, nécessairement fondées sur la première. » A. Comte, Cours de Philosophie positive, « Leçon troisième », p. 76.
220
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Mais cela ne sera possible que si les concepts de continuité, de fonction et finalement de nombre entier sont totalement révisés. On a souvent réduit le positivisme à une doctrine selon laquelle pour bien penser, il faut examiner les méthodes des sciences221. Pourtant l’ordre positif de la science repose sur la possibilité de traduire tous les phénomènes sous forme d’équations. Dans son Cours de Philosophie positive Philosophie première, Auguste Comte retrouve l’esprit de la mathématique universelle. Le passage de l’ordre métaphysique à l’ordre positif suppose la prééminence du savoir mathématique qui s’applique aux corps célestes et terrestres et donne en même temps l’idée d’ordre à la pensée. Il distingue la mathématique abstraite qui procède uniquement par le calcul de la partie concrète qui consiste à examiner les relations existantes entre les quantités considérées. La première met en équations les quantités sur lesquelles s’effectue le calcul et la seconde cherche à résoudre, c’est-à-dire à déterminer l’inconnu à partir des données de l’équation « elle se réduit à une pure question de nombres, consistant simplement désormais à déterminer des nombres inconnus, lorsqu’on sait quelles relations précises les lient à des nombres connus. » 222 . La partie concrète ou formulation des phénomènes dans la langue a autant d’importance que la partie abstraite qui consiste à calculer. Non seulement la science mathématique se distingue de ses applications mais elle est une science et non un art parce qu’elle utilise le calcul « qui embrasse depuis les opérations numériques les plus simples jusqu’aux plus sublimes combinaisons de l’analyse transcendante »223. Comte ne considère plus le calcul comme dominé par l’algèbre mais il y voit une véritable science du nombre : « Le calcul a pour objet propre de résoudre toutes les questions de nombres. Son point de départ est, constamment et nécessairement, la connaissance de relations précises, c’est dire d’équations, entre les différences grandeurs que l’on considère simultanément, ce qui est, au contraire, le terme de la mathématique concrète. Quelque compliquées ou quelque indirectes que puissent être d’ailleurs ces relations, le but final de la science du calcul est d’en déduire toujours les valeurs des quantités inconnues par celles des quantités connues. »224 Ainsi l’analyse mathématique représente la véritable mathématique universelle ; entre la mathématique universelle de Descartes et 221
Il faudra bien un jour procéder à une réévaluation du positivisme : on réduit celui de Comte, de Mach ou du Cercle de Vienne à n’être qu’une épistémologie, autrement dit une méthodologie pour bien penser. On oublie l’essentiel : sur quoi repose leur théorie de l’ordre qu’ils découvrent dans la science ? Il faut comprendre comment les différents ordres traduits dans les différentes sciences s’articulent. 222 Comte, Cours de Philosophie positive, Leçon 3, p. 72, Hermann. 223 Comte, id., p. 75. 224 Comte, id.
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celle dont parle Comte, la différence tient aux nouvelles découvertes de l’analyse dans le calcul sur les fonctions, les limites et les notions de continuité qui s’élaborent progressivement. Puisque la mathématique universelle est une science et non un instrument au service de ces autres sciences, il devient possible de comprendre son lien à la philosophie et sa fonction de substitution par rapport à la métaphysique. Comte a réussi à dissocier les mathématiques de la métaphysique et à retrouver la parenté profonde de la mathématique universelle (analyse de Lagrange) et de la philosophie. Comme Frege, il pense que le nombre est distinct de l’objet auquel il s’applique. Il ne peut être découvert empiriquement mais seulement par la pensée en lui permettant de prendre tout son essor grâce au calcul : « A cet effet, il est indispensable de reconnaître avant tout, pour se faire une juste idée de la véritable nature des mathématiques, que, sous le point de vue purement logique, cette science est, par elle-même, nécessairement et rigoureusement universelle. Car il n’y a pas de question quelconque qui ne puisse finalement être conçue comme consistant à déterminer des quantités les unes par les autres d’après certaines relations, et, par conséquent, comme réductible, en dernière analyse, à une simple question de nombres. On le comprendra si l’on remarque effectivement que, dans toutes nos recherches, à quelque ordre de phénomènes qu’elles se rapportent, nous avons définitivement en vue d’arriver à des nombres, à des doses. »225 La conception implicite du nombre n’est pas encore purifiée car Comte y voit l’expression de la quantité et pour parvenir à la conception fregéenne du nombre et de son lien à la pensée, il faudra accomplir un pas de plus et y avoir un concept. Il appartiendra aux Fondements de l’arithmétique de dissocier le nombre de la notion de quantité et de grandeur pour en faire le concept le plus général de toute pensée. En faisant reposer l’analyse sur la théorie des nombres, l’analyse se libère de son fond métaphysique. On ne tente plus de comprendre les notions de limite, de continuité, de fonction à partir de l’étendue et de la durée. Cauchy définit un critère de convergence pour les suites en faisant appel seulement aux nombres ε. Sa définition de la limite permet d’éviter le cercle vicieux qui consiste à supposer l’existence de ce qui est à définir. Ce que l’on a appelé l’arithmétisation de l’analyse au XIXe siècle provient de ce que l’on pense que la partie abstraite des mathématiques pouvait être une science à part entière même si elle n’a pas de rapport avec l’étendue et la durée. Désormais le calcul n’est plus simplement un art mais une science et Gauss pourra dire sans qu’on puisse y voir l’ombre d’une pensée métaphysique, « O Theos arithmetizei », retrouvant l’esprit leibnizien du 225
Comte, id., p. 77.
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Dieu qui calcule. L’importance prise par l’arithmétique dans les mathématiques est prépondérante : Gauss ne disait-il pas que la science mathématique est la reine des sciences et l’arithmétique la reine des sciences mathématiques ? Dans une lettre à G. Lejeune Dirichlet, Jacobi compare les mathématiciens aux lotophages : celui qui a goûté la douceur des idées mathématiques ne peut y renoncer. S’il faut vouer un culte aux idées mathématiques, cela ne peut être en raison de leurs applications accidentelles. Les sciences qui usent des mathématiques dépendent toutes du nombre éternel dont le pouvoir s’est trouvé confirmé par la découverte de Neptune grâce à la puissance du calcul. Jacobi parodie un poème de Schiller qui fait du nombre une entité éternelle : Un jeune homme avide de science alla voir Archimède. « – Initie-moi, lui dit-il, à l’art divin Qui rend tant de services merveilleux à l’astronomie, Et nous découvre encore une planète au-delà d’Uranus. » « – Tu as raison de juger que l’art qui étend ainsi notre savoir est divin. Il devait l’être bien avant qu’on découvre le cosmos Avant même qu’il ne rende de si magnifiques services à l’astronomie Et ne découvre encore une planète au-delà d’Uranus. Ce que tu découvres dans le cosmos, n’est qu’un reflet divin, Dans la chaîne de l’Olympe règne le nombre éternel. »226 Ce petit poème exprime d’abord la puissance du calcul grâce auquel on découvre des entités, des planètes par exemple (Neptune découverte par le calcul avant d’être observée) et le caractère intemporel du monde des nombres. Le calcul doit sa puissance au fait que le nombre est indépendant de l’intuition de l’espace et du temps. L’éternité du monde des nombres suggère l’idée que le nombre est indépendant de ma représentation ; s’il s’applique à l’espace et au temps, c’est parce qu’il leur est antérieur logiquement. Kronecker poursuit le projet de ceux qui, comme Gauss, font de l’arithmétique la science fondamentale dont dérivent la géométrie et la mécanique : « Mais en outre le mot « Arithmétique » ne doit pas être compris au sens usuel restreint, mais en elle il faut inclure toutes les disciplines mathématiques à l’exception de la géométrie et de la mécanique mais aussi surtout l’algèbre et l’analyse. Et je crois même qu’un jour on réussira à « arithmétiser » la totalité du contenu de toutes ces disciplines mathématiques, c’est-à-dire à la fonder uniquement et seulement sur le concept de nombre pris au sens étroit et aussi à se débarrasser des 226 Kronecker, « Über den Zahlbegriff », 1887, Crelle, Journal für die reine und angewandte Mathematik, p. 251-2.
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modifications et des extensions de ce concept qui viennent en grande partie de ses applications à la géométrie et à la mécanique. La différence de principe entre la géométrie et la mécanique d’un côté et entre les disciplines mathématiques rassemblées sous la désignation « Arithmétique » consiste d’après Gauss en ce que l’objet de cette dernière, le nombre, n’est simplement qu’un produit de notre esprit, alors que l’espace aussi bien que le temps n’ont de réalité qu’en dehors de notre esprit et nous ne pouvons pas leur prescrire complètement leurs lois de manière a priori. » 227 Ce renversement de perspective dans la conception des mathématiques dissocie l’arithmétique de l’intuition pure subjective. Nécessité de fonder l’arithmétique et de la distinguer de la psychologie a) Rapport des mathématiques à la psychologie et à la physique L’idée d’une mathématique universelle partant de l’analyse et reposant sur l’arithmétique semble très proche du pythagorisme si l’on entend par là une conception qui fait du nombre entier le principe de la science mathématique et de toute science. On sait que cette doctrine s’est trouvée en difficulté quand est apparue la « crise des irrationnelles » : il y a des grandeurs incommensurables avec d’autres grandeurs de sorte que le nombre ne peut être la mesure de toutes choses. Le passage cartésien de la mathématique universelle à la métaphysique s’explique selon nous par la découverte d’une incommensurabilité entre l’infini de l’immensité de l’étendue et le caractère infini (indéfini) de la durée. Ne pouvant admettre un ordre et une proportion infinie et éternelle qui pourrait limiter la puissance de la volonté divine, Descartes croit en un Dieu créateur des lois physiques et mathématiques. La force contingente de la volonté semble l’emporter sur la forme nécessaire de l’entendement. Il faut admettre que l’ordre et la proportion ne peuvent venir du monde lui-même qui échappe par sa durée à l’ordre et à la mesure. Descartes ne peut plus compter sur la mathématique qui n’est pas assez universelle puisqu’elle n’a pas prise sur le problème du temps qui suppose toujours un commencement et une fin alors que l’étendue est immense. Il ne peut compter que sur l’esprit et la volonté dont tout savoir dépend. L’incommensurabilité ou l’irrationnel provenant de l’impossibilité de trouver une correspondance entre la physique et les mathématiques entraîne Descartes à affirmer la théorie métaphysique de la libre création des lois et des vérités éternelles. Pour l’homme, la science dépend de la puissance d’une volonté qui agit dans le jugement quand l’entendement se lasse de 227
Kronecker, id., p. 253.
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concevoir clairement et distinctement. La connaissance du monde devient seconde par rapport à la connaissance de soi et celle de Dieu . b) La psychophysique D’autres esprits, tel Fechner, le fondateur de la psychophysique, en déduiront une conception panpsychique de l’univers. Si les choses ne sont que des représentations, il n’y a plus de différence ontologique entre l’esprit et la nature. Spinoza, Leibniz en restaient à un parallélisme mais Fechner pose l’identité de l’esprit et de la nature. Il en conclura qu’il doit y avoir les mêmes lois pour expliquer la nature et l’esprit. Tant qu’il en reste à ce point, il ne s’agit que d’une croyance. Mais la découverte de la loi qui porte son nom, pouvait servir de justification à cette identité postulée de l’esprit et de la nature qui est sous-jacente à ce que l’on a appelé le psychologisme, soit qu’on réduise la nature à une représentation de l’esprit (idéalisme), soit qu’on réduise l’esprit à une modalité de la nature (matérialisme, naturalisme, etc.). La psychologie (psychophysique) se développe sous l’impulsion de Fechner, Weber et Helmholtz. Les lois mathématiques permettent d’exprimer à la fois les lois de l’esprit (psychologie) et les lois de la nature (physique). Fechner retrouve une sorte d’inspiration leibnizienne car ce qui permet de mesurer la sensation, c’est une différence qu’on peut exprimer mathématiquement : l’unité de mesure de la sensation est une différence juste perceptible ce que Leibniz228 appelait une aperception. De la constance dans la proportion des accroissements différentiels, Weber ira plus loin en exprimant l’intensité de la sensation comme un cas particulier d’intégration. La psychophysique implique l’abandon d’une conception subjective de l’esprit fondée sur l’acte ou la synthèse a priori. Ce sujet qui assure la synthèse des présents dans la représentation est solidaire du temps. L’avènement d’une psychologie scientifique parce que mathématisée, va remettre en question le statut du sujet car la loi qui exprime l’ordre et la mesure touche autant l’aspect mental que physique de la représentation. L’ordre de l’esprit et de la nature dépend d’une loi et non de la liberté du sujet. Entre l’esprit et la nature, on retrouve la correspondance et la proportion impliquée par l’idée de mathématique universelle. Fechner, esprit curieux, y voit une confirmation de sa croyance obscure à l’idée qu’il n’y a qu’une même énergie qui gouverne l’univers : bon nombre de ceux qui défendent l’énergétisme ont quelque complaisance pour cet ordre d’idées et 228
Il est difficile de ne pas penser à la théorie leibnizienne des petites perceptions qui affirme que les différences aperçues sont l’effet de différences imperceptibles ou de perceptions infiniment petites (différentielles) : les perceptions infiniment petites s’intègrent exactement comme les quantités infiniment petites pour donner les perceptions conscientes ou aperceptions.
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se gardent bien de préciser si l’énergie est de nature physique ou mentale. De toute façon la conséquence est la même puisqu’il n’y a d’autre loi que les lois mathématiques pour rendre compte des phénomènes physiques et mentaux. La parenté des nombres et de la pensée Les conséquences de cette nouvelle science sont désastreuses pour l’idée de la science, de la pensée et de la vérité. Le psychologisme se fonde sur une sorte de naturalisme qui réduit la pensée à un processus mental de représentation relevant des mêmes lois que les processus physiques. Frege est soucieux avant tout de distinguer dans l’esprit la sphère de la représentation qui nous met en relation avec ce qui est spatial et temporel, de celle de la pensée qui est liée de manière interne aux nombres et à la vérité. Comme Comte, il voit dans la science mathématique la science première et, comme Gauss, il croit que l’arithmétique est la reine des sciences mathématiques. Mais pourquoi considérer l’arithmétique comme une science fondamentale susceptible de donner ses lois aux autres sciences ? Comme Leibniz, il pense qu’il y a un lien interne entre la pensée, les nombres et la vérité. L’arithmétique s’enracine dans un domaine beaucoup plus profond que la simple représentation car la nécessité de dénombrer et de calculer s’impose quelque soit l’être ou l’entité qu’on cherche à connaître. Les lois de l’arithmétique s’appliquent à tout parce que tout est dénombrable : même Dieu doit être pensé à partir des nombres puisqu’on parle d’un seul Dieu et de trois personnes. Le domaine du dénombrable se confond avec celui du pensable ; d’où l’idée que les lois des nombres sont les lois même de la pensée : « Ne faut-il pas de même que les lois des nombres aient un lien très intime avec celles de la pensée ?»229. Mais comme le domaine de la pensée concerne autant la vérité actuelle ou virtuelle, il faut dans ce dernier cas user de la déduction et de la démonstration pour faire apparaître la vérité. Là où il y a science, il y a vérité : on commence par définir en posant une égalité entre symboles ou caractères pourvus de contenu pour prouver ensuite la vérité de ce qui est contenu dans la définition. Si ce qui est vrai doit être démontré, se pose la question de savoir sur quoi reposera l’inférence démonstrative. Il n’y a que le calcul qui puisse faire passer la vérité virtuelle de la pensée contenue dans la définition à l’état actuel. L’Analyse mathématique est sans doute la science qui peut le mieux nous pourvoir en vérité. C’est d’abord sur la science des nombres qu’a pu s’effectuer le calcul : les calculs algébriques n’auraient pas été possibles s’il n’y avait eu préalablement des calculs avec des nombres et les opérateurs 229
Frege, FA, § 14, p. 142.
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habituels, addition, soustraction, multiplication, division, exponentiation et extraction de racines. Si Les Fondements de l’Arithmétique (FA) vise à définir le concept de nombre entier, c’est parce que Frege n’est pas loin de penser comme Jacobi que le nombre trône dans une sorte d’intemporalité qui le rend étranger à la représentation. La critique du psychologisme qui est le souci permanent de sa pensée, vient de ce que l’arithmétique qu’il considère comme la science fondamentale est subordonnée à la psychologie230. L’erreur la plus grossière consiste à réduire le nombre à une chose. Pourtant, l’absence de définition ne semble pas préoccuper les mathématiciens : « Notre science peut-elle souffrir sans honte d’être si peu éclairée sur son objet le plus proche, et apparemment si simple? Encore bien moins saurait-on dire ce qu’est le nombre. Quand un concept sur lequel repose une science capitale suscite des difficultés, il faut l’examiner plus près et s’efforcer de vaincre ces difficultés ; d’autant que nous n’aurons guère de chances de tirer au clair les nombres négatifs, fractionnaires et complexes, tant que nous pénétrerons mal les fondements de l’édifice arithmétique. » 231 L’absence de définition satisfaisante du nombre provient de ce qu’on croit que la représentation peut se substituer à la définition. Tout le monde croit savoir ce qu’est un nombre et on délaisse la question de sa définition parce qu’on ne sait ce que c’est que savoir : d’une notion si simple, personne n’oserait reconnaître que sa compréhension est confuse. Croire savoir, c’est ne pas savoir et par conséquent ignorer : « Du concept de nombre, il est déjà traité comme il faut dans les livres élémentaires ; c’est une chose faite pour la vie entière. Croit-on pouvoir apprendre quelque chose de plus sur une matière aussi simple ? Le concept de nombre entier positif est, estime-t-on, à ce point dépourvu de difficultés qu’on peut en donner la science aux enfants, et que chacun sait exactement de quoi il s’agit sans réfléchir davantage, et sans s’aviser de ce qu’un autre en pense. Mais il pense ici la première condition pour qu’on veuille se mettre à l’étude : savoir qu’on ne sait pas. »232 Ainsi, l’idée de fonder la science provient du constat qu’on ignore ce qui est le plus simple et sur quoi repose tout l’édifice. L’introduction de FA montre à quel point est grande la confusion quand il faut comprendre ce qui distingue le nombre 1 de la lettre a dans 230
Pour apprendre les mathématiques, disait Herbart, il faut tenir compte des lois psychologiques d’association des représentations. De la corrélation fonctionnelle entre sensation et stimulation, Stricker allait jusqu’à parler de représentations de nombre motrices liées à des sensations musculaires : « Une arithmétique fondée sur des sensations musculaires envelopperait une riche sensibilité, mais serait aussi confuse que son fondement. En fait l’arithmétique n’a rien à voir avec la sensibilité. » Cette dissociation de l’arithmétique de la sensibilité ne surprend que si on oublie l’usage que l’on faisait des lois de Weber et Fechner. 231 Frege, id., p. 116. 232 Frege, FA, p. 116.
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l’arithmétique. Comme Husserl, Frege constate que dans les mathématiques, on a affaire à une pratique très efficace sur le terrain du calcul mais incapable de définir le concept le plus fondamental sur lequel elles reposent ; mais tandis que Husserl croyait que la description psychologique pouvait nous aider à comprendre les nombres, Frege pense qu’il faut commencer par une définition logique, donc objective. Comprendre le nombre à partir de sa définition, c’est rompre avec la pensée empiriste qui croit tirer les concepts de l’observation. En cherchant à « définir » le nombre, Stuart Mill partait d’une idée juste mais il avait le tort de croire que les définitions résultent de l’expérience par une sorte d’abstraction : « A première vue, il semble vouloir, comme Leibniz, fonder la science sur des définitions : car il définit comme lui chaque nombre. Mais le préjugé que tout savoir est empirique vient immédiatement ruiner cette juste pensée. Il nous dit que ces définitions ne sont pas à prendre au sens logique, qu’elles ne se contentent pas de fixer la signification d’une expression mais qu’elles affirment en même temps un fait d’observation. Quel pourrait être de par le monde le fait observé — ou comme dit encore Mill : physique — qui se trouve affirmé dans la définition du nombre 777 864 ? De toute la richesse des faits physiques qui se dévoile à nous, Mill n’en cite qu’un, celui qui est affirmé dans la définition du nombre 3. » 233 Les définitions étant dépendantes de l’observation, les calculs dépendent aussi des faits observés. Or les lois de l’arithmétique ne dépendent pas des faits observés dont la science ne tire que des lois probables. Les lois des nombres sont vraies et ne peuvent être confondues avec les lois de la nature. Elles dépendent de principes dont la vérité est indépendante des exemples et du témoignage des sens. Si Frege ne s’accommode pas d’une définition « empirique », c’est parce que la définition porte sur des expressions ou des noms. On pourrait s’attendre à ce qu’il soit favorable aux définitions géométriques. Il exclut catégoriquement cette éventualité car les lois des nombres sont indépendantes des lois de la géométrie. Les vérités géométriques sont synthétiques et ne diffèrent pas vraiment des vérités inductives tirées de l’expérience. Les concepts de la géométrie restent pris dans les filets de la représentation : « Les propositions empiriques valent pour la réalité physique ou psychologique ; les vérités de la géométrie régissent, elles, le domaine de ce qui est l’intuition spatiale, qu’il s’agisse d’une réalité ou d’un produit de l’imagination. Les délires les plus fous, les inventions, les plus intrépides des contes et des poètes 233
Frege, FA, § 7, p.132. L’ironie fregéenne se manifeste encore ici : « Si la définition de chaque nombre contient effectivement l’affirmation d’un fait physique particulier, on ne saurait jamais assez admirer les connaissances physiques d’un homme qui compte avec des nombres de neuf chiffres. Peut-être Mill ne veut-il pas dire que ces faits doivent être observés un à un ; il suffirait d’avoir établi par induction une loi générale dans laquelle ils seraient tous compris. » Frege, id., p. 133.
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qui font parler les bêtes et arrêtent les étoiles, qui transforment les pierres en homme et les hommes en arbres, qui nous apprennent comment un homme s’arrache au bourbier en tirant sur sa perruque, sont encore reliés aux axiomes de la géométrie pour autant qu’ils se prêtent à des représentations intuitives. Seule la pensée conceptuelle peut s’en affranchir d’une certaine manière, lorsqu’elle pose par exemple un espace à quatre dimensions ou à courbure positive. De telles considérations ne sont pas dépourvues d’usage, mais on a quitté le sol de l’intuition ; si on l’utilise encore à tire d’auxiliaire, ce sera toujours l’intuition d’un espace euclidien, le seul dont nous ayons une image. »234 Dans le cas des géométries non liées à l’intuition, on a affaire à une représentation symbolique d’autre chose qu’on appelle droite ou plan bien que la représentation en soit courbe ou gauche. Toutes les tentatives pour comprendre les nombres à partir d’une représentation géométrique, conçue comme rapport entre des longueurs et des aires est récusée. La définition euclidienne comme la définition newtonienne qui le réduisait à des rapports entre des grandeurs se révèlent insuffisantes parce qu’elles confondent la définition et le concept qui sont généraux avec ses applications qui sont particulières. Il subsiste un écart entre le nombre défini géométriquement et le nombre appliqué aux objets de la vie ordinaire : « Celui-ci resterait en marge de la science. Et pourtant, on peut exiger de l’arithmétique qu’elle nous montre le point d’où divergent toutes les applications du nombre, même si ces applications ne sont pas son affaire. Le calcul ordinaire doit, lui aussi, trouver dans la science les raisons de sa méthode. Enfin on demandera si un concept de nombre issu de la géométrie peut suffire aux besoins de l’arithmétique, quand on pense aux nombres des racines d’une équation, aux nombres premiers par rapport à un autre nombre et plus petit que lui, et autres usages de ce genre. »235 Les nombres ne peuvent donc être compris par abstraction à partir de la représentation. La science mathématique n’est pas de même nature que la science expérimentale. Qu’est-ce que le nombre puisqu’il n’est ni une représentation, ni une chose ? La réponse de Frege témoigne de la volonté de trouver un ordre des nombres qui ne se confond ni avec les propriétés des choses, ni avec celles de la représentation. Il veut avant tout dépasser le dualisme du physique et du mental. Grâce à la recherche de la définition, il découvre un domaine neutre sous le rapport de la distinction sujet/objet, esprit/nature. L’arithmétique est une science qui a affaire aux nombres mais ceux-ci sont indépendants des propriétés sensibles et de la représentation. Elle nous ouvre à un monde neutre car ce monde est objectif sans avoir de rapport à l’espace et au temps : « Le nombre n’est pas abstrait des choses comme le sont les couleurs, le poids, la 234 235
Frege, id., §14, p. 141-2. Frege, id., § 19, p. 146.
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dureté ; il n’est pas une propriété des choses au sens où ses qualités le sont. La question demeure : quand on demande un nombre, sur quoi porte notre énoncé ? Le nombre n’est pas un être physique ; mais il n’est pas non plus subjectif, il n’est pas une représentation. »236 Cette conception de l’objectivité peut avoir quelque chose de déroutant mais elle suppose que les nombres et les concepts « existent » antérieurement et indépendamment de la représentation. Par suite ils ne peuvent être le produit d’une abstraction à partir de l’expérience, ni « construits » par le sujet qui se représente. Ce qui est objectif ne peut être abstrait du réel mais fonde une sorte de monde indépendant de la réalité conçue comme représentation à partir de l’espace et du temps : « Je distingue objectif de palpable, spatial, réel. L’axe de la terre, le centre de gravité du système solaire sont objectifs ; je ne peux pour autant les appeler réels comme la terre elle-même. On dit souvent que l’équateur est une ligne fictive ; mais il serait faux d’y voir un produit de notre imagination. L’équateur ne tire pas son existence de notre pensée, ce n’est pas le produit d’un processus psychique, bien que seule la pensée puisse le connaître, que seule elle puisse s’en saisir. Si la connaissance était une création nous ne pourrions rien dire de positif sur l’équateur qui concerne une période antérieure à cette prétendue création. »237 À la conception kantienne du caractère intuitif de l’espace, Frege reproche son manque d’objectivité : si l’espace est une forme subjective a priori, nous ne pouvons pas être sûrs qu’il soit le même pour tous les hommes. L’objectivité n’implique pas la forme subjective a priori et la catégorie de l’entendement mais la loi. Ni l’arithmétique, ni l’astronomie ne peuvent se comprendre à partir de la représentation : « Si le nombre était une représentation, l’arithmétique serait de la psychologie. Or, elle ne l’est pas plus que l’astronomie. Celle-ci ne s’occupe pas des représentations des planètes, mais des planètes elles-mêmes ; l’objet de l’arithmétique n’est pas, lui non plus, une représentation. Si le deux était une représentation, il ne serait, d’abord, que ma représentation. La représentation d’un autre homme est, de par ce fait même, une autre représentation. » 238 Ainsi il existe une science susceptible de neutraliser l’alternative lois physiques ou lois psychologiques posées par l’avènement de la psycho-physique. L’arithmétique échappe à ce dilemme et peut être considérée à bon droit comme une science intimement liée à la pensée puisque
236
Frege, id., § 45, p. 174. Pour Frege l’arithmétique et les nombres nous mettent en présence d’une réalité qui n’est ni physique, ni mentale. Cantor parle d’une réalité immanente ou intrasubjective (relative à la pensée) et d’une réalité transubjective ou transcendante (physique) des nombres entiers, Cantor, « Fondement d’une théorie générale des ensembles », § 8, Cahiers pour l’analyse, n° 10, La Formalisation . 237 Frege, id., § 26, p. 154. 238 Frege, id., § 27, p. 156.
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le nombre est un concept et se distingue des objets non pas auxquels il s’applique mais qu’il subsume. L’intuition et l’idéalisation comme fondement : les concepts de fonction et de limite a) Felix Klein ou l’arithmétisation des mathématiques comme relation de l’intuition et de l’idéalisation Tous les mathématiciens de cette période ne s’accordent pas sur le sens à donner à l’arithmétisation de l’analyse. Si Frege tient à subordonner les lois de l’espace et du temps aux lois plus fondamentales des nombres, F. Klein ne se résout pas à renoncer à l’intuition de l’espace : « Le point de départ de l’arithmétisation des mathématiques a, comme je l’ai indiqué, tiré son origine de cette circonstance que l’on a écarté l’intuition de l’espace. Lorsque nous portons nos études sur la géométrie, la première chose à faire c’est de rattacher par un lien nouveau à l’intuition de l’espace les résultats acquis par voie arithmétique. Par ceci j’entends que nous devons admettre les principes habituels de la Géométrie analytique et à leur aide faire la recherche de l’interprétation géométrique des nouveaux développements analytiques. »239 Il s’agit pour l’auteur de montrer qu’à côté des méthodes formelles ou algorithmiques, il y a place pour l’intuition à condition de préciser ce qu’il faut entendre par là. La définition de la continuité de l’espace à laquelle ont contribué Leibniz et Newton a conduit à admettre des propositions qu’une démonstration fondée exclusivement sur l’arithmétique aurait invalidées. Mais la continuité d’une variable aussi bien que la différenciation ou l’intégration d’une fonction, ne peuvent être définies de manière satisfaisante à partir de l’intuition de l’espace. Dans un article de 1883 relatif au concept général, il tente de comprendre l’écart entre les concepts analytiques de fonction et ce qu’il appelle la fonction comme graphe (Funktionsstreifen) qui est représentée par une courbe : en effet il existe des fonctions continues sans quotient différentiel : « Compte tenu de cela j’ai l’intention d’indiquer de manière précise le caractère arithmétique du concept de fonction (§ 1, 2). Ensuite je passerai à l’analyse de la représentation (intuitive) des courbes arbitraires (§ 3,4) et je montrerai qu’elle correspond aux propriétés qui en résultent non pas tant d’après le concept de fonction que d’après les concepts analytiques apparentés, comme celui de domaine d’une fonction,
239 F. Klein, « Sur « l’arithmétisation des mathématiques (AM », Nouvelles Annales de Mathématiques, 1897, p. 118.
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comme je l’appelle. »240 La fonction provient toujours d’une grandeur réelle x qu’on désigne comme variable indépendante et qui peut prendre ses valeurs aussi bien dans les nombres rationnels qu’irrationnels. : y sera dit fonction de x à l’intérieur d’un intervalle si à toute valeur de x prise dans cet intervalle correspond une valeur déterminée de y. Comme il n’est pas possible de supposer de manière arbitraire (willkürlich) un nombre infini mais seulement un nombre fini de choses comme données, il n’est pas possible de considérer que le nombre infini de valeurs de l’argument puisse être donné. Elles ne peuvent être obtenues qu’à partir d’un nombre fini d’éléments donnés et calculables pour chaque valeur en vertu d’une loi déterminée. La notion de loi qui est l’essence de la fonction assure la possibilité du calcul. Klein n’admet pas que toutes les valeurs soient données en même temps parce que la fonction ne peut être représentée comme si elle existait de manière achevée (fertig), ce qui impliquerait qu’on n’admette l’infini actuel ou achevé. C’est l’intuition spatiale (räumliche Anschauung) qui nous donne cette impression d’achèvement mais au sens strict la fonction n’existe que pour les valeurs particulières de l’argument qui ont pu être calculées. Autrement dit le calcul de celles-ci ne peut être qu’un processus fini. Ceci s’applique également à la représentation d’une fonction par une série : la loi qui rend possible le calcul de la fonction suppose que la forme de la série obéisse à un processus régulier. Klein distingue la représentation exacte ou analytique d’une fonction par une série, de sa représentation simplement approximative. Ce qui distingue une représentation approximative d’une représentation exacte d’une fonction dans le cas d’une série, c’est que la différence de valeur de la fonction est celle calculée à partir de la série est toujours plus petite qu’une grandeur donnée δ.. Klein se réfère sans doute à un théorème de Weierstrasse selon lequel une fonction continue peut être approchée par une fonction analytique à un degré de précision requis. La fonction ne peut être représentée que par l’équation ainsi formulée : y = f (x) ± ε < δ Mais il ajoute que non seulement la représentation d’une fonction par une série mais aussi par une courbe a quelque chose d’approximatif : la représentation des points x et y du plan à partir d’une courbe ne permet pas de représenter le rapport fonctionnel de x et y. La courbe n’est qu’une 240
F. Klein, « Über den allgemeinen Funktionsbegriff und dessen Darstellung durch eine willküliche Kurve », Math. Annalen, 1883, reproduit in Gesammelte Werke Mathematische Abhandlungen (GWMA), Band II, 214
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réplique subjective de la fonction. Ainsi la représentation d’une courbe n’a qu’une exactitude approximative : la figure (Bild) analytique de la courbe n’est pas la fonction mais son tracé (Streifen) : « L’élément de l’intuition spatiale au sens rapporté ici n’est pas le point isolé mais le corps étendu. Nous pouvons nous imaginer en grande mesure le corps comme amoindri, nous n’aurons jamais l’intuition complète d’un point isolé. Il est impossible en ce sens de représenter de manière exacte une courbe. » 241 Quand on aperçoit un corps, il est donné avec les deux dimensions du plan et celle de la profondeur et pour déterminer l’étendue d’une portion de la courbe il faut faire preuve d’attention. L’intuition de l’espace renvoie donc à la représentation prise au sens psychologique. Mais Klein distingue l’intuition naïve qu’on trouve chez ceux qui ont inventé le calcul différentiel et intégral de l’intuition raffinée qui désigne toute appréhension exacte à partir d’axiomes : « Si maintenant on nous demande comment nous pouvons expliquer cette distinction entre l’intuition naïve et raffinée, je dois dire qu’à mon avis, la racine du sujet se trouve dans la fait que l’intuition naïve n’est pas exacte alors que l’intuition raffinée n’est pas vraiment une intuition mais se dessine par le développement logique à partir d’axiomes quand on les considère comme parfaitement exacts. Pour expliquer la signification de la première partie de cet énoncé, je crois que, dans l’intuition naïve, quand nous pensons au point, nous ne nous figurons pas dans notre esprit un point mathématique abstrait mais nous lui substituons quelque chose de concret. En imaginant une ligne, nous ne nous figurons pas « une longueur sans largeur » mais un tracé d’une certaine étendue. Maintenant une telle étendue a toujours naturellement une tangente ; c’est-à-dire que nous pouvons toujours imaginer un tracé rectiligne avec une petite portion (élément) en commun avec la ligne courbe ; il en va de même avec le cercle osculatoire. Dans ce cas, les définitions sont considérées comme valables approximativement aussi longtemps que cela est nécessaire. »242 Les définitions exactes n’ont plus de 241
F. Klein, id., p. 218. F. Klein, « On the mathematical character of space-intuition and the relation of pure mathematics to the applied sciences », GWMA, Band II) : 226. « Messieurs, il devient maintenant presque difficile d'assurer à l’intuition, en contradiction avec les développements précédents, la part qui lui revient dans notre science, et, cependant, c’est sur cette antithèse, précisément, que repose la signification propre de mon exposé. Et j’ai au moins en vue cette forme cultivée de l’intuition, dont il était question tout à l’heure, intuition qui s’est développée sous l’influence de la déduction logique, et que je pourrais nommer une forme de la mémoire, et que cette intuition naïve, qui, pour une grande part, est un talent inné et qui, d’ailleurs, s’élargit inconsciemment par l’effet de l’étude approfondie de telle ou telle partie de la science. Le mot intuition n’est peut-être pas très convenablement choisi. Je voudrais y comprendre encore ce sentiment, cet instinct de la mécanique par lequel un ingénieur apprécie la distribution des forces dans une construction quelconque dont il est l’auteur, et, de même, 242
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rapport avec l’intuition. Dans la vie ordinaire nous utilisons des définitions inexactes quand nous parlons de la direction et de la courbure d’une rivière et d’une route alors que la ligne a une très large épaisseur. Quand on déduit logiquement des propositions à partir de définitions exactes, elles peuvent ne pas être vérifiées par l’intuition243. Klein penche pour une conception de la science qui combine ou accorde l’approche intuitive et l’approche axiomatique à la manière de Pasch : la première a en vue les applications ou l’intérêt pratique alors que l’autre recherche l’exactitude au moyen de nombres ou d’axiomes. Le degré d’exactitude d’une science se mesure à la précision de ses résultats numériques. On voit que le problème est de comprendre le passage de la science « concrète » à la science « abstraite », de la science reposant sur des définitions approximatives à la science reposant sur des définitions exactes. Le passage de la science approximative reposant sur l’intuition à la science exacte reposant sur la déduction logique à partir d’axiomes est une sorte d’idéalisation : « Dans toutes les mathématiques appliquées, on doit faire ce que j’ai indiqué comme nécessaire relativement à l’intuition de l’espace, c’est-à-dire idéaliser les points de départ en vue du traitement mathématique. Maintenant, en général, selon le but que l’on a devant les yeux, en un seul et même domaine, on peut employer à côté les uns des autres divers genres d’idéalisation. Dans cet ordre d’idées, pour ne citer qu’un exemple, on regarde la matière, tantôt comme remplissant l’espace d’une manière continue, tantôt comme discontinue et formée de molécules séparées, qu’on regarde aussi soit au repos, soit animées de mouvement. Quand et jusqu’à quel point ces diverses méthodes de présentation sont-elles mathématiquement équivalentes pour les développements que l’on veut en tirer ? Les anciennes recherches de Poisson et d’autres, comme aussi les développements de la théorie cinétique des gaz, n’approfondissent pas suffisamment les choses pour le mathématicien de notre époque [...] Une autre manière de poser la question est la suivante : l’expérience physique cet instinct indéfinissable que possède le calculateur exercé relativement à la convergence des opérations infinies qui se présentent à lui ? Je dis que l’intuition mathématique ainsi comprise précède partout dans son domaine le raisonnement logique, et, par conséquent, en tout instant, possède une plus vaste région que ce dernier. » F. Klein, « Sur « l’arithmétisation » des mathématiques » (A.M.), Nouvelles Annales de Mathématiques, 1897, p. 123. 243 F. Klein donne l’exemple de plusieurs cercles disposés de telle manière que le dernier touche le premier et formant ainsi une sorte de boucle à partir de certains points les points de contact par lesquels ils se touchent. La courbe continue qui est le lieu de tous les points n’est pas une courbe analytique : ces points de contact forment une multiplicité qui est dense (sens de Cantor) partout sur la courbe bien qu’il y ait des points intermédiaires entre eux. F. Klein, « On the mathematical character of space-intuition and the relation of pure mathematics to the applied sciences », GWMA, Band II , p. 227
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met à notre disposition des faits expérimentaux auxquels nous donnons inconsciemment une généralisation mathématique et que nous transportons comme théorèmes sur des êtres idéalisés. »244 Sous-jacent à ce point de vue, se dessine une certaine idée de la science : nous voulons connaître parce que nous avons des besoins pratiques, observer les astres pour prévoir leur position à venir, analyser les longueurs d’onde à partir de l’analyse spectrale pour comprendre le mécanisme de rayonnement de l’énergie. Partant des besoins et de l’intuition qui est parfois conçue comme une sorte d’instinct, il n’est pas possible de trouver des identités ou des coïncidences. Dire comme Kirchhoff que l’absorption se produit seulement quand il y a coïncidence exacte des longueurs d’onde, n’est pas légitime : il vaut mieux dire qu’elle se produit au voisinage d’une telle coïncidence. Dans le traitement analytique d’un problème relatif aux sciences appliquées, le calcul logique n’intervient que lorsque l’intuition a permis de découvrir les liaisons simples entre phénomènes. Ce qui signifie que pour savoir il n’est pas nécessaire de partir de définitions qui resteront toujours inexactes mais plutôt d’une sorte d’estimation résultant de l’habitude : l’idéalisation est un processus qui permet de passer de l’approximatif à l’exact. Ni la mathématique pure, ni la mathématique appliquée n’échappe à cette nécessité. Lorsque l’idéalisation est achevée, alors peut commencer le processus logique du traitement analytique des problèmes : « Le traitement analytique très probablement échouera. Néanmoins, on peut tout de suite indiquer par un procédé graphique, la marche générale des courbes intégrales, comme cela a été fait tout récemment par Lord Kelvin, un des grands maîtres de l’intuition mathématique, pour une équation différentielle célèbre du problème des trois corps. Il s’agit dans tous les cas analogues, pour parler le langage de l’Analyse, d’une sorte d’interpolation où l’on tient compte, moins de l’exactitude des détails que de l’appréciation des conditions générales. J’affirmerai encore ceci : dans l’établissement de toutes nos lois naturelles, ou en général, lorsque nous cherchons à formuler mathématiquement des phénomènes extérieurs, quels qu’ils soient, nous employons un artifice analogue d’interpolation. Il s’agit toujours en effet, d’extraire du milieu de l’ensemble de perturbations accidentelles les liaisons simples des grandeurs essentielles. C’est là, en dernier lieu, ce que j’ai appelé précédemment le procédé de l’idéalisation. Les considérations de la logique reprennent tous leurs droits seulement lorsque l’intuition a déjà réalisé complètement le problème de l’idéalisation. »245 L’importance que prend l’idéalisation et l’intuition fait de F. Klein un adepte du 244 245
F. Klein, AM, p. 121. F. Klein, id., p. 125.
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psychologisme : d’ailleurs il déclare prendre le plus grand intérêt aux recherches psychologiques. Dans la connaissance, il ne s’agit pas de pensées mais de processus que peuvent décrire la physiologie et la psychologie. La construction de la science s’effectue par le passage de l’intuition à la logique, ce qui nécessite la superposition de deux facultés psychologiques distinctes : l’intuition mathématique correspondrait à la faculté visuelle et à la faculté motrice alors que la déduction logique correspondrait à la faculté auditive. Sa confiance en la psychologie est si grande qu’il croit que la psychologie en viendra à expliquer les divergences de points de vue par les conditions psychologiques de la pensée mathématique. b) Paul Du Bois-Reymond ou l’intuition comme source commune à l’idéalisme et à l’empirisme La notion d’idéalisation devient une notion clé. C’est à elle que se réfère Husserl pour comprendre le passage du fait à l’essence : la variation eidétique reposait sur la puissance de fiction de la représentation capable d’aller à la limite d’elle-même. Quand il parlait des concepts de la géométrie, il se référait à la procédure mathématique de passage à la limite. Lorsqu’on part de la représentation, il ne reste que cette voie pour parvenir au concept car ou bien on procède par élimination successive des caractères dits contingents mais on n’obtient qu’un « fantôme » exsangue tel le morceau de cire de Descartes ; ou bien on parle d’une idéalisation comme Klein ou Husserl et on suppose une sorte d’approximation qui part de l’intuition et par une sorte de variation imaginaire permet d’atteindre le concept exact ou l’essence. Cette solution oblige à définir ce qu’est la limite et il n’y a que les mathématiques qui peuvent en donner une définition acceptable. Seulement celle-ci dépend d’une philosophie préalable des mathématiques. Paul Du Bois-Reymond, qui a bien vu le problème dans sa Théorie générale des fonctions, remarque que la définition de la limite comme celle de fonction se développe dans deux directions : l’une, idéaliste, qui admet l’infini actuel et qui correspondrait assez bien à celle de Frege si au lieu de parler de représentation, on parlait de pensée ; l’autre, empiriste, qui fait dépendre la limite de la représentation conçue sur le modèle de la perception et n’admet l’infini que comme une manière de parler. Il s’agit pour ce mathématicien de savoir s’il est possible de parvenir à un mode de présentation neutre par rapport à ces deux philosophies. L’examen de cette tentative montre à quel point la psychologie a envahi le domaine des mathématiques. En effet, la question de la définition de la limite analytique est première par rapport à la définition de la fonction. Mais l’une et l’autre sont relatives à notre représentation et par suite la distinction entre conception idéaliste et empiriste dépendra de deux formes de 178
représentation. Les représentations sont les éléments simples de la pensée et il faut admettre leur succession pour comprendre les processus mentaux. Dans le psychologisme, la représentation est première et rien de ce qui est pensable ne peut l’être sans que cela ne soit représenté. Appliquée aux mathématiques cela revient à les faire dépendre du temps : « Nous désignerons par f(x) une suite de représentations liées à une autre suite de représentations x de telle manière que, à chaque représentation particulière x, corresponde une représentation particulière f(x). A cette forme la plus générale du concept de fonction ou de dépendance uniforme répond aussi la manière la plus générale d’arriver au concept de limite : il suffit d’imaginer sous les représentations, des états comparables numériquement à d’autres de même espèce, de telle façon qu’on puisse substituer à ces représentations ou ces états leurs mesures numériques, ce qu’on appelle leurs valeurs x désigne alors une suite de grandeurs qu’on peut exprimer en nombres. Nous imaginons ensuite, pour expliquer le concept de limite, qu’elles augmentent jusqu’à dépasser finalement toute borne, à peu près comme le temps qui s’écoule depuis un instant déterminé jusqu’au présent qui recule indéfiniment. »246 Ainsi la continuité mathématique dépend de la continuité des représentations qui elles-mêmes dépend de la continuité du temps psychologique. Le terme de « représentation » prend une telle extension qu’il recouvre autant les représentations visuelles, auditives, affectives ou volitives à la manière de Descartes qui voit dans la perception, l’imagination, la volonté, le désir autant de modalités de la pensée ou représentation. La notion de représentation s’applique à tout ce qui est psychique : « Voici mon opinion : Est une représentation toute aperception qui peut devenir un objet du souvenir, et sous la forme même qu’elle affecte, à l’instant où la mémoire la reçoit. Et je comprends naturellement aussi, dans la totalité des représentations, tout souvenir qui, par le travail de la pensée, s’offre à la conscience. Ainsi se réunissent sous un même principe simple et bien défini les représentations qu’on peut appeler directes et qui sont les impressions immédiates de nos sens, devenues conscientes, et les représentations indirectes tirées du souvenir. »247 L’influence de la psychologie et surtout de la psychophysique sur l’ouvrage est si forte que la notion de quantité s’applique non seulement au monde extérieur mais aussi au monde de la perception interne. Les sensations internes sont mesurables en fonction de l’intensité ; les lois de la quantité et des nombres s’appliquent même là où l’on croyait au caractère irréductible de la qualité. La vivacité d’une sensation de chaleur correspond à une élévation de la température et 246 247
Paul Du Bois-Reymond, Théorie générale des fonctions, 1995, J.Gabay, p. 23. Paul Du Bois-Reymond, id., p. 19.
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témoigne d’un accroissement de la sensation qui est lui-même une sensation « de sorte que l’impression de chaleur devient comme une image intérieure de la température. »248 . L’intensité de la sensation est donc une quantité mathématique qui admet des valeurs particulières et peut être mesurée par une fonction linéaire : « Cela suffirait pour reconnaître dans les sensations des fonctions mathématiques des quantités d’excitation, surtout si l’on songe à la finesse quelquefois étonnante de nos sens pour la distinction des degrés d’excitation par les intensités de sensation, finesse des sens qui, comme l’apprennent de nombreux exemples, si elle n’est pas donnée naturellement, peut-être portée à un haut degré par l’exercice . » 249 Il est surprenant de voir une telle importance accordée à la psychologie dans un ouvrage consacré à la définition de la fonction 250 . On comprend alors mieux pourquoi Frege combat avec autant de vigueur ceux qui mélangent les mathématiques et la psychologie comme Stricker qui associe les représentations de nombre motrices et les sensations musculaires. Il s’agit ni plus, ni moins que d’expliquer toute la vie mentale en réduisant les différentes espèces de sensation à des quantités dont les unes varient de manière linéaire (sensations variant en fonction de l’intensité) et les autres non. Ainsi la hauteur d’un son donnée par la durée de sa vibration peut être exprimée par un rapport numérique ; mais du point de vue physiologique et psychologique elle ne peut être traitée comme une grandeur linéaire. Des sensations on passe vite à ce que les psychologues appellent les dispositions et les tendances de sorte que la vie de l’âme est faite de dispositions qu’on peut traiter comme si elles étaient des quantités251 . 248
Paul Du Bois-Reymond, id., p. 42. Paul Du Bois-Reymond, id., p. 43. 250 L’admiration à l’égard de Fechner ne fait aucun doute : « Toutefois c’est une idée hardie qu’eut Théodore Fechner, le jour où il se posa ce problème inverse d’exprimer l’intensité de la sensation en fonction de l’intensité d’excitation. Si peu certain que puisse paraître jusqu’à présent son résultat, il lui revient incontestablement l’honneur d’avoir le premier cherché scientifiquement à mesurer les sensations. » Paul Du Bois-Reymond , id., p. 44. 251 On a beaucoup de peine à comprendre aujourd’hui cet engouement pour la psychologie. Pourtant de nombreux mathématiciens croyaient comme Du Bois-Reymond que cette science était la science fondamentale qui rendrait raison de toutes les opérations mentales, des plus simples aux plus complexes : « Insistons un peu sur les phénomènes de l’âme. Après les sensations viennent les dispositions, s’il est permis d’employer cette expression pour désigner les états de l’âme qui engendrent des désirs, des volitions, et en conséquence déterminent des actes, bref, comme dit Jean Müller, d’une façon générale, donnent naissance à des tendances. On ne peut méconnaître que la joie et la tristesse présentent des graduations constantes suivant l’intensité, et que, dans l’oscillation de la disposition de l’âme, le même état de reproduit un nombre incalculable de fois, de sorte que dans les dispositions on peut parler d’une certaine égalité. Tout ce qui s’appelle passion, affection, peut se différencier en plus ou en moins ; par exemple, crainte, angoisse, terreur, colère, fureur ; et, en outre, plaisir, volupté, 249
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L’analyse de la notion mathématique de limite se fera donc ici dans un contexte psychologique. Les mathématiques ont affaire aux grandeurs ou quantités qui ne sont que des suites de représentations soumises à certaines conditions dont chacune occupe une place bien déterminée ; entre les grandeurs de cette suite ordonnée, il doit exister des rapports qui engendrent de nouveaux rapports. Les quantités mathématiques ne sont pas toutes géométriques puisqu’on peut aussi les mesurer au moyen de nombres ; dans les deux cas elles sont caractérisées par le fait que leurs différences, leurs parties ou leurs multiples peuvent se traduire par des quantités de même espèce. Les quantités mathématiques telles que les longueurs et les nombres sont comparables, mesurables et rentrent sous la catégorie générale de quantités mathématiques linéaires. L’analyse du concept de « limite » et celui de fonction qui en dérive dépend de ce concept qui peut avoir différents degrés d’abstraction : 0 et 1 sont les bornes d’un segment à l’intérieur duquel s’effectuera la recherche de la limite. 1) La limite selon l’idéaliste L’idéaliste considère les points comme donnés et connus et il cherche à comprendre comment de nouveaux points se rattachent aux points connus. Un point nouveau détermine sur ce segment une étendue qui est la limite recherchée et celle-ci est le terme d’une suite d’étendues qui diffèrent de moins en moins les unes des autres. Ces suites d’étendues peuvent être représentées par des nombres formant une suite : 0, α1 α2 α3 ... = α1 / 10 + α2 / 102 + ... Pour démontrer l’existence de la limite L, il faut supposer que le point limite L décroît indéfiniment au-dessous de toute quantité ou bien qu’il est le point de séparation de deux étendues. Dans les deux cas, l’existence de la limite est problématique : « La conception de la ligne comme suite de points répond encore à la même lacune dans la suite des idées que nous avons déjà critiquée déjà deux fois. En effet la suite de points sur l’étendue rectiligne, avec ses intervalles aussi petits qu’on veut, est une représentation dont l’essence n’est pas changée par la diminution poussée jusqu’à l’infini des etc. Les sensations et perceptions sont en vérité quelque fois aux dispositions à peu près dans le même rapport que les excitations aux sensations variables, en ce qu’elles produisent directement une certaine disposition : mais en général il y entre deux excitations de l’âme, le jugement qui nous met hors d’état de faire correspondre les dispositions à des quantités linéaires. Néanmoins elles possèdent en partie quelques-unes de leurs propriétés caractéristiques à un degré surprenant. C’est ainsi que la tristesse ou la joie peuvent s’accroître à la suite de petits incidents successifs, donc chacun pourrait à lui seul apporter un peu de tristesse ou de joie. Je suis donc convaincu qu’on est fondé à parler dans le sens propre du mot de joie double, de mauvaise humeur double. » Paul Du Bois-Reymond, id. p. 47-8.
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intervalles de points. Quand tout à coup nous supposons ces intervalles nuls, nous sautons brusquement suivant notre fantaisie et sans transition à une limite, qui cette fois n’est pas représentable, mais aussi est tout à fait absurde ou du moins paradoxale. Je rejette aussi l’élargissement du concept de grandeur, suivant lequel la ligne doit être composée de points, la surface de lignes. »252 L’idéaliste ne peut poursuivre sa marche vers la limite que s’il admet la réalité de ses idées et même de celles qui vont aux limites extrêmes : en disant cela il suppose donc la limite donnée à l’infini dans sa représentation. Ainsi la possibilité de la limite se confond avec sa réalité : « Comme idéaliste, je crois à la réalité de mes idéaux, je crois à la réalité objective de mes idées poursuivies jusqu’aux limites extrêmes de ma pensée, quoique, en vérité, comme l’infini, elles ne soient pas représentables. Je crois à l’infini et à l’existence objective d’images géométriques précises ou plus correctement à leur possibilité ; car cette possibilité signifie que seules des circonstances secondaires et accessoires peuvent s’opposer à leur existence, comme on dit qu’il est possible que deux montres aillent parfaitement ensemble. Et toutes conclusions qui reposent sur de pareilles hypothèses doivent tomber dans le domaine de la possibilité, ou bien suivant leur nature, dans celui de la réalité. » 253 La question de l’idéaliste est de savoir si partant de la représentation, il peut parvenir par un chemin quelconque d’une représentation initiale à une représentation finale qui serait le point limite. Ainsi la recherche de la limite conduit à des considérations sur l’infini : il faut distinguer l’illimité qui est toujours fini et qui renvoie à la représentation de l’infini qui vient après le fini. Entre les nombres et les longueurs existe une possibilité de correspondance. L’idéaliste suppose donc la réalité de l’infini mais curieusement distingue le cas des nombres entiers qui forment un ensemble véritablement infini de celui des nombres rationnels qui ne forment qu’un ensemble illimité254. L’idéaliste de Du Bois-Reymond n’admet pas que le zéro puisse 252
Paul Du Bois-Reymond, id., p. 70. Paul Du Bois-Reymond , id., p. 71. 254 « Si donc je pense qu’il est tout à fait nécessaire de concevoir l’ensemble des nombres entiers comme infini, les nombres rationnels au contraire (nous les supposons encore compris entre zéro et un) forment un ensemble illimité et non pas infini. Cela est impliqué dans leur définition même qui les présente comme des fractions simples ayant un numérateur et un dénominateur finis. La restriction que les numérateurs et dénominateurs ne puissent pas devenir infinis fait que l’ensemble des nombres rationnels peut, en vérité, être supposé aussi grand que l’on veut, mais qu’il reste toujours fini, c’est-à-dire que, si grand qu’on le suppose pendant un instant, il peut toujours être dépassé par un autre ensemble infini. L’ensemble de tous les nombres est infini, parce qu’il ne suppose pas l’existence d’êtres pensants, tandis que l’ensemble des nombres rationnels est lié à la personne qui pense, ce qui déjà est impliqué dans le caractère arbitraire de la grandeur qu’atteignent le numérateur et le dénominateur. » Paul Du Bois-Reymond, id., p. 78. 253
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être une quantité car 0 ne pouvant être ni le numérateur, ni le dénominateur d’une fraction ne peut être conçu comme un infiniment petit, ni comme un rien. Le nombre zéro est écarté car il n’est pas une quantité : comment ne pas penser que sa mise à l’écart résulte de l’impossibilité de lui associer une représentation ? Ainsi c’est bien la psychologie qui décide de ce que l’on peut penser : « Lorsque d’ailleurs on aborde la question au point de vue psychologique, cela paraît être un acte violent de l’imagination d’anéantir une quantité mathématique indéterminée ou de variation arbitraire, et de la créer ensuite de nouveau, comme on rallume un flambeau éteint. Une quantité variable désigne une suite de représentations de même espèce ne différant que par leurs mesures numériques, et annuler ce qu’on suppose variable, c’est évidemment introduire, par un acte spécial de la volonté, une représentation nouvelle dans le concept de la quantité. »255 Ainsi l’idéaliste n’admet d’existence que relativement à la représentation et consent à élargir le champ de celle-ci pour y inclure des intuitions comprises implicitement dans les représentations. Celles-ci posent alors la question de comprendre la nature de ce qui se dérobe ainsi à la représentation et dont l’existence s’impose pour ainsi dire à nous. 2) La limite pour l’empiriste L’empiriste part d’une conception tout à fait différente ; il s’en tient exclusivement au domaine naturel des représentations et exclut du raisonnement mathématique les concepts qui n’ont pas de réplique dans la représentation. Admettre l’infinité des nombres c’est aller au devant de conséquences paradoxales. Si on considère la fraction décimale évoquée plus haut : 0, α1 α2 α3 ... = α1 / 10 + α2 / 102 + ... Cette formule signifie simplement une loi de développement de sorte que la suite illimitée et sa loi sont deux concepts identiques. Par conséquent pour comprendre une opération se développant à l’infini, il faut faire appel à une loi : « Car si par infini on entend que le développement se sépare de l’esprit humain pour continuer tout seul sa route vers l’infini, il faut bien, si le développement doit se faire d’une manière déterminée, qu’on donne une formule avec laquelle il fasse son chemin : cette correspondance de la suite et de la loi implique aussi que la loi est déterminée par la suite, bien que, par sa nature, ce rapport ne s’impose pas aussi nécessairement que le rapport inverse. Soit à notre disposition un nombre quelconque de termes de la suite 0, α1 α2. ..., on peut imaginer qu’un esprit d’une pénétration suffisante 255
Paul Du Bois-Reymond, id., p. 79.
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pourra toujours en déduire la loi de succession, parce qu’elle est nécessairement déterminée par la suite illimitée des α. »256 L’empiriste ne peut admettre que la suite atteigne l’infini sans qu’on donne la loi qui permet aux quantités arbitraires d’y parvenir. Les suites dépourvues de lois ne permettent pas d’atteindre ce que l’on appelle un nombre. 3) Échange d’arguments entre idéalistes et empiristes La réplique de l’idéaliste est intéressante car elle suppose que le mode de formation du nombre ne dépend pas nécessairement de la loi : « On pourrait aussi imaginer le mode suivant de formation d’un nombre qui continue jusqu’à l’infini sans aucune loi. Chaque chiffre est simplement joué aux dés. Comme on peut admettre qu’on ait jeté les dés de toute éternité et qu’on les jette dans l’éternité à venir, un nombre sans loi prend aussi naissance dans notre pensée. Toutefois la considération de la nature nous fournit de meilleurs exemples. Incontestablement beaucoup de constantes sont déterminées de toute éternité par l’état de l’univers. La température de l’espace, ses constantes optiques, avant tout son potentiel, le sont certainement. Du potentiel et de quantités semblables on peut dire qu’elles sont déterminées par la totalité des masses répandues dans l’espace ; sous l’hypothèse, il est vrai, très contestable que les forces issues d’un point produisent partout leurs effets en même temps. Mais les autres constantes de l’espace sont engendrées par tout ce qui est et a été dans l’espace. Par exemple, la température de l’espace est le résultat de tous les états de l’infinitude de l’espace et de l’éternité du temps. Supposons la finie, limitée quelque part dans chaque direction, et soit donné son état à un instant quelconque, l’expression en nombres de ces constantes naturelles doit conduire à une loi. Mais supposons la matière infinie : une constante comme la température de l’espace dépend alors d’actions qui ne doivent nécessairement se limiter à aucun rang décimal. Si on prolongeait la suite des chiffres par une loi de formation, cette loi contiendrait l’histoire et l’image de l’éternité du temps et de l’infinitude de l’espace. Comme on le voit, des considérations physiques de cette espèce fournissent déjà l’existence de nombres irrationnels sans loi. » 257 L’argumentation de l’idéaliste présuppose que s’il existe un infini qui serait celui de l’espace et du temps, il n’est pas nécessaire de supposer des lois car c’est seulement si le monde ou la matière sont finis que les constantes de la nature traduites en nombres impliquent des lois. Mais elle repose encore sur une autre hypothèse qui est celle de l’existence de mesures exactes à laquelle F.Klein s’opposait. L’empiriste 256 257
Paul Du Bois-Reymond , id., p. 84. Paul Du Bois-Reymond, id., p. 86.
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tient qu’une longueur exacte reste une notion imaginaire et même un mot vide. Scientifiquement nous ne pouvons avoir un concept exact de quantités géométriques exactes. La perception et la représentation ont leur exactitude en ce sens qu’elles ne peuvent nous faire appréhender les choses autrement qu’elles sont : de la perception sensible résulte un concept de l’exact qui n’est qu’un souvenir d’une perception. Mais ce concept n’est qu’un mot qui conduit ensuite à l’exact idéal car l’empiriste tient que n’existe que ce qui est représentable. L’expérience montre bien que l’exactitude est toujours approchée : quand on observe des lignes droites telles que les arêtes d’une maison, on découvre qu’elles sont irrégulières lorsqu’on s’en approche. Et l’usage d’instruments d’observation tel que le microscope nous révèlent des irrégularités là où nous croyions voir de l’exact. Si l’exact peut être qualifié de représentation, ce n’est qu’une représentation verbale. Même s’il y avait dans la nature des lignes droites exactes, il ne serait pas possible de les reconnaître : « Or, étant donné que tous les instruments nous permettant d’observer les déviations dont la non-existence caractérise la ligne droite, d’après n’importe quelle définition, sortent de la main des hommes, personne ne croira qu’ils permettent jamais de mesurer des déviations aussi petites que l’on veut. Mais même si nous avions reçu nos appareils de mains divines, et qu’ils fussent doués d’une puissance merveilleuse, ils ne nous permettraient jamais, en présence d’une ligne droite parfaite, de la reconnaître comme telle ; car par la mesure, il faudrait établir que certaines déviations ou plus généralement certaines quantités dont l’existence est possible n’existent pas, qu’elles sont au contraire rigoureusement nulles. Mais cette démonstration exige que les procédés optiques, mécaniques ou de n’importe quelle nature donnent un grossissement infini au sens idéaliste ; le grossissement devrait être sans limite, ce qui, de quelque façon qu’on le tourne, est inimaginable pour l’homme. » 258 La limite n’est donc que le terme supposé d’une succession de représentations correspondant à des mesures de plus en plus précises. Mais une suite de représentations peut bien nous donner l’idée d’une représentation dernière sans que celle-ci puisse entrer dans notre représentation. En pareil cas, on n’a plus affaire à des représentations mais à des axiomes. L’idéaliste et l’empiriste font appel à deux sortes d’intuitions. Pour le premier l’intuition repose sur des représentations qui contiennent déjà l’infini : cette intuition lui semble profondément ancrée dans notre manière de représenter. S’il fallait admettre qu’il n’y a pas de mesure exacte possible dans la représentation, c’est toute notre croyance à la stabilité des choses qui s’en trouverait affectée. La représentation de l’espace vide d’une pièce dans laquelle on a retiré tout ce qu’elle contient, reste encore une représentation 258
Paul Du Bois-Reymond, id., p. 91.
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qui est la limite naturelle de nos représentations réelles. Il y a donc une évidence des idéaux géométriques puisque l’espace vide contient virtuellement une infinité non dénombrable de figures. Le caractère idéal de la limite, autrement dit de l’infiniment petit, n’empêche pas qu’il ait autant de réalité que l’infiniment grand : « Mais l’infiniment petit correspond d’une façon incontestable à l’infiniment grand, qui trouve immédiatement accès, et même doit être considéré comme appartenant au système de concepts communs à tous les hommes. C’est notamment le concept d’égalité généralisée, suivant lequel a + un infiniment petit = a, si a est fini, qui semble répugner à l’empiriste et qu’il nomme propriété étrange de l’infiniment petit. Or en mathématique depuis longtemps l’égalité ∞ + une quantité finie = ∞ a acquis droit de cité. Cette propriété de l’infiniment petit n’est pas formellement distincte de celle de l’infini. »259 . Pour l’empiriste, il ne peut y avoir de limite mais seulement de l’illimité. Il ressort de cette argumentation conduite par Du Bois Reymond sous forme d’exposés avec les réponses de l’adversaire que l’idéaliste comme l’empiriste partent de la représentation. Seulement le premier la conçoit sur le modèle de la perception des objets et des idées formées à partir des objets. Tout concept doit pouvoir se ramener à des perceptions et toutes nos représentations se ramènent par combinaison, décomposition, variation de grandeur, de forme, d’intensité, de qualité à des perceptions sensorielles. C’est l’usage des mots qui nous conduit à poser des représentations irréductibles aux perceptions sensibles. Pour l’empiriste, l’idéalisation consiste en une modification progressive des représentations à partir du libre arbitre sans qu’elles cessent pour autant d’être des représentations. L’idéal n’est qu’un terme fictif qui vient d’une déduction à partir de représentations. Il ne reconnaît pas d’exact parfait mais seulement un exact à volonté et au lieu de parler infiniment petit et d’infiniment grand il parlera du suffisamment petit et du suffisamment grand qui satisfont tout aussi bien aux données du problème ; si dx est pour l’idéaliste un infiniment petit au repos et non variable, il est pour l’empiriste un fini suffisamment petit, également au repos. Pour résumer le problème philosophique de l’intuition et de l’idéalisation à propos des concepts centraux (fonction et limite) de l’analyse mathématique, nous dirons que F.Klein opposait l’inexact à l’exact comme P. Du Bois Reymond opposait l’empiriste à l’idéaliste. L’idéalisation devient le concept clé qui renvoie à l’idée de limite que l’idéaliste comme l’empiriste interprètent en partant de la représentation. La question de l’intuition renvoie à celle de l’espace et du temps et celle-ci à la représentation ; les uns la conçoivent comme pouvant atteindre ce 259
Paul Du Bois-Reymond, id., p. 96.
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qu’aucune perception ne peut atteindre et parle d’infini alors que les autres ne reconnaissent que ce que la représentation permet d’appréhender ; pour l’idéaliste, l’idéal est une limite alors qu’il n’est qu’une fiction pour l’empiriste. Il le subordonne à la loi parce qu’elle peut être cernée par la représentation. La représentation sur laquelle repose à la fois l’intuition de l’empiriste et de l’idéaliste n’est pas le point de vue neutre puisqu’elle maintient et entretient l’antinomie entre l’expérience et l’idéal. Ce qui touche à « l’intuition » de l’espace et du temps relève de la mathématique concrète ou même de la physique mathématique alors que le nombre étant distinct de ce à quoi il s’applique fait l’objet d’une science destinée à donner ses lois aux autres sciences. S’il y a une exactitude possible, c’est parce qu’il y a une science de l’exactitude qui ne dépend pas de la représentation, liée au flux des instants et condamnée pour cette raison à l’inexactitude. Elle vient de cette propriété de la science des nombres qui permet de désigner toute entité qu’elle soit perceptible ou non. La neutralité de l’arithmétique relativement à l’idéalisme et à l’empirisme : la science fondamentale Frege cherche avant tout à détacher les mathématiques du rapport à la nature et à l’esprit réduit à la représentation. S’il considère le nombre cardinal et non le nombre ordinal, c’est pour éviter d’introduire un ordre préalable qui ne serait en fait que l’ordre de l’espace et du temps. Il ne sert à rien de remplacer l’ordre spatial et temporel par le concept de suite car pour être pensé distinctement celui-ci exige qu’on distingue ou discerne préalablement l’élément qui compose cette suite : « L’expédient qui consiste à remplacer l’ordre spatial et temporel par le concept général de suite ne mène pas non plus au but : la place d’un élément dans une suite ne peut servir de fondement à la distinction des objets, puisque ceux-ci doivent déjà d’une certaine manière être distincts pour se laisser ordonner en une série. Un tel ordre suppose l’existence de rapports entre les objets, — que ces rapports soient spatiaux, temporels, logiques, diatoniques ou d’une autre sorte — par lesquels on passe d’un objet à l’autre ; et ces rapports sont liés nécessairement à la distinction des objets. »260 Une définition ordinale du nombre comme celle de Cantor risque de faire croire qu’antérieurement aux nombres existerait un ordre : mais d’où viendrait-il ? La théorie des ensembles répond en partie à cette question : l’ordre pensé à partir de cette théorie ne provient pas de la représentation car cette théorie ne fait pas intervenir la succession temporelle dans la construction des ensembles et des fonctions. Malgré leur désaccord sur la notion 260
Frege, FA, § 42, p. 171.
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d’abstraction, Frege et Cantor sont tous deux soucieux de préserver le caractère fondamental de l’arithmétique et du continu mathématique parce qu’ils ne peuvent concevoir d’autre ordre que celui issu des nombres ou des points et de leur loi d’enchaînement. Ceci explique pourquoi Frege évite de lier l’arithmétique à la géométrie : dans la mesure où il faudrait figurer les lois des nombres, on pourrait croire que l’arithmétique est une science incomplète puisqu’elle serait dans la nécessité de représenter pour démontrer la vérité de ses propositions. Or l’arithmétique est bien la science fondamentale puisqu’elle seule peut exprimer tout le pensable. Leibniz avait déjà remarqué que le nombre possède une individualité que n’a pas le point261. A Philalèthe qui croit que la différence entre les nombres étant continue doit se rapporter à l’étendue, Théophile, qui parle pour Leibniz, répond que lorsqu’il s’agit du temps et de la ligne droite cela est vrai mais quand il s’agit des figures cela l’est moins et à plus forte raison quand il s’agit des nombres. Cela signifie que le privilège reconnu au nombre vient de ce qu’il est le seul véritable principe d’individuation car les nombres ne servent plus simplement à localiser mais à définir et à désigner un « individu » par des coordonnées. Personne aujourd’hui ne peut nier le rôle fondamental joué par les nombres pour identifier un individu. C’est déjà une raison importante pour admettre que l’arithmétique est bien la science première. Si on admet la vérité des propositions démontrées ou les résultats d’un calcul, il faut admettre la vérité des lois sur lesquels ils reposent. Les lois de l’arithmétique sont donc des lois vraies non pas parce qu’elles réussissent quand on les applique aux autres sciences mais parce qu’elles peuvent se démontrer uniquement par le calcul. Nous sommes en présence d’une science privilégiée et sans doute fondamentale puisque la vérité de ses propositions et de ses lois ne dépend que d’elle-même. Les lois de l’arithmétique sont donc bien différentes des lois de la géométrie : « En général, il sera bon de ne pas surestimer l’affinité de ces lois arithmétiques avec la géométrie. J’ai déjà cité un texte de Leibniz en ce sens. Un point géométrique, pris en lui-même, ne saurait être distingué d’aucun autre. Il en va de même pour les droites et les plans. On peut les distinguer dans le seul cas où plusieurs d’entre eux — points, droites ou plans — sont saisis simultanément, dans une seule intuition. Si la géométrie recourt à l’intuition pour obtenir des propositions générales, cela montre 261 « La distinction précise des idées dans l’étendue ne consiste pas dans la grandeur : car pour reconnaître distinctement la grandeur, il faut recourir aux nombres entiers, ou aux autres connus par le moyen des entiers, ainsi de la quantité continue il faut recourir à la quantité discrète pour avoir une connaissance distincte de la grandeur. Ainsi les modifications de l’étendue, lorsqu’on ne se sert point de nombres, ne peuvent être distinguées par la figure, prenant ce mot si généralement qu’il signifie tout ce qui fait que deux étendues ne sont pas semblables l’une à l’autre... » Leibniz, NE, p. 131
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clairement que les points, droites, plans intuitionnés ne sont pas particuliers, et peuvent être pris comme des représentants de leur genre. Il en va tout autrement pour les nombres : chacun a ses caractères propres. Dans quelle mesure un nombre peut-il représenter les autres, et quand sa particularité s’impose-t-elle ? »262 Véritable principe d’individuation ou monade au sens leibnizien, le nombre est indépendant des propriétés des choses du monde extérieur. Il se distingue aussi des couleurs avec lesquelles il présente quelque analogie. Le nombre est aussi principe car pour comprendre la discernabilité et l’identité sans lesquelles il ne peut y avoir d’individualité, la référence à l’espace et au temps sont insuffisants : ou l’on a la discernabilité et l’on manque d’identité ou l’on a l’identité mais on manque la discernabilité : « Parvient-on réellement à réunir la discernabilité et l’identité quand on néglige tous les traits distinctifs à l’exception des repères d’espace et de temps ? Non. Nous n’avons pas progressé d’un pas vers la solution. La plus ou moins grande ressemblance des objets ne fait rien à l’affaire si on doit finalement les maintenir séparés. Je ne peux pas plus désigner chaque point, droite, etc. par 1, que je ne peux en géométrie les appeler tous A ; là comme ici, il est nécessaire de les distinguer. C’est seulement quand ils sont pris isolément, sans égard à leurs relations spatiales, que les points de l’espace sont identiques les uns aux autres. Mais si je dois les réunir, je dois les prendre dans leurs rapports spatiaux ; sinon, ils viendraient irrémédiablement se fondre en un seul. Or, si je réunis des points, ils vont constituer une constellation ou s’aligner sur une droite ; des segments égaux, pris ensemble, ou bien vont constituer une ligne continue si les extrémités coïncident ou bien demeurer séparés les uns des autres. Les figures ainsi produites sont différentes, tout en étant constituées par le même nombre d’éléments. Et nous aurions, ici encore, différents cinq, différents six, etc. Les points du temps sont séparés par des intervalles courts ou longs, semblables ou non. Nous avons là divers rapports qui n’ont rien à voir avec le nombre. Ils introduisent toujours quelque particularité dont le nombre dans sa généralité est bien éloigné. On peut même dire qu’un moment singulier est déjà détenteur d’une propriété par laquelle il se distingue d’un point d’espace par exemple, et dont rien ne se retrouve dans le concept de nombre. »263 Les concepts d’instant et de point ne peuvent servir à identifier dans le continu de l’espace et du temps. Tant que le nombre n’était pas saisi dans sa simplicité, il était confondu avec ce à quoi il s’appliquait. On admettait que les seules réalités spatiales et temporelles étaient dénombrables. Il était admis implicitement que le 262 263
Frege, FA, § 13, p. 141. Frege, FA, § 41, p. 170-1.
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principe d’individuation des choses ne pouvait être que le point de l’espace et l’instant du temps. Mais comme un point et un instant peuvent être représentés et définis par des nombres au moyen de la mesure par exemple, il est difficile de refuser l’idée que le nombre ne soit pas distinct de l’espace et du temps qu’il permet de déterminer. L’espace et le temps ne peuvent être considérés comme des principes de distinction des choses. Rapport problématique des mathématiques au temps La neutralité du monde des nombres vient de ce que l’ordre arithmétique n’est pas réductible à l’ordre issu de la représentation, ni à celui de la nature. Il se situe par delà l’opposition du physique et du mental. La diversité des espèces de nombres ne fait plus problème puisqu’on peut construire l’ensemble R à partir de l’ensemble N : non seulement Dedekind mais Cantor et Weierstrass sont parvenus par des voies différentes à construire logiquement le concept mathématique du continu sans recourir à l’« intuition » de la continuité de la droite qu’on « peut » prolonger à l’infini. Une telle démarche intuitive obligeait à définir le continu par la répétition continue, autrement dit par un mouvement (une expérience de pensée) appliqué à des entités idéales (points). Mais la notion de mouvement qu’on applique à la pensée ou plutôt à la représentation pose un problème puisqu’elle est empruntée à la physique et implique le temps. Ainsi la représentation de la continuité de la ligne, impliquant une sorte de mouvement, restait dépendante de l’intuition du temps comme flux et par conséquent comme paradigme de la continuité. Newton pensait que par delà le temps relatif qui varie, existait un temps absolu ou une durée éternelle liée à une étendue infinie par lesquels se manifestait l’omniprésence de Dieu. Si on pose le temps comme fondement, c’est sans doute parce qu’il est inexplicable ; ou bien, comme Descartes, on fait dépendre sa continuité de la puissance infinie de Dieu ; ou bien, comme Newton, on en fait un attribut divin aussi fondamental que l’étendue et on surmonte ainsi la dissymétrie cartésienne de l’étendue et de la durée. Mais le temps est aussi relatif car, lié au mouvement, il implique un commencement et une fin. Pour comprendre les changements qui se produisaient dans le temps il fallait supposer un invariant qui était le temps sous sa forme absolue. C’est sans doute pour cette raison que Newton distinguait le temps absolu du temps relatif. Le temps n’est vraiment continu qu’associé à l’espace. Pourquoi ? La continuité du temps fera toujours problème car quand on pense au temps, on pense toujours à un commencement : un temps sans commencement ni fin est éternel. Mais chacun reconnaît que le temps n’est pas l’éternité. Au contraire l’étendue peut être pensée sans contradiction comme infinie, 190
immense. Quand Pascal s’effraie de l’immensité de ces espaces infinis, il ne s’agit pas d’un frisson momentané comme semble le suggérer Valéry. Il est pris de vertige par la disproportion entre l’immensité de l’espace et la question de la création et de l’incarnation qui pose le problème du commencement. Ce caractère problématique du commencement a été très bien dit par le même Paul Valéry parlant de Descartes : « Quant à l’idée d’un commencement, — j’entends d’un commencement absolu, — elle est nécessairement un mythe. Tout commencement est coïncidence ; il nous faudrait concevoir ici je ne sais quel contact entre le tout et le rien. En essayant d’y penser on trouve que tout commencement est conséquence, — tout commencement achève quelque chose. »264 Ainsi on ne peut penser le temps sans affirmer sa continuité : mais alors on ne peut plus penser l’idée de commencement qui suppose une béance et donc une discontinuité. Ou le commencement est absolu et il renvoie alors à l’idée de création ; ou bien il est relatif et il n’est pas un commencement mais une conséquence. Peut-être est-ce cette disproportion dans le temps et dans son rapport à l’étendue qui amenait Zénon à développer ses célèbres paradoxes : le paradoxe d’Achille suppose la possibilité de parcourir un intervalle d’espace continu et donc infini en un temps fini. Dès qu’il y a commencement, il y a finitude : tout événement ou processus est pris entre un instant initial pris comme zéro et un instant pris comme limite ou terme. Zénon ne faisait que démontrer par l’absurde l’impossibilité de penser le mouvement : la pensée ne peut envelopper le même et son contraire autrement dit le fini et l’infini. Mais comme il lui est sans doute arrivé de courir, peut-être pas aussi vite qu’Achille, il savait qu’on pouvait très bien se représenter le mouvement. On ne peut penser le mouvement et courir ; ou encore on ne peut penser le mouvement et se représenter qu’on court en même temps. Pour vaincre le caractère successif de la représentation et de la course elle-même et s’élever à leur pensée, il faut admettre la simultanéité du temps, c’est-à-dire la parfaite proportion de l’étendue et de la durée : ce qui équivaut finalement à repenser la succession temporelle et peut être à admettre l’idée fregéenne de succession logique. Le caractère paradoxal du temps vient de ce qu’on ne peut le penser en dehors de l’espace car apparaît toujours la disproportion entre l’infini de l’un et la nécessaire finitude de l’autre. Les Grecs avaient résolu le problème en pensant le temps à partir du cercle ce qui nous apparaît étrange sans être vraiment déraisonnable.
264
P. Valéry, Oeuvres 1, Pléiade, p. 863-4.
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PARTIE 4
*Le symbole donne à penser
CHAPITRE 7
L’imagination et la mémoire
L’imagination fondée sur l’affinité ou l’ordre transcendantal du temps La question du rapport de la représentation à la pensée est devenue celle du rapport du temporel et de l’intemporel. Il ne s’agit pas de substantiver ou réifier ces deux notions comme cela se fait dans un platonisme naïf qui oppose le monde sensible au monde intelligible. Elles n’ont qu’une signification adjectivale s’appliquant à la vérité que seule la pensée peut saisir dans son objectivité. Comment comprendre alors l’enracinement du temporel et de l’intemporel dans l’esprit ? Nous partirons de l’opposition de deux courants de pensée : Kant et Husserl font du temps le fondement d’un pur pouvoir de liaison de l’esprit qui rassemble la multiplicité de l’espace et du temps dans l’unité d’une aperception qui rassemble la succession et la simultanéité. Cette synthèse pure de l’esprit leur permet d’ouvrir une perspective transcendantale dans laquelle l’esprit apparaît soumis à la forme du temps et en même temps peut la connaître et s’en libérer par la conscience qu’il en a. De là vient l’incompréhension de Frege qui ne peut comprendre comment cette fonction de synthèse pure du temps, propre à la représentation réflexive, peut produire une pensée. La perspective transcendantale offre une issue pour libérer la représentation de son rapport au temps et permettre à la fois de vivre et de connaître la succession temporelle par le pouvoir de la représentation de se dédoubler en une partie active, spontanée et une partie passive, objet de la première. Alors que l’intuition ne fait que présenter passivement l’objet, sa re-présentation à partir du sujet implique à la fois l’aperception originaire et l’anticipation. La philosophie transcendantale de Kant ou de Husserl met l’accent sur la possibilité propre à toute représentation de se projeter sur le possible. Par conséquent, le possible est pensé par son caractère « à venir » et non par sa seule cohérence ou non-contradiction. Il appartient alors à l’imagination de nous ouvrir à la dimension du possible ; telle est son rôle quand on l’invoque aussi bien dans l’art que dans la science. 195
Pourtant, il serait erroné de croire que l’imagination peut produire des représentations ex nihilo. Pour schématiser ou imaginer, l’entendement a besoin d’une matière qui lui vient de la réceptivité de l’intuition. Mais celleci s’accompagne en même temps d’une spontanéité qui consiste dans la possibilité de liaison et d’association sans qu’intervienne l’habitude (psychologisme de Hume). Ce jeu simultané de la réceptivité et de la spontanéité à partir du sens interne, fonde la possibilité d’une connaissance transcendantale reposant sur l’imagination autrement dit sur une sorte de liaison a priori ou d’affinité entre le concept et l’image : « Les concepts des objets donnent souvent l’occasion à une image spontanée (de l’imagination productrice) de s’ordonner involontairement à eux. Quand on lit ou quand on se fait raconter la vie et les actions d’un homme qui est personnage de talent, de mérite de haut rang, on est souvent amené à lui donner dans l’imagination une stature prestigieuse ; si on décrit son caractère comme fin et doux, on lui prête un physique frêle et une petite taille. Ce n’est pas simplement le paysan mais l’homme assez au courant du monde qui est déconcerté lorsque le héros qu’il se représentait d’après le récit de ses exploits se révèle de petite stature, et que Hume, au contraire, toute finesse et douceur, lui est présenté sous les traits d’un homme massif. — C’est pourquoi on ne doit attendre rien avec trop d’impatience, parce que l’imagination incline trop naturellement à aller aux extrêmes ; et la réalité est toujours plus limitée que l’idée qui sert de modèle à sa présentation. »265 Kant est donc fasciné par la puissance de l’imagination qui partant de la représentation sensible des formes changeantes, tel le flamboiement d’un feu dans la cheminée, devient l’occasion d’engendrer de nouvelles représentations associées par analogie aux premières. C’est ce qu’il appelle le pouvoir d’invention qui implique que l’esprit humain en son fond est artiste. La fonction du jugement synthétique a priori est donc de rendre possible l’art d’inventer. L’art caché dans les profondeurs de l’âme humaine peut consister dans l’invention de formes comme celles produites volontairement par l’art ou celles produites involontairement par le rêve. Mais il peut aussi agir en produisant des associations (psychologie) ; quand certaines représentations empiriques se sont succédées plusieurs fois dans l’esprit, la présence de l’une suffit à produire celle de l’autre. Pourtant, le pouvoir d’invention le plus profond de l’esprit et qui rend possible la connaissance, c’est celui d’inventer des affinités. L’imagination comme la schématisation ne sont possibles que parce qu’il y une possibilité d’unifier la multiplicité des représentations au moyen d’un principe : « Qu’on pense silencieusement ou qu’on échange des pensées, il faut toujours avoir un thème auquel s’ordonne 265
Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, (AP), p. 51.
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le multiple, ce qui exige l’activité de l’entendement ; cependant le jeu de l’imagination suit les lois de la sensibilité qui fournit la matière ; l’association s’effectue sans conscience de la règle, mais en conformité cependant avec elle, et par conséquent avec l’entendement (pourtant elle n’est pas dérivée de lui). »266 Le terme « affinité », reconnaît Kant, a quelque rapport avec la chimie et illustre parfaitement le processus synthétique a priori qui rend possible la schématisation : « ...c’est l’action réciproque de deux substances physiques d’espèces différentes, agissant intérieurement l’une sur l’autre et tendant à l’unité ; l’unification détermine alors un troisième élément qui a des propriétés qui ne peuvent être engendrées que par l’unification de deux substances hétérogènes. L’entendement et la sensibilité dans leur dissemblance, se lient fraternellement d’eux-mêmes pour constituer notre connaissance, comme s’ils avaient leur origine l’un dans l’autre, ou comme s’ils la tenaient tous les deux d’une racine commune ; ce qui ne peut pas être, ou du moins est inconcevable pour nous, qui ne pouvons comprendre que le dissemblable puisse être issu d’une seule et même racine . »267 Le principe de l’affinité suppose une sorte de force interne pour dépasser la dissemblance. Mais d’où peut venir ce principe que Kant définit comme une sorte de racine commune à l’opposition de l’entendement et de l’intuition ? La dissemblance originelle consiste dans l’opposition de l’intuition à l’entendement ou encore de la réceptivité à la spontanéité. Dans sa fonction schématisante, l’imagination pure accomplit une synthèse transcendantale : « Nous avons donc une imagination pure, comme pouvoir fondamental de l’âme humaine, qui sert a priori de principe à toute connaissance. Au moyen de ce pouvoir, nous relions, d’une part, le divers de l’intuition avec, d’autre part, la condition de l’unité nécessaire de l’aperception pure. Les deux termes extrêmes, c’est-à-dire la sensibilité et l’entendement, doivent nécessairement s’accorder grâce à cette fonction transcendantale de l’imagination, puisque autrement tous deux donneraient sans doute des phénomènes, mais ne donneraient pas d’objets d’une connaissance empirique, ni, par suite, d’expérience. »268 L’imagination qui est la racine commune des concepts purs et des intuitions implique une aperception qui est celle du « je pense ». Il ne peut y avoir d’association et de synthèse des phénomènes appréhendés dans une expérience s’il n’y a pas une synthèse originelle. Si les phénomènes renvoient finalement au sens interne et à la succession temporelle des représentations, celle-ci est relative à la
266
Kant, AP, p. 54. Kant, id. 268 Kant, CRP, p.139. 267
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subjectivité et à ce que Kant appelle l’unité de l’aperception, le « je pense », qui est la représentation sans laquelle il n’y a pas de représentation. Dans la mesure où l’intuition et les concepts dépendent du sens interne et que celui-ci est le sens du temps, il faut bien admettre que le « je pense » qui vient aussi du sens interne est identique à la liaison et à l’enchaînement des instants du temps. Le « je pense » et le temps doivent être considérés comme les limites de la représentation ; la racine qui permet de comprendre le jeu de la réceptivité et de la spontanéité se cache donc dans une fonction de liaison, antérieure à la réflexion de l’entendement, qui n’est autre que le principe de l’affinité des phénomènes : « Il faut donc qu’il y ait un principe objectif, c’est-à-dire perceptible a priori, antérieurement à toutes les lois empiriques de l’imagination — principe sur lequel reposent la possibilité et même la nécessité d’une loi s’étendant à tous les phénomènes et consistant à les regarder complètement comme des données des sens, susceptibles de s’associer entre elles et soumises aux règles universelles d’une liaison totale dans la reproduction. C’est ce principe objectif de toute association des phénomènes que je nomme l’affinité de ces phénomènes. Mais nous ne pouvons le trouver nulle part ailleurs que dans le principe de l’unité de l’aperception, relativement à toutes les connaissances qui doivent m’appartenir. » 269 L’affinité rend possible une correspondance entre la sensibilité et l’entendement dans la mesure où toutes deux participent à la fois de la pensée et du temps. La fonction du « je pense » consiste à être ce point de vue sur le temps issu du temps. Du temps comme du sujet, nous ne pouvons jamais saisir que la forme parce qu’ils sont le fondement de toute perspective sur l’étant. La révolution copernicienne signifierait que tout contenu sensible n’est saisissable que s’il est informé par la forme du sujet qui est aussi la forme du temps. Mais qu’il s’agisse du phénomène ou du sujet, le clivage de la forme et de la matière qui coïncide avec celui du déterminable et de l’indéterminable, fait qu’il subsiste une sorte de disproportion laissant un résidu inconnaissable. La matière des sens et du sujet ne peut être mise en correspondance avec leur forme et la forme issue de l’imagination transcendantale laisse un inconnaissable ou un indéterminable. L’affinité qui fonde l’ordre transcendantal du temps n’exclut pas l’irrationnel car il se pourrait que ce ne soit pas le temps qui soit la mesure de la pensée parce que le temps peut être figuré, mesuré par les nombres et par suite on ne peut les confondre. Quand il s’agit de représenter le temps, il faut le figurer par une ligne pour que la représentation puisse ensuite lier synthétiquement ses différentes parties. Ceci pose la question du rapport de l’imagination à d’autres formes de
269
Kant, id., p. 137.
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figuration : quels schématiser ?
rapports
y-a-t-il
entre
imaginer,
symboliser
et
Symboliser et schématiser : la critique kantienne des caractères Que le symbole donne à penser, beaucoup de philosophies qui partent de la représentation en conviendraient. Mais la notion de symbole appelle des précisions car elle est proche de notions voisines comme celle d’image et de schème. De plus nous avons vu comment Husserl, dans La philosophie de l’arithmétique, la réduisait à la notion de représentation symbolique qu’il justifiait ensuite par une analyse psychologique fondée sur la théorie des « moments figuraux » (représentants). Le symbole qui sert aux logiciens et mathématiciens se distingue du symbole de la philosophie transcendantale par un trait essentiel, il est avant tout un caractère, autrement dit un symbole écrit. Son origine, dit Leibniz, est dans le dessin ; par suite le caractère est d’abord une figuration avant d’être une représentation. La raison de l’opposition du symbolique au transcendantal vient sans doute de ce qu’on confond figurer et représenter 270 . La langue caractéristique déroute les interprètes car elle relègue au second plan la représentation la réduisant à une vision sensible l’empêchant d’être aussi vision intellectuelle. Le rapport des symboles et des propositions au contenu de la pensée ne dépendant plus de la synthèse d’un sujet, dépend de principes logiques tels le principe d’identité, A = A, et du principe de contradiction ¬ ( A = ¬A) .Une logique fondée sur le primat du caractère remplace l’idéal et l’essence issue d’une abstraction à partir de la représentation, par la considération des possibles et du virtuel au sens de l’optique. Nous avons suggéré que le malin génie pourrait être le miroir avec ses sortilèges. Descartes voyait dans l’image virtuelle qui se confond avec l’objet réel une projection de l’imagination du sujet qui décide, « tranche » quand il y a hésitation entre l’image et l’objet. Pour une philosophie qui identifie évident, actuel et présence, le virtuel ne peut être qu’imaginaire, c’est-à-dire illusoire. Les possibles qui ne sont pas des idées comme le sont les représentations, différent par leur puissance de vérité. Leur contenu ne peut se définir que par leurs rapports aux autres possibles. Cette forme du possible n’a de sens que du 270
Dans l’art classique la représentation a subi le même sort : les peintres du Quattrocento cherchaient avant tout à figurer ; ensuite on a cru que figurer c’était « représenter » à la manière de Descartes non à partir de l’œil mais de l’âme qui sait, qui pense et qui voit. Les peintres modernes ont dû ensuite réapprendre le langage de l’œil. La notion de représentation (phantasia) n’impliquait pas à l’origine la subjectivité que Descartes introduit au centre même de la représentation. Les travaux de P. Francastel peuvent être lus comme le passage d’une certaine conception de la représentation à celle qu’on trouve dans la conception classique de l’art comme imitation, recherche de la ressemblance.
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point de vue de la logique qui doit s’assurer de leur cohérence. Le possible logique implique la non-contradiction. Dans le cas d’une logique transcendantale, il faut maintenir constamment un lien entre la représentation ou concept de l’entendement et la forme subjective a priori de l’intuition, entre la forme et le contenu de la représentation. Le possible transcendantal se fonde sur le rapport aux formes subjectives de l’espace et du temps. Il importe donc de mieux comprendre la distinction entre les symboles qui font penser et les images qui permettent de représenter. Kant a tenté de réduire les caractères aux images et schèmes de sorte que la théorie du schématisme, qui rend possible l’application des concepts purs de l’entendement à l’intuition, peut être considérée comme l’équivalent de la caractéristique dans le cadre d’une philosophie transcendantale. Comment le symbole destiné à figurer les choses devient-il schème et image ? Un concept n’a de sens cognitif que s’il peut être présenté par une intuition. Pour les concepts empiriques, il suffit d’un exemple mais pour les concepts de l’entendement il faut un schème. La présentation schématique d’un concept de l’entendement suppose une intuition a priori : « Toutes les intuitions, que l’on soumet à des concepts a priori, sont donc ou bien des schèmes, ou bien des symboles et de ces intuitions les premières contiennent des présentations directes du concept, tandis que les secondes en contiennent d’indirectes. Les schèmes effectuent démonstrativement ; les symboles le font par la méditation d’une analogie (pour laquelle on se sert aussi d’intuitions empiriques), en laquelle la faculté de juger effectue une double opération, qui consiste à appliquer en premier lieu le concept à l’objet d’une intuition sensible et en second lieu à appliquer la simple règle de la réflexion sur cette intuition à un tout autre objet, dont le premier n’est que le symbole. »271 Ce que l’on pourrait ici appeler la fonction symbolique est liée à l’analogie, c’est-à-dire à la possibilité de poser une similitude de rapports en restant dans le cadre de la représentation. Le symbolique devient alors une modalité de la désignation linguistique quand celle-ci vise à représenter. Dans la littérature, par exemple, le symbole se réduit à une simple figure de style destinée à amplifier la représentation et à stimuler l’imagination. Cet aspect du symbolique réapparaîtra avec Hegel qui en fera un moment dans l’histoire de l’art : l’art symbolique devient le moment primitif de l’histoire de l’esprit et doit être dépassé pour conduire l’esprit à la véritable connaissance de soi. Autrement dit la fonction symbolique de l’esprit manifeste sa naïveté primitive. Dans cette perspective, l’esprit symbolique est avant tout prélogique. En réduisant le symbolique à la représentation, on l’exclut de la connaissance conceptuelle et des opérations de l’entendement. La fonction de 271
Kant, Critique du jugement (C.J.), tr. fr. A.Philonenko, p. 174.
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simplification du caractère qui lui permet d’exprimer la généralité du concept est dévolue au schématisme de notre entendement mais dépend de l’imagination qui tantôt produit des images, tantôt des schèmes en traçant (monogramme) en quelque sorte en pointillé la forme qui va rendre possible l’accord entre le concept pur et l’intuition : « Ce schématisme de notre entendement, relativement aux phénomènes et à leur simple forme, est un art caché dans les profondeurs de l’âme humaine et dont il sera toujours difficile d’arracher le vrai mécanisme à la nature, pour l’exposer à découvert devant les yeux. »272 La production de schèmes répond à une fonction de subsomption et d’application qui dépend du pouvoir de synthèse a priori de l’esprit. Comment le concept pur issu de l’acte de l’entendement peut-il subsumer et s’appliquer à des intuitions sensibles ? En disant que c’est un art caché provenant de la nature de l’âme, Kant fait dépendre le schématisme d’un certain mécanisme immanent 273 à la représentation provenant du pouvoir transcendantal du sujet de construire l’objet quand celui-ci est représenté comme phénomène. Si la subsomption du concept n’a plus besoin de caractères ou symboles inventés par nous-mêmes, pourquoi faire appel à un art des caractères institué par l’homme (la caractéristique) qu’il faudra apprendre puisque l’âme ou l’esprit schématise inconsciemment ? C’est au sujet, simple forme en attente d’une matière, qu’est dévolue la fonction de synthèse impliquée dans l’imagination transcendantale. L’esprit immanent à la philosophie de la représentation est en quelque sorte artiste et à l’insu de l’entendement qui tente d’éclairer son mécanisme profond, il accorde l’image et le concept à partir d’une fonction transcendantale de synthèse. L’art de penser à partir de schèmes permet d’inventer sans recourir aux caractères. Le schème transcendantal se distingue de l’image en tant qu’il est plus général et peut s’appliquer à une multiplicité d’objets. Le schème transcendantal de l’entendement est la clé de voûte de la philosophie critique dans la mesure où il donne la règle de construction du concept à partir de l’intuition. Dans la mesure où le nombre est concept pur de l’entendement, il doit être donné dans une représentation à partir de laquelle on peut construire l’addition successive de l’unité. Le nombre est donc le schème pur de la quantité : « Ainsi le nombre n’est autre chose que l’unité de la synthèse opérée dans le divers d’une intuition homogène en général, par le fait même que je produis le temps lui-même dans l’appréhension de l’intuition. »274 Le schème 272
Kant, CRP, p. 153. Dans Kant et le pouvoir de juger, 1993, PUF, Béatrice de Longuenesse montre que pour être déterminés par rapport aux fonctions logiques de l’entendement, le jugement suppose un « travail de taupe qui oriente les synthèses aveugles de l’imagination » (p. XXIII, « Sens de l’ouvrage »). 274 Kant, id., p. 153. 273
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d’une figure comme le triangle ou celui du nombre cinq ne peut être confondu avec l’image qui implique la possibilité de parcourir toutes ses parties. Le schème ne peut donc être qu’une règle de construction pour effectuer une synthèse à partir des figures déjà vues dans le temps ou à partir de l’addition successive de l’unité. Les schèmes des catégories « ne sont donc autre chose que des déterminations de temps a priori, faites suivant des règles, et ces déterminations, suivant l’ordre des catégories, concernent la série du temps, le contenu du temps, l’ordre du temps, enfin l’ensemble du temps, par rapport à tous les objets possibles. » 275 La connaissance mathématique fondée sur l’intuition pure de l’espace et du temps a perdu son autonomie par rapport à la physique et se justifie plus par son application aux phénomènes que par la démonstration logique des ses théorèmes. À défaut de démonstration il ne reste plus que la possibilité de construire en partant de l’intuition pure. Puisque toute connaissance implique une représentation, il n’y a que deux types de représentations possibles : celles qui viennent de l’intuition sensible et celles qui viennent de l’entendement. De la première proviennent des formes subjectives ou représentations données antérieurement à toute autre représentation de contenu : c’est ce qu’on pourrait appeler des représentations immédiates qui servent de support aux autres représentations, concepts ou jugements, venant de l’entendement. La logique transcendantale ne sait que faire de caractères qui, bien que « sensibles » ou « palpables » comme le dit Leibniz, ne sont pas des représentations. Dans la Critique du Jugement, Kant fustige ces logiciens qui remplacent les représentations par des désignations ou des caractères car le symbolique, tel qu’il l’entend, ne peut être séparé de la faculté de représenter ou d’imaginer : « Les nouveaux logiciens admettent un usage du mot symbolique, qui est absurde et inexact, lorsqu’on l’oppose au mode de représentation intuitif ; la représentation symbolique n’est, en effet, qu’un mode de la représentation intuitive. Ce dernier (le mode de représentation intuitif) peut, en effet, être divisé en mode schématique de représentation et mode symbolique. Tous deux sont des hypotyposes, c’est-àdire des présentations (exhibitiones) ; ce ne sont pas des simples caractères, c’est-à-dire des désignations de concepts au moyen de signes sensibles qui les accompagnent, ne contenant rien de ce qui appartient à l’intuition de l’objet, mais servant seulement à ceux-ci de moyen de reproduction d’après la loi de l’association de l’imagination et par conséquent dans une perspective subjective ; ce sont ou bien des mots ou bien des signes (algébriques, et même mimiques), en tant que simples expressions pour les concepts. »276 Le mode symbolique comme le mode schématique sont deux formes de la
275 276
Kant, id., p. 155. Kant, CJ, p. 174.
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représentation intuitive provenant de la nécessité de présenter une intuition et de la soumettre à un concept. La notion de présentation permet à Kant de réduire le symbole à un schème qui garde à vue le contenu de l’intuition. En associant la désignation à ce qui est présent, Kant la maintient en rapport à la représentation et au temps. Sans ce rapport au temps et au sujet, la notion de désignation n’est plus qu’un caractère sensible qui échappe à la détermination à partir des formes subjectives de l’intuition et aux catégories de l’entendement. Kant réduit la désignation à une possibilité de signalisation, c’est-à-dire d’anticipation pour agir mais non pour penser : en désignant, l’esprit lie la représentation présente et à venir aux représentations passées issues de la mémoire. Autrement dit, la désignation n’est qu’une étape qui prépare la représentation par concepts, une forme de pressentiment fondé sur l’analogie mais elle ne peut conduire au concept. L’expression symbolique n’est qu’un mode figuré d’expression qui témoigne d’une certaine pauvreté conceptuelle : « Celui qui ne peut jamais s’exprimer que symboliquement a peu de concepts de l’entendement ; la représentation si vive qu’on admire dans le discours des sauvages (et parfois chez ceux qui sont réputés sages dans un peuple encore frustre) n’est rien que pauvreté de concepts, et par conséquent de mots pour les exprimer ; par exemple, quand le Sauvage américain dit : « nous voulons enterrer la hache de guerre », cela veut dire : nous voulons faire la paix ; et en fait les vieux chants, depuis Homère jusqu’à Ossian ou depuis Orphée jusqu'aux Prophètes, doivent l’éclat de leur expression à l’absence de moyen pour exprimer leurs concepts. »277 Au nom de l’entendement et d’une certaine idée de la raison impliquant un lien sous-jacent de l’entendement à la sensibilité, Kant dénature complètement la signification du symbolique telle qu’elle apparaissait dans la caractéristique de Leibniz. Il peut alors associer le symbolique aux spéculations et aux extravagances de Swedenborg qui voyait dans le monde sensible le symbole du monde intelligible. Il devient important de comprendre pourquoi s’est produit un tel travestissement du symbolique. L’idée d’une connaissance symbolique affranchie de la représentation et des formes de l’intuition signifie pour Kant une sorte d’impossibilité car elle transgresse le principe fondamental selon lequel il ne peut y avoir d’objectivité sans intuition. Si le contenu du symbole, à savoir le concept et les objets qu’il subsume, pouvait être donné sans ce rapport à l’intuition, c’est toute la philosophie critique qui serait remise en 277
Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, p. 64. Il est étonnant de voir Husserl tenir des propos semblables dans Philosophie de l’arithmétique qui lie plusieurs fois la pensée symbolique à une forme d’esprit peu évoluée, une sorte d’art : il évoque un « développement psychologique naturel » (PA, p. 302) : « Transportons-nous dans le jeune âge du développement des peuples... » (PA, p. 303) Une philosophie qui part de la représentation ne trouve d’explication que dans la genèse et l’histoire.
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question. La possibilité d’appréhender un concept tel que le centre de gravité du système solaire sans pouvoir le représenter ou l’associer à des représentations latérales remettrait en cause le rôle central du sujet dans la fonction de liaison des représentations et en même temps celle du présent dans lequel se donne à nous l’objet par re-présentation. La connaissance symbolique ne peut donc avoir de sens qu’associée à la représentation intuitive : « Les formes des choses (intuitions), dans la mesure où elles ne servent que de moyens pour la représentation par les concepts, sont des symboles et la connaissance qui s’effectue par ceux-ci s’appelle symbolique ou figurée (speciosa). Les caractères ne sont pas encore des symboles ; car ils peuvent être aussi des signes purement médiats (indirects), qui, en soi, ne signifient rien, mais qui conduisent par la seule association, aux intuitions, et par celles-ci aux concepts (a). C’est pourquoi, il ne faut pas opposer la connaissance symbolique à l’intuitive, mais à la discursive : dans cette dernière, le signe (caractère) n’accompagne le concept que comme gardien (custos), pour le reproduire à l’occasion. La connaissance symbolique n’est donc pas opposée à l’intuitive (par l’intuition sensible), mais à l’intellectuelle (par les concepts). Les symboles ne sont qu’un moyen de l’entendement pour fournir au concept une signification, en lui présentant un objet, mais ce n’est qu’un moyen indirect, qui use de l’analogie avec certaines intuitions auxquelles le concept peut être appliqué. » 278 Dans la mesure où la connaissance symbolique garde un caractère intuitif elle reste légitime puisque nos concepts n’ont de réalité que s’ils peuvent être liés à des intuitions. L’image et le symbole chez Kant et Husserl : représentation et représentant Entre la pensée kantienne et celle du fondateur de la phénoménologie, il y a une similitude profonde qui vient, nous l’avons vu, de ce qu’elles font dépendre la pensée non seulement de la représentation mais aussi d’une synthèse primordiale qui est celle du temps ou du flux des vécus dans la conscience. Kant a bien vu l’incompatibilité d’une théorie du symbole comme caractère, héritée de la pensée leibnizienne, avec une théorie de la pensée fondée sur la représentation. De la même manière Husserl s’oppose à ceux qu’il appelle des nominalistes et qui substituent des noms ou énoncés aux représentations. Tous deux s’accordent pour penser le symbole à partir de la représentation et Husserl réduira le symbole à une représentation impropre. Mais se pose alors la question de la signification en partant de l’expression symbolique que ce soit celle des noms, énoncés ou des symboles de l’arithmétique. L’intentionnalité qui est puissance de viser et de 278
Kant, AP, id.
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voir, permet aussi de passer du fait ou de l’individu à l’essence grâce à la variation imaginaire. Comment peut-elle alors s’appliquer au symbole qui n’est pas une représentation comme les autres ? En effet, il est donné de manière sensible comme l’individu mais aucune intuition ne parvient à remplir l’intention qui l’anime. a) La figure comme représentant : Kant Le symbole est destiné à être un pont car il est à la fois individuel parce que sensible, et en même temps général. Le problème a été très bien posé par le logicien hollandais E. Beth dans La crise de la Raison et la Logique. Il se réfère à Kant qui, dans la Critique de la raison pure, oppose l’attitude du philosophe à celle du géomètre face au concept de triangle pour comprendre le rapport de celui-ci à l’angle droit. Le concept de triangle renferme celui d’une figure qui a trois côtés et trois angles. Partant du concept de triangle, le philosophe n’en tirera rien de nouveau sinon les concepts de ligne droite, d’angle et du nombre trois. Si maintenant le géomètre reprend la question, il va procéder d’une tout autre manière. Il va commencer par construire un triangle ABC et du point C prolonger le côté BC jusqu’au point D de façon à ce que les deux angles pris ensemble soient égaux à deux droites ; du point C il mène la parallèle à AB et voit tout de suite que l’angle extérieur ECD et l’angle intérieur ABC sont égaux. AE
BCD Kant montre ainsi que le mathématicien raisonne à partir de constructions ou figures qui maintiennent toujours un lien à l’intuition : la construction subjective se réalise à partir de la représentation De là il généralise à toutes les mathématiques et même à l’algèbre dont les notations sont assimilées à des intuitions : « Mais la mathématique ne construit pas simplement des grandeurs (des quanta), comme dans la géométrie ; elle construit aussi la simple grandeur (la quantitas), comme c’est le cas dans l’algèbre où elle fait entièrement abstraction de la nature de l’objet qui doit être conçu d’après un tel concept de grandeur. Elle choisit alors une certaine notation de toutes les constructions de grandeurs en général (nombres), comme les notations qui marquent l’addition, la soustraction, etc., l’extraction des racines ; et, après avoir désigné le concept général des grandeurs suivant les rapports différents de ces grandeurs, elle représente 205
dans l’intuition, d’après certaines règles générales, toute opération engendrée ou modifiée par la quantité. Quand une grandeur doit être divisée par une autre, elle combine les caractères de toutes les deux selon la forme qui désigne la division, etc., et elle arrive ainsi au moyen d’une construction symbolique, tout aussi bien que la géométrie au moyen d’une construction ostensive ou géométrique (des objets mêmes), là où la connaissance discursive ne pourrait jamais arriver au moyen de simples concepts. » 279 Kant distingue la construction géométrique qui montre son objet, de la construction algébrique qui est symbolique car elle combine des caractères. Il ne se pose pas la question de la spécificité de ce type de construction et n’y voit qu’une construction qui part de l’intuition comme si le symbole dépendait d’une d’intuition. La figuration géométrique comme la notation symbolique de l’algèbre sont confondues sous le terme général « représentation ». Les figures et les symboles construits par le mathématicien sont-ils des représentations, même impropres ? Comprendre la nature paradoxale de ces représentations, c’est ce que E. Beth appelle « problème de Locke-Berkeley ». Il s’agit de définir le statut de l’objet à partir duquel on raisonne : la figure ou le caractère sont-ils de simples objets concrets représentés dans l’intuition ? Dans ce cas, la conclusion du raisonnement risque d’en pâtir puisqu’on n’est plus sûr de raisonner sur un objet quelconque ; comment peut-on alors justifier le caractère général attribué à la conclusion issue de la démonstration ? Derrière la question de la figure et du symbole se cache une théorie de l’abstraction fondée sur la différence de l’abstrait et du concret : les symboles, donnés de manière sensible, ont un caractère de généralité qui s’oppose au caractère concret de l’image et de l’intuition qui remplissent la représentation intentionnelle. Le triangle sur lequel raisonne le géomètre n’est qu’un représentant d’une certaine classe de triangles : il est individuel et concret puisqu’il est présent aux yeux mais il est général puisqu’il représente un triangle quelconque de la classe. b) Symboles et noms comme représentants chez Husserl : l’idée de substitution Dans la Philosophie de l’arithmétique, les symboles étaient considérés comme des représentations impropres. La théorie de l’appréhension instantanée d’une multiplicité (moment figural) devait faire comprendre comment ces représentations pouvaient subsumer des multiplicités. Il admettait que certaines représentations peuvent alors servir de « représentant » pour d’autres représentations. Quel est le statut des
279
Kant : CRP : Livre II, Théorie transcendantale de la méthode, p. 495-6.
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« représentants » sensibles tels que la figure, la lettre, le chiffre ? En quel sens représentent-ils ? La question de la signification du symbole est liée au fait qu’il peut y avoir des représentations simplement symboliques, autrement dit des pensées sans intuition. Dans beaucoup de régions de la pensée, soit celle de la vie quotidienne, soit celle de la science, les illustrations intuitives jouent un rôle secondaire. Les jugements et les raisonnements partent de signes mais les signes ne sont pas le point de départ de la réflexion. Même si nous ne disposons pas pour chaque signe d’une intuition correspondante, nous devons reconnaître la possibilité d’une signification dans la mesure où le signe ne peut se réduire à un objet physique. La pensée symbolicoarithmétique confirme ce point de vue : « La vraie visée des signes en question apparaît nettement quand nous reprenons la comparaison courante des opérations arithmétiques avec celle des jeux obéissant à certaines règles, du jeu d’échecs par exemple. Dans ce jeu, on ne considère pas les pièces de l’échiquier comme étant tels objets en ivoire ou en bois, etc., ayant telle forme ou telle couleur. Ce qui les constitue au point de vue phénoménal et physique est tout à fait indifférent et peut varier ad libitum. C’est au contraire, en vertu des règles du jeu qui leur donne leur signification de jeu déterminée qu’elles deviennent des pièces d’échecs, c’est-à-dire des marques dans le jeu en question. De même les signes arithmétiques possèdent aussi, à côté de leur signification originaire, pour ainsi dire leur signification de jeu, à savoir celle qui s’oriente d’après le jeu des opérations arithmétiques et d’après ses règles de calcul bien connues. »280 La pensée arithmético-symbolique ne part pas de signes physiques privés de signification mais des signes qui en ont déjà une, à savoir celle qu’ils ont d’après les règles du jeu. En réduisant les symboles à des représentations, Husserl les soustrait aux manipulations aveugles de l’arithmétique et de l’algèbre et les subordonne à la psychologie, étant entendu que cette science part de la représentation et du sujet. Il les considère ensuite dans le cadre d’une genèse historique du symbolique dans laquelle il suppose que le langage par gestes a précédé le langage par mots281. Il reconnaît son importance autant pour leur fonction d’économie dans la vie mentale que pour leur rôle dans le progrès de la science. Mais les symboles gardent une opacité qui rend difficile une approche à partir du rapport de l’intention et de l’intuition dans la représentation : « Sans la possibilité de signes de repères extérieurs durables pour soutenir notre mémoire, sans la possibilité de représentations symboliques se substituant à des représentations propres plus abstraites, 280 281
Husserl, RL II, 1, « Les caractéristiques des actes conférant la signification », p. 78-9. Husserl, PA, p. 302-3.
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difficiles à distinguer et à manier, ou bien même à des représentations qui nous font en général défaut d’une manière propre, il n’y aurait pas de vie spirituelle élevée, encore moins de science. Les symboles sont le grand moyen naturel par lequel sont brisées les limites, si étroites à l’origine, de notre vie psychique, par lequel ces imperfections essentielles de notre intellect sont rendues inoffensives, du moins jusqu’à un certain point ...Avec l’emploi conscient des symboles, l’intellect humain s’élève à un stade nouveau, au stade véritablement humain. Et les progrès du développement intellectuel sont parallèles au progrès dans l’art des symboles. Le grandiose développement des sciences de la nature et celui de la technique fondé sur lui sont avant tout la gloire et l’orgueil de ce siècle-ci. Mais un tout aussi grand titre de gloire semble mérité par cet étonnant système de symboles qui n’a toujours pas encore été éclairci, auxquels ces développements doivent presque tout, et sans lequel la théorie comme la pratique seraient absolument impuissantes : le système de l’arithmétique générale, la machine spirituelle la plus admirable qui ait jamais été formée. »282 Pour justifier le caractère technique et aveugle de la pensée symbolique, Husserl soutient qu’elle s’est formée progressivement par une sorte de sélection naturelle de sorte que la vérité l’a emporté sur l’erreur. La réussite de la symbolique arithmétique est le résultat d’un processus naturel et biologique283. Ainsi il s’accorde avec Frege au moins sur un point, à savoir que le symbole et le nombre en particulier ne se laisse pas représenter. Sur le reste le désaccord est trop profond : pour l’un le symbole arithmétique a un contenu conceptuel et l’arithmétique comme la logique concerne la pensée alors que pour l’autre il est le résultat d’une sorte de production naïve, d’une genèse naturelle. Mais le symbolique ne concerne pas seulement les symboles de nombres. La connaissance a affaire à des expressions destinées à la communication comme lorsqu’on parle. Les mots sont aussi des symboles utilisés pour la communication ou dans ce qu’on appelle le dialogue intérieur. Ce sont des expressions pour un contenu de pensée. En partant du vécu, il est possible de considérer que les symboles utilisés dans le langage parlé font appel à un acte de désigner qui met en rapport le mot et le sens, à savoir ce qui est visé à travers le mot. Mais une telle analyse des rapports du symbole à la signification suppose que celui-ci se donne dans l’imagination ou encore 282
Husserl, Articles sur la logique, p. 424. Husserl distingue les symboles de la culture qui rendent possible le progrès de l’esprit des symboles de l’arithmétique qui réduiraient l’activité de l’esprit à celle d’une machine. On ne peut parler d’une vérité et d’une pensée à partir de l’arithmétique puisque l’histoire de cette science montre qu’elle s’est formée de manière naturelle sans qu’on comprenne bien pourquoi elle réussit si bien. Cette sorte de symboles, opaques à la représentation, s’enracine dans un besoin naturel d’économie qui intervient dans la science et dans la vie mais non dans la représentation. La psychologie permet à la fois de réduire cette opacité du naturel qui apparaît dans les symboles ainsi conçus et de clarifier ce qui est rationnel en eux. 283
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que nous puissions nous représenter au moyen de mots. Cela suppose une certaine déréalisation du symbole verbal : « Dans notre imagination, un signe verbal parlé ou imprimé est évoqué ; en réalité, il n’« existe » pas du tout. Car nous n’allons pas confondre les représentations de l’imagination, et encore moins les contenus de l’imagination qui leur servent de base, avec les objets imaginés. Ce n’est pas le son du mot imaginé qui existe, ou les caractères imprimés, imaginés, mais leur représentation dans l’imagination. La différence est la même qu’entre le centaure imaginé et la représentation du centaure dans l’imagination. »284 Il ne suffit pas de comprendre comment les symboles expriment leur sens mais aussi comment ils le manifestent dans la représentation. La difficulté consiste à comprendre dans les symboles l’aspect physique dépourvu de tout rapport à la représentation et l’acte associé. On a vu comment pour Husserl la représentation se subdivisait en représentation intuitive qui remplit une représentation intentionnelle, en quelque sorte en attente d’objet. La vérité provenait d’un processus de remplissement de l’intention par l’intuition et acquerrait de ce fait différents degrés d’évidence. Mais la représentation intentionnelle semble se dédoubler car l’intention peut non seulement atteindre l’image mais aussi le nom dans la mesure où tous deux sont considérés comme des représentants. Aux yeux de Husserl, la théorie du représentant n’est accessible à la visée intentionnelle de la conscience qu’à condition de renoncer à une certaine conception de l’expression : si le représentant exprime en substituant aux différentes choses particulières l’une d’entre elles comme signe, la conception berkeleyenne est insoutenable. Mais la notion de représentant peut être comprise autrement : si on admet que la fonction de substitution n’est pas l’effet du symbole mais de la possibilité de la réflexion, la notion de représentant, animée d’intention, peut être remplie par la représentation réflexive. Le texte suivant de Husserl est important pour comprendre l’origine de la puissance de fiction de l’esprit : « Si l’on tient compte de la signification normale de l’expression : fonction de substitution (Stellvertretung), aucun sens défendable ne peut être attribué à l’affirmation de Berkeley, d’après laquelle l’idée de la chose singulière est utilisée pour remplacer toutes les autres idées singulières de la même espèce. Nous parlons de représentant quand un objet assume des fonctions (ou encore qu’il est l’objet d’opérations) que, sans cela, un autre objet devrait accomplir (ou subir). C’est ainsi que l’avocat mandaté traite, comme représentant, les affaires de son client, que l’ambassadeur représente son souverain, que le symbole abréviatif représente l’expression algébrique complexe,...etc. Or, demanderons-nous, dans notre cas également, la 284
Husserl, RL II, 2, « Expression et signification », p. 41.
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représentation singulière, momentanément vivante, de substitution joue-telle un rôle, assume-t-elle une fonction qu’en réalité une autre idée singulière ou même chaque idée singulière de la même classe serait appelée à exercer ? Sans doute, d’après ce que dit explicitement le texte de Berkeley, mais en vérité, il ne peut pourtant en être ainsi. Ce qui seul va de soi, c’est que la fonction que remplit l’idée singulière présente pourrait tout aussi bien être assumée par n’importe quelle autre ; c’est-à-dire que toute autre idée singulière pourrait aussi bien servir de base à l’abstraction, de fondement intuitif de la signification générale. L’idée de la fonction de substitution provient seulement de la réflexion que toute idée singulière est, dans cette fonction équivalente à toute autre, et que, quand nous avons choisi l’une, n’importe quelle autre pourrait la remplacer, et inversement. Quel que soit le cas où nous réalisons intuitivement une signification générale, cette idée est possible, mais elle n’est nullement effective pour cela, d’autant qu’elle présuppose bien plutôt elle-même le concept général qu’elle devrait remplacer. En conséquence, les idées singulières ne sont à leur tour que des substituts possibles, et non réels, d’idées du même genre. » 285 Ce qui est remarquable ici, c’est de voir comment Husserl retrouve dans la représentation elle-même cette fonction de substitution qui était celle du symbole. Dans la mesure où l’expression représente un contenu à partir d’un acte, elle est concrète ; mais quelles représentations peut-on associer à des symboles réduits à leur aspect sensible telles les figures ou formules auxquelles recourt le mathématicien ? Comment concilier le caractère général de la figure ou du caractère représenté avec le caractère concret de la représentation intuitive qui vient remplir la représentation en attente d’un contenu ? Les nominalistes ont avancé l’idée qu’il y avait des « représentations représentatives », c’est-à-dire des représentations dont la généralité serait donnée dans la représentation. Berkeley a soutenu un point de vue destiné à critiquer la théorie des idées abstraites de Locke. Il s’agit de comprendre comment, partant d’une idée singulière, on peut la considérer représentative de toutes les idées singulières de même espèce. La géométrie sert d’exemple : un géomètre qui veut montrer comment on peut diviser une ligne en deux parties égales va commencer par la tracer sur le papier ou le tableau pour lui donner une longueur. Cette ligne est à la fois singulière et générale : elle représente toutes les lignes singulières et ce qui est dit « à propos de » cette ligne vaut pour toutes les autres lignes. La ligne singulière peut être considérée comme générale parce que le nom de « ligne » attribuée à ce signe sensible particulier lui donne son caractère général. Ainsi la ligne
285
Husserl, id., p. 208-9.
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que trace le géomètre ainsi que le nom qui lui est attribué deviennent-ils les représentants de toutes les lignes droites. c) L’erreur du nominalisme berkeleyen pour Husserl Mais chaque fois qu’il mentionne le nominalisme, il l’associe à une erreur grave : « C’est une erreur issue du nominalisme médiéval que de vouloir présenter les concepts et les noms généraux comme de simples procédés d’une économie de pensée (Denkökonomie), procédés devant nous épargner de considérer et de nommer une à une toutes les choses individuelles. C’est grâce à sa fonction conceptuelle, dit-on, que l’esprit pensant dépasse les limites fixées par la multiplicité incalculable des singularités individuelles, c’est-à-dire à l’économie de pensée réalisée par cette fonction qu’il doit d’atteindre indirectement au but de la connaissance, qui serait à jamais accessible par une voie directe. Les concepts généraux nous donnent la possibilité de considérer les choses, pour ainsi dire rassemblées en tas, de faire d’un seul coup d’oeil des énoncés pour des classes entières, par conséquent pour des infinités d’objets, au lieu d’être obligés de concevoir et de juger chaque objet pour lui-même. »286. La théorie du « moment figural » de la Philosophie de l’arithmétique était destinée à comprendre comment il est possible d’appréhender en un « clin d’oeil » ou « instant » (Augenblick) une multiplicité. Elle devait servir de fondement psychologique aux représentations symboliques. Le symbole est associé à l’idée de connaissance aveugle provenant d’une nécessité naturelle d’économie de pensée. Les symboles sont efficaces sans doute pour agir mais ils ne permettent pas de penser. C’est la même raison qui amenait Kant à rejeter la conception logique des caractères. De l’analyse berkeleyenne, il retient l’idée que certaines représentations, telles les représentations symboliques, peuvent avoir une fonction de représentant. Il remarque que les images sont déjà des représentations pourvues d’une certaine généralité par rapport aux objets qui ont servi à les former. Mais elles se distinguent des symboles dans la mesure où elles répondent à des intentions différentes. L’image garde un rapport de ressemblance avec la chose dont elle est l’image alors que le signe se manifeste d’abord par son aspect sensible qui met en relief l’absence de la chose. Tous deux renvoient à une représentation qui répond à la nécessité de l'intentionnalité et de la recherche d’une intuition correspondante. Husserl reconnaît donc la possibilité d’une représentation par signe distincte de la représentation par image. Elles se distinguent par deux modes de remplissement distincts : alors que l’image garde une relation de ressemblance avec l’objet donné dans l’acte de remplissement, le symbole 286
Husserl, RL II, 2, Ch. IV, « Abstraction et représentation représentative », p. 195
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maintient une dissemblance entre l’acte de représentation qui désigne et l’acte de représentation qui remplit. L’image concrète, construite par le géomètre pour garder à vue le contenu représenté, est considérée comme un « représentant ». L’intérêt de cette notion est de pouvoir s’appliquer aussi bien aux images qu’aux symboles ; les noms et les énoncés pourraient être aussi conçus comme des représentants de leur signification : « Ce qui vaut pour les images intuitives servant d’illustration vaut aussi des noms, là où ils ont une fonction « représentative » sans le secours d’une illustration. La conscience de signification peut aussi bien s’épanouir sur la base de simples noms que sur celle d’une intuition inadéquate et finalement très éloignée d’une exemplification proprement dite. Le nom est un représentant : cela signifie seulement qu’il est comme phénomène physique porteur de l’intention de signification correspondante, intuition dans laquelle l’objet conceptuel est visé. »287 Ainsi les noms et les symboles cessent d’être des objets physiques opaques car ils relèvent d’une visée ou d’une intentionnalité propre. Husserl pense que si l’intention s’applique aux symboles, on peut sortir du nominalisme : la pensée ne se réduit plus à des manipulations extérieures de symboles, « encore moins à des mécanismes d’associations inconscients faisant surgir les idées singulières en leur lieu, tel les chiffres d’une machine à calculer ; mais il existe un acte de représentation conceptuelle distinct du point de vue descriptif de l’acte de représentation intuitive (en tant que visée se rapportant directement à l’objet phénoménal) : une visée d’un genre fondamentalement nouveau, à laquelle appartiennent par essence les formes de l’un et du plusieurs, du deux et du trois, du quelque chose en général, du tous, ...etc. »288. Comment cela a-t-il été possible ? Simplement parce que l’intentionnalité des représentations symboliques appelle un mode de remplissement différent de celui des images : ce n’est plus la chose qui remplit l’intention symbolique mais ce sont des représentations nouvelles qui ont aussi une intentionnalité et qui appellent d’autres représentations pour les remplir : « Par exemple, l’idée de représentation signitive trouve son accomplissement dans l’intuition d’une représentation signitive, par exemple de la représentation d’intégrale (si l’on veut, même de la représentation de représentation signitive elle-même). On ne doit pas se méprendre sur ces cas, comme si la représentation signitive d’intégrale revendiquait ici elle-même le caractère d’une intuition, comme si, par conséquent, les concepts d’intuition et d’acte signitif (intention de signification) se confondaient. Ce n’est pas la représentation signitive d’intégrale mais la perception interne de cette représentation qui constitue 287 288
Husserl, id., p. 204-5. Husserl, id., p. 205.
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l’intuition remplissante pour l’idée de représentation signitive ; au lieu de jouer le rôle de l’intuition remplissante, cette représentation fonctionne comme objet de l’intuition remplissante. »289 A la différence de Kant qui réduit carrément le symbole à une représentation, Husserl cherche à analyser leur différence mais ne peut éviter la référence aux actes et aux représentations intentionnelles et intuitives. La démarche des deux philosophes garde quand même une parenté puisqu’ils cherchent à comprendre le pouvoir d’invention de l’esprit qui commence dans le pouvoir d’imaginer, de schématiser et pour Husserl de représenter symboliquement. L’image, le schème et le symbole sont des représentations qui acquièrent progressivement une certaine généralité par rapport à la représentation perceptive. Ainsi elles assurent un pont ou une relation vers la généralité des catégories sans sortir des limites de la philosophie de la représentation. En admettant que les images intuitives représentent un individu, l’intention de la conscience permet de s’élever à l’espèce et de garder un lien avec tous les objets subsumés par le concept. Cependant quand il s’agit de comprendre la signification des symboles, Husserl distingue la signification de l’image : associée à un symbole l’image ne peut en être la signification car son caractère éphémère s’oppose au caractère durable de la représentation symbolique290. La figuration d’un concept géométrique ne peut être réduite à une image car le contenu du concept ne peut être rendu sensible de manière adéquate : « Nous imaginons ou nous dessinons un trait, et nous disons ou pensons une droite. Et il en est de même de toutes les figures. Partout l’image ne sert que de support pour l’intellectio. Elle n’offre pas un véritable exemple de la figure visée, mais seulement un exemple de formes sensibles de cette catégorie sensible que sont les points de départ naturels des « idéalisations géométriques ». C’est dans ce processus d’intellection de la pensée géométrique que se constitue l’idée de la figure géométrique, idée qui trouve sa réalisation dans la signification stable de l’expression...Les 289
Husserl, RL III, p. 93. Husserl : « Or, en dépit de toutes ces circonstances qui lui sont favorables, la thèse que nous contestons et qui voit dans de tels accompagnements de l’imagination l’essence de la valeur significative doit, au moins pour la classe de faits que nous avons indiquée, renoncer à chercher des confirmations apparentes dans l’observation psychologique. Prenons, par exemple, des signes algébriques bien compris, des formules entières, ou des propositions verbales telles que : toute équation algébrique d’un degré impair a au moins une racine réelle, et faisons les observations nécessaires. Si je m’en rapporte à ce que je viens moi-même de trouver, voici ce qui m’est venu à l’esprit dans ce dernier exemple : un livre ouvert (je le reconnais comme étant l’Algèbre de Serret ) puis le modèle sensible d’une fonction algébrique, d’après l’édition Teubner, et à propos du mot « racine », le symbole bien connu √. Entre-temps, j’ai bien lu une douzaine de fois et pleinement compris la proposition, mais cependant sans trouver la moindre trace de représentations imaginatives l’accompagnant qui fasse partie d’une manière quelconque de l’objectité représentée. » RL II, 1, p. 72. 290
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images sensibles fugitives fonctionnent, d’une manière que l’on peut saisir et décrire phénoménologiquement, comme de simples adjuvants de la compréhension mais ne sont pas elles-mêmes des significations ni porteuses de significations. » 291 . La figure géométrique constitue le prototype du symbole à partir duquel seront pensés le symbole verbal et le symbole arithmétique. En tant qu’image elle n’est rien de plus qu’un exemple de représentation qui renvoie à des représentations de même espèce. Mais elle a aussi un sens dans la mesure où l’acte qui accompagne son appréhension renvoie à une signification. Leibniz et la virtualité de la mémoire Contre ceux qui n’admettent que les pensées dont on peut s’apercevoir, autrement dit les représentations, Leibniz soutient non seulement l’existence d’une pensée inconsciente mais aussi d’une pensée agissante. Le lien de la pensée à la vérité est celui qui lie le virtuel au réel. A Philalèthe qui se demande si en admettant des vérités innées, il faut aussi admettre des pensées innées, Théophile répond : « Point du tout, car les pensées sont des actions, et les connaissances ou les vérités, en tant qu’elles sont en nous, quand même on n’y pense point, sont des habitudes ou des dispositions ; et nous savons bien des choses auxquelles nous ne pensons guère. »292 Dire que la pensée proviendrait d’habitudes serait un non sens. Mais les pensées et les vérités qu’on ne se représente pas, ne sont pas rien puisqu’étant dans notre mémoire, elles peuvent être affirmées dans le jugement. Les vérités de l’arithmétique sont virtuellement en nous dans notre mémoire et la réminiscence permet de les représenter. Pourvu d’une mémoire virtuelle, l’esprit peut actualiser les vérités sans que cette connaissance épuise la virtualité de la mémoire : « Pour que les connaissances, idées ou vérités soient dans notre esprit, il n’est point nécessaire que nous y ayons jamais pensé actuellement : ce ne sont que des habitudes naturelles, c’est-à-dire des dispositions et attitudes actives et passives, et plus que tabula rasa. Il est vrai cependant que les platoniciens croyaient que nous avions déjà pensé actuellement à ce que nous retrouvons en nous ; et pour les réfuter, il ne suffit pas de dire que nous ne nous en souvenons point, car il est sûr qu’une infinité de pensées nous revient que nous avons oubliés d’avoir eues. »293 En concevant l’esprit comme une tabula rasa, on présuppose la possibilité d’éliminer le rôle de la mémoire pour savoir et d’arriver à une sorte d’état d’indifférenciation de l’esprit (Descartes).
291
Husserl, id., p. 74-5. Leibniz, NE, Livre I, ch.3, p. 71. 293 Leibniz, id., p. 86-7. 292
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Le savoir suppose donc la mémoire et la réminiscence mais à la différence de Platon qui recourt au mythe, Leibniz ne croit pas qu’il soit nécessaire de supposer que jadis nous avons contemplé les idées ou que nous avons eu une connaissance actuelle des vérités que nous découvrons en nous. L’innéité de la connaissance signifie la virtualité de la vérité et par suite son intemporalité. Le passage du virtuel à l’actuel requiert simplement l’aide d’un fil palpable, sensible, semblable à celui qu’Ariane prêta à Thésée pour sortir du labyrinthe. A la virtualité de la mémoire qui fonde la vérité des pensées, s’oppose la potentialité de la conscience intentionnelle. Dans les deux cas, il s’agit de comprendre le rapport au possible : doit-on ne tenir compte que du possible que l’on peut se représenter ou bien peut-on admettre des possibles non représentables ou non actualisés ? Dans le premier cas, on doit disposer de lois pour trouver un fil dans le labyrinthe et dans le second il faut être libre pour s’affranchir des lois du temps et de la représentation. Cette conception de la virtualité de la vérité et de la pensée conduit à changer complètement les données de l’ontologie : si ce qui est n’est pas nécessairement représentable, se posera la question du statut à réserver aux expressions privées de dénotation, c’est-à-dire non représentables telles que la « montagne d’or » ou le « cercle carré » ou encore celle portant sur « la calvitie de l’actuel roi de France ». La mémoire comme fondement symbolique de l’ordre virtuel de la pensée L’importance reconnue à la représentation conduit à une conception de l’esprit fondée sur la puissance d’imaginer et de prévoir. Liée au temps, la pensée n’a de certitude que pour un passé proche ou un futur proche. Ce qui vient du passé est lié au présent et constitue même un obstacle à la connaissance évidente dans la mesure où l’évidence suppose une attention exclusive au présent. La science issue de la pensée représentative implique alors une libération par rapport aux habitudes et à la mémoire qui nous empêchent de voir dans toute sa plénitude ce qui est présent dans la représentation. Mais peut-il y avoir science s’il n’y a pas conservation des connaissances ? Le problème de la science, c’est aussi celui de la conservation des connaissances et des vérités acquises. Pour fonder la science, il s’avère nécessaire de dépasser l’ordre transcendantal issu de la représentation et du temps pour remonter à un ordre virtuel qui est celui d’une pensée fondée sur une mémoire dont on a peut-être trop vite sous-estimé la puissance. Sans doute a-t-elle pour fonction de conserver les souvenirs qui ont été des représentations ; mais c’est sans doute la réduire à sa fonction psychologique, c’est-à-dire au pouvoir qu’elle a de rendre présent. La 215
mémoire a aussi une fonction logique de mise en ordre qui ne s’applique plus simplement aux représentations mais aux concepts ou aux idées. Frege mais aussi Leibniz ont montré qu’on ne pouvait confondre les représentations et les concepts : « Si les idées n’étaient que les formes ou façons des pensées, elles cesseraient avec elles, mais vous-mêmes avez reconnu, Monsieur, qu’elles en sont les objets internes, et de cette manière elles peuvent subsister. »294 Réduire la pensée à sa forme ou à une modalité telle que la représentation, c’est perdre la continuité de la pensée car la représentation peut par moment faire défaut (évanouissement). Il reste donc à comprendre comment se conserve le contenu et ensuite si tout le contenu de pensée provient bien de la représentation. La question de la science est aussi la question de la mémoire : comment la vérité se conserve-t-elle ? Parler de mémoire ce n’est pas seulement invoquer la rétention subjective des représentations Dans la science, il y a aussi une mémoire objective : le savant ou chercheur ne peut faire table rase de la science passée. Si la vérité se donne dans la forme de l’identité à partir de la pensée, il faut donc la chercher dans l’esprit. Dépend-elle du pouvoir de l’imagination qui anticipe, complète à sa manière l’indétermination essentielle de la représentation ? Dans ce cas, les vérités gardent un caractère contingent comme si elles étaient pressenties plutôt que prouvées. Puisqu’il semble difficile d’admettre un commencement de la vérité, ne serait-il pas possible d’admettre une vérité implicite, « innée » disent certains, dans la mesure où il y aurait une science innée en nous ? La puissance de la mémoire pourrait provenir de ce qu’elle est structurée selon un ordre lié à la symbolique de la langue mais aussi à celle des nombres. Nous voudrions montrer à partir de Saint Augustin et de Leibniz deux tentatives pour comprendre comment l’ordre virtuel de la mémoire suppose une sorte de correspondance et de conservation qui n’est possible que si l’on admet des vestiges, des traces, des symboles dans une certaine mesure qui conservent ce qui a été représenté. Ces symboles ne s’empilent pas les uns sur les autres comme le font les représentations de représentations mais s’organisent dans la mémoire. La vérité et la science se réfléchissent dans le pouvoir de conservation des symboles. a) Saint Augustin Dans les Confessions Saint Augustin rencontre le problème du temps : Dieu ne pouvant être soumis au temps, l’a créé. L’opposition entre l’éternité de Dieu et la temporalité de la création ne se réduit pas exactement à l’opposition de l’intemporel au temporel. L’intemporalité de la vérité signifierait plutôt « sans relation avec le temps hors du temps ». A la 294
Leibniz, NE, p. 117, Livre II, ch. 10, « De la rétention ».
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succession temporelle des années, des mois et des jours qui implique un commencement et une fin s’oppose la présence permanente : « Vos années ne sont qu’un jour ; et votre jour n’est pas tous les jours, mais aujourd’hui, parce que votre jour présent ne fait point place à celui du lendemain, et ne succède point à celui d’hier ; et ce jour présent dont je parle est l’éternité. »295 . Le temps ayant été créé par Dieu en même temps que le monde, il en résulte un caractère paradoxal car en lui il y a du présent et c’est ce rapport du présent temporel au présent intemporel qui conduit Saint Augustin à poser ces questions bien connues : « Qu’est-ce donc que le temps ? Qui le pourra dire clairement, et en peu de mots ? Et qui sera capable de le bien comprendre lorsqu’il en voudra parler ? Il n’y a rien toutefois qui soit plus connu que le temps, et dont il nous soit plus ordinaire de nous entretenir dans nos discours : et lorsque nous en parlons, nous entendons sans doute ce que nous disons, et entendons aussi ce que les autres en disent quand ils nous en parlent. Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais bien ; mais si on me le demande et que j’entreprenne de l’expliquer, je trouve que je l’ignore »296 Qu’est-ce qui se donne à nous dans le temps ? Il importe de comprendre comment le temps est donné mais pour cela il ne sert à rien de partir de la représentation. Il vaut mieux se servir du langage : en effet pour parler du temps passé, présent et avenir, il faut admettre que si rien ne se passait, si rien n’advenait et si rien n’était, il n’y auraient pas ni temps passé, ni temps futur, ni temps présent. Donc il doit y avoir un temps mais celui-ci ne se découvre pas dans une intuition car la négation remplit le temps et il ne peut y avoir de représentation de la négation. Le passé n’est plus et le futur n’est pas encore et le présent ne restant pas présent, il s’écoule : « Si donc le présent n’est un temps que parce qu’il s’écoule et devient un temps passé, comment pouvons-nous dire qu’une chose soit, laquelle n’a autre cause de son être, sinon qu’elle ne sera plus ? De sorte que nous ne pouvons dire avec vérité que le temps soit, sinon parce qu’il tend à n’être plus. »297 Ce qui frappe dans ces lignes bien connues, c’est le lien du temps avec la négation et le rien. Pourtant le temps n’est pas rien puisqu’on peut le mesurer : d’un temps passé, présent ou futur on peut dire qu’il est plus ou moins long. Le problème du temps n’est pas de retrouver une intuition profonde ou a priori mais de savoir comment parler du temps. Si on peut mesurer le temps c’est qu’il est étendu. Mais du temps présent comme du temps passé et avenir peut-on dire qu’il a une étendue ? Les mêmes paradoxes resurgissent : « Le 295
Saint Augustin, Confessions, Livre XI, Ch. XIII, p. 421, Folio. Saint Augustin, id., p. 421-2. 297 Saint Augustin, id., p. 422. 296
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présent n’a donc aucune étendue : et ainsi où est le temps que nous puissions appeler long ? Sera-ce le temps à venir ? Non certes. Car nous n’avons garde de le nommer long, puisqu’il n’est pas seulement encore, et que pour être long il faudrait qu’il fût ; mais nous disons : « Il sera long ». Et quand donc le sera-t-il ? ce ne saurait être pendant qu’il sera à venir, puisque n’étant pas encore il ne saurait être long. Que si l’on dit qu’il sera long, lorsque de futur qu’il est il commencera d’être ce qu’il n’est pas, et qu’il deviendra présent, afin qu’ayant l’être il devienne long, nous voyons que le temps présent crie à haute voix pour tout ce que j’ai rapporté ci-dessus, qu’il ne saurait être long. » 298 . Il est donc difficile de dire qu’on peut mesurer le temps et pourtant nous le mesurons puisque nous pouvons appliquer des nombres et des proportions au temps : on dit bien qu’un temps est double ou triple d’un autre temps. D’où lui vient son être ? Ni le passé, ni le présent ni l’avenir n’ont l’être mais le temps est bien quelque chose. Il ne peut venir que du présent mais le présent s’écoule et se perd dans le passé. L'originalité de la réponse de Saint Augustin, c’est de dire que nous accédons au passé et au futur par des symboles ; le passé est rendu présent et sensible par les mots et le futur est rendu présent par les signes annonciateurs : « Je désire de savoir où sont les choses futures et les passées, si l’on peut dire qu’elles sont. Que si cette connaissance est au-dessus de moi, au moins je suis assuré qu’en quelque lieu qu’elles soient, elles n’y sont ni futures, ni passées, mais présentes, puisque si elles y sont futures, elles n’y sont pas encore, et que si elles y sont passées, elles n’y sont plus. En quelque lieu donc qu’elles soient, et quelles qu’elles puissent être, elles n’y sont que présentes. Ainsi lorsqu’on nous raconte des choses passées, si on les rapporte selon la vérité, on les tire de la mémoire, non pas les choses mêmes qui sont passées, mais les paroles qu’on a conçues des images de ces mêmes choses, qui en passant par nos sens ont imprimé dans notre esprit comme leurs traces et leurs vestiges. Car mon enfance, laquelle n’est plus, est dans le temps passé qui n’est plus aussi. Mais lorsque je m’en souviens, et que j’en raconte quelque chose, c’est sans doute dans le temps présent que je considère son image, parce qu’elle est encore dans ma mémoire. »299 Quand il s’agit de l’avenir, nous n’avons pas seulement un pressentiment mais nous pouvons prédire puisque nous voyons les signes ou les causes des choses futures dans le présent. Ainsi les symboles et les signes se substituent au présent insaisissable et paradoxal. Le symbolique nous fait sortir du temps et en même temps nous donne pouvoir sur lui en le mesurant et en le connaissant de sorte que nous ne 298 299
Saint Augustin, id., p. 425. Saint Augustin, id., p. 427.
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sommes plus à sa merci. Nous pouvons nous libérer des incertitudes et des paradoxes de la représentation incapable de se soustraire aux sortilèges, aux illusions et aux paradoxes du présent. Le symbole est substitut présent de ce qui est passé, du présent et du futur. C’est grâce à lui qu’on peut établir une relation entre ces moments du temps et qu’il peut y avoir une connexion causale dans le temps. Il est en quelque sorte ce qui mesure le temps et de ce fait il prend un caractère intemporel car il sert à réactiver le vécu et à préméditer l’avenir. Non seulement il est intemporel, mais fondant la possibilité de la mémoire et de la prédiction, il fonde aussi la possibilité de la science. Alors que Descartes cherchait à savoir en oubliant les préjugés de son enfance, Saint Augustin se livre à une sorte d’éloge de la mémoire300. Celleci n’est pas le lieu d’habitudes aveugles acquises dès l’enfance dont il faudrait se délivrer lorsqu’on entreprend le projet de rechercher la vérité. Elle se présente à nous comme un véritable « trésor ». Elle abrite toutes sortes de connaissances et elle est décrite comme une réserve infinie d’images issues des sens mais aussi de pensées : « Je passerai donc au-delà de ces puissances naturelles qui sont en moi pour m’élever comme par degrés vers celui qui m’a créé, et je viendrais à ces larges campagnes, et à ces vastes palais de ma mémoire où sont enfermés les trésors de ce nombre infini d’images qui y sont entrées par les portes de mes sens. C’est là que nous conservons aussi toutes nos pensées en y ajoutant ou diminuant, ou changeant quelque chose de ce que nous avons connu par les sens, et généralement tout ce qui y a été mis comme en dépôt et en réserve, et que l’oubli n’a point encore effacé et enseveli. »301. Dans cette description de la mémoire, on est frappé par l’immense richesse du savoir enfoui en nous. Elle est une sorte de labyrinthe plein de replis cachés d’où sortent non seulement des images mais aussi des espèces, autrement dit des concepts. La mémoire renferme un savoir infini et ordonné. Lorsque certaines espèces se présentent inopinément nous pouvons les repousser : « Mais je les repousse comme de la main de mon esprit et les 300
« Voilà que je me promène dans les campagnes de ma mémoire, dans ces antres, pour parler ainsi, et ces cavernes innombrables qui sont pleines d’un nombre infini d’infinis genres de choses, soit qu’elle les conserve par leurs espèces, comme il arrive en tout ce qui regarde les corps ; ou par leur présence, comme en ce qui est des arts ; ou par je ne sais quelles marques, comme en ce qui est des affections de l’âme que la mémoire retient, lors même que l’esprit ne les souffre plus, quoique tout ce qui est dans la mémoire est dans l’esprit. Je me promène dis-je ; et je vole en quelque sorte avec la pensée par toutes ces choses, que je pénètre autant que je puis, en les considérant tantôt d’une manière, tantôt d’une autre, sans pouvoir jamais y trouver aucune fin, tant est grande la puissance de la mémoire, et tant est grande la puissance de la vie dans un homme vivant, quoique mortel. » Saint Augustin, id., p. 358. 301 Saint Augustin, id. Livre X, Ch. VIII, p. 343 .
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éloigne de ma mémoire, jusqu’à ce que la chose que je désire se découvre et sorte du lieu où elle était cachée pour se présenter à moi. Il y en a d’autres qui sans interrompre leur suite viennent avec facilité dans le même ordre que je les demande ; et les premières faisant place aux autres se retirent pour revenir toutes les fois que je le voudrai : ce qui arrive lorsque je récite par cœur. » 302 La mémoire conserve de manière distincte et sans confusion toutes les « espèces » venues des différents sens : « Ce grand magasin de la mémoire reçoit toutes ces espèces pour nous les représenter quand nous en avons besoin : chacune d’elles y entre par la porte qui lui est particulière ; et elle les conserve dans ses divers plis et replis, qui sont si secrets et si cachés que nulles paroles ne sont capables de l’exprimer. Ce ne sont pas néanmoins les choses mêmes qui y entrent, mais seulement leurs images qui sont toujours prêtes à se représenter à notre esprit quand il veut s’en souvenir. »303 Quand Saint Augustin parle des images, il faut entendre non pas les représentations mais plutôt des représentants associés à celles-ci. La mémoire ne conserve pas seulement les images mais les sons : c’est par son aspect sensible que le symbole peut rendre présent une image. Parlant de la mémoire, il emploie toujours le présent comme si la puissance de conservation du symbole pouvait surmonter la négation du temps, le nonêtre du passé et du futur : « ...et néanmoins ces sons sont aussi dans ma mémoire, et comme cachés dans d’autres replis, puisque si je veux qu’ils se présentent à moi, ils le font aussitôt. »304 Avec ses plis et replis, la puissance de la mémoire est immense car elle permet de conserver les images des choses et de comparer les images présentes avec celles qu’on a éprouvées autrefois ; et par cette continuité du présent au passé peut se constituer une continuité du présent à l’avenir. Le symbolique permet de retrouver un ordre dans la connaissance en dépit du caractère paradoxal du temps. Sur quoi se fonde l’ordre de la mémoire ? Saint Augustin indique que cet ordre pourrait reposer sur la présence de figures et de nombres enfouis avec « les trésors de ce vaste palais » ? Comment ne pas penser que les mathématiques, à savoir la géométrie et l’arithmétique contribuent à l’ordre d’une pensée fondée avant tout sur la mémoire ? « La mémoire contient aussi les raisons et les règles innombrables des nombres et des dimensions que l’arithmétique et la géométrie nous enseignent, dont elle n’en a reçu aucune par l’opération des sens corporels, puisqu’elles n’ont ni couleur, ni son, ni odeur, ni saveur, ni rien qui puisse être touché. J’ai bien entendu le son des paroles qui les signifient lorsque l’on en a parlé : mais ce son et ces connaissances sont deux choses tout à fait différentes. Car ces paroles ont un 302
Saint Augustin, id., p. 344. Saint Augustin, id. 304 Saint Augustin, id., p. 344-5. 303
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autre son lorsqu’elles sont grecques que lorsqu’elles sont latines ; au lieu que ces règles et raisons de Mathématique ne sont ni grecques, ni latines, ni d’aucune langue. J’ai vu des lignes tirées par d’excellents maîtres qui étaient si délicates, que les filets des toiles des araignées ne le sont pas davantage : mais ces autres lignes que je forme dans mon esprit sont toutes différentes de celles-ci, et ne sont nullement des images de celles qui sont sensibles à nos yeux. Et celui-là les connaît et les comprend, qui sans avoir nulle pensée d’aucun corps les connaît intérieurement en se les représentant dans son esprit. J’ai aussi aperçu par tous mes sens corporels le nombre des choses que nous comptons ; mais ces autres nombres dont nous nous servons pour compter, sont bien d’une autre nature, et ne sont pas les images des nombres sensibles, mais beaucoup plus excellents qu’eux. Que si celui qui ne les comprend pas se moque de moi, comme si ce que j’en dis n’était que des rêveries, j’aurai pitié de son ignorance, qui le porte à se moquer de ce qu’il ne connaît pas. »305 Il peut sembler aventureux de lier deux pensées aussi éloignées et différentes que celle de Saint Augustin et Frege. Pourtant il nous semble qu’il y a des chevauchements. Dire comme Frege que la science découvre et ne construit pas, cela n’a de sens que si le savoir est déjà en nous à l’état virtuel. Lui aussi parle d’un trésor commun de pensées : « Car on ne pourra nier que l’humanité possède un trésor commun de pensées qui se transmet d’une génération à l’autre. »306 La vérité est enfouie dans la mémoire et même l’oubli ne peut nous faire perdre la vérité puisque nous disposons des noms et donc de symboles. L’ordre symbolique qui structure la mémoire permet de trouver une réponse à ce qui hantait Descartes, à savoir la peur d’oublier la vérité de ce qui nous avait semblé évident. Descartes, métaphysicien se méfiait du langage qui fait écran à la coïncidence du sujet avec l’objet dans la représentation de soi. Pour s’assurer que la vérité ne se perdrait pas dans le passé, il supposait en Dieu une mémoire de la vérité sous forme de la véracité divine : étant créée à l’image de Dieu, notre mémoire conservait la vérité et la connaissance déductive pouvait ainsi surmonter la succession temporelle des représentations. Pourtant, dans les Regulae, il avait remarqué qu’en associant des symboles à la mémoire, on pouvait venir à bout de l’oubli. Quand on a nommé quelque chose que l’on a su, on ne peut l’avoir oublié : c’est ce que met en évidence Saint Augustin dans le chapitre XVI, La mémoire se souvient même de l’oubli : « Mais lorsque je prononce ce nom d’oubli, et que je connais aussi ce que je nomme, comment le pourrais-je connaître si je ne m’en souvenais pas ? Je ne dis pas du son de ce mot, mais de la chose qu’il signifie, laquelle si je l’avais oubliée, il ne serait pas en 305 306
Saint Augustin, id., p. 351. Frege, ELP, p. 106.
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mon pouvoir de connaître ce que signifierait cette parole. Ainsi lorsque je me souviens de la mémoire, elle se présente aussitôt à moi par elle-même ; et lorsque je me souviens de l’oubli, et l’oubli et la mémoire se présentent aussitôt à moi : la mémoire qui fait que je me souviens, et l’oubli qui fait que je ne me souviens pas de quelque chose.»307. La mémoire conserve même ce que nous avons oublié. L’identité à soi révélée dans le cogito a une origine symbolique puisque elle se fonde dans la mémoire et dans le pouvoir de « me nommer à moi-même ». Le symbole comme nom est d’une importance fondamentale pour comprendre comment l’oubli peut être compris comme un mode de conservation : « Ainsi lorsque nous voyons de nos yeux, ou que nous nous représentons dans notre esprit une personne qui nous est connue, s’il arrive que nous ayons oublié son nom, et que nous le cherchions, nous rejetons tous les autres noms qui n’ont nulle liaison avec l’idée de cette personne, parce qu’ils n’ont pas accoutumés de se représenter avec elle ; et nous ne sommes point contents jusqu’à ce que nous ayons retrouvé celui dont l’image avait coutume d’accompagner dans notre mémoire celle de cette personne. Mais d’où estce que ce nom peut venir pour s’offrir à nous, sinon de notre mémoire, puisque lors même que nous les reconnaissons quand quelqu’un nous en a averti, il ne saurait procéder que d’elle ? Car nous ne le reconnaissons pas comme nouveau ; mais notre souvenir fait que nous demeurons d’accord que c’est le nom que nous cherchions ; au lieu qu’on nous en avertirait inutilement, s’il était du tout effacé de notre mémoire. »308. On voit donc ici se dessiner une conception de l’esprit fondé non pas sur l'imagination et la puissance de synthèse du sujet et du temps mais l’idée profonde et riche que l’esprit est mémoire. De la représentation ne peuvent sortir que les idoles du sujet et du temps. A partir du moment où les traces sensibles qui conservent les représentations sous forme de souvenirs et les symboles qui conservent les « espèces » ou concepts se substituent au présent, l’esprit s’ouvre à la dimension de l’intemporel et du virtuel et à son infinie puissance d’ordre. b) Leibniz Bien que la pensée leibnizienne soit éloignée des préoccupations de la pensée augustinienne, elles se rejoignent sur l’idée que l’esprit est virtualité, c’est-à-dire ordre et détermination latente, en réserve, qu’il suffit d’analyser et de soumettre à la forme de combinaison des symboles ou caractères. Pour Leibniz, l’esprit n’est pas plus indifférencié que ne l’est l’univers. Quand on part de la représentation, on ne peut comprendre et admettre cette 307 308
Saint Augustin, Confessions, p. 355. Saint Augustin, id., p. 360-1.
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correspondance qu’on relègue, non sans désinvolture, du côté de la magie. Mais les correspondances auxquelles pense Leibniz reposent sur l’ordre et les proportions rendues possibles par l’arithmétique et la géométrie. Nulle part il n’y a place pour l’indifférencié car l’identité n’est pas l’indifférence ou l’immobilité. Partout, aussi bien dans l’esprit par les perceptions, que dans les monades il y a des différences infiniment petites qui lient le simple et le composé. Quand on présente l’esprit comme une table rase (tabula rasa), on présuppose justement cette indifférence de l’esprit. Aristote aurait formulé la métaphore d’un esprit conçu à partir de tablettes et les empiristes en ont conclu le caractère dissymétrique de la connaissance : d’un côté l’indétermination et le caractère indifférent de l’esprit à ce qu’il reçoit ; de l’autre le caractère actif des impressions sensibles qui déterminent le contenu des idées. Leibniz réfute cette doctrine en montrant que les sens qui permettent sans doute de comprendre les vérités actuelles ne peuvent nous faire comprendre comment elles dépendent de principes qui ne sont pas donnés dans le sensible. Les sens, ne donnant que des exemples, ne montrent pas comment on peut démontrer la vérité à partir d’autres vérités non données. Les vérités des mathématiques pures comme celles de l’arithmétique et de la géométrie supposent un ordre de succession qui ne peut être dérivé de l’ordre issu du déroulement des impressions sensibles. L’esprit qui connaît n’est ni vide, ni indifférent mais exprime un ordre. La virtualité de l’esprit défini par la mémoire se fonde sur l’idée que l’indifférence comme le vide ne sont que des abstractions. Il n’y a pas la moindre parcelle d’esprit ou de corps qui ne puisse être déterminée par une petite différence. On peut dire qu’à toute variation dans les corps correspond une variation dans l’âme en vertu d’une loi d’expression : « J’ai remarqué aussi qu’en vertu des variations insensibles, deux choses individuelles ne sauraient être parfaitement semblables, et qu’elles doivent toujours différer plus que numero, ce qui détruit les tablettes vides de l’âme, une âme sans pensée, une substance sans action, le vide de l’espace, les atomes et mêmes des parcelles non actuellement divisées dans la matière, le repos pur, l’uniformité entière dans une partie du temps, du lieu ou de la matière, les globes parfaits du second élément, nés des cubes parfaits originaires, et mille autres fictions des philosophes qui viennent de leurs notions incomplètes, et que la nature des choses ne souffre point, et que notre ignorance et le peu d’attention que nous avons à l’insensible fait passer, mais qu’on ne saurait rendre tolérables, à moins qu’on ne les borne à des abstractions de l’esprit qui proteste de ne point nier ce qu’il met à quartier et qu’il juge ne devoir point entrer dans quelque considération présente. »309 309
Leibniz, id., p. 41.
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Ce que Leibniz appelle l’innéité ne signifie pas l’a priori mais une espèce d’être qu’il qualifie lui-même de virtuel. Il n’est accessible qu’incomplètement par l’aperception ou représentation : celle-ci ne voit que les effets immédiats et semble incapable de se représenter la continuité des variations. L’aperception naît à la faveur d’une rupture ou d’une discontinuité qu’elle prend pour un commencement et s’imagine qu’avant sa naissance il n’y avait rien et que tout était indifférent. Les formes inscrites dans les « tablettes » de l’esprit ne sont pas inertes mais actives : ce sont des habitudes et des dispositions dont la représentation ne voit que des fragments qu’elle abandonne à l’ordre contingent des lois de la psychologie. Les forces à l’œuvre dans la nature ne sont jamais aveugles comme les forces issues de la volonté qui intervient quand l’entendement ne voit plus. Mais elles se développent en suivant les formes du calcul en suivant un ordre de succession qu’on ne peut comprendre simplement par le temps : « La force dérivative, c’est l’état présent lui-même en tant qu’il tend au suivant ou enveloppe d’avance le suivant, en tant que tout ce qui est présent est gros du futur. Mais la chose permanente elle-même, en tant qu’elle enveloppe tous les cas, a une force primitive, de telle sorte que la force primitive est comme la loi de la série et la force dérivative comme la détermination qui assigne un terme quelconque dans la série. » 310 . Qu’il s’agisse de l’esprit ou de la nature, dans les deux cas, il s’agit de mémoire et de conservation ; de la force des formes pour l’esprit et de la forme des forces dans la nature.
310
« Leibniz à De Volder », 21 Janvier 1704, tr. fr. A. Chauve, Leibniz, Les deux labyrinthes (D.L.), p. 97-8 (PUF).
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CHAPITRE 8
Symbole, sens et vérité
Le symbole comme outil ou l’art de penser On a longtemps considéré comme allant de soi non seulement que les mathématiques étaient un art mais que le symbole n’était qu’un outil et la logique qui y recourait, un instrument ou « organon ». Appliquée à la science mathématique, la notion d’art relativise son statut de science. L’outil et l’art sont subordonnés à un but : ce ne sont que des moyens tournés vers une fin qui est l’action. La logique comme art de penser implique une méthode qui remplace la multitude des règles de la logique traditionnelle (lois de la pensée) par l’usage, c’est-à-dire la vision attentive du contenu et la résolution de savoir pour affirmer ou nier au moment de juger. Pour comprendre l’acte de juger, il ne sert à rien de partir du langage car les dénominations sont toujours contingentes alors que le contenu du jugement et la volonté sont universels, présents dans tout esprit qui veut savoir. Pour comprendre le langage et ce qu’on appelle la fonction symbolique, il faut partir de la pensée conçue essentiellement comme volonté et liberté. Le véritable savoir dépend de la pensée et celle-ci n’est vraiment humaine que si elle ne reçoit sa loi que d’ellemême. L’art de penser appartient aux arts libéraux et non aux arts mécaniques qui ne sont que des applications du savoir donné par les arts libéraux. Le propre de la raison est donc d’associer à la pensée des signes qu’elle a ellemême institués : la liaison du symbole à la pensée dépend donc du jugement et du sujet, autrement dit de sa volonté. Chez Descartes, le symbole est donc un outil au service de la pensée libre. Lorsque Kant envisage la possibilité d’une logique transcendantale qui se rapporte a priori à l’objet, il parle d’une action de la pensée pure. La logique transcendantale n’a de sens qu’à partir d’une pensée conçue comme usage des concepts dans la fonction de juger. La pensée agit par la forme et les catégories qu’elle impose aux choses en raison d’une affinité dont nous avons montré précédemment le sens. Quand la volonté ou l’entendement pose la 225
relation du symbole à l’objet sans loi préalable, on peut alors parler de conventionnalisme. S’il n’y a pas de lois préalables à la pensée et à la volonté, l’esprit grisé par sa puissance et de sa liberté, finit par confondre son pouvoir de liaison avec celui du temps et de l’histoire. Mais s’il existe un domaine où il ne fait pas la loi, comme dans celui des nombres où règne une nécessité qui s’impose non seulement aux financiers mais au penseur, il faut réviser l’idée que nous nous faisons de la pensée. Comment peut-on penser que l’esprit humain ait pu construire l’ordre de succession des nombres premiers ? Cet ordre se découvre lentement tout comme il a fallu du temps pour découvrir l’ordre cosmique qui régit l’univers. Les nombres sont des symboles mais non à la manière de la monnaie dont le contenu ou valeur est variable : ils renvoient à des concepts qui sont les mêmes quelle que soit la langue qu’on parle. La langue provenant de la combinaison de ces symboles peut être dite relative sans être pour autant conventionnelle. Réduit à son caractère instrumental, le symbole a quelque chose d’inerte et d’opaque à la représentation. Il s’apparente à ce qui est naturel, autrement dit à ce qui se développe sans qu’intervienne la puissance d’institution et de synthèse du sujet : « On peut affirmer : l’arithmétique générale avec ses nombres négatifs, irrationnels et imaginaires (« impossibles ») a été inventée et a été employée pendant des siècles avant d’avoir été comprise. On a eu, à propos de la signification de ces nombres, les théories les plus contradictoires et les plus incroyables, mais cela n’a pas empêché leur emploi. On a pu précisément se convaincre de la justesse de chacun d’eux au moyen des propositions déduites, par une vérification facile et, après d’innombrables expériences de ce genre, on a eu confiance dans la possibilité inconditionnée d’utiliser ces processus, elle s’est étendue et affinée toujours davantage — tout cela sans la moindre compréhension de la chose, qui malgré de multiples efforts, n’a pas fait de progrès essentiels depuis l’époque d’un Leibniz, d’un d’Alembert et d’un Carnot jusqu’à aujourd’hui. » 311 La pensée de Husserl suppose l’opposition d’une pensée naturelle qui suit et subit l’enchaînement mécanique des signes à une pensée réfléchie, souveraine, au service du sujet. Si on admet les prémisses de l’analyse husserlienne de l’arithmétique, la logique symbolique relève de l’attitude naturelle et naïve et doit être reprise dans le cadre d’une logique transcendantale et réflexive pour que l’esprit ou sujet se rende maître et possesseur des signes comme il s’est rendu maître et possesseur de la nature grâce au pouvoir de se représenter en la représentant : « Une logique formelle vraiment féconde se constitue d’abord comme une logique des signes, qui, quand elle sera suffisamment développée, formera une des parties les plus importantes de la logique en général (en tant qu’art de la 311
Husserl, Articles sur la logique, tr. fr. J. English, p. 440.
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connaissance). La tâche de la logique est ici la même qu’ailleurs : se rendre maître des procédés naturels de l’esprit qui juge, en faire l’examen, faire comprendre la valeur qu’ils ont pour la connaissance, pour pouvoir finalement déterminer avec exactitude leurs limites, leur étendue, leur portée, et établir relativement à cela des règles générales. »312 Concevoir la logique comme un art suppose donc une certaine vision de l’esprit comme puissance d’action du sujet grâce à la réflexion et à la représentation. Antérieurement au sujet qui se représente il ne peut y avoir de science. Bien que la pensée heideggérienne ne puisse être comprise à partir de l’esprit conçu comme sujet et représentation, sa conception de la logique, des mathématiques et du calcul dépend du même présupposé que Husserl. Il conduit à son terme le point de vue kantien et hégélien d’après lequel la fonction de liaison fondamentale est celle du temps et de l’histoire. Dans Sein und Zeit, au moment de comprendre le monde comme « étant disponible », Heidegger montre comment la structure de renvoi du monde des outils est liée à la structure de renvoi qu’on trouve dans les signes. Le signe ne peut être pensé que s’il est réduit à un ustensile. Dans la mesure où tous deux renvoient, ils déterminent la possibilité d’une mise en relation : « Les signes, d’abord, sont eux-mêmes des outils, dont l’ustensilité consiste à signaliser. Tels sont par exemple les bornes routières, les jalons, les sphères d’osier qui avertissent de la tempête, les signaux, les oriflammes, les marques de deuil, etc. La signalisation peut se déterminer comme un « mode » de renvoi. Renvoyer, c’est, selon le sens le plus formel, mettre en relation. »313 La relation ainsi mise à jour rend possible une formalisation. Par conséquent les relations formelles dépendent de la symbolisation et d’une structure de renvoi qui suppose à son tour la possibilité pour le Dasein de l’étant disponible314. Pour mettre en lumière le lien du symbole à l’outil, Heidegger fait appel à un symbole, c’est-à-dire à un objet sensible chargé de signaliser : « L’exemple de signe que nous choisissons nous servira encore plus loin à une autre fin. Il y a peu de temps, les voitures ont été équipées d’une flèche rouge mobile dont la position, au moment où par exemple la voiture aborde un carrefour, indique la direction que prendra le véhicule. La position de la flèche est réglée par le 312
Husserl, id., p. 443. Heidegger, L’Être et le temps, tr. fr. R.Boehm et A. de Waelhens, § 17, p. 102-3. 314 Heidegger, id. : « Parmi les signes, on trouve le symptôme, le signe précurseur, l’arrièresigne, l’insigne et le signe caractéristique, pour lesquels la manière de signaliser est chaque fois différente, quel que soit l’objet qui serve de signe. De ces signes, on doit distinguer la trace, les vestiges, le monument, le document, le témoignage, le symbole, l’expression, l’apparition, la signification. Ces phénomènes peuvent en raison de leur nature relationnelle et formelle, aisément être formalisés eux-mêmes ; nous sommes aujourd’hui tout particulièrement tentés de soumettre n’importe quel étant à une « interprétation » qui s’appuie sur de telles « relations » ; cette « interprétation » réussit toujours parce qu’elle ne dit rien, tout comme ne dit rien le schéma, si aisément utilisable, de la forme et du contenu » 313
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chauffeur. Ce signe est un outil qui n’est pas seulement disponible pour la préoccupation du chauffeur lorsqu’il modifie la direction de son véhicule. Même ceux qui ne voyagent pas avec lui — et surtout eux — font usage de cet outil (selon ses indications) ils s’arrêtent ou s’écartent dans le sens correspondant. Ce signe est un étant disponible intramondain dans l’ensemble du complexe d’outils formé par les moyens de locomotion et les règlements de la circulation. Comme outil, cet outil-signe est constitué par un renvoi. Il a le caractère d’être-pour [...], il a un usage déterminé, il est fait pour signaliser. »315 Il semble acquis à beaucoup que le signe et le symbole tels que nous les entendons sont définis par l’usage puisqu’on admet que leur fonction est de déclencher un comportement. Cette fonction du symbole permet de mieux comprendre la conception heideggérienne réductrice du calcul, inséparable à ses yeux d’un pro-jet d’arraisonnement, autrement dit à une relation technique au monde antérieure à la représentation, fondée sur la volonté. Heidegger associe très souvent la science au projet de domination du monde à partir de la technique et du calcul qui ne fait que prolonger la volonté de s’en rendre comme maître et possesseur. Chez lui, la science implique le rapport à la pratique et ce rapport permet de comprendre le mode d’être qu’elle présuppose : « Expérience du travail et projet de l’Être se rapportent mutuellement l’un à l’autre et se rencontrent toujours dans un trait fondamental de l’attitude et du Dasein. »316 . Le symbole comme désignation Si le symbole donne à penser, c’est parce qu’il ne vise plus à représenter mais à désigner. A la différence de la représentation, la désignation part du sensible car le contenu d’un mot ou d’une phrase qu’on entend ou celui d’un caractère ou d’une phrase écrite se donnent autrement que le contenu d’une représentation. Si les mots du langage ordinaire renvoient à des représentations ou images liées le plus souvent à notre expérience subjective, les caractères et les symboles de la langue scientifique et du calcul n’engendrent aucune image et n’ont d’autre fonction que la désignation d’un contenu de pensée. Les symboles du langage usuel éveillent immédiatement des représentations ; on oublie les mots ou les propositions qui ont engendré la représentation et toute l’attention se porte sur cette dernière. La représentation, liée à l’ordre linéaire du temps, vise d’abord à préparer l’action. Mais les symboles écrits ou caractères au sens de Leibniz « court circuitent » la représentation car ils ne renvoient à aucune image. On ne peut 315 316
Heidegger, id., p. 103-4. Heidegger, Qu’est-ce qu’une chose ? tr. fr. J.Reboul et J.Taminiaux, Gallimard, p. 77.
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leur attribuer de contenu qu’en les mettant en rapport à d’autres symboles de même espèce : ainsi un contenu peut apparaître sans rapport au sujet transcendantal et à sa faculté de synthèse. Nous désignons un grand nombre de choses différentes par le même symbole qui, pourvu de généralité, rend superflue toute théorie de l’abstraction car l’attribution du même symbole à une multitude de choses différentes mais semblables montre que la généralisation n’est pas ici un processus inductif, consistant à dépouiller le concret de ses caractères accidentels pour ne retenir que l’essentiel. Nul besoin ici d’une réduction éidétique ou même transcendantale pour appréhender les essences et les genres. La pensée symbolique suppose le général comme donné : nous appréhendons d’abord des classes, celles des hommes, des chats par exemple, et en leur attribuant un symbole ou une dénomination, nous nous donnons les moyens de les reconnaître. La généralité du concept montre qu’en désignant par un mot ou un symbole, on reconnaît ce qu’il y a de différent et d’identique dans la multitude des choses : « Sans les signes, nous nous élèverions difficilement à la pensée conceptuelle. En donnant le même signe à des choses différentes quoique semblables, on ne désigne plus à proprement parler la chose singulière mais ce qui est commun : le concept. Et c’est en le désignant qu’on prend possession du concept ; puisqu’il ne peut être objet d’intuition, il a besoin d’un représentant intuitif qui nous le manifeste. Ainsi le sensible ouvre-t-il le monde de ce qui échappe aux sens. »317 Ainsi n’est-il pas nécessaire de voir mais plutôt d’être sensible pour appréhender le concept désigné par le symbole. La pensée représentative laisserait croire qu’on se représente d’abord des choses contingentes et de la possibilité d’objectiver ces représentations grâce au pouvoir de réflexion du sujet, on s’élèverait à la représentation conceptuelle par généralisation inductive ou une variation imaginaire. La langue logiquement parfaite comme miroir de la pensée : Russell et Wittgenstein La construction d’une idéographie vise à retrouver pour la pensée un ordre qui reflète à la manière d’un miroir l’ordre de la science fondamentale. L’idée de miroir n’est pas simplement une métaphore. Quand on part de la pensée, l’idée de miroir signifie qu’il faut trouver un accord ou une correspondance réglée entre l’ordre des symboles et l’ordre de la pensée. C’est cette notion d’accord radicalement différente de l’idée de synthèse que rend la notion de « miroir »apparemment énigmatique. Elle vise à exprimer un ordre intemporel et infini fondé sur la puissance de combinaison des 317
Frege, ELP, p. 64.
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nombres et de l’analyse. Qu’on l’appelle caractéristique ou idéographie, la logique symbolique doit commencer par libérer la pensée de l’ordre successif des représentations, impropre à traduire l’identité et l’intemporalité du vrai. Leibniz voyait dans sa caractéristique un moyen d’accorder l’ordre symbolique des mots, lettres et nombres à l’ordre des choses et du monde. La construction d’une langue écrite pour exprimer, au sens leibnizien, les concepts et les propositions, est une manière de neutraliser la représentation qui est le fondement du psychologisme. La théorie du symbolique est apparue aussi à Russell d’une grande importance quand il s’est agi de comprendre quel pouvait être le support des faits. Seule la proposition en tant que suite de symboles peut exprimer le fait : « Une proposition n’est qu’un symbole. C’est un symbole complexe au sens où il a des parties qui sont également des symboles : un symbole peut être appelé complexe quand il a des parties qui sont des symboles. Dans une phrase contenant plusieurs mots, les différents mots sont tous des symboles, et la phrase qu’ils composent est par conséquent un symbole complexe en ce sens. La théorie du symbolisme est d’une grande importance pour la philosophie, bien plus grande que je ne l’ai cru à une certaine époque. »318 Il ne fait aucun doute que pour Russell une théorie du symbolique concerne non seulement les mathématiques mais la philosophie. En soulignant l’importance du symbolique pour toute forme de connaissance, il s’agit de sortir de la philosophie de la représentation qui ne permet plus de distinguer la chose de sa représentation. Dans le Tractatus Wittgenstein développe une théorie du symbolique semblable à celle de Frege et Russell. Les traductions françaises rendent difficiles la compréhension de cet ouvrage, car elles adoptent sans y prendre garde, le point de vue psychologisant et rendent par image (Bild) ou représentation (Darstellung) ce qui devrait être rendu par « symbole » et « exposition ». Il nous semble que le Tractatus peut être compris dans la perspective selon laquelle le symbole donne à penser. Si on adopte cette perspective, la question du rapport de la proposition et de la logique (symbolique) au monde prend une autre dimension : « Les propositions logiques décrivent la charpente du monde, ou plutôt, elles l’exposent. Elles ne traitent de rien. Elles présupposent que les noms aient une signification, les propositions élémentaires un sens : et c’est là leur connexion avec le monde. Il est clair que le fait que certaines combinaisons de symboles — qui ont essentiellement un caractère déterminé — sont des tautologies, doit indiquer quelque chose sur le monde. Il y a là quelque chose de décisif. 318 Russell, Ecrits de logique philosophique (ELP), « La philosophie de l’atomisme logique », p. 344, tr. fr. J.M. Roy.
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Nous disions que maintes choses sur les symboles que nous utilisons étaient arbitraires et maintes autres ne l’étaient pas. En logique, il n’y a que ceci pour exprimer : ce qui veut dire qu’en logique nous n’exprimons pas à l’aide de signes ce que nous voulons, mais qu’en logique c’est la nature nécessaire des symboles elle-même qui énonce. Quand nous connaissons la syntaxe logique de n’importe quelle langue symbolique, alors tous les énoncés de la logique sont donnés en même temps (bereits). »319 On voit ici que le monde n’est qu’un ordre (charpente) et que l’ordre symbolique défini par la syntaxe exprime au sens leibnizien l’ordre du monde. Cette conception syntaxique de la langue symbolique est étroitement liée à ce que Frege et Russell appellent une langue logiquement parfaite : « Quand nous en viendrons au principes du symbolisme dont je traiterai dans la septième conférence, j’essaierai de vous persuader que dans un symbolisme logiquement correct, il y a une certaine identité fondamentale de structure entre un fait et un symbole ; et que la complexité du symbole correspond de très près à celle des faits qu’il symbolise. Et comme je l’ai dit plus haut, il apparaît aussi immédiatement évident à l’examen que le fait, par exemple, que deux choses entretiennent une relation l’une avec l’autre — par exemple, que ceci est à la droite de cela — est lui-même objectivement complexe, et que ce n’est pas uniquement son appréhension qui est complexe. Le fait que deux choses entretiennent l’une avec l’autre une relation ou n’importe quel énoncé de cette espèce, possède sa propre complexité. Par conséquent, à l’avenir, je supposerai qu’il y a une complexité objective dans le monde, et qu’elle est reflétée par la complexité des propositions. »320 La théorie du symbolique et du primat de la syntaxe logique signifie que l’ontologie se fonde essentiellement sur l’ordre, ce qui rend inutile l’opposition entre être et connaître, essence et phénomène, puisque qu’on a affaire à des faits et l’ensemble de tous les ensembles de faits est le monde. Ce rapport du symbolique et du monde a été fortement souligné par Russell : « Je propose maintenant d’examiner ce que serait un langage logiquement parfait. Dans un langage logiquement parfait, les mots d’une proposition correspondraient un à un aux composants du fait correspondant, à l’exception des mots tels que « ou », « non », « si », « alors », qui ont une fonction différente. Dans un langage logiquement parfait, il y aura un mot et un seul pour chaque objet simple, et tout ce qui n’est pas simple sera exprimé au moyen d’une combinaison de mots, d’une combinaison dérivée bien entendu des mots représentant les choses simples qui entrent dans sa composition, à raison d’un pour chaque composant simple. Un tel langage 319 320
Wittgenstein, TLP, 6.124. Russell, p. 356.
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sera complètement analytique et montrera implicitement la structure du fait affirmé ou nié. Le langage exposé dans les Principia Mathematica prétend être un langage de cette espèce. C’est un langage qui n’a qu’une syntaxe et aucun vocabulaire. Exception faite de l’absence de vocabulaire, je soutiens que c’est un langage tout à fait comme il faut. Il a pour fin d’être un de ces langages qui, si on y ajoutait un vocabulaire, deviendrait un langage logiquement parfait. Les langages réels ne sont pas en ce sens logiquement parfaits, et ils ne peuvent l’être s’ils doivent subvenir aux besoins de la vie de tous les jours. Un langage logiquement parfait, si on pouvait en construire un, non seulement serait intolérablement prolixe, mais pour ce qui est du vocabulaire, serait en grande partie un langage privé, propre à celui qui le parle. C’est-à-dire que les noms qu’il utiliserait seraient propres à celui qui le parle et ne pourraient figurer dans le langage d’un autre locuteur. Il ne pourrait faire usage de noms propres pour Socrate ou Picadilly ou la Roumanie, pour les raisons que j’ai données plus haut. Somme toute, il vous apparaîtrait incommode. C’est une des raisons pour lesquelles la logique est si en retard en tant que science, car ses besoins sont extraordinairement différents de ceux de la vie courante. »321. La langue logiquement parfaite n’est pas idéale mais analytique de manière à ce que l’analyse de l’ordre des symboles permette d’interpréter l’ordre des faits. La réduction logique des résidus de représentation : le problème des « circonstanciels égocentriques » La langue logiquement parfaite doit être une langue complète de sorte qu’à chaque entité du monde corresponde un nom qui la désigne et à chaque fait une proposition qui l’exprime. Bien que la notion de sujet ne soit pas pertinente, la référence aux vécus est fondamentale. Frege a montré que la vérité d’une proposition sur le monde pouvait inclure les circonstances de son énonciation. Cela implique qu’il est possible d’affirmer la vérité ou la fausseté de propositions portant sur une expérience vécue formulée. Ainsi on peut traiter logiquement des vécus élémentaires (Erlebnisse) à condition de les formuler dans une proposition qui doit inclure les circonstances de son énonciation et permettre de la localiser et d’identifier le porteur de ce vécu. La logique n’est plus étrangère à la psychologie puisqu’elle peut ainsi attribuer une valeur de vérité à des propositions portant sur le vécu. Sa langue doit alors inclure un statut pour les termes dits « circonstanciels égocentriques ». L’idéographie doit exprimer autant les vérités de fait que les vérités de raison. Les vérités de raison sont purement analytiques et requièrent un 321
Russell, ELP, p. 356-7.
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calcul logique alors que les vérités de fait sont synthétiques et relatives à un état de choses et aux circonstances l’accompagnant. La complétude de la langue exige que soit mentionnée cette relativité. Or les circonstanciels égocentriques « ici », « maintenant », « je » ou « il » appartiennent à la langue usuelle. Pourtant ils devraient être intégrés à la langue écrite car celle-ci vise à être une expression complète de l’ordre du monde. Une langue logiquement parfaite suppose que toute expression soit construite comme un nom propre, au moyen de signes précédemment introduits qui désignent réellement un objet322. L’intérêt d’une telle langue est de traduire toutes les nuances de la pensée vraie, autrement dit de la pensée prouvée. Pour être complète, la langue doit inclure des indices qui satisfont l’attente de la représentation et permettent au locuteur d’être compris de l’auditeur : « Maint trait du langage a pour fonction d’aider la compréhension de l’auditeur ; ainsi met-on en lumière un membre de phrase par l’intonation ou la construction. Pensons à des mots comme « encore », « déjà ». Dans la proposition « Alfred n’est pas encore venu » on dit « Alfred n’est pas venu » et on y indique que l’on attend sa venue, mais on l’indique seulement. On ne peut pas encore dire que le sens de la proposition soit faux s’il se trouve que la venue d’Alfred n’est pas attendue. Le mot « mais » se distingue du mot « et » en indiquant que la suite est en opposition avec ce que l’on pouvait attendre d’après les dires précédents. Ces indications insérées dans le discours n’introduisent toutefois aucune différence dans la pensée. »323. L’accès au symbolique implique l’ouverture à la virtualité du sens et de la vérité. Bien que le sens de la proposition ne soit pas identique avec sa représentation, il en est proche. Donc pour faciliter la saisie du sens de la proposition, il faut satisfaire un certain nombre d’attentes de la représentation sans que cela implique une renonciation au niveau symbolique. Dans les propositions qui se formulent dans la langue parlée sont compris des circonstanciels égocentriques qui permettent de saisir le contenu de ce qui est dit. Dans la proposition doivent être données des indications susceptibles non seulement d’interpréter l’énoncé mais de lui attribuer une valeur de vérité. Toute proposition écrite inclut une indication de temps. Mais quel sens donner au temps présent ? Celui-ci peut situer l’énonciation à un moment du temps ou au contraire souligner le caractère intemporel comme cela se produit dans les propositions qui énoncent des vérités éternelles : « Pensons par exemple aux lois mathématiques. On n’y dit jamais dans quel cas on se trouve, il faut le deviner. Si le praesens comporte, au contraire, une indication de temps, il faut savoir quand a été prononcée la proposition pour 322 323
Russell, id., p. 117. Russell, id., p. 177.
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comprendre correctement la pensée. Le temps où les paroles sont prononcées est alors une partie de l’expression de la pensée. Si on veut dire aujourd’hui la même chose qui fut exprimée hier avec le mot « aujourd’hui », on remplacera ce mot par « hier ». Bien que la pensée soit la même, l’expression verbale doit être différente, pour compenser la modification de sens que la différence des moments où l’on parle ne manquerait pas de produire. Il en va de même avec des mots comme « ici », « là ». Dans tous les cas semblables, le simple énoncé verbal, tel qu’il peut être fixé par l’écriture, n’est pas l’expression complète de la pensée. On peut ajouter les signes du doigt, les gestes, les regards. Un même énoncé où figure le mot « je » exprime des pensées différentes dans la bouche de personnes différentes, et il se peut faire que de ces pensées les unes soient vraies et les autres fausses. » 324 L’importance des « circonstanciels égocentriques » dans l’expression de la pensée, tient à ce qu’il n’y a de pensée que complète et achevée. Par suite, les propositions qui l’expriment symboliquement doivent être complètes et la langue doit disposer de tous les symboles nécessaires à la compréhension de son sens. Substitution de l’ordre virtuel de la pensée à l’ordre idéal de la représentation a) L’intemporalité du sens pour sortir de la subjectivité de la représentation Ne pouvant s’empêcher de représenter, l’esprit risque de confondre représentation et sens. Il convient donc de commencer par substituer une proposition à la représentation. Avant de savoir si cette proposition est vraie ou fausse, il faut s’assurer qu’elle a un sens. Cette notion de sens ne commence que lorsqu’on quitte le niveau de la représentation pour s’élever au symbolique. On voit qu’elle ne peut être assimilée à la notion husserlienne de signification car le sens ne peut être attribué qu’à des symboles. Ainsi, libéré de la représentation, le sens perd le lien à la subjectivité, à l’intuition ou à l’intentionnalité : « La représentation associée à un signe doit être distinguée de la dénotation et du sens de ce signe. Si un signe dénote un objet perceptible au moyen des sens, ma représentation est un tableau intérieur, formé du souvenir des impressions sensibles et des actions externes ou internes auxquelles je me suis livré. Dans ce tableau, les sentiments pénètrent les représentations ; la distinction de ses diverses parties est inégale et inconsistante. Chez le même individu, la même représentation n’est pas toujours liée au même sens. Car la représentation est subjective ; celle de l’un n’est pas celle de l’autre. Et il est bien naturel 324
Russell, id., p. 178.
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que les représentations associées au même sens diffèrent grandement entre elles. Un peintre, un cavalier et un naturaliste lieront sans doute des représentations bien différentes au nom « Bucéphale ». C’est par là qu’une représentation se distingue essentiellement du sens d’un signe. »325 Le sens n’appartient pas à l’âme individuelle mais à la collectivité qui est plus que l’addition de tous les sujets. Le sens comme la pensée gît virtuellement dans l’humanité. Frege peut donc affirmer que le symbolique a une objectivité qui ne peut se réduire ni au mental, ni au physique. Russell ne croit pas qu’on puisse trouver une ligne de démarcation bien nette entre l’aspect logique et psychologique du sens : « Je pense que la notion de sens est toujours plus ou moins psychologique, et qu’il n’est pas possible d’obtenir une théorie purement logique du sens, ni par conséquent du symbolisme. Je pense qu’il appartient à l’essence même de l’explication de ce que vous voulez dire par un symbole de rendre compte de choses telles que la connaissance, les relations cognitives, et probablement aussi l’association. Quoiqu’il en soit, il me paraît tout à fait clair que la théorie et l’usage du symbolisme ne sont pas des choses qui peuvent être expliquées par la pure logique sans que soient prises en compte les diverses relations cognitives que l’on peut avoir avec les choses. »326. Frege croit pouvoir lier le sens à la langue et l’affranchir de la relativité de la psychologie : il lui accorde un statut intermédiaire entre celui de l’objet et celui de la représentation. C’est pour comprendre la distinction entre l’objet et le sens et les dissocier de la représentation que Frege distingue le sens de la dénotation. Leur fonction essentielle est de rendre possible la pensée quand celle-ci a rompu les amarres qui la lient à la sensibilité et à la représentation. Pour rendre plus sensible la distinction, Frege s’est servi de l’image du télescope qui substitue à l’organe naturel qu’est l’œil, un artifice permettant d’accéder à ce qu’aucune vision ne peut appréhender : il en est ainsi de la pensée symbolique qui a un caractère artificiel dans la mesure où elle substitue aux représentations qui dépendent de notre nature des artifices sous formes de symboles et de propositions327. Si le sens peut être comparé à une image, il faut distinguer entre l’image privée qui est subjective et donnée à un seul, de l’image publique qui est objective et donnée à plusieurs. Si on considère la proposition comme un tout, comme lorsqu’elle est prise dans des guillemets, il convient de savoir quel est son sens et quelle est sa dénotation. Si celle-ci contient un mot et qu’on le remplace par un autre 325
Russell, id., p. 106. Russell, id., p. 345. 327 Russell, id., p. 106-7. 326
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mot qui a la même dénotation, on remarque que la pensée exprimée par la proposition a changé : « Mais on constate que la pensée subit une modification ; car la pensée contenue dans la proposition : « l’étoile du matin est un corps illuminé par le soleil » est différente de la pensée contenue dans : « l’étoile du soir est un corps illuminé par le soleil ». Si quelqu’un ignorait que l’étoile du soir est l’étoile du matin, il pourrait tenir l’une de ces pensées pour vraie et l’autre pour fausse. La pensée ne peut donc être la dénotation d’une proposition ; mais bien plutôt faut-il y voir le sens de la proposition. »328. Si la proposition a un sens qui est une pensée, quelle peut-être sa dénotation ? Il semble que dans la mesure où la proposition est formée d’un prédicat et d’un nom propre, la dénotation de la proposition dépend de la dénotation du nom propre. Mais ici on se retrouve dans le même cas que pour le nom « lune » : comment savons-nous que ce terme a une dénotation ? Si on suppose une dénotation pour le nom propre, il faut bien en admettre une aussi pour la proposition. La difficulté vient sans doute de ce que le sens d’un nom propre dépend de la connaissance que nous avons de la langue usuelle et de ses désignations. b) La valeur de vérité comme expression complète de la pensée L’originalité de Frege est de montrer que la pensée symbolique ne prend un sens complet que par la vérité. La vérité impossible à atteindre à partir de la représentation se donne dans la proposition comme ce qui la complète. Dès que nous avons le sens de la proposition, nous cherchons à la compléter en lui donnant une valeur de vérité : « Si l’on s’enquiert de la dénotation d’une partie de la proposition, c’est là le signe qu’on reconnaît une dénotation à la proposition ou qu’on lui en cherche une. La pensée n’a plus pour nous la même valeur dès que l’une de ses parties se révèle privée de dénotation. Il est donc légitime de ne pas se contenter du sens d’une proposition, et d’en chercher en outre la dénotation. Mais pourquoi voulonsnous que tout nom propre ait une dénotation, en plus d’un sens ? Pourquoi la pensée ne nous suffit-elle pas ? C’est dans l’exacte mesure où nous importe sa valeur de vérité. Et tel n’est pas toujours le cas. Si l’on écoute une épopée, outre les belles sonorités de la langue, seuls le sens des propositions et les représentations ou sentiments que ce sens éveille tiennent l’attention captive. A vouloir en chercher la vérité, on délaisserait la plaisir artistique pour l’examen scientifique. De là vient qu’il importe peu de savoir si le nom « Ulysse », par exemple, a une dénotation, aussi longtemps que nous recevons le poème comme une œuvre d’art. C’est donc la recherche et le désir de la vérité qui nous poussent à passer du sens à la dénotation. »329. La
328 329
Russell, id., p. 1O8. Russell, id., p. 109.
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pensée se reconnaît à ce qu’elle ne se contente pas du sens mais exige qu’on ait fixé, déterminé sa valeur de vérité. La notion de valeur de vérité accentue le caractère virtuel lié à la pensée symbolique. En effet la valeur de vérité d’une proposition signifie que la pensée n’est vraiment complète que lorsqu’on peut lui attribuer les valeurs de vérité vrai et faux comme objet qui sature la proposition (formée d’un prédicat et d’un objet). La proposition affirmative complète peut être considérée comme un nom propre dont la dénotation est le vrai ou le faux. Comme les valeurs de vérité sont pensées à partir de l’objet qui sature le concept, on serait en droit de dire que les valeurs de vérité prennent une valeur objective. Seulement Frege a remarqué que dans les propositions subordonnées à une principale commençant par des verbes exprimant une croyance, la dénotation n’est pas directe mais oblique. Dans ce cas, la proposition subordonnée dénote une pensée mais non une valeur de vérité. Quand on a affaire à des propositions introduites par « que » comme cela se produit dans le style indirect, la dénotation est une pensée et son sens c’est celui de l’expression « la pensée que... » qui n’est qu’une partie du sens de la proposition prise globalement. c) La logique comme saisie et affirmation de la pensée vraie La proposition garde un lien étroit à la pensée. Elle peut prendre différentes formes grammaticales et néanmoins exprimer la même pensée : entre une proposition interrogative et une proposition affirmative, la différence tient à la différence entre une proposition pourvue d’un contenu et une proposition qui affirme celui-ci. La proposition peut être posée sans être affirmée : « Il est donc possible d’exprimer une pensée sans la poser comme vraie. Dans une proposition affirmative les deux éléments sont si étroitement liés qu’ils risquent d’échapper à l’analyse. »330. La proposition affirmative ou interrogative implique d’abord la saisie de la pensée à partir de son sens. Quand elle est affirmative, elle implique un jugement ou une assertion. Le passage de la pensée à son affirmation ressemble beaucoup à celui qui conduit du sens à la vérité. Ce passage propre au caractère virtuel de la pensée, se retrouve dans la science. Pour être objectives et vraies, il ne suffit pas que les lois soient formulées mais elles doivent être affirmées et prouvées : « La démarche scientifique comporte d’habitude plusieurs étapes. Il y a d’abord conception d’une pensée, laquelle peut être formulée dans une proposition interrogative ; puis, au terme d’une recherche, on reconnaît que cette pensée est vraie. La reconnaissance de la vérité est enfin exprimée dans la forme de
330
Russell, id., 175.
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la proposition affirmative. »331 Il ne s’agit pas ici de décrire la genèse de la vérité à partir d’un processus psychologique. La description de la formation de la loi provient de propositions conçues comme suppositions ou hypothèses d’où se déduisent des conséquences. Ainsi à la relation virtuelle du sens à la vérité correspond au niveau de la déduction la relation de l’hypothèse à ses conséquences. Pourtant le sens apparaît comme la condition nécessaire de la vérité : « Penser c’est saisir une pensée. Une fois que nous avons saisi une pensée, nous pouvons la reconnaître comme vraie (faire un jugement) et donner une expression à notre reconnaissance de sa vérité (faire une assertion). La force assertorique doit être également dissociée de la négation. A chaque pensée correspond une pensée opposée, de sorte que rejeter l’une d’elles c’est accepter l’autre. On peut dire que faire un jugement c’est faire un choix entre des opposés. Rejeter l’une et accepter l’autre c’est un seul et même acte. » 332 Dès qu’on atteint le niveau de la pensée vraie, la pensée est complète car les rapports entre le vrai et le faux dépendent de principes logiques qui ne souffrent aucune exception. Ce principe apparaît si fondamental à Frege qu’il le conduit à rejeter les géométries noneuclidiennes : quand on admet la vérité de la géométrie euclidienne, on admet en même temps la fausseté des géométries non-euclidiennes. L’adoption du principe du tiers exclu permet d’inférer le vrai à partir de la négation du faux et le faux à partir de la négation du vrai. Le symbolique comme condition de la pensée : la vérité comme identité Pour passer du jugement à la proposition et neutraliser le lien qui l’unit à la représentation, il suffit de le mettre entre guillemets pour qu’il perde ainsi toute relation au sujet. Mais comme il s’agit avant tout de vérité qu’on pense en termes d’accord ou d’adéquation, avec quoi s’accordera-t-il ? Pour préserver la condition d’adéquation indispensable à la définition de la vérité sans faire appel à la représentation, il ne reste plus alors qu’à définir la vérité comme identité. La seule proposition primitive susceptible de fonder la vérité est le principe d’identité, A = A. Ici l’adéquation signifie la coïncidence et par suite la possibilité de substituer un terme à l’autre. La subsomption de l’objet sous le concept, la saturation du prédicat par le nom propre ne sont finalement que des modalités de la relation d’identité car dès qu’on quitte la représentation la vérité du jugement ne peut concerner que la relation entre le concept et son extension. La vérité d’une proposition identique exprime une connexion entre le symbole de sujet et le symbole de 331 332
Russell, id., 176. Russell, id., 185.
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prédicat : « Le prédicat ou conséquent est donc toujours inclus dans le sujet ou antécédent, et c’est en cela que consiste la nature de la vérité en général, c’est-à-dire dans une connexion entre les termes de l’énoncé, comme Aristote l’avait aussi remarqué. »333 Dans toute proposition vraie, la relation du prédicat au sujet repose sur une identité explicite pour les vérités de raison et implicite pour les vérités de fait. Au niveau de la pensée l’analyse logique du contenu (concept) permet de savoir si tel objet tombe ou non sous tel concept et par suite si le jugement est vrai ou faux. Mais l’idée d’adéquation intervient aussi dans la représentation puisqu’il s’agit d’accorder le jugement et la représentation avec un état de choses. Seulement cette adéquation ne peut être conçue à partir d’une relation analytique mais plutôt synthétique. Personne ne peut dire d’un tableau ou d’une représentation qu’ils sont vrais par eux-mêmes mais simplement par rapport à une intention ou la supposition d’un accord avec quelque chose de donné : « Un accord est un rapport. Mais l’emploi du mot « vrai » y contredit ; ce n’est pas un terme relatif, et il ne donne aucune indication sur quelque autre chose avec laquelle un objet donné devrait s’accorder. Si je ne sais pas qu’un tableau donné est censé représenter la cathédrale de Cologne, je ne sais pas à qui je dois le comparer pour décider de sa vérité. Un accord ne peut être total que si les choses en accord coïncident, donc ne sont pas de nature différente. On doit pouvoir prouver l’authenticité d’un billet de banque en l’appliquant par recouvrement sur un billet authentique. Mais tenter d’obtenir le recouvrement d’une pièce d’or par un billet de vingt marks serait ridicule. Le recouvrement d’une chose par une représentation ne serait possible que si la chose était, elle aussi, une représentation. Et si la première s’accorde parfaitement à la seconde, elles coïncident. Or, c’est précisément ce qu’on ne veut pas quand on définit la vérité comme l’accord d’une représentation avec quelque chose de réel. Il est essentiel que l’objet réel et la représentation soient quelque chose de différent. »334. Sans cette distinction, parler d’accord n’est possible qu’en supposant une représentation sujet coïncidant avec une représentation objet. Ou bien tout n’est que représentation et parler d’accord n’a pas de sens ; ou bien tout n’est pas représentation et la notion d’accord fait encore problème. Même dans ce cas, la vérité n’est pas possible puisqu’on ne peut pas plus faire coïncider une représentation avec un objet qu’un billet de 20 francs avec une pièce de 20 francs. Frege nie que la certitude issue de la représentation puisse servir de critère pour reconnaître la vérité et s’accorde 333
G.W.Leibniz, Opuscules et fragments inédits, Couturat, p. 518-19. Leibniz ajoute : « Et dans les identiques cette connexion est expresse, dans toutes les autres elle est implicite, et doit être montrée par l’analyse des notions, en quoi réside la démonstration a priori. » 334 Frege, ELP, p. 172.
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avec Spinoza qu’il cite lorsqu’il s’agit de chercher la solution à la définition du nombre un. L’adéquation du jugement à l’état de choses signifie alors une sorte d’ajustement de l’un à l’autre sans qu’on puisse arriver à une coïncidence. On ne peut pas identifier par superposition de l’une sur l’autre des choses qui n’ont rien de commun. Quand Frege parle de la pensée, il est difficile de ne pas penser à « la puissance native « de l’entendement dont parle Spinoza dans le Traité de la réforme de l’entendement : « L'idée vraie (car nous avons une idée vraie) est quelque chose de distinct de ce dont elle est l’idée : autre est le cercle, autre l’idée du cercle. L’idée du cercle n’est pas un objet ayant un centre et une périphérie comme le cercle, et pareillement l’idée d’un corps n’est pas ce corps même. »335 A ces affirmations font écho des formules des Fondements de l’arithmétique affirmant que le concept de bleu n’est pas bleu : si on ne maintient pas l’opposition concept/objet, on risque d’attribuer au concept et à la pensée des propriétés qui reviennent à l’objet. Spinoza et Frege rejettent l’idée d’une vérité fondée sur la certitude subjective car la vérité comme adéquation perd son sens quand on oppose le sujet et l’objet puisqu’en pareil cas la vérité ne peut provenir que d’une synthèse ou d’une construction subjective. Dans la pensée vraie, l’objet est donné en même temps que le concept et pourtant ils sont distincts. La pensée vraie implique que la vérité soit donnée avec la pensée. Quand je sais ce qu’est Pierre, je sais que je sais : « Il est constant par là que, pour connaître l’essence de Pierre, il n’est pas nécessaire que l’entendement connaisse l’idée même de Pierre et, encore moins, l’idée de l’idée de Pierre ; ce qui revient à dire que je n’ai pas besoin pour savoir, de savoir que je sais, et encore bien moins de savoir que je sais que je sais ; pas plus que pour connaître l’essence du triangle il n’est besoin de connaître celle du cercle. C’est le contraire qui a lieu dans ces idées : pour savoir que je sais, il est nécessaire que je sache d’abord...Mais de là suit évidemment que, pour avoir la certitude de la vérité, nulle marque n’est nécessaire en dehors de la possession de l’idée vraie, car, ainsi que nous l’avons montré, je n’ai pas besoin de savoir que je sais. Et de là suit de nouveau manifestement que seul peut savoir ce qu’est la plus haute certitude, celui qui a l’idée adéquate ou l’essence objective d’une chose : il le faut puisque certitude et essence objective ne font qu’un. »336 Ainsi l’idée vraie manifeste d’elle-même sa vérité sans qu’il soit nécessaire de chercher un ou des caractères qu’auraient en commun toutes les idées vraies. Parler
335
Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, (TRE), tr. fr. Ch. Appuhn, Garnier Flammarion, p. 190. 336 Spinoza, TRE, p. 191.
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de la vérité en termes d’« être vrai » renvoie à une unité et une identité préalables du concept et de l’objet. Le retour du malin génie : Gödel, l’autoréférence et la négation a)L’expression de la langue dans le calcul Il semble que les théorèmes d’incomplétude soient responsables d’un tournant qui dissocie en logique le calcul de la langue. Turing oriente ses recherches sur les nombres calculables et conçoit une machine symbolique qui porte son nom. Von Neumann se tourne vers une théorie des automates cellulaires. La belle harmonie entre la langue et le calcul à laquelle pensait Frege supposait une complétude essentielle de la pensée rendue possible par l’adoption inconditionnelle du principe du tiers exclu. La définition qui donne le sens et la déduction qui actualise la valeur de vérité impliquent que la pensée puisse être parfaitement définie. Si Frege ne comprend pas la conception hilbertienne des axiomes, c’est parce que ceux-ci laissent indéterminé l’objet et ne le définissent qu’implicitement. Hilbert s’inspire plus de l’algèbre qui laisse indéterminé le contenu que de l’arithmétique dans laquelle chaque symbole est « interprété ». La nécessité de définir se confond avec l’exigence de complétude et traduit une certaine idée de la vérité comme complétude. Tant qu’on n’a pas délimité le domaine de la pensée de manière à ce qu’elle forme un tout continu, il n’est pas possible d’affirmer ou de nier une proposition. Ceci implique, comme nous l’avons montré, l’adoption d’une théorie de la vérité intemporelle. Le volume II des Grundgesetze der Arithmetik donne à la complétude une place fondamentale puisqu’il en fait un principe (Grundsatz) : « Une définition d’un concept (prédicat possible) doit être complète, elle doit déterminer sans ambiguïté pour chaque objet, s’il tombe sous le concept (si le prédicat peut lui être attribué en vérité) ou non. Elle ne doit également donner aucun objet pour lequel on pourrait douter après définition s’il tombe sous le concept même s’il ne nous est pas possible de répondre à la question, à nous êtres humains dont le savoir est faillible. On peut aussi exprimer cela par une figure : le concept doit être délimité (begrenzt) de manière précise. Quand on veut rendre tangible l’extension des concepts par un secteur du plan, ce n’est en réalité qu’une métaphore qui ne doit être utilisée qu’avec prudence, mais ici elle peut rendre quelque service. A un concept délimité de manière imprécise correspond un secteur qui n’aurait nulle part de ligne de démarcation précise mais par endroit déborderait en se fondant aux alentours. Cela ne pourrait pas être un secteur à proprement parler et un tel concept défini de manière si imprécise ne pourrait être appelé qu’à tort un concept. La logique ne peut reconnaître comme concepts des formations conceptuelles de cette sorte : il est impossible d’établir des lois exactes à 241
partir d’eux. La loi du tiers exclu ne fait que formuler sous une autre forme l’exigence de délimiter précisément le concept. Un objet quelconque ∆ tombe soit sous le concept Φ ou il n’y tombe pas : tertium non datur L’énoncé « la racine carré de 9 est impaire » aurait-il d’une manière générale un sens saisissable si racine carré de 9 n’était pas un concept délimité de manière précise ? La question « Sommes-nous encore des chrétiens » auraitelle vraiment un sens si on ne déterminait pas de qui le prédicat chrétien peut être énoncé et de qui il doit être nié. »337. La liaison de la complétude du concept et de la pensée avec le principe du tiers exclu ne fait aucun doute : la pensée doit décider par oui ou par non, appliquer soit le vrai, soit le faux à un jugement. En adoptant ce principe, on est conduit à adopter un autre principe, celui de la résolubilité de tous les problèmes (posés avec précision) puisqu’on doit admettre alors la validité des démonstrations par l’absurde. Mais des paradoxes surgissent. Le plus connu est celui du menteur : quand le crétois qui dit que tous les crétois sont des menteurs, dit à son tour : je mens, il n’est plus possible de décider s’il ment vraiment ou non. En effet, s’il ment il ne ment pas et s’il ne ment pas, il ment. D’autres, aussi connus, sont formulés de sorte qu’un doute peut surgir sur la question de savoir si la langue peut être logiquement parfaite et si elle peut être le miroir des pensées. Les paradoxes semblent remettre en question le rapport d’expression entre le symbolique et la pensée. Une sorte de dissymétrie entre preuve et vérité semble possible. Il se pourrait que la vérité ne se réfléchisse qu’imparfaitement dans la langue de la pensée. La possibilité d’énoncés indécidables risque de compromettre la possibilité de la vérité. Dans le cheminement qui le conduit à la découverte du vrai dans la proposition « je suis, j’existe », Descartes avait affronté cette ultime possibilité qui ouvre la porte du scepticisme. Nous avons suggéré que l’hypothèse du malin génie pourrait très bien signifier ce moment où l’on arrive plus à accorder l’image à l’objet, le réel et le virtuel. Entre le malin génie et le miroir, il existe une analogie : l’image semble se confondre avec l’objet de sorte qu’il n’est plus possible de savoir où est le modèle et où est la copie. En posant le « je » comme condition de la relation de l’image et de l’objet, Descartes sort de l’indécidable : l’image n’est image que parce qu’il y a le « je » qui représente et (se) représente quand il voit. Ce n’est plus le miroir qui représente mais le « je » qui se représente dans le miroir : l’image n’est qu’une projection du « je ». L’imagination était amenée à prendre une place primordiale dans la philosophie de la représentation.
337
Frege, Grundgesetze der Arithmetik, II, ch. III, § 56.
242
Les paradoxes qui ont atteint aussi la théorie des ensembles conduisent Hilbert à prendre un certain nombre de mesures pour sauver la théorie cantorienne des ordinaux transfinis en prouvant la consistance logique de l’arithmétique élémentaire sur laquelle tout repose. En arithmétisant la métamathématique, Gödel recourt à un procédé d’inspiration leibnizien : à chaque symbole ou suite de symboles de la métamathématique, il attribue un nombre. De cette manière chaque nombre est l’image en miroir de l’arithmétique dont il faut démontrer la consistance. Le calcul logique issu de l’arithmétique retournait à l’arithmétique par le procédé gödelien. L’arithmétisation de la métamathématique permet d’établir entre les nombres et le calcul une relation duale : les nombres gödeliens sont en quelque sorte l’image virtuelle des nombres de l’arithmétique élémentaire. Le malin génie va surgir comme chez Descartes lorsque sera construit un énoncé autoréférentiel, construit conformément aux règles de la langue, mais qui, à la manière de l’énoncé du menteur, inclut sa propre négation. Cet énoncé bien défini a donc un sens mais il n’est pas possible de prouver sa vérité. Le miroir renvoie une image brouillée de sorte que l’entrexpression du sens et de la vérité qui était la condition d’une langue logiquement parfaite devient problématique. Mais ce n’est pas seulement le rapport du sens à la vérité qui est remis en question. En effet la pensée tirait tout de son propre fonds de la pensée. Pour Frege comme pour Leibniz, entre les nombres et la pensée existe une liaison profonde. Entre la langue qui donne le sens et le calcul qui prouve la vérité il n’y a plus adéquation. b) Le chiasme entre les nombres et la vérité Curieusement les philosophes répugnent à associer les nombres à la vérité et préfèrent parler de la vérité, comme à un certain moment les mathématiciens parlaient de la limite, comme s’il s’agissait d’une notion immédiate, intuitive. Compter, dénombrer les vérités apparaît comme une tâche dérisoire. Pourtant Descartes qui faisait dépendre la pensée de la représentation, s’est posé la question de savoir s’il était possible de dénombrer toutes les vérités. Seulement l’arithmétique qui doit servir au dénombrement n’est pas une science aussi sûre que la métaphysique. Ainsi les vérités éternelles ne forment pas un ensemble dénombrable. Cela ne peut étonner puisque l’infinité de la puissance divine dépasse la puissance du dénombrable. De plus la doctrine de la création des vérités éternelles est embarrassante car elle pose à la fois un commencement et aussi l’éternité pour la vérité. Effectivement l’arithmétique aurait bien du mal à dénombrer les éléments d’un monde qui a commencé avec l’institution divine des vérités éternelles. L’article 49 des Principes de la Philosophie affirme que les vérités ne peuvent être dénombrées et que cela n’est pas nécessaire : « Par 243
exemple, lorsque nous pensons qu’on ne saurait faire quelque chose de rien, nous ne croyons point que cette proposition soit une chose qui existe ou la propriété de quelque chose, mais nous la prenons pour une certaine vérité éternelle qui a son siège en notre pensée, et que l’on nomme une notion commune ou une maxime : tout de même quand on dit qu’il est impossible qu’une même chose soit et ne soit pas en même temps, que ce qui a été fait ne peut n’être pas fait, que celui qui pense ne peut manquer d’être ou d’exister pendant qu’il pense et quantité d’autres semblables, ce sont seulement des vérités, et non pas des choses qui soient hors de notre pensée, et il y en a si grand nombre de telles qu’il serait malaisé de les dénombrer... »338. L’ensemble des vérités est donc innombrable et seul Dieu peut comprendre car le non-dénombrable dépend finalement de sa volonté. Seul Dieu peut dire combien il y a de vérités : vraisemblablement le nombre de vérités de raison et de fait dépasse la puissance du dénombrable et atteint la puissance du continu. Mais est-il vrai que le nombre de vérités atteint la puissance du continu ? Leibniz reprend le problème du dénombrement des vérités énonçables et prononçables à la lumière de ses recherches de combinatoire. Cette restriction vient de ce que les vérités de fait, liées aux sentiments et impressions, ne peuvent être énoncées, étant entendu que nous n’aurions pas assez de noms pour dire les différences subtiles relatives aux qualités sensibles comme les couleurs, les odeurs ...etc. Il n’envisage donc que les énonciations émises par les hommes et qu’on peut mettre par écrit. Il s’en tient à celles que nous connaissons au moyen de symboles ; la question du nombre de vérités n’est plus relative à la pensée mais à la doctrine, autrement dit à l’ensemble des vérités formulables en propositions à partir de mots. Sa démarche suppose ce lien étroit du nombre à la pensée : le calcul qui se fonde sur l’art des combinaisons permet de répondre partiellement à la question : « Mais le nombre du sable n’est presque rien au prix du nombre des vérités et faussetés possibles, que l’homme peut énoncer, et il n’y a pas un des grains dont on vient de parler qui ne pourrait fournir luy même un très grand nombre de vérités nouvelles, bien que peu importantes, mais c’est de quoi il s’agit point icy. Cependant qu’est-ce que le nombre de toutes ces vérités touchant le sable en comparaison de tant d’autres qu’on peut connoistre en d’autres matières ? On voit bien aussi par avance que le nombre du sable est fini. Mais on en pourrait douter si les vérités ou faussetés que la connoissance humaine peut atteindre, ne vont à l’infini. Je ferois pourtant voir que leur nombre ne laisse pas d’estre borné, et qu’il est aisé même de concevoir et encor d’exprimer un nombre bien plus grand, lorsqu’on se veut servir des abregés receux aujourd’huy ; et que 338
Descartes, Les principes de la philosophie I, art 49.
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même sans cela il est possible d’écrire tout au long un nombre plus grand que celuy qui est en question. »339 Le calcul à partir des conditions posées par Leibniz montre que le nombre des vérités ou faussetés énonçables par les hommes est limité, nous dirons dénombrable. On ne peut poser la question du nombre de vérités sans admettre la parenté de la vérité et des nombres car appliquer le nombre à un ensemble de vérités suppose que le nombre n’est pas étranger à la vérité. Quand Bolzano aborde le problème de l’infini, il se demande à quelles choses il est possible d’appliquer ce prédicat : à Dieu certainement mais aussi aux choses qui n’existent pas, telles les pures propositions et vérités en soi et aux représentations. Allant même plus loin, il affirme qu’on peut inclure dans les ensembles infinis « des choses qui ne prétendent ni exister ni seulement être possibles » : « Comme il est facile de le voir, l’ensemble des propositions et vérités en soi est infini. Si nous considérons, en effet, une vérité quelconque, par exemple la proposition : « il y a en général des vérités », ou toute autre proposition que je désigne par A, nous remarquons que la proposition : « A est vraie » est différente de A elle-même ; celle-ci a bien évidemment un tout autre sujet que celle-là, le sujet de la première étant la proposition tout entière. Désignons par B cette deuxième proposition : « A est vraie », et réitérons le procédé de dérivation qui nous a déjà donné B à partir de A, nous obtiendrons un troisième proposition C à partir de B, et ainsi de suite indéfiniment. Entre deux propositions consécutives quelconques de cette suite le rapport demeure identique : chaque proposition a pour sujet la proposition précédente dont elle énonce qu’elle est vraie. La collection de toutes ces propositions est plus grande que tout ensemble fini. Le lecteur remarquera — sans que j’aie besoin d’attirer particulièrement l’attention là-dessus — la similitude de cette suite avec la suite des nombres considérée dans le § 8. Cette similitude consiste en ce qu’à chaque terme de la suite des propositions correspond un terme dans la suite des nombres. Pour tout nombre même très grand, il y a donc un nombre égal de nouvelles propositions sur ce modèle, ou mieux, il peut y avoir de telles propositions en soi, que nous les construisions effectivement ou non.»340. Il est clair qu’entre Leibniz, Bolzano et Frege se retrouve la même perspective concernant le lien étroit des vérités et des nombres dont on déduit ensuite l’identité des lois des nombres aux lois de la pensée, à condition de prendre l’identité au sens leibnizien d’expression. Outre le fait qu’ils récusent la représentation pour penser les nombres, ils s’accordent sur 339
G.W.Leibniz, De l’horizon de la doctrine humaine, Vrin 1991, (tr. Fr. Michel Fichant), p. 40 340 Bolzano, Les paradoxes de l’infini, p. 71-2
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un autre point : l’infinité de l’ensemble des nombres peut être mise en bijection avec l’infinité des vérités et des propositions en soi. Beaucoup de mathématiciens de la fin du XIXe pensaient comme Hilbert que l’arithmétique était la science la plus sûre. Cette science a-t-elle souffert des théorèmes d’incomplétude de Gödel ? On pourrait dire dans un premier temps que les mathématiciens intéressés par la théorie des nombres n’ont guère été inquiétés des résultats du logicien et mathématicien autrichien. Mais cette réponse serait insuffisante. Gödel a construit un énoncé autoréférentiel du type du menteur qui inclut sa négation. Un tel énoncé ne peut être prouvé à moins qu’on enrichisse la langue qui l’inclut. Le rapport d’expression de la langue et du calcul, tel que l’envisageait Frege dans l’idée d’une langue comme miroir des pensées, semble compromis. Mais si on admet avec Leibniz que la langue suppose un ensemble dénombrable de mots, le calcul qui tient compte des ensembles d’ensembles, des fonctions de fonctions, dépasse nécessairement la langue qui ne peut avoir que la puissance du dénombrable : d’après le théorème de Cantor, le cardinal de l’ensemble N est inférieur au cardinal de l’ensemble des parties de N : Card (N) < Card (P (N)) De la parenté des nombres à la pensée, on en conclut que, de même que l’ensemble infini des nombres se divise en ceux qui ont la puissance du dénombrable comme N et ceux qui ont la puissance du continu comme R, il en va de même pour l’ensemble des vérités. Si on admet comme Frege et Leibniz et sans doute Platon 341 l’identité des nombres et de la pensée d’où provient la logique, que peuvent bien signifier les théorèmes d’incomplétude de Gödel ? Ceux qui croient qu’il n’y a de vérité que par rapport à la représentation pourraient en conclure à l’échec d’une pensée fondée sur le symbolique. Cette conclusion ne s’impose pas. Si on pose le problème en termes de langue et de calcul, on peut dire que la langue effectue des dénombrements de vérité et que le calcul doit prouver la vérité de ce dénombrement. Comme Leibniz ou Bolzano, cherchons à savoir le nombre de vérités : supposons comme Leibniz qu’il y en ait un nombre infini dénombrable. Supposons que le calcul prouve la vérité de la proposition qui énonce que l’ensemble infini des vérités est dénombrable. Mais cette nouvelle proposition vraie s’ajoute à celle déjà dénombrée et remet en question le dénombrement effectué. Par conséquent nous avons un ensemble infini dénombrable plus une vérité et il 341
Que la pensée de Platon soit d'inspiration pythagoricienne n'est pas une fable ; Aristote qui le connaissait bien, le confirme, Métaphysique, Livre A, 5, 6 et Livres M et N
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convient alors de prouver la vérité de ce nouveau dénombrement : le calcul permettra de le prouver et à nouveau le dénombrement précédent ne sera plus juste. Dans ce processus, on constate une sorte de décalage entre le calcul logique qui doit démontrer la vérité d’une proposition par rapport au calcul arithmétique qui doit dénombrer les nombres des propositions. L’incomplétude pourrait alors signifier une sorte de réajustement infini de la langue par rapport au calcul. On serait alors devant une sorte de chiasme à l’infini entre nombres et vérités comme si le nombre de vérités était toujours au-delà de la vérité qu’on peut formuler sur ce nombre. Cela implique-t-il un retour au scepticisme ? Les théorèmes d’incomplétude de Gödel montrent seulement qu’en un point de la langue le vrai ne coïncide pas avec le démontrable ou le réfutable ; par suite il n’y a pas de correspondance bijective entre le sens et la vérité, la langue et le calcul. Tant qu’on n’a pas enrichi le système, ils signifient une noncoïncidence du vrai et du démontrable pour un énoncé autoréférentiel incluant sa propre négation. Ils ne sont pas plus inquiétants que ne l’était le théorème de Pythagore qui n’arrivait pas à résoudre dans l’ensemble Q le rapport de la diagonale au côté du triangle. L’arithmétisation de l’analyse n’empêche pas l’incommensurabilité du rationnel et du réel, de l’infini qui a la puissance du dénombrable avec l’infini qui a la puissance du continu. Entre les nombres et la vérité, l’arithmétique et la logique le lien est si profond qu’il échappe à toute vision et le décalage que nous avons mentionné ne signifie pas contradiction ou irrationnel mais plutôt l’impossibilité pour la pensée de se clore sur elle-même. Les symboles sont comme des miroirs qui nous font pressentir non pas l’absolu mais l’infinité du vrai et des nombres. La parenté des nombres et de la pensée conduit à poser deux formes de l’un : l’un arithmétique qui engendre l’infini dénombrable et l’Un qui a la puissance du continu. Ce que nous avons appelé le chiasme à l’infini entre les nombres et la pensée, la logique et l’arithmétique n’impose pas d’interpréter l’incomplétude de l’arithmétique comme s’il s’agissait d’un irrationnel. Les nombres dits irrationnels résultaient d’une sorte de disproportion entre les nombres et les figures : Weierstrass, Dedekind ont trouvé différents moyens de les définir et ils ont ainsi trouvé logiquement leur place dans l’analyse mathématique. Si irrationnel signifie décalage ou absence de coïncidence parfaite, le chiasme a sans doute un caractère irrationnel mais cela ne remet pas en cause la liaison fondamentale de la langue et du calcul pas plus que chez Leibniz on ne peut remettre en question la correspondance entre le caractère dénombrable des vérités éternelles issues de l’entendement divin et le caractère non-dénombrable des vérités issues de la considération des mondes possibles d’où est issu le décret de sa volonté. Écoutons l’un des plus profonds penseurs de l’Occident qui a beaucoup médité sur les rapports 247
de l’un arithmétique avec l’Un qui a la puissance du continu et qui, désapprouvant une certaine forme de pythagorisme, identifiant les nombres aux choses, n’a pas craint de voir en eux un principe générateur : « Le principe et la source de l’existence pour les êtres, c’est donc le nombre, le nombre premier et véritable : c’est pourquoi, même dans notre univers, toute génération se fait selon des nombres : selon le nombre que reçoit le générateur, il engendre des choses différentes ou n’engendre rien. Ces (nombres générateurs) sont les premiers nombres, comme les premiers nombrés ; les nombres qui sont en d’autres choses, ont deux propriétés ; en tant qu’ils viennent des nombres premiers, ils sont nombres nombrés ; en tant qu’ils leur sont conformes, ils mesurent les autres choses, ils sont des nombres nombrants pour les nombres comme pour tout ce qui peut être compté : grâce à quoi dirait-on dix sinon grâce aux nombres qu’on a en soimême ? » 342 De cette distinction entre nombre nombrants et nombres nombrés, on pourrait chercher à comprendre comment l’ordre pensé à partir des nombres s’entrecroise et s’enroule dans l’être saisi à partir de la représentation.
342
Plotin, id. § 15.
248
CHAPITRE 9
Quelques figures de la pensée symbolique
Ce que nous appelons « le symbolique » n’est pas apparu à un certain moment de l’histoire de la logique (Boole, Frege, Husserl, Schröder) mais se manifeste déjà dans la pensée platonicienne qui, méfiante à l’égard du pouvoir de réflexion sensible des reflets et des ombres, réduit les symboles à de simples simulacres qui abusent les prisonniers dans la caverne. Excluant du savoir toute copie parce qu’elle tend à se réfléchir en copie de la copie, Platon 343 cherche à comprendre les choses sensibles comme copie d’un modèle intelligible, l’idée. Le Cratyle affronte le problème du langage en tant que copie et institution. Quant à Aristote, sa conception du langage fondée sur la parole et son rapport à l’âme344 exclut ce qui fait l’originalité d’une pensée symbolique, à savoir le détour par l’écriture et l’étendue pour savoir et connaître. Leibniz et la caractéristique Les symboles ou caractères sont étroitement liés à la théorie leibnizienne de l’expression qui donne une clé pour entrer dans cette philosophie. Les caractères, dit Leibniz, sont des objets qui permettent d’exprimer des relations entre d’autres objets. Il s’ensuit qu’une opération sur les caractères peut être traduite en une proposition qui porte sur les objets. Libérée de la 343
On ne s'est jamais demandé pourquoi les prisonniers, dont parle Socrate dans le fameux mythe, résistent tant à sortir et à voir le monde pur et vrai : ce n'est pas simplement parce qu'ils sont enchaînés et prisonniers de leurs habitudes et de leurs passions. Il semble plus vraisemblable de penser qu’ils ont pris l'habitude de trouver des substituts : ils ont affaire à des simulacres (les Scheinbilder de Hertz) ou symboles ; et ils sont convaincus qu'on peut compter sur les substituts. Sans doute sont-ils de médiocres géomètres puisqu'ils ne peuvent avoir la vision des essences mais ils savent compter et calculer. 344 « Les sons émis par la voix sont les symboles des états de l’âme, les mots écrits les symboles émis par la voix. Et, de même que l’écriture n’est pas la même chez tous les hommes, les mots parlés ne sont pas non plus les mêmes, bien que les états de l’âme dont ces expressions sont les signes immédiats soient identiques chez tous, comme sont identiques aussi les choses dont ces états sont les images. » Aristote, Organon, II, Vrin, 1966, p. 77-78.
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nécessité de représenter et d’imaginer, la pensée devient aveugle et ne pense plus qu’à enchaîner les propositions conformément aux règles conservées dans la mémoire. Ainsi les définitions dites nominales ne désignent aucune chose (res) : elles mettent en correspondance des noms ou dénominations sans poser la question de la réalité ou non des entités dénommées. Entre les propositions initiales ou hypothèses et la proposition finale dite conclusion, on doit retrouver une sorte de correspondance. Cette procédure s’applique autant à la géométrie et l’algèbre qu’à la mécanique et, plus tard, on pourra dire à la chimie comme le montre la classification périodique des éléments par Mendeleïev. Le fondement de ce pouvoir d’expression des caractères apparaît dans la technique de l’architecte ou de l’ingénieur qui décrit un objet ou les mouvements d’une machine sur un plan ou tableau en maintenant la correspondance de chaque point du corps ou de la machine avec un point du plan ; ce sont les lois de la perspective qui garantissent la correspondance expressive dans ce procédé de projection scénographique. L’importance des caractères pour la science a été maintes fois affirmée par Leibniz. Leur rôle varie en fonction de l’exactitude de leur pouvoir d’expression. Celle-ci est d’autant plus grande qu’elle permet de mettre en évidence davantage de relations entre les objets. Ainsi les caractères les plus exacts sont ceux de l’arithmétique : « lorsqu’ils les indiquent toutes, comme le font les caractères Arithmétiques que j’ai employés, il n’y aura rien dans l’objet qu’ils ne permettront de saisir. Les caractères Algébriques ont néanmoins autant d’utilité que les caractères Arithmétiques dans la mesure où ils représentent des nombres indéterminés. Et comme il n’y a rien en Géométrie qui ne puisse être exprimé par des nombres lorsqu’une échelle a permis de définir une égalité entre les parties, il s’ensuit que tout ce qu’on peut étudier Géométriquement peut être assujetti à un calcul. »345 Le rôle fondamental des caractères pour penser se manifeste dans les mathématiques et plus particulièrement dans l’arithmétique ; la simplicité de leurs symboles, libérée des contraintes de la représentation perceptive ou imaginative, expriment de la manière la plus adéquate qui soit les relations entre les objets. Mais si les caractères nous libèrent de la nécessité de suivre l’ordre du temps, ils rendent possible l’aperception d’un ordre. Leur fonction est plutôt de nous dispenser de voir parce qu’étant sensibles, on peut vérifier qu’à l’invariance des règles qui gouvernent leur usage, correspond une invariance des relations qu’ils expriment. Les caractères supposent une conception de l’être non pas comme essence mais comme ordre ; puisqu’ils doivent « exprimer » un contenu, il faut qu’à la connexion des caractères (syntaxe) 345
G.W.Leibniz, La caractéristique géométrique, Texte établi, introduit et annoté par Javier Etcheveria, traduit, annoté et postfacé par Marc Parmentier, Vrin, Mathesis, 1995, p. 145.
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corresponde une connexion des objets (sémantique). De cette puissance d’expression des caractères grâce à l’ordre immanent à tout ce qui est, résulte la puissance du calcul qui est le point culminant de la pensée aveugle. L’usage des symboles ne se réduit pas à une opération technique qui oppose l’usager ou sujet, maître de soi, et les choses, réduites à une matière indifférente. La traduction d’un même objet peut s’effectuer par plusieurs espèces de caractères : les chiffres arabes et indiens permettent de calculer tout aussi bien que les chiffres grecs et romains. Les caractères algébriques expriment aussi les relations des points dans l’espace mais d’une manière plus compliquée. Leibniz croit qu’en associant les différentes espèces de caractères on obtiendrait une expression plus adéquate du contenu, entendu comme relations entre les objets (points, lignes, figures etc.), ce qui permettrait de se dispenser des commentaires et des explications formulées au moyen de mots pour traduire des relations entre lignes ou entre points qui ne se voient pas. Les caractères verbaux du langage ordinaire peuvent être simplifiés de manière à n’avoir que des lettres qui symbolisent des propriétés. Grâce aux caractères, on peut obtenir des définitions vraies, c’est-à-dire des définitions qui pourront être réduites à des identités alors que les définitions géométriques atteintes par l’algèbre (géométrie analytique), ne renvoient pas à des identités mais à d’autres constructions, à savoir les axes de coordonnées. La subordination de l’algèbre à la géométrie traduit la dépendance de la formulation symbolique relativement à la figuration. La géométrie analytique ne définit qu’à partir de repères géométriques alors que la symbolisation ou formulation par caractères est plus logique parce qu’elle caractérise intrinsèquement le contenu de pensée par des définitions et des démonstrations. Dans la conception leibnizienne, la description est une forme d’expression et, dans la mesure où elle dispose du pouvoir de formuler ou de figurer, elle reste un auxiliaire indispensable de la science. On y retrouve la mise en correspondance de la forme et du contenu dont les caractères arithmétiques donnent l’exemple le plus parfait : « Mais dès que nous parviendrons à représenter exactement les figures et les corps, nous ferons faire un étonnant pas en avant non seulement à la géométrie mais aussi à l’optique, la phoronomique, la mécanique, et plus généralement à tout ce qui dépend de l’imagination. Nous aborderons ces disciplines par une méthode sûre, pour ainsi dire analytiquement, par suite cette technique merveilleuse nous rendra la mise au point de machines aussi facile que la construction des problèmes de Géométrie. De la sorte, sans peine et sans détours, des machines très complexes, les réalités naturelles elles-mêmes, pourront être décrites et transmises à la postérité sans l’aide de figures. Nous pourrons, aussi souvent que nous le souhaitons, construire les figures avec la plus 251
grande exactitude à partir de leurs descriptions, alors qu’à l’heure actuelle nombre de résultats restent sans lendemain du fait de la difficulté et des frais qu’exige le tracé des figures ; les hommes répugnent à décrire les choses d’intérêt général qu’ils ont étudiées, ne disposant pas de mots assez justes ni jusqu’ici suffisamment adaptés à cette fin ; ceux qui étudient les plantes, les armes ou les armoiries en fournissent l’exemple. Il nous sera en effet facile d’attacher des caractères à toutes les qualités qui différencient des points semblables d’un point de vue géométrique. L’espoir de pénétrer un jour les secrets de la nature apparaîtra dès que tout le savoir qu’un autre extrairait des données à force d’intelligence et d’imagination, nous le tirerons des mêmes données par une technique fixée, sûre et paisible. » 346 La caractéristique n’est pas une chimère ou un idéal mais repose sur le caractère qui est donné et sensible, et sur son pouvoir d’expression. Si Leibniz assigne à la caractéristique une fonction d’invention, c’est parce qu’elle permet de découvrir les relations de ce qui est connu à ce qui est inconnu grâce au pouvoir de fiction des caractères qui n’ont pas pour fonction de faire connaître le monde intelligible mais de découvrir l’ordre infini de l’univers. La caractéristique ne dépend pas d’un esprit subordonné à une volonté qui veut s’approprier le monde pour s’en rendre « comme maître et possesseur » mais elle suppose que l’esprit reflète des états de choses qui reflètent à leur tour d’autres états de choses comme s’il y avait une entrexpression rendue possible par les relations qu’ils entretiennent. Bien qu’ils soient des produits de l’art d’inventer, les caractères ne sont pas des objets techniques mais sont comparables plutôt aux machines simples (poulie, coin, treuil, plan incliné, etc.) dont on peut dire qu’elles servent autant de modèle pour la connaissance de la nature que de moyen d’action pour assurer notre maîtrise sur elle. L’art d’inventer est l’art de faire progresser le savoir en découvrant des vérités inconnues à partir des vérités connues. Pour y parvenir, il faut d’abord exprimer de manière complète ou adéquate le contenu du savoir acquis tout comme avant de calculer, il faut mettre en équation les données du problème. Le calcul permet alors de prospecter le savoir virtuel contenu dans le savoir acquis tout comme en consultant sa mémoire on finit, disent Saint Augustin et Leibniz, par actualiser le savoir qui était imprimé, inscrit dans les plis et replis de ce labyrinthe. Leibniz est le premier à concevoir l’importance d’un savoir unifié et, à ce titre, non seulement il annonce le projet encyclopédique de D’Alembert et Diderot mais aussi le projet d’unité
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G.W.Leibniz G. W. Leibniz, La caractéristique géométrique, Texte établi, introduit et annoté par Javier Etcheveria, traduit, annoté et postfacé par Marc Parmentier, Vrin, Mathesis, 1995, 150-1.
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de la science qui était, à une certaine époque, l’objectif prioritaire de Neurath et de Carnap. L’idéographie de Frege vise finalement le même projet. Frege a souvent rappelé qu’une telle langue pouvait rendre des services non seulement à l’arithmétique mais aux mathématiques et aux sciences dans leur ensemble. Ceci montre l’étroite parenté de son projet avec celui de Leibniz : « On peut voir dans les systèmes de notation de l’arithmétique, de la géométrie ou de la chimie autant de réalisations du projet de Leibniz dans des domaines spéciaux. L’idéographie proposée ici en offre une nouvelle, carrefour de toutes les autres et par suite voisine de chacune d’elles. A partir de là, on peut le plus légitimement du monde s’attendre au succès d’une entreprise qui consiste à combler les lacunes des langues formulaires actuelles, à relier leurs régions jusqu’ici séparées au domaine d’une seule langue de ce genre, pour étendre ensuite le procédé aux régions qui en sont encore dépourvues. J’augure pour mon idéographie des applications fructueuses partout où l’on attache une grande importance à la validité de la méthode de démonstration comme, par exemple, lorsqu’il s’agit de fonder le calcul différentiel et intégral. Il semble encore plus facile d’étendre ma langue formulaire à la géométrie. Il faudra seulement ajouter quelques symboles pour les relations intuitives qui apparaissent dans ce cas. Nous obtiendrons de cette façon une manière d’analysis situs. A partir de là on peut effectuer le passage à la théorie pure du mouvement, puis encore à la mécanique et à la physique. Dans ces derniers domaines où règne, à côté de la nécessité de pensée, la nécessité naturelle, on est en droit de prévoir que la notation se développera avec le progrès des connaissances. »347 L’idéographie permet d’étendre la logique symbolique : « Les rapports logiques sont partout, et les signes affectés aux contenus particuliers peuvent être choisis de telle sorte qu’ils s’insèrent dans le cadre de l’idéographie ; il demeure qu’une présentation intuitive des formes de pensées a une signification qui dépasse le domaine des mathématiques. Puissent les philosophes prêter eux aussi quelque attention à cette entreprise. »348 G. De Humboldt : les formes peuvent provenir de la langue et pas seulement de l’intuition a priori Les recherches linguistiques de Humboldt contribuent, après la découverte des géométries non-euclidiennes, à remettre en question le dogme des formes subjectives a priori de l’espace et du temps. Il part de la 347
Frege, Begriffscchrift, 1879, in Logique et fondements des mathématiques, p. 101, Anthologie (1850-1914), Payot. 348 Frege, ELP, p. 69.
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grammaire et au lieu de rechercher les fondements d’une grammaire générale comme au XVIIe siècle, il cherche plutôt à comprendre le lien des formes grammaticales et leur influence sur les idées de l’esprit. Les formes et les concepts de l’esprit ne nécessitent plus une déduction transcendantale comme dans la philosophie kantienne. Dans la langue, l’esprit dispose de formes grammaticales pour se manifester de manière sensible. Ceci change de manière radicale la question du rapport des concepts à l’intuition. La langue et les formes grammaticales immanentes à l’esprit représentent une autre forme de la sensibilité au moyen des sons et de l’écriture. L’espace et le temps ne sont plus donnés dans l’intuition subjective universelle. Les formes a priori dépendent de certaines formes grammaticales propres à la langue que l’on parle. Ces dernières n’ont pas le statut de catégories qu’on pourrait disposer sur une « table ». Elles ne sont pas subjectives puisqu’elles s’expriment au moyen d’un système de symboles qui exprime le génie ou l’esprit d’un peuple. Elles n’ont pas l’universalité des catégories qui permettent de parler de grammaire générale mais sont relatives à un peuple et à son évolution. La temporalité ne résulte plus nécessairement de l’intuition pure du sujet puisque dans les langues se manifestent l’esprit et la pensée ; entre le symbolique et l’esprit se dessine un accord qui rend possible une évolution parallèle. De plus, le temps qui amène le changement dans les formes grammaticales n’a pas la continuité de celui supposé dans l’esthétique transcendantale : « Il s’agit donc ici de la formation progressive de la grammaire ; et, considérées de ce point de vue, les diversités des langues s’offriront à nous comme des degrés différents de ce progrès. Seulement il faut bien se garder d’imaginer un type universel de progrès continu dans la formation des langues, et de vouloir juger d’après lui tous les phénomènes particuliers. Partout dans les langues, l’action du temps se trouve associée à l’action du génie national ; et ce qui caractérise les idiomes des hordes sauvages de l’Amérique et du Nord de l’Asie ne doit pas pour cela appartenir nécessairement aux souches primitives de l’Inde et de la Grèce. Soit que les langues aient appartenu en propre à une seule nation, soit qu’elles aient successivement passé chez plusieurs, il est impossible d’assigner à leur développement une voie parfaitement uniforme, une voie qui leur ait été fixée et prescrite par la nature. » 349 La temporalité des langues est dissociée de la temporalité de l’intuition subjective universelle : la question du temps se dissocie de celle du sujet pour parvenir à une perspective symbolique, à savoir celle de la langue en tant qu’elle reste liée à la représentation. Il s’ensuit que l’on peut prendre la langue et la 349 G. De Humboldt, De l’origine des formes grammaticales, p. 13-4, Bordeaux Editions Ducros, 1969
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grammaire comme une sorte d’index pour comprendre les idées et leurs relations même si la grammaire n’est pas dépourvue d’ambiguïté, comme le rappellera Frege à maintes reprises. Toutes les langues disposent de formes grammaticales aussi bien celles des sauvages de l’Amérique que les nôtres. Mais la notion de formes grammaticales n’est pas universelle : elle dépend de chaque langue en particulier considérée dans son aspect systématique. Les langues forment donc un système complet de formes symboliques. L’esprit s’exprime davantage par les formes issues des symboles de la langue que par celles de l’espace et du temps. La grammaire d’une langue a une sorte d’existence virtuelle en tant qu’elle contient des règles ou des dispositions à l’usage : « Malgré sa puissante et vivante influence sur l’esprit, toute langue est aussi en même temps un instrument inanimé et passif ; toute langue porte en soi une disposition virtuelle à se prêter aux usages non seulement les plus justes, mais même les plus délicats et les plus parfaits. Si donc celui qui devra à d’autres langues le degré de culture où il est parvenu, en étudie ensuite une moins parfaite, et s’en rend maître, il peut arriver à produire avec elle des effets étrangers à la nature propre de cette langue ; de façon qu’il y fait passer un sens, un esprit tout différent de celui qu’est habituée à y mettre la nation qui vit sous son régime. »350. Même si parfois Humboldt recourt à l’idée de la langue comme instrument, certaines affirmations ne font aucun doute sur la puissance virtuelle du sens : il ne dépend pas directement des opérations de l’entendement et des catégories pures qui pourraient être communes à tous les esprits mais d’un système de symboles. Il parle souvent d’une force de la langue quand il s’agit de comprendre ce qui peut y être exprimé : « Ce n’est pas ce qu’on peut exprimer dans une langue donnée, mais bien ce que cette langue, par sa force propre et intime, peut opérer et provoquer, qui décide de ses mérites ou de ses défauts. La mesure de sa valeur, c’est la clarté, la précision, la vivacité des idées qu’elle éveille dans la nation à qui elle appartient, dont le génie l’a façonnée, et sur qui elle a réagi pour le façonner à son tour. Mais du moment qu’on laisse de côté cette influence du langage sur le développement des idées et l’excitation des sentiments, dès que l’on veut estimer seulement les résultats qu’il peut donner et les services qu’il peut rendre comme simple instrument, on tombe sur un terrain qui n’est plus susceptible d’aucune délimitation : car on ne saurait se former d’avance la notion précise de l’esprit à qui il doit servir d’instrument ; et toute action exercée par la parole est toujours un produit commun de l’esprit et de la langue. » 351 La langue n’est plus l’instrument mis au service de l’entendement. Elle forme un système de 350 351
Id., 15. Id., 17.
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symboles qui n’a sans doute pas l’universalité d’une table des catégories : mais elle manifeste la puissance d’expression du sensible et de l’intelligible ce qui dispense d’une déduction transcendantale des catégories. Le pouvoir d’expression de la langue fait qu’elles sont toutes égales car elles ont toutes leurs mérites et leurs défauts. Quand on se situe au niveau des langues usuelles, il ne peut y avoir de langue parfaite au sens où l’entendait Frege. Mais de l’adéquation de la langue à l’esprit de ceux qui la parlent, on peut en conclure que chaque langue suffit à exprimer ce que l’on veut exprimer. Chaque langue a donc son caractère propre. On ne peut concevoir la possibilité de parler et de comprendre une langue sans la représentation de l’intention et des rapports grammaticaux. Chez Humboldt, le système de la langue se substitue à l’intuition subjective pure de Kant. Non seulement la langue est immanente à l’esprit, mais elle y est donnée de manière complète : à la complétude de la langue qui se traduit par son aspect systématique correspond la tendance à la complétude de l’esprit : « Car l’esprit humain a une disposition naturelle à aspirer au complet en tout ; et tout rapport, quelque rarement qu’il vienne à se présenter, tend au même titre et dans le même sens que tous les autres à devenir forme grammaticale... C’est d’abord que l’homme non cultivé aime à concevoir et à représenter les choses sous tous leurs rapports, leurs aspects particuliers, non pas seulement ceux qui sont nécessaires au but actuel qu’il se propose...De là vient que ce sont tout justement les langues auxquelles manque essentiellement l’idée véritable de la forme, qui possèdent la plus étonnante multitude de ces formes prétendues, dont la réunion compose un système complet, soumis aux lois d’une rigoureuse analogie. »352. Ce lien étroit de la langue et de l’esprit contribue à rendre crédible une autre conception de l’esprit, fondée non pas sur la finitude et l’incomplétude de la représentation mais sur son caractère symbolique et son aspiration à la complétude : « Il est bien plus facile de concevoir l’existence de la grammaire dans une langue, qu’un grand dévelopement ou une grande délicatesse du sens des mots : on ne doit donc pas s’étonner de rencontrer dans l’étude des langues les plus grossières et les moins cultivées les noms de toutes les formes que l’on rencontre aussi dans les plus parfaites. Oui, ces formes y sont véritablement toutes indiquées, parce que le langage se trouve toujours, dans l’homme, tout entier et jamais par fragments. »353 . De ce lien de la langue à la pensée et à l’esprit, il en ressort une sorte d’identité de l’esprit et de la langue. De plus celle-ci n’est plus liée au sujet mais au génie de la nation : elle a une existence virtuelle dans notre esprit.
352 353
Id., p.40. Id., p.16.
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Le concept de forme ne peut se réduire à celui de relation entre termes : la notion de forme grammaticale implique un rapport du sensible sous l’espèce de certaines catégories de symboles et de l’idée ou intention qu’on met dans l’usage de ceux-ci. Il n’y a de discours que si la forme et la matière, ou si les relations d’idées correspondent aux relations des symboles : « La pensée gagne en pénétration quand les rapports grammaticaux répondent exactement aux rapports logiques, et l’esprit se sent toujours plus vivement attiré vers l’exercice de la pensée abstraite, de la pensée pure quand la langue l’a déjà habitué à une séparation sévère des formes grammaticales. »354. Étant donné ce rapport de l’idée au symbole, on serait tenté de parler d’une sorte de synthèse a priori : mais il n’y a aucun sujet, ni aucune synthèse a priori du temps pour permettre de parler le langage kantien. Il semble plus juste de parler d’une sorte de parallélisme entre l’esprit et la langue dans laquelle la pensée supplée à l’absence de rapports par un acte de la pensée : « Or, si les cas où le signe d’un rapport grammatical ne répond pas exactement à l’idée de la vraie forme grammaticale sont fréquents dans une langue, s’ils en forment pour ainsi dire le trait distinctif et caractéristique, une pareille langue, fût-on en état d’y tout exprimer, est encore bien loin de se prêter au développement des idées. Ce développement ne commence à faire quelques progrès qu’au point où l’homme, allant au-delà de la fin matérielle et concrète du discours, cesse de rester indifférent à sa forme : point qui ne saurait être atteint sans l’action ou la réaction de la langue elle-même sur l’esprit. » 355 Quand le vrai rapport grammatical n’est pas donné dans la langue, il s’effectue par l’opération de la pensée. Le rapport évoqué ici ressemble plus au rapport d’expression de l’âme et du corps chez Leibniz qu’à une synthèse de type kantien. D’ailleurs, Humboldt parle de la langue comme d’un « organisme fixe et vivant » : « La parole, en tant que matérielle et concrète, et conséquence d’un besoin réel, ne tend immédiatement qu’à la représentation des choses ; la pensée, en tant qu’abstraite et idéale, tend toujours vers la forme. Par conséquent une force de pensée supérieure imprime à la langue un caractère de formalité, et réciproquement un caractère dominant de formalité dans la langue augmente la puissance de la faculté de penser. »356 Entre les formes de la langue et celles de la pensée le lien est tel que si la langue ne dispose pas de signes spéciaux pour traduire certains rapports grammaticaux, ceux-ci peuvent être introduits par la pensée de ceux qui parlent comme si à la grammaire qui exprime les formes au moyen de signes particuliers, s’ajoutait une autre grammaire de la pensée qui complétait les 354
Id. : 27. Id., p. 22. 356 Id., p. 45. 355
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défaillances de la langue. Lorsqu’une liaison entre deux mots n’est pas marquée par un signe de la langue, la liaison s’effectue par la pensée : le rapport grammatical se fait dans l’esprit de celui qui parle. L’idée du verbe est donc introduite par la pensée : l’union de la langue et de la pensée engendrent des formes de nature grammaticale. On n’est plus dans une pensée qui oppose l’intuition à l’entendement. La langue et sa grammaire révèlent un accord de la forme et de la matière qui dispense de chercher ailleurs un accord des sens et de l’entendement. La grammaire est donc le principe par où correspondent la pensée et l’intuition : « La reproduction fidèle des procédés de l’esprit, au moyen de sons, voilà en effet le but unique de toutes les tendances grammaticales. Mais on ne saurait prendre pour signes grammaticaux les mots qui désignent déjà des objets, sans quoi on n’aurait encore devant soi que des mots isolés qui à leur tour exigeraient de nouveaux liens. »357. Entre la structure de la pensée et celle des symboles, le parallélisme s’exprime aussi par leur continuité : « Or la langue, pour bien s’approprier aux besoins de la pensée, doit, autant que possible, en reproduire l’organisme dans sa propre structure. Autrement, elle, qui doit être symbole en tout, sera justement un symbole infidèle et imparfait de ce à quoi elle se trouve le plus immédiatement unie. Tandis que d’une part la masse des mots qu’elle possède donne la mesure de l’étendue du monde qu’elle embrasse, de l’autre sa forme grammaticale représente pour ainsi dire l’idée qu’elle se fait de l’organisme de la pensée. Le langage doit accompagner la pensée. Il faut donc que celle-ci puisse à son aise passer par une suite continue d’un élément à l’autre ; il faut qu’elle trouve en lui des signes tout prêts pour tout ce qui est nécessaire à son travail d’enchaînement des idées. Sans quoi on verra se former des lacunes où il l’abandonnera au lieu de l’accompagner. Enfin, bien que l’esprit tende toujours et partout vers l’unité et l’absolu, il ne peut cependant développer ces deux idées que peu à peu, en les tirant de son propre fonds, et qu’avec l’aide de moyens matériels. Parmi les plus puissants de ces moyens, il rencontre la langue qui déjà pour son propre compte, pour son but le moins élevé et le plus concret, a besoin de règle, de forme, de loi. Aussi, plus il y trouve déjà réalisés ces caractères qu’il cherche lui-même de son côté, plus il peut s’unir intimement avec elle. »358 . Ce fragment montre à quel point Humboldt est éloigné de l’esprit kantien : l’aspiration à la continuité du mouvement de la pensée parallèlement à la continuité de l’enchaînement symbolique, l’aspiration pour l’esprit à tirer tout de son propre fonds, la crainte des lacunes, toutes ces idées retrouvent l’inspiration leibnizienne.
357 358
Id., p. 23. Id. : 49.
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Quand Humboldt analyse les rapports de la langue et de la pensée, il se trouve confronté à la question de l’écriture chinoise dont parle aussi Leibniz dans les Nouveaux Essais. Il s’agit d’une langue qui, outre les mots communs à toutes les langues, dispose de caractères pour exprimer directement les idées sans passer par les représentations impliquées par les mots. Cette langue a la propriété de se construire à trois niveaux : celui des idées, des mots et des caractères : « L’écriture chinoise exprime, par un seul signe, chaque mot simple et chaque partie intégrante des mots composés ; elle convient parfaitement par là-même, au système grammatical de la langue. Cette dernière présente, en conséquence avec son principe, un triple isolement, celui des idées, des mots, et des caractères. Je suis entièrement de votre opinion, Monsieur, dit-il à Remusat, et je pense que les savants qui se sont presque laissés entraînés à oublier que le chinois est une langue parlée, ont tellement exagéré l’influence de l’écriture chinoise, qu’ils ont, pour ainsi dire, mis l’écriture à la place de la langue. »359 . Même si Leibniz fait partie de ceux qui ont exagéré cette influence, il n’en est pas moins vrai que le rôle des caractères met en évidence le lien du symbole et de l’idée. La chaîne linéaire des sons convient à ce type d’expression : c’est ce qui se produit dans l’écriture phonétique. Les caractères, libérés de la sujétion à l’ordre linéaire des sons donnent une image qui « s’amalgame avec l’idée » : « Mais les caractères chinois doivent souvent et puissamment contribuer à faire sentir les rapports des idées et à affaiblir l’impression des sons. La multiplicité des sons homophones invite nécessairement les personnes lettrées à se représenter toujours en même temps la langue écrite, libre des embarras qu’ils doivent causer. L’étymologie qui fait découvrir l’affinité des idées dans les langues, est naturellement double en chinois, et repose en même temps sur les caractères et sur les mots ; mais elle n’est bien évidente et manifeste que dans les premiers. Il me semble qu’on s’est encore bien peu occupé de celle des mots ; mais je conçois que les recherches à faire dans ce but, doivent être infiniment difficiles, à cause de la simplicité des mots qui se refusent à l’analyse. Les caractères au contraire, sont presque tous composés ; les parties qui les constituent sautent aux yeux, et leur composition a été faite suivant les idées de leurs inventeurs, idées dont on a eu soin, dans un grand nombre de cas, de conserver la mémoire. »360 La question du rapport de l’écriture à la pensée se pose aussi bien à Frege qu’à Leibniz. Les caractères détournent l’attention des sons et des représentations qui leur sont associés. L’idée ou le concept n’ont plus besoin d’être représentés mais sont « désignés », c’est à dire liés directement aux symboles 359 360
Id. : 141. Id., p.142.
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Cassirer et les ambiguïtés de la pensée symbolique Cassirer semble avoir beaucoup d’estime pour les travaux de Humboldt qu’il présente de manière fidèle. Son grand ouvrage sur La philosophie des formes symboliques pourrait laisser croire à son appartenance à cette pensée symbolique. On s’aperçoit bien vite que les « formes symboliques » relèvent d’un type de pensée qui n’a rien de leibnizien même si Leibniz est un philosophe très souvent cité et fort bien connu de lui. La pensée de Cassirer reste prise dans une problématique kantienne qui s’épanouit dans une philosophie de la culture : il y est question de la conscience, du sujet et de l’objet qui restent les catégories fondamentales de la pensée. On s’aperçoit que c’est à grand peine et au prix d’une certaine ambigüité qu’il intègre la pensée symbolique issue de la science dans sa théorie du symbolique conçue essentiellement pour penser les formes les plus diverses de la culture. Sa conception du symbole est voisine de la conception kantienne et reste éloignée de la théorie leibnizienne des « caractères ». Dans l’exposé de la pensée de Humboldt, il retient l’opposition de l’esprit individuel et de l’esprit collectif qu’il tente de dépasser par une synthèse : « …c’est au contraire la trace la plus éclatante et la preuve la plus assurée que l’homme ne possède pas une individualité en soi, séparée, que Moi et Toi ne sont pas uniquement des concepts qui s’appellent réciproquement, mais, si l’on pouvait remonter jusqu’au point de séparation, des concepts bel et bien identiques. »361. Cette interprétation du symbolique à partir du langage parlé dans lequel le sujet et autrui dépassent leur particularité dans la communication, le conduit alors à Kant et aux postkantiens : « Des éléments kantiens et schellingiens se mêlent de manière remarquable dans cette première ouverture métaphysique de la philosophie du langage de Humboldt. Se fondant sur l’analyse critique des facultés de connaissance, Humboldt cherche à parvenir au point où l’opposition de la subjectivité et de l’objectivité, de l’individualité et de l’universalité se résout pour devenir pure indifférenciation. »362 . Le langage exprime l’unité ou l’affinité primitive et originelle du moi et du toi, de l’homme et du monde. La pensée de Cassirer repose sur l’idée de l’esprit comme faculté de synthèse qu’il oppose à la conception leibnizienne de l’esprit comme reflet ou miroir. De celle-ci découle une vision réaliste du savoir dont le but est d’atteindre la nature ultime des choses. Dans le rôle que la pensée scientifique fait jouer aux lois par rapport aux faits et celui des postulats ou 361
Cassirer : La philosophie des formes symboliques (PFS) I, Le langage, p. 104, Les Editions de Minuit, 1972.. 362 Id., p. 105.
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axiomes par rapport aux lois, il voit une sorte de mouvement dialectique ascendant vers l’unité et vers l’avènement d’une science qui est le but et la fin même de l’esprit. Ce mouvement de la science s’accompagnerait d’une sorte de réfutation de la pensée réaliste naïve fondée sur l’idée de la connaissance reflet : « Ainsi, l’« être » que la science revendique comme son « objet » ne se présente plus comme un donné simple et indécomposable ; chaque manière nouvelle de le considérer, chaque direction inédite l’enrichissent d’un moment nouveau. La rigidité du concept d’être disparaît dans un flux et un mouvement généralisés ; s’il est encore possible de penser l’unité de l’être, c’est comme un but à atteindre et nullement en tant qu’elle serait déjà présente à l’origine de ce mouvement. A mesure que ces vues s’imposent et se développent à l’intérieur même de la science, la théorie naïve qui faisait de la connaissance un pur reflet se voit privée de ses fondements : les concepts fondamentaux de chaque science, outils au moyen desquels elle pose ses questions et formule ses réponses, n’apparaissent plus du tout comme les reflets passifs d’un être donné par ailleurs, mais comme des symboles intellectuels créés de manière autonome. C’est à la connaissance physico-mathématique que revient le mérite d’avoir la première clairement reconnu le caractère de symboles propre à ses nouveaux outils. » 363 Quand Cassirer parle de la théorie des simulacres de Hertz, il la considère comme l’expression de la théorie du reflet. Manifestement il ne conçoit le symbole qu’à la manière kantienne, à savoir comme le résultat d’une construction de l’esprit et non pas dans le cadre de la théorie leibnizienne du concept d’expression. Chaque fois qu’il a affaire à une pensée du symbolique fondée sur le pouvoir d’expression des symboles, il tente d’assimiler celle-ci à sa conception du symbolique comme synthèse. Ceci vient de ce qu’il reste prisonnier d’une certaine orthodoxie kantienne dans laquelle l’esprit repose sur la représentation et sur la distinction sujet objet qui tend à être dépassée dans une sorte de savoir idéal, final : « Toutes les grandes fonctions spirituelles partagent avec la connaissance la propriété fondamentale d’être habitées par une force originairement formatrice et non pas simplement reproductrice. Loin de se borner à exprimer passivement la pure présence des phénomènes, une telle fonction lui confère, par la vertu autonome de l’énergie spirituelle qui se trouve en elle, une certaine « signification », une valeur particulière d’idéalité. Cela est aussi vrai de l’art que de la connaissance, de la pensée mythique que de la religion : le monde d’images dans lequel vit chacune de ces fonctions spirituelles n’est jamais le simple reflet d’un donné empirique ; il est au contraire produit par la fonction correspondante suivant un principe originel. Toutes les fonctions de l’esprit 363
Id., p. 15.
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engendrent ainsi leurs propres configurations symboliques qui, bien que fort différentes des symboles de l’intellect, ne leur cèdent en rien quant à la valeur de leur origine spirituelle. »364 L’opposition d’une force formatrice à une forme reproductrice renvoie à l’opposition de l’esprit actif qui construit et de l’esprit passif qui reproduit : l’esprit est sujet, est conformément à l’esprit de la révolution copernicienne ; l’objet n’a de sens que s’il est construit par l’esprit. Cassirer tente de rénover le kantisme mais il en garde l’idée fondamentale qui suppose l’esprit comme activité de construction et de synthèse : l’esprit vise la totalité et y parvient par un mouvement critique qui s’applique à ses différentes fonctions. Il en résulte une philosophie de la culture dont le progrès repose sur la contradiction entre ce qui est (le commencement) et ce qui doit être (la fin) : « De ce point de vue, la révolution copernicienne dont Kant était parti prend un sens nouveau et élargi : ce n’est pas la seule fonction logique du jugement qu’il est légitime de lui soumettre, mais aussi bien toute direction et tout principe d’organisation spirituelle. La question décisive est en effet toujours la même : d’une formation donnée et de la fonction correspondante, laquelle essayons-nous de comprendre à partir de l’autre, laquelle considérons-nous fondée sur l’autre ? C’est cette question qui constitue le lien spirituel entre les divers champs de problématique, qui manifeste leur unité méthodologique -- sans jamais pourtant réduire cette unité à une simple identité de contenu. Car le principe fondamental de la pensée critique, celui du « primat » de la fonction sur l’objet, revêt dans chaque domaine spécial une figure nouvelle et exige à la fois d’être fondée de manière indépendante. A côté de la pure fonction de connaissance, il s’agit d’appréhender les fonctions de la pensée linguistique, de la pensée mythico religieuse, de l’intuition artistique, de telle façon qu’il apparaisse clairement comment à l’intérieur de chacune d’elles une certaine organisation -- organisation non pas tant du monde que dirigée vers le monde -- se réalise comme système objectif de sens ou comme ensemble objectif de l’intuition. »365 Bien qu’il utilise certains concepts leibniziens, il leur donne un sens très différent de ceux que leur donne Leibniz. Ainsi le concept d’expression évoque la richesse intérieure du contenu et ce concept se distingue mal de l’idée d’intuition. Le symbolique ne se fonde pas sur l’idée de remplacement mais sur l’idée de remplissement d’une forme par une matière. C’est le schème originel de la synthèse qui chez Kant se donne déjà dans l’intuition a priori de l’espace et du temps. Il en résulte une théorie de l’esprit comme conscience qui tente de s’extérioiser dans un contenu et de réduire la 364 365
Id., p. 18-9. Id., p. 20.
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différence avec lui : « Pour notre part en revanche, nous avons donné d’emblée au concept de symbole une signification différente et plus large, visant à recouvrir la totalité des phénomènes dans lesquels se présente, de façon ou d’autre, un « remplissement par le sens » du sensible, c’est à dire dans lesquels un phénomène sensible, selon le mode de son existence et de son essence, se représente en même temps comme particularisation et comme concrétisation, comme manifestation et comme incarnation d’un sens. »366. Cassirer se donne l’idée de représentation avec sa structure sujetobjet ainsi que la fonction de synthèse liée au sujet. La perception se comprend à la fois comme vécu et comme représentation qui lui donne un sens. Le concept de prégnance symbolique montre comment l’esprit vit dans la sensibilité et manifeste son sens par son pouvoir de représentation : l’ordre du sensible qui apparaît dans la perception des couleurs vient d’un entrelacement du vécu sensible et du sens, autrement dit une synthèse vécue plutôt que connue : « Il ne s’agit pas alors de simples données « perceptives » sur lesquelles se grefferaient ensuite des actes « aperceptifs » qui serviraient à les interpréter, à les juger et à les transformer. C’est au contraire la perception elle-même qui doit à sa propre organisation immanente une sorte d’« articulation » spirituelle et qui, prise dans sa texture intérieure, appartient aussi à une texture déterminée de sens. Dans sa pleine activité, dans sa totalité vivante, elle est en même temps une vie « dans » le sens. Elle n’est pas reçue seulement après coup dans cette sphère, mais paraît en quelque manière née en elle et avec elle. C’est cet entrelacement, cette relativité du phénomène particulier de la perception, donné ici et maintenant, à une totalité de sens caractéristique, que sert à désigner l’expression de « prégnance ». » 367 . La philosophie des formes symboliques de Cassirer retrouve une philosophie de l’immédiat et de la vie fondée sur la représentation et sur le pouvoir synthétique de l’esprit de se rendre égal ou adéquat au contenu donné incomplètement dans la représentation. Duhem : la théorie physique comme relation de la langue arithmétique et du calcul algébrique La pensée de Duhem a souvent été réduite à une épistémologie positiviste qui met l’accent sur la constitution des lois pour comprendre la théorie. On a retenu l’idée du « holisme épistémologique » d’après laquelle 366
Cassirer, Philosophie des formes symboliques, 3, La phénoménologie de la connaissance, p. 112, Les éditions de minuit. 367 Id., p. 229.
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les hypothèses affrontent en bloc le verdict de l’expérience. Mais à l’interprétation épistémologique s’ajoute une perspective symbolique dans la mesure où la théorie physique n’a de sens scientifique que si elle est mathématisée ; la langue symbolique des nombres permet de former des lois à partir de mesures et le calcul s’effectue à partir d’hypothèses dont on déduit des conséquences. Duhem se demande d’abord quel est l’objet ou le but de la théorie physique. Si, comme certains l’admettent, elle doit expliquer les phénomènes, elle commence par une négation car expliquer « c’est dépouiller la réalité des apparences qui l’enveloppent comme des voiles, afin de voir cette réalité nue face à face. »368 Quand la physique prétend expliquer, elle dévoile pour voir et s’apparente à la métaphysique qui, elle aussi, veut voir la réalité qu’elle pose comme essence. Si le positivisme comtien ou duhémien rejette la métaphysique, c’est parce que cette dernière repose sur une négation car en cherchant la réalité cachée derrière les apparences, les théories explicatives commencent par nier la réalité de l’apparence comme si pour obtenir la vérité dans la représentation, il fallait commencer par une négation ou un doute préalable. Tel est le sens profond du positivisme : concevoir le sensible et l’apparence sans commencer par un acte de négation (tel le doute cartésien) car la science ne cherche pas l’essence qui transcende les apparences mais s’efforce de retrouver l’ordre donné dans la perception. La métaphysique cartésienne commence et se poursuit par des négations ; la célèbre analyse du morceau de cire, sorti récemment de la ruche, commence par une description concrète de celui-ci avec toutes ses qualités. En le chauffant, on élimine les qualités sensibles. Pour s’élever à l’essence qui explique les apparences, le physicien s’est fait métaphysicien. La théorie de l’abstraction sur laquelle repose la physique explicative est fondée sur une forme négative d’abstraction qui considère l’ordre immanent au sensible, constitué par l’esprit, comme contingent, étranger à ce qui est corporel et matériel. Ainsi la physique, et la science d’une manière générale, ne peuvent prétendre expliquer les phénomènes puisqu’elle commence par les nier. Duhem croit préférable de commencer par une description des apparences ce qui le rend plus proche des prisonniers de la caverne que du métaphysicien qui les exhorte à en sortir : « Esclave de la méthode positive, le physicien est semblable au prisonnier de la caverne ; les moyens de connaître dont il dispose ne lui laissent rien voir, si ce n'est une suite d'ombres qui se profilent sur la paroi opposée à son regard ; mais il devine que cette théorie de silhouettes, dont les contours s'estompent devant ses yeux, n'est que le simulacre d'une suite de figures solides ; et, de ces figures 368
Duhem, La théorie physique, p. 3-4.
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invisibles, il affirme l'existence par delà le mur qu'il ne peut franchir. Ainsi, le physicien affirme que l’ordre dans lequel il range les symboles mathématiques pour constituer la théorie physique est un reflet, de plus en plus net, d'un ordre ontologique suivant lequel se classent les choses animées. »369 Une fois achevée, la physique s'identifiera à la cosmologie. Ce qui suppose, contrairement à Kant, qu'il n'y a pas d'inconnaissable et qu'il est vain d'opposer le monde rationnel qui serait ailleurs, au monde donné qui serait artificiel et illusoire. L’ordre symbolique de la physique ignore le grand partage subjectif/objectif qui ne voit l’ordre qu’introduit par le sujet et l’esprit dépositaire de formes a priori qui rendent possible la connaissance. L’ordre que révèlent la physique et la cosmologie ne provient pas d’une reconstruction subjective du monde mais exprime une relation entre les données perceptives traduites en symboles et les relations entre mesures, formulées dans des lois qui se reflètent dans l’unité d’une théorie : celle-ci signifie autant la cohérence logique de la théorie que la cohésion ontologique du monde. Contre l’esprit de négation des métaphysiciens, Duhem oppose l’idée que la science doit sauver les apparences ce qui condamne la distinction kantienne phénomène/apparence, entre apparences vraies et apparences fausses. Comme toute apparence reste liée aux autres apparences, chacune a donc sa raison d’être dans l’ensemble auquel elles appartiennent : « En effet, les enseignements qu’une doctrine métaphysique fournit touchant la véritable nature des corps consistent, le plus souvent, en négations. Les Péripatéticiens, comme les Cartésiens, nient la possibilité d’un espace vide ; les Newtoniens rejettent toute qualité qui ne se réduit pas à une force exercée entre points matériels ; les atomistes et les cartésiens nient toute action à distance ; les cartésiens ne reconnaissent, entre les diverses parties de la matière, aucune autre distinction que la figure et le mouvement. Toutes ces négations sont propres à argumenter lorsqu’il s’agit de condamner une théorie proposée par une École adverse ; mais elles paraissent singulièrement stériles lorsqu’on en veut tirer les principes d’une théorie physique. Descartes, par exemple, nie qu’il y ait, en la matière, autre chose que l’étendue en longueur, largeur et profondeur et ses divers modes, c’està-dire des figures et des mouvements ; mais avec ces seules données, il ne peut même pas ébaucher l’explication d’une loi physique. » 370 Le positivisme refuse la négation comme point de départ de la connaissance car elle ne peut se faire qu’en partant du sujet individuel et de la croyance qu’il a directement accès à la vérité par la force de son esprit. Qu’il s’agisse de Comte, de Duhem et de Mach, on s’aperçoit que pour eux le sensible est 369 370
Duhem, La théorie physique, Son objet, sa structure, (TP) p. 453, Vrin Paris. TP, p. 18.
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déjà pourvu d’une certaine généralité parce qu’il y a déjà un ordre que l’esprit n’a pas constitué. Si la science achevée ne peut être qu’une classification naturelle, c’est parce que ce n’est pas l’être qu’il faut chercher à connaître mais l’ordre qui enchaîne les apparences et permet de découvrir les lois. Quand la physique vise l’explication, elle ne peut avoir le dernier mot concernant la réalité ; voilà pourquoi elle se subordonne à une science, la métaphysique, qui prétend appréhender la réalité par une intuition intellectuelle. Telle est l’analyse de la pensée cartésienne par Duhem. Prétendant accéder à la chose et à la réalité, la métaphysique reste particulière et ne fait pas l’unanimité de sorte qu’une physique fondée sur la métaphysique ne peut avoir le statut de science universelle auquel elle aspire en tant que science. La seule vraie science indubitable et universelle est la mathématique : « Les propositions qui composent les sciences purement mathématiques sont, au plus haut degré, des vérités de consentement universel ; la précision du langage, la rigueur des procédés de démonstration ne laissent place à aucune divergence durable entre les vues des divers géomètres. » 371 La physique n’a pu devenir mathématique que parce que préalablement existait une science dont la vérité est reconnue par tous. L’abstraction part de ce qu’il y a de général dans la sensation et ce que l’on nomme les qualités n’a pas grand chose à voir avec la matière ou même la subjectivité. Il ne saurait s’agir de chercher ce qui est pur ou a priori dans la sensation mais plutôt ce qui est simple car l’objectif n’est pas de découvrir des essences mais des lois. Quand on reconnaît un ordre et une forme du sensible indépendamment du sujet, on ne peut plus le réduire à une simple matière ordonnée par une forme. L’abstraction en fait ressortir les relations déjà données dans l’observation ; la science ne part pas d’apparences mais de faits. La philosophie idéaliste ou critique, issue de la représentation, ne peut concevoir des faits qui ne seraient pas relatifs à une représentation et elle réduit les lois à des relations posées par l’entendement dont le pouvoir de représentation est antérieur à toute observation ou sensation. Les faits sont ce qui est donné à l’observation et résultent d’une perception ou observation stabilisée : « Par exemple, des instruments à cordes ou à vent ont produit des sons que nous avons écoutés attentivement, 371
« Telle est l’audacieuse formule de la Cosmologie cartésienne ; l’homme connaît l’essence même de la matière, qui est l’étendue ; il peut donc, logiquement en déduire toutes les propriétés de la matière ; la distinction entre la Physique, qui étudie les phénomènes et leurs lois, et la Métaphysique, qui cherche à connaître l’essence de la matière en tant que cause des phénomènes et raison d’être des lois, est dénuée de fondement ; l’esprit ne part pas de la connaissance du phénomène pour s’élever ensuite à la connaissance de la matière ; ce qu’il connaît d’abord, c’est la nature même de la matière, et l’explication des phénomènes en découle. » TP, p. 61.
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que nous avons entendus se renforcer ou s’affaiblir, monter ou descendre, se nuancer de mille manières produisant en nous des sensations auditives, des émotions musicales : voila des faits acoustiques. »372 Il importe de voir que si le positivisme part de la perception, celle-ci ne donne pas des données immédiates, unifiées à partir de la subjectivité mais des faits, c’est-à-dire des données résultant d’une généralisation. Cela présuppose que non seulement l’ordre perçu dans les faits n’est pas le produit d’une synthèse mais qu’il y est déjà donné. Toute la philosophie positiviste repose sur l’idée que l’esprit ne crée pas l’ordre qui est donné avec les apparences et qu’il appartient à la science de le reconstruire au moyen d’une langue symbolique. La théorie duhémienne de la physique suppose un ordre donné qu’il nous appartient de reconstruire. Puisqu’elle ne peut être une explication qui renvoie à une métaphysique variable d’un savant à l’autre, elle sera une classification. Dire que la théorie physique est classification signifie que l’ordre est donné et qu’il n’appartient pas à la science de connaître des substances, ce qui implique que la théorie doit commencer par décrire les faits et ensuite faire apparaître les lois qui rendent compte des relations régulières entre ces faits. De même que la perception implique un ordre commun au sentant et au senti, l’entendement part de faits stabilisés dans la perception pour en analyser les ingrédients. Des faits acoustiques perçus et observés, l’analyse tire des notions générales telles que « intensité » « hauteur » « octave » « accord parfait » dont les relations sont fixées par des lois. Le fait n’a rien de concret mais est abstrait d’un ensemble de données car le savoir ne se forme pas à partir d’une perception concrète, riche par son unicité pour ensuite en éliminer les qualités sensibles. Les faits sont définis par des relations logiques d’équivalence de sorte qu’un fait serait donc une classe d’équivalence de perceptions. Si on part de l’ordre et si on dit que la science est reconstruction de ce qui est donné dans la perception, la recherche de la réalité devient superflue et ce qu’on appelle réel n’est autre que l’ordre. La description ne vise plus à abstraire le réel du sensible mais à reconstruire au niveau du discours un ordre qui s’est manifesté dans l’observation des faits. La description ne porte plus sur des apparences qu’il faut dépasser mais qu’au contraire il faut sauver ; la transcendance de l’apparence vers l’essence n’a de sens que si l’apparence ne peut avoir sa raison d’être dans une autre apparence. S’il est vain de chercher à sortir des apparences, c’est parce qu’elles manifestent un ordre qui est la seule modalité de l’être que la science puisse atteindre.
372
TP,., p. 4.
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L’ordre « réel », au delà de l’apparence, n’est, comme le dit Frege à propos de Husserl, qu’une sorte de « spectre exsangue »373. Le rapport à la philosophie leibnizienne apparaîtra mieux si on remarque que ce qu’on appelle réel se définit d’abord par sa parfaite détermination. N’étant pas une matière indéterminée à laquelle on appliquerait une forme pour la connaître, les apparences sont ordonnées et nous pouvons reconstruire cet ordre. Par corrections successives, la théorie parviendra à établir une correspondance de plus en plus parfaite entre l’ordre de la théorie et l’ordre des apparences. Mais comment faire apparaître un tel ordre qui se donne à nous quand nous percevons des faits ? On peut dire que la théorie physique commence par la langue arithmétique et s’achève dans le calcul algébrique comme si, par delà la physique, il ne pouvait y avoir qu’une science, la mathématique, qui est le levier le plus puissant pour appréhender l’ordre des apparences. La théorie physique se définit comme un « système de propositions mathématiques, déduites d’un petit nombre de principes, qui ont pour but de représenter aussi simplement, aussi complètement et aussi exactement que possible, un ensemble de lois expérimentales. »374 Le terme « représenter » qui signifie plutôt « traduire » n’a rien à voir avec le terme « représenter » du point de vue psychologique. Les mathématiques ne sont pas une simple forme qu’on appliquerait à une matière : dès qu’on observe les faits avec leur caractère de généralité, s’immiscent les mathématiques car, aux propriétés simples déduites des faits, elles font correspondre des mesures au moyen de nombres et de grandeurs. Entre les symboles numériques et algébriques, qui résultent de la mesure, et les propriétés, la relation n’est pas celle du sujet à l’objet ou encore une relation psychologique de représentation mais une relation de signe à chose signifiée. La mesure ne représente pas les grandeurs mais les désigne par des symboles numériques. En comparant des longueurs, on découvre des longueurs égales et d’autres inégales, les premières reliées par le symbole « = » et les secondes par « > » « < » ce qui autorise ensuite à introduire les symboles « + » et « × » pour définir la somme et le produit des longueurs. Duhem montre comment l’addition symbolique des grandeurs 373
« Supposons qu’un chat blanc et un chat noir sont assis devant nous. Si nous ne prêtons plus attention à la couleur, les voici incolores ; mais ils sont toujours assis l’un à côté de l’autre. Si nous négligeons leur posture, ils ne sont plus assis, sans pour autant prendre une autre posture, et ils demeurent à la même place. Négligeons leur place, les voici sans feu ni lieu, mais ils demeurent bien distincts. Et peut-être avons-nous tiré de ces animaux un concept général de chat. En répétant le même procédé, chaque objet se transforme en un spectre de plus en plus exsangue. De tout objet, on peut tirer un quelque chose qui se distingue encore parfaitement de ce que l’on obtiendrait à partir d’un autre objet, bien qu’il ne soit pas facile de dire comment. » Frege, Écrits logiques et philosophiques, « Compte rendu de Philosophie der Arithmetik de E. G. Husserl », tr. fr. C. Imbert, p. 145. 374 TP, p. 24.
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engendre ensuite l’addition arithmétique. Ce procédé s’applique non seulement aux longueurs mais aux surfaces, aux volumes, aux angles et au temps. Les propriétés ou attributs physiques des corps, symbolisés par ces opérations, ne définissent pas une essence ou une réalité des corps. Leur généralité interdit d’établir une opposition entre le qualitatif et le quantitatif comme si l’un était le réel et l’autre l’imaginaire. La généralité de la langue mathématique neutralise le dualisme qualité première/qualité seconde parce qu’il n’y a plus de raison d’opposer une forme parfaitement déterminée à une matière totalement indéterminée : « La physique théorique ne saisit pas la réalité des choses ; elle se borne à représenter les apparences sensibles par des signes, par des symboles. Or, nous voulons que notre Physique théorique soit une Physique mathématique, partant que ces symboles soient des symboles algébriques, des combinaisons de nombres. Si donc, les grandeurs seules pouvaient être exprimées par des nombres, nous ne devrions introduire dans nos théories aucune notion qui ne fût une grandeur. Sans affirmer que tout est quantité dans le fond même des choses matérielles, nous n’admettrions rien que de quantitatif dans l’image que nous construisons de l’ensemble des lois physiques ; la qualité n’aurait aucune place dans notre système. Or, à cette conclusion, il n’y a point lieu de souscrire ; le caractère purement qualitatif d’une notion ne s’oppose pas à ce que les nombres servent à en figurer les divers états ; une même qualité peut se présenter avec une infinité d’intensités différentes. Ces intensités diverses, on peut, pour ainsi parler, les coter, les numéroter, marquant le même nombre en deux circonstances où la même quantité se retrouve avec la même intensité, signalant par un second nombre plus élevé que le premier un second cas où la qualité considérée est plus intense que dans un premier cas. »375 Ainsi la température remplace l’élément qualitatif et sensible de la chaleur par un nombre. De la mesure des propriétés et des relations qui en découlent, il est possible de formuler des lois qu’on substitue aux faits concrets. La langue mathématique substitue aux faits des propositions qui sont des condensés ou des abrégés de faits et consiste en une simplification qui est l’essence de l’abstraction scientifique. L’abstraction métaphysique cherche l’élément pur, caché derrière les apparences, alors que l’abstraction physique et scientifique fait apparaître la propriété ou l’élément simple. Grâce aux nombres, l’élément simple, provenant des faits, peut être défini et déterminé. L’esprit de simplification, fondement de la théorie physique, conduit à condenser les lois expérimentales en un petit nombre de propositions abstraites des lois. Ce sont les hypothèses ou principes qui seront les 375
TP, p. 170-1.
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fondements de la théorie à partir desquels on effectuera des déductions ; dans la mesure où ils introduisent un ordre du contenu, à savoir les lois, ils jouent un rôle analogue aux axiomes de la méthode axiomatique. Assujetties à la cohérence logique, ni les lois, ni la théorie ne peuvent prétendre énoncer quelque chose de réel. Alors que la base de la théorie physique forme une langue mathématique, le sommet, formé d’hypothèses ou postulats, prend la forme d’un calcul dont on déduit les conséquences qu’on peut traduire comme des jugements portant sur les propriétés physiques des corps : « Il est cependant une science où la logique atteint un degré de perfection qui rend l’erreur facile à éviter, facile à reconnaître lorsqu’elle a été commise : cette science est la Science des nombres, l’Arithmétique, avec l’Algèbre qui en est le prolongement. Cette perfection, elle le doit à un langage symbolique d’une extrême brièveté, où chaque idée est représentée par un signe dont la définition exclut toute ambiguïté ; où chaque phrase du raisonnement déductif est remplacée par une opération qui combine les signes suivant des règles rigoureusement fixes, par un calcul dont l’exactitude est toujours aisément vérifiable. Ce langage rapide et précis assure à l’Algèbre un progrès qui ignore, ou à peu près, les doctrines opposées et les luttes d’Ecoles. »376 Quand ces jugements sont en accord avec les lois, la théorie est vraie. Lorsqu’une théorie se fonde sur les mathématiques, l’ordre symbolique de la formulation ou de la figuration des lois et celui de la déduction à partir du calcul montrent que l’ordre issu de la théorie scientifique ne peut être artificiel ou arbitraire. La vérité ne provient pas de racines métaphysiques mais de l’accord avec l’expérience ; autrement dit une théorie vraie est une théorie dont les hypothèses s’accordent les unes avec les autres et dont les conséquences s’accordent avec les lois et les faits. La vérité n’est pas dans l’évidence de la vision mais dans la cohérence de la langue et du calcul mathématique. Duhem évoque l’image pascalienne d’une science qui progresse régulièrement vers une symbolisation de plus en plus proche de la réalité. Cette idée de la science, liée à la découverte de la classification périodique des éléments de Mendeleïev, permet de prédire la place et même l’existence future d’un corps à partir de l’ordre symbolique du tableau. Le langage symbolique de la chimie est une parfaite illustration de la puissance d’ordre et de la portée ontologique de la conception positiviste de la science à condition de considérer que l’ordre se découvre en caractérisant les choses par des signes, des figures, des tableaux et des diagrammes : « Ainsi la moderne notation chimique, en s’aidant des formules développées, établit une classification où se rangent les divers composés. L’ordre merveilleux que cette classification met dans le formidable arsenal de la Chimie nous 376
Duhem, La théorie physique, p. 157-8.
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assure déjà qu’elle n’est pas un système purement artificiel ; les liens d’analogie et de dérivation par substitution qu’elle établit entre les divers composés n’ont de sens que dans notre esprit ; et, cependant, nous sommes persuadés qu’ils correspondent, entre les substances mêmes, à des relations de parenté dont la nature nous demeure profondément cachée, mais dont la réalité ne nous semble pas douteuse. Néanmoins, pour que cette persuasion se change en une invincible certitude, il faut que nous voyions la théorie chimique écrire d’avance les formules d’une multitude de corps et, docile à ces indications, la synthèse réaliser une foule de substances dont, avant même qu’elles ne fussent, nous connaissions la composition et mainte propriété. »377 La classification périodique des éléments par Mendeleïev sert d’exemple privilégié pour comprendre l’accord entre l’ordre de nos constructions symboliques et l’ordre des choses. H. Weyl ou la symbolisation mathématique comme moyen d’appréhender l’infinité des possibles La pensée de H. Weyl occupe une place originale dans le courant symbolique. Dans un article intitulé Sur le symbolisme des mathématiques et de la physique mathématique, il assigne au langage sa place parmi les autres usages de la fonction symbolique. Pour souligner l’importance du symbolique, il mentionne des penseurs aussi différents que Jaspers, Hilbert ou même Cassirer. Il ne semble pas toujours bien distinguer la fonction de représentation des symboles qu’on trouve aussi chez Kant de la fonction de désignation. Mais il voit bien que la conception de Cassirer est éloignée de celle de Hilbert et semble plus proche de la phénoménologie : « D’après E. Cassirer « la fonction primordiale de la représentation » serait à l’œuvre dans la construction de l’espace à partir de perceptions systématiquement reliées et en relation mutuelle. J’ai peine à le suivre quand il continue en disant qu’on doit revenir à cette « symbolique naturelle », si l’on veut comprendre « la symbolique artificielle que la conscience se crée dans la langue, l’art et le mythe. »378 Il oppose la connaissance symbolique, qui est avant tout une construction, à la phénoménologie de la nature. Celle-là, comme on peut le voir dans les mathématiques, use de symboles conçus comme caractères. L’écriture joue un rôle fondamental car elle assure la permanence du contenu dans des documents : « L’écriture qui stabilise, est l’auxiliaire de la langue de communication. Son importance tient principalement à ce qu’elle rend possibles les documents. Les sons parlés se perdent, ceux écrits demeurent. Par exemple quand j’écoute l’horloge du 377 378
Duhem, Id., p. 38-9. H. Weyl, Le continu et autres écrits (C), tr. fr. J. Largeault, p. 251, Mathesis Vrin,1994.
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clocher sonner l’heure, je compte les coups en faisant des coches au crayon sur un papier. Que les objets, tels les coups de l’horloge, se dissipent, « fondent, dégèlent, ou s’évaporent en rosée », leur nombre peut se consigner en un signe numérique et se conserver. »379 Les symboles à partir desquels se construit la science doivent pouvoir être produits et reproduits facilement. Quand Weyl évoque la construction symbolique, il se réfère fréquemment à la formule de Hilbert, « Au commencement était le signe » mais il conteste la neutralité du symbolique. Il n’admet pas que l’on puisse réduire l’arithmétique à de simples symboles parce qu’il pense qu’il y a un donné à partir duquel l’esprit construit « sa représentation symbolique » de l’espace et du temps. En ce sens, on peut dire que la construction symbolique mathématique présuppose une intuition de l’espace et du temps qui n’est ni subjective, ni a priori. Pour Weyl, l’interprétation du symbole requiert, outre sa relation aux autres symboles de la langue, un contenu dans la mesure où il dénote toujours des entités spatio-temporelles ; d’où son opposition à Hilbert qui voulait réduire les mathématiques à une langue symbolique et son rapprochement avec Brouwer. Cette conception garde un caractère paradoxal ; la relation à l’espace et au temps comme donné semble indiquer que la composante physique, point de départ de la symbolisation, se distingue de la réalité à représenter : « Il est essentiel que le symbole soit compris en tant que symbole, non pas en tant que partie constituante de la réalité à représenter. Huyghens pouvait encore dire à bon escient qu’un rayon de lumière monochromatique consiste dans la réalité en une oscillation d’un éther lumineux formé de particules très fines. Nous représentons le rayon lumineux par une formule, où un symbole F, appelé l’intensité du champ électromagnétique, s’exprime comme une fonction, construite arithmétiquement, de quatre autres symboles, x, y, z, t, les dites coordonnées spatio-temporelles. Personne ne peut sérieusement prendre le construit symbolique qui nous reste ainsi entre les mains, pour une réalité sous-jacente aux apparences. Il va de soi que le lien entre symbole et donné perceptible n’est pas rompu pour autant ; le physicien comprend ce que le symbolisme veut dire puisqu’il teste par l’expérience les lois physiques qui y sont condensées. Le développement de la physique en une construction symbolique pure, auquel allusion est faite ici, culmine de nos jours dans la théorie de la relativité et celle des quanta. » 380 Ainsi Weyl voit dans la physique mathématique un exemple privilégié de puissance du symbolique dans la mesure où la réalité du symbole reste distincte de la réalité physique qu’il traduit. 379 380
H. Weyl , C, Id. H. Weyl, C, p. 253.
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Sur la question du symbolisme dans les mathématiques, sa pensée part de l’analyse du continu dont l’origine remonte à Pythagore qui, le premier, a posé le problème des nombres irrationnels381. Qu’il soit spatial ou temporel, le continu est donné et nous nous servons de symboles numériques ou figuratifs pour le désigner ou le construire. La première propriété du continu est sa divisibilité en parties : on lui applique un réseau de divisions et on poursuit par un processus défini de subdivisions par lequel nous atteignons à chaque étape des parties qui ont une frontière commune. Il est donc impossible d’atteindre des points auxquels on associe des symboles qui forment une sorte de catalogue : « Nous en venons maintenant à l’étape décisive de l’abstraction mathématique : nous oublions ce pour quoi les symboles sont mis. Le mathématicien s’occupe du catalogue uniquement ; il ressemble à la personne qui, dans la salle du catalogue ne se soucie pas des livres ni des pièces d’une variété intuitivement donnée que désignent les symboles du catalogue. Cette personne n’est pas pour autant réduite à l’oisiveté, car elle peut avec ces symboles effectuer mainte opération sans avoir à regarder les choses pour lesquelles ils sont mis. » 382 Les mathématiques partent de l’intuition du continu et d’un schéma combinatoire pour avancer la division et la subdivision des parties. Pour le mathématicien, seul importe le catalogue ou le schéma combinatoire. Les symboles se prêtent à toutes sortes de combinaisons et les constructions symboliques résultantes remplacent le donné. Toute science se pense à partir de cette activité de construction symbolique. Il prend part aux débats portant sur les fondements des mathématiques et adopte une position proche de celle de Brouwer et s’éloigne du point de vue symbolique et formaliste de Hilbert. Quand tout le monde parle de formalisme, il montre que cette position provient du rôle donné aux symboles et en particulier à la réduction de l’arithmétique à une langue purement symbolique. Dans L’état présent de la connaissance en mathématiques, il parle de « la mathématique de symboles de Hilbert ». Hilbert ne cherche pas à assurer la vérité mais simplement la noncontradiction de l’Analyse classique ; il en découle qu’il faut commencer par symboliser la mathématique pour ensuite la formaliser. Si la méthode axiomatique réduit le contenu des concepts géométriques à un ensemble de relations définies à partir d’axiomes (définitions implicites), la formalisation fait abstraction du contenu intuitif des symboles et réduit la mathématique à un jeu de formules semblable à un jeu d’échecs. Les théorèmes deviennent des figures dénuées de sens, réduites à des signes. La mathématique cesse d’être connaissance, elle est un jeu de formules réglé par certaines 381 382
H. Weyl, C,, p. 48. H. Weyl, C., p. 223.
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conventions et entièrement comparable au jeu d’échecs. Aux pièces correspond, dans la mathématique, un stock limité de signes, et à une configuration quelconque des pièces sur l’échiquier correspond l’assemblage des signes en une formule. Une ou plusieurs formules ont valeur d’axiomes : leur contrepartie dans le jeu est la disposition prescrite des pièces en début de partie. Et de même que d’une position au jeu sort la position suivante par l’exécution d’un coup qui doit se conformer à de certaines règles de trait, de même valent des règles formelles d’inférence, d’après lesquelles de nouvelles formules doivent être « déduites. »383 Au jeu consistant à manipuler des symboles succède une seconde étape, celle de la métamathématique dont le but est de s’assurer qu’aucune contradiction ne se présente comme conclusion ou conséquence d’une démonstration. La conception hilbertienne de la mathématique formelle perd, aux yeux de Weyl, le sens du rapport du symbole à son contenu puisqu’elle admet qu’un symbole peut être considéré comme contenu d’un autre symbole. La première catégorie de symboles mathématiques qui nous est donnée, est celle des nombres naturels, figurés par des bâtons, à partir desquels nous comptions les objets. L’arithmétique des entiers figure la puissance de construction du symbolique et montre comment nous pouvons engendrer la suite ouverte de tous les entiers : « Nous sommes familiers avec ces miracles des symboles numériques au point que nous ne nous en étonnons plus. Mais tout cela n’est que prélude à l’intervention des mathématiques. Nous ne laissons pas à la chance le soin de dire quels nombres nous trouverons en comptant des objets réels ; au lieu de cela nous engendrons la suite ouverte de tous les nombres possibles en partant de 1 (ou de 0) et en additionnant à un symbole de nombre n déjà atteint un bâton supplémentaire, qui change n en l’entier consécutif n’. Comme je l’ai déjà dit maintes fois, cela projette l’être sur le fond du possible, plus précisément sur une multiplicité de possibles qui se déploie par itération et qui est ouverte sur l’infini. Quel que soit le nombre n qu’on nous donne, nous jugeons toujours faisable de passer au suivant n’. « Le nombre ne s’arrête pas ». L’intuition du « toujours un de plus », de l’infinité dénombrable ouverte, est à la base de toutes les mathématiques. » 384 La construction symbolique qui est à l’origine de l’analyse et de la physique se fonde sur ce qu’il appelle la liberté ou encore le pouvoir d’ouverture à l’infinité des possibles. Ce qui oppose Weyl à Hilbert, c’est sans doute une certaine idée de l’infini que le premier se refuse à concevoir de manière stratifiée comme dans la conception des ordinaux transfinis de Cantor reprise par Hilbert. Le refus de l’infini actuel coïncide avec le rejet d’une parfaite détermination de 383 384
H. Weyl , C., p. 156. H. Weyl, Le continu et autres écrits, p. 218.
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l’infini à partir du symbolique. A la métamathématique ou théorie de la preuve qui suppose la réduction du vrai au non-contradictoire, Weyl et Brouwer opposent le continu temporel qui laisse ouverts les chemins dans l’infini. L’introduction de la notion brouwerienne de suites de choix fait apparaître le lien entre le continu temporel et la liberté ce qui permet de mieux comprendre pourquoi Weyl affirme sa proximité par rapport à la phénoménologie385. Ainsi la conception du symbolique de Weyl souffre peut-être d’une ambiguïté dans la mesure où dans la construction symbolique, il hésite entre une fonction de représentation, fondée sur la nécessité de représenter à partir de l’espace et du temps, et une autre approche fondée sur la fonction de désignation mais ces deux fonctions se complètent comme dans toute langue la sémantique complète la syntaxe. La seconde suppose que le symbole n’est qu’un substitut de la chose alors que la première implique qu’il désigne une entité qu’on peut définir par ses coordonnées spatio-temporelles. La pensée de H. Weyl révèle la grande difficulté d’articuler une conception mathématique (comme celle de Hilbert) à une conception physique du symbolique (H. Weyl).
385
« Quoique le présent écrit vise avant tout des buts mathématiques, je n’ai point éludé les questions philosophiques ; je n’ai pas essayé de les liquider au moyen du mélange superficiel et grossier de sensualisme et de formalisme qui continue de jouir d’un grand prestige auprès des mathématiciens (quoique Frege l’ait combattu avec une clarté bienvenue dans ses Lois fondamentales de l’arithmétique). En ce qui concerne la portée de la logique pour la théorie de la connaissance, je souscrirais aux vues à la base des Recherches logiques de Husserl ; pour un exposé approfondi qui incorpore la logique à sa place, à l’intérieur d’une perspective philosophique d’ensemble, je renvoie aux Idées pour une phénoménologie pure de Husserl. » Id., p. 48-9.
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*Conclusion
Notre recherche portait sur le différend qui opposait Frege et Husserl à propos du psychologisme. Comment ces deux pensées tournées vers une réflexion sur l'arithmétique ont-elles pu parvenir à deux conceptions si différentes de la logique ? Il est apparu qu'il s'agissait d'évaluer l'idée de représentation qui est au cœur du problème. L'un et l'autre la conçoivent de manière différente : Frege pense qu'il s'agit d'une faculté psychologique indispensable à l'être humain pour agir. La pensée commence lorsque le lien avec la nature est rompu : le langage naturel et les langages artificiels permettent de s'affranchir du lien de la représentation à l’action. Husserl ne croit pas que le recours aux symboles et aux signes soit nécessaire pour penser et s'affranchir du rapport à la sensibilité. Il suffit que la représentation se réfléchisse en représentation de la représentation. Le désaccord vient donc d’une conception différente de la représentation et des symboles pour penser. Nous sommes remontés au début de la pensée moderne pour comprendre comment s'est formée l'idée de représentation. Nous avons vu que Descartes et Kant pensaient qu'il ne pouvait y avoir de pensée sans idées ou concepts donnés à partir de la représentation. Pascal et Leibniz s'éloignent de ce point de vue et accordent au langage, aux symboles, aux caractères un rôle important pour comprendre la nature de la pensée. Frege et Husserl s'accordent sur l'importance de la vérité sans laquelle il n’y aurait pas de pensée. Ils divergent quant au sens à donner tant à la pensée qu’à la vérité : s'agit-il de l'évidence dont parlent Descartes et le fondateur de la phénoménologie ? Ou bien s'agit-il d’une vérité intemporelle, objective comme le soutient Frege ? Nous avons confronté deux conceptions de la pensée, l'une considérant que pour atteindre la vérité il fallait purifier la représentation, l'autre qu'il fallait sortir de la représentation en faisant appel aux symboles qui servent de médiateurs (médium) entre le connaissant et le connu. La science a besoin de ces intermédiaires pour penser un contenu tout comme le géomètre a besoin de construire des figures auxiliaires qui pourront découvrir et démontrer des propriétés. 277
La conception métaphysique et transcendantale de la négation Il importe d'abord de savoir si la vérité a besoin d'un sujet pour être affirmée ou au contraire s'il n'y a pas une science fondamentale, indubitable, antérieure au sujet qui se représente les choses. Frege pense que cette science est l’arithmétique à partir de laquelle on peut construire une autre science, la logique, aussi vraie que la science fondamentale. Husserl ne pense pas que l’arithmétique ait ce statut de science première parce qu’elle n’est qu’un art, autrement dit une technique de manipulation des symboles. Aussi la logique doit être accompagnée de la psychologie. Mais comme la psychologie reste une science empirique il se propose de « fonder » la logique sur une logique et une phénoménologie transcendantales : le passage de l'empirique au transcendantal suppose une méthode de purification de la psychologie et de la logique. Mais que signifie la purification de la représentation ? Pour Descartes comme pour Husserl le doute permet de remonter à une instance primitive, le sujet, l’ego à partir duquel s'exerce la pensée. Mais cette démarche suppose que la réflexion de la représentation, ou la représentation de la représentation donne naissance à une entité, le sujet, destinée à prendre un rôle de premier plan tant pour la métaphysique que pour la philosophie transcendantale. Il assure une fonction logique puisqu’il est sujet du jugement sans lequel la pensée ne serait rien et aussi une fonction psychologique puisqu’il empêche la régression à l’infini de la représentation en représentation de la représentation et en représentation de la représensation de la représentation, etc. 386 Pour lui donner un statut ontologique on lui reconnaît un pouvoir transcendantal d’autoréférence et un pouvoir métaphysique d’autoproduction (Fichte, Hegel) : le sujet ne peut être substantiel que si, comme l'exige la définition de la substance, il se suffit à lui-même. Ces deux pouvoirs proviennent de la méthode reconnue pour comprendre ce sujet qu’on appelle tantôt l’âme (Descartes), tantôt le moi (le moi et le non moi de Fichte), tantôt l’ego (Husserl). Pour Descartes le doute hyperbolique conduit à une confrontation de la représentation avec elle-même : il s’agit d’une réflexion métaphysique qui recourt à la négation et même à la négation de la négation (malin génie). Cette négation se distingue de la contradiction car la méthode du doute suppose qu’on ne sache rien ni de la vérité, ni de la fausseté. En recourant à la contradiction on reconnaît un principe qui règle l’usage du vrai 386
Quand Descartes veut expliquer la vision (Dioptrique), il suppose une influence de l’objet sur la rétine sous forme d’image physique (« peinture ») qui est convertie en image mentale et pour éviter de renvoyer cette image ou représentation à une autre représentation, il suppose une représentation de soi qui ne renvoie qu’à elle-même (cogito).
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et du faux. C’est pour cette raison que Pascal proposait la méthode du raisonnement par l’absurde : supposons que cela est faux, alors que s’ensuit-il ? Cela entraîne-t-il une contradiction dans ce qui avait été reconnu préalablement comme vrai ? Mais la négation ne s’arrête pas au doute hyperbolique. Pour découvrir l’essence de la matière, Descartes observe un morceau de cire dont il énumère les qualités ; il suppose ensuite la disparition progressive de celles-ci et conclut que le « reste » est le substrat, la substance du morceau de cire. Duhem a montré que cette démarche qui conduit de l'empirique au rationnel assimilait la négation à une élimination. Subsiste-t-il quelque chose après une telle analyse sinon un substrat indifférencié que l'on a décidé d'appeler substance ? Kant ne pratique pas le doute à la manière des sceptiques mais lui aussi confronte la raison avec elle-même : la critique de la raison pure n'a de sens que si on suppose que la raison peut entrer en contradiction avec elle-même. Cela suppose une contradiction entre la raison sceptique et la raison dogmatique. Par conséquent il sera conduit à un dualisme omniprésent dans la Critique de la raison pure entre l'intuition et entendement, la raison et l'expérience, la forme et la matière, la spontanéité et la réceptivité. Pour surmonter ces oppositions il est obligé de supposer un foyer à partir duquel il est possible de réconcilier les opposés et de fonder la possibilité de synthèses a priori sans sortir de la représentation. C'est le rôle dévolu à l'imagination transcendantale et à ce qu'il appelle un « art caché dans les profondeurs de l'âme humaine ». Descartes et Kant tentent de retrouver une unité de la pensée quand celle-ci repose sur la représentation : cette unité n'a de sens que s'il y a une identité première qui est celle du pensant et du pensé. L’identité n'a été obtenue que parce qu'elle a été précédée par un certain usage de la négation : la substance de la matière tout comme la substance de l'âme peut donner l'impression qu'il s'agit d'une unité/identité non pas structurée mais indifférenciée qu'on pourrait tout aussi bien appeler « néant ». Cet usage de la négation conduit à une métaphysique qui à un moment ou l'autre découvrira la négation au cœur même du sujet (dialectique du moi et du non-moi). La démarche de Husserl, malgré des différences, s'inscrit dans le même mouvement. Il s'agit de purifier la représentation : ce n'est pas un hasard s’il prolonge la méthode du doute cartésien dans ses Méditations cartésiennes. Il use de la négation en suspendant la thèse de l'existence du monde. Au lieu de supprimer son existence, il rend celle-ci indifférente par rapport à la conscience subjective capable de viser les choses avant de les voir. La connaissance n'est donc possible qu’au prix d'une attitude d'indifférence à l'existence sensible du monde. Cette conception de la négation conduit à une dialectique de la pensée 279
reposant sur l'opposition un/multiple, identité/diversité et orientée vers l’inconditionné qui est en même temps un indifférencié. Qu'il s'agisse de pensée métaphysique (Descartes) ou de pensée transcendantale (Kant, Husserl, Heidegger) la pensée se déploie dans le cadre de la transcendance : elle doit s'élever jusqu'au principe ultime, l’absolu qui n'est peut être que l'indifférencié lui-même. Un tel usage de la négation atteint son point culminant avec Heidegger qui pense la négation comme différence fondamentale de l'être et de l'étant au point qu'il identifie le néant à l’être : « L’être de l’étant n’« est » pas lui-même un étant. » dit-il dans Sein und Zeit 387ce n'est plus la négation qui engendre le néant mais c'est le néant qui rend possible la négation. La négation comme suppression de la contradiction Frege reste étranger à cette méthode puisqu'il cherche avant tout à substituer à la représentation une instance, la pensée, qui sauve la vérité propre à la science. Il la détache du rapport à la représentation et la lie au langage : la pensée s'exprime dans une proposition de sorte qu'il existe un isomorphisme structural entre la pensée et son expression linguistique. Ainsi l'ordre linguistique des parties de la proposition préfigure en quelque sorte l'ordre logique des parties de la pensée. L'ordre de la pensée, bien que simple, peut-être composé puisque la proposition forme un tout et peut inclure d'autres pensées comme lorsqu’une partie est condition et l’autre conséquence. Parler d'une relation tout/partie à propos de la pensée peut apparaître étonnant car cela semble remettre en question son unité. L'ordre des parties de la proposition permet de mieux comprendre l'ordre des parties de la pensée. Admettre des parties dans la pensée n'implique pas que ses parties puissent s'en détacher : ces parties ne sont rien sans l'unité du tout. Les philosophies transcendantales présupposent que l'ordre de la pensée qui s'exprime dans un jugement est produit par celui qui juge. Frege rejette cette idée : le jugement est un acte comme le saut suppose l'acte de sauter. Mais ce qui importe dans le jugement ce n'est pas l'acte qui peut se produire à un moment donné et se perdre ensuite dans le passé mais c’est la saisie de la pensée et la reconnaissance de quelque chose qu'on déclare vrai. Ce qui est reconnu vrai dans le jugement ne relève pas de la représentation (psychologie) mais de la pensée (logique). L’histoire des sciences montre que « la saisie d'une pensée » précède « la reconnaissance de sa vérité ». La liaison des parties composant la pensée n'étant pas produite par le jugement 387 Heidegger, Sein und Zeit, « Das Sein des Seienden « ist » nicht selbst ein Seiendes. », § 2, p. 6, Max Niemeyer Verlag, Tübingen, 1993.
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ne peut que le précéder : « Mais la saisie d'une pensée n'est pas non plus une création du penseur, elle ne fonde par l'ordre des parties. La pensée était déjà vraie, avant même d'être saisie, elle consistait déjà dans un tel ordre de ses parties. Pas plus qu'un promeneur gravissant une montagne ne crée cette montagne par son ascension, l'homme qui juge ne crée une pensée tandis qu'il reconnaît sa vérité. »388 La pensée s'exerce non seulement à partir d'un ordre présent dans le langage naturel, tributaire de la représentation, mais aussi d’un ordre plus stable par exemple celui des nombres dans l’arithmétique. Aux fonctions linguistiques telles que la conjonction, la disjonction, le conditionnel et la négation correspondent dans la pensée des opérations que l'on peut définir par une distribution des valeurs de vérité en fonction de l'argument attribué à la fonction propositionnelle. Le passage du linguistique au logique diffère d'une purification : il s'apparente à la substitution d’un ordre à l’autre justifiée par l’invariance du sens et du vrai. Si le logicien se méfie de la grammaire en raison des embûches du langage ordinaire pour comprendre la pensée, il ne rejette pas comme faux ce qui peut le tromper. Que peut bien signifier la négation d'une proposition et par suite d’une pensée ? Qu'advient-il à une pensée vraie quand elle est niée ? En niant une pensée, on ne la transforme pas en une non-pensée et en niant une nonpensée on ne la transforme pas plus en une pensée. On ne peut détruire une pensée pas plus qu'on ne peut détruire l’ordre de ses parties. La négation de l'ordre ne peut avoir le même sens que la négation de l'être. Une pensée niée n'est pas pour autant une pensée négative. La négation ne peut dissoudre l'ordre pas plus qu'elle ne peut supprimer le vrai quand il est reconnu. Attendu que l'ordre de la pensée est dominé par la vérité, il faut admettre une symétrie entre le vrai et le faux : « Pour toute pensée, il en existe une autre qui la contredit, en sorte qu'une pensée est dite fausse lorsque la pensée contradictoire est dite vraie. »389 Le principe de non contradiction ne peut être mis en doute : il rend possible l’exercice de la pensée. A la différence de la négation intervenant dans le doute hyperbolique, la contradiction suppose une relation entre le vrai et le faux, les prémisses et la conclusion reconnue par toute pensée parce qu’elle la structure : si le vrai
388
Frege, ELP, « La négation », p. 205/6, Le Seuil. Id., p.209. Ce n’est pas le seul sens qu’on peut donner à la négation puisqu’en mathématique le terme « négatif » implique également une symétrie non pas entre le vrai et le faux mais entre des nombres : un nombre négatif ne contredit pas un nombre positif mais il en est l’inverse. 389
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est vrai, alors le non vrai est faux. La pensée représentative remplace l’identité du vrai par une autre identité celle de soi à soi de celui qui pense. Frege adopte également le principe du tiers exclu390 ce qui le conduit à rejeter les géométries non euclidiennes car si la géométrie euclidienne est vraie, une géométrie non-euclidienne ne peut être que fausse. La pensée contradictoire d'une autre pensée se compose de cette pensée et de la négation. Puisque la pensée forme un tout qui n'a besoin d'aucun complément sous forme d'actes (psychologie), c'est la négation de la pensée qui appelle un complément. Frege nomme complétude la relation de la pensée à la négation : « la pensée n'a besoin pour exister d'aucun complément, elle est un tout achevé. Au contraire la négation a besoin d'être complétée par une pensée. Les deux éléments, si l'on peut employer cette expression, sont hétérogènes et contribuent d'une manière bien différente à la construction du tout. L'un complète, l'autre est complété. Et c'est par ce lien de complétude que le tout reçoit son unité. »391 Une pensée niée reste indéterminée, indéfinie : elle n’est définie que par la relation du vrai au nonvrai. Le langage ordinaire suggère déjà cette relation : quand on écrit « la négation de ... » on complète la place vide et on obtient une pensée. Ce qui a besoin d'être complété peut être comparé à un voile qui ne peut s'appliquer qu'à une personne ; en ajoutant un voile (un manteau par exemple) à un autre voile ( robe), on obtient un voile unique : « le voile qu'on pose sur un autre ne manque pas de s'unir à lui, ensemble ils forment un voile nouveau. »392 Cette image montre que si le voile correspond à la négation, un voile sur un voile correspond à la double négation qui ne change pas la valeur de vérité de la pensée393. Le symbolique et le virtuel La pensée représentative construit les concepts et les jugements à partir d’un ordre issu de la vie subjective et de l’ego. Elle ne peut connaître sans représenter et sans voir : elle voit ce qui se donne à elle (intuition). Si ce qu’elle voit est
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« Je peux encore dire : la double négation qui habille une pensée ne change pas la valeur de vérité de cette pensée. » id. p. 213. 391 Id., p. 210. 392 Id., p. 213. 393 En logique on distingue la négation d'une proposition de la duale de cette proposition ; la négation de p est non p alors que la duale (négation de la négation) de p est p. La duale de « p et q » est « p ou q » car elle implique la négation de p et de q et la négation de la proposition totale « p et q » par application des lois de De Morgan pour transformer « et » en « ou ».
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incomplet, elle recourt à l’imagination 394 pour le compléter ou à la schématisation pour généraliser. Comme cette pensée peut se prendre elle-même pour objet (réflexivité), elle pense qu’elle produit elle-même la connaissance en construisant l’ordre des phénomènes. La construction subjective devient une autoproduction partant du « je pense ». La pensée symbolique reconnaît un ordre indépendant du temps : saisir la vérité implique un rapport au temps mais la reconnaître suppose qu’elle était vraie avant de la découvrir et qu’elle le restera même quand on n’y pensera plus. La vérité ne peut devenir, c’est-à-dire se changer en non vérité ; du lien de la vérité à la pensée résulte son intemporalité. L’ordre logique fondé sur le rapport symétrique (inverse) du vrai et du faux précède l’ordre psychologique de la représentation de sorte que lorsqu’on s’interroge ou lorsqu’on doute, il n’est pas nécessaire de faire « table rase » du passé comme le fait Descartes en décidant de considérer comme faux tout ce qui est douteux. Le passage de la saisie à la reconnaissance s’apparente à un détour, un délai indispensable pour prouver la vérité de ce qui est simplement pressenti. La pensée symbolique s’oppose à la métaphysique et à la phénoménologie qui ont besoin d’intuition pour retrouver dans la représentation la relation immédiate de l’œil à l’objet vu. Le métaphysicien et le phénoménologue revendiquent la vision de l’essence (l’intuition) qui n’est possible qu’en éliminant les propriétés contingentes pour mieux voir les propriétés essentielles et fonder la possibilité d’une essence (variation éidétique). L’invariant devient l’essence. La pensée symbolique ne fait pas de la vision la condition première de la pensée car elle s’en tient au sens. Dans la Lettre sur les aveugles Diderot a montré comment Saunderson, un mathématicien aveugle enseignait les mathématiques et l’optique à Cambridge395 à partir d’une machine qu’on peut considérer comme une sorte de symbole : c’était un artifice destiné à substituer à la vue défaillante un équivalent au niveau du toucher 396 . Très souvent on réduit la pensée symbolique, aveugle à une 394
« Enfin, quand nous imaginons déjà d'ailleurs la grandeur d'un objet, ou sa situation, ou la distinction de sa figure et de ses couleurs, ou seulement la force de la lumière qui vient de lui, cela peut nous servir, non pas proprement à voir, mais à imaginer sa distance. » Descartes, La dioptrique, Discours sixième, Bibliothèque de la pléiade, p. 224. 395 « Saunderson professa les mathématiques dans l’université de Cambridge avec un succès étonnant. Il donna des leçons d’optique ; il prononça des discours sur la nature de la lumière et des couleurs ; il expliqua la théorie de la vision ; il traita des effets des verres, des phénomènes de l’arc-en-ciel et de plusieurs autres matières relatives à la vue et à son organe. » Diderot, Lettre sur les aveugles. 396 « La même machine lui servait pour les calculs algébriques et pour la description des figures rectilignes » id.
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pensée opératoire, à une simple technique que pourrait exécuter une machine. Saunderson se sert de ses mains sans doute mais il doit d’abord découvrir les points (épingles à grosse tête et épingles à petite tête)) pour les relier par un fil et trouver au niveau des doigts un équivalent des relations connues des géomètres voyants. Leibniz voyait dans la pensée symbolique une étape pour préparer la connaissance intuitive qui était le terme et l’accomplissement de la connaissance. Si les prisonniers dans la caverne de Platon se « débrouillent » fort bien pour connaître, c’est qu’ils ne rejettent pas les symboles ou figures que Platon, le métaphysicien, réduit à des simulacres 397 ; faute de voir, ils inventent des symboles et calculent, prédisent avec autant d’assurance que les astronomes. La caverne n’est qu’un petit univers qui permet d’anticiper l’ordre cosmique qui ne pourra être vu qu’à la fin. L’ordre ne peut être découvert que par les formes (géométrie, topologie) qui peuvent varier à l’infini. Elles s’appliquent aussi bien à ce qui est éclairé (univers) qu’à ce qui est obscur (caverne). Les symboles sont comme des ombres398 par rapport aux choses et la connaissance du rapport de l’ombre à l’objet, du virtuel au réel (expression au sens leibnizien399) permet de découvrir l’ordre mathématique : entre les formes figurées par le géomètre à partir des sections coniques, le cercle, l’ellipse, l’hyperbole, on peut découvrir des relations qui se traduiront par des équations qui permettront de les reconnaître sans les voir. L’algèbre pourrait bien n’être qu’une sublimation de la géométrie : les formes (vue) peuvent se traduire par des caractères (équations) et les transformations des figures et la résolution des équations peuvent épouser la mobilité des « objets » dans l’espace et le temps. La pensée symbolique ne se réduit pas au calcul car avant de calculer il faut disposer d’une langue pour traduire et après le calcul il faut interpréter. Elle ne prétend atteindre ni l’idéal, ni le réel mais une forme d’être qui repose sur l’ordre, autrement dit sur des relations. Elle ne considère pas la relation comme une simple catégorie nécessaire au jugement mais comme une forme d’être nécessaire à la production et à la réalisation. L’ordre logique et mathématique ne peut être séparé du procès et de la transition par lesquels adviennent les états de choses : Whitehead a montré que l’ordre mathématique dépassait l’opposition du statique et du dynamique, du temporel et de l’intemporel et par suite pouvait penser le procès du monde. 397
Platon voit dans la copie une dégradation ontologique de l’objet ; les simulacres ne sont que des copies de copies et la réflexion des symboles (relation d’un symbole à un autre) s’épuise dans l’étendue amorphe (chora). 398 « Il est indéniable, repris-je, qu’aux yeux de ces gens-là la réalité ne saurait être autre chose que les ombres des objets confectionnés. » La République, Livre VII, 515 c. 399 Ruyer, La gnose de Princeton, recourt à la notion de participation.
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À partir du XIXe siècle, les mathématiques ne sont plus définies comme une science de la quantité mais comme science de l’ordre. Les philosophies inspirées par les mathématiques (Pascal, Leibniz, Whitehead) ont souligné l’importance de l’ordre et des relations pour penser le monde et son rapport à l’espace et au temps. Ces penseurs ne croient pas au caractère irréconciliable des mathématiques et de la métaphysique comme l’affirment les positivistes mais pensent que cette dernière ne serait plus condamnée à faire dépendre l’objet du sujet, le monde de ma représentation et finalement l’être du néant mais qu’il est possible de penser le monde et le sujet à partir des relations en nombre infini. Une telle perspective éloigne la philosophie de la tentation de rechercher des absolus, à savoir des êtres qui ne dépendent que d’eux-mêmes (le sujet, la raison, la substance, Dieu). Ce type de pensée qui fait appel à l’ordre plutôt qu’à l’être suppose une relativité400 des parties au tout ainsi que du tout aux parties, de l’infini au fini et du fini à l’infini, de l’ordre au désordre et du désordre à l’ordre. Pour comprendre le symbole, il n’est pas nécessaire de le faire dépendre de ma représentation parce qu’il est d’abord relation à d’autres symboles. Il ne peut plus être question de point ou de centre (révolution copernicienne), autrement dit d’entités qui échappent aux relations. L’ordre symbolique dépasse l’être métaphysique ou transcendantal parce qu’il peut penser l’infini grâce aux mathématiques : le danger vient de la tentation de réifier l’ordre (infini actuel) et de s’orienter vers un platonisme conçu comme réalisme des idées (le paradis de Cantor). On peut attribuer à l’ordre une portée virtuelle et ainsi dépasser l’antinomie réel/idéal ; au lieu de parler comme Frege de concepts (réalisme platonicien) on peut considérer que l’ordre concerne les relations entre possibles (modèles) plus ou moins éloignés de leur réalisation. Peut-on parler d’une ontologie symbolique ? La possibilité de concevoir un ordre des possibles soustrait à la représentation montre qu’en supposant le caractère virtuel de la pensée comme le propose Leibniz dans les Nouveaux Essais, il est possible de dépasser la réaction affective et subjective d’un sujet ou être-là (Dasein) qui ne peut percevoir et penser qu’en fonction de la différence de l’être et de l’étant et de l’identité de l’être et du néant, angoissé par ses possibles et n’ayant que le souci de sa mort inéluctable. Le caractère virtuel d’une telle ontologie fondée sur les relations horizontales entre possibles, verticales avec la réalisation, et transversales dans la transition du passé à l’avenir, de la mémoire à l’imagination, permet d’éviter la réification 400
La relativité implique que tout ce qui est donné, est en relation sans qu’on puisse s’arrêter à une entité, l’homme, Dieu, le sujet qui échapperait à la relation. On ne peut donc confondre relativité et relativisme.
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et la transcendance fondées sur l’autoréférence et l’autoproduction du sujet. Cette ontologie ne peut être que positive par l’usage qu’elle fait de la négation conçue comme relation de complétude ou de complémentarité401. Au lieu de s’enfermer dans la finitude, elle se déploie à partir d’une incomplétude fondamentale venant de ce qui lui est donné et s’orientant vers les conséquences en l’explicitant par ses relations avec ce qui précède et ce qui s’ensuit.
401
En langage ensembliste la négation d’un ensemble est son complémentaire : la négation de la classe homme est une autre classe qui comprend tout ce qui n’est pas homme. Cette conception ne fait que prolonger la formule spinoziste, Omnis determinatio est negatio.
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Table des matières
SOMMAIRE ------------------------------------------------------------------------5 PRÉAMBULE - FREGE ET HUSSERL --------------------------------------7 Signification du logicisme ---------------------------------------------------------- 7 La logique comme fondement de l’arithmétique ------------------------------- 8 Fonder les mathématiques ---------------------------------------------------------10 La logique comme science enveloppée dans l’arithmétique ----------------11 Critique du naturalisme et de l’historicisme -----------------------------------12 Le psychologisme et la psychophysique ----------------------------------------15 Le psychologisme comme prolongement de l’idéalisme : le primat de la représentation------------------------------------------------------16 Le symbole et le nombre -----------------------------------------------------------19 Frege et Husserl : le symbole n’est-il qu’une « représentation impropre » ?---------------------------------------------------------------------------20 Représentations propres et représentations symboliques chez Husserl ---21 La question du symbolique : sensations et choses comme symbole-------23 Nature et art : la vie des signes----------------------------------------------------26 Logique et psychologie par rapport au problème de la vérité---------------29 a) Husserl et la logique pure : la vérité comme évidence------------- 29 b) Frege et la logique symbolique ; la vérité comme objectivité----- 33 Logique symbolique et logique transcendantale-------------------------------34 Objectifs de recherche --------------------------------------------------------------36 PARTIE I RÉFLEXION ET REPRÉSENTATION À PARTIR DU MIROIR CHAPITRE 1 - DESCARTES ------------------------------------------------- 41 Conscience et connaissance ; retour à Descartes ------------------------------41 Rapport de l’intuition et de la déduction avec la représentation -----------44 La méthode fondée sur l’analyse ou résolution : la mathématique universelle comme science fondamentale --------------------------------------48 De la mathématique universelle à la métaphysique---------------------------51
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Le doute cartésien comme purification de la vision et de la représentation---------------------------------------------------------------56 Le malin génie et le menteur : l’épreuve du miroir appliquée à la représentation-------------------------------------------------------------------------60 La métaphysique et le lien de la pensée au temps-----------------------------64 CHAPITRE 2 - KANT ---------------------------------------------------------- 69 Kant, le paradoxe des objets symétriques et le caractère vide de l’identité ---------------------------------------------------------------------------69 Le primat du sujet dans la représentation et l’identité à soi du « je » comme synthèse pure--------------------------------------------------------74 Les lois de la représentation entre la logique et la psychologie ------------78 La logique transcendantale entre la logique générale et la logique appliquée ------------------------------------------------------------------------------82 La déduction transcendantale comme fondement de la synthèse des représentations ------------------------------------------------------------------84 L’imagination transcendantale comme fondement de l’usage des représentations ------------------------------------------------------------------85 La copule « est » ou la prédication fondée sur la synthèse du temps------88 La logique comme art de penser --------------------------------------------------90 PARTIE 2 MATHÉMATIQUE ET MÉTAPHYSIQUE CHAPITRE 3 - PASCAL ------------------------------------------------------- 97 Le paradoxe de la méthode dans la recherche de la vérité ------------------97 La symbolique des mots comme substitut de la lumière naturelle------- 100 La géométrie pour accorder la vérité et l’infini------------------------------ 104 a) Nécessité de faire appel à la démonstration quand l’infini est partout --------------------------------------------------------- 105 b) L’art et la nature au service de la preuve -------------------------- 106 c) La représentation comme fondement des puissances trompeuses ----------------------------------------------------------------- 109 CHAPITRE 4 - LEIBNIZ------------------------------------------------------ 111 Le cogito réduit à une simple vérité de fait----------------------------------- 111 Substitution de la vérité logique à la vérité évidence----------------------- 112 La vérité mathématique comme fondement de toute vérité --------------- 114 De la connaissance claire à la connaissance symbolique ou suppositive ---------------------------------------------------------------------- 116 La définition nominale ou l’expression symbolique des choses par les mots ------------------------------------------------------------------------- 119 Vérité, identité et analyse -------------------------------------------------------- 121 288
Comment penser quand l’infini est présent à la fois dans l’esprit et la nature--------------------------------------------------------------------------- 123 Les figures de l’identité ---------------------------------------------------------- 125 a) L’identité comme proportion ----------------------------------------- 126 b) L’identité dans la connexion du prédicat au sujet ----------------- 127 c) L’identité du connu et de l’inconnu ou la relation de dualité entre analyse et synthèse ------------------------------------------------- 128 La force de la forme--------------------------------------------------------------- 129 Les caractères comme accord du contenu et de la forme ------------------ 132 a) La raison de l’accord de la forme et du contenu ------------------ 132 b) Les caractères comme filum meditandi et leurs rapports au concept d’expression-------------------------------------------------- 133 c) La « lingua characteristica » comme miroir des pensées humaines ------------------------------------------------------------------ 135 d) Le « calculus ratiocinator » ------------------------------------------ 137 PARTIE 3 SCIENCE IDÉALE ET SCIENCE FONDAMENTALE CHAPITRE 5 - MATHÉMATIQUE, PHYSIQUE MATHÉMATIQUE ET MÉTAPHYSIQUE --------------------------------------------------------- 143 Le statut problématique du sujet et du temps -------------------------------- 143 Husserl et Frege : science idéale et science fondamentale ---------------- 143 La mathématique universelle comme science première-------------------- 148 La mathématique comme science appliquée : la physique mathématique----------------------------------------------------------------------- 149 Mathématique, dynamique et métaphysique --------------------------------- 151 a) Leibniz : la dynamique comme entrexpression de la force et de la forme grâce au calcul intégral et différentiel --------------- 151 b) Newton : la mathématique ou l’arithmétique universelle comme expression du caractère absolu de l’espace et du temps --- 154 CHAPITRE 6 - LES NOMBRES, L’INTUITION ET LA PENSÉE -- 159 L’analyse entre l’arithmétique et l’algèbre : lois mathématiques, lois physiques et lois de l’entendement --------------------------------------- 159 L’arithmétique comme fondement de la mathématique universelle et l’avènement du néopythagorisme ------------------------------------------- 161 Nécessité de fonder l’arithmétique et de la distinguer de la psychologie ------------------------------------------------------------------ 166
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a) Rapport des mathématiques à la psychologie et à la physique -- 166 b) La psychophysique----------------------------------------------------- 167 La parenté des nombres et de la pensée --------------------------------------- 168 L’intuition et l’idéalisation comme fondement : les concepts de fonction et de limite ----------------------------------------------------------- 173 a) Felix Klein ou l’arithmétisation des mathématiques comme relation de l’intuition et de l’idéalisation--------------------- 173 b) Paul Du Bois-Reymond ou l’intuition comme source commune à l’idéalisme et à l’empirisme ------------------------------- 178 1) La limite selon l’idéaliste ----------------------------------------- 181 2) La limite pour l’empiriste ----------------------------------------- 183 3) Échange d’arguments entre idéalistes et empiristes----------- 184 La neutralité de l’arithmétique relativement à l’idéalisme et à l’empirisme : la science fondamentale ---------------------------------------- 187 Rapport problématique des mathématiques au temps ---------------------- 190 PARTIE 4 LE SYMBOLE DONNE À PENSER CHAPITRE 7 - L’IMAGINATION ET LA MÉMOIRE----------------- 195 L’imagination fondée sur l’affinité ou l’ordre transcendantal du temps --------------------------------------------------------------------------------- 195 Symboliser et schématiser : la critique kantienne des caractères -------- 199 L’image et le symbole chez Kant et Husserl : représentation et représentant ---------------------------------------------------------------------- 204 a) La figure comme représentant : Kant ------------------------------- 205 b) Symboles et noms comme représentants chez Husserl : l’idée de substitution ----------------------------------------------------- 206 c) L’erreur du nominalisme berkeleyen pour Husserl---------------- 211 Leibniz et la virtualité de la mémoire------------------------------------------ 214 La mémoire comme fondement symbolique de l’ordre virtuel de la pensée ------------------------------------------------------------------------- 215 a) Saint Augustin ---------------------------------------------------------- 216 b) Leibniz------------------------------------------------------------------- 222 CHAPITRE 8 - SYMBOLE, SENS ET VÉRITÉ ------------------------- 225 Le symbole comme outil ou l’art de penser ---------------------------------- 225 Le symbole comme désignation ------------------------------------------------ 228 La langue logiquement parfaite comme miroir de la pensée : Russell et Wittgenstein --------------------------------------------------------------------- 229
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La réduction logique des résidus de représentation : le problème des « circonstanciels égocentriques »----------------------------------------------- 232 Substitution de l’ordre virtuel de la pensée à l’ordre idéal de la représentation----------------------------------------------------------------------- 234 a) L’intemporalité du sens pour sortir de la subjectivité de la représentation ------------------------------------------------------------- 234 b) La valeur de vérité comme expression complète de la pensée --- 236 c) La logique comme saisie et affirmation de la pensée vraie------- 237 Le symbolique comme condition de la pensée : la vérité comme identité ------------------------------------------------------------------------------- 238 Le retour du malin génie : Gödel, l’autoréférence et la négation -------- 241 a)L’expression de la langue dans le calcul ---------------------------- 241 b) Le chiasme entre les nombres et la vérité--------------------------- 243 CHAPITRE 9 - QUELQUES FIGURES DE LA PENSÉE SYMBOLIQUE------------------------------------------------------------------ 249 Leibniz et la caractéristique ----------------------------------------------------- 249 G. De Humboldt : les formes peuvent provenir de la langue et pas seulement de l’intuition a priori ---------------------------------------- 253 Cassirer et les ambiguïtés de la pensée symbolique ------------------------ 260 Duhem : la théorie physique comme relation de la langue arithmétique et du calcul algébrique ------------------------------------------- 263 H. Weyl ou la symbolisation mathématique comme moyen d’appréhender l’infinité des possibles----------------------------------------- 271 CONCLUSION ------------------------------------------------------------------ 277 La conception métaphysique et transcendantale de la négation ---------- 278 La négation comme suppression de la contradiction ----------------------- 280 Le symbolique et le virtuel ------------------------------------------------------ 282
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LE SYMBOLIQUE ET LE TRANSCENDANTAL Ce livre part du différend qui a opposé Frege et Husserl à propos du psychologisme. Comment ces deux pensées tournées vers une réflexion sur l’arithmétique ont-elles pu parvenir à deux conceptions si différentes de la logique ? Il est apparu qu’il s’agissait d’évaluer l’idée de représentation qui est au cœur du problème. L’un et l’autre la conçoivent de manière différente : Frege pense qu’il s’agit d’une faculté psychologique indispensable à l’être humain pour agir. La pensée commence lorsque le lien avec la nature est rompu : le langage naturel et les langages artificiels permettent de s’affranchir du rapport de la représentation à l’action. Husserl ne croit pas que le recours aux symboles et aux signes soit nécessaire pour s’affranchir du rapport à la sensibilité et penser. Il suffit que la représentation se réfléchisse en représentation de la représentation. Le désaccord vient donc d’une conception différente de la représentation et des symboles pour penser. Faut-il (se) représenter pour penser ou y a-t-il place pour une pensée symbolique et aveugle ? Toute une métaphysique sous-jacente apparaît qui, à partir de la distinction transcendantal-symbolique, pose le problème du temps à l’intemporel, de la liberté à la loi, de l’idéal au virtuel…
Agrégé, docteur en philosophie et habilité à diriger des recherches, Xavier Verley a enseigné la philosophie à l’université de Toulouse le Mirail. Il a publié des ouvrages de logique, de philosophie des sciences, et de métaphysique. Ses recherches tournent autour du sens à donner au symbolisme. Son livre Sur le symbolisme fait le point sur ces problèmes.
ISBN : 978-2-343-02833-0
30 €
OUVERTURE PHILOSOPHIQUE