Le Soi et le Cosmos d'Alexander von Humboldt à nos jours [1 ed.] 9783428544608, 9783428144600

Quels rapports entretient la construction de soi avec autrui et l'univers ? Comment ces rapports peuvent-ils deveni

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Le Soi et le Cosmos d'Alexander von Humboldt à nos jours [1 ed.]
 9783428544608, 9783428144600

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Beiträge zur Politischen Wissenschaft Band 182

Le Soi et le Cosmos d’Alexander von Humboldt à nos jours Sous la direction de

Soraya Nour Sckell et Damien Ehrhardt

Duncker & Humblot · Berlin

SORAYA NOUR SCKELL/DAMIEN EHRHARDT (dir.)

Le Soi et le Cosmos d’Alexander von Humboldt à nos jours

Beiträge zur Politischen Wissenschaft Band 182

Le Soi et le Cosmos d’Alexander von Humboldt à nos jours

Sous la direction de Soraya Nour Sckell et Damien Ehrhardt

Duncker & Humblot · Berlin

Ouvrage publié avec le soutien de la Fondation Alexander von Humboldt et de l’Université Franco-Allemande, en coopération avec le Centre de Philosophie de l’Université de Lisbonne et l’axe « Mélanges (inter)culturels » du laboratoire SLAM (Synergies Langues Arts Musique) de l’Université d’Evry-Val d’Essonne.

Bibliografische Information der Deutschen Nationalbibliothek Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über http://dnb.d-nb.de abrufbar.

Alle Rechte, auch die des auszugsweisen Nachdrucks, der fotomechanischen Wiedergabe und der Übersetzung, für sämtliche Beiträge vorbehalten © 2015 Duncker & Humblot GmbH, Berlin Fremddatenübernahme: L101 Mediengestaltung, Berlin Druck: Meta Systems GmbH, Berlin Printed in Germany ISSN 0582-0421 ISBN 978-3-428-14460-0 (Print) ISBN 978-3-428-54460-8 (E-Book) ISBN 978-3-428-84460-9 (Print & E-Book) Gedruckt auf alterungsbeständigem (säurefreiem) Papier entsprechend ISO 9706

Internet: http://www.duncker-humblot.de

Sommaire Préface Soraya Nour Sckell et Damien Ehrhardt  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 Première partie Le cosmos : d’Alexander von Humboldt à nos jours Le cosmos et le cosmopolitisme d’Alexander von Humboldt Soraya Nour  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17 L’incertitude dans l’histoire des idées cosmopolitiques et cosmographiques Sonja A. J. Neef  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45 Alexander von Humboldt’s Travelogue – A “Convenient Vehicle for ­Miscellaneous Discussions”? Journey as Philosopheme in Humboldt and Darwin Balasundaram Subramanian  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55 Zur Kalendergeschichte Kannitverstan – Ein Versuch, bei Humboldt den Hebel anzusetzen Jhy-Wey Shieh  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71 Alexander von Humboldt et la musique Damien Ehrhardt  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101 La géographie connective ou le miroir du cosmos humboldtien Laura Péaud  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111 Quelques remarques sur les systèmes complexes Luciano Boi  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125 Deuxième partie L’affirmation d’identités collectives Les musées d’histoire naturelle et la construction des identités nationales en Amérique Latine Cécile Petit  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155 Academic categorization of population identities: implications of appropria­ tion for the indigenous condition Sandra L. López Varela  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169

6 Sommaire Langue, littérature et identité nationales : la France comparée à l’Allemagne Fritz Nies  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 183 Troisième partie La construction de soi-même D’Œdipe à Ulysse : la destinée de la peur dans la Dialektik der Aufklärung Claudie Hamel  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193 Notes éparses sur ce que signifie être systématique aujourd’hui Diogo Sardinha  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203 Qu’est-ce qu’une cosmologie ? La réponse phénoménologique de Minkowski Nuno Miguel Proença  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213 Identité narrative et herméneutique de soi Paulo Jesus  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 223 D’ici et de là : quelques éléments pour une approche géographique de l’identité Olivier Lazzarotti  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 237 Le ramasseur de champignons : sur les traces d’Humboldt Abdelkader Souifi  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 253 Notes sur les auteurs  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 255 Index des noms  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 261

Préface Soraya Nour Sckell et Damien Ehrhardt L’œuvre d’Alexander von Humboldt, fusionnant les sciences naturelles avec les études littéraires, artistiques, sociologiques, politiques et cultu­ relles, est marquée avant tout par la critique décisive de l’horreur de la colonisation, qui s’imposait non seulement par la force, mais aussi par la construction d’une image dépréciative du Nouveau Continent, de sa nature, des autochtones d’Amérique latine et des esclaves africains. Humboldt ob­ servait que ni les arts ni les sciences n’étaient exempts de ce processus de domination culturelle, qui pourrait trouver sa fin uniquement dans la révolte et la révolution des peuples dominés. Il se fixait comme objectif en tant que voyageur, et ce, même si le but initial de ses voyages était l’investigation scientifique, le devoir de revendiquer les droits fondamentaux de la liberté et de l’égalité, et de dénoncer leur non-application. Humboldt accorde plus d’importance à cet engagement politique, dont il reconnaît l’urgente néces­ sité, qu’à ses propres recherches scientifiques. Ainsi, ses interrogations sur le “cosmos” deviennent indissociables de sa vision “cosmopolite” de l’hu­ manité et de son engagement en faveur d’une “cosmopolitique”. Cela l’amène à poser une question essentielle : quel est le lien entre la construc­ tion de soi-même, le processus d’identification à des groupes sociaux et les visions globalisantes, celles de l’humanité toute entière et du cosmos phy­ sique ? Les essais réunis dans le présent volume interrogent le sens donné au­ jourd’hui à l’idée de cosmos, de cosmopolitisme et de cosmopolitique, ainsi que le rapport entre ces concepts et la construction de soi-même. Or, pour donner sens aujourd’hui au “cosmopolitisme”, il convient tout d’abord de repenser la démocratie locale à l’aune d’un horizon cosmopolite. Autre­ ment dit : une politique locale, territorialement délimitée, doit respecter et assurer les droits humains civils, politiques, sociaux, économiques et cultu­ rels des habitants dudit territoire, considérés comme des êtres humains indé­ pendamment de leur citoyenneté, les droits humains étant antérieurs à celleci. Dès que l’universel ne se révèle historiquement que sous des formes particulières avec une prétention d’universalité – le particulier et l’univer­ salité s’excluant mutuellement –, il est nécessaire de recourir à une concep­ tion d’universalité dotée d’un contenu émancipateur pour toute l’humanité,

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ce qui suppose une fusion de l’égalité et de la liberté. Cette vision sous-tend aussi ce qu’on appelle depuis Kant le « droit cosmopolite », qui surgit dans la transformation historique d’une modernité caractérisée par le passage de la prédominance de l’Etat comme forme d’organisation politique, sociale et juridique, à une nouvelle phase historique qui, dans sa déclinaison juridique, consacre l’individu comme sujet de droit international. Cette transformation historique est liée à deux innovations décisives : d’une part, la responsabi­ lité individuelle, telle qu’elle est inscrite dans le droit pénal international (article 25 du Statut de Rome) ; d’autre part, le droit dont dispose un indi­ vidu à porter plainte contre un Etat (art. 1er du Protocole Additionnel n0 1 au Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques et art. 34 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme). On pourrait soutenir que l’expression « droit international » serait inappropriée dans le cas de la res­ ponsabilité individuelle et dans celui du droit à la pétition individuelle, ne s’agissant plus d’un droit qui régit les rapports entre les Etats, mais d’un droit qui donne soit à l’individu un pouvoir contre l’Etat, soit à des forums internationaux un pouvoir contre des individus, sans égard pour leurs Etats respectifs. Cette manière de penser le cosmopolitisme paraît nécessaire, mais non suf­ fisante, puisqu’elle porte en elle l’aporie de toutes les politiques fondées sur l’affirmation de principes : c’est du fait de son usage idéologique que le cos­ mopolitisme a pu légitimer l’impérialisme. La violence est inhérente à l’ins­ titution de l’universel, et non additionnelle et fortuite1. Cette violence résulte non seulement de la faiblesse des personnes ou des institutions qui s’en pré­ valent. Bien au contraire : l’universel peut s’opposer violemment à ses enne­ mis, lorsque cette notion est érigée en “vérité” qui n’admet pas d’excep­ tion. Mais l’usage idéologique du cosmopolitisme, à l’instar de celui de tous les principes légaux et moraux, n’implique pas nécessairement que le cosmo­ politisme exprime les idées d’une classe dominante. Cet usage idéologique se heurte à l’aporie de n’importe quelle analyse fondée sur l’affirmation, la légi­ timation et l’application des principes : on recourt aux principes pour criti­ quer ceux qui en font un usage idéologique. Cela nous amène à penser le pas­ sage du cosmopolitisme à la cosmopolitique. L’universalité des droits hu­ mains et la légitimité des systèmes de protection locaux, régionaux ou uni­ versaux ne se fondent pas sur l’essence, mais sur la contingence de la lutte des victimes des inégalités, qui se rebellent au nom de principes reconnus officiellement, mais le plus souvent niés dans la pratique. 1  Voir pour ce qui suit: Balibar, Étienne. Cosmopolitisme, internationalisme, cos­ mopolitique. In: Bertrand Ogilvie, Diogo Sardinha, Frieder Otto Wolf (dir.), Vivre en Europe. Philosophie, politique et science aujourd’hui. Paris, L’Harmattan, 2010, p. 19–49.

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Se pose ainsi la question de la démocratisation du système international, celle de la transposition, dans ce système, des principes et des pratiques issus de l’Etat-nation, et, enfin, celle du développement de nouvelles formes démocratiques avec un référentiel autre que le territorial. L’idée cosmopolite doit être transposée au peuple, dans une démocratisation radicale de la poli­ tique. Le “cosmopolitisme” en tant qu’idéal régulateur devient “cosmopoli­ tique”, notion traduisant à la fois une prise de conscience, une organisation et la lutte effective contre les systèmes de pouvoir et de domination. Cette lutte est fondée – ne serait-ce que partiellement – sur la remise en question de la légitimité des frontières. La citoyenneté cosmopolite est comprise d’un point de vue pratique comme une “activité” et non comme un statut, comme un mode de socialisation fondé sur un « militantisme collectif » qui tra­ verse les frontières quelle que soit sa forme d’organisation. C’est l’idée qui prévaut à la pratique de nouveaux mouvements de résistance, au sein des­ quels on entrevoit la possibilité de créer une citoyenneté globale, une « ci­ toyenneté en réseau » différente d’une « citoyenneté territoriale ». L’utopie cosmopolite trouverait ainsi la praxis liée à l’exercice d’une citoyenneté correspondante. Cette praxis peut être comprise comme une praxis “perma­ nente”, et non comme une “étape” transitoire, dont les concepts et les pra­ tiques perdraient leur sens lorsqu’ils sont transposés à un niveau supérieur d’évolution politique. Les droits humains et – lorsqu’ils sont généralisés à l’échelle globale – le droit cosmopolite trouvent leur légitimité dans une telle citoyenneté en exercice. Si elles ne sont pas représentées dans les orga­ nisations internationales et dans les organismes de “gouvernance”, ces formes associatives de la société civile, qui s’opposent à l’ordre hégémo­ nique et transcendent les frontières, sont à même de faire émerger de nou­ velles formes d’exercice de la citoyenneté. D’un côté, le caractère extraparlementaire de ces formes associatives spontanées pourrait susciter des doutes quant à leur légitimité dans le cadre de la théorie libérale de la dé­ mocratie représentative. D’un autre côté, bien que l’on puisse objecter à ces mouvements d’être exempts du moment de l’ “autorisation” de représenta­ tion, leur légitimité dépend davantage d’un moment que l’on pourrait qua­ lifier de “contrôle” ou de “prestation de comptes”. Ces modèles de « citoyenneté cosmopolite » sont fondés à la fois sur la citoyenneté et la cosmopolitique, deux notions tout à fait nécessaires, mais non suffisantes, parce qu’elles neutralisent la question des identités. Le pro­ blème surgit quand l’identification avec autrui, laquelle fait partie de la construction de chacun, est fixée dans une “identité” considérée comme “invariable”. Les relations entre ces identités fixes sont particulièrement problématiques, lorsqu’une identité A exclut une identité B et que B exclut à son tour A. Si l’identification en tant que processus peut avoir un sens positif pour le lien et l’intégration sociale, elle peut aussi avoir un sens

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négatif, qui implique l’exclusion. L’idée d’une cosmopolitique et d’une so­ ciété civile globale ne peut pas se fonder sur le seul principe de la sociabi­ lité des individus. S’il y a sociabilité, l’anti-sociabilité est également forte et déterminante, puisque les tendances sociales et antisociales coexistent. On pourrait réagir à ces problèmes en invoquant l’idée du “multicultura­ lisme”. Ainsi, un pluralisme constitutionnel serait en mesure d’assurer le vivre-ensemble des cultures, comprises comme des communautés histo­ riques. Mais on pourrait insister plutôt sur la capacité de construire une identité transindividuelle et l’idée de “traduction” : la notion de “commu­ nauté” ne rend pas suffisamment compte des individus aux « identités am­ biguës », qui transitent entre plusieurs communautés et “traduisent” des mondes différents. La prise en compte de ces individus qui se positionnent dans un tiers-espace est devenue une clé fondamentale pour comprendre l’identité dans les contextes les plus variés. Ces questions sont essentielles aujourd’hui, lorsqu’il s’agit de réfléchir aux nouvelles formes de société, auxquelles l’époque-charnière actuelle, marquée par des notions en post(postmodernité, post-Lumières …), pourrait aboutir. Il est possible de repen­ ser l’universalité, compte tenu de l’opposition inhérente à cette notion : si le concept d’universalité implique de se tourner vers un objectif commun, il permet d’être issu d’horizons radicalement différents. Outre le renouvel­ lement de la notion d’universalité et l’actualisation de la vision humbold­ tienne, le présent ouvrage intègre d’autres visions d’avenir, dont la « notion d’agencement » (Diogo Sardinha) ou la « pensée planétaire » (Sonja A. J. Neef). Une future recherche pourrait croiser tous ces concepts en émer­ gence, afin de réfléchir sur la société de demain. C’est avant tout la construction des identités et la possibilité de lier cette construction de soi à un horizon cosmopolite qui constituent l’objet central des essais réunis dans le présent volume. Dans la première partie de l’ou­ vrage, cette question est analysée à l’aune de l’œuvre d’Alexander von Humboldt ; dans la deuxième partie, la construction des identités nationales est étudiée ; la troisième et dernière partie aborde la construction de l’iden­ tité personnelle et s’interroge sur la capacité de celle-ci à former une iden­ tité cosmopolitique. Revenons à la première partie qui est consacrée à l’étude du cosmos d’Alexander von Humboldt à nos jours. Soraya Nour Sckell interroge le rapport entre cosmos et cosmopolitisme chez Alexander von Humboldt, lequel se situe au fondement de son projet “cosmopolitique”. Ainsi, Hum­ boldt se demande à chaque fois qu’il découvre une forme de nature ou de culture qui lui semble nouvelle, ce que cette forme a d’unique et de fasci­ nant et le rapport qu’elle entretient avec l’ensemble des êtres humains et de l’univers. Sonja A. J. Neef observe les interactions réciproques entre les discours cosmopolitiques (astro-culturels) et cosmographiques (astrono­

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miques) dans la pensée d’Alexander von Humboldt et de François Arago. Ces deux « savants universels » se consacrent à l’astronomie et demeurent tous deux des humanistes opposés à l’esclavage. Sonja A. J. Neef distingue d’une part l’approche moderne de la deuxième phase de la globalisation (1789–1848), celle de l’époque de Humboldt et d’Arago, qui s’inscrit dans le cadre historique des Lumières tardives et se caractérise par les médias mondiaux du télescope et de l’observatoire, d’autre part la pensée actuelle, celle de la troisième phase de la globalisation dans le cadre épistémique des Post-Lumières, qui s’appuie sur de nouveaux médias mondiaux : les satel­ lites artificiels et la Toile mondiale (World Wide Web). Les nouvelles théo­ ries comme celles d’Appadurai, de Butler, de Derrida ou de Spivak réinter­ prètent le ‘cosmopolitisme’ comme une politique d’ordre mondial que l’on ne peut pas se contenter de penser au sens affirmatif, mais dont il s’agit plutôt de saisir et de démonter la structure paradoxale qui est la sienne, s’agissant le plus souvent d’un cosmopolitisme ‘national’ ou ‘patriotique’. Aujourd’hui, l’universel doit être repensé en planétaire. Si Humboldt in­ voque, en s’exprimant de manière néo-ptoléméenne, le ‘cosmos’ comme fondement métaphysique de sa pensée humanitaire, notre ère est celle d’une « pensée planétaire ». Balasundaram Subramanian part d’une comparaison entre Humboldt et Darwin, afin d’analyser l’intégration du cosmos dans le monde intérieur chez Humboldt qui, dans ses récits de voyage, associe l’écrit littéraire à l’observation scientifique. La différence méthodologique entre les récits de voyage de Humboldt et le Voyage of the Beagle de Darwin est que ce dernier introduit un nouveau paradigme dans les sciences biologiques : ce n’est plus l’habitat de l’organisme, mais l’organisme en lui-même qui devient l’objet de l’enquête. Jhy-Wey Shieh, à partir d’une comparaison entre Humboldt et Hebel, analyse le profond sens cosmopolite du premier qui, reliant les sciences naturelles à sa lutte contre toute forme d’oppression, prônait l’idée de l’enthousiasme pour autrui et les autres cultures, comme une forme de combat à l’encontre de toutes sortes de “ma­ lentendus” interculturels, bien plus graves que le Kannitverstan (« je ne peux pas comprendre ») de Hebel. Damien Ehrhardt montre qu’Alexander von Humboldt emprunte une notion très large de la musique qui couvre un vaste domaine allant d’une actualisation de la musique des sphères jusqu’à la musique « classique occidentale » et celle des Amérindiens, en passant par la « musique de la nature », fond sonore qui vient s’ajouter au champ de la vision dans la conception humboldtienne des tableaux de la nature. En outre, l’amitié entre Humboldt et Mendelssohn a conduit à la création de la cantate Humboldt, dont le texte de Ludwig Rellstab traduit la nais­ sance du cosmos, du chaos à l’harmonie. La musique de Mendelssohn re­ flète, de manière particulièrement prégnante, l’« unité dans la diversité » inhérente à la forme musicale, principe caractérisé par l’interdépendance de différents phénomènes musicaux ne pouvant être compris isolément. Laura

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Péaud montre, à partir de la « géographie connective » d’Alexander von Humboldt, que la vision du cosmos de ce dernier a pour conséquence une cosmopolitique qui suppose que le savoir soit mis au service du bien de l’humanité. Cette première partie se termine par l’étude de Luciano Boi, consacrée aux systèmes dynamiques chaotiques et aux mathématiques nonlinéaires, qui permettent l’émergence d’une nouvelle interprétation philoso­ phique du principe de causalité en physique : le désordre apparent cache en réalité un ordre mathématique et physique. La diversité reflète donc un ordre sous-jacent. La grande variété de phénomènes et de formes résulte du fait que les phénomènes sont sujets à des mutations et à une évolution continue. La deuxième partie traite de l’affirmation des identités collectives. Cécile Petit analyse comment la construction des musées d’histoire naturelle en Amérique Latine, à l’époque coloniale, fait partie d’un projet de construc­ tion des identités collectives des peuples colonisés, et sert encore aujourd’hui à remplir cette fonction de domination. Sandra López Varela montre com­ ment les projets de l’archéologie académique visant à attribuer une identité indigène à certains groupes en Amérique latine a pour effet de servir à justifier le fait de priver ces groupes des bénéfices réalisés grâce aux poli­ tiques publiques de modernisation. Fritz Nies étudie la manière dont la France et l’Allemagne préservent leur littérature face au monolinguisme de l’anglais. La France, remarque-t-il, cultive beaucoup plus la mémoire de ses grands écrivains que l’Allemagne. Cependant, tous les pays souffrent du monolinguisme de l’anglais, qui obscurcit les icones littéraires. La troisième partie aborde la construction de soi et son rapport à autrui et à l’humanité. Elle débute par l’essai de Claudie Hamel, consacré au rôle de la peur dans la construction de soi, à partir d’une lecture d’Adorno et de Horkheimer. Le processus d’individualisation, de constitution de soi, de for­ mation de la conscience individuelle et de l’autonomie psychique, émotion­ nelle et intellectuelle s’accomplit au sein-même de la matière sociale et par l’intermédiaire de la conscience d’autrui. Ce processus est motivé par la li­ berté et par la peur, les deux s’unissant intrinsèquement. Mais la peur amène aussi l’individu à un stade antérieur, celui de l’indifférenciation sociale. Dio­ go Sardinha interroge la notion d’agencement, le rôle de l’agent dans la construction de soi et du monde. S’interrogeant sur l’organisation du divers, il analyse la manière dont l’agencement produit un résultat inséparable du mouvement de production, tandis que la systématisation construit le système, l’organisation l’organisme. L’agent produit des rapports avec le monde de façon dynamique. Il lutte contre le système. Il ne peut être appréhendé qu’en tant qu’acte, dans son actualité, jamais en tant que donné. A partir de la no­ tion de “cosmologie” de Minkowski – qui a pour objet la participation et la communion de l’être humain avec l’univers –, Nuno Proença analyse les

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mouvements communs à l’âme humaine et à la nature, et leurs qualités dyna­ miques : la construction de soi suppose donc nécessairement un rapport à l’univers. Paulo Jesus propose une approche de la construction de soi comme « acte d’écriture de soi-même ». Il étudie la création d’une pratique et d’un récit propres, une activité créatrice qui œuvre sous les contraintes du vécu et s’inscrit sur la peau, de telle sorte que « tout se passe en moi comme si c’était sur moi ». Enfin, Olivier Lazzarotti interroge la construction de soi, le rap­ port avec soi et avec autrui que suppose le monde. Se construire est “(co)habiter”. Géographiquement, il faut contribuer à l’autonomie des habitants du monde, pour qu’ils puissent choisir leurs lieux d’habitation. Cela implique le développement de ses compétences liées au concept d’habiter. Il s’agit d’ha­ biter différents lieux de diverses manières, de les transformer, mais aussi de modifier ses rapports à autrui, tout en se transformant soi-même. Au terme de l’ouvrage, Abdelkader Souifi nous offre une réflexion poétique sur Alexander von Humboldt. Les textes réunis dans le présent volume sont issus du Collège Humboldt (Humboldt Kolleg) L’unité dans la diversité ou la vision humboldtienne du cosmos. Identité – Individualité – Interdépendance, rencontre transculturelle et transdisciplinaire des alumni et des amis de la Fondation Alexander von Humboldt, placée sous le haut patronage de l’Ambassade d’Allemagne en France. Ce colloque s’est tenu à Evry (Université d’Evry-Val-d’Essonne) et à Paris (Ambassade d’Allemagne et Centre allemand d’histoire de l’art) du 17 au 20 juin 2009. Il a été organisé par Damien Ehrhardt et Soraya Nour et administré par Claudia Nickel. Hélène Fleury et Kévin Lhuillier ont com­ munément soutenu la coordination et la logistique de cette manifestation. La mise en page de cet ouvrage a été placée sous la responsabilité de Bruno Thiago Tomio. Seul l’article publié à titre posthume de Sonja A. J Neef est issu du Collège Humboldt Incertitude et Créativité. Réflexions sur les pratiques scientifiques, qui s’est tenu à l’Université d’Evry du 15 au 17 juin 2010. Son article sur l’« Incertitude dans l’histoire des idées cosmopolitiques et cosmogra­ phiques » a été intégré dans le présent volume parce qu’il convenait parfaite­ ment à sa thématique. Sonja A. J. Neef a participé tous les ans aux Collèges Humboldt de 2006 à 2010 et a considérablement enrichi, tout particulière­ ment grâce à ses communications, l’univers scientifique de ces rencontres. Elle nous a quittés le 6 avril 2013. Nous tenons à lui rendre hommage ici. Qu’il nous soit permis de remercier chaleureusement la Fondation Alexan­ der von Humboldt d’avoir financé ce colloque, tout comme cette publica­ tion, et d’inciter, grâce aux Collèges Humboldt, ses anciens lauréats à des échanges aussi interdisciplinaires et internationaux que possible. Grâce à cette nouvelle forme de rencontres scientifiques transversales, les ambassa­ deurs scientifiques de la Fondation Humboldt et les présidents ou les repré­

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sentants des associations ou des clubs Humboldt suivants ont pu être invités au collège Humboldt L’unité dans la diversité ou la vision humboldtienne du cosmos. Nous tenons à les remercier ici : Stephen Ashworth (University of East Anglia, Royaume-Uni), secrétaire honoraire de la UK Alexander von Humboldt Association ; Subramanian Balasundaram (Indian Institute of Technology Mandi, Inde), président du Humboldt Club Chennai ; Draiton Gonzaga de Souza (Pontifícia Universidade Católica do Rio Grande do Sul, Porto Alegre, Brésil), ambassadeur scientifique de la Fondation Humboldt au Brésil et président honoraire du Clube Humboldt do Brasil ; Dietmar Goltschnigg (Universität Graz, Autriche), président honoraire du Österreichis­ cher Klub der Freunde der Alexander von Humboldt Stiftung ; Outi Meri­ salo (Université de Jyväskylä, Finlande), ambassadeur scientifique de la Fon­ dation Humboldt en Finlande, présidente du Alexander-von-Humboldt-Club Finnland et Consul honoraire de France à Jyväskylä ; Jhy-Wey Shieh (Dong Wu University Taipei, Taiwan), ancien Ambassadeur de Taiwan en Alle­ magne et ancien Ministre de l’information et porte-parole du gouvernement de Taiwan ; Remi Sonaiya (Obafemi Awolowo University, Nigeria), ambas­ sadeur scientifique de la Fondation Humboldt au Nigeria ; Sandra L. López Varela (Universidad Autónoma del Estado de Morelos, Mexique), présidente honoraire du Club Alexander von Humboldt de México. Ainsi, une table ronde intitulée « Le réseau Humboldt aujourd’hui : l’innovation par transfert de savoir » a pu réunir, dans le cadre de ce colloque, le 17 juin 2009, à l’Université d’Evry-Val-d’Essonne, des représentants de ce réseau global. Nous exprimons notre gratitude à Sven Baszio, ancien directeur de la section Europe de la Fondation Alexander von Humboldt, pour son aide et ses conseils avisés ; à François Gros, secrétaire perpétuel honoraire de l’Académie des Sciences, professeur honoraire au Collège de France et ancien directeur de l’Institut Pasteur, de ses précieux conseils quant à l’éla­ boration de notre projet ; à S. E. Reinhard Schäfers, Ambassadeur d’Alle­ magne, et à Helga Ebeling, Première Conseillère Sciences et Technologie près l’Ambassade d’Allemagne en France à l’époque de l’organisation du collège Humboldt sur l’Unité dans la diversité ou la vision humboldtienne du cosmos de nous avoir accueillis et soutenus, mais aussi d’avoir organisé une rencontre des alumni de la Fondation Humboldt parallèlement au col­ loque. Nous souhaitons également exprimer toute notre gratitude à l’Univer­ sité Franco-Allemande d’avoir soutenu financièrement ce colloque. Qu’il nous soit permis, enfin, de remercier les autres partenaires qui nous ont offert leur coopération : l’Université d’Evry-Val-d’Essonne, le Sophiapol (Université Paris Ouest Nanterre la Défense), le Centre Marc Bloch à Ber­ lin et le Centre de Philosophie de l’Université de Lisbonne. Lisbonne et Evry, avril 2014 Soraya Nour Sckell et Damien Ehrhardt

Première partie Le cosmos : d’Alexander von Humboldt à nos jours

Le cosmos et le cosmopolitisme d’Alexander von Humboldt1 Soraya Nour Protestant contre une édition de son étude sur Cuba publiée en 1856 aux États-Unis sans son chapitre qui critique le système esclavagiste (Humboldt 1970, III : 345–501), Alexander von Humboldt affirme estimer ce texte plus que tous les autres : « A cette partie de mes écrits j’accorde une importance beaucoup plus grande qu’aux travaux minutieux sur la détermination des lieux astronomiques, les expérimentations d’intensité du champ magnétique ou les données statistiques » (cité par Kossok 1982 : 13)2. Ce chapitre est l’un des documents les plus prisés par les abolitionnistes, en particulier dans les jours qui ont précédé la guerre civile de 1861 (Kossok 1982 : 13). Un an plus tard, en 1857, la « Loi des Noirs » (Negergesetz), selon laquelle tous les esclaves qui entraient en Prusse, accompagnés ou non par leurs maîtres, devenaient immédiatement libres, est promulguée en raison de son initiative. Humboldt écrit à Boeckh le 29 décembre de 1857 : « J’ai accom­ pli ce que il y avait de plus cher pour moi, la ‘Loi des Noirs’, que j’exigeais depuis longtemps : tous les Noirs deviennent libres dès qu’ils touchent le sol prussien » (Hoffmann 1901 : 416)3. L’engagement dans la lutte pour la justice marque toute la vie et l’œuvre de celui qui, en 1790, à l’âge de 21 ans, avec son ami Georg Forster, collabore avec les révolutionnaires en France. Jusqu’à la fin de sa vie, Humboldt se bat contre l’esclavage des Noirs et l’oppression des peuples autochtones en Amérique latine, ainsi que contre la persécution des opposants politiques et des Juifs en Prusse. Son voyage de cinq ans en Amérique latine, en compagnie du botaniste français Aimé Bonpland – la première expédition sans objectif de colonisa­ 1  Une première version de la première partie du présent article a été publiée dans Nour (2012 : 191–203) et de la deuxième partie dans Nour (2010 : 25–36). Une version courte paraîtra en 2015 dans la revue Kriterion. 2  „Auf diesen Teil meiner Schriften lege ich eine weit grössere Wichtigkeit als auf die mühevollen Arbeiten astronomischer Ortsbestimmungen, magnetischer Inten­ sitätsversuche oder statistische Angaben.“ 3  „Ich habe zustande gebracht, was mir am meisten am Herzen lag, das von mir lang geforderte Negergesetz: Jeder Schwarze wird frei werden, sobald er preußi­ schen Boden berührt.“

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tion et entièrement financée par ses ressources personnelles – est initiale­ ment prévu pour la recherche en sciences naturelles. Cette recherche s’op­ pose aux études menées à l’époque dans le but d’exploiter économiquement le Nouveau Continent. Humboldt et Bonpland cherchent à étudier la nature du Nouveau Continent afin de trouver des éléments pour comprendre le cosmos – pour rendre l’univers intelligible ; non pour dominer la nature, mais pour entendre son message et se laisser bouleverser par sa beauté, saisie et retransmise par l’art et la poésie. La pensée d’Alexander von Humboldt a pour conséquence de mettre en question le primat de la raison et ainsi de l’homme (parce qu’être rationnel) qui déprécie la nature et la vie – la raison s’impose sur la nature extérieure organique et anorganique, sur la nature intérieure (les sentiments) et sur les peuples considérés comme “naturels” (les indigènes et les noirs) qu’il fallait civiliser. Or la civilisation de l’Amérique latine a engendré la destruction de la nature, l’exploitation de la force de travail, l’injustice dans la distribution des richesses, le mépris, l’oppression et l’anéantissement des autres cultures. Il ne suffirait pas d’opposer à une raison instrumentale la raison morale (transcendantale, dialectique, intersubjective, communicative …). Le projet de Humboldt contribue ainsi à donner à la nature et à la vie leur place à côté de la raison, à rétablir l’équilibre entre eux sans que l’une ou l’autre ne puisse avoir la suprématie : il s’agit de restituer au royaume de la nature (extérieure et intérieure) et de la vie la dignité dont jouit le royaume humain rationnel, et aux cultures dites sauvages (dont Humboldt veut montrer la richesse culturelle) la même dignité que de celles dites civilisées. Nous nous demandons ici, avec Humboldt, comment dans l’éthique de la nature et de la vie sociale, le cosmos (le rapport entre les choses et les forces de la nature avec son tout) et le cosmopolitisme (le rapport entre les humains) ne se séparent pas : dans la première partie, centrée sur la notion de cosmos, il s’agit d’analyser ce rapport intrinsèque entre cosmos et cos­ mopolitisme d’abord en concevant qu’il y a dans la nature liberté, histoire et dignité ; ensuite, à travers le paradigme écologique qui en découle ; enfin, grâce à la beauté de la nature ; dans la deuxième partie, centrée sur la no­ tion de cosmopolitisme, ce rapport est analysé d’abord par la critique de Humboldt du colonialisme, ensuite par sa critique de la domination cultu­ relle et enfin par sa conception d’humanité. Cela permettra de montrer la pertinence du projet de Humboldt à l’époque actuelle. I. Cosmos L’objectif de Humboldt n’est pas de découvrir des espèces de plantes et d’animaux jusqu’alors inconnus des Européens – même s’il a en classés plus de 12 000. S’il lui faut aller loin à la recherche de l’inconnu, c’est pour expli­



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quer ce qui est proche mais incompréhensible, justement parce qu’isolé du réseau auquel il appartient. Tous les phénomènes naturels, culturels et so­ ciaux sont en rapport entre eux – les continents, les océans, l’atmosphère, la végétation, les étoiles, ainsi que les visions du monde et les arts, peuvent être étudiés seulement comme un tout : « ce qui m’assurait la motivation princi­ pale était l’effort de saisir les phénomènes des choses corporelles dans son contexte général, de saisir la nature comme un tout mis en mouvement et en vie par des forces internes » (Humboldt 2004 : 3)4; un tout qui ne peut ja­ mais faire abstraction du singulier : « sans la tendance sérieuse pour la connaissance du singulier, toute vision de monde grande et générale ne peut être qu’une fiction » (Humboldt 2004 : 3)5. A la méthodologie scientifique de son époque, hiérarchique et fondée sur un premier principe qui soutient le tout, Humboldt oppose une notion de réseau complexe, dans lequel chaque élément est aussi important que l’autre : « Ainsi, chaque série de phénomènes conduit l’observateur avide de savoir à une autre série, qui la fonde ou qui en est dépendante » (Humboldt 2004 : 3)6. Enfin, entre la connaissance de la nature, le plaisir que la belle nature occasionne, l’amour pour la nature qu’il faut protéger et préserver, la justice dans la distribution des ressources et des biens, le respect des droits universaux et la reconnaissance des différentes formes particulières de vie, de culture et d’art, les rapports sont réciproques : il ne serait pas possible d’isoler un phénomène pour le traiter hors de l’in­ fluence des autres. Même si chacun a sa propre dimension et sa propre lo­ gique, ils se rapportent l’un à l’autre dans un réseau, en constituant un tout organique. Ses études naturelles, de classification et de mensurations, ainsi que ses recherches sociales, artistiques, culturelles, politiques et économiques composent la théorie du cosmos, qui lie toutes ces différentes sphères. Il s’agit donc de découvrir entre ces phénomènes d’ordre naturel et culturel les rapports complexes d’interdépendance, dont les plus difficiles à établir sont ceux entre ce qui est proche et ce qui est loin, apparemment le plus étrange, ainsi qu’entre le présent et le passé. 1. La nature : liberté, histoire, dignité Humboldt donne un autre sens à la distinction entre le royaume humain, dans lequel se distinguent la liberté, l’histoire et la dignité, et le royaume 4  „Was mir den Hauptantrieb gewährte, war das Bestreben die Erscheinungen der körperlichen Dinge in ihrem allgemeinen Zusammenhange, die Natur als ein durch innere Kräfte bewegtes und belebtes Ganze aufzufassen (…).“ 5  „ohne den ernsten Hang nach der Kenntniss des Einzelnen alle grosse und all­ gemeine Weltanschauung nur ein Luftgebilde sein könne.“ 6  „So führt den wissbegierigen Beobachter jede Classe von Erscheinungen zu einer anderen, durch welche sie begründet wird oder die von ihr abhängt.“

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de la nature, qui n’aurait aucune de ces distinctions. Dans la nature, il y aurait liberté et histoire, mais dans un autre sens que pour le royaume hu­ main : chaque région naturelle est unique, constituant un réseau singulier de rapports entre éléments organiques et anorganiques, de lumières, de cou­ leurs et de musicalités propres (le chant des oiseaux, les bruits des animaux, des eaux qui coulent et s’abattent sur les roches, des vents dans la végéta­ tion …), et toujours en transformation. La liaison de tout ce qui existe dans le présent et dans le passé va au-delà d’un système abstrait de lois univer­ selles. La raison lie toutes les données empiriques sans oublier chaque sin­ gularité et ses mutations dans le temps. La meilleure appréhension de tous ces rapports au même instant se fait par des images, les « tableaux de la nature » (Naturgemälde). Mais chaque moment saisi n’est qu’un instant transitoire – l’être (Sein) est un devenir (Werden), la nature est un devenir (Werden) et chaque être est un devenu (gewordenes). La « description phy­ sique du monde » (physische Weltbeschreibung) observe d’abord ce qui existe ensemble dans l’espace et l’influence réciproque des forces de la nature, mais cela ne se distingue pas du “devenir” (Werden) : « Ce qui est ne s’oppose pas de façon absolue, dans l’appréhension de la nature, au devenir » (Humboldt 2004 : 34)7. Ainsi, il ne serait pas suffisant d’étudier la nature dans un laboratoire par une expérimentation qui ne pourrait pas reconstruire tous ces rapports ni ces transformations. Il faudrait aller dans la nature pour comprendre les constellations singulières de chaque région naturelle, qui ne se laissent pas reproduire. Cette nature, dont la liberté et l’histoire sont désormais reconnues, a aussi une dignité, ce qui signifie qu’elle constitue une fin en soi et non un moyen permettant d’accéder à une autre fin. Elle n’est pas au service de l’humain. La science de la nature contient ainsi une éthique de la nature. La nouvelle conception d’expérimentation qui en découle a une dimen­ sion aussi bien technique que morale. L’expérimentation est incapable de saisir le tout organique. La Physische Weltbeschreibung de Humboldt com­ prend aussi bien les « choses et les forces » que le « tout » de la nature, son cosmos signifie aussi bien la description des phénomènes terrestres (tel­ luriques) et cosmiques (uranologiques) qu’une conception de l’ordre dans sa beauté, son harmonie et sa perfection : « La description physique du monde est l’observation de tout ce qui existe, de tout ce qui est dans l’espace (des choses de la nature et des forces de la nature) en tant qu’un tout de nature qui existe au même moment » (Humboldt 2004 : 27)8. 7  „Das Seiende ist aber, im Begreifen der Natur, nicht von dem Werden absolut zu scheiden“. 8  „Physische Weltbeschreibung ist Betrachtung alles Geschaffenen, alles Seienden im Raume (der Natur-Dinge und Natur-Kräfte) als eines gleichzeitig bestehenden Natur-Ganzen.“



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Humboldt poursuit également un idéal que se partagent les diverses théo­ ries qui, en dépit de leurs divergences, sont considérées comme relevant du romantisme : l’unité du savoir. Il n’est pas possible d’isoler les connais­ sances les unes des autres. Tout savoir est, au contraire, multi- et transdis­ ciplinaire. De ce point de vue, le fait d’isoler les disciplines tient de l’équi­ vocité scientifique. Cette totalité du savoir est organique, mais c’est l’esprit qui saisit l’« unité dans la diversité », à savoir le cosmos lui-même. Si chaque partie a une certaine autonomie, il importe de comprendre comment les différentes parties se rapportent les unes aux autres et à un tout qui ne s’impose pas à elles, puisque le tout et les parties entretiennent des liens de réciprocité (Köchy 2002 : 6). La différence entre la productivité (ou le producteur) inconditionné(e) (natura naturans) et le produit conditionné (natura naturata) est abolie, en opposition à la perspective extérieure de la science de la nature, qui consi­ dère la nature comme étant conditionnée et statique. En revanche, la philo­ sophie de la nature veut aller au-delà de cette perspective extérieure et objective de la nature, envisageant son moteur interne et non-objectif. D’où la double constitution de la nature : statique et dynamique, elle se défait et se maintient, chacun de ses produits détruits étant à nouveau reproduit. Par différenciation et individualisation, des pôles opposés se constituent en se maintenant en même temps liés dans une unité organique. Tandis que l’en­ tendement, c’est-à-dire la réflexion rationnelle et discursive, voit la discon­ tinuité des produits, l’intuition saisit l’unité dans la différence, l’identité entre la productivité et le produit, la relation réciproque entre toutes les parties, le tout auquel l’être humain appartient aussi (Köchy 2002 : 6–7). Le projet humboldtien de « description du monde » (Weltbeschreibung) s’oppose à l’« explication du monde » (Welterklärung). L’observation et la description des choses dans leurs détails, une procédure empirique, se dis­ tingue de l’appréhension de la relation causale avec le tout, toujours dans leur horizon, et qui est saisie par une perspective théorique plus vaste, et ainsi plus formelle et abstraite. Cette médiation entre le général abstrait et le particulier se différencie donc aussi bien du point de vue logico-systéma­ tique, selon des analogies internes, que d’une abstraction formelle qui ignore le contexte spécifique (Köchy 2002 : 8–9). Elle ne se confond pas non plus avec une induction à partir d’éléments empiriques, ni avec une déduction à partir de principes spéculatifs : « Dans mes observations sur le traitement scientifique d’une description générale du monde, il ne s’agit pas d’une unité obtenue à partir d’une déduction de quelques principes fondamentaux donnés par la raison. Ce que j’appelle une description physique (la connais­ sance comparée de la terre et du ciel) n’a pas la prétention d’avoir le statut d’une science rationnelle de la nature ; c’est l’observation pensée des phénomènes donnés empiriquement, en tant qu’un tout de la nature » ­

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­(Humboldt 2004 : 22)9. Humboldt refuse ainsi aussi bien tout système dog­ matique, soit-il inductif ou déductif, que tout relativisme qui voit la nature comme chaos, contingence et exception ; il refuse aussi bien un assemblage encyclopédique qu’une exposition de fragments. Mais à la différence du romantisme, pour qui seules la philosophie de la nature et la poésie peuvent saisir le tout, Humboldt considère que cette appréhension constitue le cœur même de ce qu’il conçoit comme la science de la nature (Köchy 2002 : 9–10). Le tout de la nature, cependant, échappe à la connaissance empirique. La multiplicité des phénomènes du cosmos permet une connexion rationnelle dans l’unité de la pensée seulement dans la forme de la réflexion. Les sciences expérimentales ne sont jamais complètes, étant donné que l’unité du concept de la nature ne se construit pas à partir de l’expérience sen­ sible : Nous sommes loin du temps où on pouvait considérer possible de concentrer toutes nos perceptions sensibles dans une unité du concept de la nature (…). Dans plu­ sieurs groupes de phénomènes, nous devons encore nous contenter de découvrir des lois empiriques ; mais l’objectif suprême, rarement atteint, de toute recherche sur la nature est l’exploration du lien causal lui-même (Humboldt 2004 : 389)10.

La connexion des membres de la nature n’a pas un caractère linéaire, mais forme un réseau ; la nature n’est pas un agrégat, mais un système qui s’auto-organise. Au-delà de l’expérimentation, il faut progresser jusqu’à for­ muler des lois empiriques. Chaque entrée dans le réseau de l’organisme est l’entrée dans un labyrinthe, et cette multiplicité éveille toujours une nou­ velle surprise : « Dans le tissu admirable de l’organisme, dans l’entraîne­ ment et l’action éternels des forces vivantes, chaque recherche plus pro­ fonde conduit toutefois à l’entrée dans de nouveaux labyrinthes » (Hum­ boldt 2004 : 18)11. Cette surprise est le moteur de la continuité de la re­ 9  „In meinen Betrachtungen über die wissenschaftliche Behandlung einer allge­ meinen Weltbeschreibung ist nicht die Rede von Einheit durch Ableitung aus weni­ gen, von der Vernunft gegebenen Grundprincipien. Was ich physische Weltbeschrei­ bung nenne (die vergleichen Erd- und Himmelskunde), macht daher keine Ansprüche auf den Rang einer rationellen Wissenschaft der Natur; es ist die denkende Betrach­ tung der durch Empirie gegebenen Erscheinungen, als eines Naturganzen.“ 10  „Wir sind (…) weit von dem Zeitpunkt entfernt, wo man es für möglich halten konnte alle unsere sinnlichen Anschauungen zur Einheit des Naturbegriffs zu con­ centriren (…). In vielen Gruppen der Erscheinigungen müssen wir uns freilich noch mit dem Auffinden von empirischen Gesetzen begnügen; aber das höchste, seltener erreichte Ziel aller Naturforschung ist das Erspähen des Causalzusammenhanges selbst.“ 11  „In dem wundervollen Gewebe des Organismus, in dem ewigen Treiben und Wirken der lebendigen Kräfte führt allerdings jedes tiefere Forschen an den Eingang neuer Labyrinthe.“



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cherche. La nature se montre comme un éternel développement. La tâche infinie de la recherche de l’unité a comme conséquence la conscience joyeuse de l’effort pour l’infini (Köchy 2002 :11) : « ce qui, étant grand et festif, est propre au travail de l’esprit, dont les limites sont désignées ici, est la conscience heureuse de l’aspiration à l’infini, à la saisie de ce qui, dans une abondance incommensurable et inépuisable, nous révèle ce qui existe, ce qui devient et ce qui a été créé » (Humboldt 2004 : 389)12. Les rapports s’exerçant dans le présent sont l’objet de la « description du monde », et ceux qui concernent le temps dans son déroulement, à savoir les rapports entre le passé et le présent, de l’« histoire du monde » : Comme une histoire mondiale physique, si les matériaux pour cela existaient, ils devraient au sens le plus large du terme décrire les modifications qu’au cours des temps le cosmos a traversées (…), en revanche la description mondiale physique décrit les connections dans l’espace, l’action simultanée des forces de la nature et des formations qui sont le produit de ces forces » (Humboldt 2004 : 34)13.

Mais comme il n’y a pas de séparation entre l’être et le devenir, il n’y a pas de séparation entre la description de la nature et son histoire : « Dans ce sens, la description de la nature et l’histoire de la nature ne pourraient pas être séparées complètement l’une de l’autre » (Humboldt 2004 : 34)14. Au contraire, la description de la nature est possible seulement en tant qu’histoire de la nature, tout comme l’être ne peut être complètement connu qu’en tant que devenu : « L’être est reconnu dans son ampleur et dans son être intérieur seulement comme un devenu ». (Humboldt 2004 : 35)15. L’« histoire du monde » (Weltgeschichte), de même que la « description physique du monde » (physische Weltbeschreibung), ne peuvent être dé­ duites de concepts ou de principes, mais trouvent leurs points de départ dans l’appréhension empirique de ce qui est singulier dans la réalité. Ainsi comme il y a une étroite liaison entre le cas singulier et la loi scientifique, entre le sentiment de la nature et la science de la nature, entre 12  „Was der Geistesarbeit, deren Schranken hier bezeichnet werden, großes und feierliches inwohnt, ist das frohe Bewußtsein des Strebens nach dem Unendlichen, nach dem Erfassen dessen, was in ungemessener, unerschöpflicher Fülle das Seien­ de, das Werdende, das Geschaffen uns offenbart.“ 13  „Wie eine physische Weltgeschichte, wenn die Materialien dazu vorhanden wären, im weitesten Sinne des Worts die Veränderungen schildern sollte, welche im Laufe der Zeiten der Kosmos durchwandert hat (…), so schildert dagegen die phy­ sische Weltbeschreibung das Zusammen-Bestehende im Raume, das gleichzeitige Wirken der Naturkräfte und der Gebilde, die das Product dieser Kräfte sind.“ 14  „In diesem Sinne wären Naturbeschreibung und Naturgeschichte nicht gänzlich von einander zu trennen“. 15  „Das Sein wird in seinem Umfang und inneren Sein vollständig erst als ein Gewordenes erkannt.“

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l’histoire et la nature, il n’y a pas de distinction absolue entre Geist et Natur, et entre Geisteswissenchaft et Naturwissenschaft. L’opposition entre la nature et l’esprit, et entre la nature et l’art n’implique pas une séparation entre le physique et l’intellectuel. La science commence lorsque l’esprit et la raison ordonnent les éléments de l’expérience. Il en est ainsi du rapport entre la nature et l’esprit : le monde extérieur existe seulement dans l’ap­ préhension. Il existe un rapport entre la description scientifique de la nature dans les cadres naturels du cosmos (« Naturgemälde »), son sens et sa des­ cription poétique à travers l’imagination et la peinture de paysages : On aime maintenant opposer à la nature le domaine de l’esprit, comme si le spirituel ne serait pas contenu aussi dans le tout de la nature, ou on aime opposer la nature à l’art, ce dernier étant dans un sens plus élevé considéré comme le sommet de toute la force de production spirituelle de l’humanité ; ainsi, ces oppo­ sitions ne doivent quand même pas conduire à une séparation entre le physique et l’intellectuel ; la physique du monde ne se réduit pas à une simple accumulation empirique de détails rassemblés. La science commence seulement là où l’esprit saisit la matière, où on essaie de soumettre la masse des expériences à une connaissance de la raison ; elle est l’esprit, tourné vers la nature. Le monde exté­ rieur n’existe toutefois pour nous lorsque nous le prenons en nous ou qu’il prend en nous la forme d’une vision de la nature. Ainsi comme l’esprit et la langue, la pensée et le mot fertilisant sont mystérieusement inséparables, et le monde exté­ rieur se fond justement ainsi avec l’intérieur de l’humain, en quelque sorte incon­ sciemment à nous-mêmes (…). L’activité intellectuelle se pratique alors sur les matières reçues par la perception des sens (Humboldt 2004 : 36–37)16.

2. Le souci écologique Humboldt veut montrer l’interconnexion et l’interdépendance des phéno­ mènes naturels, comment toutes les plantes sont liées entre elles, et com­ ment le sont les animaux entre eux. Cela constitue ce qu’on entend au­ 16  „Man mag nun die Natur dem Bereich des Geistes entgegensetzen, als wäre das Geistige nicht auch in den Naturganzen enthalten, oder man mag die Natur der Kunst entgegenstellen, letztere in einem höheren Sinne als den Inbegriff aller geis­ tigen Productionskraft der Menschheit betrachtet; so müssen diese Gegensätze doch nicht auf eine solche Trennung des Physischen vom Intellectuellen führen, dass die Physik der Welt zu einer blossen Anhäufung empirisch gesammelter Einzelheiten herabsinke. Wissenschaft fängt erst an, wo der Geist sich des Stoffes bemächtigt, wo versucht wird, die Masse der Erfahrungen einer Vernunfterkenntniss zu unterwer­ fen: sie ist der Geist, zugewandt zu der Natur. Die Aussenwelt existirt aber nur für uns, indem wir sie in uns aufnehmen, indem sie sich in uns zu einer Naturanschau­ ung gestaltet. So geheimnissvoll unzertrennlich als Geist und Sprache, der Gedanke und das befruchtende Wort sind, eben so schmilzt, uns selbst gleichsam unbewusst, die Aussenwelt mit dem Innersten im Menschen, mit dem Gedanken und der Emp­ findung zusammen (…). Die intellectuelle Thätigkeit übt sich dann an dem durch die sinnliche Wahrnehmung überkommenen Stoffe.“



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jourd’hui par écologie. Il ne s’agit pas simplement d’une « unité de la na­ ture », qui fait abstraction des différences, mais d’une « unité dans la diver­ sité », une unité qui dépend de la riche diversité de la nature. Chaque herbe, chaque insecte, joue un rôle crucial dans un écosystème particulier, qui dépend de la biodiversité. L’expression de “région” géographique utilisée par Humboldt désigne ce qu’on entend aujourd’hui par écosystème. Hum­ boldt n’utilise pas non plus les mots “biodiversité” et “écosystème”, mais c’est dans le sens de ces termes qu’il insiste sur l’interconnexion de la nature : aucune plante, aucun animal n’est un spécimen isolé. Chacun fait partie du réseau de la vie, même les phénomènes souvent négligés, mêmes les moustiques qui nous dérangent ont leur place fondamentale dans le ré­ seau de la nature. Chaque région de la terre dépend de la combinaison de facteurs infinis, comme le contour des montagnes et des collines, la physio­ nomie des plantes et des animaux, le ciel, les nuages, l’atmosphère. C’est pour cela que la vie doit être respectée dans sa profusion, et que la com­ préhension du cosmos n’est possible que pour celui qui peut contempler toute la variété de la nature, dans le sens de ce qu’on appelle aujourd’hui la biodiversité (Sachs 2003 : 128–130)17 : Plus on pénètre profondément dans l’essence des forces de la nature, plus on re­ connaît le rapport de phénomènes qui, observés pendant longtemps individuelle­ ment et superficiellement, semblaient contredire toute séquence. (…) Ma confiance se base sur l’état brillant des sciences de la nature elles-mêmes, dont la richesse n’est plus l’abondance, mais l’enchaînement de ce qui est observé (…) Ce qui resta longtemps inexplicable à l’esprit investigateur dans un cercle plus étroit, dans notre proximité, s’éclaire fréquemment à travers des observations faites lors d’une migration dans les régions les plus lointaines. Des configurations de plantes et d’animaux, qui nous apparaissaient pendant longtemps isolées, s’alignent les unes sur les autres à travers des membres de connexion découverts ou à travers des formes de transitions. Un enchaînement général, non pas une simple direction linéaire, mais un tissu qui est réticulaire et sinueux, se présente peu à peu au sens inquisiteur de la nature, après une formation plus haute ou après la dégénéres­ cence de certains organes, après la fluctuation versatile dans la supériorité relative des parties » (Humboldt 2004 : 22–23)18. 17  Une vraie compréhension de l’humanité dépend aussi de l’opportunité de la contempler dans toute sa variété. 18  „Je tiefer man eindringt in das Wesen der Naturkräfte, desto mehr erkennt man den Zusammenhang von Phänomenen, die lange, vereinzelt und oberflächlich be­ trachtet, jeglicher Anreihung zu widerstreben schienen (…) Meine Zuversicht grün­ det sich auf den glänzenden Zustand der Naturwissenschaften selbst, deren Reich­ thum nicht mehr die Fülle, sondern die Verkettung des Beobachteten ist. (…) Was in einem engeren Gesichtskreise, in unserer Nähe, dem forschen Geiste lange uner­ klärlich blieb, wird oft durch Beobachtungen aufgehellt, die auf einer Wanderung in die entlegensten Regionen angestellt worden sind. Pflanzen- und Thier-Gebilde, die lange isolirt erschienen, reihen sich durch neu entdeckte Mittelglieder oder durch

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Pour Humboldt, la progressive diminution du lac de Valence s’explique par la destruction des forêts et la culture de l’indigo. L’intervention humaine a provoqué la chute du niveau du lac : la déviation de l’eau pour la culture de l’indigo en est une des causes, mais la déforestation en est la principale. Le sol, sans les racines, n’a plus la capacité de retenir l’eau, et ainsi ne peut plus recharger les sources qui alimentaient le lac. Les inondations et l’éro­ sion du sol ont augmenté. La destruction des arbres entraîne pour les géné­ rations futures des problèmes liés à la nécessité de combustible et au manque d’eau19. Humboldt a ainsi évoqué ce qu’on appelle le « développe­ ment durable » : « L’évaluation régulière de toutes les parties des études de la nature est nécessaire à notre époque, où la richesse matérielle et la pros­ périté croissante des nations sont fondées sur une utilisation plus soigneuse des produits et des forces de la nature » (Humboldt 2004 : 24)20. L’homme travaille la nature d’une façon assez destructive, en déclenchant des conséquences naturelles catastrophiques et irréversibles, le sol sèche quand le nombre d’arbres qui le protègent diminue. Humboldt effectue plu­ sieurs analyses détaillées sur des processus de destruction de la nature, construisant par exemple en Guyane un four avec des composants qui conduisaient mal la chaleur pour la retenir, permettant ainsi de réduire le besoin de bois comme combustible et d’alléger le travail des esclaves qui devaient maintenir le feu (Humboldt 1970 : 40). Uebergangsformen an einander. Eine allgemeine Verkettung, nicht in einfacher line­ arer Richtung, sondern in netzartig verschlungenem Gewebe, nach höherer Ausbil­ dung oder Verkümmerung gewisser Organe, nach vielseitigem Schwanken in der relativen Uebermacht der Theile, stellt sich allmälig dem forschenden Natursinn dar.“ 19  „Zerstört man die Wälder, wie die europäischen Siedler aller Orten in Amerika mit unvorsichtiger Hast tun, so versiegen die Quellen oder nehmen doch stark ab. Die Flussbetten liegen einen Teil des Jahres über trocken und werden zu Strömen, sooft im Gebirge starker Regen fällt. Da mit dem Holzwuchs auch Rasen und Moos auf den Bergkuppen verschwinden, wird das Regenwasser in seinem Ablauf nicht mehr aufgehalten ; statt langsam durch allmähliches Einsickern die Bäche zu spei­ sen, zerfurcht es in der Jahreszeit der starken Regenniederschläge die Berghänge, schwemmt das losgerissene Erdreich fort und verursacht plötzliche Hochwässer, welche nun die Felder verwüsten. Daraus geht hervor, dass die Zerstörung der Wäl­ der, der Mangel an fortwährend fliessenden Quellen und die Existenz von Torrenten drei Erscheinungen sind, die in ursächlichem Zusammenhang stehen. Länder in entgegengesetzten Hemisphären, die Lombardei (…) und Nieder-Peru (…), liefern einleuchtende Beweise für die Richtigkeit dieses Satzes. Bis zur Mitte des vorigen Jahrhunderts waren die Berge, in denen die Täler von Aragua liegen, bewaldet.“ (Humboldt 1999 : 70–71). 20  „Gleichmäßige Würdigung aller Theile des Naturstudiums ist aber vorzüglich ein Bedürfniß der gegenwärtigen Zeit, wo der materielle Reichthum und der wach­ sende Wohlstand der Nationen in einer sorgfältigeren Benutzung von Naturproduc­ ten und Naturkräften gegründet sind.“



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Humboldt partage avec l’idéal de l’Aufklärung l’idée que les connais­ sances doivent être transmises au peuple pour avoir un sens, que la science devait se populariser. Il racontait son voyage dans les salons (notamment lors d’un cycle de conférences dans un salon parisien), dans les institutions scientifiques (par exemple ses conférences sur la géographie physique à l’Université, en tant que membre de l’Académie prussienne) et lors de conférences publiques (comme les conférences populaires qu’il tient gratui­ tement à la Singakademie de Berlin). Il apporte ses connaissances sur le Nouveau Monde aussi bien aux spécialistes et aux hommes instruits qu’à tous ceux – même non instruits – qui l’écoutent avec intérêt. Kosmos de­ vient le best-seller de la science populaire du xixe siècle, et tous ses textes sont écrits pour être compréhensibles aussi bien par les scientifiques que par les amateurs. Si la science doit avoir une conscience sociale, cela ne signifie pas néces­ sairement qu’elle doit être d’une utilité immédiate : Dans un âge où l’on attend souvent les fruits avant la floraison et où l’on semble dédaigner beaucoup de choses parce qu’elles ne guérissent pas directement les blessures, ne fertilisent pas le champ ou n’entraînent pas les roues de moulin (…), on oublie que les sciences ont un but interne et on perd de vue l’intérêt propre­ ment littéraire, l’aspiration à la connaissance en tant que connaissance. Les mathé­ matiques ne peuvent pas perdre leur dignité lorsqu’elles sont considérées comme simple objet de spéculation, comme inapplicable pour résoudre des tâches pra­ tiques. Tout ce qui étend les frontières du notre savoir et offre à l’esprit de nou­ veaux objets de perception ou de nouvelles relations entre ce qui est perçu est important (cité par Osten, Humboldt 1999 : 41)21.

3. La belle nature La nature est enfin la belle nature, qui bouleverse l’âme – cet objet sans action ni intention transforme le sujet qui le contemple, intensifiant ses sen­ timents et éveillant son imagination. Un livre de la nature doit contenir son côté aussi bien objectif que subjectif : mon monde intérieur se construit par les impressions que la nature provoque en moi. 21  „In einem Zeitalter, wo man Früchte oft vor der Blüte erwartet und vieles darum zu verachten scheint, weil es nicht unmittelbar Wunden heilt, den Acker düngt, oder Mühlräder treibt, (…) vergisst man, dass Wissenschaften einen inneren Zweck haben und verliert das eigentlich literarische Interesse, das Streben nach Erkenntnis, als Erkenntnis, aus dem Auge. Die Mathematik kann nicht von ihrer Würde einbüssen, wenn sie als blosses Objekt der Spekulation, als unanwendbar zur Auflösung praktischer Aufgaben betrachtet wird. Alles ist wichtig, was die Grenzen unserer Wissens erweitert und dem Geist neue Gegenstände der Wahrnehmung oder neue Verhältnisse zwischen dem Wahrgenommenen darbietet.“

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On ne connaîtra pas la nature dans sa profondeur par le regard froid qui s’en distancie, qui ne pourrait saisir que sa superficielle mécanicité. La connaissance la plus intime de la nature n’est possible que pour celui qui s’égare face à l’infinité de celle-ci. La nature est mesurée et sentie ; on s’égare dans la nature ; on y perd les sens pour ensuite les récupérer avec d’autant plus d’énergie. Raison et sentiment ne s’excluent pas et, dans leur synthèse, l’un ne précède pas l’autre, ils s’influencent réciproquement : plus je connais la nature, plus elle me fascine, et plus elle me fascine, mieux je veux la connaître. C’est pour cela que Humboldt montre « le réflexe de la nature sur la force de l’imagination et le sentiment, comme moyen de motivation aux études de la nature à travers la description enthousiaste de traits célestes lointains et de la poésie qui décrit la nature (une branche de la littérature moderne), par une peinture de paysage ennoblie, à travers la culture et les groupements en contraste de formes de plantes exotiques » (Humboldt 2004 : 27)22. On pourrait se demander comment trouver dans la nature les propriétés de l’art : la surprise, l’inattendu, l’inexact et la fantaisie. Or, ces éléments ne contredisent pas la représentation de la nature ; au contraire, ils intensifient les effets, le plaisir et le bouleversement que la nature provoque. Le lecteur a des sentiments et des images qui vont lui laisser un souvenir de ce qu’il n’a pas connu, un désir de revoir ce qu’il n’a jamais vu. Dans la poésie, la force des paroles produit, dans la fantaisie du lecteur, des tableaux qui causent les mêmes effets intérieurs que la nature. C’est l’hypotypose, un processus de l’ancienne rhétorique, qui devient l’une des plus importantes techniques de Humboldt (Ette 2002 : 204–205). Cette conception des « tableaux de la na­ ture » exprime la synthèse de la science et de l’art, du concept et de l’intui­ tion (Begriff und Anschauung), que Humboldt a théorisée et pratiquée. Un étroit rapport est ainsi établi entre la raison et le sentiment, entre la science de la nature et l’expérience sentimentale de celle-ci. La connexion entre tous les êtres vivants est aussi bien ressentie par le cœur que réfléchie par la raison. Humboldt demeure ainsi proche d’une notion centrale du ro­ mantisme : la sympathie préscientifique. Les sentiments confus, l’intuition sensible et la raison sont liés. Mesurer la nature ne provoque pas son désen­ chantement et sa rationalisation complète : la disparition du secret et du sublime. Bien au contraire, découvrir des rapports numériques par l’obser­ vation scientifique avec le microscope et le télescope, en établissant les 22  „den Reflex der Natur auf die Einbildungskraft und das Gefühl, als Anregungsmittel zum Naturstudium durch begeisterte Schilderung ferner Himmelsstriche und naturbeschreibende Poesie (ein Zweig der modernen Literatur), durch veredelte Landschaft-Malerei, durch Anbau und contrastirende Gruppirung exotischer Pflan­ zenformen).“



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rapports du passé au présent entre tout ce qui existe, montre l’infinité de ces rapports, ouverts à l’histoire de la nature qui continue sans cesse, sans qu’on puisse connaître le stade suivant de son évolution, ni les possibilités infinies, qui président la constitution de nouveaux rapports entre tout ce qui existe. La connaissance plus élevée des lois du monde fortifie les sentiments pour la nature et sa jouissance (Köchy 2002 : 10). Chaque nouvelle décou­ verte scientifique n’est que le début d’un nouveau labyrinthe. La nature étonne, fascine par son infinité, par son futur ouvert : « Le sentiment du sublime, dans la mesure où il semble provenir de la simple conception na­ turelle de l’expansion, a une affinité avec la disposition festive de l’âme, une disposition qui est propre à l’expression de l’infini et de la liberté dans la sphère de la subjectivité idéelle, dans le domaine du spirituel » (Hum­ boldt 2004 : 18 ; Köchy 2002 : 11)23. Pour mesurer et rationaliser davan­ tage, il est impossible de saisir tous les rapports dans la nature ; même ceux qu’on arrive à voir ne seront pas forcement compris. La nature garde tou­ jours un secret, quelque chose de mystérieux qui échappe à la connaissance. La jouissance de la nature augmente avec sa connaissance. Humboldt veut montrer « comment la jouissance de la nature, si diversifiée dans ses sources internes, peut être élevée par l’examen clair de la connexion des phéno­ mènes et de l’harmonie des forces stimulantes » (Humboldt 2004 : 27)24. La science de la nature chez Humboldt, à la fois objective et subjective, narrative et figurative, comporte ainsi un autre aspect éthique : la poésie et les tableaux de la nature sensibilisent l’âme à la valeur de la nature en général, et en particulier à celle de l’Amérique latine. Humboldt veut mon­ trer comment ce continent éveille chez lui des sentiments d’admiration et de plaisir. Ainsi, il crée une nouvelle vision des tropiques : des images impressionnantes, euphoriques, enthousiastes, poétiques, qui transmettent et provoquent la passion pour l’Amérique latine. Bernardin de Saint Pierre décrit la tempête des tropiques avec une telle précision et, dans le même temps, une telle poésie qu’il faut en faire l’expé­ rience pour comprendre comment le ciel protecteur se transforme soudain en ciel menaçant. La valeur unique de son œuvre, observe Humboldt, réside dans le fait qu’il a su décrire ce qui n’appartient qu’à la nature tropicale et que seuls ceux qui peuvent être une fois sous ce ciel peuvent comprendre la vérité de ce qu’il dit (Humboldt 2004 : 221). Camões, analyse Humboldt, 23  „Das Gefühl des Erhabenen, in so fern es aus der einfachen Naturanschauung der Ausdehnung zu entspringen scheint, ist der feierlichen Stimmung des Gemüths verwandt, die dem Ausdruck des Unendlichen und Freien in den Sphären ideeller Subjectivität, in dem Bereich des Geistigen angehört.“ (Humboldt 2004 : 18). 24  „wie der Naturgenuss, verschiedenartig in seinen inneren Quellen, durch klare Einsicht in den Zusammenhang der Erscheinungen und in die Harmonie der bele­ benden Kräfte erhöht werden könne.“

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a exposé de façon sublime l’océan et les étoiles qu’on voit quand on tra­ verse l’Atlantique, ainsi que les tempêtes océaniques vécues. Cependant, Humboldt est déçu parce que, lorsque Camões décrit les couleurs et les odeurs de l’Amérique, il ne décrit que ce qu’on voit dans les marchés euro­ péens vu qu’il n’a jamais été en Amérique. Or, il serait impossible, même pour un écrivain génial tel que Camões, de parler de ce qu’il n’a pas vécu (Humboldt 2004 : 216–218). Quand il s’agit de la nature et de la culture, la connaissance se fait par la reconnaissance de la valeur de ce qu’autrui a de particulier. L’authenticité, valeur esthétique, acquiert ainsi une dimension éthique, et l’appréhension du cosmos n’est possible qu’à l’esprit cosmopo­ lite : une vision du monde juste ne se construit qu’en voyant le monde. II. Cosmopolitisme Au-delà de ses études naturelles, le voyage de Humboldt devient ainsi rapidement le point de départ de toute une série d’enquêtes socio-politiques, économiques et culturelles, centrées sur la colonisation et ses atrocités – en particulier en ce qui concerne l’esclavage et la question des peuples autoch­ tones. Ces études résultent principalement de l’expérience personnelle de Humboldt avec les peuples autochtones et les conquistadors, mais elles sont également fondées sur ses recherches minutieuses dans les archives colo­ niales, ses analyses de la presse et ses visites aux fabriques, aux plantations, aux prisons et aux hôpitaux. Elles constituent un témoignage unique sur cette période, inégalé jusqu’à ce jour. L’horreur des guerres de colonisation est accompagnée d’une image profondément dépréciée du Nouveau Conti­ nent – de sa nature, des peuples indigènes et des esclaves –, une image que Humboldt dénonce et souhaite transformer. Ces guerres impliquent non seu­ lement l’utilisation de la force, mais aussi une dimension culturelle, qui apparaît même dans les champs dont on pourrait attendre qu’ils soient plus neutres, comme l’art et la science. La paix exige plus que simplement la fin de la domination militaire, politique et économique – elle dépend aussi de la transformation de la vue dépréciative qu’on a des dominés. La condition éthique de la compréhension du cosmos est le cosmopoli­ tisme, ce qui implique la reconnaissance de la nature et celle de tout être humain, et le respect non seulement des droits humains universels des au­ tochtones et des Noirs, mais aussi celui de leurs formes particulières de vie. Ce cosmos ne suppose ni un ordre naturel intemporel, ni une humanité conçue a priori – il est né des relations de causalité réciproques, toujours en transformation (Humboldt 2004), et déterminées au xixe siècle avant tout par l’action destructrice de l’homme : destruction de la nature, du Nouveau Continent, des peuples indigènes, des Noirs et, enfin, puisque tout est lié dans le cosmos, la destruction de soi-même.



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1. La critique du colonialisme Humboldt analyse l’essence et la fonction du colonialisme, la structure et l’organisation de l’administration coloniale, sa corruption et l’inefficacité bureaucratique, le rôle de l’Église dans les mécanismes de pouvoir au sein du système colonial d’exploitation et, surtout, les progrès et les dispropor­ tions dans l’économie, la technologie, l’ingénierie, l’agriculture, la produc­ tion textile et le commerce. Son but est de montrer concrètement ce qui doit être changé dans la structure économique, politique et sociale du système colonial, afin d’abolir l’esclavage. Il s’agit, d’une part, d’une transformation des structures sous-jacentes de la société et, d’autre part, d’un changement d’attitude, qui a partie liée avec un problème moral et juridique. L’existence des colonies, dit Humboldt, est l’immoralité absolue, qui transforme à la fois maîtres et esclaves en barbares et mène les conquistadors eux-mêmes aux antipodes de la civilisation : la prospérité et les Lumières ne peuvent pas se propager dans les colonies. Les gouvernements européens en Amé­ rique latine incitent au désaccord, à la séparation des castes et aux diffé­ rends. Ils interdisent l’union par le mariage, ils permettent de traiter les indigènes comme des êtres inférieurs et de les exploiter. Il en résulte une haine de la part des indigènes envers les Européens : (…) l’idée de la colonie même est une idée immorale, c’est l’idée d’un pays qu’on rend tributaire d’un autre, d’un pays dans lequel on ne doit parvenir qu’à un certain degré de prospérité, dans lequel l’industrie, les Lumières ne doivent se répandre que jusqu’à un certain point. Car au-delà de ce point, la mère patrie – selon les idées reçues – gagnerait moins, au-delà de cette médiocrité, la Colonie trop forte, trop en état de se soutenir elle-même se rendrait indépendante. Tout Gouvernement colonial est un gouvernement de méfiance (…). On cherche sa sûreté dans la désunion, on divise les castes, on augmente leur haine et leurs dissensions, on se plaît à leur haine mutuelle, on leur défend de s’unir par des mariages, on protège l’esclavage, parce que le Gouvernement peut un jour, quand tous les autres moyens manquent, recourir au moyen le plus cruel de tous, qui est celui d’armer les esclaves contre leurs Maîtres, de faire égorger ceux-ci avant de se voir égorger soi-même, ce qui sera toujours la fin de cette horrible tragédie. On ne donne des emplois qu’aux parvenus et polissons que la faim exila de l’Europe, on permet à ceux-ci de mépriser publiquement les natifs de la Colonie, on envoie des personnes qui sucent le sang des créoles, et parlent sans cesse des biens qu’ils ont abandonnés pour s’établir dans une terre où tout leur déplaît, où le Ciel n’est pas bleu, où la viande n’a pas de goût, où tout est méprisable bien qu’ils ne le quittent pas (…). Les gouvernements européens ont si bien réussi à répandre la haine et la désunion dans les Colonies qu’on n’y connaît presque pas les plaisirs de la société ; du moins tout divertissement durable dans lequel beau­ coup de familles doivent se réunir est impossible (Guayaquil, Équateur, 4 Jan­ vier–17 Février, 1803. Humboldt 1992 : 63–64).

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Dans son étude sur le Mexique, Humboldt montre les relations d’oppres­ sion sous trois angles : 1) le système d’exportation de l’Espagne vers le Mexique des produits agricoles nationaux et de l’industrie étrangère ; 2) l’exportation du Mexique vers l’Espagne et les autres pays de l’Amérique espagnole, la balance commerciale de Vera Cruz, la valeur des métaux pré­ cieux envoyés, les dépenses publiques ; 3) la population religieuse et laïque, les écoles d’hommes et de femmes, les hôpitaux et les prisons. Les visites de Humboldt dans les fabriques lui montrent que la situation des travailleurs libres est à peine meilleure que celle des esclaves : (…) ce qui fait frémir et désirer que toute cette industrie n’existe pas, c’est l’hor­ rible traitement qu’on infligue dans ces Manufactures aux malheureux Indiens et autres gens de couleur qui y travaillent. Las Fábricas paraissent des prisons (…). Rien de plus sale, de plus puant, de plus obscur, de plus malsain que les ateliers (…). Les hommes tout nus, maigres, défaits. On les tient enfermés toute la se­ maine, et on les sépare de leurs femmes. On frappe leur dos avec le fouet. On se demande comment cela pourrait être possible avec des gens libres. La Résolution du problème est qu’ils ne sont pas libres. Les maîtres de ces fabriques font ce qu’on fait à Quito dans los obrajes ou las haciendas dans toute l’Amérique, où il est difficile de trouver des bras ; ils avancent quelques gardes à des pauvres mal­ heureux qui les dépensent aussitôt en buvant. Déjà le débiteur devient dépendant du maître, il est esclave, on les fait travailler pour payer sa dette (…). Le mal­ heureux travaille toute l’année et il ne sort jamais de sa dette, à peu près comme les Indiens des haciendas à qui leurs maîtres savent faire des calculs selon lesquels ils restent toujours redevables au maître bien qu’ils travaillent toute leur vie (Que­ rétaro, au Mexique, 4–5 août 1803. Humboldt 1992 : 218–219).

Le but de la recherche empirique d’Alexander von Humboldt est non seulement de dénoncer l’immoralité et l’injustice du système esclavagiste à partir d’un point de vue normatif, mais aussi de détruire l’illusion utilitariste qu’un pays peut tirer des avantages à long terme liés au fait d’opprimer les autres : Tels sont les résultats principaux auxquels j’ai été conduit. Puisse ce travail (…) devenir utile à ceux qui sont appelés à veiller sur la prospérité publique ; puisset-il surtout les pénétrer de cette vérité importante, que le bien-être des blanc est intimement lié à celui de la race cuivrée, et qu’il ne peut y avoir de bonheur durable, dans les deux Amériques, qu’autant que cette race humiliée, mais non avilie par une longue oppression, participera à tous les avantages résultant des progrès de la civilisation et du perfectionnement de l’ordre social (Humboldt 1825–1827, iv : 285–286).

Il en est de même dans son étude sur l’île de Cuba, au sujet de laquelle il affirme : Historien de l’Amérique, j’ai voulu éclaircir les faits et préciser les idées, à l’aide de comparaisons et de tableaux statistiques. Cette investigation presque minu­ tieuse des faits semble nécessaire au moment où, d’un côté, l’enthousiasme conduisant à une bienveillante crédulité, de l’autre, des passions haineuses qui



Le cosmos et le cosmopolitisme d’Alexander von Humboldt33 importunent la sécurité des nouvelles républiques, ont donné lieu aux aperçus les plus vagues et les plus erronés (…). J’ai examiné seulement ce qui regarde l’orga­ nisation des sociétés humaines ; l’inégale répartition des droits et des jouissances de la vie ; les dangers menaçants que la sagesse du législateur et la modération des hommes libres peuvent éloigner, quelles que soient les formes de gouverne­ ment. Il appartient au voyageur qui a vu de près ce qui tourmente ou dégrade la nature humaine, de faire parvenir les plaintes de l’infortune à ceux qui peuvent la soulager (…) L’esclavage est sans doute le plus grand de tous les maux qui ont affligé l’humanité (…) Tout ce qui est injuste porte un germe de destruction (Humboldt 1970, III : 445–448).

Ce système esclavagiste est inséparable de l’introduction du système éta­ tique en Amérique latine. La philosophie politique moderne met en place l’État comme le principe universel de perfection dans le domaine de l’orga­ nisation politique ; à côté de lui, tout ce qui est “primitif” tend à être asso­ cié à l’incompétence et à l’imperfection. L’homme blanc introduit dans la société latino-américaine la même structure hiérarchique étatique et poli­ tique qu’en Europe, avec une seule différence : cette structure institutionna­ lise le racisme, une conception de l’infériorité des peuples autochtones, les Noirs et les métis. Cela légitime et renforce leur faible position sociale, politique, économique et culturelle. Ce système étatique, en Amérique la­ tine, conduit aussi à la guerre, moyen par lequel un État cherche à étendre son territoire, comme la guerre des États-Unis contre le Mexique (1846– 1848), que Humboldt critique en déclarant : « Les conquêtes des Améri­ cains républicains me déplaisent extrêmement – je leur souhaite toute la malchance dans les régions tropicales du Mexique. Je leur abandonne le Nord, où ils vont alors diffuser leur infâme système esclavagiste » (lettre à Christian Carl Josias Bunsen. Sanssouci, 28 Juillet 1847. Humboldt 2006 : 102)25. Humboldt observe que la réalisation des idéaux universels de la Révolu­ tion française – liberté, égalité, fraternité – pourrait être beaucoup plus développée dans certaines tribus autochtones que dans la majorité des villes européennes. Plusieurs tribus vivent dans des relations solides d’harmonie et de paix entre elles, leurs membres jouissent de l’égalité et de la liberté – des valeurs prisées dans l’Europe moderne sans pour autant que celle-ci en fasse l’expérience dans la réalité : Il n’y a qu’une très petite partie de l’Europe dans laquelle le cultivateur jouisse librement du fruit de ses travaux ; et cette liberté civile, nous sommes forcé de l’avouer, n’est point autant le résultat d’une civilisation avancée que l’effet de ces crises violentes pendant lesquelles une classe ou un Etat a profité des dissensions 25  „Die Eroberungen der republikanischen Amerikaner missfallen mir höchlichst. Ich wünsche ihnen alle Unglück in dem tropischen Mexiko. Je leur abandonne le Nord, wo sie dann ihr verruchtes Sklavenwesen verbreiten warden.“

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des autres. Un vrai perfectionnement des institutions sociales dépend, sans doute, des Lumières et du développement intellectuel ; mais l’enchaînement des ressorts qui meuvent un Etat est tel que, dans une partie de la nation, ce développement peut faire des progrès très marquants, sans que la situation des classes inférieures en devienne plus heureuse. Presque tout le Nord de l’Europe nous confirme cette triste expérience : il comporte des pays dans lesquels, malgré la civilisation van­ tée des hautes classes de la société, le cultivateur vit encore presque dans le même avilissement sous lequel il peinait trois ou quatre siècles plus tôt. Nous trouve­ rions peut-être le sort des Indiens plus heureux, si nous le comparions à celui des paysans de la Courlande, de la Russie et d’une grande partie de l’Allemagne septentrionale (Humboldt 1825 : 385).

2. La critique de la domination culturelle Témoigner de la valeur des autres modes de vie a été, pour Humboldt, aussi important que dénoncer leurs souffrances : L’histoire des dernière classes d’un peuple est la relation des événements funestes qui, en fondant à la fois une grande inégalité de fortune, de jouissance et de bonheur individuel, ont placé peu à peu une partie de la nation sous la tutelle et dans la dépendance de l’autre. Cette relation, nous la cherchons presque en vain dans les annales de l’Histoire ; elles conservent la mémoire des grandes révolu­ tions politiques, des guerres, des conquêtes et d’autres fléaux qui ont accablé l’humanité ; elles nous apprennent peu sur le sort plus ou moins déplorable de la classe la plus pauvre et la plus nombreuse de la société (Humboldt 1825 : 384– 385).

Contrairement à une philosophie qui cherche dans les grandes lignes de l’Histoire les signes de la réalisation de la raison, de son côté positif et de ses progrès, les témoignages de Humboldt racontent l’Histoire du point de vue de ceux qui ont été vaincus et morts – ceux qui ne sont plus là. Les atrocités de la colonisation, au-delà de ses contraintes d’ordre maté­ riel, impliquent plusieurs formes de domination culturelle, qui marquent encore aujourd’hui l’image dépréciative des colonisés. Dans les innom­ brables observations faites par Humboldt au sujet de ces formes de contrainte culturelle, nous en distinguons quatre. La première est la contrainte de la langue. Le principe fondamental de la standardisation culturelle de l’État – une seule langue pour tous – guide aussi le projet de colonisation. Comme les mots portent une vision spirituelle et naturelle du monde, l’adoption de l’espagnol dans la colonisation de l’Amérique latine implique également l’adoption de ses conceptions. Les missionnaires, comme Humboldt l’ob­ serve, s’efforcent d’enseigner aux indigènes deux mots très proches l’un de l’autre en espagnol, à une consonne près : infierno (enfer) et invierno (hi­ ver). Toutefois, les indigènes, pour qui aucun de ces mots n’a de sens, inter­ vertissent dans leurs phrases “hiver” et “enfer” :



Le cosmos et le cosmopolitisme d’Alexander von Humboldt35 Les malheurs de l’Indien des Missions consistent en ce qu’il est l’esclave du Père, du Governador, Alguasil, Capitan … qu’il n’a pas de volonté à lui, qu’on le sépare six mois de l’année de sa famille pour le faire ramer dans la Canoa du Père, qu’il n’a pas de propriété parce que le Missionnaire le force à lui céder tout dont il a besoin, qu’on le fouette à chaque instant dans l’église même, qu’il voit fouetter patiemment au Reso sa femme, sa mère, sans différence d’âge (parce qu’elle prononce infierno au lieu d’invierno) (Lima, Pérou, 23 octobre–24 décembre 1802. Humboldt 1992 : 141).

Humboldt s’oppose à la pensée dominante de son temps, qui considère que les sauvages ont une langue pauvre, laquelle correspondrait à leur pauvre capacité de réflexion et d’abstraction. À son frère Wilhelm, il écrit le 25 novembre 1802 : Je m’occupe beaucoup de l’étude des langues des indigènes américains et je réa­ lise à quel point ce que Condamine dit au sujet de leur pauvreté est faux. La langue des Caraïbes, par exemple, est riche, belle, énergique et polie. Il ne lui manque pas d’expressions pour les idées abstraites : elle peut parler de l’avenir, de l’éternité, de l’existence etc. » (Humboldt 1880 : 93)26.

Contre la notion de la supériorité des langues européennes (et réciproque­ ment de la pensée) vis-à-vis des langues sauvages, Humboldt affirme : « (…) Il n’y a presque pas d’ouvrage de la littérature moderne qu’on ne puisse traduire en péruvien » (Humboldt 1970, i  : 490). Imposer des formes de connaissance est un deuxième type de domination observé par Humboldt. La science européenne, fondée sur des principes rationnels, considère la profonde connaissance empirique des indigènes comme un assemblage de connaissances liées à des faits isolés, qui n’est pas considéré comme scientifique et donc relégué à un rang inférieur de connaissance. Cependant Humboldt estime précisément les connaissances des indigènes comme essentielles pour ses propres recherches et ne les juge pas comme inférieures. Il suffit pour un indigène de goûter une feuille pour savoir immédiatement à quel arbre celle-ci appartient, remarque Humboldt, tandis que lui-même peut goûter les feuilles de quinze arbres différents sans y trouver de goût. D’ailleurs, avec ces feuilles, les racines et les herbes, les indigènes savent comment traiter les maladies. Ils peuvent aussi distinguer par leur odeur les eaux de différents rivières (lettres du 24 novembre et du 23 décembre 1800 à Citizen Delambre et D. Guevara Vanconcellon, in : Humboldt 1904 : 92 et 105) : 26  „Das Studium der amerikanischen Sprachen hat mich ebenfalls sehr beschäf­ tigt, und ich habe gefunden, wie falsch La Condamines Urteil über ihre Armut ist. Die karibische Sprache z. B. verbindet Reichtum, Anmut, Kraft und Zartheit. Es fehlt ihr nicht an Ausdrücken für abstrakte Begriffe: sie kann von Zukunft, Ewigkeit, Existenz usw. reden.“

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L’homme sauvage est l’Observateur de la Nature le plus fidèle, le plus exact. Il connaît les branches des arbres de ses forêts, les Singes tête par tête (…) A nos herborisations nous avons consulté des Indiens sur le nom des arbres. On trouve des troncs si élevés qu’on n’en distingue pas le feuillage. L’Indien prend l’écorce en bouche, la mâche et dit avec la plus grande assurance quel est l’arbre. Je goûtai la même écorce et sur 15 arbres je ne trouvai aucune différence de goût. Ils me paraissaient tous également insipides » (Guayaquil, Équateur, 4 janvier– 17 février 1803. Humboldt 1992 : 181).

Le goût esthétique est une troisième forme de domination. Le goût euro­ péen, observe Humboldt, a la norme grecque comme paradigme, ce qui empêche d’apprécier d’autres genres d’œuvres d’art. Bien sûr, Humboldt reconnait la magnitude indéniable de l’art grec, mais il considère que ce modèle historique ne peut pas être considéré comme un critère absolu de ce qui est beau, réduisant l’art des autochtones à la catégorie d’un artisanat qui n’aurait pas même la dimension esthétique de l’ “art”. Humboldt entreprend une longue étude de l’art indigène, en montrant sa valeur dans son livre sur la Cordillère, dans lequel il écrit au sujet des rues artistiques au Pérou : « Ce que j’ai vu des rues artistiques romaines en Italie, dans le Sud de la France et en Espagne n’est pas plus imposant que ces œuvres des anciens Péruviens » (Humboldt 1969 : 121)27. Une quatrième forme de domination est le mépris des valeurs autoch­ tones. Humboldt se trouve lui-même impliqué dans les dilemmes qu’il dé­ nonce quand les indigènes lui montrent le cimetière d’une tribu exterminée par les conquistadors. Dès que Humboldt exprime son intérêt pour l’étude des squelettes, les Indiens réagissent avec indignation et peur : la tradition dit que celui qui prend et transporte des squelettes humains est puni de mort. Ne prenant pas au sérieux cette superstition, Humboldt et Bonpland quittent le groupe lorsque les autres dorment pour récupérer les squelettes. Un ami jésuite de Humboldt amène alors les squelettes en Europe. Toute­ fois, la prophétie se réalise : le navire fait naufrage au long du voyage, le jésuite meurt et les squelettes ne sont jamais retrouvés (Ette 2002 : 183– 196). Comme l’analyse Otmar Ette, cette histoire hante Humboldt, qui sans cesse s’interroge dans quelle mesure il pouvait violer ce que les autochtones considèrent comme la dignité de ceux qui sont morts. Mais la situation est semblable en Europe. En effet, comme le souligne Ette, les Européens se­ raient eux aussi indignés si un chercheur voulait récupérer les squelettes d’un cimetière local pour son étude privée (Ette 2002 : 183–196). La vie tragique des esclaves et des peuples autochtones ainsi que le senti­ ment d’impuissance vis-à-vis de ce destin et la répression sans pitié à la 27  „Was ich von römischen Kunststrassen in Italien, dem südlichen Frankreich und Spanien gesehen, war nicht imposantes als diese Werke der alten Peruane.“ Voir aussi Humboldt 1810.



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moindre transgression ont donné lieu à plusieurs mythologies. Si les analyses politico-économiques montrent la structure de l’exploitation, ce sont les my­ thologies qui révèlent le monde intérieur et subjectif généré par ce contexte et la vision du monde correspondante. Les esclaves, observe Humboldt, croient souvent que, lorsque leur corps meurt, leur esprit retourne dans leur pays d’origine. Cette mythologie leur offre la seule possibilité de revenir à ce qui était perdu à jamais. Mort et vie, désespoir et espoir sont reliés entre eux : les esclaves se préparent pour le suicide en rassemblant tous leurs biens pour le long voyage de retour à leur terre natale et à la vie. En outre, des familles entières d’autochtones, désespérées, se font pendre au xvie siècle. Cependant, observe Humboldt, pour ne pas avouer que les cruautés prati­ quées par les conquistadors sont à l’origine de ces tragédies, la disparition des peuples autochtones a été attribuée à leur « goût pour le suicide » : Cette manie de se pendre par familles entières dans les cabanes et les cavernes, dont parle Garcilasso, était sans doute l’effet du désespoir ; cependant, au lieu de gémir sur la barbarie du XVIe siècle, on a voulu disculper les conquistadores, en attribuant la disparition des indigènes à leur goût pour le suicide. Voyez Patriota, Tome II, p. 50. Tous les sophismes de ce genre se trouvent réunis dans l’ouvrage qu’a publié M. Nuix sur l’humanité des Espagnols dans la conquête de l’Amérique (…) A quels sophismes ne faut-il avoir recours, lorsqu’on veut défendre la religion, l’honneur national ou la stabilité des gouvernements en disculpant tout ce qu’il y eu d’outrageant pour l’humanité dans les actions du clergé, des peuples et des lois ! C’est en vain qu’on tenterait de détruire le pouvoir le plus solidement établi sur la terre, le témoignage de l’histoire (Humboldt 1970, III : 400).

Les peuples autochtones ont créé le mythe selon lequel leur empire dé­ truit serait un jour peut-être restauré. Le fils d’un chef – un jeune homme de dix-sept ans, qui accompagne Humboldt parmi les ruines d’une commu­ nauté inca détruite au XVIe siècle par les conquistadors à la recherche de ses richesses – raconte à Humboldt les détails agrémentés de son imagina­ tion, concernant les trésors d’or cachés sous le sol qu’ils ont traversé, des jardins incas souterrains, dans lesquels la nature est imitée par des sculp­ tures en or d’arbres avec leurs feuilles, leurs fruits et leurs oiseaux ; mais on ne peut pas atteindre cet endroit avant le rétablissement de l’empire inca. En fait, observe Humboldt, l’imagination de ce jeune homme se fonde sur les rapports relatifs aux jardins d’or établis par plusieurs historiens de la conquête : « La confiance morbide avec laquelle le jeune Astorpilco parlait (…) a fait une profonde, mais sombre impression sur moi. La fantaisie et l’illusion sont ici un réconfort face aux grandes privations et aux souf­ frances terrestres »28 (Humboldt 1969 : 139). Lorsque Humboldt demande 28  „Die krankhafte Zuversicht, mit welcher der junge Astorpilco aussprach (…) machte einen tiefen, aber trüben Eindruck auf mich. Luftbilder und Täuschung sind hier wiederum Trost für grosse Entbehrung und irdische Leiden.“

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au jeune homme pourquoi il ne va pas à la recherche de ces trésors, la réponse de celui-ci exprime la résignation silencieuse, typique de ceux qui se trouvent dans telle situation : « Un tel désir (tal Antojo) ne nous convient pas ; le père dit que ce serait un péché (que fuese pecado). Si nous avions les branches d’or avec tous leurs fruits d’or, les voisins blancs nous haï­ raient et nous nuiraient Nous possédons un petit champ et du bon blé » (Humboldt 1969 : 139)29. Humboldt trouve l’expression “sauvage”, utilisée pour désigner les au­ tochtones, désagréable et inappropriée, étant donné qu’elle implique une hiérarchisation trompeuse30 : J’emploie à regret le mot sauvage, parce qu’il indique entre l’Indien réduit, vivant dans les missions, et l’Indien libre et indépendant, une différence de culture qui est souvent démentie par l’observation (…). C’est une erreur assez répandue en Europe que de regarder tous les indigènes non réduits comme errants et chas­ seurs (Humboldt 1970, I : 460).

A travers son expérience, Humboldt comprend que c’est l’homme blanc qui détruit les acquis des Indigènes, qui les empêche de se développer, d’établir du contact et des amitiés avec d’autres peuples, même avec les Européens : La barbarie qui règne dans ces diverses régions est peut-être moins due à une absence primitive de toute civilisation qu’aux effets d’un long abrutissement. La plupart des hordes que nous désignons sous le nom de sauvages descendent pro­ bablement de nations jadis plus avancées dans la culture ; et comment distinguer l’enfance prolongée de l’espèce humaine (si toutefois elle existe quelque part) d’un état de dégradation morale, dans lequel l’isolement, la misère, les migrations forcées, ou les rigueurs du climat, effacent jusqu’aux traces de la civilisa­ tion ?  (Humboldt 1970, I : 458).

Les autochtones qui vivent en liberté, observe Humboldt, montrent une énorme passion pour apprendre l’espagnol et font preuve d’une impression­ nante capacité d’apprentissage, tandis que ceux qui vivent dans les missions et sont obligés d’apprendre cette langue sous la contrainte ne semblent pas faire de progrès. Les autochtones aident Humboldt, qui a toujours avoué combien il a appris d’eux, à comprendre la nature ; mais ceux qui ont expé­ rimenté la cruauté des conquistadors n’ont pas la même disposition : Les indiens sont les seuls Géographes des Indes (…). J’ai eu de grandes facilités de tracer grâce à leur aide la carte de l’Orénoque. Ils ne sont guère mystérieux 29  „Solch ein Gelüste (tal antojo) kommt uns nicht; der Vater sagt, dass es sünd­ lich ware (que fuese pecado). Hätten wir die goldenen Zweige samt allen ihren goldenen Früchten, würden die weisse Nachbaren uns hassen und schaden. Wir besitzen ein kleines Feld und guten Weizen (buen trigo).“ 30  Voir l’article de Damien Ehrhardt dans ce volume, « Alexander von Humboldt et la musique ».



Le cosmos et le cosmopolitisme d’Alexander von Humboldt39 lorsqu’ils ne connaissent pas la tyrannie des blancs. La méfiance et le mystère est inconnu dans le Casiquiare et Tuamini. Mais hélas, quelle difficulté de se forger des idées sur le nom et la position des lieux dans des pays où les Indiens sont soit exterminés, soit confondus (abrutis) par le Commerce avec les Espagnols (Bogotá, Colombie, 7 juillet–8 septembre 1801. Humboldt 1992 : 128).

3. L’humanité Avec ces importantes études sur les cultures des différentes civilisations indigènes, comme les Mayas, les Aztèques, les Zapotèques, les Mixtèques, les Incas, les Muiscas, les Chibchas et les Péruviens, Humboldt veut changer l’image de l’Amérique latine, considérée en Europe comme culturellement inférieure (Osten 1999 : 36). Bolívar appelle Humboldt « le véritable décou­ vreur du Nouveau Monde », et poursuit en affirmant que son travail « a ap­ porté plus de bien que tous les conquistadors ensemble » (cité par Osten 1999 : 21). Le cosmopolitisme ne peut pas être réduit à être fondé sur des valeurs communes, les principes universels de la justice et des droits univer­ sels (l’égalité et la liberté) ; la compréhension de l’ “humanité” ne peut pas se réduire à un concept abstrait. Afin de saisir l’ “humanité”, il est nécessaire de connaître les différentes possibilités de formes de vie et, pour être cosmopo­ lite, il est nécessaire de reconnaître la valeur des autres formes de vie, et surtout, ce que l’on peut en apprendre pour sa propre vie. L’attitude de Hum­ boldt envers les indigènes n’est pas un rapport de tolérance, ni même un rapport de respect (comme lorsqu’on reconnaît leurs droits, mais sans déve­ lopper de rapports affectifs) ; vivre parmi les indigènes était pour Humboldt une joie, une découverte sans cesse renouvelée et, dans le même temps, la prise de conscience de sa propre transformation. Il écrit à ce sujet : Quelle jouissance que de vivre dans ces forêts indiennes, où l’on rencontre tant de peuplades indiennes indépendantes, chez lesquelles on trouve un reste de culture péruvienne ! On y voit des nations qui cultivent bien la terre, qui sont hospitalières, qui paraissent douces et humaines (…). Ma santé et ma gaieté ont visiblement augmenté depuis que j’ai quitté l’Espagne (…). Je suis né pour les tropiques, jamais je n’ai été constamment si bien portant que depuis deux ans (21 Février 1801, La Havane, Lettre à Karl Ludwig Willdenow. Humboldt 1904 : 112).

La pensée de Humboldt est très différente de celle qui a dominé en Prusse à l’époque. Comme le constate Ette (2002 : 40), pour Hegel, tout en Amé­ rique semble malade et faible. Pour lui, les animaux témoignent de la même infériorité que les êtres humains : les lions, les tigres et les crocodiles, en dépit des similitudes avec ceux du Vieux Continent, sont plus petits, plus faibles et plus maigres (Hegel 2005). Or c’est justement de cette vision hégélienne dépréciative de l’Amérique que Humboldt veut se différencier, comme il l’exprime dans une lettre à Varnhagen en date du 1er Juillet 1837 :

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Il y a bien sûr, pour moi, une multitude d’idées chez ce Hegel (…). Mais pour quelqu’un, comme moi, qui est attaché tout comme les insectes au sol et à sa diversité naturelle, une affirmation abstraite d’opinions et d’avis tout simplement faux sur l’Amérique et le monde indien est effrayante et viole la liberté (…). Je renoncerais volontiers à la viande bovine européenne, qui selon les fabulations de Hegel, p. 77, est tellement plus goûteuse que la viande américaine, et vivrais heureux à côté des faibles crocodiles sans force (et malheureusement d’une lon­ gueur de vingt-cinq pieds) (Humboldt 1860 : 44)31.

C’est pour cette raison qu’on considère la célèbre phrase « La vision du monde la plus dangereuse est la vision du monde de ceux qui n’ont jamais vu le monde » comme celle qui exprime le mieux sa pensée et son ap­ proche critique vis-à-vis de la philosophie de son époque. Humboldt questionne ainsi les mythes de son temps sur le progrès des sciences et des coutumes. Le premier mythe est celui du progrès moral, car la morale est souvent utilisée pour renforcer la justification de la colonisa­ tion. Ceux qui ont développé des arguments moraux semblent être les pre­ miers à justifier, en évoquant ces raisons morales, la colonisation comme un effort pour bâtir un monde meilleur. Contrairement à la philosophie du progrès de son temps, Humboldt ne croit pas que le progrès culturel en soi puisse faire avancer l’humanité – les progrès de la culture semblent souvent coïncider avec des régressions barbares. En outre, les progrès de la science ne représentent pas tout à fait une amélioration des conditions de vie de l’humanité. La science, qui est censée apporter le progrès au monde entier, n’arrive pas jusqu’en Amérique latine. Toutes les connaissances et la tech­ nologie qui semblent rendre la vie plus confortable pour l’homme blanc restent inconnues dans le Nouveau Continent. L’homme blanc n’a pas ap­ porté ce progrès avec lui. Les peuples indigènes et les esclaves ne profitent en rien de tout cela. L’État en Amérique latine ne garantit à ses habitants ni la liberté, ni l’égalité.

31  „Ein Wald von Ideen ist freilich für mich in jenem Hegel, dem Gans so meis­ terhaft den Karakter seiner grossen Individualität gelassen hat, aber für einen Men­ schen, der, wie ich, insektenartig an den Boden und seine Naturverschiedenheit gebannt ist, wird ein abstraktes Behaupten rein falscher Thatsachen und Ansichten über Amerika und die indische Welt freiheitraubend und beängstigend. Dabei ver­ kenne ich alles das Grossartige nicht. (…) Mein Leben habe ich recht schlecht eingerichtet, ich thue alles um recht früh stupide zu werden. Ich thäte gerne ‚Ver­ zicht auf das europäische Rindfleish‘, das Hegel S. 77 so viel besser als das ameri­ kanische fabelt, und lebte neben den schwachen kraftlosen (leider 25 Fuss langen) Krokodilen.“



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Remarque finale : Humboldt aujourd’hui. Aujourd’hui, Humboldt Les questions auxquelles Humboldt s’est confronté sont actuellement au cœur du débat contemporain sur ce qu’on appelle généralement le “multi­ culturalisme”. Toutefois, ce débat s’inscrit surtout dans le sillage des tradi­ tions kantiennes et / ou hégéliennes et n’évoque pas le nom d’Alexander von Humboldt. Néanmoins, c’est ce dernier qui, en Allemagne, a tourné ses yeux et ses pas vers le reste du monde (Ette 2002 : 36). Ce débat contem­ porain se traduit philosophiquement dans l’articulation classique entre l’uni­ versel et le particulier. Pour les auteurs qui, actuellement, reconstruisent l’histoire des principes universels de la modernité, la pensée européenne ne semble jamais avoir visité d’autres lieux. On reconstruit la conception mo­ derne européenne de production de connaissance, d’art, de morale et de justice, sans éprouver le besoin de mentionner ce qu’aurait à nous dire à ce sujet le seul grand penseur allemand qui est allé au-delà des frontières euro­ péennes. On pourrait s’attendre à ce que les philosophes qui célèbrent l’al­ térité et la différence se rappellent de celui qui, après avoir vécu avec les indigènes pendant cinq ans, n’a jamais cessé de louer leurs vertus et leurs talents, mais ils ne le mentionnent pas ; de même, la littérature postcolo­ niale ne semble pas se souvenir de celui qui a dénoncé, en les décrivant en détails, toutes les formes de traitement inhumain auxquelles étaient soumis les indigènes et les Noirs. Même si Humboldt n’a connu que l’Amérique latine coloniale, et si l’époque postcoloniale a une spécificité très différente et d’autres mécanismes d’exclusion, les problèmes qu’il a vécus ont mode­ lé le monde d’une façon décisive et irréversible jusqu’à aujourd’hui (Ette 2002 : 19). Humboldt n’est pas un relativiste culturel, mais il veut montrer que les valeurs universelles peuvent trouver des expressions particulières les plus variées possibles, et qu’aucune forme historique ne peut prétendre à l’uni­ versalité d’une façon privilégiée. Ainsi, en examinant les caractéristiques particulières de ce que l’on croit à l’époque être l’universel, et l’universa­ lité de ce qu’on affirme être particulier, Humboldt observe que la liberté et l’égalité ne sont pas des privilèges de l’État moderne, encore moins de l’État prussien, mais pourraient être réalisées dans ce que l’on considère même comme les formes les plus primitives de l’organisation politique et sociale, comme celles des indigènes. C’est pour cette raison qu’il refuse de voir dans l’indigène une figure d’autrui – comme si ceux qui se trouvent soumis à une force oppressive n’aimaient pas, eux aussi, la liberté et l’éga­ lité – ou encore le “bon sauvage” de Rousseau – comme s’ils n’étaient pas suffisamment développés. Parmi ceux appelés “sauvages”, on peut trouver des formes politiques et sociales beaucoup plus justes que celles du monde

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“civilisé”, et ce dernier peut régresser à une “sauvagerie” qu’on peut diffi­ cilement attendre de ceux qu’on croit tellement avancés. Humboldt critique véhémentement les pratiques indigènes qu’il ne trouve pas justes, mais il remarque que leurs cruautés sont moins fréquentes que les Européens ne l’imaginent. En outre, bien qu’il critique certaines pratiques des indigènes, il ne manque pas de souligner leurs qualités. Ainsi, dans certaines circons­ tances, les vertus du “sauvage” contrastent fortement avec la barbarie dont l’homme “civilisé” peut être capable (Sachs 2003 : 127). Il est possible d’exprimer les idées de Humboldt, en distinguant, à la manière de Balibar (1997 : 421–428), l’universel comme réalité, l’universel comme fiction et l’universel comme idéalité. Humboldt analysait les formes par lesquelles la colonisation standardisait le monde en détruisant d’autres traditions (l’universel comme réalité). D’autre part, il voulait combattre l’idée que les indigènes formaient une culture fermée et “autre”, imper­ méable à celle des Européens, et que les interactions entre ces cultures étaient impossibles – telle est la vision raciste qui attribue une essence homogène à tous les membres d’un “groupe” (l’universel comme fiction). Enfin, il recourrait justement aux valeurs universelles de l’égalité et de la liberté pour dénoncer toute forme de discrimination (l’universel comme idéalité). Quand on aborde la reconnaissance d’ “autrui” dans le cas des relations internationales ou multiculturelles, le débat contemporain porte sur les questions suivantes : la reconnaissance ne concerne-t-elle que les droits universels ? La lutte pour la reconnaissance des particularités culturelles, qui, en fait, ne violent en rien les valeurs universelles mais font l’objet de discriminations parce qu’elles divergent des standards culturels hégémo­ niques, a-t-elle aussi une légitimité ? Humboldt a mis en évidence les formes de discrimination qui semblent exiger une forme politique supposant la revendication des droits humains universels. Mais l’assurance des droits universels ne semble pas suffisante pour gérer les conflits d’identité. Le projet de Humboldt ne se réduisait pas à exiger une loi, comme la « Loi des Noirs », et son application, pour mettre fin à l’esclavage (au moins en sol prussien). Il était aussi nécessaire, pour lui, de raconter l’histoire et la souffrance des peuples opprimés. Dans le cas de la discrimination culturelle, il ne suffit pas d’établir des droits et d’exiger leur application, comme il était de mise lorsque la fin de l’esclavage a été proclamée. Le projet de Humboldt était également de rendre visible comment une culture – avec ses particularités, c’est-à-dire entre autres sa langue et ses croyances – est imposée à l’ “autre”, et com­ ment certaines cultures peuvent être annihilées. Cela implique la reconnais­ sance non seulement des droits universels, mais une politique de protection et de valorisation de ce qui est détruit.



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Humboldt était cosmopolite : à chaque forme de nature et de culture qu’il découvrait, il se demandait ce qu’elle avait d’unique et de fascinant. Les scientifiques et les artistes les plus talentueux sont justement ceux qui ont su saisir la fascination singulière de ce qui se trouve au-delà de leurs fron­ tières. C’est pour cette raison que Goethe, qui considérait Humboldt comme la seule âme avec laquelle il avait des affinités électives, a fait en sorte que son personnage Ottilie écrive dans son journal intime qu’est digne d’hon­ neur seulement celui qui sait nous montrer ce qui nous apparaît comme le plus étrange et le plus bizarre dans tout ce qui lui est propre et singulier (« Comme j’aimerais encore une fois entendre Humboldt raconter ses his­ toires »)32. C’est cela l’essence même de la conscience cosmique et cosmo­ polite. Bibliographie Balibar, Etienne (1997) : La crainte des masses. Paris : Galilée. Ette, Ottmar (2000) : Unterwegs zu Weltbewusstsein. Alexander von Humboldt. Wissenschaftsverständnis und die Entstehung einer ethisch fundierten Weltan­ schauung. Alexander von Humboldt im NETZ, I, 1. – (2002) : Weltbewusstsein. Alexander von Humboldt und das unvollendete Pro­ jekt einer anderen Moderne. Weilerswist : Velbrück. Goethe, Johann Wolfgang von (2009) : Die Wahlverwandschaften (1re édition 1809). Francfort-sur-le-Main : Insel. Hegel, Georg Wilhelm Friedrich (2005) : Vorlesungen über die Philosophie der Ge­ schichte. Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp. Hoffmann, Max : August Boeckh (1901) : Lebensbeschreibung und Auswahl aus einem wissenschaftlichen Schaffen. Leipzig : Briefwechsel. Humboldt, Alexander von (1825–1827) : Essai politique sur le royaume de la Nou­ velle-Espagne [1809–1814]. 2e édition, 4 vol. Paris : Renouard. – (1810) : Vues des cordillères et monuments des peuples indigènes de l’Amérique, 2 vol. Paris : Schoell. – (1860) : Briefe von Alexander von Humboldt an Varnhagen von Ense aus den Jahren 1827 bis 1858. Nebst Auszügen aus Varnhagen’s Tagebüchern, und Brie­ fen von Varnhaagen und Andern an Humboldt. Leipzig : Brockhaus. – (1880) : Briefe Alexander von Humboldts an seinen Bruder Wilhelm (A. D. J. 1799–1829). Hg. Von der Familie Humboldt. Stuttgart. 32  „Nur der Naturfoscher ist verehrungswert, der uns das Fremdste, Seltsamte, mit seiner Lokalität, mit aller Nachbarschaft, jedesmal in dem eigensten Elemente zu schildern und darzustellen weiss. Wie gern möchte ich nur einmal Humboldten erzählen hören“ (Goethe 2009 : 222).

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– (1904) : Lettres américaines d’Alexander von Humboldt (1798 – 1817). Édité par Ernest-Théodore Hamy. Paris : Guilmoto. – (1969) : Ansichten der Natur [1807]. Stuttgart : Reclam. – (1970) : Relation historique du voyage aux régions équinoxiales du nouveau continent [1814–1825]. Édité par Hanno Beck. Stuttgart : Brockhaus, 3 Vol. – (1992) Tagebücher, in  : E. L. Werner Hartke / Günther Rienäcker (éd.)  : Alexan­ der von Humboldt. Lateinamerika am Vorabend der Unabhängigkeitsrevolution. Eine Anthologie von Impressionen und Urteilen aus seinen Reisetagebüchern zusammengestellt und erläutert durch Margot Faak. Berlin : Akademie Verlag. – (2004) : Kosmos. Entwurf einer physischen Weltbeschreibung [1845–62]. Ottmar Ette et Oliver Lubrich (éd.). Francfort-sur-le-Main : Eichborn. – (2006) : Briefe von Alexander von Humboldt an Christian Carl Josias Bunsen. Ingo Schwarz (éd.). Berlin : Rohrwall. Köchy, Kristian (2002) : Das Ganze der Natur. Alexander von Humboldt und das romantische Forschungsprogramm, in : HiN (Humboldt im Netz) – Internationa­ le Zeitschrift für Humboldt-Studien, volume III, numéro 5, p. 3–16. Kossok, M. (1982) : Vorwort. Alexander von Humboldt und das historische Schiksal Lateinamerikas, in : E. L. Werner Hartke et Günther Rienäcker (éd.) : Alexander von Humboldt. Lateinamerika am Vorabend der Unabhängigkeitsrevolution. Eine Anthologie von Impressionen und Urteilen aus seinen Reisetagebüchern. Margot Faak (éd.). Berlin : Akademie Verlag, p. 11–20. Krätz, Otto (1997) : Alexander von Humboldt. Wissenschaftler – Weltbürger – Re­ volution. Munich : Callwey. Nour, Soraya (2010): Alexander von Humboldt’s cosmopolitanism, in: Nour, Sora­ ya / Remaud, Olivier (éd.) : War and Peace : The Role of Science and Art. Ber­ lin : Duncker & Humblot, p. 25–36. – (2012): Alexander von Humboldt: science et société, in: Nour, Soraya / Ehrhardt, Damien  : La fascination de la planète. Berlin: Duncker & Humblot, p. 191–203. Osten, Manfred (1999). Vorwort, in: Alexander von Humboldt, Über die Freiheit des Menschen. Auf der Suche nach Wahrheit. Manfred Osten (éd.), Frankfurt am Main, Insel Verlag, 1999, p. 13–48. Sachs, Aaron (2003) : The Ultimate ‘Other’: Post-Colonialism and Alexander Von Humboldt’s Ecological Relationship with Nature, in : History and Theory, volu­ me 42, numéro 4, Theme Issue 42 : Environment and History, p. 111–135.

L’incertitude dans l’histoire des idées cosmopolitiques et cosmographiques1 Sonja A. J. Neef De quoi parle-t-on si l’on veut bien comprendre l’incertitude des idées ? Qu’est-ce qu’une idée ? Comment une idée peut-elle être ‘certaine’ ou ‘in­ certaine’ ? Une idée est, comme l’explique Mieke Bal dans sa théorie cultu­ relle, une « mini-théorie », c’est-à-dire un terme spécifique qui relève d’un ‘jargon’ avec une signification précise, encadrée par une théorie. Les concepts peuvent donc sembler ‘certains’ (ou ‘normatifs’) dans un cadre spécifique. Mais les concepts ont aussi le pouvoir de ‘voyager’, comme le souligne Mieke Bal lorsqu’elle explique sa notion de travelling concept2. Le « concept voyageant » dont il sera question dans la présente étude est le terme ‘étoile’. La question posée est donc la suivante : de quoi parle-t-on si l’on parle d’une ‘étoile’ ? Pour Aristote, l’étoile a une autre signification que pour Copernic et les astronomes d’aujourd’hui. Fichte distingue l’étoile du matin (Morgenstern) de l’étoile du soir (Abendstern), alors que ces deux termes désignent la même planète : Vénus. L’astronomie occidentale ancienne d’après Ptolémée avait défini les étoiles comme ‘fixes’, comme des corps fixés sur la huitième et dernière sphère du cosmos, dont la terre occupe le centre. En revanche, Copernic voit dans l’étoile un objet voyageant. Il n’existe pas de ‘cosmos’ comme ordre structuré par un centre, mais un univers chaotique et infini – sans plan divin. La théorie des « étoiles voya­ 1  Il s’agit ici de la publication à titre posthume de la communication donnée par Sonja A. J. Neef le 16 juin 2010 dans le cadre du collège Humboldt Incertitude et Créativité qui s’est tenu à l’Université d’Evry. Les références bibliographiques qui n’apparaissaient pas dans le texte original – celui-ci étant destiné à être lu – ont été restituées autant que possible à partir des noms d’auteurs indiqués entre parenthèses dans ce texte. La présente communication est issue des recherches qui ont été me­ nées par Sonja A. J. Neef au Internationales Kolleg Morphomata à l’Université de Cologne, puis à l’Université d’Evry, dans le cadre d’une bourse Feodor-Lynen de la Fondation Humboldt. D’autres résultats de ces recherches, auxquels nous renvoyons le lecteur, viennent de paraître, à titre posthume  : Neef 2013 et Neef / Sussman /  Boschung 2014. 2  Les concepts voyagent entre les disciplines, les individus, les périodes histo­ riques et les communautés académiques géographiquement dispersées (Bal 2002).

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geant » établit une nouvelle pensée – qui semble non-dogmatique – mais, comme on le dit dans les sciences naturelles, ‘objective’, et donc ‘certaine’. L’astronome moderne occidental n’est plus un astrologue, mais un observa­ teur. L’œil armé par le télescope, il nous présente une vérité ‘universelle’, comme le dit par exemple Alain Badiou. Mon objectif est d’examiner l’incertitude des idées astronomique : qu’estce qu’une étoile ? le cosmos ? l’univers ? Quelle est la relation entre les concepts cosmo-graphiques, dans les sciences naturelles, et les concepts cosmo-politiques, dans les sciences culturelles ? Qu’est-ce qu’une « langue universelle » ou une « république universelle » ? Qu’est-ce que le ‘globe’, par exemple dans le mot ‘globalisation’, ou le ‘monde’ dans des expressions comme « ville mondiale », « commerce mondial », « capital mondial » ? Que signifient les termes ‘planète’ et ‘terre’ ? Tous ces concepts sont migratoires dans trois sens différents : 1. ils voyagent entre les disciplines, entre l’astronomie, les sciences cultu­ relles et les idéologies politiques ; 2. ils voyagent dans le temps. D’une manière révélatrice, le temps moderne est marqué par une pensée qui rend la nova scientia de l’astronomie productive pour les idées ‘modernes’ : le ‘cosmo-politisme’ et la concep­ tion universelle des Droits de l’homme sont formés comme des idées post-coperniciennes ; 3. dans leur voyage, les concepts astro-noétiques transportent une « rhéto­ rique de la certitude », ils réclament une validité universelle pour une vé­ rité qui est tout à fait particulière et structurée par des valeurs culturelles, politiques, historiques, linguistiques, économiques, financières, etc. L’incertitude des idées se présente ici comme un moment productif et créatif, qui nous amène à une critique des idées. Douze étoiles dorées agencées en forme de cercle sur un fond bleu azur décorent le drapeau européen. Elles représentent l’unité, la solidarité et l’harmonie entre les peuples. Le chiffre douze et la symbolique du cercle et des étoiles relient, par ailleurs, l’idée de l’Europe à un sous-texte religieux où la conscience terrestre d’émission est le produit d’une astronomie méta­ physique (Steinhauer 2006). L’Europe comme conception culturelle, poli­ tique et religieuse est ici mise en scène à l’aide d’une symbolique astrale en relation avec un discours astronomique. La pensée occidentale abrite fréquemment un sous-texte astronomique caché : les notions européennes de valeurs et de normes culturelles telles que l’unité et la diversité, l’huma­ nité et la tolérance, les Droits de l’Homme, etc. se fondent souvent sur des idéaux astronomiques ; les discours cosmopolitique et cosmographique re­ posent l’un sur l’autre, renvoient l’un à l’autre.



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L’incertitude de l’idée des étoiles a été examinée par le philosophe alle­ mand Hans Blumenberg (1997) selon lequel se serait formée, dans l’Histoire de la pensée occidentale, une véritable ‘astronoétique’, mode spécifique de la pensée issu de la connaissance des corps célestes et de l’ordre de l’univers. Blumenberg observe ce « savoir des étoiles » dans les écrits de philosophie naturelle et d’astronomie, les mythes, les œuvres littéraires, la théologie et la philosophie du monde occidental. L’astronoétique de Blumenberg peut, dans la mesure où elle est révélatrice d’une certaine composition astronomique du savoir occidental, également s’avérer féconde dans le décodage de symbo­ liques astronomiques utilisées dans les propres mises en scène idéologiques de l’Occident. De fait, une astrosymbolique, telle qu’elle est discutée par Blumenberg en vue d’une analyse de la culture noétique, se laisse également observer dans de nombreux domaines de la culture et des médias, aussi bien actuels qu’historiques, traitant de la fabrication de la dite ‘identité’ culturelle et de la transmission, voire de l’établissement de valeurs culturelles, qui se révèlent tous incertaines. Ce n’est pas un hasard si l’idée européenne s’iden­ tifie, de par la plus éminente symbolique de son autoreprésentation : la cou­ ronne d’étoiles, comme astronoétique. La créativité des idées astronoétiques provient donc de la relation entre les discours cosmopolitiques (astro-culturels) et cosmographiques (astrono­ miques), et de leurs interactions réciproques. Cette relation peut être obser­ vée dans la pensée d’Alexander von Humboldt, auteur d’une œuvre intitulée Cosmos, et non ‘univers’, terme plus adéquat en ce qui concerne les sciences au xixe siècle. La pensée astronoétique d’Alexander von Humboldt a pro­ fité considérablement de l’amitié intellectuelle avec l’astronome François Arago qui s’étend sur plus de quarante ans. Ces deux célèbres « savants universels » du xixe siècle se consacrent à l’astronomie, chacun de sa façon. En même temps, ils sont intervenus tous deux comme des défenseurs pas­ sionnés de l’Humanité, de l’égalité et de la liberté, et comme des opposants à l’esclavage (Ette 2009 ; Zeuske 2004). Arago dirigeait non seulement le Bureau des Longitudes et l’Observatoire de Paris ; il exerçait aussi, par intermittence, le poste de ministre de la guerre et de la marine au sein du gouvernement provisoire de la Deuxième République. Dans cette fonction, il abolit, en 1848, l’esclavage dans les colonies françaises (Lequeux 2008). Son espace d’intervention s’étend, par conséquent, aussi bien à l’Observatoire qu’au Parlement. Dans les écrits de Humboldt, le terme cosmos s’apparente à une idéologie humanitaire tout comme aux connaissances astronomiques qu’il se réassure scientifiquement auprès d’Arago dans une correspondance volumineuse (Humboldt / Arago 1907). Alors que la position astronoétique de Humboldt se caractérise de façon déterminante par la mobilité du voyageur d’exploration, les médias permet­

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tant de déterminer la position et de mesurer le temps, ainsi que la cartogra­ phie terrestre (le sextant et le télescope), l’activité astronoétique d’Arago à l’Observatoire est, de son coté, fondée sur l’immobilité de l’observation stationnaire et la cartographie céleste (la « carte du ciel »), dont le média central est l’astrophotographie (Aubin / Bigg / Sibum 2010). S’interroger sur la qualité astronoétique du concept d’humanité chez Humboldt et Arago revient donc à s’interroger sur un aspect média-histo­ rique, c’est-à-dire sur la fonction du télescope et de l’Observatoire comme « médias mondiaux » au siècle des Lumières tardives européennes (Neef 2009). A cette question de l’histoire des médias s’ajoute celle de l’histoire des idées, à savoir la question de la signification de ‘cosmos’ (Humboldt), d’universum (Arago), de ‘monde’ (mundus) – au XIXe siècle – et de ‘globe’ – de nos jours. Le terme ‘globe’ devra, de surcroît, être réinterprété compte tenu de la notion de ‘planète’ ou du ‘planétaire’, qui est aujourd’hui très actuelle dans le cadre des théories média-culturelles de la globalisation (Bergermann, Butler, Glissant, Spivak). L’approche historique s’intéresse à une confrontation de deux époques, l’une moderne qui correspond à l’époque des Lumières / Aufklärung / Enlightenment, l’autre ‘postmoderne’, dans l’épistème du post-Enlightenment. – l’époque historique peut être étudiée sous l’angle de la dénommée « deu­ xième globalisation » (Sloterdijk), dans le cadre historique des Lumières tardives européennes, d’Humboldt et d’Arago ; – l’époque actuelle, celle de la « troisième globalisation » (Sloterdijk) peut être étudiée dans le cadre épistémique des Post-Lumières (ou post-Enlightenment) (Butler, Derrida, Spivak). Dans les deux époques en question, les représentations de l’identité euro­ péenne dans les discours politiques et culturels occidentaux reposent sur des valeurs et des normes telles que l’égalité et la liberté, l’unité et la diversité, l’humanité et les Droits de l’Homme. Sur le plan des sciences culturelles, on peut s’interroger sur la base astronoétique cachée de ces concepts dans les deux époques historiques concernées. D’un point de vue de l’histoire des sciences, le concept d’humanité qui imprègne jusqu’à nos jours l’image de l’Europe, repose essentiellement sur l’astronomie post-copernicienne. Celleci constitue la base des théories occidentales de citoyenneté du monde, des Lumières françaises (Descartes, Voltaire) et de l’Aufklärung allemande (Kant). Ainsi, dans la Déclaration française des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, les Droits de l’Homme sont définis comme un droit naturel ‘uni­ versel’. En outre, l’Etat cosmopolitique est décrit dans les discours poli­



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tiques de la Révolution française en tant que « République universelle » (Wahnich 1997). Dans les deux cas, le terme ‘universel’ renvoie à une ex­ pression astronomique sous-entendue. Dans les discours de l’Aufklärung allemande, Immanuel Kant formule dans ses écrits Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique (1784) et De la paix perpétuelle (1795) une théorie de la « citoyen­ neté du monde ». Dans cette théorie, la notion de construction du monde et l’interprétation divine de celui-ci, les concepts de droit et d’Etat, de la for­ mation de la vertu et des lois de l’hospitalité reposent littéralement sur une théorie astronomique, à savoir sur l’un de ses textes les plus anciens : Théorie du ciel (1755). Dans cet essai astronomique, Kant explique la formation des corps célestes à partir de nébuleuses en rotation qu’il conçoit comme des galaxies éloignées, pré-formulant ainsi, dans les grandes lignes, la théo­ rie de Laplace (Krafft 1971). L’idée cosmopolitique se révèle de la sorte comme une figure double, reliant les valeurs culturelles des Lumières avec les idées scientifiques de l’astronomie moderne, post-copernicienne. En tant qu’« écrits originels » des Lumières, ces théories cosmopolitiques continuent d’opérer de façon déterminante dans l’image actuelle que se donne l’Occident et dans le pro­ cessus de globalisation. Qu’il s’agisse de la création de la Société des Na­ tions ou de celle des Nations Unies, le droit des peuples s’appuie encore sur les écrits politiques de Kant. L’« universalisme éthique » des Lumières est encore aujourd’hui ce qui exprime le mieux les valeurs fondamentales de l’Occident : les Droits de l’Homme, la liberté, l’égalité, le concept d’hu­ manité et la vision du monde humboldtienne de la diversité et de l’unité se retrouvent articulés mot pour mot dans la Charte européenne (Albrecht 2005, Ellis 2005, Bohman / Lutz-Bachmann 1997). La base cosmographique de ces valeurs demeure cependant en grande partie inexplorée, non-ré­ fléchie. Reinhart Koselleck (2006) a souligné l’importance toute particulière, pour l’histoire occidentale des concepts, de la période allant de 1750 à 1848 environ, qu’il qualifie d’époque ‘charnière’ (Sattelzeit). Au cours de cette période, le sens des concepts se trouve modifié en raison des trans­ formations politiques, sociales et linguistiques. D’après cette idée, ce sont les valeurs des Lumières européennes qui inspirent les directives contem­ poraines du commerce politique mondial, auprès de l’Union Européenne, de l’ONU, de l’ESA et de la NASA. Les théories actuelles sur la globa­ lisation et les théories politiques du dénommé « nouveau cosmopolitisme » (Appiah 2006, Balibar 2004, Benhabib 2006, Derrida 1997, Derrida / Ha­ bermas 2003), qui émergent après la chute du mur et après le 11 sep­ tembre, rendent compte du fondement historique de l’idée cosmopolitique,

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notamment à travers le terme de « Post-Lumières » (post-enlightenment) qui s’établit comme une grandeur stable, en particulier chez Butler, Der­ rida et Spivak. Ces théories actuelles exigent pour l’époque présente de la globalisation, en vue des groupements de médias englobant le monde entier et en consi­ dération du transcodage des frontières nationales et de la migration mon­ diale (migration du climat), de continuer à penser et à repenser les con­ cepts de cosmopolitisme et d’humanité au sens d’un « auto-éclaircisse­ ment du présent » (Selbstaufklärung der Gegenwart) développé par Kosel­ leck. Ces théories réinterprètent le ‘cosmopolitisme’ comme une politique d’ordre mondial que l’on ne peut pas se contenter de penser au sens affir­ matif, mais dont il s’agit plutôt de saisir et de démonter la structure para­ doxale qui est la sienne en tant que cosmopolitisme ‘national’ ou ‘patrio­ tique’. Butler, Laclau et Žižek (2000) travaillent communément à une cri­ tique de la revendication ‘universelle’ des valeurs et des normes occiden­ tales ; ils amènent, en particulier, les Droits de l’Homme à un ordre fondamentalement euro-centrique. Dans ce contexte, Spivak exige de ma­ nière significative qu’on repense conceptuellement l’ ‘universel’ en ‘plané­ taire’. Une attention particulière est accordée en permanence au rôle des mé­ dias : les discours de la globalisation et du planétarisme s’intéressent au fait que le développement actuel des médias déclenche une poussée épisté­ mologique et que leur interconnexion globale entraîne une véritable ré­ organisation, un nouvel ordre de la planète (Appadurai 1996, Berger­ mann / Otto / Schabacher 2010, Bolz / Kittler / Zons 2000). Le processus de la globalisation peut être renvoyé en grande partie au travail des médias, défi­ nissant ces derniers comme des acteurs épistémiques à l’origine de notre capacité de penser et de connaître le monde. Dans l’ensemble, ces discours du cosmopolitisme ne rendent toutefois pas compte de la base astronoétique de concepts tels que ‘globalisation’, ‘pla­ nétarisme’ ou ‘universalisme’. Cela est d’autant plus surprenant que ces discours déclarent principalement la fonction fondamentale des médias en tant que dispositifs du savoir. Mon projet de recherche se fixe pour objectif de pointer et de démontrer le manque qu’accusent les théories de la globa­ lisation actuellement développées dans les sciences des médias en exami­ nant la dimension astronoétique des médias de la globalisation. Pour estimer l’incertitude des idées cosmopolitiques et cosmographiques, il faut donc bien étudier, dans les deux époques concernées, la relation entre les développements historico-médiatiques et historico-astronomiques et concevoir ceux-ci comme des révolutions du sens. Blumenberg (1975) et Koyré (1969) ont établi un parallèle historico-scientifique entre le change­



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ment de paradigme de l’époque charnière décrit par Koselleck, la révolution copernicienne et la nova scientia de l’astronomie d’observation. L’invention du télescope et la première observation de la lune par Galilée en 1609 déclenchent une avancée épistémique qui modifie profondément l’image de l’univers et du monde. Le regard du télescope fonde une nou­ velle culture visuelle sur la ‘technique’ du ‘regard armé’ (Bredekamp 2007, Belting 2007, Brons 2007) qui vint prendre la relève de la culture eidétique de l’Ère ptoléméenne. Sibylle Krämer (2007) introduit dans ce contexte, la notion de « centrisme oculaire » – un terme critique envers les médias – en analogie avec le concept d’ ‘eurocentrisme’ : l’Occident des Lumières ‘arme’ le regard, autrefois nu et pré-technique, créant ainsi les conditions tech­ niques préalables à la conception du monde astronomique et géopolitique (Sloterdijk 1999). Aux alentours de 1800, le sextant et le télescope déclenchent dans les mains de géomètres du monde tels qu’Alexander von Humboldt et François Arago une révolution astronoétique du sens s’exprimant dans des idéologies cosmopolitiques et humanitaires. C’est au même titre que les médias numériques mondiaux de notre époque rendent le monde appréhensible, en particulier la Toile mondiale (World Wide Web) et les satellites artificiels de notre planète qui servent à observer la Terre, à transmettre des données, à déterminer des positions dans le monde entier et à mesurer le temps (Geppert 2012, Heuser 2007, Marsiske 2005, Polianski / Schwartz 2009, Zinsmeister 2008). Si Humboldt invoque, en s’exprimant de manière néo-ptoléméenne, le ‘cosmos’ comme fondement métaphysique de sa pensée humanitaire, notre ère, elle, est celle d’une « pensée planétaire » : on discute de moins en moins de la Terre comme d’un espace à dominer, à posséder, à contrôler, mais de plus en plus comme d’une planète habitable (Blumenberg, Spivak 1999) dont les hémisphères nord et sud sont définies respectivement comme froid et chaud, c’est-à-dire comme des zones climatiques et géopolitiques. Le concept du cosmos d’Humboldt revêt, à travers ce changement para­ digmatique de la « pensée planétaire » une actualité nouvelle : il ne se laisse plus subsumer, ni au concept ptoléméen d’un univers-enveloppe clos et d’ordre divin, ni à la vision du monde moderne d’un univers infini et dénué de la promesse métaphysique du salut. Ces échos de l’astronoétique humboldtienne au sein de la pensée planétaire actuelle constituent l’objet d’étude principal de mon projet de recherche, tout comme les déductions et les réinterprétations auxquelles nous invitent, sous la relecture d’Humboldt et d’Arago à notre époque, les sciences des médias et leurs théories ac­ tuelles sur la globalisation.

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Pour conclure, l’incertitude et la créativité des idées des étoiles ont le pouvoir d’animer un processus critique permettant de repenser le concept de ‘planète’ et de formuler un impératif – non pas ‘universel’ – mais plutôt ‘planétaire’ : une pensée de la planète comme lieu ‘à demeure’. Bibliographie Albrecht, Andrea (2005) : Kosmopolitismus. Weltbürgerdiskurse in Literatur, Philo­ sophie und Publizistik um 1800. Berlin : Walter de Gruyter. Appadurai, Arjun (1996) : Modernity at Large. Cultural Dimensions of Globaliza­ tion. Minneapolis & London : University of Minnesota Press. Appiah, Kwame Anthony (2006) : Cosmopolitanism : Ethics in a World of Stran­ gers. New York : W. W. Norton. Aubin, David / Bigg, Charlotte / Sibum, Otto (éd.) (2010) : Introduction : Observatory Techniques in Nineteenth-Century Science and Society, in : The Heavens on Earth. Observatories and Astronomy in Ninteenth-Century Science and Culture, p. 1–32. Durham & London : Duke. Bal, Mieke (2002) : Travelling Concepts in the Humanities. A Rough Guide. Toron­ to : University of Toronto Press. Balibar, Etienne (2004) : We, the People of Europe ? Reflections on Transnational Citizenship. James Swenson (traduction). Princeton : Princeton University Press. Belting, Hans (2007) : Himmelschau und Teleskop. Der Blick hinter dem Horizont, in  : Bild / Geschichte. Festschrift für Horst Bredekamp.  Philine Helas, Maren Polte, Claudia Rückert et Bettina Uppenkamp (éd.), p. 205–218. Berlin : Akade­ mie Verlag. Benhabib, Seyla et alii (2006) : Another Cosmopolitanism : Hospitality, Sovereign­ ty, and Democratic Iterations. Oxford : Oxford University Press. Bergermann, Ulrike / Otto, Isabell / Schabacher, Gabriele (2010). Das Planetarische. Kultur – Technik – Medien im postglobalen Zeitalter. München : Wilhelm Fink Verlag. Blumenberg, Hans (1975) : Die Genesis der kopernikanischen Welt. Frankfurt am Mail : Suhrkamp.  – (1997) : Die Vollzähligkeit der Sterne. Frankfurt am Main : Suhrkamp. Bohman, James / Lutz-Bachmann, Matthias (éd.) (1997) : Perpetual Peace : Essays on Kant’s Cosmopolitan Ideal. Cambridge MA : MIT Press. Bolz, Norbert / Kittler, Friedrich / Zons, Raimar (éd.) (2000) : Weltbürgertum und Globalisierung. Stuttgart : Wilhelm Fink. Bredekamp, Horst (2007) : Galilei der Künstler : der Mond, die Sonne, die Hand. Berlin : Akademie Verlag. Brons, Franziska (2007) : Bildwelten des Wissens : Imagination des Himmels. Kunsthistorisches Jahrbuch für Bildkritik, 5,2.



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Alexander von Humboldt’s Travelogue – A “Convenient Vehicle for Miscellaneous Discussions”? Journey as Philosopheme in Humboldt and Darwin Balasundaram Subramanian Entzwei’ und gebiete! Tüchtig Wort; Verein’ und leite! Beßrer Hort. J. W. Goethe* 1

The unfinished nature of Alexander von Humboldt’s monumental scien­ tific undertaking has often lent credence to the uncritical assertion that his lifework remained a fragment. No doubt, his grand enterprise, the Kosmos, remained incomplete, but to describe it as fragment would be as good as dubbing an elephant without a tail a torso. Maybe the elephant – to squeeze the metaphor that wee bit more – lacks the proverbial sting in the tail, but at any rate Humboldt’s conscious attempt to conflate scientific observation and aesthetic writing resists easy resolution into a conceptual frame. Charles Darwin’s occasional remark that Alexander von Humboldt’s accounts of his travels have served admirably as holdall for assorted discussions merits se­ rious reflection (Nicholson 1995: xxxvii). At the surface level, Darwin’s hint may not be wide off the mark, even as it promotes somewhat disin­ genuously the claims of the genus over the species. Closer scrutiny of Hum­ boldt’s writing reveals, however, no crude, loose, disorganized lumping to­ gether of materials suggestive of an undifferentiated homogeneity, but a carefully crafted, subtly nuanced, finely differentiated heterogeneity. Indeed, a selective principle is at work in forging the different ingredients into a distinctive way of writing that informs comprehensively his travelogues, his scientific endeavours as well as his essays in géographie politique. In other words, writing evolves into a singular method. A cursory glance at Humboldt’s Essai politique sur le royaume de la Nouvelle-Espagne, his masterly political study of Mexico, reveals the vast *  Divide and Rule! Efficient Policy; / Unite and Lead! Superior Strategy. J. W. Goethe.

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array of items he has sought to examine in detail in their intricate interre­ lationship: physical geography, the people, their physical appearance and intellectual accomplishments, their general disposition, languages, food, drink and clothing, mythology, history and religion, scientific, cultural and technological attainments, art and music, customs, beliefs and laws, social groupings, family and gender relations, forms of government, civic institu­ tions, political hierarchy, revenue and expenditure, public administration, education, the trades and occupations, agricultural techniques, crops and cropping patterns, civic institutions, public health and hygiene, and signifi­ cantly, the impact of the missionaries and colonial administration on the native populace, all backed by accurate economic and population data. Yet, Humboldt does not allow himself to be carried away by this multiple ap­ proach to the point where each area of investigation becomes independent, and laterally speaking, isolated. The instruments of analysis are not reck­ lessly deployed for the untrammelled, unqualified pursuit of inquiry in dis­ crete areas of human life and culture; rather, they are concatenated to oper­ ate within the broad confines defined by the subject matter under consid­ eration. In other words, Humboldt never loses sight of the end of his inquiry because of an unerring understanding of the need to “draw outlines”, of the Aristotelian topo perilabein, to delimit discussion to what we as humans can humanly achieve. It is thus singularly fine-tuned toward true under­ standing eliminating at once all presumptive judgement and, equally, all idle inquiry. Even so, it may not be altogether inappropriate here to reflect over the seminal difference between Darwin’s and Humboldt’s methodology. Where is the divide between Humboldt’s “convenient vehicle”, the Personal Narrative, and Darwin’s equally rambling account in the Voyage of the Beagle? Darwin was a country parson, all of twenty-two years, when he boarded the H. M. S. Beagle as travelling companion to its captain Robert Fitz Roy (Quammen 2009: 44). No doubt, he surpassed himself as the ship’s natural­ ist within a short span, but he lacked Humboldt’s near encyclopaedic learn­ ing, his knowledge of practical subjects, his experience as an inspector of mines, above all his extensive preparation, as it were, for the fortuitous goal of a South American research expedition. Is the Anglo-Saxon adventurer’s sketchy preparatory stint at Cambridge a better soil for the advancement of science than formidable professional Prussian scholarship? At any rate, Humboldt’s ardent admirer, the novitiate on board the Beagle – who on his own admission preferred to see South America through the eyes of the Relation historique (Darwin 1965: 507) – seems to have stumbled upon the right set of questions, if not answers. In the second edition of the Beagle, Darwin hints at a theory he was still hesitant to make public, even as he puzzles over the relationship between fossils and their extant forms: “This



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wonderful relationship between the dead and the living”, so Darwin, would “throw more light on the appearance of organic beings and their disappear­ ance from it, than any other class of facts” (Darwin 1965: 178). This state­ ment finds its evocative echo right at the beginning of The Origin of the Species: “When on board H. M. S. ‘Beagle’, as naturalist, I was much struck with certain facts in the distribution of the inhabitants of South America, and in the geological relations of the present to the past inhabitants of that continent. These facts seemed to me to throw some light on the origin of the species (…)” (Darwin 1968: 65). Darwin’s aim is to show how “the innumerable species inhabiting this world have been modified, so as to ac­ quire that perfection of that structure and coadaptation which most justly excites our admiration” (Darwin 1968: 66). The focus of investigation shifts from the habitat of the organism to the organism itself, signalling a crucial break with traditional notions: “Naturalists continually refer to external con­ ditions, such as climate, food & c., as the only possible cause of variation. In one very limited sense … this may be true; but it is preposterous to at­ tribute to mere external conditions, the structure, for instance of the wood­ pecker, with its feet, tail, beak, and tongue, so admirably adapted to catch insects under the bark of trees” (Darwin 1968: 66). In a radical departure from the Holy Scripture, the new paradigm shift in the biological sciences points unerringly toward the unravelling of genetic script: “I am fully con­ vinced that species are not immutable; but that those belonging to what are called the same genera are lineal descendants of that species. Furthermore, I am convinced that Natural Selection has been the main but not exclusive means of modification” (Darwin 1968: 67). “Skip the scientific parts,” is Darwin’s trenchant advice to a sister, even as he commends Humboldt to her for an understanding of the tropics (Wil­ son 1995: xxxix). Still, it would be pertinent to inquire why Humboldtian and Darwinian science take different trajectories. Darwin was no doubt fa­ miliar with his grandfather Erasmus’s theory of adaptation of organisms to the environment. He was equally familiar with Goethe’s far-reaching notion of organic evolution that embraced the ideas of environment, vital force and vestigial organs. During his Italian Journey, Goethe had occasion to reflect in the garden of Palermo on the nature of the Urpflanze, the primordial plant, which could account for plant diversity, for all extant as well as all possible plants – plants, “which even if they do not exist, could exist and are not just picturesque or poetic shadows and illusions but are of an inner truth and necessity” (HA xi: 375). Goethe was convinced that this idea could be elevated to the status of a law that holds good for all other living things. (In fact, Goethe has acknowledged that his discussion with the Hum­ boldt brothers at Jena in December 1794 and later in the spring of 1797 helped him to develop the idea of a universal morphology.) As a corollary

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to this dynamic archetype and its applicability to other forms of life, Goethe posited a mechanism of adjustments, designated by the Halle zoologist Val­ entin Haecker as the “principle of compensation”. To put it crudely, if an organism were, for example, to enhance the functions of one system of organs to cope with environmental challenges, this could happen only at the expense of the functions of another. The rise or fall of organ functions de­ cisively influences the growth of the organism and its ultimate form. Goethe was confident that one could extend this approach from individual organ­ isms to collectives, or – to put it in today’s idiom – to biospheres. What Goethe proposed, Humboldt sought to accomplish in practice. In establish­ ing plant geography as a comparative morphologic discipline of the botani­ cal sciences, Alexander von Humboldt employs Goethe’s concept of the dynamic archetype as methodologic principle to describe forms in their his­ torically evolved, intrinsically unfolding wholeness. In his opinion, plant communities of diverse geographic areas – tropics, llanos, Andean – were types of forms, obtaining in different parts of the earth under similar cli­ matic conditions in homologous communities. Their divisions too can be compensated among one another without destroying the character of the communities as wholes of like forms. Goethe’s approach to morphology and morphogenesis is anchored firmly in his understanding of the relation between subject and object. Indeed, the resolution of this relationship informs his science from start to finish. His poem Allerdings (“Admittedly”), addressed to the Physiker (“Physicist”) is a stark rebuttal of Albrecht von Haller’s oft quoted assertion that man can­ not penetrate to the core of nature and that man may count himself fortu­ nate, if afforded a view of its exterior. Ins Innere der Natur dringt kein erschaffener Geist, Zu glücklich, wann sie noch die äußere Schale weist. [No mortal spirit ever penetrates the interior of nature,  /  If anything, she reveals at best her outer crust.] (HA I: 359)

Goethe’s response rests on the self-critical: Do we look upon ourselves as made up separately of an outer shell and an inner core? Natur hat weder Kern Noch Schale, Alles ist sie mit einem Male; Dich prüfe du nur allermeist, Ob du Kern oder Schale seiest. [Nature has neither core  /  nor crust, She is everything all at once;  /  Examine yourself but well  /  Whether you are core or crust.] (HA I: 359)

Thus, by insisting that nature is at once content and integument, Goethe discounts the significance of any science that seeks to separate the two and



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to deal with exteriority at the expense of the deep structure. Such a science reduces phenomena solely to abstractions, and eventually science becomes mere reasoning upon propositions. No longer is understanding predicated upon subject and object becoming cognate. Abstractions, either as reified concepts or quantified through mathematical modeling, reduce science to the manipulative plane of cause and effect. In recognising solely the periph­ eral, science centres on replicating causes in order to simulate effects. A radical shift in scientific investigation occurs when the primitive, passionate participation of man with body and soul in the plenary experience of nature is supplanted by instrumental intervention and mathematization. Such inter­ vention can at best explain derivative phenomena in terms of the calculable and the mensurable. Daniel Steuer has rightly emphasized that Goethe “sug­ gests a conscious and pluralist use of metaphysical, mathematical, mechan­ ical (including the related corpuscular) and moral modes of expression, and he warns against a substitution of the signs for the phenomena themselves” (Steuer 2002: 165). Any substitution may result in the reckless separation of the different, but at one level, equally legitimate modes of expression. Further, this may lend itself to easy system building; Goethe though does not advocate it: “I can scarce express to you how I am getting to decipher the book of nature (…) Much as I keep discovering newer things, I find nothing unexpected in them; all fit in and connect up, because I have no system and want nothing but the truth for its sake” (WA IV, 7, S. 229). Goethe does not resort therefore to comprehending natural phenomena in terms of stable, immutable categories. Instead of attempting to arrange the things of nature, the natura naturata in a system, Goethe wants to seek in them their effective principle, the natura naturans (Maatsch 2008: 87). In doing so, he is equally aware of the need to establish connections between an element of nature and another by way of a series of intermediary links, in order to explain nature as process and effect. Jonas Maatsch has outlined Goethe’s threefold approach to understanding phenomena in context: First, the morphologist has to trace the complete developmental sequence of forms obtaining in nature, be they forms of a species or different species of a genus. This retrospective sequencing in­ volves the integration, in the right order, of the intermediate stages marking the transition from one form into another. Phenomena, thus located and comprehended within a complex, total network, lead to an elevating experi­ ence, to Erfahrung (…) einer höheren Art which is capable of recognizing amidst the diversity of individual forms the common link, the Dauer im Wechsel or permanence in change (Maatsch 2008: 87). Daniel Steuer too discerns three stages in Goethe’s method, progressing from simple observa­ tion of phenomena in their everyday manifestation to integration under gen­ eral empirical and, subsequently, scientific categories (Steuer 2002: 165 f.).

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Steuer takes care though to emphasize that “the laws and rules implied in these categories reveal themselves not through words and hypotheses to the understanding, but through phenomena to the senses” (Steuer 2002: 166; HA xiii, 367 f.). Experience elevates, when the mind is able to fathom the vital principle that abides through all change in all its concreteness. Maatsch too clearly states that the binding element is not to be found in the common traits of the object, as abstracted by discursive reasoning (Maatsch 2008: 87). Often in conceptual thinking, synthesis to prop up the universal hap­ pens at the cost of the concrete particular and, conversely, Anschauung or empirical intuition perceives the concrete particular at the expense of the universal. In either case, there is an impoverishment. Goethe’s strategy is to seek a thorough amalgam of sensuous apprehension and synthetic reason­ ing, such that thinking (Denken) and intuitive seeing (Anschauen) merge imperceptibly (BA xvi: 385). In terms of twentieth century optics, to use a loose analogy, Goethe prefers over the static photograph the three-dimen­ sional hologram with its potential to capture, as it were, the optical signa­ ture of the object in question. Like the optical code of the hologram, Goe­ the tries to figure out the dynamic, morphologic code that in mediating between oneness and diversity enables the realization of either in its con­ crete irreducibility. Just as in holography, the reference beam and the light scattered by the object in question together hold the key to the crucial rela­ tion between source and object, Goethe’s morphology tries to illuminate the ceaseless flux that mediates between genera and species without attempting to freeze either into altogether rigid, stable categories. Since protean change and transformation in nature is no mere succession of instantaneous states but informs every part of the product generated by nature at each stage of its evolution, Goethe seeks an organon of investigation flexible enough to grasp the fleeting element common to all change. The problem of method is compounded by the fact that nature does not progress in gradual, orderly, linear stages; at times, in its capriciousness, it is capable of wild, volatile, irregular, even freak transformations (Tantillo 2005: 332). For want of an appropriate expression, Goethe has thus variously described this elusive gobetween or intermediary as “type”, “budget”, “idea”, “metamorphosis” or as “leaf” in order to underscore that a thing can be known to be the kind of thing it is only in terms of its specific powers of becoming (Tejera 1971: 166). In countering mere mechanical or material explanations of organic growth, Goethe postulates a creative will that accompanies the way species change over time. This is in stark contrast to Darwin’s account in which biologic adaptation by speciation occurs spontaneously, “by short and sure, though slow steps” (Darwin 1968: 152). Darwin readily concedes that his theory would collapse if there were proof of complex organs that emerged all at



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once without the need to resort to slow, slight, successive mutations. In­ deed, modern molecular biology refutes Darwin by pointing to the existence of myriad irreducibly complex systems at the cellular level.) It is here that crucial differences between Goethe and Darwin surface. Darwin develops a theory whose abstractions can deal with orderly, gradual evolution of organ­ isms by the cumulative aggregation of benefic genetic mutations. Goethe, on the other hand, in focusing on irreducible complex systems, rejects all abstraction. Unerringly, his science points to the problem of the eidos. What is the need or necessity for it? How does the context necessitate the idea? Is not the idea already estranged from the context, the moment we talk of it? What is the idea but a concept? Does the concept arise with the phe­ nomenon? To understand nature, does one need a concept of nature? In asserting that the phenomenon itself contains the teaching (WA ii, 11, S. 131), Goethe points to the watershed between the science of nature and the science with which nature works. It is open to debate whether Darwin’s theory allows for a conscious, deep-seated will which, even if not overtly manifest, brings about necessary transformations. All the same, it is the patent absence of a discernible will at the surface level that prompts Santayana to assert that “natural selection might have secured the survival of those automata which made useful reac­ tions upon their environment. An instinct of self-preservation would have been developed, dangers would have been shunned without being feared, and injuries revenged without being felt” (Santayana 1961: 24). Deprived of volition, involuntary evasion of danger and motorized retaliation hint much rather at enfeeblement than arduous struggle for survival and realiza­ tion of what is best for the good of the organism in question: “We might, in a word, have a world of idea without a world of will. In this case, as completely as if consciousness were absent altogether, all value and excel­ lence would be gone. So that for the existence of good in any form, it is not merely consciousness but emotional consciousness that is needed. Ob­ servation will not do, appreciation is required” (Santayana 1961: 25). Ernst Haeckel has rightly stressed the formative influence of Humboldt’s approach, of “how closely allied refined enjoyment of nature is to the sci­ entific discovery of laws governing the world” and how the two together serve “to elevate man to a higher stage of perfection” (Haeckel: 354). ­Goethe too points to the transformational character of deep insight or Anschauung: “Every new object, well perceived, discloses a new organ within us” (HA xiii: 38). Living, not abstract, knowledge is the result of this recip­ rocal relation between subject and object. In this sense, Humboldtian Sci­ ence and Writing strive to become coeval. Lofty scientific pursuit seeks its elevating equivalent in speech. Nonetheless, this reciprocal relation between subject and object is not to be mistaken for correspondence or adequation

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between knower and the known (adequatio rei et intellectus). In the intro­ duction to the Kosmos, Alexander von Humboldt indicates how this reci­ procity results in aesthetic delight. Such delight, indeed child-like pleasure, can result from a deep emotional affinity with nature and its elemental forces; yet another source of delight is sheer intellectual grasp of nature and its workings (I K 4). Humboldt also acknowledges (I K 8) that the physi­ ognomy of nature, for example, the spectacle of raw, untamed nature can be a source of delight. In the last chapter of The Voyage of the Beagle, Darwin too refers to the impact of nature’s unspoilt beauty: Among the scenes which are deeply impressed on my mind, none exceed in sub­ limity the primeval forests undefaced by the hand of man; whether those of Bra­ zil, where the powers of Life are predominant, or those of Tierra del Fuego, where Death and Decay prevail. Both are temples filled with the varied productions of the God of Nature: – no one can stand in these solitudes unmoved, and not feel that there is more in man than the mere breath of his body. (Darwin 1965: 506)

Faced with the incommensurable, the imagination prevails where the senses fail; Humboldt, however, adds a rider: All that the senses can but imperfectly comprehend, all that is most awful in such romantic scenes of nature, may become a source of enjoyment to man, by opening a wide field to the creative powers of his imagination. Impressions change with the varying movements of the mind, and we are led by a happy illusion to believe that we receive from the external world that with which we have ourselves in­ vested it. (I K 8)

Scholars have suggested that Humboldt’s hint that our perception of na­ ture is tinged with attributes that originate in us rather than in nature clear­ ly point to the influence of Kantian aesthetics and to his disagreement with Burke’s influential investigation of the sublime and the beautiful (Seger 2002: 62): I cannot, therefore, agree with Burke when he says, ‘it is our ignorance of natural things that causes all our admiration and chiefly excites our passions.’ While the illusion of the senses would make the stars stationary in the vault of heaven, Astronomy, by her aspiring labors, has assigned indefinite bounds to space […]. The feeling of the sublime, so far as it arises from a contemplation of the distance of the stars, of their greatness and physical extent, reflects itself in the feeling of the infinite, which belongs to another sphere of ideas included in the domain of mind. (I K 20)

In effect, this may illustrate Humboldt’s restatement of Kant’s assertion that concepts without substance are blank and that, conversely, empirical insights without concepts are blind (Kant: iii, 97). Nonetheless, the question remains whether Humboldt inclined toward Kant’s attempt to explain aes­ thetic experience in keeping with his architectonic principle governing the use of reason and the exercise of the moral faculty in man. Eva Brann’s



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stupendous investigation of the imagination is of indispensable help in un­ derstanding the crux of the matter: No doubt, Immensity, vastness, move the imagination in strange ways. Darwin, looking back on the voyage of the Beagle, is puzzled by the fact that images of Patagonia, a land of vast and arid wastes, preoccupy his memory more than the green and fertile Pampas. His explanation is that the boundlessness of space and time gives freer scope to the imagination. The feelings, which he finds hard to analyse, are those associated by Burke (On the Sublime and Beautiful 1756) and by Kant with the ‘sublime’. Kant gives a critical grounding to the association of spatial vastness with feelings of awe and grandeur in the Critique of Judgement (1790, 23 ff.) Its crux is that the sublime is the incomparably or absolutely great. In it the ‘unlimited progress’ of the imagination is joined to the idea of ‘totality’ supplied by reason, the faculty for intellectual closure. (The sublime would seem to be the analogue in sensible space to the actual infinite in mathematics.) Hence the sublime is satisfying not as an object but as an enlargement of the imagina­ tion. For the feeling of sublimity is aroused by something – infinity in nature – that is “according to its form not suited to our judgement, not fitting to our fac­ ulty of representation, and doing violence, as it were, to our power of imagina­ tion.” There is a simultaneous discomfort and pleasure in the vision of vastness. The discomfort arises because it brings home to us the limitation of our imagina­ tion, its inability to encompass spatial immensity. The pleasure occurs because while feeling our physical impotence before it, we recognise our moral invulner­ ability as persons possessing reason. (Brann 1991: 749)

It is quite likely that Humboldt would even want to liken the enlargement of the imagination to the enlargement of vision facilitated by the instrumen­ tal intervention of optical aids like the telescope. Still, it would be pertinent to ask whether Kant and Humboldt have understood Burke aright. If indeed the disquiet triggered by the sublime is the sign of ignorance, is not initial ignorance (in the Socratic sense) the authentic starting-point for the onset of true knowledge? The experience of the sublime evokes in the individual the feeling of complete diminution of his self, the sense of near total phys­ ical extinction. At this juncture, choice-making is of essence: Should David retreat into his diminutive frame or make bold to meet Goliath on the lat­ ter’s terms? If the experience of the sublime is rooted in our ignorance, in the ‘I’ that is a bundle of myriad identities, flitting from impression to impression, then its destruction or removal may unravel the stable, immu­ table self within that can cope with overwhelming reality. Can the impact of the sublime remain the same when the veil of ignorance is torn asunder? On hitting epistemic limits, when the retarding factor, namely the middling office of the ‘I’ is eliminated, the empirical of its own transports the seeker to the plane of the trans-empirical, to the source of truths. Nature’s infinite expanse mirrors itself in the limitless interior of soul-space, or ‘inscape’ in the language of Mathew Hopkins. Humboldt has rightly attested to this epiphany that even primitive peoples have experienced as the revelation of

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an intimate union between the sensuous and the suprasensuous: “The world which is revealed to man through the senses, fuses, almost imperceptibly with the world that he builds within himself, following inner promptings, as a huge wonderland.” (I K 16) Eva Brann’s description of this ‘wonder­ land’ is unparalleled for its heady, near mystic, celebratory evocation: But in the middle, between our appearance in the world and the invisible ground of our being, there is an arena, a space of places, an inner world, vast and inti­ mate, that is less frequently the subject of declarative discourse. It is the quasivisible topography of our individual, unique soul. Here we go when we withdraw from the physical frame which is our outer facade, yet stop short of the imageless centre where our innermost humanity resides. Here we disappear as tensed, selfasserting selves, to reappear as ensouled image-scenes, expansive and serene. Here, in the middle space, where we are no longer quite individual and not yet quite essence, the soul takes shape and appears as a manifold panorama of mem­ ory and imagination. Here we are not the looks we manifest but the visions we see. I conclude that the distinctive feeling, which informs these inner landscapes intimately and inseparably, stems from the fact that they represent the attractive soul itself: Receptivity and representation find common ground in the imagination.

In Alexander von Humboldt’s short allegorical piece on Die Lebenskraft oder der rhodische Genius, Vital Force, Or the Genius of Rhodes, (Hum­ boldt 2004: 425 ff.), the encounter between the known and the unknown is related in the form of a riddle. The story is centred on an inexplicable picture in the Hall of Arts in ancient Syracuse. It depicts a group of wellbuilt young men and women without clothes whose looks suggest mundane desires and cares. They are crowded together around the dominant figure in the picture, the Genius of Rhodes, named thus because the picture was thought to come originally from Rhodes. The Genius, of childlike rotund build and suffused with light, is shown with a butterfly on one shoulder, a hand holding a blazing torch and supernal features. As he looks down im­ periously at the tight-knit group, he seems to keep their yearning for each other in check. The true meaning of this picture remains a matter of re­ peated conjecture till one day a counterpart of this picture surfaces. In this picture, the Genius of Rhodes is shown with his head drooping, lifeless, the torch in his hand held downward, snuffed out, and without the butterfly on the shoulder. Around him the young boys and girls are shown in close, uninhibited embrace. In the story, it requires the interpretive skill of the philosopher Epicharmus to unlock the secret of the pictorial puzzle by con­ trasting the impact of the forces of life as well as death on the physical world. When Life reigns supreme, it holds Eros in affective balance. In contrast, when Death reigns supreme, unbridled Eros sets free the primor­ dial passions in the quest for life, to attain to ever new life-forms. The story even tries to transcend anthropomorphism by a radical evolu­ tionary theory that the same substance which dwelt once in a meagre worm,



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as it enjoyed its ephemeral existence, may have informed the god-like spir­ it of Pythagoras too. In effect, no material substance on earth is to be found in its pristine state. All things, from the moment they emerge, strive to enter into ever new combinations with one another, which only the dis­ criminating mind can portray in isolation. Humboldt’s allegory was quickly forgotten – a flagging attempt to revive the theory of vital force which the natural sciences of the day soon laid to rest. Nonetheless, Humboldt held on to this story, and he even had it republished in 1808 in his Ansichten der Natur, Aspects of Nature (Dusen: 35–46). It has to be stressed that for Humboldt vital force was not to be viewed in isolation or solely as some speculative scientific notion. The allegory points beyond itself to vital force as the substratum of all phenomena. In Leibniz’ terms, it is heavy with the past and big with the future. It manifests itself in the space between Life and Death; to comprehend it as it emerges in the per­ ennial tug of war between the two holds the clue to real science. For this reason Goethe, for example, employs the term “alles im Entstehen auf­ haschen”, to capture everything as it arises (Goethe, Briefe: iv, 454). Imper­ ishable Vital Force may also be equated with abiding knowledge that emerg­ es in the metaxy-space between the known and the unknown. In yielding to the unknown, in Eros plumbing the depths of Thanatos, knowledge takes place in the individual as ontic event. Only in the subject is the unity of all that is seen achieved. Knowledge thus transformed is no longer knowingabout but knowing. To understand things as they a-rise is to understand the articulation of the whole. Ideas then, to Humboldt are not prefabed concepts fitted onto dead matter, but true insights into the workings of nature. His experiments with galvanic electricity, subjecting himself to electric shocks, his selfless attempts at making magnetic measurements during an earthquake in Cumana or his imbibing poisonous curare – all point to the true epistemic quest that transcends the instinct for self-preservation in penetrating to the transcendent source of truths. It is perhaps in this sense that Humboldt spoke of presenting the knowledge that obtained at the time of writing the Kosmos by way of a “swaying aloft over the things” (Seger: 69). Ottmar Ette has likened this process to the distinctive Olympian, auctorial ‘I” that emerges in the tussle between narrative as discourse and discourse as narrative, between the narrated ‘I’ and the narrative ‘I’, even as Humboldtian Writing tries to keep pace with the flux of travel (Ette 2001:49). No discussion of Humboldtian Science and Writing will be complete without a brief examination of two aspects often ignored in scholarly con­ sideration, namely character and imagination. The twin aspects may be il­ lustrated by way of the journey as paradigm. Journey, signifying movement from one place to another, resides in us as potentiality. As such, it is the least determinate of powers, for like the nous or intellect, invisible but ev­

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er present, it has no structure, form or nature of its own. Its powers become visible when called upon to actualize the forms or structures of the things encountered on travel. As travel proceeds from the known to the unknown, to uncharted territory, the solitary traveller, overwhelmed by the sheer mag­ nitude of phenomenal diversity, has to rise above the limitations of his particular self in order to know the things without distortion. As pointed out earlier, ignorance – or even aporia as the interval of doubt – can lead to the onset of knowledge. In terms of language, initial speechlessness on be­ holding the infinite unknown, becomes the pivotal, creative moment for its imaginative realisation in speech, for the ‘raid upon the inarticulate’. The word, as it surfaces to the presence of consciousness (eis to exo), can be said to exemplify the paradox of showing more and saying less at the same time. In showing more, it is greater than the phenomenon, and at the same time, in saying less, smaller than the actual phenomenon. The distillation of the word can be made to stand for the knowledge that arises in the tension between the known and the unknown. Knowledge thus realised is embedded in a hermeneutic paradox. In locating the word, in realising knowledge as vital principle informing the whole, we know that this mode of knowing is greater than the individual parts that make up the whole; at the same time the gross, material totality of phenomena may seem to loom large vis-à-vis knowledge as the intelligent principle of the whole. Knowledge thus real­ ised is neither universal essence nor particular accident, much rather it is the concrete visualization of the first principles. In the imaginative encounter with reality, intimations of the whole form the setting for the transformation of knowledge. Since the situs of such transformation is the individual, it is relevant to ask whether one’s aborigi­ nal nature yoked to the imperatives of culture can bring about at the same time a change in character as well. Character too as activity reveals itself through responses to the challenges posed to the individual by society or the environment. Change of character can be brought about so to speak by a substantial union of matter and form, but change qua change cannot be isolated; nevertheless, its presence is clearly visible in the finished product. Like the articulation of the whole that stands for the knowledge of the whole, can the chance expression of character stand for the individual as a whole, for the stable moral self that like disinterested knowing is impervi­ ous to the ‘slings and arrows of outrageous fortune’? In other words, can the investigation of the accidental reveal the essential, the fundamental unity pervading all things (Mitcham: 133 f., 140 ff.)? This approach is char­ acteristic of Humboldt’s scientific spirit. It is a relentless effort to bring about a confluence of the scientific and moral reason in man; in the imprint of the epistemic on the ethical, the ethical manifests itself in the only way it can, as aesthetic in action.



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In a leading study Picturing Science, Producing Art, Peter Galison has looked upon scientists like Goethe or Humboldt as a typical product of the pre-nineteenth century, as guiding Genius who, while aspiring to unravel a world behind appearances, actually made it out to be “better, higher, more universal than anything nature actually made (…)” (Galison 1998: 351). Thus, Galison traces the development of science to the stage where the lay­ man could see the world for himself like the scientist, without the mediation of the Genius: The metaphysical image, revealing the essence behind the appearance, mediates between the Genius and an audience that learns from the metaphysical images, but will never become the genial author himself. By contrast, the objective mechanical image is produced by scientists committed to the role of a stoic, and, in this resolve, determined to become transparent to nature, a copying mechanism with the affective disengagement of the technical manufacturer. Third and finally, the interpreted image is produced not by a moral culture of “towering Geniuses” or neutral, self-abnegating bureaucrats, but by self-confident experts, who trust the trained eye more than master philosophical systems or the automatic conveyance of pictures. (…) (Galison 1998:353)

Careful scrutiny reveals, however, even at the level of the ‘interpreted image’, considerable difference between Darwinian and Humboldtian Sci­ ence. Observing the size of the beaks of different species of the Geospiza on the Galapagos, Darwin is led to speculate whether in “the gradation and diversity of structure in one small, intimately related group of birds … one species had been taken out and modified for different ends” (Darwin 1965: 383 f.). Be it the Geospiza, or the flightless rhea bird and its much smaller cousin, the armature of inquiry is restricted in scope to illustrating a theory of natural selection, to proving an evolutionary hypothesis that those who survived are also those who had adapted best to the environs. Humboldt, it is true, had little regard for “vicious empiricisms and imperfect inductions”, nevertheless it must be asked why he failed to stumble on a theory of evo­ lution while examining the cave inhabited by the nocturnal birds (Steatornis caripensis or Guácharos) in Caripe. Humboldt’s description of the foray in the company of Indios with burning torches into the cave is riveting: the size, beak and diet of the birds, the comparison with European nocturnal birds, the slaughter of the birds for harvesting lard, the monopoly of the monks over this product, the description of the approach to the cave, the cave itself, the folk idiom “to go the Guácharos” (for returning to the ances­ tors), the source of the Rio Caripe that originates in a stream in the cave, the black soil deposited by the stream which invites comparison with the “Opfererde” in the Muggendorfer Cave in Franconia, etc. (Humboldt 1991: I, 346–364). As the description proceeds unabated, there is little room for the narrator to assert his presence; much rather, it is as if the entire habitat of Caripe were speaking for itself, using Humboldt as mouthpiece. Just as

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Humboldt forgets himself while writing, his reader too forgets himself while reading. It is in this impersonality that true imagination resides, with the richness and depth of its integrative potential. To quote E. M. Forster from an altogether different context: “What is wonderful about great literature is that it transforms the man who reads it towards the condition of the man who wrote, and brings to birth in us also the creative impulse. Lost in the beauty where he was lost, we find more than we ever threw away, we reach what seems to be our spiritual home, and remember that it was not the speaker who was in the beginning but the Word” (Forster 1951: 92). In the final reckoning, the science of nature has to divide in order to conquer; in contrast, to understand the science by which nature works, calls for the imaginative integration of that coreless expanse which Humboldt calls cosmos within the infinite span of our inner world. Humboldt hints at this plenitude of being unfolding in the Sanskrit homonym loka: the ‘great globe’ itself in its realisation as the people (I K footnote 27), the cosmos illumined as the cosmion. Bibliography Brann, Eva (1991): The World of the Imagination. Sum and Substance. Lanham, Maryland: Rowman & Littlefield. Darwin, Charles (1968): The Origin of Species by Means of Natural Selection or the Preservation of Favoured Races in the Struggle for Life. Edited with an In­ troduction by J. W. Burrow. Harmondsworth: Penguin. – (1965): The Voyage of the Beagle. New York: Collier. Dusen, Robert van (1971): The Literary Ambitions and Achievements of Alexander von Humboldt. Berne: Herbert Lang. Ette, Ottmar (2001): Eine “Gemütsverfassung moralischer Unruhe” – Humboldtian Writing: Alexander von Humboldt und das Schreiben in der Moderne, in: Ottmar Ette (ed.): Alexander von Humboldt. Aufbruch in die Moderne. Berlin: Akade­ mie. Forster, Edward Morgan (1951): Anonymity: An Inquiry, in: E. M. Forster: Two Cheers For Democracy. Harmondsworth: Penguin. Galison, Peter (1998): Judgment against Objectivity, in: Caroline A. Jones / Peter Galison (eds.): Picturing Science, Producing Art. New York & London: Rout­ ledge. Goethe, Johann Wolfgang von (1988): Goethes Briefe und Briefe an Goethe. (Ed.) Karl Robert Mandelkow in Six Vols. Munich: DTV. [cited as Goethe, Briefe, followed by vol.no. and page no. resp. I have translated most of the passages cited in the text.] – (1948–1960): Werke. Ed. Erich Trunz. Hamburger Ausgabe. [Cited as HA ­followed by vol no. and page no. resp. An occasional reference has been made



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Zur Kalendergeschichte Kannitverstan – Ein Versuch, bei Humboldt den Hebel anzusetzen Jhy-Wey Shieh Alexander von Humboldt (1769–1859) und Johann Peter Hebel (1760– 1826) haben jeweils in ihrer Art und Weise im Zusammenwirken der Kräf­ te, die ihre Zeit prägten, eine bedeutsame Rolle gespielt. Ob sich diese zwei Zeitgenossen jemals kennengelernt haben, bin ich mir nicht sicher. Hum­ boldt hat sich zwar auch sehr intensiv mit dem hergebrachten Kalender der amerikanischen Indianer befaßt, doch ging es ihm ums Kalendersystem und nicht um Kalendergeschichten.1 Es hat jedenfalls schon einen gewissen Aussagewert, wenn z. B. der Titel eines Artikels von Hebel im Rheinländischen Hausfreund vom Jahrgang 1805 Allgemeine Betrachtungen über das Weltgebäude (Hebel 1982b) lautet, während vier Jahre davor bereits ein Buch mit genau diesem Titel von dem Astronomen und Direktor der Berli­ ner Sternwarte Johann Elert Bode erschienen war (Bode 1801), mit dem wiederum Humboldts Beziehungen zur Berliner Astronomie angefangen haben.2 Überdies stellen die Jahre 1807 und 1808 wie auch die Stadt Ams­ terdam meines Erachtens ebenfalls eine Schnittstelle zwischen Humboldts und Hebels Lebens- und Wirkungsbereich dar, ohne dass sie dadurch in Berührung miteinander gekommen sein müßten, was auch nicht so leicht gewesen wäre, denn Humboldt hat, wie er von sich behauptet, ein Nomadenleben*3 geführt,4 während Hebel in einem Brief an den befreunde­ ten Goldschmied Haufe in Straßburg folgendes schreibt: 1  So z. B.: Tafel xxiii. Basaltrelief, den mexikanischen Kalender darstellend (Humboldt 2004: 165–271) und Tafel xliv. Kalender der Muisca-Indianer der alten Bewohner des Plateaus von Bogotá (Humboldt 2004: 311–332). 2  Humboldts Beziehungen zur Berliner Astronomie beginnen eigentlich mit einem Brief an Johann Elert Bode, den Direktor von der Berliner akademischen Sternwar­ te, vom 15. Feruar 1798 (Biermann 1990: 123). 3  * bedeutet in diesem Artikel ‚Vom Verfasser hervorgehoben‘, wenn nicht anders vermerkt. 4  Siehe Humboldt über sich: „Voller Unruhe und Erregung, freue ich mich nie über das Erreichte, und ich bin nur glücklich, wenn ich etwas Neues unternehme, und zwar drei Sachen mit einem Mal. In dieser Gemütsverfassung moralischer Un­ ruhe, Folge eines Nomadenlebens*, muß man die Hauptursaschen der großen Un­ vollkommenheit meiner Werke suchen.“ (Humboldt 1987: 60).

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Aber wir gleichen dem wallensteinischen Dragonen: „auf der Erde hat er kein bleibend Quartier“. Es ist gar herrlich, so etwas vagabundisches* in das Leben zu mischen. Es ist wie der Fluß in dem Thal. Man fühlt doch auch wieder einmal, daß man der Erde nicht angehört.5

Zumindest darf man demzufolge behaupten, der Bund, in dem Humboldt und Hebel stand, sei Vagabund6. Dennoch die Beiden ohne weiteres in ei­ nem Atemzug zu nennen, mag manchen im ersten Blick abrupt und sprung­ haft erscheinen. Und die sich auf das Modell von Kannitverstan berufende Überlegung, dass der Begriff Hebel aus dem Bereich der Physik stammt und sehr wohl zum Kosmos’ Untertitel Entwurf einer Physischen Weltbeschreibung passen würde, gibt uns zugegebenerweise auch noch kein Recht, schon deshalb mit unserem Versuch bei Humboldt den Hebel anzusetzen. Im Jahr 1807 widmete Alexander von Humboldt seinem älteren Bruder sein im Jahr darauf herauszugebendes Buch Ansichten der Natur.7 Und in demselben Jahr fing Johann Peter Hebel (1760–1826) an, den Badischen Landkalender mit dem Titel dem Rheinländischen Hausfreund zu redigieren. 1808 wurde dieser dann auch auf den Markt gebracht.8 Das war jeweils ein Eckpfeiler für diese beiden Zeitgenossen in deren schriftstellerischer bzw. akademischer Tätigkeit, für den einen als naturwissenschaftlichen For­ schungsreisenden, der den philologischen Gebieten aber ein vielseitiges Interesse entgegenbrachte, und den anderen als Dichter, Liebhaber der Na­ turwissenschaften und klassischer Sprachen wie auch Botanik, Physik nicht zuletzt als lehrenden Kirchenamtsträger. Humboldt hat dem Kosmos viele Bücher gewidmet und Hebels Allgemeine Betrachtungen über das Weltgebäude, „mit der das Schatzkästlein des Rheinländischen Hausfreundes eröff­ net wird“, hat „den alten Topos von der Welt und dem Kosmos als Buch“ aufgenommen (Braungart 2007: 182)9. 5  Meckel

1968: 400, zitiert nach: Rohner 1978: 165. Walter Ernst Schäfer war Hebel ein ‚Kirchenrat und Vagabund auf dieser Erde‘ (Schäfer 1997: 267). 7  Das schlichte Widmungsblatt besteht aus zwei Teilen: ‚Seinem teuren Bruder Wilhelm von Humboldt in Rom‘ und ‚Berlin, im Mai 1807 der Verfasser‘ (Hum­ boldt 2008: Widmungsblatt). Der Text dieser Reclam-Ausgabe von 1969 folgt aller­ dings der dritten, verbesserten und vermehrten Ausgabe von Stuttgart und Tübingen: Cotta, 1849. 8  Und ‚die Auflage des Kalenders schnellte von 20.000 (1807) auf 50.000 (1809)‘ (Rohner 1978: 194). 9  Braungart hebt ferner die betreffende Stelle in Hebels Artikel hervor, dass ‚der Himmel‘ ‚ein großes Buch über die göttliche Allmacht und Güte‘ sei und dass ‚das nicht löblich‘ sei, dass man so etwas alle Tage sieht, und fragt nie, was es bedeutet (hervorgehoben von Braungart 2007: 182). Hebel geht mit diesem Satz schon davon aus, dass alles einen Sinn haben muss, mag es auch so alltäglich bzw. so mystisch sein. 6  Für



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Nochmal: das Nebeneinanderstellen von zwei Persönlichkeiten, auf der ei­ nen Seite Humboldt, Weltbürger und Epochenmacher, Weltreisendem und weltberühmtem Autor u. a. des monumentalen fünfbändigen Werkes kosmos, und auf der anderen Seite Hebel, Landeskirchenprälat und Kalendermacher, bekannt u. a. durch sein Schatzkästlein des Rheinländischen Hausfreund, be­ darf schon einer triftigeren Rechtfertigung. Allein der Kontrast von einem Mammutwerk und einem diminutiven Schatzkästlein wie auch die Dichotho­ mie von Weltbürger und Hausfreund drängen auf nähere Erläuterungen. Dass sie sich beide im großen und ganzen der Aufklärung verschrieben haben, ist zwar auch ein wichtiger Faktor, reicht allerdings nicht aus, um eine überzeugende Begründung herzugeben. Wie Humboldts wissenschaft­ liche Errungenschaften große und aufwendige Forschungsreisen voraussetz­ ten, so läßt sich in unserem Fall ein weites, gar umständliches Ausholen auch nicht vemeiden.10 Im folgenden wird der Versuch unternommen, ein Netz über Humboldts und Hebels reales Leben und dichterisches Wirken zu spannen, um eine Art Intertextualität besonderer Art zu bewerkstelligen, wie wenn sich, an Ernst Bloch anlehnend, ein Dichter in das Werk eines anderen hineingeschrieben hätte,11 um zu sehen, was für einen Sinn die Kalenderge­ schichte Kannitverstan im Ernst zusammenhält. Lakonisch läßt sich in ein paar Sätzen zusammenfassen, was sich im Kannitverstan von Hebel ereignet: ein Handwerksbursche – sein Name wird nicht genannt – aus dem Städtlein Tuttlingen kommt nach Amsterdam, sieht sich diese große und reiche Handelsstadt an, wird sich seiner Armut bitter­ lich bewußt und erlebt ein Wechselbad von Gemütsregungen. Dreimal wiederholten sprachlichen Mißverständnissen zufolge hält er den Besitzer eines prahlerischen Hauses, den Inhaber eines riesigens Schiffes und den Toten (kann allerdings auch eine Tote sein) eines Leichenzugs für ein und denselben Herrn Kannitverstan. Die Geschichte endet damit, daß dieser reiche Kannitverstan seine letzte Ruhe in seiner Grabstätte findet und der arme Handwerksbursche seinen guten Appetit in einer Gaststätte stillt. Der eine wird zu Grab getragen und der andere trägt den Sieg davon.12 Zur 10  Wolfgang Braungart geht in seiner sehr beeindruckenden und exzellenten Stu­ die über Kannitverstan auch von einem erweiterten Ausmaß seiner Interpretation aus. Dies begründet er wie folgt: ‚Die Sorgfalt und Genauigkeit, mit der Hebel die Vorlage bearbeitet, den Schluss entwirft und die Formulierungen setzt, zeigt höchs­ tes Kunstbewußtsein und erlaubt darum eine Interpretation, die auf den ersten Blick vielleicht etwas weit zu gehen scheint‘ (Braungart 2007: 176). Es wird sich zeigen, dass sich meine Überlegungen sehr von den seinigen unterscheiden, von denen ich aber vielleicht gelernt habe. 11  Bei Bloch „hat sich ein Dichter selber in sein Werk hineingeschrieben“, siehe Bloch 1976: 155. 12  In diesem Punkt ist Ernst Bloch, einer der prominentesten Hebel-Leser, aller­ dings anderer Ansicht, wenn er schreibt: „Früh wird gekrümmt, was ein Häkchen

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Belohnung der erlangten Erkenntnis gönnt sich der Handwerksbursche nach dem Leichenpredigt „ein Stück Limbourger Käse“ (Hebel, Erzählungen, 53). Er kam, sah und siegte. Ein diminutives „veni, vidi, vici“ à la Hebel liegt vor. Erst hat sich der Handwerksbursche eine Scheibe von Herrn Kan­ nitverstan abgeschnitten, dann auch noch von dem Limburger Käse. Der Arme wandert also nach Amsterdam und der Reiche ins Grab, oder, wenn man so will: lang mag der Wanderweg von Tuttlingen nach Amster­ dam sein, kurz ist aber der Weg vom Atemzug zum Leichenzug. Die Gren­ ze dazwischen ist fließend und deren Überschreitung flüchtig. Überhaupt ist die Überseehandel betreibende Hafenstadt Amsterdam in Kannitverstan eine Drehscheibe zwischen Europa und Asien, Handwerk13 und Handel oder gar Leben und Tod. Den Wendepunkt stellt das Meer dar. Dies gilt nicht nur für Hebels Kalendergeschichte, sondern auch für Humboldt, und zwar sowohl in seiner realen Welt als auch in seinen Werken. Schauen wir uns genau an, was der Handwerksbursche am Amsterdamer Hafen sieht: Da stand nun Schiff an Schiff und Mastbaum an Mastbaum (…). Schon standen ganze Reihen von Kisten und Ballen auf- und nebeneinander am Lande. Noch immer wurden mehrere herausgewälzt (…). Da dachte er: „Haha, schauts da her­ aus? Kein Wunder! Wem das Meer solche Reichtümer an das Land schwemmt, der hat gut solche Häuse in die Welt stellen und solcherlei Tulipanen vor die Fenster in vergoldeten Scherben.“ (Hebel 1982a: 52)

Von all diesen Schiffen am Hafen fällt dem Tuttlinger ein besonders rie­ siges auf, aus dem man gerade allerlei Waren aus Ostindien auslädt, der Jüngling stellt dann „eine recht traurige Betrachtung bei sich“ (Hebel 1982a: 52) an. Und auch hier, just in Amsterdam, hat der junge Humboldt seinen Herzensergießungen freien Lauf gelassen, als er sich im Frühjahr 1790 mit dem Weltumsegler Georg Forster auf dem Weg nach England in Amsterdam aufhielt. Jahre später schreibt Humboldt folgendes darüber: Unser Aufenthalt in Holland, Spaziergänge, die ich längst der grünen, buschigen Dünnen am Haager Meeresstrande gemacht, der Anblick der Amsterdamer* Schif­ ferwerften (…) füllten meine warme Phantasie mit ersehnten Gestalten ferner Dinge. (Humboldt 1987: 38)14 werden soll. So auch in Lesebüchern für die Schule, wo immer es angeht, brav zu machen. Zufrieden zu halten mit dem, was man hat, leider gehört der Stoff von Kanitverstan (sic) hierher.“ (Bloch 1995: 103). 13  Tuttlingen war im Gegesatz zu Amsterdam als Handelsstadt tatsächlich eine Handwerkerstadt! Es handelt sich sehr wahrscheinlich entweder um einen Schuhma­ cher oder Messerschmieden, wie die Stadtgeschichte von Tuttlingen suggeriert: „Die von Schuhmachern und Messerschmieden geprägte Handwerkerstadt entwickelte sich in dem letzten Viertel des 19. Jahrhunderts zum Industriestandort, der zunächst in der Schuhherstellung und später in der Herstellung medizinischer Instrumente seinen Schwerpunkt fand.“ (Webseite Stadt Tuttlingen unter der Rubrik Tuttligner Stadtgeschichte, nachgeschlagen um 22: 00, 07.02.2010).



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Fühlt sich der Handwerksbursche in Amsterdam durch den Anblick so­ wohl eines prahlerischen Hauses „mit sechs Kaminen auf dem Dach“ und hohen Fenstern, die noch „größer als an des Vaters Haus daheim die Tür“ sind, als auch eines mit Reichtümern protzenden Schiffes (Humboldt 1987: 51) zu keiner anderen Feststellung veranlasst als „was er für ein armer Teufel sei unter so viel reichen Leuten in der Welt“ (Humboldt 1987: 52), so schließt Humboldt dem Rückblick auf seinen Aufenthalt in Holland un­ mittelbar die Beschreibung seiner damligen Gemütslage wie folgt an: 14

In einem jungen Gemüte, das 18 Jahre lang im väterlichen Hause gemißhandelt und in einer dürftigen Sandnatur eingezwängt worden ist, glimmt und glüht es wunderbar auf, wenn es seiner eigenen Freiheit überlassen auf einmal eine Welt von Dingen in sich aufnimmt. (Humboldt 1987: 38)

Interessanterweise war es auch ein ostindisches Schiff, das Humboldt heftige Herzensergießungen entlockt, die einiges Wesentliches aus seiner Innenwelt freigeben: Mein Zimmer in Plumtree-Street war mit den Kupfern eines ostindischen Schiffes ausgeziert, das in einem Sturme unterging. Heiße Tränen strömten mir oft über die Wangen, wenn ich beim Erwachen die Augen auf diese Gegenstände heftete. (Humboldt 1987: 38)

Mir ist freilich nicht entgangen, dass hier weniger das ostindische Schiff als der ozeanische Schiffbruch das ist, was diese Gemütsregungen Hum­ boldts hervorgerufen hat, dennoch steckt hinter diesem schiffbruch doch gerade die Unbeständigkeit des menschlichen Schicksals15, die Hebel zu Beginn seiner Geschichte anspricht: Der Mensch hat wohl täglich Gelegenheit, in Emmendingen und Gundelfingen so gut als in Amsterdam, Betrachtungen über den Unbestand* aller irdischen Dinge anzustellen, wenn er will, und zufrieden zu werden mit seinem Schicksal, wenn auch nicht viel gebratene Tauben für ihn in der Luft herumfliegen.

Wenn „das Zusammenwirken aller Kräfte“ in Humboldts Naturstudien als eine Ausgangsthese eine entscheidene Rolle spielt, so ist in Hebels Ge­ 14  Für diese Reise über Holland nach England hat Steven Jan van Geuns, ein holländischer Mitstudent und Freund Humboldts in Göttingen, Empfehlungsschrei­ ben mit auf den Weg gegeben. (Siehe Evers 2006: 66). 15  Eine eigene Studie zu Schiffahrt u. -bruch bei Humboldt würde meiner Ansicht nach eine fruchtbare Aufgabe darstellen. Zum Schiffbruch als Metapher siehe Hans Blumenbergs Schiffbruch mit Zuschauer. Paradigma einer Daseinsmetapher. Frank­ furt / M.: Suhrkamp, 1979. Hierzu noch etwas von Humboldt im Hinblick aufs Meer: „(…) Ich fühlte mich eingeengt engbrüstig. Ein unbestimmtes Streben nach dem Fernen. Und Ungewissen, alles, was meine Phantasie stark rührte, die Gefahr des Meeres, der Wunsch, Abenteuer zu bestehen und aus eiuner alltäglichen gemeinen Natur mich in eine Wunderwelt zu versetzen, reizten mich damals an.“ (Humboldt 1987: 37 f.).

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schichten „nichts lehrreicher als die Aufmerkamkeit, wie in dem menschli­ chen Leben alles zusammenhängt“16. Auf die Spitze getrieben, könnte man behaupten, dass bei Hebel sich die Gegensätze nicht ausschließen, sondern einander ergänzend bedingen, was der Titel eines Hebel-Aufsatzes von Kurt Bräutigam bereits ausdrückt: Die Antithese als Stilmittel in J. P. Hebels Erzählungen (siehe Anm. 13). Wie beim Humboldtschem Verständnis vom Kosmos die Begriffe Einheit und Vielheit miteinaner korrespondieren, ist bei Hebels Auffassung vom Menschenschicksal die Unbeständigkeit des Lebens fester Bestand. Ich erlaube mir, in meiner Studie die Hochseereise eines weltberühmten Wissenschaftlers wie Humboldt mit der auf dem Landweg erfolgten Wanderschaft eines namenlosen Handwerksburschen, der manch­ mal sogar durchfechten muß,17 sich kreuzen zu lassen, weil in beiden Fällen Anregungen zum Gedanken über den Sinn des Lebens, wenn auch in unter­ schiedlichem Format und Ambiente, ermöglicht wird. Es ist sozusagen eine Art ontologischer Kreuzfahrt, die nicht nur ein Meer oder größeres Binnen­ gewässer befährt, sondern auch Häfen anläuft, von denen aus man an Land gehen kann. Schauen wir uns an, was für geistig Brisantes Humboldt z. B. zu seiner ersten naturwissenschaftlichen Forschungsreise geschrieben hat: Der Augenblick, wo man zum ersten Mal von Europa scheidet, hat etwas Ergrei­ fendes (…), das Gefühl, mit dem man zum ersten Mal eine weite Seereise antritt, hat immer etwas tief Aufregendes. Es gleicht keiner der Empfindungen, die uns von früher Jugend auf bewegt haben. Getrennt von den Wesen, an denen unser Herz hängt, im Begriff, gleichsam den Schritt in ein neues Leben zu tun, ziehen wir uns unwillkürlich in uns selbst zusammen, und über uns kommt ein Gefühl des Alleinseins, wie wir es nie empfunden. (Humboldt 1999: 57)

Nun, wenn die Welt der Figuren bei Hebel im Vergleich zu der erstaun­ lich enormen globalen Netzverbindung von Humboldt zu einem blassen Nestchen erscheint, so steckt hinter der Wanderschaft des Handwerksbur­ schen doch auch ein „hohes Maß an sozialer Integration“ und sie vermag demnach „eine überregionale oder gar interterritoriale Gesellenstruktur“ (Lexikon des alten Handwerks, 12) aufzuweisen. Handelt es sich demnach mit meinem Versuch um ein Versehen oder gar ein Irrtum? Ich tröste mich erstmal mit dem Satz, mit dem Hebels Geschichte Der Fremdling in Memel 16  Kurt Bräutigam hat in seinem Artikel Die Antithese als Stilmidttel in J. P. Hebels Erzählungen auf diesen Satz hingewiesen, mit dem Hebel seine Geschichte Einer Edelfrau schlaflose Nacht einleitet. Siehe Bräutigam 1959: 126 f. 17  Es gibt tatsächlich einen solchen bei Hebel: Der fechtende Handwerksbursche in Anklam (Hebel 1982e: 247–248). ‚Fechten‘ bzw. ‚durchfechten‘ bedeutet hier ‚bet­ teln‘ und ‚durchbetteln‘. Wie arm der Tuttlinger Handwerksbrusche ist, wird im Text nicht genau angegeben, aber es geschrieben steht, dass er anfänglich nicht weiß, „wie er es mit seinen zwei Augen durchfechten wurde, alle diese Merkwürdigkeiten genug zu sehen“ (52), dann scheint mir, dass Hebel mit dem Gebrauch von ‚durchfechten’ hier beabsichtigen will, auf die Armut des Handwerksburschen hin zu deuten.



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beginnt: „Oft sieht die Wahrheit wie eine Lüge aus“ (Hebel 1982e: 16).18 Und das ist gerade die Dialektik der Aufklärung, denn genau wie die Wahr­ heit oft wie eine Lüge aussieht, trägt die Lüge auch nicht selten den Mantel der Wahrheit. Und Hebel war mit seinen Geschichten für die Kalender in seiner schriftstellerischen Funktion zweifelsohne ein Aufklärer: Aberglaube wird durch Erzählungen bekämpft, in denen sich die vermeintlichen übernatürlichen Vorkommnisse letztlich ganz natürlich erklären lassen. (…) Mit den Kalendern der Volksaufklärer ist der Rheinländische Hausfreund auch darin verbunden, daß er auf die ehedem in der kalendarischen Tradition fest verwurzel­ ten astrologischen Kalenderinhalte bis auf rudimendäre Reste verzichtet (Bee 2005: 177)19

Ebenfalls ging es Humboldt mit seinen Forschungsergebnissen nicht nur darum, Neues zu entdecken, sondern auch Altes zu korrigieren. Hat sich Hebel um Bekämpfung der Aberglauben bemüht, so hat Humboldt Vorurtei­ le abzubauen versucht. Man liest beispielsweise in Ansichten der Kordilleren und Monumente der eingeborenen Völker Amerikas folgendes: Unter der Vielzahl irriger Vorstellungen, die sich über die Sprache der in der Zi­ vilisation wenig fortgeschrittenen Völker verbreitet haben, gibt es keine abwegi­ gere als die Behauptung von Pauw und einigen gleichermaßen systematischen Autoren, nach der kein eingeborenes Volk des neuen Kontinents in seinem Idiom weiter als bis drei zählen könne.20 (…) Die Peruaner waren mindestens so ge­ schickt wie die Griechen und die Römer, in ihrer Sprache Zahlen von mehreren Millionen auszudrücken. (Humboldt 2004: 317)

Humboldt macht zudem kein Hehl daraus, dass er die europäische Kolo­ nialpolitik für eine Sünde hält, und nimmt sie unabläßig aufs Korn. Aussa­ gen wie „die Sklavenfrage wirft einen finsteren Schatten auf das Land der politischen Freiheit“ (Humboldt 1999: 79), „einem sensiblen Menschen können die europäischen Kolonien auf die Dauer kein angenehmer Aufent­ halt sein“ (Humboldt 1999: 75)21 oder haben sogar literarische Formulierung 18  In der Tat bedient sich Hebel zur Veranschaulichung seiner Gedanken der An­ tithese dermaßen oft, dass man die Antithese gar als ein kennzeichendes Merkmal in seinen Erzählungen betrachten kann. Hierzu siehe Bräutigam 1959. 19  Auf diesen aufklärerischen Charakter bei Hebel hat Jan Knopf hat auch hinge­ wiesen: „Bei Hebel (…) lösen sich die Wunder entweder durch rationale Erklärun­ gen auf oder ihre Berichte stellen sich als Lügengeschichgten heraus“ (Knopf 1983: 131). 20  In Form einer Anmerkung hat Humboldt seine Kritik mit einem Hinweis auf die gemeinte Stelle versehen: Pauw, Recherches philosophique sur les Américains, Bd. II, Teil 5, Sektion I, S. 162 (Ausgabe von 1769). 21  Diese Aussage stammt allem Anschein nach von einem auf Spanisch geführten Tagebucheintrag zwischen dem 4. Januar und dem 17. Februar 1803 von Humboldt: Einem feinfühligen Menschen können die europäischen Kolonien nicht angenehm für dauernden Aufenthalt sein. Da hat Humboldt unverblümt kommentiert: die euro­ päischen Kolonien seien ‚eine unmoralische Idee’ (Humboldt 1999: 121).

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gefunden, als er niederschrieb: „Weiße Kinder schlagen die kleinen Neger­ knaben mit großen Knütteln auf den Kopf, die weißen Eltern sehen lachend zu“ (Humboldt 1999: 76). Liegt da nicht der Vorläufer eines Gedichtes von einem Schriftsteller des zwanzigsten Jahunderts namens Erich Fried wie folgt vor? Wir meinen das Gedicht Humorlos: „Die Jungen werfen zum Spaß mit Steinen nach Fröschen Die Frösche sterben im Ernst“. (Fried 1993: 427) Für Gleichberechtigkeit und Freiheit der Sklaven, die meisten aus Afrika und Amerika, hat sich Humboldt nicht nur ausgesprochen, sondern auch eingesetzt, wo er’s nur konnte. Anläßlich des am 24. März 1857 veröffent­ lichten preußischen Anti-Sklaven-Gesetzes merkte er folgendes an: „Ich habe zustande gebracht, was mir am Herzen lag, das von mir geforderte Negergesetz: jeder Schwarze wird frei werden, sobald er preußischen Boden berührt“ (Humboldt 1999: 22). Und im ähnlichen Geist verhielt sich Hum­ boldt seinen zeitgenössischen Juden gegenüber. Einmal, als in Preußen Überlegungen wieder laut wurden, noch schärfere Gesetzte gegen die Juden zu entwerfen, entschloss sich Humboldt, gegen solche „mittelalterlichen Verordnungen“ öffentlich aufzutreten, und richtete einen Brief an einen der Ersten Räthe des Königs, den Grafen Stolberg: Ich habe, theuerster Graf! Mit einem Schmerze, dessen Motive und Richtung Sie mit mir theilten, die Anlage (Jour. Des Débats vom 10. März 1842), die gestern angekommen, gelesen. Ich hoffe, dass Vieles sehr falsch und hämisch abgefasst ist, wäre es nicht, so halte ich die beabsichtigten Neuerungen nach meiner innigs­ ten Ueberzeugung für höchst aufregend, mit allen Gundsätzen der Staatsklugheit streitend, zu den bösartigsten Interpretationen der Motive veranlassend, Rechte raubend, die durch ein menschlicheres Gesetzt des Vaters bereits erworben sind und der Milde unseres Monarchen entgegen. Es ist eine gefahrvolle Anmassung der schwachen Menschheit, die alten Gesetze Gottes auslegenzuwollen. Die Ge­ schichte finsterer Jahrhunderte lehrt, zu welchen Abwegen solche Deutungen den Muth geben. Die Besorgnis, mir zu schaden, muss Sie nicht abhalten, von diesen Zeilen Gebrauch zu machen; man muss vor allen dingen den Muth haben, seine Meinung zu sagen. (Kohut, 59 f.)

Humboldt war sich seines Erfolgs sicher und schrieb einen Brief an einen der bedeutendsten Juden Berlin: „Sie sehen, mein Theurer, dass meine et­ was gestürme Verteidigung des ewig verdrängten Volkes nicht ganz erfolg­ los bleiben wird. Man wird etwas scheu werden, und damit ist geholfen, wie durch des edlen Stolberg Mitwirkung“ (Kohut 1871: 60) Nun, direkter Hinweis auf Humboldts Erfolg liegt uns nicht vor, aber von einem zeitge­ nössigen Juden lesen wir folgende Dankesbezeigung: Seitdem Humboldt so herzig für die Judenemancipation gekämpft, ist den preus­ sischen Juden die Sonne der Gleichberechtigung fast in ihrer ganzen Prachtfülle aufgegangen, ein neuer, blühender Freiheitsmorgen ist am Horizont des preussi­ schen Judentums aufgestiegen, – – aber es ist uns, als waltete der Genius



Zur Kalendergeschichte Kannitverstan79 Humboldt’s in der liberaleren Gesetzgebung, als wehte der frische Hauch der Hu­ manität noch aus dem Grabe des großen Todten, als wäre es sein Geist, der uns den Trost und die Hoffnung zuflüsterte: Nun, armes Herz, vergiß die Qual, Nun muß’sich Alles, Alles wenden“ (Kohut 1871: 61)22

Tragisch war, dass Humboldt weder Freude noch Stolz beschieden wur­ den, in seinen Bemühungen um die Gleichberechtigkeit für die Juden, viele davon seine preußischen Landsleute, genau so erfolgreich zu sein wie im Fall dieses Anti-Sklaven-Gesetzes. Dennoch galt er schon zu seiner Lebzeit bei den Juden „als ein bewährter Freund, der Allen half, wenn er konnte“23. So wandte sich einmal Heinrich Heine an den zu dieser Zeit bereits ziem­ lich betagten Humboldt, der ihn in den Salons der Rahel einige Male gese­ hen hatte, mit einem Brief, dessen Inhalt deutlich zum Ausdruck brachte, worum es ging: Herr Baron! Das Wohlwollen, womit Sie mich seit Jhren beehren, ermutigt mich, Sie heute um einen Dienst anzugehen. Trübselige Familienangelegenheiten rufen mich dieses Frühjahr nach Hamburg, und ich möchte alsdann, die Gelegenheit benutzend, einen Abstecher für einige Tage nach Berlin machen, theils um alte Freunde wiederzusehen, theils auch um die Berliner Aertzte über eine sehr bedenkliches Uebel zu consultieren. Bei einer solchen Reise, deren einziger Zweck Erheiterung und Gesundheit ist, darf ich wahrlich von keiner atra cura beängstigt werden, und ich wende mich an Sie, Herr Baron, mit der Bitte, durch Ihren hohen Einfluss mir durch die resp. Behörden die bestimmte Zusicherung zu erwirken, dass ich von denselben während meiner Rei­ se durch die königl. Preussischen Staaten, wegen keinerlei Beschuldigungen, wel­ che auf die Vergangenheit Bezug haben, in Anspruch genommen werden soll. (Kohut 1871: 99) 22  Neben diese Dankesbezeigung an Humboldt kann man die anerkennenden Worte von Robert Minder als gleichwertig stellen: Hebel und die Juden – ein Ka­ pitel für sich. Als Generalbaß: Bewunderung und mitempfinden, derselbe Ein­ klang wie bei Lessing, Herder, Kant und der wiener Klassik, die den deutschen Juden die Magna Charta des geistigen Bürgerrechts gegeben haben (Minder 1982: xxxvi). 23  Diese Aussage stammt von einem jüdischen Professor namens Julius Fürst, der eine Anstellung als Sekretär bei der preußischen Gesandtschaft in Konstantinopel durch Humboldt zu erwirken sucht, nachdem er sich vergebens darum bemüht hatte, seinen Broterwerb durch Lehrtätigkeit zu erlangen, – der Grund wird wohl seine jüdische Herkunft gewesen sein, denn nachdem Humboldt ihm eine Audienz bei König Friedrich Wilhelm III mit der Warnung verschafft hatte, um Gottes Willen der Majestät nicht zu sagen, dass er Jude sei, verging der Empfang beim König anfangs so glücklich, dass Fürst kurz vor Ende der Audienz seine Anstellung schon in der Tasche wähnte und dennoch der bitteren Realität ins Auge schauen musste, dass die Anstellung nicht in seiner Tasche war, sondern im Eimer, denn im letzten Augen­ blick wandte sich der König ‚scharffixierend noch einmal‘ Fürst zu und fragte fins­ ter: „Jude?“. „Ja, Majestät.“ bestätigte Fürst. (Siehe Kohut 1871: 98).

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Humboldt hatte sich entschlossen, bei seiner Rettungsaktion nur auf das Motiv der Gesundheit zu pochen. Er hatte Heines Lage zwar nicht verbes­ sern können, jedoch dafür gesorgt, daß sie sich wenigstens nicht verschlim­ merte. Er hat Heine nämlich gewarnt, von den preußischen Staaten über­ haupt fernzubleiben. Dies hat er in seinem Brief an Heine deutlich genug zum Ausdruck gebracht: Ich habe mit Wärme gehandelt und habe mir keine Art des Vorwurfs zu machen – aber es ist mir gar nicht geglückt. Die Verweigerung ist sogar so bestimmt ge­ wesen, dass ich, Ihrer persönlichen Ruhe wegen, Sie ja bitten muss, den Preußi­ schen Boden nicht zu berühren. Ich glaube gegen Sie die Pflicht erfüllen zu müs­ sen, Ihnen ganz mit der Offenheit zu schreiben, die Schriftsteller sich gegen ein­ ander schuldig sind. (Kohut 1871: 98 f.)24

Heines Problem mit der Einreisegenehmigung bzw. Aufenthalterlaubnis repräsentiert trotz seiner spezifischen politischen Gesinnung eine herabwür­ digende, in manchen Fällen gar die Existenz bedrohende Plage für die Juden in Europa für mehrere Jahrhunderte. Was Heine aus politischen Gründen nicht stattgegeben wurde, mussten sich viele Juden mit Schutzgeld erwer­ ben, wobei ihnen demütigende und niederträchtige Behandlungen nicht er­ spart blieben. Genau wie Humboldt hat Hebel diesbezüglich auch mit Wärme gehandelt. Nur, er tut’s noch diskreter bzw. raffinierter, gezwungen­ erweise allerdings. In seinem verhältnismäßig langen Sendschreiben, betitel mit Den Juden, an den Sekretär der theologischen Gesellschaft zu Lörrbach heißt es an einer Stelle: Sie säen nicht und ernten nicht, sammeln nicht in die Scheunen, und ihr himmli­ scher Vater nährt sie doch, selbst in Deutschland, was viel heißt. Sie nähen nicht und spinnen nicht, und er kleidet sie doch und sorgt noch für das Schutzgeld* (Hebel 1982d: 490)

Fast nebenbei hängt Hebel diesen Worten zum Schluß das Schutzgeld an, erklärt nicht, weshalb die Juden nicht säen, sondern bringt deren harte Lage, ist zum Ausdruck, sie säen nicht, weil ihnen das Grund-Recht entzogen ist, – wie hätten Menschen, denen nicht einmal Bodenständigkeit gewährt wird und selbst bezahltes Schutzgeld allein Aufenthaltberechtigung garantiert, säen können, wo ihnen doch verboten ist, sich Boden zu erwerben? Da ist mit Absicht verkehrt aufgezäumt worden: Ihr mangelndes Arbeitsethos, als Stein des Anstoßes – so sieht es Hebel sehr klar – Resultate der „fehlenhaften Staatsverfassungen und Staatsverwaltungen“, die den Juden, wie bekannt, bis 1809 gesetzlich verboten haben, so genannter ehrlicher Arbeit nachzugehen. (Knopf 2001: 7)25 24  Auch Ferdinand Lassalle und Henriette Herz ist Humboldt mal zu Hilfe ge­ kommen (M. Osten, S. 22). 25  Auch in Der große Sanhedrin zu Paris hat Hebel nochmal für die Juden ge­ worben, indem er der eigentlichen Geschichte folgende Präambel voranstellt: Daß



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Auf einmal ist aus einem gegen die Juden tradierten Vorwurf eine bemit­ leidende Klage für sie geworden. Ähnlich handelt Hebel, wenn er an einer anderen Stelle darauf hinweist, daß das jüdische Volk, wie alle asiatischen und alle unterdrückten* Völker, sehr anhängig an sein Altes sei und den physischen, pyschologischen und moralischen Charakter seiner Väter in Palästina im wesentlichen noch nicht verändert haben. (Hebel 1982d: 484)

Auch hier handelt Hebel wie ein Rechtsanwalt für die Juden und bettet das Attribut unterdrückt ein.26 Ähnliche Funktion besitzen die ersten paar Zeilen von der Geschichte Einträglicher Rätselhandel: Von Basel führen elf Personen in einem Schiff, das mit allen Kommlichkeiten versehen war, den Rhein hinab. Ein Jude, der nach Shalampi wollte, bekam die Erlaubnis, sich in einen Winkel zu setzen und mitzufahren, wenn er sich gut auf­ führen und dem Schiffer achtzehn Kreuzer Trinkgeld geben wolle. (Hebel, 150)

„Unterwürfige Schächer“ (Bloch 1976: 145) tauchen laut Ernst Bloch bei Hebel zwar auch auf, aber sie „wurden dazu gezwungen und gepreßt, von Bestien und Hetzern, die sich Christen nennen“ (Bloch 1976: 145). „Keine Spur gar von sogenannter Schuld am Kreuz ist bekannt, nichts von einem Gott, der das rächt“ (Bloch 1976: 145), unterstreicht Bloch. Ich stimme seiner Feststellung ohne Vorbehalt zu, weise jedoch darauf hin, dass die Anzahl der in dieser Geschichte aufgetauchten Personen doch sehr zu den­ ken anregt, elf Fahrgäste mit dem Schiffer und dann noch ein Jude dazu als geduldeter Zaungast, das sind insgesamt doch dreizehn Personen mit einem „Juden“ darunter, der wiederum im Zusammenhang mit Kreuz gebracht wird – 18 „Kreuzer“ muss der Jude als Trinkgeld zahlen. Der Leser, der Hebels Anspielung auf Judas Verrat an Jesus verstanden hat und dadurch an die Ursünde aller Juden erinnert wird, nimmt es dem Juden dann nicht mehr übel, dass dieser mit seinen geistigen Fähigkeiten, und zwar auf eine unter­ haltende Weise, die anderen Fahrgäste um ein paar Kreuzer erleichtert. die Juden seit der Zerstörung Jerusalems, das heißt, seit mehr als 1700 Jahren, ohne Vaterland und ohne Bürgerrecht auf der ganzen Erde in der Zerstreuung leben, daß die meisten von ihnen, ohne selber etwas Nützliches zu arbeiten, sich von den ar­ beitenden Einwohnern eines Landes nähren, daß sie daher auch an vielen Orten als Fremdlinge verachtet, mißhandelt und verfolgt werden, ist Gott bekannt und leid. Jedem geneigten Leser, der zwischen den Zeilen zu lesen verstand, wird der ange­ deitete Hinweis darauf, daß die Juden nicht ‚verachtet, mißhandelt und verfolgt‘ wurden, weil sie sich von den arbeitenden Einwohnern eines Landes ernähren las­ sen, sondern weil sie ‚ohne Vaterland und ohne Bürgerrecht‘ waren, nicht entgangen sein. (Siehe Ernst Bloch, Nachwort, in, Hebel, 1811; 122). 26  Maria Lypps Bemerkung zu Hebel in diesem Punkt lautet: ‚Der Diskriminie­ rung des Juden wird unauffällig und sicher entgegengewirkt, indem der Jude in die Welt des Kalenders integriert ist, wie er in die Dorfgemeinschaft integriert sein soll‘ (Lypp 1970: 390, zitiert nach Rohner 1978: 166).

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Dieses Verständnis wird auch schon untermauert oder wenigstens suggeriert, als der Leser eingangs der Geschichte gleich mitgeteilt bekommt, wie dieser Jude von vornherein diskrimiert und gedemütigt wird, indem von ihm aus­ drücklich die Versprechung als Voraussetzung verlangt wird, dass er, außer sich in einen Winkel zu setzen, sich gut aufführen solle, als ob er ein Kind oder gar ein vorbestrafter Gauner wäre. Ja, der Leser ergreift schon des Juden Partei, noch bevor er die Geschichte beendet, weil Hebel das Kausa­ litätsverhältnis zwischen der Ursache und der Wirkung von der Lage der Juden an den Tag gebracht hat. Und es erscheint uns nicht unwichtig, hier­ bei eine Passage einzuschieben, die beschreibt, was der junge Humboldt als Göttinger Student mit seinem holländischen Kameraden Steven Jan van Geuns in der Frankfurter Judengasse gesehen hat, wo auf engstenm Raum hunderte von jüdischen Familien zusammengepfercht leb­ ten. Es handelt sich um ein Ghetto, (…) das abends abgesperrt und morgens wie­ der geöffnet wurde. Die Folge sei, daß es „in der Judengasse schrecklich schmut­ zig aussieht. Es stinkt dort bestialisch“. (Evers 2006: 65)27

Wie soll ein Ort nicht fürchtlich stinken, wenn hunderte von Familien so eng zusammengedrängt leben? Es liegt also nicht an den Menschen bzw. deren rassischer Herkunft, sondern an den schlimmsten Verhältnissen, die logischerweise zu solchen scheußlichen Folgen führen müssen! Hebel wie auch Humboldt haben, jeder auf seine Weise, darauf abgezielt, Vorurteile abzubauen. Beide besaßen die Fähigkeit, die Wirklichkeit hinter der Fassade zu erblicken. Sie beurteilen nicht einseitig, sondern sind sich dessen sehr wohl bewußt, dass der Schein oft über das Sein hinwegtäuscht und sich absoluter Sinn nur durch relative Perspektive erschließen lässt. Das heißt, die Bereitschaft wie auch Fähigkeit, möglichst viele Facetten wie auch Perspektiven zu berücksichtigen, ja, diese miteinander zu vergleichen, entscheiden darüber, ob man an den wahren Sinn der Sache herankommen kann. Das heißt in Humboldts Worten, dass erst das Zusammenwirken der Kräfte, das die Welt zu einem Kosmos werden läßt, den wahren Sinn der Sache freigeben wird! Und konkret bedeutet dies in Humboldts Fall, dass er als Wissenschaftler nicht nur Physiker, Geologe, Botaniker, Biologe usw. ist, um in der Lage zu sein, die Einheit in der Vielheit wahrzunehmen, sondern auch Anthropologe, Philosoph und nicht zuletzt Dichter, um „die Massen der Erfahrungen einer Vernunfterkenntnis zu unterwerfen“ (Hum­ boldt 2004a: 69)28. In diesem Zusammenhang verdient Mario Bunges Aus­ sage über das philosophische Gedankengut von Humboldt besondere Beach­ tung: 27  Zu

dieser Reise siehe Steven Jan van Geuns (2007). dazu Bunge 1969: 22–23.

28  Siehe



Zur Kalendergeschichte Kannitverstan83 Die These der Einheit und des Zusammenhanges der Welt hat nicht nur praktische Konsequenzen, sondern auch philosophische Folgerungen. Da „das Zusammenwir­ ken der Kräfte“, das die Welt zu einem Kosmos werden läßt, nicht sichtbar ist, muß man es vermuten. Man muß also mehrere Vermutungen (Hypothesen) über die Beziehungen der verschiedenen „Kräfte der Natur“ aufstellen. (Bunge 1969: 22)

Und wenn Humboldt meint, „Wissenschaft fängt erst da an, wo der Geist sich des Stoffes bemächtigt, wo versucht wird, die Masse der Erfahrungen einer Vernunfterkenntnis zu unterwerfen“ (Humboldt 2004a: 69), so bedeu­ tet dies nicht nur die Forderung dazu, Einheit in der Vielheit zu erfassen, sondern vielmehr auch die Warnung davor, Einheit mit Einseitigkeit zu verwechseln, wobei die Betonung sowohl auf masse liegt als auch auf die erfahrungen. Die Masse der Erfahrungen dient dazu, Vergleichsmöglichkeit anzubieten, damit keine Einseitigkeit das Blickfeld einschränkt und den Horizont verengt, während das Sammeln der Erfahrungen viel Reisen vor­ aussetzt. Es ist demnach nur folgerichtig, dass die zwei Kernbegriffe Vergleichen und Reisen am ehesten berechtigt sind, in Alexander von Hum­ boldts Leben wie auch Forschungstätigkeit den Anspruch auf eine entschei­ dende Wichtigkeit zu erheben. So leiten Ottmar Ette und Oliver Lubrich ihre Abhandlung Versuch über Humboldt mit dem Satz „Ein Leitmotiv Alexander von Humboldts ist das Reisen*“ (Ette und Lubrich 2006: 8) ein und Kurt-R. Biermann weist in dem von ihm zusammengestellten Buch Alexander von Humboldt. Aus meinem Leben gar auf die substanzielle Be­ deutung des Vergleichs bei Humboldt hin: In der Tat spielte schon in der amerikanischen Reise wie späterhin die Methode des Vergleichs eine dominierende Rolle in Humboldts Forschungsmethodik. Er verglich die Überlieferung aus der Geschichte mit dem, was er in der Gegenwart sah, maß und registrierte. Die Resultate fremder Autoren verglich er mit seinen eigenen Feststellungen. Die Wüsten und Steppen der Welt unterwarf er dem Ver­ gleich, die Temperaturen der nördlichen und der südlichen Hemisphäre wurden ebenso miteinander verglichen wie etwa die Verbreitung der Pflanzen in Abhän­ gigkeit von der Höhenlage oder die Physiognomik von Gebirgszügen bzw. die von Pflanzen. (Humboldt 1987: 14)

Mit dem Vergleichen blieb Humboldt aber nicht bei seiner Naturfor­ schung. Denn er verglich auch ‚die gesellschaftlichen Verhältnisse, die so­ ziale Lage der Bevölkerung, den Handel in Lateinamerika, in den USA und in Spanien‘ (Humboldt 1987: 14) und mehr noch, ‚er verglich die Lage der Indios mit der von ihren Höfen vertriebener mecklenburgischer Bauern‘! (Humboldt 1987: 14). Und was das Reisen anbelangt, so erübrigt sich ei­ gentlich darauf hinzuweisen, dass ohne Reisen all diese vergleichenden Tätigkeiten Humboldts überhaupt nicht zustandegekommen wären, denn sie bildeten ja die unabdingbare Voraussetzung für sie alle, zumal wenn alle durch die Bank Forschungsreise heißen. Vergleichen heißt bei Humboldt

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aber auch, daß er stets einen gesunden und ausgleichenden Überblick nicht nur von den Verhältnissen der Teilgebiete der Naturstudiums unter- und zueinander behielt, sondern die fördernde Beziehung zwischen Naturwissen­ schaften und Geisteswissenschaften auch nie aus dem Blickfeld verlor. In Kosmos i hebt er nämlich folgendes hervor: die Vorliebe für Belebung des Gewerbefleisses und für die Theile des Naturwis­ sens, welche unmittelbar darauf einwirken (ein charakteristisches Merkmal unse­ rers Zeitalters), kann weder den Forschungen im Gebiete der Philosophie, der Alterthumskunde und der Geschichte nachtheilig werden, noch den allbelebenden Hauch der Phantasie den edlen Werken bildender Künste entziehen. (Humboldt 2004a: 35 f.)29

Naturstudien und Geisteswissenschaften ergänzen sich zu einem Ganzen, so ist es zu verstehen, wenn Humbold 1826 der zweiten Ausgabe von Ansichten der Natur sein gut 30 Jahre davor veröffentlichtes belletristisches Werk Die Lebenskraft oder der rhodische Genius. Eine Erzählung (1795) zufügte. In dieser Erzählung handelt es sich um ein Gemälde, das man in Syrakus von einem gestrandeten Schiff gerettet hatte. Und „unerachtet Sy­ rakus in seinen engen Mauern mehr Kunstgenie umfaßt als das ganze übri­ ge meerumflossene Sizilien, so blieb der Sinn desselben doch immer unen­ trätselt“ (Humboldt 2008: 112): An dem Vordergrund des Gemäldes sah man Jünglinge und Mädchen in eine dich­ te Gruppe zusammengedrängt. Sie waren ohne Gewand, wohlgebildet, aber nicht von dem schlanken Wuchse, den man in den Statuen des Praxiteles und Alka­ menes bewundert (…), der menschliche Ausdruck ihrer Sehnsucht und ihres Kum­ mers, alles schien sie des Himmlischen oder Götterähnlichen zu entkleiden und an ihre irdische Heimat zu fesseln (…). Verlangend streckten sie die Arme gegenei­ nander aus; aber ihr ernstes, trübes Auge war nach einem Genius gerichtet, der, von lichten Schimmer umgeben, in ihrer Mitte schwebte. Ein Schmetterling saß auf seiner Schulter, und in der Rechten hielt er eine lodernde Fackel. (Humboldt 2008: 113)

Da es in meiner Studie nicht darum geht, mich mit dem Sinnesinhalt dieses als den rhodischen Genius benannten Bildes auseinanderzusetzen,30 29  Siehe dazu auch Kohut 1871: 44. Kohut zitiert diese Stelle und weist ferner auf die folgenden Worte von Humboldt, um zurecht Humboldts Geist für Gleich­ berechtigung der Juden zu unterstreichen: ‚Wo, unter dem Schutz weiser Gesetze und freier Institutionen, alle Blüthen der Cultur sich kräftig entfalteten, da wird im friedlichen Wettkampfe kein Bestreben des Geistes dem anderen verderblich. (Ko­ hut 1871: 44) Ferner sei noch auf einen Artikel von Mario Bunge hinzuweisen, der in A. v. Humboldt den einzigen Wissenschaftstheoretiker Deutschlands während der ersten Hälfte des 19. Jahrhunderts sieht und seinerzeit (1969) meinte: Man soll ‚ihm endlich einen Platz in der Geschichte der Philosophie einräumen‘ (Bunge 1969: 30). 30  Dazu verweisen wir auf: Hentschel 1969: vor allem S. 40–43.



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verweise ich, ohne auf die Details einzugehen, nur darauf, dass sich weit und breit weder Kunstkenner noch Gelehrte finden, die in der Lage wären, dieses Gemälde auszulegen, bis eines Tages ein Schiff aus Rhodus in den Hafen von Syrakus einläuft und u. a. etliche Gemälde am Ufer auslädt, von denen man eines sofort für ein Gegenstück zum rhodischen Genius erkennt. Auf diesem Gemälde sind genau wie in dem vorigen jene Jünglinge und Mädchen sowie der Genius zu sehen, aber es sind auch wesentliche Unter­ schiede festzustellen: Der Genius stand ebenfalls in der Mitte, aber ohne Schmetterling, mit gesenktem Haupte, die erloschene Fackel zur Erde gekehrt. Der Kreis der Jünglinge und Mädchen stürzte in mannigfachen Umarmungen gleichsam über ihm zusammen; ihr Blick war nicht mehr trübe und gehorchend, sondern kündigte den Zustand wilder Entfesslung, die Befriedigungf lang genährter Sehnsucht an. (Humboldt 2008: 114)

Der Tyrann von Syrakus befiehlt nun dem alten und entkräfteten Philoso­ phen Epicharmus, diese zwei Gemälde auszulegen.31 Epicharmus vergleicht sie miteinander und läßt seine Schüler zu sich kommen und sagt zu ihnen: Betrachtet nun das neue Kunstwerk, welches der Tyrann mir zur Auslegung ge­ sandt; richtet eure Augen vom Bilde des Lebens ab auf das Bild des Todes. Auf­ wärtsentschwebt ist der Schmetterling, ausgelodert die umgekehrte Fackel, ge­ senkt das Haupt des Jünglings. Der Geist ist in andere Sphären entwichen, die Lebenskraft erstorben. Nun reichen sich Jünglinge und Mädchen fröhlich die Hän­ de. Nun treten die irdischen Stoffe in ihre Rechte ein. Der Fesseln entbunden, folgen sie wild nach langer Entbehrung ihren geselligen Trieben; der Tag des Todes wird ihnen ein bräutlicher Tag. (Humboldt 2008: 116)

Es gilt hervorzuheben, dass Epicharmus nicht in der Lage wäre, zu seiner Auslegung zu gelangen, wenn das zweite Gemälde nicht aufgetaucht wäre 31  Bemerkenswert erscheint uns, wie Humboldt diesen Philosophen charakteri­ siert: „Er besucht selten den Hof der Dionyse: nicht als hätten nicht ausgezeichnete Männer aus allen griechischen Pflanzenstädtchen sich um ihn versammelt, sondern weil solche Fürstennähe auch den geistreichen Männer von ihrem Geist und ihrer Freiheit raubt. (…) Er ward von dem niederen Volke und doch auch von dem Ty­ rannen geehrt. Diesem wich er aus, wie er jenem freudig und oft hilfreich engegen­ kam.“ (114–115) Zweifelsohne sind gewisse geistige Wahlverwandtschaften zwi­ schen Humboldt und seiner Figur festzustellen, was Heinz Ohff, der Biograph von Hermann Fürst Pückler, einem Zeitgenossen von Humboldt, indirekt aber unmißver­ ständlich bestätigt, als er von Pückler folgendes schreibt : „Zum Ärger des preußi­ schen Königs Friedrich Wilhelm IV. Entpuppt er sich – ein Fürst! – sogar als De­ mokrat. Zeitweilig bilden er und Alexander von Humboldt* im preußischen Staat so etwas wie eine liberal-adlige Opposition.“ (Zitiert nach Bonnlander 1998: 363) Von Belang ist unseres Erachtens die Behauptung von Bonnlander, dass Humboldt für Chamisso vor dem Antritt seiner Weltreise vor allem der Humboldt der Ansichten der Natur war, der die Natur als Zufluchtsort und Weg aus der sozialen Entfremdung auffaßt’ (Bonnlander 1998: 132).

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und somit keinen Anhaltspunkt zum Vergleich geliefert hätte. Das Rätsel wäre für ewig ein echtes Kannitverstan geblieben. An dieser Stelle sei dar­ auf hinzuweisen, daß der Epicharmus, von dem es heißt, er lasse „sich täglich in die Poilitke und von da nach Nasos an den Hafen führen, wo ihm im weiten Meere, wie er sagte, sein Auge ein Bild des Unbegrenzten, Un­ endlichen gab, nach dem der Geist vergebens strebt“ (Humboldt 2008: 115), in Kosmos i nochmal auftaucht: Wer, zu geistiger Selbstthätigkeit erweckt, sich gern eine eigene Welt im Innern baut, den erfüllt der Schauplatz des freien, offenen Meeres mit dem erhabenen Bilde des Unendlichen. Sein Auge fesselt vorzugsweise der ferne Horizont, wo unbestimmt wie im Dufte Wasser und Luft an einander grenzen, in den die Ge­ stirne hinabsteigen und sich erneuern vor dem Schiffenden. Zu dem ewigen Spiel dieses Wechsels mischt sich, wie überall bei der menschlichen Freude, ein Hauch wehmüthiger Sehnsucht. (Humboldt 2004a: 162)

Manfred Osten hat konstatiert, dass sich ‚die Idee der Freiheit‘32 bei Humboldt, die auf seine Erlebnisse im 1790 in Paris (Französische Revo­ lution) zurückgeht, „mit dem Eindruck der Weite des Meeres“ verschränkt, das er „auf der Reise mit Forster zum ersten Mal erblickt“, (Osten, 19) und darauf hingewiesen, daß es ein Eindruck der Weite sei, der Humboldt zum Kosmopoliten, zum Weltreisenden geformt habe (Osten, in Humboldt 1999: 19), so spricht Humboldt selber auch von seiner „eigenthumliche(n) Vorliebe für das Meer, dankebare(n) Erinnerung an die Eindrücke“, die bei ihm das bewegliche Element, zwischen den Wendekreisen, in friedlicher, nächtlicher Ruhe oder aufgeregt im Kampf der Naturkräfte (Humboldt 2004a: 162) hinterlassen habe. Es ist in diesem Zusammenhang dann nicht uninteressant anzumerken, daß Humboldts Erzählung mit dem letzten Wunsch von Epicharmus endet: „Führt mich noch einmal in die Poikile, und von da ans offene Gestade. Bald werdet ihr meine Asche sammeln!“ (Humboldt 2008: 117) Viele Gegensätze sind in dieser Erzählung im Spiel: Leben und Tod, fesselndes Land mit an Sehnsüchten leidenden Menschen und offenes Meer mit dem erhabenen Bild des Unendlichen, vor allem auch der Gegensatz von der Verzweiflung vor dem Nichtausdeutbaren und dem Zwang zum Auslegen des Ausdeutbaren, wobei dieser Zwang die Oberhand gewinnt. Der Zwang, das als unausdeutbar Erscheinende auszulegen, muss sich durchsetzen, eben weil Humboldt aufgrund des ‚Zusammenwirkens aller Kräfte‘ davon ausgegangen war, daß alles einen Sinn haben und verstehbar sein müsse, was am Besten doch mit Humboldts Worten in seinem Kosmos erläutert wird: 32  In den einleitenden Betrachtungen vom Kosmos spricht Humboldt von der Natur als dem ‹Reich der Freiheit›. (Humboldt 2004a: 9).



Zur Kalendergeschichte Kannitverstan87 Neben der Freude an der errungenen Erkenntniß liegt, wie mit Wehmuth gemischt, in dem aufstrebenden, von der Gegenwart unbefriedigten Geiste die Sehensucht nach noch nicht aufgeschlossenen, unbekannten Regionen des Wissens. (Hum­ boldt 2004a: 39).

Diese Sehnsucht nach noch nicht aufgeschlossenen, unbekannten Regio­ nen des Wissens hat nicht nur Goethes Faust zum Pakt mit Mephistoles geführt, sondern auch den namenlosen Tuttlinger Handwerksburschen zum Gewinnen neuer Kenntnisse geleitet. Auf welchen unterschiedlichen Wegen, mag erstmal dahingestellt sein. Hauptsache, die Frage nach neuen Kenntnis­ sen ist gestellt. Denn sowohl Humboldt als auch Hebel waren ja beide ein Kind der Aufklärung,33 das heißt zusammengefaßt: alles muß einen Sinn haben, denn, so wie Schiller in seinem Brief vom 11. Juli 1796, (ein Jahr nach der Veröffentlichung von Humboldts Erzählung der Lebenskraft), an Goethe schreibt, „wir streben nach Eindeutigkeit in Erkenntnis und Moral, weil uns das Mehrdeutige im Praktischen und theoretischen beunruhigt und verunsichert“ (siehe Schuster 2005: 33)34. Alles muß einen Sinn haben, während Unsinn ein Lieblingswort der Aufklärung war, wie Winfried Men­ ninghaus auf einen Eintrag zum Begriff ‚Sinn‘ in Grimms Wörterbuch hinweist.35 (W. Menninghaus, 30) Wirkliches Kannitverstan darf es daher nicht (mehr) geben und zwar im Geist des Aufschreibesystrems um 1800, wo Auswendiglernen, ohne Verstehen zu müssen, nach und nach von einem neuen Trend verdrängt worden ist: Ar, Moab, Baith, Dibon, Nebo, Medba, Hesbon, Eleale, Zoar, Luhith, Horonaim – genauso lauten die Wörter, die auch Faust unmöglich hochschätzen kann und deren Auswendiglernen* abgelöst wird von der Tat, Tat für Wort zu schreiben. Das Aufschreibesystem von 1800 widerruft an allen Fronten Luthers Befehl, die Bibel „von wort zu wort zu verzelen“. Ihn ersetzt der neue Befehl, nur das lesen zu lassen, was Schüler und Lehrer „verstehen“ (…). Dichtung ist zugleich Mittel und Ziel des Verstehens, wie die vom Staat bestallten Reformer es fordern, das Korrelat (und nicht der Gegenstand) der neuen Geistes­ wissenschaft Hermeneutik. Ihre Auszeichnung hat sie darin, alle am Verstehen beteiligten Nachrichtenkanäle zusammenzuschalten. (Kittler, 28 f.)36. 33  Vor allem Humboldt wurde z. B. schon „durch Hauslehrer im Geiste der Auf­ klärung unterrichtet“. (Biermann 1990: 8). 34  Von diesem Briefwechsel zwischen Schiller und Goethe ausgehend, setzt sich Peter-Klaus Schuster mit Goyas Capricho 43 auseinander und betitelt seine Abhand­ lung wie folgt: Unausdeutbar – Goyas Capricho 43 als Sinnbild der Moderne. 35  Die Quellenangabe lautet bei Menninghaus: Jakob und Wilhelm Grimm, Deutsches Wörterbuch, Bd. II, (Nachdruck Bd. 24), Sp. 1384. Aber ich habe im Internetz nachgeschlagen und im Bd. 24, Spalte 1394, und nicht 1384, die nämliche Quelle gefunden. (Siehe Deutsches Wörterbuch von Jakob und Wilhelm Grimm. 16 Bde. [in 32 Teilbänden]. Leipzig: S. Hirzel 1854–1960. – Quellenverzeichnis 1971). 36  Auffallend und hochinteressant erscheint uns die These, von der Winfried Men­ ninghaus in seinem Buch Lob des Unsinns ausgeht: Menninghaus weist auf Kant

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Diesbezüglich liefert meiner Ansicht nach Goethes Ballade Der Zauberlehrling (1797) ein sehr geeignetes Beispiel dafür, daß aufs Auswendigler­ nen kein Verlaß sei. Denn anfangs heißt es zwar Seine Wort und Werke  /  Merkt ich und den Brauch  /  Und mit Geistesstärke  /  Tu ich Wunder auch!, doch dann führt dieser mit Erfolg beschiedene Anfang beinahe in eine nicht zu bremsende Katastrophe, als des Lehrlings Gedächtnis auf einmal doch versagt: „Ach, ich merk es! Wehe! Wehe!  /  Hab ich doch das Wort vergessen  /  Ach, das Wort, worauf am Ende  /  er das wird, was er gewesen!. Weil die Tätigkeit der Verständigung von vornherein nicht eingesetzt worden war, muß die mechanische Funktion des Auswendiglernens den Zauberlehrling im Stich lassen. Der Zauberlehrling hat den Besen zwar in einen Knecht mit zwei Eimern verwandeln können, seine Bemühungen waren zum Schluß aber auch im Eimer. Was aber „alle am Verstehen beteiligten Nachrichten­ kanäle zusammenzuschalten“ bedeutet, findet sich auf der Ebene des Kos­ mos in Humboldts „das harmonische Zusammenwirken der Kräfte“ wieder. Von hieraus ist man der hermeneutischen Tätigkeit nicht mehr weit, und, so Humboldt, „wir ergötzen uns, geistig zu fassen, was den sinnlichen Kräften zu entgehen droht“ (Humboldt 2004a: 22), was meiner Ansicht nach auch zum Fall des Handwerksburschen in Hebels Kalendergeschichte Kannitverstan paßt. Lieber einen Irrtum zur Schau tragen als Nabelschau treiben, heißt es nicht beim lieben herrn in Goethes Faust: Es irrt der Mensch, solang er strebt? Nicht der Stillstand, sondern die Unbeständigkeit definiert das mensch­ liche Schicksal. An dieser Stelle wenden wir uns der Frage zu, was dieser wandernde Handwerksbursche durch sein ‚Verstehen wollen‘ erlangt hat. Nochmals, der Handwerksbursche aus Tuttlingen tritt auf, indem er nach Amsterdam wandert. Und zwar von einem kleinem Städtlein mit ca. 3560 Einwohnern37 um das Jahr 180338 nach einer riesigen Welt- und Hafen­ Warnung hin, „Aller Reichthum der Einbildungskraft“ bringe „in ihrer Gesetzlosen Freiheit nichts als Unsinn hervor“, und behauptet: „Es gibt eine frühromantische Poetik des Unsinns. Ohne-Sinn und Un-Sinn sind als Kategorien des romantischen Pro­ jekts in seiner frühesten Phase zu etablieren“ (Menninghaus, 8). Ein ähnliches Phäno­ men ist auch im schriftstellerischen Bereich zu bemerken: „In der Phase, in der die Prozesse der Modernisierung Europa mit großer Kraft und Dynamik umbauen, seit den letzten Jahrzehnten des 18. Jahrhunderts, entwickeln sich moderne Schreibwei­ sen, die wir realisstisch zu nennen pflegen. Die Literatur (und auch die Malerei) wen­ det sich mit einer bislang nie dagewesenen Intensität, Konsequenz und Genauigkeit der Lebenswirklichkeit zu und wird dabei zum Begleiter, Chronisten, Kommentator und Kritiker der Modernisierungsprozesse“ (Braungart 2007: 194). 37  Nachgeschlagen um 22: 10, 07.02.2010 in http: /  / en.wikipedia.org / wiki / Tutt lingen. 38  Am 1. November 1803 brannt Tuttlingen innerhalb der Stadtmauern völlig nieder (Webseite von Stadt Tuttlingen unter der Rubrik Historisches. Nachgeschla­ gen 22:00, 07.02.2010).



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stadt mit ca. 200.000 Einwohnern (im Jahr 1796 waren es 190 000 und im Jahr 1830 dann gestiegen auf 202.400)39. Überhaupt ist diese Handels­ stadt gekennzeichnet von Beschleunigung bzw. Hektik und Gewinnsucht. Von geschäftig(en) Menschen (51) ist die Rede, der eine angesprochene Amsterdamer hat „vermutlich etwas Wichtigeres zu tun“ (52), antwortet ‚kurz und schnauzig‘ (52), der andere rechnete in der Stille gerade aus, „was er an seiner Baumwolle gewinnen könnte, wenn der Zenhtner um zehn Gülden aufschlüge“ (53), und selbst von dem eher ländlichen oder provinziellen Tuttlinger, der sich nun in Amsterdam befindet, heißt es kurz und bündig: „Gaß aus, Gaß ein“ (52). In der Tat ist die Handels- und Hafenstadt überhaupt von mit Gewinnsucht eng verkoppelter Beschleunigung gekennzeichnet: Während die Fertigstellung eines Schiffes in England in Handarbeit rund ein Jahr dauert, können die holländischen Werften durch diese Maschinenunterstützung in vier Monaten liefern. Als seit Ende des 17. Jahrhunderts die in Amsterdam*40 an­ sässigen Werften aus Kostengründen Mühe haben, gegen die stärker gewordene englische Konkurrenz zu bestehen, wandern sie auf das nahe Umland mit seinen niedrigeren Löhnen ab, wo sich am Ende des 17. Jahrhunderts allein im Zaan-Ge­ biet bei Amsterdam 900 Windräder drehen. (Borscheid 2004: 77, Anm. 18 u. 19)

Daß der europäische Kolonialismus mit dem Fernhandel in engster Verbin­ dung stand, war ja kein Geheimnis, und das unlängst „aus Ostindien“ ange­ langte Schiff indiziert die Rolle der Stadt Amsterdam als einer der zwei Hauptsitze der Niederländischen Ostindien-Kompanie (Vereenigde Oostindi­ sche Compagnie, abgekürzt in VOC), um den geneigten Leser daran zu erin­ nern, daß die VOC vom niederländischen Staat Hoheitsrechte, d. h. Kriegs­ führung, Festungsbau sowie Landerwerb und Handelsmonople erhalten hat. (siehe Bernstein 2009: 9) Und wenn Hebel nun Fernhandel mit Reichtum und Reichtum mit Tod in schier direkte Verbindung bringt, so tritt dadurch seine kritische Einstellung gegenüber dem europäischen Kolonialismus zum Vor­ schein, wie wir dies auch bei Humboldt kennen.41 Eine solche Kritik z. B. an der nur auf den Gewinn gerichteten Kolonialpolitik der Niederlanden hat Humboldts niederländischer Studienfreund in Göttingen Steven Jan Geuns42 wie folgt gemacht: „Niemand in den Niederlanden komme auf den Gedan­ 39  ‚Nachgeschlagen um 22:15, 07.02.2010 in http: /  / en.wikipedia.org / wiki / Ams terdam‘. 40  * steht für ‚vom Verfasser hervorgehoben‘. 41  Bei Humboldt drückt sich die Kritik am europäischen Kolonialismus allerdings eher in Sachen der Sklaverei und Ausbeutung der einheimischen Indianer aus. 42  Der niederländische Arzt und Botaniker Steven Jan van Geuns gehört zu den Leuten, denen Humboldt während seiner kurzen Studienzeit in Göttingen viel zu ver­ danken hat: „Besonders viel verdanke ich Herrn Blumenbach, van Geuns und Link, die sich sämtlich als Botaniker bekannt gemacht haben. Von Göttingen aus unternahm ich Reisen in den Harz und an die Ufer des Rheins.“ (Humboldt 1987: 52).

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ken, auf die holländischen Reise nach ‚Indien‘ (das heutige Indone­sien), Wis­ senschaftler mitzuschicken.“ (Evers 2006: 77). Noch direkter und deutlicher fällt die Kritik eines anderen niederländischen Wissenschaftlers, Antoni Christiaan Wynand Staring aus,43 die darüber klagt, „daß die Niederländer ihre Kolonien – Südafrika, Ceylon, Indien – nur unter dem wirtschaftlichen Aspekt betrachteten.“ (Evers 2006: 77) Da das Mißverständnis in Kannitverstan aufs verwandtschaftliche Ver­ hältnis zwischen der deutschen und der niederländischen Sprache zurück­ geht, eignet sich hier die Erwähnung von Göttingen dazu, den sprachlichen Aspekt in dieser Kalendergeschichte anzusprechen. Dieses sprachliche Mißverständnis wäre viel weniger logischer und überzeugender, wenn Hebel es bei dem französischen Original hätte bewenden lassen.44 Zum Kontrast zu dem, wie sich das sprachliche Mißverständnis zustande kommt, soll darauf hingewiesen werden, was die Niederländer über die Einstellung der Deutschen zur holländischen Sprache sagt, oder genauer, klagen. Für Steven Jan Geuns, Humboldts Studienfreund in Göttingen, „war es selbstverständ­ lich, die deutsche Sprache sprechen und schreiben zu lernen“ (Evers 2006: 77), Desto weniger verstand er es, daß Deutsche bei längeren Aufenthalten in Holland sich nicht bemüßigt fühlten, die holländische Sprache zu erlernen und zu gebrau­ chen. Immer wieder kam Steven Jan auf die Antipathie der Deutschen gegen die hollän­ dische Sprache zurück. Schon Antoni Staring hatte sich darüber geärgert, daß in Deutschland selbst Gelehrte die holländische Sprache geringschätzten. (Evers 2006: 78)

Ihm, Steven Jan Geus, hat es aber oft mißfallen, daß „seine Mutterspra­ che in Deutschland kaum beachtet, wenn nicht sogar verachtet wurde“ (Evers 2006: 78). Den Grund für diese deutsche Antipathie gegen das Nie­ derländische sah er in den „Ähnlichkeiten mit dem Plattdeutschen; das Plattdeutsche aber gelte als Sprache des ‚gemeinen Volkes‘ “. (Evers 2006: 78)45 So gesehen hat Hebel mit dieser humorvollen Kannitverstan-Geschich­ 43  Am 16. April 1789 verließ Starin nach anderthalb Jahren Studienzeit Göttingen (Evers 2006: 49), 10 Tage bevor sich A. v. Humboldt, seinem Bruder folgend, am 25. April 1789 an der Göttinger Universität immatrikulierte. 44  Die Vorlage von Hebels Kannitverstan war ein französisches Original: Charles de Peyssonel, Les Numéros, 1985: 13–15. 45  Ferner hat Evers noch ein markantes Beispiel genannt: „Lichtenberg insbeson­ dere spottete über das Niederländische“. Öffentlich bekannt war seine Boutade, daß das deutsche Pferd ins Holländische übersetzt ‚Esel‘ heiße. (Evers 2006: 39) Staring, der sich auch auf Satire verstand, hat sogar gekontert, indem er darauf hinweist, daß die niederländisce Pute, ins Hochdeutsche übersetzt dann ein Pfau sei (siehe Evers 2006: 39, Anm. 35).



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te doch ein Spannungsfeld berührt, das nicht unberücksichtigt bleiben darf, wenn man diese Geschichte außer von der humoristischen Seite auch aus einer ernsten Perspektive betrachten möchte. Die Frage mit der Fremdspra­ che, vor allem der französischen Sprache, war für Hebel in einer bewegten Zeit keineswegs belanglos und ein Kapitel für sich.46 Kann es sein, daß die Amsterdamer pikiert, brüskiert waren, wenn jemand sie mir nichts, dir nichts einfach auf Deutsch anspricht? Und wenn es in der französischen Vorlage noch „Ik kan niet verstaan“ heißt und Hebel diesen Satz „Ik kan niet verstaan“ zu „kannitverstan“ kürzt, so drängt sich die Frage auf: Aus welchem Grund hat Hebel diesen Schritt getan? Meiner Ansicht nach hätte der vollständige Satz höflicher geklungen, oder zumindest, normaler bzw. weniger gröber. Zweitens hätte der vollständige Satz mit „Ik“ den von He­ bel abgesehenen Zweck verfehlt, denn der Unterschied zwisch „Ik kan niet verstaan“ und „Ich kann nicht verstehen“ wäre so unbedeutend winzig ge­ worden, daß kein Spielraum für ein Mißverständnis geblieben wäre und 46  Die Frage mit der Fremdsprache, vor allem der französischen Sprache, war für Hebel in einer bewegten Zeit keineswegs belanglos. Von dem Jahr 1809, in dem Kannitverstan veröffentlich wurde, stammt eine andere Kalendergeschichte von ­Hebel mit dem Titel Der kann Deutsch, die wie folgt beginnt: ‚Bekanntlich gibt es in der französischen Armee viele Deutschgeborne, die es aber im Feld und im Quar­ tier nicht immer merken lassen. Das ist alsdann für einen Hauswirt, der seinen Einquartierten für einen Stockfranzosen hält, ein groß Kreuz und Leiden, wenn er nicht französisch mit ihm reden kann. (Hebel, 1982e: 104) In dieser Geschichte tut ein Sundgauer so, als ob er nur Französisch könnte, und spricht „lauter Foudre Diable“, forderte mit dem Säbel in der Faust immer etwas anders (104). Da muß man sogar eine List einsetzen, um diesen Deutsch verstehenden elsässischen Sund­ gauer zu überführen. Es wäre nicht uninteressant, uns anzusehen, was Humboldt, der in Französisch und Deutsch als zwei Muttersprachen zu Hause war, in dem ersten Band seines Kosmos-Buches (1845) geschrieben hat: „Stolz auf das Vaterland, des­ sen intellektuelle Einheit, die feste Stütze jeder Kraftäußerung ist, wenden wir froh den Blick auf diese Vorzügen der Heimath. Hochbeglückt dürfen wir den nennen, der bei der lebendigen Darstellung der Phänomene des Weltalls aus der Tiefe einer Sprache schöpfen kann, die seit Jahrhunderten so mächtig auf ungebundene Anwen­ dung geistiger Kräfte, in dem Gebiete schöpferischer Phantasie, wie in dem der ergründeten Vernunft, die Schicksale der Menschheit bewegt.“ (Humboldt 2004a: 26). Ich meine, in diesen Worten kommt primär nicht Humboldt Stolz auf das deut­ sche Vaterland zum Ausdruck, sondern eher die zu jener Zeit von vielen Deutschen geteilten Besorgnis, die daherrührt, daß es immer noch kein politisch geeintes Deutschland gab, – von intellektueller Einheit ist hier die Rede –, während die größeren und kleineren Nachbarländer nicht mit einem solchen Problem konfrontiert waren, die Niederlande mit eingeschlossen. Nicht uninteressant erscheint mir daher, was der Autor der französischen Vorlage von Hebels Kannitverstan über die Vorur­ teile über verschiedene Sprachen erzählt: „Man erkennt an seiner rauhen, aber ma­ jestätischen Sprache den Deutschen, der ein kaltes Land bewohnet, voller Entschlos­ senheit ist, und die vielen Umschweife und Ceremoniel hasset: er ist darum gezwun­ gen die Sprache seines Nachbarn des Franzosen zu entlehnen, wenn er seiner Schönen angenehme Schmäucheleyen vortrillern will“. (Charles des Peyssonel, 15).

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somit den weiteren Verlauf dieser Geschichte unmöglich gemacht hätte. Also nur ohne „ich“, will sagen, nur mit Selbstlosigkeit, klappt es mit der Suche nach der Wahrheit. Man fühlt sich hierbei an einen gemeinsamen Zeitgenossen von Humboldt und Hebel erinnert, nämlich Heinrich von Kleist (1777–1811), der in seinem Aufsatz Über das Marionettentheater (1810) das Bewußtsein der Menschheit als die Barriere zur Wahrheit an­ prangert. Gefragt, welchen Vorteil die Puppe lebendigen Tänzern gegenüber hat, antwortet der erste Tänzer der Stadtoper wie folgt: Der Vorteil? Zuvörderst ein negativer, mein vortrefflicher Freund, nämlich dieser, daß sie sich niemals zierte. – denn Zierei erscheint, wie sie wissen, wenn sich die Seele (vis motrix) in irgend einem andern Punkte befindert, als in dem Schwer­ punkt der Bewegung. (Kleist 1966: 804)47

Zierei stellt hier also das ‚negative‘ Hauptgewicht dar, das den springen­ den Punkt so schwer gemacht hat, daß sich ein Tänzer der Schwerkraft umso schwerer entziehen kann, um in die Luft zu springen, je mehr er sich darum bemühen würde. In diesem Zusammenhang soll der Namen des Ams­ terdamer Meerbusens auch unter die Lupe genommen werden. Meines Er­ achtens ist in der Jagd nach dem Sinn dieser Kannitverstan-Geschichte in der Hebel-Forschung der Name des Meerbusens vielen Forschern durch die Lappen gegangen. Wir müssen nämlich annehmen, daß sich der deutsche Handwerksbursche des Unterschieds zwischen der deutschen Sprache und der Sprache, die man in Amsterdam spricht, nicht bewußt ist. Ansonst hätte er ja seine Anfrage mit der Frage einleiten müssen etwa wie: „Verstehen Sie Deutsch?“. Konsequenterweise muß der Leser davon ausgehen, daß dem braven Handwerksburschen bis zu Ende der Geschichte nicht klar ist, daß er von der holländischen Leichenpredigt nichts versteht und daß er nachher nicht mit Absicht eine Herberge aussucht, „wo man Deutsch verstand.“ (Hebel 1982a: 53) In diesem Punkt unterscheidet sich meine Ansicht von der Ausführung von Wolfgang Braungart, der meint: Für seinen [Vom Verf.: gemeint ist Hebel] Tuttlinger geht das Todesritual aber dennoch sofort über in eine Feier des Lebens. Sogleich macht sich der Tuttlinger nach „einer Herberge“ auf, „wo man Deutsch verstand“, will sagen: wo man das Leben richtig verstand (also auch die Muttersprache, d. h. die anfängliche, einem zukommende Sprache; deutschstümelnd ist Hebel gewiß nicht, nirgends), um dort „mit gutem Appetit ein Stück Limburger Käse“ zu verzehren.

Ich meine, der Tuttlinger wird sich in dieser Herberge einfach der Deut­ schen Sprache bedient haben, um bedient zu werden, – und man hat ihn 47  In diesem Zusammenhang erscheint mir eine Stelle aus Tiecks blondem Eckbert sehr zu denken anregend: „Es ist ein Unglück für den Menschen, daß er seinen Verstand nur darum bekommt, um die Unschuld seiner Seele zu verlieren.“ (Tieck 1986: 187).



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verstanden, eben weil man hier in dieser Herberge Deutsch versteht, was gut möglich sein kann. Die Bedienung muß nicht mal ein Deutscher sein. In einer Herberge, wo Geschäftemachen und Geldverdienen die Haupt­ sache ist, kann sich weder der Besitzer noch die Bedienung ein Kannitverstan leisten. Man lebt in einer Handelsstadt. Folgerichtig ist die Fest­ stellung im Text, daß der Tuttlinger von der Leichenpredigt „kein Wort verstand“ eine Bemerkung des Erzählers und keineswegs die Wiedergabe der subjetiven Erkenntnis der Figur selber. Der Leser ist dadurch ge­ fordert, zwischen zwei Zeilen zu lesen, und fragt sich, wozu der Erzäh­ ler den holländischen Namen des Meerbusens nennt und ihn auch noch ins Deutsche übersetzt, wenn der Tuttlinger doch nur Deutsch hört und sieht? Braungart weist darauf hin, daß das Sehen zum Verständnis von Kannitverstan entscheidend wichtig ist. Er hebt hervor: Das Eigene, lebensgeschichtlich Erfahrene ist für die staunende Erfahrung des Fremden der Bezugspunkt. Hebel thematisiert förmlich den „Sehe-Punckt“ (lat. ‚scopus‘), wie es Chladenius schon Mitte des 18. Jahrhunderts nennt, ein Begriff, der für die Geschichte der Hermeneutik grundlegendgeworden ist. (Braungart 2007: 178)

Nun, der Meerbusen heißt: „Het Ei, oder auf deutsch: das Ypsilon.“ (52) der Tuttlingen wird aber nur ‚Het Ei‘ gesehen haben und nicht ‚das Ypsi­ lon‘. ‚Das Ypsilon‘ sieht nur der Leser. Oder genauer: der Leser sieht ‚das Ypsilon‘, denkt aber an das Zeichen ‚Y‘. An dieser Stelle kehren wir zu der vorherigen Zierei zurück. Denn selbst wenn die Geschichte danach ohne weitere Erwähnung von ‚Y‘ verläuft, ist das mit dem ‚Y‘ nicht ganz ohne. Schauen wir uns an, was das Grimmsche Wörterbuch über diesen Buchsta­ ben schreibt: (…) in festem gebrauch ist y seit dem ahd. – zunächst lat. vorbild folgend – zur bezeichnung des i-lautes in fremdwörtern, besonders fremdsprachigen eigenna­ men, in den griechischen nicht konsequent υ, sondern auch ι vertretend. hier scheint eine wurzel der später deutlicher werdenden entwicklung des y zum schmuckbuchstaben ohne lautlichen eigenwert zu liegen. (…) zierfunktion* und verdeutlichungsstreben treten gekoppelt auf

Eine Zierfunktion ist also dem Buchstaben ‚Y‘ angehaftet, und selbst das Ypsilon bedeutlich in ihrem griechischen Ursprung auch nichts anderes als ‚bloß* Y‘ (Deutsches Universalwöterbuch unter ‚Y‘)! Ebenso verstehe ich auch die Szene mit der auf Holländisch gehaltenen Leichenpredigt. Das alles ist aus der Perspektive des Erzählers wiedergegeben worden. Das heißt, was der Tuttlinger innerlich empfindet und situativ verstanden hat, genügt, um von der Leichenpredigt gerührt zu werden. Mehr braucht er nicht. Die auf Deutsch gehaltenen Leichenpredigten zu Hause hatte er ja nicht verstanden, weil er gar nicht darauf achtgegeben hatte. Da ist ihm

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selbst die Muttersprache keine Zielsprache mehr sondern ziersprache! Und die Grenze zwschen ihnen ist so gleitend und fließend wie die Grenze zwi­ schen Glück und Unglück, Leben und Tod fließend ist. Um so bemerkens­ werter erscheint uns daher, daß der Tuttlinger zum Schluß ein Limburger Käse verspeist,48 denn der Begriff Limburg selber ist die Verkörperung einer fließenden Grenze, sowohl im historischen Sinne als auch im geographi­ schen und sprachlichen Sinne. Die deutsche-niederländische Grenze „deckt sich nirgendwo mit einer natürlichen – abgesehen von der Dollartbucht, ganz im äußersten Norden“ (Dunk 1995: 54): Überall ist die Landschaft beiderseits der Grenze vollkommen die gleiche. (…) Zwischen dem Limburger und dem rheinländischen Dialekt ist manche Gemein­ samkeit. Wie schon gesagt, wurde Limburg erst in der zweiten Hälfte des vorigen Jahnhunderts (vom Verfasser: gemeint ist das 19. Jahrhundert) vollständig in die Niederlande aufgenommen. (Dunk 1995: 54)

Darüber hinaus ist der Limburger Käse auch weder deutschen noch hol­ ländischen Ursprungs. Er rührt nämlich von Belgien her: „Limburger Käse hat seinen Namen von Limbourg in Belgien; 1830 wurde er von Carl Hirn­ bein (1807–1871) erstmals in Allgäu hergestellt.“49 Zum Schluß wenden wir uns nochmal dem ‚Y‘ zu. Die Sehenswürdigkeit am Zeichen dieses Buchstaben ist die Assoziation, daß sich der Weg an einem Punkt gabelt. Der Tuttlinger hat in Amsterdam einen Wendepunkt seines Lebens erlebt. Er wird sich seiner Lage bewußt, beschwert sich dar­ über und beneidet sich um einen anderen, aus eins wird zwei und aus der Einfachheit wird Komplexität50, dann wird er doch bekehrt und kehrt beru­ higt zurück nach seiner Heimat, – auch er hat seine Ruhe gefunden, wie der vermeinte Herr Kannitverstand, aber mit dem Unterschied, daß wir bei dem begrabenen Herrn Kannitverstan von seiner lage sprechen, während wir bei dem Tuttlingen meinen, daß er seitdem gegen das schwere Leben einen leichten stand haben wird. Stellen wir uns vor, was der Tuttlinger beim Anblick von ‚Het Ei‘ in sich gedacht haben mag. ‚Het‘ wird ihm wohl nichts gesagt hatben, aber das ‚Ei‘ muß ihm doch einen Sinn bedeutet haben.Woran hat er denken können? An Redewendung wie „das Ei will klüger sein als die Henne“? Oder ist er derart überrascht von all den Reichtümern, die er da sieht, daß er ausruft: Ach, du dickes Ei! Ich glaube, das Ei des Kolumbus ist, daß der Tuttlingen 48  Siehe dazu die sehr beeindruckende Ausführung von Wolfgang Braungart über den Limburger Käse (Braungart 2007: 190–194). 49  Gestüztzt auf eine Auskunft des Käsemuseums in Altusried weist Wolfgang Braungart auf diese Information hin. Siehe Braungart 2007: 192, Anm. 57. 50  Wolfgang Braungart spricht von einer poetologischen Grundsatzfrage bei He­ bel: ‚die Komplexität der Einfachheit‘ (Braungart 2007: 177).



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sich in Tuttlingen eines Tages beim Andacht des armen Herrn Kannitverstan auch an das ‚Ei‘ erinnern würde, und sich dabei sagt: Ein Ei ist so rund wie die Erde, und ich bin zu dem zurückgekehrt, wo ich gestartet bin, wie wenn ich mich von hinten wieder zurück ins Paradies geschlichen hätte. Dann würde sich seine Welt mit den harmonischen Gesetzen verwalten, „nach denen Weltkörper im Großen, und Schneeflocken und Hagelkörner im Klei­ nen sich kugelförmig ballen“ (Humboldt 2008: 114). Ich bin mir sicher, daß weder Humboldt noch Hebel sich von der Frage stören lassen würden, wer hier zum Weltkörper und wer zu den Schneeflocken oder den Hagelkörnern gerechnet werden sollte. Denn der Kosmos in ihnen gleicht sich wie ein Ei dem andern. Nun, was Humboldt der bürgerlichen Welt und seinen Kollegen über zu verstehen geben wollen, versucht Hebel durch seine kleinen Schriften ans Volk zu bringen. In der mit „Die Erde und die Sonne“ beti­ telten Ausführung befasst sich Hebel mit einer allgemeinen Betrachtung über das Weltgebäude und zieht einen Vergleich heran, um zu zeigen, wie man das Drehen und Laufen der Erdkugel verspüren kann: verstehen

Mann kann die Bewegung eines Gefährtes, auf welche man mitfährt, eigentlich nie an dem Gefährte selbst erkennen (…). Wenn ihr auf einem sanft fahrenden Wagen oder lieber in einem Schifflein auf dem Rhein fahrt, und ihr schließt die Augen zu, oder ihr schaut eurem Kameraden, der mit euch fahrt (sic!), steif auf einen Rockknopf, so merkt ihr nichts davon, daß ihr weiterkommt. Wenn ihr aber nach den Gegenständen, welche nicht selber bei euch auf dem Gefährte sind, da kommt euch das Ferne immer näher, und das Nahe und Gegenwärtige verschwin­ det hinter eurem Rücken, und daran erkennt ihr erst, daß ihr vorwärts kommt. (Hebel 1982e: 293)

Nach diesem Beispiel erläutert Hebel weiter, dass „an der Erde selbst und allem, was auf ihr ist, soweit man schauen kann, ihre Bewegung“ nicht zu erkennen ist, „denn die Erde ist selbst das große Gefährte, und alles, was man auf ihr sieht, fahrt (sic!) selber mit“. (Hebel 1982e: 239) Hebel ver­ weist dann auf „die Sonne und die Sterne“ (Hebel 1982e: 239), die stehen­ bleiben und nicht mitfahren. Nach dieser Sonnen und diesen Sternen muss man schauen, um zu erkennen, dass sich die Erde dreht und bewegt (siehe Hebel 1982e: 239). Eine Erkenntnis von strukturalischer Eigenschaft liegt hier vor und besteht im übertragenen Sinne darin, dass das Ding an sich allein keine Bedeutung hergeben kann, sondern immer im Vergleich, im Gegensatz zu einem Gegenstand. Unterschiede und Gegensätze sollen sich nicht ausschließen sondern ergänzen. Von daher meint Hebel, dass auf den anderen Sternen und Planeten eventuell auch „lebendige und vernünftige Geschöpfe wohnen, wie auf unserer Erde, die sich des himmlischen Lichtes erfreuen“ (Hebel 1982e: 320). Bemerkenswert aber erscheint uns, was He­ bel dann von diesen Geschöpfen annimmt:

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und wenn sie etwa bei Nacht in den glanzvollen Himmel herausschauen, wer weiß, so blicken sie auch unsere Sonne wie ein kleines Sternlein, aber unsere Erde sehen sie nicht und wissen nicht, davon, dass in Österreich Krieg war, und daß die Türken die Schlacht bei Silistria gewonnen haben. (Hebel 1982e: 320)

Mit einem Seitenblick auf die Kriege, unter denen Österreich wie auch die Türkei, jeweils für das Christentum und die islamische Welt stellvertretend, leiden, weist Hebel aber auf die Ursache der Kriege hin und (somit auch die Versöhnungsmöglichkeit), wenn er schreibt: „Sie (die Mondbewohner)51 se­ hen nicht die Schönheit unserer Erde (…) und wir sehen die Schönheit ihres himmlischen Frühlings nicht“: Bekämpfungen gegeneinander hätten keinen Grund gehabt, wenn Begeisterungen füreinander stattgefunden hätten. Ge­ meint sind sicherlich nicht die Menschen von zwei voneinander weitentfern­ ten Sternen, sondern zwei Nationen bzw. Kulturen auf unserer Erde.52 Sowie in der Erzählung Der Lebenskraft von Humboldt die beiden Gemälde sich fördernd ergänzen, damit die Möglichkeit entstehen kann, daß man ihren Sinn überhaupt erschließen kann, sollen sich die sich bekämpfenden Länder oder Nationen auch ergänzend fördern.53 Und eben weil die Welt voller klei­ nerer und größerer Kriege war, hebt Hebel zum Schluß des Artikels der Fixsterne nochmals hervor, was er schon mal untertrichen hatte: Deswegen hat der Hausfreund im Kapitel von den Kometen geschrieben: „Die Sterne, die im Künftigen sollen erklärt werden, bedeuten insgesamt Friede und Liebe und Gottes allmächtiger Schutz.“ Er weiß noch wohl, was er geschrieben hat. (Hebel 1982c: 321)

Als Aufklärer, Humanist und Theologe setzt Hebel unmißverständlich auf Friede und Liebe. Naturkunde betreiben und dabei Friede und Liebe außer Acht lassen, heißt bei Hebel, und dies nicht anders als bei Humboldt, Miß­ verstehen des Wissens, was dann zu dessem Mißverbrauch verleiten kann. Bemerkenswert ist in diesem Zusammenhang, was Hebel zum Buch des Himmels meint: „Der Himmel ist ein großes Buch über die göttliche All­ macht und Güte, und stehen viel bewährte Mittel darin gegen den Aberglau­ ben und gegen die Sünde, und die Sterne sind die goldenen Buchstaben in dem Buch.“ (Hebel 1982b: 287) Was in diesen Worten mit Aberglauben und Sünde gemeint ist, ist, wie wir Hebel kennen, sicherlich nicht nur im religiösen Sinne zu verste­ 51  Vom

Verfasser. meint Guido Bee zu dieser Stelle, daß der Adressat hier „an die imaginäre Lebensweise der Bewohner extraterrestischer Welten herangeführt“ wird, „wobei sich sich jeweils herausstellt, daß die dort beobachteten Schwächen denen der Erd­ bewohner spiegelbildlich entsprechen“ (Bee 2005: 178). 53  Von diesem Briefwechsel zwischen Schiller und Goethe ausgehend, setzt sich Peter-Klaus Schuster mit Goyas Capricho 43 auseinander und betitelt seine Abhand­ lung wie folgt Unausdeutbar – Goyas Capricho 43 als Sinnbild der Moderne. 52  So



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hen,54 sondern weit darüber hinaus. Was Hebel diesen Zeilen unmittelbar danach folgen läßt, ist von großer Bedeutung: Aber es ist arabisch, man kann es nicht lesen, man kann es nicht verstehen, wenn man keinen Dolmetscher hat. Wer aber einmal in diesem Buch lesen kann, in diesem Psalter, und liest darin, dem wird hernach die Zeit nimmer lang, wenn er schon bei Nacht allein auf der Straße ist; und wenn ihn die Finsternis verführen will, etwas Böses zu tun, er kann nimmer. (Hebel 1982b: 287)

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Alexander von Humboldt et la musique Damien Ehrhardt Alexander von Humboldt a qualifié la musique de « calamité sociale » (Lowenberg & al. 2009 : 26 ; Müller 2010 : 24). On peut donc se demander si le présent article est consacré à l’hostilité de Humboldt face à la musique ou, éventuellement, à son indifférence à l’égard de celle-ci. Dans ce dernier cas, la rédaction d’un article concernant ce sujet pourrait s’avérer peu judi­ cieuse. Mais s’agit-il réellement d’une critique de la musique ou seulement de sa pratique sociale ? En tout cas, Humboldt s’est engagé lui-même pour des musiciens à l’image de Felix Mendelssohn Bartholdy ou de Giacomo Meyerbeer et a participé personnellement à l’inauguration de la statue de Beethoven à Bonn, en 1845. Il est donc peu probable que Humboldt demeure aussi hostile à la musique que ne le laisse présager sa boutade. En outre, de quelle musique s’agit-il ? Lorsque Humboldt qualifie la musique de « cala­ mité sociale », il ne se réfère certainement pas à toute la sphère de ce concept. Celui-ci peut s’appliquer à un art et à une pratique musicale, mais il peut également désigner une connaissance scientifique qui permet d’appréhender le cosmos à l’instar de la musique au sein du quadrivium avant l’époque moderne. Compte tenu de l’importance accordée par Humboldt au cosmos, il est probable que celui-ci prenne en compte l’une et l’autre de ces acceptions. Le thème de la présente contribution a été abordé partiellement dans l’article de R. Larry Todd consacré aux relations entre Humboldt et Men­ delssohn et tout particulièrement à la création de la cantate Humboldt (Todd 2005). En revanche, la vision humboldtienne de la musique dans son accep­ tion la plus large n’a pas encore fait l’objet, à ma connaissance, d’un travail approfondi. Ce champ d’étude sera traité ici en fonction de deux aspects différents : d’une part l’évocation de la musique dans les écrits de Hum­ boldt, d’autre part ses rapports avec les compositeurs de son temps. Dans quelle mesure ces deux aspects reflètent-ils sa vision du cosmos ? I. La musique pour Alexander von Humboldt : une conception plurielle Les écrits de Humboldt témoignent d’une conception plurielle de la mu­ sique axée autour de quatre types qui seront successivement étudiés ci-

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après : la musique des sphères, celle de la nature, celle des Amérindiens, ainsi que la musique instrumentale européenne. 1. La musique des sphères En Grèce antique, les sons musicaux consonants étaient liés à des rap­ ports numériques simples : aussi la tetraktys pythagoricienne est-elle fondée sur l’octave (2:1), la quinte (3:2) et la quarte (4:3). A la Renaissance, Gio­ seffo Zarlino y ajoute la tierce majeure (5:4) et la tierce mineure (6:5), afin de constituer son senario. Le plus ancien système de construction d’échelle est l’échelle pythagoricienne. Selon une légende transmise par Boèce, Py­ thagore aurait noté les relations harmoniques des sons produits par le mar­ teau d’un forgeron et constaté que les masses respectives de ces marteaux entretenaient des rapports numériques simples, avec des nombres entiers au numérateur et au dénominateur (Bibby 2003 : 12–19). Les Anciens pensaient aussi que les planètes mettaient en mouvement, par leurs vibrations, les ondulations sonores, selon les rapports harmonieux des intervalles qui les séparent, et produisent ce qu’ils appellent l’harmonie des sphères. Ils trouvent des analogies entre les rapports numériques des sons et les distances entre les planètes. A la Renaissance, Johannes Kepler s’inscrit toujours dans cette tradition. Il se fonde sur les solides platoniciens, les cinq polyèdres réguliers convexes (icosaèdre, octaèdre, tétraèdre, cube et dodé­ caèdre), lesquels peuvent être circonscrits aux orbites des planètes, et les met en relation avec l’harmonie des sphères et les intervalles musicaux. Dans Kosmos, Humboldt se réfère à l’harmonie des sphères, tout en rela­ tivisant la portée de l’analogie entre les rapports des sons et les distances des planètes, étudiée par Kepler. Cette analogie abstraite lui paraît trop spé­ culative. Imprégné de la raison des Lumières, Humboldt s’éloigne de ces spéculations, mais il retient le caractère poétique de l’harmonie des sphères qu’il limite à l’aura caelestis, air subtil et serein qui emplit le monde (Hum­ boldt 2004 : 557). 2. La musique de la nature Dans une lettre du 24 août 1818 à Edme-François Jomard, Alexander von Humboldt évoque les sons que l’on entend ou que l’on croit entendre dans différents monuments et sites naturels. De tels sons peuvent être attribués, par exemple, au changement de température impliqué par le lever du soleil. A ce sujet, il mentionne les sons souterrains qu’il a entendus lorsqu’il a dormi sur des rochers au bord de l’Orénoque, auxquels on donne précisé­ ment le nom de roches de musique (La Roquette 1865 : 211–212).



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Humboldt considère que chaque région naturelle, qui constitue un réseau singulier de rapports entre éléments organiques et anorganiques, est unique. Celle-ci dégage une lumière, des couleurs et une musicalité propres et en devenir. Chaque instant vécu à un certain endroit représente dans l’imagi­ nation de l’explorateur un « tableau de la nature » (Naturgemälde) (Nour Sckell 2012 : 192–193). Mais ce tableau, dans le cas des roches de mu­ sique, est aussi sonore. On pourra donc parler d’une « musique de la na­ ture » en continuelle évolution. Ce fond sonore propre à chaque tableau de la nature influe sur l’audition, ce qui amène Humboldt à étudier la propa­ gation des ondes dans différents environnements sonores. Dans les forêts de l’Orénoque, par exemple, l’air est constamment empli d’une innombrable quantité d’insectes, dont le bourdonnement est plus fort la nuit que le jour (Humboldt 1817, iv : 58), alors que dans d’autres régions, la nuit est silen­ cieuse. 3. La musique des Amérindiens Pour Humboldt, les « peuples sauvages aiment la musique bruyante » (Humboldt 1819 : 409). S’il emploie ici le terme colonialiste de “sauvage” – terme qu’il regrette lui-même d’employer1 –, il continue à parler de “musique”, certes bruyante, mais de “musique” et non de “bruits”. Cette acception du terme musique est bien plus étendue que celle en vigueur à la fin du xviiie et au début du xixe siècle. Pour Rousseau, la musique est l’« Art de combiner les Sons d’une manière agréable à l’oreille » (Rousseau 1767 : 305). Elle est essentiellement “consonante” – bien que les “disso­ nances” y jouent un rôle non négligeable – et n’est généralement pas qua­ lifiée de “bruyante”. En musique « classique occidentale », il faut attendre le xxe siècle avant que Luigi Russolo n’ouvre la voie, dans son manifeste futuriste L’arte dei Rumori, en 1913, à une écoute du monde des bruits comme musique (Russolo 2009). Humboldt décrit précisément deux instruments de musique puissants chez les habitants de l’Orénoque : une caisse de tambour et les trompettes en terre cuite appelées botutos. La caisse de tambour est formée d’un cylindre creux de bois de deux pieds de long et de dix-huit pouces d’épaisseur. A la place des baguettes, les Amérindiens utilisent de grandes masses de matière spongieuse appelée dapicho. Fixée en l’air sur deux supports très légers, cette caisse dispose d’ouvertures que l’on peut boucher avec la main pour varier la sonorité de l’instrument. Les botutos sont décrites comme des trompettes de terre cuite dans lesquelles un tube de trois ou quatre pieds 1  Humboldt 1970, i  : 460. Cf. article de Soraya Nour-Sckell dans le présent ouvrage : « Le cosmos et le cosmopolitisme d’Alexander von Humboldt ».

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communique à plusieurs renflements. Selon Humboldt, ces deux instruments sont indispensables, chez les Amérindiens, afin de jouer des « morceaux à grand effet » (Humboldt 1822 : 337–339). Les botutos sont des trompettes sacrées. La plus anciennement connue est celle d’une colline située près du Rio Negro et de la mission San Miguel de Davipe. Humboldt localise avec précision cette colline nommée Fels Botuto sur sa carte du cours de l’Oré­ noque2. La sonorité de cette trompette est puissante, puisque les témoi­ gnages recueillis permettent d’estimer qu’on la perçoit à dix lieues à la ronde : « On prétend l’entendre, écrit Humboldt, à la fois sur les rives du Tuamini et à la mission de San Miguel de Davipe » (Humboldt 1822 : 337–339). En effet, ces deux lieux se situent respectivement au nord et au sud de la colline. Selon la carte du cours de l’Orénoque, la distance entre la colline et la mission est de neuf miles géographiques et celle qui sépare la colline et les rives de la rivière, de sa source au confluent, varie entre sept et treize miles. Humboldt ne se limite pas à la description des instruments et de leur puissance sonore. Il livre également une étude ethnographique permettant de situer ces instruments dans leur contexte. En ce qui concerne les trom­ pettes sacrées de la colline de botuto, il se fonde ainsi sur le témoignage d’un missionnaire, le père Cereso. La trompette est présentée comme un objet de culte propre à plusieurs tribus environnantes. L’initiation est dou­ loureuse et demande à ce qu’on se soumette à des flagellations, des jeûnes et d’autres « exercices pénibles ». En outre, les femmes n’ont pas le droit de regarder l’instrument sous peine de mort. Le père Cereso raconte à Hum­ boldt comment il a sauvé, en 1798, une jeune fille accusée d’avoir suivi les Amérindiens lorsqu’ils faisaient sonner le botuto dans les plantations. Selon le missionnaire, elle n’aurait pas été assassinée publiquement, mais, ajoutet-il, « comment la soustraire au fanatisme des indigènes, dans un pays où il est si facile de donner du poison ? La jeune fille me parla de ses craintes, et je l’ai envoyée dans une des missions du Bas-Orénoque » (Humboldt 1819 : 430). Face à cette pratique, Humboldt se réjouit de l’intervention des missionnaires dans ce cas précis, puisqu’ils contribuent au rapprochement et à la pacification des peuples et évitent que les gardiens de la trompette sacrée ne se transforment en une « caste influente de prêtres » (Humboldt 1822 : 339). Cependant, Humboldt ne se livre pas à une véritable étude de terrain, puisque il ne rend pas compte de ce que pensent les Amérindiens de leurs pratiques, et ce, bien qu’elles soient condamnables. Humboldt relativise le rôle des missions. Il estime le régime des missions isolées de l’Orénoque moins favorable aux progrès de la civilisation et à l’ac­ 2  « Amerika. Karte vom Laufe des Orenoco, des Atabapo, des Casiquiare, und des Rio Negro […] von Alexander von Humboldt » (Berghaus 2004 : 44).



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croissement de la population des Salivas que le régime des religieux de SaintAugustin mis en place dans les plaines de Casanare et du Meta. Si à Macuco, les Amérindiens ont pu profiter de leur communication avec les colons, dans la mission de Carichana, le nombre de Salivas est passé de 400 à 150 entre 1769 et 1800 (Humboldt 1860 : 85). Humboldt a conscience des aspects né­ gatifs de la colonisation et on sait qu’il est contre l’esclavage. Le plus impor­ tant pour lui est le dialogue interculturel et sa plus-value, l’enrichissement mutuel, même si son point de vue peut rester parfois euro-centré. 4. La musique instrumentale européenne Si Humboldt reconnaît la musique des Amérindiens, dans son jugement esthétique, il continue de se référer aux canons de la musique instrumentale européenne, bien qu’il n’apprécie guère la pratique sociale de celle-ci. Ain­ si, lorsqu’il reconnaît que « les Salivas ont beaucoup de goût pour la mu­ sique » (Humboldt 1819 : 276), ce n’est pas en raison de l’emploi de leurs trompettes en terre cuite, qui produisent, selon lui, des « sons extrêmement lugubres » (Humboldt 1820 : 362), mais en raison de leur pratique du vio­ lon, du violoncelle, du triangle et de la flûte, transmise par les jésuites : Les jésuites ont cultivé avec succès le goût naturel des Salivas pour la musique instrumentale ; et, même après la destruction de la Compagnie, les missionnaires du Rio Meta ont conservé, à San-Miguel de Macuco, une belle musique d’église et l’enseignement musical de la jeunesse indienne. Récemment encore un voya­ geur a été surpris de voir les naturels jouer du violon, du violoncelle, du triangle, de la guitare et de la flûte. (Humboldt 1820 : 362)

Le récit concernant la pratique de la flûte de pan à huit tuyaux en roseau par les habitants de l’Orénoque témoigne d’un positionnement esthétique comparable. Ce récit connaît d’ailleurs une certaine notoriété dans le monde musical de l’époque, puisqu’il est évoqué par François-Joseph Fétis dans son Histoire générale de la musique (Fétis 1869 : 99). Humboldt constate que ces roseaux alignés et fixés les uns aux autres, ressemblent à la flûte de Pan ou syrinx, telle qu’elle se trouve représentée sur des vases de la Grèce antique. Cette référence à l’Antiquité conduit Humboldt à mentionner que les Grecs pensaient que les roseaux avaient contribué à subjuguer les peuples, parce qu’ils permettaient de faire la guerre en fournissant des flèches, d’adoucir les mœurs en jouant de la musique et de développer l’in­ telligence en offrant des instruments destinés à l’écriture (Humboldt 1819 : 557). Pour Humboldt, ces différents emplois des roseaux, dans cet ordre d’énumération, marquent trois périodes de la vie des peuples. Malgré la « promptitude » avec laquelle les Amérindiens composaient et accordaient ces flûtes, Humboldt convient « que les hordes de l’Orénoque se trouvent au premier degré d’une civilisation naissante. Le roseau ne leur sert que

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comme un instrument de guerre et de chasse, et les flûtes de Pan, sur ces rives lointaines, n’ont point encore donné des sons capables de faire naître des sentimens doux et humains » (Humboldt 1822 : 176). Il est symptoma­ tique que Humboldt n’attribue que peu de crédit à la virtuosité (la “promp­ titude” avec laquelle jouent les Amérindiens) si elle est exempte d’une émo­ tion humaine propre à l’écoute de la musique occidentale compte tenu de l’introspection et du sublime attribués à celle-ci notamment par Hegel. Or, la pratique sociale de cet art est souvent exempte de cette vision introspec­ tive, comme en témoigne notamment la virtuosité démonstrative de la pre­ mière moitié du xixe siècle. L’absence de cette vision permet de comprendre la critique humboldtienne de la musique comme « calamité sociale ». En outre, Humboldt réagit bien comme un Européen de son époque : si la science est de l’ordre de la raison, les arts et la musique se doivent de cana­ liser les émotions, même si l’on sait aujourd’hui que raison et émotions s’inscrivent dans un rapport dialectique. Toutefois, Humboldt ne propose pas de séparation nette entre le monde scientifique et celui des arts, mais entrevoit les liens qui unissent les deux au sein de sa vision du cosmos. II. Alexander von Humboldt et le monde musical 1. L’engagement d’Alexander von Humboldt pour le monde musical On sait que Humboldt s’est beaucoup engagé pour le monde de la mu­ sique et tout particulièrement pour quelques compositeurs de son temps. Il rencontre Berlioz à Paris, le 8 décembre 1842. Ce dernier a déjà lu les Tableaux de la nature du scientifique allemand, dont il avait trouvé un exemplaire dans la bibliothèque de son père à la Côte-Saint-André (Berlioz 2003 : xxxii). Après cette rencontre, Humboldt joue un rôle décisif dans la préparation des voyages du compositeur français en Allemagne (1843) et en Russie (1847) : il n’hésite pas à le recommander à plusieurs reprises auprès du roi de Prusse (Knobloch / Schwarz 2003  : 3–7). En outre, Humboldt a participé à l’inauguration de la statue de Beethoven au Münsterplatz à Bonn, où elle a été dévoilée en août 1845. Cette inauguration a eu lieu dans le cadre du premier festival Beethoven organisé lors de la commémoration du 75e anniversaire de la naissance du compositeur (Blaze 1845 : 744–753). En outre, Humboldt s’est beaucoup engagé pour que Meyerbeer se voie octroyer l’ordre pour le mérite3. Mais c’est principalement avec la famille Mendelssohn que les frère Humboldt entretiennent des liens très étroits. Si Moses Mendelssohn a 3  Cf.

le journal intime de Meyerbeer en mai 1853 (Meyerbeer 2002 : 87).



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contribué à leur formation, Alexander von Humboldt compte parmi les contributeurs de la Gartenzeitung, journal littéraire fondé par Félix Men­ delssohn Bartholdy et ses amis en 1826 (Todd 2005 : 5). La Cantate Humboldt, étudiée ci-après, témoigne elle aussi de l’amitié entre les deux hommes. 2. La Cantate Humboldt de Felix Mendelssohn Bartholdy En septembre 1828, Humboldt organise un colloque international de natu­ ralistes et de physiciens qui réunit quelque 600 scientifiques à Berlin, dont le mathématicien Carl Friedrich Gauss. Le zoologue polonais Feliks Paweł Jarocki y a également participé, accompagné de Frédéric Chopin. Humboldt prononce à cette occasion un discours inaugural sur l’utilité sociale de la science. Mendelssohn participe également à cette manifestation au cours de laquelle il dirige une nouvelle cantate expressément composée pour l’occa­ sion, suite à une commande de l’organisateur. Cette Humboldt-Cantate est destinée à une formation instrumentale et vocale réduite et cantonnée au registre grave : violoncelles et contrebasses, trompettes, cors, clarinettes, deux timbales et chœur d’hommes (ténors et basses) (Todd 2005 : 6–7). La sœur de Felix Mendelssohn Bartholdy, la pianiste et compositrice Fanny Hensel-Mendelssohn s’exprime au sujet de la formation instrumentale dans sa lettre à Carl Klingemann du 12 septembre 1828 : Comme le paradis des chercheurs en sciences naturelles est dépourvu de femmes et obéit à la loi de Mahomet, le chœur n’est constitué que des meilleures voix d’hommes de la capitale, et comme Humboldt, qui n’est pas un grand musicien, a réduit ses compositeurs à un faible nombre de personnes, la formation de l’or­ chestre est curieuse ; n’y figurent que les basses et les violoncelles, les trompettes, les cors et les clarinettes [Ndla : les timbales ont été oubliées]. Une petite répéti­ tion a eu lieu hier et l’impression d’ensemble a été bonne.4

Bien que l’effectif de la Cantate Humboldt puisse paraître curieux, l’ajout d’un chœur d’homme à un orchestre d’harmonie n’est pas rare dans le cas de représentations à l’air libre ou de concerts dans de grandes salles. Men­ delssohn lui-même a composé plusieurs œuvres pour cette formation comme la Gutenberg-Kantate (1840), la musique pour l’inauguration de la statue de Friedrich August von Sachsen « Gott segne Sachsenland » (1843) ou l’œuvre chorale « An die Künstler » op. 68 (1846) (Wehner 2003 : 8). 4    Da das Naturforscher-Paradis ein frauenleeres, mahomedsches ist, so besteht der Chor nur aus den besten Männerstimmen hiesiger Residenz und da Humboldt, kein starker Musiker, seine Komponisten auf eine geringe Personenzahl beschränkt hat, so hat das Orchester eine kuriose Figur bekommen ; es agiren nämlich nur Bässe und Cellos, Trompeten, Hörner und Klarinetten. Gestern ist eine kleine Probe gehalten worden und die Sache soll von gutem Effekt sein (Wehner 2003 : 7).

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Le texte de Ludwig Rellstab, quant à lui, traite du progrès de la nature du chaos à l’unité, cette unité dans la diversité si chère à Humboldt. Après un chœur cérémonial destiné à souhaiter la bienvenue aux délégations du col­ loque (willkommen !), le texte commence par décrire la nuit cruelle du chaos au cours de laquelle les éléments entrent en conflit (terre, vent, mer, feu, air, vagues). Une voix merveilleuse met fin à ce conflit et la lumière jaillit de l’éther, permettant à toutes les forces réconciliées de construire le monde. Et en même temps que l’arbre du monde s’ordonne, l’homme doit s’éclairer en poursuivant un idéal très élevé par la recherche de l’unité que symbolise le tronc de l’arbre de la connaissance. Le texte conclut par une invocation à Dieu pour bénir la création et un chant de louanges, avant de renouer avec l’accueil initial par un ultime willkommen ! (Rellstab 2003 et 2005). Bien qu’il s’agisse d’une œuvre de circonstance composée dans un délai très court, Mendelssohn a su adapter la téléologie de la forme, articulée sur le modèle progressif traditionnel per aspera ad astra, au texte de Rellstab, marqué par le passage du chaos à l’unité. Et cette quête de l’unité s’accom­ mode aisément avec la vision humboldtienne du cosmos, caractérisée par l’unité dans la diversité. Mon objectif ici n’est pas de livrer une analyse détaillée de la partition, je me limiterai à quelques remarques sur le plan de la stratégie composi­ tionnelle. Il convient de noter tout d’abord l’alternance entre les interven­ tions du chœur et celles des solistes qui emploient le plus souvent le réci­ tatif. Ensuite, l’écriture en accords et la tonalité de ré majeur apparaissent symétriquement aux extrémités de la cantate. Enfin, l’écriture fuguée qui se présente dans la première moitié de l’œuvre tend à disparaître dans la se­ conde, alors que les voix solistes gagnent en importance. Celles-ci sont confiées à la basse avant d’être chantées par le ténor, puis, à la fin, par l’ensemble des deux voix. A ce passage progressif de la basse vers le ténor répond l’organisation tonale du cœur de l’œuvre, sans égard pour la tona­ lité de ré majeur située à ses deux extrémités. En effet, cette organisation s’effectue selon le cycle des quintes (sol mineur, ré mineur, la majeur, mi majeur) dans l’ordre des dièses, propice à un gain d’énergie, et répond au passage des tonalités mineures aux tonalités majeures. Ce changement de mode intervient au milieu de l’œuvre, à un moment-clé de la partition cor­ respondant, dans le texte de Rellstab, au passage du chaos à l’unité. La disposition formelle laisse apparaître plusieurs principes : celui de l’alternance, de la symétrie et de la progression. Ces principes coexistent au sein-même de la composition et témoignent aussi de sa complexité. Il s’agit véritablement d’un système complexe, dans lequel les différents phéno­ mènes sont interdépendants comme dans le cosmos humboldtien. Si l’on accorde de l’importance uniquement à l’un de ces principes, on ne perçoit



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qu’un aspect de la composition. C’est l’interdépendance de tous ces élé­ ments qui est déterminante. On peut donc reconnaître dans la composition de Mendelssohn, bien qu’elle soit une œuvre de circonstance, un micro­ cosme musical au sens humboldtien du terme. Pour conclure Le naturaliste Humboldt élabore une vision particulière de la musique des sphères : en tant qu’héritier des Lumières, il souhaite séparer le caractère poétique de cette harmonie céleste de l’aspect rationnel et scientifique, ce qui explique sa critique des spéculations de Kepler. Les tableaux de la na­ ture ne se limitent pas au champ de la vision. Ils sont imprégnés d’un fond sonore que l’on perçoit de différentes manières en fonction de l’environne­ ment. L’ethnologue Humboldt décrit avec précision les instruments de mu­ sique et les pratiques cultuelles et musicales des Amérindiens. Malgré une conception musicale reposant sur les canons de la musique instrumentale européenne, Humboldt respecte les pratiques des Sud-Américains, et même lorsqu’elles lui paraissent bruyantes, il continue à les inclure dans la sphère de la musique. Bien que Humboldt ne s’exprime que très peu au sujet de la musique classique occidentale, il s’engage beaucoup pour des composi­ teurs qu’il juge prometteurs à l’instar de Berlioz, de Meyerbeer et de Men­ delssohn Bartholdy. Ce dernier, dans sa Cantate Humboldt rend hommage à la vision humboldtienne du cosmos que l’on peut retrouver dans le micro­ cosme de la forme musicale, caractérisée elle aussi par l’unité dans la diver­ sité (Einheit in der Mannigfaltigkeit). Bibliographie Berghaus, Heinrich (2004) : Physikalischer Atlas. Frankfurt am Main : Eichborn Verlag. Berlioz, Hector (2003) : New Edition of the Complete Works. Grand Traité d’instrumentation et d’orchestration modernes, dir. Peter Bloom. Kassel : Bären­ reiter. Bibby, Neil (2003) : Tuning and Temperaments : closing the spiral, in : Music and Mathematics. From Pythagoras to Fractals, dir. John Fauvel, Raymond Flood et Robin Wilson. Oxford et New York : Oxford University Press. Blaze, Ange-Henri (1845) : Revue musicale. La statue de Beethoven à Bonn […], in : Revue des deux mondes, XIV (15 août). Fétis, François-Joseph (1869) : Histoire générale de la musique depuis les temps les plus anciens jusqu’à nos jours, tome 1. Paris : Firmin Didot. Humboldt, Alexander von (1817) : Voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent IV, Paris, A la librairie grecque – latine – allemande.

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– (1819) : Voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent II. Paris : N. Maze. – (1820) : Voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent VI. Paris : N. Maze. – (1822) : Voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent VII. Paris : N. Maze. – (1860) : Gesammelte Werke von Alexander von Humboldt VII–VIII : Reise in die Aequinoktial-Gegenden des neuen Kontinents III. Stuttgart : Cotta. – (2004) : Kosmos. Entwurf einer physikalischen Weltbeschreibung, dir. Ottmar Ette et Oliver Lubrich. Frankfurt am Main : Eichborn Verlag. Knobloch, Eberhard / Schwarz, Ingo (2003) : Alexander von Humboldt und Hector Berlioz, in  : Humboldt im Netz, IV / 7, p. 3–7. La Roquette, Jean-Bernard-Marie-Alexandre Dezos de (1865) : A. de Humboldt. Correspondance scientifique et littéraire. Paris : E. Ducrocq. Lowenberg, Julius / Avé-Lallement, Robert / Dove, Alfred, dir. (2009) : Life of Alex­ ander von Humboldt, vol. 1. New York : Cosimo (édition originale : 1873). Meyerbeer, Giacomo (2002) : Briefwechsel und Tagebücher, dir. Sabine HenzeDöhring. Berlin : De Gruyter. Müller, Conrad, dir. (2010) : Alexander von Humboldt und das preußische König­ haus. Briefe aus dem Jahren 1835–1857. Hamburg : Severus Verlag. Nour Skell, Soraya (2012) : Alexander von Humboldt : science et société, in : La fascination de la planète. L’éthique de la diversité, dir. Soraya Nour Skell et Damien Ehrhardt. Berlin : Duncker & Humblot. Rellstab, Ludwig (2003) : Texte der Kantate von Felix Mendelssohn Bartholdy, in : Livret du CD Festliche Musik zum Jubiläum. Bonn : Alexander von Humboldt Stiftung, p. 20–21. – (2005) : Willkommen, in : Alexander von Humboldt : From the Americas to the Cosmos, dir. Raymond Erickson, Mauricio A. Font et Brian Schwartz. New York : Bildner Center for Western Hemisphere Studies (The Graduate Center, The City University of New York), p. 13–15. Rousseau, Jean-Jacques (1767) : article Musique, in : Dictionnaire de musique. Pa­ ris : Veuve Duchesne (1768 indiqué sur l’édition au lieu de 1767). Russolo, Luigi (2009) : L’arte dei Rumori, Luigi Russolo e la musica futurista. Mi­ lano : Auditorium. Todd, R. Larry (2005) : Humboldt, Mendelssohn and Musical Unity, in : Alexander von Humboldt : From the Americas to the Cosmos, dir. Raymond Erickson, Mauricio A. Font et Brian Schwartz. New York : Bildner Center for Western Hemisphere Studies (The Graduate Center, The City University of New York), p. 3–11. Wehner, Ralf (2003) : Zwei Festmusiken von Felix Mendelssohn Bartholdy, in : ­livret du CD Festliche Musik zum Jubiläum. Bonn : Alexander von Humboldt Stiftung, p. 7–10.

La géographie connective ou le miroir du cosmos humboldtien Laura Péaud Je souhaite interroger l’identité de la géographie humboldtienne, qui est à mon sens une parfaite illustration du thème du colloque : « l’unité dans la diversité ». J’approche la géographie humboldtienne à partir d’une défi­ nition : « la géographie connective » (Péaud 2009), qui me paraît particu­ lièrement opératoire et qui permet de comprendre non seulement l’identité disciplinaire de la géographie, mais aussi la vision humboldtienne du cos­ mos. Pourquoi avoir choisi l’entrée par la géographie ? – Cela présente tout d’abord un intérêt pour moi, jeune géographe de 2009 : il s’agit de questionner sa modernité au début du xxie siècle et d’effectuer un travail de mémoire disciplinaire. – Mais surtout : la géographie humboldtienne regroupe les principaux élé­ ments de sa posture scientifique, c’est grâce à elle qu’il met en place une méthode et un protocole scientifique. La géographie est l’étalon scienti­ fique humboldtien. – Partant, elle est le miroir de sa vision du cosmos, dont Kosmos est l’aboutissement en même temps que le point d’acmé. La géographie constitue donc une porte d’entrée particulière, qui permet de cerner le système humboldtien dans son ensemble. Tout d’abord, il est nécessaire d’effectuer un retour sur la formation scientifique et géographique d’Alexander von Humboldt. La géographie est pour lui un véritable « programme de recherche », au sens de I. Lakatos : elle fonde une véritable identité disciplinaire. Une citation de H. Beck (Beck 1985) illustre cette constatation : Infolgedessen hat Alexander von Humboldt auch in keiner anderen Wissenschaft ähnlich stark nachgewirkt wie in der Geographie, Humboldt n’est allé nulle part aussi loin dans les sciences que dans la géographie. Si l’on veut comprendre la science humboldtienne, le détour par la géographie est donc indispensable. Der Weg zur Geographie, autre expression de H. Beck (1985), caractérise le parcours scienti­ fique humboldtien, qu’il construit tout au long de sa vie.

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Sa formation ne commence pourtant pas par la géographie, mais avec une éducation généraliste qui se poursuit par la botanique et la géologie, notam­ ment aux mines du Freiberg en 1791. Humboldt est un savant dix-huitié­ miste, encyclopédiste. Néanmoins, c’est la géographie qui a finalement sa préférence, grâce à laquelle Humboldt construit peu à peu sa vision de cos­ mos. Dans l’Essai sur la géographie des plantes (1807), qui doit être consi­ déré comme le manifeste de la géographie humboldtienne, Humboldt dit déjà la prédominance de cette science dans ses préoccupations scienti­ fiques : « C’est depuis ma première jeunesse que j’ai conçu l’idée de cet ouvrage. J’ai communiqué la première esquisse d’une géographie des plantes en 1790, au célèbre compagnon de Cook, M. Georges Forster ». On a donc un réel programme de recherche, qu’il amplifie tout au long de sa vie. La date à retenir est très certainement 1821, puisque c’est l’année où Humboldt fonde, avec d’autres, la première société de géographie, à Paris. On suit également sa progression géographique au fil de ses publica­ tions, avec entre autres : – Essai sur la géographie des plantes, 1807 – Tableaux de la nature, 1808 – Essai politique sur le royaume de la Nouvelle Espagne, 1811 – Mémoire sur les lignes isothermes, 1817 – Essai politique sur l’île de Cuba, 1826 – Asie centrale, 1843 – Kosmos, à partir de 1845 : l’entreprise géographique humboldtienne trouve son aboutissement et son plein épanouissement dans le cosmos. Le moment clé est le Voyage en Amérique de 1799 à 1804, à la suite duquel il fonde les bases de son système géographique. Il s’agit donc d’interroger sa géographie dans le but de comprendre sa vision du cosmos. L’expression « géographie connective » (Péaud 2009) est la meilleure pour aborder dans leur richesse et leur ensemble les implica­ tions de la géographie humboldtienne, car elle permet de considérer à la fois la géographie et son identité disciplinaire, ainsi que la posture scienti­ fique globale de Humboldt et son rapport au monde (compris autant comme l’ensemble de faits naturels que comme les faits sociaux, et considérant les interactions entre les deux). En explorant les différents aspects de la « géographie connective » hum­ boldtienne, c’est la trame de son système cosmologique que l’on peut tisser. Le parcours proposé ici déroulera le fil de la géographie en considérant trois niveaux :



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– Sur le plan disciplinaire : la géographie en tant que discipline, en démon­ trant que Humboldt lui donne une véritable identité et la fait entrer dans la modernité. Elle est définissable comme eine physische Weltbeschreibung, expression que Humboldt utilise lui-même. – Sur le plan de l’histoire des sciences : la géographie subsume et sublime les autres sciences. Il est possible de la qualifier de reine des sciences, ou géopoétique, car elle transcende les différences disciplinaires, se fai­ sant à la fois entreprise objectivante et récit poétique. – Sur le plan historique, politique, culturel et social : la géographie au service de l’humanité. Elle est clairement une cosmopolitique. La géographie humboldtienne est donc connective pour ces trois objets : le monde des faits naturels, le monde de la communauté savante, et l’huma­ nité progressante. Je fonde mon travail sur trois sources essentielles : la correspondance de Humboldt, l’Essai sur le géographie des plantes et Kosmos. I. L’unité du monde dans la diversité des faits : La géographie connective envisagée sur le plan de l’identité disciplinaire La première force de la géographie humboldtienne est de considérer la connectivité de tous les faits naturels et sociaux dans le monde. Elle réalise donc l’unité du monde, car elle prend en charge les éléments du « ciel à la terre », comme Humboldt le dit dans Kosmos. Quels sont les grands prin­ cipes de la géographie humboldtienne ? 1. Une géographie connective dans l’espace : du local au général Humboldt n’envisage jamais les phénomènes dans leur stricte localité, mais introduit au contraire, en plus de la causalité, le principe de géographie générale. C’est ce qu’il appelle lui-même le principe des « grandes vues » ; en prenant de la hauteur sur le sujet de recherche, le géographe en saisit tous les enjeux. Humboldt fait en réalité montre d’une double ambition : – d’une part, embrasser le monde du ciel à la terre, en saisissant tous les phénomènes du monde ; – d’autre part, lier entre eux tous ces phénomènes en faisant surgir des interactions, des connexions ; le local n’est pas séparable du général. La géographie acquiert donc ainsi une caractéristique multiscalaire.

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Je ne donnerai ici que trois formules qui résument ce premier principe spatial. Dans l’Essai sur la géographie des plantes (1807), Humboldt in­ dique son ambition de tout comprendre : « J’y embrasse tous les phéno­ mènes de physique que l’on observe tant à la surface du globe que dans l’atmosphère qui l’entoure ». Dans Kosmos, il évoque die innere Verkettung des Allgemeinen mit dem Besonderen, liant ainsi le particulier et le tout, introduisant le jeu des échelles dans la géographie moderne. Enfin, une dernière formule, écrite à Boussingault en 1822, dit le caractère holistique de la géographie humboldtienne : « si mon ouvrage a quelque mérite, c’est dans l’ensemble des vues qui embrassent les formations des deux hémis­ phères ; c’est le premier essai de ce genre ». Ce qui est extraordinaire chez Humboldt, c’est la conscience qu’il a de la nouveauté de sa géographie et de ses conceptions scientifiques. La géographie humboldtienne est donc connective sur le plan spatial, en se basant sur les liens entre particulier et global, en acquérant dans sa mo­ dernité une multiscalérité. A. Buttimer (2001) a également très bien décrit sa capacité de connecter spatialement les faits : Ce grand esprit ne reste pas absorbé dans la contemplation du fait local ; il reporte ses yeux vers les autres régions où s’observent des faits analogues, et c’est tou­ jours une loi générale, valable pour toutes les circonstances semblables qu’il cherche à dégager. L’étude d’aucun point ne lui semble indépendante de la connaissance de l’ensemble du globe.

2. Une géographie connective dans le temps : le principe historiciste Ce principe connectif est valable autant dans l’espace que dans le temps : l’historicité humboldtienne est une des clés pour comprendre sa vision géo­ graphique et scientifique. Tout comme il n’envisage jamais un fait dans sa particularité locale, il ne l’envisage jamais non plus à un instant t, mais compris dans une continuité temporelle. La définition de l’historicité peut être celle proposée par L. M. Morfaux (1999) : « condition de l’existant humain, qui, tout en étant engagé dans le temps et solidaire de son passé et de l’histoire, s’en dégage en se situant par rapport à cette condition et en se projetant librement dans l’avenir ». Ce deuxième principe est très clair chez Humboldt, en particulier en ce qui concerne ses études sur la volcanologie. A Arago, en 1822, il écrit : « il est bien important de fixer, à de certaines époques, l’état des choses dans les phénomènes variables, j’ai mesuré à plusieurs reprises tout le pourtour du cratère », et à son frère Wilhelm en 1822 : « il est très important de constater d’époque en époque la configuration du Vésuve : ce sont autant de points fixes dans des phénomènes variables par leur nature ».



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Humboldt a pleine conscience que la nature évolue et qu’il est donc né­ cessaire de l’envisager sur le temps long. A cela s’ajoute aussi la conscience et l’affirmation que la science évolue elle aussi, au même titre que les faits qu’elle étudie. La science est mouvante, voire même vectorielle, comme le dit si bien O. Ette. Cela est particulièrement clair dans l’ouvrage humbold­ tien l’Histoire de la géographie du Nouveau Continent (1836), dans lequel apparaît cette phrase : « Quel que ce soit le motif, tout ce qui excite au mouvement, soit erreur, soit précision vague et instinctive, soit argumenta­ tion raisonnée, conduit à étendre la sphère des idées, à ouvrir de nouvelles voies au pouvoir de l’intelligence ». Par-là, il manifeste sa conscience du mouvement que toute science peut connaître dans son développement. Comme le dit W.-H. Hein (1985), il fait preuve d’une gemeinsame Ver­ ständnis für den historischer Bezug der Wissenschaften. L’historicité hum­ boldtienne est donc double, prenant en compte à la fois les objets d’étude et la science elle-même. Elle connecte temporellement les faits et les savants. 3. Une géographie connective dans son protocole : rigueur et normalisation méthodologiques La géographie humboldtienne est donc connective dans l’espace et dans le temps, et cette connectivité se traduit aussi dans la méthodologie qu’il déploie. Les deux maîtres mots sont : – la collecte systématique des faits et des observations, – la comparaison / die Vergleichung. Le voyage en Amérique avec Bonpland est à ce titre exemplaire, car il permet à Humboldt de mettre en place ses principes géographiques théo­ riques, mais surtout de les mettre en pratique sur le terrain, en créant un protocole géographique. La correspondance humboldtienne à ses collègues européens est éloquente. Les instruments et le protocole scientifiques y tiennent une très grande place. Dans sa Lalande du 14 décembre 1799 : « j’ai consigné dans mes manuscrits jusqu’aux plus petits détails ». Il est en effet nécessaire de tout mesurer et tout observer, pour pouvoir ensuite comparer et nouer des interactions entre les phénomènes. La comparaison des faits et des lieux est en effet un principe méthodolo­ gique central dans le protocole humboldtien. Sa correspondance regorge d’exemples très concrets : il s’agit de « faire des analyses comparatives à celles des Andes, au Mont Cenis, à l’ex-République de Gênes » (lettre à Vaughan du 10 juin 1805), d’interroger les observations « infiniment curieuses sous le rapport de leur analogie avec les Andes » (lettre à Arago du 25 février 1829), ou encore de récolter « de quoi comparer vos nou­

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veaux états avec les anciens » (lettre à Spiker du 23 mai 1828). La compa­ raison, comprise comme méthode scientifique et géographique, est le point de départ de toute connectivité dans le temps et dans l’espace. L’instrumentation de la géographie ne doit donc pas seulement être com­ prise comme une méthode au service d’une discipline. Elle est elle-même partie et symbole de la géographie connective. Elle représente aussi bien qu’elle contribue à créer les bases de la géographie humboldtienne. Humboldt se fait régulièrement représenter sur le terrain, entouré de ses instruments. Le tableau d’Eduard Ender par exemple, Humboldt und Bonpland in ihrer Dschungelhütte, réalisé en 1850, montre les deux savants au milieu de relevés et de mesures. Ce tableau illustre l’importance des mesures et de l’instrumentation au sein du protocole scientifique humbold­ tien, qui devient lui-même miroir de la géographie connective. La « géographie connective » humboldtienne permet de définir une vraie identité disciplinaire. La connectivité est perceptible dans l’espace, dans le temps, ainsi que dans la rigueur protocolaire humboldtienne. Cette connec­ tivité, comprise au niveau de l’identité disciplinaire, permet au géographe de cerner le monde dans son ensemble. La géographie est donc une physische Weltbeschreibung. De plus, Humboldt fait la transition épistémologique du xviiie au xixe siècle, en faisant entrer la géographie dans sa modernité. La connectivité y participe très largement. En faisant d’elle la science du monde, qui relie tous les faits entre eux, Humboldt lui confère une vaste ambition épistémologique. Conséquemment, la géographie endosse une place spécifique dans le champ de l’histoire des sciences en général. Non seulement, elle est connective pour les faits, mais elle l’est aussi pour la communauté savante.

II. L’Unité géographique dans la pluralité scientifique : La géographie envisagée sur le plan de l’histoire des sciences Dans le champ de l’histoire des sciences, la force de la géographie hum­ boldtienne est aussi de réunir les sciences, les hommes de sciences, et ain­ si de se poser en tant que « reine des sciences », dans laquelle les autres se subsument et se subliment.



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1. Le réseau scientifique humboldtien Ce graphique a été construit à partir des soixante correspondants princi­ paux de Humboldt sur la période 1804–1829, période sur laquelle j’ai tra­ vaillé précédemment. La liste des correspondants est donc incomplète, mais permet de représenter de façon efficace le réseau scientifique humboldtien : Humboldt bâtit un véritable macrocosme scientifique et géographique au­ tour de lui. Il connecte entre eux les hommes de sciences, par-delà leur appartenance disciplinaire et nationale, puisque ses correspondants et collè­ gues sont issus de tous horizons géographiques. Humboldt met en place, conjointement à ce réseau mondial, une très importante collaboration pour ses travaux géographiques. Le travail géogra­ phique ne s’envisage, en effet, que dans la coopération. Dans ce sens, les autres sciences servent la géographie. Cela est particulièrement présent dans la correspondance humboldtienne, qui est un vecteur privilégié pour relier entre eux les savants et leurs travaux : par exemple, lorsqu’il demande à Berghaus de l’aider pour réaliser un atlas de cartes pour Kosmos en 1828. Ou bien encore dans la préface de l’Essai sur la géographie des plantes (Humboldt 1807), il a cette formule explicite : M. Decandolle m’a fourni des matériaux intéressans (sic) sur la Géographie des plantes des Hautes-Alpes : M. Ramond m’en a communiqué sur la Flore des Pyrénées : j’en ai tiré d’autres des ouvrages classiques de M. Willdenow. Il était important de comparer les phénomènes de la végétation équinoxiale avec ceux que présente notre sol européen. M. Delambre a bien voulu enrichir mon tableau de plusieurs mesures de hauteurs qui n’ont jamais été publiées.

La géographie n’est pas seulement une discipline à part entière, elle est la science qui, dans son ambition holistique de compréhension du monde, en­ globe les travaux des autres sciences, les sublime dans une optique connective. 2. La géographie, reine des sciences La géographie humboldtienne est donc à comprendre dans une approche transdisciplinaire, voire supradisciplinaire, puisque les sciences comprises pour elles-mêmes n’existent plus en tant que telles. Les sciences sont d’ail­ leurs autant positives que sociales, pour le dire avec nos mots d’universi­ taire du xxie siècle. Cela est très clair chez Humboldt, dès l’Essai sur la géographie des plantes (Humboldt 1807) : « c’est par le secours de la géo­ graphie des plantes que l’on peut remonter avec quelques certitude jusqu’au premier état physique du globe ». Humboldt multiplie les formules sem­ blables, qui tendent à montrer que seul le détour par la géographie permet de satisfaire cette ambition scientifique, celle de comprendre le monde dans son ensemble. Ici, c’est avec la géographie des plantes, mais au fur et à

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mesure de ses écrits, cette impression se renforce pour toutes les branches de la géographie. Cela est aussi très visible dans les cours publics donnés à l’Université et à la Singakademie, ainsi que dans Kosmos. Ce qui traduit le plus cela, c’est le titre de ses ouvrages. Jusqu’en 1799, Humboldt écrit essentiellement des monographies : sur la Florae Fribergensis, sur le galvanisme, etc. Mais à partir de son voyage, les ouvrages ont des titres au pluriel : Vues des Cordillères des Andes, Ansichten der Natur, jusqu’à Kosmos, qui est un singulier à valeur d’universel. D’ailleurs, il n’évoque ja­ mais la géographie au singulier, mais toujours au pluriel. « Les sciences géo­ graphiques » : voici l’expression que l’on retrouve le plus souvent sous sa plume, qui traduit bien la caractéristique unificatrice de la géographie. La géographie humboldtienne va en réalité plus loin que rassembler l’en­ semble des sciences, c’est le monde de la culture qu’elle prend aussi en charge. Humboldt affirme d’ailleurs à Arago, dans sa lettre du 20 août 1827 : « il me paraissait utile de prouver que ma première ambition est celle d’un homme de lettres ». La géographie humboldtienne endosse donc des ambitions aussi bien scientifiques que littéraires et culturelles : elle veut être la science du monde par excellence, celle par qui tout doit passer. A cet égard, on peut alors la définir comme “géopoétique”, puisqu’elle se si­ tue au croisement entre Natur- et Kulturwissenschaften. 3. La pasigraphie, langue universelle La géographie est donc la science de synthèse par excellence : non seu­ lement, elle fait le pari de faire du monde son objet d’étude particulier, mais encore elle se considère comme le seul moyen de lier les sciences. Cette double ambition connective est symbolisée par la langue universelle que Humboldt met au point, à savoir la pasigraphie. Dans son désir de dire le monde, il faut trouver la façon de l’exprimer. Humboldt fustige les langues, qui n’étant pas identiques sur toute la planète, ne permettent pas de réaliser une connexion parfaite des sciences. Il en fait part à son frère dans sa lettre du 7 mai 1824 : « Que la différence des langues est une difficulté depuis que l’on n’écrit plus en latin. Que l’on perd de tems (sic) avec les traductions ». Il y remédie en inventant la langue pasigraphique : langue graphique universelle, comprise par tous et qui contribue à la formation d’une internationale du savoir. Quelques planches de l’Essai sur la géographie des plantes (1807) montrent la pratique de la langue universelle : les symboles graphiques uni­ versels permettent de communiquer entre tous les savants, sans l’obstacle linguistique. De plus, chaque carte met aussi en relation les phénomènes, en l’occurrence les peuplements végétaux, à différentes échelles. On retrouve



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le caractère multiscalaire de la géographie : le monde est présent, par la mappemonde, ainsi que le local avec les coupes de montagnes. On trouve également la question des interactions, puisque grâce à des représentations en coupe, Humboldt lie l’altitude, la température, l’occupation végétale et animale et la situation géographique. La langue pasigraphique est donc ex­ trêmement riche, pour comprendre l’ambition de la géographie humbold­ tienne. Elle concentre en elle-même ses grands principes et rend l’expres­ sion « géographie connective » opératoire. H. Beck (1986) résume ainsi l’apport humboldtien par la pasigraphie : hatte Humboldt den Eindruck, die Sprache allein könne nicht die Fülle seiner Versuche nicht genau beschreiben oder führe zu sinnverwirrender pedantischer Ausführlichkeit. So entwickelte er Buchstabenformeln, auf die er gröβten Wert legte. (…) Von diesen Gedanken ausgehend entwickelte er die Idee einer Pasigra­ phie, eine allgemeinverständlichen Schriftzeichensprache, und verstand bald da­ runter die exacte, übersichtliche und leichbegreifliche Darstellung geognostischer und geographischer Erscheinungen durch Buchstaben, Richtungspfeile, Symbole und abgekürzte Bezeichnungen für Formationen und Gesteine.

Sur le plan de l’histoire des sciences, Humboldt semble avoir une moder­ nité d’avance par rapport à ses contemporains : tout comme le géographe surplombe le monde, la géographie surplombe et sublime les autres sciences, les autres domaines. Au travers de la pasigraphie, symbole de cette ambition scientifique, la géographie humboldtienne affirme sa place : celle de science carrefour, de science de synthèse, mieux, de « reine des sciences ». III. La géographie au service de l’humanité : La géographie envisagée sur le plan de l’Histoire, de la société et du politique La géographie humboldtienne n’est pas utopiste, mais au contraire com­ plètement ancrée dans le temps et dans la société. Elle procède d’une vision utilitariste de la science, qui ne peut s’entendre qu’au service de la société et surtout de l’humanité progressante. 1. Connecter les individualités humaines La géographie humboldtienne n’est pas uniquement connective pour les faits naturels et les sciences, mais elle est aussi un facteur de lien pour la communauté humaine. Cela passe par deux choses. D’une part, reconnaître les différences culturelles en même temps qu’af­ firmer l’unité d’une humanité progressante (l’influence kantienne est très sensible chez Humboldt sur ce sujet).

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Humboldt est profondément humaniste, l’homme doit être considéré comme le centre de son système scientifique, sans lequel celui-ci n’aurait aucun sens. Comme Humboldt le dit lui-même au Président Jefferson, dans sa lettre du 24 mai 1804, il s’agit d’« étudier les hommes dans tous leurs états de barbarie et de culture ». Cette phrase implique donc de considérer l’humanité dans son ensemble, tout en prenant en compte les différences spatiales et historiques. Tout comme la science est prise dans un mouve­ ment temporel différencié, l’humanité connaît aussi un processus de déve­ loppement. K. Hammacher (1976) note très bien que Humboldt croit, comme Kant, in dem grossen Entwicklungs-Prozess der fortscheintenden Menschheit. L’héritage kantien est également très présent dans cette phrase en forme de sentence écrite dans sa lettre à Pictet du 7 septembre 1821 : « le vrai bonheur de l’homme consiste dans la culture de l’intelligence ». L’unité de l’humanité passe donc par le savoir, celui que la géographie construit, et qui, à son tour, encourage la progression de l’homme. D’autre part, cette unité de l’humanité passe par la construction d’un espace du savoir commun à tous : l’importance de la transmission et de la diffusion s’explique ainsi. La qualité de médiateur de Humboldt s’exerce là aussi, entre scientifiques et non scientifiques. L’enseignement et la vulgarisation du savoir scienti­ fique fait aussi partie de la mission du savant. Humboldt remplit cette tâche par les lectures, qu’il fait à la Singakademie et à l’Université, à son retour à Berlin entre l’automne 1827 et l’automne 1828. Ses Vorlesungen über physische Geographie (lettre à Berghaus du 20 décembre 1827) sont des cours gratuits, publics, pour tous, au succès exceptionnel : « J’ai ouvert aujourd’hui deux cours publics » (lettre à Spiker du 25 février 1828). Le caractère public est très important et neuf, car il signifie un accès libre et égal au savoir. L’idée forte de Humboldt se situe dans cette phrase à Boll­ mann : Ideen können nur nützen, wenn sie in vielen Köpfen lebendig werden » (lettre du 15 octobre 1799). 2. Une géographie au service de l’homme : projet de cosmopolitique Humboldt va plus loin que mettre le savoir à disposition de tous, il pro­ pose en fait une cosmopolitique, c’est-à-dire une application concrète et politique de son projet, utile aux hommes et à leur gouvernement. Ce pro­ gramme s’exprime à travers son projet de centre scientifique au Mexique, qu’il discute beaucoup avec Boussingault, lui-même alors en Amérique du Sud, et son frère, à partir de 1822. Avant cette date, il n’en fait aucune mention dans les lettres. A Wilhelm von Humboldt, il annonce : « j’ai un grand projet d’un grand établissement central des sciences à Mexico »



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(lettre du 17 octobre 1822). Dans la lettre à Boussingault du 5 août 1822, il résume les points clés de ce centre : il veut « un établissement dans une des grandes villes des Cordillères, une belle collection d’instruments, des appareils météorologiques », qui permettent « une centralisation des obser­ vations », grâce à la « réunion de jeunes gens instruits propres à être em­ ployés par les différents gouvernements ». Ce projet ne verra pas le jour, mais il est le symbole du caractère connec­ tif de la géographie. Cet aspect est aussi sensible dans des œuvres comme Essai politique sur le Royaume de la Nouvelle-Espagne ou Essai politique sur l’île de Cuba, même si elles n’ont pas le caractère programmatique de ce qui peut apparaître dans la correspondance. Celle-ci ne se contente pas de lier entre eux les faits, elle relie les hommes, de science et les profanes, en créant une internationale du savoir, en leur proposant un gouvernement cosmopolitique directement tiré de ses enseignements. La connectivité de la géographie humboldtienne va donc bien au-delà du simple niveau épistémo­ logique : en s’affirmant dans l’histoire des sciences, dans la politique et dans la société des hommes, elle pose l’ambition humboldtienne pour la science, et conséquemment pour le cosmos. Conclusion En guise de conclusion, je propose le schéma suivant, qui permet de saisir l’ampleur et les ambitions de la géographie connective humboldtienne, sur les trois niveaux évoqués précédemment. La force de la géographie humboldtienne est qu’elle permet de com­ prendre, de façon systémique, sa compréhension du monde, de sa posture scientifique, de sa posture au monde, bref de sa vision du cosmos. L’abou­ tissement de cette géographie connective est bien sûr Kosmos, qui résume et réunit les différents éléments abordés : – sur le plan épistémologique, une géographie universaliste et holistique ; – sur le plan de l’histoire des sciences, une géographie surplombante et englobante ; – sur le plan de l’histoire, de la politique et de la société, une géographie pour le gouvernement de l’humanité. L’œuvre de la maturité, Kosmos, est à la fois une concrétisation épisté­ mologique de la géographie connective humboldtienne, un don à la science et l’humanité, un outil atemporel au service du monde. La géographie contemporaine du début du xxie, ainsi que la politique, auraient tout intérêt à réinvestir les héritages humboldtiens, qui peut nous donner des clés dans cette période de crise multiple.

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Bibliographie indicative Beck, Hanno (1982) : Große Geographen, Pioniere, Außenseiter, Gelehrte. Berlin : Dietrich Reimer Verlag. Berghaus, Heinrich / Humboldt, Alexandre de (1863) : Briefwechsel Alexander von Humboldt’s mit Heinrich Berghaus aus den Jahren 1825 bis 1858. Leipzig : H. Costenoble. Berthelot, Jean-Michel (2001) : Epistémologie des sciences sociales. Paris : PUF. Buttimer, Anne (2001) : « Alexander von Humboldt », actes de colloque dans le cadre du festival international de géographie de Saint-Dié, http: /  / fig-st-die.edu cation.fr / actes / actes_2001 / rocques / article.htm. Ette, Ottmar (dir.) (2001) : Alexander von Humboldt. Aufbruch in die Moderne. Berlin : Akademie Verlag. – (2006) : Alexander von Humboldt, die Humboldtsche Wissenschaft und ihre Re­ levanz im Netzzeitalter, in : Internationale Zeitschrift für Humboldt-Studien, Humboldt im Netz, numéro 12. – (2009) : Alexander von Humboldt und die Globalisierung. Frankfurt am Main und Leipzig : Insel am Main. Hammacher, Klaus (1976) : Universalismus und Wissenschaft im Werk und Wirken der Brüder Humboldt. Francfurt am Main : Vittorio Klostermann. Hein, Wolfgang-Hagen (dir.) (1985) : Alexander von Humboldt, Leben und Werk. Frankfurter am Main : Weisbecker Verlag. Humboldt, Alexandre de (1807) : Essai sur la géographie des plantes, accompagné d’un tableau physique des régions équinoxiales, fondé sur des mesures exécutées, depuis le dixième degré de latitude boréale jusqu’au dixième degré de latitude australe, pendant les années 1799, 1800, 1801, 1802 et 1803. Paris : Schoell. – (1826) : Essai politique sur l’île de Cuba : avec une carte et un supplément qui renferme des considérations sur la population, la richesse territoriale et le com­ merce de l’archipel des Antilles et de Colombia. Paris : Gide Fils. – (1865) : Correspondance scientifique et littéraire, recueillie, publiée et précédée d’une notice et d’une introduction, par M. de la Roquette, E. Paris : Ducrocq. – (1867) : Atlas du Cosmos, contenant les cartes … applicables à tous les ouvrages de sciences physiques et naturelles et particulièrement aux œuvres d’Alexandre de Humboldt et de François Arago, Alexandre Vuillemin, dirigé par J. A. Barral. Paris : Morgans. – (1869) : Correspondance scientifique et littéraire, recueillie, publiée et précédée d’une notice et d’une introduction, par M. de la Roquette. Paris : Ducrocq. – (1880) : Briefe Alexander’s von Humboldt an seiner Bruder Wilhelm. Stuttgart : J. G. Cotta. – (1907) : Correspondance d’Alexandre de Humboldt avec François Arago, éditées par E. T. Paris : Hamy.



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– (1993) : Briefe aus Amerika (1799–1804), Akademie Verlag, Berlin. – (2000) : Cosmos : essai d’une description physique du monde. Paris : Edition Utz. Kant, Immanuel (1988) : Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopo­ litique, traduit par J.-M. Muglioni. Paris : Bordas. Kuhn, Thomas (1983) : La structure des révolutions scientifiques. Paris : Champs Flammarion. Péaud, Laura (2009) : Entre continuité scientifique et révolution épistémologique : la fabrique de la géographie sous la plume d’Alexander von Humboldt. Lyon : Mémoire de master 1, Ecole Normale Supérieur Lettres et Sciences Humaines.

Quelques remarques sur les systèmes complexes Luciano Boi Le problème métaphysique du temps est celui de notre identité changeante, des autres identités chan­ geantes. En disant que quelque chose a changé je n’ai voulu pas dire que ce quelque chose a été rem­ placée par quelque chose d’autre. Si je dis : la graine a poussé ; je n’ai voulu pas dire par là qu’une graine est remplacée par une plante ; je veux dire que cette graine s’est transformée en quelque chose de différent, en une plante. Autrement dit, c’est l’idée de la permanence dans l’aléatoire. Jorge Luis Borges Résumé. Dans cet article, nous cherchons à mettre en évidence quelques proprié­ tés importantes des systèmes complexes, tout en nous interrogeant sur leur signi­ fication et portée aussi bien scientifiques que philosophiques. Nous insistons, à ce propos, sur l’importance, des notions de non-linéarité, d’ordre émergent du chaos et d’auto-organisation. En particulier, nous montrons comment les propriétés de non-linéarité qui caractérisent un système complexe sont une source infinie de diversité de formes et de comportements. Nous proposons enfin quelques réflexions sur la signification de la propriété d’incomplétude et sur le rôle qu’elle joue en mathématiques et dans l’étude de la nature. Mots clé : complexité, systèmes chaotiques, auto-organisation, déterminisme / in­ déterminisme, transition de phase, brisure de symétrie, propriétés émergentes, in­ complétude, philosophie naturelle.

I. Remarques introductives Dans ce texte, on se propose de développer une réflexion sur certains aspects de la théorie des systèmes dynamiques chaotiques et des mathéma­ tiques non-linéaires. Parallèlement à cette réflexion, nous proposons une interprétation philosophique nouvelle du principe de causalité en physique. Son objectif est également de montrer que certains objets, notamment de la géométrie, de la théorie des systèmes dynamiques et de l’astrophysique, sont nécessairement et profondément liés, et qu’ils revêtent une significa­ tion épistémologique qui déborde les limites d’une théorie scientifique pure­

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ment descriptive. Leur détermination mathématique et phénoménologique exige, en fait, l’introduction de méthodes mathématiques de nature plus qualitative (essentiellement de nature topologique) qui nous renseignent sur un niveau d’organisation structurale supplémentaire par rapport à l’informa­ tion que l’on obtient par l’application de méthodes purement numériques et statistiques. Cette détermination nous fournira la possibilité de suggérer quelques ré­ flexions sur la nature, à la fois mathématique et phénoménologique, de cer­ tains concepts scientifiques fondamentaux comme ceux de chaos et de complexité, ainsi que quelques considérations sur le statut scientifique et épis­ témologique des notions de déterminisme et de prédictibilité. De plus, on s’interrogera sur la question de savoir quel sens faut-il attribuer à la modé­ lisation mathématique de tel ou tel système dynamique, et de quel type de mathématiques non-linéaires avons-nous besoin pour rendre compte de tous ces phénomènes, dans lesquels à la fois certaines singularités spatiales et l’action du temps jouent un rôle fondamental. Et encore, sur le sens qu’il faut attribuer à la complexité de leur comportement ? Une première question fondamentale que l’on peut se poser, et qui ser­ vira de fil conducteur des réflexions développées ici, est la suivante : pour­ quoi l’Univers est-il en mouvement (c’est-à-dire en changement) perma­ nent ? Son existence dépendrait-elle précisément du fait qu’il est en mou­ vement ? Pour être en mesure de répondre à cette question, il faut d’abord et avant tout préciser la nature et la forme de ce mouvement. Mentionnons que la théorie qualitative des systèmes dynamiques, qui a été développée autour des années 1930 par quelques mathématiciens et phy­ siciens théoriciens à la suite des travaux fondamentaux d’Henri Poincaré notamment sur le problème des trois et n corps en mécanique céleste, s’était posée comme tâche de ramener la solution des équations du mouvement de certaines classes de systèmes dynamiques à l’étude plus large des propriété géométriques qualitatives et globales de l’espace dans lequel ces systèmes sont plongés et se laissent définir. Pour ce faire, il a fallu introduire trois nouveaux concepts mathéma­ tiques, ceux respectivement de systèmes dynamiques, d’espace des phases et de chaos déterministe, qui changeront profondément la conception de domaines entiers des mathématiques et de la physique au vingtième siècle. Les deux premiers concepts sont en quelque sorte liés, et il convient d’en donner d’emblée une définition même très intuitive et de préciser quelque peu leurs significations ; quant au troisième concept, nous l’aborderons plus en avant, car il faut introduire préalablement quelques autres notions fondamentales.



Quelques remarques sur les systèmes complexes127

Par système dynamique1, il faut entendre tout système de parties intera­ gissantes, quelle que soit sa nature (physique, chimique, biologique, écono­ mique, etc.) soumis à une phénoménologie qui évolue au cours du temps. L’analyse de tout phénomène dépend donc du temps et, s’agissant de carac­ tériser leurs types de comportement ou d’évolution, sans référence directe aux éléments matériels du système étudié, la théorie des systèmes dyna­ miques présente un haut degré de généralité et d’universalité, mais égale­ ment une signification ontologique et une portée philosophique remar­ quables. Cette évolution peut être décrite par un ensemble fini d’équations qui prennent des formes mathématiques diverses : équations différentielles ordinaires, équations aux dérivées partielles, ou bien encore des applications (fonctions) beaucoup plus générales. D’un point de vue historique, disions-nous, la théorie des systèmes dyna­ miques est née avec les travaux de Poincaré autour des années 1881–1890, notamment avec les deux grands mémoires Sur les courbes définies par des équations différentielles et Sur le problème des trois corps et les équations de la dynamique, où l’étude quantitative (analytique) locale des équations différentielles dans le champ complexe est remplacée par leur étude quali­ tative (géométrique) globale dans le champ réel. Elle s’est donnée pour but une description aussi précise que possible du comportement asymptotique, en temps infini, de certaines familles d’équations différentielles. L’étude qualitative de l’ensemble des mouvements possibles d’un pendule rigide dans un plan vertical offre une illustration simple de la notion de système dynamique. Le problème des trois corps en mécanique céleste ou la carac­ térisation des équations du type Van der Pol sont d’autres exemples déjà plus compliqués (bien qu’aux équations simples) et, si au lieu de trois corps, l’on a un système à n corps, comme c’est le cas pour le système solaire pris dans son ensemble, alors les données du problème se com­ pliquent énormément (voir plus loin pour des considérations sur ces cas). II. Quelques caractéristiques importantes des systèmes chaotiques On dit d’un système qu’il a un comportement chaotique, lorsqu’il pré­ sente un certain nombre de propriétés caractéristiques. (i)  Lorsque des perturbations microscopiques sont amplifiées et produisent rapidement des changements macroscopiques. Il y a beaucoup de 1  Pour des exposés clairs et conceptuellement profonds de la théorie des systèmes dynamiques, le lecteur familiarisé avec certaines notions mathématiques fondamen­ tales pourra consulter les articles suivants : Smale 1967 ; Hirsch 1984 ; Chenciner 1989 ; Yoccoz 1995.

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systèmes (physiques, chimiques et biologiques) et même beaucoup de situa­ tions dans la vie de tous les jours qui montrent une certaine dépendance très sensible aux conditions initiales : une petite modification des condi­ tions initiales change considérablement l’évolution ultérieure du système. C’est un comportement que l’on rencontre dans un grand nombre de sys­ tèmes complexes. Leur propriété fondamentale consiste en ce qu’une légère variation des données initiales induit des différences croissantes entre les trajectoires du mouvement. En d’autres termes, une petite modification des conditions initiales conduit rapidement à un état (du système) tout à fait différent, ce qui revient à dire qu’une faible incertitude sur les données initiales conduit rapidement à une incertitude très importante sur les résul­ tats. Ce fait, peu intuitif, est d’une importance philosophique considérable, car il montre qu’un système déterministe peu avoir un comportement impré­ visible2. (ii)  Lorsque deux trajectoires issues de points voisins dans l’espace de phases divergent de façon exponentielle, en ne restant proches l’une de l’autre que pendant très peu de temps. Cela ressemble à une opération topo­ logique de repliement et d’étirement dans l’espace des phases. Précisons que la divergence exponentielle des trajectoires est un phénomène local : comme les attracteurs sont de dimensions finies, il est impossible que deux trajectoires divergent indéfiniment de façon exponentielle. Par conséquent, l’attracteur doit se replier sur lui-même et des trajectoires divergentes fi­ nissent toujours par se rapprocher à un moment ou à un autre. Les trajec­ toires qui se dirigent vers un attracteur chaotique subissent ainsi une sorte de mélange qui est à l’origine du caractère aléatoire des trajectoires. Plus précisément encore, c’est le chaos qui mélange les trajectoires en « pétris­ sant » l’espace des phases comme un boulanger pétrit sa pâte. Le processus de repliement et de d’étirement se répète à l’infini et fait apparaître un très grand nombre de plis imbriqués les uns dans les autres. En d’autres termes, un attracteur étrange est un fractal, c’est-à-dire un objet dont la complexité apparaît à mesure qu’on l’observe avec un grossissement croissant. Un exemple de ce type d’attracteur étrange est celui qui a été conçu par M. Hénon. En effet, il se caractérise par le fait que tous les points de l’attracteur sont obtenus à partir d’un seul point initial auquel on a appliqué la transformation de Hénon de très nombreuses fois. Cet attracteur, notonsle A, est invariant par action du flot φ qui, mathématiquement, est la don­ née d’un ensemble de n équations différentielles ordinaires du premier ordre : (d / dt) X(t) = F(X, t), 2  Voir,

à ce sujet, les remarques intéressantes de Ruelle 1991.



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X étant un vecteur de l’espace des phases Rn et F désignant un champ de vecteurs de cet espace, fonction de X et du temps t ; quand F ne dépend pas explicitement du temps, mais seulement de X, le flot est dit autonome, dans le cas contraire, on a affaire à un flot non-autonome et il est inclus dans un certain domaine, B, de volume non nul, qui constitue son « bassin d’attraction ». Par définition, ce bassin est l’ensemble des points tels que la trajectoire de phases qui en est issue converge rapidement vers A – par exemple, dans un cas simple, vers un cycle limite mentionné plus haut. En d’autres termes, l’attracteur A est la limite asymptotique des solutions éma­ nant de toute condition initiale située dans son bassin d’attraction B. Même si A est un objet d’apparence géométrique simple, son bassin B peut, en revanche, avoir une forme très compliquée. (iii)  Lorsque le comportement d’un système ne peut plus être analysé en fonction de celui des éléments qui le constituent. Il s’agit, en des termes plus mathématiques, de la non-intégrabilité de beaucoup de systèmes com­ plexes qui a pour effet caractéristique le chaos (mais non pas d’une manière dense). Même s’il existe des systèmes physiques à un très grand nombre de particules ou de molécules (par exemple, en mécanique statistique) qui se comportent effectivement comme la somme de leurs constituants, la seule description possible, dans ces cas, semble être pour le moment de type statistique, et les propriétés que l’on dégage par cette méthode ne font pas intervenir des objets géométriques associés. Il faut pour cela un cadre conceptuel permettant de décrire et d’expliquer le comportement qualitatif des systèmes, car il est suffisamment clair que même si l’on arrivait, par exemple, à une carte complète des cellules du cer­ veau ou des gènes de notre organisme, il serait impossible d’en tirer la moindre conclusion définitive sur leur comportement et, à fortiori, sur notre comportement. Pour la même raison, il est illusoire de croire qu’une descrip­ tion détaillée de toutes les forces fondamentales de la nature permettra de comprendre toute la nature (i. e. avoir une « théorie du tout »). En réalité, dans de nombreux domaines scientifiques, en physique comme en biologie ou en psychophysiologie, on s’est de plus en plus aperçu que l’interaction des composants, à une échelle donnée, se traduit parfois, à l’échelle supérieure, par un comportement global complexe dont il est impossible de rendre compte à partir de la connaissance des éléments individuels3.

3  Pour une analyse approfondie de cette question, je me permets de renvoyer à Boi 2000.

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III. Propriétés et comportements des systèmes complexes Le propos d’une théorie des systèmes complexes consiste à trouver ces lois qui régissent leur comportement global : ce sont des lois phénoménologiques qui ne sauraient être, dans la plupart des cas, facilement déductibles des lois qui contrôlent chacun des constituants de tel ou tel système. Par exemple, le comportement de beaucoup de neurones contenus dans notre cerveau est au­ jourd’hui, à certains égards, relativement bien compris, mais on est très loin d’avoir compris les raisons qui font que dix mille milliards de neurones, connectés entre eux par cent mille milliards de synapses, forment un cerveau qui pense. On peut supposer qu’il y a là émergence de certains comporte­ ments collectifs nouveaux. Il s’agit d’un phénomène déjà assez bien connu en physique et notamment dans la théorie des transitions de phases (pensons à la transition – qui se produit en baissant la température – par laquelle un métal normal acquière la propriété de la supraconductivité), où la coopération d’un nombre très élevé d’atomes et de molécules semble en partie responsable des transitions de phases du type eau → glace ou eau → vapeur. Cependant, dans le cas de nombreux systèmes complexes que l’on rencontre en biologie ou en neurophysiologie, le comportement global du système n’est pas aussi simple qu’en physique statistique, par exemple. Or la théorie des systèmes complexes repose sur l’idée que s’il est impor­ tant de connaître la nature des interactions entre les constituants d’un sys­ tème, il est en fait encore plus important de connaître les lois globales qui contribuent à l’émergence de comportements collectifs. En effet, il semble que le comportement collectif d’un système ne change pas si l’on modifie faiblement (c’est-à-dire sans altérer le système) les lois auxquelles obéissent ses constituants. En d’autres termes, on peut introduire une notion mathé­ matique de classification en termes d’équivalence topologique (d’homéo­ morphisme) entre les types de comportements collectifs et essayer de mon­ trer que lorsqu’on fait varier un des constituants ou même tous à la fois, le système ne cesse pas d’appartenir à l’une de ces classes d’équivalence4. Ainsi caractérisés, les comportements collectifs des systèmes complexes peuvent être définis comme étant structurellement stables, et donc suscep­ tibles d’une classification selon le concept d’application homéomorphe, mais qui résulte beaucoup plus compliquée, eu égard à ses propriétés ma­ thématiques et dynamiques, de la classification donnée par René Thom dans l’ouvrage classique Stabilité structurelle et morphogenèse (1972). On peut alors dire qu’une des caractéristiques des systèmes complexes est d’admettre un nombre assez grand d’états d’équilibre différents, en ce sens que ce qui 4  Pour une tentative dans cette direction, voir notre ouvrage récent, Morphologie de l’invisible (Boi 2011a).



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ne change pas et qui donc reste toujours identique à lui-même au cours du temps ne présente pas de complexité, alors qu’un système est complexe s’il peut prendre plusieurs formes différentes, tout en gardant une certaine sta­ bilité fondamentale. Un organisme biologique est un système complexe par excellence, car il passe par plusieurs formes différentes au cours de l’évolution, dont chacune correspond à un stade précis de son développement, et toutefois ces diffé­ rents stades semblent suivre un plan général d’organisation ou plutôt d’autoorganisation de l’organisme dont la principale fonction est d’assurer, à l’intérieur de certaines limites, son métabolisme et sa régénération. On re­ marquera à ce propos qu’il existe une différence énorme entre le fait de connaître les réactions biochimiques de base d’un être vivant et la compré­ hension de son comportement global. Prenons par exemple le cas d’un orga­ nisme vivant apparemment parmi les plus simples comme l’Escherichia Coli, une minuscule bactérie qui contient environs trois milles types de protéines différentes qui interagissent de façon essentielle entre elles pour permettre le métabolisme et la synthèse de la cellule. Or, même si un jour l’on arrivait à connaître les fonctions de chacune de ces protéines, cela ne permettrait pas pour autant une compréhension véritable des comportements globaux d’un organisme vivant. Le problème se pose donc d’arriver à dé­ duire les caractéristiques globales du comportement des systèmes complexes doués d’auto-organisation par des méthodes beaucoup plus fines que par de simples simulations numériques. Nous sommes confrontés à une situation en quelque sorte analogue en mécanique statistique ou dans la théorie des systèmes dynamiques (même si le cas d’un systèmes vivant apparaît d’une complexité infiniment plus grande). Par exemple en mécanique céleste, où la seule connaissance des lois analytiques du mouvement de tel ou tel corps ne permet pas de déduire les caractéristiques du comportement global (ou, ce qui revient au même, la géométrie qualitative) du système, en l’occur­ rence du système solaire, comme cela avait déjà été très bien montré par Henri Poincaré, et depuis ses résultats ne font que se confirmer5. Résumons trois propriétés fondamentales qui nous semblent caractériser intrinsèquement de nombreux systèmes complexes. Il est clair qu’il existe des liens importants entre ces trois propriétés, mais ce qui n’est pas encore compris est la nature de ces liens et la signification de leur dépendance mutuelle. (i)  Un système complexe peut être défini sur un espace de configurations de dimension infinie ou en tout cas de dimension très élevée. Chacune de 5  Cf. certains travaux récents d’Alain Chenciner, de Richard Montgomery et de Carles Simó sur le problème des trois et n corps. Voir également Moeckel 1988.

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ces configurations correspond à un stade précis du développement du sys­ tème, et la transition d’un stade à un autre, par exemple dans le cas d’un organisme vivant, du stade embryonnaire au stade successif de la croissance cellulaire des tissus et de l’organogenèse, nécessite la formation de nou­ velles structures pour la construction de son espace anatomico-physiolo­ gique. Cet espace connaît ainsi une sorte de croissance qui est difficile à expliquer si l’on considère uniquement les très nombreuses réactions et rétroactions biochimiques qu’affectent chaque cellule, ou les seuls consti­ tuants moléculaires que contient un organisme vivant. Il faut en fait prendre en compte le caractère structural des interactions entre les différents types de molécules et de cellules, ainsi que certains processus de nature plus biogéométrique et biotopologique responsables du moins en partie de la morphogenèse et du fonctionnement global des organismes vivants. Certains concepts topologiques semblent appropriés à rendre compte notamment de l’une des caractéristiques fondamentales du développement des organismes vivants, à savoir que des perturbations locales d’un certain type (dysfonc­ tionnements moléculaires, excédents ou déficits cellulaires, mutations géné­ tiques, etc.) pouvant affecter l’embryon, n’en altèrent pas le cours normal de son développement global. En d’autres termes, l’organisme cherche tou­ jours la solution en quelque sorte optimale et la plus stable afin d’assurer la reproduction et la conservation de ses structures au cours de la croissance et de la morphogenèse. Il faut ainsi admettre, d’une part, qu’un certain type de discontinuités locales, dont la géométrie peut avoir une allure discrète et aléatoire (polarisations, brisures de symétries, bifurcations, attracteurs étranges, etc.), interviennent à différentes phases du développement, aux niveaux aussi bien microscopique des structures supramoléculaires que macroscopique des tissues cellulaires. D’autre part, ces discontinuités semblent néanmoins évoluer en accord avec un plan d’organisation (ou d’auto-organisation, c’est-à-dire intrinsèquement) global qui, lui, est essen­ tiellement continuiste et déterministe, mais en un sens dynamique et émer­ gentiste, et non pas statique et préformiste. (ii)  Un certain type de complexité peut émerger du caractère désordonné de tel ou tel phénomène ; par ailleurs, un système régi par des lois simples peut donner lieu à des dynamiques très complexes6. Il y a ici deux consi­ dérations importantes à faire. La première est relative au fait que dans la 6  Il a pu être montré qu’il s’agit là d’une propriété fondamentale qui caractérise de nombreux phénomènes naturels dans plusieurs domaines scientifiques. Pour une étude approfondie de ces phénomènes en biologie théorique et en particulier dans la théorie écologique des populations, voir l’ouvrage de May 1974. L’étude de cette classe de phénomènes a acquis ces dernières années une importance fondamentale en mécanique statistique ; le lecteur intéressé pourra se référer à l’ouvrage de Pari­ si 1993.



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nature on trouve des systèmes dont le comportement global est extrêmement complexe, bien que leurs constituants fondamentaux soient en revanche tout à fait simples. Ce fait a été très bien mis en évidence, entre autres, dans les études sur les automates cellulaires et la complexité depuis une vingtaine d’années. Mais c’est d’abord et surtout, au début du siècle dernier, dans le cadre de la théorie qualitative des systèmes dynamiques en mécanique céleste d’une part, et dans celui de la théorie gestaltiste de la perception en psychophy­ siologie de l’autre, qu’on a commencé à comprendre la différence fonda­ mentale entre les propriétés singulières, locales et analytiques des éléments constituant un système. Par exemple un système dynamique à n corps comme l’univers, outre des propriétés analytiques et locales (c’est-à-dire intégrables), présente également des propriétés qualitatives et globales, c’est-à-dire donc non analytiques et non locales, et par conséquent non inté­ grables. Ce qu’il y a de nouveau dans les théories de la complexité, par rapport aux théories que l’on vient de mentionner, est le fait suivant. On a observé qu’il existe un très grand nombre de systèmes naturels composés de plu­ sieurs éléments semblables chacun, lesquels, pris isolément des autres, pré­ sentent une structure et un comportement simples, alors qu’ensemble se mettent à interagir et à coopérer de telle sorte à acquérir des structures et des comportements complexes. Ce qui signifie que les propriétés de type interactif et coopératif constituent un niveau d’organisation structurelle spé­ cifique au système, mais qui est absente au niveau des éléments individuels. Comme Stephen Wolfraum (1984) l’a écrit : It is common in nature to find systems whose overall behavior is extremely com­ plex, yet whose fundamental component parts are each very simple. The complex­ ity is generated by the cooperative effect of many simple identical components. Much has been discovered about the nature of the components in physical and biological systems; little is known about the mechanisms by which these compo­ nents act together to give the overall complexity observed.

Ce type de situations et de propriétés, qui concerne plusieurs types d’ob­ jets du monde réel et divers domaines scientifiques, de la physique et la biologie à la psychologie et l’éthologie, a reçu le nom de phénomènes co­ opératifs ou collectifs. Comme H. Haken (1983) l’a souligné : Most objects of scientific study in physics, chemistry, biology, and many other fields, are composed of many individual parts that interact with each other. By their interaction, the individual parts may produce cooperative phenomena that are connected with the emergence of new qualities that are not present at the level of individual subsystems. For instance, the human brain consists of a network of some 100 billion neurons that, through their cooperation, bring about pattern rec­ ognition, associative memory, steering of locomotion, speech, etc.

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Il peut donc être dit que la complexité, dans beaucoup de systèmes phy­ siques, biologiques ou encore écologiques, émerge d’un certain effet de coopération d’un très grand nombre de constituants. En d’autres termes, le fait que tous ces éléments se mettent à interagir selon certaines règles et à s’échanger de l’énergie (comme dans le cas des atomes) ou des signaux fonctionnels (comme dans le cas des macromolécules), permet l’engendre­ ment de nouvelles configurations et d’effets contextuels ou globaux qui induisent chez le système un comportement qualitatif caractéristique. De plus, celui-ci subsistera dans le temps, même si les constituants ou les élé­ ments individuels du système subissent de légères perturbations ou modifi­ cations7. Ce changement qualitatif correspond à ce qu’on appelle, en phy­ sique de la matière condensée ou en physique statistique, à une transition de phase, qui n’est autre chose qu’un changement de régime, des caracté­ ristiques fondamentales (de l’« identité », pour ainsi dire) d’un objet, d’un système ou d’un organisme. La seconde considération concerne le fait que beaucoup de systèmes complexes présentent ce qu’on appelle la propriété d’universalité. Elle dit qu’une transition de phase affectant ces mêmes systèmes montre un com­ portement macroscopique global qui ne dépend pas du modèle spécifique utilisé pour la décrire, mais bien plutôt de certaines caractéristiques géné­ rales comme la dimension spatiale et la symétrie de l’espace de phase, et ce, malgré le fait que certains paramètres locaux, comme la température à laquelle se produit la transition de phase, dépendent du modèle. En d’autres termes, la propriété d’universalité explique pourquoi des modèles mathéma­ 7  Comme le souligne Parisi (1993 : 78–79) : “Theoretical physicists in recent years have discovered that the collective behavior of a macro-system, i. e. a system composed of many objects, does not change qualitatively when the behavior of single components are modified slightly. There are many universal classes which describe the collective behavior of the system, and each class has its own charac­ teristics; the universal classes do not change when we perturb the system. The most interesting and rewarding work consists in finding these universal classes and in spelling out their properties. (…) This conception has always been implicit in most investigations and it has become quite explicit during studies done in the last twenty years on second order phase transitions. The objective, which has been lastly achieved, was to classify all possible types of phase transitions in different universality classes and to compute the parameters that control the behavior of the system near the transition point as a function of the universality class. (…) One of the most interesting and surprising results obtained by studying complex systems is the possibility of classifying the configurations of the system taxonomically. It is well known that a well founded taxonomy is possible only if the objects we want to classify have some unique properties, i. e. species may be introduced in an objec­ tive way only if it is impossible to go continuously from one species to another; in a more mathematical language we say that the objects must have the property of ultrametricity.”



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tiques relativement simples peuvent nous apprendre des choses très pro­ fondes sur les transitions de phases pour une classe très large de systèmes physiques et mathématiques8. (iii)  Les systèmes complexes doivent leur robustesse et leur possibilité de se régénérer à certains mécanismes d’auto-organisation spontanée9. Il y a des structures qui résultent d’un processus d’auto-organisation. Par exemple, la biologie nous apprend que la vie peut se former à partir de la matière inanimée à travers une série de processus spontanés. Ces processus donnent d’abord lieu à des bactéries, puis, à partir de celles-ci auraient pu se former au cours de l’évolution les organismes pluricellulaires, ensuite, à partir de ces derniers, se seraient formés les poissons, les amphibiens et enfin les mammifères y compris l’homme10. La question bien évidemment demeure ouverte de savoir comment est-il possible d’obtenir un système complexe de molécules organiques qui peut s’auto-reproduire, et qui est aussi capable d’un métabolisme qui coordonne le flot (dynamique) biochimique des mi­ cromolécules et l’énergie nécessaire à la reproduction, et qui en même temps est susceptible d’évoluer dans un espace et un temps appropriés ? Une des réponses possibles consisterait à faire l’hypothèse selon laquelle la vie aurait pu naître d’une propriété collective émergeant d’un mélange plus 8  Cf.

Spencer 2000. cette question fondamentale concernant aussi bien l’origine, les principes d’organisation que les processus d’évolution des organismes biologique et plus gé­ néralement de la vie, cf. les travaux importants de Eigen 1971 ; Kauffmann 1993 ; Luisi 1993. 10  Sur ce sujet, voir les réflexions stimulantes de Pier Luigi Luisi dans l’article cité à la note précédente. Il écrit : “Bacterial life is essentially self-maintenance within a boundary of its own making (I utilize here the framework of autopoiesis, with some simplifications). In other words, the compoounds which in a cell are consumed or transformed, are re-generated by the cell itself, due to its internal processes, so that the cell remains always the same, despite a complex network of thousands of reactions. The main function of a living cell is thus to defend its own identity, to remain itself in the face of the many transformations which take place inside its boundary. The purpose of a life is thus to maintain its self-identity. This view, which comes out from the analysis of simple bacteria as well as multicellular organisms, can be extended to all living species, and even to societies of ants and other animals. It can be extended to the planet Earth, when the Earth is seen as a single living planet. (…) So there is a spontaneous generation of life. The path starts most likely from simple molecular patterns of self-assembly and self-organization. Self-organized systems, once formed and stabilized, acquired eventually in the course of molecular evolution additional specific properties, for example self-repli­ cation and chemical catalysis. Thus, enzymes and nucleic acids were formed, and eventually the genetic code and the living cell. In this sense, life may be seen as a particulary state of very complex self-organization. It is actually an emergent prop­ erty of a particular state of self-organization, after complexity has reached a critical state.” 9  Sur

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ou moins complexe de polymères catalytiques, tels que les protéines ou les RNA catalytiques, qui auraient catalysé la formation d’organismes vivants à partir d’autres organismes moins développés. On pourrait ainsi admettre que l’origine de la vie a pu se produire comme un événement à la fois nécessaire et contingent (inéluctable et aléatoire), mais moins au sens du principe anthropique qu’au sens qu’il aurait dès le début obéi à un certain type de lois hautement non-linéaires et non déterministes, c’est-à-dire qu’il aurait été gouverné par des principes d’auto-organisation spontanée agissant dans des systèmes complexes de catalyseurs11. L’idéal réductionniste en science a toujours consisté à croire que si l’on connaît exactement l’état d’un système à un instant donné, on peut déter­ miner l’état de ce système à tout instant ultérieur. Or l’existence du chaos remet en cause une telle conception scientifique, en montrant que l’évolu­ tion à long terme d’un système est imprévisible. Dès lors, la conception d’une théorie scientifique repose plus sur l’étude et la modélisation des propriétés géométriques et topologiques (qualitatives et globales) des phé­ nomènes vus comme des systèmes dynamiques, que sur son pouvoir uni­ quement descriptif et prédictif. Précisons, à ce propos, trois points impor­ tants. Premièrement, on sait que des systèmes déterministes constitués de très peu d’éléments peuvent avoir aussi des comportements aléatoires. Deu­ xièmement, il importe de rappeler que le chaos peut être déterministe lorsqu’il est régi par un ensemble de lois rigoureuses qui ne font, ellesmêmes, intervenir aucun élément aléatoire. Troisièmement, soulignons qu’il existe de l’ordre dans le chaos, car les comportements chaotiques sont régis par des structures géométriques profondes qui engendrent de l’aléatoire. De ce point de vue, on comprend grâce au chaos, qui amplifie des fluctuations d’importance minime, que les systèmes naturels puissent se renouveler et produire de nouvelles structures. IV. Sur le déterminisme et la prédictibilité On sait à ce propos qu’il y a des systèmes physiques qui sont régis par certaines lois déterministes, et néanmoins, si son état initial est plus ou moins perturbé et si, en outre, notre connaissance de ce même état initial est légèrement imprévue, il finira alors par présenter le phénomène de dé­ pendance sensitive aux conditions initiales et, de ce fait, nos prédictions seront rapidement entachées d’une erreur considérable. Ce fait, qui n’est point arbitraire et ne peut pas être simplement imputé au hasard ou à l’igno­ rance humaine, et dont partant l’importance doit être prise en compte si l’on veut approfondir nos connaissances du monde réel, avait déjà été mis en 11  Cette

hypothèse a été développée, entre autres, par Kauffman 1993.



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évidence par Poincaré dans un célèbre passage de son ouvrage Science et méthode de 1903 : Une cause très petite, qui nous échappe, détermine un effet considérable que nous ne pouvons pas ne pas voir, et alors nous disons que cet effet est dû au hasard. Si nous connaissions exactement les lois de la nature et la situation de l’Univers à l’instant initial, nous pourrions prédire exactement la situation de ce même Univers à un instant ultérieur. Mais, lors même que les lois naturelles n’auraient plus de secret pour nous, nous ne pourrions connaître la situation initiale qu’ap­ proximativement. Si cela nous permet de prévoir la situation ultérieure avec la même approximation, c’est tout ce qu’il nous faut, nous disons que le phénomène a été prévu, qu’il est régi par des lois ; mais il n’en est pas toujours ainsi, il peut arriver que de petites différences dans les conditions initiales en engendrent de très grandes dans les phénomènes finaux ; une petite erreur sur les premières produirait une erreur énorme sur les derniers. La prédiction devient impossible et nous avons le phénomène fortuit.

Ainsi, le déterminisme n’implique pas la prédictibilité et la rigueur des lois physiques n’est pas en contradiction avec la contingence des faits de la vie quotidienne. Il paraît donc très difficile d’admettre un déterminisme strict des lois de la nature, tel que Pierre Simon de Laplace l’a formulé dans son Essai philosophique sur les probabilités de 177612. Si, d’un côté, l’on peut en effet admettre que l’histoire de la nature et des hommes suit des lois spatio-temporelles localement déterministes, de l’autre, le cours de l’histoire peut bifurquer vers des voies tout à fait inattendues et, de ce fait, être imprévisible. Il existe à ce propos au moins deux points de vue, très différents, par rapport auxquels on peut se placer. L’un considère que l’univers est statique (qu’il est ce qu’il a en quelque sorte toujours été, en tout cas depuis le big bang) et que c’est l’observation et l’observateur avec les mesures qu’on en fait qui évoluent. L’autre admet que l’univers lui-même change dans le (et grâce au) temps. Très schématiquement, on peut dire que la première conception met plus l’accent sur l’aspect contingent du monde et le carac­ tère constructif des idées mathématiques et des modèles physiques de celui12  Citons un extrait bien connu de cet ouvrage célèbre : « L’état présent du sys­ tème de la Nature est évidemment une suite de ce qu’il était au moment précédent, et si nous concevons une intelligence qui, pour un instant donné, embrasse tous les rapports des êtres de cet Univers, elle pourra déterminer pour un temps quelconque pris dans le passé ou dans l’avenir la position respective, les mouvements et, géné­ ralement, les affections de tous ces êtres. L’astronomie physique (…) nous offre une idée, quoique imparfaite, de ce que serait une semblable intelligence. La simplicité de la loi qui fait mouvoir les corps célestes, les rapports de leurs masses et de leurs distances permettant à l’Analyse de suivre, jusqu’à un certain point, leurs mouve­ ments, et pour déterminer l’état du système, il suffit au géomètre que l’observation lui donne leur position et leur vitesse pour un instant quelconque … »

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ci, tandis que la seconde admet que les processus naturels se transforment et évoluent dans un cadre spatio-temporel régi par un certain nombre de structures et de lois mathématiques objectives. La mécanique quantique (ou plutôt une certaine interprétation de celle-ci) et certaines théories du chaos semblent plutôt donner raison à la première de ces deux conceptions, alors que d’autres théories scientifiques aussi variées que la relativité générale, la théorie des catastrophes ou la morphogenèse biologique sont plus en accord avec la seconde. Mais peut-être que l’on pourrait envisager une nouvelle conception, plus profonde, qui en quelque sorte embrasse les deux autres. On pourrait en effet penser, d’une part, que toute modification interne ou externe qui vient perturber le cours normal d’un phénomène peut en affec­ ter son déroulement futur, son histoire ; de l’autre, qu’il doit y avoir certains processus qui jouent un rôle clé dans la détermination du comportement des phénomènes, et qui font que le monde réel a les propriétés réelles que nous lui observons et non pas d’autres. Ceci signifie au demeurant que ces pro­ cessus nous apprennent quelque chose de plus fondamental sur l’état actuel de l’univers et sur l’état au moment de son origine. V. Turbulences, irréversibilité et causalité ; la question des relations complexes entre substrats physiques et processus vivants Expliquons brièvement et de façon non technique les notions de turbu­ lence et d’attracteur étrange13. L’écoulement d’un fluide illustre bien le phé­ nomène de la turbulence, selon les conditions, il est prévisible ou imprévi­ sible. Quand la vitesse du fluide est très lente, l’écoulement est « lami­ naire », c’est-à-dire calme, régulier, stationnaire, et l’on peut calculer le comportement du fluide à l’aide des équations de la mécanique des fluides (voir Meyer 1982). Dans d’autres circonstances, en revanche, l’écoulement est moins prévisible : il est irrégulier, agité et inégal ; c’est le régime tur­ bulent. Il existe un modèle d’écoulement « non périodique et déterministe » d’un fluide, élaboré au début des années soixante-dix par D. Ruelle et F. Ta­ kens, qui établit que la transition vers la turbulence hydrodynamique était associée à des attracteurs étranges. En d’autres termes, la turbulence hydro­ dynamique est représentée par des attracteurs étranges, des objets mathéma­ tiques décrivant des évolutions temporelles avec dépendance sensitive des conditions initiales. Les attracteurs étranges sont des fractals dont la struc­ ture apparaît plus détaillée, mais « identique », quand le grossissement aug­ mente. Le chaos engendre naturellement des fractals, car les trajectoires 13  Pour un exposé clair et précis de ces deux notions, accessible au non spécia­ liste, cf. Ruelle 1980 : 137. Voir aussi Ford 1993.



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initialement voisines divergent, mais se replient et se rapprochent ensuite (les caractéristiques du mouvement telles que la vitesse et la position ne peuvent prendre, en effet, que des valeurs finies). La répétition des opéra­ tions d’étirement et de repliement fait apparaître des plis à l’intérieur des plis, etc. Dans le modèle bien connu d’attracteur étrange conçu par Michel Hénon, un système d’équations itératives très simple d’étirements et de re­ pliements du plan amène chaque point à une nouvelle position. Tous les points de l’attracteur sont obtenus à partir d’un seul point initial auquel on a appliqué la transformation de Hénon de très nombreuses fois. La répéti­ tion de ce processus révèle la structure microscopique de l’attracteur, dans laquelle apparaît un « bassin d’attraction ». Techniquement, dans beaucoup de systèmes dynamiques, l’espace des phases comporte trois dimensions et ses coupes de Poincaré peuvent s’étendre sur deux dimensions. Pour représenter l’espace des phases à trois dimensions d’un système, Henri Poincaré imagina d’effectuer des coupes dans celui-ci ; appelées coupes de Poincaré. Dans ces coupes, une trajec­ toire régulière en hélice sur un tore apparaît comme une série de points (les points d’intersection entre la trajectoire et le plan de coupe) ; ces points forment des ellipses qui sont les sections du tore. En revanche, les trajec­ toires stochastiques apparaissent sous forme de nuage de points qui oc­ cupent une certaine surface de la coupe de Poincaré. A priori, on peut choi­ sir des plans de coupe quelconques dans l’espace des phases. À partir d’une certaine valeur du paramètre de stochasticité s, le point représentatif du système se répartit dans les deux dimensions de l’espace des phases : la courbe chaotique prend de l’épaisseur et un « attracteur étrange » apparaît ; autrement dit, les coupes de Poincaré font apparaître des « feuillets » dans la courbe chaotique : un attracteur étrange, véritable signature du chaos, est apparu. Cet attracteur étrange subsiste pour un intervalle assez grand de valeurs du paramètre de stochasticité, mais le système retrouve bientôt une solution régulière, puis retourne au chaos, après une nouvelle cascade de dédoublements. Par la suite, le système connaîtra une alternance de phases chaotiques entrecoupées de phases régulières. La présence d’attracteurs étranges dans nombreux systèmes (en physique, en biologie, en cosmologie, en neurophysiologie, en économie, etc.) se trouve toujours associée à la transition entre le régime laminaire et le régime turbulent, qui est non pé­ riodique et aléatoire. (L’expérience simple du robinet est, à ce propos, très intéressante, car on peut ainsi démontrer que des attracteurs étranges cor­ respondent à l’écoulement des gouttes en régime non périodique, au mou­ vement irrégulier de l’eau.) La différence fondamentale entre ces deux types de systèmes consiste, comme nous venons de le mentionner, en ce que les seconds sont linéaires et réversibles par rapport au temps, tandis que les premiers sont non-linéaires et

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irréversibles par rapport au temps. Enfin, et c’est là peut-être la conséquence la plus décisive, dans le cas de la mécanique classique (et même quantique, en quelque sorte, comme l’équation de Schrödinger le montre bien), les systèmes conservatifs sont déterministes et prédictibles. Cela signifie qu’il suffit de connaître les conditions initiales d’un système à un instant donné, disons t0, (la position et la vitesse dans le cas simple d’un système à deux degrés de liberté) pour qu’il soit possible d’en caractériser ses lois de mouvement à tout instant ultérieur t1, t2, …, tn (donc prédictibilité du futur), et aussi passé (donc réversibilité dans le temps). Les systèmes dissipatifs, en revanche, du fait qu’ils montrent une plus ou moins grande sensibilité aux conditions initiales suivant la classe de phénomènes considérée et qu’ils font intervenir des para­ mètres qui évoluent au cours du temps dans l’espace des phases de façon essentiellement non-linéaire, sont à la fois indéterministes et irréversibles. À propos de cette dernière propriété, il faut préciser que c’est lorsqu’on se place au niveau de la description macroscopique, c’est-à-dire au moment où l’on fait appel à des variables de nature collective, comme la température, la concentration, la pression, la vitesse de convection, pour définir l’état instan­ tané d’un système, qu’on voit apparaître lors de l’étude des équations d’évo­ lution de ces variables une caractéristique importante des systèmes dissipa­ tifs. C’est-à-dire que, contrairement aux équations fondamentales de la méca­ nique et aussi de la dynamique hamiltonienne (qui définissent les lois de conservation des phénomènes physiques par rotations spatiales et translations temporelles), les équations des systèmes dissipatifs perdent leur invariance par inversement du temps. Qui plus est, on s’est aperçu qu’il existe plusieurs domaines dans lesquels les événements se déroulent de façon irréversible, entre autres, dans la mé­ canique des fluides, dans la turbulence hydrodynamique, dans la cinétique chimique, et dans d’autres phénomènes apparemment aussi différents que la biologie moléculaire, le mouvement brownien et les transitions de phases, mais qui en réalité présentent à cet égard des liens profonds insoupçonnés jusqu’à il y peu de temps. En physique classique, on associait irréversibi­ lité et dissipation à un défaut du phénomène physique étudié, à un manque de symétrie et de régularité, mais il y a d’autres sciences de la nature et de la vie, par exemple en biologie, où de toute évidence un processus irréver­ sible s’accompagne toujours d’un accroissement de la complexité et où la perte de symétrie implique la formation de nouvelles structures au cours de l’ontogenèse. On peut à ce propos parler d’un principe de complexité croissante : la croissance de la complexité s’effectuant sur un substrat de stabilité structu­ relle, dans le temps et dans l’espace, vus comme des « unités fondamen­ tales » de la matière inerte et animée. La question ici se pose naturellement de savoir ce que pourraient être les causes (ou les principes), dans le temps



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et dans l’espace, de quelque chose d’atemporel et d’a-spatial (ou qui ne serait pas uniquement de l’ordre spatial et temporel) qui supporteraient les processus vivants et ceux de la signification. Plus précisément, est-ce que la question de la constitution de la matière vivante et de la matière pensante peut être abordée uniquement en la ramenant à la description des conditions (et contraintes) spatiales et temporelles dans lesquelles cette constitution se réalise ? Ou est-ce qu’il ne faut plutôt admettre que la vie et le sens, dans ses différentes formes et modes de se développer et de se différencier, sont en quelque sorte des niveaux d’organisation de la réalité structurellement et morphologiquement régis par certains principes d’ordre et de fonctionne­ ment autonomes par rapport à ceux qui caractérisent l’espace et le temps, bien que, évidemment, tributaires des propriétés de l’espace et du temps ? Sans prétendre ici le moins du monde à donner une réponse à ces questions, nous voudrions néanmoins ébaucher quelques considérations qui pourraient servir comme pistes de recherche. Remarquons d’abord qu’il existe certains mécanismes biologiques et phy­ siologiques complexes qui interviennent dans la constitution des structures morphodynamiques et perceptives qui sous-tendent notre activité psychique. Ensuite, que la matière inorganique peut se transformer en matière orga­ nique grâce à des processus physiques précis (phénomènes électromagné­ tiques, transitions de phases, évolutions thermodynamiques, etc.). Enfin qu’il existe certains modes précis par lesquels cette matière organique inte­ ragit avec d’autres milieux naturels. Cela permet, d’une manière plus géné­ rale, de mettre en évidence le fait qu’il y a un échange constant entre phé­ nomènes biophysiques et processus morpho-fonctionnels. Par exemple, les organismes tirent certains de leurs caractères fondamentaux des propriétés physiques de la matière et des systèmes énergétiques naturels pour les convertir ensuite, grâce à leur métabolisme interne, en processus chimiques et neurophysiologiques complexes d’auto-assemblage et d’auto-organisation, qui constituent le substrat naturel (l’espace dynamique) du déploiement des fonctions supérieures de l’esprit. Il faut arriver à justifier à la fois théori­ quement et expérimentalement l’hypothèse générale selon laquelle il existe des principes organisationnels et des inducteurs de transformation qui “portent” l’information nécessaire aux diverses transmutations de la matière inorganique en des processus naturels et biologiques, et qui conditionnent les systèmes métabolique et comportemental que tout organisme met en œuvre pour réaliser ses fonctions vitales. Cette même information va par la suite se différencier, se spécialiser et se complexifier en des niveaux d’orga­ nisation autonomes bien que liés, pour donner lieu à certaines fonctions cognitives émergentes spécifiques à notre espèce. Il nous semble ainsi que la relation entre l’esprit et la matière, et en particulier entre l’esprit et l’organisation caractéristique de la matière qui la

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sous-tend, doit être fondée sur l’idée que l’esprit est un processus et non pas une substance, une qualité complexe et singulière et non pas un mécanisme obéissant à des règles simples. Certaines théories récentes suggèrent en effet que des processus extraordinaires sont susceptibles de se faire jour dans la matière. La matière elle-même peut être considérée comme le résul­ tat de processus d’échange d’énergie, ou comme ce qui résulte de l’interac­ tion entre la forme selon laquelle évolue la réalité psychophysique dans l’espace substrat des états neurophysiologiques et les processus mentaux correspondants aux différents niveaux de structure, topographiques et / ou topologiques, de cette forme14. Ceci pourrait conduire, non seulement à redéfinir la matière en termes de processus, d’interactions et de réponses (interactions et réponses qui seraient organisés selon des boucles rétro­ actives et non pas sous le mode linéaire ou séquentiel), mais également à repenser l’esprit (interface, et non pas somme, de nature, corps et mémoire) comme étant une forme qui émerge du dynamisme interne et des interac­ tions de la matière sans être pour autant une forme matérielle. D’où la thèse fondamentale que l’esprit est un processus d’un type particulier qu’il faut mettre en relation avec certaines formes spécifiques d’organisation de la matière et avec certaines propriétés émergentes douées d’auto-organisation. En d’autres termes, l’esprit est moins de nature mécanique et substantielle que de nature événementielle et émergentielle, en ce sens que la substance s’y investit comme action, transformation et formation (bref comme pré­ gnance) plutôt que simplement comme support matériel. VI. Brisures de symétrie, propriétés émergentes et ordre dans les systèmes biologiques Nous voudrions encore insister sur la nécessité de construire des modèles théoriques qui paraissent mieux adaptés pour l’étude de certains phéno­ mènes biologiques, notamment ceux dans lesquels se mettent en place les structures macromoléculaires, comme la chromatine et le chromosome, et cellulaires. Plus généralement, ces modèles concernent les processus d’autoorganisation dans les systèmes complexes et chez les organismes vivants en 14  Cette idée avait déjà été avancée par le grand mathématicien et théoricien allemand Bernhard Riemann dans ses Fragmente philosophischen Inhalts de 1853, et publiés posthumes en 1867 par H. Weber et R. Dedekind. Les réflexions de Rie­ mann sur le problème de la relation entre corps et esprit, et plus précisément sur les rapports entre matière cérébrale (cerveau) et activité mentale (pensée), ont ensuite été développées par le mathématicien et philosophe britannique William Kingdon Clifford dans “On the Nature of Things-in-Themselves”, paru dans la revue Mind en 1878. Pour une étude et interprétation approfondies des conceptions de Riemann, cf. Boi 1994. Pour une analyse détaillée des idées de Clifford, voir Boi 1995.



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particulier. Ils montrent tout particulièrement l’émergence d’un ordre pro­ fond et spontané ; il s’agit d’un régime fondamental que l’on rencontre aussi bien dans les systèmes micromoléculaires (thermodynamiques) que dans les systèmes biologiques moléculaires et macromoléculaires. À côté de ce régime, on a le régime chaotique et le régime complexe ; ce dernier se situe à la frontière entre ordre et chaos. Cette distinction a permis de pré­ ciser la notion fondamentale de stabilité et ses différentes significations. En particulier, on peut parler de la stabilité structurelle au sens de la théorie des catastrophes de Thom ; de la stabilité stochastique au sens de la théorie de la mesure dans le chaos dynamique, dont l’origine se trouve dans l’idée d’hyperbolicité développée au début des années soixante-dix par Smale, Anosov et Sinaï ; et de l’instabilité au sens de la théorie des phénomènes hors d’équilibre et irréversibles de Prigogine et son école. En biologie et en biochimie, il s’agit de trouver un modèle adapté à rendre compte de l’auto-organisation de certains systèmes dont le compor­ tement révèle une dynamique complexe. La question sous-jacente peut être formulée de la façon suivante : comment est-il possible d’obtenir un sys­ tème de molécules organiques complexes qui s’auto-produit, qui est aussi capable d’un métabolisme qui coordonne le flot (dynamique) biochimique des micromolécules et l’énergie nécessaire à la reproduction, et qui en même temps est susceptible d’évoluer dans un espace et un temps substrats d’un certain type ? La réponse à cette question permettrait, par exemple, de penser naturellement l’origine de la vie comme une propriété collective émergeant d’un mélange plus ou moins complexe de polymères cataly­ tiques, tels que les protéines ou les ARN catalytiques, qui auraient catalysé la formation d’organismes vivants à partir d’autres organismes moins déve­ loppés. De ce point de vue, on pourrait admettre que l’origine de la vie a pu être un événement en quelque sorte nécessaire, mais moins au sens du principe anthropique qu’au sens qu’il aurait, dès le début, obéi à un certain type de lois hautement non-linéaires et non-déterministes, c’est-à-dire qu’il aurait été gouverné par des principes d’auto-organisation spontanée agissant dans des systèmes complexes de catalyseurs15. Ajoutons que ces théories permettent d’unifier à un niveau mathématique et physique profond les notions d’ordre et de désordre, et de mettre en évidence que le régime désordonné de nombreux systèmes dynamiques n’est souvent qu’apparent, confiné à une certaine échelle ou amplifié par des paramètres locaux, et cache en réalité un ordre plus fin et complexe que celui que l’on observe dans les systèmes physiques, chimiques et biolo­ giques stationnaires et monotones. Ainsi, l’apparition d’une rupture de sy­ 15  Sur cette question, voir notamment les travaux fondamentaux de M. Eigen, entre autres, Eigen 1971, et de Kauffman 1993.

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métrie s’accompagne souvent de l’émergence de nouvelles structures spa­ tiales dans des systèmes dépourvus au départ d’une structure spatiale signi­ ficative. On observe, par exemple, ce phénomène de brisure de symétrie dans le problème de Bénard16 : pour l’essentiel le système perd son inva­ riance par translation dans une direction de l’espace. Dans un sens, ce genre de rupture de symétrie (ou l’apparition d’autres singularités spatiales comme points critiques, bifurcations, attracteurs, catastrophes, etc.) coïncide avec le passage d’un espace géométrique statique (c’est-à-dire un espace dont la dynamique n’est pas assez significative ou riche) à un espace très dyna­ mique, dont les transformations et l’évolution sont en quelque sorte mode­ lées par les fonctions qui prennent naissance dans le système. Un point tout à fait remarquable est que la transition qui conduit dans beaucoup de systèmes du simple au complexe réside dans l’apparition de l’ordre et de la cohésion au sein des systèmes. Jusqu’à ce que l’état d’un système, par exemple les mouvements d’un fluide (liquide ou gaz), présente une homogénéité dans la direction horizontale, ses différentes parties de­ meurent indépendantes les unes des autre, et aucune modification des pro­ priétés observables dans le volume VC (compris entre VA et VB) ne peut être détectée du fait que le volume VA ou le volume VB est à sa droite ou à sa gauche. Autrement dit, un minuscule observateur se trouve dans l’incapa­ cité de distinguer les éléments de volume et conclut que le fluide représente une invariance par translation le long de la direction horizontale. En re­ vanche, au-delà du seuil ∆Tc, étant Tc la valeur critique de la température T, tout se passe comme si chaque élément de volume était à l’affût du com­ portement de ses voisins afin d’en tenir compte et de participer au mouve­ ment d’ensemble. D’une manière générale, le fait que de nombreuses parti­ cules ou molécules puissent adopter un déplacement cohérent en dépit du mouvement thermique aléatoire de chacune d’elles est la manifestation d’une des propriétés essentielles qui caractérise l’émergence du comporte­ ment complexe. Dans de nombreuses situations, cette complexité émerge par le jeu réciproque du mouvement thermique désordonné des molécules individuelles et de l’action des contraintes de non-équilibre. Pour bien faire comprendre ce phénomène important qui est commun au comportement des êtres vivants et à celui de certains systèmes physiques, considérons encore quelques propriétés fondamentales et étonnantes des cel­ lules de convection ou « cellules de Bénard ». On constate, d’un côté, que l’expérience est parfaitement reproductible puisqu’à partir des mêmes conditions expérimentales, on verra toujours apparaître la même structure de convection pour la même valeur du seuil ∆Tc. Cependant, d’un autre 16  Pour un exposé détaillé et très clair de ce phénomène et d’autres phénomènes complexes, cf. Nicolis et Prigogine 1992.



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côté, la matière est structurée en cellules qui tournent alternativement à droite ou à gauche. Une fois le sens de rotation établi, celui-ci demeure constamment le même par la suite. Toujours est-il que deux situations expé­ rimentales qualitativement différentes peuvent apparaître dès que le seuil ∆Tc se trouve franchi, en sorte qu’une cellule (disons C1) tourne à droite (donc la cellule C2 tourne à gauche, la C3 à droite, et ainsi de suite), mais il se pourrait tout aussi bien que la cellule C2 tournât à droite, entraînant ainsi les autres cellules dans un mouvement inverse. Aussitôt que ∆T excède tant soit peu ∆Tc, nous savons parfaitement bien que les cellules vont appa­ raître : ce phénomène revêt ainsi un aspect déterministe strict. En revanche, le sens de rotation des cellules ne peut être ni prédit ni contrôlé, car une perturbation aléatoire particulière qui peut avoir prévalu au moment de l’expérience finira par déterminer si une cellule donnée devra tourner à droite ou à gauche. Il y a donc dans ce cas, comme dans beaucoup d’autres cas, une remarquable coopération entre l’aléatoire et le déterminisme ou, sur le plan biologique, entre mutation épigénétique et sélection naturelle17. Cette coopération, qui a été jusque-là limitée en sciences physiques à la seule description quantitative des phénomènes se déroulant à l’échelle mi­ croscopique, possède en réalité une signification profondément qualitative qui se manifeste aussi bien à l’échelle mésoscopique que macroscopique. On voit, par cet exemple, que loin de l’équilibre, c’est-à-dire lorsque la contrainte est suffisamment forte, le système peut s’adapter à son environnement de plusieurs façons ou, en d’autres termes, que plusieurs solutions sont possibles pour le même ensemble de valeurs des paramètres18. Le fait que parmi tous les choix possibles un seul soit retenu, confère au système une dimension historique, une espèce de « mémoire » d’un événement passé qui s’est pro­ duit à un moment critique et qui affectera son évolution ultérieure. VII. Théorème de Gödel, information et incomplétude en mathématique et en physique Ici nous abordons brièvement la question de la nécessité ou de la contin­ gence du cosmos, sa création ou sa formation spontanée ; et également la question de l’origine et du commencement de l’univers. Nous voudrions sug­ gérer l’hypothèse qu’il existe un rapport entre ces questions et le théorème d’incomplétude de Gödel, en particulier afin de justifier la pertinence de l’idée selon laquelle l’existence de l’Univers pourrait être expliquée aussi par une réalité autre, qui ne fait pas nécessairement partie de ses propres lois. 17  Pour une analyse approfondie de cette question cruciale, cf. le très intéressant ouvrage de Kauffman 1993. 18  Sur ce point important, nous renvoyons à l’excellent article de Nicolis 1993.

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Bien évidemment, il ne faut pas voir dans ce genre de recours au théorème de Gödel l’évocation d’une quelconque conception créationniste ou spiritualiste de l’origine et de la nature de l’univers. Tel que nous comprenons ce rapport, il s’agit-là de quelque chose de beaucoup plus essentiel qui touche à la nature profonde des mathématiques et de la réalité physique, et à propos de laquelle il nous apparaît utile de donner quelques indications précises. Une première chose importante qu’il convient de rappeler est que l’en­ semble de toutes les propriétés des nombres entiers (c’est-à-dire l’ensemble de toutes les assertions vraies concernant ces nombres) n’a pas une base finie ; elle n’est donc pas récursive. On peut évoquer une explication intui­ tive à l’absence de base finie, qui fait intervenir la notion d’information ou de complexité algorithmique (appelée aussi complexité de KolmogorovChaitin) (Chaitin 1987)19. Un objet (physique ou mathématique) est com­ plexe s’il contient de l’information difficile à obtenir. Or la plupart des objets physiques et mathématiques ont cette nature, et la quantité d’infor­ mation qu’ils contiennent n’est pas traitable par des algorithmes finis. En particulier, cela veut dire qu’il n’existe pas d’algorithme permettant d’en­ gendrer tous les éléments complémentaires qui n’appartiennent pas à un ensemble (de nombres naturels) donnés. En effet, il existe des ensembles qui sont récursivement énumérables, mais pas récursifs, et il existe aussi d’autres ensembles (de propositions vraies) qui ne sont même pas récursi­ vement énumérables ; les mathématiques et la physique abondent d’exemples, de problèmes et de théorèmes qui ne sont pas récursifs20 Afin d’élargir nos théories mathématiques et physiques à de nouvelles entités abstraites et propriétés concrètes, pour qu’elles puissent rendre compte de la variété étonnante des phénomènes, de leurs actions « ca­ chées » et effets non visibles, il faut avoir recours à des intuitions en dehors du système formel adopté à tel ou tel autre moment. Ce sont souvent des intuitions que l’on ne peut pas forcément systématiser ou formaliser, et qui donc résistent à toute opération de nature purement algorithmique. En fait, le genre de « vision », d’« évidence » et d’« intuition » qui’ intervient très souvent dans la découverte et dans la preuve mathématique ne pourrait être codé dans aucun système formel de type fini et récursif. C’est dire que la notion de vérité mathématique excède le concept de formalisme, et il faut faire la distinction entre vérité et prouvabilité : il peut y avoir des énoncés arithmétiques vrais en dépit du fait qu’ils ne sont pas démontrables dans le système formel dont ils font partie. 19  Dans cet ouvrage à bien d’égards remarquable, l’auteur montre que l’arithmé­ tique contient une infinité dénombrable de propositions indécidables. Qui plus est, il démontre que le hasard apparaît à l’intérieur même de la théorie des nombres. 20  Pour une analyse approfondie de ces exemples, voir Penrose 1989.



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Cela signifie que la réalité mathématique est une source inépuisable d’in­ formation, qui est irréductible à tout système de type fini, ou même donné récursivement, que l’on puisse imaginer. L’étude de la nature est, elle aussi, une source inépuisable d’information. Ce qui est fascinant dans la réalité physique, c’est précisément que l’on soit incapable d’en épuiser la quantité d’information. Chaque laps de temps qui s’écoule est une source d’événe­ ments, d’aléas, etc., qui grâce en particulier à la mécanique quantique et, comme nous l’avons vu, au chaos dynamique, sont absolument irréductibles au passé. Chaque volume donné produit, par seconde qui passe, une entro­ pie, une quantité d’information nouvelle qui est absolument irréductible au passé et laisse l’évolution future ouverte à plusieurs possibilités. C’est là un des attributs essentiels de la réalité extérieure. Les mathématiques informent le monde, et le monde réel, grâce à l’action de ses principes fondamentaux, exerce une influence sur ses structures mathématiques, si bien qu’il est concevable qu’elles puissent évoluer dans un certain espace substrat et au cours du temps. En d’autres termes, on peut admettre, d’un côté, que les entités et les lois mathématiques façonnent l’architecture fondamentale de la réalité, et en assurent un ordre de fond par rapport à toutes les transfor­ mations possibles. Mais, d’un autre côté, cette architecture n’est pas donnée une fois pour toutes car, comme le montrent bien un certain nombre de modèles théoriques et de phénomènes fondamentaux, elle peut varier sous l’action de certains paramètres physiques dynamiques de nature soit locale soit globale. Ainsi, le comportement d’une classe de phénomènes donnée, qui en général évolue dans un certain type d’espace-temps (un espace des phases, par exemple), peut modifier les structures mathématiques sousjacentes et même en produire de nouvelles, qui peuvent être plus ou moins différentes par rapport aux structures originaires. Les phénomènes de symé­ tries et des brisures de symétries d’une part, et des systèmes dynamiques dissipatifs du non-équilibre de l’autre, sont deux exemples très significatifs montrant que les phénomènes dynamiques sont à même d’engendrer de nouvelles structures mathématiques. Brève conclusion Terminons ces considérations en rappelant quelques notions fondamen­ tales. La plupart de nos réflexions visaient à mettre en évidence une notion dont la portée et la signification sont grandes : la structure dépend pour une large part des phénomènes dynamiques qu’elle organise et qui en deviennent une part intégrante. Nous avons également observé que les processus d’or­ ganisation et d’auto-organisation dynamiques, notamment pour ce qui est des systèmes complexes, s’inscrivent dans une dimension historique essen­ tielle. Ceci a lieu selon des trajectoires temporelles qui évoluent dans un

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espace caractérisé par certains paramètres d’état (variables internes) et des paramètres de commande (variables externes). Il s’agit de l’espace des phases, ou des configurations que peut prendre un système. Nous avons vu que cette action du temps sur les phénomènes crée une situation dynamique, et elle en oriente leur évolution future. Cette histoire, bien qu’en s’inscri­ vant dans des cas singuliers et locaux, n’en révélera pas moins une portée et une validité universelles (propriétés de généricité et d’universalité). L’une des conséquences les plus remarquables de cette évolution est une concep­ tion de la Nature qui ne sépare plus complètement le milieu vivant de la nature inerte ; cela grâce à la prise en compte à la fois des transformations spatiales, de la dimension temporelle et des non-linéarités, source d’une infinie diversité de formes et de comportements. Cette conception reconnaît en même temps que la spécificité et singularité des principes d’organisation complexes de la matière vivante sont irréductibles aux régularités qui ré­ gissent le comportement de la matière physique. On a aussi vu que la diver­ sité peut être le reflet d’un ordre sous-jacent, insoupçonnable à première vue, et que la grande variété des phénomènes et des formes apparentes que l’on rencontre dans la nature et dans le monde sensible peut être la mani­ festation des modes selon lesquels les phénomènes sont sujets à une muta­ tion et à une évolution continuelles sous l’action de quelques grands prin­ cipes spatio-temporels. Les réflexions proposées ici devraient contribuer tant soit peu à remettre en question des cloisons qui traditionnellement séparent les sciences de la nature et du vivant des sciences humaines. Elles ouvrent des perspectives nouvelles sur nombre de problèmes, dont le moindre n’est sans doute pas celui de la nature et de la signification du mouvement et du chaos dyna­ mique qui, depuis bien des siècles, jette une sorte de défi à l’explication scientifique et philosophique. Ce qui devrait ressortir clairement de ces brèves réflexions, est que même le désordre le plus apparent cache en réa­ lité un ordre mathématique et physique sous-jacent, et que de s’imaginer les phénomènes chaotiques sans un substrat spatial et temporel dynamiquement constitué, cela apparaît inconcevable. C’est pourquoi le propos d’une part importante de la recherche scientifique actuelle et d’une nouvelle philoso­ phie naturelle consiste à dégager les propriétés de ces substrats et à éclair­ cir la nature des processus sous-jacents à leur constitution. Bibliographie Arecchi, F. T. (2003)  : Caos e complessità nel vivente. Pavia  : Edizioni dell’Università di Pavia. Arnold, V., (2000) : Dynamical systems, in : J.-P. Pier (éd.) : Development of Ma­ thematics 1950–2000. Berlin : Birkhäuser, p. 33–61.



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Deuxième partie L’affirmation d’identités collectives

Les musées d’histoire naturelle et la construction des identités nationales en Amérique Latine Cécile Petit L’exaltation et l’appropriation de la nature par le biais d’études et de classifications en histoire naturelle répondent au besoin des républiques latino-américaines nouvellement indépendantes de construire leur identité nationale. La création de musées, et tout particulièrement de musées d’his­ toire naturelle, obéit à cette nécessité de créer un patrimoine national, de l’institutionnaliser, de manière à participer à la construction d’une identité propre. Cependant cette démarche à la fois scientifique et politique ne surgit pas ex nihilo. Elle s’inscrit dans le prolongement de la politique scientifique du colonisateur espagnol qui, grâce à l’histoire naturelle, tente de prendre pos­ session d’une nature étrangère pour la faire sienne, la dominer et l’exploiter. Nous verrons que, pendant la Conquête et la Colonie, l’histoire naturelle se présente comme un instrument de prise de pouvoir culturel, économique, politique et social. Créés au moment de l’Indépendance, à laquelle ils sont censés contribuer, les muséums ne rompront pas avec cette fonction. I. L’histoire naturelle au service du pouvoir culturel, économique, politique et social du colonisateur espagnol 1. L’histoire naturelle, outil de pouvoir culturel Comme l’indique Mauricio Nieto, la conquête de nouveaux territoires implique la nécessité de s’approprier ce qui en eux relève de l’inconnu, et s’accompagne ainsi de différents moyens de prise de possession (Nieto 2000 : 9 ; Nieto 2012a). Pour ce qui est de la conquête de l’Amérique, l’Espagne se sert notamment de l’histoire naturelle afin d’appréhender, d’as­ similer, de maîtriser et de contrôler une nature nouvelle qu’elle doit incor­ porer comme sienne. Dès le xve siècle, les conquérants tentent d’intégrer rationnellement cette nature méconnue et surprenante en l’associant à la réalité ou à l’imaginaire européens, le besoin de reconnaître et de nommer pour contrôler apparaissant déjà dans le journal de bord de Christophe Co­

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lomb (Nieto 2012a). L’appropriation culturelle de la nature au xve puis au xvie siècle se réalise par le biais de la représentation, de la description, de la comparaison et de la dénomination (Nieto 2012a ; Nieto 2012b), dé­ marche qui s’intensifie à la fin du xvie siècle en raison des expéditions scientifiques demandées par le roi Felipe ii (M. de México 2012 ; M. H. N. C. A. de México 2012), à qui l’on conseille de réunir des objets pour for­ mer un musée de curiosités (M. H. N. U. N. M. S. Marcos 2012). Cette idée prend de l’ampleur au xviiie siècle, époque pendant laquelle sont mises en place les expéditions botaniques royales afin de poursuivre le travail d’ex­ ploration scientifique qui a débouché sur la création de cabinets d’histoire naturelle en Amérique espagnole et surtout du jardin botanique (1755) et du musée d’histoire naturelle de Madrid (1772) (Nieto 2012a). Les expéditions botaniques s’organisent sur les territoires correspondant actuellement au Mexique, au Pérou, à la Colombie, à Cuba (M. N. de Colombia 2012), la première étant celle réalisée à partir de 1776 dans le Virreinato de Perú1, et l’une des plus importantes étant la Real Expedición Botánica del Nuevo Reino de Granada menée par José Celestino Mutis (M. N. de Colombia 2012 ; Nieto 2012a ; Chenu 1994 : 250 ; U. N. de Colombia 2012). Les méthodes utilisées favorisent davantage encore la prise de contrôle sur la nature. Il s’agit de conserver, de classer, de représenter, ensemble de tâches permettant de donner une stabilité à des élements à présent rendus maîtri­ sables. La comparaison établit un lien avec ce que l’on connaît, ce qui était inconnu devient donc familier. Il s’en suit une certaine simplification, le tout étant de parvenir à contrôler, à intégrer et donc à posséder ce qui est étranger (Nieto 2000 : 57–58). A partir de 1781 les explorateurs et naturalistes espagnols, qui depuis le début du xviiie siècle se servaient du système de classification de Tourne­ fort, davantage axé sur une botanique médicale, adoptent le système de Linné, datant de 1759, qui tend vers un contrôle global de la nature (Nieto 2012c ; Peset 1997 : 569–570) et ne consiste pas seulement à répertorier des plantes pouvant présenter un intérêt mais à cataloguer tous les éléments de la nature, afin de les insérer dans un système préétabli (Nieto 2012d). Cette méthode ne met pas l’accent sur les caractéristiques particulières des plantes mais sur leurs aspects similaires de manière à les placer dans une même espèce. La présence d’éléments familiers précédemment identifiés permet donc de les classer dans un système préconçu (Nieto 2000 : 112– 113, 118) donnant l’illusion de contrôler la nature. Employer la classifica­ tion de Linné implique par ailleurs de renommer des plantes déjà connues, nommées et utilisées par les indiens (Nieto 2012e). Les noms initiaux, qui étaient attribués en fonction de propriétés culinaires, médicales ou reli­ 1  Voir

à ce sujet González Bueno et Rodríguez Nozal 1995.



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gieuses (Nieto 2000 : 118–119, 127), sont remplacés par des dénominations ne prenant désormais pas en compte ces critères et ne faisant même pas référence à l’endroit où on les trouve. La nouvelle nomenclature consiste en un terme en latin auquel est ajouté le nom de botanistes, de rois, d’aristo­ crates ou de mécènes originaires du Vieux Continent (Nieto 2012d ; Nieto 2000 : 120–123). Renommer de cette manière une flore depuis longtemps désignée et employée par les populations indiennes vise à s’approprier sym­ boliquement une nature et une culture étrangères. La prise de possession passe aussi par la récupération des connaissances des indiens en matière de plantes (Nieto 2000 : 16). En outre, les travaux de Linné envisagent la nature comme un système préétabli résultant de la création de Dieu, vision s’inscrivant dans une conception religieuse qui imprègne l’histoire naturelle du xviiie siècle. A l’époque, les explorateurs et les naturalistes considèrent, en effet, la nature comme l’œuvre de Dieu, comme un ensemble ordonné et régi par les lois divines, comme un tout créé par Dieu pour l’homme (Nieto 2000 : 51), lequel a pour mission d’étudier et de découvrir l’ordre qui la caractérise. Selon la Bible, l’homme doit donner un nom aux espèces (Duris et Gohau 1997 : 55)2. En nommant et cataloguant les éléments de la nature, présen­ tés comme des preuves de la puissance divine, les voyageurs et naturalistes agissent comme des agents de Dieu et contribuent à la révélation de son œuvre (Nieto 2000 : 14). Les jardins botaniques sont d’ailleurs considérés comme des re-créations du Paradis, idée qui implique que l’homme doive reprendre sa place au sein de la nature élaborée pour lui, mais dont il a été banni, en se la réappropriant intellectuellement (Corbey 1997 : 542, 545– 546). Le système de Linné, pour qui la « science naturelle » est une « science divine », car demandée par Dieu en vue de retrouver le plan de la création de façon à faire honneur au Créateur et à son œuvre, instaure donc des normes pour identifier, décrire, classer, nommer, chacun des élé­ ments de ce tout qu’il pense élaboré par Dieu et qu’il estime devoir décou­ vrir et s’approprier (Duris et Gohau 1997 : 35, 37). L’histoire naturelle ne contredit pas la religion, elle est à son service et renforce sa légitimité (Nieto 2000 : 28–29, 52, 244). Les démarches des naturalistes et tout par­ ticulièrement la classification de Linné permettent ainsi d’assimiler religieu­ 2  « Le

récit biblique de la Genèse constitue, et jusque dans la première moitié du siecle, le point de départ obligé de toute réflexion sur l’espèce. Selon la Bible, le monde a été créé en six jours. Le troisième jour, après avoir séparé la Terre des Mers, Dieu créa l’herbe verte et les arbres fruitiers “chacun selon son espèce”. Les animaux marins et les oiseaux le furent le cinquième jour, là encore “chacun selon son espèce”. Le sixième jour furent créés les animaux terrestres et enfin l’homme (…) Dieu plaça alors Adam dans le jardin d’Eden et amena toutes ses créatures devant lui pour qu’il leur donne un nom. Puis il créa la femme, Eve ». xix

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sement, culturellement, une nature qui les déstabilise et menace les croyances sur lesquelles leur suprématie culturelle se fonde. Cependant, l’homme, en tant qu’Adam du jardin originel, n’a pas seule­ ment pour mission de nommer les différents éléments de la nature créés pour lui par Dieu, mais de les maîtriser afin de les exploiter pour vivre (Nieto 2000 : 51–52). En tant qu’élu de Dieu, le Roi d’Espagne a égale­ ment pour mission de comprendre et de tirer partie de la nature qu’il lui donne. L’exploitation économique des colonies par la Couronne espagnole se voit donc justifiée par les fondements divins que lui confère la religion (Nieto 2000 : 52) et permet de faire d’une pierre deux coups : accomplir la tâche que le Créateur lui attribue, renforcer par la même occasion son pou­ voir économique et politique. 2. L’histoire naturelle, outil de pouvoir économique Le souci de la Couronne de connaître la flore du Nouveau Monde n’est guère lié à une simple curiosité intellectuelle, mais à l’usage qu’elle pourra en faire et aux bénéfices qu’elle espère en tirer. Cet intérêt se manifeste dès la Conquête à travers de nombreux documents. La nécessité de nommer et de maîtriser en vue d’exploiter est déjà présente dans le journal de bord de Christophe Colomb car il y note la possible utilité de la nature qu’il a face à lui (Nieto 2012f), les expéditions initiales réalisées au nom du roi devant en effet permettre de trouver une nouvelle voie vers l’Asie pour des raisons avant tout commerciales. La végétation du Nouveau Monde retient égale­ ment l’attention des chroniqueurs pour son caractère surprenant, mais aussi et surtout en raisons des aspects utilitaires qu’elle offre et qu’ils soulignent plus particulièrement (Chenu 1994 : 249). Au xvie siècle la Couronne en­ voie des questionnaires aux alcaldes mayores et corregidores de Indias, et demande à Francisco Hernández, médecin royal, de procéder à une étude approfondie de la nature américaine (Álvarez Peláez 1994 : 86). L’Espagne, bien plus que les autres pays européens (M. N. de Colombia 2012 ; Nieto 2000 : 10), met sur pied de nombreuses expéditions botaniques, qui aug­ mentent fortement au xviiie siècle. Financées par la Couronne d’Espagne et menées depuis le Jardín Botánico de Madrid, elles ont pour but d’enquêter sur les usages que l’on peut faire de la flore américaine (Nieto 2012g), comme le montre la Cédula Real de Carlos iii, qui autorise officiellement l’expédition botanique du Nuevo Reino de Granada et en fixe les objectifs, à savoir : el examen y conocimiento metódico de las producciones naturales de mis domi­ nios de América, no sólo para promover los progresos de las ciencias físicas sino también para desterrar las dudas y adulteraciones que hay en la medicina, tintura y otras artes importantes, y para aumentar el comercio, y que se formen herbarios



Les musées d’histoire naturelle159 y colecciones de productos naturales, describiendo y delineando las plantas que se encuentran en aquellas mis fértiles Provincias para enriquecer mi Gabinete de Historia Natural y Jardín Botánico de la Corte. (Nieto 2012g)

La botanique permet en particulier de connaître les plantes présentant un interêt alimentaire ou artisanal, notamment la flore ayant des propriétés colorantes (Maldonado Polo 1994 : 275–276), mais aussi et surtout de ré­ pertorier les plantes médicalement intéressantes. Déjà au moment de la Conquête, la botanique a une place importante du point de vue médical dans la mesure où l’on considère que pour chaque maladie existe un remède végétal qui lui est associé (Nieto 2012h ; PuigSamper et Valero 1994 : 292–293). Ainsi, au xvie siècle, à la demande du fils du premier vice roi de Nouvelle Espagne, un médecin indien nommé Martín de la Cruz compose un herbier présentant les plantes médicinales utilisées par les indiens afin que Carlos v en prenne connaissance (Nieto 2012h). Quant à Francisco Hernández, médecin espagnol au service de Felipe  ii, il se rend en Nouvelle Espagne de 1571 à 1577 et réalise plu­ sieurs volumes comprenant des descriptions de plantes, d’animaux, de minéraux, l’un d’eux étant dédié aux plantes médicinales, classées selon leur utilité, grâce aux informations transmises par les indiens (Nieto 2012h ; Álvarez Peláez 1994 : 86–89). Au xviiie siècle, le secteur de la Santé est en pleine restructuration en Espagne. Le Real Jardín Botánico de Madrid, qui a pour mission de rassembler les principales plantes médici­ nales afin de les étudier, d’effectuer des expériences pharmacologiques et d’enseigner la façon dont on peut les utiliser (Nieto 2012h), est créé en 1755 par la Real Academia Médica Matritense, fondée en 1734, à laquelle sont présentées les études faites sur les plantes américaines et qui est no­ tamment chargée de l’édition de la Pharmacopee nationale (González Bueno et Rodríguez Nozal 1995). Cependant le but des expéditions et des études menées n’est pas seulement de définir ce que la nature peut appor­ ter à l’homme du point de vue médical, mais avant tout de déterminer ce que la Couronne peut en tirer pour l’économie de la métropole. Influencé par les idées de l’Illustration française, Carlos iii considère la science et notamment l’histoire naturelle comme un moyen de se développer écono­ miquement, le savoir et l’application du savoir étant perçus comme des moyens d’exploiter le mieux possible les ressources naturelles des colo­ nies, de manière à cesser d’importer ce que l’on peut se procurer sur les terres faisant partie de l’Empire, de diminuer les dépenses et de limiter la dépendance face à d’autres nations (Nieto 2012c ; González Bueno et Ro­ dríguez Nozal 1995 ; Nieto 2000 : 26–29, 38, 51). L’objectif de la Cou­ ronne, bien consciente du fait que les apports de l’histoire naturelle en terme de savoir peuvent avoir des retombées économiques (Corbey 1997 : 545) et influer sur l’étendue de son pouvoir, est donc d’organiser l’exploi­

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tation commerciale des plantes médicinales ainsi repérées. La connaissance des végétaux présentant des propriétés notamment médicinales découle avant tout de préoccupations de type économique et mercantiliste (Bour­ guet 1997 : 179–180 ; Maldonado Polo 1994 : 276.). Néanmoins, les ex­ péditions et l’exploitation commerciale consisteront davantage à favoriser les intérêts de particuliers que ceux de la Couronne, car si la culture de plantes américaines pour en remplacer d’autres importées sera bel et bien encouragée, certains y verront surtout un moyen de s’enrichir personnelle­ ment et d’exercer un monopole sur des produits qu’ils vendront au reste de l’Europe (González Bueno et Rodríguez Nozal 1995). A défaut de par­ venir à utiliser l’histoire naturelle pour accroître son pouvoir économique, la Couronne d’Espagne s’en sert pour montrer son pouvoir politique (Nie­ to 2012g ; González Bueno et Rodríguez Nozal 1995). 3. L’histoire naturelle, outil de pouvoir politique et social Le jardin botanique et le cabinet d’histoire naturelle de Madrid sont, en effet, les vitrines utilisées pour exhiber le pouvoir de la Couronne et donner des preuves visibles de la domination qu’elle exerce sur d’autres parties du monde. Ils symbolisent sa maîtrise et sa connaissance d’une nature étran­ gère, sa capacité à la domestiquer (Nieto 2012a ; Corbey 1997 : 547–548). Le cabinet d’histoire naturelle répond d’abord plus à une mode consistant à étaler sa science et son pouvoir, qu’au souci de diffuser un savoir (Chenu 1994 : 251), la mise en évidence des connaissances a en effet pour but de faire croire en la suprématie de l’Europe et plus précisément ici de l’Es­ pagne en matière de savoir, et donc de justifier sa supériorité et sa légiti­ mité au pouvoir (Peset 1997 : 569–570). L’accumulation d’éléments de la nature donne l’illusion que la Couronne exerce un contrôle sur le monde, domine des terres lointaines et sauvages. Sont également créées des cabinets d’histoire naturelle sur les territoires d’outre-mer, un à México, un à Nueva Guatemala, un à Bogotá, gabinetes qui ne vont pas à l’encontre des objec­ tifs de la Couronne, car, même s’ils constituent leurs propres collections, ils permettent de recueillir les spécimens locaux qui enrichiront les collections du Gabinete de Historia Natural et du Real Jardín Botánico de Madrid (Maldonado Polo 1994 : 273). Là où il n’y a pas de cabinet d’histoire natu­ relle, les spécimens sont récupérés et transférés en Espagne, accompagnés de leur nom, d’une explication, de leurs caractéristiques et emplois, ainsi que le recommandent plusieurs Reales Cédulas (M. H. N. U. N. M. S. Mar­ cos 2012). D’ailleurs, lors des guerres d’indépendance, les troupes espa­ gnoles s’emparent des collections conservées dans certains gabinetes amé­ ricains, notamment celui de Bogotá, pour les remettre au Real Jardín Botá­ nico de Madrid (M. N. de Colombia 2012). De cette manière, on cherche à



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montrer la puissance de la Couronne d’Espagne et à signifier que les décou­ vertes réalisées, les recherches effectuées et les connaissances scientifiques générées lui appartiennent et rélèvent de sa puissance. En résumé, le besoin de s’approprier culturellement la nature, de l’exploi­ ter, de l’exposer, fait ainsi partie des stratégies mises en œuvre par l’Es­ pagne pour gérer sa rencontre avec un monde mettant en question ses propres repères identitaires, pour accroître son pouvoir économique, pour se forger une image de puissance politique, et pour se construire en tant qu’Empire. Cependant, ce sont ces mêmes tactiques que l’on retrouve au moment de l’Indépendance dans la construction des jeunes nations latinoaméricaines. L’histoire naturelle représente un outil de prise de possession et de contrôle pour le colonisateur, comme elle le sera également pour l’élite sociale des républiques indépendantes. La politique espagnole d’ap­ propiation se transforme effectivement en politique locale. II. Les musées d’histoire naturelle au service de l’Indépendance, de la construction identitaire, et … de la poursuite de la domination économique, culturelle et sociale 1. Les muséums au service de l’Indépendance et de construction identitaire Le désir d’Indépendance en Amérique ibérique ne naît pas d’un senti­ ment d’appartenance à une nationalité préexistente, mais des intérêts éco­ nomiques et politiques qu’une petite partie de la population, les criollos, descendants des colons, souhaitent défendre et accroître. Au moment de l’Indépendance, ce sentiment national n’existe pas, il s’agit donc de le créer. La nature va faire partie des moyens utilisés par les jeunes nations latino-américaines pour construire leur identité, de manière à se démarquer de l’ancien colon, des républiques voisines, et de revendiquer une indivi­ dualité propre. En matière de politique scientifique et culturelle, cette construction identitaire consiste à exalter la nature et à l’institutionnaliser afin de l’ériger en bien collectif, institutionnalisation qui se réalise par le biais de la création de musées d’histoire naturelle. Le musée, en accumu­ lant des objets, des espèces, de façon à créer un patrimoine commun, se présente comme une institution permettant d’inventer et de légitimer l’exis­ tence d’une nation et d’une identité qui lui serait spécifique (Martín-Bar­ bero 2001), car la formation identitaire d’un pays passe non seulement par l’appropriation d’un passé, d’une histoire commune, mais aussi de la géo­ graphie ou des productions de la nature. La constitution des premiers mu­ sées d’histoire naturelle latino-américains coincide ainsi avec l’époque d’accès à l’autonomie.

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Cette corrélation saute aux yeux lorsque l’on répertorie l’ensemble des muséums d’Amérique Latine car on constate que plusieurs d’entre eux sont créés au moment de l’Indépendance ou peu de temps après. Ainsi, l’Argen­ tine devient indépendante le 25 mai 1810, indépendance qui est officielle­ ment entérinée et proclamée le 9 juillet 1816. L’idée de création de l’actuel Museo Argentino de Ciencias Naturales Bernardino Rivadavia remonte à 1812, alors évoqué sous le nom initial de Museo de Ciencias Naturales et auquel le nom de Bernardino Rivadavia sera joint en 1923. Cet ajout sou­ ligne la relation de cause à effet entre la naissance de la nation et la fon­ dation du musée. Bernardino Rivadavia (1780–1845) est en effet Secrétaire à la Guerre du Premier Tiumvirat (1811), puis premier président de la Répu­ blique Argentine (1826–1827). L’intention de créer un musée de sciences naturelles résulte effectivement de l’initiative du premier Triunvirat qui encourage les provinces à rassembler des objets en vue de former un Mu­ séum3. Quant au Mexique, il proclame son indépendance en 1821 tandis qu’un Conservatoire de Antigüedades est fondé dès 1822 par Iturbide (1783–1824) qui se fait nommer empereur. Après son renversement et la proclamation de la République en 1824, le conservatoire est incorporé au Museo Nacional Mexicano créé en 1825 par le président Guadalupe Victo­ ria (1786–1843) (M. de México 2012 ; M. H. N. C. A. de México 2012). Au Pérou, officiellement déclaré indépendant en 1821 bien que les combats continuent bien au delà, un décret datant de 1822 souligne l’importance des ressources naturelles pour la construction de la nation et interdit entre autres l’extraction de minéraux, leur exportation, considérés comme propriétés du pays et dont l’utilisation doit rester locale : « felizmente ha llegado el tiem­ po de aplicar a un uso nacional todo lo que nuestro suelo produzca de ex­ quisito en los tres reinos de la naturaleza » (M. H. N. U. N. M. S. Marcos 2012). Le premier musée d’histoire naturelle péruvien est créé en 1836, sans qu’il puisse véritablement se mettre en place en raison des aléas poli­ tiques (M. H. N. U. N. M. S. Marcos 2012). Pour ce qui est de la Colombie, c’est en 1819 qu’elle proclame son indépendance. En 1821, Simón Bolívar (1783–1830), héros des guerres d’indépendance et président, envoie en Eu­ rope Francisco Antonio Zea (Rodríguez Prada 2008), botaniste et homme politique, afin de chercher des appuis économiques et scientifiques (M. N. de Colombia 2012), l’économie et la science étant nécessaires à la fondation de la Nation. Suite à ces démarche, le Museo de Historia Natural y Escue­ la de Minería sera fondé en 1823 par le premier Congrès de la République (M. N. de Colombia 2012 ; Rodríguez Prada 2008). Le lien entre l’indépen­ dance, la construction de la nation et la naissance du musée est également symbolisé par le fait que le général Sucre (1795–1830) remettra au musée 3  Museo Argentino de Ciencias Naturales Bernardino Rivadavia  : http: /  / www. macn.gov.ar / cont_ElMuseo / em_historia.php



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les cinq drapeaux des armées espagnoles vaincues lors de la bataille d’Aya­ cucho (1824) (M. N. de Colombia 2012). Concernant l’indépendance du Chili, officialisée en 1818, elle est proclamée en 1810. Le Museo Nacional de Historia Natural sera constitué en 1830 (M. N. H. N. Chile 2012). Le gouvernement chilien souhaite que soit réalisée une étude complète sur les ressources du pays et que soit crée un muséum où elles seront présentées. Sur le site internet du musée actuel, est clairement mis en évidence le lien qui existe à l’époque entre sa création et la necessité de construire une identité nationale, dont la formation ou le renforcement passent par la re­ connaissance et l’institutionnalisation du patrimoine (M. N. H. N. Chile 2012). Quant à l’Uruguay, il devient indépendant en 1825. En 1837, un décret du gouvernement forme une commission ayant pour mission de fon­ der un Musée National d’Histoire Naturelle. Trois ans après des débuts pro­ metteurs, le musée est laissé à l’abandon (M. N. H. N. A. de Uruguay 2012). Comme nous pouvons le constater, la création de tous ces musées d’histoire naturelle est donc directement liée à l’Independance, à la néces­ sité de se construire comme nation et de se forger une identité. La fondation de muséums répond au besoin d’institutionnaliser le patrimoine naturel en vue de construire une identité nationale. Néanmoins, la façon dont ils sont créés ne leur permet pas de rompre avec le passé, mais implique au contraire la poursuite de la dépendance. La démarche adoptée est en effet particuliè­ rement paradoxale. Elle ne surgit pas de rien mais se place dans la conti­ nuité d’une politique de colonisation dont elle souhaite se libérer et avec laquelle elle ne rompt finalement pas. 2. Les muséums et la poursuite du schéma de domination économique et sociale D’une part, les préoccupation des jeunes républiques indépendantes sont les mêmes qu’antérieurement : contrôler la nature et faire du profit (Nieto 2012a). En Colombie, le but de la création du Musée d’Histoire Naturelle est le progrès scientifique de la nation, le développement de l’agriculture basée sur les richesses naturelles du pays fait en effet partie des fondements de la République (Rodríguez Prada 2008). A partir de 1850 est mise en place une commision visant à réaliser une étude géographique du territoire, de manière à faire l’inventaire des ressources économiques du pays, qui doit inclure un exposé détaillé des animaux et des plantes utiles aux intérêts de la nation (Nieto 2012i). Il s’agit d’utiliser l’histoire naturelle pour s’appro­ prier la nature afin d’en tirer des bénéfices pour l’économie nationale (Ro­ dríguez Prada 2008), ce qui n’est pas sans rappeler la politique scientifique menée par la couronne espagnole. Mais la science et plus précisément l’his­ toire naturelle n’impliquent guère le développement socio-économique de

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l’Amérique latine. Comme le souligne Nieto, les progrès réalisés dans ces domaines permettent simplement à la minorité criolla qui a récupéré le pou­ voir politique d’accroître l’influence économique qu’elle a déjà au moment de la colonie (Nieto 2000 : 236, 272). Avant l’Indépendance, l’histoire natu­ relle lui permet de faire prospérer ses entreprises locales (Nieto 2000 : 264–265, 272) ; après, elle continue de servir ses intérêts. 3. Les muséums et la poursuite du schéma de domination culturelle La poursuite des objectifs économiques déjà présents pendant la Colonie implique également la continuation des travaux réalisés au cours des expé­ ditions coloniales (Nieto 2000 : 269) et la poursuite de la dépendance cultu­ relle. Les expéditions ont permis l’implantation de pratiques scientifiques européennes, que l’on continue par la suite d’utiliser. Le Musée d’Histoire Naturelle de Colombie découle des travaux réalisés par la Real Expedición Botánica del Nuevo Reino de Granada (1783 1808) (M. N. de Colombia 2012 ; U. N. de Colombia 2012). Le bâtiment accueillant le musée d’his­ toire naturelle jusqu’en 1842 est d’ailleurs révélateur de cette ambigüité sous jacente, puisqu’il s’agit de l’ancienne Casa Botánica où se trouvait pendant la colonie la collection d’histoire naturelle réunie par Mutis ainsi que l’école destinée à mener la Real Expedición Botánica del Nuevo Reino de Granada (M. N. de Colombia 2012). On pourrait considérer cela comme le symbole de la prise de possession d’une institution espagnole et de son remplacement par un établissement national, cependant les méthodes de tra­ vail étant les mêmes, on ne peut envisager cela comme une rupture avec la dépendance passée. Bien que le musée vise à créer ou diffuser l’idée d’une identité nationale, la gestion des musées est en fait conditionnée par des normes européennes et dépend des critères intellectuels européens. Pour ce qui est de la nomination des espèces nouvellement répertoriées, il est vrai que ne leur seront désormais plus attribués les noms d’aristocrates espa­ gnols, mais plutôt de botanistes américains (Nieto 2012d). Néanmoins, les noms initiaux donnés par les indiens continuent d’être remplacés, ce qui souligne à la fois la coupure vis à vis de la mère patrie, mais également la naissance d’une identité américaine distincte ne se mélangeant toutefois pas avec celle des indiens. La méthode adoptée reste donc la classification de Linné (Corbey 1997 : 542). Ainsi, suite à une première expédition scienti­ fique organisée en 1837, le Museo Nacional de Historia Natural d’Uruguay conserve le système taxinomique européen pour désigner l’animal fossilisé qui a été découvert : il est dénommé « Dasypus antiquus » (M. N. H. N. A. de Uruguay 2012). De plus, pour ce qui est du personnel, les naturalistes américains sont issus de l’élite criolla. Ils ont reçu une éducation européenne et leurs pratiques



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scientifiques découlent directement des connaissances europénnes (Nieto 2000 : 242–243, 257). A cela il faut ajouter que les musées d’histoire natu­ relle des nouvelles nations latino-américaines font appel à des intellectuels criollos formés en Europe ou à des scientifiques européens, notamment pour en assurer la direction. Ainsi, le premier directeur du Museo de Ciencias Na­ turales d’Argentine est italien. Carlos Ferraris (1793–1859) le dirige de 1826 à 18424. Quant au Museo Nacional de Historia Natural du Chili, il est fondé et dirigé par un français, Claude Gay, que le gouvernement chilien embauche en 1830 afin de réaliser une étude complète sur le Chili et de créer un cabinet d’histoire naturelle (M. N. H. N. Chile 2012). Le Museo de Historia Natural y Escuela de Minería de Colombie a pour premier directeur un péruvien for­ mé en Europe, Mariano de Rivero (1798–1857) (M. N. de Colombia 2012). Pour ce qui est du Musée National d’Histoire Naturelle d’Uruguay, il est di­ rigé par Teodoro M. Vilardebó (1803–1857), uruguyen dont la formation se déroule en Espagne puis en France (M. N. H. N. A. de Uruguay 2012). Mis à part les scientifiques chargés de la direction, les naturalistes participant aux premiers travaux de ces Muséums sont également souvent européens. Le Museo de Ciencias Naturales argentin bénéficie du travail du français Alcides d’Orbigny (1802 1857)5, de même que le Museo de Historia Natural y Escue­ la de Minería de Colombie a recours aux services de plusieurs personnes venant de France. Bolívar envoie en effet Francisco Antonio Zea en Europe afin qu’il trouve des scientifiques souhaitant venir travailler pour le musée colombien (M. N. de Colombia 2012 ; Rodríguez Prada 2008 ; Nieto 2000 : 270.). Parmi eux figurent notamment Jean-Baptiste Boussingault (1802– 1887), François-Désiré Roulin (1796–1874), et Justin-Marie Goudot (1776– 1855) (M. N. de Colombia 2012). Dans la première expédition organisée par le Museo Nacional de Historia Natural urugayen participe aussi un français, Arsène Isabelle (1807–1888) (M. N. H. N. A. de Uruguay 2012). Non seule­ ment leur travail repose sur l’utilisation de pratiques scientifiques, d’instru­ ments de recherche, et de matériel bibliographique provenant d’Europe (Ro­ dríguez Prada 2008), mais il tend également à obtenir la reconnaissance de la communauté scientifique européenne (Nieto 2000 : 273). Le développement de l’histoire naturelle en Amérique latine ne permet donc pas son indépen­ dance vis à vis de l’Europe, elle renforce au contraire sa dépendance et contribue à la suprématie européenne, comme l’indique Nieto au sujet de la Colombie : Durante las primeras décadas de la República (1822–1850), el gobierno haría todo tipo de esfuerzos por importar ciencia. En 1823, el gobierno de Colombia aprobó 4  Museo Argentino de Ciencias Naturales Bernardino Rivadavia  : http: /  / www. macn.gov.ar / cont_ElMuseo / em_historia.php 5  Museo Argentino de Ciencias Naturales Bernardino Rivadavia  : http: /  / www. macn.gov.ar / cont_ElMuseo / em_historia.php

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la contratación de cinco naturalistas franceses, por medio de Francisco Antonio Zea, para la fundación de un Museo Histórico Natural y una Escuela de Minería en Santafé. En este proyecto el gobierno terminó pagando altos salarios a técnicos extranjeros e importando instrumentos y materiales para promover una investiga­ ción que parecía beneficiar más a las mismas instituciones científicas europeas que resolver las necesidades de la nueva Nación (Nieto 2000 : 270).

Bien que la création des musées d’histoire naturelle soit directement liée au besoin des nouvelles nations indépendantes de se forger une identité propre, elle perpétue donc une situation existante. D’une part elle contribue à ce qu’une minorité accroisse le pouvoir qu’elle détient dejà au moment de la colonie, puisque le savoir lui permet de continuer d’exercer un contrôle politique, économique, culturel et social ( Nieto 2000 : 236, 272), d’autre part elle ne fait que reconduire le schéma de domination instauré par les Espagnols. Nieto souligne à juste titre que l’histoire naturelle et la science en général ne rend pas possible l’indépendance économique culturelle, so­ ciale et identitaire de l’Amérique latine, mais fomente au contraire la pour­ suite de la dépendance : Entender el conocimiento como un instrumento de liberación puede conducir a contradicciones, ya que una ciencia que supuestamente debía tener un carácter universal, permaneció centralizada y bajo el control de los miembros de un grupo reducido cuyos intereses nunca se separarían de Europa. La educación de los científicos, europeos o americanos, dependía de instituciones extranjeras y aún si algunos de ellos fueron autodidactas, dependían de publicaciones, instrumentos y equipos europeos. Esas tradiciones intelectuales condujeron a los practicantes de la ciencia colonial a trabajar siguiendo los métodos, técnicas y problemas de la ciencia europea. Buscaban el reconocimiento que las instituciones, sociedades y academias europeas podían brindar. La élite ilustrada tuvo un efecto importante en la creación de las nuevas naciones, pero más en su esfuerzo por consolidar tradiciones europeas en América que en darle libertad y autonomía a la población americana (Nieto 2000 : 271).

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Academic categorization of population identities: implications for appropriation of the indigenous condition Sandra L. López Varela Remembrance invites appraisal. Since Alexander von Humboldt departed to his immortal voyage hundred and fifty years ago, the territories under the control of the Spanish Crown achieved their independence through insurrections and revolutions. The causes leading to the uprisings that spread rapidly in the Americas in the early 19th century remain printed in his Political Essay on the Kingdom of New Spain (von Humboldt 1972). In his letter to his Catholic Majesty Charles iv King of Spain and the Indies, Alexander von Humboldt assessed a detailed description of the Em­ pire’s failures in administering the colonies, mainly, of what was later to become Mexico. By 1804, the Spanish Crown lacked detailed mapping of its geography and estimates of its population. The social and economic landscape of inequality in the distribution of fortune, civilization, cultiva­ tion of the soil, and population deserved immediate attention. More in a sense of warning to perpetuate the Empire, Alexander von Humboldt urged the Spanish Crown to rescue the Indians from their barbarous abject and miserable condition. The political turmoil surrounding the Spanish Crown and the unattended words of Alexander von Humboldt regarding the living conditions of the disadvantaged Mexican populations of the 19th century were beneficial to those expressing a long resentment by saying “I am not a Spaniard, I am an American” (von Humboldt 1972: 73), as their insur­ gent cry, voiced Mexico as an independent and free nation two hundred years ago. Reversing the landscape of social inequality for Mexico’s indigenous populations has been at the center of every government for the last hundred years. Mexico has received aid from world-class organizations, such as the International Monetary Fund or the World Bank to alleviate poverty levels (López Varela 2014). In what still seems to be a long battle to overcome, a report submitted to the World Bank by Psacharopoulos and Patrinos (1994) stated that poverty was no longer a reliable index to define the indigenous populations of Latin America, as the differential income between them and the non-indigenous was disappearing, making it difficult to distinguish both populations, particularly, when the indigenous left the rural areas and moved

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to an urban setting. In their report, Psacharopoulos and Patrinos (1994: xvii) suggest the World Bank to identify the indigenous populations based on the language spoken, self-perception, and geographic concentration. To target development policies, the most viable option for the World Bank has been to consider those peoples that descend from the hundreds of Amerindian ethnic groups that lived in this vast territory before the Spanish conquest as indigenous (Psacharopoulos and Patrinos 1994: 2). How could someone prove to be related to a population of the past to qualify as indigenous and to be the recipient of the benefits provided by social development policies? Archaeology is the discipline contributing to assess the link to an ancient group by evidence of cultural continuity with archaeological data. However, postmodern theories have encouraged schol­ ars to discuss the implications of archaeology legitimizing collective iden­ tities for present peoples by tracing their past through archaeological data (Jones 1997). Mostly, in relation to the emerging nationalistic senti­ ments that dominated the world during the first half of the 20th century, the discussion reveals the complex, extensive, and overtly political nature of archaeology in the construction of population identities (Jones 1997: 10). The pages that follow address the modes for appropriation of the indig­ enous identity and resulting effects of this fostering discourse by the aca­ demia. In certain countries, demonstrating a link to past populations makes all the difference to a land claim, the right of access to an archaeological site, or the deposition of human remains at a museum against reburial (Ucko 1994: xiii). For Mexico, the implications of assigning an indigenous nature to a given population by the academia takes on 1) political impor­ tance, as it shapes the definition of the nation; 2) economic relevance, as it defines development policies to alleviate poverty and promote welfare; and 3) social significance, as this divide-and-rule policy, restricts unity within diversity. I. How it all began? The failed navigation estimations to reach the Indies by Christopher Co­ lumbus provided the name indios to the diversity of human groups that spoke different languages and had significant variations in beliefs and tradi­ tions across the Americas. Before this geographic mistake took place, these groups had an identity of their own (Guerrero 1981; Lomnitz 2001) that was to be lost and exchanged for their new attributive. The first notices of the encounter described their ways of living by opposition to the practices of the Old World (Guerrero 1981), representing everything that was not civilized or modern throughout our history. Since then, governments and



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institutions have strived to incorporate them to an imaginary future of wellbeing. Colonialism created the first generation of noble indios and royal mesti­ zos, who were of distinguished “quality” (O’Phelan Godoy 2006). The in­ troduced social structure compelled the less privileged to overcome their “indio” condition by legitimizing their Spanish blood ancestry before the court (O’Phelan Godoy 2006). The detachment from their magnificent past initiated a process of transformation and adaptation of their institutions and beliefs to gain a place within civilization. Those who were not so fortunate in their ancestry remained voiceless and ruled by these new elites. In the history of Mexico, ethnicity has played a fundamental role in shaping the nation state (Díaz-Polanco 1997). In building the Mexican nation, archaeol­ ogy and anthropology have supported by promoting the integration of the “indios” to such project (Dietz 1995; Lomnitz 2001). While the literature in other parts of the world commonly debates the narrative strategies of archaeology and anthropology in building up scien­ tific authority and analyzes their role in shaping national discourses of the self and the other (Lomnitz 2001: 228), few scholars working in Mexico have followed up the deeper epistemological terrains of discussing the role of intellectuals and their disciplines in building the Mexican nation and the implications of their supporting the indigenous discourse. II. The archaeology of Mexican nationalism The Mexican Revolution introduced the need to form a true nation, a project requiring the homogenizing of her society and culture (Díaz-Polanco 1997: 5). Ethnic heterogeneity was perceived as an obstacle to the mod­ ernization of the country, as the indios were underdeveloped physically, intellectually, morally and economically (Gamio 1986). In 1917, archaeolo­ gist Manuel Gamio became the ideologist behind the project that would integrate the indios to the Mexican nation. As a first step, the project re­ quired the identification of Mexico’s populations and origins (Gamio 1986), tasks that compelled the involvement of archaeologists and anthropologists. The project made it necessary to define those that needed to be incorpo­ rated. Guided by evolutionary principles, Gamio characterized the indios as the descendants from a pre-Columbian culture, who spoke a native lan­ guage, and who exhibited few western traits (Mires 1991: 199). In defining their ancestry, archaeology was integrated to the nation project, as the dis­ cipline that would validate the traces of their past (Dietz 1995: 27). The survivals of such past were turned into crafts or artesanías by the govern­

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ment to build the identity of the nation and to aid the indios in overcoming their poverty by their selling (Dietz 1995: 99–100). At that time, it was unknown to Manuel Gamio that, the realities of the past challenge archaeologists about what can be legitimately inferred about the social groups that produced the material culture under study. Nowadays, archaeologists recognize the impossibility to determine a one-to-one corre­ lation between material culture and the language people used (Ucko 1994: xvi), as has been the case for the famous archaeological site of Teotihuacan, a name given by the Mexica later in time, but for which we do not know its original name by 600 AD, nor the language their first builders spoke, nor the names of its early rulers (Cowgill 1997). Even in the presence of historic sources, validating the past origins of these populations to a given archaeological site is problematic. In the 16th century, to facilitate the administration of the New Spain, the Spanish Crown ordered the displacement of populations from their original lands and their resettling in new towns, a strategy known as the congregación de los pueblos. The strategy not only disintegrated the territorial political or­ ganization, it displaced populations from their original lands (Smith 1996). In addition, the 16th century characterized by the spread of mortal diseases that diminished these populations, forcing the administration of the New Spain to reallocate the already displaced populations in a new location (Mo­ lina del Villar 2009). If we are to understand by the word indigenous, that which is original or autochthonous to a land, there might be little left of it in these populations. Even before the Spanish Conquest, the displaced populations were part of a network of interactions that introduced changes to their language or econ­ omy. In several cases, these populations migrated to new territories by force or by following a dream, as were the case of the mexicas that founded the city of Tenochtitlan. These populations were not living in some sort of pri­ meval condition (Diaz-Polanco 1987), unaffected by their living of historic events before or after their conquest. Mexico’s history, from its early be­ ginnings, has been dynamically embedded in a world of complex interac­ tions. III. Mexican anthropology and the state When cultural relativism was introduced to Mexican anthropology, the integrationist policy demanded respect to the traditions and cultures of the indigenous populations in providing them with instruments of modernity during the Interamerican Indigenous Congress celebrated in Pátzcuaro in 1940 (Díaz-Polanco 1981: 20). To obliterate the various connotations that



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became attached to the term indio, the word indigenous began to be used by the academia. In the 1940’s, the Mexican nation required a policy that could transform the indigenous populations rapidly to alleviate their problems. The govern­ ment’s response was to create key institutions that could assist in this pro­ ject. In 1948, the government mandated the foundation of the Instituto Na­ cional Indigenista (INI) to provide the indigenous populations with all the economic, cultural, and hygienic elements of modern society (Caso 1958). The project promoted an incorporation of the indigenous populations to mo­ dernity through education, as their illiteracy in Spanish and beliefs in mag­ ic were an obstruction to the growth of the Mexican nation (Caso 1958: 40). Anthropologists would support this project by implementing acculturating policies to modern society and by evaluating, through their expertise, those positive aspects of the indigenous customs that should be preserved. At the same time, anthropologists would spread the use of the Spanish language to incorporate the indigenous to the Mexican reality, otherwise they will re­ main incapacitated to contribute to the development of the country (Caso 1958: 52). Acculturation would take place without coercion. Since the in­ digenous trusted anthropologists, it would be easy to disseminate modern ideas without creating conflicts, dissolving family ties or making an indi­ vidual repudiate their group (Caso 1958: 5). The process would avoid es­ tablishing indigenous reservations or the division of the country into small­ er nations, as envisioned by Aguirre Beltrán (Dietz 1995: 43). For José Vasconcelos (1997) the only way to achieve a modern Mexican nation was the mixing of races, giving place to a cosmic race that could spread around the planet carrying new traditions and history. In the 1960’s, economic institutions started working for a world free of poverty. In aiding the Mexican government to combat poverty through so­ cial development policies and the building of infrastructure (Dietz 1995: 49), the Instituto Nacional Indigenista lost its exclusive role to this new agenda. Progressively, the force of the Instituto Nacional Indigenista van­ ished, leading to the abolishing of its constitutive law in 2003. Nowadays, the National Commission for the Development of the Indigenous Groups (CDI) handles the affairs of the indigenous populations. Resulting from the 1968 events, the misuse of archaeology and anthropol­ ogy for nationalistic purposes produced a generational rupture with the prin­ ciples guiding the indigenous project that were eradicating the life ways and languages of these populations (Warman et al. 1970). Nevertheless, the de­ nouncing project, De eso que llaman antropología Mexicana propounded by this young group of anthropologists continued to believe in the existence of the indigenous and never distanced itself from the integration and accul­

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turation project. Their proposed alternative supported integration to the na­ tion by articulating a policy developed by the indigenous to determine their concrete needs (Guerrero 1981). This neo-indigenous discourse, emphasiz­ ing autonomy and self-management, was far away from solving their needs. The concepts of autonomy and self-management of the neo-indigenous dis­ course have caused the government to leave in the hands of the rural poor the solution of their problems. The praised Progresa-Oportunidades pro­ gram, for example, is based on an attendance list to periodical meetings in order to receive the offered support. In many cases, women are unable to attend, as they have to face other social responsibilities sustaining commu­ nity integration, loosing forever their opportunity to participate in such pro­ ject. For those behind Progresa-Oportunidades, they have created integrated programs that link nutrition health and education. If the poor cannot par­ ticipate, it is their problem. The poor need to learn to pull themselves out of poverty (Levy 2006: 13). “To put it bluntly, this is a take it or leave it policy” (Levy 2006: 99). In the early 90’s, President Salinas de Gortari confronted the uprising of the indigenous populations, culminating in the Zapatista movement (Aragón Andrade 2007). In approaching this problem, Salinas de Gortari established a national commission of justice in defense of the indigenous populations headed by Arturo Warman, who invited academic and public leaders to con­ tribute to this federal petition. Their uprising was central to the 1992 consti­ tutional reform that defined the ethnic composition of modern Mexico. Since 1992, the Constitution defines the indigenous as the descendants of those past populations occupying the Mexican territory at the time of the colonization and still continue to preserve, even partially, their social, eco­ nomic, cultural and political institutions. With the exception of those citi­ zens born on Mexican soil, whose parents have foreign origins, these traits characterize the composition of the entire Mexican population. Inadvert­ ently to those integrating the commission, their definition of the indigenous, based on earlier evolutionary principles, contributed to the desired national homogenization of the Mexican population. The Constitution was reformed based on a population existing only in the “minds of their creators” and continues to be preserved by the academic discourse. The indigenous were already Mexicans when they were incorpo­ rated to the Constitution, having the same rights and duties as any other person born on Mexican territory. However, the majority of the Mexicans, including those that participated in this commission, have obliterated and detached their descent from those populations that occupied the territory before the arrival of the Spaniards and from those that served them during their conquering trip to the Americas and whose origins were far away from



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the Old World. A long history of humiliation, given the opposition to eve­ rything that was not indio, might explain their distancing from those that suffered the conquest, slavery, displacement, annihilation, and religious con­ version (Mires 1991). Here lie the foundations of this romantic and unpro­ ductive division supported by many anthropologists and archaeologists, still preserving the idea that the indigenous groups find themselves in some sort of primeval condition (Diaz-Polanco 1987) when in fact, they, who defined them, are largely incorporated in their own legal definition of the indige­ nous. The lack of reflexivity surrounding the concept of ethnic pureness by many scholars is one of the many reasons, why the political nature of archaeology and anthropology is under scrutiny today. The academia has promoted the awareness of being an indigenous in Mexico, a condition that can be deter­ mined by descent from past populations, by their ethnolinguistic characteris­ tics, and by the type of settlement they live in. Fulfilling these conditions are fundamental to have the right for autonomy and self-management, rights that they are entitled to have. In addition, modernity is a contributing factor to the disappearance of those traits, explaining why many institutions and scholars cannot find them. Where the presence of anthropologists has been limited, the self-perception of being indigenous is still not embedded in some mem­ bers of the population, as described in the following case study at Cuentepec, located in the State of Morelos, Mexico, where we have been conducting ethnoarchaeological research to investigate clay griddle production since 1999. IV. Implications for appropriation of the indigenous condition, a case study In 1994, access to Cuentepec, located near the archaeological site of Xochicalco in the State of Morelos, was available through a dirt road. That same year, the community requested the government financial support to pave the road between Xochicalco and Cuentepec, through Solidaridad, a development program designed during President Salinas mandate. After the road was finished, scholars and institutions arrived into Cuentepec, mainly, after the airing of an ethnographic film by the Sistema Morelense de Televisión (the State Television of Morelos), produced by the Instituto ­ ­Nacional de Antropología e Historia (INAH) on the making clay griddles or comales by women potters from Cuentepec (López Varela 2010). The clay griddle is a flat dish to cook maize tortillas that are hand shaped into its characteristic round form. The tortilla is then cooked on top of the comal placed on a hearth. To make the griddles, women potters mine the

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clay from a nearby source and shape the clay into a disk, by using a mold made of residual ash from previous firings. The finished clay griddle is fired in an open firing kiln, formed by a circle of rocks. Inside the circle, the women carefully arrange pieces of dried maize husk and dried dung (López Varela 2010). On top of this layers two griddles are placed, sepa­ rated by three rocks, covering each one of them with residual ash from previous firings. At the end, broken pieces of comales close the firing at­ mosphere. The film characterized the making of griddles as an ancestral technology tending to disappear, as women were migrating to Cuernavaca, the state capital, to work in the domestic sector in search of better income opportunities. The new artery of communication revealed the new food habits of the urban Mexican society, requiring gas and electric stoves or microwave ov­ ens to cook the tortilla. To compete with these new cooking instruments, potters reduced the size of the clay griddle, adjusting it to the burner dia­ meter, and to satisfy the fast-developing modern society. Unfortunately, the strategy was unsuccessful, mostly due to the ceramic properties of the clay that are paired with a hearth, not with electricity or gas for the conduction of heat (López Varela 2005). Urban society buys the tortilla, now an indus­ trialized product, in a plastic bag that can be heated, either on an iron grid­ dle or in the microwave. Social development programs implemented through a diversity of institu­ tions and individuals are supplying women potters with a new repertoire of meanings about griddle-making and concepts of the self, contributing to the loss of this technology. Until 2001, women potters at Cuentepec identified themselves as comaleras, the griddle makers, while other women making griddles called themselves artesanas. A comalera begins her training by watching her mother or grandmother make griddles when she is only 5 years old. Menarche is a social constructor allowing women to help in the making of griddles by burnishing the surfaces. Marriage and death organize the mak­ ing of griddles. A woman knowing how to make griddles usually marry a basket maker, whose mother is a griddle maker. The married woman will move into his husband’s household and will help her mother-in-law to make griddles. If her mother-in-law dies, she will inherit not only the title of co­ malera, but also, the tools for the making of the griddles, mostly quartz peb­ bles, scarce in the area. Shortly after the paved road was built, a female teacher, working for a federal government agency, gathered the women at the plaza to show them how to make more sold the nearby artisan markets of the Valleys of More­ los, Toluca, and Puebla. The griddle makers used the same body to make the new forms. Due to the clay’s high density, the pottery was thick, heavy,



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and unattractive to the tourist industry. For a couple of weeks, some of the griddle makers participated in the program, but, later left. The women who stayed as part of this group formed a cooperativa arte­ sanal. In 2002, the head of the Secretariat of Economic Development in Morelos transformed the cooperativa into a micro-scale enterprise to define costs of production and to provide women with a course on marketing strat­ egies to commercialize their pottery (http: /  / www.contactopyme.gob.mx). This program produced the opposite desired effects, causing tensions and conflicts. Women were unable to increase their income, as the cooperativa could not finance them full-time. At the plaza, women are making griddles for a short time to give everyone a chance to participate. Now, they have to wait until their products are sold to receive their earnings. Before, wom­ en used to work full time, owned their time and full earnings, as the envi­ ronment freely offered them the raw materials to make the griddles such as dung, clay, or rocks. Institutions are introducing new tools, such as the wheel and cement kilns, to improve pottery production. At the end of 2003, several houses had cement kilns. However, nobody told the griddle makers how to use the new kiln. The women reproduced the open firing facility on the cement surface, using wood as fuel, instead of dung, to raise the temperature. At Cuentepec, wood is used for cooking or boiling water. Several women never used the kiln, and it end­ ed as a storage receptacle. That same year, a male artist opened a new work­ shop to promote the selling of the griddle, as a tourist craft. The workshop became an alternative to those women that were not participating in the co­ operativa. A few months later, those women that had come down to his work­ shop started missing his classes without any explanation. But, we can pro­ vide many answers. As any other technology, the making of griddles organ­ izes social relations in the house (Galloway 1998). Making griddles at the house gave them the opportunity to continue with their chores and to take care of the family. The house is a place where conflicts are solved. It is not entirely a production area or a space where domestic activities take place. In addition, learning how to make comales is a gendered activity, as one learns from a woman not from a man. The making of griddles at the plaza intro­ duced a different identity to the comalera, by becoming an artesana, a craft maker. The Internet is a powerful tool promoting the image of Cuentepec as an indigenous community. In 1999, there were only 10 entries mentioning Cuentepec on the Internet. A decade later, at least 489 entries are dedi­ cated to this community. The academia is also contributing to the promo­ tion of Cuentepec as an indigenous community. In a recent publication about Cuentepec, Landázuri Benitez (2002: 73) noticed in astonishment

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the remarkable physical similarities of the Cuentepec population with the sculpted monuments housed at the museum of Xochicalco, a well-known tourist attraction in the State of Morelos. Landázuri Benitez legitimizes the indigenous status of people at Cuentepec by giving them a past that is really hard to assess historically. Landázuri Benitez is providing women from Cuentepec with an identity that they do not associate with. Despite local institutions defining Cuentepec as an indigenous community, with the majority of its population speaking nahuatl, women potters assume them­ selves as mexicanas, because they do speak mexicano (López Varela 2010). V. Concluding remarks In 1948, the World Bank created the poor by establishing an annual per capita income below $100 US dollars. To reverse poverty in Mexico, the government has incorporated the dictated strategies of the World Bank and the International Monetary Fund (IMF). These strategies include a series of instruments promoting welfare, such as, education, science, child nutrition, industrial development, trade, and environmental policies (Fisher 1998; Singh 1999). Despite the clear failure of these programs in combating pov­ erty and promoting welfare, very few scholars have undertaken the decon­ struction of the development discourse in Mexico. The perception of poverty on a global scale defines populations within market societies. Conditions of inequality are perceived in a dual context of progress and hindrance (Díaz-Polanco 1997; Escobar 1997; Ramos 1998; Saldívar Tanaka 2008). Populations living in poverty are those lacking what the rich had in terms of money and possessions. (Escobar 1997: 23). The perception of the underdeveloped has guided populations to adopt life modes and uses of spaces that are foreign to them. The dynamics of devel­ opment restructure social relations by producing permissible modes of being and thinking, mostly created by these powerful institutions that imagine the Third World to be populated by the emblematic tall buildings and highways of the First World (Escobar 1997). Development is the primordial mecha­ nism through which the Third World has been imagined and has learned to imagine itself. The government might be able to score a few points in their progress against poverty (Levy 2006), but at a very high social price. In dreaming the nation, those living beyond the imaginary mechanism of development have no voice. They live in silence (Lomnitz 2001: 286), subordinated to development policies that have been designed by those living beyond Mex­ ico’s geopolitical borders. Their perpetuation of imaginary worlds to build



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the Mexican nation, as exemplified here, has silenced the voices of those who have already demonstrated that they too have a different response to modernity. Fortunately, non-nationalist anthropologists are contributing the analysis of economic development and globalization by demonstrating that the ways in which social programs are applied by these institutions are far from com­ bating poverty (Edelman and Haugerud 2005). Non-nationalist archaeolo­ gists are unveiling the consequences behind the construction of population identities based on material culture. Few projects have been so contradic­ tory as the forging of the Mexican nation, divided between preserving the indigenous life ways as emblematic of her identity and at the same time incorporating them into a model of modernization. Encouraged by national­ ism, the indigenous discourse has acted as a policy of cultural suppression and social division in Mexico, restrincting the possibility of increasing Mexico’s welfare. References Aragón Andrade, Orlando (2007): Indigenismo, movimientos y derechos indígenas en México. La reforma del artículo 4o constitucional de 1992. Morelia: División de Estudios de Posgrado de la Facultad de Derecho, Instituto de Investigaciones Históricas, Universidad Michoacana de Sn Nicolás de Hidalgo. Caso, Alfonso (1958): Indigenismo. México, D. F.: Instituto Nacional Indigenista. Cowgill, George L. (1997): State and Society at Teotihuacan, Mexico, in: Annual Review of Anthropology, numéro 26, p. 129–161. Díaz-Polanco, Héctor (1981): Teoría antropológica e integración. In Indigenismo, modernización y marginalidad. Una revisión crítica, in: Héctor Díaz-Polanco /  Francisco Javier Guerrero / Victor Bravo / Leopoldo Allub / Marco A. Michel /  Lourdes Arizpe (éds.): Indigenismo, modernización y marginalidad. Una revisión crítica. México: Centro de Investigación para la Integración Social, p. 11–45. – (1987): Neoindigenismo and the ethnic question in Central America, in: Latin American Perspectives, numéro 14, p. 87–100. – (1997): Indigenous Peoples in Latin America, the Quest for Self-Determination. Latin American Perspectives Series, Nr. 18. Boulder: Westview Press. Dietz, Gunter (1995): Teoría y Práctica del Indigenismo. El caso del fomento a la alfarería en Michoacán, México. Cayambe, Ecuador: Abya-Yala e Instituto Indi­ genista Interamericano. Edelman, Marc / Haugerud, Angelique (2005): Introduction: the Anthropology of Development and Globalization, in: Marc Edelman / Angelique Haugerud (éds.): The Anthropology of Development and Globalization, from Classical Political Economy to Contemporary Neoliberalism. Malden, MA: Blackwell Publishing, p. 1–74.

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Langue, littérature et identité nationales  : la France comparée à l’Allemagne Fritz Nies Il y a quelques ans Nicolas Sarkozy a doté la France d’un « Ministère de l’immigration et de l’identité nationale » : symptôme de barrésisme, de vichysme ou d’un besoin impérieux ? Quels sont les éléments de l’identité prise pour cible, de cette conviction d’appartenir à une nation ou plutôt, citons le Président, cette « fierté d’être français » ? On évoque volontiers le sentiment d’une communauté historique, géographique et “culturelle” – no­ tion plutôt floue –, puis d’une communauté de “valeurs” (démocratie, éga­ lité, laïcité, etc.). Au plus tard depuis la Troisième République, la majorité des penseurs français tombaient d’accord sur l’importance de la langue. Et ils n’étaient pas seuls à insister sur ce point. Cabrera Infante a souligné qu’en Amérique latine, l’única identidad collective est fondée sur une langue transnationale. Tournons le regard vers l’est. On sait que pendant trois quarts du XIXe siècle il n’existait pas d’Etat allemand. Or pour les penseurs et les poètes d’Outre-Rhin, leur patrie s’étendait « aussi loin que se fait entendre sa langue » (soweit die deutsche Zunge klingt). Selon Jacob Grimm, écrivain démocrate, la nation était formée « d’hommes qui parlent une même langue », ce « rempart infranchissable des peuples dont ils tirent une juste fierté » (den höchsten Hort und Stolz der Völker). Entre 1945 et 1990, la langue commune était de nouveau le lien le plus fort entre les deux Allemagnes si dissemblables. Qu’en est-il du vieux rempart identitaire ? De part et d’autre du Rhin, son démantèlement semble inévitable. L’espace européen passe par une phase critique d’auto-colonisation linguistique, car une centaine d’idiomes y aug­ mente la pression vers l’unilinguisme anglophone. Dans le domaine intel­ lectuel une « souveraineté de définition dans l’empire des concepts » se fait jour de manière radicale : avec l’anglo-saxon, on importe sa conceptualité et ses modèles d’interprétation. Extra-muros, même les littéraires parmi nos collègues se servent de l’anglais. Dans le droit communautaire de l’Union Européenne des concepts-clés de la pensée juridique continentale ont été usurpés par des concepts anglais. Dans la collection légendaire Que saisje ? a paru récemment le premier volume en anglais pour les sciences éco­ nomiques puisque, nous assure l’éditeur, l’enseignement de cette discipline

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se ferait déjà dans la langue de l’avenir. Les Presses Universitaires de France en profitèrent pour annoncer d’autres volumes en anglais afin d’« inscrire la série dans la modernité ». Cette hâte de passer au « globa­ lais » semble encore plus grande chez les Allemands, traumatisés par leur passé. Parmi eux, constatent diplomates, linguistes, politologues et journa­ listes, il y a un fort penchant à s’expatrier de leur langue, et même le Times a enregistré leur linguistic submissiveness. Outre-Rhin, les filières universi­ taires en Global English comptent déjà par centaines. Les autorités germa­ niques ont osé suggérer même aux germanistes de créer des filières anglo­ phones, pour expliquer aux autochtones et nouveaux venus ce que sont la langue et la culture allemandes. Or, si dans la science et l’enseignement tout ce qui est important sera traité en anglais, la langue nationale se retrouvera au niveau d’un simple dialecte, banni dans la réserve de « la famille, du temps libre et du folklore » (Nies 2004). Parlons un peu de la littérature, domaine où les langues exploitent leurs moyens de la manière la plus brillante. Examinons sa mise en valeur par l’Etat, ses institutions et formations politiques. Je commence par le sou­ bassement de cette exploitation, à savoir l’enseignement de la littérature aux jeunes. Pendant longtemps, c’était à lui que la France faisait appel pour promulguer le dogme national. Prenons les manuels des années 1960 et 1970 pour les classes de collège. On y proclamait toujours le vieux dogme de la Troisième République : que la France représente « le modèle inégalé de l’humanité civilisée ». Ainsi, un extrait de l’Esprit des Lois était destiné à refléter la fierté d’une nation qui, la première, qualifia l’es­ clavage de crime. Un passage de Péguy renforça cette fierté en chantant une liberté qui, depuis toujours, appartenait aux idées directrices de l’idéo­ logie républicaine. Un extrait du discours de Renan Qu’est-ce qu’une nation ? insista sur le « plébiscite de tous les jours » d’hommes libres et d’autres points forts de l’idée nationale : « Dans le passé un héritage de gloire et de regrets à partager, dans l’avenir un même programme à réali­ ser ». (Nies 1983) Je passe vite sur d’autres instruments faits pour programmer la mémoire collective : la panthéonisation ou les obsèques nationales d’écrivains – ces dernières aussi inconcevables en RFA qu’appréciées en RDA. Je vous ferai grâce des « célébrations nationales », une centaine par an sous la tutelle du Ministère de la Culture – emprise de l’Etat sur le patrimoine littéraire, elle aussi impensable au-delà du Rhin. Je n’évoque qu’en passant l’aéroport Saint-Exupéry, les noms de rue ou de stations de métro, les timbres. Mais regardons un instrument de politique extérieure. Pendant quinze ans, le Quai d’Orsay a publié la revue Label France, tirée à 200 000 exemplaires. La littérature y formait une rubrique où les actualités alternaient avec des éloges destinés aux célébrités historiques – propagande gouvernementale



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une fois de plus inconcevable en RFA. Dans ces colonnes, on a célébré les auteurs les plus traduits ou les « voix de la liberté », Chateaubriand et Zo­ la, vanté le monument humanitaire des Misérables, l’esprit révolutionnaire de Dumas, l’engagement républicain et social de George Sand, etc. Pour nous conformer à l’ère de l’image, prenons un instrument qui s’in­ sinue dans la mémoire par le regard : la sculpture monumentale. Dans quelle mesure a-t-elle puisé ses exemples dans le réservoir littéraire ? Re­ gardons les monuments parisiens aux endroits où grouille la foule, compo­ sée de toutes les couches sociales. Pour mettre en évidence les traits de cette iconographie, je la comparerai à un ensemble analogue : la « Wal­ halla » en Bavière. Défi lancé au Panthéon français, ce temple ne fut pas décrété par une assemblée nationale, mais conçu par un roi : lieu de mé­ moire qui aligne 180 bustes ou plaques commémoratives. Si le Panthéon républicain se trouve au cœur de la capitale, le Panthéon royal se situe au milieu d’un paysage champêtre. Née dans une Allemagne sans constitution ni unité nationale, Walhalla immortalise les grands hommes d’un peuple conçu en communauté linguistico-culturelle. Deux des célébrités sur cinq évoquent un passé lointain. Le groupe le plus important en est formé par des princes, héros de guerre et grands capitaines. Les écrivains et penseurs composent un ensemble de loin plus modeste. Et bien que l’Etat bavarois enrichisse toujours cet aréopage, aucun des prix Nobel germanophones de littérature n’y figure, aucun des écrivains condamnés à l’exil par les nazis, aucun de ceux qui ont oeuvré à la démocratisation de leur patrie, aucun des réalistes et naturalistes prompts à dévoiler les tares de la société. Contrairement à une France où les écrivains firent leur entrée au Panthéon avant les autres, contrairement aussi à la RDA, ni la République de Wei­ mar ni la RFA n’avait donc cure de l’apport démocratique des grands de la littérature. Parmi les centaines de monuments parisiens 40 % sont consacrés aux écrivains – le double du taux calculé pour Walhalla. La plupart de ces monuments se trouvent au Quartier Latin et au Jardin du Luxembourg. Partant, des endroits qui attirent le flot des touristes sont les mieux dotés. Quittons l’optique spatiale pour la perspective temporelle. Le premier mo­ nument d’écrivain destiné à être exposé à ciel ouvert fut dédié au père spirituel des révolutionnaires, l’auteur du Contrat social. En observant les monuments élevés par la suite, on s’aperçoit que les accents mis dans leur choix résultent de cette première consécration. Les écrivains honorés plu­ sieurs fois étaient presque tous issus de la bourgeoisie, du mouvement des Lumières ou de la tradition républicaine. Victor Hugo en détient le record, suivi par Voltaire. Rien de surprenant alors que la grande majorité des monuments d’écrivains ait été érigée du début de la Troisième République à la Grande Guerre. Le rôle qui leur incombait était d’effacer la défaite

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contre l’Allemagne. On tenait à manifester à la nation que la patrie abon­ dait en garants de la prépondérance de la France, précisément dans le monde de la pensée. Pendant cette période, les grands capitaines avaient perdu tout crédit. C’était l’heure des héros littéraires, appelés à faire naître une nouvelle identité. Dans l’Allemagne de l’époque, l’écrivain statufié posséda, suivant l’auto-stéréotype du « peuple des poètes et des pen­ seurs », lui aussi une fonction similaire : forger une identité nationale. Tirer une fierté de mérites autres que guerriers était donc, pour la Troi­ sième République, l’objectif des monuments littéraires. Cette spécificité provoqua leur abandon au début des Guerres mondiales : la hausse des vertus guerrières porta préjudice aux écrivains. Dans la France d’aprèsguerre, leur culte sculptural ne retrouva plus sa vigueur. Pourtant, aux années 1980, le gouvernement enfanta un formidable projet pour en rani­ mer l’ardeur. Le président Mitterrand voulait inonder la France de 200 monuments nouveaux. Une vingtaine, dont des statues d’écrivains, en fut prévue pour Paris. Leur but : faire renaître la « fierté » de la nation en lui rappelant un patrimoine glorieux. Par contre, les occupants de 1941, sous prétexte de récupérer le métal, firent détruire les statues d’écrivains auxquels la République avait voué un culte particulier : les philosophes des Lumières, les démocrates et les « esprits de gauche ». A travers eux, c’étaient les centres de cristallisation d’une identité républicaine qui de­ vaient être effacés. Non moins révélateurs étaient les écrivains prévus par le projet Mitterrand quant à leur origine sociale ou leur combat pour une politique de gauche : Camus, Sartre et Aragon. En ce qui concerne l’ap­ partenance des vedettes à une époque, le paysage statuaire de Paris s’op­ pose nettement au programme de Walhalla : les républiques françaises préféraient des personnalités de leur propre siècle. Cette prédilection révèle le mobile des responsables : convaincre le public de la vigueur culturelle toujours intacte de la nation (Nies 1988 et 2005). Arrêtons-nous un instant aux billets de banque. Car la monnaie fait partie du monde quotidien de tout citoyen et, de ce fait, a un impact inégalable. La statuaire nous a montré que le choix des personnes portraiturées était lourd de sens. Ici la corrélation entre portrait et valeur du billet n’est pas, elle non plus, sans intérêt. En France, les billets à la valeur plus considé­ rable, réservés à un public plutôt bourgeois, montraient les classiques du Grand Siècle. Par contre, l’image du père Hugo à barbe blanche, donc en démocrate et pionnier de la justice sociale, décora longtemps le modeste billet de cinq francs. N’était-il pas en effet le fafiot des petites gens dont l’auteur des Misérables s’était fait le défenseur ? (Nies 2005) Revenons à nos jours et à l’enseignement. Quelle place tiennent les écri­ vains dans les programmes scolaires de la France ? Dès les petites classes on y vante l’utilité d’une « culture littéraire ». Mais depuis la fin des an­



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nées 1970 le mot « patrimoine » a disparu des textes officiels. La connais­ sance de « notre temps » est leur grand objectif. Depuis des années, l’inter­ net reflète la colère de ceux qui se révoltent contre un refoulement systé­ matique des œuvres proprement « littéraires » au profit de textes purement documentaires, puis contre la place que les programmes accordent aux no­ tions abstraites, au détriment des auteurs exemplaires. Les adversaires des réformes s’efforcent « d’alerter, d’alarmer et de sonner le tocsin de toutes les sorbonnes pour empêcher l’enseignement de la littérature au lycée de couler corps et bien ». Leurs porte-parole reprochent aux modernistes péda­ gogiques de sombrer dans le pur formalisme, de mépriser « les œuvres » en faveur du « discours sur les œuvres ». Jetons un coup d’œil sur l’Alle­ magne. Nous y assistons à un grand remue-ménage, causé par la réforme du bac au niveau de chacun des seize Länder. Les programmes en vigueur d’une partie de ces Länder suit la même pente que la France : on demande aux professeurs de traiter des problèmes thétiques (genres littéraires, époques), mais sans prescrire des œuvres précises. D’autres Länder passent la mesure par une avalanche de noms et de titres qu’ils proposent au choix. Ainsi, la Hesse avance, rien que pour deux classes, un demi-millier de pro­ positions. Le professeur qui pense que les textes officiels lui montrent le chemin est donc déçu, car il n’arrive plus à déceler un bloc de modèles jugés indispensables. Pour l’ensemble, le bilan est le suivant : 83 % des propositions ne figurent que sur les listes d’un seul Land, 13 % sur celles de deux Länder. Partant un noyau national de modèles littéraires n’existe plus. Terminons par un coup d’œil sur nos billets en Euro. Ils renoncent aux portraits d’écrivains employés naguère, en France plus qu’ailleurs, comme modèles identificatoires. Les points de mire des billets sont désormais des symboles transnationaux presque neutres : géographie de l’Europe, détails architecturaux en style gréco-romain ou gothique ou un pont – symbole du franchissement d’obstacles nationaux. Mais ce pont ne relie que deux No man’s lands. On a parlé à ce propos d’un véritable « arasement culturel » (A. Supiot). Bilan pareil pour les pièces de monnaie : pour un ensemble de 120 pièces, on ne découvre plus que deux écrivains, Dante et Cervantes. En France, l’aspect de l’Euro signifie la perte d’un élément renforçant l’iden­ tité nationale. Des disparitions de cette sorte signalent, à l’aube du xxie siècle, l’importance diminuée de la littérature dans l’esprit des décideurs politiques. Il semble qu’à leurs yeux elle n’est plus la grande puissance qu’elle était jadis. En même temps ces pertes traduisent l’incapacité des Etats de l’Europe à s’entendre sur leur patrimoine littéraire commun (Nies 2005). Nous voilà confrontés à toute une série de questions. Le Global English, moyen de communication en vogue, peut-il satisfaire au rôle de ciment

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identitaire ? Pourquoi même des anglo-saxons comme T. S. Eliot sont-ils choqués par le nightmare d’un unilinguisme mondial – the greatest intellectual disaster that the planet has ever known, par une world culture qui serait no culture at all ? (Nies 2004) Rappelons-nous que toute identité naît d’un acte de démarcation entre un “nous” et “les autres”. Or la perspective d’une langue et d’une culture mondiales ferait disparaître un vis-à-vis né­ cessaire. Ne susciterait-elle pas l’angoisse d’être des apatrides et le risque d’une fuite dans le provincialisme borné ? Pour ce qui est des fonctions des œuvres littéraires, les organes du pou­ voir ont visé pendant longtemps le prodesse républicain. Bien plus que la République de Weimar et la RFA, la France s’efforce toujours d’exploiter son capital littéraire pour fonder le mythe national. Cette nécromancie de Marianne est faite pour éveiller Outre-Rhin, auprès des historiens de la lit­ térature, une jalousie très vive. Mais nombre des formules incantatoires, longtemps si puissantes, se sont usées. Des deux côtés du Rhin, on assiste à une perte de conscience historique. Est-ce que des sociétés qui se pré­ tendent égalitaires, pluralistes et multiculturelles, auront-elles encore besoin d’un passé et de grands individus en tant que modèles communs pour trou­ ver leur identité ? Si oui, est-ce que les Etats devraient puiser ces modèles, incarnant les valeurs littéraires et civiques qui sont à leur base même, dans un réservoir national ? Serait-il souhaitable de voir remplacé ces panthéons par des ensembles supra-nationaux, européens – formés de Dante, Cer­ vantes, Shakespeare, Victor Hugo, Goethe et d’autres – ou même mon­ diaux ? Est-ce qu’on peut se fier aux lois du marché pour combler le vide creusé par la disparition de modèles littéraires ? La renommée des stars de nos mass média – champions du monde, mannequins, animateurs de télé – est-elle assez durable pour que l’identité collective cristallise autour de leurs images, comme autrefois autour des icones littéraires ? Aux citoyens rive­ rains du Rhin mythique, si souvent chanté par nos écrivains et poètes, de répondre à ces questions éminemment politiques. Bibliographie Cabrera Infante, Guillermo (1976) : Revista Iberoamericana 37, numéro 76–77, p. 549s. La République des Livres (2000) : 18 janv. « Chronique d’une mort annoncée ». L’Information littéraire (2001) : numéro 53–54, p. 4. Ministère de la Culture (2003–2006) : Célébrations nationales. Paris : Archives Na­ tionales 2004–2007. Ministère des Affaires étrangères (2005–2007) : Label France nº 16, 18–20, 44, 46, 53, 60, 61, 64, 66, 68.



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Nies, Fritz (1983) : Trois mousquetaires et un Petit Prince ? Comment est perçue la littérature française en RFA, in : Œuvres & Critiques, VII,2, p. 13–16. – (1988) : Das Freiland-Pantheon der Republik, in : H. T. Siepe (ed.), Grenzgänge. Essen : Die Blaue Eule, p. 93–100. – (2004) : L’Europe pense en plusieurs langues. Tübingen : Narr. – (2005) : La nécromancie littéraire de Marianne, vue d’Outre-Rhin, in : Revue d’Histoire littéraire de la France 105e année, p. 329–342.

Troisième partie La construction de soi-même

D’Œdipe à Ulysse  : la destinée de la peur dans la Dialektik der Aufklärung Claudie Hamel Le présent exposé a pour objet la conceptualisation de la peur chez Adorno et Horkheimer. Nous en retracerons les sources théoriques dans les Diskussionsprotokolle de 1939, les discussions préparatoires à l’écriture de la Dialektik der Aufklärung (1947), dans le but de faire voir comment le paradoxe qui se dégage de ces discussions conditionne déjà celui qui se consolidera dans leur concept de la raison. Nous y avons vu, entre les deux, une véritable destinée conceptuelle de la peur dans la mesure où son contenu se transforme à mesure que se radicalise leur critique de son ca­ ractère anthropologique. Nous observerons donc le passage de la peur sai­ sie comme impulsion et moteur du processus d’individualisation, c’est-àdire en tant que résidu biologique, à la peur conçue comme produit d’une projection de la conscience sur la nature, c’est-à-dire en tant que construc­ tion métaphysique. Nous illustrerons ces deux moments de la consolidation du concept en recourant aux deux figures respectivement discutées dans les Diskussionsprotokolle et dans la Dialektik der Aufklärung, Œdipe et Ulysse. I. Les Diskussionsprotokolle de 1939 et le paradoxe de la peur C’est en cherchant l’origine de l’impulsion à l’individualisation qu’Adorno et Horkheimer postulent, dans le premier temps des discussions, l’intrication de la volonté et de la peur. En effet, l’affection éprouvée par la particula­ rité qui veut s’extraire de la totalité sociale serait toujours soudée à l’an­ goisse d’un retour dans de l’amorphe, celle d’une régression à un stade antérieur d’indifférenciation objective et / ou subjective réciproque. L’avène­ ment de la conscience individuelle serait ainsi indissociable d’un processus d’advenir à maturité, la Mündigwerden, dont le contenu psychologique propre à chacune des étapes de son développement serait traversé d’une matière sociale, c’est-à-dire que chaque rapport à soi de la subjectivité se­ rait toujours déjà médiatisé par la conscience de l’autre. L’agent actif dans la médiation primitive à l’autre est la peur ; c’est elle qui impulse négati­

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vement la mise en mouvement du processus, l’engagement d’un soi vers sa maturité et la quête de son autonomie physique, psychique, émotionnelle et intellectuelle. La peur agit ici à titre de négation déterminée comprise dans son acception hégélienne, elle est à saisir comme intuition inspirée ou por­ teuse d’images de l’annulation (abolition) des contours du soi, des limites entre le soi et l’autre, entre le soi et la totalité sociale. Das Individuum beginnt, wo der Impuls vom Besonderen ausgeht, nicht mehr vom Kollektiv (…). Denn der Augenblick, wo das Individuum sich durch seine Absetzung gegen das Ganze konstituiert, sei identisch mit der ersten Erfahrung der Angst, soweit unsere Angst allemal sich gegen die Vorstellung des Zurückfallens ins Amorph unidentische kehrt. (Adorno et Horkheimer 1939 : 456) Or l’objectif d’Adorno et Horkheimer est de théoriser cette peur ini­ tiale et initiatrice en la réfléchissant en tant que catégorie philosophique soumise aux prémisses d’une philosophie de l’histoire qui ne la traiterait pas en tant que catégorie proprement psychologique, qui n’en ferait donc pas l’élément fondateur d’une théorie anthropologique de type bourgeoise. Il s’agit, comme l’affirme Horkheimer, d’énoncer une Geschichtsphilosophie der Angst. L’impératif de ne pas penser la peur en tant que catégorie psychologique mais en tant que catégorie philosophique coïncide avec la volonté d’Adorno et Horkheimer de l’extraire du principe de réalité bourgeois qui la fixe en une donnée anthropologique irréductible à aucune autre dimension existen­ tielle. En la désancrant de son socle ontologique, ils veulent vérifier la matière sociale qui anime cette peur primitive et exposent de ce fait les conditions théoriques d’une critique du positivisme freudien. Ainsi se véri­ fie, dès les premiers moments des discussions, le paradoxe au cœur même de leur idée de la peur et qui persistera jusque dans l’écriture de la Dialektik der Aufklärung (Adorno et Horkheimer 1947), celui qui se déduit d’une incompatibilité épistémologique radicale entre, d’un côté, la conception freudienne du moi et de l’autre, la critique qu’Adorno et Horkheimer exer­ cent contre la philosophie bourgeoise qui, parce qu’elle reste pourtant conceptuellement fidèle au caractère anthropologique de l’idée freudienne de la peur, n’arrive donc pas à en désamorcer complètement le principe de réalité. Il s’agit bien ici d’une contradiction de principe qui s’active au moment même où Adorno et Horkheimer tentent de définir la fonction de la peur dans la constitution du moi : car tout en étant l’agent impulsant l’individu, elle est aussi, et paradoxalement, ce qui en empêche la réalisa­ tion. En effet, c’est parce qu’est déjà présupposée au niveau de l’apercep­ tion des futurs individus la détermination de l’autre en tant que pure exté­ riorité, que le processus d’advenir à maturité impose leur extraction d’un ensemble conçu en tant qu’amas de particularités, et c’est cette même pré­ supposition qui mène à l’idée de l’intrication de la volonté à la peur. Il



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s’agit pour Adorno d’un vrai problème théorique ; car, tant que l’autre ne trouvera pas de réel contenu positif, tant qu’il n’existera qu’à travers sa fonction de délimitant, il est réduit à n’être qu’un substrat de la peur primi­ tive. Ainsi, la même peur qui impulse la volonté de l’individualisation, parce qu’elle implique de son fait même la négation de cet autre avec lequel la particularité émergente ne veut pas être confondue, la mène logiquement vers sa propre annihilation en tant qu’elle réalise le sujet comme simple fonction de négation. Cette antinomie qui mobilise la conception de la peur chez Adorno et Horkheimer fera émerger des Diskussionsprotokolle une réflexion à deux niveaux. Le premier niveau conceptuel reprend l’idée freudienne de la peur primitive et les fait se maintenir dans la structure et le fonctionnement d’un moi psychanalytique. L’autre niveau, critique, veut s’émanciper de l’aporie à laquelle cette idée de la peur condamne l’individu en cherchant un autre contenu à la volonté d’extraction de l’homme de son état de nature. C’est là qu’intervient la notion du nouveau, qu’Adorno définit en tant que saut qualitatif. Die Schwelle gegenüber dem Naturstadium ist die Schwelle der Sprache.  (…) Was wir am Individuum zu “retten” haben ist dies Moment des Denkens oder Sprache, das im Leben tritt, und nicht die biologische Besonderung (Adorno et Horkheimer 1939 : 460–461). À ce moment de la discussion, Adorno exprime une première tentative d’ancrer théoriquement l’individu et le processus d’advenir à maturité dans la culture et le langage en tant qu’ils représenteraient déjà un traitement collectif de la peur primi­ tive, ou, disons le plus justement, les seules véritables instances de média­ tion qui arriveraient à résoudre ou dépasser les risques d’un retour de sa pulsion de négation contre les individus. Ici la culture et la langue se conçoivent comme la manifestation, l’incarnation socio-historique d’une conscience collective comprise en tant que volonté partagée de sublimation. Ce qu’Adorno effectue ainsi, consiste au report de la solution au problème de la peur d’un niveau individuel-biologique à un niveau collectif-sociétal. En énonçant l’impératif philosophique de considérer la persistance de la peur primitive comme le résultat d’une sublimation collective ratée tout en refusant de la penser comme l’indicateur d’une pulsion de mort déposée à même le moi par son appartenance au monde biologique, c’est du coup la disqualification du contenu proprement positif du nouveau qu’ils ne veulent pas cautionner. Pour Adorno, la culture et la langue sont la conscience d’une rupture, d’un saut entre deux états, l’un immédiatement biologique et l’autre collectivement médiatisé, qui sont à la fois irréconciliables et logi­ quement irréductibles l’un à l’autre : autrement dit, entre la pulsion de mort qu’exprimerait l’angoisse d’un retour dans de l’amorphe et la volonté de vie germe des existences individuelles, il est impossible de statuer un rapport dialectique de continuité. Une sublimation collective véritablement réussie

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donnerait lieu et forme à une culture qui est déjà en elle-même une mise en échec du danger de régression ainsi que l’abolition de l’immédiatement biologique, de la pulsion de mort. La culture et la langue ne sont pas les moyens du dépassement, elles sont le saut qualitatif sans lequel l’individu n’est pas possible. La figure que choisiront Adorno et Horkheimer pour illustrer la matière sociale médiatisant non seulement la réception mais aussi le contenu même des pulsions, est celle d’Œdipe. Énonçant l’idée d’une interprétation maté­ rialiste qui pourrait désamorcer l’idéologie bourgeoise au fondement du complexe de l’Œdipe freudien, ils formulent l’hypothèse que ce en raison de quoi la société le condamne, le vrai crime d’Œdipe serait en fait celui d’avoir succombé à l’outrecuidance. Vielleicht ist das ganze Verbrechen Ödipus überhaupt nichts anderes, als das er Individuum wurde und etwas besaß. Vielleicht reflektiert das Entsetzen über den Inzest nur das Entsetzen über diese Vermessenheit (Adorno et Horkheimer 1939 : 453). Mais l’outre­ cuidance suppose ici la promiscuité, ainsi Œdipe assouvit un désir libre de toute convention sociale, cède à l’envie d’un plaisir qui s’éprouve dans la jouissance d’un être pour lui-même, le plaisir d’une confusion de soi dans l’autre, un autre qui, justement extrait de toute fonction délimitante, offre la jouissance d’une réelle étrangeté et pas celle d’une altérité soumise à l’épreuve identitaire du moi. Ici l’autre n’est plus perçu à travers sa fonction différentielle, en tant que pure extériorité confirmant et structurant a posteriori l’intériorité et l’unité du moi, mais porte une existence non déductible à aucune fonction et statut social, et c’est l’accès à cet autre qui, fermé à tous, incrimine Œdipe. Alors en devenant socialement irrécupérable, puisque l’expérience du monde qui le fait le place en totale contradiction avec le groupe, ses pairs ne peuvent en supporter la vision sans qu’elle ne leur fasse ressentir la douleur refoulée du manque ; le manque qui a pour objet l’autre en tant que qualité, c’est-à-dire libre de sa fonction de négation déterminée, et pour sujet la réalisation d’un moi émancipé du fantasme identitaire. La volonté philosophique qu’exprime l’interprétation matérialiste pose les termes d’une dialectique libre de la nécessité et même de la légitimité so­ cio-historique d’un moi réfléchi en tant que synthèse positive de la négation consciente d’une première négation déterminée. Le but est d’articuler un rapport intersubjectif, et donc, puisque l’un est condition de l’autre, un type d’objectivation supposant le partage d’une consubstantialité elle-même ini­ tiatrice d’une réelle communication, c’est-à-dire d’une interpénétration des qualités propres à chaque partie. Or Adorno, mieux qu’Horkheimer, a très bien saisit le fait que cette inter­ pénétration positive (ou sympathique) est impossible tant que l’autre reste en substance négativement déterminé. Ce n’est qu’une fois reconnue comme condition intérieure et a priori au moi, le tu sans lequel je n’existe pas, que



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l’autre trouve son contenu positif en soi pour soi, en moi et pour moi et que le pouvoir de négation suspecté en lui se dissout en effet de la présup­ posée peur primitive. De même que ce n’est qu’une fois qu’est reconnue la substance positive de l’autre que la totalité sociale passe d’une puissance de négation des particularités en un lieu collectif sans lequel l’individu ne trouve ni moyen ni raison d’être. En ce sens, le tragique que réalise Œdipe consiste en ce fait qu’au moment où il atteint l’objet de son désir, la jouis­ sance d’une pleine altérité et le pouvoir ainsi que la reconnaissance sociale, il prend conscience que l’un et l’autre sont déjà socialement abolis. Ce qu’il atteint alors avec la conscience de cette abolition, c’est le savoir sur la sanction collective posée contre l’individu au lieu même de sa réalisation, celui où son expérience du monde n’est justement pas réduite aux intérêts reliés à la reproduction sociale. En accomplissant son désir, il mute en né­ gatif de l’individu qu’il croyait pouvoir devenir. Par cette idée de la déréa­ lisation du sujet au moment même où il réalise son désir, Adorno et Horkheimer font encore référence au dualisme freudien du je et du ça, mais au lieu de postuler le danger de régression dans le ça comme une substance qui lui serait intrinsèque, ils le conçoivent en tant que résultat d’une média­ tion sociale négative, une sanction collectivement posée contre tous ces objets désirés qui font dévier le sujet hors de la reproduction sociale, et donc, une sanction posée contre le désir lui-même. En conséquence, l’interprétation matérialiste de la tragédie œdipienne ne se borne pas qu’à l’articulation d’une critique de sa réception bourgeoise, mais en refondant le complexe de culpabilité dans le traitement social de son désir plutôt qu’à même le désir, c’est le contenu des composantes du moi qui est atteint ainsi que celui de leur logique relationnelle. Ce qui pour Freud signe dans le désir incestueux une pulsion de régression vers un stade primitif d’indifférenciation, devient chez Adorno et Horkheimer, le signe de l’évolution du sujet capable d’un désir émancipé de ce que la sanction so­ ciale a fait de ses objets, autrement dit, un désir libre de l’angoisse de castration. Cette mutation est possible dans la mesure où le contenu du ça, objet abstrait des désirs du je et représentant du monde intériorisé dans le moi, n’est plus considéré comme fonction délimitante du je et négation déterminée de sa rationalité. Mais ce qui, dans les Diskussionsprotokolle et à ce point extrême de leur critique, aurait dû provoquer une mutation épis­ témologique du moi freudien, Adorno et Horkheimer ne le réaliseront pas dans leur travail théorique. Nous pourrions alors affirmer que la logique même de leur argumentation se situe déjà à l’extérieur du cadre épistémo­ logique auquel ils reviennent pourtant et qui s’inscrit toujours, bien que dans la perspective de son renversement, dans une dialectique de type hégé­ lien. Ainsi se maintiennent et se côtoient les deux niveaux de leur réflexion qui nous ramènent au paradoxe de la peur.

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Le problème est qu’ils conçoivent la mutation des termes de la dialec­ tique à un niveau sociétal, c’est-à-dire en tant que produite par la médiation d’une conscience sociale, mais jamais ils ne la posent en tant que donnée anthropologique, c’est-à-dire en tant que prédéterminée par le lien ontolo­ gique de l’être au monde. En effet, l’intuition qui informe leur critique du caractère anthropologique de la peur chez Freud les pousse à reconnaître que la possibilité même d’une substance positive propre au sujet et à l’objet est déjà neutralisée dans la présupposition théorique de l’angoisse primitive. C’est exactement ce qu’Adorno exprime quand il affirme que la puissance de négation dont sont affublés en même temps qu’infligés les représentants, abstraits et concrets, de l’autre est en fait le produit de la projection d’une subjectivité terrifiée. En renversant la logique de l’argument – ce n’est plus le pouvoir ou le danger de négation qui conditionne la peur primitive du moi, mais la projection de sa peur dans l’autre qui lui présuppose un pou­ voir de négation – Adorno et Horkheimer étaient alors en mesure de dé­ construire plus que la réception sociale du désir d’Œdipe mais sa nature même. Ils auraient atteint là le sens grec de son tragique, qui n’est pas de l’ordre de l’inconscience mais de la méconnaissance. Le désir d’Œdipe aurait pu ainsi leur apparaître dans sa simple normalité de même que sa nature prétendument incestueuse aurait été désamorcée en tant que produit d’une projection et d’un jugement idéologique. Mais ils ne l’ont pas fait. Alors la nature du désir et le contenu de ses objets, le ça, sont eux aussi, chez Adorno et Horkheimer, en attente de leur substance positive à la fois théorique et sociale. II. La Dialektik der Aufklärung et le paradoxe de la raison L’attente d’une détermination positive qu’Adorno et Horkheimer postu­ lent à même l’articulation de leur concept du moi nous mène à la Dialektik der Aufklärung. Ici, la figure qu’emprunte le processus d’advenir à matu­ rité est celle d’Ulysse. Ce choix implique la transposition du paradoxe de la peur sur l’organe qu’ils considèrent être le fondement du mécanisme perceptif du sujet ainsi que l’agent structurant la psychologie de son affec­ tion au monde; il devient le paradoxe de la raison. Mais l’organe rationnel dont il est question est bien spécifique, il s’agit de l’Aufklärung qu’il faut comprendre en tant que mode logique régissant le principe de rationalité bourgeois. Adorno et Horkheimer pensent l’Aufklärung comme les ten­ dances d’une rationalité de type plutôt métaphysique que strictement histo­ rique, et la conceptualisent, au niveau épistémologique, comme un logos et, dans la perspective d’une philosophie de l’histoire, comme une étape de l’advenir à maturité de la conscience individuelle et collective.



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Or l’idée de l’étape est théoriquement indissociable de celle de l’attente et les deux sont à relier au paradoxe de la peur. En effet, la critique qu’Adorno et Horkheimer exercent contre l’Aufklärung est de la même nature que celle qu’ils énoncent dans les Diskussionsprotokolle contre le concept freudien de la peur primitive. C’est-à-dire que le problème de la raison ne serait pas tant à trouver dans son mécanisme d’objectivation, d’extraction et de distancia­ tion du sujet vis-à-vis du monde, mais dans l’impulsion à l’objectivation qui reste encore ici intriquée à la peur. Tant qu’elle agit à l’intérieur même du mode et des facultés de perception du moi, ceux-ci disséminent et font se perpétuer un mimétisme mythique. Ce qui veut dire que c’est la terreur de l’homme devant la nature qui en conditionne la perception; c’est elle qui génère la confusion de la substance naturelle avec le mouvement circulaire de la reproduction absolument immanente de la vie, et c’est précisement cette projection qui est à l’origine de l’identification de la nature à l’angoisse de régression vers l’anorganique et de l’idéologie d’une inévitable domination du je sur un ça toujours représentant d’une nature fantasmatique. Ce n’est qu’une fois que la subjectivité aura pris conscience de la distorsion opérée par la peur sur son mode de perception, qu’elle pourra, en dissolvant la fonc­ tion de négation déterminée déposée par la sanction sociale dans le désir et ses objets, s’en émanciper et rendre possible la réalisation des individus à travers l’accès à la réalité positive, décomplexée, du monde. Si Œdipe représente la figure de l’échec social au lieu même où l’indi­ vidu devrait se réaliser, Ulysse incarne à l’inverse l’ambiguïté d’une réussite sociale conditionnée par la déréalisation de l’individu. En effet, pour Adorno et Horkheimer, Ulysse présente plus qu’un autre caractère du processus d’advenir à maturité, il représente le modèle de sa réussite. L’Odyssée ra­ conte l’épopée d’un homme quittant le mythe dont chacun des épisodes symbolise l’ultime rencontre avec une puissance archaïque. À chaque étape Ulysse résout la contradiction entre l’homme éclairé qu’il se sait devenir et celui qui connaît le plaisir que dispensent les créatures mythiques en trou­ vant à chaque fois l’astuce qui lui permettra d’en consommer le charme sans y succomber. Adorno et Horkheimer y voient la première manifestation du mécanisme de la sublimation, celui qui fonde le caractère du bourgeois. En effet Ulysse assouvit ses envies tout en se gardant à distance du conte­ nu propre de ce qu’il désire ainsi il se condamne à ne jamais prendre plai­ sir à la chose elle-même mais en fonction de l’utilité sociale que son savoir d’elle lui procure. Ainsi, à l’inverse d’Œdipe qui accède à la jouissance de la chose libre de toute sanction sociale et qui, atteignant un objet déjà an­ nulé réalise la négation de l’individu, Ulysse, commandant solitaire, adapte son désir au vide des choses et, réalisant le négatif de l’individu, accède à la jouissance d’objets réduits en substrat de la peur, jouissance de leur contenu mythique réifié.

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Si le mécanisme de sublimation réduit les objets désirés, le contenu du ça, à la condition de choses réifiées c’est, encore une fois, parce que la peur initie un processus de dépassement qui ne prend pas pour objet une chose réelle, mais une chose distordue. La langue freudienne dirait qu’il ne s’agit pas ici de l’objet d’une reale Angst mais d’un objet transféré par de la neurotische Angst. Le mythique qui survit en Ulysse est trahi par sa ruse; le fait même de jouer contre l’archaïque dénonce la survivance de son pou­ voir en lui. Alors tout le processus qu’il enclenche réalise un individu qui, s’accordant structurellement, Adorno et Horkheimer diraient techniquement, au principe de réalité et de re-productivité de sa collectivité, demeure pour­ tant substantiellement opprimé par d’anciennes puissances. Ainsi le para­ doxe de la peur se radicalise en se complexifiant dans celui de la raison en ce sens que c’est l’organe rationnel lui-même qui est atteint dans sa fonc­ tion de décryptage d’angoisse et d’accès à une réalité objectivée. Ulysse incarne bien la dialectique de la réussite et de l’échec dans la mesure où sa ruse est aussi le produit d’une dialectique de la raison et du mythe, elle déjoue la violence mythique sans vraiment la désamorcer et en cela la légi­ time comme donnée naturelle de même que la peur qui y réagit. Adorno et Horkheimer qualifieront sa patience et son endurance de « vengeance diffé­ rée » : il ne renonce jamais vraiment à l’assouvissement d’une violence accumulée sous le coup des humiliations subites, il la met en attente et ce n’est qu’à la fin, dans le massacre des prétendants et des servantes qu’elle se révèle en se déchaînant. La vengeance différée ou le report de la violence est le signe d’une sublimation hypocrite, en ce sens Ulysse est bien la figure parfaite du Kulturheuchler entendu par Freud dans Das Unbehagen in der Kultur. L’hypocrite culturel usurpe la place et la fonction de l’homme cultu­ rel, der kulturelle Menschen, dans la mesure où la synthèse qu’il représente est en fait l’apparence d’un dépassement des pulsions régressives : tout en vivant, pour reprendre la formule freudienne, au-dessus de ses moyens psy­ chiques, la mort qui rôde toujours en lui, risque, à tout moment, de le re­ prendre à soi. Conclusion Nous conclurons donc cet exposé en constatant deux choses. La première concerne l’antinomie théorique qui se maintient dans la conceptualisation même de la peur chez Adorno et Horkheimer. Nous la concevons comme le résultat d’une incompatibilité entre la nature philosophique de la critique énoncée contre le caractère anthropologique de la peur primitive et le main­ tient théorique de l’épistémologie freudienne. En effet, l’aporie de la Dialektik der Aufklärung résulte de cette contradiction logique qui stipule la né­ cessité d’un dépassement de la peur par ce même processus d’abolition



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qu’Adorno et Horkheimer ont déjà dénoncé comme étant le moyen d’une conscience terrifiée. Pour éviter cette aporie il aurait fallu, à partir de cette dénonciation, re-déterminer les contenus composant la conscience, ainsi l’autre constellation du rapport du sujet à l’objet tant attendue par Adorno y aurait trouvé plus qu’un potentiel, mais son développement théorique. La deuxième chose concerne la possibilité de penser une constitution du moi qui ne serait pas fondée négativement sur l’intrication de la peur et de la volonté. Les fondements d’une telle pensée imposent une rupture complète vis-à-vis d’une certaine épistémologie moderne, dans la mesure où le dua­ lisme métaphysique entre l’esprit et le monde qu’elle institue est déjà géné­ ré par et générateur du processus de réification des objets de la conscience en sa négation déterminée. Tant que l’angoisse existentielle primitive ne sera pas vraiment réfléchie en tant qu’elle fut d’abord une construction (fixation) métaphysique avant que de devenir notre propre condition anthro­ pologique, c’est l’image même de l’altérité qui ne peut se débarrasser du fantasme de la négation déterminée. Ainsi la peur réalise notre destin. Bibliographie Adorno, T. W. / Horkheimer, Max (1939) : Diskussionsprotokolle, in : Max Horkhei­ mer : Gesammelte Schriften. Frankfurt : Fischer, 1987. – (1947) : Dialektik der Aufklärung. Frankfurt : Fischer, 2002.

Notes éparses sur ce que signifie être systématique aujourd’hui Diogo Sardinha1 Ce texte est né d’un étonnement philosophique devant le vocabulaire et le discours de la science. Ajoutons tout de suite qu’on s’étonne le plus souvent non pas de ce qui est caché et secret, mais de ce qui est nettement perceptible. Dans le cas présent, ce qui m’a étonné a été l’intervention du biologiste moléculaire, professeur au Collège de France, François Gros, lors du colloque Alexander von Humboldt de 2008, à Paris. Il était question, à un moment de son exposé (Gros 2008), de la systématicité dans la science contemporaine. M. Gros parlait alors de scientifiques systématiciens comme Edward Osborne Wilson et Carl Woese, de leur précurseur Linée et des classements que celui-ci proposa, et faisait allusion aux systèmes et soussystèmes moléculaires que l’on connaît aujourd’hui. Cette terminologie, aussi courante soit-elle dans un vaste domaine du savoir, contraste forte­ ment avec celle dont se servent les philosophes depuis quelques décennies. La philosophie, en effet, s’est depuis un bon moment départie des systèmes, surtout depuis qu’elle a fustigé le travail de quelques penseurs majeurs de xixe siècle, de Hegel à Comte et Marx. La modernité – époque dont on sait qu’elle a commencé au début du xixe siècle, mais dont on n’a pas encore réussi à déterminer avec exactitude quand elle s’achève – a eu l’ambition de rendre compte des lois du monde et de l’histoire par les concepts les plus abstraits, prétendument susceptibles d’embrasser une logique du tout. Ses critiques ont soit explicitement abandonné, comme Nietzsche, soit discrète­ ment laissé en suspens, comme le structuralisme, le vocabulaire du système et de la systématicité. D’où ma surprise à entendre parler de systèmes et de sous-systèmes, d’autant plus que, dans mon esprit de philosophe, de sys­ tème il n’y en a qu’un, dominé par une logique d’ensemble, certes compa­ tible avec un ensemble et ses parties, mais des parties dont on ne dirait qu’improprement qu’elles forment des “sous-systèmes”. Les scientifiques qui ont l’habitude de ce vocabulaire et de la façon dont il leur permet d’organiser les objets dont ils font l’expérience diront que ma 1  Ce texte a été écrit grâce à une allocation de recherche de la Fondation pour la science et la technologie (FCT), Portugal.

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surprise est bien naïve. Même les philosophes répliqueront que le but des systèmes n’est pas nécessairement d’embrasser la totalité du monde jusqu’à l’absolu, et ils apporteront des exemples concrets à l’appui de leur affirma­ tion. Pensons seulement au cas classique (au sens de pré-moderne) de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, qui certes systématise, mais sans pré­ tendre tout expliquer. Dans ce contexte, le système demeure ouvert et constitue l’ordonnancement de connaissances par une pensée libre et consciente de ses limites. Pensons également au xxe siècle allemand, qui, lui aussi, nous a légué au moins un débat important, dont les protagonistes ont été le sociologue Niklas Luhman et le philosophe Jürgen Habermas et dont l’enjeu était rien de moins que la pertinence d’un regard systématique sur la société (Habermas et Luhmann 1971). Même si, aux yeux de certains, la réponse de Habermas semble l’avoir emporté, elle va de pair avec l’inté­ gration, par le discours de ce dernier, d’une partie du vocabulaire luhman­ nien. Comme le souligne une des rares lectrices attentives de Luhmann en France, la politologue Estelle Ferrarese, « ainsi Habermas le premier va-t-il absorber, au fil de sa réflexion, beaucoup des prémisses de la sociologie systématique de Luhmann, auquel il emprunte tout simplement le concept de système (Ferrarese 2007: 233). » En ce sens, l’importance du problème de la systématicité à la frontière de la sociologie et de la philosophie reste indéniable. Il est donc étonnant que le discours scientifique contemporain sur la mise en ordre des choses (qu’il vienne de la biologie, de la sociologie ou bien d’un autre domaine) puisse encore étonner le philosophe. Il y a pourtant une autre raison, plus profonde, à ma réaction : le langage des sciences fait écho à une préoccupation de certains philosophes, les mêmes (étrangement peut-être) qui ont poussé à la limite l’exigence de faire éclater les systèmes. Car la philosophie contemporaine a en définitive été confrontée, alors même qu’elle poursuivait ses recherches, au besoin de réinventer la systématicité. Je n’évoquerai ici qu’un seul penseur dont on verrait bien, si l’on prenait le soin de le lire avec l’attention qu’il mérite, qu’il remet le problème à l’ordre du jour philosophique. Michel Foucault, car c’est de lui qu’il s’agit, esquisse en 1984, l’année de sa mort, un dernier programme de travail : il l’appelle une ontologie critique et historique de nous-mêmes. Laissant de côté l’exégèse que réclame cette expression, je souhaite attirer l’attention sur les trois réquisits impliqués dans ce pro­ gramme. Au moment d’expliquer en quoi il consiste, dans son texte « Qu’est-ce que les Lumières ? », Foucault déclare ceci : « Ce travail a sa généralité, sa systématicité, son homogénéité et son enjeu. » (Foucault 1994 : 575). Sa “systématicité”, caractère qui est pour nous en question, touche à ce qu’il désigne successivement comme les « trois grands do­ maines » et les « trois axes » – le savoir, le pouvoir et l’éthique – « dont il faut analyser la spécificité et l’intrication » (Foucault 1994 : 576). Ainsi,



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le retour de la philosophie anti-systématique (au sens philosophique du mot, justement) à la nécessité de décrire une expérience cohérente, recoupe jusqu’à un certain point le travail des sciences qui s’évertuent à constituer des systèmes et des sous-systèmes dans leurs domaines d’investigation. À partir de cette coïncidence naît la question que je pose : qu’est-ce qu’être systématique aujourd’hui ? Sans doute cette interrogation ne connaîtelle pas de réponse univoque. Être systématique en philosophie aujourd’hui est-ce la même chose qu’être systématique en science ? Qu’entendent exac­ tement les scientifiques par système ? Et les philosophes ? Cette préoccupa­ tion m’a rendu attentif à certains usages du mot fait par des scientifiques, après M. Gros, par exemple son collègue au Collège de France, l’anthropo­ logue Philippe Descola. Lors d’un exposé à Paris il employait le mot “sys­ tème” pour décrire un « ensemble de phénomènes organisés » (Descola 2009). On peut ainsi, d’après lui, parler de la société comme d’un ensemble de systèmes indépendants : système politique, économique, juridique et autres. La structure, au sens lévi-straussien, n’est pas un système, ajoute-t-il, mais plutôt ce qui permet de comprendre les caractéristiques d’un système. Interrogé sur ce point, il explique qu’il fait du mot en question un usage « très empirique » et n’aspire pas à disposer des schèmes qui rendraient cohérent l’ensemble d’un système. Il se sert plutôt de ce qu’il appelle une « épistémologie portative », étant toutefois convaincu que nul ne fait de la science sans croire qu’il y a des systèmes qui puissent être mis au jour. En cela, l’anthropologie rappelle le geste des philosophes qui souhaitent se conduire à l’instar des gens de science, comme Hegel, lorsqu’il déclare dans la préface de la Phénoménologie de l’esprit que son propos « est de colla­ borer à ce que la philosophie se rapproche de la forme de la science – se rapproche du but, qui est de pouvoir se défaire de son nom d’amour du savoir et d’être savoir effectif (Hegel 1991 [1807] : vi). » De surcroît, la Phénoménologie de l’esprit est présentée par son auteur comme constituant la première partie d’un Système de la science. Mais les scientifiques ont le plus souvent voulu mettre un terme aux illu­ sions philosophiques de tout embrasser, y compris lorsqu’ils se sont euxmêmes laissés tenter par une autre sorte de méta-mise-en-ordre. À cet égard, Lévi-Strauss nous fournit un exemple éloquent. Dans l’Anthropologie structurale, il pose le problème de ce qu’il appelle l’« ordre des ordres », de la façon suivante : Pour l’ethnologue, la société enveloppe un ensemble de structures correspondant à divers types d’ordres. Le système de parenté offre un moyen d’ordonner les individus selon certaines règles ; l’organisation sociale en fournit un autre ; les stratifications sociales ou économiques, un troisième. Toutes ces structures d’ordre peuvent être elles-mêmes ordonnées, à la condition de déceler quelles relations les unissent, et de quelle façon elles réagissent les unes sur les autres du point de vue

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synchronique. Ces tentatives pour formuler un modèle total d’une société donnée, confrontent l’ethnologue à une difficulté (…) : jusqu’à quel point la façon dont une société conçoit ses diverses structures d’ordre, et les relations qui les unissent, correspond-elle à la réalité ? » (Levi-Strauss 1974 [1958] : 347)

Ce passage, dans lequel on voit la science à l’œuvre, appelle deux com­ mentaires d’ordre philosophique. Premièrement, l’ordre des ordres n’est pas présenté comme un élément extérieur aux sous-ordres ou aux ordres partiels ou régionaux, comme un supplément qui viendrait clore d’en-haut un édi­ fice qui autrement resterait inachevé. L’ordre des ordres n’est pas la clef de voûte anthropologique d’une pyramide ethnologique. Au contraire, si, comme le prétend Lévi-Strauss, il est un modèle total d’une société donnée, alors il s’apparente beaucoup plus à une sorte d’articulation entre les ordres régionaux, articulation dont le savant doit être en mesure de faire la carto­ graphie ou de tracer le diagramme, avec les parties qui composent l’en­ semble et leur disposition les unes par rapport aux autres. L’articulation rend, à un niveau total (c’est le mot de Lévi-Strauss dans le passage cité), l’ordre des sous-ordres qui réunissent des individus et des groupes dans la structure sociale. Il n’est rien de plus que cette articulation. Une seconde remarque est la suivante : aussi ambitieux que semble ce projet, il ne comporte pas moins deux signes de modestie, comme deux limites que le scientifique s’impose à lui-même. D’une part, le modèle total concerne une société donnée et non l’ensemble des sociétés ni la société en général. La recherche ethnologique ainsi comprise n’est possible que dans le cadre de variations culturelles qu’elle n’abandonne pas, raison pour la­ quelle on pourrait dire qu’elle abandonne plutôt l’homme, dont elle ne vise pas à constituer le modèle, mais justement, comme Lévi-Strauss l’écrivait ailleurs, à le défaire (Levi-Strauss 1962 : 326). L’ordre des ordres est certes le modèle total d’une société donnée, il n’est pas le modèle de l’homme total. D’autre part, deuxième preuve de retenue, il n’est pas question pour l’ordre des ordres de saisir une société dans ses transformations historiques, mais seulement dans les relations synchroniques ou de simultanéité entre les ordres régionaux. L’ethnologie et son effort de mise en ordre, ou de dévoi­ lement de l’ordre, ne se proposent pas de saisir l’histoire d’un groupe, mais la façon d’être (hautement complexe) d’un groupe à un certain moment. Le modèle en question doit donc convenir à une société donnée, à un moment donné. Il doit pour ainsi dire rendre compte de l’état de choses total d’un groupe restreint. C’est dans ce sens que j’ai dit plus haut que le structura­ lisme a représenté aussi une critique des systèmes modernes de l’histoire totale2. 2  D’autres détails sur l’ordre des ordres se trouvent dans l’Anthropologie structurale (Levi-Strauss 1974 [1958] : 363 sq.).



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Tout cela est bien connu. Pourtant, il faut remarquer le fait suivant, aussi surprenant que révélateur : aussitôt esquissé ce programme et établis la possibilité, voire l’intérêt, de retracer un ordre des ordres ethnologiques, Lévi-Strauss l’abandonne. En effet, pour un ethnologue, un scientifique attaché aux faits qu’il a lui-même observés et aux descriptions d’autres faits réalisées par ses pairs, la tâche semble démesurée. Encore fait-il allu­ sion à un terrain déjà bien circonscrit, celui des études des phénomènes religieux, au sujet duquel il affirme : « Peut-être parviendrons-nous à construire, en ethnologie religieuse, ces ‹ modèles à petite échelle, destinés à l’analyse comparative … de variations concomitantes … tels qu’ils s’im­ posent dans toute recherche visant à l’explication des faits sociaux › (Na­ del 1952). Cette méthode ne permettra de progresser que lentement ; mais elle fournira des conclusions qui compteront parmi les mieux établies et les plus convaincantes, de celles que nous pouvons espérer en matière d’organisation sociale » (Levi-Strauss 1974 [1958] : 349). Ainsi, on constate à la fois l’espoir et la réticence de Lévi-Strauss : espoir quant à la validité théorique de cette manière de procéder, contrebalancé, peut-être même contrecarré, par la difficulté pratique de la mettre en œuvre et de la mener à bien. Cet aspect du comment et du pourquoi de l’abandon lévi-straussien du thème de l’ordre des ordres mériterait plus d’approfondissements. Dans cette première approche, j’aimerais seulement suggérer comment nous se­ rions capables de relancer ce défi sur un autre plan, que je me permettrai d’appeler philosophique et qui sans doute ferait frémir – ou simplement sourire – Lévi-Strauss, qui s’est toujours battu contre les spéculations sans base empirique. Je pars de deux constats ou de deux mots, le premier celui d’articulation, que je puise chez Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, le se­ cond, celui d’agencement, qui porte désormais la marque de Deleuze et de Guattari. Comme l’explique Lévi-Strauss, l’ordre des ordres ne vise ni à la « restitution totale de la société concrète » qu’il s’était « d’abord efforcé d’analyser en structures » ni à l’affirmation « que, pour une société donnée, toutes les structures sont homologues, ce qui reviendrait à dire que chaque société constitue une sorte de monade, à la fois parfaitement cohérente et complètement fermée sur elle-même. » (Lévi-Strauss 1974 [1958]). Aussi le terme d’articulation semble-t-il convenir à ce but, trouver les relations par lesquelles les sous-ensembles à la fois sont réunis et interagissent les uns sur les autres, bref peuvent êtres ordonnés. Depuis le début, j’attire l’attention sur le besoin contemporain de revenir à une certaine idée ou à une conception de l’ordre des choses, nécessité qui se manifeste plutôt dans la philosophie que dans les sciences, puisque celles-ci, de toute évidence, n’ont jamais abandonné le vocabulaire des systèmes et des sous-systèmes. Il n’en est pas de même pour la philoso­

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phie. Celle-ci a si puissamment érigé le système en but ultime de sa dé­ marche ; elle a cru avec tant d’énergie que le système pouvait être ce « tout sans fissure » dont parlait Alexis Philonenko dans une expression lumineuse pour désigner (reste à savoir si à tort ou à raison) la pensée kantienne (Philonenko 1965) ; elle a plus tard, dans une réaction de grande ampleur, fustigé si durement cette notion comme étant le symbole achevé du totalitarisme théorique et pratique, que toute tentative pour la rétablir aujourd’hui, ne serait-ce qu’au nom d’expériences, pourtant positives, du passé (comme l’Encyclopédie) serait vaine. En référence à l’hégélianisme et au marxisme (mais on pourrait penser à bien d’autres théories encore), Lyotard parlait des « grands récits », censés être capables de rendre raison de chaque détail et, dans cette mesure, comme des conceptions fermées sur elles-mêmes : ces « grands récits » philosophiques sont de nos jours dis­ crédités3. Bien sûr, il faudrait se demander jusqu’à quel point la notion d’un système de pensées comme tout clos sur lui-même n’est pas une caricature des systèmes philosophiques effectivement proposés par la mo­ dernité à partir de Kant. Même dans le cas extrême de Hegel, on peut admettre avec Jean-François Kervégan qu’« en liant concept, vérité et cir­ cularité, la Préface [de la Phénoménologie de l’Esprit] suggère une concep­ tion dynamique du système, s’opposant à la représentation commune d’un achèvement du savoir. Le système n’est pas ‹ un cercle qui repose clos en lui-même › ; il est plutôt le ‹ devenir de soi-même › » (Kervégan 2005: 47). Il n’en reste pas moins que la croyance philosophique dans le système est depuis longtemps brisée. D’où la question : quel autre concept pourrions-nous mettre en avant qui satisfasse notre besoin d’une expérience articulée ? À cette fin, je souhaite proposer le terme d’agencement, non pas comme moyen pour combler un désir d’harmonie absolue, mais pour relever autrement le défi de la cohé­ rence possible. Autrement dit, le terme retenu n’a aucune prétention à restaurer une situation définitivement révolue, mais il prétend relancer autrement un principe d’ordre entre les mots, les gestes et les choses qui convienne à notre époque. Si nous avons aujourd’hui la conscience de vivre dans un temps post-systématique (post-métaphysique, dirait Habermas), temps de l’éparpillement et de la dispersion aussi bien dans l’arrangement disciplinaire (tout au mieux interdisciplinaire) des savoirs que dans le vécu quotidien, essayons de voir si notre époque ne pourrait pas se définir par elle-même, non pas comme post, mais bien plutôt comme époque à part entière : époque de l’agencement. Je me rends bien compte de l’ambition de cette entreprise, autant que de la faiblesse des moyens dont je dispose pour la mener à bien. Cependant, l’urgence de la tâche me pousse à rassem­ 3  Voir

Lyotard 1979.



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bler quelques considérations sur la notion d’agencement, pour lesquelles je ne réclame que la valeur d’une première approche. Premièrement, il conviendrait de noter que l’agencement se distingue d’autres formes connues de mise en ordre du divers, parmi elles le système, l’organisme et la structure. À la différence de ceux-ci, l’agencement est à la fois le résultat et le mouvement (ou l’opération) qui conduit au résultat, c’est-à-dire à l’état de choses. Il n’existe donc pas comme le système, lié à une systématisation, ni comme l’organisme, qui suppose une organisation, ni davantage comme la structure, précédée d’une structuration. Cette singu­ larité de l’agencement est aussi ce qui le rend difficile à penser, car en lui le résultat et la procédure-mouvement se confondent, se recoupent, voire sont le même. L’agencement-résultat (l’agencement comme résultat) est plus qu’inséparable de l’agencement-procédure (la procédure d’agencement) ou de l’agencement-mouvement (le mouvement d’agencement) : il coïncide avec eux. La difficulté se lie ici au fait que l’ordre nos apparaît simultané­ ment comme mouvement, alors que souvent on dissocie les deux termes, allant même parfois à les opposer. Deuxièmement, il en découle que l’agencement est une forme de mise en ordre singulière par la façon dont elle établit des rapports de nature multiple (nature sociale, épistémologique, politique) sous la forme d’une relation dynamique. Cela signifie qu’il ne prétend pas rendre compte de tout, et au cas où il le prétendrait il en serait incapable : en tant que relation dynamique, c’est-à-dire extérieurement et intérieurement, donc continuellement, en mou­ vement, il est en définitive incertain et incomplet. Il ne rend pas compte de tout, il n’embrasse pas tout, ni comme raison (ce qui est réel est rationnel, ce qui est rationnel est réel4) ni comme « grand jeu qui soumettrait les antago­ nismes à son système de règles5 » (ou, sous une autre version, comme libre jeu des facultés) ni a fortiori comme système (tout sans fissure). De là, une conséquence : venant après l’époque du système, il convie à prendre congé de ce mot, sans pour autant abolir toute recherche d’une expérience cohé­ rente. L’idée qu’il véhicule semble s’accorder avec les systèmes et sous-sys­ tèmes des scientifiques. De là aussi, un scrupule : comment se prémunir contre la tendance philosophique à chercher l’Agencement des agencements, le Système des sous-systèmes ? Sans doute faudrait-il penser autre chose qui serait la « chaîne d’équivalence » ou encore l’« articulation » entre agence­ ments (Laclau et Mouffe 2009 : 34–35). Mais comment ne pas céder à la tentation de passer de l’articulation du multiple au système de l’ensemble ? 4  Voir

Kervégan 2005 : 16–19. mot est d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe dans leur livre Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une politique démocratique radicale (Laclau et Mouffe 2009 : 27). 5  Le

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Troisièmement, une autre conséquence de l’incertitude et de l’incomplé­ tude des agencements mentionnées plus haut est le fait que, s’il est permis de reprendre ici le vocabulaire dont se servent Laclau et Mouffe pour parler des antagonismes, les agencements « ne sont pas des relations objectives, mais des relations qui révèlent les limites de toute objectivité » (Laclau et Mouffe 2009 : 27) ou, comme nous l’interprétons, les limites de l’être dé­ terminé. Aussi ouvre-t-il sur le dehors, car il est, en partie du moins, au dehors et il insuffle du dehors dans le dedans, brouillant du même coup ce partage. Cela signifie qu’il existe, dans l’agencement, un surplus du mou­ vement sur l’ordre ou de la transformation sur la forme et que ce qu’il y a de dehors dans l’agencement empêche la stabilisation et la clôture de ce dernier sur lui-même, s’opposant à son autarcie et à sa pleine effectivation. Il faudrait se demander s’il n’y a pas, dans cette idée d’un dehors de l’ob­ jectivité, une dimension de lutte qui échappe à toute systématisation, pour autant que la lutte échappe au système, ne se laissant pas saisir par lui comme l’un de ses éléments ou de ses mouvements internes ou intrinsèques. La « lutte contre le système » apparaîtrait alors moins comme un mot d’ordre que comme une force (“la lutte”) s’opposant (“contre”) au fonction­ nement omnipotent du système. On devrait parvenir à penser le rapport entre la lutte et le système comme celui de deux forces en lutte. Quatrièmement, l’agencement existe là où il n’y a pas d’acceptation to­ tale d’une réalité donnée, c’est-à-dire d’une réalité présente. En étant une relation dynamique, l’agencement ne concerne pas ce qui est présent-étantlà, mais plutôt ce qui est actuel ou en acte, raison pour laquelle il est tou­ jours un rapport d’actualité. Le mot même d’agencement est retenu ici par les résonances qu’il provoque, sans toutefois renvoyer à une étymologie commune : agencement, agencer, s’agencer, agent, agir, action, acte, actua­ lité6. L’action permet de dissoudre les prestiges de l’identité comme pro­ priété des individus, l’identité étant à comprendre ici, avant tout, comme la présence de moi à moi et de moi aux autres. Bibliographie Balibar, Étienne / Laugier, Sandra (2004) : « Agency », dans Cassin, Barbara (org.) : Vocabulaire européen des philosophies. Paris  : Seuil / Le Robert, p. 26–32. Descola, Philippe (2009) : Anthropologie réflexive et philosophie spontanée. Expo­ sé du 29 / 05 / 2009 à l’équipe. Normes, sociétés, philosophies – NoSoPhi. Paris  : Université Paris I-Panthéon Sorbonne. 6  Sur certains de ces mots et leurs rapports, voir Étienne Balibar et Sandra Lau­ gier (2004 : 26–32).



Notes éparses sur ce que signifie être systématique aujourd’hui211

Ferrarese, Estelle (2007) : Niklas Luhmann, une introduction. Paris  : Pocket / La Découverte. Foucault, Michel (1994) : Dits et écrits, t. IV, Paris, Gallimard, n° 339. Gros, François (2008) : La diversité biologique. Communication au Collège Hum­ boldt « La fascination de la planète ». Goethe-Institut. Habermas, Jürgen / Luhmann, Niklas (1971) : Theorie der Gesellschaft oder Sozial Technologie : Was leistet die Systemforschung ? Francfort : Suhrkamp. Hegel, Georg Wilhelm Friedrich (1991 [1807]): Phénoménologie de l’Esprit. Trad. Lefebvre. Paris : Aubier. Kervégan, J.-François (2005) : Hegel et l’hégélianisme. Paris : PUF, « Que saisje ?  ». Laclau, Ernesto / Mouffe, Chantal (2009) : Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une politique démocratique radicale. Besançon : Les Solitaires intempestifs. Lévi-Strauss, Claude (1974 [1958]) : Anthropologie structurale. Paris : Plon. – (1962) : La Pensée sauvage. Paris, Plon. Lyotard, Jean-François (1979) : La Condition postmoderne. Rapport sur le Savoir. Paris : Minuit. Philonenko, Alexis (1965) : « Introduction », dans Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Vrin.

Qu’est-ce qu’une cosmologie ? La réponse phénoménologique de Minkowski Nuno Miguel Proença Dans les travaux des phénoménologues français Michel Henry et Henry Maldiney nous trouvons un ensemble d’hypothèses sur les origines de la psychanalyse et notamment sur le passé philosophique d’un ensemble de notions centrales à la théorie freudienne qui sont les notions de pulsion, d’affect et d’inconscient. Afin d’en comprendre l’originalité, mais aussi afin de situer les travaux de ces auteurs par rapport au courant de psychiatrie phénoménologique inauguré par Ludwig Binswanger, j’essaye d’identifier l’importance des notions freudiennes pour les théoriciens de l’analyse exis­ tentielle que sont Binswanger lui-même, mais aussi – d’une façon diffé­ rente – son ami Minkowski. À partir de l’œuvre de Husserl et du Heidegger de Être et Temps – pour ce qui est de Binswanger – mais aussi à partir de Bergson – pour ce que est de Minkowski – ce courant théorique et théra­ peutique a pris au sérieux l’hypothèse freudienne sur la dynamique des pulsions et ce qu’elles signalent de naturel dans l’humanité, tout en mon­ trant les limites de cette hypothèse lorsqu’elle est confrontée à la recherche phénoménologique des structures temporelles et spatiales de l’existence en tant qu’elles s’expriment de façon singulière dans le vécu de chaque être humain. Selon Binswanger, Freud aurait opté pour une anthropologie scien­ tifique naturaliste qui, aux yeux du psychiatre, est une illusion qui rend impossible toute psychologie digne de ce nom par cela que, sous prétexte de positivité et d’objectivité apparente, en faisant incliner pour elle le pri­ vilège de la nature, elle est en train de réintroduire l’opposition de la culture et avec elle une série d’oppositions que la psychologie théorique aurait pour tâche de résoudre : opposition entre le psychique et le somatique, entre l’inné et l’acquis, entre l’intérieur et l’extérieur, entre le constitutif et l’acci­ dentel, l’individuel et le social, etc. De la sorte, se demande Binswanger, parle-t-on encore vraiment de psychologie si ce qui est historique et humain se trouve réduit à l’évolutif et si l’historicité humaine se trouve réduite à l’histoire de la nature ? Il semblerait alors que l’idée d’une psychologie naturaliste fut contradictoire et que l’homo natura ne fut point un homme réel mais une idée, ou plutôt un postulat de la recherche scientifique natu­ raliste : il n’est ni l’origine (Ursprung) ni le commencement de l’histoire humaine; et, dans le pouvoir explicatif de ce postulat on retrouve le biolo­

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gisme par lequel l’historicité est niée au profit du processus naturel d’évo­ lution (Binswanger 1937 : 206). Ce n’est pas la définition du terrain problématique de l’analyse existen­ tielle et de la psychiatrie phénoménologique qui vont nous concerner directe­ ment, ni la façon dont Maldiney et Henry se définissent par rapport à elle. La façon dont Binswanger définit la psychiatrie, et qui prend en compte l’ana­ lyse existentielle, n’est pas sans approcher quelques uns des thèmes qui concernent l’unité dans la diversité. En quoi pourraient-elles avoir un intérêt pour éclairer les questions qui motivent cet ouvrage ? Si nous suivons les critiques de Binswanger à l’égard des hypothèses théoriques freudiennes, et si ensuite nous empruntons le chemin d’une anthropologie philosophique telle que Minkowski nous la présente, c’est bien parce qu’à leur façon, au cours de leur interrogation sur l’ipséité, chaque groupe de questions fait voir qu’il y va d’un rapport au multiple dans l’unité et que ce rapport est chaque fois en jeu lorsqu’il s’agit d’assumer au propre l’existence. La communauté du monde est une composante essentielle (ou structurante) de l’accès de l’In­ dividu au « soi-même », par sa participation au koinos kosmos, universel de la présence, qui est celui de l’historicité, du logos et de la compréhension. Si « le psychologue naturaliste néglige dans ses réflexions scientifiques le fait primordial que l’être est le sien, le tien, le nôtre, et que nous nous compor­ tons toujours d’une certaine manière aussi vis-à-vis de l’abstrait « corps » que vis-à-vis de l’abstrait « âme » [alors] il néglige aussi tout le complexe des problèmes ontologiques concernant la question de savoir qui se comporte ainsi, question visant l’ipséité [das Selbst, le Soi] » (Binswanger 1937 : 227). Cette remarque d’autant plus dure qu’elle semble montrer la difficulté pour les hypothèses psychanalytiques, dans leur d’objectivité, de préserver les conditions de la clinique qu’elles devraient contribuer à établir. « Lorsque cette ipséité est objectivée, isolée, théorisée en un moi ou un soi, un moi et un sur-moi, elle est expulsée par là de son propre domaine : l’existence, et [elle] est anéantie pour l’anthropologie ontologique » (Binswanger 1937). Pour constituer un fait observable, la logique de l’hypothèse émise neutrali­ serait la chose en tant que telle puisque la construction de l’hypothèse et de son objet (ici l’hypothèse sur la vie psychique de la deuxième topique) neutralise ou rend abstrait le sujet dont l’hypothèse tente de rendre compte. Le respect de cet objet semble exclure au propre l’implication de soi et de l’autre dans l’acte de comprendre. L’explication de nos pensées et de nos désirs, selon les hypothèses freudiennes, suppose – dans la singularité et l’historicité de sa présence – un être en tant que nôtre qu’elles suspendent ensuite. Reste à savoir ce que l’on peut entendre ici, selon les Binswanger, par Soi-même, Sich Selbst. Par cette explicitation, nous allons retrouver les hypothèses cos­ mologiques d’Eugène Minkowski et les rapports entre l’unité et la diversité.



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Est-ce qu’il faut entendre par soi-même la réflexivité de la conscience ou l’affirmation individuelle de l’inconscient ? La subjectivité du moi ou l’af­ firmation normative et idéale de la personne ? Ces hypothèses sont vraies, mais ne sont pas suffisantes, parce qu’elles laissent de côté le sens de l’être et ce qui le fonde dans la présence, à savoir, la transcendance du Sujet comme condition de possibilité de son être, comme ensemble de formes et de modalités possibles de son existence. Il y va déjà d’un monde dans cette appréhension de soi. « La présence appréhende comme monde ce qu’elle est originairement elle-même ». Ce monde est celui de la parfaite passivité de la présence à soi et non pas encore le monde commun. Où appréhenderaiton par exemple la dépendance à l’égard du monde singulier et privé de chaque être ? Quelles modalités d’exister nous la montreraient ? Les vécus psychopathologiques, mais aussi le rêve, psychose des sujets en bonne san­ té mentale. Dans le rêve, en tant qu’il est un idios kosmos, « il s’agit d’une forme d’être soi-même dans laquelle le moi ne devient pas encore, dans son historicité, présent et transparent pour lui-même … c’est la forme d’être en tant que maîtrisé par le monde. C’est donc la forme de la passivité, la dévo­ tion de l’homme à son être momentané, la nécessité pathique » (Binswan­ ger 1937 : 234) qui le caractérise. L’erreur serait, selon Binswanger, d’en rester à cette compréhension de soi. Elle serait celle de Freud qui, selon son ami zurichois, élèverait au rang de « principe objectif et puissance absolue de vie et de mort » (Binswanger 1937 : 234) cette « manière d’être anthro­ pologique » (Binswanger 1937 : 234). Ce cosmos, en faisant l’hypothèse an-historique de son système du Moi dans son rapport avec le Ça, se trouve au centre du mythe scientifique de l’homo natura. Se réveiller et sortir du rêve, ou alors guérir, c’est sortir de l’identité numérique où le Soi se déro­ bait à l’historicité de la présence pour se réfugier dans l’Inconscient et y reconnaître son implacable destin, c’est donc avoir accès à la communauté du monde (le « Mitwelt »). À ce moment, l’homme fait quelque chose qui n’est pas la vie, à l’origine de laquelle il ne se trouve pas, et qu’il a à exister, mais l’Histoire qui est l’horizon constitutif de son existence. Si, en rêvant, l’homme est (mais seulement selon le dogme de la croyance natu­ raliste) un être numérique tel un atome qui advient positivement, s’il est une vie, l’homme vigile fait la vie historique sans laquelle l’objectivité même de l’esprit se perd. Qu’est-ce donc que le Soi ? On peut l’identifier à la Subjectivité à condi­ tion de ne pas tomber dans l’illusion psychologiste de l’intériorité ou dans celle, naturaliste, du Ça pulsionnel de la psychanalyse freudienne. Le Soimême est transcendance du Moi en tant que celui-ci se constitue par une communauté historique de présence, dans la complexité de ses aléas. Il s’élabore à travers l’objectivité, par un travail qui est celui de la compré­ hension, de la communication, du Logos. Il échappe néanmoins à toute

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saisie totale, à toute individualisation, à toute objectivation et à toute thé­ matisation, nous dit Binswanger (voir à ce propos Binswanger 1937 : 227– 228). L’erreur freudienne, celle des psychologies naturalistes, est d’avoir cru possible de faire l’économie du Soi-même, ou même de le détruire, en le transformant, chez Freud, dans une dynamique pulsionnelle, le Ça dont sont issus le Moi et le Surmoi. Mais le Soi-même n’est pas non plus réflexivité formelle du Moi, comme pour les psychologies intellectualistes. Le Soimême implique ontologiquement l’horizon du monde humain universel (koinos kosmos, par opposition au idios kosmos défini « comme vie dans le rêve, l’affect et le plaisir des sens » (Binwanger 1937 : 228, note 1) ainsi qu’un rapport à la temporalité par cela que l’histoire de soi-même constitue l’historicité du Nous, de la Wir-heit, de la rencontre, de l’ouverture consti­ tutive de l’être humain et de sa présence comme présence à … rivée, non dans le souci mais dans l’amour constitutif de son être-au-monde, à l’infi­ nité des formes d’existence singulières qui composent le koinos kosmos. Qu’est-ce donc qu’une cosmologie ? Dans la suite du travail d’éclaircisse­ ment phénoménologique de la psychiatrie de Binswanger, elle serait une démarche capable de rendre compte de cette structure transcendantale de l’existence. Et c’est ainsi que nous retrouvons Minkowski. Son ouvrage de 1933, celui qui va nous intéresser, est mû par le dessein qui lui donne son titre et qui est précisément celui d’aller Vers une cosmologie. De quoi s’y agit-il ? Selon Minkowski, il s’agit de mettre « au premier plan la façon particulière et unique en son genre dont l’Être humain se situe dans le monde et s’ouvre à lui », et cela en quittant le domaine de la psycho­ pathologie puisque ce qu’il y a de « spécial », de « particulier » dans un fait psychopathique ne pouvait pas ne pas apparaître, tôt ou tard, comme une borne posée devant l’effort qui cherche à nous emporter, par delà les formes particulières, vers une compréhension de la vie tout entière » (Minkowski 1937 : 11). Cette compréhension, tout en se faisant par une explicitation de vecteurs structurants de notre existence (élévation, approfondissement et élargissement, incarnés par la volonté, l’affectivité et la connaissance), est pourtant aussi un voyage qui permet de mettre de côté l’idée selon laquelle la tâche philosophique de compréhension de la vie, bien qu’elle parte d’une description des données de la conscience, ne saurait se limiter à l’intériorité. La différence est constitutive de l’identité, non pas par opposition et par écart mais parce que, pour se retrouver, le soi se perd d’abord dans la multiplicité du monde: il se retrouve par les liens de continuité structurante de soi-même avec la diversité des formes de l’univers qui lui sont synchrones. « Plus d’une fois je me suis demandé si ce que j’entreprenais était autre chose qu’un voyage autour de ma propre conscience en vingt ou trente tableaux, question suggérée par la doctrine courante que toutes les données primitives ne sau­ raient être que des données de ma conscience. Sans doute, la description d’un



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tel voyage ne manquait pas d’intérêt, mais elle ne serait qu’une simple des­ cription, et encore d’une quelconque parcelle de l’univers; elle serait restée bien au-dessous de l’effort dont elle est née, de cet effort qui cherche non pas à décrire le moi, mais à construire, par delà le moi, l’univers » (Minkowski 1937 : 12). Par ailleurs, Minkowski nous rassure à propos de ce que son voyage lui a permis de comprendre : « à aucun moment je ne me suis senti emprisonné dans le subjectif; en me penchant sur ma conscience, je voyais, avant tout, au delà des catégories objectives. On dirait même que l’essence de la vie consiste en ce fait que l’âme qui se cherche se perd elle-même de vue pour découvrir avant tout les liens qui la rattachent à la contexture géné­ rale de cet univers, qui les font s’unir et se confondre, qui conditionnent l’existence de l’un et de l’autre » (Minkowski 1937 : 13). La façon dont Minkowski comprend ce conditionnement semble s’écarter de celle de Binswanger, par cela que les liens de l’âme humaine à l’univers montrent que l’intériorité et l’extériorité s’entre-expriment, et que la possi­ bilité d’un idios kosmos est une modalité du koinos kosmos. Comme le rappelle Jacques Chazaud dans la belle préface de 1999 à l’ouvrage de Minkowski, « le monde de l’homme est aussi celui de l’appel à …, de la communication avec …, du reflet que me renvoie mon semblable, mon pro­ chain. C’est donc un monde « com-posé », sinon constitué, par le mitsein. C’est un mitwelt comme le montre Binwsanger, qui n’empêche pas (bien au contraire) que ce soit « mon monde à moi » … Un monde où j’ai mes at­ taches et mes attachements, comme j’ai à y « mener ma tâche et à y pour­ suivre mon œuvre, ne serait-ce que celle de mon imagination créatrice » (Minkowski 1937 : I, « Présentation »). Même plus qu’un monde ou un univers commun, le voyage cosmologique de Minkowski montrerait que le monde au propre exprime le cosmos et son fourmillement incessant, un ensemble de formes de vie en synchronie, formes qui ne sont pas forcément humaines, mais qui le deviennent parce qu’elles sont vécues par l’humanité, même dans l’intimité du rêve. « Ne serait-ce pas là aussi la raison profonde, écrit Minkowski, de ce que le fait psychique comme tel, pris isolément, uniquement dans sa portée subjective, paraît fuir, reste insaisissable, déjoue tous nos efforts pour le fixer, pour le définir, pour pénétrer sa nature, pour dire qu’il est ? L’idée d’un voyage autour de ma propre conscience devait se confondre ainsi avec l’idée d’un voyage autour de l’univers. Mais la physique, l’astronomie, la biologie ne nous donnent-elles pas un tableau [suffisant] du monde ? Peut-être » (Minkowski 1937 : 13). Les voyages de Minkowski sont différents de ceux de Humboldt, mais, comme ceux-là, ils ne sont pas indifférents aux « motivations poétiques qui mènent à l’étude de la nature », telles que nous les trouvons dans le tome de 1847 de Cosmos. Le projet cosmologique issu des études psychiatriques n’est pas indif­ férent à ce que la poésie nous dit de l’univers et à sa façon de connaître

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d’une façon différente de celle des sciences. Si celles-ci dépoétisent le cos­ mos, le projet d’une cosmologie se confond aussi avec le souhait de rendre compte de ce que la vie de l’univers peut avoir de poétique par cela qu’elle est vécue par l’humanité. Et Minkowski évoque les moments où « le monde, le globe terrestre semble, dans sa matérialité, plonger comme dans une at­ mosphère particulière, faite de mille lueurs, de mille parfums, de mille mélodies, de mille échos profonds et pénétrants. Comme un nuage léger, aux rayons adoucis du soleil couchant, s’élève au-dessus de la terre labou­ rée toute la spiritualité de la vie. C’est la poésie de la vie. Bien plus, c’est la vie même » (Minkowski 1937 : 14). Le tableau que les sciences dressent de l’Univers, contrairement à ce que les poètes sauraient chanter, semble insuffisant pour en rendre compte par cela qu’il est incapable de saisir la continuité expressive entre l’âme hu­ maine et le cosmos. « Ce tableau […], écrit Minkowski, ne nous présente qu’un seul aspect des choses; il est loin de pouvoir nous fournir le tracé du voyage que nous voulons entreprendre » (Minkowski 1937 : 14). C’est parce que, nous dit-il encore, « la science ne connaît que l’attitude [qui consiste à ne vouloir voir que les faits et les choses dans leur matérialité]. Elle a pour domaine les faits nus et froids, privés de tout revêtement poé­ tique. Sa progression constante est un témoignage suffisant du bien-fondé de sa méthode » (Minkowski 1937 : 162), même si le savant, à ces heures de distraction, peut aussi être capable de l’attitude qui consiste à laisser le regard s’en aller vers l’infini pour découvrir dans chaque objet tout un monde. Cette opposition semble vraie même pour la science de l’âme, ce qui ne va pas sans nous ramener aux considérations de Binswanger sur la psychologie naturaliste. « La science de l’âme prétend en faire autant. Comme l’astronomie et la physique, elle veut s’en tenir aux faits « maté­ riels », rien qu’aux faits. Et, sans se soucier de la vraie nature de la vie mentale, ces faits, elle les coulera sur le moule des faits du monde extérieur, elle les forgera même sur ce modèle si elle n’arrive pas à les trouver. C’est ainsi qu’elle centre sur le fait observable sa notion fondamentale, celle de la perception, c’est ainsi aussi que sous le nom de « subjectif » elle re­ cueille tout ce que les « sciences » laissent, dès le début et pour arriver à leurs fins, comme une sorte de résidu, sur leur route. De là ces bribes, comme les sensations, les sentiments élémentaires, les volitions particu­ lières, et même les individus isolés, auxquels on prétend réduire, toujours au nom de la « science », la vie spirituelle de l’homme et de l’univers. De là aussi, probablement, cette constatation de L. Binswanger selon laquelle la psychologie n’est jamais encore arrivée à préciser et à circonscrire d’une façon satisfaisante le fait psychique (Binswanger 1922). Pourtant, quoi de plus proche de nous, quoi de plus accessible dans son essence même qu’un fait de cet ordre (Binswanger 1922 :163) ?



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La cosmologie que propose Minkowski va suivre un autre chemin pour rendre compte de l’âme humaine. Elle va prendre au sérieux la poésie pour en révéler les conditions. Celles-ci disent la particularité des liens de solida­ rité entre la vie psychique humaine et celle du restant de l’univers. Au lieu de réduire cette vie à sa matérialité, le projet du psychiatre phénoménologue « suit un tout autre itinéraire; il vise l’univers tout entier. Son point de mire est l’âme humaine, dans les liens qui la font se confondre avec l’univers, et cette âme humaine, il ne faut à aucun prix la faire entrer de force, comme une annexe plutôt gênante, dans le tableau du monde que nous tracent les sciences, après en avoir retranché tout ce qui, en lui, est esprit » (Minkowski 1937 : 13). Car les sciences dissèquent, opposent, procèdent par abstractions, géné­ ralisent et ce faisant elles dépoétisent l’univers, bien plus que ne le poétise la poésie, pour aboutir à ce qu’il y a de plus prosaïque dans l’univers, à ce qu’elles appellent leur objet. « Pourtant, ajoute Minkowski, l’atmosphère spi­ rituelle et poétique fait partie de l’univers au même titre que les faits scienti­ fiques, et nous ne saurions la négliger toujours » (Minkowski 1937 : 14). Si l’œuvre de Minkowski, selon son auteur, tend vers une cosmologie, c’est précisément parce qu’il s’y « [agit] non pas de chanter [cette atmosphère] comme le font les poètes, mais d’essayer de la transcrire en prose » (Min­ kowski 1937 : 14). Cette « cosmologie cherchera à transcrire en prose, comme nous le disions tout à l’heure, toute la poésie qui se dégage de la vie et dont s’inspire, en harmonie parfaite avec cette vie, l’homme-poète », écrit aussi Minkowski. À l’encontre de l’astronomie, par exemple, qui incarne l’attitude scientifique, et « qui ne considère que l’aspect prosaïque de l’étoile dans ses rapports avec d’autres astres, [la cosmologie] cherchera à embrasser le tout qu’y découvre le regard de l’enfant, en trouvant l’image – et l’image est ici tout autre chose que projection au dehors puisqu’image et « objet » ne font qu’un – de sa propre âme, en y décelant tout un monde » (Minkowski 1937 : 163). Mais, se demande Minkowski, et nous pourrions poser la question à notre tour, « cette prose de la poésie n’est-elle pas, comme cela paraît à première vue, contra­ dictoire en elle-même, et cette cosmologie n’est-elle pas condamnée d’avance à s’arrêter à son titre, incapable de nous apporter une seule assertion valable en dehors du programme prétentieux qu’elle établit » ? Eh bien, apprenonsnous, et ce pour plusieurs raisons. D’abord, la poésie n’est pas contradictoire avec la prose et l’absence de l’une des deux, écrit Minkowski, dévoile une lacune dans l’âme et peut provoquer en nous un mouvement de recul. En­ suite, parce que ce projet s’appuie sur la solidarité structurale de l’homme et de l’univers mise en évidence par les travaux de psychopathologie de l’au­ teur, et notamment par La schizophrénie et Le Temps Vécu. Cette solidarité assure l’objectivité de la connaissance poétique. Elle est ce sur quoi porte la cosmologie en tant que connaissance en prose.

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Arrêtons-nous, alors, à ce que Minkowski nous dit sur la solidarité structurale entre l’homme et l’univers qui est condition de ces formes de connaissance. Qu’est-ce l’on entend par là ? « Nos considérations anté­ rieures nous permettent de répondre à cette question, écrit Minkowski. Nous savons que l’homme est solidaire de la nature non seulement en ce sens qu’il en fait partie, ou – comme le veulent les sciences biologiques – en tant qu’il en est issu et en est un produit, mais encore, et même avant tout, en ce sens que chaque mouvement de son âme trouve un soubassement profond et tout naturel dans le monde et nous révèle ainsi une qualité pri­ mordiale de la structure de l’univers » (Minkowski 1937 : 171). L’affirma­ tion peut déconcerter. Mais, si nous nous rappelons qu’autour de nous, « le monde retentit de mille mélodies, exhale mille parfums, s’anime de mille mouvements qui font tressaillir et palpiter tout notre être [il est facile de comprendre qu’à chaque instant] nous participons à cette vie, si intense, si nuancée, encore qu’impalpable ». La solidarité de structure est saisissable par cette participation constitutive de n’importe quel moment de notre vie psychique, peut-on ajouter. Cette solidarité structurale est une des garanties de l’objectivité du côté poétique de la vie. Je rappelle les descriptions don­ nées plus haut de « retentir » et de se « répandre » ; je rappelle aussi ce caractère de véracité qui se dégage de toute œuvre littéraire qui mérite réel­ lement ce nom. Ce sont ces qualités dynamiques, ce sont ces mouvements communs à l’homme et à l’univers qui semblent être à la base de tout élan poétique de notre part. Ce sont eux aussi qui formeront l’objet de la « cos­ mologie » qui servira de complément nécessaire à « l’anthropologie » dont nous avons essayé de préciser […] la portée » (Minkowski 1937 : 171). Qu’entend ici Minkowski par structure dynamique de la vie assurant la portée cosmologique des phénomènes psychiques ? « Plus d’une fois nous avons opposé la structure au contenu de la vie, et chaque fois cette structure était ce qu’il y avait de plus dynamique, de plus vivant en elle. Plus d’une fois aussi nous avons insisté sur ce que la psychologie affective, en mettant au centre de ses préoccupations la notion de conflit et ensuite des divers facteurs qui semblaient irradier tout autour de cette notion, ne faisait que se contenter d’un aspect mécaniste de la vie spirituelle de l’homme. C’est qu’en dehors des mouvements qui agitent l’âme humaine, il existe des mou­ vements qui en sont les propriétés fondamentales. Le poète, tout comme le savant psychologue, reste tributaire, pour la « matière » s’entend, des no­ tions que la courante met à sa disposition, comme celle du conflit par exemple » (Minkowski 1937 : 170). S’il existe, néanmoins, une différence entre l’attitude du savant et celle du poète, c’est que, pour ce dernier l’ « effort est porté encore par tout autre chose que par la matière dont il est pétri lui-même et qui constituera le contenu de son œuvre; derrière, il sent palpiter en lui des notes beaucoup plus profondes, il se sent communier



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avec l’univers tout entier, en un seul mouvement qui ne connaît ni date, ni contenu, ni ère à proprement parler » (Minkowski 1937 : 170). Cette com­ munion se donnerait à entendre par le chant du poète et révèlerait la portée universelle du principe de solidarité selon lequel chaque être, humain ou pas, animal ou non, est intégré au monde. Pour finir, arrêtons-nous à écou­ ter le sens que le savant psychologue lui donne. Ce principe « s’étend à toute chose, écrit Minkowski. L’étoile, comme nous-mêmes, s’intègre au monde de deux façons différentes. Elle le fait en occupant une place dans l’espace et en exerçant son attraction, ou en agis­ sant de toute autre façon sur les corps qui s’y trouvent. Avec eux elle constitue le monde astronomique. Mais en même temps elle s’entoure comme d’un nuage subtil et imperceptible, plein de vie et de poésie, qui, en émanant d’elle, reflète l’univers et qui, sans faire appel ni à la distance ni à l’espace, l’intègre au tout. Et l’enfant en regardant l’étoile y découvre tout un monde. Il est dans le vrai. Nous n’avons qu’à le suivre, en essayant toutefois de traduire par des mots sur quoi repose cette découverte, quel est son mouvement particulier qui embrasse en un tout le cosmos, l’étoile et l’âme qui la contemple » (Minkowski 1937:171). Nous savons maintenant en grande partie quelle est la réponse de Min­ kowski à la question de savoir ce qu’est une cosmologie, maintenant que nous savons qu’elle est issue de la participation à et de la communion avec une vie qui, à chaque instant, est celle de l’univers et de son passé, de notre monde et de l’élan qui l’ouvre vers son futur. « C’est cette vie, nous dit Minkowski, à laquelle nous venons puiser nos forces et notre raison d’être, que nous voudrions aussi connaître, en cherchant à saisir sur le vif, à dis­ cerner les divers mouvements, les qualités dynamiques dont elle se com­ pose, pour étudier ensuite leurs affinités particulières, les enchaînements auxquels ils donnent lieu. C’est là le but que poursuit la cosmologie. Ayant pour objet les mouvements communs à l’âme humaine et à la nature, les qualités dynamiques comme nous nous exprimions tout à l’heure, elle ne peut qu’animer tout ce à quoi elle touche. Même toute « nature morte » devient vivante à son contact, nous révèle le sens de la vie, de l’homme, du cosmos » (Minkowski 1937 : 172). Bibliographie Binswanger, L. (1922) : Einführung in die Probleme der allgemeinen Psychologie. Berlin : Springer. – (1937 [1970]) : La conception freudienne de l’homme à la lumière de l’anthro­ pologie, in Analyse existentielle et psychanalyse freudienne, traduit de l’allemand par Roger Lewinter. Paris : Gallimard. Le volume en langue française comprend

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la traduction partielle de plusieurs recueils de Binswanger, dont celui où se trouve l’original du texte auquel nous faisons référence : Ausgewählte Vorträge und Aufsätze-I, 1947. – (1947) : Ausgewählte Vorträge und Aufsätze, I. Bern : A. Francke. – (1955) : Ausgewählte Vorträge und Aufsätze, II. Bern : A. Francke. Fédida, P. / Schotte, J. (1991) : Psychiatrie et Existence. Grenoble : Jerôme Millon. Minkowski, E. (1927) : La schizophrénie. Paris : Payot. – (1937) : Vers une cosmologie. Paris : Payot. – (1938 [1988]) : Le temps vécu. Brionne : Gérard Montfort.

Identité narrative et herméneutique de soi1 Paulo Jesus I. Le Je sémiotique Pour commencer, Je n’est pas là, puisque Je n’est pas commencement. Je se surprends amnésique, pour ce qui est du commencement. Et il parle pour que le commencement survienne, relié au corps et aux lieux de passage qui se sont rédigés et qui se rédigent sur le corps. Donc, Je surviens in medias res, parfois assez tard, parfois à la fin, bien que toujours très jeune, très intime dans son extériorité. La peau, c’est la métaphore de l’extériorité fon­ damentale de tout Je. Et l’écriture sur la peau, c’est la métaphore d’un Moi saturé par des mouvements qui frappent et deviennent des signes, à la fois ouverts et intimes, plus ou moins lisibles, plus ou moins compréhensibles. Engagé dans ce détour permanent des lectures et des écritures possibles, Je se découvre comme tâches herméneutique et poétique finies, foncièrement finies et circulaires. L’unité de la peau signifie la coexistence ou la simul­ tanéité des temps ressentis, unité d’un champ de travail, tandis que la vul­ nérabilité de la peau expose les limites de l’effort de vigilance et de réu­ nion, et par là montre la possibilité de sensibilisations aigues et de désen­ sibilisations idiosyncrasiques qui posent des contraintes sémantiques et physiques sur le corpus en cours de rédaction. Tous les temps hétérogènes, irréductibles, coexistent et leur « passage synchrone » indique non pas une fluidité irréversible mais un accroissement ou un approfondissement de leurs résonances et de leurs tracés. Or, c’est précisément la mise en valeur de cette panchronie polyphonique qui nous éclaire sur le fait radical que « tout se passe en moi comme si c’était sur moi ». L’analyse phénoménologique révèle un écheveau d’actes représenta­ tionnels multidirectionnels au cœur du « présent vivant », actes imaginatifs qui modifient les données sensorielles “pures” par des opérations d’attention sélective, de rétention synthétique et de protention anticipative (Husserl 1966). Un remarquable gain interprétatif s’obtient aussi en articulant la des­ cription husserlienne de la constitution du temps avec la conception dyna­ 1  Cette recherche fut possible grâce à une bourse post-doctorale (BPD /  34526 / 2006) octroyée par la Fondation pour la science et la technologie (Ministère portugais de la science et de l’enseignement supérieur).

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mique bergsonienne de la « continuité de devenir » qui focalise de façon très fine le rapport entre l’actuel (le moment perceptif ou idéo-moteur) et le virtuel (la convocation du passé par la mémoire et l’imagination), notam­ ment dans « Matière et mémoire » (1896), que Deleuze (1968) transfor­ mera, par la dialectique entre « différence et répétition », en un régime ontologique sui generis, celui de l’ontologie de la non-identité (régime de la « répétition du différentiant »). Il s’ensuit l’émergence des grandeurs intensives au sein du quantum continuum du temps, infini par construction, formel par vocation (Jesus 2008). Grâce à l’injection de l’intensité, la com­ binatoire des vecteurs et des dimensions explose les limites de la cursivité des signes et atteint la racine même des possibles : la force morphogéné­ tique qui traverse l’expressivité d’un corps rédacteur, dont la peau – comme unité active et affective – constitue l’organe vital. Par ailleurs, la polyphonie des temps ne se résout jamais dans une har­ monie subsistante par soi, l’harmonie étant toujours construite et éphé­ mère. L’unité de la « peau » est celle d’un lieu mouvant, polyphonie non pas symphonique, mais dissonante, que seul mon désir (hallucinatoire) d’être et de durer peut sauver de l’absurde. A fleur de peau, le Je dois se décider donc sans cesse : ou bien pour le sens ou bien pour l’absurde (encore que la décision ne puisse pas exclure une fois pour toutes leur confusion génétique et leur coappartenance). Lieu de mémoire et d’imagi­ nation, de lecture et d’écriture, où le dehors et le dedans parviennent à une totale indiscernabilité, le moi-peau délimite, rassemble et organise toute sensibilité possible, particulièrement la sensibilité aux fluxions et à l’ac­ croissement des temps, prégnants de signes et de symboles (Anzieu 1995). Or, est-ce moi le symbole et le signe à la limite du sensible ? Est-ce moi l’incarnation toujours congénitale et inachevée entre le tissage des langues et les tissus des corps ? Est-ce moi la solitude impossible de l’altération continuelle ? II. Contours des tensions Le Je, narrateur et acteur, peut être considéré – c’est notre hypothèse matricielle – comme étant un atelier ouvert et vivant de production de sens où se transforment des matériaux sémiotiques très hétérogènes, historique­ ment situés, dans lesquels il est enchevêtré depuis sa préhistoire psycholo­ gique et dont il s’approprie de façon différentielle. Ainsi, tout au long de sa trajectoire de recherche de soi, le Je consiste en l’unification singulière d’un champ socioculturel déterminé et déterminant. Mouvement et struc­ ture sont à la fois internes et externes, bien embrayés l’un dans l’autre, sans antinomie quelconque (Bourdieu 1994 ; Touraine & Khosrokhavar 2000).



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La puissance heuristique de la poïétique comme analogie générale du processus d’identification narrative (étrangère au poids essentialiste et quié­ tiste de l’idem) provient du fait que l’expérience poïétique convoque un noyau complexe et dense de tensions fusionnelles, dont il faut mettre en évidence les suivantes : a) La tension entre l’activité et la passivité, concernant la coprésence entre la poïésis (amalgamée avec la praxis) et le pathos ou, autrement dit, la coprésence entre un principe actif d’affirmation créatrice et un principe affectif d’inscription de forces « extérieures », demi-aléatoires, demistructurées, qui déstabilisent la morphogenèse projective de mon système sémiotique ; b) La tension entre le même et l’autre, ayant trait à la continuité d’une forme active se sentant et se réfléchissant soi-même, ainsi qu’à la dis­ continuité des contenus-événements qui remplissent, sous le signe de la contingence et de la catastrophe, la trame mythobiographique dans la­ quelle se prolonge et se maintient – aussi bien que mal – le sentiment et la certitude de soi-même ; c) La tension entre l’immédiateté de l’expérience subjective et les média­ tions sémiotiques culturelles “objectives” (tension également descriptible par le couple conceptuel transparence / opacité), qui démontre que la médiation instaure les conditions de l’immédiateté et que celle-ci tra­ vaille les structures de médiation en y injectant des transgressions nova­ trices ; par conséquent, le rapport à soi n’enveloppe aucun mystère ineffable et le mode d’être d’un moi renvoie à une relation de noncoïncidence et de non-maîtrise de soi, et cela aussi en raison d’une profonde extériorité de soi où la sémiogenèse recouvre largement la psychogenèse, « recouvrement » qui rend possible leur détermination réciproque (se traduisant, d’une part, dans la communicabilité du moi et, d’autre part, dans le langage idiolectalisé) ; d) Et, finalement, la tension entre l’unité et la multiplicité, qui se réfère à une sorte de dissonance phénoménologique opposant un moi jouissant d’une unité / unicité formelle toujours laborieusement protonarrative (dont l’emblème serait le nom propre comme nom possible d’un « roman de vie »), à une autre expérience de moi marquée intensément par la saturation de dramatis personnae, étant donc internement dispersée, dynamiquement fragmentée, multiphrénique et relationnelle (Gergen 1991, 2009), polyphonique et dialogique (Bakhtin 1984 ; Hermans & Kempen 1993). L’éclaircissement de l’architecture de ces tensions et de la manière dont elles sont articulées serait l’objet propre d’une analyse de la poïétique de l’ipséité, c’est-à-dire, d’une analyse de « l’acte d’écriture de soi-même »

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(prenons cette expression métaphoriquement pour signifier le travail du moi sur soi-même dans la production de la conscience narrative de soi), qui constitue la création d’une pratique et d’un récit propres. Le propre émerge de la dialectique entre l’expérience et le sens où s’activent, s’actualisent et se rétablissent les ressources matérielles et sémiotiques disponibles dans un milieu écologique et dialogique donné. Ce schéma évoque la conception vygotskyenne de la psychogenèse qui souligne précisément le rôle des mé­ diations sémiotiques dans la différenciation et dans la complexification du domaine de l’action du moi sur soi (Vygotsky 1997a, 1997b). Toute inter­ prétation psychologique met en scène (encore que, le plus souvent, de façon absolument muette et obscure) l’auto-interprétation d’une structure histo­ rique qui s’éprouve, se confirme et se transgresse dans l’atelier subjectif. Alors, de même que les concepts psychologiques – perception, mémoire, imagination, pensée – peuvent et doivent être ramenés aux nervures de sens méta-psychologique qui les traversent et les organisent, de même les macro­ concepts des structures herméneutiques – esprit objectif, idéologie, época­ lité, génération, culture – peuvent et doivent être envisagés au sein des projets subjectifs qui les animent et les reconstruisent. III. Le passage au récit Se comprendre, c’est de prime abord linéariser le strictement non-linéari­ sable : la profusion des sens simultanés. Ce paradoxe exige sans doute la médiation méthodologique d’un instrument expressif (plutôt musical que spatial) qui saisisse en moi, in vivo, l’unité saturée des temps, des lieux et des mouvements. Se comprendre, c’est géographier les lignes mélodiques et la verticalité harmonique des signes et des symboles vécus ; c’est rendre expressive et (dis)cursive leur panchronie polyphonique et, à partir d’elle, engendrer de nouvelles pertinences de sens, ouvrir un espace qui élargit indéfiniment les possibles. Se comprendre, c’est le mouvement de se saisir en mouvement : se cinématographier par le détour d’un angle coextensif et co-intensif aux signes et aux symboles capables de connexions imaginatives entre moi et soi – « connexions imaginatives » et au sens subjectif d’un travail cognitif de synthèse et au sens inter-, trans-subjectif d’un imaginaire épocal qui habite l’imagination. De la sorte, la première condition psychosémiotique « d’expression et de compréhension narrative de soi » énonce la « primauté du virtuel sur l’ac­ tuel », ce qui revient à dire que l’imagination (aussi bien reproductive que productive, aussi bien subjective qu’inter- et trans-subjective) traverse et organise toute perception de quelque chose ainsi que toute aperception de soi. Par ailleurs, selon la destination moderne de l’imagination, l’essentiel de l’activité cognitive se laisse reconduire à l’imagination en tant que sen-



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sibilisation de la spontanéité générale de l’esprit. Ce statut de l’imagination est l’héritage d’une subjectivité consciente de sa force formatrice, conscience qui mûrit entre Hume et Kant (oscillant entre contingence et nécessité), qui atteint l’enthousiasme théo-anthropologique dans Novalis et Coleridge, qui s’intensifie et bifurque dans l’opposition entre Nietzsche et les Néokantiens pour stabiliser au plus haut degré d’efficacité chez Heidegger (1928, 1991) qui considère le temps, non pas comme « forme », mais davantage comme auto-formation et auto-affection du moi. Dans le passage au récit, l’imagi­ nation serait la pensée sensible en acte, qui transforme chaque concept en drame et chaque raisonnement en séquence diégétique. En outre, l’imagina­ tion participe de la morphogenèse du vrai, puisqu’elle est la fonction res­ ponsable à la fois de tous les effets de présence (par la mise en image, source commune de subjectivation et d’objectivation) et de tous les effets de réalité (par la connexion d’images dont la stabilité et l’endurance crée la croyance en l’existence d’un monde en-soi-et-pour-moi). Il en découle que chaque acte imaginatif pose un certain « être-aumonde » et que chaque monde actuel n’est rien d’autre qu’une transition entre divers mondes possibles en compétition. Si bien que l’ontologie psy­ chologique demeure indissociable des “meilleures” possibilités et réalisa­ tions imaginaires. Sans doute est-il ici question d’affirmer un principe constructiviste. Toutefois, il faut aussitôt mitiger l’action – non absolue – de ce principe, car il est corrélatif d’un contrepoids de passivité originaire, anti-constructiviste. De fait, c’est la finitude de l’imagination que l’on est tenu de reconnaître comme donnée primitive, laquelle s’exprime dans le maelström d’événements subis qui structure le régime de l’imaginable et constitue le fonds pathique ou affectif de la création de soi. Le rythme propre de ce fonds dynamique scande la vie de l’imagination. Celle-ci subit la force de frappe de « quelque chose », l’intensité d’une matière singu­ lière, et elle travaille sur ce qui l’affecte. Evidemment, si une matière de l’expérience, quelque chose d’étranger ou d’extérieur, est capable de m’af­ fecter, c’est que cette étrangeté ou extériorité ne sont pas absolues mais simplement des limites internes du rapport entre moi et soi. Si « quelque chose » peut m’affecter et m’affecte, c’est que Je s’affecte d’emblée Soimême, c’est que la peau touche son propre être-touchée en identifiant une intensité et une sémiogenèse différentielle à chaque choc de « quelque chose » de vécu. Le principe de la « primauté du virtuel sur l’actuel » appelle aussitôt un autre principe symétrique, en apparence contraire, qui pose la « primauté de la différenciation intensive sur l’homogénéité ». La génération de nou­ veauté sémantique présuppose des grandeurs intensives instables, différen­ tielles, qui brisent le repos psychosémiotique du Je et l’engagent dans le processus, intrinsèquement tensionnel et dialogique, de re-signification et

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de re-description réflexive de son expérience. Autrement dit, ce qui étaie la contrainte, toujours renouvelée, de la compréhension de soi, c’est la récurrence de la discontinuité, de l’anamorphose et du déphasage dans la reconnaissance de soi comme origine et transparence. L’expérience entraî­ ne la mise à mal des catégories axiales de la grammaire du Je, grammaire qui, en dernière instance, institue un royaume psychologique qui n’est pas entièrement de ce monde. Face à l’écroulement permanent des catégories grammaticales de la personnalité, le je peut choisir, entre autres : ou bien le refuge quasi mystique dans un langage démiurgique, ou bien l’honnêteté philosophique du silence sans salut, ou bien le labeur continu de regarder son visage changeant comme véritablement le sien (donc comme « image réfléchie » fragile, toujours à la recherche de son concept impossible). Car le moi n’est jamais objet de science. Seule l’esthétique et la poïétique lui offrent l’atelier adapté à la production de la vulnérable cohésion sémio­ tique de soi à soi. L’œuvre d’art, considérée sous l’angle de la production vulnérable et inachevable, représente la spécificité de ce rapport-ipse qui métamorphose le désir (exogène) de connaissance en désir (endogène) de reconnaissance. Ainsi l’intelligibilité expressive remplace-t-elle l’intelligibi­ lité catégoriale, préfère la métaphore au concept, la parabole à la démons­ tration, et affirme son aspiration à la générativité auto-génératrice, mont­ rant par là l’indifférence la plus grande à l’égard des axiomes de la raison suffisante. Les solutions identitaires concrètes du Je qui se manifestent dans les « textes » et dans les « œuvres expressives » du Moi sont fort sensibles aux déstabilisations, et forment constamment de nouvelles réponses récogni­ tives où s’agencent des degrés variables de continuité et discontinuité, de répétition et différence, selon les projets d’action ou, plus simplement, selon le gradient d’intentionnalité possible vis-à-vis l’intensité des chocs éprou­ vés. La dialectique entre Je et Moi (« I and Me »), conçue par W. James (1890 / 1950) et enrichie par H. Mead (1934), met en valeur un troisième principe fondamentale de l’identité narrative. Il s’agit de la « primauté de l’acte sur le contenu, c’est-à-dire du Je sur le Moi », en ce sens que le Je est « la réplique toujours nouvelle », la pensée présente, l’acte spontané, qui s’approprie du Moi – « ensemble organisé d’attitudes sociales » – et lui répond suscitant toujours l’émergence de la nouveauté sémiotique. La nou­ veauté, pour sa part, défait et refait, autrement, les constellations interper­ sonnelles et les organisations de sens. Pour James (1950 : 400–401), cepen­ dant, la spontanéité du penseur ne jouirait d’aucune transcendance, il s’épuiserait entièrement dans cette pensée appropriative (ou travail d’appro­ priation auto-expressive). Rien ne transcenderait, d’après lui, le plan de l’action actuelle de la pensée, ce qui signifie que « la pensée, c’est le pen­ seur ».



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Action sans agent, le Je désignerait la fonction, référentiellement vide, de communication entre pensées, et donc de production de propriété psycholo­ gique qui s’enracine dans la symbolisation de soi par soi. Or, comme la symbolisation s’apprend, se développe et se renouvelle dans les rapports intersubjectifs immergés dans les pratiques langagières partagées, au sens le plus large de l’expression, il y a lieu de repérer encore un nouveau prin­ cipe morphogénétique de l’émergence de nouveauté sémiotique, à savoir celui de la « primauté de la dramatique socioculturelle sur la poïétique psy­ chologique ». Car les expériences sociales ou dramatiques se trouvent à l’origine non seulement des ressources symboliques mais encore de la capa­ cité de transformation de ces ressources ainsi que de l’acquisition et du développement d’un style poétique sui generis. C’est pourquoi M. Bakhtin (1981) identifiait comme condition de possi­ bilité du processus d’engendrement de sens « la primauté du contexte sur le texte ». Ce qui doit être rattaché à la nature hybride et plurielle du lan­ gage et des langues – l’hétéroglossie de la culture – ainsi qu’à la multipli­ cité inhérente à chacune de leurs productions, c’est-à-dire à l’intertextualité et la polyphonie dialogique qui habitent toute œuvre. La création d’un texte ou d’un récit singulier procède, par conséquent, des relations intenses avec des contextes et des métatextes. A l’instar de Don Quijote de la Mancha qui, à partir d’un « contexte » de lecture intensive et de sensibilisation idio­ syncratique, adopte un « métatexte » particulier (la structure et les motifs du roman de chevalerie) pour raconter son expérience et donner un langage à sa crise de vie, toute écriture autobiographique se nourrit de la lecture, d’un livre ou d’une bibliothèque, et mène à l’indiscernabilité entre le sym­ bolique, l’imaginaire et le réel. La croyance en un « métatexte » ou « méta-récit » survit donc – par excès – à la postmodernité, sa marque postmoderne ne résidant pas dans la pure et simple contagion d’incrédulité mais dans la fracture des « métarécits » comme totalités cohérentes et hégémoniques à l’intérieur d’un même espace culturel (Lyotard, 1979). La subjectivation et la personnalisa­ tion deviennent une injonction incontournable au moment même de l’inves­ tissement affectif de la grammaire et de la focalisation narrative. Celle-ci, à son tour, déclenche – par ses catégories fondamentales liées à l’unification de l’acteur – l’exercice d’auto-évaluation morale de l’expérience où le temps vécu est poétiquement restructuré et redynamisé (Taylor 1992). Le développement de la conscience narrative va inévitablement de pair avec le développement de la conscience morale. Car le rapport narratif à l’existence transforme et la neutralité amorphe de l’« il y a » et le sens d’impuissance du Je en l’expérience originaire de l’« être » comme « être-en-soi-et-pourmoi » et du Je comme nécessairement « capable » de retour inventif sur soi. De même, la temporalité théoriquement géométrisable se mue en tra­

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versée subjective et projective. Bref, la mise (instable) de soi en récit ins­ taure un régime critique où les événements discontinus du monde épousent une intentionnalité qui s’invente au milieu de l’action comme désir de durer. Le Je émerge moralement en acceptant de répondre – de et par lui-même – au nom d’une sphère d’événements du monde sur le mode de l’action significative. L’esthétique et la poïétique du récit de soi portent alors en eux l’éthique et récusent ainsi le romantisme du Je acosmique et apolitique. En effet, le Je qui décide de se raconter produit un monde de communication ancré sur la nécessaire possibilité de l’action principe d’elle-même : celle qui donne et demande ses raisons – comme s’il y avait lieu pour une nou­ velle naïveté mythique de la transparence et de l’origine. Donner et deman­ der ses raisons narratives (ou exprimables narrativement) consiste à déve­ lopper l’éthique, le droit et la politique de l’intérieur de l’autopoïésis. Car celle-ci établit la possibilité du moi dans la possibilité même du récit et la possibilité du récit dans celle d’un monde commun. Dès lors, la poïétique du récit de soi présuppose et manifeste une apperception cosmique du « poète », dont l’œuvre la plus désirée est la mise en branle de l’expression récognitive qui circule d’un Je à l’Autre, en approfondissant le chiasme vital de l’autre-en-moi et de moi-dans-l’autre. La « triple mimèsis », décrite par P. Ricœur (1985), s’avère fort perti­ nente pour organiser la compréhension de la « mise-en-récit » en tant que «  formation / figuration [de Bildung] de soi-même ». Elle comprend l’en­ chaînement de trois processus sémiotiques, distincts et interdépendants : la pré-figuration (en tant qu’immersion a priori dans un milieu sémiotique­ ment saturé, c’est-à-dire l’expérience structurante, pour nous, sujets de culture et de langage, d’être-enchevêtrés-dans-des-histoires), la con-figura­ tion (c’est-à-dire l’auto-mythification ou la rédaction mytho-biographique) et la re-figuration (c’est-à-dire l’efficacité symbolique du récit, sa vertu transformatrice du narrateur et du narrataire, pour qui s’altèrent les rapports à soi et aux autres). La dialectique Je-Moi (I-Me) devient ici une tension générative et transformationnelle entre un « ego scriptor  », Je-auteur / racon­ teur (« Self-as-teller »), donc aussi narrateur méta-diégétique, et un « moirécit » ou « moi-raconté » (« Self-as-tale »), qui recoupe la conscience du narrateur intra-diégétique. La thèse-type de la psychologie narrative de la personnalité – « We are all storytellers, and we are the stories we tell. » (McAdams et al. 2006 : 3) – semble négliger entièrement le reste ontologique dynamique, non-figurable en tant que tel, qui résiste à l’absorption exhaustive du storytelling dans les stories told. L’ordre de la figuration occulte une strate purement énergétique qui comporte les émotions moti­ vantes et les grandeurs intensives de tous les sens. La mise-en-récit de soi-même suppose la formation d’une subjectivité narrative comme processus épigénétique de temporalisation et de symboli­



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sation narratives de l’expérience vécue, étant donc foncièrement dépendante de pratiques socioculturelles d’interlocution et de «  lecture / écriture de soi  » synchronisées avec l’aperception intercorporelle. En outre, il n’y a pas de récit novateur, donc de récit vrai, sans l’aperception d’une crise ou d’une rupture de sens. Le récit réalise un travail originel d’expression et de com­ préhension de soi-même, travail qui fonctionne comme tâche développe­ mentale, réussie ou échouée selon le coefficient de générativité ouverte ou bloquée par la faillite d’un statu quo sémiotique. Cette tâche répond à une perte et constitue en elle-même une expérience critique, et surtout autocri­ tique, se traduisant dans un « jugement à la fois narratif et évaluatif ». En ce sens, et dans le contexte culturel du monde occidental contemporain, il faut mettre en avant la capacité spéciale de la théorie développementale d’Erikson (1963, 1968, 1980) pour penser le « cycle vital » sous le signe de la « crise psychosociale » et du travail d’auto-redéfinition ou d’autorééquilibration psychologique à la suite de chaque crise. L’efficacité psychosémiotique des changements au niveau de l’auto-inter­ prétation se mesure à l’aune de l’élargissement des possibilités pragma­ tiques dont la traduction narrative reste complètement ambiguë, parce que, de ce point de vue, l’intégration et la dissociation, l’unification et la frag­ mentation, sont des « solutions narratives » qui a priori ne sont pas suscep­ tibles d’être déclarées supérieures ou inférieures les unes aux autres. Cette évaluation se fait à partir du canon culturel qui fournit le « méta-récit ». Or l’examen de ce canon montre la dévaluation de l’organisation narrative progressive des récits biographiques (donc l’érosion presque totale du modèle du Bildungsroman ou de l’autobiographie épique de l’apprentissage ascen­ sionnelle et hiérarchisée s’acheminant vers un télos attracteur). La crise s’installe ainsi au cœur du dispositif même d’auto-évaluation et d’auto-figu­ ration avec la destruction d’une hégémonie symbolique concernant le récit qui peut exprimer et sauver une vie. Quoi qu’il en soit, la dimension de « crise et de salut » garde une épais­ seur difficilement déconstructible, indépendamment de l’ironie, de l’agnos­ ticisme ou de la gratuité ludique, sur lesquels peut reposer cette dimension, puisqu’elle relève de la sphère de l’efficacité symbolique qui s’impose mal­ gré tout. Ainsi un signe n’est-il jamais stérile, il instaure de nouveaux rap­ ports perceptifs, cognitifs et socio-émotionnels, faisant émerger un nouveau corps avec ses mouvements propres. IV. Identité narrative et processus sémiotico-épistémiques Dans la « poétique de l’identité narrative » interviennent divers processus sémiotiques qui sélectionnent, relient et organisent des matériaux expérien­

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tiels, selon des critères de pertinence sémantique et pragmatique. L’on peut distinguer, analytiquement, trois niveaux différents, recoupant trois régions ontologiques, où s’effectuent des opérations sémiotiques identitaires, bien que la distinction aille de pair avec une profonde imbrication qui les rend largement indiscernables. Il s’agit d’un cercle herméneutique qui englobe : premièrement, « l’his­ toire », ou la facticité constamment interprétée et réinterprétée de « tout ce qui s’est passé », susceptible d’inventivité dans les connexions entre élé­ ments mais dont le versant objectif / matériel, reconnu comme absolu par une communauté, permet également d’instituer des dispositifs de preuve ayant une validité intersubjective ; deuxièmement, la « mémoire », liée à l’évaluation culturelle du passé, à l’imagination auto-interprétative et à la croyance appropriative, mémoire qui subjectivise d’emblée une part de fac­ ticité impersonnelle, en synthétisant et en articulant ce qui est tenu pour significatif ; et, troisièmement, la « mise-en-récit » qui donne une forme symbolique à la phénoménologie culturelle de l’action en rattachant un cer­ tain type de facticité à l’intentionnalité d’un acteur / auteur qui devient aus­ sitôt moralement responsable à l’égard de certains enchaînements d’événe­ ments. Dès lors, expression subjective, communication intersubjective et exercice d’auto-compréhension culturellement médiatisée se recoupent dans les voix plurielles du récit autobiographique. Les opérations sémiotiques qui travaillent à l’intérieur de ces trois ni­ veaux – histoire, mémoire, mise-en-récit – sont animées par un intérêt épis­ témique complexe. A vrai dire, la « fiction du soi » est une activité créa­ trice qui œuvre sous les contraintes du vécu. Elle ne recèle, dès lors, aucune indifférence à l’égard de la vérité. Bien au contraire, la poïétique du récit de soi plonge dans la « vérité historique » et cherche sa « vérité narra­ tive » : le récit de vie suppose et recompose une adhésion à soi qui se manifeste dans la reconnaissance de soi et dans la reconnaissance de la forme expressive comme rapport à la fois au réel et à soi. Cela implique donc une « conviction ou certitude de se savoir vrai » dans ce mouvement, aussi instable que circulaire qui va-et-vient entre l’histoire commune et le récit singulier. L’histoire est la construction de l’unité symbolique d’une communauté ; elle s’apprend à partir d’une proto-croyance en l’effectivité d’une telle unité générale. Toutefois, le symbolique n’acquiert d’efficacité pour moi que lorsqu’elle guide l’activité connective de ma mémoire person­ nelle, c’est-à-dire lorsque je crois que l’histoire éclaire ma mémoire biogra­ phique. Or, cette mémoire vitale, qui ne se comprend elle-même que par le « détour » (Umweg) de ses expressions ou extériorisations (Dilthey 1927), appartient à l’imagination, productive et reproductive, force pathique et poïétique. Enfin, la boucle se boucle, mon imagination, que la symbolique historique configure, constitue aussi le pouvoir fondamental qui forme et



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ranime les symboles. L’affinité sémiotique entre la créativité historique et biographique témoigne d’un dynamisme commun, l’imagination. Du même coup, il en ressort le statut épistémique de cette imagination qui ne saurait comprendre véritablement que ce qu’elle engendre, et qui s’avère ainsi le fondement du magistère de la vie et de l’histoire. Seul le déphasage entre mon imagination finie, non-originelle, et le processus symbolique de l’his­ toire, situe sa « rédaction » toujours à l’intérieur d’un « texte » ou « sym­ bole unificateur » préalable. En toute rigueur, cependant, il faut concevoir l’imagination comme rédactrice des symboles qui font l’histoire et envisa­ ger, de ce fait même, une co-originarité essentielle reliant le symbole histo­ rique et le symbole autobiographique dans le même geste d’unification ima­ ginaire du temps, de l’espace et des mouvements vécus. Dépourvu de cette teneur épistémique, tout récit se prive de vie, et se réduit à un pur poème-machine de sémantique et syntaxe aléatoires où le sujet se désintéresse de lui-même, et éventuellement se désagrège dans le labyrinthe de la cognition de type psychotique. Il est certain, néanmoins, qu’aucun « poète » ou sujet réel n’est à même d’écrire (psychologique­ ment) de tels purs poèmes-machine, puisque tout poème, aussi surréaliste ou conceptuel soit-il, renferme inexorablement « quelque chose de signifi­ catif » qui engage la vie du sujet et atteste de son rapport au monde com­ mun. Ainsi le poète est-il toujours dépossédé par les poèmes qu’il écrit et qui, à leur tour, ne cessent de le lire et de l’écrire également. Par ailleurs, la possibilité d’une véritable autonomie de la « vérité narrative » par rap­ port à la « vérité historique », possibilité sur laquelle retentit la conception romantique de la « vie en tant qu’œuvre d’art », échoue brutalement en raison de l’impossibilité d’une fiction imaginaire sans aucun point d’an­ crage « commun », sans aucune contrainte relationnelle, et historique (par le biais de l’appartenance à une communauté événementielle) et culturelle (par le biais de l’appartenance à une communauté symbolique, notamment linguistique). L’hermétisme ou le solipsisme idiolectal s’avère une impossi­ bilité de fait, une fiction philosophique sur « l’état de nature », en amont de toute signification, donc en-deçà de toute anthropologie. En sémiotique, toute construction est nécessairement co-construction et toute nature est déjà dénaturée. S’il y a un a priori sémiotique, il est un a priori impur, imprégné d’une histoire et d’une psychophysiologie empiriques. A ce sujet, il est instructif de faire converger plusieurs lignes de recherche possibles sur l’atelier subjectif de production de sens narratif, auto-référen­ tiel et auto-fictionnel. D’une part, afin d’éclaircir l’embrayage entre créati­ vité et affectivité au sein d’une conscience autobiographique en formation, il faut mettre en avant l’interaction entre mémoire, imagination et médiation sociolinguistique (cf., entre autres, Carry et al. 1996 ; Loftus & Ketcham 1994 ; Rubin 1996) ainsi que les rapports entre les expériences traumatiques

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ou émotionnellement intenses, le fonctionnement automatique de la mé­ moire (épisodes d’hypermnésies compulsives) et la désorganisation de la personnalité (c’est-à-dire la tendance à la dissociation), rapports fort évi­ dents dans les situations extrêmes de trouble de stress post-traumatique et de trouble de personnalité multiple (Freud 1920 ; Hacking 1995 ; McNally 2005). D’autre part, il faut prêter attention aux pratiques narratives et dra­ matiques (McAdams 1993, 2006 ; Polkinghorne 1984 ; Sarbin 1986) par lesquelles le sujet s’invente et s’approprie d’un mouvement à soi, et qui introduisent une médiation sémiotique de second ordre qui réorganise la première organisation sélective du « vécu significatif », où mémoire, ima­ gination, émotion et langage fusionnent. La célèbre querelle épistémolo­ gique et clinique sur le concept de vérité en psychanalyse illustre bien que la métaphysique réaliste répond à une « passion » élémentaire, la passion aveugle de possession de soi et de l’autre – et de possession de l’autre plus qu’il ne se possède lui-même, en consonance avec le principe de Besserverstehen (Ball 2007, Masson 1984, Spence 1982). En revanche, la vérité sur l’opération de notre herméneutique finie semble exiger une immense humilité épistémique puisque la dépossession de soi constitue la méthode première de la compréhension de sa vie. Il est ici question de la déposses­ sion narrative de l’ipséité, qui dériverait de l’excès de sens préconstitué, capable de conférer au récit le pouvoir de dévorer son « maître », et de pulvériser le sens des intensités vécues dans l’atmosphère abiotique du dia­ logue interne des symboles. L’autopoiesis et l’autophagie se touchent … Ainsi, les pratiques narratives, toujours ouvertes et dialogiques, en­ gendrent ce qu’un Je – tantôt amnésique sur son commencement, tantôt hypermnésique sur certains coups traumatiques – tient pour vrai en soi et pour soi. De la « vérité narrative » on tend à halluciner, avec le plus haut degré de conviction, la « vérité métanarrative » sans voir la « biblio­ thèque » dont le silence se confond très souvent avec le silence du corpos propre. Or, pourquoi serions-nous si enclins à l’illusion de l’immédiateté absolue ? Serait-ce parce que le récit est un simulacre grammatical « très efficace » de l’action vraie ou serait-ce plutôt parce que l’auteur discursif ne peut ne pas réclamer pour lui, du fond de son adhésion à la vérité du discours, le statut d’acteur à la fois incarné et décentré ? De l’alliance entre la phénoménologie de la poïésis et la sémiotique narrative, il appert pour nous que la monstration la plus « pure » d’un moi s’interprétant permet d’illuminer simplement la réitération quotidienne d’actes intenses et labo­ rieux : un système d’actes d’écriture, un corpus-écrivain, un style-énergie, un monde-scriptorium.



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D’ici et de là  : quelques éléments pour une approche géographique de l’identité* Olivier Lazzarotti Est-il possible, aujourd’hui, comme on a fait hier une géographie des lieux, de faire une géographie des hommes, oui, une géographie de chaque homme et de chaque femme ? Autrement dit, est-il possible du point de vue de la science géographique contemporaine de prendre pour sujet d’étude n’importe lequel, ou n’importe laquelle, des humains, à quelles conditions épistémologiques et quel contexte critique, avec quel intérêt et apports ­cognitifs et, bien évidemment aussi, quelles limites ? En première analyse, on pourrait dire, et même penser, que ce projet s’inscrit en rupture avec tout ce qui a pu faire la tradition géographique, en particulier en France. Elle est, d’une part, celle du déni, imposé par Paul Vidal de la Blache soulignant dans l’une de ses formulations les plus cé­ lèbres que (1913 : 299) : « La géographie est la science des lieux et non celle des hommes »… Elle est, de l’autre, celle de l’interdit, quand Albert Demangeon, à titre posthume1, souligne que sa géographie ne peut étudier que les groupes, niant, au passage, la possibilité même et l’intérêt de prendre en compte les singularités qui les composent (1952 : 28) : « La géographie humaine est l’étude des groupements humains dans leurs rapports avec le milieu géographique. […]. Renonçons à considérer les hommes en tant qu’individus. Par l’étude d’un individu, l’anthropologie et la médecine peuvent aboutir à des résultats scientifiques ; la géographie humaine, non. » Après la guerre, et avec Maurice Le Lannou, on note un infléchissement des positions (1949 : 11) : « la géographie humaine est la science de l’homme-habitant. ». Figure générale et non habitant singulier, elle s’appa­ rente implicitement au modèle du paysan sédentaire ainsi érigé en idéal, paradoxalement au moment historique de son crépuscule, notons-le au pas­ sage. En différence, et poussé par les positions marxistes, l’homme se fera alors producteur, plus urbain et ouvrier à la fois. Dans la géographie teintée de structuralisme et désormais conçue et affirmée comme science sociale des années 1980 que promeut Roger Brunet, l’individu (2001 : 34), « seul *  Texte

écrit en 2009, dans la suite du colloque. est décédé le 25 juillet 1940.

1  L’auteur

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ou en famille », est un des acteurs de l’espace, un parmi d’autres (2001 : 34) : « Nul doute que tout individu soit un producteur d’espace ; comment et dans quelle mesure, est affaire de jugement. » Mais on se doute que, de ce point de vue, l’essentiel est ailleurs : entreprises, États, collectivités, etc. Finalement, il existe une tradition des hommes dans la géographie française, mais elle est générique et partielle. Générique parce que ceux dont il est question ne sont finalement que des généralités ; partielle parce que ceux-ci ne sont considérés que d’un point de vue strictement sérié. Cela dit, quelques-uns ont participé à bousculer le paysage, souvent dans une inspiration phénoménologique, d’où qu’elle vienne du reste, et poussés par un projet anthropologique. Les travaux de Jean-Paul Ferrier (1998) sont de ceux-ci. De front, il aborde les questions du « référentiel-habitant ». L’angle est celui d’une géographie humaniste dès lors capable d’intégrer le champ psychanalytique. En outre, cette notion est au centre de son disposi­ tif épistémologique (1998 : 83) : « L’homme lui-même, cet habitant que nous sommes tous dans les lieux du monde et qui nous fonde géographe parallèle pensant sa vie dans l’ “espace”, est ainsi au cœur de la réflexion scientifique ». De son côté, dans le champ de la géographie culturelle et de la postmodernité, Jean-François Staszak participe spectaculairement au mouvement, prenant les mondes intérieurs de Paul Gauguin pour trame de ses développements (2003). À la croisée d’une triple dynamique, la démarche que nous proposons participe à ce mouvement. La première hérite des importantes réflexions sur les mobilités, et particulièrement sur les mobilités touristiques conduites dans le cadre de ce qui a été l’équipe MIT. Elle rencontre, normalement pour ainsi dire, la saisie de plus en plus évidente de la dimension géogra­ phique – certains disent spatiale (Lévy 1999, Lussault 2007) et la différence n’est pas seulement lexicale – des sociétés. Elle se combine, enfin, et s’ap­ puie sur les développements entrepris autour du concept d’habiter et la mise en lumière, spécifiquement parmi d’autres, de la portée existentielle des géographies singulières (Lazzarotti 2006). Deux applications précèdent cette présentation, visant à ouvrir les yeux et les horizons. Une première « biogéographie » traite du promeneur en partie immobile, qu’est l’habitant Franz Schubert (Lazzarotti 2004). Une seconde, plus ciblée sur un moment précis de son existence, aborde celle de l’habitant Alfred Schütz, toujours sociologue mais alors exilé (Lazzarotti 2008). On l’aura sans doute compris, ce qui n’est qu’une brève et incomplète esquisse vise cependant à dévoiler définitivement la fantastique portée hu­ maine de l’expérience géographique du Monde2, tout autant que celle de 2  Considéré comme dimension géographique spécifique, le Monde s’écrira avec une majuscule.



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son analyse, celle d’une science géographique en dialogue avec les autres sciences sociales et humaines. Elle accompagne ainsi, avec la mise à mal des logiques collectives qui ne signifie sans doute pas pour autant le triomphe de l’individuel, les efforts de leurs recherches sur l’articulation du singulier et du collectif, autrement dit celles du singulier dans le collectif autant que celles du collectif dans le singulier … I. Des données aux hypothèses : mobilités Les faits observables du Monde contemporain font au moins autant pour l’émergence de ces expériences scientifiques et leurs conduites que les dy­ namiques internes à la science géographique. C’est qu’une tendance ma­ jeure ou, plus exactement, une multitude de tendances, silencieuses mais fondamentalement bouleversantes, marquent durablement la géographie contemporaine : la diffusion des mobilités. 1. Des mobilités géographiques toujours plus nombreuses et variées Nécessairement très difficiles à estimer par leur nature même et délicates à cerner pour des raisons parfois très politiques, les données produites convergent cependant globalement : le mouvement séculaire est celui d’une diversification et d’une amplification du phénomène. On peut y intégrer les migrations internationales qui, selon l’Unesco, concernent 191 millions de personnes en 20053. Différent quant aux motivations et à ses participants, mais comparable comme mouvement, le tourisme international s’y ajoute. Pour l’année 2007, l’OMT comptabilise 903 millions de mouvements de ce type4 (et note au passage une augmentation de 6,6 % par rapport à l’année précédente), alors que la même organisation en dénombrait 25 millions en 1950. Et encore faudrait-il tenir compte des tourismes intérieurs qui, dans certains pays comme la Chine, prennent une ampleur véritablement consi­ dérable. Autrement, succédant partiellement aux exodes ruraux « histo­ riques  », les déplacements «  domicile   /  travail  » impliquent à l’heure ac­ tuelle de plus en plus de personnes, au point de faire partie prenante d’un véritable style de vie. Ceux que Joël Meissonnier (2001) dénomment les « Provinciliens », et dont il montre toutes les stratégies mises en œuvre pour valoriser le temps et l’espace de leur mobilité, travaillent à Paris et 3  http: /  / www.un.org / french / events / migrations / factsheet_french.pdf (consulté en juin 2009). 4  http: /  / unwto.org / facts / eng / pdf / highlights / UNWTO_Highlights08_fr_LR.pdf (consulté en juin 2009).

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résident à Rouen. Ils sont d’excellents exemples de pratiques dont l’Insee donne quelques statistiques plus générales. En 1982, l’institut5 note que 46,1 % des actifs français ayant un emploi travaillaient hors de leur com­ mune de résidence et parcouraient en moyenne 13,1 km. En 1999, ils sont 60, 9 % à le faire et couvrent alors en moyenne 15,1 km, quand, pour 188 000 d’entre elles, la distance dépasse les 200 km. 2. Un fait constitutif des sociétés contemporaines De telles convergences inspirent largement et consolident sans cesse l’hy­ pothèse générale de l’émergence d’un phénomène social fondamental. Il marque le passage de la sédentarité comme modèle dominant, complice de la mise en place des États-Nations et de leurs idéologies, aux mobilités dominantes et peut se saisir à travers les deux figures géographiques qui en seraient les plus typiques, le paysan, d’une part, et le touriste, de l’autre. D’un point de vue géographique, et en tenant compte des données histo­ riques aussi, on peut convenir de définir le paysan, stricto sensu, comme un habitant marqué par la sédentarité, soit par une relation globalement immo­ bile aux lieux – mais faut-il déjà employer le pluriel ? – de son existence. À sa manière, le soldat-paysan Chauvin (Puymège 1986) du xixe siècle est la forme idéalisée la plus achevée de cette logique. Réciproquement, ses mobilités sont factuellement tout à fait exceptionnelles et, en outre, idéolo­ giquement dénigrées : telle est la damnation du juif-errant, figure antithé­ tique correspondante qui en cristallise quelques autres. Le résultat de ce processus est finalement bien connu, en particulier dans l’affrontement des Nations au cours d’une Première Guerre mondiale dont l’enterrement dans les tranchées ne représente, à peu de choses près, que la version militaire de cette posture générale. Le cas des touristes peut servir d’exemple d’une situation qui s’étend à bien d’autres, à condition bien sûr de lui reconnaître cette part d’idéalité accordable à toute analyse un peu rapide. Leurs relations géographiques au Monde sont comme inversées. C’est que les mobilités sont devenues struc­ turantes, autrement dit “normales” parce que familièrement pratiquées. Ain­ si, et pour reprendre les ancestrales analyses d’Aristote, (1991 : 180) : « […] le repos est l’immobilité de ce qui, par nature, possède le mouve­ ment. » Dans cette logique, l’immobilité n’est donc plus, à proprement par­ ler, qu’une pause dans le mouvement. Plus qu’à l’opposition binaire, et simpliste, de l’immobilité et des mobi­ lités, on assiste et, ce, à l’horizon mondial, au réagencement global des 5  http: /  / www.insee.fr / fr / ffc / docs_ffc / IP767.pdf

(consulté en juin 2009).



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relations entre elles. Constatant son inachèvement, Rémy Knafou (1998 : 9) le qualifie de « transition “mobilitaire” ». Il signale, sourdement sans doute, mais puissamment aussi, le passage des sociétés de la sédentarité, de l’assi­ gnation à résidence et de l’injonction identitaire – nécessairement choisir entre être d’ici ou de là (Lazzarotti 2009) – à des sociétés à habitants mo­ biles qui renouvellent totalement la condition géographique de leurs membres, quitte à placer chacun d’entre eux face à de nouveaux choix qui sont, en même temps, de nouveaux défis. Car la différence, au sens pour ainsi dire géoanthropologique du terme, entre les deux cas de figure est doublement profonde. Elle tient d’abord à l’accès à la liberté du choix des lieux. Il ne faut pas considérer cette liber­ té comme l’affirmation d’un souverain arbitre, affranchi de toutes limites, mais comme l’idée que l’accès à la mobilité pose la question de la destina­ tion et du choix des lieux et que, d’une manière si infime soit-elle, celle-ci implique chacun entièrement : aller où ? Autrement dit, on considère que la formulation géographique d’une problématique humaine, ne peut se régler sans l’implication globale de celui ou de celle qui la pose. Car, dans une telle logique, la localisation échappe aux déterministes sociaux ou, très exactement, elle leur échappe suffisamment pour qu’on puisse réfléchir aux termes de sa signification. La seconde différence est tout aussi fondamentale. Liée à la première, elle relève non seulement de la possibilité de ne pas être dans tel ou tel lieu – choisir un lieu revient aussi à en éliminer bien d’autres –, mais aussi dans celle de ne pas avoir à choisir entre les lieux pratiqués. Roger Steptoe est né en 1953 à Winchester, en Angleterre, dans le Sud du Royaume-Uni. Compo­ siteur passionné de musique française – cela explique-t-il ceci ? –, il quitte, en 1999, son pays d’origine pour Uzerche (Corrèze), dans le Limousin, d’où il n’en poursuit pas moins une carrière internationale. Conséquence désor­ mais courante aux implications incalculables : il n’est plus nécessaire d’être en Angleterre pour être anglais ; on peut être en France sans être français, etc. Le rapport aux lieux est bien à repenser dans sa totalité. Car voici la leçon de notre homme : Britannique dans cette région française, il illustre à sa ma­ nière, cas singulier à valeur d’ensemble, le phénomène contemporain au cœur de ce propos : d’Angleterre et de France, donc (Châtain 2009). II. Le déplacement, une notion de géographie scientifique cruciale Chacun l’aura donc compris, ou ressenti, sans doute pour l’avoir aussi expérimenté. Au cœur de cette hypothèse de la manifestation géographique – forte au demeurant – d’un degré de liberté humaine, se trouvent la pra­ tique et la notion de déplacement.

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1. Du déplacement comme pratique géographique Aborder le déplacement sous l’angle de sa pratique, implique, d’abord, de définir le terme de pratique. Ce sera, en l’occurrence, en reprenant la définition qu’en donne Michel Foucault, considérant la pratique comme ce que les hommes (2004 : 22) : « font et la façon dont ils le font. ». Cela dit, et de ce point de vue qui est le nôtre, nous aurons à préciser que, pour être géographique, une pratique engage aussi le “où”. Une pratique géogra­ phique engage donc triplement les corps des hommes : par ce qu’ils font, par la manière dont ils le font et par la localisation où cela a, stricto sensu, lieu et qui donne aussi son sens à l’action. En tant que changement de lieu (Knafou et al. 1997), tout déplacement peut être instruit comme pratique géographique et, sans doute même, comme l’une des plus significatives d’entre elles. Se déplacer, c’est donc changer de lieu, autrement dit changer le système d’orientation qui à travers les lieux, met en cause la manière dont on se trouve soi-même parmi les autres et qui engage la place qu’on y occupe. Changer de lieu, c’est donc passer d’un lieu à un autre, donc d’un système d’orientation à un autre et franchir ainsi la limite géographique, physique mais aussi cognitive, qui les partage. Celle-ci n’est donc jamais absolue, mais relève bien d’un rapport de différences entre les deux lieux, ce qui a justifié la qualification de différentiel (Équipe MIT 2002) et permis l’ana­ lyse en termes d’horizons (Lazzarotti 2008). Cela dit, on peut alors approcher, notamment qualitativement, l’amplitude de tels horizons qui est donc celle des différences relatives. Elle dépend, d’une part, des lieux eux-mêmes et n’engage que secondairement finalement la distance kilométrique qui les sépare. Ainsi l’horizon qui distingue deux grandes métropoles mondiales, Paris et Montréal par exemple, peut passer comme moins ample que celui qui sépare un centre ville de l’une de ses périphéries socialement ségrégée. Un second terme de l’analyse peut prendre en compte les habitants euxmêmes selon, par exemple, leurs expériences précédentes de mobilités ou leur attachement, plus ou moins grands, aux lieux de leur vie. Être mobile, c’est aussi apprendre la mobilité et entrer dans un processus d’acquisition cumulatif qui ne peut que favoriser, en retour, les mobilités. Un troisième critère, finalement, est celui du sens du déplacement. Il est plus simple, administrativement et techniquement, et paradoxalement moins coûteux, pour un citoyen européen de se rendre en Afrique que pour cer­ tains Africains de se rendre en Europe …



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2. Le déplacement, une expérience humaine Comme pratique, tout déplacement se présente donc sous des formes observables. On peut en décrire le tracé et leurs modalités, entre autres. Ce sera, d’abord, pour remarquer que tout déplacement engage un savoirfaire, un « savoir-circuler », selon les termes d’Alain Tarrius (1992), que nous pouvons encore considérer comme la manifestation d’une véritable compétence géographique, autrement dit la mobilisation de savoirs qui rendent possible le franchissement des horizons géographiques. Sous cette entrée, tout déplacement implique donc des savoirs et engage des appren­ tissages. On est du reste guère loin d’une théorie pratique du savoir, en particulier si l’on reprend un sens bien ancien du terme que rappelle Fran­ çois Hartog pour une Antiquité qui lie explicitement voyage et savoir (1996 : 98) : « Un des mots de l’époque qui exprime le mieux cette attitude à l’égard du monde est theôria : voyager pour voir. » Ce sera, ensuite, pour revenir sur la part d’audace humaine, qu’elle soit moindre ou radicale, qu’implique tout déplacement. Car se déplacer, c’est aussi se dépasser soi-même, parce que ce qui en jeu n’est pas seulement l’exposition au peu connu, au mal connu voire à l’inconnu du Monde, mais aussi, et toujours, la confrontation, jamais réglée d’avance, de soi-même face à eux. Tout déplacement est, en son sens strict, démesure et cela passe, à un degré ou un autre, par une forme d’habileté voire de courage person­ nels dont le mot de la Grèce antique, hubris, semble bien rendre compte. Ce sera, enfin, et de plus en plus au cours des temps contemporains, pour éclairer la part d’intentionnalité de chaque déplacement humain. Que l’on quitte des lieux devenus invivables, au pire, n’y change rien. On se déplace toujours vers une destination, autrement dit en en éliminant d’autres. D’une manière ou d’une autre, la part de choix inspire les raisons et les buts de chaque déplacement, sans pour autant présumer de son éventuelle réussite. À nouveau, et de manière en fait logiquement récurrente, avec toutes les analyses qui peuvent en être faites, se retrouve donc la question du choix. Car se déplacer, c’est choisir et même faire un choix à double détente : partir ou rester, d’abord ? Partir pour aller où, ensuite ? Et, réciproquement, pour ne pas aller où, alors même que cette dernière question ouvre de ma­ nière immense le nombre des occurrences possibles. Bref, les déplacements se présentent de manière de plus en plus évidente sous les jours du dilemme humain, autrement dit d’une question à réponses ouvertes. Comment, dès lors, ne pas interpréter de tels mouvements dans leur portée résolument existentielle, comment ne pas chercher le “qui” dans le “où” et ce, d’autant plus, que la condition géographique des habitants du Monde contemporain y invite de manière de plus en plus pressante la science géographique ?

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C’est que, dès lors et ainsi considérée, elle donne désormais pleinement corps à la notion d’habitant via la dimension géographique de leur identité : le rapport de soi à soi qui passe par le Monde. III. Habitant, une notion à reconnaître Approcher chacun ou chacune d’un point de vue géographique revient à les considérer dans leur dimension géographique, soit comme habitant ou habitante. Si chacun peut être qualifié par sa langue, et tout ce qui l’engage dans une portée “culturelle”, par sa richesse, et tout ce qui le situe dans une portée économique, par sa sexualité, et tout ce qui lui confère une portée corporelle, la dimension géographique de l’humanité qui fait de chacun et chacune un ou une habitant(e) est, dès lors, et au même titre que ce qui précède, ce qui l’inscrit dans sa condition géographique. Le travail d’une science géographique peut donc être de se donner une grille méthodologique de lecture des habitants, fondée, autre autres et par exemple, à la fois sur le nombre de lieux pratiqués, leur localisation dans le Monde et les rythmes de leur fréquentation. 1. Les habitants, une carte d’identité La multiplication et la diversification des mobilités géographiques ali­ mentent la singularisation des habitants et favorisent donc leur saisie. On peut ainsi les définir, géographiquement, selon des cartes d’identité. Au sens strict du terme, elles représentent l’ensemble des lieux fréquentés. Sur cette base, on peut alors établir des figures géographiques, autrement dit un panel de qualifications typiques voire idéal-typiques conjuguant mobilité(s) et immobilité(s). On a ainsi proposé de définir (Lazzarotti 2006) des habitants locaux, ceux dont l’horizon ne dépasse guère celui de leur lieu de vie(s). De ce point de vue, la figure déjà rencontrée du paysan-soldat des Nations du xixe siècle peut être considérée comme l’une des plus emblématiques. Mais elle n’est certainement pas la seule. Les habitants de certaines banlieues contem­ poraines, et qui n’en sortent guère, relèvent, à leur manière, de cette même logique. Et encore, la loi des ghettos n’est probablement pas exclusivement associée à la relégation sociale négative, quand certains habitants des « communautés sécurisées » pourraient bien tendre à reproduire, le cas échéant stratégiquement, le modèle (Pinçon et Pinçot-Charlot 2007). Une seconde catégorie est celle des habitants territoriaux, ceux dont les dépla­ cements se font à l’échelle continentale, tout en demeurant dans des hori­ zons géographiques ménagés. Le modèle contemporain sans doute le plus



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proche de cette situation est celui de l’habitant européen, précisément dans l’Union Européenne, circulant entre ses pays différents, certes, mais liés par des continuités assez fortes, monétaires mais aussi citoyennes. Une dernière catégorie est celle des habitants mondiaux, ceux qui parcourent le Monde ou, plus précisément, ceux dont le fait de parcourir le Monde définit exac­ tement leur condition géographique. Cette dernière situation est sans doute globalement assez minoritaire même si, dans l’état actuel des formulations, toute quantification reste dif­ ficile. Mais elle marque très probablement les tendances lourdes des dyna­ miques à l’œuvre et méritent, pour cela, d’être pleinement, mais aussi par­ ticulièrement, considérés. 2. Habitants du Monde L’accès à la dimension mondiale de la géographie s’accompagne, pour ces habitants, d’une triple caractéristique. La première est logiquement celle de la pluralisation des lieux. Lieux de résidences, lieux de travail, lieux de loisirs, etc. sont individualisés et, ce, non pas tant à l’échelle des espaces habités, à la manière d’un renforcement d’une organisation fordiste des régions, mais à celle des habitants. Un ob­ servateur avisé comme Jean-François Gravier (1964) l’avait déjà anticipé au début des années 1960. On peut désormais « travailler au pays des va­ cances ». Mais on peut aussi partager son temps hebdomadaire. En prenant pour exemples quelques habitants travaillant à Londres une partie de la semaine et résidant à Majorque l’autre partie, la thèse de Philippe Duhamel (1997) développe l’étude de ces styles de vie. Ainsi, ces groupes d’habitants contemporains les plus familièrement mobiles font bien partie des habitants pluriels (Lahire, 1998), « géographiquement pluriels », pour soutenir l’ex­ pression de Mathis Stock (2006). La seconde caractéristique est celle de la singularisation des cartes d’identités. Elle trouve son ressort à la fois dans la multiplication des lieux fréquentés et dans celle d’agencements qui peuvent varier selon chacun des habitants. Il n’est pas équivalent d’avoir séjourné deux jours à New York et d’y avoir passer deux ans. Ce processus et cette tendance sont d’autant plus sensibles qu’ils jouent non pas sur un type de mobilités, mais sur l’en­ semble des pratiques de mobilités que l’on pourrait véritablement qualifier de « systèmes de mobilités ». On veut ainsi dire, et par exemple, que les pratiques touristiques se croisent et se combinent parfois avec les mobilités professionnelles, avec lesquelles elles ne se confondent pas, tout aussi bien qu’avec des mobilités plus générales, les mouvements migratoires par exemple. Le cas de ces habitants venus du Maroc et installés en Europe,

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mais qui passent leur vacances dans leur pays d’origine est, de ce point de vue, parfaitement exemplaire. Il montre, une fois de plus, que la compré­ hension géographique des habitants ne se réduit pas à leur seule situation économique. La richesse et la mobilité ne sont pas corrélées ou, plus exac­ tement, leurs relations ne sont ni droites, ni linéaires. Pour faire simple, la catégorie des habitants mobiles n’est pas équivalente à celle des riches, quand les pauvres ne sont pas exclusivement des sédentaires. La troisième caractéristique implique la relativisation ou, très précisé­ ment, sa prise de conscience. Tel habitant anglais ou limousin, et à condi­ tion toutefois que ce qualificatif puisse être précisément défini, ne l’est pas de la même manière, avec la même intensité ou même forme revendicative à Winchester et à Uzerche, à Naberejnye Tchelny ou Pernambouc, etc. C’est que, entre autres, le regard des autres varie également, de l’un de ces lieux à l’autre. Pour autant, et quels que soient les lieux pratiqués, un habitant ayant vécu à Londres ou Uzerche conserve, quitte à la faire évo­ luer, sa « londianité », disons la part de Londres qui est en lui, qui est lui … et son « uzerchité », là où il se trouve. De fait, et y compris dans sa dimension géographique, la question de l’identité est inséparable de celle de l’altérité, ici comprise comme le rapport de soi aux autres qui passe par le Monde. Finalement, quittant les pratiques – et l’idéologie – dominantes de la sédentarité géographique, les habitants mobiles habitent plusieurs lieux à la fois et, qui mieux est si l’on peut dire, ils les habitent différemment. C’est que, ce faisant et en définitive, ils n’habitent plus seulement des lieux, mais habitent désormais le Monde. Et ce passage des uns à l’autre est, probable­ ment, l’un des grands défis, géographiques et humains, de cette époque. Car, de mobilités géographiques en mobilités géographiques, ce ne sont plus les lieux qui font les hommes, quand de plus en plus d’habitants peuvent choisir, ou avoir une part de choix grandissante, dans les lieux fréquentés. Une des conséquences, et non des moins déroutantes peut-être, est que, en se déplaçant, les habitants déplacent aussi les lieux ou, plus précisément, déplacent une part des lieux qui les habitent (Deprest, 1997). 3. Habiter le Monde : la double problématique des habitants contemporains Ce changement du système d’orientation géographique consécutif au pas­ sage aux mobilités structurantes, se pose aussi réciproquement comme pro­ blématique fondamentale de la science géographique contemporaine. Désor­ mais, et tout à la fois, elle se doit de l’identifier, de le dire pour proposer des outils de sa résolution.



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Elle est existentielle, d’abord. Sortir de l’injonction identitaire, jadis for­ mulée selon les termes alternatifs de la sédentarité, désoriente tant que les formules contemporaines, autrement dit structurées dans les mêmes logiques que celle du Monde contemporain, humainement vraies et opérationnelles si l’on peut dire, n’auront pas été proposées, expérimentées et validées. L’en­ jeu est cognitif, mais il est aussi psychologique, quand les logiques de la proxémie basique, utile mais simpliste d’Abraham Moles (1998) ne règle plus les faits essentiels. C’est qu’il s’agit, maintenant, bien plus de savoir articuler intérieurement ces échelles que de les opposer : comment, donc, être et être à la fois, local et mondial ? La question des lieux et du loca­ lisme ne se pose, en effet, plus isolément, si tant est qu’elle le fut jamais. Elle est aujourd’hui celle de l’accès au Monde : comment faire des lieux singuliers et dans un certain sens uniques, les tremplins de la dimension mondiale des habitants et non les prisons de leurs existences ? Autrement dit, comment trouver et, le cas échéant, cultiver et échanger, la part de Monde qui se trouve dans les lieux ? De fait et de manière solidaire, la problématique est aussi politique, ou­ vrant toute celle de l’altérité. Et, dans cette perspective, la géographie struc­ turale québécoise (Desmarais, 2001, par exemple) aura posé de manière tout à fait claire ce qui semble le grand enjeu du passage : le contrôle politique de la mobilité, ou son absence, aussi bien que ses modalités. C’est que l’accès aux mobilités et au Monde est un sacré enjeu. Pour qui les maîtrise il est synonyme de rentes, à la fois économiques, cogni­ tives et symboliques. Et l’assurance de son monopole est l’une des ma­ nières de les faire fructifier. Dans ce contexte, il ne s’agit plus tant de redéfinir les relations interhumaines à l’aune de ses nouveaux étalons que d’en établir et stabiliser l’ordre. Or, la multiplication des mobilités multi­ plie, de manière mécanique, les rencontres et en libèrent les effets, à l’oc­ casion eux-mêmes incontrôlables, socialement et politiquement incontrô­ lables. De fait, ainsi considérées, les dynamiques du Monde contemporain sont, pour le moins, paradoxales. D’un côté, la mondialisation s’appuie sur la liberté économique de circulation. De l’autre, elle évolue dans un contexte idéologique valorisant la sédentarité et, à l’occasion, dénigrant de manière de plus en plus ouverte les pratiques de mobilités. Le Monde se trouve donc traversé de flux fortement contradictoires. S’ils sont, d’un côté, économiquement libéraux, ils sont, de l’autre, politiquement conser­ vateurs. On peut ainsi faire l’hypothèse qu’une partie des habitants mon­ diaux vise, du même coup, à en priver les autres, autrement dit à se réser­ ver le monopole du Monde.

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Conclusion  : Habiter, une compétence Finalement, l’émergence de la notion d’habitant accompagne toutes ces tendances et, à sa manière, en rend compte. Et la science géographique, en tant que telle, doit-elle simplement participer au mouvement ou le criti­ quer ? Il me semble que l’exigence scientifique lui impose de se positionner de manière critique. En l’occurrence, ce sera à la fois par rapport à la notion d’habitant et par rapport aux usages qui pourraient en être fait. L’habitant a ses spécificités, nous n’avons cessé de le montrer ; mais celles-ci font aus­ si partie des lieux et des temps du Monde des habitants. Bref, pour aborder l’une de ses parties, cette science doit aussi se situer, pour l’évaluer au plus près, dans le halo de son entièreté. La notion d’habitant – revenons-y – s’éclaire particulièrement avec le Monde contemporain. Elle se doit donc d’être précisément mise en perspec­ tive et restituée avec les autres grandes dynamiques du temps actuel. Ainsi, la mobilisation n’est pas isolée de l’urbanisation et de la mondialisation qui l’accompagnent. D’une manière plus générale, cette notion émerge comme l’une des instances d’une science géographique globalement constituée, dans la dynamique trilogique des deux autres qui la constituent et comptent aussi l’espace habité géographique, les lieux et les territoires du Monde, et les en­ jeux de cohabitation, autrement dit les relations sociales qui passent par cet espace habité géographique. Une analyse plus approfondie y aurait insisté. Et encore, et implicitement, les horizons de la réflexivité font aussi face. Sans être naïf au point de croire que l’on peut, dans une espérance scientiste d’un autre temps, sortir des inconscients psychologiques autant que poli­ tiques, cette science géographique, et particulièrement quand il s’agit d’aborder la question des habitants, se doit de travailler à la saisie de ce qui peut l’être de sa propre conscience. Directement, cela revient aussi à se savoir inconscients. Donc, et en conséquence, la question du géographe comme habitant ne pourra être simplement éludée (Lazzarotti 2009). Une autre porte s’ouvre alors, dans le droit fil de ce qui précède, sur l’intention même, pour ne pas dire l’essence, de cette démarche scientifique et de son asymptote altruiste. Elle n’a pas pour finalité explicite de conduire les uns et les autres vers des normes de vie. Ou, plutôt, disons que la modé­ lisation implicite est un travers dont il faudrait se tenir le plus éloigné pos­ sible. Son projet viserait alors à dégager des problèmes pour les formuler, bref à mettre des mots sur une expérience du Monde, pour la dévoiler et, le cas échéant, la changer, dans cette perspective de donner à chacun la possibilité de mieux l’habiter. Ce “mieux” ne veut ici rien dire ? Tant mieux, car cela a son avantage et, avec lui, l’horizon de cette science géographique



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qui ne se prend ni pour porte-parole politique, ni pour archevêque patenté. Le concept d’habiter, dont la notion d’habitant est l’une des composantes, n’est ni une théorie, ni même et finalement une hypothèse, mais une analyse à la lumière de laquelle la notion d’habitant est possible non comme dogme, mais comme levier heuristique. Ainsi, on peut se dire qu’une telle science géographique cherche à construire et à diffuser des savoirs, comme autant de compétences géographiques, qui doivent permettre aux habitants contem­ porains, y compris et surtout ceux qui sont encore, pour leur part, géogra­ phiquement hétéronomes, autrement dit assignés à un, voire quelques lieux, de devenir géographiquement autonomes : géographiquement auteurs de leur propre vie. L’accès à la dimension géographique mondiale de l’identité habitante, idéalement le choix des lieux, en serait la marque, tout autant que celui à ses richesses, financières peut-être, mais aussi et surtout pleinement humaines, le résultat espéré. On peut alors y voir une des tentatives possibles – et, bien sûr, en accep­ ter parfaitement les risques d’échec –, pour régler, selon des termes contem­ porains d’une compétence d’habiter, autrement dit résolument développés dans une approche cognitive, mais peut-être pas au point d’être cognitiviste, l’un des plus vieux problèmes de l’humanité et réitérer, ici, l’interrogation qui qualifie, si pleinement, le concept d’habiter : comment être soi-même dans le Monde, autrement dit aussi parmi les autres ? Bibliographie Aristote  (1991) : Leçons de physique. Livres I et II suivis d’extraits des autres liv­ res. Paris : les classiques, coll. Agora, Pocket. Brunet, Roger (2001) : Le défrichement du monde, théorie et pratique de la géogra­ phie. Paris : coll. Mappemonde, Belin. Châtain, George (2009) : Dans le Limousin, les Anglais résistent, malgré tout à la crise. Roger Steptoe, le virtuose d’Uzerche, in : Le Monde, dimanche 31 mai– lundi 1er juin 2009, p. 10. Demangeon, Albert (1952) : Problèmes de géographie humaine. Paris : A. Colin, 1942. Deprest, Florence (1997) : Enquête sur le tourisme de masse. L’écologie face au territoire. Paris : coll. Mappemonde, Belin. Desmarais, Gaëtan (2001) : Pour une géographie humaine structurale, in : Annales de géographie, numéro 617, p. 3–21. Duhamel, Philippe (1997) : Les résidents étrangers européens à Majorque (Baléa­ res). Pour une analyse de la transformation des lieux touristiques. Paris : thèse de géographie, Université de Paris VII. Équipe Mit (2002) : Tourismes 1, lieux communs. Paris : coll. Mappemonde, Belin.

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Pinçon, Michel / Pinçon-Charlot, Monique (2007) : Les ghettos du Gotha. Comment la grande bourgeoisie défend ses espaces. Paris : Le Seuil. Puymège, Gérard de (1986) : Le soldat chauvin, in : Pierre Nora (éd.) : Les lieux de mémoires, La Nation, III. Paris : Gallimard, p. 45–80. Staszak, Jean-François (2003) : Géographies de Gauguin. Paris : Bréal. Stock, Mathis (2006) : L’hypothèse de l’habiter poly-topique : pratiquer les lieux géographiques dans la société à individus mobiles, in : EspacesTemps.net, Tex­ tuel, 26.02.2006, http: /  / espacestemps.net / document1853.html Tarrius, Alain (1992) : Les fourmis d’Europe. Migrants riches, migrants pauvres et nouvelles villes internationales. Paris : coll. logiques sociales, L’Harmattan. Vidal de la Blache, Paul (1913) : Les caractères distinctifs de la géographie, in : Annales de géographie, numéro 124, juillet 1913, p. 290–299.

Le ramasseur de champignons : sur les traces d’Humboldt Abdelkader Souifi Il marche, il inspecte les moindres recoins. Mais que cherche-t-il ? De quoi a-t-il besoin ? Souvent seul au milieu des sous-bois, Il ramasse des champignons dont il se délecte parfois. Tel Alexandre dont des amis m’ont parlé, Le ramasseur de champignons voudrait tout explorer. Parfois pressé, il veut emplir son panier, De ces espèces goûteuses, des plus appréciées. Parfois flâneur, il préfère s’attarder …. Sur des espèces intrigantes et des plus colorées. Comme Alexandre le ramasseur passionné, Il est insatiable, poussé par sa curiosité. Mais quelle est cette espèce qu’il n’avait jamais observée ? Il est fasciné, elle est de toute beauté ! Quelle que soit sa forme, quelle que soit sa couleur, Serait-elle vénéneuse, il n’en aurait pas peur. Comme Alexandre, le ramasseur emprunte souvent des chemins escarpés. Il avance, il avance, il continue d’explorer. Il ne sait plus pourquoi, mais il finira par trouver … Sa nourriture, sa raison d’exister. Quelques choses utiles, Quelques choses futiles, De la subsistance à l’existence, Le ramasseur de champignons poursuit ses errances.

Notes sur les auteurs Luciano Boi est philosophe et mathématicien. Enseignant-chercheur à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, au Centre de Mathématiques (Paris), il a été professeur et chercheur invité dans plusieurs universités européennes et américaines (Montréal, Cambridge, Heidelberg, Calcutta, Venise, Urbino, Lisbonne, Mexique), à l’Institut des Hautes Etudes Scientifiques (IHES), à l’Institute for Advanced Study de Princeton (IAS), à la Scuola Internazionale di Studi Superiori Avanzati (SISSA) de Trieste, à la Scuola Galileiana di Studi Superiori de Padoue, et à l’Istituto di Studi Avanzati (ISA) de Bologne. Auteur de plusieurs ouvrages publiés par des éditeurs internationaux et de nombreux articles de recherche parus dans des revues spécialisées, il a été notamment boursier de la Fondation A. von Humboldt à Berlin en 1991–93, reçu un prix de la Fondation Guggenheim de New-York en 1997, et une fellowship de l’IAS (Princeton), ainsi que d’autres distinctions françaises et internationales, pour l’ensemble de ses travaux. Ses recherches portent sur le pro­ blème mathématique et philosophique de l’espace, sur les interactions entre géomé­ trie et physique et entre forme topologique et fonction biologique, ainsi que sur les aspects géométriques et épistémologiques des systèmes complexes. Plus récemment, il s’est intéressé à la question de l’imagination et visualisation en mathématiques, au rôle de la pensée diagrammatique en sciences, aux interactions entre sciences du vivant et sciences humaines, et aux relations entre mathématiques et arts. Il est membre du conseil scientifique de plusieurs centres de recherche, d’écoles docto­ rales en Europe et du comité éditorial de quelques revues, fait partie de nombreuses sociétés savantes, et codirige, entre autres, la collection Philosophia Naturalis et Geometricalis chez Peter Lang. Parmi ses ouvrages, Le problème mathématique de l’espace. Une quête de l’intelligible, préface de R. Thom (Springer, 1995), Science et Philosophie de la Nature. Un nouveau dialogue (Peter Lang, 2000), Rediscovering Phenomenology. Phenomenological essays on mathematical beings, physical reality, perception and consciousness, Springer 2007 (avec P. Kerszberg et D. Patras), Paesaggi della complessità. La trama delle cose e gli intrecci tra natura e cultura, Mimesis edizioni 2011 (avec R. Barbanti et M. Neve), Morphologie de l’invisible. Transformations d’objets, formes de l’espace, singularités phénoménales et pensée diagrammatique (Pulim, Limoges, 2011), The Quantum Vacuum. A Scientific and Philosophical Concept (The Johns Hopkins University Press, 2011), Pensare l’impossibile: dialogo infinito tra arte e scienza (Springer, Milano 2012). Damien Ehrhardt est maître de conférences habilité à diriger des recherches et ac­ tuellement vice-président en charge de la culture à l’Université d’Évry Val d’Essonne, où il est responsable de l’axe « Mélanges (inter)-culturels » et membre du bureau auprès de l’équipe de recherche SLAM (Synergies Langues Arts Musique). Ancien boursier du D.A. A.D. et de la Fondation Humboldt, il est président-fondateur de l’Association Humboldt-France et lauréat du Prix de l’Amitié Franco-allemande. Ses recherches portent sur la musicologie et les études culturelles. Principaux ouvrages :

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Notes sur les auteurs

La variation chez Robert Schumann (Lille 1998) et Les relations franco-allemandes et la musique à programme (Lyon 2009). Direction d’ouvrages collectifs : Karl Ristenpart et l’Orchestre de chambre de la Sarre (avec Ch. Scheel, Bâle 1999 ; Franz Liszt : musique, médiation et interculturalité (Paris 2008) ; Vers une musicologie de l’interprétation (avec J. P. Armengaud, Paris 2010) ; La Fascination de la Planète. L’éthique de la diversité et Interculturalité et transfert (avec S. Nour, Ber­ lin 2012). Il a, en outre, (co)organisé huit collèges Humboldt interdisciplinaires, dont deux avec Soraya Nour, sur des thèmes aussi divers que les émotions, la fas­ cination de la planète, l’incertitude ou la culture scientifique. Claudie Hamel, docteur en philosophie de la Freie Universität de Berlin, elle en­ seigne la philosophie au Québec. Elle est l’auteur de L’Odyssée d’Adorno et Horkheimer, Paris : Ollendorff & Dessins, 2010. Paulo Jesus est titulaire d’une maîtrise en Psychologie (1995–2000, Université de Coimbra et Université catholique de Louvain) et d’un doctorat en Philosophie et sciences sociales à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (Paris, 2006). Il a été Visiting scholar aux universités de Columbia et de New York (2007 / 08) ainsi que Stagiaire post-doc au Centre de recherche en épistémologie appliquée (CREA, Paris, 2009 / 10). Sa recherche porte spécialement sur l’unité et l’identité de la conscience de soi dans la philosophie moderne et sur la construction narrative de l’expérience. Parmi ses publications, l’on retrouve le livre Poétique de l’ipse : étude sur le ‘Je pense’ kantien (Peter Lang, 2008) et divers articles dans des revues scien­ tifiques internationales. Actuellement, il est chercheur au Centre de philosophie de l’université de Lisbonne où il dirige le projet de recherche « Poetics of Selfhood : Memory, Imagination, and Narrativity », financé par le Ministère de l’éducation et de la science (Portugal). Il enseigne aussi la Psychologie à l’Université Portucalense (Porto). Olivier Lazzarotti est professeur de géographie à l’université de Picardie-Jules-Verne où il est directeur de l’équipe d’accueil « Habiter le monde». Il est l’auteur de : Habiter le Monde (La Documentation Photographique, 2014), Habiter, vers un nouveau concept ? (en co-direction avec Brigitte Frelat-Kahn, A. Colin, 2012) et de Des lieux pour mémoires (A. Colin, 2012). Sandra L. López Varela, Ph.D. in archaeology (University of London, 1996); Pro­ fessor at Mexico’s National University (UNAM); Archaeology Chair, American Anthropological Association (2012–2014); Friedrich Wilhelm Bessel-Forschungs­ preis Awardee, Alexander von Humboldt Stiftung 2012; President of the Society for Archaeological Sciences (2009–2011); President of the Alexander von Humboldt Club Mexico (2008–2011). Research interests concentrate on studying the effects of social development policies and institutional economics to combat poverty on nonindustrial technologies, through the application of archaeological and social sciences. Since 2005, she promotes applied archaeology to protect Mexico’s heritage and to create innovative career opportunities for students-in-training. She is the author of: Sustainable Heritage in Mexico: Archaeological Solutions for Infrastructure Planning and Building. Open Journal of Archaeometry 2014 2:73–76; Mexico’s Heritage. 2014 In Encyclopedia of Global Archaeology. C. Smith, ed. Pp. 4872–4878. New York: Springer; Arqueología de la Memoria: la producción del comal como un ele­ mento mnemónico del combate a la pobreza, 2012 In Culturas de la memoria:



Notes sur les auteurs257

Teoría, historia y praxis simbólica, edited by F. Schmidt-Welle, Siglo XXI Editores. She is also editor of : Social Dyamics of Ceramic Analysis: new Techniques and Interpretations. 2014, Archaeopress, BAR S2683, Oxford; Innovations in the Chemi­ cal Analysis of Activity Areas (avec Christopher Dore) 2010 Special Volume, Jour­ nal of Archaeological Method and Theory. Sonja A. J. Neef wurde 1968 in Belgien geboren. Sie studierte Niederlandistik, Germanistik und Philosophie an der Universität zu Köln. 1997 bis 2000 war sie PhD-Fellow der Amsterdam School for Cultural Analysis an der Universität Amster­ dam, wo sie bei Mieke Bal promovierte. Von 2002 bis 2003 arbeitete sie als PostDoc an der Universität Amsterdam, Department for Media and Culture, bevor sie für sieben Jahre als Juniorprofessorin für Europäische Medienkultur an die BauhausUniversität Weimar ging. Dort habilitierte sie sich im Jahr 2008. Im Anschluss war sie für ein Jahr Fellow beim Internationalen Kolleg Morphomata an der Universität zu Köln und schließlich von 2011 bis Anfang 2013 Feodor-Lynen Stipendiatin der Alexander von Humboldt Stiftung an der Universität Evry (Paris). Im April 2013 ist sie verstorben. Sonja Neef ist Autorin von Der babylonische Planet: Kultur, Übersetzung, Dekonstruktion unter den Bedingungen der Globalisierung. Heidelberg: Winter 2013; Abruck und Spur. Handschrift im Zeitalter ihrer technischen Reproduzierbarkeit. Berlin: Kadmos 2008 / Imprint and Trace, Handwriting in the Age of Technology. London: Reaktion Books 2011; Kalligramme. Zur Medialität einer Schrift. Amsterdam: ASCA 2000. Ko-Herausgaben: Astroculture: Figurations of cosmology in media and arts. Paderborn: Fink 2013; An Bord der Bauhaus. Biele­ feld: Transkript 2009; Sign Here! Handwriting in the Age of New Media. Amster­ dam: UP 2006; Mieke Bal, Kulturanalyse. Frankfurt / M: Suhrkamp 2000; sowie Travelling Concepts I. Text, Subjectivity, Hybridity. Amsterdam: ASCA 2001. Fritz Nies. Né en 1934 à Ludwigshafen / Rh., études aux Universités de Heidelberg, Dijon, Paris-Sorbonne ; lecteur à l’Université de Rennes, puis Akademischer Rat à l’Université de Heidelberg ; Professeur titulaire de la chaire de littératures romanes à l’Université Heinrich Heine, Düsseldorf de 1970 à 1999. Président du Deutscher Romanistenverband 1983–87, membre / président de commissions du Deutscher Aka­ demischer Austauschdienst, de l’ONUEF, du Kuratorium de la Fondation DVA, de jurys de prix franco-allemands de traduction (Prix Raymond Aron, Prix André Gide, Prix Paul Célan, Prix Stefan George), président du Wissenschaftlicher Beirat du Frankreichzentrum de l’Université de Fribourg / Breisgau, pendant 20 ans prési­ dent / membre de commissions de la Deutsche Forschungsgemeinschaft. Invitations en tant que professeur associé à Aix, à Paris-Nanterre, à UC Davis (USA), à l’ENS Paris, à Nantes et au Collège de France. Soraya Nour Sckell, docteur en droit de l’Université de São Paulo et docteur en philosophie de l’Université de Nanterre, est chercheuse FCT (Fondation pour la Science et la Technologie du Ministère de l’Enseignement et de la Science de Por­ tugal) auprès du Centre de Philosophie de l’Université de Lisbonne. Elle est aussi directrice de programme au Collège International de Philosophie de Paris et enseigne à l’Université Portucalense (Porto). Elle a mené des recherches aux Universités de Saint Louis (SLU), Nanterre, Francfort / M. et Berlin (HU) et a enseigné aux Uni­ versités de Munich, de Metz et de Lille, ainsi qu’au Collège International de Philo­ sophie à Paris. Lauréate du Prix de l’Amitié Franco-Allemande et Vice-Présidente de l’Association Humboldt France, elle a (co)organisé plusieurs collèges Humboldt.

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Notes sur les auteurs

Ses recherches portent sur la philosophie du droit international, les relations inter­ nationales et le mouvement pacifiste. Direction d’ouvrages collectifs : The Minority Issue. Law and the Crisis of Representation (Berlin 2009) ; (avec Christian Lazzeri) Reconnaissance, identité et intégration sociale (Nanterre 2009) ; (avec Olivier Re­ maud) War and Peace. The role of science and art (Berlin 2010) ; (avec Damien Ehrhardt) La Fascination de la Planète. L’éthique de la diversité (Berlin, 2012) et Interculturalité et Transfert (Berlin, 2012). Laura Péaud. Après une licence et un master de géographie réalisés à l’École Nor­ male Supérieure de Lyon, Laura Péaud vient de soutenir une thèse en histoire de la géographie à l’Université Lumière Lyon 2 en novembre 2014, sous la direction d’Isabelle Lefort. Son sujet de recherche porte sur l’institutionnalisation progressive de la discipline au début du XIXème siècle, dans une perspective croisée entre les situations française, prusso-allemande et britannique. Son attention se concentre en particulier sur les liens que les savoirs géographiques entretiennent avec le politique. En 2013, elle a bénéficié d’une bourse de recherche de trois mois par le CIERA, qui lui a permis de séjourner à l’Académie des Sciences de Berlin-Brandebourg. Après trois ans de monitorat à l’Université Lumière Lyon 2, elle occupe actuelle­ ment un poste d’ATER en géographie à l’Université de Bretagne Sud. Elle a publié plusieurs articles sur les voyages réalisés par le géographe prussien Alexander von Humboldt. Cécile Petit est Maître de Conférences en Etudes Hispaniques et Latino-américaines à l’Université d’Evry-Val d’Essonne. Elle est Docteur en Etudes Hispaniques et Latino-américaines de l’Université Paris III Sorbonne Nouvelle. Elle s’est formée à l’Université de Picardie Jules Verne, à l’Université Paris III Sorbonne Nouvelle, à l’Université de Salamanca, à l’Université Nationale Autonome de México, à l’Uni­ versité de Buenos Aires. Elle est membre du CRICCAL, Centre de Recherche Inter­ universitaire sur les Champs Culturels en Amérique Latine. Ses recherches actuelles portent sur l’histoire des sciences en Amérique Latine et sur la représentation du monde universitaire et scientifique en littérature hispanique. Elle a travaillé sur la censure, la répression, l’éducation et la religion en Amérique Latine. Nuno Miguel Proença est titulaire d’un Doctorat en Philosophie de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris. Il est actuellement chercheur postdoctorant au Centre d’Histoire de la Culture de l’Université Nouvelle de Lisbonne. Ses travaux concernent surtout le rapport entre Philosophie et Psychanalyse, notam­ ment dans les domaines de l’affectivité et des émotions, du corps et de l’inconscient, de l’imagination et de la mémoire, mais aussi du langage, de l’identité et de la narration. Il est l’auteur de : Qu’est-ce que l’objectivation en psychanalyse ? Sept lectures de Freud (Paris : L’Harmattan, 2008). Diogo Sardinha est actuellement président du Collège international de philosophie, à Paris, où il dirige également le programme de recherche « Violence et politique, l’émeute comme forme de mouvement sauvage ». Il a été formé à la philosophie dans les universités de Lisbonne et de Paris et a été chercheur visitant aux univer­ sités de São Paulo (catholique), de Berlin (Freie Universität) et de Columbia à New York. Il est membre du Centre de philosophie des sciences de l’Université de Lis­ bonne et chercheur associé de l’équipe Philosophies contemporaines à l’Université Paris 1. Ses ouvrages principaux sont : Ordre et temps dans la philosophie de Foucault (Paris, 2011) et L’Émancipation de Kant à Deleuze (Paris, 2013).



Notes sur les auteurs259

Jhy-Wey Shieh is Professor of the German Department in Dong Wu University Tai­ pei, Taiwan. He was representant of the Governement of Taiwan in Germany and minister of the Government Information Office (GIO). He is the author of Liebe, Ehe, Hausstand (1987) and Kommt ein Wilderer dem Forst ins Gehage : zum wilderer-Motiv in der deutschen Literatur (1995). Abdelkader Souifi est Professeur des Universités à l’Institut National des Sciences Appliquées (INSA) de Lyon. Il a obtenu sa thèse de doctorat en microélectronique à l’INSA Lyon en 1993. Ses travaux de doctorat ont concerné l’étude de dispositifs électroniques en collaboration avec France Telecom. En 1994 et 1995 il a effectué un séjour Postdoctoral de deux années au centre de recherche de Jülich (JZJ) en Allemagne en tant que boursier de la Communauté Européenne puis de la Fondation Alexander Von Humboldt. Nommé Maître de Conférences à l’INSA de Lyon en 1995 il assure des formations dans les domaines de la physique et des technologies des dispositifs électroniques. Depuis 1998, ses recherches concernent la Nanoélec­ tronique. Nommé Professeur des Universités en 2002, il a été responsable de l’équipe « Composants Micro-Nanoélectroniques sur Silicium » du Laboratoire de Physique de la Matière (LPM) jusqu’en 2006 puis du Département Electronique de l’Institut des Nanotechnologies de Lyon (UMR CNRS 5270) de 2007 à 2012. Depuis 2008, les activités de recherche se déroulent dans le cadre du Laboratoire Nanotech­ nologies et Nanosystèmes (LN2) en collaboration avec l’Université de Sherbrooke au Canada dont il a assuré la direction de 2008 à 2014. Les collaborations France – Canada ont pu être consolidées sur la période 2012–2014 dans le cadre de l’Unité Mixte Internationale LN2 (UMI CNRS 3463) où il assuré la mise en place lors d’un séjour scientifique au Canada pendant deux années. Au sein de la commu­ nauté scientifique, Abdelkader Souifi s’intéresse également aux enjeux éthiques des nanotechnologies. Ces développements nécessitent des activités de recherche inter­ disciplinaires qu’il a mené dans un premier temps au sein de la communauté Hum­ boldt puis dans le cadre du LN2 au sein du Groupe Interdisciplinaire InterNE3LS à l’Université de Sherbrooke qui se propose de participer, par le biais d’un dialogue interdisciplinaire, à la résolution des enjeux, sociaux et éthiques soulevés par les développements en nanotechnologies, et leurs usages. Balasundaram Subramanian is currently Dean of Students and Professor of German Studies at the Indian Institute of Technology Mandi located near the town of Mandi in the state of Himachal Pradesh in India. Earlier he taught at the Indian Institute of Technology Madras (1985–2007) and also at the Centre of German Studies, Jawaharlal Nehru University, New Delhi (2008–2011). He is the author of Engel und Mensch, Studien zu Rilkes Duineser Elegien. Besides publications on Rilke and Rudolf Kassner, he has written extensively on major figures of Weimar Classicism.

Index des noms Adorno  12, 193–201, 255 Arago  11, 47, 48, 51, 53, 114, 115, 118, 122 Aristote  249 Bakhtin  225, 229, 235 Balibar  8, 42, 43, 49, 52, 210 Bergson  213, 235 Berlioz  106, 109, 110 Binswanger  213–218, 221, 222 Blache  237, 251 Bloch  14, 73, 81, 97 Blumenberg  47, 50–52 Bolívar  39, 162, 165 Bourdieu  224, 235 Butler  11, 48, 50, 53 Comte  203 d’Alembert  204 Darwin  11, 55–57, 60–63, 67–69 Deleuze  207, 224, 235, 257 Derrida  11, 48, 49, 53 Diderot  204 Dilthey  232, 235 Erikson  231, 235 Ette  28, 36, 39, 41, 43, 44, 47, 53, 65, 68, 69, 83, 98, 99, 110, 115, 122 Fédida  222 Forster  17, 68, 74, 86, 112 Freud  197, 198, 200, 213, 215, 216, 234–236, 257 Fried  78, 98 Goethe  43, 55, 57–61, 65, 67–69, 87, 96, 188, 211

Gros  14, 203, 205, 211 Habermas  49, 53, 204, 208, 211 Haeckel  61, 69 Hebel  11, 71–77, 79–82, 87, 89–99 Hegel  39, 40, 43, 106, 203, 205, 208, 211 Henry  213, 214 Horkheimer  12, 193–201, 255 Humboldt  7, 10, 13–15, 17–45, 47, 48, 51, 53, 55–57, 61–69, 71–80, 82–92, 95, 96, 98, 99, 101–120, 122, 123, 169, 181, 203, 211, 217, 253, 255–257 Husserl  213, 223, 235 James  52, 53, 228, 236 Kant  8, 48, 49, 52, 53, 62, 63, 69, 79, 87, 120, 123, 208, 211, 227, 235, 257 Kervégan  208 Kleist  92, 99 Koselleck  49, 50, 51, 53 Koyré  50, 53 Kuhn  123 Laclau  50, 53, 207, 209–211 Lévi-Strauss  205–207, 211 Luhmann  204, 211 Lyotard  208, 211, 229, 236 Maldiney  213, 214 Marx  203 Mendelssohn  11, 101, 106–110 Minkowski  12, 213, 214, 216–222 Mouffe  207, 209–211 Nietzsche  203, 227

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Index des noms

Philonenko  208, 211 Poincaré  126, 127, 131, 137, 139, 149, 151

Schotte  222 Sloterdijk  48, 51, 54 Spivak  11, 48, 50, 51, 54

Ricœur  230, 236 Rousseau  41, 103, 110

Taylor  229, 236 Touraine  224, 236