Le sinthome [Le Champ Freudien ed.]
 9782020796668

Table of contents :
L'ESPRIT DES NOEUDS
I. De l'usage logique du sinthome, ou Freud avec Joyce
II. De ce qui fait trou dans le réel
III. Du noeud comme support du sujet
LA PISTE DE JOYCE
IV.Joyce et l'énigme du renard
V. Joyce était-il fou?
VI. Joyce et les paroles imposées
L'INVENTION DU RÉEL
VII. D'une fallace témoignant du réel
VIII. Du sens, du sexe et du réel
IX. De l'inconscient au réel
POUR CONCLURE
X. L'écriture de l'ego
Notice
ANNEXES
Joyce le Symptôme, par Jacques Lacan
Exposé au Séminaire de Jacques Lacan, par Jacques Aubert
Notes de lecture, par Jacques Aubert
Notice de fil en aiguille, par Jacques-Alain Miller
Index des noms propres
TABLE

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LE SEMINAIRE DE JACQUES LACAN TEXTE ÉTABLI PAR JACQUES-ALAIN MILLER

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EDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VI'

Les figures des pages 218 et 219 proviennent de l'ouvrage

Nœuds, d'Alexei Sossinsky,

publié aux Éditions du Seuil en 1999. Elles sont reproduites avec l'aimable autorisation de l'auteur.

ISBN 978-2-02-079666-8 © Éditions du Seuil, mars 2005 Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

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LIVRE XXIII

LE SINTHOME 1975-1976

L'ESPRIT DES NŒUDS

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D E L'U SAGE L OGIQUE D U S IN T H O M E

OU FREUD AVEC JOYCE

joyce, ce hère chargé de père Le corps : le dire et laforme Le père est un sinthome Du nœud borroméen à quatre D'un art déjouant la vérité du sinthome

Figures placées au tableau Sinthome

est une façon ancienne d'écrire ce qui a été ultérieurement

écrit sympt8me. Cette façon marque une date, celle de l'injection de grec dans ce que j'appelle lalangue mienne, à savoir le français. En effet, si je me suis per­ mis cette modification d'orthographe, c'est que Joyce, dans l' Ulysses, au premier chapitre, émettait le vœu de hellenise, d'injecter de même la langue hellène, mais à quoi ? On ne sait, puisqu'il ne s'agissait pas du gaélique, encore qu'il s'agissait de l'Irlande. Joyce devait écrire en anglais, sans doute, mais, comme l'a dit dans Tel Quel quelqu'un dont j'espère qu'il est dans cette assemblée, Philippe Sollers, il a écrit en anglais d'une façon telle que la langue anglaise n'existe plus. Cette langue avait certes déjà peu de consistance, ce qui ne veut pas dire qu'il soit facile d'écrire en anglais, mais par la succession d'œuvres

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L'ESPRIT DES NŒUDS

qu'il a écrites en anglais,Joyce y a ajouté ce quelque chose qui fait dire au même auteur qu'il faudrait écrire l'élangues. Je suppose qu'il entend désigner par là quelque chose comme cette élation dont on nous dit qu'elle est au principe de je ne sais quel sinthome que nous appelons en psychiatrie la manie. La manie est bien en effet ce à quoi ressemble la dernière œuvre de Joyce, celle qu'il a si longtemps soutenue pour y attirer l'attention géné­ rale, à savoir Finnegans J.Vczke. C'est à propos de cette œuvre que je me suis laissé entraîner à inau­ gurer Joyce au titre d'un symposium, par l'effet d'une sollicitation pres­ sante, je dois le dire, celle de Jacques Aubert ici présent, et tout aussi pressant. C'est par là aussi bien que je me suis en somme laissé détour­ ner du projet que je vous avais annoncé l'année dernière, qui était d'inti­ tuler le Séminaire de cette année du 4, 5, 6. Je me suis contenté du quatre, et je m'en réjouis, car le 4, 5, 6, j'y aurais sûrement succombé. Cela ne veut pas dire que le quatre dont il s'agit me soit pour autant moins lourd.

1

J'hérite de Freud, bien malgré moi, pour avoir énoncé de mon temps ce qui pouvait être tiré en bonne logique des bafouillages de ceux qu'il appelait sa bande, et que je n'ai pas besoin de nommer. C'est cette clique qui suivait les réunions de Vienne, et dont on ne peut pas dire qu'aucun ait suivi la voie que j'appelle de bonne logique. Pour couper court,je dirai que la nature se spécifie de n'être pas une, d'où le procédé logique pour l'aborder. Par le procédé d'appeler nature ce que vous excluez du fait même de porter intérêt à quelque chose, ce quelque chose se distinguant d'être nommé, la nature ne se risque à rien qu'à s'affirmer d'être un pot-pourri de hors-nature. Cet énoncé a un avantage qui est le suivant. Si vous trouvez, à bien le compter, que le nommé homme tranche sur ce qui paraît être la loi de la nature pour autant qu'il n'y a pas chez lui de rapport naturellement sexuel - sous toute réserve, donc, ce naturellement - eh bien, cet énoncé vous permet de poser logiquement que ce n'est pas là un privilège de l'homme, ce qui se trouve être le cas. 12

DE L'USAGE LOGIQUE DU SINTHOME

Veillez pourtant à n'aller pas à dire que le sexe n'est rien de naturel. Tâchez plutôt de savoir ce qu'il en est dans chaque cas, de la bactérie à l'oiseau, puisque ceux-là ont des noms. J'ai déjà fait allusion à l'un et à l'autre. Remarquons au passage que dans la Création, dite divine seulement en ceci qu'elle se réfère à la nomination, la bactérie n'est pas nommée. Elle n'est pas plus nommée quand Dieu, bouffonnant l'homme supposé originel, lui propose de commencer par dire le nom de chaque bestiole. De ce premier déconnage nous n'avons de trace qu'à en conclure qu'Adam, comme son nom prononcé à l'anglaise l'indique assez - allu­ sion à la fonction de l'index chez Peirce - était une Madam, selon le joke qu'en fait Joyce justement. Il faut bien supposer en effet qu'Adam n'a nommé les bestiaux que dans la langue de celle que j'appellerai l' Èvie.J'ai bien le droit de l'appeler ainsi puisqu'en hébreu, si tant est que l'hébreu soit une langue, son nom veut dire la mère des vivants. Eh bien, l' Èvie l'avait tout de suite et bien pen­ due, cette langue, puisque après le supposé du nommer par Adam, la première personne qui s'en sert, c'est elle, pour parler au serpent. La Création dite divine se redouble donc de la parlote du parlêtre, comme je l'ai appelé, par quoi l' Èvie fait du serpent ce que vous me per­ mettrez d'appeler le serrejesses, ultérieurement désigné comme faille, ou mieux phallus - puisqu'il en faut bien un pour faire le faut-pas. C'est la faute, le sin, dont c'est l'avantage de mon sinthome de com­ mencer par là. Ça veut dire en anglais le péché, la première faute. D'où la nécessité du fait que ne cesse pas la faille qui s'agrandit toujours, sauf à subir le cesse de la castration comme possible. Ce possible,j 'ai dit autrefois que c'est ce qui cesse de s 'écrire. À vous voir en aussi grand nombre, je pense qu'il y en a tout de même bien quelques-uns qui ont déjà entendu mes bateaux. Mais vous n'avez point noté, pour ce que moi-même point je ne l'ai fait, qu'il y faut mettre la virgule. Le possible, c'est ce qui cesse, virgule, de s 'écrire. Ou plutôt, qui ces­ serait, de prendre le chemin de s'écrire dans le cas où adviendrait enfin le discours que j'ai évoqué, discours tel qu'il ne serait pas du semblant. Y a-t-il impossibilité que la vérité devienne un produit du savoir­ faire ? Non. Mais elle ne sera alors que mi-dite, s'incarnant d'un signi­ fiant S indice 1 là où il en faut au moins deux pour qu'en paraisse l'unique La-femme - mythique en ce sens que le mythe la fait singulière, 13

L'ESPRIT DES NŒUDS

il s'agit d' Ève, dont j'ai parlé tout à l'heure - à avoir jamais été incon­ testablement possédée, ceci pour avoir goûté du fruit de l'arbre défendu, celui de la Science. L' Èvie, donc, n'est pas mortelle plus que Socrate. La-femme dont il s'agit est un autre nom de Dieu, et c'est en quoi elle n'existe pas, comme je l'ai dit maintes fois. On remarque ici le côté futé d'Aristote, qui ne veut pas que le sin­ gulier joue dans sa logique. Or, contrairement à ce qu'il admettait dans ladite logique, il faut dire que Socrate n 'est pas homme, puisqu'il accepte de mourir pour que la cité vive. Il l' accepte, c'est un fait. En plus, il faut bien dire que, à cette occasion, il ne veut pas entendre parler sa femme. D'où ma formule sur la femme, que je relave, si je puis dire, à votre usage, en me servant de ce mè pantes qui est l'opposition, écartée par Aristote, à l'universel du pan, et que j'ai relevé dans l' Otganon. Je n'ai pas réussi à l'y retrouver, mais je l'y ai bien lu, au point que ma fille, ici présente, l'a pointé, et qu'elle me jurait tout à l'heure qu'elle m'en retrouverait la place. La femme n'est toute que sous la forme dont l'équivoque prend de lalangue nôtre son piquant, celle du mais pas ça, comme on dit tout, mais pas ça. C'était bien la position de Socrate. Le mais pas ça, c'est ce que j 'introduis sous mon titre de cette année comme le sinthome. Il y a pour l'instant, pour l'instance de la lettre telle qu'elle s'est ébau­ chée à présent - et n'espérez pas mieux, car ce qui en sera plus efficace ne fera pas mieux que de déplacer le sinthome, voire, comme je l'ai dit, de le multiplier - pour l'instance présente, il y a le sinthome madaquin, que j'écris comme vous voudrez. Vous savez que Joyce en bavait assez sur ce saint homme-là. Pour ce qui est de la philosophie, on n'a jamais rien fait de mieux, il faut bien dire les choses - il n'y a que ça de vrai. Il n'empêche que Joyce ne s'y retrouve pas très bien concernant cette chose à laquelle il attache un grand prix, à savoir ce qu'il appelle le Beau. Consultez là-dessus l'ouvrage de Jacques Aubert, et vous verrez qu'il y a dans le sinthomadaquin je ne sais quoi qu'il appelle claritas, auquel Joyce substitue quelque chose comme la splendeur de l'Être, qui est bien le point faible dont il s'agit. Est-ce une faiblesse personnelle ? La splendeur de l' Être ne me frappe pas. Et c'est bien en quoi Joyce fait déchoir le sinthome de son madaquinisme. 14

DE L 'USAGE LOGIQUE DU SINTHOME

Contrairement à ce qui pourrait en apparaître à première vue, son détachement de la politique produit ce que j 'appellerai le sint' home rule. Ce Home Rule, le Freeman sjournal le représentait soleil se levant derrière la Banque d'Irlande. Joyce le fait comme par hasard se lever au nord­ ouest, ce qui n'est pas d'usage pour un lever de soleil. Malgré le grin­ cement que nous voyons à ce sujet dans Joyce, c'est quand même bien le sinthome roule, le sinthome à roulettes, que Joyce conjoint à l'autre. Il est certain que ces deux termes, on peut les nommer autrement. Je les nomme ainsi en fonction des deux versants qui s'offraient à l'art de Joyce, lequel nous occupera cette année en raison de ce que j'ai dit tout à l'heure, que j'ai introduit, et que je n'ai pu faire mieux que de nom­ mer du nom qu'il mérite, qui lui convient, en en déplaçant l'orthographe. Mais il est un fait que Joyce choisit, en quoi il est, comme moi, un hérétique. Car haeresis, c'est bien là ce qui spécifie l'hérétique. Il faut choisir la voie par où prendre la vérité. Ce d'autant plus que, le choix une fois fait, cela n'empêche personne de le soumettre à confirmation, c'est-à-dire d'être hérétique de la bonne façon. La bonne façon est celle qui, d'avoir bien reconnu la nature du sin­ thome, ne se prive pas d'en user logiquement, c'est-à-dire d'en user jus­ qu'à atteindre son réel, au bout de quoi il n'a plus soif.

2 Joyce a fait ça, mais bien entendu à vue de nez, car on ne pouvait plus mal partir que lui. Être né à Dublin avec un père soûlographe et plus ou moins Fénian, c'est-à-dire fanatique, de deux familles, car c'est ainsi que ça se présente pour tous quand on est fils de deux familles, et quand il se trouve qu'on se croit mâle parce qu'on a un petit bout de queue. Naturellement, par­ donnez-moi ce mot, il en faut plus. Mais comme il avait la queue un peu lâche, si je puis dire, c'est son art qui a suppléé à sa tenue phallique. Et c'est toujours ainsi. Le phallus, c'est la conjonction de ce que j'ai appelé ce parasite, qui est le petit bout de queue en question, avec la fonction de la parole. Et c'est en quoi son art est le vrai répondant de son phallus. À part ça, disons que c'était un pauvre hère, et même un pauvre héré­ tique. Il n'y a de joycien à jouir de son hérésie que dans l'Université. 15

L'ESPRIT DES NŒUDS

Mais c'est Joyce qui a délibérément voulu que s'occupât de lui cette engeance. Le plus fort est qu'il y a réussi, et au-delà de toute mesure. Ça dure, et ça durera encore. Il en voulait nommément pour trois cents ans. Il l' a dit, Je veux que les universitaires s 'occupent de moi pendant trois cents ans, et il les aura, pourvu que Dieu ne nous atomise pas. Ce hère - on ne peut dire cet hère, c'est interdit par l'aspiration, ça embête même tellement tout le monde que c'est pour ça qu'on dit le pauvre hère - ce hère s'est conçu comme un héros. Stephen Hero, c'est le titre expressément donné pour le livre d'où il prépare le A Portrait if the Artist as a Young Man. J'aurais bien souhaité vous montrer au moins l'édition à en avoir, mais je n'ai pas emporté le livre, c'est trop bête. Il est difficile à trouver, ce pour quoi je vous précise la façon dont vous devez insister. Nicole Sels ici présente m'a envoyé une bafouille - une lettre, on appelle ça extrêmement précise où elle m'explique pendant deux pages qu'il est impossible à l'heure actuelle de se procurer ce texte avec son criti­ cisme, dû à un certain nombre de personnes, toutes universitaires. É crire sur Joyce est d'ailleurs une façon d'entrer à l'Université. L'Uni­ versité aspire les joyciens, elle leur donne des grades, ils sont déjà en bonne place. Bref, vous ne trouverez pas le . . . - je ne sais pas comment ça se prononce, c'est Jacques Aubert qui va me le dire. Est-ce Beebe ou Bibi ? - D'ordinaire, on dit Beebe. Celui-ci ouvre la liste par un article sur Joyce particulièrement gra­ tiné, à la suite de quoi vous avez Hugh Kenner qui, à mon avis, parle assez bien de Joyce, peut-être à cause du saintThomas d'Aquin en ques­ tion, et il y en a d'autres jusqu'à la fin. Je regrette que vous ne puissiez pas disposer de ce livre. À la vérité, c'est de ma part un pas de clerc, c'est le cas de le dire, que d'avoir fait rapetisser les caractères de cette petite note-ci. Il faudrait que vous vous arrangiez avec Nicole Sels pour vous en faire faire une série de photocopies. Comme je pense qu'il n'y en a pas tellement parmi vous qui soient parés pour parler l'anglais, surtout celui de Joyce, cela ne fera qu'un petit nombre, mais il y aura évidemment de l'ému­ lation, émulation, mon Dieu, légitime. 16

DE L'USAGE LOGIQUE DU SINTHO ME

Un portrait de l'artiste. L'artiste, il faut l'écrire en mettant tout l'accent sur le le. The, ce n'est pas tout à fait, bien sûr, notre article défini à nous. Mais on peut faire confiance à Joyce. S'il a dit the, c'est bien qu'il pense que, d'artiste, c'est lui le seul, que, là, il est singulier. As a Young Man. C'est très suspect. En français, as se traduirait par comme. Autrement dit, ce dont il s'agit, c'est du comme-ment. Le français est là-dessus indicatif. Quand on parle en se servant d'un adverbe, quand on dit réelle-ment, mentale-ment, héroïque-ment, l'adjonc­ tion de ce ment est déjà en soi suffisamment indicative de ceci, qu'on ment. Il y a du mensonge indiqué dans tout adverbe. Ce n'est pas là acci­ dent. Quand nous interprétons, nous devons y faire attention. Quelqu'un qui n'est pas très loin de moi faisait la remarque à propos de la langue, en tant qu'elle désigne l'instrument de la parole, que c'était aussi la langue qui portait les papilles dites du goût. Eh bien, je lui rétor­ querai que ce n'est pas pour rien que ce qu 'on dit ment. Vous avez la bonté de rigoler, mais c'est pas drôle, car en fin de compte nous n'avons que ça, l'équivoque, comme arme contre le sinthome. Il arrive que je me paie le luxe de contrôler, comme on appelle ça, un certain nombre de gens qui se sont autorisés d'eux-mêmes à être ana­ lystes, selon ma formule. Il y a deux étapes. Il y a celle où ils sont comme le rhinocéros. Ils font à peu près n'importe quoi, et je les approuve tou­ jours. Ils ont en effet toujours raison. La deuxième étape consiste à jouer de cette équivoque qui pourrait libérer du sinthome. En effet, c'est uniquement par l'équivoque que l'interprétation opère. Il faut qu'il y ait quelque chose dans le signifiant qui résonne. On est surpris que cela ne soit nullement apparu aux philosophes anglais. Je les appelle ainsi parce que ce ne sont pas des psychanalystes. Ils croient dur comme fer à ce que la parole, ça n'a pas d'effet. Ils ont tort. Ils s'imaginent qu'il y a des pulsions, et encore, quand ils veulent bien ne pas traduire Trieb par instinct. Ils ne s'imaginent pas que les pul­ sions, c'est l'écho dans le corps du fait qu'il y a un dire. Ce dire, pour qu'il résonne, qu'il consonne, autre mot du sinthome madaquin, il faut que le corps y soit sensible. Qu'il l' est, c'est un fait. C'est parce que le corps a quelques orifices, dont le plus important est l'oreille, parce qu'elle ne peut se boucher, se clore, se fermer. C'est par ce biais que répond dans le corps ce que j'ai appelé la voix. 17

L'ESPRIT DES NŒUD S

L'embarrassant est assurément qu'il n'y a pas que l'oreille, et que le regard lui fait une concurrence éminente. More geometrico, à cause de la forme, chère à Platon, l'individu se pré­ sente comme il est foutu, comme un corps. Et ce corps a une puissance de captivation qui est telle que, jusqu'à un certain point, c'est les aveugles qu'il faudrait envier. Comment un aveugle, si tant est qu'il se serve du braille, peut-il lire Euclide ? L'étonnant est que la forme ne livre que le sac, ou, si vous voulez, la bulle, car elle est quelque chose qui se gonfle. L'obsessionnel en_ est féru plus qu'un autre, car, ai-je dit quelque part et on me l'a rappelé récemment, il est de l'ordre de la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf. On en sait les effets par une fable. Il est particulièrement difficile, on le sait, d'arracher l'obsessionnel à cette emprise du regard. Le sac, en tant qu'il s'imagine dans la théorie de l'ensemble telle que l'a fondée Cantor, se manifeste, voire se démontre - si toute démonstra­ tion est tenue pour démontrer l'imaginaire qu'elle implique - mériter d'être connoté d'un ambigu de 1 et de 0, seul support adéquat de ce à quoi confine l'ensemble vide qui s'impose dans cette théorie. D'où notre scription Sb dont je précise qu'elle se lit S indice 1. Elle ne fait pas l'un, mais elle l'indique comme pouvant ne rien contenir, être un sac vide. Il n'en reste pas moins qu'un sac vide reste un sac, soit l'un qui n'est imaginable que de l' ex-sistence et de la consistance qu'a le corps, d'être pot. Cette ex-sistence et cette consistance, il faut les tenir pour réelles, puisque le réel, c'est de les tenir. D'où le mot Begri.Jf, qui veut dire ça. L'imaginaire montre ici son homogénéité au réel, et que cette homo­ généité ne tient qu'au fait du nombre, en tant qu'il est binaire, 1 ou O. C'est-à-dire qu'il ne supporte le 2 que de ce que 1 ne soit pas 0, qu'il ex-siste au 0, mais n'y consiste en rien. C'est ainsi que la théorie de Cantor doit repartir du couple. Mais alors l'ensemble y est tiers. De l'ensemble premier à ce qui est l'Autre, la jonction ne se fait pas. C'est bien en quoi le symbole en remet sur l'imaginaire. Le symbole a l'indice 2, indiquant qu'il est couple, c'est-à-dire qu'il introduit la division dans le sujet, quel qu'il soit, de ce qui s'y énonce de fait. Car ce fait reste suspendu à l'énigme de l'énonciation, qui n'est que fait fermé sur lui - le fait du fait, comme on l'écrit, le faîte du fait 18

DE L'USAGE LOGIQUE DU SINTHOME

ou le fait du faîte, comme ça se dit. Ces faits sont égaux en fait. É qui­ voque et équivalent, le fait est par là limite du dit. L'inouï est que les hommes aient très bien vu que le symbole ne pou­ vait être qu'une pièce cassée, et ce, si je puis dire, de tout temps. Mais l'inouï est aussi qu'ils n'aient pas vu à l'époque, l'époque de ce tout temps, que cela comportait l'unité et la réciprocité du signifiant et du signifié - et conséquemment que, d'origine, le signifié ne veut rien dire, qu'il n'est qu'un signe d'arbitrage entre deux signifiants pour le choix de ceux-ci - signe d'arbitrage, et, de ce fait, non pas d'arbitraire. Pour le dire en anglais, et c'est ainsi que Joyce l'écrit, il n'y a d' umpire qu'à partir de l'empire, de l' imperium sur le corps, comme tout en porte la marque dès l'ordalie. Le 1 confirme ici son détachement d'avec le 2. Il ne fait 3 que par for­ çage imaginaire, celui qui impose qu'une volonté suggère à l'un de molester l'autre, sans être lié à aucun.

3 Pour que la condition fût expressément posée de ce que, à partir de trois anneaux, on fit une chaîne telle que la rupture d'un seul, celui du milieu si je puis dire de façon abrégée, rendît les deux autres, quels qu'ils fussent, libres l'un de l'autre, il a fallu qu'on s'aperçût que c'était inscrit aux armoiries des Borromées. Le nœud dit borroméen était donc déjà là sans que personne se fût avisé d'en tirer conséquence. C'est bien là que gît le ressort de l'erreur de penser que ce nœud soit une norme pour le rapport de trois fonctions qui n'existent l'une à l'autre dans leur exercice que chez l'être qui, de faire nœud, croit être homme. Ce n'est pas que soient rompus le symbolique, l'imaginaire et le réel qui définit la perversion, c'est qu'ils sont déjà distincts, de sorte qu'il en faut supposer un quatrième, qui est en l'occasion le sinthome. Je dis qu'il faut supposer tétradique ce qui fait le lien borroméen - que perversion ne veut dire que version vers le père - qu'en somme, le père est un symptôme, ou un sinthome, comme vous voudrez. Poser le lien énigmatique de l'imaginaire, du symbolique et du réel implique ou suppose l' ex-sistence du symptôme. 19

L'ESPRIT DES NŒUDS

Le nœud borroméen La figuration suivante, à gauche, schématise l'imaginaire, le symbo­ lique et le réel en tant que séparés les uns des autres.Vous avez la possi­ bilité de les lier. Par quoi ? Par le sinthome, quatrième.

Les trois anneaux séparés, puis liés par le sinthome, quatrième

À partir de quatre, vous avez le rapport suivant. Soit ici, par exemple, l'imaginaire, le réel, le symptôme, que je figure d'un sigma, et le sym­ bolique. Chacun est échangeable d'une façon qui,je l'espère, vous paraî­ tra simple. Expressément, 1 à 2 peut s'invertir en 2 à 1, tandis que 3 à 4 peut s'invertir de 4 à 3. 20

DE L'USAGE LOGIQUE DU SINTHOME

s 1 R l: S 1 2 3 4 2 1 4 3

Combinatoire IRIS Nous nous trouvons dans la situation où le lien de 1 à 2, voire de 2 à 1, a dans son milieu, si l'on peut dire, le 3 et le

4, c'est-à-dire le :I: et

le S. De quelle façon le symptôme et le symbole se trouvent-ils pris entre le réel et l'imaginaire? Je vous le montre par cette figuration simple.

Nœud borroméen à quatre, figurant symptôme et symbole entre réel et imaginaire Vous voyez à gauche quatre brins tirés par le grand

R, alors qu'à

droite le 1 se combine à eux d'une certaine façon, passant au-dessus du symbole et au-dessous du symptôme.Autrement dit, les deux du milieu, symptôme et symbole, se présentent de façon telle que l'un des deux termes extrêmes les prend dans leur ensemble, alors que l'autre extrême passe sur celui qui est au-dessus et sous celui qui est au-dessous. C'est sous cette forme que se présente le lien que j'ai exprimé par l'opposi­ tion du

R au 1.

21

L'ESPRIT DES NŒUDS J'ajoute encore ici une figure différente, elle symétrique, que vous obtenez régulièrement en tentant de faire le nœud borroméen à quatre.

{'

Figuration symétrique du nœud borroméen

à quatre

Le complexe d'Œdipe est comme tel un symptôme. C'est en tant que le Nom-du-Père est aussi le Père du Nom que tout se soutient, ce qui ne rend pas moins nécessaire le symptôme. L'Autre dont il s'agit se manifeste chez joyce par ceci qu'en somme, il est chargé de père. C'est dans la mesure où ce père, comme il s'avère dans l' Ulysses, il doit le soutenir pour qu'il subsiste que Joyce, par son art - cet art qui est ce qui, du fond des âges, nous vient toujours comme issu de l'artisan- fait non seulement subsister sa famille mais l'illustre, si l'on peut dire. Il illustre du même coup ce qu'il appelle quelque part my country, ou mieux, l'esprit incréé de ma race, ce par quoi finit le Portrait de l'artiste. C'est là ce dont Joyce se donne la mission. En ce sens, j'annonce ce que sera cette année mon interrogation sur l'art. En quoi l'artifice peut-il viser expressément ce qui se présente d'abord comme symptôme? En quoi l'art, l'artisanat, peut-il déjouer, si l'on peut dire, ce qui s'impose du symptôme? À savoir, la vérité.

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DE L'USAGE LOGIQUE DU SINTHOME

4

La vérité,je l'ai figurée dans mes deux tétraèdres.

$

a a

Schémas tétraédriques du discours du maftre

Où est-elle, la vérité, dans cette occasion ? J'ai dit que, dans le discours du maître, elle était comme supposée dans le sujet, S barré. En tant que divisé, celui-ci est encore sujet au fantasme. C' est là, en S barré, au niveau de la vérité, que nous devons considérer le mi-dire. À cette étape, le sujet ne peut se représenter que du signifiant indice 1, S1• Quant au signifiant indice 2, S2, là est l'artisan, en tant que par la conjonction de deux signifiants, il est capable de produire ce que j'ai appelé l'objet petit a. "Ce S2,je l'ai tout à l'heure illustré du rapport à l'oreille et à l'œil, voire évoquant la bouche close. Mais je l'ai également figuré de la duplicité du symbole et du symptôme. C'est en tant que le discours du maître règne que le S2 se divise. La divi­ sion dont il s'agit est celle du symbole et du symptôme. Cette division est, si l'on peut dire, reflétée dans la division du sujet. C'est parce que le sujet est ce qu'un signifiant représente auprès d'un autre signifiant que nous sommes nécessités par son insistance à montrer que c'est dans le symp­ tôme qu'un de ces deux signifiants prend du symbolique son support. En ce sens, dans l'articulation du symptôme au symbole il n'y a, dirai-je, qu'un faux trou. Supposer la consistance de l'une quelconque de ces fonctions, sym­ bolique, imaginaire et réel, comme faisant cercle, suppose un trou. Mais c'est autre chose dont il s'agit dans le cas du symbole et du symptôme. 23

L'ESPRIT DES NŒUDS

Le faux trou du symbole et du symptôme Ce qui ici fait trou, c'est l'ensemble plié l'un sur l'autre de ces deux cercles. Mais ceci est un faux trou. Pour que nous ayons quelque chose qui puisse être qualifié du vrai trou, il faut encadrer, cerner l'un des cercles par quelque chose, une consistance qui les fait tenir ensemble, qui ressemble à une souillure, ce que nous appelons en topologie un tore. Pierre Soury- pour l'appeler par son nom,je ne sais s'il est ici -l'a assez bien figuré.

Vrai trou obtenu à partir du faux trou par cernage de l'un des cercles pliés C'est dire aussi bien que, pour que le trou subsiste, se maintienne, il suffit simplement d'imaginer ici une droite, pour peu qu'elle soit infi­ nie. Elle remplira le même rôle.

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DE L'USAGE LOGIQUE DU SINTHOME

Vrai trou obtenu par adjonction d'une droite infinie Nous aurons à revenir dans le cours de l'année sur ce que c'est que cet infini. Nous aurons à reparler de ce que c'est qu'une droite, en quoi elle subsiste, en quoi elle est, si l'on peut dire, parente d'un cercle. Le cercle, il faudra assurément que j'y revienne aussi. Il a une fonc­ tion bien connue de la police. Le cercle, ça sert à circuler. Et c'est bien en cela que la police a un soutien qui ne date pas d'hier. Hegel en avait très bien vu la fonction. Il s'agit simplement pour la police que le tour­ nage en rond se perpétue. Cette forme n'est assurément pas ce dont

il

est question. Qu'à soi seule l'adjonction d'une droite infinie au faux trou fasse de celui-ci un trou qui borroméennement subsiste, c'est là le fait sur lequel je m'arrête aujourd'hui.

18

NOVEMBRE

1 975

II DE CE QUI FAIT TROU DANS LE RÉ EL

Le quatrième rond Une géomérie interdite à l'imaginaire La rencontre avec Chomsky Pas d'espoir de sortir de la débilité D'un art substantialisant le sympt8me

Figure du nœud à quatre Ça ne peut pas durer comme ça, vous êtes trop nombreux. Enfin, j'espère tout de même obtenir de vous ce que j'ai obtenu du public des É tats-Unis où je viens de passer quinze jours pleins. J'ai pu m'y apercevoir d'un certain nombre de choses, et en particu­ lier, si j'ai bien entendu, d'une certaine lassitude qui est principalement ressentie par les analystes.

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L'ESPRIT DES NŒUDS Je ne puis que dire, mon Dieu, que j'y ai été très bien traité, ce qui n'est pas dire grand'chose, n'est-ce pas. Pour employer un terme qui est celui dont je me sers pour ce qu'il en est de l'homme,je m'y suis senti plutôt humé. Ou encore, si vous voulez bien l'entendre,j'y ai été aspiré - aspiré dans une sorte de tourbillon qui ne trouve son répondant que dans ce que je mets en évidence par mon nœud.

1 Comme ont pu le voir, c'est-à-dire l'entendre,ceux d'entre vous qui sont là depuis un certain temps,ce n'est pas par hasard mais peu à peu,pas à pas,que j'en suis venu à exprimer par la fonction du nœud ce que j'avais d'abord avancé comme triplice du symbolique,de l'imaginaire et du réel. Le nœud est fait dans l'esprit d'un nouveau mos, mode ou mœurs, geometricus. Nous sommes en effet toujours captivés au départ par une géométrie que j'ai qualifiée la dernière fois de comparable au sac,c'est­ à-dire à la surface. Penser au nœud, chose qui s'opère le plus communément les yeux fermés,vous pouvez en faire l'essai,c'est très difficile. On ne s'y retrouve pas. Ainsi ne suis-je pas tellement sûr d'avoir correctement mis devant vous celui-ci, quoiqu'il y en ait toute apparence à mes yeux. Il me semble qu'il y a une faute. Il y a en effet une faute ici. Voilà. L'erreur, c'est aussi ce qu'il convient de supprimer. Ce nœud à quatre part de ceci, que vous connaissez bien. Dans un nœud borroméen, vous avez cette forme.

Forme pliée dans le nœud à quatre 28

DE CE QUI FAIT TROU DANS LE RÉEL

À l'occasion, elle se redouble.

Forme pliée redoublée Vous devez alors la compléter par deux autres ronds.

Secondefigure du nœud à quatre Il y a une autre façon de dessiner et de redoubler cette forme pliée en faisant que les deux s'accrochent l'une à l'autre.

Autrefiguration de laforme pliée redoublée 29

L'ESPRIT DES NŒUDS Il y a une troisième façon,qui consiste à user de ceci,que je vous ai déjà montré une fois à l'occasion,et qui ne va pas sans constituer de soi un cercle fermé.

Troisièmefiguration de laforme pliée Par contre, sous les deux formes que je vous ai présentées antérieu­ rement, les deux circuits médians sont manipulables d'une façon telle qu'ils peuvent se libérer l'un de l'autre. C'est pour cette raison que les deux cercles ici marqués en rouge peuvent en constituer un nœud bor­ roméen,c'est-à-dire où la section d'un quelconque libère tous les autres.

2 L'analyse est en somme la réduction de l'initiation à sa réalité,c'est­ à-dire au fait qu'à proprement parler,il n'y a pas d'initiation. Tout sujet y livre ceci, qu'il est toujours et n'est jamais qu'une supposition. Néanmoins, l'expérience nous démontre que cette supposition est toujours livrée à ce que j'appellerai une ambiguïté. je veux dire que le sujet comme tel est toujours, non pas seulement double, mais divisé. Il s'agit de rendre compte de ce qui, de cette division, fait le réel. Il nous faut là-dessus revenir à Freud, puisque c'est lui qui a été le grand frayeur de cette appréhension. Au dos du dernier volume paru d'Erich Fromm chez Gallimard, on peut lire ce qui s'énonce comme la psychanalyse appréhendée à travers son «père>>. En quoi donc Freud, un bourgeois si j'ai bien lu, et un bour­ geois bourré de préjugés, a-t-il atteint quelque chose qui fait la valeur propre de son dire, et qui n'est certes pas rien,puisque c'est la visée de dire sur l'homme la vérité? C'est à quoi j'ai apporté cette correction, qui n'a pas été pour moi sans peine, sans difficulté, qu'il n'y a de vérité qu'elle ne puisse que se 30

DE CE QUI FAIT TROU DANS LE RÉEL

dire qu'à moitié, tout comme le sujet qu'elle comporte. Pour l'expri­ mer comme je l'ai énoncé, la vérité ne peut que se mi-dire. Je pars de ma condition, qui est celle d'apporter à l'homme ce que l' Écriture énonce comme, non pas une aide à lui, mais une aide contre lui. De cette condition j 'essaie de me repérer, et c'est ce qui m'a vraiment conduit, d'une façon qui vaudrait remarque, à la considération du nœud. Celle-ci est constituée par une géométrie que l'on peut dire interdite à l'imaginaire, car elle ne s'imagine qu'à travers toutes sortes de résis­ tances, voire de difficultés. C'est là ce que substantifie le nœud en tant qu'il est borroméen. Une des choses qui m'ont le plus frappé quand j'étais en Amérique a été ma rencontre, tout à fait intentionnelle de ma part, avec Chomsky. J'en ai été soufflé, et je le lui ai dit. Ce qui m'a fait sentir toute la dis­ tance où j 'étais de lui, c'est qu'il ait simplement affirmé à mon oreille une idée dont je me suis rendu compte qu'elle était la sienne. Je ne peux dire qu'elle soit réfutable, car c'est l'idée la plus commune, mais elle me paraît précaire. Cette idée part de la considération de quelque chose qui se présente comme un corps, conçu comme pourvu d'organes. Cette conception implique que l'organe est un outil, outil de prise ou d'appréhension, et il n'y a aucune objection de principe à ce que l'outil s'appréhende lui­ même comme tel. C'est ainsi que le langage, entre autres, est considéré par Chomsky comme déterminé par un fait génétique. Bref, le langage est lui-même un organe. Il l'a exprimé en termes propres devant moi. Il me paraît tout à fait saisissant - c'est ce que j'ai exprimé par le terme sou.fflé - que de ce langage on puisse faire retour sur lui-même comme organe. Pour moi en effet, à défaut d'admettre cette vérité principielle que le langage est lié à quelque chose qui dans le réel fait trou, il n'est pas simplement difficile mais impossible d'en considérer le maniement. La méthode d'observation ne saurait partir du langage sans que celui-ci apparaisse comme faisant trou dans ce que l'on peut situer comme réel. C'est de cette fonction du trou que le langage opère sa prise sur le réel. Il ne m'est pas aisé de faire peser cette conviction sur vous de tout son poids. Elle m'apparaît inévitable de ce qu'il n'y a de vérité possible comme telle que d'évider ce réel. D'ailleurs, le langage mange le réel. Pour parler comme Chomsky, voyez ce qu'il en est du réel géné­ tique. Le langage permet de l'aborder en termes de signes, autrement dit 31

L'ESPRIT DES NŒUDS de messages. On réduit le gène moléculaire à ce qui a fait la renommée de Crick et de Watson, à savoir cette

double hélice d'où sont censés par­

tir ces divers niveaux qui organisent le corps à travers un certain nombre d'étages, d'abord la division, le développement, la spécialisation cellu­ laire, ensuite la spécialisation de partir des hormones, qui sont autant d'éléments sur lesquels se véhiculent autant de sortes de messages pour la direction de l'information organique. Il y a là toute une subtilisation de ce qu'il en est du réel, par tant de dits messages. Cela n'est encore pourtant que voile porté sur ce qu'il en est de l'effi­ cace du langage, c'est-à-dire sur ceci que le langage n'est pas en lui­ même un message, mais qu'il ne se sustente que de la fonction de ce que j'ai appelé le trou dans le réel. Il y a pour cela la voie de notre nouveau

mos geometricus, c'est-à-dire

de la substance qui résulte de l'efficace propre du langage, et qui se sup­ porte de la fonction du trou. Pour l'expr imer en termes de ce fameux nœud borroméen où je me fie, disons qu'il repose tout entier sur l'équivalence d'une droite infinie avec un cercle.

3 Le schéma du nœud borroméen est celui-ci, à gauche. Il est tout autant borroméen que mon dessin ordinaire, à droite.

Deuxfigurations du nœud borroméen 32

DE CE QUI FAIT TROU DANS LE RÉEL Cela est également vrai du dessin suivant.

Autrefiguration du nœud borroméen Il apparaît ainsi que l'on obtient le même nœud borroméen à substi­ tuer aux trois cercles le couple de deux droites supposées infinies avec un cercle. Pour rendre compte correctement du nœud borroméen, il convient donc de souligner que c'est à partir de trois que spécialement s'origine son exigence. Le chiffre trois est l'orée, si je puis dire, de l'exigence propre du nœud. Il est possible avec une manipulation fort simple de rendre parallèles ces trois droites infinies. Il suffira à cette fin d'assouplir ce qu'il en est du cercle déjà plié, le cercle en rouge.

Droites infinies parallèles C'est à partir de trois qu'il nous faut définir ce qu'il en est du point à l'infini de la droite comme ne prêtant en aucun cas à faire faute à ce que nous pouvons appeler leur concentricité. Les trois points à l'infini complétant les droites, mettons-les ici.

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L'ESPRIT DES NŒUDS

Droites infinies complétées de leurs points à l'infini Nous pouvons aussi bien inverser ces positions, et faire que cette pre­ mière droite à l'infini soit enveloppante par rapport aux autres au lieu d'être enveloppée. C'est la caractéristique de ce point à l'infini que de ne pouvoir être situé, comme on pourrait s'exprimer, d'aucun côté. Mais ce qui est exigible à partir du nombre trois, c'est ceci, pour le figurer de cette façon imagée.Vous sentez bien qu'il y a des raisons pour lesquelles j'ai dû tracer ici les cercles d'une couleur différente, alors qu'auparavant j'avais mis en rouge les trois droites complétées de leur point à l'infini.

Autre figuration du nœud borroméen De ces cercles, il n'en est pas un qui, d'être enveloppé par un autre, ne se trouve enveloppant par rapport à l'autre. C'est ce qui constitue la propriété du nœud borroméen, avec laquelle je vous ai maintes fois familiarisés. Dans la troisième dimension, si l'on peut dire, le nœud bor­ roméen consiste dans ce rapport qui fait que ce qui est enveloppé par rapport à l'un de ces cercles se trouve enveloppant par rapport à l'autre.

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DE CE QUI FAIT TROU DANS LE RÉEL C'est en cela qu'est exemplaire cette figure, que vous voyez ordinai­ rement sous la forme de la sphère armillaire, dont on use pour les sex­ tants. Pour le tracer d'une façon claire, le cercle bleu ira toujours se rabattre de la façon suivante autour du cercle qu'ici j'ai dessiné en vert, tandis que le cercle rouge, selon le rabattement de l'entraxe, doit être comme ça.

Schéma de la sphère armillaire Il y a une diffèrence entre cette disposition ordinaire dans toute mani­ pulation de la sphère armillaire et la disposition qui suit. Le cercle bleu, qui apparaît ici moyen, ne pourra être rabattu, parce qu'il est envelop­ pant par rapport au cercle rouge et enveloppé par rapport au cercle vert.

Nœud borroméen erroné Je redessine ce qu'il en est, car ce dessin est erroné. Vous voyez comment le cercle vert se trouve situé par rapport au cercle bleu et au cercle rouge.

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L'ESPRIT DES NŒUDS

Nœud borroméen correct Même mes hésitations sont ici significatives. Elles manifestent la mal­ adresse avec laquelle est nécessairement manipulé ce qu'il en est du nœud borroméen, type même du nœud. Le caractère fondamental de cette utilisation du nœud est d'illustrer la tr iplicité qui résulte d'une consistance qui n'est affectée que de l'ima­ ginaire, d'un trou comme fondamental qui ressortit au symbolique, et d'une ex-sistence qui,elle,appartient au réel,qui en est même le carac­ tère fondamental. Cette méthode,puisqu'il s'agit de méthode,se présente comme sans espoir -sans espoir de rompre d'aucune façon le nœud constituant du symbolique, de l'imaginaire et du réel.

À cet

égard,disons-le de façon

lucide,elle se refuse à ce qui constitue une vertu,et même une vertu dite théologale. C'est en cela que notre appréhension analytique de ce qu'il en est du nœud est le négatif de la religion. On ne croit plus à l'objet comme tel. C'est en ceci que je nie que l'objet puisse être saisi par aucun organe. Lorsque l'organe est lui-même aperçu comme un outil,un outil séparé, il est à ce titre conçu comme un objet. Dans la conception de Chomsky, l'objet n'est lui-même abordé que par un objet. C'est en revanche de par la restitution du sujet en tant que tel, en tant que lui-même ne peut être que divisé par l'opération du langage,que l'analyse trouve sa diffusion. L'analyse trouve sa diffusion en ceci qu'elle met en question la science comme telle- science pour autant qu'elle fait d'un objet un sujet,alors que c'est le sujet qui est de lui-même divisé. Nous ne croyons pas à l'objet, mais nous constatons le désir, et de cette constatation du désir nous induisons la cause comme objectivée.

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DE CE QUI FAIT TROU DANS LE RÉEL

Le désir de connaître rencontre des obstacles. C'est pour incarner cet obstacle que j'ai inventé le nœud. Au nœud il faut se rompre. Je veux dire que c'est le nœud seul qui est le support concevable d'un rapport entre quoi que ce soit et quoi que ce soit. Si,d'un côté,il est abstrait,le nœud doit pourtant être pensé et conçu comme concret. Si vous me voyez aujourd'hui fort las de cette épreuve américaine, j'en ai pourtant été récompensé,comme je vous l'ai dit,car j'ai pu faire ce que j'appellerai

agitation, émotion,

de ces figures que vous voyez ici

plus ou moins substantialisées par l'écrit,par le dessin. Il n'empêche que le

senti

comme

mental, le sentimental,est débile,parce que

toujours par

quelque biais réductible à l'imaginaire. L'imagination de consistance va tout droit à l'impossible de la cassure, mais c'est en cela que la cassure peut toujours être le réel-le réel comme impossible. Il n'en est pas moins compatible avec ladite imagination, et même la constitue. Je n'espère pas d'aucune façon sortir de la débilité,que je signale,de ce départ. Comme quiconque,je n'en sors que dans la mesure de mes moyens. C'est-à-dire comme sur-place -le sarde cette place ne s'assu­ rant d'aucun progrès vér ifiable autrement qu'à la longue. C'est de façon fabulatoire que j'affirme que,tel que je le pense dans mon

pen-se

léger, le réel, mentant effectivement, ne va pas sans com­

porter réellement le trou qui y subsiste,de ce que sa consistance ne soit rien de plus que celle de l'ensemble du nœud qu'il fait avec le symbo­ lique et l'imaginaire. Ce nœud,qualifiable du borroméen,est intranchable sans dissoudre le mythe du sujet-du sujet comme non supposé,c'est-à-dire comme réel­ qu'il ne rend pas plus divers que chaque corps signalable du parlêtre,lequel corps n'a de statut respectable,au sens commun du mot,que de ce nœud.

4 Joyce se trouve avoir visé par son art, de façon privilégiée, le quart terme dit du sinthome.Je reprendrai mon discours la prochaine fois en abordant ce point. Ce quart terme,vous le voyez figuré de diverses façons,qu'il s'agisse, dans la seconde figure du nœud borroméen, du rond rouge qui est

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L'ESPRIT DES NŒUDS tout à l'extrême à droite, ou aussi bien du rond noir, ou encore qu'il s'agisse encore de ceci.

Nouvellefiguration du cercle plié C'est toujours le même cercle plié. Il se trouve ici dans une position spéciale, à savoir deux fois infléchi, c'est-à-dire pris quatre fois, si l'on peut dire, avec lui-même. Dans la seconde figure du nœud à quatre, c'est deux fois que l'un ou l'autre des cercles extrêmes coincent la boucle figurée par l'un ou l'autre des cercles pliés. Dans la toute première figure par contre, c'est quatre fois que le cercle vert ou le cercle bleu coincent le cercle rouge ou le noir, puisqu'aussi bien c'est de coinçage qu'il s'agit essentiellement. Toujours est-il que c'est de joyce que j'aborderai ce quatrième terme en tant qu'il complète le nœud de l'imaginaire, du symbolique et du réel. Tout le problème est là -comment un art peut-il viser de façon divi­ natoire à substantialiser le sinthome dans sa consistance, mais aussi bien dans son ex-sistence et dans son trou? Ce quatrième terme, dont j'ai simplement voulu vous montrer aujourd'hui qu'il est essentiel au nœud borroméen, comment quelqu'un a-t-il pu viser par son art à le rendre comme tel, au point de l'appro­ cher d'aussi près qu'il est possible?

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DE CE QUI FAIT TROU DANS LE RÉEL

5

Après cette épuisante tentative, puisqu'aujourd'hui je suis fort las, j'attends de vous ce que j 'ai reçu plus aisément qu'ailleurs en Amérique, à savoir que quelqu'un me pose une question, quelle qu'elle soit, à pro­ pos d'aujourd'hui. J'attends donc que s'élève une voix, quelle qu'elle soit. Alors, qu'est-ce qui a pu vous paraître discutable dans ce que j 'ai avancé aujourd'hui ? W- Qu 'est-ce qui vous a amené à croire que vous trouveriez quelque chose chez Chomsky ? C'est quelque chose qui ne m 'aurait jamais venu en the.

C'est bien pour ça que j 'ai été soufflé, c'est certain. Mais on a tou­ jours cette sorte de faiblesse, n'est-ce pas, un reste d'espoir. Chomsky s'occupant de linguistique, je pouvais espérer voir chez lui une pointe d'appréhension de ce que je montre concernant le symbolique, c'est-à­ dire qu'il garde quelque chose du trou, même quand ce trou est faux. Il est impossible par exemple de ne pas qualifier de faux trou l'ensemble constitué par le symptôme et le symbolique. Mais, d'un autre côté, c'est en tant qu'il est accroché au langage que le symptôme sub­ siste, au moins si nous croyons que nous pouvons modifier quelque chose au symptôme par une manipulation dite interprétative, c'est-à­ dire jouant sur le sens. Que Chomsky assimile au réel quelque chose qui est à mes yeux de l'ordre du symptôme, c'est-à-dire confonde le symptôme et le réel, est très précisément ce qui m'a soufflé. W-

C'était une question peut-�tre oisive.

Oiseuse ? W-

Merci. Étant américain . . .

Oui, vous êtes américain. Et je vous remercie.Je constate simplement une fois de plus qu'il n'y a qu'un Américain pour m'interroger. Enfin, 39

L'ESPRIT DES NŒUDS

je ne peux pas dire combien j'ai été comblé, si je puis dire, par le fait qu'en Amérique j'ai eu des gens qui me témoignaient par quelque côté que mon discours n'était pas vain.

W.- Il me semble impossible que quelqu 'un ait pu concevoir que Chomsky, éduqué dans la tradition nouvelle née de la logique mathématique, qu 'il a prise chez Quine et Goodmann à Harvard . . . Mais Quine n'est pas bête du tout, hein.

C'est à propos de l'alternance du corps avec la parole. Comme vous par­ lez pendant une heure trente, et que vous avez ensuite le désir d'avoir un contact plus direct avec quelqu 'un, je me suis demandé si, d'une façon plus générale, il n 'y a pas une alternance du discours et du corps dans la vie d'un sujet. Sans le langage, est-ce que ce trou n 'existerait pas du fait d'un engagement physique direct avec ce réel ?je parle de l'amour et de la jouissance. X.-

C'est bien là ce dont il s'agit. Il est tout de même très difficile dans cette occasion de ne pas considérer le réel comme un tiers. Disons que ce que je peux solliciter comme réponse est de l'ordre d'un appel au réel, non pas comme lié au corps, mais comme différent. Loin du corps, il y a possibilité de ce que j'appelais la dernière fois résonance, ou conso­ nance. C'est au niveau du réel que peut se trouver cette consonance. Par rapport à ces pôles que constituent le corps et le langage, le réel est là ce qui fait accord.

X- vous disiez tout à l'heure que Chomsky faisait du langage un organe, et que ça vous avait sou.fflé .]e me demandais si ça ne tenait pas au fait que vous, c'est de la libido que vous faites un organe. je pense au mythe de la lamelle. je me demande si ce n 'est pas le biais par lequel on peut saisir encore qu 'il y ait de l'âme. Mettre un écart entre langage et organe, ça ne peut se récupérer dans le sens d'un art que si on coupe l'organe au niveau où vous le mettez, celui de la libido. La libido, comme son nom l'indique, ne peut être que participant du trou, tout autant que des autres modes sous lesquels se présentent le corps et le réel. C'est évidemment par là que j'essaie de rejoindre la fonction de l'art. C'est en quelque sorte impliqué par ce qui est laissé

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DE CE QUI FAIT TROU DANS LE RÉEL

en blanc comme quatrième terme. Quand je dis que l'art peut même atteindre le symptôme,c'est ce que je vais essayer de substantialiser. C'est à juste titre que vous évoquez le mythe dit de la lamelle. C'est tout à fait dans la bonne note,et je vous en remercie. C'est dans ce fil que j'espère continuer.

Y. -

Lorsque vous parlez de la libido dans le texte de la lamelle, vous dites qu 'elle est remarquable par un trajet d'invagination aller-retour. Or, cette image me semble aujourd'hui pouvoirfonctionner comme celle de la corde, qui est prise dans un phénomène de résonance, qui ondule, qui fait un ventre qui s 'abaisse et se lève, et qui fait des nœuds. Non,mais ce n'est pas pour rien que,dans une corde,la métaphore vient de ce qui fait nœud. Ce que j'essaie, c'est de trouver à quoi se réfère cette métaphore. S'il y a dans une corde vibrante des ventres et des nœuds,c'est pour autant que c'est au nœud qu'on se réfère.Je veux dire que l'on use du langage d'une façon qui va plus loin que ce qui est effectivement dit. On réduit toujours la portée de la métaphore comme telle. C'est-à-dire qu'on la réduit à une métonymie.

Y. -

Lorsque vous passez du nœud borroméen à trois à celui à quatre où s'introduit le symptôme, le nœud borroméen à trois disparaft en tant que tel. C'est tout à fait exact. Il n'est plus un nœud. Il n'est tenu que par le symptôme.

Y.- Dans cette perspective, l'espoir de cure en matière d'analyse semble poser problème. Il n'y a aucune réduction radicale du quatrième terme, même dans l'analyse,puisque Freud a pu énoncer,on ne sait par quelle voie,qu'il y a une

Urverdri:ingung, un refoulement qui n'est jamais annulé. Il est de la

nature même du symbolique de comporter ce trou. C'est ce trou que je vise,et où je reconnais l' Urverdri:ingung elle-même.

Vous parlez du nœud borroméen en disant qu 'il ne constitue pas un modèle. Pourriez-vous prédser ? Y. -

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L'ESPRIT DES NŒUDS

Le nœud borroméen ne constitue pas un modèle pour autant qu'il a quelque chose près de quoi l'imagination défaille. Je veux dire qu'elle résiste comme telle à l'imagination du nœud. L'abord mathématique du nœud dans la topologie est insuffisant. Je peux quand même vous dire mes expériences de ces vacances.

Nœud à trois, dit nœud de trèfle Ceci constitue un nœud, mais non pas un nœud entre deux éléments, car il n'y en a qu'un seul. C'est le nœud le plus simple, celui que vous pouvez faire avec n'importe quelle corde. C'est le même nœud que le nœud borroméen, quoiqu'il n'ait pas le même aspect. Je me suis obstiné à penser à ceci, dont j'avais fait, disons, la trouvaille. à savoir que l'on peut démontrer qu'avec ce nœud tel qu'il est montré là, il ex-siste un nœud borroméen. Il suffit de penser que vous pouvez mettre le même nœud sur une surface sous-jacente et sur une surface sur-jacente à cette surface double sans laquelle nous ne saurions écrire quoi que ce soit concernant les nœuds. Il est très facile, par une écriture, de faire passer à chaque étape un nœud homologue sous le nœud sous-jacent et sur le nœud sur­ jacent, ce qui réalise aisément un nœud borroméen. C'est facile à ima­ giner, bien que cela ne s'imagine pas tout de suite, puisqu'il a fallu que j'en fasse la trouvaille. Maintenant, y a-t-il possibilité, avec le nœud à trois, de réaliser un nœud borroméen de quatre nœuds à trois? J'ai passé à peu près deux mois à me casser la tête sur cet objet. C'est bien là le cas de le nommer ainsi. Je n'ai pas réussi à démontrer qu'il ex-siste une façon de nouer quatre nœuds à trois d'une façon borroméenne. Eh bien, cela ne prouve rien. Cela ne prouve pas qu'il n'ex-siste pas.

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DE CE QUI FAIT TROU DANS LE RÉEL

Encore hier soir,je n'ai pensé qu'à arriver à vous démontrer qu'il ex­ siste. Ce qu'il y a de pire,c'est que je n'ai pas trouvé la raison démons­ trative de ce qu'il n'ex-siste pas. Simplement,j'ai échoué. Que je ne puisse pas montrer que le nœud de quatre nœuds à trois, en tant que borroméen, ex-siste ne prouve rien. Il faudrait que je démontre qu'il

ne peut pas

ex-sister,en quoi,de cet impossible,un réel

serait assuré. Il s'agirait du réel constitué par ceci qu'il n'y a pas de nœud borroméen qui se constitue de quatre nœuds à trois. Le démontrer,ce serait là toucher un réel. Pour vous dire ce que j'en pense,toujours avec ma façon de dire que c'est mon pen-se,je crois que ce nœud ex-siste.Je veux dire que ce n'est pas là que nous buterons à un réel. Je ne désespère donc pas de le trouver, mais c'est un fait que je ne peux rien vous montrer de tel. Le rapport du montrer au démontrer est là nettement séparé. Dès que cela serait démontré,il serait facile de vous le montrer.

Z. - Vous

avez dit tout à l'heure que, dans la perspective de Chomsky, le lan­ gage peut être un organe, et vous avez parlé de la main. Pourquoi ce mot de main ? Y a-t-il sous ce mot riférence à un objet qui n 'est pas encore technique au sens cartésien du terme ? C'est-à-dire à une technique qui ignore le langage ? La main est-elle là pour montrer la nécessité d'une autre théorie de la technique que celle de Chomsky ? Oui,malgré l'existence de poignées de main,la main dans l'acte de poigner ne connaît pas l'autre main. C'est ce que je prétends.

9 DÉCEMBRE 1 97 5

III D U NŒUD COMME S U P P O RT DU S UJET

Soury et Thomé Nœud et nœud Personnalité et paranoïa Sinthome et inconscient Sens et jouissance Si l'on mettait autant de sérieux dans les analyses que j'en mets à pré­ parer mon Séminaire, eh bien, ce serait tant mieux, et ça aurait sûrement de meilleurs résultats. Il faudrait pour ça que l'on ait dans l'analyse - comme je l'ai, mais c'est du sentimental, dont je parlais l'autre jour - le sentiment d'un risque absolu.

1

Le

nœud à trois (forme circulaire)

Je vous ai parlé l'autre jour du nœud à trois, que je dessine comme ça, et dont vous voyez qu'il s'obtient du nœud borroméen en rejoi­ gnant les cordes en ces trois points que je viens de marquer. Je vous ai dit que j'avais fait la trouvaille que trois nœuds à trois se nouaient entre eux borroméennement.

45

L'ESPRIT DES NŒUDS

Je vous ai dit aussi, par une explication, en quoi cela était tout à fait justifiable. Je vous ai dit ensuite que je m'étais efforcé pendant deux mois de faire ex-sister, pour ce nœud le plus simple, un nœud borro­ méen de quatre nœuds à trois. Je vous ai dit enfin que le fait que je n'étais pas arrivé à le faire ex-sister ne prouvait rien, sinon ma maladresse. Je me souviens vous avoir dit pour terminer que je croyais que ce nœud devait exister. J'ai eu le soir même - il était tard, car j 'étais sorti avec un peu de retard, vu mes devoirs - la bonne surprise de voir surgir sur le pas de ma porte le nommé Thomé, pour le nommer, qui venait m'apporter - et je l'en ai grandement remercié - la preuve, fruit de sa collaboration avec Soury, que le nœud borroméen de quatre nœuds à trois existe bien. Soury et Thomé, souvenez-vous de ces noms. Cela justifie assurément mon obstination, mais n'en rend pas moins déplorable mon incapacité. Néanmoins,je n'ai pas accueilli la nouvelle que ce problème était résolu avec des sentiments mélangés - mélangés du regret de mon impuissance avec la satisfaction du succès obtenu. Mes sentiments étaient purement et simplement d'enthousiasme, et je crois leur en avoir montré quelque chose quand je les ai vus quelques soirs après. Ils n'ont pas pu me rendre compte de la manière dont ils l'avaient trouvé. Ils l'avaient trouvé de fait, et j 'espère n'avoir pas fait d'erreur en transcrivant le fruit de leur trouvaille sur ce papier au tableau. Ce qu'ils ont élaboré,je l'ai reproduit, à peu de chose près, textuellement, c'est le cas de le dire. Le trajet mis à plat est à peine différent. S'il est tel que je vous le présente, c'est pour que vous sentiez, peut-être un peu mieux que dans la figure plus complète, comment c'est fait. À l'aspect de cette figure, chacun peut voir que, le nœud à trois noir étant élidé, les trois autres nœuds à trois sont libres. En effet, comme le nœud à trois vert est sous le nœud à trois rouge, il suffit de le sortir du rouge pour que le nœud à trois bleu se montre également libre. J'ai vu longuement Soury et Thomé. Ils ne m'ont pas fait de confi­ dence sur la façon dont ils ont obtenu ce nœud. Je pense d'ailleurs que, de façons, il n'y en a pas qu'une. Peut-être vous montrerai-je la pro­ chaine fois comment on peut encore l'obtenir d'une autre façon. Avant de vous dire pourquoi je cherchais ce nœud-là, je voudrais commémorer un peu plus ce menu événement, que d'ailleurs je consi­ dère comme pas menu. 46

DU NŒUD COMME SUPPORT DU SUJET

Le

nœud borroméen de quatre nœuds à trois 47

L'ESPRIT DES NŒUDS Je ne crois pas que le support de cette recherche soit cette inquiétante étrangeté dont traite Sarah Kofinan dans un article remarquable qu'elle a intitulé « Vautour rouge », et qui n'est autre qu'une référence aux Élixirs du Diable célébrés par Freud. C'est une référence qu'elle reprend après l'avoir déjà une fois mentionnée dans ses Quatre Romans analy­ tiques, qui est un livre entier d'elle, alors que cet article figure, avec ceux de cinq autres collaborateurs, dans un recueil intitulé Mimesis, qui vaut tout à fait la peine d'être lu. À la vérité,je n'ai lu que le premier, le troi­ sième et le cinquième article, parce que j'avais d'autres chats à fouetter en raison de la préparation de ce Séminaire. Le premier, qui concerne Wittgenstein et le bruit qu'a fait son enseignement, est tout à fait remar­ quable, et celui-là,je l'ai lu de bout en bout. L'inquiétante étrangeté relève incontestablement de l'imaginaire, et la géométrie spécifique, originale, qui est celle des nœuds, a pour effet de l'exorciser. Mais qu'il y ait quelque chose qui permette de l'exorciser est assurément de soi-même étrange. Où mettrai-je ce dont il s'agit ? Pour vous le spécifier sur le schéma que je vous avais donné l'année dernière, c'est quelque part par là.

Schéma RSI L'imaginaire s'y déploie selon le mode de deux cercles, ce qui peut se noter d'un dessin. Un dessin ne note rien, dirai-je, pour autant que la mise à plat en reste énigmatique. J'indique donc ici, au joint à l'ima­ ginaire du corps, quelque chose comme une inhibition spécifique qui se caractériserait spécialement de l'inquiétante étrangeté. Voilà où je

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DU NŒUD COMME SUPPORT DU SUJET

me permettrai de noter, tout au moins provisoirement, la place de ladite étrangeté. La cogitation de cette nouvelle géométrie fait éprouver à l'imagina­ tion une résistance qui me frappe pour l'avoir moi-même éprouvée.J'ose dire,quoiqu'après tout je n'en ai pas d'eux le témoignage,que Saur y et Thomé ont été tout spécialement captivés par ce qui,dans mon ensei­ gnement,m'a conduit à explorer le nœud,et même me l'a imposé sous le coup de la conjonction de l'imaginaire,du symbolique et du réel. S'ils ont été attrapés par cette élucubration qui est mienne,ce n'est certai­ nement pas de pur hasard. Disons que,pour ça,ils sont doués. L'étrange-là-dessus,je me permets de trahir ce qu'ils ont pu me faire de confidence -est qu'ils s'y avancent en parlant entre eux. Cela m'a saisi,étant donné ce que vous savez que je profère sur le dialogue.Je ne leur en ai pas fait tout de suite la remarque,parce que,à la vérité,cette confidence me semblait très précieuse. Il est certain qu'on n'a pas l'habi­ tude de penser à deux. Le fait est pourtant que c'est en en parlant entre eux qu'ils arrivent à des résultats qui ne sont pas seulement remarquables par cette réussite, car il y a longtemps que ce qu'ils composent sur le nœud borroméen me paraît plus qu'intéressant. C'est un travail,dont cette trouvaille n'est certainement pas le couronnement,car ils en feront d'autres.Je n'ajou­ terai pas ce qu'a pu me dire nommément Saur y sur le mode dont il pense l'enseignement. C'est une affaire où,à suivre mon exemple,celui que j'ai qualifié tout à l'heure,je pense qu'il s'en acquittera certainement aussi bien que je puis le faire,de la même façon scabreuse. Le fait qu'une telle trouvaille puisse donc être conquise dans le dia­ logue -je ne sais d'ailleurs pas si celle-ci l'a été spécialement - le fait que le dialogue s'avère spécialement fécond dans ce domaine,c'est ce que confirme qu'il m'ait manqué à moi. Je veux dire que,pendant les deux mois où je me suis acharné à trouver le quatrième nœud à trois et la façon dont il pouvait se nouer borroméennement aux trois autres,je l'ai assurément cherché seul,en espérant dans ma cogitation. Qu'importe. Je n'insiste pas. Il est temps de dire en quoi cette recherche m'importait.

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L'ESPRIT DES NŒUDS

2 Cette recherche m'importait extrêmement pour la raison suivante. Les trois cercles du nœud borroméen sont, à titre de cercles, tous trois équivalents, ils sont constitués de quelque chose qui se reproduit dans les trois. Ceci ne peut manquer d'être retenu. Ce n'est pourtant pas par hasard, mais c'est le résultat d'une certaine concentration, que ce soit dans l'imaginaire que je mette le support de ce qui est la consistance, que de même ce soit du trou que je fasse l'essentiel de ce qu'il en est du symbolique, et que je supporte spéciale­ ment du réel ce que j 'appelle l'ex-sistence. C'est du fait que deux soient libres l'un de l'autre - c'est la définition même du nœud borroméen - que je supporte l' ex-sistence du troi­ sième, et spécialement celle du réel par rapport à la liberté de l'imagi­ naire et du symbolique. À sister hors de l'imaginaire et du symbolique, le réel cogne, il joue tout spécialement dans quelque chose qui est de l'ordre de la limitation. À partir du moment où il est borroméennement noué à eux, les deux autres lui résistent. C'est dire que le réel n'a d' ex-sistence qu'à rencontrer, du symbolique et de l'imaginaire, l'arrêt. Bien sûr n'est-ce pas un fait de simple hasard que je le formule ainsi, mais c'est pourtant étonnant, puisqu'il faut en dire autant des deux autres. C'est aussi en tant qu'il ex-siste au réel que l'imaginaire en ren­ contre le heurt, qui dans ce cas se sent mieux. Pourquoi dès lors mets­ je cette ex-sistence précisément là où elle peut sembler la plus paradoxale ? C'est qu'il me faut bien répartir ces trois modes, et que c'est justement d'ex-sister que se suppose la pensée du réel. Mais qu'en résulte-t-il ? - si ce n'est qu'il nous faut concevoir ces trois termes comme se rejoignant les uns aux autres. S'ils sont si analogues, pour employer ce terme, ne peut-on supposer que ce soit en raison d'une continuité ?Voilà qui nous mène tout droit à faire le nœud à trois. En effet, de la façon dont ces trois s'équilibrent, se superposent, il n'y a pas beaucoup d'efforts à commettre pour joindre les points de la mise à plat qui d'eux feront continuité. Mais pour que quelque chose qu'il faut bien dire être de l'ordre du sujet - pour autant que le sujet n'est jamais que supposé - se trouve en somme supporté dans le nœud à trois, suffit-il que le nœud à trois se 50

DU NŒUD COMME SUPPORT DU SUJET noue lui-même borroméennement à trois ? C'est justement sur ce point que ma question portait. Est-ce qu'il ne nous apparaît pas que le minimum dans une chaîne borroméenne est toujours constitué par un nœud à quatre ?

Rapport borroméen de 1 à 3 Je veux dire qu'il suffit de tirer cette corde verte pour que vous vous aperceviez que le cercle noir, ici noué avec la corde rouge, manifestera, étant tiré par la corde bleue, la forme sensible d'une chaîne borro­ méenne. Il semble en effet que le moins que l'on puisse attendre de la chaîne borroméenne, c'est ce rapport de 1 à 3 autres. Or, nous avons déjà la preuve que quatre nœuds à trois tels que celui­ là - car celui-là, pour se présenter sous une forme ouverte, n'en est pas moins un nœud à trois - se composeront borroméennement les uns aux autres.

Forme ouverte du nœud à trois 51

L'ESPRIT DES NŒUD S

Nous toucherons dès lors ceci, que c'est toujours de trois supports, que nous appellerons, en l'occasion, subjectifs, c'est-à-dire personnels, qu'un quatrième prendra appui. Si vous vous souvenez du mode sous lequel j'ai introduit ce quart élément au regard des trois éléments qui sont chacun supposés constituer quelque chose de personnel, le quart sera ce que j 'énonce cette année comme le sinthome. Ce n'est pas pour rien que j'ai écrit ces choses dans un certain ordre, à savoir RSI, SIR, IRS. C'est bien à quoi répondait mon titre de l'année dernière, RSI. RSI SIR IRS sinthome Schéma 3

+

1

3 Les mêmes Soury et Thomé ont mis en valeur que, à partir du moment où le nœud borroméen est orienté et colorié, il y en a deux de nature différente. Cette dualité du nœud borroméen à laquelle j'ai déjà fait expressé­ ment allusion dans ce Séminaire, on peut déjà la mettre en valeur dans la mise à plat. Ici j'abrège, en vous indiquant seulement dans quel sens en faire l'épreuve. Je vous ai dit l'équivalence des trois ronds de ficelle. Il est remarquable que la dualité du nœud n'apparaisse qu'à condition que ne soit marquée l'identité d'aucun de ces ronds. Marquer l'identité de chacun, chacun comme tel, ce serait les marquer par une lettre initiale. Ainsi, dire R, I et S, c'est déjà les intituler chacun du réel, du symbolique et de l'ima­ ginaire. Mais le fait notable, c'est que l'orientation des ronds n'est effi­ cace à rendre repérable la distinction des nœuds qu'à la condition que la différence de ces ronds soit marquée par la couleur. Ce qui est ainsi marqué par la couleur n'est pas la différence de l'un à l'autre, mais leur différence, si je puis dire, absolue, en ce qu'elle est la 52

DU NŒUD COMME SUPPORT DU SUJET

différence commune aux trois. C'est seulement si quelque chose est introduit pour marquer la différence entre les trois,et non pas leur dif­ férence deux à deux,qu'apparaît en conséquence la distinction de deux structures de nœud borroméen. Lequel de ces deux nœuds est-il le vrai au regard de ce qu'il en est de la façon dont se nouent l'imaginaire, le symbolique et le réel,dans ce qui supporte le sujet ? La question mérite d'être posée. Qu'on se reporte à mes précédentes allusions à la dualité du nœud borroméen pour l'apprécier,car je ne peux aujourd'hui que l'évoquer un instant.

À considérer maintenant le nœud à trois,il est remarquable de consta­ ter qu'il ne porte pas trace de cette différence. Mais étant donné qu'il homogénéise le nœud borroméen,c'est-à-dire que nous y mettons en continuité l'imaginaire, le symbolique et le réel, on ne s'étonnera pas que nous voyions qu'il n'y en a qu'un seul. J'espère qu'il y en a ici suffisamment qui prennent des notes,car ceci est assez important pour vous suggérer d'aller vérifier ce dont il s'agit, à savoir nommément que,le nœud à trois,il n'y en a que d'une espèce. Est-ce à dire que ce soit vrai ? Oui si l'on introduit la couleur,non si l'on introduit l'orientation. Chacun sait que,de nœud à trois,il y en a deux,selon qu'il est dextrogyre ou lévogyre. C'est donc là un problème que je vous pose-quel est le lien entre les deux espèces de nœuds bor­ roméens et les deux espèces de nœuds à trois ? Quoi qu'il en soit, si le nœud à trois est bien le support de toute espèce de sujet,comment l'interroger ? Comment l'interroger de telle sorte que ce soit bien d'un sujet qu'il s'agisse ? Il fut un temps,avant que je ne sois sur la voie de l'analyse,où j'avan­ çais dans une certaine voie,celle de ma thèse

De la psychose paranoïaque dans ses rapports, disais-je,avec la personnalité. Si j'ai si longtemps résisté à

sa republication,c'est simplement parce que la psychose paranoïaque et la personnalité n'ont comme telles pas de rapport,pour la simple raison que c'est la même chose. En tant qu'un sujet noue à trois l'imaginaire,le symbolique et le réel, il n'est supporté que de leur continuité. L'imaginaire,le symbolique et le réel sont une seule et même consistance,et c'est en cela que consiste la psychose paranoïaque.

À bien entendre ce que j'énonce aujourd'hui,on pourrait en déduire qu'à trois paranoïaques pourrait être noué, au titre de symptôme, un

53

L'ESPRIT DES NŒUDS quatrième terme qui se situerait comme personnalité, en tant qu'elle­ même serait distincte au regard des trois personnalités précédentes, et leur symptôme. Est-ce à dire qu'elle serait paranoïaque, elle aussi ? Rien ne l'indique dans le cas - qui est plus que probable, qui est certain - où c'est d'un nombre indéfini de nœuds à trois qu'une chaîne borroméenne peut être constituée. Au regard de cette chaîne qui dès lors ne constitue plus une paranoïa si ce n'est qu'elle est commune, la possible floculation ter­ minale de quarts termes dans cette tresse qui est la tresse subjective nous laisse la possibilité de supposer que, sur la totalité de la texture, il y ait certains points élus qui se trouvent le terme du nœud de quatre. Et c'est bien en cela que consiste à proprement parler le sinthome. Il s'agit du sinthome non pas en tant qu'il est personnalité, mais en tant qu'au regard de trois autres il se spécifie d'être sinthome et névro­ tique. C'est en cela qu'un aperçu nous est donné sur ce qu'il en est de l'inconscient. C'est en tant que le sinthome le spécifie, qu'il y a un terme qui s'y rattache plus spécialement. Le terme qui a un rapport privilégié à ce qu'il en est du sinthome, c'est l'inconscient. Dans le schéma précédent de quatre nœuds à trois noués borro­ méennement, vous voyez qu'il y a une réponse particulière du rouge au bleu, et que, de même, il y a une réponse particulière du vert au noir. Il en va de même dans ce schéma du nœud borroméen de quatre ronds.

Deux couples dans le borroméen à quatre

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DU NŒUD COMME SUPPORT DU SUJET La couleur, pour reprendre le terme dont je me servais tout à l'heure, permet de distinguer, dans cet ensemble de quatre, deux couples du rouge avec une couleur et avec une autre. Nous avons un couple rouge­ vert à gauche, bleu-rouge à droite. Il y a couple en tant qu'il y a un lien du sinthome à quelque chose de particulier. C'est en tant que le sinthome se relie à l'inconscient et que l'imagi­ naire se lie au réel que nous avons affaire à quelque chose dont surgit le sinthome.

4 Voilà les choses difficiles que je voulais énoncer aujourd'hui pour vous . Elles méritent assurément un complément vous indiquant la raison qui m'a fait donner tout à l'heure au nœud à trois une forme ouverte, qui n'est pas celle que j'avais premièrement dessinée circulaire. Revenons d'abord au schéma de l'an dernier, au centre duquel il y a trois champs, dont l'un que j'avais déjà noté de J.M, à lire jouissance

de

l'Autre barré. Qu'est-ce à dire?

Les trois champs centraux du schéma RSI Ce que veut dire cet A barré, c'est qu'il n'y a pas d'Autre de l'Autre, c'est que rien n'est opposé au symbolique, lieu de l'Autre comme tel.

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L'ESPRIT DES NŒUDS Dès lors, il n'y a pas non plus de jouissance de l'Autre. JAC, la jouissance de l'Autre de l'Autre, n'est pas possible pour la simple raison qu'il n'y en a pas. Il en résulte dès lors que seuls restent les deux autres termes. Il y a, d'une part, le sens, qui se produit à la jonction du champ de mise à plat du cercle du symbolique avec le cercle de l'imaginaire. Il y a, d'autre part, la jouissance dite du phallus, en tant qu'elle sort du rapport du symbolique avec le réel. La jouissance dite phallique n'est certes pas en elle-même la jouis­ sance pénienne. La jouissance pénienne advient au regard de l'imaginaire, c'est-à-dire de la jouissance du double, de l'image spéculaire, de la jouissance du corps. Elle constitue proprement les différents objets qui occupent les béances dont le corps est le support imaginaire. En revanche, la jouis­ sance phallique se situe à la conjonction du symbolique avec le réel. Ceci, pour autant que, chez le sujet se supportant du parlêtre, qui est ce que je désigne comme étant l'inconscient, il y a le pouvoir de conjoindre la parole et ce qu'il en est d'une certaine jouissance, celle dite du phallus, qui est éprouvée comme parasitaire, du fait de cette parole elle-même, du fait du parlêtre. J'inscris donc ici la jouissance phallique comme balance à ce qu'il en est du sens. C'est le lieu de ce qui est en conscience désigné par le parlêtre comme pouvoir.

Schéma sens-jouissance Je conclus sur quelque chose dont je vous ai proposé la lecture. Ce qui domine, c'est le fait que les trois ronds participent de l'ima­ ginaire en tant que consistance, du symbolique en tant que trou, et du réel en tant qu'à eux ex-sistant. Les trois ronds donc s'imitent.

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DU NŒUD COMME SUPPORT DU S UJET Seulement,ils ne s'imitent pas simplement,mais,du fait du dit,ils se composent, dans un nœud à trois, ou nœud triple. D'où mon souci -après avoir fait la trouvaille que trois nœuds à trois se nouaient bor­ roméennement -du nouage de quatre de ces nœuds à trois. J'ai constaté que si trois nœuds se sont conservés libres entre eux,un nœud triple,jouant dans une pleine application de sa texture,ex-siste, qui est bel et bien quatrième. Il s'appelle le sinthome.

1 6 DÉCEMBRE 1 97 5

LA PISTE DEJOYCE

IV JOYCE ET L'ÉNIGME DU RENARD

Ronron de vérités premières Le réel n 'a pas de sens Mentalité et adoration du corps Joyce enraciné dans son père tout en le reniant Faire épissure de sinthome et jouissance

On n'est responsable que dans la mesure de son savoir-faire. Qu'est-ce que c'est que le savoir-faire ? C'est l'art, l'artifice, ce qui donne à l'art dont on est capable une valeur remarquable, parce qu'il n'y a pas d'Autre de l'Autre pour opérer le Jugement dernier. Du moins est-ce moi qui l'énonce ainsi. Cela veut dire qu'il y a quelque chose dont nous ne pouvons jouir. Appelons ça la jouissance de Dieu, avec le sens inclus là-dedans de jouis­ sance sexuelle. L'image qu'on se fait de Dieu implique-t-elle ou non qu'il jouisse de ce qu'il a commis ? - en admettant qu'il ex-siste. Répondre qu'il n'ex-siste pas tranche la question, en nous rendant la charge d'une pen­ sée dont l'essence est de s'insérer dans cette réalité -première approxi­ mation du mot de réel, qui a un autre sens dans mon vocabulaire -cette réalité limitée qui s'atteste de l'ex-sistence du sexe. Voilà. C'est le type de choses que, en fin de compte, je vous apporte en ce début d'année. C'est ce que j'appellerai des vérités premières. Ce n'est pas plus mal pour un début d'année. Non pas bien sûr que je n'aie pas travaillé dans l'intervalle qui nous a séparés depuis quelque chose comme maintenant trois semaines. J'ai travaillé à des trucs dont vous voyez là sur le tableau un échantillon.

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LA PISTE DE JOYCE

1

Nouvellefiguration du nœud borroméen Ceci est, comme vous pouvez le voir, un nœud borroméen. Il ne l'est pas moins que celui que je dessine d'habitude, et qui est foutu comme ça.

Figuration habituelle du borroméen Le premier ne differe du second que de ceci, qui n'est pas négligeable, c'est que le second peut se distendre de façon telle qu'il y ait deux extrêmes comme ronds, et que ce soit celui du milieu qui fasse le joint.

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JOYCE ET L'ÉNIGME DU RENARD

Figuration du rond médian différence est la suivante. Supposez que trois éléments comme le médian s'unissent de façon circulaire. Vous voyez bien, j'espère, com­ ment cela peut se faire sans qu'il soit besoin que je vous le trace au tableau. Cela se simplifie comme celui que j'ai tracé en premier, ou encore comme ça. C'est le même nœud. La

Autrefiguration du borroméen Naturellement,je ne me contente pas de ça.J'ai passé mes vacances à en élucubrer bien d'autres, dans l'espoir d'en trouver un bon qui ser­ virait de support aisé à ce que j'ai commencé aujourd'hui de vous raconter comme vérités premières.

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LA PISTE DE J OYCE

Eh bien, chose surprenante, ça ne va pas tout seul. Non pas que je croie que j 'ai tort de trouver dans le nœud ce qui supporte notre consistance. Seulement, c'est déjà un signe que ce nœud, je ne puisse le déduire que d'une chaîne, à savoir de quelque chose qui n'est pas du tout de la même nature. Chaîne, link en anglais, n'est pas la même chose que nœud. Mais reprenons le ronron des vérités dites par moi premières. Il est clair que l'ébauche même de ce qu'on appelle la pensée, que tout ce qui fait sens, comporte, dès que ça montre le bout de son nez, une référence, une gravitation à l'acte sexuel, si peu évident que soit cet acte. Le mot même d'acte implique la polarité actif-passif, ce qui est déjà s'engager dans un faux-sens. C'est ce qu'on appelle la connaissance, avec cette ambiguïté - l'actif, c'est ce que nous connaissons, mais nous nous imaginons que, faisant effort pour connaître, nous sommes actifs. La connaissance, donc, dès le départ, se montre ce qu'elle est - trom­ peuse. C'est bien en quoi tout doit être repris au départ à partir de l'opacité sexuelle. Je dis opacité en ceci que, premièrement, nous ne nous apercevons pas que du sexuel ne fonde en rien quelque rapport que ce soit. Ceci implique, au gré de la pensée, que, en ce sens où responsabilité veut dire non-réponse ou réponse à côté, il n'y a de responsabilité que sexuelle, ce dont tout le monde, en fin de compte, a le sentiment. En revanche, ce que j'ai appelé le savoir-faire va bien au-delà, et y ajoute l'artifice - que nous imputons à Dieu tout à fait gratuitement, comme Joyce y insiste, parce que c'est un truc qui lui a chatouillé quelque part ce qu'on appelle la pensée. C'est pas Dieu qui a commis ce truc qu'on appelle l'Univers. On impute à Dieu ce qui est l'affaire de l'artiste, dont le premier modèle est, comme chacun sait, le potier. On dit qu'il a moulé - avec quoi, d'ailleurs ? - ce truc qu'on appelle, pas par hasard, l'Univers. Cela ne veut dire qu'une seule chose, c'est qu'il y a de l'Un, Yad'lun, mais on ne sait pas où. Il est plus qu'improbable que cet Un constitue l'Univers. L'Autre de l'Autre réel, c'est-à-dire impossible, c'est l'idée que nous avons de l'artifice, en tant qu'il est un faire qui nous échappe, c'est-à-dire qui déborde de beaucoup la jouissance que nous en pouvons avoir. Cette jouissance tout à fait mince, c'est ce que nous appelons l'esprit. Tout ceci implique une notion du réel. Bien sûr qu'il faut que nous la fassions distincte du symbolique et de l'imaginaire. Le seul ennui 64

JOYCE ET L'ÉNIGME D U RENARD

- c'est bien le cas de le dire, vous verrez tout à l'heure pourquoi - c'est que, dans cette affaire, le réel fasse sens, alors que si vous creusez ce que je veux dire par cette notion du réel, il apparaît que le réel se fonde pour autant qu'il n'a pas de sens, qu'il exclut le sens, ou, plus exactement, qu'il se dépose d'en être exclu. Je vous raconte ça comme je le pense. C'est pour que vous le sachiez que je vous le dis. La forme la plus dépourvue de sens de ce qui pourtant s'imagine, c'est la consistance. Rien ne nous force à imaginer la consistance, figu­ rez-vous. J'ai là un bouquin, d'un Robert M. Adams, qui s'appelle Surface and Symbol. C'est une étude - sans le sous-titre, comment le saurait-on ? sur The Consistency oj]ames joyce's « Ulysses ». Il y a là comme un pres­ sentiment de la distinction de l'imaginaire et du symbolique. À preuve, un chapitre tout entier qui met un point d'interrogation sur le titre en s'intitulant « Surface or Symbol ? ». La consistance, qu'est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire ce qui tient ensemble, et c'est bien pourquoi elle est ici symbolisée par la surface. En effet, pauvres de nous, nous n'avons idée de consistance que de ce qui fait sac ou torchon. C'est la première idée que nous en avons. Même le corps, nous le sentons comme peau, retenant dans son sac un tas d'organes. En d'autres termes, cette consistance montre la corde. Mais la capacité d'abstraction imaginative est si faible que de cette corde - cette corde montrée comme résidu de la consistance - elle exclut le nœud. Or, c'est là-dessus que je puis peut-être apporter le seul grain de sel dont en fin de compte je me reconnaisse responsable - dans une corde, le nœud est tout ce qui ex-siste, au sens propre du terme. Ce n'est pas pour rien, je veux dire, ce n'est pas sans cause cachée que j'ai dû à ce nœud ménager un accès en commençant par la chaîne, où il y a des éléments distincts. Ces éléments consistent en quelque forme de la corde - ou bien en tant que c'est une droite que nous devons sup­ poser infinie pour que le nœud ne se dénoue pas, ou bien en tant que ce que j'ai appelé rond de ficelle, autrement dit une corde qui se joint à elle-même d'une épissure. Le nœud ne constitue pas la consistance. Il faut tout de même dis­ tinguer consistance et nœud. Le nœud ex-siste à l'élément corde, à la corde-consistance. 65

LA PISTE DE J OYCE

Un nœud, donc, ça peut se faire. C'est bien pourquoi j'ai pris le che­ minement de raboutages élémentaires. J'ai procédé ainsi parce qu'il m'a semblé que c'était le plus didactique, vu la mentalité - pas besoin de dire plus - la senti-mentalité propre au parlêtre - la mentalité, puisqu'il ia sent, il en sent le fardeau - la ment-alité en tant qu'il ment, c'est un fait. Qu'est-ce qu'un fait ? C'est justement lui qui le fait. Il n'y a de fait que du fait que le parlêtre le dise. Il n'y a pas d'autres faits que ceux que le parlêtre reconnaît comme tels en les disant. Il n'y a de fait que d' arti­ fice. Et c' est un fait qu'il ment, c'est-à-dire qu'il instaure de faux faits et les reconnaît, parce qu'il a de la mentalité, c'est-à-dire de l'amour­ propre. L'amour-propre est le principe de l'imagination. Le parlêtre adore son corps, parce qu'il croit qu'il l' a. En réalité, il ne l'a pas, mais son corps est sa seule consistance - consistance mentale, bien entendu, car son corps fout le camp à tout instant. Il est déjà assez miraculeux qu'il sub­ siste durant le temps de sa consumation, qui est de fait, du fait de le dire, inexorable. Rien n'y fait, elle n'est pas résorptive. Certes, le corps ne s'évapore pas, et, en ce sens, il est consistant, le fait est constaté même chez les animaux. C'est bien ce qui est antipathique à la mentalité, parce qu'elle y croit, d'avoir un corps à adorer. C'est la racine de l'imaginaire. Je le panse, c'est-à-dire je le fais panse, donc je l'essuie. C'est à ça que ça se résume. C'est le sexuel qui ment là-dedans, de trop s'en raconter. Faute de l'abstraction imaginaire dite plus haut, celle qui se réduit à la consistance, le concret, le seul que nous connaissions, c'est toujours l'adoration sexuelle, c'est-à-dire la méprise, autrement dit le mépris, car ce qu'on adore est supposé n'avoir aucune mentalité, conjèr le cas de Dieu. Cela n'est vrai pour le corps considéré comme tel - je veux dire adoré, puisque l'adoration est le seul rapport que le parlêtre a à son corps - que quand il en adore un autre, un autre corps. C'est toujours suspect, car cela comporte le même mépris - mépris véritable, puisqu'il s'agit de vérité. Qu'est-ce que la vérité, comme disait l'autre ? Qu'est-ce que dire le vrai sur le vrai, que pendant le début du temps que je déconnais, on me reprochait de ne pas dire ? C'est faire ce que j'ai fait effectivement, et rien de plus - suivre à la trace le réel, qui ne consiste, qui n' ex-siste que dans le nœud. 66

JOYCE ET L'ÉNIGME DU RENARD

2 Fonction de la hâte. Il faut que je me hâte. Naturellement je n'arriverai pas au bout, quoique je n'aie pas musardé. Mais boucler le nœud imprudemment veut simplement dire aller un peu vite. Le nœud que je vous ai fait pour commencer sous l'une ou l'autre de ses formes est peut-être un peu insuffisant. C'est même pour cette rai­ son que j'en ai cherché où il y ait plus de croisements que ça. Mais tenons-en au principe, qu'il faut en somme avoir trouvé.

À

ce principe j'ai été conduit par le rapport sexuel, c'est-à-dire par

l'hystérie, en tant qu'elle est la dernière réalité perceptible, la dernière,

l'husteron,

sur ce qu'il en est du rapport sexuel. Freud l'a aperçu fort

bien. C'est là qu'il en a appris le poser la question

b a ba, VVtzs will das Weib ? -

ce qui ne l'a pas empêché de

Ww d W Il faisait une erreur. Il pensait qu'il y avait

das Weib.

Il n'y a qu' ein

Weib Ww e W Maintenant, je vais tout de même vous donner un petit bout à man­ ger.Je voudrais illustrer ça de quelque chose qui fasse support, et qui est bien ce dont il s'agit dans la question. J'ai déjà parlé jadis de l'énigme. J'ai écrit ça grand E indice petit e, Ee. Il s'agit de l'énonciation et de l'énoncé. Une énigme, comme le nom l'indique, est une énonciation telle qu'on n'en trouve pas l'énoncé. Vous en trouverez une qui est signalée dans le bouquin dont je vous parlais tout à l'heure,

Suiface and Symbol. Comme

il est édité à Oxford

University Press, il est plus facile à trouver que ce fameux

Artist as a Young Man, que

Portrait if the

vous pouvez tout de même vous procurer à

la condition de ne pas exiger d'avoir au bout tout le

critidsm que Chester

Anderson a pris soin d'y rajouter. Donc, là, dans ce R.M. Adams, vous trouverez quelque chose qui a son prix.

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LA PISTE DE JOYCE Dans les premiers chapitres d' Ulysses, Stephen va professer auprès de ce menu peuple qui constitue une classe, à Trinity College si mon sou­ venir est bon. Stephen, c'est le Joyce que Joyce imagine. Et comme Joyce n'est pas un sot, il ne l'adore pas, bien loin de là. Il suffit qu'il parle de Stephen pour ricaner. Ce n'est pas très loin de ma position quand je parle de moi, ou en tout cas de ce que je vous jaspine. En quoi consiste l'énigme ? L'énigme est un art que j'appellerai d'entre les lignes, pour faire allusion à la corde. On ne voit pas pourquoi les lignes de ce qui est écrit, ça ne serait pas noué par une seconde corde. Avec tout ce quej'ai pu consommer d'histoires de l'écriture, voire de théories de l'écriture - il y a un nommé Février qui a fait l'histoire de l'écriture, il y en a un autre qui s'appelle Guelb qui, lui, a fait une théo­ rie de l'écriture -je me suis mis à rêver. L'écriture, ça m'intéresse, puisque je pense que c'est par des petits bouts d'écriture que, historiquement, on est rentré dans le réel, à savoir qu'on a cessé d'imaginer. L'écriture des petites lettres mathématiques est ce qui supporte le réel. Mais, bon Dieu, comment cela sefait-il ? me suis-je demandé. J'ai alors franchi quelque chose qui me semble, disons, vrai­ semblable, en me disant que l'écriture, ça peut toujours avoir quelque chose à faire avec la façon dont nous écrivons le nœud. Un nœud s'écrit couramment comme ça. Cela donne déjà un S.

La beauté selon Hogarth

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JOYC E ET L'ÉNIGME DU RENARD

C'est là quelque chose qui a tout de même beaucoup de rapport avec l'instance de la lettre telle que je la supporte. Et puis, cela donne un corps vraisemblable à la beauté. Le nommé Hogarth, qui s'était beau­ coup interrogé sur la beauté,pensait que celle-ci avait toujours quelque chose à faire avec cette double inflexion. C'est une connerie, bien entendu. Mais enfin,cela tendrait à rattacher la beauté à quelque chose d'autre que l'obscène,c'est-à-dire au réel. Il n'y aurait en somme que l'écriture de belle. Pourquoi pas ? Revenons à Stephen,dont le nom commence aussi par un S. Stephen,c'est Joyce en tant qu'il déchiffre sa propre énigme. Il ne va pas loin parce qu'il croit à tous ses symptômes. C'est très frappant. Il commence par croire à sa race. Pour ce qui est de commencer,en fait il a commencé bien avant,il a crachoté quelques petits morceaux, même des poèmes,et ce n'est pas ce qu'il a fait de mieux. Mais,ma foi, il croit à des choses comme

la conscience incréée de ma race. On trouve ça Portrait de l'artiste. Il est évident que ça ne va pas loin. En revanche,il termine bien.Je vous lis la dernière phrase du Portrait if an Artist - vous voyez,j'ai fait le lapsus,alors qu'il se croyait the Artist. 2 7 avril. - Old Jather, old artificer, stand me now and ever in good stead.

à la fin du

Tiens-moi au chaud d'alors et de maintenant. C'est à son père qu'il adresse cette prière, son père qui justement se distingue d'être -bof-ce que nous pouvons appeler un père indigne, un père carent,celui que,dans tout

Ulysses, il se mettra à chercher

sous

des espèces où il ne le trouve à aucun degré. Il y a évidemment un père quelque part,qui est Bloom,un père qui se cherche un fils,mais Stephen lui oppose un

très peu pour moi. Après le

père que j'ai eu, j'en ai soupé. Plus de père. Surtout que le Bloom en question n'est pas tentant. Mais enfin,il est singulier qu'il y ait cette gravitation entre les pen­ sées de Bloom et celles de Stephen qui se poursuivent pendant tout le roman,au point même que l'Adams,dont le nom respire plus de juive­ rie que Bloom,soit très frappé de certains petits indices qu'il découvre. Il découvre singulièrement qu'il est par trop invraisemblable d'attri­ buer à Bloom une connaissance de Shakespeare que manifestement il n'a pas. Ce n'est d'ailleurs pas du tout forcément la bonne, quoique ce soit celle qu'a Stephen. C'est vraiment pure supposition que de suppo­ ser à Shakespeare des relations avec un certain herboriste qui habitait

69

LA PISTE DE J OYCE

dans le même coin que lui à Londres. Que cela vienne à l'esprit de Bloom, Adams le souligne comme dépassant les limites de ce qui peut lui être justement imputé. À la vérité, il y a tout un chapitre de Surface and Symbol où il ne s'agit strictement que de ça. C'est au point qu'il culmine dans un Blephen - puisque tout à l'heure j'ai fait un lapsus - Blephen et Stumm qui se rencontrent dans le texte de l' Ulysses. Cela montre manifestement que ce n'est pas seulement du même signifiant qu'ils sont faits, mais vraiment de la même matière. Ulysses, c'est le témoignage de ce par quoi Joyce reste enraciné dans son père tout en le reniant. C'est bien ça qui est son symptôme.

3 J'ai dit que Joyce était le symptôme. Toute son œuvre en est un long témoignage. Exiles, c'est vraiment l'approche de quelque chose qui est pour lui le symptôme. Le symptôme central, bien entendu, c'est le symptôme fait de la carence propre au rapport sexuel. Mais il faut bien que cette carence prenne une forme. Elle ne prend pas n'importe laquelle. Cette forme est pour Joyce celle qui le noue à sa femme, ladite Nora, pendant le règne de laquelle il élucubre Exiles. On a traduit Les Exilés, alors que ça veut aussi bien dire Les Exils. Exil, il ne saurait y avoir de meilleur terme pour exprimer le non­ rapport, et c'est bien autour de ce non-rapport que tourne tout ce qu'il y a dans Exiles. Le non-rapport, c'est qu'il n'y a vraiment aucune raison pour que, une-femme-entre-autres, il la tienne pour sa femme. Une-femme­ entre-autres, c'est aussi bien celle qui a rapport à n'importe quel autre homme. Et c'est bien de ce n 'importe quel autre homme qu'il s'agit dans le personnage qu'il imagine, et pour lequel, à cette date de sa vie, il sait ouvrir le choix de l'une-femme en question, qui n'est autre que Nora. Le Portrait finit par la conscience incréée de ma race à propos de laquelle il invoque l' artificer par excellence que serait son père, alors que c'est lui, cet artificer, c'est lui qui sait, qui sait ce qu'il a à faire. Mais croire qu'il y a une conscience incréée d'une race quelconque, c'est une grande illusion. 70

J OYCE ET L'ÉNIGME DU RENARD

Il croit aussi qu'il y a un

book if himself.

Quelle idée de se faire être

un livre. Ça ne peut venir vraiment qu'à un poète rabougri, à un bougre de poète. Pourquoi ne dit-il pas plutôt qu'il est un nœud ?

Ulysses,

venons-en là, qu'on puisse l'analyser, car c'est sans aucun

doute ce que réalise un certain Schechner. Pendant que je rêvais, j'ai cru qu'il s'appelait Checher, c'était plus facile à écrire. Non, il s'appelle Schechner, c'est regrettable, il n'est pas

séché

du tout. Il s'imagine qu'il

est analyste parce qu'il a lu beaucoup de livres analytiques. C'est une illusion assez répandue, parmi les analystes justement. Et alors, il ana­ lyse

Ulysses.

Contrairement à

Suiface and Symbol, cette

analyse d' Ulysses, exhaus­

tive naturellement-parce qu'on ne peut pas s'arrêter quand on analyse un bouquin, n'est-ce-pas ? -fait une impression absolument terrifiante. Freud n'a fait là-dessus que des articles, et des articles limités. D'ailleurs, mis à part Dostoïevski, il n'a pas, à proprement parler, analysé de roman. Il a fait une petite allusion à

Rosmersholm

d'Ibsen. Mais enfin, il

s'est contenu. Cela donne vraiment l'idée que l'imagination du romancier, je veux dire celle qui règne dans

Ulysses, est à jeter au panier. Ce n'est d'ailleurs

pas du tout mon sentiment. Mais il faut tout de même s'obliger à aller ramasser dans cet

Ulysses

quelques vérités premières. Et c'est ce que

j'abordais à propos de l'énigme. Voici ce que le cher Joyce, sous les espèces de Stephen, propose à ses élèves comme énigme. C'est une énonciation.

The cock crew Le coq cria

The sky was blue Le ciel était bleu

The belis in heaven Les cloches dans le ciel

�re striking eleven É taient sonnant onze heures

T'is time for this poor soul Il est temps pour cette pauvre âme

To go to heaven D'aller au paradis

71

LA

PISTE DE JOYCE

Je vous donne en mille quelle est la clé. C'est celle que joyce four nit après que toute la classe a donné sa langue au chat- The fox burying his grandmother under the bush. C 'est-à-dire- Le renard enterrant sa grand­ mère sous un buisson. Ça n'a l'air de r ien. À côté de la cohérence de l'énonciation, dont je vous fais remarquer qu 'elle est en vers, que c 'est un poème, que c'est suivi, que c'est une création, il est incontestable que ce fox, ce petit renard qui enterre sa grand-mère sous un buisson, est vraiment une misérable chose. Mais qu 'est-ce que cela peut avoir comme écho,je ne dirai pas pour les gens qui sont dans cette enceinte, mais pour ceux qui, ici, sont analystes ? L'analyse, c 'est ça. C'est la réponse à une énigme, et une réponse, il faut bien le dire par cet exemple, tout à fait spécialement conne. C'est bien pour ça qu 'il faut garder la corde. Je veux dire que, si l'on n'a pas l'idée d'où ça aboutit, la corde, soit au nœud du non-rapport sexuel , on r isque de bafouiller. Le sens résulte d'un champ entre l'imaginaire et le symbolique, cela va de soi. Il faudrait que je vous montre ça . Bien sûr, ici au centre, le petit a, la cause du désir.

Schéma RSI Si nous pensons qu 'il n'y a pas d'Autre de l'Autre, tout au moins pas de jouissance de cet Autre de l'Autre, il faut bien que nous fassions quelque part la suture entre ce symbolique qui seul s'étend là et cet imaginaire qui est ici. C 'est une épissure de l'imaginaire et du savoir

72

JOYCE ET L'ÉNIGME DU RENARD

inconscient. Tout ça pour obtenir un sens, ce qui est l'objet de la réponse de l'analyste à l'exposé, par l'analysant, tout au long de son symptôme. Quand nous faisons cette épissure, nous en faisons du même coup une autre, précisément entre ce qui est symbolique et le réel. C'est-à­ dire que, par quelque côté, nous apprenons à l'analysant à épisser, à faire épissure entre son sinthome et le réel parasite de la jouissance. Ce qui est caractéristique de notre opération, rendre cette jouissance possible, c'est la même chose que ce quej'écriraij'ouis-sens. C'est la même chose que d'ouïr un sens. s

Schéma aux deux épissures (forme ouverte du nœud à trois) C'est de sutures et d'épissures qu'il s'agit dans l'analyse. Mais il faut dire que les instances, nous devons les considérer comme séparées réel­ lement. Imaginaire, symbolique et réel ne se confondent pas. Trouver un sens implique de savoir quel est le nœud, et de le bien rabouter grâce à un artifice. Faire un nœud avec ce que j'appellerai une chatnœud borroméenne, est-ce qu'il n'y a pas là abus ? C'est sur cette question, que je laisserai pendante, que je vous quitte. Il est temps que nous nous séparions. Je n'ai pas laissé le temps de vous parler maintenant à ce cher Jacques Aubert, à qui je comptais confier le crachoir pendant le reste de la séance. Mais la prochaine fois, étant donné ce que j'ai entendu de lui, puisqu'il a eu la bonté de m'appeler vendredi par téléphone,je crois qu'il pourra vous en apprendre sur ce qu'il en est du Bloom en question. Ce nommé Bloom n'est pas plus mal placé qu'un autre pour piger quelque chose à l'analyse, puisque c'est un Juif. La façon dont est ressentie par lui la suspension entre les sexes fait qu'il ne peut que s'interroger sur

73

LA PISTE DE JOYCE

le point de savoir s'il est un père ou une mère. Ce qui assurément a mille irradiations dans le texte de Joyce, c'est qu'au regard de sa femme, il a les sentiments d'une mère. Il croit la porter dans son ventre. C'est bien là, somme toute, le pire égarement de ce qu'on peut éprouver vis-à-vis de quelqu'un qu'on aime. Et pourquoi pas ? Il faut bien expliquer l'amour. L'expliquer par une sorte de folie, c'est bien la première chose qui soit à la portée de la main. C'est là-dessus que je vous quitte. J'espère que, pour cette séance de rentrée, vous n'avez pas été trop déçus. 1 3 JANVIER 1 97 6

COMPLÉMENT Séance suivante :

RENVOIS

À PLUS TARD

Il doit vous apparaître -je le suppose, si vous n'êtes pas trop arriérés pour ça - que je suis embarrassé de Joyce comme un poisson d'une pomme. C'est lié évidemment - je peux le dire parce que, ces jours-ci, je l'éprouve journellement - à mon manque de pratique, disons à mon inexpérience de la langue dans laquelle il écrit. Non pas que je sois tota­ lement ignorant de l'anglais, mais justement, Joyce écrit l'anglais avec ces raffinements particuliers qui font que, la langue, anglaise en l'occasion, il la désarticule. Il ne faut pas croire que cela commence à Finnegans Hfclke. Bien avant, dans Ulysses notamment, il a une façon de hacher les phrases qui va déjà dans ce sens. C'est vraiment un processus qui s'exerce dans le sens de donner à la langue dans laquelle il écrit un autre usage, en tout cas un usage qui est loin d'être ordinaire. Cela fait partie de son savoir-faire. J'ai déjà cité là-dessus l'article de Sollers, il ne serait pas mauvais que vous en mesuriez la pertinence. Il en résulte que je laisserai ce matin la parole à ql,!elqu'un qui a une pratique bien au-delà de la mienne, non seulement de h langue anglaise, mais de Joyce nommément. Il s'agit de Jacques Aubert. Pour ne pas m'éterniser, je vais tout de suite lui laisser la parole, puis­ qu'il a bien voulu prendre mon relais.Je l'écouterai avec toute la mesure que j'ai prise de son expérience de Joyce. Les réflexions - petites, n'est74

JOYCE ET L'ÉNIGME DU RENARD

ce pas,je ne lui conseille pas d'abréger,bien loin de là-que j'aurai à y ajouter seront faites,je l'espère,avec tout le respect que je lui dois pour le fait qu'il m'a introduit à ce que j'ai appelé Joyce

le Symptôme. {Exposé en annexe,

Venez, cher Jacques. Mettez-vous là. Allons-y.

p. 1 7 1 sq.} Je remercie Jacques Aubert de s'être mouillé. L'auteur de

Surface and Symbol, dont je vous ai dit le nom la dernière

fois,épingle l'art de Joyce de ce terme,inconceivably private jokes, des jokes inconcevablement privés. Dans le même texte apparaît un mot que j'ai dû chercher dans le dictionnaire,iftsooneries.Je ne sais si ce mot est com­ mun.Vous ne le connaissez pas ? Ça ne vous dit rien ? Ce sont des choses renvoyées à tout à l'heure, qfter

soon.

Il ne s'agit que de ça dans Joyce.

Non seulement les effets sont renvoyés à tout à l'heure,mais ils sont le plus souvent déroutants. Eh bien,c'est aussi l'art de Jacques Aubert. Il vous a fait suivre un de ces fils de façon telle qu'il vous a tenus en haleine. Tout cela n'est évi­ demment pas sans fonder ce à quoi j'essaie de donner une consistance dans le nœud. Je me suis aperçu que je faisais déjà référence à ce glissement de Joyce dans mon Séminaire Encore, et j'en suis stupéfait.J'ai demandé à Jacques Aubert si c'était là le départ de son invitation à parler de Joyce,il m'a affirmé que ce Séminaire n'étai} pas encore paru à ce moment-là, de sorte que ce ne peut être cela ui l'a incité à me présenter ce trou dans

q

lequel je me risque,sans doute par quelque prudence,la prudence telle qu'il l'a définie. Le trou du nœud ne m'en fait pas moins question. On ne peut repérer la duplicité du nœud borroméen,lequel n'est pas un nœud mais une chaîne,je veux dire repérer qu'il y en a deux,qu'à ce que les cercles,les ronds de ficelle,soient coloriés. C'est à Saur y etThomé que je dois mention de cela,dont sans doute je m'étais aperçu,bien sûr. Si la qualité colorée distingue chacun de ces ronds des deux autres, nous pouvons faire,à l'aide de ce barbouillage,qu'il y ait deux nœuds. Si les ronds sont incolores,si rien ne les distingue,r ien non plus ne dis­ tingue un nœud de l'autre. Ces deux énoncés sont équivalents. Vous me direz que,dans la mise à plat,il y en a un qui est lévogyre et l'autre qui est dextrogyre. Mais c'est justement là le tout de la mise en

75

LA PISTE DE JOYCE

question de la mise à plat. La mise à plat implique un point de vue spé­ cifié, et ce n'est sans doute pas pour rien que la notion de la droite et de la gauche n'arrive d'aucune façon à se traduire dans le symbolique. Pour le nœud, ceci ne commence à ex-sister qu'avec la relation triple, et au-delà. Comment se fait-il que cette relation ait ce privilège ? Je voudrais m'efforcer de résoudre la question. Il doit y avoir là quelque chose, et qui ne doit pas être sans rapport avec cet isolement que nous a fait Jacques Aubert de la fonction de la phonation, précisément dans ce qu'il en est de supporter le signifiant. Le point vif sur lequel je reste en suspens est bien de savoir à partir de quand la signifiance, en tant �u' elle est écrite, se distingue des simples effets de la phonation. C'est la phonation qui transmet la fonction propre du nom, et c'est du nom propre que nous repartirons,je l'espère, la prochaine fois que nous nous retrouverons. 20 JANVIER 1 9 7 6

v

JOYCE ÉTAIT-IL FOU ?

La jouissance du réel Rédemption ou castration Le réel dans les embrouilles du vrai Compensation d'une Verwerfung de fait VtJleur du nom propre

Ça ne va pas fort,et je vais vous dire pourquoi. C'est que je m'occupe à éponger, autour de l'œuvre de Joyce, l'énorme littérature qu'il a provoquée. Encore qu'à ce terme il répugnait, c'est tout de même bien ce qu'il a provoqué,et qu'il a provoqué le voulant. Il a provoqué un énorme bla­ bla. Comment cela se fait-il ? Jacques Aubert, qui est là au premier rang, m'envoie de temps en temps, de Lyon - il a du mérite à le faire - l'indication de quelques auteurs supplémentaires. Il n'est pas là-dedans innocent-mais qui est-ce qui est innocent ? -parce qu'il a commis aussi des trucs sur Joyce.

À la pointe de ce qui est dans l'occasion mon travail,le travail d'épon­ geage en question,je dois me demander pourquoi je le fais. Il est cer­ tain que c'est parce que j'ai commencé. Mais j'essaie,comme on essaie pour toute réflexion,de me demander pourquoi j'ai commencé.

À partir de quand est-on fou ? La question vaut la peine d'être posée. Mais pour l'heure,la question que je me pose,et que je pose à Jacques Aubert,est celle-ci -Joyce était-il fou ?

1 Je ne résoudrai pas cette question aujourd'hui,ce qui ne m'empêche pas de commencer à essayer de me repérer selon la formule que je vous ai proposée,la distinction du vrai et du réel. 77

LA PISTE DE J OYCE

Chez Freud, c'est patent. C'est même comme ça qu'il s'est orienté - le vrai, ça fait plaisir, et c'est ce qui le distingue du réel. Le réel, ça ne fait pas plaisir, forcément. Il est clair que c'est là que je distords quelque chose de Freud.Je tente de faire remarquer que la jouissance, c'est du réel. Cela m'entraîne à énormément de difficultés, et d'abord parce qu'il est clair que la jouissance du réel comporte le masochisme, ce dont Freud s'est aperçu. Le masochisme est le majeur de la jouissance que donne le réel. Freud l'a découvert, il ne l'avait pas prévu tout de suite, ce n'est évidemment pas de ce pas-là qu'il était parti. Il est certain qu'entrer dans cette voie entraîne, comme en témoigne que j'ai commencé par écrire Écrits inspirés. C'est un fait que c'est comme ça que j'ai commencé, et c'est en cela que je n'ai pas à être trop étonné de me retrouver confronté à Joyce. C'est bien pour cette raison que j'ai osé poser la question de savoir si Joyce était fou, c'est-à-dire - par quoi ses écrits lui ont-ils été inspirés ? Joyce a laissé énormément de notes, de gribouillages. Scribbledhobble, c'est ainsi qu'un nommé Conolly, que j 'ai connu dans son temps et dont je ne sais pas s'il vit encore, a intitulé un manuscrit de Joyce qu'il a sorti. La question est en somme la suivante - comment savoir d'après ses notes ce que croyait Joyce ? Ce n'est pas un hasard qu'il en ait laissé tellement. Ses notes étaient des brouillons, et il a bien fallu qu'il le veuille, et même qu'il encourage à les chercher ceux que l'on appelle les chercheurs. Il écrivait aussi énormément de lettres. Il y en a trois volumes gros comme ça qui sont sortis. Parmi ces lettres, il y en a de quasi impu­ bliables.Je dis quasi parce que vous pensez bien que, finalement, ce n'est pas ça qui arrête qui que ce soit de les publier. L'impayable Richard Ellmann a sorti un dernier volume de Selected Letters où il en publie un certain nombre qui avaient été considérées dans le premier tome comme impubliables. L'ensemble de ce fatras est tel qu'on ne s'y retrouve pas. En tout cas moi, j'avoue que je ne m'y retrouve pas. Je m'y retrouve pour un certain nombre de petits fils, bien sûr. Ses his­ toires avec Nora, je m'en fais une certaine idée d'après ma pratique,je veux dire d'après les confidences que je reçois, puisque j'ai affaire aux gens que je dresse à ce que ça leur fasse plaisir de dire le vrai. 78

JOYCE ÉTAIT-IL FOU ?

Tout le monde dit, ou plutôt Freud dit que si j 'y arrive, c'est parce qu'ils m'aiment, grâce à ce que j 'ai essayé d'épingler du transfert, c'est­ à-dire qu'ils me supposent savoir. Eh bien, il est évident que je ne sais pas tout. En particulier, à lire Joyce, comment savoir ce qu'il se croyait ? Ce qu'il y a d'affreux, en effet, c'est que j 'en suis réduit à le lire, puis­ qu'il est certain que je ne l'ai pas analysé. Je le regrette. Enfin, il est clair qu'il y était peu disposé. La qualification de Tweedledum et Tweedledee pour désigner respectivement Freud et Jung était ce qui lui venait natu­ rellement sous la plume. Ça ne montre pas qu'il était porté à l'analyse. Il faut que vous lisiez, si vous arrivez à la trouver, la traduction fran­ çaise du Portrait de l'artiste en tant qu 'un jeune homme, parue autrefois à La Sirène. Je vous ai dit que vous pouviez avoir le texte anglais, même si vous ne l'avez pas avec ce que je croyais que vous obtiendriez, à savoir toute la critique et même les notes qui y sont adjointes, mais vous lirez plus aisément dans cette traduction française ce qu'il rapporte de sonjas­ pinement avec un nommé Cranly qui est son copain, et vous y trouve­ rez beaucoup de choses. C'est très frappant. Joyce s'arrête, il n'ose pas dire dans quoi il s'engage. Cranly le pousse, le harcèle, le tanne même, pour savoir s'il va donner quelque conséquence au fait qu'il dit avoir perdu la foi. Il s'agit de la foi dans les enseignements de l'É glise -je dis les enseignements auxquels il a été formé. De ces enseignements il est clair qu'il n'ose pas se dépêtrer, parce que c'est tout simplement l'armature de ses pensées. Manifestement, il ne franchit pas le pas d'affirmer qu'il n'y croit plus. Devant quoi recule-t-il ? Devant la cascade de conséquences que com­ porterait le fait de rejeter tout cet énorme appareil qui reste quand même son support. Lisez ça, ça vaut le coup. Cranly l'interpelle, l'adjure de franchir ce pas, et Joyce ne le franchit pas. Il écrit ça. Ce qu'il écrit est la conséquence de ce qu'il est. Mais jus­ qu' où cela va-t-il ? Jusqu'où allait sa moyenne où naviguer, dont il donne en somme des trucs - l'exil, le silence, la ruse ? Je pose la question à Jacques Aubert. N'y a-t-il pas dans les écrits de Joyce ce que j 'appellerai le soupçon qu'il est ou qu'il se fait lui-même ce qu'il appelle dans sa langue un redeemer, un rédempteur ? De rédemp­ teur il y en a eu un, un vrai, dans les bourdes - pour dire les choses comme je les entends - que lui racontent les curés, et à quoi manifes­ tement il a foi.Va-t-il jusqu'à se substituer à lui ? 79

LA PISTE DE J OYCE

Je ne vois pas pourquoi je ne demanderais pas à Jacques Aubert son sentiment de la chose, qui vaut bien le mien. Nous en sommes là réduits au sentiment parce que Joyce ne nous l'a pas dit, il l' a écrit, et c'est bien là qu'est toute la différence. Quand on écrit, on peut bien toucher au réel, mais non pas au vrai. Alors,Jacques Aubert, qu'est-ce que vous pensez ? S'est-il cru, oui ou non . . . -ny

a des traces, oui.

C'est bien pour ça que je vous pose la question. C'est parce qu'il y a des traces. - Dans Stephen Hero par exemple, il y a des traces. Mais oui. - Dans la première version, il y a des traces très nettes. É coutez [à la cantonade}, si vous n'entendez rien, foutez le camp. Je ne demande qu'une chose, c'est que cette salle se vide, ça me donnera moins de mal. [À jacques Aubert] Dans Stephen le Héros, que j'ai quand même un peu lu, et puis dans le Portrait de l'artiste, l'embêtant, c'est que ce n'est jamais clair. L'artiste n'est pas le rédempteur, c'est Dieu lui­ même, comme façonneur. - Oui, les passages où il évoque les allures defaux Christ sont également des passages où il parle de manière énigmatique, enigma of manner, le maniérisme et l'énigme. Et puis, d'autre part, ça semble correspondre également à la fameuse période où il a été fasdné par leJrandscanisme, avec deux aspects qui sont peut­ hre intéressants, l'un touchant l'imitation du Christ, qui fait partie de l'idéolo­ gie frandscaine, où on est tous du côté du Fils, où on imite le Fils, et également la poésie, Les Petites Fleurs. L'un des textes qu 'il cherche dans Stephen le Héros, c'estjustement, non pas un texte de théologiefrandscaine, mais un texte poétique de jacopone Da Todi. Exactement. Si je pose la question, c'est qu'il m'a semblé valoir la peine de la poser. Comment mesurer jusqu'où il y croyait ? Avec quelle 80

JOYCE ÉTAIT-IL FOU ?

physique opérer ? C'est tout de même là que j'espère dans mes nœuds, soit ce avec quoi j'opère.

2 J'opère avec les nœuds, faute d'avoir d'autres recours. Je n'y suis pas venu tout de suite, mais ils me donnent des choses, et des choses qui me ficellent, c'est bien le cas de le dire. Comment appeler ça ? Il y a une dynamique des nœuds. Ça sert à rien, mais ça serre. Enfin, ça peut serrer, sinon servir. Qu'est-ce que ça peut bien serrer ? Quelque chose que l'on suppose être coincé par ces nœuds. Si l'on pense que ces nœuds, c'est tout ce qu'il y a de plus réel, com­ ment même reste-t-il place pour quelque chose à serrer ? C'est bien ce que suppose le fait que je place là un point. Ce point, après tout, il n'est pas impensable d'y voir la notation réduite d'une corde qui passerait là et sortirait de l'autre côté.

Nœud au point Cette histoire de corde a l'avantage d'être aussi bête que toute la représentation qui a pourtant derrière elle rien de moins que la topo­ logie. En d'autres termes, la topologie repose sur ceci qu'il y a au moins - sans compter ce qu'il y a de plus - ceci qui s'appelle le tore.

81

LA

PISTE DE JOYCE

Le

tore

Mes bons amis Soury et Thomé sont arrivés à décomposer les rap­ ports du nœud borroméen avec le tore. Ils se sont aperçus que le couple de deux cercles pliés l'un sur l'autre pouvait s'inscrire dans un tore fait comme ça.

Inscription du nœud dans un tore C'est pour la même raison que, si l'on fait passer la droite infinie, qui n'est pas exclue du problème des nœuds, bien loin de là, dans ce que nous pouvons appeler le faux trou, elle en fait un vrai trou, c'est-à-dire quelque chose qui, mis à plat, se représente comme un trou.

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JOYCE ÉTAIT-IL FOU ?

Transformation du jaux trou en vrai trou par adjonction d'une droite infinie Il reste toujours en effet la question de la mise à plat. En quoi est-elle convenable ? Tout ce que nous pouvons dire, c'est que les nœuds nous la commandent, comme un artifice. Cet artifice de représentation n'est en fait qu'un artifice de perspective, puisqu'il faut bien que nous sup­ pléions à cette continuité supposée que nous voyons au moment où la droite infinie est censée sortir - sortir de quoi ? Sortir du trou. Quelle est la fonction de ce trou ? Le trou est ce que nous impose l'expérience la plus simple, celle d'un anneau. Un anneau n'est pas cette chose purement abstraite qu'est la ligne d'un cercle. Pour que tout ceci soit pensable, il faut encore qu'à ce cercle nous donnions corps, c'est-à­ dire consistance, que nous l'imaginions supporté par quelque chose de physique. Et c'est là que nous retrouvons ceci, que ne se pen-se que le corps.

3 Reprenons ce à quoi nous sommes aujourd'hui attachés, la piste de joyce. Les lettres d'amour à Nora, que nous indiquent-elles ? Il y a là un cer­ tain nombre de coordonnées qu'il faut marquer. Qu'est-ce que c'est donc que ce rapport de Joyce à Nora ? Chose sin­ gulière, je dirai que c'est un rapport sexuel, encore que je dise qu'il n'y en ait pas. Mais c'est un drôle de rapport sexuel.

83

LA

PISTE DE JOYCE

Il y a une chose à quoi on pense, c ' est entendu, mais on y pense rare­ ment, parce que ce n'est pas notre coutume, à savoir de vêtir notre main droite avec le gant qui va à notre main gauche en le retournant. La chose traîne dans Kant, mais enfin, qui lit Kant ? C'est fort pertinent dans Kant. Il n'y a qu'une seule chose à laquelle il n'a pas songé, peut­ être parce que de son temps les gants n'avaient pas de bouton, c ' est que, dans le gant retourné, le bouton est à l'intérieur. C'est tout de même un obstacle à ce que la comparaison soit complètement satisfaisante. Mais si vous avez bien suivi ce que je viens de dire, les gants dont il s'agit ne sont pas complètement innocents. Le gant retourné, c'est Nora. C ' est sa façon à lui de considérer qu'elle lui va comme un gant. Ce n'est pas au hasard que je procède par ce cheminement. PourJoyce, il n'y a qu'une femme. Elle est touj ours sur le même modèle, et il ne s'en gante qu' avec la plus vive des répugnances. Il est sensible que ce n'est que p ar la plus grande des dépréciations qu'il fait de Nora une femme élue. Non seulement il faut qu'elle lui aille comme un gant, mais il faut qu'elle le serre comme un gant. Elle ne sert absolument à rien. C ' est tout à fait net dans leurs relations, au point que, quand ils sont à Trieste, chaque fois que se raboule un gosse - je suis bien forcé de par­ ler comme ça - ça fait un drame, c 'était pas prévu dans le programme. Il y a vraiment un malaise qui s' établit entre Nora et celui que l'on appelle Jim, copains comme cochons . On écrit de lui comme ça parce que sa femme lui écrivait sous ce terme.Jim et Nora, ça ne va plus entre eux quand il y a un rej eton. Ça fait touj ours et dans chaque cas un drame. J'ai parlé tout à l'heure du bouton. Ce bouton doit bien avoir une p etite chose à faire avec la façon dont on appelle un organe. Le clitoris, p our l'appeler par son nom, est dans cette affaire quelque chose comme un point noir. Je dis point noir, métaphorique ou pas . Cela a d' ailleurs quelques échos dans le comportement, qu'on ne note pas assez, de ce que l'on appelle une femme. Il est très curieux qu' une femme j ustement s'inté­ resse tant aux points noirs . La première chose qu'elle fait à son garçon, c ' est de lui sortir les points noirs. C'est une métaphore de ce que son point noir à elle, elle ne voudrait pas que ça tienne tant de place. C'est toujours le bouton de tout à l 'heure, c elui du gant retourné. Il ne faut tout de même pas confondre. De temps en temps il y a des femmes qui doivent procéder à l ' épouillage, comme les singesses . Mais 84

JOYCE ÉTAIT-IL FOU ?

ce n 'est tout de même pas du tout la même chose d'écraser une vermine ou d'extraire un point noir. Il faut que nous continuions à faire le tour. L'imagination d'être le rédempteur, dans notre tradition au moins, est le prototype de la père-version. C'est dans la mesure où il y a rapport de fils à père qu'a surgi cette idée loufoque du rédempteur, et ceci depuis très longtemps. Le sadisme est pour le père, le masochisme est pour le fils. Freud a tout de même essayé de se dépêtrer de ce sado-masochisme. C'est le seul point où il y a un rapport supposé entre le sadisme et le masochisme. Ces deux termes n'ont strictement aucun rapport entre eux. Pour le penser, il faut vraiment croire que ça se passe comme sur le schéma où une droite infinie pénètre dans un tore. Je pense que je fais assez image comme ça. Il faut vraiment croire à l'actif et au passif pour imaginer que le sado-masochisme peut être expliqué par une polarité. Freud a très bien vu quelque chose qui est beaucoup plus ancien que cette mythologie chrétienne, à savoir la castration. La castration, c'est que le phallus, ça se transmet de père en fils, et ça comporte même quelque chose qui annule le phallus du père avant que le fils n'ait le droit de le porter. Freud se réfère à l'idée de la castration essentiellement de cette façon, où la castration est une transmission manifestement symbolique. C'est bien ce qui m'amène à poser la question des rapports du sym­ bolique et du réel. Ils sont fort ambigus, au moins dans Freud. Là se soulève la question de la critique du vrai. Qu'est-ce que le vrai, sinon le vrai réel ? Et comment distinguer le vrai réel du faux, sinon à employer quelque terme métaphysique, l' echt de Heidegger ? Car echt est quand même du côté du réel. C'est bien là que bute toute la métaphy­ sique de Heidegger. Dans ce petit morceau sur echt, il avoue, si je puis dire, son échec. Le réel se trouve dans les embrouilles du vrai. C'est bien ce qui m'a amené à l'idée du nœud, qui procède de ceci que le vrai s'auto-perfore du fait que son usage crée de toute pièce le sens, de ce qu'il glisse, de ce qu'il est aspiré par l'image du trou corporel dont il est émis, à savoir la bouche en tant qu'elle suce. Il y a une dynamique centrifuge du regard, c'est-à-dire qui part de l'œil voyant, mais aussi bien du point aveugle. Elle part de l'instant de voir, et l'a pour point d'appui. En effet, l'œil voit instantanément. C'est 85

LA PISTE DE J OYCE

ce qu'on appelle l'intuition, par quoi il redouble ce que l'on appelle l'espace dans l'image. Il n'y a aucun espace réel. C'est une construction purement verbale qu'on a épelée en trois dimensions, selon les lois, qu'on appelle ça, de la géométrie, lesquelles sont celles du ballon ou de la boule, imaginé kines­ thétiquement, c'est-à-dire oral-analement. L'objet que j'ai appelé petit a n'est en effet qu'un seul et même objet. Je lui ai reversé le nom d'objet en raison de ceci, que l'objet est ob, obstaculant à l'expansion de l'imaginaire concentrique, c'est-à-dire englobant. L'objet ·est concevable, c'est-à-dire saisissable avec la main - c'est la notion de Begriff - à la manière d'une arme. Pour évoquer ici quelque Allemand qui n'était pas du tout idiot, cette arme, loin d'être un prolongement du bras, est dès l'origine une arme de jet. On n'a pas attendu les boulets pour lancer un boomerang. De tout ce tour ce qui apparaît, c'est qu'en somme, tout ce qui sub­ siste du rapport sexuel est cette géométrie à laquelle nous avons fait allusion à propos du gant. C'est tout ce qui reste à l'espèce humaine de support pour le rapport. Et c'est bien d'ailleurs en quoi elle s'est dès l'abord engagée dans des affaires de souillure. Elle y a fait plus ou moins entrer le solide. Il n'en reste pas moins que nous devons faire la difle­ rence entre la coupe de ce solide et ce solide lui-même. Ce qu'il y a de plus consistant dans la souillure, c'est-à-dire dans la sphère, dans le concentrique, c'est la corde, en tant qu'elle fait cercle, qu'elle tourne en rond, qu'elle est boucle, boucle unique d'abord d'être mise à plat. Qu'est-ce qui prouve, après tout, que la spirale n'est pas plus réelle que le rond ? Auquel cas rien n'indique que pour se rejoindre elle doive faire nœud, si ce n'est le faussement dit nœud borroméen, à savoir une chafnœud qui engendre naturellement le nœud de trèfle. Le nœud de trèfle, pour l'appeler par son nom, provient du nœud bor­ roméen, de ce que ça se joint en a, et en b, et en c, et que ça continue.

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JOYCE ÉTAIT-IL FOU ?

Du nœud borroméen au nœud de trèfle Il n'est pas moins frappant que, renversé comme ça, ça ne fait pas nœud de trèfle. Cela n'est peut-être pas évident pour vous, et cela ne va pas de soi, mais on a tout de suite très bien remarqué que, si vous chan­ gez ici quelque chose au passage en dessous de cette aile, il en résulte tout de suite que le nœud est aboli tout entier.

Faux nœud de trèfle Ce que je soulève comme question dans ce jaspinage, à savoir si oui ou non Joyce était fou, peut trouver ici à se repérer. Fou, pourquoi après tout Joyce ne l'aurait-il pas été ? Ceci d'autant plus que ce n'est pas un privilège, s'il est vrai que chez la plupart le symbolique, l'imaginaire et le réel sont embrouillés au point de se conti­ nuer les uns dans les autres, à défaut d'opération qui les distingue comme dans la chaîne du nœud borroméen - du prétendu nœud bor­ roméen, dirai-je, car le nœud borroméen n'est pas un nœud, c'est une chaîne. Pourquoi ne pas saisir que chacune de ces boucles se continue dans l'autre d'une façon strictement non distinguée ? Du même coup, ce n'est pas un privilège que d'être fou. Ce que je propose ici, c'est de considérer le cas de Joyce comme répondant à une façon de suppléer à un dénouement du nœud.

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LA

Le

PISTE DE JOYCE

rond, le huit et un faux nœud de trèfle

Ceci fait purement et simplement un rond. À le rabattre, résulte ce huit. À rabattre la boucle inférieure sur la boucle supérieure, vous obte­ nez ceci, qui ressemble à un nœud de trèfle, un cloverlecif, mais ce n'en est pas un, car il ne demande qu'à reprendre sa forme initiale, celle du rond. À cela on peut remédier à y mettre une boucle, grâce à quoi le nœud de trèfle prétendu ne s'en ira pas en floche.

Boucle réparant lefaux nœud de trèfle Pourquoi ne pas concevoir le cas de Joyce dans les termes suivants ? Son désir d'être un artiste qui occuperait tout le monde, le plus de monde possible en tout cas, n'est-ce pas exactement le compensatoire de ce fait que, disons, son père n'a jamais été pour lui un père ? Que non seulement il ne lui a rien appris, mais qu'il a négligé à peu près toutes choses, sauf à s'en reposer sur les bons pères jésuites, l'Église diplomatique ? Le terme diplomatique est emprunté au texte même de Joyce, spécia­ lement à Stephen Hero, où Chureh diplomatie est nommément employê . Mais dans Portrait de l'artiste aussi, le père parle de l'Église comme d'une très bonne institution, et le mot diplomatie y est également poussé en

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JOYCE ÉTAIT-IL F O U ?

avant. La trame dans laquelle se développait tout cela n'a plus rien à faire avec la Rédemption,laquelle n'est plus ici que bafouillage. N'y a-t-il pas quelque chose comme une compensation de cette démission paternelle, de cette

Venveifung de fait,dans le fait que Joyce se soit senti impérieusement appelé ? C'est le mot qui résulte d'un tas de choses dans ce qu'il a écrit. C'est là le ressort propre par quoi le nom

propre est chez lui quelque chose qui est étrange. J'avais dit que je parlerais du nom propre aujourd'hui,je remplis sur le tard ma promesse. Le nom qui lui est propre,c'est cela que Joyce valorise aux dépens du père. C'est à ce nom qu'il a voulu que soit rendu l'hommage que lui­ même a refusé à quiconque. C'est en cela qu'on peut dire que le nom propre fait tout ce qu'il peut pour se faire plus que le S1,le signifiant du maître,qui se dirige vers le S que j'ai appelé de l'indice petit 2, qui est ce autour de quoi se cumule ce qu'il en est du savoir.

Qu'il y ait deux noms qui soient propres au sujet,il est très clair que cela a été une invention, qui s'est diffusée à mesure de l'histoire. Que Joyce s'appelait également James ne prend sa suite que dans l'usage du surnom,James Joyce surnommé Dedalus. Le fait que nous puissions en mettre comme ça des tas n'aboutit qu'à une chose,c'est à faire rentrer le nom propre dans ce qu'il en est du nom commun. Eh bien,écoutez,puisque j'en suis arrivé là à cette heure,vous devez en avoir votre claque,et même votre jaclaque, puisqu'aussi bien j'y ajou­ terai le

han

qui sera l'expression du soulagement que j'éprouve à avoir

parcouru aujourd'hui ce chemin. Je réduis ainsi mon nom propre au nom le plus commun.

1 0 FÉVR I E R 1 9 7 6

VI JOYCE ET LES PAROLES IMPOSÉES

Le nœud de Lacan Nœuds et chaînes Les lapsus du nœud corrigés par le sinthome Équivalence sexuelle non-rapport Femme-symptôme, homme-ravage =

J'avais mis un espoir - et ne vous faites pas l'idée qu'il s'agit de coquetterie, de titillage - dans le fait des vacances. Beaucoup de monde s'en va. Dans ma clientèle, c'est frappant. Mais ici, ça ne l'est pas,je vois toujours les portes aussi encombrées. Tout cela m'exaspère, parce que ce n'est pas de très bon ton. Pour tout dire, j 'espérais que la salle serait allégée, moyennant quoi j'espérais passer aux confidences, m'installer au milieu de la salle, je ne sais pas. S'il y avait seulement la moitié de la salle, ce serait mieux, je pourrais parler de façon un petit peu plus intime. Ce serait quand même sympathique si je pouvais obtenir qu'on me réponde, qu'on collabore, qu'on s'intéresse. Il me semble difficile de s'intéresser à ce qui devient une recherche. Je veux dire que je commence à faire ce qu'implique le mot de recherche, soit à tourner en rond. Il y avait un temps où j 'étais un peu claironnant. Je disais comme Picasso -Je ne cherche pas, je trouve. Mais j 'ai plus de peine maintenant à frayer mon chemin.

1

Je vais tout de même rentrer dans ce que je suppose - pure supposi­ tion,j 'en suis réduit à supposer - que vous avez entendu la dernière fois. Pour entrer dans le vif,je l'illustre. Voici un nœud. C'est le nœud de 91

LA PISTE DE JOYCE trèfle, ou nœud à trois, qui se déduit du nœud borroméen, lequel n'est pas un nœud - contrairement à son nom, qui, comme tous les noms, reflète un sens - mais une chaîne. Il a le sens qui permet de situer le sens quelque part dans la chaîne borroméenne. Quand nous appelons un élément de la chaîne l'imaginaire, un autre le réel, et le troisième le symbolique, le sens, comme je vous l'ai déjà montré, est dans le champ entre l'imaginaire et le symbolique. Nous ne pouvons espérer le placer ailleurs, parce que tout ce que nous pensons, nous en sommes réduits à l'imaginer. Seulement, nous ne pensons pas sans mots, contrairement à ce qu'ont avancé des psychologues, ceux de l'école de Würzburg. Comme vous le voyez,je suis un peu déçu et j'ai de la peine à démar­ rer. Je vais maintenant entrer dans le vif, et dire ce qui peut arriver à ce qui fait nœud. Ce qui fait nœud est au minimum le nœud à trois.Je m'en contente, puisque c'est le nœud qui se déduit de ce que les trois ronds de ficelle de l'imaginaire, du réel et du symbolique font nœud, c'est à savoir ne se contentent pas de déterminer un certain nombre de champs de coin­ cement. Ces champs sont des endroits où, si l'on met le doigt, on se pince. On se pince aussi dans un nœud, seulement le nœud est d'une nature différente. La dernière fois, si vous vous souvenez bien - naturellement,je n'en espère pas autant -j'ai avancé cette remarque qui ne va pas de soi, qu'il suffit qu'il y ait une erreur quelque part dans le nœud à trois pour qu'il se réduise au rond. Supposez par exemple qu'ici, au lieu de passer au-dessous, ça passe au-dessus. Ça suffit.

Nœud à trois erroné

Nœud à trois 92

JOYCE ET LES PAROLES IMPOSÉES

Chacun sait qu'il n'y a pas de nœud à deux. Il suffit donc qu'il y ait une erreur quelque part dans le nœud. Je pense que ça vous saute aux yeux. Pourtant, cela ne va pas de soi. Prenez par exemple le nœud à cinq. Comme il y a un nœud à quatre bien connu, qui s'appelle le nœud de Listing,j'ai appelé le nœud à cinq, idée loufoque, le nœud de LAcan. C'est en effet le nœud qui convient le mieux. Mais je vous dirai ça une autre fois.

2

4 Nœud de Listing

Nœud de LAcan

C'est absolument sublime. Comme chaque fois qu'on dessine un nœud, on risque de se tromper. Tout à l'heure, au moment où je dessi­ nais ces choses pour vous les présenter, j'ai eu affaire à quelque chose d'analogue, qui a forcé Gloria à mettre ici une pièce. En dessinant comme ça, on se trompe. Donc, le nœud à cinq. Si vous vous trompez en un de ces deux points, marqués 4 et 5, il se produit la même chose que dans le nœud à trois, à savoir le tour se libère, il est manifeste que ça ne fait plus qu'un rond. Si par contre vous vous trompez en un de ces trois points-là, 1 , 2, 3, vous pouvez constater que ça se maintient comme nœud, c'est-à-dire que ça devient un nœud à trois. Ceci pour vous dire qu'il ne va pas de soi qu'en se trompant en un point d'un nœud, tout le nœud s'évapore, si je puis m'exprimer ainsi. Ce que j'ai dit la dernière fois faisait allusion au fait que le symptôme, ce que j'ai appelé cette année le sinthome, est ce qui permet de réparer la chaîne borroméenne si nous n'en faisons plus une chaîne, c'est à savoir si en deux points nous avons fait ce que j'ai appelé une erreur.

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LA PISTE DE JOYCE

Le sinthome borroméen Du même coup, si le symbolique se libère, comme je l'ai autrefois bien marqué, nous avons un moyen de réparer ça. C'est de faire ce que, pour la première fois,j'ai défini comme le sinthome. C'est le quelque chose qui permet au symbolique, à l'imaginaire et au réel de continuer de tenir ensemble, quoique là, en raison des deux erreurs, aucun ne tient plus avec l'autre. Je me suis permis la dernière fois de définir comme sinthome ce qui permet au nœud à trois, non pas de faire encore nœud à trois, mais de se conserver dans une position telle qu'il ait l'air de faire nœud à trois. Voilà ce que j'ai avancé tout doucement. Je vous réévoque incidemment ce que j'ai pensé - faites-en ce que vous voudrez, de ma pensée.J'ai pensé que c'était là la clé de ce qui était arrivé à Joyce. Joyce a un symptôme qui part de ceci que son père était carent, radi­ calement carent - il ne parle que de ça. J'ai centré la chose autour du nom propre, et j'ai pensé - faites-en ce que vous-voulez, de cette pen­ sée - que c'est de se vouloir un nom que Joyce a fait la compensation de la carence paternelle. C'est tout au moins ce que j'ai dit, parce que je ne pouvais pas dire mieux. J'essaierai d'articuler cela d'une façon plus précise. Mais il est clair que l'art de Joyce est quelque chose de tellement par­ ticulier que le terme sinthome est bien ce qui lui convient.

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JOYCE ET LES PAROLES IMPOSÉES

2

Il se trouve que, vendredi dernier, à ma présentation de quelque chose que l'on considère généralement comme un cas ,j'ai eu un cas, de folie assurément, qui a commencé par le sinthome paroles imposées. C'est tout au moins ainsi que le patient articule lui-même ce quelque chose qui paraît tout ce qu'il y a de plus sensé dans l'ordre d'une arti­ culation que je peux elire être lacanienne. Comment est-ce que nous ne sentons pas tous que des paroles dont nous dépendons nous sont, en quelque sorte, imposées ? C'est bien en quoi ce que l'on appelle un malade va quelquefois plus loin que ce que l'on appelle un homme bien portant. La question est plutôt de savoir pourquoi un homme normal, elit normal, ne s'aperçoit pas que la parole est un parasite, que la parole est un placage, que la parole est la forme de cancer dont l'être humain est affiigé. Comment y en a-t-il qui vont jusqu'à le sentir ? Il est certain que là-dessus Joyce nous donne un petit soupçon. Je n'ai pas parlé la dernière fois de sa fille , dans le dessein de ne pas donner dans ce que l'on peut appeler la petite histoire. Cette fille, Lucia, puisqu'il a donné à ses enfants des noms italiens, vit encore. Elle est en Angleterre, dans une maison de santé. Elle est ce que l'on appelle cou­ ramment une schizophrène. La chose m'a été rappelée lors de ma dernière présentation de cas, en ceci que le cas que je présentais avait subi une aggravation. Après avoir eu le sentiment - sentiment que je considère, quant à moi, comme sensé - de paroles qui lui étaient imposées, le patient a eu le sentiment qu'il était affecté de ce qu'il appelait lui-même télépathie. Ce n'était pas ce qu'on appelle couramment de ce mot, à savoir d'être averti de choses qui arrivent aux autres, c'était que tout le monde était averti de ce qu'il se formulait lui-même à part lui, à savoir ses réflexions les plus intimes, et tout à fait spécialement les réflexions qui lui venaient en marge des fameuses paroles imposées. Il entendait quelque chose comme sale assassinat politique par exemple, ce qu'il faisait équivalant à sale assistanat politique. On voit bien que le signifiant se réduit là à ce qu'il est, à l'équivoque, à une torsion de voix. À sale assistanat ou sale assassinat dit politique il se elisait à lui95

LA

PISTE DE JOYCE

même quelque chose en réponse, qui commençait par un mais et qui était sa réflexion à ce suj et. Ce qui le rendait tout à fait affolé, c ' était la pensée que ce qu 'il se faisait comme réflexions en plus de ce qu'il considérait comme des paroles qui lui étaient imposées était aussi c onnu de tous les autres. Il était donc, comme il s 'exprime, télépathe émetteur. Autrement dit, il n'avait plus de secret, plus rien de réservé. C'est cela même qui lui avait fait commettre une tentative d'en finir, ce que l'on appelle une tenta­ tive de suicide, qui était aussi bien ce pour quoi il était là, et ce pour quoi j ' avais en somme à m'intéresser à lui. Ce qui me pousse auj ourd' hui à vous parler de Lucia est très exacte­ ment ceci, à savoir que Joyce, qui l'a défendue farouchement contre la prise des médecins, n' articulait qu' une chose, c ' est qu'elle était une télé­ p athe. Dans les lettres qu'il écrit à son propos, il formule qu' elle est beaucoup plus intelligente que tout le monde, qu'elle l'informe - mira­

culeusement est le mot sous-entendu - de tout ce qui arrive à un certain nombre de gens, que pour elle ces gens n' ont pas de secrets. N'y a-t-il pas là quelque chose de saisissant ? Non pas du tout que j e pense que Lucia fût effectivement une télépathe, qu' elle sût ce qui arri­ vait à des gens sur lesquels elle n'avait pas plus d'informations qu'une autre. Mais que Joyce lui attribue cette vertu sur un certain nombre de signes, de déclarations, que lui entendait d'une certaine façon, c ' est bien là où je vois que pour défendre, si l'on peut dire, sa fille, il lui attribue quelque chose qui est dans le prolongement de ce que j 'appellerai momentanément son propre symptôme. Il est difficile de ne pas évoquer à propos du cas de Joyce mon propre patient, tel que cela avait commencé chez lui .

À l' endroit

de la parole,

on ne peut pas dire que quelque chose n'était pas, à Joyce, imposé. Dans l'effort qu'il fait depuis ses premiers essais critiques, puis ensuite dans le Portrait de l'artiste, enfin dans Ulysses, pour terminer par Finnegans

J!Vclke, dans le progrès en quelque sorte continu qu'a constitué son art, il est difficile de ne pas voir qu'un certain rapport à la parole lui est de plus en plus imposé - à savoir, cette parole qui vient à être écrite, la bri­ ser, la démantibuler - au point qu'il finit p ar dissoudre le langage même, comme l'a noté fort bien Philippe Sollers , j e vous l'ai dit au début de l'année. Il finit par imposer au langage même une sorte de brisure, de décomposition, qui fait qu'il n'y a plus d'identité phonatoire. 96

JOYCE ET LES PAROLES IMPOSÉES

Sans doute y a-t-il là une réflexion au niveau de l'écriture. C'est par l'intermédiaire de l'écriture que la parole se décompose en s'imposant comme telle, à savoir dans une déformation dont reste ambigu de savoir s'il s'agit de se libérer du parasite parolier dont je parlais tout à l'heure, ou au contraire de se laisser envahir par les propriétés d'ordre essentiel­ lement phonémique de la parole, par la polyphonie de la parole. Quoi qu'il en soit, en raison de ce malade dont je considérais le cas la dernière fois que j 'ai fait à Sainte-Anne ce que l'on appelle ma pré­ sentation, le fait que Joyce articule à propos de Lucia, pour la défendre, qu'elle est une télépathe me paraît certainement indicatif de ce dont Joyce témoigne en ce point même que j'ai désigné comme étant celui de la carence du père. Ce que je supporte du sinthome est ici marqué d'un rond de ficelle, censé par moi se produire à la place même où, disons, le tracé du nœud fait erreur.

L'erreur corrigée là où elle se produit

3 Il nous est difficile de ne pas voir que le lapsus est ce sur quoi se fonde en partie la notion de l'inconscient. Le mot d'esprit en est aussi, mais il est à verser au même compte, si je puis dire, car il n'est pas impensable après tout qu'il résulte d'un lap­ sus. C'est tout au moins ainsi que Freud lui-même l'articule, en disant que c'est un court-circuit, une économie au regard d'un plaisir, d'une satisfaction. Que ce soit à la place où le nœud rate, où il y a une sorte de lapsus du nœud lui-même, est bien fait pour nous retenir. Il m'arrive moi-

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LA PISTE DE JOYCE même, à l'occasion, de rater, comme je l'ai montré ici, et c'est bien ce qui confirme qu'un nœud, ça se rate. De même, l'inconscient est là pour nous montrer que c'est à partir de sa consistance à lui, l'inconscient, qu'il y a des tas de ratés. Ici se renouvelle la notion de faute. La faute, ce dont la conscience fait le péché, est-ce de l'ordre du lapsus ? L'équivoque du mot est aussi bien ce qui permet de le penser, de passer d'un sens à l'autre. Dans cette faute première dont Joyce nous fait tellement état, y a-t-il quelque chose de l'ordre du lapsus ? Cela n'est pas sans évoquer tout un imbroglio. Mais nous en sommes là, car nous sommes dans le nœud, et du même coup dans l'embrouille. J'ai parlé de corriger le lapsus au point même où il se produit. Cela ne va pas de soi. En effet, que veut dire qu'il se produise en tel point ? Il y a équivoque, puisque nous en avons la conséquence en deux autres points. Le frappant est qu'en ces deux points, ça n'a pas les mêmes conséquences. Si vous faites attention, vous pouvez voir, à la façon dont le nœud répond, que vous n'obtenez pas le même nœud en mettant le sinthome à la place même où s'est produite la faute, ou bien en corri­ geant la chose en ces deux autres points.

L'e"eur étant corrigée aux deux autres points, il n 'en subsiste pas le m�me nœud Corriger le lapsus dans les deux autres points est aussi concevable que de le faire au point où l'erreur se produit, puisqu'il s'agit de faire que quelque chose subsiste de la primitive str ucture du nœud à trois. Or, vous le voyez, ce qui subsiste du fait de l'intervention du sinthome est différent selon que le sinthome est placé au point même du lapsus ou aux deux autres points. Chose frappante, il y a quelque chose de commun dans la façon dont se nouent les choses, quelque chose qui se marque à une certaine direc-

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JOYCE ET LES PAROLES IMPOSÉES tion, orientation, disons dextrogyrie, de la compensation nouée, de la compensation par le sinthome. Il n'en reste pas moins clair que ce qui résulte de cette compensation est différent selon l'endroit où elle se place. La nature de cette différence est la suivante. Dans ce qui résulte de la correction apportée au nœud de trèfle aux deux autres points, le sinthome et la boucle en huit - qui se fait ici, si je puis dire, spontanément - c'est-à-dire le huit rouge et le rond vert, sont inversibles, sont strictement équivalents.

Équivalence par inversion du rouge et du vert En revanche, il n'y a pas cette inversion quand la correction est appor­ tée au lieu où l'erreur se produit. Vous n'avez qu'à prendre maintenant ce que j 'appellerai un nœud en huit. Vous obtiendrez très aisément le passage d'une forme à l'autre. Il n'est rien de plus simple.

Nœud dit >

«

On voit que ce qui revient est légèrement différent. Mais avant de dégager cette différence,je voudrais indiquer les effets sur Bloom de ce revenir différent. Que répond-il dans l'épisode de « Circé >> ? Ceci : Bloom (prudent) . -Je crois que oui, père. Mosenthal. Tout ce qui nous reste de lui.

Et voici le texte anglais : I suppose

so, Mosenthal. Ali that� lift of him.

« Bloom (prudent) ». Le texte anglais dit with precaution : apparaît ici une fonction de Bloom, décrit, dans une bonne partie d' Ulysse, comme « le prudent ». Le prudent, c'est un côté Ulysse (Ulysse n'est pas sim­ plement cela) . Il est décrit à plusieurs reprises dans une langue un peu inspirée de la Maçonnerie, the prudent member, le membre prudent. Le membre prudent dit I suppose so,je le suppose (et non pas «je crois que oui », comme le dit la première traduction française) ,je suppose ainsi,je sous-pose ainsi, je suppose quelque chose pour répondre à cette ques­ tion : « N'es-tu pas mon fils ? » ; «je sous-pose de la sorte », ce qui en principe renvoie à ce qu'a dit le père, mais qui tout d'un coup, dès lors que l'on suit le texte, prend une autre figure, car immédiatement nous avons cet arrêt, marqué par ce que les Anglo-Saxons appellent period, quelque chose qui fait période, un point qui n'est pas de suspension mais de suspens, et un point à partir duquel surgit Mosenthal, à nouveau ponctué, à nouveau mis en période. Autour de ce nom propre justement quelque chose s'articule et se désarticule en même temps à partir de la sous-position annoncée. Quel est donc ce suppôt, cette fonction de sous-pot (-peau ?) de Mosenthal ? Ici, dans ce contexte, ce signifiant a pour fonction de rapporter la parole du père à l'auteur d'un texte, de ce texte qui vient d'être évoqué par le père. Mais dans sa brutalité, ce signifiant obscurcit plus qu'il n'éclaire, et le lecteur est amené à dégager, à retrouver à quelles pensées il renvoie, dans quels déplacements il est impliqué. 1 73

ANNEXES

Un de ces déplacements est évident : dans le premier texte, celui de l'épisode des Lotophages (p. 73) , le nom en question, le nom de l'auteur figure avant la citation ; ici, il est en position de signature et aussi en posi­ tion de réponse. C'est très séduisant, et comme il s'agit de Moïse, cela fait particulièrement plaisir. Mais si l'on a à l'esprit - comme toujours, parce qu'on passe son temps à relire - la place qui était celle de Mosenthal dans le premier texte, on se rend compte que c'était là une réponse déplacée à une question sur l'existence du vrai nom ; une question qui elle-même n'arrivait à se formuler que d'une manière élo­ quemment vacillante. Il faut que j 'inscrive ici une autre phrase qui est précisément la ques­ tion à laquelle Mosenthal était censé répondre : What is this the right name is ? By Mosenthal it is, Rachel is it ? No.

Pour faire bonne mesure, j'ai mis la suite, qui a aussi peut-être un certain intérêt. Mosenthal, même si un Germanique connaissant l'argot y entend autre chose, à un tréma près, est le nom de l'auteur d'une pièce de théâtre dont Bloom essaye de retrouver, de retraduire le titre original allemand. C'est en fait un nom de femme, un nom juif de femme, un nom qui n'a pas été gardé en anglais. C'est une curieuse idée. Il s'agit d'un mélodrame qui avait pour titre Deborah en allemand, qui a été tra­ duit en anglais sous le nom de Ua, et c'est ce que Bloom essaie de retrouver. Il essaie donc de retraduire le titre original (qui est un nom de femme) et cela prend la forme de cette recherche. On voit évidem­ ment le jeu de cache-cache entre le nom de l'auteur et celui de la créa­ ture au niveau de l'art, qui met en jeu à la fois l'être, avec insistance, l' is insiste, et la problématique sexuelle, un patronyme venant à la place d'un nom de fille. Ici, le lecteur, à qui bien sûr rien n'a échappé dans Ulysse, dit que cela lui rappelle autre chose, qui a un rapport avec Bloom lui-même. Je vous redonne Ge suis désolé de faire cela par petits morceaux mais je suis simplement une démarche qui a été la mienne) le premier pas­ sage et son contexte dans la première traduction française, qui n'est pas trop mauvaise à quelques détails près :

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EXPOSÉ AU SÉMINAIRE DE JACQUES LACAN

M. Bloom s'arrêta au coin de la rue, ses yeux errant sur les affiches hautes en couleurs. Limonade de Cantrell et Cochrane (aromatisée) . Exposition d'été chez Cléry [ce serait plutôt « soldes d'été »] . Non, il s'en va tout droit [c'est quelqu'un à qui il vient de parler et dont il se demande s'il est en train de l'observer] . Tiens. Ce soir Léa [la pièce en question) . Mme Bandmann Palmer. Aimerais la revoir là-dedans. Elle jouait Hamlet hier au soir. Travesti. [Et c'est là que commence un petit passage sur la problématique des sexes. L'expression anglaise, c'est male impersonator, acteur qui a pris la persona, le masque mâle. Mais, d'autre part, cela peut s'appliquer aussi bien à l'une des pièces, Hamlet, qu'à l'autre, Léa ; c'est autour de cela que tout va tourner.] Travesti. Peut-être était-il une femme. Est-ce pour ça qu'Ophélie s'est suicidée ?

Il y a donc, à un certain niveau, le fait que le rôle de Hamlet était joué très souvent par des femmes. Et il se trouve qu'un critique anglo-saxon avait eu la fantaisie d'analyser Hamlet en termes justement de travesti, en prenant en quelque sorte le travesti au sérieux et disant : là-dedans, si Ophélie se suicide, c'est parce qu'elle s'est aperçue que Hamlet, en fait, était une femme. Je n'invoque pas ce critique par hasard, au nom de mon savoir shakespearien et joycien, mais simplement parce que l'impli­ cation reparaît ailleurs dans Ulysse. « Est-ce pour ça qu'Ophélie s'est suicidée ? » L'énoncé anglais est plus équivoque : Why Ophelia committed suicide ? Pourquoi Ophélie s'est-elle suicidée ? Ou bien : la raison pour laquelle Ophélie s'est suicidée ? Ceci ne passe évidemment pas dans la traduction française et il n'est pas inutile de le souligner. Que lisons-nous ensuite ? « Pauvre papa ! Comme il parlait souvent de Kate Bateman dans ce rôle ! Attendait aux portes de l' Adelphi, à Londres, toute la journée pour entrer. C'était l'année avant ma naissance : 65. Et la Ristori à Vienne [ . . . ) . [Et c'est là que commence la question du titre.) Qu'est­ ce que c'était le titre ? C'est par Mosenthal. Est-ce Rachel ? Non. La scène dont il parlait toujours où le vieil Abraham aveugle reconnaît la voix et lui touche la figure avec ses doigts. « La voix de Nathan ! La voix de son fils ! J'entends la voix de Nathan qui laissa son père mourir de douleur et de chagrin dans mes bras, qui abandonne la maison de son père et le Dieu de son père. 1 75

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« Chaque mot est si profond, Léopold. « Pauvre papa ! Pauvre homme ! Je suis content de n'être pas entré dans la chambre pour regarder sa figure. Ce jour-là ! Mon dieu ! bah ! peut-être que ça valait mieux pour lui. » Dans ce passage se trouve donc en jeu toute une série de questions. Questions sur l'existence, sur l'être et le nom, sur l'existence et le sui­ cide ; question sur le nom - je vais revenir sur ce point-là -, sur le nom qui est en fait aussi bien le nom du père, de son père, que le nom du per­ sonnage central de la pièce ; et enfin la question sur le sexe qui personne, qui est ce qui fait per-sonner. Derrière la question du nom se trouve le suicide du père qui a cette autre caractéristique d'avoir précisément changé de nom : c'est ce qui nous est indiqué dans un autre passage et présenté d'une manière elle­ même curieuse. Dans un pub, un certain nombre de piliers de bistrot s'interrogent sur Bloom. « C'est un juif renégat », dit l'un d'entre eux, a perverted ]ew (le mot pervert en anglais signifie « renégat » ; ce n'est pas du tout une inven­ tion de Joyce, une astuce, c'est comme ça ; d'ailleurs vous le trouvez vers la fin du Portrait, dans Œuvres, t. 1, p. 770 : « [ . . . ] tu es en train d'essayer de me convertir ou de te pervertir ? ») . « C'est un juif renégat qui vient de Hongrie, et c'est lui qui a tiré tous les plans selon le système hon­ grois Oes plans politiques du Sinn Fein] [ . . . ] . Il a obtenu de changer de nom par décret. Pas lui, le père » (ibid. , p. 380) . Il apparaît donc que le père a changé de nom. Et il l' a changé d'une manière qui est assez intéressante, selon une formule juridique qui s'appelle deed poil - deed, c'est-à-dire un acte (dans tous les sens du terme d'ailleurs) , mais poll évoque, décrit en quelque sorte l'acte du point de vue du document : c'est un document qui est rogné. Et ce poil qui décrit ce qui est rogné décrit en fait ce qui est étêté, ce qui est décapité (un têtard, un arbre qui a été décapité et a repoussé, se dit a poilard) : poil désigne en fait la tête. Le deed poil a cette caractéristique de ne com­ porter qu'une partie, l'inférieure, c'est pourquoi on dit « par décret », et cela se distingue d'indenture, qui est un acte déchiré en deux,justement par indentation, pour être confié aux deux parties. C'est donc, nous dit Joyce, par deed poil, par une procédure autre que symbolique, que le père a changé de nom. Mais quel nom a-t-il changé ? 176

EXPOSÉ AU SÉMINAIRE DE JACQUES LACAN

« Est-ce qu'il est cousin du dentiste Bloom ? que dit Jack Power. - Nullement, dit Martin. Ils n'ont que le nom de commun. Il s'appelait Virag. C'est le nom du père qui s'est empoisonné. » En anglais cela donne : the father's name that poisoned himself. Où l'on peut entendre comme un jeu sur le génitif et sur la position du nom du père, qui donne à entendre que c'est le nom qui s'est empoisonné . . . Virag réapparaît ; il est évoqué à plusieurs endroits dans Ulysse. Il réapparaît dans « Circé », où c'est d'abord une Virago, désignée comme telle. On peut se souvenir ici de ce qu'estVirago, c'est-à-dire le nom qui dans laVulgate, dans la traduction de la Bible par saint Jérôme, sert à dési­ gner le femme du point de vue d'Adam. Dans la Genèse, l'homme est amené à nommer la femme : « Tu t'appelleras femme [Virago] » ; elle est un petit peu homme (vir), tout en étant femme. Arrivé à ce point de mes élucubrations et tâtonnements entre les lignes d' Ulysse,je souhaiterais distinguer dans cet entrelacs-ci ce qui fait mine de trou. Il est en effet tentant d'utiliser, en vue d'une interpréta­ tion, un schéma mettant en jeu le suicide, le changement de nom et le refus par Bloom de voir le visage de son père mort. Il serait très à pro­ pos que réapparaisse justement tout cela dans « Circé », dans l'halluci­ nation supposée. Mais ce n'est peut-être pas tout à fait suffisant, même s'il y a quelque vérité là-dedans, pour faire fonctionner le texte, par exemple pour rendre compte du passage « Pauvre papa ! Pauvre homme ! » ; dans le premier passage, après « Chaque mot est si profond, Léopold », rapportant le commentaire du père sur la pièce, il disait « Pauvre papa ! Pauvre homme ! », ce qui n'était peut-être pas très gen­ til pour les propos du père. «Je suis content de n'être pas entré dans la chambre pour regarder sa figure. Ce jour-là ! Mon dieu ! . . . peut-être que ça valait mieux pour lui. » Bref, il y a tout un ensemble de choses dont il faudrait rendre compte comme, et surtout, des effets produits dans la redistribution dramatique que constitue « Circé ». Car cela se tient, cela fonctionne, et des choses se passent justement à côté de ce qui fait mine de trou. Justement le tour de main de Joyce consiste, entre autres choses, à déplacer, si j'ose dire, l'aire de trou de manière à per­ mettre certains effets. Par exemple, dans la citation donnée, la voix du fils n'est pas men­ tionnée, pas plus que la mort du père. En revanche, un effet est produit par cette voix du fils déplacée en réplique, mais une voix du fils porteuse 1 77

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justement d'un certain savoir-faire sur le signifiant. Cette précaution, cette habileté à supposer, à sous-poser, on voit qu'elle se propage, selon une logique tout à fait éloquente.)' ai parlé de l'éloquence du Mosenthal rhétorique, périodique, articulée à la «j'en ai marre, marabout . . . » : Mosenthal, ali that . . . ali that's left of him. Il faut donner ici la phrase anglaise. Ce que répétait Rudolph, dans « Circé », c'est : Are you not my dear son Leopold who left the house of his father and left the god of his fathers, Abraham and Jacob ? - qui a laissé, qui a quitté, qui a abandonné. Ali that's left ofhim, tout ce qui reste de lui, tout ce qui est abandonné de lui ; mais c'est aussi tout ce qui est à gauche de lui. Si l'on pense à ce qu'indique le Credo sur les places respectives du Père et du Fils, là-haut, cela en dit long sur leurs rapports. Tout ce qui reste de lui, un nom, un nom d'auteur ; tout ce qui est à gauche de lui, donc de toute façon quelque chose qui n'est pas du vrai fils. Arrêtons­ nous là . . . Ce qui est sûr, c'est que cela fait plaisir à Bloom, et que cela s'est entendu. Et comment le voit-on ? C'est que le père n'est pas content du tout. La réplique suivante commence par : Rudolph (severely). - One night they bring you home drunk, etc. « (Sévèrement) . - Une nuit on t'a rapporté saoul » : j e t'en prie, pas d'humour déplacé, parlons plutôt de tes trans­ gressions à toi. Jubilation de Bloom qui prudemment a dit ce qu'il avait à dire, et qui fait plaisir à tout le monde. Mais, dans cette série d'effets dont quelques-uns viennent d'être dégagés, il y a une sorte de cascade ; un autre effet se développe, qui est en quelque sorte de structure par rapport aux précédents, une sorte de résultat des effets précédents. Ce jeu par rapport au père semble faire glisser du côté de la mère. Ce père contesté de différentes façons conduit à une mère du côté de l'imaginaire. Ainsi Rudolph évoque une transgression du fils qui est revenu saoul, qui a dépensé de l'argent, et qui est revenu aussi couvert de boue, mud. Ç'a été un beau spectacle pour sa mère, dit-il, nice spectacle for your poor mother, ce n'est pas moi, c'est elle qui n'était pas contente ! Mais la manière dont cela arrive, dont la chose est refilée à la mère par la boue, est assez drôle : ceux d'entre vous qui ont lu le Portrait of the Artist en anglais ont pu remarquer que mud est aussi une forme familière de mother et qu'il est associé à une pantomime (p. 67 dans l'édition Viking) . Il s'agit d'une petite saynète de rien du tout, du type épipha1 78

EXPOSÉ AU SÉMINAIRE DE JACQUES LACAN

nie G' emploie le terme avec un peu de provocation) ;Joyce a placé, dans un des premiers chapitres du Portrait, une série de petites saynètes où l'enfant, le jeune Stephen, est en train de se retrouver dans Dublin, à par­ tir d'un certain nombre de points, de scènes, de lieux, de maisons. Il est assis dans une maison (en général la scène commence ainsi) , sur une chaise, dans la cuisine de sa tante qui est en train de lire le journal du soir et d'admirer the beautiful Mabel Hunter, une belle actrice. Et une petite fille arrive, toute bouclée, sur la pointe des pieds, pour regarder le por­ trait, et dit doucement : What is she in, mud ? - « Dans quoi joue-t-elle, [boue/]m'man ? - Dans la pantomime, chérie » (Œuvres, t. 1, p. 596) . Or, il se trouve que le passage de « Circé » dont je parlais à l'instant glisse dans la boue puisque ce signifiant mud revient trois ou quatre fois dans ce passage-là, glisse de la boue à un surgissement de la mère : « beau spectacle pour ta pauvre mère », dit Rudolph, et Bloom dit « Maman ! » parce qu'elle est en train d'apparaître à l'instant même. (Dès que certains mots, certains signifiants sont introduits dans « Circé », l'objet, si j 'ose dire, fait surface.) Et comment ? « Vêtue en dame de pantomime, cri­ noline et tournure, avec un corsage à la Widow Twankey », et selon la logique de la pantomime anglaise, c'est-à-dire homme déguisé en femme (les spectacles de pantomime évoqués là se jouaient en particu­ lier autour de Noël, et impliquaient un renversement, un travestisse­ ment généralisé : pantomime) . Donc le vêtement féminin. Mais autre chose encore résonne ici, car dès le début d' Ulysse on évoquait la mère en rapport avec la panto­ mime (Œuvres, t. Il, p. 1 9-20) . En effet, Stephen dit, après l'avoir évo­ quée morte : Où maintenant ? Ses secrets : vieux éventails de plumes, carnets de bal à glands, imprégnés de musc, une parure de grains d'ambre dans son tiroir fermé à clef. Une cage d'oiseau qui avait été suspendue à la fenêtre ensoleillée de la maison où elle vécut jeune fille. Elle allait voir le vieux Royce dans la pantomime de Turko le Terrible et riait avec tout le monde quand il chantait : Je suis le garçon Possesseur du don De se rendre invisible.

Gaieté fantomale, enfuie en fumée : fumée de musc. 1 79

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Apparaît là un ensemble fantasmatique lié à la mère, par le truche­ ment de Stephen, avec une ambiguïté radicale : de quoi riait-elle ? Du vieux Royce chantant, de ce qu'il disait, de son jeux de voix, Dieu sait de quoi encore. Il se trouve que cette mère-là, cette mère problématique, est juste­ ment vêtue telle qu'est vêtue dans la pantomime la mère d'Aladin, Widow Twankey. Le corsage à la Widow Twankey, c'est le corsage de la mère d'Aladin dans les pantomimes, mère qui évidemment ne compre­ nait rien à ce qu'il faisait, sinon ceci, c'est qu'en astiquant bien la lampe, on faisait parler l'esprit qui était dedans . . . J'en resterai là sur ce point pour passer à un autre aspect du fonc­ tionnement du texte. Ellen Bloom, qui vient de surgir, n'est pas du tout comme le père, du côté des Sages de Sion, mais, à l'entendre, elle est plutôt du côté de la religion catholique, apostolique et romaine, car que dit-elle en le voyant tout plein de boue ? 0 Blessed Redeemer (« Ô Rédempteur bienheu­ reux >>, >) , etc. ; Sacred Heart of Mary, where were you at all ! (« Sacré Cœur de Marie, où étiez-vous donc ? ») 2 • Ce qui est d'ailleurs assez curieux, car on attendrait plutôt le Sacré Cœur de Jésus, cela signe d'une certaine manière son rapport narcissique à la religion : elle est très net­ tement catholique, à la manière dont on pouvait l'être particulièrement au XIXe siècle, et c'est une dimension qui mérite d'être relevée dès que l'on parle de Joyce, même s'il faut aller chercher dans les textes les plus bénins, ceux de Stephen Hero, Dubliners. Je voudrais le signaler d'abord à propos de l'épiphanie. Ce que l'on appelle l'épiphanie signifie bien des choses assez diverses.Joyce l'a défini en un endroit seulement, dans Stephen Hero, Stephen le Héros (Œuvres, t. 1, p. 5 1 2) . Et on a bien sûr allégrement déformé ce qu'il a dit. Voici cette définition : Par épiphanie, il entendait une soudaine manifestation spirituelle, se traduisant par la vulgarité de la parole ou du geste ou bien par quelque phase mémorable de l'esprit même.

2. Deux phrases des plus ambiguës

:

him peut renvoyer à Redeemer ; you, à Sacred

Heart.

1 80

EXPO SÉ AU SÉMINAIRE DE JACQUES LACAN

Une définition polie, didactique et thomas-d'aquinisante. Mais elle s'inscrit dans un texte qui, en deux pages, nous fait passer d'un dialogue avec la mère, où celle-ci reproche à Stephen son incroyance, en invo­ quant constamment « les prêtres ». Et Stephen à la fois rompt avec elle sur ce plan-là et d'un autre côté contourne le problème, dans son dis­ cours glisse au rapport femme/prêtre, et de là vers la bien-aimée, et tout d'un coup dit qu'il se met à errer dans les rues et qu'un spectacle de Dublin émeut « suffisamment sa sensibilité pour lui faire composer un poème >>. Puis plus rien sur le poème, mais il rapporte le dialogue qu'il a entendu, un dialogue entre une jeune personne et un jeune homme, et un des rares mots qui apparaissent, c'est le mot chape[, mot qui, en Irlande, désigne une église catholique (les églises proprement dites ayant été squattées par l'Église anglicane) : à part cela il n'y a pratiquement que des points de suspension dans ce dialogue. Donc ce dialogue où il n'y a rien d'un côté lui fait écrire un poème, et d'un autre côté il le baptise et le définit doctement, dans les lignes qui suivent, « épiphanie ».Voilà ce qu'il voulait faire, ajoute-t-il, c'était enre­ gistrer ces scènes, ces saynètes réalistes si parlantes. On a donc une sorte de dédoublement de l'expérience (disons pour simplifier un côté réa­ liste et un côté en quelque sorte poétique) , et une espèce de liquidation, de censure, du poétique dans le texte de Stephen Hero. Or le poème élidé s'intitule La Villanelle de la tentatrice, et il surgit précisément dans un cer­ tain discours impliquant la mère, et la mère dans son rapport aux prêtres. Ce rapport que j 'ai défini grossièrement, comme rapport imaginaire à la religion, se retrouve d'autres manières dans le Portrait de l'artiste. Par exemple avec les sermons sur l'enfer, qui sont justement interminables (à la fois kantiens et très sadiques) et visent à représenter dans le détail les horribles tortures de l'enfer, à donner in presentia une idée de ce qu'est l'enfer. Ou d'une autre manière avec la figure du confesseur, qui écoute mais aussi répond. Répond quoi ? Dit quoi ? C'est précisément autour de cela que tournent les Pâques de Stephen, que doit précéder la confession de ses turpitudes. Mais cette fonction, pour Joyce, se rat­ tache à celle de l'artiste :je signalerai ici deux textes, l'un qui se trouve au début de Stephen le Héros, où Stephen dit qu'en écrivant ses poèmes il avait la possibilité de remplir la double fonction de confesseur et de confessé (Œuvres, t. 1, p. 346) . L'autre passage se trouve vers la fin du Portrait de l'artiste ; c'est le moment où mortifié de voir la bien-aimée 181

ANNEXES

tendre l'oreille et sourire à un jeune prêtre bien lavé, il dit qu'il a, lui, renoncé à être prêtre, que c'est une affaire réglée, qu'il n'est pas de ce côté-là. Il ajoute à peu près : et dire que c'est à des types comme ça que les femmes se confient, et ils leur racontent à leur tour des choses dans la pénombre, tandis que moi . . . (cf. Œuvres, t. 1, p. 748) . Il reprend la même idée à propos des Anglo-Irlandais, sorte de bâtards, entre deux races : il voudrait intervenir avant que leurs femmes n'engendrent quel­ qu'un de leur race, pensant que l'effet de ce qui se passera, l'effet de sa parole améliorera un peu ce qu'il considère comme une déplorable race. Il y a là un rapport avec la fameuse conscience incréée dont il parle dans la dernière page : cela passe par l'oreille (la fameuse conception par l'oreille . . . ) , que l'on retrouve d'ailleurs dans « Circé » . . . jacques Lacan - . . . et sur laquelle jones a beaucoup insisté ; Jones, l'élève de Freud. Un autre point essentiel, concernant cette dimension imaginaire de la religion, est mis en relief dans le fameux passage d' Ulysse où se trouve opposée la conception trinitaire et problématique de la théologie à une conception « italienne », madonisante, qui bouche tous les trous avec une image de Marie : « Au fond, dit-il en substance, l' Église catholique ne s'est pas mal débrouillée en plaçant l'incertitude du vide à la base de tout » (Œuvres, t. II, p. 26 1 ) . Il me semble que dans le fonctionnement de ces textes ce sont des noms du père qui jouent à de multiples niveaux. Mais dans « Circé », et dans Ulysse dans son ensemble, ce qui fait bou­ ger les choses, ce qui fait artifice, c'est le cache-cache avec les noms du père, c'est-à-dire qu'à côté justement de ce qui fait mine de trou il y a les déplacements de trou et il y a les déplacements du nom du père. On a aperçu au passage, dans le désordre, Abraham, Jacob, Virag, Dedalus également, et un autre qui est assez drôle. Dans un épisode cen­ tral, où il y a un œil, « Le Cyclope », se rencontre un certain J.J. dont on se souvient, si on a de la mémoire, que dans un épisode précédent on l'avait rencontré sous le nom de J.J. O'Molloy, c'est-à-dire « de la des­ cendance des Molloy », un J.J. fils de Molloy. Sa position est assez curieuse : il est homme de loi, en principe, mais homme de loi - je ne dirai pas vraiment déchu, mais en voie de déchéance. On nous dit (et là encore les mots anglais sont intéressants) 1 82

EXPOSÉ AU SÉMINAIRE DE JACQUES LACAN

« sa clientèle diminue »,practice dwindling, « sa pratique diminue ». Et si sa pratique se défait, c'est qu'il joue (gambling) (Œuvres, t. II, p. 1 4 1 ) . Le jeu a remplacé de quelque manière la pratique. Il y aurait évidemment à élaborer à partir de cela. Ce que je voudrais simplement indiquer, c'est la fonction de ce père parfaitement faux qui a les initiales à la fois de James Joyce et de John Joyce, le père de Joyce. De plus, il est remarquable que la parole de ce J.J. O 'Molloy porte sur les autres pères. Dans un passage qui se raccroche à l'énigme citée la semaine dernière par le docteur Lacan (l'épisode est « É ole », qui se passe dans une salle de rédaction de journal) , c'est lui qui se tourne vers Stephen pour lui donner un beau morceau de rhétorique, ce qui est intéressant aussi. On a appris qu' O'Molloy, après s'être tourné vers le jeu, a fait « du travail littéraire » dans les journaux. Soit dit en passant, cela nous renvoie aux « Morts », la dernière nouvelle de Dublinois, où Gabriel Conroy, le héros, écrit dans les journaux, de� comptes rendus et on ne sait pas trop quoi (cela réapparaît d'une autre manière dans Les Exilés) . Quel genre de littérature ? Est-ce que c'est de la littérature qui reste, qui mérite de survivre ? Gabriel se pose la question, et on va voir qu'il n'est pas le seul. Donc O'Molloy, J.J . , nous dit qu'il se tourne vers Stephen, dans cette salle de rédaction, et il lui présente un beau spécimen d' élo­ quence judiciaire (Œuvres, t. Il, p. 1 57) : Tourné vers Stephen,].] . O'Molloy lui dit posément : « L'une des périodes les plus harmonieuses que j 'aie jamais entendues de ma vie, je la dois aux lèvres de Seymour Bushe [patronyme qui, à une lettre près, signifie le buisson, et également la toison sexuelle] . [ . . . ] C'était dans cette affaire de fratricide, l'affaire Childs. Bushe était au banc de la défense. » [Ici, une petite interpolation shakespearienne :] « Et dans le porche de mon oreille versa . . » [Ham/et}. « À propos, comment a-t-il découvert ça, puisqu'il est mort en dor­ mant. Et l'autre histoire, la bête à deux dos. [C'est Stephen qui cogite.] - Citez-la, demande le professeur. - lTALIA, MAGISTRA ARTIUM » [un de ces titres qui scandent l'épisode de la salle de rédaction] . Il parlait de la procédure en matière de preuves . . . .

1 83

ANNEXES

Là, je vous renvoie au texte anglais qui dit : He spoke on the law of evi­ dence, la loi de l'évidence, si on veut, mais certainement aussi et avant tout le témoignage, la loi du témoignage ; non pas seulement le témoi­ gnage devant la loi. [JJ. O'Molloy :] , Evanston [Ill.] , Northwestern University Press, 1 962, p. 49, 56-57 et passim) fait grand cas des thèses de Mme Blavatsky, ainsi que de celles de Jung. FlNNEGANS WAKE . . . UN CAUCHEMAR : voir Ulysses, p. 34 : History is a nightmare from which I am trying ta awake (trad. p. 48) . On se souvien­ dra que La-femme pluralisée de Finnegans Wake, Anna Livia Plurabelle, est couramment désignée par son sigle, ALP, soit, en alle­ mand, « cauchemar », lorsqu'elle ne devient pas expressément la cun­ nyngnest couchmare (576.28) , la « plus rusée des juments du divan ».

196

NOTES DE LECTURE

x

OÙ SUR LE MONT NEUBO LA LOI NOUS FUT DONNÉE : je ne vois pas que Joyce ait jamais écrit cette phrase, même pour attribuer une bourde à tel ou tel (dans Deutéronome 32,49 c'est en réalité le lieu de la mort de Moïse en vue de Chanaan) . Le rythme fait vaguement penser à une chanson d'étudiants (parodique ?) . CoRK : l'anecdote est rapportée par Richard Ellmann dans sa biogra­ phie,James Joyce, op. cit. , p. 55 1 . LE PETIT TABLEAU DE CORRESPONDANCES : les deux tableaux les plus couramment accessibles, confiés par Joyce à son ami Carlo Linati, et plus tard à Herbert Gorman, son premier biographe, sont détaillés, épisode par épisode, à la fin de chaque notice, dans l'édition des Œuvres, t. II. UNE RACLÉE : cet incident figure dans le Portrait au chap. II ; voir Œuvres, t. 1, p. 605-61 1 . LE MASOCHISME . . . CONCERNANT BLOOM : voir, par exemple, certains passages de l'épisode « Circé » dans Ulysse (Œuvres, t. II, p. 577-582, etc.) et, bien sûr, les lettres à Nora, telle celle du 13 décembre 1 909 (Œuvres, t. II, p. 1 282) . L'ÉPIPHANIE : on trouvera les « épiphanies » de Joyce dans le t. 1 des Œuvres, p. 87-105, et leur notice, p. 1 453-1 470.

jOYCE LE SYMPT6ME À DIX-SEPT ANS : il y a erreur sur l'âge,Joyce n'étant arrivé à Paris qu'en

1920, quand Lacan avait dix-neuf ans. En revanche, la phrase suivante donne à penser qu'il a assisté le 7 décembre 1 92 1 , « quand [il] avai[t] vingt ans », dans la librairie d'Adrienne Monnier, à la première lec­ ture de fragments d' Ulysses, en anglais mais également en français (voir Œuvres, t. 1, p. 1 030) . [Lacan m'a dit en effet avoir assisté à cette lecture. - J.-A. M.] FREUDENED : Finnegans VVczke, 1 1 5 .22-23 : when they were young and easily freudened. 1 97

ANNEXES LA MORSURE DU MOT D'ESPRIT : Ulysse, nouvelle traduction, p. 27 :

« re-mords de l'inextimé ». PLUS D'UNE FOIS DANS FINNEGANS SURGIT CETTE RÉFÉRENCE À L'IMPORTANCE DE s'APPELER ERNEST : remarque surprenante. The

Importance cif Being Earnest (« Il importe d'être constant ») , où Oscar Wilde joue sur Ernest/ earnest (« sérieux ») , n'apparaît que dans Finnegans JiVtzke (233 . 1 9) , où De Prcifundis est l'œuvre la plus citée. Il n'est pas impossible que Jacques Lacan ait eu connaissance de l'ouvrage de Mrs H. Travers-Smith, Psychic Messagesfrom Oscar Wilde, publié en 1 924, qui attaque férocement Ulysses, et est considéré comme la source des p. 534 à 538 de Finnegans JiVtzke. M. ATHERTON : James S. Atherton, The Books at the Wake. A Study cif Literary Allusions in james ]oyce's « Finnegans JiVtzke >> , NewYork,Viking, 1 960, éd. rev. , 1 974. WORK. . . DIX-SEPT ANS IN PROGRESS : Joyce commença son livre au printemps de 1 923 ; le premier exemplaire lui fut remis le 30 janvier 1 939, en vue de son anniversaire (le 2 février) , mais l'ouvrage ne parut effectivement que le 4 mai à Londres et New York. LETTER, LITTER : voir Jacques Lacan, « Lituraterre », in Littérature, n° 3, octobre 1 97 1 . Et, bien sûr, Finnegans JiVtzke. WHO AILS TONGUE CODDEAU : Finnegans JiVtzke, 1 5 . 1 8. MÊME GENRE DE FLÉAU : voir Ulysses, p. 20 (trad. p. 32) . CHAMBER MUSIC : voir le premier poème du recueil in Œuvres, t. I, p. 1 5 . SPIRITUALISM : e n fait, spiritualism signifie aussi bien « spiritisme » que « spiritualisme ».

NOTICE DE FIL EN AIGUILLE par Jacques-Alain Miller

§ 1 . Un apologue

Philippe Sollers ! Lacan s'inquiète de lui à l'ouverture du Sinthome, p. 1 1 : est-il dans la salle ? Mais oui, il est là. Il sera là, assidu, toute l'année. Il participera aussi à la « soirée Jacques Aubert », mentionnée p. 1 26 (celle-ci fut organisée à l'Hôtel-Dieu par le Département de psychana­ lyse de l'Université Paris-VIII ; la conférence de JAubert, après avoir été publiée dans le quatrième numéro du bulletin Analytica, chez Navarin éditeur, a été reprise dans Joyce avec Lacan, chez le même éditeur, p. 69-84, sous le titre « Galeries pour un portrait ») . Il verra également, mais à une autre séance que Lacan, le film évoqué à la même page, L'Empire des sens (Ai no corrida, de Nagisa Oshima, 1 976) . Dans un entretien qui reparaît ces jours-ci pour accompagner la sor­ tie du Sinthome (accord téléphonique de Ph. Sollers ce 17 janvier 2005) , l'écrivain a récemment évoqué une soirée des années 1 970. C'est ceci : Lacan, assis par terre, faisant effort pour se relever, trébuchant - Sollers, qui « s'arrange pour qu'il tienne debout » - Sylvia, l'épouse, qui lui lance : « Mais laissez-le, maintenant il est grand ! » « Ai-je besoin de commenter ? » demande Sollers dans son entretien. « Non . . . "il est grand maintenant" : ce n'est pas la peine de l'aider à marcher . . . On ne dit pas ça ! On ne dit pas ça en cherchant l'accord . . . enfin, en cherchant le sous-entendu érotique avec quelqu'un de plus jeune. C'est choquant. Pour moi, [ . . . ] Lacan n'est pas un enfant. » La scène est sensationnelle. Mais, cher Philippe, excusez-moi, on peut l'entendre un peu autrement. Que dit Sylvia ? Que c'est vous, Philippe, qui prenez Lacan pour un enfant. Oui, vous, en vous précipitant à son secours. Est-ce lui qu'elle moque ? N'est-ce pas plutôt vous qu'elle rembarre, vous empressé ? 199

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C'est elle qui vous indique que Lacan n'est plus un enfant, ou qu'il ne l'est pas plus que ne l'est « touthomme », en un mot, comme écrivait Lacan. Qui parle ? Mais voyons, c'est « la vraie femme », celle qui se définit de n'être pas une mère, et qui ferait des croche-pieds plutôt que de « mettre debout ». Bref, la mère de Lacan, c'est vous, Philippe. Elle, c'est Médée (voir plus bas, § 1 5) . É ros est dans le coup sans doute, mais lequel ? L'épouse a son idée là-dessus. Sous son nez, un jeune importun poursuit son mari de ses assiduités : « Noli tangere », dit-elle. Je ne dis pas que vous ayez tort de subodorer dans la phrase de Sylvia une invite à votre endroit, mais comment ne pas voir que cette phrase ne prend son sens érotique que du geste de sollicitude qui la précède, par lequel vous consolidez le vieil homme titubant ? Sylvia vous dit en somme : « Laisse tomber, petit homme, intéresse-toi donc à une femme plutôt qu 'à lui. » Non moins qu'à vous, l'injonction s'adresse à Lacan sans doute. Ah ! vous n'étiez pas le seul, Philippe, à tourner autour de Lacan, à vou­ loir l'aider dans son grand âge, à vous « arranger pour qu'il tienne debout ». Il y avait Jacques Aubert, il y avait moi, Jacques-Alain, il y avait toute la clique attrapée dans « le transfert ». Nous qui, comme vous, avions un faible pour les grands hommes, croyez-vous que nous étions regardés avec bienveillance par la femme qui accompagnait celui-ci dans la vie ? Vous qui faites profession d'admirer Bataille, vous vous indignez que Sylvia vous ait dit d'une voix désabusée : « Ah, vous vous intéressez à Georges ? », et vous objectez vertueusement : « Pour moi, Bataille, ce n'était pas "Georges". » Oui, mais, voyez-vous, pour elle, si. Tout le pro­ blème est là. Sylvia était une hérétique, à sa façon. À ses yeux, vous n'étiez qu'un petit idolâtre, comme moi. Elle, elle fracassait, ou elle sapait, nos idoles aux pieds d'argile. Elle ne montait pas sur l'escabeau (voir plus bas, § 5) . Savez-vous qu'elle me dit un matin : « Ah,Jacques-Alain,je suis bien fatiguée. J'ai passé la nuit à brûler toutes les lettres de Georges » ? Nous n'aurions pas fait cela, n'est-ce pas, Philippe ? (Voir à nouveau le § 1 5 .) Mais Bataille n'avait pas été notre homme-ravage (voir ici même, p. 1 0 1 ) . Sollers aide Lacan, Sylvia rembarre Sollers. C'est qu'elle est pleine­ ment cette « aide contre >> que Dieu créa à Adam en la personne de la 200

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femme (Genèse, 2, 1 8) , et dont il est à deux reprises question dans Le Sinthome (la Bible de Jérusalem, optimiste, traduit au contraire : « une aide qui lui soit assortie ») . C'est qu'avec l'« extrême présence à l'unicité » que lui prêtait Lacan (voir L'Éthique de la psychanalyse, p. 343) , elle avait perçu le rêve d'idylle de l'habile homme qui, trente ans plus tard, en riant, dirait de Lacan : «Je pense que le transfert a été réciproque, et à mon avantage. » Ce transfert, il est là, Philippe, dans ce geste de supporter, qui fait couple de Sollers et Lacan. C'est alors que Sylvia se met en tiers. Il y a maintenant un trio, et il est borroméen, à le déchiffrer par Le Sinthome. Sollers, tout à son transfert réciproque, c'est l'imaginaire. Sa « tou­ thommie » lui fait croire que Lacan, se dressant sous sa main secourable, est imaginaire comme lui. « Non, il n'a pas besoin de vous pour ça, il est grand tout seul », dit Sylvia, « et symbolique » (voir § 13, in fine) . Quant à elle, elle est le réel (voir L'Angoisse, chap. XIV, p. 2 1 3-228) , à moins qu'elle ne soit le sinthome (ici même, p. 101) qui le retient de s'esbigner. Pour finir, je vous rendrai volontiers les armes, Philippe. Je ne veux pas avoir raison contre vous. Sans vous, nous n'aurions pas ce sublime vaudeville. Il vous a fallu, pour livrer cette scène, franchir les portes que garde le Démon de la pudeur. Peut-être cela vous coûtait-il moins qu'à moi - qui ai dû le faire aussi, pour vous suivre dans la zone incandescente où brûlent les lettres de Bataille avec celles de Gide, et où vous avancez, intrépide, bra­ vant les mille e tre plus une, pour prendre la main du Commandeur, afin qu'il ne tombe pas. Il n'est pas de meilleur apologue pour Le Sinthome. Lacan faisait appel à Joyce pour faire un pas au-delà du point où s'était arrêté Freud. N'est-ce pas ce que vous mimiez ce soir-là ? La littérature volant au secours de la psychanalyse qui se casse la figure. Sylvia ne pouvait que s'interposer, par effet de contrainte.

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§ 2. Effets de contrainte

Lacan avait l'intention, il l'avait annoncé, d'intituler son Séminaire 4, 5, 6 (p. 1 2) . Il avait e n effet repris le 1 3 mai, à la dernière séance de son Séminaire RSI, le nœud borroméen à quatre ronds (le réel, le symbo­ lique, l'imaginaire, plus le symptôme) déjà apporté le 1 4 janvier de la même année, et il avait soutenu que, « à s'engager dans ce quatre, on trouve une voie particulière qui ne va que jusqu'à six )). La conférence qu'il donna en ouverture du Symposium Joyce, en juin 1 975, le détourna de ce projet. Quelle pouvait donc être cette « voie particulière )) ? Mon hypothèse est qu'il s'agissait d'exploiter les possibilités combinatoires mises en évi­ dence dans les tableaux que l'on trouve p. 2 1 et 52 du Sinthome. Le premier, déjà évoqué le 13 mai, établit une double corrélation 1-2/3-4, mise en évidence par le nœud de la même page, et telle qu'elle permettrait d'obtenir avec les quatre ronds dénommés des effets de contrainte dont on peut noter qu'ils sont les mêmes que ceux de la syn­ taxe des alpha, bêta, gamma, delta du « Séminaire sur "La Lettre volée" )) (cf. Écrits, cité désormais É . , p. 49-50 de l'édition de 1 966 au Seuil) : à fixer le terme d'un couple à une place sur quatre possibles, des contraintes apparaissent sur l'inscription des termes de l'autre couple à d'autres places. Le second tableau énumère les trois configurations obtenues à partir des trois termes R, S, 1, soumis à « une révolution non permutative en leur position )), comme le sont dans « Radiophonie )) les quatre termes $, S,, S2, a (Autres écrits, cité désormais A. É . , p. 447) , le terme « sinthome )) restant fixe. Il n'est pas difficile de concevoir un troisième tableau dans lequel, I: restant fixe, la permutation des termes R, S, et 1 est cette fois autori­ sée. On obtient dans ce cas six configurations :

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R s s I I R R I s R s

R s s

I R

:E

Mon hypothèse est donc que Lacan prévoyait de privilégier l'étude des trois nœuds s'ajoutant ici aux trois premiers qui figuraient déjà sur le second tableau, et que visait le Séminaire RSI. Les nœuds 4, 5, 6 seraient ainsi RIS, SRI, et ISR, plus le quart rond :E.J'imagine que, dans un second temps, l'exploration de cette seule voie n'aurait pas délivré les résultats que Lacan pouvait en attendre. Suivre la piste de Joyce lui serait apparu plus fécond.

§ 3. Bavochages sur le nœud

Il avait fallu, pour que Lacan s'intéressât au nœud borroméen, qu'il lui arrive via son ami le mathématicien G.T. Guilbaud. Le 8 février 1 972, Lacan préparait son Séminaire du lendemain autour de la phrase, de son cru,je te demande de rifuser ce que je t' cffre, parce que ce n 'est pas ça, quand la fortune, en la personne de la nommée V* P*, mit entre ses mains le nœud borroméen : « Chose étrange, dit-il le 9 février 1 972, tandis qu'avec ma géométrie de la tétrade je m'interro­ geais hier soir sur la façon dont je vous présenterais cela aujourd'hui, il m'est arrivé, dînant avec une charmante personne qui écoute les cours de M. Guilbaud, que me soit donné comme une bague au doigt, quelque chose que je veux vous montrer maintenant. Ce n'est rien de moins, paraît-il,je l'ai appris hier soir, que les armoiries des Borromées » (Séminaire XIX, chap. V) . Georges Théodule Guilbaud fut après la guerre l'introducteur en France de la théorie des jeux, de von Neumann et Morgenstern (voir son article resté célèbre de la revue Économie appliquée, n° 2, avril-juin 1949) , et y intéressa Lacan ; son article « Les problèmes du partage » (ibid. , n° 1 , avril-juin 1951) est utilisé par Lacan dans le Séminaire XVI, à 203

ANNEXES

propos du pari de Pascal ; Guilbaud sera « au cœur du développement de la recherche opérationnelle en France » (voir son entretien paru dans Les Annales des Mines, n° 67, mars 2002) . Le nœud figurait depuis longtemps dans des livres populaires de curiosités mathématiques, tel, par exemple, Mathematics and the Imagi­ nation, d'Edward Krasner et James Newman (Bell, réimprimé depuis 1 949) , dont Lacan possédait un exemplaire. Le nœud est, p. 287, donné comme l'emblème d'une « brasserie bien connue », et le commentaire se contente de signaler l'« étrange relation » des trois ronds. Quand Lacan montre à Quine les ressources du nœud, l'éminent philosophe n'y voit qu'une plaisante curiosité, « a little topological curiosity that was engaging in its way ii (voir plus bas, § 9) . C'est l'occasion de rappeler que, comme le signale Alexei Sossinsky au début d'une exposition semi-populaire (Nœuds. Genèse d'une théorie mathématique, Seuil, 1 999, p. 1 1 ) , les nœuds, «je ne sais trop pourquoi », furent longtemps ignorés des mathématiciens, qui ne s'y attelèrent pour de bon qu'au xx• siècle ;jusqu'au milieu des années 1 980, cette théorie n'intéressait pas grand monde parmi eux, hormis un petit cercle de spécialistes. Il convient d'ajouter que les physiciens précédèrent ici les mathéma­ ticiens. William Thomson, Lord Kelvin, l'inventeur du zéro absolu (- 273 , 1 5 °C) et de l'échelle de température qui porte son nom, ima­ gina des modèles nodaux de la structure moléculaire, et porta une atten­ tion particulière au nœud de trèfle ; une théosophie canularesque s'est développée à ce propos, et je m'en voudrais de ne pas partager avec le lecteur du Sinthome le rire que provoque le site Kelvin is Lord (zapa­ topi.net/lordkelvin.html) . Mon intérêt étant éveillé par Lacan, j'avais acquis vers 1 973 et je lui avais passé Introduction to Knot Theory (R.H. Crowell et R.H. Fox, Blaisdell, 1 963) . Il se peut que ce soit Pierre Saury qui lui ait commu­ niqué les articles, ou au moins les nœuds, de Listing et de Milnor qui sont repris dans le Séminaire. Saury était un jeune mathématicien, trop tôt disparu, à la personnalité attachante, qui se passionna avec son ami Michel Thomé (voir notamment p. 46 sq.) pour les nœuds de Lacan ; celui-ci trouva chez eux une compétence et une disponibilité qu'il cherchait en vain à susciter chez la plupart de ses auditeurs et des psy­ chanalystes de son É cole. 204

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Au cours de son passage à New York, lors de son voyage outre­ Atlantique entre la première et la seconde séance du présent Séminaire, Lacan s'entretint avec Dali (p. 1 09) , et essaya de l'intéresser au nœud borroméen, mais en vain, comme cela avait déjà été le cas avec Heidegger, auprès duquel il se rendit à cette fin, durant RSI, à Fribourg­ en-Brisgau. Selon le témoignage qu'il en donna au retour, l'Allemand n'avait dit mot, et lui avait montré la masse des manuscrits de ses cours en attente d'être publiés. Le nœud, apparu dans le Séminaire XIX, refait surface dans Encore, au chapitre X, p. 1 07-123. Il est au centre de la conférence donnée à Rome en 1 974 (à paraître dans la série « Paradoxes de Lacan ») ; par son titre, « La troisième . . . », elle s'inscrit dans la série des discours romains de Lacan, après « Fonction et champ de la parole et du langage en psy­ chanalyse >> en 1 953 (É . , p. 237-322) et « La psychanalyse. Raison d'un écheo en 1 968 (A . É. , p. 341-349) . Enfin, le Séminaire 1 974- 1 975, RSJ, qui précède immédiatement Le Sinthome, prend pour objet le nœud lui­ même, et la triade du réel, du symbolique et de l'imaginaire, inspirée de Lévi-Strauss, et qui marque le début de l'enseignement proprement dit de Lacan (voir l'opuscule Des Noms-du-Père, Seuil, 2005) . La série entamée par RSI, et qui trouve avec Le Sinthome son acmé, constitue un retour par Lacan sur les fondements de sa propre tentative, et une mise en question de la psychanalyse d'une profondeur inégalée, et largement inaperçue, en raison du soin mis par Lacan à dérober à l'auditeur la portée de son discours et ses virtualités explosives. D'où son désir inaccompli d'en confiner l'élaboration dans un très petit cercle. On ne peut s'empêcher de penser que ce dernier enseignement de Lacan était du registre de ce que les É coles antiques réservaient à l'enseigne­ ment ésotérique. Une notion aristocratique de la « subjectivité créatrice >> est ancienne chez Lacan, mais, pas plus que dans Le Sinthome, il ne céda jamais à la tentation de parier sur une élite. Voyez ce passage de « Fonction et champ . . . », de 1 953 : « Faire état du petit nombre de sujets qui suppor­ tent cette création [symbolique) serait céder à une perspective roman­ tique >> (É., p. 283) . Ou encore, en 1 973 : « Plus on est de saints, plus on rit, c'est mon principe, voire la sortie du discours capitaliste, - ce qui ne constituera pas un progrès, si c'est seulement pour certains » (A . É. , p. 520) . 205

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Les sempiternelles déplorations de Lacan dans Le Sinthome quant au nombre excessif de ses auditeurs laissent clairement entendre que la doctrine qu'il exposait à tous les vents avait vocation à être tenue secrète. Donner forme publique à un enseignement ésotérique oblige à voiler dans le même temps que l'on dévoile. Il faut en quelque sorte se taire tout en parlant, comme le prône Baltasar Gracian, et user de tous les procédés qui sont évoqués par Leo Strauss dans La Persécution et l'Art d'écrire. D'où le « mi-dire » cryptique de Lacan, mis en évidence dans Le Sinthome tout spécialement (voir plus bas, § 1 5) . C'est ainsi qu'à la différence de Freud, mais instruit par les mésaven­ tures de sa succession apostolique, Lacan s'abstint d'élire un cercle de supposés fidèles, et d'épouser ce peuple élu, comme Venise la mer, en lui distribuant des anneaux (sur le Comité secret, dit des Sept Anneaux, voir É . , p. 473-474) . La seule « bague au doigt » de Lacan, c'est le nœud (voir plus haut) . Le dam des prétendants se marque assez de la fidèle ani­ mosité qu'ils vouèrent à son gendre. Il n'est pas douteux que Lacan partageait à l'endroit des psychana­ lystes les sentiments qu'il prêtait à Freud : « Il n'est pas difficile de mon­ trer quel mépris des hommes était ressenti par Freud, chaque fois que son esprit venait à les confronter avec cette charge [celle de la tech­ nique psychanalytique] tenue par lui pour au-dessus de leurs possibili­ tés. Mais ce mépris était à ce moment consolidé par les abandons répétés où il avait mesuré l'inadéquation mentale et morale de ses premiers adeptes. Esprits et caractères dont il n'est que trop clair qu'ils dépassaient de loin les meilleurs comme la foule de ceux qui, depuis, se sont répan­ dus à travers le monde avec sa doctrine » (É . , p. 457-458 ; sur le thème du mépris, que Lacan attribue à Marx et Lénine, à Freud et lui-même, voir Encore, p. 89-90) . Il est difficile de nier que cette évaluation sévère ne se trouve pas infirmée par l'accueil qu'une part non négligeable de ce qui fut la communauté psychanalytique française réserva, au dernier trimestre de l'année 2003, à une entreprise visant ouvertement au dépérissement de la psychanalyse. En même temps, on vit alors monter au créneau les « cadets de Gascogne » de l'intelligentsia, comme si le geste généreux, infime et intime de Sollers à l'endroit de Lacan, un soir des années 1 970, était destiné à se répéter dans l'histoire (voir Ph. Sollers, « L'avenir de la psychanalyse », L'Infini, Gallimard, n° 67, été 2004, p. 55-59 ; Bernard206

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Henri Lévy, « Pour une charte de la psychanalyse » et « La cause de Freud », Récidives, Grasset, 2004, p. 1 1 4- 1 3 1 ; et les nombreuses contri­ butions parues dans Le Nouvel  ne, Navarin, nos 1 à 4, 2003-2004) . « De quoi je me mêle ? » put-on entendre du côté de l'engeance terrée, « ils ne sont pas analystes ». Le nœud ouvre sur une série infinie dans le sens ascendant, puisque l'on peut toujours prendre de nouveaux « ronds de ficelle » dans la rela­ tion borroméenne. Mais celle-ci ne commence qu'au troisième. On peut relever que la série borroméenne est en cela analogue à la série dite de Fibonacci, qui avait longtemps retenu Lacan dans son Séminaire XVI : la loi générale de formation de la série (chaque nombre est formé de l'addition des deux précédents) ne commence évidem­ ment à s'appliquer qu'à son troisième terme : 1 1 2 3 5 8 1 3 2 1 34 . . .

§ 4. Aristote et le pas-tout

L'attention de Lacan avait été attirée sur la quantification aristotéli­ cienne (p. 1 4) par l'article que les Cahiers pour l'analyse, revue du Cercle d'épistémologie de l' É cole normale supérieure, avaient demandé au philosophe Jacques Brunschwig, et qui parut en tête du n° 1 0 (Seuil, 1 969) consacré à la formalisation (« La proposition particulière et les preuves de non-concluance chez Aristote », p. 3-26) . Il l'avait déjà uti­ lisé dans son écrit « L'étourdit » à propos de la sexuation féminine (A. É . , p. 465-469, avec référence à Aristote, p. 469 ; voir également dans le même recueil « Télévision », p. 539-540) . Interprétant le délicat passage clé du début des Premières Analytiques, 1, 1, 24a, 1 8-20, Brunschwig distingue la particulière négative qu'il appelle minimale (quelque A au moins n'est pas B, n'étant pas exclu qu'aucun ne le soit) de la particulière négative dite maximale (quelque A au moins et au plus n'est pas B) , et souligne qu'Aristote interprète toujours la particulière dans le sens minimal, et rejette l'autre. En quoi la première est-elle minimale et l'autre maximale ? En ceci que la première n'exclut pas la possibilité d'une relation universelle entre A et B (qui serait : aucun A n'est B) , alors que la seconde l'exclut. 207

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Dans le second cas, on ne peut pas dire tout A, ni aucun A. Il n'y a pas de vérité universelle de A. C'est le sens maximal de la particulière négative que Lacan retient, au contraire d'Aristote, pour en doter son pas-tout. Il l' affecte au côté fémi­ nin de la sexuation : il n'y a pas « toutes les femmes », il n'y a pas d'uni­ versel féminin, il n'y a pas la femme. Mais le pas-tout est encore plus retors que cela. Lacan ne retient pas l'opposition maximal/minimal sans la rhabiller de ses mains, comme il fait par exemple du couple métaphore/métonymie qu'il tient de Jakobson. La quantification aristotélicienne s'inscrit dans un univers du discours qui est fini. Qu'il soit maximal ou minimal, son pas-tout ne joue donc que sur le manque et l'incomplétude : tous sont-ils là ? Y en a-t-il cer­ tains qui sont ailleurs ? Le pas-tout de Lacan se déploie au contraire dans un univers infini, et il est construit sur le modèle intuitionniste d'une séquence de choix : l'accent est mis sur l'impossibilité de dire l'universalité du prédicat. Si n'a pas été posée au départ la loi de for­ mation de la série, selon laquelle tous les A sont B, il sera impossible - si loin que la série se poursuive, et même si l'on vérifie, de moment en moment, qu'on ne trouve aucun A qui ne soit B - de jamais le conclure pour tous. La séquence est comme telle lawless, sans loi. Cet attribut singulier est par Lacan reconnu au réel qu'il invente (voir p. 1 37) . Ce n'est pas sa seule hérésie.

§ 5. Sublimation

=

escabeau

Haeresis, p. 1 5 : Lacan évoque le mot latin en raison de la consonance d'« hérésie » avec la prononciation des trois lettres RSI ; la racine du mot est grecque, hairesis, « choix », d'où « opinion particulière ». De quel choix s'agit-il ici ? J'ai fait mon possible pour le rendre plus clair dans le texte établi. Le choix est entre ce que Lacan désigne plai­ samment par le sinthome madaquin et le sinthome roule. Çe sont respecti­ vement le « sinthome » orthodoxe et le « sinthome » hérétique. L'hérésie, en effet, n'est pas seule à être sinthome. Le choix que prône Lacan dans Le Sinthome, celui de la perspective dite ici hérétique, com­ porte en effet que l'orthodoxie (le normal) n'est qu'un régime particu208

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lier du sinthome, de même qu'une séquence latifull, normée, régulière, n'est pas autre chose qu'une séquence lawless dont on a donné la loi de formation au départ (le Nom-du-Père) pour éviter tout suspens et toute surprise (quel ennui !) . Le sinthome roule est le sinthome dénudé dans sa structure et dans son réel, le madaquin est le sinthome élevé au semblant, devenu mannequin, et voilé par les sublimations disponibles au magasin des accessoires : l'être et sa splendeur, le vrai, le bon, le beau, etc. Le moyen élévatoire de la sublimation comme opération ascension­ nelle était souvent nommé par Lacan du terme hégélien bien connu d'Aujhebung. Il lui donne dans son écrit «Joyce le Symptôme » le nom plus expressif d'« escabeau » (A. É . , p. 565-570) . L'escabeau met l'accent sur le corps. De même, Lacan désigne le sin­ thome comme « événement de corps » (ibid. , p. 569) , alors qu'il définis­ sait le symptôme freudien comme « vérité » ( É . , p. 234-235) . Joyce, « hérétique », partisan du sinthome-roule-comme-je-te-pousse, « fait déchoir le sinthome de son madaquinisme » (p. 1 4) . Mais cela ne l'empêche pas de vouloir se hisser avec son sinthome sur « l'SK beau » de l'œuvre d'art. La même orientation amène Lacan à faire comprendre, p. 13 7, que le réel du droit, c'est le tordu, que le tordu l'emporte sur le droit, que le droit n'est qu'une espèce du tordu. Dois-je rappeler que l'orthodoxie est étymologiquement l'opinion droite ? que l'antonyme de gay en anglais est straight, qui veut dire « droit », « conforme » ou « réglo » ? Le passage du droit au tordu, du mos geometricus euclidien à la topo­ logie nodale, n'est pas sans rappeler le passage képlérien « de l'imaginaire de la forme dite parfaite comme étant celle du cercle, à l'articulation de la conique, de l'ellipse » (« Radiophonie », in A . É . , p. 43 1 ) . Einstein e t Lénine sont associés à la faveur de c e thème. L e physicien mit en évidence, si l'on peut dire, la courbure réelle du rayon lumineux, qui pourtant paraît droit. Quant au révolutionnaire, défendant contre l'économiste Martynov les thèses de Quefaire ?, publié en mars 1 902, il énonça dans la conclusion de son « Discours sur la question du pro­ gramme du Parti », prononcé le 22 juillet (4 août 1 903) au deuxième Congrès du POSDR : « Nous savons tous maintenant que les écono­ mistes ont tordu la barre dans un sens. Pour la redresser, il fallait la tordre dans l'autre sens, et c'est ce que j 'ai fait. Je suis convaincu que la social­ démocratie russe redressera toujours avec énergie la barre tordue par 209

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toutes les variétés d'opportunisme, et que, par suite, notre barre sera toujours la plus droite et la plus utilisable » (Œuvres, Paris-Moscou, t. 6, 1 966, p. 5 1 5) . Lénine est revenu ultérieurement sur c e point, en 1 907, dans sa « Préface au recueil En douze ans » (ibid. , t. 1 3 , 1 967, p. 1 09-1 1 0) : « [ . . . ] j 'usai d'une expression qui devait être souvent citée par la suite, celle de la barre tordue. Quefaire ? disais-je, redresse la barre tordue par les économistes, et c'est précisément parce que nous redressons énergi­ quement les déviations que notre "barre" sera toujours bien droite. » Je pense à ce propos que Lacan a souvent pratiqué la méthode léni­ niste à laquelle il se réfère dans ce passage du Sinthome, et que nombre des thèses qu'il a soutenues dans la psychanalyse sont à lire à cette lumière : il redresse la barre tordue par les « orthodoxes » afin qu'elle soit droite. Si Lacan parle, p. 1 37, d'un « bâton » et non d'une barre, on peut sup­ poser que c'est par contamination avec l'exemple cartésien, dans la Dioptrique, de l'illusion du bâton dans l'eau. Je n'ai pas voulu corriger cette erreur dans le texte établi. Le couple inédit d'Einstein et Lénine devient trio quand, à la dernière question (p. 1 39) , surgit un objet qui a beaucoup fasciné en son temps, le cigare tordu de Lacan. Il s'agissait d'un havane léger, dit culebra. La boutique Davidoff à Genève (où s'était tenu le Congrès de 1 903, comme c'est bizarre, quelle coïncidence !) les vendait attachés par trois. On savait faire plaisir à Lacan en lui en apportant. Ce plaisir l'aidait à « tenir debout », dirait Sollers, pendant que d'aucuns attendaient qu'il s'étouffe avec son nœud (il s'agit en particulier de la personne évoquée à la fin du § 1 6) .

§ 6. De Schreber à Joyce Une personne souvent mise à contribution par Lacan dans les années 1 970 était Nicole Sels, mentionnée p. 1 6 . Elle assurait le secrétariat de l' É cole freudienne de Paris, fondée et dirigée par lui, et faisait preuve d'une grande agilité bibliographique ; elle a notamment collaboré à la traduction des Mémoires d'un névropathe, du président Schreber, parus dans la collection « Champ freudien » au Seuil. 210

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Le texte des Mémoires, et sa lecture par Lacan dans le Séminaire III comme dans « D'une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » (É. , p. 531 -583) , sont à l'arrière-plan du Sinthome. C'est ainsi que le « laisser tomber du rapport au corps propre », p. 1 50, se réfère à la déré­ liction désignée dans le délire du président Schreber par le liegen lassen, que Lacan isole comme fondamental dans sa psychose, et qu'il traduit par laisser en plan (voir « D'une question préliminaire . . . », in É . , p. 560 et 563) . Une autre des modalités du laisser tomber se retrouve dans la structure du passage à l'acte : le (se) laisser tomber du sujet, qui traduit le nieder­ kommen lassen du cas freudien de la jeune homosexuelle (L'Angoisse, p. 129-1 37) . La défenestration mélancolique en est l'illustration clinique la plus saisissante. Qui, quoi tombe dans le laisser tomber ? Ce n'est pas le pur sujet du signifiant, qui est insubstantiel, qui ne pèse pas, n'est pas soumis à la gra­ vitation. C'est le sujet en tant que son être est logé dans l'objet petit a. Le corps est nécessairement de la partie.

§ 7. D'un corps à la Cantor La p. 1 8 reprend cursivement la lecture par Lacan de la définition cantorienne de l'ensemble, des premiers axiomes de la théorie, et de leurs premières conséquences. Je ne puis éviter de commencer par en exposer les bases élémentaires. Soit la relation primitive R*, non définie, d'appartenance à un ensemble. Si x appartient à l'ensemble A, c'est-à-dire en est un élément, c'est-à-dire y est contenu, on écrit : x E A. Un ensemble A qui contient deux éléments, a et b, est écrit : { a, b } . L'axiome d'extension (noté ici M*) pose qu'un ensemble est défini par ses éléments : deux ensembles sont égaux si et si seulement ils ont les mêmes éléments. Sur la base de cet axiome, on définit une seconde relation, R**, cette fois entre ensembles, qui est la relation d'inclusion. Pour deux ensembles A et B, si tous les éléments du premier sont aussi éléments du second, A est dit sous-ensemble de B, ou inclus dans B. On écrit : A c B, ou, réflexivement : B ::) A. Les deux relations, l'appartenance et l'inclusion, sont tout à fait distinctes. 21 1

ANNEXES

Il s'agit maintenant d'assurer l'existence d'un ensemble contenant précisément les éléments qui répondent à telle définition. Il ne suffit pas de dire qu'à toute définition D d'un élément correspond un ensemble E dont les éléments sont exactement les éléments x répon­ dant à D. Un tel axiome donnerait naissance au paradoxe de Russell, pour peu que D soit : x E x. On doit donc s'assurer préalablement que les élé­ ments x tels que définis par D sont des éléments, si je puis dire, ensembli­ sables, ce pour quoi l'axiome garantira qu'ils sont déjà ensemblisés. Autrement dit, on ne laissera les x devenir membres de E que si l'on s'est assuré par avance qu'ils sont déjà membres d'un ensemble A quel­ conque, qui n'a d'autre vertu, ni d'autre définition, que d'être supposé (mais non posé) comme déjà existant. On s'assure ainsi de la normalité des éléments x postulant à l'entrée dans E, et, par voie de conséquence, de celle de E lui-même. Tout ensemble E ainsi formé sera un sous­ ensemble d'un ensemble A. Cette dépense signifiante est le prix à payer pour contourner la malé­ diction russellienne, et mettre à la porte de l'univers du discours élé­ ments anormaux et ensembles paradoxaux. Le but est que ça tourne rond dans le discours, si je puis m'exprimer ainsi (voir, plus bas, § 8) . Nous appelons « condition P (x) » une définition de x (autrement dit, en termes plus techniques, une phrase P où la lettre x apparaît au moins une fois à l'état dit libre, c'est-à-dire placée hors des quanteurs particu­ lier et universel, « il existe un x » ou « pour tout x ») . Nous introduisons maintenant l'axiome dit de spécification (M**) , qui pose qu'à tout ensemble A et à toute condition P (x) il correspond un ensemble B dont les éléments sont exactement les éléments x de A qui satisfont P (x). La première conséquence de cet axiome est d'assurer l'innocuité du phénomène russellien.Vous pouvez bien former, si cela vous chante, un ensemble R dont les membres ne sont pas inclus dans eux-mêmes, c'est­ à-dire qui répondent à la condition x � x (les catalogues qui ne font pas partie d'eux-mêmes, d'auguste mémoire) , puisque R ne sera pas contenu dans A : R � A (la démonstration est laissée au lecteur) . Comme A est quelconque, R est ainsi « l'absent de tout ensemble », s'il est permis d'employer ici une tournure mallarméenne. D'où le dit, digne de Parménide à moins que ce ne soit d'Héraclite, dû à Halmos : )). v ( �/. .x .x ···jr.) ) ·· ····.· )· ) v ( (_. ·x · La théorie ne devient non triviale qu'à partir des invariants d'ordre 2. v ( '·

.....

=

... .

-

. . .·

Pour distinguer le nœud de trèfle du nœud trivial, il suffit d'un tel inva­ riant,noté Vo. Pour le nœud trivial, il est égal à zéro : V0 (o) invariant attribue au nœud de trèfle la valeur

=

O . Ce même

1 , d'après le calcul

qu'illustre la figure suivante, où l'on reconnaît les propriétés explorées par Lacan dans le chapitre V I :

J'ai suivi dans cette note l'exposé donné aux p. de Sossinsky cité plus haut, au §

1 1 9-129 de l'ouvrage 3, d'où proviennent également les trois

illustrations. La lecture de l'ouvrage ne manquera pas d'intéresser le lec­ teur du

Sinthome ;je recommande également de consulter The KnotPlot Site, le plus beau site consacré aux nœuds (cs.ubc.ca/nest/contributions/

scharein/KnotPlot.html). Il serait loufoque d'imaginer que le mathématicien ait dû quoi que ce soit au psychanalyste, mais il apparaît que ce dernier s'était en effet _ attaché dans les nœuds à un effet de singularité (déjà isolé par Lord Kelvin, voir §

3), qui devait se révéler, quinze ans plus tard, être la voie

d'accès d'une importante avancée dans la théorie mathématique. Rien de plus, mais r ien de moins. L'histoire des nœuds fera certainement une place à Lacan pour son expérimentation acharnée durant plusieurs années. Le fait qu'elle ait été très peu formalisée n'est pas un obstacle. C'est ainsi qu'à la même époque un avocat new-yorkais, qui manipulait des cordes par terre dans son salon, comme

il arrivait à Lacan de le faire sur son bureau de la rue

de Lille ou sur le sol à Guitrancourt, découvrit que deux des nœuds

219

ANNEXES

répertoriés dans la table de Tait-Little (1 899) ne faisaient qu'un, dernière duplication de ce genre à être découverte. L'article où il rapporte sa trouvaille a été publié dans les Proceedings of the American Mathematical Society, vol. 45, n° 2, août 1 974, p. 262-266. À le voir jouer, p. 93, avec l'idée d'un « nœud de Lacan », nul doute que Lacan aurait été ravi de faire une trouvaille comparable à celle de Kenneth A. Perko Jr.

§ 12. Le cercle de Popilius L'épisode du cercle de Popilius, évoqué p. 1 09, est un topos de l'his­ toire romaine, popularisé à l'âge classique par l'Histoire ancienne de Charles Rollin (1 730-1 738) . Il y est illustré, dans l'édition de 1 7 40, par une estampe de J.-P. Le Bas, Antiochus enfermé dans un cercle par Popilius. La source en est le livre XLV (12.5) de Tite-Live ; on le trouve aussi dans l'Abrégé, par Justin, des Histoires philippiques de Trogue Pompée (XXXIV, 3, 1 -4) , dont je reprends la traduction récente (Corpus latino­ rum sciptorum, Internet, 2003) par Marie-Pierre Arnaud-Lindet : Ainsi, le légat Popilius est envoyé à Antiochos pour lui ordonner de se tenir à l'écart de l' É gypte, ou bien d'en sortir, au cas où il y aurait déjà pénétré. Comme il l' avait trouvé en É gypte et que le roi se préparait à l'embrasser - en effet Antiochos avait cultivé l'amitié de L. Popilius, entre autres, pendant qu'il était otage à Rome -, Popilius ordonne à l'amitié privée de faire trêve quand les ordres de la patrie s'interpo­ sent ; comme, après avoir tendu au roi le décret du sénat et lui avoir remis, Popilius le voyait hésiter et s'en rapporter pour la question à ses conseillers, l'ayant enfermé dans un vaste cercle qui pourrait contenir ses conseillers, avec la canne qu'il avait à la main, il lui ordonne de les consulter là et de ne pas sortir du cercle avant de donner au sénat sa réponse : la guerre ou la paix avec les Romains. Cette âpreté brisa le courage du roi au point qu'il répondit qu'il obéirait au sénat.

L'épisode appartient à la partie, la plus tourmentée, de l'histoire des Séleucides sous l'influence romaine avant la réduction du royaume de Syrie au statut de province, période à laquelle Corneille a emprunté l'argument de Rodogune (on lira avec intérêt la préface de Corneille et 220

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la notice de Georges Couton, ainsi que la note généalogique de la p. 1 293, dans le t. 3 des Œuvres complètes chez Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade ») . Il convient d'abord de ne pas confondre le Popilius Laenas du cercle avec l'assassin de Cicéron, du même nom, qui fut stigmatisé par Voltaire dans le Dictionnaire philosophique, et qui joue dans le jules César de Shakespeare un petit rôle, distribué dans le film de Mankiewicz (1 953) à un acteur dont il y aurait beaucoup à dire. Je ne connais pas le degré de parenté des deux homonymes, mais il ne doit pas être impossible de le déterminer. Quant à l'Antiochus « encerclé », il n'est autre qu'Antiochus IV Épi­ phane. Mais oui, celui-là même qui, empêché par ledit « cercle de Popilius » de se lancer contre l' É gypte, inaugura la persécution des Juifs. « Antiochus l'Illustre, écrit superbement Bossuet dans son "Discours sur l'histoire universelle" [voir "Bibliothèque de la Pléiade", p. 7 1 6] , régnait comme un furieux : il tourna toute sa fureur contre les Juifs, et entre­ prit de ruiner le Temple, la loi de Moïse, et toute la nation. L'autorité des Romains l'empêcha de se rendre maître de l' É gypte. » Comme on le sait, la révolte des Maccabées le contraignit de rapporter ses mesures antijuives, et le Temple fut purifié en 1 64, épisode toujours remémoré avec joie dans la tradition juive par la fête de Hanoukkah. Le musée de Rennes détient un très beau dessin de Rembrandt, Popilius etAntiochus (vers 1 660) : le légat, un modeste Popilius vêtu d'une chasuble, voûté et tout seul, trace de sa canne, dans le sable, le cercle qui entoure un superbe Antiochus chamarré, sous l'œil de ses cavaliers immobiles et de la foule attentive, qui, elle aussi, fait cercle. Je serais porté à croire que les références familières de Lacan au cercle de Popilius (celle-ci n'est pas la seule) sont un souvenir de quelque manuel scolaire ou livre illustré de son enfance, le « Rollin de la jeu­ nesse » peut-être, ou un ouvrage qui en était inspiré. L'Histoire de Rollin, avec ses images d' Épinal, si je puis dire, conserva une grande influence durant tout le XIX' siècle, et sa lecture était encore recommandée en 1 900 par l'éminent Rawlinson (voir l'article de Pierre Briant « La tra­ dition gréco-romaine sur Alexandre le Grand dans l'Europe moderne et contemporaine »,juillet 2002, achemenet.thotm.net) . Je n'aurais pas manqué d'intéresser Lacan à l'hypothèse avancée récemment par Peter O'Neill (« Going Round in Circles : Popular 221

ANNEXES

Speech in Ancient Rome », in Classical Antiquity, vol. 22, n° 1, 2003, p. 1 35- 1 66, spécialement la note 7) selon laquelle l'usage par Tite-Live du mot drculus dans l'épisode dit du « cercle de Popilius » était sans doute la « rétroprojection » d'un terme à la mode sous la République tardive, non pas dans le sens géométrique, mais au sens métaphorique de « réunion » ou « congrégation » humaine. La multiplication de drculi au caractère informel, non autorisé, voire contestataire et conspirateur, marquait en effet le lifestyle de l'époque, et ne laissait pas d'inquiéter les autorités sénatoriales comme l'ensemble de l'establishment. Le cercle devient au contraire dans la fable livienne de Popilius la pure matéria­ lisation signifiante d'un pouvoir sénatorial d'autant plus instant que phy­ siquement absent. Rembrandt fait merveilleusement voir l' Aujhebung soudaine qui transforme le signe de la débilité de Popilius, le bâton de sa vieillesse, l'incarnation de sa castration - bref, sa longue canne nue - en instru­ ment de son triomphe, en signifiant-maître médusant, capable d'impo­ ser son empire aux réalités les plus présomptueuses en la personne d'un roi régnant en furieux, et de le retenir de perturber ce que Hegel appelle l'« existence stable dans l'universel » (§ 8) , que Rome s'est vouée, et épui­ sée, à étendre dans le monde comme à en faire la police, ainsi qu'il est advenu, et adviendra encore, on peut le supposer, à d'autres empires dans l'histoire. Aussi bien le cercle de Popilius est-il l'illustration du « tournage en rond » qui fait l'essence de la vision policière du monde. Occasion de vérifier, à rebours, la thèse constante de Lacan, que, si le pouvoir est l'at­ tribut du maître, sa vérité intime, c'est l'impuissance (voir le chap.VI de L'Envers de la psychanalyse, intitulé « Le maître châtré » ; voir aussi, dans le chap. XX , p. 202-203, sauf qu'ici, sur le signe du maître, ce n'est pas « tout le monde [qui] cavale », c'est un qui s'immobilise) . C'est bien ce qui rend douteux à mes yeux le « rêve mégaloma­ niaque », la « volonté de puissance généralisée », l'idée de se soumettre l'Université, voire l'aspiration à « être sacré », que Philippe Sollers prête curieusement à Lacan dans l'entretien évoqué au § 1 . Lacan, tel que je l'ai connu et tel que je le comprends, donnait plutôt une leçon de sobriété et de lucidité quant au pouvoir, au point de s'en remettre à d'autres du soin de négocier le rapport de forces avec l'IPA, le payant du prix que l'on sait (son « excommunication ») . 222

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Imputer à Lacan le désir d'être sacré semble difficilement conciliable avec l'hérésie lacanienne de l'escabeau (§ 5) , alors que ce désir est sus­ ceptible de venir naturellement, par un effet d'après-coup, aux grands écrivains français, qu'ils soient in:fames ou idolâtrés. Il suffit d'alléguer ici le « Dieu Voltaire », «Jean-Jacques », le « Divin Marquis », « l'Enchanteur », et plus généralement le culte romantique de l'écrivain vates et prophète tel que retracé par Paul Bénichou dans les admirables travaux qui suivi­ rent Le Sacre de l'écrivain, 1 750- 1 830 Oosé Corti, 1 973, sous-titré « Essai sur l'avènement d'un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne ») . On peut aussi penser à Joyce en Rédempteur, ou en aliment pour uni­ versitaires, « chair à chaires », si j'ose dire (ici même p. 1 6 et 79-80) . Le désir de sacré a aussi sa place dans la théosophie érotique de Bataille, celui de Madame Edwarda et de la « communauté inavouable » (voir la référence de Lacan à Bataille dans É . , p. 583, passage dont je sais l'irri­ tation qu'il suscite chez Sollers) . Néanmoins, et pour faire honneur à l'intuition sollersienne, qui n'est jamais indifférente à mes yeux,j 'admettrai volontiers que la politique de Lacan puisse apparaître comme parente de celle du Dieu des Juifs, tel qu'il l'évoque dans la première leçon des Noms-du-Père (voir l'opuscule qui vient de paraître sous ce titre, p. 97) : sa doctrine n'est pas la seule dans la psychanalyse, elle ne prétend pas à plus qu'à être la seule à régner dans son petit coin, sa petite É cole. Là, elle est «jalouse ». Lacan lui­ même admettait volontiers en riant, dans nos entretiens privés, cette analogie risquée. En revanche, la belle mais plus dangereuse idée d'une domination universelle des esprits est à rendre à l'idéologie romaine et papiste où elle a pris naissance. J'ajouterai, pour conclure cet excursus, que je ne verrai rien d' exorbi­ tant à ce qu'un grand écrivain catholique de la France contemporaine, actuel légataire du glorieux « pouvoir spirituel » littéraire qui prit la relève d'un sacerdoce chrétien dont les valeurs, aujourd'hui restaurées, étaient alors tombées en désuétude (Bénichou, Le Sacre . . . , p. 350) , soit conduit à une conception particulièrement exaltée de sa fonction et de ses dons, une fois assumé le difficile bonheur d'être soi-même plutôt que quelqu'un d'autre. Contrairement à ce que laissent croire l'apparente facilité et la félicité proclamée de l'écrivain, qui relèvent plus d'une dis­ cipline de fer que d'une hypothétique bonne nature gasconne, l'assomp­ tion de sa vocation n'alla pas tout seul pour Philippe Sollers, comme en 223

ANNEXES

fait foi sa remarque dans l'entretien précité : «Je crois vraiment qu'il vaut mieux être un grand écrivain que Lacan. » Que l'on se reporte seulement à Femmes, cité plus haut, édition « Folio », p. 1 1 5 sq. : on y lira le témoignage transposé de la décision, vers 1 970, de Sollers, « piqué au vif, de leur montrer que j 'étais aussi un penseur ». Reconnaissons maintenant dans le cercle popilien l'ensemble vide de tout à l'heure. Popilius ne fait couple avec l'outrecuidant monarque oriental qu'à le séparer de ses organes, consultatifs et militaires, et à dégonfler sa souf­ flure, jusqu'à le réduire à une vessie vide. C'est pourquoi, à mesure qu' Épiphane disparaît, ou du moins que toute vie s'étiole en lui, car il est comme mis au tombeau - pensons à Saddam, retrouvé sous terre -, la multitude fait cercle. Le cercle de Popilius réalise ainsi la prophétie de Daniel. L'apologue se prête certainement à plus d'une lecture. On pourrait être tenté de développer des thèmes d'une veine clas­ sique, tels que Joyce enfermé dans un nœud par Lacan, ou, inversement, Lacan enfermé dans un nœud par Joyce, voire Lacan enfermé dans joyce par Jacques Aubert, si l'on oubliait qu'un tel enfermement n'a de sens que dans l'espace métrique euclidien (le seul où se déplace la police de « La Lettre volée ») . Lui échappent les relations paradoxales, voire les singu­ larités, qu'autorise la topologie, et que requiert par exemple le Lust-Ich freudien, à la lettre le moi-plaisir, dont Lacan relève, p. 1 54, qu'il n'a pas d'extérieur (voir à ce propos, par exemple, Les Quatre Concepts fonda­ mentaux de la psychanalyse, p. 2 1 7-2 19, et Encore, p. 52-53) . C'est ainsi que la trivialité du cercle popilien, si elle se retrouve dans celle des ronds séparés, qui donnent lieu chacun à un > (p. 1 24) , dont deux sont citées -, que Derrida, donc, fasse l'impasse sur ce qui s'étale sur six pages de jeunesse de Gide. L'omission est d'autant plus surprenante que parmi les quatorze textes que j'ai recensés, cet écrit figure par deux pages, 742 et 753, citées p. 1 28 du « Facteur » à propos de la fonction de la fiction en littérature, mais sans que mention soit faite du titre de l'article dont elles sont extraites. Ces six pages des Écrits, 758 à 763, sont donc comme « la lettre volée )), ou la bévue du « Facteur de la vérité )). Première bévue, car, lorsque parut « Le facteur de la vérité )), « Lituraterre >> était déjà publié depuis quatre ans, et ce texte avait tout pour retenir l'attention du philosophe. En effet, il était initialement paru en tête du n° 3 de la revue Littérature (Larousse, 1 97 1 , p. 3-1 0) , où figurait (p. 79-85, avec une introduction de Catherine Clément) la note sur Dora que Lacan évoque p. 1 05 du Sinthome, et qui avait pour auteur une amie qui leur était commune,joy­ cienne elle-même, Hélène Cixous (précision : sa pièce Le Portrait de Dora est parue en 1 978 aux É ditions des Femmes) . De plus, dès son premier essai publié, Derrida Ge le revois à la librai­ rie des Presses universitaires, feuilleter lui-même les premiers exem­ plaires du livre) avait su donner à Joyce et à sa tentative de « répéter [ . . . ] la totalité de l'équivoque >> la place d'un « autre pôle )) par rapport à la tentative husserlienne d'obtenir une langue univoque et transparente. Il s'agissait là d'un véritable « choix )) (le mot est dit) hérétique. On n'a plus idée de la façon dont cette orientation détonnait dans le contexte phi­ losophique de l'époque, et ce ne fut pas indifférent au fait qu'entre tous les enseignants de la Sorbonne d'alors,je choisis le jeune Derrida pour devenir son étudiant (voir dans Edmund Husserl, L'Origine de la géomé­ trie, traduction et introduction par Jacques Derrida, PUF, 1 962, les belles pages 1 04- 1 05) . Je m'en voudrais de rallumer par ces lignes les guerres picrocholines lacano-derridiennes, alors que la situation présente, caractérisée par le regain des orthodoxies, pourrait au contraire porter leurs élèves à renouer d'anciennes alliances. Lacan et Derrida, chacun est grand dans son genre, il s'agit seulement de savoir lequel. Après tout, Lacan, lui, a commencé, comme il le rappelle dans Le Sinthome, p. 78, par « É crits "inspirés" : schizographie )), tout est peut-être là (cet article est présenté 235

ANNEXES

comme rédigé en collaboration dans les Annales médico-psychologiques, 1 93 1 , t. II, p. 508-522 ; il sera recueilli dans un volume en préparation de la collection « Champ freudien ») . Il y a, certes, beaucoup à dire pour éclairer Derrida par contraste avec Lacan, et vice versa. On peut, bien entendu, défendre plus avant la per­ tinence de la perspective choisie dans « Le facteur de la vérité », mais je préfère compter pour cela sur les nombreux praticiens de la décons­ truction, ce texte m'ayant éloigné d'une œuvre dont je suivais jusque­ là l'élaboration. Ce que je sais, c'est que, dans Le Sinthome, les nœuds sont une écri­ ture, et le nœud est une lettre. Par ailleurs, Lacan pensait avoir inauguré « cette affaire de l'écriture » (p. 1 45) par le rôle qu'il faisait jouer, depuis son Séminaire IX, au « trait unaire » (par quoi il traduit l' einziger Zug de Freud, qui figure au chap. VII de la Massenpsychologie, par. 5, dernière ligne ; voir par exemple le Séminaire Xl, p. 23 1 ) .

§ 1 6. L'énigme de l'énonciation Intension, avec un s, p. 1 52 : Lacan avait déjà utilisé la distinction de l'intension et de l'extension (voir par exemple la « Proposition du 9 octobre 1 967 sur le psychanalyste de l' É cole » in A. É. , p. 250) . Cette distinction est reçue en logique : l'extension d'une classe, ce sont les objets qu'elle contient, sa dénotation ; l'intension, c'est la défi­ nition de ces objets, la ou les propriétés ou attributs qui permettent de les sélectionner dans un univers (de discours) . L'intension peut être purement subjective, variant selon les indivi­ dus. Elle peut être objective, et désigner tous les attributs, connus ou non, que les objets dénotés ont en commun ; intension est alors l' équi­ valent de compréhension. Enfin, si elle ne concerne que les attributs expli­ cités par convention, intension équivaut à connotation. C'est cette dernière qui concerne la logique. On trouve cette tripartition utile dans l'antique manuel de Cohen et Nagel, An Introduction to Logic, Routledge, 1 934, réédition 1 963, p. 30-33. À partir de là, les difficultés commencent. L'intension dégoûtait profondément Quine en raison des phéno­ mènes dits d'« opacité référentielle » auxquels elle donne lieu, notam­ ment dans la citation, et de l'apparition de trous dans la valeur de vérité 236

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(truth-value gaps) qui compliquent la déduction. C ' est ainsi que l'avant­ dernier chapitre de Word and Object (The MIT Press, 1 960) s 'intitule « Flight from Intension )). Quine recommande et organise méthodique­ ment cette fuite d' É gypte, en éradiquant les « obj ets intensionnels )) , selon l e principe, digne d' Antiochus Épiphane, « explication is elimina­

tion » (p. 260) . Il est vrai que le langage est much ado about nothing, mais à s'obliger à ne parler touj ours que de ce qui existe, il en résulte un uni­ vers du discours parfaitement policé (regimented), transparent, dépourvu de noms propres (pour éviter la survenue de licornes et autres êtres de discours à la Blavatsky, ou à la Meinong) , vide de sens et de surprises, où l'on sait toujours à l'avance qui est qui et qui fait quoi. L'univers quinien, d'un calme olympien, détaché, ironique, un peu ennuyeux mais très digne et fort gentil une fois accomplie l'extermina­ tion des intrus, où prévaut un principe de précaution et de moindre effort poussé à l'extrême, et dont la Stimmung n'est pas éloignée de celle qui transparaît dans les Mémoires du logicien (voir plus haut, § 9) , n'a pas survécu à la trahison de Rorty, infecté par les abstractions inten­ sionnelles les plus échevelées de la French Theory, de la déconstruction, et même de Heidegger, pourtant cloué au pilori par Carnap, ni surtout à l'assaut de Kripke, salué par Lacan dès la première publication, en 1 972, des conférences reprises en volume sous le titre Naming and

Necessity. On relèvera une fois de plus que le traducteur de l'ouvrage aux É ditions de Minuit est issu du Séminaire (François Recanati) . Lacan indique un peu plus loin, p. 1 53 , s' être intéressé à l'énigme. En effet, un passage de L'Envers de la psychanalyse, p. 39-40, définit l' énigme par l' énonciation, et lui oppose la citation, définie par l' énoncé. L' énigme est une énonciation qui s'en remet à l'auditeur pour qu'elle devienne un énoncé ; la citation est un énoncé qui bouche l'énigme de l'énonciation par le nom propre de l'auteur. Ce couplage est fort éclairant. Il permet par exemple de comprendre tout de suite pourquoi il est dans l'ordre que ce soit l'auteur (en colla­ boration) d'un Vocabulaire de la psychanalyse, compilation fort bien ordonnée de citations de Freud, qui ait interpellé Lacan sur le vrai sur le vrai (voir ici même, p. 1 52, et l'indication que je donne p. 1 08 dans

Des Noms-du-Père, Seuil, 2005) . Dire le vrai sur le vrai suppose d' éliminer l' énonciation au profit de l'énoncé (d'un prédicat opératoire « x est vrai ))) . Mais ce vrai, qui est 237

ANNEXES

le vrai intensionnel de la p. 1 52, reste relatif à l'univers du discours considéré, à ses axiomes et procédures de validation. Il demande seule­ ment un accord harmonieux des signifiants entre eux. Le signifiant, comme l'âne, se frotte au signifiant, il déploie ses réseaux, méandres et labyrinthes, mais tout cela revient à tourner en rond sur l'anneau du symbolique, autour d'un trou invisible, celui du manque-à-dire. C'est la voie quinienne, non dépourvue de sagesse. Ou alors, la nécessité paradoxale s'impose, comme dans Le Sinthome, d'inventer et de nommer le réel « nu », distingué du vrai, ex-sitant à 1'« ordre symbolique )>, sans loi, déconnecté, hasardeux. C'est ici une variation nouvelle et extrême de la formule constante de Lacan : la vérité a structure de fiction ; elle est de part en part fantas­ matique, mensonge, songe qui ment ; c'est un semblant ; elle est entre nous et le réel (voir L'Envers de la psychanalyse, p. 202) . La « note en bas de page » est l'une des incarnations ordinaires du « vrai sur le vrai ». Qu'elle soit de l'auteur ou de son commentateur, qu'elle se place effectivement en bas de page ou se déporte à la fin d'un ouvrage, elle est en position de méta-langage, d'où elle accomplit un semblant de validation (ou d'invalidation) du langage-objet. Il suffit d'avoir médité la leçon d'Anthony Grafton dans son savoureux petit livre, Les Origines tragiques de l'érudition. Une histoire de la note en bas de page (Seuil, 1 998) , pour saisir les raisons profondes qui avaient pu décider Lacan à proscrire ce procédé de l'édition de son Séminaire, dont l'enjeu est de faire pas­ ser à l'écrit une énonciation sans ternir son éclat énigmatique. On constatera que j'ai substitué dans cette notice la facétie à la tra­ gédie, et l'on jugera si j'ai réussi à exhiber l'énigme de l'énonciation, dans sa faconde comme dans son arbitraire et son mystère.

§ 1 7. L' Unerkannt L'adjectif unerkannt, p. 1 49, qui se traduit par « mconnu », « non reconnu », « incognito », figure substantivé dans une phrase célèbre de L'Interprétation des rêves, au chap.VII, consacré à la « Psychologie des pro­ cessus du rêve » ( Gesammelte Schriften, Internationaler Psychoanalytischer Verlag, 1 925, t. Il, p. 446 ; L'Interprétation des rêves, PUF, 1 950, p. 433) . Freud note la persistance d' « eine Stelle im Dunkel >> (un point obscur) 238

NOTICE DE FIL EN AI GUILLE

dans les rêves les mieux interprétés, et il ajoute : « Dies ist dann der Nabel des Traumes �'ombilic du rêve) , die Stelle, an der er dem Unerkannten auf­ sitz �e point où il se rattache au non reconnu] . >> On a beaucoup élucubré sur ce soi-disant « Inconnu ». Interrogé sur ce point en janvier 1 975, Lacan traduit l' Unerkannt par le « non reconnu ». Il l'identifie à ce que Freud nomme l' Urverdriingt, le refoulé primordial ou originel (cf. notamment les articles de 1 9 1 5 sur le refou­ lement et l'inconscient, ainsi qu'Inhibition, sympt8me, angoisse, PUF, 1 965, chap. Il, p. 1 0) , où il voit « un nœud dans le dicible » comparable au trou dans la pulsion (voir le Séminaire XI) . Il développe à ce propos des consi­ dérations hautement originales (son intervention, publiée en son temps dans les Lettres de l'É cole freudienne de Paris, est destinée à paraître, dans la version établie par mes soins, dans un volume de « Paradoxes ») . Les pensées du rêve n'aboutissent à rien, note Freud dans le passage de l' Unerkannt, elles se ramifient en tous sens, tout comme les réseaux de l'Esquisse d'une psychologie scientifique dont il s'agit p. 1 3 1 (traduite en français dans le volume intitulé La Naissance de la psychanalyse, PUF, 1 956, p. 307-396 ; les réseaux dont parle Lacan sont représentés p. 365 ; voir également p. 332, 333, 342 et 357) . On ne cesse de trouver, et pour­ tant on ne cesse de chercher. Trouver n'est pas le contraire de chercher. La trouvaille n'éteint pas la recherche, mais la relance indéfiniment. Il en va ainsi dans les remarques de cette « Notice de fil en aiguille ».

§ 1 8. La «jolisophie >> Lacan reprenait jadis à son compte le superbe énoncé picassien «Je ne cherche pas, je trouve » (p. 9 1 ; voir le Séminaire XI, p. 1 2) . Je suis l'auteur de la peu charitable remarque (privée) évoquée p. 91 :