Le sens de la dot en pays tupuri: Modalités et décryptage du vocabulaire consacré au Tchad et au Cameroun 2343253730, 9782343253732

Le mariage est l'aboutissement d'un long processus. Il se déroule en termes de stéréotypes et de formalités da

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Le sens de la dot en pays tupuri: Modalités et décryptage du vocabulaire consacré au Tchad et au Cameroun
 2343253730, 9782343253732

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Le mariage est l’aboutissement d’un long processus. Il se déroule en termes de stéréotypes et de formalités dans le discours amoureux, avec l’usage du lexique commun entre l’homme, la femme et l’animal, avec le recours à une terminologie adéquate au cours des négociations de la « dot »… Ce livre étudie le mariage dans la communauté tupuri au Sud-est du Tchad et au Nord-est du Cameroun, là où un accent particulier est mis sur la « dot » appelée, par ailleurs, « compensation matrimoniale ».

Titulaire d’une HDR en sciences du langage à l’Université de Picardie Jules Verne, maître de conférences, chercheur en linguistique culturelle de développement, chef de département de Langue et Littérature Françaises de la FALSH de l’Université de Maroua (Cameroun), Jean Paul Balga est auteur d’articles, d’un roman et de quatre ouvrages.

Etudes africaines

Jean Paul Balga

Modalités et décryptage du vocabulaire consacré au Tchad et au Cameroun

Le sens de la dot en pays tupuri

Le sens de la dot en pays tupuri

Etudes africaines

Série Linguistique

Jean Paul Balga

Le sens de la dot en pays tupuri Modalités et décryptage du vocabulaire consacré au Tchad et au Cameroun

Série Linguistique

Préface d’Henry Tourneux

ISBN : 978-2-343-25373-2

22,50 €

Le sens de la dot en pays tupuri

Collection « Études africaines » dirigée par Denis Pryen et son équipe

Forte de plus de mille titres publiés à ce jour, la collection « Études africaines » fait peau neuve. Elle présentera toujours les essais généraux qui ont fait son succès, mais se déclinera désormais également par séries thématiques : droit, économie, politique, sociologie, etc. Dernières parutions Mohamed HARAKAT (dir.), Géopolitique et géoéconomie marocaines en Afrique, 2022. Sous la direction de MOUSSA II et Christian Théophile OBAMA BELINGA, Voies de communication et espaces culturels en Afrique noire: hommage à Philippe Blaise Essomba, 2022. Gilbert NGUEMA ENDAMNE et Céline BILOGHE EKOUACHE, La désillusion de l’école en milieu populaire au Gabon. Uniformisation ou diversification représentationnelle ?, 2022. Patrick KABOU, Le droit de la guerre dans les religions et traditions d’Afrique noire, 2021. Mgr Léonard KASANDA LUMEMBU, La sorcellerie chez les Baluba du Kasayi (RDC), 2021. Boubacar NIANG, Le gouverneur Faidherbe à Saint-Louis et au Sénégal (1854-1861/1863-1865). Mythes et réalités dans l’œuvre du précurseur de la colonisation française en Afrique occidentale, 2021. Debeau MUNAYENO MUVOVA et Didier PIDIKA MUKAWA, Covid-19 au Congo-Kinshasa, Représentations sociales et gestion publique au cœur d’une crise sanitaire, 2021. Safiatou DIALLO, Politiques de santé en Guinée, de la colonisation au début du XXIe siècle, 2021. Gaptia LAWAN KATIELLOU, Vieri TARCHIANI et Maurizio TIEPOLO (dir.), Risque et adaptation climatique dans la région de Dosso au Niger, 2021. Joël IPARA MOTEMA, Maladie et quête de sante en République démocratique du Congo, 2021.

Jean Paul Balga

Le sens de la dot en pays tupuri Modalités et décryptage du vocabulaire consacré au Tchad et au Cameroun

Préface d’Henry Tourneux

© L’Harmattan, 2022 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-25373-2 EAN : 9782343253732

SOMMAIRE DÉDICACE........................................................................9 REMERCIEMENTS........................................................11 PRÉFACE........................................................................13 AVANT-PROPOS............................................................17 Chapitre 1 : LE TUPURI : PEUPLEMENT, ANCRAGE GÉOGRAPHIQUE ET ASSIMILATION LINGUISTIQUE..............................................................23 Chapitre 2: LES STÉRÉOTYPES ET LES FORMALITÉS DANS LE DISCOURS AMOUREUX..37 Chapitre 3 : LE RAPPORT HOMME-FEMMEANIMAL : LA SÉMANTIQUE DU LEXIQUE.............77 Chapitre 4 : LA DOT TRADITIONNELLE : MODALITÉS ET CONCEPTS DE BASE............................................ 103 Chapitre 5: LA DOT TRADITIONNELLE PARTICULIÈRE : CARACTÉRISATIONS DES CAS DE FIGURE...................................................................127 Chapitre 6 : LES PAROLES DE BUSGI : LES TERMES DE RÉFÉRENCE.......................................................... 139 Chapitre 7 : LES DISCOURS ARGUMENTATIFS SUR LA DOT.........................................................................145 Chapitre 8 : L’IMPORTANCE DE LA DOT................195 BIBLIOGRAPHIE.........................................................219

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DÉDICACE

À ma fille MAÏBA Jessica

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REMERCIEMENTS Au terme de ce projet de longue haleine, je rends un hommage particulier à mes directeurs de thèse, Edmond BILOA et George ECHU à qui je dois mon initiation à la recherche universitaire. Je suis également redevable au professeur Suzanne RUELLAND qui m’a tracé le chemin par ses nombreux travaux de pionnière portant sur le tupuri. Par la même occasion, je remercie Père Émérite Giorgio CAPPELLETTI de la Paroisse Catholique de Touloum ; il a mis à ma disposition une forte documentation comportant une vingtaine d’articles ainsi que la thèse et le dictionnaire trilingue du professeur Suzanne RUELLAND consacrés à la langue tupuri. J’exprime ma gratitude à mes camarades d’amphi SAÏBOU OUSMAN et Léopold TAÏBOU (de la première promotion de l’Université de N’Gaoundéré, 1993) qui m’ont prêté main-forte pendant la collecte des données et m’ont fait des objections et des suggestions utiles. C’est dans une tension émotionnelle que je leur réitère l’assurance de ma sincère reconnaissance. Je sais également gré aux professeurs Clément DILI PALAÏ et KOLYANG DINA TAÏWÉ qui, volontiers, m’ont fait profiter pleinement de leur encadrement, de leur longue et riche expérience dans les publications scientifiques. Je suis enfin, redevable à tous mes informateurs auprès de qui j’ai glané des données, lesquelles m’ont alimenté au cours de nombreuses années qui ont vu prendre forme cette entreprise de recherche. Qu’ils trouvent sous ma plume l’expression de ma parfaite considération.

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PRÉFACE Jean Paul BALGA a obtenu le 10 juin 2017 à l’Université de Picardie Jules Verne (France) un diplôme d’Habilitation à Diriger des Recherches, en présentant un mémoire intitulé Français et langues nationales en Afrique à l’ère post-coloniale. Il avait soutenu en 2012 à l’Université de Ngaoundéré une thèse de doctorat/Ph. D. intitulée Le français en contact avec le tupuri à Maroua (Cameroun) : phonologie, morpho-syntaxe et imaginaires linguistiques. Il est actuellement Chef du Département de Langue et Littérature Françaises de la Faculté des Arts, Lettres et Sciences Humaines de l’Université de Maroua (Cameroun). En 2015, Jean Paul BALGA a publié aux Presses Académiques Francophones (Sarrebruck), un ouvrage intitulé Contact des langues dans le Bassin du Lac Tchad : langues tchadiques, langues Adamawa, fulfulde et français en cohabitation. Il y aborde les phénomènes qui naissent du contact quotidien entre le français et ces ensembles de langues appartenant à deux phylums africains (Afroasiatique et Niger-Congo). Jean Paul BALGA est également auteur de nombreux articles, centrés sur l’analyse du discours et surtout sur des questions que l’on pourrait qualifier d’ethnolinguistiques et de sociolinguistiques, avec un intérêt marqué pour les relations entre le tupuri (langue Niger-Congo de la famille Adamawa-Oubanguienne) et le français. D’où son récent ouvrage (2021) intitulé : Le multilinguisme et le multiculturalisme en crise au Cameroun où Jean Paul BALGA analyse les problèmes liés non seulement à la cohabitation des langues et cultures nationales mais souligne aussi les difficultés inhérentes aux politiques linguistiques en cours au Cameroun. 13

Prolongeant la réflexion entamée dans son ouvrage publié aux éditions L’Harmattan, en 2018, sur les proverbes, Jean Paul BALGA, dans le présent volume, poursuit la présentation de la société tupuri à travers sa langue, dans une démarche que l’on qualifierait maintenant de « linguistique culturelle ». Pour ce faire, il s’appuie aussi bien sur la littérature scientifique existante que sur sa connaissance intime de la langue, son expérience et ses observations personnelles. S’inscrivant dans la Linguistique Culturelle du Développement, concept forgé par Jean Paul BALGA luimême, La dot en pays tupuri montre que dans toute société, l’alliance matrimoniale est une institution centrale. Elle lui permet de se maintenir et même de s’accroître en allant chercher des épouses ailleurs, généralement ni trop près (pour éviter le tabou de l’inceste) ni trop loin (pour éviter de faire entrer dans la famille une trop grande différence). La femme qui se marie est donc « perdue » pour sa famille d’origine, qui exige une compensation substantielle (« dot ») pour cette « perte ». Avec cette compensation, la famille qui a « perdu » sa fille pourra à son tour aller chercher à l’extérieur une épouse pour un fils. Le cycle d’échanges est sans fin, comme l’échange de paroles dans la conversation. La monnaie d’échange, chez les Tupuri est la vache, au point que l’on établit une équivalence symbolique entre la femme et la vache. Jean Paul BALGA nous expose brillamment tout ce mécanisme d’alliance familiale et économique chez les Tupuri et dans d’autres groupes ethniques du Nord-Cameroun. Notre auteur fait preuve d’un grand enthousiasme dans la défense de sa langue et des langues nationales « minorées » par rapport au français et il plaide pour un meilleur équilibrage dans leurs usages et pour une 14

sauvegarde du patrimoine immatériel dont les langues sont le reflet. Il faut maintenant lui souhaiter un large lectorat, tant parmi les jeunes générations de Tupuri souvent nées loin du terroir d’origine, que parmi toutes les personnes curieuses de la connaissance de l’Autre. Henry TOURNEUX Directeur de recherche émérite Langage, langues et cultures d’Afrique CNRS - INALCO.

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AVANT-PROPOS Le Cameroun est considéré comme l’Afrique en miniature. Historiquement, c’est une zone de confluence et de convergence des civilisations qui ont marqué le continent. Trois des quatre phylums attestés en Afrique y sont représentés de la plus belle manière : plus de 250 unités-langues identitaires, quatre fois autant de dialectes. Une mosaïque ou un manteau d’Arlequin linguistique, le Cameroun est donc le lieu de la diversité culturelle par excellence. La culture, jalon majeur des actions de l’UNESCO, se trouve magnifiée à travers l’assertion d’Édouard Marie HERRIOT [5 juillet 1872 à Troyes – 26 mars 1957 à Saint-Genis-Laval], homme d’État français : « La culture, c’est ce qui nous reste quand on a tout oublié ». C’est dire que les faits culturels représentent non seulement les empreintes digitales de l’être humain mais aussi un patrimoine précieux, lequel se transmet de générations en générations. C’est mieux par sa culture que l’homme s’exprime, s’affirme et va à la rencontre de ses semblables. Partant de ce constat, j’aborde ici la problématique du vivre-ensemble sous le prisme de la diversité culturelle. Comment faire face au processus d’acculturation ou de perte d’identité culturelle aujourd’hui ? Comment permettre à l’Autre d’accéder à notre manière d’honorer le mariage ? Quel sens revêt la dot dans le groupe ethnique tupuri ? Comment combattre le tribalisme ambiant via le mariage interethnique ? En d’autres termes, quelle est la terminologie adéquate qui participe de la consécration de l’union conjugale ? C’est à ces questions que se propose de répondre le présent ouvrage intitulé : Le sens de la dot en pays tupuri : réalités ou représentations ? 17

Convaincu que l’unité nationale véritable passe nécessairement par la culture, je lève un pan de voile sur une institution socioculturelle-phare chez les Tupuri : day wayn, « le bœuf de la femme », la dot. On s’aperçoit qu’en pays tupuri, une relation étroite s’établit entre l’homme et l’animal (qu’il soit domestique ou sauvage). Parce qu’on dote la femme avec de bœufs, la plupart des noms de filles renvoie au bétail : DAIPA « encore des bœufs », DAIFULI « il y a des bœufs au pâturage », DAIFERLÈ « les bœufs sont revenus », MAÏDAÏ « la fille de la vache », BLAMDAÏ « couloir des bœufs », TUDAÏ « le trou des bœufs », BULDAÏ « prendre beaucoup de bœufs », DAISSO « c’est enfin des bœufs », KAODAÏ « l’étable », etc. En sociologue et sociolinguiste, je fais une description du phénomène de la dot tel qu’il se pratique chez les Tupuri afin de comparer quelques groupes ethniques du Cameroun triés sur le volet. Au fil des pages, on s’enrichira des sens de nombreux termes et expressions : maïtikli , maïmbramga, premier coq, second coq, l’escorte, veau-frère de lait, chèvre du berceau, bœuf de la laideur, gros bouc, argent de l’eau, tabac rustique, torla, fray, dilna, gumu, visites de courtoisie, prise de la lance, grand danseur de gurna, langue de la danse, passer la nuit avec une fille, attraper une fille, grande femme, rouler dans la farine, club des buveurs de lait, etc. Voilà un avant-goût du champ lexical de la dot que vous aurez grand plaisir à déguster au cours votre lecture. Dans ma peau de pédagogue, je me suis servi d’une institution sociale, un prétexte sans doute pour poser le problème du vivre-ensemble dans un contexte d’extrême diversité culturelle. J’ai pris singulièrement appui sur le 18

régime dotal d’un groupe ethnique pour atteindre les objectifs suivants. ♦ Il s’agit en premier lieu, de décrire une institution traditionnelle à l’intention des générations futures. « Les paroles s’envolent, les écrits restent », dit un adage. Les coutumes, hier en vogue, sont en voie de disparition aujourd’hui. Comme des gouttes d’eau dans la mer, elles tombent une à une dans les oubliettes et deviennent irrécupérables. Le Pélican le sait très bien quand il dit : « La flûte d’autrui fait mal à la bouche ». Pour éviter de se faire mal aux lèvres, il faut absolument immortaliser quelques-unes des habitudes traditionnelles par le truchement de l’écriture. On note aussi un souci de faire connaître le ♦

monde tupuri aux autres ethnies. Nous devons reconnaître que la culture rapproche le mieux l’être humain de son homologue. En découvrant la culture de l’Autre, en l’apprivoisant, en Lui ouvrant aussi l’accès à Notre culture, nous commençons à nous ressembler un peu, même si chacun conserve les marques indélébiles de ses origines. ♦ La troisième idée n’est qu’une suite d’interrogations malheureuses face au processus d’acculturation en cours sur le sol africain. Tout se passe comme s’il y avait une entreprise pour ôter l’âme aux autres et plus particulièrement aux ethnies d’Afrique qui, difficilement sont en train de construire et d’affirmer leurs identités ; et plus encore ces ethnies aveuglées par les puissances technologique et économique étrangères tendent à s’abandonner et à absorber béatement ce qui leur vient de l’Extérieur sans plus s’assumer, sans assumer leurs richesses, si 19

bien que d’un côté il y a des identités agressives et de l’autre des identités passives ; ce qui fait qu’on ne peut pas véritablement parler de coopération, c’est-àdire d’échanges réciproques, de prestations réciproques. D’où l’expression proverbiale tupuri : « La force a arraché le fer des mains de Chéogé ». La dernière préoccupation pose à point nommé ♦ une question brûlante : au regard de nombreuses ethnies que compte la nation camerounaise, comment parvenir à un vivre-ensemble dans le multiculturalisme et le multilinguisme ? La question semble troublante mais pertinente dans la mesure où l’intégration nationale se fera par la culture ou elle ne se fera pas. Tant que l’homme du Nord trouvera étrange la culture de l’homme du Sud, tant que le citoyen de l’Est ne saurait accéder aux autels sacrés des ancêtres du citoyen de l’Ouest, l’intégration nationale demeurera un vœu sans changer un iota à la réalité tribale qui règnera triomphante, cloisonnant le projet national dans un discours redondant qui s’usera au fil des temps. Conscients des conflits liés aux replis identitaires et en tout état de cause, les humains, sans discrimination aucune, doivent transcender la balkanisation et l’apartheid culturels en vue du vivre-ensemble harmonieux. François SENGAT KUO (1985 : 15) parle, à raison, d’un syncrétisme culturel en termes de « tribalités » au Cameroun : Au Cameroun, il n’est pas d’ethnie ni de culture ethnique marginales. Chaque culture ethnique ayant nourri une pensée originale constitue un maillon nécessaire de notre complexe culturel collectif. Cette conviction fait 20

donc obligation à chaque tribu de ce pays de descendre en elle-même, de creuser en elle-même, pour ne remonter qu’avec ce qui semble le plus représentatif de son génie, le plus à même d’exprimer sa tribalité. C’est de la tribalité ainsi définie comme quintessence culturelle de la tribu que partira la chaîne en rosace de nos universaux culturels, chaîne dont nous appelons la confection pour le combat national contre le tribalisme. Jean Paul BALGA

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Chapitre 1 LE TUPURI : PEUPLEMENT, ANCRAGE GÉOGRAPHIQUE ET ASSIMILATION LINGUISTIQUE Introduction Dans le présent chapitre introductif, il s’agit de présenter sommairement les Tupuri afin de donner au lecteur une vue d’ensemble de l’ethnie. À la fois en géographe, historien, sociologue, ethnologue et linguiste, j’ai relevé certains éléments qui me semblent fondamentaux pour la connaissance générale d’un peuple : le cadre géographique, l’évolution historique, la composition sociale et le paysage sociolinguistique. Mais auparavant, une réflexion sera menée autour de l’ethnonyme qui désigne la communauté d’étude. 1.1. Plusieurs appellations : une seule ethnie ? Tupuri, toupouri, tpuri, tpur, tuburi, tipuri.... Tous ces ethnonymes sont attestés dans les textes anciens des administrateurs coloniaux. Dans la comparaison du vocabulaire des quinze parlers au Nord-Cameroun, Jacques Gaston Jean MOUCHET (1938 : 16) écrit : Notons que la prononciation tuburi est celle des Peuls, par l’intermédiaire probable desquels cette race [tribu] fut connue des Européens ; la prononciation locale est tupuri. […] Ceux que nous appelons tupuri ne se dénomment pas autrement eux-mêmes que jar faagi, c’est-à-dire les hommes aux peaux [de cabris], par allusion à leur unique vêture, et se distinguent, tout au moins sur la subdivision de Yagwa, en jar bangwa depuis Tchatibali jusqu’à Tala, et en jar bangwere de Golompwi au pays wina. 23

De nos jours, toutes ces appellations sont courantes. Elles reflètent la grande instabilité de la corrélation de sonorité parmi les obstruantes en position intervocalique. Dans le dialecte mban-go, c’est l’obstruante sourde qui est attestée, tupuri s’opposant, dans une paire minimale imparfaite, à une espèce de guêpe, tiburi. Dans le dialecte mban-liŋ, l’étymologie populaire veut que le terme soit la déformation d’un syntagme nominal ti-puri « têtes nombreuses ». Si la dénomination jar-faage « gens à la peau » est encore usitée (la sortie d’initiation requiert le traditionnel port de la peau de caprin ou de bovin), la langue est cependant connue sous le nom de jak-tupur, le plus fréquemment en débit rapide [ʒak tpuR]. Cette dernière graphie francisée en tpour se trouve dans de nombreux écrits. Cependant, toute la littérature chrétienne a globalement adopté la graphie tupuri. Suzanne RUELLAND (1988 : 18, 19 ; 1992 : 1) l’a aussi adoptée dans sa thèse de doctorat d’État et son dictionnaire trilingue tupuri-français-anglais. À l’est de la ville de Fianga et aux environs du village de Tikem, la forme tuburi est fréquente. Il est vrai que, dans ces variétés dialectales, l’opposition sourde/sonore parmi les obstruantes est très instable même à l’initiale du terme. On doit aussi se demander si un facteur sociolinguistique n’a pas prévalu chez les scolarisés bilingues dans leur choix de la norme tuburi là où il y avait neutralisation de l’opposition, en raison du sens du terme en français. 1.1.1. Le dérivé des racines tubu ou djubu Désignant à la fois la langue et l’ethnie, le terme tupuri est complexe, car il est sujet à plus d’une hypothèse de sens. En effet, un Bornu de Yagoua explique qu’une troupe de guerriers de la tribu tubu serait descendue du 24

Lac Tchad vers le sud, à une époque non déterminée. Ces guerriers se sont établis et les populations voisines les auraient baptisés Tuburi ou Tupuri, le suffixe –ri étant la désinence plurielle nominale dans la langue ; et ce nom a fini par désigner toute la région. En revanche, le substantif tupuri ne semble pas dériver de tubu mais peut-être de la forme plurielle de djubu qui signifie « l’homme ». Par conséquent, tupuri veut dire l’homme ou les hommes. D’après Suzanne RUELLAND (1998 : 261), le mot tupuri serait une variante de tuburi ou tiburi, qui désigne la guêpe. Celle-ci étant un insecte hyménoptère portant un aiguillon à l’abdomen allongé, qui construit des nids en fibres de bois mâchées. Cette dénomination symbolique ou métaphorique se réfère à l’esprit grégaire des guêpes et à leur vie sociale harmonieuse. Elle rappelle l’instinct grégaire très prononcé chez les Tupuri qui se déplacent généralement en groupe. 1.1.2.

Le dérivé de teburri ; racines ti, tu ; adjectif pur, puri

Si l’on remonte l’étymologie du tupuri, il serait venu de teburri, terme mundang qui désigne le bélier et justifie l’attitude belliqueuse d’un frère cadet à l’endroit de son aîné. Le fondateur du clan de base Doré serait parti d’une région non loin de Léré, au Sud-est du Tchad. La légende indique qu’il est parti teburri, c’est-à-dire sur un cheval. Quand il rencontre les autres : Kéra, Massa, Muzuk… il leur dit qu’il se nomme « bélier » et qu’il est arrivé teburri. Plus tard, lorsqu’il parlera sa langue maternelle, on dira que c’est la langue de l’homme arrivé sur le cheval : d’où la langue teburi devenu tupuri. C’est pourquoi Daniel DABA (2001 : 13) conclut qu’on désigne aujourd’hui ce groupe ethnique par tuburri ou tiburi ou encore tupuri. 25

Éphraïm BOUTGA (2001 : 4), quant à lui, insiste sur la structure formelle du terme tupuri. Celui-ci vient de la racine ti « tête, sur, au-dessus de, le sommet » et du qualificatif pur « masse, nombreux, beaucoup, quantité ». Ainsi, cette néologie dénotative trouve sa raison d’être dans la forte densité de la population qui aurait effrayé les Peul lors de leur conquête islamique. Selon l’imagerie populaire, tupuri provient de l’assemblage tu (trou, creux, cavité) et puri « nombreux ». Littéralement, le mot tupuri se traduit « trous nombreux ». Pour échapper aux massacres d’ennemis farouches, les Tupuri auraient creusé des trous ; ils les auraient recouverts de branchages pour piéger les assaillants lorsque ceux-ci se lanceraient à leur poursuite. Tout compte fait, les appellations tupuri, tipuri ou tuburi, tiburi désignent un seul et même peuple. Aussi bien au Cameroun qu’en territoire tchadien, ces désignations sont sujettes à des variations. Dans certaines localités du Tchad, le peuple est nommé sous le vocable tuburi, tandis qu’au Cameroun il est désigné par tupur ou tupuri. Les dénominations convergentes consacrent l’unité d’un peuple qui forme un seul ensemble, jar tupur. Jar « gens » ; tupur « peuple ». Ce groupe de mots signifie « hommes », « peuple tupuri ». 1.2.

Les origines des clans et les strates de peuplement

D’après Christian SEIGNOBOS et Henry TOURNEUX (2001 : 265-271), les Tupuri regroupent leurs nombreux clans en trois phratries : baaré, guwa et doré qui renvoient, chacune, à une strate de peuplement. Dans le Bassin du Lac Tchad et sur les marges, outre le problème de chronologie, une difficulté majeure touche à l’identification des groupes au long de leurs parcours 26

migratoires. Les transformations survenues en cours de route et les amalgames aboutissant parfois à de véritables mutations ethniques, en font souvent perdre le fil. Néanmoins, le clan baaré représenterait le fond de peuplement le plus ancien chez les Tupuri, ou, plus exactement, c’est sous ce nom que sont enregistrées les couches de peuplement les plus archaïques. Actuellement, les Tupuri appellent les Massa1 baaré et ceux-ci appellent Tongoyna les groupes qui les ont précédés et qu’ils ont progressivement repoussés vers le Sud, dans la zone tupuri. Il s’agit là d’un même fond de peuplement paléomassa pour les uns, paléo-tupuri pour les autres. Les mouvements de peuplement baaré sont la lointaine résultante de pressions exercées du Xe au XVIIIe siècles par les mises en place successives du royaume du Kanem, des États boulala et surtout du Baguirmi. Ces pressions généreront des refoulements en chaîne, qu’accentueront encore les raids à longue distance que meneront les royaumes prédateurs. Ils seront relayés plus à l’Ouest par le Bornu et le Wandala. Ces derniers concouriront à infléchir vers le sud, en direction des Lacs de Guisey, Fianga et Tikem, tandis que d’autres mouvements migratoires seront orientés vers le Nordest/Sud-est. Les migrations provenant du Sud (Péfé) seront provoquées, elles, par la mise en marche de l’énorme agrégat de peuplement Sara-Ngambay, précédé d’un élément tampon constitué par les Laka. Cette masse sarangambay prendra une orientation Est-Ouest à la latitude du 9e parallèle. Les groupes refoulés, eux, adopteront partiellement une direction de migration orientée vers le

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Ethnie voisine.

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Nord. C’est dans une remontée que s’inscrivent les Guwa et les Doré. À ces principaux moteurs de migrations, s’ajoutent des causes plus internes, comme celles de l’émergence de nouveaux groupes tels que les Massa et les Mussey, qui provoqueront de multiples départs en direction du pays tupuri. Toutefois, le pays tupuri lui-même, à la différence des aires de peuplement massa, mussey, voire mundang, alimenta peu de mouvements de départ. Tout se passa comme si la construction ethnique tupuri s’était faite de façon moins violente, et que l’assimilation des réfractaires avait été opérée plus habilement. En effet, lorsque Doré atteignit ce qui deviendra le pays tupuri, il s’installa au sud de Fianga, au pied d’une colline baptisée Moswang. Ce nom aurait pour sens étymologique « femme déjà mère » ; Il désignerait le lieu d’un ancien pouvoir ou d’une succession de pouvoirs (Kéra et Guwa) qui auraient précédé Doré. On dit que les Doré prirent aux Guwa, qui le leur abandonnèrent, l’emblème de la panthère 1 . En échange, les Guwa adoptèrent le culte de Mené, divinité à l’effigie d’un taureau, dont le grand maître sera le chef de culte de Ganhou. Dans les fragments mythiques, ce sont tantôt Baaré, tantôt Guwa (ou Dawa2) qui sont présentés comme les frères aînés de Doré3. Guwa, phonétiquement [guwaa], 1

C’est un mythe typique et stéréotypé d’une prise de pouvoir d’un groupe étranger sur un groupe « autochtone ». Dans toute la région, la panthère est l’emblème du chef, voire son double. 2 Dawa représenterait, en fait des proto-Doré, qui donnèrent leur nom aux collines qui dominent l’actuel site de Doré, et d’où ils furent repoussés. 3 Parfois, au contraire, on dit que Guwa est le frère cadet de Doré. Cependant, on représente aussi Guwa comme « l’adjoint de Doré », c’est-à-dire celui qui avait pour fonction d’introniser le chef, rôle qui est dévolu obligatoirement à un membre d’un groupe antérieur.

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signifierait « reste ». L’appellation de Guwa regroupe des clans disparates issus du Sud, revendiquant parfois la région de Gagal comme lieu d’origine ; certains auraient été en place avant les Doré, mais d’autres seraient arrivés après eux et ne les auraient pas ralliés. C’est un ramassis de clans qui n’appartiennent ni aux Baaré ni aux Doré ; parmi eux, on cite les suivants : Fekné, Gouédjéré, Dingri, Intéré, Guémaré, Mounkéré, Donlooré, Gouyouri, Momboui, Darbéré, Mindaoré, Movéné, Gambouri, etc. Les Doré sont l’objet de connotation de noblesse. Ils ont les clans les plus nombreux et les plus prolifiques et assimilateurs. En voici quelques-uns : Goudoum, Dablakri, Mo-wan-Séré, Mo-wan-Dawa, Mo-wan-Kidifi1, Nimbakri, Yowé, Ngaré… (Pierre Charles COURNARIE et al, 1937 : 8 ; Yves HERVOUET, 1950 : 11-13 ; Suzanne RUELLAND, 1975 : 39, 40). À côté de ces grands ensembles de clans, on en recense d’autres, venus plus récemment des pays mundang2, wina et musey. 1.3. L’ancrage territorial D’après Laurent FECKOUA LAOUKISSAM (1977 : 32), les premiers renseignements écrits donnent comme limites au peuple tupuri : au Nord, la ligne DomoGuidiguis ; à l’ouest, la ligne Guidiguis-Mbourao ; au sud, Mbourao-Tikem et à l’est, l’étroite bande de terre longeant le lac de Fianga à Domo, laissant sur les bords du lac une portion de terrain qui sera occupée ensuite par les Wina. Ces limites sont restées grossièrement les mêmes depuis plus de cent ans. Daniel DABA (2001 : 9) rappelle que les 1

Mo-wan signifie « la descendance du chef de ». Les clans d’origine mundang, à la différence de ceux des Baaré, sont d’introduction récente et se comportent comme des alliés obligés de Doré, qu’ils viennent de la région de Lara ou des zones plus méridionales de Doué. 2

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Tupuri occupent un territoire situé au nord et au sud du 10e parallèle nord qui fait pratiquement la frontière entre le Cameroun et le sud-ouest du Tchad ; ils sont établis précisément dans le Département du Mont Illi en territoire tchadien. Au Cameroun, les Tupuri sont localisés dans la Région de l’Extrême-Nord ayant pour chef-lieu la ville de Maroua. Cette circonscription, jadis département, a été érigée en Province en août 1983 suite au décret N°83/390 du 22 août 1983 portant création de nouvelles provinces du Cameroun. Les plaines des départements du Diamaré, du Mayo-Kani et du Mayo-Danay sont les grands sites de vie des Tupuri. Située à cheval entre deux entités étatiques, le Cameroun et le Tchad, la zone tupuri s’étend de part et d’autre de la frontière séparant les deux pays vers le 10° de latitude nord et le 15° de longitude est. S’agissant des Tupuri de l’Extrême-Nord du Cameroun, le tableau ci-dessous donne une vision globale de leur ancrage territorial depuis 19921. Tableau N°1 : ancrage territorial des Tupuri dans l’ExtrêmeNord Département Arrondissement Chef-lieu Kar-Hay Doukoula Mayo-Danay Kalfou Kalfou Tchatibali Tchatibali Datcheka Datchéka Guidiguis Guidiguis Mayo-Kani Taïbong Dziquilao Pohri Touloum Moulvoudaye Moulvoudaye Source : Décret N° 92/186 du 01/09/1992.

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C.T. N°5207 du jeudi 03/09/92, décret N°92/186 du 01/09/92 portant réorganisation administrative ; C.T. N°5230 du mercredi 06/10/92, décret N°92/207 du 05/10/92.

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Au plan global, les populations se répartissent sur deux départements où elles occupent dans chacun quatre arrondissements. Cette délimitation de la zone tupuri n’exclut pas la complexité de l’espace pluri-ethnique de l’Extrême-Nord. Ainsi, au nord-est, on retrouve les Massa et les Musgum ; à l’est, les Musey ; au nord, les Peul ; et enfin les Mundang à l’ouest et au sud. Si l’air ethnique de ces populations s’étend principalement sur deux départements, les poches du territoire contenant ces mêmes gens en dehors de l’Extrême-Nord traduisent une certaine densité, c’est-àdire un volume démographique qu’il faut bien relever dans la perspective de la présentation matérielle de la région car on trouve aussi de fortes communautés tupuri dans les zones de Lagdo, Touboro, Rey-Bouba, Mbandjock, Nkoteng, Dizangue, Wassandé, etc… 1.4.

L’assimilation sociale et linguistique

Il est établi que le peuple tupuri est composé de deux groupes distincts : les Tupuri proprement dits, qui parlent la langue tupuri et les Kéra qui sont locuteurs d’une langue différente appartenant à la famille Tchadique du phylum Afro-asiatique. Au sein même du groupe tupuri, on dénombre 56 clans dont trois semblent les premiers occupants ; ces derniers se passent pour les autochtones. Giorgio CAPPELLETTI (1996 : 1) confirme que les autres clans sont constitués des hommes venus d’ailleurs, qui ont perdu à la fois identité, langue et traditions : ils ont été purement et simplement assimilés. Comme le montre le tableau suivant, les trois clans originels sont : guyuri, baguri, et donloré.

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Tableau N° 2 : Trois clans originels tupuri et le kéra clan originel peuple village - lieu d’occupation groupe (autochtone) tupuri kéra Fianga et ses environs (au Tchad) guyuri près de la montagne de Doré au tupuri Tchad, ils en ont été chassés par et des gens qui venaient de Péfé, kéra tupuri de la tribu kado au Tchad, Souspréfecture de Pala ; ils se sont installés à Lalè. baguri Dawa au Tchad donloré Doré au tchad : ils en furent chassés et allèrent à Sokom, puis Tchonlon et Dimguili au Cameroun.

On admet que chaque clan originel, voire allogène avait sa manière sa langue maternelle. La transmission intergénérationnelle ayant échoué à cause de la multitude de langues en présence, il s’est produit le phénomène d’assimilation linguistique, selon l’expression de Robert CHAUDENSON (1997 : 109). Autrement dit, les trois langues du départ : guyuri, baguri, donloré et les autres sont entrées en contact pour donner naissance à une seule langue hybride nommée tupuri. Pour Louis-Jean CALVET (2003 : 12), « une communauté linguistique n’est jamais homogène. […] si la communauté n’est pas homogène, ce n’est pas nécessairement qu’elle soit plurilingue mais plutôt que la langue est soumise à variation ». Ainsi, le tupuri est l’unique langue à variation désormais parlée par tous les trois clans en présence. À ces trois clans autochtones, s’ajoute une cinquantaine dont une dizaine sera présentée à titre indicatif.

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Tableau N°3 : Trois clans originels et les assimilés peuple tupuri

groupe

clan autochtone

kéra

baguri donloré

tupuri et kera

tupuri

provenance/origine

(L1) Fianga et environs kéra près de la montagne de Doré au Tchad, ils en ont été chassés par des gens venus de Péfé, les guyuri Kado, Sous-préfecture de Pala ; ils se sont installés à Lalé au Tchad. gros village nommé Dawa aux environs de Fianga. baguri village Doré à Fianga : ils en furent chassés et allèrent à donloré Sokom, puis Tchonlon et Dimguili à Kar-hay au Cameroun Ce sont des Kado venant de mossér Pala, grande ville au sud du kado é Tchad. C’est d’ailleurs la tribu Kado qui est en majorité dans la sous-préfecture de Pala. Ce sont des Massa qui sont allés jemanra s’installer dans le village Manra, massa aux environs de Fianga Ils sont venus du Village ganhuri Douaye, situé au sud du Tchad, kado notamment dans la sousPréfecture de Pala. Ce sont en réalité des Mundang darbiri venus s’installer sur l’île de mundan Darbi, dans la Sous-préfecture g de Fianga. Ils sont également des Mundang mbarha d’origines différentes et qui se mundan y sont retrouvés, d’une manière ou g d’une autre, en milieu tupuri. Ce sont des Massa issus de l’est bäaré de Yagoua ; ils se sont installés massa en milieu tupuri au cours du XIXe et XXe siècle. Ce sont des personnes issues de guissiar la tribu guiziga dont les origines guiziga é se situent dans la ville de Maroua et environs : Mindif, Moutourwa… kéra

guyuri

langue

clan allogène

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doré

village Doré, près de la montagne d’Illi, à Fianga. Au cours du XIXes., ils ont élu domicile dans la vaste plaine de Kar-hay, au sud de la ville de Yagoua.

kera

Parmi les 56 clans dénombrés, les plus nombreux sont : guyuri, munguri et doré. Ordinairement, dans un village, un clan est en général majoritaire ; « le chef de terre » wan-siri fait partie de ce clan. Il est chargé des prières et des sacrifices à la terre et aux mânes des ancêtres en langue tupuri. C’est pourquoi son sacrificateur go est issu du clan fondateur du village. Chaque année, au début et à la fin de la saison des pluies, on se livre aux sacrifices. Tout commence avec le few kakè « fête du poulet » dont les Doré sont les sacrificateurs. Giorgio CAPELLETTI (1996 : 2) montre que le chef spirituel de Doré auprès de la montagne d’Illi à Fianga démarre les sacrifices vers la fin du mois de septembre ; les Guwa prennent la relève en novembre pour terminer en décembre avec les clans baarè. Les clans sont classés en trois grands groupes suivant la matière et la manière dont ils offrent les sacrifices. Le tableau ci-dessous synthétise cette répartition clanique. Tableau N° 4 : Trois grands groupes selon les sacrifices aux ancêtres grand nombre langue peuple groupe matière de sacrifices période de clan clanique Poule, coq, mouton, doré 35 tigtiga (grewia mollis), octobre os Yèggè (sésame, novembre tupuri tupuri guwa 14 sesamun indicum), bouc luuri (gombo, Hibiscus baarè 7 décembre Esculentus), bouc.

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Le Tupuri reconnaît son clan et en est fier. On peut néanmoins souligner que tous les 53 clans allogènes ont été progressivement assimilés au point où ils se réclament et se disent « Tupuri à 100% ». Plus grave encore, les personnes originaires de ces clans étrangers ont fini, au fil du temps, par perdre us, coutumes et langues maternelles. Cette assimilation linguistique aurait éludé une Tour de Babel1 au sein du peuple. Pour Jacques MAURAIS (1997 : 52), il s’agit de L’action des idéologies diglossiques, c’est-à-dire d’un ensemble de représentations et de croyances comportant le plus souvent des éléments d’auto-dénigrement, tendant à conforter les relations inégalitaires existant entre les langues et faisant, en définitive, la promotion de la langue dominante. De ce qui précède, force est de constater que des hommes issus des clans étrangers ont adopté la langue et les traditions tupuri au grand dam des leurs. L’exemple le plus spectaculaire s’est produit à Djermani, une bourgade située dans la Sous-préfecture de Fianga, au Tchad : il y a plus d’un siècle, les Mundang sont allés créer ce village en pays tupuri. Au départ, tout le monde parlait parfaitement le mundang ; personne ne pouvait marmonner un seul terme tupuri. À l’heure actuelle, observe Giorgio CAPPELLETTI (1996 : 2), la localité de Djermani tout entière se dit non seulement tupuri mais encore ne s’exprime qu’en tupuri. Un autre cas typique qui confirme également le phénomène d’assimilation linguistique est celui de 1

Allusion au livre de Genèse dans la Bible où, sous le roi Nimrod, Dieu a confondu les langues des constructeurs de la Tour de Babel pour qu’ils ne se comprennent pas et se dispersent sur la surface de la terre.

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Golonpui, village situé dans l’Arrondissement de Datcheka, au sud-est de Yagoua. Les habitants de ce village, même le chef de terre, sont des Mussey du clan sonok originaire de Gounougaya (Tchad). L’assimilation entre générations s’est effectuée à telle enseigne que les hommes de Golonpui se considèrent, s’identifient comme des authentiques Tupuri et ne parlent que la langue tupuri. Il s’est produit entre-temps les phénomènes d’assimilation individuelle et intergénérationnelle comme l’indique Jacques MAURAIS (1997 : 52) : « On parle d’assimilation individuelle lorsque le changement de langue principale se produit au cours de la vie de l`individu et d’assimilation intergénérationnelle lorsque les parents ne transmettent pas leur langue maternelle à leurs enfants ». Conclusion Tout compte fait, l’hypothèse de l’origine soudanaise du peuple tupuri est établie aussi bien aux plans historique, géographique, linguistique que sociolinguistique. Les Tupuri occupent une bonne partie de la frontière entre le Cameroun et le Tchad, soit le nord-est de l’Extrême-Nord du Cameroun et le sud-ouest du Tchad. Composé de 56 clans ayant subi chacun l’assimilation linguistique et sociale, le peuple très dynamique et ayant de fortes densités, est porté vers l’Extérieur en direction des no man’s land et de grandes métropoles tchadocamerounaises.

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Chapitre 2 LES STÉRÉOTYPES ET LES FORMALITÉS DANS LE DISCOURS AMOUREUX1 Introduction Il s’agit ici d’étudier la « déclaration d’amour » ou la « cour que font les jeunes hommes aux jeunes filles ». Contrairement aux exigences requises dans de nombreuses sociétés africaines, un jeune homme et une jeune fille tupuri jouissent, dans leur adolescence, d’une certaine liberté sexuelle. Avant leur mariage, les jeunes filles peuvent séjourner dans la famille d’un amoureux. Pendant la journée, la fille aide la mère de son amoureux dans ses occupations ménagères et passe la nuit avec elle dans sa case. Cette relation amoureuse qui suit un rituel bien défini se déroule sous le contrôle des adultes. Institutionnalisée, elle est décrite comme le fait de nagé « passer une nuit » ou dans une terminologie plus exclusivement masculine – baagè may « attraper une fille ». La liaison entre « petits amis » ndeerè (sing. nday), généralement appelés « fiancés », peut n’être qu’une aventure passagère sans lendemain, comme elle peut parfois mener au mariage : dagè « aimer, vouloir, épouser ». Bien que la liberté sexuelle soit limitée dans les villages, le contact entre le jeune homme et la jeune fille est vivement encouragé. Comme le dit si bien Laurent

1 Nous sommes largement redevable à Suzanne RUELLAND qui, en 2004, a rédigé un article intitulé : « Les paroles de la séduction (stéréotypes et formalités dans le discours amoureux tupuri) », Linguistique ethnolinguistique ethnosciences, SELAF N° 417, Paris, Peeters Leuven, pp. 366-390. Le présent chapitre s’inspire essentiellement de ce travail du professeur Suzanne RUELLAND.

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FECKOUA LAOUKISSAM (1977), le fait d’avoir un nday « petit ami » prépare la jeune fille au mariage : Il faut souligner que la fille tupuri est courtisée et adulée par les djorios « jeunes gens », dès qu’elle est pubère. Elle est très peu surveillée par ses parents et reçoit la visite de nombreux fiancés dont elle a pu faire connaissance au cours de ses rencontres. Pour les jeunes gens 1 , cette relation est indispensable car la compensation matrimoniale (douze bœufs et de nombreux cadeaux) trop élevée, constitue une entrave au mariage. Voici un témoignage à ce sujet : Parce que, chez nous, ce système, je ne sais comment les gens pourraient s’en passer. Les femmes2, tu ne peux pas y toucher. Si les Tpuri exigeaient de surcroît la virginité de leurs filles, alors les rapports seraient très, très difficiles ; parce que les garçons ne peuvent pas toucher aux femmes, ne pourraient pas toucher aux filles ; alors là, on ne sait plus où se tourner. Par contre, la relation est jugée tout à fait normale pour un homme marié. C’est ce que confirme Laurent FECKOUA LAOUKISSAM (1977 : 131) dans le propos suivant : Cette institution, qui par son caractère peut choquer certains esprits, permet aux jeunes gens d’avoir des relations sans risque car l’adultère féminin est l’objet d’une forte réprobation. Par ailleurs, la formule de l’union temporaire, autrement appelée nagè-may « coucher avec une jeune fille), permet à l’homme (monogame ou polygame) d’échapper à la période de restrictions sexuelles qui correspond à celle de l’allaitement du 1

Weejoo, pl. weere joore. Le terme « femme », en français local, rend le terme wayn qui est la femme mariée.

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nouveau-né par la femme, comme elle peut être la simple manifestation du caprice de l’individu. 2.1. La description de la relation amoureuse La relation amoureuse institutionnalisée est toujours décrite en trois étapes correspondant à des changements de lieux et de temps : rencontre entre les amoureux, visites protocolaires du soupirant chez la jeune fille, visites de la jeune fille chez son nday-bé « petit ami », pour y passer quelques nuits, nagè. Ce sont autant des occasions pour les jeunes gens de se rencontrer pour jouir pleinement de la période des fiançailles. 2.2. La rencontre des amoureux Voici rencontre :

comment

un

informateur

1

décrit

la

Quand quelqu’un veut épouser une femme, il va au marché ou à la danse. Il voit une fille qui l’intéresse. Il dit à son camarade : - Cette fille est de quel village ? Son camarade lui donne le nom du village de la fille s’il la connaît. À son tour, il appelle un homme du village de la fille et lui dit : - Est-ce que cette fille est mariée ? Si l’homme lui répond qu’elle ne l’est pas, il dira à l’homme qu’il veut l’épouser. L’homme appelle la fille. Elle vient. Il lui dit que cet homme veut t’épouser. Quel est ton désir envers lui ? La fille déclare : - Oui, j’en veux bien. L’homme lui dit alors : - Quand veux-tu qu’il vienne voir ta maison ? La fille dit : - Dans deux jours. L’homme lui dit ensuite : - Il ne connaît pas ton nom ; chez qui dira-t-il qu’il va quand on le trouve en chemin ? La fille donne son nom à elle, et le nom de celui qui viendra l’accompagner, le guide. Ils se dispersent donc.

Ici, la relation est présentée comme première étape vers le mariage. En effet, la décision de s’engager dans un projet de mariage n’est pas du ressort du jeune homme lui-

1

Tchaye Menwa Bongolna, 1975.

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même ; il ne fait que suivre les injonctions des adultes1de son village. Par exemple, le père d’un informateur, qui avait reçu des bœufs de la compensation matrimoniale pour sa fille, lui demanda de chercher une « petite amie » en vue de l’épouser 2 . Dans certains cas, les hommes adultes peuvent aussi décider qu’il est temps qu’un « jeune homme », weejoo, passe officiellement une « nuit » nagè, avec une jeune fille. C’est dire qu’un « garçon » 3 , tant qu’il n’a pas eu des relations sexuelles officielles avec une fille, est encore considéré comme un enfant. Le fait de « passer une nuit » avec une fille introduit le « garçon » dans la classe d’âge des jeunes célibataires qui se mesurent à leurs aînés dans les luttes organisées lors des fêtes ou des rites commémoratifs en faveur des ancêtres du village. Le jeune homme peut, dès lors, participer à des cérémonies propitiatoires et accéder au « club des buveurs de lait », le gurna, dont les membres dansent à l’occasion de festivités, aux enterrements et aux levées de deuil des notables. La rencontre des amoureux se fait à un endroit public : grand marché (éloigné du domicile de préférence), danses de waïwa ou de gurna à l’occasion d’enterrements et de levées de deuil, yii-huli, « bière de la mort », funérailles. Un jeune homme peut courtiser une jeune fille connue de 1

Est adulte tout chef de famille, je tin/personne de la concession/, ayant plusieurs enfants, (autrefois) initié, et qui participe au conseil du village. 2 De nombreux jeunes gens se marient sur injonction de leur père. Un père de famille cherche, en effet, à réinvestir, dès que possible, un troupeau reçu. Toute réclamation pour un animal péri est immédiate, le remplacement devant se faire dans un laps de trois ans. Aussi la santé des bœufs de la dot fait-elle l’objet d’une attention particulière. 3 C’est par « garçon » qu’est traduit en français weejo, tant qu’il n’est pas marié. Celui-ci n’est pas adulte. Un weejoo n’assistera pas aux assemblées organisées par les chefs de village et/ou chefs de terre.

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lui, vivant dans le même village, mais à condition qu’elle relève d’un kao, « patrilignage » autre que le sien. En situant la rencontre dans un lieu public éloigné du domicile, les discours masculins font référence à certaines cérémonies particulières qui donnent lieu à des fêtes publiques chez les Tupuri. Ces manifestations grandioses attirant des gens de tous les horizons1 offrent mille et une occasions de rencontres avec des inconnu (e)s ; des rencontres propres à embraser l’imagination. Les jeunes hommes marchent par affinité : chaque soir, ils font la tournée des concessions de leurs parents pour partager leurs plats de nourriture en compagnie. On parle de nangè-hoolé « promenade de la nourriture ». Ces jeunes gens d’un même quartier se rendent ensemble aux grands rassemblements, souvent par petits groupes d’amis intimes « qui promènent la nourriture ensemble ». Les jeunes filles, de leur côté, s’y rendent aussi en compagnie de leurs amies du voisinage surveillées par les garçons de leur propre village desquels elles ne s’éloignent pas trop. Dans ces occasions, il y a plus de chance de rencontrer une inconnue may-waaré, d’un autre patrilignage, weeré. Avant même d’aborder une jeune fille qui lui plaît, un jeune homme se renseignera sur ses origines : (1) A din may jar may la //elle/ c’est/ fille/ gens / quoi / interr.// « De quel village est-elle ? »

Toute relation sexuelle, parce qu’elle risque de donner des enfants, est prohibée, considérée comme 1 Certaines fêtes attirent facilement plus de 2000 personnes. Il en va ainsi, dans les villages au nord du Mayo-Kebbi, au Tchad, de la danse à Nembakré qui survient le lendemain du « nouvel an » ou « fête du poulet » pour les lignages d’obédience doré vers octobre ou novembre ; celle de la fête de Dawa un mois plus tard. Les levées de deuil pour les chefs importants attirent aussi des foules.

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incestueuse, yoo, entre « parents » kaoré1. De nombreux villages étant occupés par un seul lignage dominant, l’identification de la terre (par extension village) permet en partie l’identification de l’origine paternelle. Un des amis du soupirant prend contact avec un habitant du village de la fille pour savoir si elle est bien célibataire, may, ou si elle est déjà femme mariée, wayn. « Parce que certains te jouent un tour et t’envoient courtiser une femme mariée pour s’amuser ». Discrètement, il faut aussi se renseigner sur la réputation de la famille afin de s’assurer s’il ne s’agit pas des jar-frein « gens voleurs », ou pire, si la mère n’est pas krain, « anthropophage » (witch)2. On dit alors d’elle : (2) a baa nen chersée //elle/attraper +inac. /yeux/ombre autrui// « Elle attrape les âmes »

Si le témoin de la fille rassure le prétendant sur ces points, ce dernier peut lui dire : (3) Sayn mbe ti mbi //envie /son / sur / mon//

1 Descendants d’ancêtres communs, tant par la lignée paternelle que maternelle, du moins jusqu’à ce que le souvenir des lignées maternelles s’estompe en raison de l’habitat virilocal. 2 Chez les Tupuri, il existe principalement deux sortes de sorcelleries. L’une se transmet par la mère, krain. C’est une sorcellerie involontaire, traduite localement par « anthropophagie ». Si la divination révèle ce type d’envoûtement, on s’adresse ouvertement à la personne incriminée, qui peut lever son emprise inconsciente par des pratiques appropriées. L’autre type de sorcellerie sah est volontaire. Elle est surtout attribuée aux hommes. Un homme dont le nom est révélé par la divination comme étant sah risque la mort et s’exilera de son village natal parce qu’il sera combattu avec la dernière énergie. Au Tchad, un village Lonkoo s’est créé par un regroupement de sorciers sah chassés de chez eux.

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« J’ai envie1 d’elle ; elle me plaît ; je l’aime »

Le témoin va ensuite prévenir la jeune fille qui se trouve entourée de ses amies : (4) Waare wi woo ndo mo laak no //étranger/ demander / pl. / toi / qui /debout là / en question// « Les étrangers2 qui se tiennent là-bas, te demandent »

Une fille sage l’intermédiaire :

aura

l’idée

de

demander

à

(5) Jè maa houn da ndi là ? //personne/celle/laquelle/vouloir + présent indicatif/ moi/ interr.// « Lequel des jeunes gens me veut ? »

Si d’aventure la personne ne l’intéresse pas, elle répond : (6) Ndi wo ga //Je/ aller + présent indicatif/ négatif// « Je n’y vais pas »

Dans le cas contraire, elle s’avance vers le groupe d’amis. Le rituel de la salutation est toujours identique. Lorsque le jeune homme qui veut la courtiser lui plaît, la fille s’avance vers les « garçons » pour les saluer, et, par un geste de génuflexion, tend la main à chacun d’eaux.

1

Le terme sayn, traduit par désir ici, n’est pas aussi fortement connoté sexuellement. Il désigne cependant une pulsion, besoin à la fois physiologique (envie) et psychologique (goût). 2 Le terme waare désigne soit une personne inconnue (stranger en anglais) soit un étranger d’un autre lignage (foreigner au sens tupuri du terme), soit un hôte reçu dans une famille. Lorsqu’une jeune fille se marie, les habitants et la famille de son mari l’appellent may waare, fille étrangère (d’un autre lignage). Elle n’est appelée par son nom de naissance que par son mari, et les habitants de son propre village. Cependant, lorsque son mari prend une nouvelle épouse, c’est à cette dernière à laquelle on s’adressera par le syntagme may waare, fille étrangère. L’épouse plus ancienne est alors appelée mann kom.

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Les camarades du soupirant font en sorte que celui-ci soit le dernier à qui elle serre la main : (7) May no kol se mbo go la no kay no //fille/en question/déplacer/ corps/toi/complétant/ici/en question/comme/ça/ « Mademoiselle1, mets-toi par ici, comme ça »

Or, sachant lequel des jeunes est son soupirant, la fille peut préférer un autre jeune homme du groupe : Elle tend la main au premier type. Elle tend la main au second. Elle va vers le troisième. C’est que les deux premiers sont éliminés d’office. On dit d’eux qu’« ils sont ses nattes » : saara din hiigui, sur lesquelles elle marche. C’est toujours le dernier qu’elle choisit (Gnomoga Kalandi, 1975). Laurent FECKOUA LAOUKISSAM précise qu’un rival peut tenter d’empêcher la jeune fille d’exprimer sa préférence en retenant sa main dans la sienne au passage tout en lui posant des questions suggestives pour l’empêcher d’avancer vers le soupirant. Une jeune fille ainsi piégée provoquera les rires du groupe et les jeunes hommes la laisseront repartir pour éluder toute tension entre eux. Une fille peut aussi faire preuve d’audace plus prononcée. Lorsqu’elle est invitée à venir saluer le groupe de jeunes hommes, elle peut ouvertement s’emparer du bâton 2 , grao, de celui qu’elle préfère et retourner en courant rejoindre le groupe de ses amies. L’élu devra entreprendre des pourparlers pour reprendre son bâton. En 1 May no /fille en question/ est une forme d’adresse pour une inconnue. On peut traduire l’expression par « ma demoiselle ». 2 Le bâton est indispensable non seulement pour le berger mais pour tout déplacement dans le village ; il permet d’écarter les chiens, gardiens de foyers, d’écraser serpents, scorpions, etc. Les jeunes d’aujourd’hui ont tendance à l’abandonner sous prétexte qu’il est un signe distinctif de la vie traditionnelle du village.

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règle générale cependant, le comportement de la jeune fille est empreint de pudeur. Les plus jeunes sont d’ailleurs timides, mais les plus hardies peuvent aussi feindre une timidité qu’elles ne ressentent pas en laissant toute initiative de la conversation à autrui. En saluant un jeune homme, la fille adopte le plus souvent un comportement passif, acceptant la main tendue, répondant aux questions posées mais n’en posant pas, se gardant surtout de regarder son interlocuteur dans les yeux : (8) A jon soore //ça/ faire/ honte// « Cela fait honte »

C’est l’explication donnée. Vraie pudeur ou réserve feinte, la jeune fille tupuri, au cours d’une conversation avec un jeune homme, laisse errer son regard, comme si l’entrevue ne l’intéressait nullement ; le jeune la dévisage sans toutefois que son regard ne s’appesantisse trop longtemps. Des « amoureux », ndeerè, se garderont de toute expression publique de leurs sentiments. Après avoir salué le groupe de jeunes gens, c’est toujours avec l’ami intime du soupirant que la jeune fille s’entretient. Si c’est moi qui veux être le petit ami de la fille, ce n’est pas moi qui vais causer avec elle. C’est mon copain. Le plus souvent en public, ce n’est pas facile que vous causiez avec une fille. Elle est plus à l’ais e si elle parle à votre camarade. C’est une sorte de complicité, comme ça. Quand elle a réellement quelque chose à vous dire, elle le transmet à votre copain (Gnomoga Kalandi, 1975). Ainsi, tout au cours de la relation amoureuse, plusieurs médiateurs sont nécessaires. En présence du soupirant, son ami intime va faire part de ses désirs à la fille et régler pour lui le calendrier des rencontres ultérieures. La 45

relation entre le copain du soupirant et la jeune fille relève d’un style de badinerie, correspondant au terme hiila1 ou dorgè, « langage de la diplomatie », comme le montre ce dialogue imaginé par un de nos informateurs : (9) Ami : Merci de t’être dérangée. Fille : C’est moi qui te remercie. Ami : Nous écoutons ce que tu as à nous dire. Fille : Comment ! Ce que j’ai à dire ! C’est moi qui attends que tu parles. Ami : Nous avons besoin de toi, qu’en dis-tu ? Fille : Qu’ai-je à dire de plus ? Ami : Nous accepterais-tu en tant qu’hôtes ? Fille : Bien entendu que je vous accepterais. Ami : Tu accepterais un si vilain garçon ? Fille : Tu insultes donc ton ami ? Mais peut-être ne voudrez-vous plus de moi ? Ami : Au contraire tu nous plais beaucoup. (Nestor Gonsia, 1975).

L’ami du soupirant sollicite l’acquiescement de la fille d’une façon détournée : les recevrait-elle en tant qu’hôtes ? En termes clairs : Envisage-t-elle accepter le soupirant comme amoureux et « passer une nuit » avec lui ? Ce premier dialogue peut concerner un sujet neutre : la bière qui se vend aujourd’hui est-elle bonne ? Les danseurs et la musique de tel groupe de gurna ne sont-ils pas meilleurs que ceux de tel autre groupe ? Il s’agit en fait d’un préambule à fonction phatique qui sera suivi de questions plus importantes, mais qui permet aussi à l’ami, à la fille et au soupirant de s’apprécier. Lors de ces conversations préliminaires, une attitude favorable de la jeune fille ne signifie pas nécessairement 1

Le terme d’origine arabe est vraisemblablement emprunté aux peuls où, selon Aliou Mohamadou, il signifie « magie, tromperie ». Chez les Tupuri, toute connotation péjorative est effacée. Au contraire, il fait référence, semble-t-il, à la courtoisie dans les rapports.

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qu’elle s’intéresse à celui qui la courtise. Il se peut que ce soit un autre jeune homme du groupe, voire l’ami du soupirant qui lui plaît et qu’elle n’a pas su le signaler. D’un commun avis, il semble exclu que cet ami mette à profit la rencontre pour courtiser la fille pour lui-même. Un informateur le confirme si bien en ces termes : Chez nous c’est interdit. Enfin..., ce n’est pas interdit mais c’est la conscience qui l’interdit. Parce que, disons, si vous allez avec une fille, si elle tombe enceinte, elle peut devenir votre femme. C’est pour cela qu’on est nday (petit ami). Si l’ami (du soupirant) courtise la fille, cela fait de la bagarre » (Gnomoga Kalandi, 1975). Il est possible aussi, comme l’assure un informateur, que la fille ait déjà un amoureux et qu’elle s’amuse à « faire la coquette », se laissant courtiser sans intention de continuer la relation. Le moment culminant de la rencontre suit la conversation liminaire qui permet d’établir le contact. En présence du soupirant et éventuellement d’autres amis, le copain médiateur pose deux questions primordiales desquelles dépend la suite de la relation. L’une concerne le jour fixé par la fille pour que les deux jeunes gens rendent visite à ses parents ; l’autre question est liée au choix d’un homme du village de la fille qui sera jè-taogi, « témoin » de la relation. (10) Copain : Kee nao nee wouri « Compte les jours pour nous » Fille : See maa mbil mbay « Venez quand vous voulez ».

Cette réponse laisse au soupirant le choix de la date de la visite. La fille peut aussi en préciser le jour : (11) Nday nduu ton / naw mboge / naw suwaa « Venez demain/dans deux jours/dans trois jours »

Au-delà de trois jours, la réponse de la fille est interprétée comme un refus. C’est important parce que si 47

elle vous dit beaucoup de jours, cela veut dire qu’elle n’a pas envie de vous voir. Si c’est une semaine, elle a déjà eu le temps de vous oublier (Gnomoga Kalandi, 1975). Certaines jeunes filles donnent des réponses particulièrement désinvoltes, des paroles qui frisent l’insulte : (12) Nday nduu suu Nday nduu few boon Nday nduu de kak roo

« Venez hier » « Venez dans un mois » « Venez au chant du coq »

De telles réponses absurdes ou culturellement irrecevables mettront fin à la conversation et, éventuellement à la relation. Elles sont cependant considérées comme plus polies qu’un refus jugé brutal ou irrespectueux. Les filles peuvent aussi inventer des prétextes plus neutres (voyage programmé ou absence prolongée). Après les salutations d’usage, chacune des parties ira de son côté. Si la jeune fille a accepté de recevoir son ami, une dernière question sera posée par l’ami du soupirant, question à laquelle la fille a encore la possibilité de répondre en faisant la coquette ou en acceptant de poursuivre la relation. (13) Copain : Haa jee faage ne wurii « Donne-nous (le nom) d’un guide » Ou Jee de suwa mbay din wose là « Qui est votre troisième ? » Ou Tiin mbay bay nen wur wa so lay no, « Puisque nous ne savons où se trouve votre maison » wose wo kan wur ni mbay là? « qui va nous accompagner chez vous ».

Dans une relation amoureuse, la présence d’un jètaogi est indispensable. Le « témoin » doit être un homme adulte du même village que la fille ; il veillera sur le bon déroulement de la relation. Il sert d’intermédiaire entre le père de la fille et le jeune homme, représentants respectifs 48

des segments de lignages patrilinéaires qui sont concernés. En cas de grossesse de la fille,1 il sert de médiateur entre les deux familles. Si la relation s’engage dans les voies du mariage, c’est lui qui recevra le troupeau de la « dot » et en inspectera chaque animal, récusant l’un, acceptant tel autre. C’est également ce témoin qui vérifie tous les frais engagés par un prétendant qui désire se marier. Même si une fille qu’on connaît très bien, il faut toujours un témoin. On demande quelqu’un qui vous montre le chemin. Même si elle habite le village d’à côté et que l’on connaît sa maison, on prétend que l’on risque de se tromper de chemin pour aller chez elle (Gnomoga Kalandi, 1975). À la demande d’un témoin, la fille désigne généralement un voisin, ou bien, ici aussi, elle peut se moquer de ses prétendants : (14) Fille : Ndi ko jobo ga ou Nday wo ni bay nduu ou Nday wo ni baa ou Nday wo ni hen mbi

« Je ne connais personne » « Allez chez Sans-nom » « Allez chez le dieu baa » « Allez chez mon frère »

À la différence de « je n’y vais pas » par lequel la fille n’accepterait pas la relation lorsque la demande était formulée par un homme de son village, ici, les réponses négatives sont détournées en langage métaphorique ou jak-joo « langue de la danse ». Elles ne sont comprises comme refus que parce que les jeunes gens en connaissent le code. Il est impossible qu’une jeune fille ne « connaisse 1

La grossesse n’implique pas un mariage dont les frais sont très élevés. L’amant peut simplement donner un bœuf au père de la fille pour que l’enfant soit reconnu comme le sien. Enceinte, la fille vient habiter dans la famille de son amant. Elle ne peut en aucun cas accoucher chez son père. Ce n’est qu’après la naissance qu’elle sera libre de retourner chez ce dernier. Lorsqu’un bœuf a été donné, l’enfant est restitué à sa famille paternelle dès qu’il est sevré.

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personne » dans son village qui puisse lui servir de témoin. Les noms propres ayant toujours un sens, bay-du « sans-nom » pourrait fort bien en être un, sauf dans cette circonstance précise ; il en va de même du nom baa, « dieu créateur » qui envoie la pluie fertile. Dans ces conversations, la communication relève d’un système sémiologique préétabli. Les réponses codifiées sont des stéréotypes. En effet, plusieurs de nos informateurs ont cité les mêmes exemples de refus. Ces réponses impliquent de la part de toute jeune fille à peine pubère un apprentissage dans l’art du jak-joo, langage métaphorique fortement codé. Il est vrai que toutes les filles tupuri ne sont pas aussi délurées. L’une des qualités appréciées chez la jeune fille est précisément cet art d’éviter l’arrogance ou l’attitude hautaine, méprisante1. Ne dit-on pas à une jeune fille, mais aussi à une femme dont la parole est trop explicite : ndo nà mbo gà yàw là ? « N’as-tu donc jamais passé une nuit (avec un amoureux) ? », question qui révèle implicitement toute l’importance que les Tupuri accordent à la manifestation de la courtoisie par l’emploi d’un langage imagé, indirect. Après la question/réponse concernant le témoin, les jeunes gens et la fille se sépareront, chacun regagnant son groupe d’amis. Le soupirant et son copain seront néanmoins avisés de se renseigner sur l’identité de jè-taogi. On va demander au type qui a fait venir la fille auprès de vous des renseignements sur le témoin : si ce type vit réellement dans le village de la fille, si ce n’est pas par hasard son petit ami déjà, même peut-être son mari. Oui, ça, ça arrive ! Parce que chez tous, même les femmes 1

Les jeunes filles apprennent le code de leurs aînés lors de soirées de chants où ce style métaphorique est développé.

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mariées peuvent aller à la danse et au marché. Si tu ne te renseignes pas, tu te pointes chez le type et tu vois que c’est son mari (Gnomoga Kalandi, 1975). Ce commentaire montre que les femmes tupuri ne manquent pas d’humour, surtout lorsqu’il s’agit de tourner en dérision un jeune amoureux naïf, ce qui pourtant ne peut que les flatter. On perçoit, à travers les discours de la plupart de nos informateurs, la crainte d’un refus qui, jusqu’au dernier moment de l’entrevue, risque de les exposer au ridicule à la première visite. 2.3. La visite chez la jeune fille La deuxième étape de la relation amoureuse est la visite protocolaire que le soupirant, accompagné de son ami 1 , voire de ses copains avec lesquels il partage ses repas du soir, rend à la famille de la fille. Alors, quand la fille est partie, elle va prévenir le type qu’elle nous a indiqué comme témoin, qu’aujourd’hui elle a rencontré des étrangers. Si la fille compte sur votre visite, elle va prévenir le gars. Le témoin est de son village. Si je viens et que je le manque, je trouverai quelqu’un de sa famille pour m’accompagner. Il suffit qu’il y ait quelqu’un pour te représenter à la famille. On va chez le type et on dit : « Bon, on voudrait aller chez telle fille, parce que l’autre fois, quand on l’a rencontrée, elle nous a dit de venir chez toi » (Gnomoga Kalandi, 1975). Le jè-taogi, ou jè-faagé « personne du chemin » est un « voisin » jè-leegé du père de la fille2. Si la fille a oublié 1 Cet ami médiateur se retrouve aussi dans la cour que fait le jeune Dogon (Calame-Griaule, 1965 : 327). 2 Les villages tupuri ont un habitat dispersé, chaque enclos étant entouré des champs dont l’usufruit est réservé à ses membres. Certains villages sont habités par plusieurs lignages. Si un seul lignage occupe toutes les terres, ce sera un parent « qui n’aura aucun intérêt personnel

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de prévenir le témoin, ce dernier ne manquera pas de le lui reprocher ultérieurement, cet oubli étant considéré comme une impolitesse à son égard. Si le témoin n’a manifestement pas été averti, le soupirant, de son côté, interprétera cet oubli comme l’indice du peu d’intérêt que la fille lui porte. Quant aux parents de la fille, ils ne sont pas nécessairement informés. La fille quant à elle, ne sait trop quand, ni si le soupirant lui rendra visite. Selon nos informateurs, le soupirant et son ami intime ne se présentent pas le jour précisément fixé par la fille, mais plutôt le lendemain : La fille vous dit « dans deux jours ». Bon, le garçon viendra le troisième jour. Si la fille vous dit de venir demain et que vous n’avez pas eu le temps de le faire, vous passez chez elle après-demain. Mais si elle vous dit de passer le lundi, il ne faut pas venir le dimanche (c’est-àdire la veille). Soit vous passez le lundi, soit vous passez le mardi (Nestor Gonsia, 1975). Coquetterie de jeune homme qui veut se faire désirer ? ou simple précaution pour que la fille ait le temps de prévenir le témoin ? Dans tous les cas, il est de bon ton, aussi bien pour le jeune homme que pour la jeune fille, de ne pas montrer de hâte, et si le coup de foudre existe (un de nos amis a conclu les transactions pour son mariage dix jours après avoir rencontré sa femme), dans ce « flirt » qui constitue l’étape initiale de la relation amoureuse, tous sont soucieux du décorum.

dans les transactions de la dot » qui sert de témoin. Il ne fait pas partie du segment de lignage, ti mbini, au sein duquel on répartit les bœufs de la compensation matrimoniale.

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Voici comment Nestor Gonsia raconte l’arrivée imaginaire1 du soupirant chez la jeune fille : Tu vas avec le témoin chez la fille pour montrer aux parents que, s’il y a querelle, c’est ce témoin qui s’en chargera. Il arrive à cinquante mètres de la maison et le témoin va seul avertir les parents : waare yan woo « il y a des étrangers qui arrivent ». Les parents peuvent dire : waare mo sée mbe lèe « Que l’étranger avance ». Si tu es l’étranger, il faut crâner un peu, marcher lentement avec des gestes d’Européen en balançant les épaules. Si on porte un bâton, on le fait tomber [on le tape] à plusieurs reprises sur le sol pour qu’il résonne, tik tik tik. Quand vous entrez dans la case de la mère, il faut essayer de se baisser très lentement comme un vieux. On dit : wejoo woo jak may gendayda « le jeune homme va courtiser la fille en se donnant des airs ». Quand la fille vous voit venir, elle se précipite pour arranger la case de sa mère, balayer...Même s’il fait très chaud, quelle que soit la saison, on entre toujours dans la case de la mère (Nestor Gonsia, 1975). La plupart des informateurs mentionnent cette même gestuelle. Elle correspond vraisemblablement à une étiquette stéréotypée dans certaines situations, puisque nous avons pu, par ailleurs, l’observer dans d’autres circonstances2. Sans doute, est-ce un désir de se donner une contenance avant la solennité de l’entretien ? Quand on arrive, on se balance un peu avec un bâton que l’on tape au sol. Quand on marche, on ne se presse pas, on ne se bouscule pas. On marche doucement, 1

Cet informateur proche de la trentaine à l’époque et célibataire avait cependant eu un enfant d’une petite amie. Sa narration était vraisemblablement le récit de son vécu. 2 Cette démarche quelque peu guindée est peut-être un comportement pour se donner contenance, lorsque l’on se sent observé à distance.

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doucement. Pour entrer chez la femme [ici la mère de la fille], on se courbe en souplesse. Ce qu’il y a de très important, c’est que s’il y a un chien dans la famille et qu’il vous embête, vous ne devez pas le taper. Vous levez le bâton pour lui faire peur et les gens viendront le chasser. Vous ne le tapez pas, c’est très important. Vous n’êtes pas venu chercher bagarre (Gnomoga Kalandi, 1974). La visite des jeunes gens se déroule selon le même schéma1. La jeune fille courtisée ne s’affiche pas dans un premier temps. Le soupirant est reçu (généralement la nuit) par la mère, à l’intérieur de sa case. Le témoin s’entretiendra en aparté avec la fille : Fille : Tu as rencontré un étranger ? Témoin : J’ai rencontré un étranger venu pour nous. Il a dit qu’il voulait voir la maison. Peut-être vas-tu me frapper aujourd’hui pour l’avoir amené ?

Jè-taogi viendra d’abord saluer brièvement la mère et ira ensuite s’entretenir avec le père. Passé un laps de temps, la fille vient saluer son amoureux dans la case de sa mère mais ne s’y attarde pas. Les habitants de la concession et/ou les autres personnes qui s’y trouvent en visite viennent également saluer l’hôte du jour. Dès la première rencontre, le soupirant s’adresse à la mère de la fille comme le ferait un futur gendre à sa bellemère. Le terme d’adresse réciproque est mann nèe mbée2, « litt. mère de la sauce ». Cette relation implique nombre d’interdits : évitement sexuel et alimentaire. Dès son entrée dans la case de la mère, le soupirant attend debout, le temps qu’on aille lui chercher un koo « fourche de bois 1

F. Dumas-Champion (1983 : 182–187) décrit des faits semblables chez les Masa du Tchad : réserve et langage codé, présence des amis du prétendant. 2 Le terme d’alliance yaa be « beau père/gendre » est aussi employé par le soupirant envers le père de la fille.

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servant de banc ». Il ne doit jamais s’asseoir sur le ndéeré « lit » de la belle-mère, sur son paalé « tabouret », dont elle se sert en particulier pour préparer les repas. Il ne peut manger la nourriture préparée par elle ; il est d’ailleurs strictement interdit au gendre et à la belle-mère de manger sur une même table, ni en présence de l’un l’autre. Tout au plus, le couple belle-mère/gendre peut boire ou croquer le goro « kola » en présence l’un de l’autre. La conversation entre soupirant et belle-mère relève de ndalgè « causerie », terme qui implique le plaisir d’un échange relevant plus du ludique que du sérieux. La causerie entre « beau » et belle-mère se décline en style indirect fortement métaphorique appelé jak-joo « langue de la danse ; proverbe » surtout lors de la première visite. Si le jeune homme a soif et qu’on aurait oublié de lui apporter de l’eau, il fera une demande à sa belle-mère en ces termes : (15)

Man mbek lè ne ndi, ndi cha nay mbi //prend/couteau/vers/pour/moi /je/couper /viande/ma/ « Apporte-moi un couteau, je vais couper ma viande »

Toute nourriture étant interdite, cette métaphore est l’expression d’un besoin en bière de mil, bil-bil surtout, si le soupirant sait qu’il y en a dans la concession. L’image du couteau repose sur l’identification de la viande à de la bière en tant que nourritures, toutes deux réservées aux fêtes. Pour demander de l’eau, deux formules nous ont été fournies : (16) man hann faage man mbo n lè nè ndi. //prend/calebasse/vanner /mère /ta /la/vers/pour/ moi// « Apporte-moi la calebasse à vanner de ta mère »

La métaphore repose ici sur l’analogie entre du grain, versé (kaagè) du haut d’une calebasse lorsqu’il est vanné et qui en coule comme de l’eau. 55

(17) man kloon lè nè ndi, ndi kaa bi mbil mbé. //prend/pipe/vers/pour/moi/je/verser/eau/ventre/son// « Apporte-moi une pipe, je vais y verser de l’eau »

Cette seconde image s’appuie sur la polysémie du verbe joogè « fumer » ou « boire », selon les contextes. Toutes ces différentes requêtes ne sont pas jugées impolies. En effet, parfois, le jeune homme, accompagné toujours de son ami intime, a parcouru sous un soleil de plomb, des dizaines de kilomètres à pied pour se rendre dans le village de la jeune fille. Les demandes n’étant pas explicites, ne mettent pas assez en évidence l’oubli d’offrir une calebasse d’eau, exigée par l’étiquette. Il est admis que la mère de la jeune fille demande à son tour du choogi1 au soupirant : (18) haa ndar mbo nè ndi //donne/sac/ton/pour/moi// « Donne-moi ton sac »

La formule est d’autant plus stéréotypée que les jeunes gens ne s’encombrent guère depuis plus de quarante ans du ndaré « petit sac en cuir » fabriqué localement, attribut encore des hommes âgés qui y entreposent du tabac, de l’étoupe et un silex2. Le soupirant répondra : (19) lumo kal wara ga, ndi gor lumo maa tikrïn. //marché/animé/aujourd’hui/nég. /je/chercher/marché/celui/autre// « Le marché n’était pas animé aujourd’hui ; j’en chercherai à un autre marché »

C’est surtout la première fois que le garçon et la mère s’expriment en ces termes. Ce sont des subtilités. Entre eux, on ne peut appeler un chat un chat. Les autres jours, ils vont parler du marché, de la fête...Mais la première 1

Le tabac local, vendu en boules noires, est un tabac à chiquer. Il est le cadeau par excellence offert aux chefs traditionnels. 2 Il y a peut-être aussi une allusion à la valeur en argent (mille francs FCFA) du « sac », censé contenir autrefois 1000 cauris.

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fois, c’est le langage voilé. La mère va surtout se rabaisser1. Lisons l’exemple de cet informateur : (20) Mère : Ainsi vous êtes venu dans cette maison ? Garçon : Ah vraiment ! Le chemin pour venir chez vous est si souple. Pas une branche ne barrait le chemin. Quand on pose les pieds, cela va tout seul2. Mère : Mais, comment ! Venir dans cette maison si sale ! Garçon : Dites donc, cette maison est très jolie. On aimerait l’emporter aujourd’hui même. Mère : Que dites-vous là ? Cette maison est si laide. Prenez-la et nous irons chez vous. Garçon : Nous sommes venus chez vous justement avec le désir d’emporter votre case chez nous3. Mère : Cette case est aujourd’hui solidement plantée. Il faut vous adresser au chef de la concession. (Gnomoga Kalandi, 1975).

Tïn « la case », figure ici la fille que l’on emporterait volontiers mais qui est encore ancrée sur la place et dont le départ dépend du chef de famille jè-tin « propriétaire de la case »4. Cette figure, comme celle de la « route facile », est reprise par presque tous les informateurs. La demande de la fille par le garçon est obvie. En effet, une jeune fille reste dans la case de sa mère jusqu’à son mariage. Un jeune homme célibataire a sa propre case près de la concession de son père où il peut faire venir la jeune fille qu’il courtise. Ce n’est qu’une année après son mariage que l’homme installe son propre enclos familial un peu 1

G. Calame-Griaule (1965) signale chez les Dogon que le prétendant se dévalorise lorsqu’il fait sa cour à une femme qu’il veut séduire, de même qu’il emploie un langage par énigmes pour tester l’intelligence de sa bien-aimée à travers ses réponses. 2 Cette image du chemin, propre et facile d’accès, est donné par plusieurs informateurs. 3 Wur hày wara de say man tin mbo n ni wuri/nous restons aujourd’hui avec l’envie de la prise de votre cas chez nous/. 4 Le terme tïn est polysémique. Il renvoie à la fois à une case et à l’ensemble de cases qui constituent l’enclos familial.

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plus loin de celui de son père. La métaphore case/femme repose sur un symbolisme présent d’ailleurs dans d’autres actes ou objets de la vie matérielle. Lors de son mariage, c’est-à-dire lorsqu’un homme amène définitivement sa femme, il offre, si possible, en échange à sa belle-mère, une nouvelle « toiture » jègalè, qu’il a construite lui-même et qu’il installe avec ses amis sur les murs en pisé. À l’intérieur de la toiture protectrice, des poissons « carpes » et autant que possible « un poisson capitaine » wecee de puy 1 pendent du plafond 2 , suggérant peut-être le liquide amniotique de la matrice, promesse ou indice de fertilité passée ou à venir. La belle-mère offre en échange au gendre de nouveaux habits qu’il revêt dans cette même case sous la nouvelle toiture 3 . En amenant la fille, le prétendant prend chez lui une partie du contenu de la case de la belle-mère qu’il protège par la suite par l’offre d’une toiture particulièrement appréciée pour son esthétique. Pendant l’entretien gendre-belle-mère, la jeune fille viendra saluer son amoureux avec qui elle peut s’entretenir brièvement. Il s’agit généralement d’un dialogue sans contenu. Nestor Gonsia inventa cette « causerie » : (21) Garçon : Est-ce que tu me reconnais ? Fille : Je te connais un peu mais pas beaucoup. Garçon : Bon. Et qu’est-ce que vous racontez par ici ? Fille : Il n’y a rien (ou « Beaucoup de choses ») Garçon : Pourquoi ? Fille : Tu m’as trompée avant-hier en disant que tu allais venir. J’avais les yeux fixés sur le chemin. Je ne suis pas sortie du tout, me disant que l’étranger allait venir. Tu trompes ainsi les gens ? Garçon : J’étais malade. (ou, je suis parti me promener, etc.) Fille : Ah ! Cette promenade n’est pas passée par chez moi. 1

Perche du Nil : Lates niloticus (L.), Centropomidae. Ces poissons sont pêchés dans le Mayo-Kebbi au Tchad. 3 Nous ignorons le type de cadeau offert autrefois avant l’apparition d’habits. 2

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Garçon : C’est que j’étais occupé.

L’informateur présente ici la jeune fille comme soucieuse du retard de son petit ami. À ce stade de la relation, les salutations peuvent être plus courtes. La bienséance veut, en effet, que la fille laisse son soupirant en tête à tête avec sa mère1. Pendant que le soupirant s’entretient avec la mère de la fille, son ami et le témoin s’entretiennent avec le père devant la case de ce dernier. « Alors là, le témoin avec le père, il dit les choses clairement » : waare mbi n de say may ti « mon hôte a envie de fréquenter votre fille ». Le père fera parler les amis du soupirant pour se renseigner, de son côté, sur sa famille, et sa réputation. Parfois le témoin qu’a désigné la fille dispose déjà de quelques éléments de réponses aux questions du futur beau-père. De nos jours, le père peut questionner sa fille pour avoir son point de vue : « Ton petit ami veut que tu rentres avec lui aujourd’hui ». Il est rare, une fois que la jeune fille a fait venir chez elle un soupirant, qu’elle refuse de se rendre chez lui. Il se peut pourtant qu’entre-temps, à la même fête ou à un marché, elle ait fait la connaissance d’un autre jeune de sa préférence. Or la plupart des informateurs précisent que les parents de la fille, si le soupirant leur inspire confiance, vont faire pression sur la fille pour qu’elle s’engage à lui donner un rendez-vous précis : Question de passer la nuit, si la fille ne vous aime pas ou qu’elle boude, les parents vont lui dire : « Non, non, c’est toi qui as causé avec lui, là-bas. Tu l’as fait venir aujourd’hui. Il demande que tu ailles

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Un informateur, Dourandi Liksam, qui avait courtisé une fille à Glompoui au Cameroun, laissait entendre qu’il avait été reçu par la fille et non par la mère qui s’était tout juste déplacée pour le saluer. Cela fut considéré comme comportement rare et anormal par nombre d’ informateurs.

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chez lui. Ce n’est pas maintenant qu’il faut refuser ; il fallait refuser plus tôt ». Alors elle est obligée de partir. Gnomoga Kalandi, 1975). La fille doit être responsable, elle ne doit pas « déranger » sa famille et son prétendant au gré de sa fantaisie. Le père, en revanche peut refuser de laisser partir sa fille à l’immédiat. À la demande du témoin au nom des « étrangers », le père peut répondre : « Ma fille ira chez vous une autre fois » ; le temps d’évaluer le jeune homme, d’avoir de plus amples renseignements sur sa famille. Quelque temps après, l’ami du garçon revient dans la case dire : « Belle-mère, nous sommes venus pour connaître votre maison. Nous reviendrons un beau jour causer encore avec toi ». Et puis ils sortent. La fille s’en va au-devant d’eux pour les raccompagner. À quelques pas de là, elle s’arrête et dit : « Bon retour ». Son ami s’arrête aussi auprès d’elle et lui dit : « Si tu n’as pas envie de moi, dis-le moi clairement et je ne reviendrai plus ». Elle dit : « À qui veux-tu donc me laisser ? Je t’aime profondément ». Il dit : « Bon, arrêtons-nous sur ce point. Quand c’est trop, c’est moins sucré ». Ils se dispersent (Tchaye Menwa Bongolna, 1975).

Une autre manière plus subtile de clore la visite relève d’un comportement codé, non verbal. Le soupirant et ses amis interprètent la longueur du trajet que fait la fille en leur compagnie, comme signe de son intérêt ou de rejet de son amoureux : C’est la jeune fille qui accompagne les étrangers à quelque 200 ou 300 mètres de la concession familiale si elle aime le garçon, et à moins de 50 mètres si ce dernier n’est pas à son goût, vu que les sentiments peuvent évoluer pendant les fiançailles (Laurent Feckoua Laoukissam, 1977 : 127). Une fois que le père et éventuellement la mère sont consentants, si la jeune fille accepte de passer la nuit avec le jeune homme, l’ami du soupirant reviendra en soirée la chercher pour l’amener à destination. Toutefois, des cas extraordinaires ne manquent pas. C’est ce que révèle le témoignage du professeur Suzanne RUELLAND pendant son séjour de travail au Tchad : 60

Lors de notre dernier séjour dans le village de Séré (Souspréfecture de Fianga) un soir vers 20 h, on entendit dans le village des cris non loin de mon logement. Mon gardien de nuit, Patrice, un Tupuri d’environ 40 ans saisit son bâton et partit aux renseignements. Les semaines précédentes, il y avait eu plusieurs vols de petit bétail, la nuit, dans divers enclos et Patrice était persuadé qu’on avait mis la main sur le voleur. Il revint trois quarts d’heure plus tard expliquant la cause des cris. Une jeune fille avait reçu la visite d’un soupirant accompagné de ses deux amis intimes chez sa grand-mère où elle était de passage. Au moment de raccompagner les jeunes gens, ils s’étaient jetés sur elle, le soupirant tentant de la violer. La jeune fille s’était débattue et avait réussi à attirer l’attention de sa grand-mère qui avait alerté tout le quartier. Les hommes qui s’étaient précipités, persuadés qu’il s’agissait du voleur, se saisirent du soupirant très fougueux. Il fut emmené chez le chef de terre pour y passer la nuit. Le chef lui infligea une amande de 5000 FCFA et le relâcha le lendemain matin. Mon gardien Patrice conclut : « Ce n’est pas grave. Ce n’est qu’un « enfant » (weejoo de 16, 17 ans qui n’a pas encore passé la nuit avec une fille). Dans son esprit, seul le viol par un adulte ou un homme marié eût été grave.

2.4. Le séjour chez l’amant C’est la dernière étape de la relation qui explique le nom qui lui est donné : nàgè. Dans d’autres contextes, ce verbe signifie « passer la nuit ». Il est employé pour la salutation du matin : ndo na wé yaw là ? « As-tu bien passé la nuit ? ». Dans la situation particulière de la relation amoureuse, l’ami du soupirant vient, en soirée, chercher la fille chez ses parents, ou bien, s’étant entendu avec ces derniers, elle est conduite chez son petit ami à l’issue d’une fête. Elle passe une ou, le plus souvent, deux nuits chez lui, l’ensemble des informateurs s’accordent sur le fait qu’une troisième nuit est due au jeune homme. Cette troisième nuit se passera ailleurs que chez le soupirant, souvent chez l’ami intime de ce dernier. La nuit supplémentaire n’exige aucune formalité, les parents de la fille étant simplement informés du lieu où elle se rend. 61

À son arrivée dans la maison de son amoureux, la jeune fille est conduite auprès de la mère de son ami. Celle-ci la reçoit comme s’il s’agissait d’une future belle-fille, car si le séjour est désigné par le verbe « passer une nuit », la fille passe aussi une journée dans la concession de son soupirant et y fait connaissance des membres de sa famille. Si la mère du soupirant est décédée, c’est la « grande femme »1, wayn kuluu qui recevra l’amie. C’est elle aussi, ou la première femme (même si elle est héritée) qui peut recevoir la fille si le soupirant est déjà marié. Le témoin ou l’ami du soupirant qui accompagne la jeune fille peut rester s’entretenir avec la famille. Les différents habitants de la concession défilent pour saluer la jeune fille à laquelle on s’adresse par la formule may-waaré « fille étrangère-hôte ». Cet appellatif est celui par lequel les habitants d’un village s’adressent à toute fille inconnue, lorsqu’ils la rencontrent et aussi à une fille récemment mariée à un de leurs fils. Seul un amoureux ou un mari emploie le nom de naissance de la jeune fille. Une fille s’adresse aux parents de son petit ami en employant les termes par lesquels elle s’adresse à ses propres grandsmères et grands-pères (kaabé et moobé). Ce faisant, elle situe, implicitement, son petit ami qui peut devenir son mari, au niveau de son propre père. Contrairement au jeune homme qui emploie, dans sa relation aux parents de son amie et de son épouse des termes rendant compte de la relation d’alliance, la jeune fille ou jeune mariée est ainsi intégrée dans la famille de son ami ou époux au rang hiérarchique dévolu à ses propres enfants, du moins dans 1

C’est la première femme qu’un homme a lui-même choisi pour épouse (et non une femme héritée qui, le plus souvent, est de fait sa première femme). Il a versé pour sa grande femme une compensation matrimoniale. Elle assiste son mari lors des cérémonies annuelles aux ancêtres.

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la terminologie d’adresse. Ainsi, l’institution connue sous les verbes nàgé « passer la nuit » ou bàagé-may « attraper une fille », n’est pas uniquement axée sur la relation sexuelle entre les deux amoureux. Reçue comme une épouse de deux jours, la fille se comporte comme telle. Pendant la journée, elle aide les femmes de la maison à moudre le mil, à balayer la cour ou à effectuer d’autres activités féminines (cueillette des feuilles comestibles, recherche de combustible, bois de chauffe, etc.). Chez son ami, contrairement à ce qui est attendu d’elle chez ses parents, elle ne cuisinera pas et ne puisera pas de l’eau, ces deux activités étant réservées à la femme mariée 1 . Les Tupuri les plus âgés considèrent que ce séjour dans une famille inconnue est un élément essentiel dans l’éducation des jeunes filles. Par ailleurs, la famille du jeune homme jugera de l’intérêt que la fille porte à leur fils à l’aune des efforts qu’elle fera pour se rendre agréable aux femmes de la famille. On attend d’une épouse potentielle une intégration sans heurts à la vie quotidienne : docilité envers les femmes plus âgées, empressement à aider, tact et amabilité. La possibilité d’une grossesse n’étant pas exclue, le séjour de la fille chez son amant risque de se prolonger. Autrefois, lorsque la jeune fille fréquentait plusieurs petits amis2, c’était à la jeune fille de dire lequel de ses amis était le géniteur de l’enfant qu’elle portait. « Quand la fille ne sait pas lequel est le père de l’enfant, elle choisit celui qui lui convient »3. 1 L’envoi de la jeune mariée pour chercher de l’eau et l’installation de son propre foyer sont des étapes de son intégration et font partie des cérémonies du mariage. 2 Situation tendant à disparaître en raison de l’occidentalisation 3 On s’estimait autrefois heureux pour avoir été choisi par la fille comme auteur de la grossesse. Mais la grossesse de la fille provoque, de nos jours, quelques tensions. Un jeune homme peut refuser de

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On peut ainsi considérer que ce séjour chez l’amant est une sorte de mariage à l’essai. Selon un informateur, « là, elle est la femme pour deux jours » dont l’enjeu dépasse le simple plaisir des jeunes gens. Au moment de l’arrivée de la jeune fille, son soupirant n’est pas nécessairement présent dans la concession de son père où il a sa propre case. C’est plus tard, dans la soirée, vers dix heures, que son ami intime qui gère la relation pour lui, amènera la jeune fille auprès de son soupirant qui l’attend dans sa propre case. L’habileté du jeune homme à badiner et à causer avec la fille sera le prélude aux ébats entre les amants. Pour les deux protagonistes, la relation sexuelle est aussi importante que la relation sociale. Pour tout jeune homme, les premiers rapports sexuels avec une fille, dans ce cadre institutionnalisé, se présentent comme une sorte de rite de passage 1 . L’adolescent weejoo, doit prouver publiquement sa virilité. Il passe alors dans une classe d’âge qui lui permet de participer à certains jeux de lutte avec ses aînés et d’adhérer à l’« association masculine des buveurs de lait », le gurna. Ce sont les aînés qui montreront aux nouveaux comment on doit procéder 2 . Pour un novice, l’accent est mis sur l’exploit sexuel : reconnaître l’enfant, comme ce fut le cas, en 1998, pour un jeune catholique qui contestait la parole d’une jeune fille aux nombreux petits amis. Un autre jeune homme encore lycéen, dont l’avenir était prometteur, hésitait à épouser la fille qui lui avait donné un enfant de peur d’entraver ses études. 1 De nos jours (mais aussi autrefois), les jeunes gens ont des relations sexuelles secrètes avant qu’elles soient permises, voire exigées. Ces relations ne comptent pas puisqu’ignorées du public. 2 Il se peut qu’en raison de la rareté des rites d’initiation qui déterminaient autrefois des classes d’âge selon le nom du chef initiateur, ce soit de nos jours l’institution du nàgé qui les remplace. Dans un même village, les jeunes hommes ayant passé la nuit avec

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Parce que chez nous, c’est ainsi que l’on mesure la virilité du garçon. Ce qui fait que lorsque tu attrapes une fille, il faut battre le record : dix, douze fois dans la nuit. [rires] Et ensuite chaque fois que tu attrapes une fille, tu dois au moins faire l’amour sept ou huit fois. C’est une honte pour un garçon s’il n’y arrive pas. On le traite d’impuissant. On est conditionné par la peur de ne pas être à la hauteur. (Daga Laokissam, 1975). Pour réussir ces exploits, aux dires de Daga Laokissam, presque tous les jeunes mâchent certaines écorces réputées pour leurs effets aphrodisiaques : Tu vois, le fiyèn 1 , le « gui ». Les tiges font des « nœuds ». Si tu veux faire l’amour douze fois, tu dois consommer douze nœuds. Je l’ai fait mais ça n’a pas marché. [rires] Peut-être cela a-t-il un effet psychologique ? Mais on te trompe avec ça. (Daga Laokissam, 1975). La première nuit d’une relation nàgé prend une tournure ostentatoire qui engendre l’angoisse chez les néophytes. Les camarades de même âge que le soupirant viendront rôder autour de la case où les amoureux se sont enfermés. On viendra te surveiller pendant la nuit autour de la case. Tout ce que tu racontes à la fille, le matin on va te le redire. (Daga Laokissam, 1975). On va même voir la fille, le lendemain pour lui demander combien de fois le garçon a fait l’amour avec elle. Et elle le dira ! Chez nous, elle le dira ! (Mensala Fittouin, 1975). C’est cette publication officielle de la virilité du jeune homme qui distingue la relation amoureuse des relations sexuelles dans les premiers jours d’un mariage. une fille la même année forment un groupe qui affronte les aînés, à la lutte, puis les cadets. 1 Tapinanthus sp. Loranthaceae.

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Ma femme et tout ce qui se passe au foyer, cela nous concerne exclusivement. Mais quand c’est une petite amie, on doit en parler (Mensala Fittouin, 1975). Lorsque la relation a été commandée par les hommes les plus âgés du village, le résultat de la nuit est commenté non seulement par les amis du jeune homme mais aussi par les membres de l’association gurna. De même que le jeune homme se doit d’avoir un certain comportement sexuel, certaines normes de conduite sont attendues des jeunes filles. Son comportement au lit fera aussi l’objet de commentaires parmi les jeunes gens et les délices d’une conversation parmi les membres du gurna qui se réunissent les après-midis à l’ombre d’un grand arbre du village. D’une fille qui prend plaisir à la relation sexuelle ou du moins qui le montre, on dit : à caa wer debaan « elle aime beaucoup bouger les fesses1». Le fait pour la fille de manifester son plaisir ne correspond pas aux normes de la bienséance. Elles ont une certaine retenue. Il n’y a pas d’épanouissement sexuel, c’est-à-dire elle a peur d’apprendre qu’une personne dira d’elle qu’elle fait trop l’amour (Mensala Fittouin, 1975). Ainsi, le discours des hommes ne stigmatise pas le plaisir sexuel chez leurs compagnes mais parfois hésitent à interpréter la réserve adoptée par elles. Celle-ci peut être signe de timidité réelle ou un masque en vue de se

1 Le verbe koogè avait il y a une quarantaine d’années une connotation péjorative. Avec la dépravation des mœurs, les jeunes gens le jugent « vulgaire », d’où notre traduction. C’est le verbe qui est employé pour les animaux. Cependant les jeunes gens de nos jours l’emploient assez ouvertement. Il semble avoir perdu de sa « grossièreté » même si les jeunes filles ne l’utilisent pas en public sauf dans les chansons où les paroles grivoises sont permises.

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conformer à un comportement qu’elles s’imaginent valorisé. Les filles aussi, elles font les malignes alors que ce sont des filles qui ont déjà eu des néeré « petits amis ». C’est-àdire chez nous, les filles ne sont pas sexuellement épanouies et même si cela leur plaît, elles ne le montreront pas (Daga Laokissam, 1975). Même lorsque la jeune fille a été conduite dans la case du jeune homme, ce dernier n’est pas sûr d’obtenir les faveurs de son hôte. Elle peut s’amuser à faire languir le jeune homme en prolongeant indûment la causerie auprès de lui dans la case. On dit alors : may dé jak joo debaan « la fille parle beaucoup en langage crypté », ce qui signifie que la fille « te roule dans la farine » (Gnomoga Kalandi, 1975). Un soupirant impatient peut faire appel à ses amis pour forcer la fille qui se refuse à lui. Le viol de la fille par son prétendant aidé de ses amis est, dans ce cas précis, autorisé. La fille, de son côté, peut aussi profiter de l’autorisation de découcher accordée par ses parents pour s’enfuir et rejoindre un autre jeune homme qu’elle préfère et que son père n’a pas accepté. Il y a des filles qui vous jouent des tours comme ça. On dit : may ndee go de naw “La fille a fui pendant la nuit” (Gnomoga Kalandi, 1975). La fille fait faux bond à son amoureux et réussit à déjouer sa vigilance en début de soirée, ou encore, elle accepte de le prendre comme amant pour ensuite rejoindre un autre amoureux avec qui elle passe le reste de la nuit. Dans le premier cas, l’ami du soupirant délaissé prendra contact avec l’amant favorisé. En effet, l’amoureux agréé par le père est responsable envers lui de la relation engagée officiellement. La jeune fille peut tomber enceinte. Dans ce cas, elle devra séjourner pendant la 67

grossesse chez le « père » de l’enfant. L’ami du soupirant protège ce dernier en mettant la relation au clair. Par ailleurs, de même que le mariage implique le don d’une compensation matrimoniale par le futur mari au père de la femme, dans la relation amoureuse, le jeune homme remercie le père de sa petite amie, en lui faisant parvenir une chèvre. Il semble qu’autrefois, du moins il y a une cinquantaine d’années, l’institution de « passer la nuit », nàgé ou son pendant, prélude au mariage parfois imposé par les hommes adultes aux adolescents et désigné par eux sous l’expression baage-may, « attraper une fille » aient été la norme. Un des amis du professeur Suzanne RUELLAND lui disait que la mère d’une fille recevait parfois en une semaine plusieurs visites de prétendants pour une seule de ses filles. La coutume reste encore vivace dans certains villages non encore influencés par la scolarisation ou l’influence chrétienne. En 1998 un de nos informateurs, requis par son ami pour être ami médiateur, me fit part de la difficulté qu’il y avait eu à trouver une jeune fille ou un père consentants à la relation. Les adultes du village ayant demandé au jeune homme de trouver une petite amie, afin d’accéder à la classe d’âge supérieure au moment de la fête de duugï, fête par laquelle on chasse du village les mauvais esprits, il fallut se rendre dans un village éloigné des pistes les plus fréquemment pratiquées, pour trouver une compagne consentante.

Il est à noter pourtant que l’attitude des jeunes gens a aussi changé. Les problèmes économiques que traverse l’Afrique n’ont pas épargné les Tupuri. La grossesse d’une petite amie, parfaitement acceptée autrefois, car venant agrandir le segment de lignage du père de l’enfant, n’est plus souhaitée de nos jours ni par les jeunes gens scolarisés ni par ceux qui ont abandonné l’école et s’adonnent à la vie de paysans cultivateurs. Ainsi dit-on que les weere joore « enfants des danses », c’est-à-dire les 68

jeunes hommes, préfèrent aujourd’hui séduire des femmes mariées, malgré les risques et périls qu’encourent cellesci1. 2.5. Les fonctions de paroles dans la construction d’une institution La description de cette « carte du tendre tupuri » est la synthèse de plusieurs récits décrits du point de vue masculin. C’est précisément le fait que les textes narratifs suivaient tous un même modèle qui attira notre attention. Il y a dans cette récurrence des discours masculins une formalisation de l’espace, du temps et des comportements qui permettent d’identifier la relation amoureuse à une institution ritualisée qui se démarque de la vie quotidienne en milieu tupuri. L’échange se trouve ritualisé par l’enchaînement de comportements pertinents, appris, qui peuvent avoir des signifiants de natures diverses : verbale, gestuelle ou spatiale. Ce sont ces signes échangés selon certaines normes sociales stéréotypées entre les différents intervenants qui, en fonction de leur issue, positive ou négative, construisent ou bloquent la poursuite des liens entre les individus concernés. Ainsi, lors de la rencontre des amoureux, toute une série de questions est posée. Les réponses doivent être positives pour que la visite du soupirant chez la fille fasse suite à la rencontre. L’échange se structure autour de modules « question/réponse » formant des unités verbales ou énoncèmes dont le contenu référentiel motive la poursuite ou l’interruption de la 1

L’adultère est le plus souvent dévoilé lorsqu’une femme, malade ou dont l’enfant est malade, se rend auprès du devin et avoue sa faute. Son acte met en péril sa descendance et provoque la colère des ancêtres du mari.

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relation. Il en est ainsi des renseignements pris sur la fille (apparentée/étrangère, mariée/célibataire) ; de la consultation de la fille par son voisin (acceptation/refus de la relation) ; de la conversation entre le copain du soupirant et la jeune fille (date de visite acceptée/refusée, nom d’un témoin crédible/fantaisiste). Alternent avec ces énoncèmes ou comportements verbaux pertinents pour l’échange d’autres signes qui relèvent du kinésique (unités de comportement significatif gestuel) ou/et de la proxémique (unités de comportement significatif spatial). On peut les appeler des comportementèmes. Ils sont illustrés par les salutations de la fille à son amoureux et à ses amis lors de leur rencontre. L’ordre dans lequel elle leur serre la main a un sens précis : la fille sait que le jeune homme à qui elle serre la main en dernier lieu est celui qui la courtise. Elle peut, à cette occasion, chercher à en inverser l’ordre pour faire connaître son propre choix. Geste et chronologie spatiale font sens pour la poursuite de ces relations galantes. Ailleurs, par un simple geste comme celui de s’emparer du bâton du jeune homme, la fille lui signale qu’il lui plaît. Au garçon de décider de la suite à donner à ce geste. De même, lors de la visite de l’amoureux à la fille, la distance à laquelle celle-ci le raccompagne lui indique le degré d’intérêt qu’elle lui accorde. Tout au long des diverses étapes de la relation, des comportements stéréotypés, verbaux ou spatiaux sont pratiqués par chacun des participants, guettés et interprétés. Ainsi, même dans une relation « amoureuse » relevant de l’échange le plus intime, qui mène à une relation sexuelle, et éventuellement à l’ébauche du mariage, les comportements de chacun sont appris par avance, « joués » comme au théâtre, avec l’intention de les rendre publics. 70

2.5.1. Les statuts de l’homme et de la femme L’institution de « passer la nuit » nàgé, ou dans la terminologie masculine « attraper une fille » baagé may, illustre par excellence les rôles qui, dans les représentations collectives, sont dévolus à chacun des sexes. • Le fait d’avoir officiellement « passé une nuit », transforme le « garçon » weelé, considéré encore comme un enfant, en « jeune homme » weejoo. La première fille avec laquelle un garçon a des relations sexuelles porte d’ailleurs un nom spécial, jak nday mbé « sa première amante » 1 . « Attraper une fille » constitue pour le jeune homme l’épreuve publique lui permettant l’accès à l’âge d’homme. Un « garçon » doit l’avoir vécue pour être accepté dans l’association des gardiens de bœufs, « buveurs de lait » ou gurna. • Avec la crise d’initiation (qui devient irrégulière depuis les années 1975), les étapes rituelles qu’implique la relation amoureuse officielle installent le jeune homme dans sa « classe d’âge ». Celle-ci se définit formellement comme le groupe de jeunes hommes qui sont solidaires dans les concours de luttes officielles organisées lors de quelques grandes fêtes annuelles. • Pour l’homme, sa première relation amoureuse est le repère historique à partir duquel il calcule son âge. « Cela fait tant d’années que j’ai pour la première fois passé la nuit avec une fille » est la manière de calculer son âge, combiné parfois avec le nom du chef initiateur lors de son initiation2. 1

Le terme jak, qui désigne le bout, la bouche selon les contextes, prenant ici le sens de premier, comme dans jak-su ou jak-cu « en premier, au début ». 2 Celle-ci n’ayant lieu que tous les onze ans est peu précise, d’autant que les garçons entre 5 et 15/16 ans (date de l’initiation précédente) y

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Dans cette relation amoureuse institutionnalisée, les attitudes et les comportements des hommes et des femmes vis-à-vis de la sexualité sont diamétralement opposés. Le jeune homme tire vanité de ses exploits sexuels. En faisant étalage de sa virilité, il assoit son statut social parmi ses pairs. La jeune fille est censée, au contraire, contrôler ses élans et ses sentiments pour se conformer à une retenue dont la transgression risquerait de provoquer la composition d’une chanson de dérision à ses dépens 1 . C’est en effet dans le mariage, avec son aboutissement normal, la maternité, et non dans la relation sexuelle que la fille/femme établit son statut féminin. De may « fille » elle devient waayn « femme, épouse ». Cependant, aller passer nuit avec un jeune homme était, il y a encore une cinquantaine d’années, considéré comme faisant partie de son éducation, éducation aussi bien au plan du comportement que de la parole. 2.5.2.

L’art de la parole

Une écoute attentive des différents styles de langue employés tout au long de la relation amoureuse permet de dégager des différents types de langage qui sont indices des relations entre protagonistes. De manière générale, tout est ndalgè « causerie » plaisante et hiilà « diplomatie ». Entre certains participants, ceux entre étaient envoyés. Mais depuis 1975, l’initiation a connu une longue période d’hibernation pour ne reprendre qu’en 2009, réduite à sa forme la plus simple expression. 1 Les Tupuri se délectent des chants de dérision, waywa inventés par les jeunes hommes, ou wiilé inventés par les femmes et gurna inventés par les adultes. Les travers de tout un chacun y sont dévoilés. Un intérêt excessif des femmes pour le sexe suscite l’amusement, voire est tourné en dérision dans les chansons populaires.

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lesquels il y a risque de transgression d’interdit ou inceste, yoo, le retour à un style métaphorique est exigé. Ce style repose sur l’emploi du lexique dans un sens autre que son sens littéral. Un locuteur attribue aux signes de la langue, nom ou mot ndu, un « signifié-sens » wèré1, souvent caché qui doit être décodé. Ce style métaphorique représente la quintessence de l’élégance dans l’art oral. Le souci de l’emploi de ce style est omniprésent dans les rapports verbaux entre les Tupuri. Il domine plusieurs genres dans l’art de l’oralité : images et allusions dans les siin « chants » ; proverbes dont la traduction en tupuri est précisément le syntagme « langue de la danse » jak joo ; langages cryptés de la communication avec les divinités soorè. Le style métaphorique est aussi apprécié dans certaines circonstances de la vie quotidienne. Nos informateurs ont fréquemment insisté sur le fait que deux ou trois personnes parlant entre elles, dans ce qui est, en apparence, la langue quotidienne jak-tupur, peuvent s’amuser à choisir des paroles waarè au sens wèré caché compris d’eux seulement. Il s’agit d’une manière codifiée de faire allusion devant une tierce personne à un événement dont les interlocuteurs complices se sont déjà entretenus en son absence. Ainsi peut-on parler d’une personne en sa présence comme s’il s’agissait d’une autre personne, ce qui a pour but de le « faire réfléchir et de s’interroger sur la signification des paroles ». Cet emploi codé de la langue permet au groupe d’amis de se moquer d’un intrus, à son insu, tout en faisant allusion, sans ouvertement le froisser,

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Ce terme signifie aussi « origine, patrilignage, fondement, l’est » d’où son emploi comme « signifié » d’un mot ou sens d’un mot propre. Les noms de personne en tupuri sont codés. Leur signification n’est connue que du donneur du nom.

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à son comportement 1 . Les jeunes admirent surtout l’adresse de leurs aînés dans l’art de cette parole détournée. Or la communication dans la relation amoureuse offre de nombreux exemples de ce système d’échange recherché. Ce style raffiné marque surtout les relations sociales qui exigent circonspection et diplomatie, en particulier entre les deux sexes. • Les exemples de conversation entre l’ami du soupirant et la fille ont tous illustré ce style métaphorique. Il s’agit, dans les pourparlers préparant la venue de la jeune fille chez son amoureux, de garder une certaine distance avec élégance, sans perdre la face. • La « langue de la danse » est particulièrement exigé entre soupirant et mère de la fille courtisée, surtout lors de la première rencontre. Dans cette relation marquée, par ailleurs, de nombreux évitements, la métaphore domine. La recherche des images donne à l’entretien une légèreté badine, une allure d’un jeu ou d’une plaisanterie de bonne facture. Les femmes qui ont eu plusieurs filles excellent, semble-t-il, dans cet exercice de déplacement du sens qui est surtout l’apanage des compositeurs de chants. L’emploi de ce style poétique exigé lors de la première visite, embellit le dialogue et fait vraisemblablement dériver le sérieux du propos (le soupirant est jugé par la mère dont l’avis pèsera sur les décisions ultérieures de son mari) vers le plaisir esthétique de ndalgè. C’est ainsi que, dans la cour qu’un jeune homme fait à une jeune fille, c’est avant tout sa « belle-mère » qu’il doit séduire par ses paroles laissant à son ami intime le soin de badiner avec sa petite amie. 1

Des amis proches, jeunes hommes qui mangent ensemble, peuvent reprocher à l’un d’entre eux de leur avoir caché un incident de sa vie quotidienne : voyage, rencontre, échec, etc.

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La récurrence de la même structure, et des mêmes exemples, dans les narrations de la relation amoureuse faites par de nombreux informateurs nous a donné l’idée d’analyser les composants de la relation comme on l’eût fait de différentes versions d’un conte. À partir de tous les discours rapportant la relation, on peut dégager sa structure de base. Alors que les ethnolinguistes cherchent à dégager les fonctions pertinentes qui structurent un conte, nous avons essayé de dégager, ici, dans la narration d’événements vécus (relevant donc du domaine extralinguistique, même s’ils nous ont été rapportés), des comportements pertinents pour le déroulement de la relation. Cette analyse se justifie dans la mesure où la relation amoureuse se présente, chez les Tupuri, comme une institution aux étapes ritualisées, figées. Chaque protagoniste a appris et connaît son rôle à l’avance et l’interprète avec l’intention de mener à bien la relation. Tout au long de celle-ci, les comportements verbaux, ou non verbaux, font avancer la relation vers une étape ultérieure (réponses positives) ou au contraire arrêtent sa poursuite (réponses négatives). Les paroles de la séduction, stéréotypées, construisent la relation amoureuse, étroitement contrôlée par la société. Sur le plan social, cette institution, à la formule quelque peu misogyne (« attraper une fille »), marque la fin de l’enfance pour les garçons. Il s’agit, en effet pour le jeune homme, d’un rite de passage dans lequel le jeune homme, par ses exploits sexuels, fait une démonstration publique de la virilité. Après avoir « attrapé une fille », le jeune homme peut participer au « club des danseurs et buveurs de lait », le gurna, qui danse aux funérailles des notables et à l’occasion des grandes fêtes annuelles. Les hommes âgés calculent leur âge à partir de l’année pendant laquelle ils ont « attrapé leur première petite 75

amie ». Pour la jeune fille, la même relation, nommée plutôt nàgé « passer une nuit », la fait accéder au statut de jeune fille susceptible au mariage. Il s’agit, pour elle, d’une étape de son éducation. Elle séjourne dans les familles de ses amoureux et apprend à mieux connaître la famille de celui qui peut devenir son mari. C’est un apprentissage social, puisque la jeune fille doit docilement s’intégrer à la famille de son amoureux. Conclusion La relation amoureuse met en évidence l’importance accordée à la parole. La relation entre soupirant et mère de la fille illustre, par excellence, la recherche du langage métaphorique, nommé jak-joo « langue de la danse ». Ce même langage codé domine l’échange entre fille courtisée et amis intimes du soupirant. Là où les relations d’évitement prédominent, la parole se fait déviante, jamais directe, toujours embellie, comme si la parole directe, en tupuri, était très violente. Comme indiqué déjà, on dit d’une femme impolie, discourtoise qu’elle n’a jamais « passé une nuit » avec un jeune homme. Ce style recherché, qui permet de parler par allusions, est l’apanage des compositeurs de chants dans lesquels les écarts de conduite sont publiquement révélés pour châtier sévèrement le contrevenant. Ce langage codé qu’est la « langue de la danse », préside à tout échange dans une relation dangereuse : chants aux divinités, chants de dérision révélant publiquement une enfreinte aux bonnes mœurs, relations à évitement comme ici entre alliés éventuels de sexes opposés.

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Chapitre 3 LE RAPPORT HOMME-FEMME-ANIMAL1 : LA SÉMANTIQUE DU LEXIQUE Introduction Dans la langue tupuri, l’opposition générique humain/animal n’est pas binaire mais trinitaire : l’humain s’oppose à l’animal sauvage et à l’animal domestique. Selon Suzanne RUELLAND (2005 : 375), à partir du concept de « personne » jè- qui, en tant que nominal dépendant, a donné l’indéfini jobo « quelqu’un » /personne-certaine/, le Tupuri exprime le générique Homme par le composé jè-taabay /personne-noir/ « homme noir » ou « le noir » pour désigner l’être humain issu de la race noire. C’est dire qu’à l’époque, le Tupuri n’avait connaissance d’aucune autre race hormis celle à laquelle elle appartient. Cette conception de l’homme limite l’humanité à l’Afrique noire, ce qui est anachronique aujourd’hui, étant donné que le monde est composé de bien d’autres races (blanche, jaune, …). Mais, le concept d’humain, en tant que force ou puissance, est exprimée par le syntagme jè ti waré /personne-sur-mari « homme ». Si la notion d’humain est ici véhiculée par un terme marqué comme masculin2, son pluriel jare désigne 1

Ici, nous sommes également redevable au professeur Ruelland qui a publié un article sous le titre : « L’homme et l’animal en pays tupuri, réalités et représentations », in L’homme et l’animal dans le bassin du Lac Tchad, ? 2 Formé avec le terme ware « mari », l’élément « personne » de ce composé sert à former les agents d’activités réservées aux hommes : jè k ɔd day/personne gardien bétail/ « berger », jè hàlgè/personne de la divination/ « devin », jè fàage/personne peau/nom que les Tupuri se donnaient autrefois en raison du seul vêtement que les hommes

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« des personnes, des gens » : jar tupuri « les (gens) Tupuri ». Face à ces termes exprimant l’humanité, perçue comme masculine, le concept « animal » se traduit par nay qui a pour pluriel nayré. Ce nom recouvre plutôt le concept d’animal sauvage, restreint le plus souvent aux gibiers chassés pour leur viande, d’où l’extension aux notions de « viande, chair » 1 . Enfin le terme horogè « bétail, cheptel, troupeau », principalement bovin, mais incluant aussi les autres petits animaux domestiques, caprins et ovins, voire les gallinacés, désigne le bétail domestique. Traditionnellement considéré comme la seule richesse des Tupuri, horogè est de nos jours utilisé pour désigner toute richesse matérielle, monétaire ou autre. Par ces trois lexèmes, la langue tupuri oppose l’humain à l’animal sauvage et à l’animal domestique. Le lexique marquant l’opposition sexuelle est en revanche commun aux hommes et aux animaux. Le signe ware « mari » donne le syntagme qualificatif ma ti ware /celui-sur-mari/ « mâle », et waay « femme, épouse » donne ma ti waay /celle-sur-épouse/ « femelle », qualificatifs employés pour désigner le sexe de tout être vivant. Aussi deux autres termes rapprochent-ils hommes et animaux avec des connotations variées. Bolo est utilisé pour désigner l’animal mâle, non châtré : bolo-day /mâlebovin/ « un taureau », bolo-kak /mâle gallinacé/ « coq », bolo-toklon ou bolo-fii /mâle-bouc/ « bouc », boloméné /mâle-gazelle/. Le terme s’applique au sens familier, voire vulgaire, à l’homme. On traduit donc par « un type, portaient, une peau d’animal sur les fesses ; jè ti ŋ/personne de la maison/ « chef de famille ». 1 Ce concept entre dans la dénomination des parties du corps charnues : nay glogè »fesse »/chair du postérieur/, nay jagè « lèvre »/chair de la bouche/, nay saŋ « gencive »/chair de la dent/, nay kuni « cuisse »/chair de la cuisse/.

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un mec » (début de conte : bolo po yan... /homme/un certain/existe/ « Il y a un type... », A din bolo ou a din bolo koï /c’est-mâle/ « c’est un homme puissant ». Pour désigner des animaux femelles, la langue emploie le terme de parenté maan 1 -« mère » : maanday /mère/vache/ « vache », maan-fii /mère-chèvre/ « chèvre femelle », maan-wayn /mère-chien/ « une chienne », maan-hogé /mère-canard/ « une cane », maangadouru /mère-porc/ « une truie », maan-kaké /mèrepoule/ « la poule », maan-kué /mère-perdrix/ « une perdrix », etc. Ce couple de signes, bolo et maan, oppose ainsi la virilité sexuelle masculine à la fertilité des génitrices dans le règne animal. D’où la connotation familière dans l’emploi du terme pour les humains, à savoir maan-wuayn /mère-femme/ « une certaine femme », maan-kom /mère-première/ « première épouse », maan-day /mère-bœuf/ « une fille agitée », etc. On constate qu’il y a un rapprochement entre l’animal femelle et la femme par le truchement du concept maan. Un rapport s’établit ainsi entre la femme et l’animal. Suzanne RUELLAND (1993) a montré qu’en pays tupuri, l’obtention d’épouses se fait par le biais de l’animal ; l’homme utilise comme monnaie d’échange l’animal domestiqué. 3.1. L’homme et l’animal domestique Étant donné que les Tupuri sont des éleveurs, ils vivent en contact permanent avec l’animal domestique. Au service de l’homme, celui-ci constitue un moyen 1

Le terme maan entre par ailleurs en opposition au terme paan « père », dans le paradigme de la parenté humaine. Une partie des insectes est composée avec le terme maan sans que cela implique qu’ils soient perçus comme féminin.

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d’échange des valeurs dans toutes sortes de négociations à caractère lucratif. C’est le cas du mariage, dagé wayn où le bétail occupe une place de choix dans les pourparlers. 3.1.1. Le bœuf et la femme D’une manière générale, on dote la femme avec du bétail chez les Tupuri. Ce bétail destiné à la dot s’appelle horog-wayn « richesse-femme ». Le bœuf retient particulièrement l’attention dans la compensation matrimoniale. 3.1.1.1. Les représentations autour de l’espèce bovine Tout Tupuri a pour idéal d’acquérir un troupeau de bœufs, horogè ou déeré. Ceux-ci sont traditionnellement les seuls moyens d’obtenir une épouse en bonne et due forme. Un jeune homme, le plus souvent, aidé par son segment de patrilignage ti binii/sur/penis/ « parenté » comprenant le père, oncles paternels, frères et cousins aînés, doit donner douze bœufs au père de la jeune fille qu’il désire épouser. S’il n’y a pas de troupeau immédiatement disponible, c’est le cas dans des familles à nombreux fils, le jeune homme peut se faire « louer » comme gaïnaago « gardien de bœufs » chez les fermiers Peul qui sont les grands éleveurs des petits et gros bétails au Nord-Cameroun1. Avec le mariage léviratique au sein du segment du lignage, certains fils aînés ont quelque chance d’hériter tardivement, d’une épouse de leur père ou d’un oncle paternel frappé par la mort. La femme d’héritage s’appelle péjorativement wouayn-bagne /femme-héritée/, « femme sans valeur », « femme vulgaire » en raison du fait qu’elle n’a pas été dotée par 1

La rétribution pour une année de gardiennage est d’un jeune bœuf.

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son nouveau propriétaire. Celui-ci ne saurait se contenter de cette femme de seconde zone car, dit-on « la richesse est une femme d’héritage » pour attirer l’attention sur le caractère éphémère de la richesse comparée au lévirat qui trahit un manque de stabilité ; l’homme doit travailler durement pour acquérir du bétail afin de se doter une épouse digne de ce nom. Cela poussait certains à l’aventure de l’exode rural. En effet, autrefois, nombre de jeunes gens se rendaient dans les villes industrielles au sud du Cameroun pour trimer comme ouvriers ou gardiens de nuit dans les usines afin d’obtenir des moyens matériels et financiers pour doter leur femme. La compensation matrimoniale s’obtient ainsi au bout de gros efforts. Une fois versée aux beaux-parents, la compensation matrimoniale est immédiatement remise en circulation afin d’acquérir une épouse pour un frère de la jeune mariée. Un jè-taogi, garant du bon déroulement des négociations économiques entre les deux familles, vérifie l’état de santé et l’aspect général des bœufs donnés, voire leur remplacement en cas de décès deux ans après le mariage 1 . Parfois, le père de la fille fait provisoirement confiance à son gendre et accepte de céder sa fille en échange des trois quarts de bœufs initialement exigés. Cependant, tant que le mari n’aura pas donné la totalité des bêtes, son beau-père peut récupérer sa fille à tout moment. On dira a baa ti day « on l’a reprise à cause du manque de bœufs ». Cette compensation fort élevée

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Il est de coutume préférable de rentabiliser au plus vite le troupeau avant qu’une bête ne tombe malade. C’est pourquoi, le bétail reçu pour le compte de la dot est souvent donné en dot pour le mariage du frère de la fille.

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garantit la solidité du mariage 1 . Sauf en cas de force majeure, un mari ne renvoie jamais sa femme à ses parents. Il en est de même de la famille de la femme qui fera toujours pression sur elle afin qu’elle tienne solidement son foyer, et cela, de peur d’être obligée de rembourser l’ensemble de la compensation, menus cadeaux, compris2. En revanche, une femme qui n’a pas eu d’enfant après trois ou cinq ans de mariage peut aller en relations intimes avec le frère du mari légitime dans l’espoir d’engendrer. Mais, elle reste et demeure (avec les enfants obtenus hors mariage) la femme de celui qui l’a dotée. Ainsi, du point de vue économique, l’échange bœufs/femmes soude les patrilignages entre eux en tissant des circuits de créanciers et de débiteurs qui forment l’étoffe sociale. L’homme tupuri se positionne comme donneurs de bœufs et récepteurs des femmes, puis donneurs de filles et récepteurs de bœufs. Le rapprochement bœufs/femmes se manifeste aussi au niveau symbolique comme l’attestent certains noms de naissance choisis pour les filles et y faisant allusion3. May day « la fille du bœuf », maan déeré « la mère des bœufs », day-pa « des bœufs encore », day- ferlé « les bœufs sont revenus », day-fuli « les bœufs en brousse » 1

Il faut ajouter au troupeau de bœufs ou « dot » proprement dite, des chèvres, de l’argent et de nombreux cadeaux. Cf. Feckoua, 1985, et Koulandi, 1990. 2 De nos jours, le mariage forcé de jeunes filles a pratiquement disparu, de même que le mariage pré arrangé par les parents des jeunes mariés. 3 Pour un nom de fille, les Tupuri choisissent la traduction « vache » plutôt que « bœuf », même si stricto sensu, pour signifier vache, on ajoute le terme « mère » au terme bovin. De même, les noms sont formés sur le singulier alors qu’ils font allusion au troupeau de la compensation matrimoniale.

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(allusion à l’abondance des bœufs que procurera la fillette quand elle ira en mariage), day-lin « les bœufs à la maison », day-duuwé « les bœufs sont venus », dayni « les bœufs y sont », day-so « des bœufs donc », daday « trouver les bœufs », bul-day « qui libère les bœufs », etc. La possession des bœufs, seule richesse pour les agriculteurs, est sans doute un des facteurs les plus valorisants pour l’homme, puisqu’elle lui donne accès aux femmes qui perpétuent son lignage et en assurent la survie. Un mari se vantera volontiers d’avoir donné la totalité des bœufs de la compensation matrimoniale et sa propre épouse en tirera aussi orgueil pour avoir été bien dotée par son mari. C’est un honneur d’être dans un couple où la dot n’a posé aucun problème pour les deux parties. Il n’est nullement question pour la femme de se sentir « achetée », même en milieu scolarisé, voire universitaire1. Si le mari n’a pas fini de verser la dot, en cas de dispute, l’épouse ne manquera pas de le lui reprocher souvent publiquement, comme pour lui signifier qu’il n’est qu’un pauvre homme, un vaurien, un fainéant...L’identification jeune fille/bœuf est par ailleurs fréquemment attestée dans les chants où l’exclamation maan-day/ mère bœuf/2 est un compliment pour une femme ou une jeune fille. Comme l’argent en Occident, le troupeau de bovins est investi par les Tupuri de valeurs symboliques mélioratives dues à ce rôle social prépondérant de médiat entre lignages qui échangent leurs filles contre les bœufs. 1

De nos jours, les hommes scolarisés versent des sommes de compensation astronomiques (1 000 000, 1 500 000 f) pour épouser une fille du « village ». 2 Sous d’autres cieux, il peut s’agir d’une insulte quant on dit d’une fille qu’elle est « une mère des bœufs ». En milieu tupuri, c’est un compliment.

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Le Tupuri trie parmi son troupeau ceux des bœufs qu’il est prêt à céder en compensation matrimoniale et les vaches laitières ou génisses qu’il souhaite garder. Il humanise les vaches qu’il garde en leur donnant des noms, soit des descriptifs – la rousse, la tachetée, etc. – soit des sobriquets correspondant aux surnoms d’origine masana (ethnie voisine) que les jeunes gens ont l’habitude de se donner entre eux. Nombreux Tupuri ignorent parfois le sens1 de ces noms qu’ils empruntent par snobisme, comme pour dire qu’ils ont la maîtrise de l’étymologie de la langue tupuri. Parfois même, c’est sous le surnom masana qu’un homme âgé est identifié par les jeunes. Par ailleurs, la solidarité entre l’homme et son troupeau de bœufs, grâce auquel il acquiert une (ou des) épouse(s) se trouve magnifiée dans une institution nommée le gurna 3.1.1.2. Le veau, « frère de lait » au gurna et compensateur matrimonial Le gurna a été emprunté aux voisins massa (Igor GARINE, 1964 : 12 ; Françoise DUMAS-CHAMPION, 1983 : 84). Il est associé comme chez eux à la « cure de lait ». Transformé au cours de ces cinquante dernières années par les Tupuri, le terme désigne de nos jours un club d’hommes qui se forme au niveau du village, voire de plusieurs villages si ceux-ci sont petits. Pour adhérer, chaque homme doit théoriquement amener une vache laitière et son veau 2 . Leur nourriture préférée sera la 1 Voir exemples des noms de bovins par les Massa dans Françoise DUMAS-CHAMPION (1983). 2 Il semble que celui qui n’a pas de vache laitière peut apporter un taureau, voire partager à deux une vache laitière. Mais c’est là un écart à la règle et qui montre l’évolution du gurna tupuri qui se dissocie de la cure de lait massa d’origine bien que la nourriture soit à la base de bouillie de lait.

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bouillie de « boule » de mil rouge malaxée au lait des vaches. Chaque année vers le mois d’octobre ou novembre, une fois les récoltes de mil et de coton achevées, les jeunes gens d’un village, libérés des travaux champêtres, se choisissent un chef de gurna, ancien gardien de bœufs expérimenté du clan baaré, qu’ils chargent de demander aux chefs de terre et de village un terrain pour l’installation d’un campement. Choisi à l’ombre d’un arbre, le terrain sera parfois entouré d’épineux pour éviter tout vol de bétail pendant la nuit. Les hommes y vivent pendant six mois durant, jour et nuit, jusqu’à la dissolution du club au moment de la préparation des champs pour les semailles en avril quand reviennent les premières pluies. Le chef de gurna procède à des rites d’installation du camp et distribue les tâches respectives à chacun des membres, l’organisation du camp étant rigoureusement hiérarchisée. Corvées de pâturage et de garde au camp échoient aux plus jeunes, tandis que les plus âgés ont le droit de dormir chez eux et de s’absenter du camp à l’occasion des fêtes. La majorité des membres sont des hommes relativement jeunes, souvent mais pas nécessairement célibataires. Pour être accepté au gurna, un jeune homme doit déjà avoir eu des rapports sexuels avec une jeune fille. Lorsqu’on demande au gurna leur motivation, c’est avec le sourire que tous évoqueront le plaisir de passer le temps ensemble, de s’exercer à la lutte 1 , mais surtout de boire du lait afin de prendre du poids – l’embonpoint est en effet pour les hommes signe de beauté – pour mieux séduire les jeunes filles à la danse.

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Les jeunes gens s’exercent entre eux et se mesurent aux hommes d’autres gurna lors des rencontres.

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Lors des cérémonies des funérailles, le gurna revêt des marques et ornementations d’origines animales. Traditionnellement, les hommes attachaient les maan-twé, les peaux d’antilope ou de gazelle autour de leur hanche. De nos jours, ceux qui en possèdent les nouent sur un short blanc1. Ainsi revêtus des dépouilles de leur chasse2, réactualisent-ils encore de nos jours l’ethnonyme « gens à la peau d’animal » sous lequel ils s’identifiaient autrefois. De fines torsades tressées en cuir de chèvre pendent des cheveux. Une courte corne de chèvre d’où jaillit un bouquet de poils de la queue sert de bracelet. Une épaisse corde d’herbes fait office de collier. La poitrine est aspergée de lait mélangé de la farine en signe d’abondance et de prospérité. Brandissant un bâton de garde, sans lequel aucun Tupuri ne saurait danser, les gurna tournent en chantant autour des joueurs de tambours. Ils avancent lentement, légèrement inclinés en avant, comme aux aguets pendant une chasse. De temps à autre sortant du rang, certains se dirigent vers des spectatrices d’un air menaçant pour les invectiver en lançant leur devise. Quelques danseurs portent sur leur dos d’énormes cornes de l’antilope cheval, de cobes ou de gazelles dans lesquelles, à un entracte, ils souffleront pour donner un court concert préparé lors de leur garde en brousse. Si le but avoué de la participation au gurna est l’embonpoint pour séduire les jeunes filles, l’institution a une fonction sociale primordiale. Elle regroupe les hommes en une communauté solidaire où chacun apprend sa position respective envers les membres de la société. Il s’agit d’un stage d’apprentissage à une discipline 1

L’uniforme moderne a varié puisqu’il y a une trentaine d’années c’était un slip bleu et rouge qui se portait. 2 Les brousses étant en majorité défichées, seule subsiste une chasse rituelle où il est rare de tuer encore quelques gazelles.

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rigoureuse. Les jeux de lutte, en saison des pluies, exigent de l’individu qui se mesure à ses copains humilité et acceptation de sa défaite ; mais, ils offrent aussi l’occasion de se distinguer de ses semblables par un éphémère succès dont la renommée s’étant de village en village. Le vainqueur peut s’approprier le surnom d’éloge de celui qu’il terrasse. La solidarité entre les membres du gurna d’un même village est un facteur identitaire (BOUKARWANTCHOUE, 1984). Elle est d’autant plus forte que le gurna remplit aussi une fonction de contre-pouvoir et de régulation des mœurs au sein de la société. En effet, lorsque les membres du club se rendent aux enterrements, ou aux levées de deuil des notables, les contenus des chants, sin gurna, sur lesquels ils dansent, sont une compilation où les louanges envers les autorités alternent avec la révélation publique des enfreintes aux règles sociales. On y dévoile sous forme allusive les mœurs reprouvées – adultère, inceste, zoophilie, corruption, jalousie, gourmandise, etc. Chaque village choisit le chant d’un compositeur en fonction des thèmes et ragots abordés et aussi de son talent verbal 1 . Les gurna de plusieurs villages qui ont choisi le chant du même compositeur dansent ensemble aux levées de deuil. Dans ce club gurna, un homme forme avec sa vache laitière et son veau une représentation imparfaite (homme/animal) de la cellule familiale. Au niveau symbolique s’établit une équivalence : membre du gurna/jeune veau avec lequel il partage le lait de la vache. Ce sont ces veaux, frères de lait, qui, entre autres, sont par la suite donnés en compensation matrimoniale pour acquérir une épouse. On peut donc parler d’une certaine fraternité de lait entre hommes et veaux. Il n’est pas fortuit 1

L’art de la métaphore et le rythme sont commentés et jugés.

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que le campement du gurna comme le corral chez tout chef de maison se nomme kaw-day 1, « parenté du bœuf ». On peut signaler que les tout petits garçons, de cinq ans environ à l’adolescence, chargés du gardiennage des troupeaux de chèvres et de moutons, créent sur le modèle de leurs aînés un gurna fiiri « gurna des chèvres ». Apprenant des chants composés par les adolescents qui ambitionnent la renommée, ces garçonnets et adolescents établissent des campements tout à fait semblables à ceux de leurs aînés. Ils chantent et dansent publiquement lors des cérémonies de commémoration des funérailles. 3.1.1.3.

Le chien : gardien de la maison

Le troisième animal domestique le plus apprécié du Tupuri après les bovins et le petit bétail est le chien, waay. Chaque chef de maison a un chien, gardien de l’enclos familial qui comprend non seulement des cases d’habitation mais aussi un corral adjacent. Outre son rôle dissuasif, le chien est aussi investi symboliquement de la tâche de garder l’esprit de la famille patrilinéaire werè, au sens où il garantit les rapports harmonieux entre les vivants et les ancêtres morts. De ce fait, le chien fait en quelque sorte partie de la famille et reçoit lui aussi un nom comme des vaches préférées. S’il n’a pas su garder contre l’intrusion du mal balakgè qui prend corps dans les désirs sexuels incestueux – entre kawrè « parents » - c’est sous la forme d’un chiot qu’il est sacrifié dans un rite purificatoire. L’inceste yoo – le terme signifie toute 1

Le vocable kaw signifie « parent » du coté matri- et patrilinéaire. Est kaw toute personne avec laquelle on peut déceler un ancêtre commun, quelle que soit la lignée. Le lien entre les parents kawré du côté maternel s’oublie, la base de la société étant de patrilignage wer et l’habitat étant virilocal. Tout rapport sexuel entre kawré est incestueux et donne lieu à des cérémonies purificatrices.

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transgression mettant en péril l’équilibre du patrilignage tels l’adultère, l’inceste ou la zoophilie – met en danger la survie des enfants du groupe. Comme chez les Mussey, « le système de patrilinéarité et du lignage est fondamental et s’organise autour de la descendance ou de la semence (djaffa), pour remonter à tous les sous-lignages issus du même ancêtre fondateur » (Pierre HINIMBIO TAÏDA, 2020 : 70). C’est souvent lors de la maladie d’un enfant qu’une femme1 avoue chez le devin avoir eu des rapports sexuels avec un « parent » (kaw : père vrai ou classificatoire, frère, oncle maternel, etc.). Ce mal, balakgè, contrarie les ancêtres du lignage de l’enfant au point qu’une cérémonie purificatrice d’apaisement doit avoir lieu entre les partenaires coupables. Lorsqu’il y a eu inceste, les coupables se donnent rendez-vous, le plus souvent au plus profond de la nuit, à une croisée de sentiers. Ils doivent se dénuder et se dépouiller de leurs vêtements comme de leur faute passée. Ils auront laissé sur le bord du chemin des habits neufs qu’ils revêtiront une fois la cérémonie achevée. Au croisement, le couple maintient un jeune chiot couché sur le dos. La femme se place à sa tête saisissant les deux pattes antérieures, l’homme les pattes postérieures. Le chiot vivant est tranché en deux en travers de son ventre. L’animal est abandonné sur place. Bien que le rite s’effectue de nuit, loin des regards indiscrets, l’affaire est vite ébruitée et les compositeurs attitrés ne manquent pas d’y faire allusion dans leurs chants annuels d’exposition. À la fois gardien des biens matériels de la famille, et symboliquement investi de la survivance du lignage, le 1

La faute est recherchée généralement auprès des femmes qui avouent des rapports incestueux, même si la honte retombe sur l’homme dont le comportement est publiquement exposé dans les chants populaires.

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chien peut entrer également dans la catégorie de la viande, nay comme les animaux sauvages. Il est parfois consommé en cas de famine et cela par des jeunes gens, souvent gardiens de troupeau. Ceux-ci ont l’occasion de circuler loin de leur village et de voler des chiens errants. Ce n’est évidemment jamais le chien gardien de son propre enclos que l’on tue. Le statut du chien est ainsi équivoque. Intégré comme gardien de la famille, il peut néanmoins être sacrifié et devenir « viande » en cas d’extrême famine. Cette viande se vend de nos jours dans les marchés hebdomadaires en pays tupuri. 3.1.2. Les frontières entre l’homme et l’animal domestique Alors que le bétail est toujours valorisé en tant que richesse entrant dans le circuit des femmes et support d’institutions, des cas de zoophilie sont pourtant attestés. Celle-ci est bien entendu réprouvée, la punition, outre les sacrifices purificatoires, est l’exposition au ridicule dans les chants populaires1. Dans les chants de féw-laaga « la lune refuse », de bolge, de waywa ou de dalinga, femmes et hommes sont apostrophés et identifiés par leur nom et leur crime dénoncé. Tout animal domestique peut être cité bien que nous ayons surtout relevé le bovin, l’ânesse, le chien et de nos jours les truites. Un exemple de chant 2 remet en cause le mariage d’un certain Palé avec la dévergondée Didja, la fille du chef de Yokga : Si tu as des bœufs, 1

Comme les chants gurna, ils sont dansés par ceux-là mêmes qui forment les gurna lors d’enterrements ou des fêtes locales au moment où le gurna est dissout. La zoophilie entre dans la catégorie des actes yoo qui concerne l’inceste et l’adultère avec une femme mariée. 2 Le tupuri est la langue originelle du chant. Ici, il est question d’une traduction approximative en français.

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Ceux-ci t’exposent au crédit. Mais je plains Palé, le fils du chef de Yokga ; Il y a une prostituée chez Bagalé, Elle fait l’amour plus que l’ânesse, Je l’ai couchée cinq fois de suite, Elle se plaint encore. Et me dit qu’il faut absolument sept ou neuf coups. Palé, récupère tes bœufs, L’amour du sexe de cette fille dépasse le monde entier. L’amour du sexe de Didja : Elle aime le pénis plus que le lait1 d’une vache Dont le petit est assez grand.

Un autre exemple : il s’agit d’un chant populaire dont le refrain porte sur une certaine fille nommée Maïlamdaré. C’est une belle fille de la famille royale. Le chanteur se plaint parce qu’il manque du bétail pour la doter : Je n’ai pas de bœufs, Si j’en avais, J’allais doter Maïlamdaré. Oh ! la fille du chef ne se marie pas, Oui, la fille du chef ne trouve pas de mari. Je n’ai pas de bœufs, Si j’en avais, J’allais doter Maïlamdaré. Sarmanda, La fille du chef ne se marie pas, La fille du chef ne trouve pas de mari. Je n’ai pas de bœufs, Si j’en avais, J’allais doter Maïlamdaré.

Parfois, l’accusation de zoophilie est une simple insulte comme il se dit en Occident d’une personne : « C’est un requin », « Quel cochon ! ». Dans certains chants, l’accusation de zoophilie est une métaphore pour d’autres 1

Le lait d’une vache dont le petit est assez grand est particulièrement succulent, nourrissant, très bon.

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transgressions sexuelles réprouvées. Dans un chant, une élève du CES1 est tancée d’avoir couché avec un chien. L’insulte est ici double. On se moque de la fille qui espérait passer en classe supérieure en ayant de rapports avec son professeur, incriminé également en raison de son origine ethnique non tupuri. Ailleurs, un homme ayant commis l’inceste avec une de ses filles, est accusé de s’être accouplé à une vache – animal qui fait allusion à la dot. Dans le même chant, on le dit capable d’aimer une ânesse2. Les rapports sexuels avec des chiens concernent essentiellement la femme ou la fille. Sans doute est-ce en raison de son rôle de gardien du foyer virilocal que le chien est identifié au pôle masculin de la relation dans le couple. En revanche, dans les chants où les autres animaux interviennent, le rôle féminin est assigné à l’animal et le chant a pour objet de rendre public l’irrationnel et l’associal de l’homme immature. Dans tous les exemples, la zoophilie est considérée comme une perversion qui suscite l’opprobre parce qu’elle met en danger la descendance de l’homme par une confusion entre règnes humain et animal. Le châtiment encouru est la honte et la dérision par la révélation publique du délit. 3.2. L’homme et l’animal sauvage L’homme a des relations ambivalentes avec l’animal sauvage. Ce dernier est désigné par le terme nay (pl. nayré). Sous cette appellation, il est à la fois gibier donc

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Collège d’Enseignement Secondaire. La position de l’accouchement des animaux, par derrière, est aussi citée comme péjorative dans ce même chant.

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chair comestible, mais il est aussi un alter ego de l’homme, son double dans le monde de la brousse. Le domaine des animaux sauvages ressortit au monde masculin. Plusieurs lexèmes réfèrent à l’activité de la chasse très présente dans les contes et les récits nostalgiques d’antan. Il y a trente ans on pouvait encore rencontrer quelques personnes âgées dont les souvenirs de la chasse remontaient à leur jeunesse. Aujourd’hui, les brousses sont presque toutes défrichées. Le terme feleggè désigne une activité de la chasse occasionnelle. N’importe quel homme peut partir de nuit pour chasser avec son chien. Jègao désigne l’homme dont l’activité principale est la chasse. Le terme dargè désigne les chasses collectives ritualisées qui existent encore, même si le gros gibier est rare. En effet, de nos jours, hormis quelques gazelles et antilopes attrapées lors d’occasionnelles chasses ritualisées sur des territoires réservés appartenant à certains chefs, la chasse se réduit le plus souvent au piégeage de petits animaux par les bergers lorsqu’ils mènent leurs troupeaux au pâturage. Le petit gibier – rats, écureuils, varans, oiseaux – est immédiatement grillé et consommé sur place 1 . Cette chasse d’amateur, qui fait partie de la vie quotidienne de tout jeune homme gardien de troupeaux, implique une connaissance avisée des particularités de chaque animal. Le côtoiement quotidien de la faune se manifeste dans les expressions qualificatives où le caractère d’un individu 1 Selon les cas, on place les pièges à collet, de la colle dans les arbres, on enfume des termitières abandonnées. Un pêcheur qui s’était procuré un fusil s’adonnait à la chasse au canard sauvage médndeolé à des fins lucratives. En janvier 1997, nous avons rencontré un berger tupuri itinérant engagé pour garder les bœufs d’autrui. Il circulait en lisière d’une « brousse » relativement étendue et portait un arc et un carquois.

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est formulé selon des images zoomorphes renvoyant au comportement d’un animal sauvage. Cette caractérisation ne concerne que les hommes. Du malin, rusé, agile qui réussit tout ce qu’il entreprend, on dit a ndan « il est écureuil » 1 . L’écervelé, glouton, niais et avide sera « pélican ». Le lion et le léopard, dit localement « panthère », caractérisent l’homme au pouvoir établi. Être « hyène » relève de la sottise et de la couardise les plus méprisables tandis qu’être « buffle » c’est être puissant dans la violence. De même que le Tupuri décèle chez les hommes des caractéristiques qui lui semblent communes avec celles de certains animaux, il peut créer, au niveau individuel ou à celui du patrilignage, des rapports d’évitement et de respect avec une espèce donnée. L’animal est alors affecté à la catégorie des divinités ou des génies protecteurs. 3.2.1. L’animal sauvage : l’esprit protecteur de la famille L’animal sauvage participe de la religiosité des Tupuri où tout élément matériel : faune, flore ou objet fabriqué peut être affecté d’une force spirituelle. Du monde physique émane une énergie qui peut influer sur le cours de la vie d’un homme. Ce concept est appelé soo. Il peut se manifester de manière positive ou négative. Aussi l’homme recourt-il à des prières et à des sacrifices pour attirer ses faveurs. Certains soo (pl. sooré) sont reconnus et vénérés par l’ensemble de la population tupuri. Il en va ainsi de soobaa, Dieu protecteur qui, en pleurant, envoie la pluie fécondante, qui possède certaines femmes et fait l’objet 1

Il s’agit des constructions prédicatives par un nominal du type /il /écureuil/.

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d’un culte ; soo maan-huli/mère-mort/ « le diable » cause de la forte mortalité infantile ou soo-barkaggè, génie de l’eau qui renverse les pirogues et explique certaines noyades. Tout phénomène inhabituel et en conséquence source d’inquiétude peut être attribué à un soo et donne généralement lieu à des sacrifices propitiatoires. L’aventure de la vie étant pleine de périls, puisqu’outre la sorcellerie (witchcraft and sorcery), les éléments naturels peuvent aussi être hostiles, un homme avisé cherchera à s’assurer les bons offices de l’esprit des animaux sauvages. Des exemples illustreront ce concept : si une femme, rentrant du champ avec du bois de chauffage, aperçoit un serpent mort en travers de son chemin, elle peut deviner que cette rencontre est inquiétante et décider, en conséquence de sacrifier dorénavant au soo-cuwé « esprit du serpent »1. Il en va de même pour quelqu’un qui a été mordu par un serpent venimeux et qui a guéri. Il adoptera ce soo. Un garçon scolarisé ayant trouvé deux fois de suite un crayon Bic par terre et estima que cette trouvaille peu inhabituelle était de bon augure. Il sacrifiait désormais au soo bigi « esprit du Bic ». L’adoption du soo est ici une décision personnelle. Le soo concerne la relation entre un individu et n’importe quel élément naturel. Cette relation privilégiée peut intervenir entre un patrilignage et un animal, de sorte que les écrits anciens parlent de relation totémique. Ce lien est perçu comme la protection qu’un animal sauvage exercerait au profit des membres d’un patrilignage wèré. L’animal ne fait l’objet d’aucun culte particulier. Le plus souvent, pour les 1

Le serpent semble avoir un statut social. Les récits concernent le plus souvent la rencontre femme/serpent. Dans ce cas, il est interdit à la femme de parler du serpent, mort ou vivant, à tout homme qu’elle rencontrerait et cela sous peine de maladie, voire de mort

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membres du groupe, il y a interdit de tuer ou de manger l’animal en question. Ainsi, un adulte du village de Mangra, dont les habitants sont du lignage des forgerons, racontait que, dans le cours d’eau voisin au village, demeurait un crocodile considéré comme l’ami des habitants du village auxquels il n’avait jamais nuit. Il était de mise lorsque des étrangers arrivaient en visite au village de les lui présenter afin qu’il ne les blesse pas. Ailleurs au village de Dawa, le fils du défunt chef racontait comment lors de la maladie de son père, un léopard, bélè, venait de temps en temps dans la case de son père. Il montait même sur le lit mais ne faisait point de mal à quiconque, s’approchait de lui. Le dernier jour quand son père était à l’agonie, la panthère fit son apparition au milieu même des personnes qui étaient là. Dès que son père eut quitté cette terre, la panthère ne vint plus. Et le fils du chef de conclure : « c’est ainsi que les choses se passaient pour attribuer un animal à un lignage ». Comme nous avons poursuivi nos enquêtes sur ces dires, un informateur répondit : « Quant au chef de Dawa, il s’agit de son vrai père (à côté duquel se manifesta le léopard) et non de son ancêtre. Comme vous l’avez dit, il est difficile pour vous de comprendre l’apparition de la panthère. Toutefois, retenez les théories de nos ancêtres qui disent que c’est la personne malade elle-même qui se transforme en animal pour nous faire comprendre que c’est la mort qui l’attend. Il est donc difficile pour lui de recouvrer la santé ». Il y aurait donc une sorte de réincarnation sous forme animale, du moins dans ce dernier exemple.

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Seuls certains lignages se reconnaissent ce lien singulier avec un animal1. Dans son rapport daté de janvier 1950 au chef de la région du Mayo-Kebbi, Yves HERVOUET, Chef de district de Fianga rend compte du lien préférentiel à un animal d’abord par l’individu, puis adopté par les membres de son patrilignage : Il existe des clans ayant un totem particulier, commun à tous les membres du clan, mais ce n’est pas le cas général. Entre le totem et l’individu, il y a pas de parenté de sang...il existe seulement un lien spirituel : le totem est la matérialisation du « génie protecteur ». Le totémisme entraîne l’interdiction de frapper, tuer, ou détruire le totem. Le fait de prier le génie protecteur n’est pas une prérogative exclusive du « Ouan-son » /chef de soo/, tout individu peut le prier s’il en éprouve le désir. Lorsque les prières adressées par l’intermédiaire du totem habituel s’avèrent inopérantes, un individu inspiré peut faire choix d’un autre intermédiaire, lequel peut devenir totem. Prenons le cas d’un Toupouri appartenant à un groupement dont le totem est l’hyène et dont le fils est gravement malade. Les premières prières adressées à ce son (soo), tant directement que par le « Ouan-son » se sont montrées inefficaces. Ce Toupouri peut avoir l’inspiration de matérialiser le génie protecteur d’une autre façon par exemple par le tamarinier. Il adresse alors ses prières à « Son banré » /soo baare/. Si elles sont efficaces, lorsque ce Toupouri sera décédé, son fils continuera à s’adresser à « Son banré ». Le fils décédé, à son tour le nouveau totem tombera en désuétude. Mais si les prières à « Son banré » 1

Les Girdiri se pensent associés au chat sauvage, les Guyuri à jegaymawa, oiseau non identifié qui vit le long du Mayo-Kebbi, le patrilignage Molaymo et les Dablage ne tuent jamais de serpent, les Baygaré ne tuent ni ne mangent le renard, les Sonog ne mangent pas la tortue, etc...

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se sont montrées particulièrement excellentes au cours de ces deux générations, les descendants du novateur continueront à s’adresser à « Son banré ». De ce fait et bien que le totem ne soit pas une caractéristique du clan, ce groupement peut former plus rapidement un clan que s’il avait conservé uniquement le totem général. À noter que celui-ci est conservé concurremment avec le nouveau1. Il reste parfois le souvenir d’un mythe fondateur de la relation, comme c’est le cas pour les patrilignages qui se disent d’obédience Doré, dont plusieurs versions du mythe d’origine renvoient à un lien avec un animal. Le mythe le plus complexe, légitimant la chefferie de Doré est celui donné par A. M. Sabara, infirmier né à Mouta-Fianga en 1936. Voici ce qu’il raconte : Un chef Tupuri installé au pied du mont Illi est averti en rêve qu’un « génie » le protège. Il reçoit dans son rêve des conseils pour le découvrir en l’attirant par l’exposition de nourriture2. Lorsque le chef suit la trace qu’a laissée le voleur, il découvre en haut d’une montagne « un garçonnet âgé d’environ deux ans assis sur des feuilles fraîches à côté des feuilles sèches. Devant l’enfant se tient un lion, derrière une guenon, à sa gauche un boa et sa droite une panthère ». L’enfant est adopté par le chef qui n’a que des filles. Il se révélera par la suite être le fils biologique du chef et de sa première femme qu’une voisine jalouse avait occulté lors de sa naissance en brousse. Recueilli par une guenon, l’enfant est élevé sous la protection des quatre animaux « symbolisant respectivement la force, l’intelligence, la méchanceté et la patience. Ces signes 1

Dans son rapport, Hervouet emploie le terme « clan » pour ce que nous identifions comme patrilignage, wèré. 2 De la boule de mil et de la sauce gluante au tiktiga (Bridelia terminifolial) qui laissera une trace.

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correspondent aux quatre formes miraculeuses représentées par des bêtes que tu as eues parents protecteurs dès le jour de ta naissance ». Selon le mythe, l’enfant reçoit le nom de Doré que Sabara traduit comme signifiant « noblesse », bien que le terme n’existe pas dans le lexique tupuri. La présence des quatre animaux dans le mythe a sans doute pour but de légitimer l’ascendance qu’exerce le chef de Doré sur plusieurs lignages liés à ces animaux. Même si le lion n’existe pas à notre connaissance comme « totem » d’un lignage, le python, dit « boa » localement, et le singe sont tous deux des animaux que l’on ne tue ni ne mange en milieu tupuri. Le premier est craint et fait d’ailleurs l’objet d’un tabou linguistique puisqu’il est toujours nommé par euphémisme « petit serpent » wecuwé ou « fils de chef » wel-waan ou encore wel-jobo « fils de quelqu’un » - sous-entendu d’influent, notable. Le python participe donc, du moins nominalement, de la descendance humaine même si le léopard reste l’animal duquel se réclament les Doré et d’autres lignages issus de Doré, comme celui du chef de Dawa déjà cité. Cette fraternité entre hommes et quelques animaux sauvages repose sur une crainte et un respect de ce qui est inconnu. Seules certaines catégories d’hommes ont le pouvoir de transgresser la séparation entre les règnes humain et animal. 3.2.2. La sorcellerie et la double vue Chez les Tupuri, deux types de sorcelleries sèment la terreur : kréin transmis par la mère à ses enfants qui deviennent « anthropophages » malgré eux et sàa, sorcellerie volontaire que l’on peut acquérir de quelqu’un pour nuire à autrui. Le sàa exerce sa sorcellerie pour s’enrichir. Il « tue » une personne pour la récupérer 99

aussitôt la nuit qui suit son enterrement sous forme de zombie. Ce zombie travaille dans les champs pour le sorcier qui s’en sert comme esclave. Le jè-sàa peut également transformer quelqu’un en bœuf pour aller le vendre à un marché lointain. Les villages de Dablage et de Djiglao en pays tupuri sont réputés pour leur marché à bétail et plusieurs informateurs savent que c’est là où nombre de sorciers se rendent pour vendre les hommes transformés en bœufs. Il semblerait que l’on puisse cependant reconnaître l’animal ordinaire de l’homme transformé à la forme des sabots, l’hommebœuf n’ayant pas un sabot à deux ongles, mais d’une seule pièce comme celui du cheval. Ce pouvoir attribué au sorcier, de transformer des hommes en bétail pour les vendre au marché de Djiglao à l’Extrême-Nord Cameroun, qui est censé approvisionné le sud du pays, est un fait bien connu en pays tupuri. Certains chasseurs, ceux qui sont spécialisés dans la chasse, jè-gaw, ont le pouvoir de voir l’homme sous sa forme animale. Le père d’un de nos informateurs qui avait cette faculté de double vue, raconta à son fils qu’il ne consommait pas l’animal qu’il avait abattu s’il se rendait compte après coup que c’était en fait une personne transformée en animal. Il paraît que même les animaux sauvages puissent être des humains sous forme animale – c’est le cas des totems. Bien que nous n’ayons cité que certains animaux dans nos exemples en raison de leurs poids dans les institutions ou dans la spiritualité tupuri, la plupart des animaux fait partie de la vie quotidienne et de la pensée courante. Le monde animal ne forme pas un bloc antinomique à celui des hommes. La frontière entre animal et humain se présente comme un continuum hiérarchisé avec l’homme en haut de l’échelle. Cette osmose se manifeste tout 100

particulièrement dans l’art oral. Ainsi dans les contes, les conflits humains sont le plus souvent transposés dans le règne animal qui forme une société en miroir de la société tupuri. De même, les proverbes qui véhiculent la philosophie tupuri sont presque toujours attribués à la parole d’un animal, sauvage ou domestique : Hyène dit : « le bavard n’a pas de graisse ». Chien dit : « on lui donne à manger à cause de son regard ». Varan dit : « on ne s’immerge pas dans l’eau avec l’enfant d’autrui ». Éléphant dit : « Je mange les épines en tenant compte de mon anus ». Chat dit : « on ne se fâche pas contre le propriétaire de la poule »

Conclusion Dans l’analyse des rapports homme/animal, aux plans institutionnels et spirituels, le Tupuri pose des animaux sauvages comme équivalents du monde masculin. La brousse représente les mystères de l’inconnu. L’animal sauvage personnifie l’autre, à la fois objet d’adversité et de puissances potentiellement néfastes mais aussi susceptible d’être amadoué dans la forme institutionnalisée de soo « esprit tutélaire » du lignage ou de l’individu. C’est ainsi que l’homme doit faire comme le léopard pour qui : « On ne fuit pas devant le combat, ton cadavre ne remplit pas la tombe ». En revanche, la relation à l’animal domestique est comparable à la relation de possession du féminin par le masculin. Les animaux domestiques s’échangent, au même titre que les femmes, entre hommes pour la survie des lignages. Le bétail, le chien, sont sacrifiés aux divinités sooré pour garantir la survie des lignages, comme la femme est incorporée dans le lignage du mari pour en assurer la survie. C’est ainsi qu’un autre proverbe dit : « C’est la vache qui donne, c’est le taureau qui retient par-devers lui ».

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Chapitre 4 : LA DOT TRADITIONNELLE : MODALITÉS ET CONCEPTS DE BASE Introduction La tradition tupuri attribue les propos suivants au crapaud : « Former un couple c’est bien ». Pour le crapaud qui est souvent en couple, chaque homme est appelé à épouser au moins une femme. Encourageant les hommes à épouser plus d’une femme, un autre proverbe tupuri dit : « On ne mange pas la nourriture chez un monogame ». Dans sa version proverbiale, le chien déclare : « Si on me tue à cause de la femelle, ce n’est pas grave ». C’est dire que le mariage est une institution importante dans ce groupe ethnique. Mais, qui dit mariage se prépare avant tout à la dot, car celle-ci joue un rôle déterminant dans le processus du mariage dans cette communauté. Le Petit Larousse illustré (2013 : 359) définit la dot en ces termes : « Biens qu’une femme apporte en se mariant ». C’est l’ensemble des biens que les parents de la fille et ceux du garçon donnent à profusion au jeune couple pour fonder son foyer. Le mot, traversant l’Océan Atlantique, n’a pas gardé le même contenu sémantique en Afrique SubSaharienne. La dot en pays tupuri revêt un sens différent : elle désigne l’ensemble des richesses exigées que donne nécessairement le beau-fils à ses beaux-parents en vue d’épouser leur fille. Il s’agit d’une pratique traditionnelle instituée. 4.1. Aux sources de l’institution On se souvient des propos tenus en 1984, par Gounkagou Léo, âgé de 93 ans. Il était chef traditionnel de Houla-Ti-mbasga à quelques encablures de Doukoula. 103

Cette âme sénile avait l’habitude d’animer les veillées tous les soirs en contant historiettes, anecdotes aussi bien ludiques que didactiques. Dans ses propos un samedi soir, le chef aborda par hasard des questions liées au mariage. En fait, il fit découvrir un mythe de l’ethnie, lequel s’apparentait curieusement au récit de la Création. Or, le vieillard n’a ni touché une page d’Évangile ni suivi une prédication jusqu’à sa mort en 1987. Autrefois, le premier homme vivait avec sa femme quelque part. Il avait pour toute occupation la chasse. La femme quant à elle, restait claustrée à la maison ; elle ne savait quoi faire. Comme elle s’ennuyait tous les jours, notre dame décida un matin, de s’offrir un travail. Elle prit un mortier puis un pilon et alla piler du mil sous un arbre non loin de sa concession. À l’époque, le ciel était encore proche de la terre : deux, trois à quatre mètres au-dessus de celle-ci. Tandis que notre ménagère s’appliquait à sa tâche, le bout du pilon frôla le ciel ; et Baa, Dieu, bien que miséricordieux, se fâcha sans délai. Le ciel commença aussitôt à se retirer comme un jeu, il reculait petit à petit et après un mois, il prit distance de la planète, s’éloigna d’elle et s’immobilisa tel qu’il est observé aujourd'hui au-dessus de nos têtes. Alors, ce fut la rupture entre le Ciel et le premier couple.

Dans cette brève histoire parente à celle qu’on trouve dans la le premier livre biblique, Genèse, on semble en partie informé sur les origines du mariage. Un couple est présenté mais la faiblesse de ce récit fut de n’avoir mentionné ni l’époque ni le lieu des noces. Toutefois, le témoignage du feu Ngaodandi-Ngawa du bourg de Barlang ne manque pas de pertinence. Un jour, ce centenaire tint un discours concluant sur l’origine du mariage : Depuis des siècles, une fille se donnait en mariage contre une autre. Il s’agissait d’une espèce de permutation. Nonobstant les difficultés qu’elle engendrait, cette pratique perdura ; elle gouverna longuement le régime matrimonial tupuri. À un certain âge d’existence, elle se heurta à mille et un hiatus. L’échange favorisait les uns au préjudice des autres ; les foyers qui ne produisaient que des

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garçons n’avaient pas d’accès au marché. Par conséquent leurs fils ne pouvaient pas se marier ; ils ne disposaient pas des sœurs qui leur permettraient d’avoir des femmes. D’où l’erreur du système. Il s’imposa en effet un examen des lois qui régissaient le processus du mariage. Aussitôt dit, aussitôt fait. L’idée de la dot fut suggérée et retenue dans les clauses de la révision des textes. Il fut décidé d’envoyer désormais la fille en mariage en échange de day, bétail. Des beaux-parents véreux, cupides finirent par réclamer outre des bœufs, d’autres bêtes et biens tels que fiiri, chèvres/moutons, solay, argent, etc. On s’acheminait déjà vers la forme actuelle de la dot que vous et moi connaissons.

Dans l’un comme dans l’autre cas, le raisonnement ne fait pas état de vérité absolue. On trouverait les deux histoires limitées. Dialectiquement parlant, le doute est permis. Aussi paradoxales que paraissent ces réflexions, on est malgré tout, tenté de les retenir comme deux débuts de vérité parce qu’un proverbe tupuri dit : Pir mbo baywa ndo ndi ngerhe, « à défaut du cheval tu montes l’âne ». Il ne paraît pas du tout absurde de croire provisoirement ceux qui soutiennent l’opinion selon laquelle horog-wayn, « dot de la femme », comme toute instauration humaine, serait le fruit d’une invention des hommes à un moment donné de l’Histoire. Tout le monde s’accorde à dire que les diverses pratiques socioculturelles héritées de nos ancêtres se situent les unes après les autres sur la chaîne chronologique de l’humanité. Autrement dit, les pratiques sociales naissent, grandissent, vivent et disparaissent au même titre que les hommes. La durée de vie d'une institution dans une société est tributaire de son mérite et des besoins de la population. Un élément culturel peut s’étendre sur un siècle tout comme un homme peut vivre pendant cent ans. Il y a comme une sorte de renouvellement permanent, de changement sans cesse croissante. « Si ton voisin ne déménage pas, tu ne peux pas avoir de la place », dit un proverbe tupuri. 105

Au total, on s’aperçoit que le monde évolue avec tout ce qu’il contient ; les choses changent d’une époque à une autre. De nouvelles habitudes font surface au détriment des anciennes. Goni, l’initiation en terre tupuri serait un rite apparu à la fin du dix-neuvième siècle pour s’essouffler aussitôt au crépuscule du siècle suivant (1885 à 1975). Elle aurait vu passer au moins une dizaine de générations 1 : Didandi dolé (1975), Depsia Depsikréo (1955), Disala (1945), Disandou (1935), Tumungué (1915) Turu (1905) etc. Elle vécut environ un siècle avant de céder le pas au chemin des oubliettes – bien qu’on tente de la réanimer ces dernières années. Le gurna 2 , locomotive de toutes les danses tupuri, est un exercice culturel emprunté aux Massa voisins à l'aube du siècle dernier. La preuve en est que le terme utilisé est du lexique masana. Pour finir, tout près de nous avec la danse waïwa3 ; elle vit son jour vers les années 1920 et concurrença fortement le gurna avant de prendre le dessus au courant de la décennie 1980 avec la fameuse Maïsabouli daawarga se rao Lefèk..., une chanson populaire connue de la quasi-totalité des Tupuri d’alors. Cependant, les deux danses citées et encore moins l’initiation sont en voie de disparition progressive du patrimoine culturel en pays tupuri en ce début du siècle. Certains se jettent pieds joints sur les traditions occidentale et orientale. Mais ils oublient la sagesse du caïman qui affirme : « On ne plonge pas dans l’eau avec l’enfant d’autrui ». Dans ce dynamisme culturel, il n’est pas moins vrai d’affirmer que horog-wayn, une institution humaine, aurait apparu à l’ère du troc. Celui-ci était un moyen commercial qui consistait, à défaut de la monnaie, à échanger deux 1.

À chaque génération, on donnait un nom spécifique. Danse exécutée torse nu par les adultes. 3. Danse exécutée par les jeunes. 2.

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choses, deux objets de nature différente suivant des valeurs qui leur étaient attribuées arbitrairement. Par exemple, on pouvait balancer en échange d’une chèvre trois chevaux, un morceau de l’or contre une pincée de sel ou prendre un taureau d’un voisin contre un âne... C’est ainsi le fonctionnement du troc car, la monnaie, instrument de mesure des valeurs par excellence, était encore inexistante. Longtemps chez les Tupuri, la dot était absente ; elle était même ignorée. On se mariait, pour ainsi dire, gratuitement. Il n’y avait rien à donner aux yarebo, les beaux-parents. Avec l’introduction du troc, la dot s’imposa dans l’affaire comme une pratique qui vient renforcer ou compliquer les négociations. À l’avenir, la mesure des valeurs ne se limita plus aux bestiaux, aux objets mais elle atteignit la race humaine elle-même notamment le sexe féminin avec l’institution de la dot. Chemin faisant, la dot qui était encore timide, raisonnable au début, n’alla pas sans déviation. Au fil du temps, ce troc d’un type particulier se trouverait sensiblement en déphasage avec le système mis en place : la dot, outre le rôle qu’elle jouait pour le taygè-nenè, la consolidation des liens entre les deux familles, à savoir la famille du garçon et celle de la fille, s’érigea en un impératif. Elle devient le moteur du mariage, voire la préoccupation première des yarepè, les beaux-parents. « On n’envoie pas un sot frapper le tam-tam pour la danse », dit un proverbe tupuri. Et « les intérêts mènent le monde », clamait Karl Marx 1 . Dorénavant, la fille fut synonyme d’une marchandise et comme telle, elle était directement évaluée en termes de prix. C’est ainsi que d’aucuns parlaient de l’achat d’une fille, du prix de revient

1.

L'idéologie allemande.

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d’une femme, des frais d’une femme, du prix de vente d’une fille et pourquoi pas du bénéfice d’une femme. Concernant ce « prix » de la femme, il ne s’agit pas d’un trafic en tant que tel quoique les mauvaises langues récusent cette distinction. Ce n’est pas un achat ordinaire. Pour celui-ci, le vendeur ne s’intéresse plus à la destinée de l’objet vendu ; le nouveau propriétaire s’en occupe, utilise le produit obtenu à sa manière. Quant à la dot, il n’en est pas le cas : les parents de la fille ne perdent pas de vue celle-ci. Elle fait presque toujours l’objet de leur souci même si la dot est déjà consommée. Tout au plus, un autre indice notable réside-t-il dans les waare-wayn, les palabres qui précèdent le mariage. Lors des entretiens préliminaires, la chance n’est guère donnée aux vaines discussions. La franche vérité est de règle. Le père de la fille énumère sous forme de propositions des biens dotaux à l’intention du gendre. On l’appelle chagè horog-wayn. Le gendre doit promettre en fonction de ses possibilités mais une plate-forme est de routine recherchée. Et pardessus tout, la conduite adoptée par les deux familles une fois le mariage célébré en dit long sur le type de rapport. Elles se rapprochent de mieux en mieux ; l’une s’intéresse sincèrement à l’autre, et vice-versa. Elles s’appellent à la rescousse aussi bien dans le malheur que dans le bonheur. Dans les travaux champêtres, elles se donnent des coups de main, s’assistent en cas de deuil, se partagent leurs produits agricoles (mil rouge, sorgho ...) lors des calamités naturelles (intempérie, famine, disettes). En bref, au lieu d’un simple achat, une amitié à jamais voit plutôt le jour. On dit que les deux familles tay won nen go, unies pour de bon. C’est la raison pour la laquelle, l’amour est comparé à une femelle chargée de la reproduction de l’espèce, signe d’espoir et d’avenir. « L’amour est une vache », dit un proverbe tupuri. 108

En somme, il devient évident de constater que l’union dans le mariage n’est rien d’autre que la naissance d’une relation solide unissant deux familles appartenant à de clans différents. L’inceste appelé yoo ou mbesséo est combattu avec la plus grande fermeté ; les personnes qui se marient ne doivent présenter aucun lien de parenté. Selon Pierre HINIMBIO TAÏDA (2020 : 70), Le futur conjoint est donc systématiquement recherché en dehors de la famille et du milieu parental. Le prétendant s’assure par des informations recoupées qu’il n’a aucun lien de sang avec celle qu’il désire épouser et vice-versa. Ce n’est pas tout. D’autres enquêtes seront menées avant toute entreprise d’union sacrée entre le jeune homme et la jeune fille. Pierre HINIMBI TAÏDA (2020 : 70) donne les précisions suivantes : Il [le prétendant] doit également s’assurer qu’elle n’est pas issue d’une famille sorcière, voleuse ou paresseuse. La famille du prétendant est aussi scrutée par la belle-famille pour se rassurer de ce que leur gendre est travailleur et que leur fille ne manquera de rien ou de peu. Une bonne connaissance réciproque de la généalogie de la bellefamille est donc un préalable pour les fiançailles. Lorsque ce préalable est établi avec satisfaction, on peut aborder la question dotale : Les deux familles représentées par les sages se retrouvent dans la famille de la fille pour les pourparlers et fixer des éléments de la dot. Cette dot se compose souvent de bœufs, de moutons et/ou de chèvres (Idem : 72). Maïtikli, une jeune fille pubère. Les biens qui composent sa dot sont aussi nombreux que variés. On peut les compter par ordre de valeur décroissante.

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4.1.1. Day « bovin » Le bovin est une des bêtes apprivoisées dont on se sert pour les sacrifices aux ancêtres. Tout le monde, même les aïeux, ont une prédilection manifeste pour la race bovine. Dans la catégorie de cette espèce bestiale, se rangent la chèvre, le mouton, le coq, la poule... par opposition aux chien, chat, porc, canard... Day, le bœuf n’a pas d’égal si l’on classe les animaux par ordre de valeur. Une richesse industrielle, le bœuf représente le haut niveau des valeurs au-dessus de toutes les autres espèces domestiques. Pour avoir perdu day-son, un taureau de labour ou man-day, une vache laitière, un Tupuri en parle toute une année. C’est dire que les circonstances qui nécessitent l’utilisation d’un bovin sont rarissimes. Entre autres occasions exceptionnelles, figure celle de la dot, preuve qu’il s’agit d’un événement d’une envergure qui mobilise toute la famille. On parle de waynkaoré « femme de la parenté », mbaigne-mbi « femme de ma parenté », wayn- naa « notre femme », wayn-mbaigne « femme héritée ». Étant donné que la femme est une propriété de la famille tout entière, chacun doit contribuer pour la réussite du mariage. Le calao le sait très bien quand il déclare : « On m’a enlevé mon fils unique parce qu’il était seul ». 4.1.1.1.

Le nombre de bovins

Combien de day le gendre donne à ses beaux-parents pour doter leur fille ? Le nombre est variable ; il se précise avec la nature du mariage. Des éventualités que nous évoquerons plus bas entrent en jeu et font hausser ou baisser le nombre des bovins. Toutefois, le nombre douze est celui globalement reconnu en pays tupuri. Tout le monde s’accorde sur ce nombre légal qui permet d’obtenir 110

une épouse en bonne et due forme. Si un seul bovin fait défaut, on aura d’énormes difficultés à célébrer le mariage. On pourrait bien tirer la leçon du vin local duquel les Tupuri disent : « Il y a un seul vase qui gâte le bil-bil ». 4.1.1.2.

L’état de l’animal

Très souvent, peu importe l’état de la bête. De toutes les informations reçues, aucune ne souligne une condition sine qua non relative à la qualité du bovin. Day din day « bœuf c’est bœuf », dit-on. Cependant, il y a dans la conscience collective, un consentement tacite que d’aucuns nomment le sixième sens pendant que d’autres parlent des représentations sociales. Le troupeau destiné à la dot ne se constitue pas essentiellement des vaches ni des veaux et encore moins des taureaux. On n’accepte pas non plus que la majorité des animaux soient efflanqués. À la rigueur, l’accord se fera au cas où moins d’un tiers des bêtes sont soit amaigries, soit des veaux. En tout état de cause, il est dit qu’un troupeau destiné à la dot doit avoir un aspect présentable dans son ensemble. On parle de day ma wo ge ti ngel soore « bœufs pour aller à un endroit de pudeur ». On n’aimerait pas forcément que les ruminants aient tous de l’embonpoint, qu’ils soient malades ou déprimés. Il est convenable d’appliquer la loi du juste milieu en fuyant toute extrémité. Trois taureaux, quatre génisses, trois veaux et deux vaches peuvent être les bienvenus au sein d’une belle-famille. Le choix se fait de concert avec tous les membres de la famille et notamment les grands-parents qui sont les gardiens de la tradition. D’où cette parole proverbiale tupuri : « On écrase sur la grosse pierre ».

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4.1.1.3.

La remise des bovins

Comment le gendre procède-t-il pour remettre le troupeau de douze bovins aux parents de sa future épouse ? Il ressort une conduite à tenir. De son propre chef, il ne décide pas seulement un matin d’aller avec les bœufs à ses beaux-parents. Supposons que le représentant du beaupère soit passé naguère dans la famille du gendre pour voir et apprécier le troupeau qu’il lui avait promis auparavant, et que le gendre ait déjà choisi jè-taogi « le témoin » depuis le début de la relation. Sur le rendez-vous de son représentant, le beau-fils peut prendre un jour l’initiative de conduire dix bovins au témoin qui est souvent du même village que le beau-père. Le troupeau sera suivi soit par un petit frère du futur marié accompagné d’un de ses camarades, soit par une autre connaissance talonnée d’un cousin... Quoi qu’il en soit, il est recommandé d’avoir parmi ceux qui mènent les bêtes un membre de la famille du gendre pour être certain qu’elles arriveront à destination. Une fois au domicile de jè-taogi, ceux qui ont suivi les bêtes et celui-ci font le décompte des biens et s’assurent tous ensemble que le bétail n’a pas été modifié après le passage du beau-père. Ainsi se fait la réception. Le troupeau sera gardé chez le témoin pour un laps de temps : une décade est suffisante pour l’acheminement définitif en direction de la belle-famille qui, à son tour, vérifiera les bovins afin de s’assurer qu’ils n’ont pas subi une quelconque substitution au cours de leur itinéraire. Le contrôle prouve parfois qu’une mbufda « grande vache laitière » a été remplacée par un veau ou qu’une génisse par un vieux taureau décharné. Dans la mesure où nul défaut n’est observé, les bovins sont orientés vers le kaoday « l’étable » des beaux-parents et les choses s’accélèrent les jours qui suivent ; maïtikli, la jeune fille 112

ou « le maïs mûr », selon un proverbe tupuri, va s’apprêter à quitter les siens. Pour lever l’ambiguïté selon laquelle dix bovins sur douze sont menés à la belle-famille, on peut préciser que les deux bœufs restants seront réclamés plus tard après le mariage. Tandis que l’un sera conduit et abattu pour des sacrifices à la mort de la belle-mère, l’autre sera aussi foudroyé de la même manière le jour qui verra trépasser le chef de la belle-famille. Ce sont des réserves pour les questions des fray « sacrifices funéraires ». Si le gendre se dérobe à son devoir en rendant l’âme avant ses beauxparents, les frères du défunt hériteront et assumeront les responsabilités. Pour Pierre HINIMBIO TAÏDA (2020 : 72), « la doit ne finissant souvent pas, le reste (danga) est payé progressivement et parfois par même par les enfants de la femme à son décès ». D’où la pertinence de ce proverbe tupuri : « La dette est une sauce aux fleurs du kapokier, elle ne pourrit jamais ». 4.1.1.4. Le délai de remise en cause du bétail Les dix bovins remis aux beaux-parents restent sous la responsabilité du gendre pour trois années consécutives. Si une des bêtes meurt avant deux ans après le mariage, il revient au beau-fils le devoir de la remplacer par une autre. Que l’animal périsse des suites d’une maladie ou d’un mauvais pâturage, on n’en tient pas compte. Le beaupère a le droit d’exiger un autre bestial à la place du disparu. En cas de gaoyel « épidémie générale » qui ravage tout le troupeau, le gendre mise sur l’indulgence, la magnanimité du beau-père qui peut encore réclamer tout un autre bataillon de bovins. Un proverbe dit : « Le malheureux donne naissance à son enfant en période d’épidémie ». Mais si l’incident survient trois ans après le 113

mariage, le gendre décline sa responsabilité, laquelle engage, cette fois, la belle-famille. 4.1.2. Mangè-jao « la prise de la lance » La lance est déterminante dans le processus de la dot. C’est elle qui concrétise le mariage. À travers la remise de la lance, tout le monde s’assure que le projet est réalisé. C’est la parole irréversible dont parle l’hyène dans ce proverbe : « Il ne faut pas écouter les paroles qui viennent par la suite ». Comment cela se passe-t-il ? L’opération s’effectue quand le jeune homme reçoit maïware « fille étrangère », « sa fiancée ». La belle-famille envoie au gendre sa future épouse escortée par le jè-taogi plus deux bambins et une fillette. Celle-ci fait un bref séjour mais les autres rentrent la même nuit avec une lance offerte par leur beau-frère. Une fois apportée à la maison, la lance passe dans les mains du beau-père. L’acceptation de cette lance par celui-ci est un signe d’assentiment. Mais le refus de cet instrument bloque l’évolution du projet même si toutes les autres conditions sont déjà réunies. Le choix de la lance pour la circonstance s’explique par le fait qu’autrefois, elle servait d’outil de guerre. L’action d’accepter la lance symbolise une alliance scellée entre les deux familles, lesquelles signent par-là même un pacte de non-agression. Mangè-jao se passe donc pour un traité de paix ; la prise de lance est au mariage traditionnel ce qu’est l’acte de mariage dans les unions dites modernes. 4.1.3. Bloo-toklon « le bouc castré » On l’appelle aussi « bouc de la belle-mère » ou « gros bouc » tout court. À l’instar du troupeau de chèvres/moutons auquel allusion sera faite plus bas, ce gros bouc appartient à la belle-mère. C’est un don spécial, un cadeau avec C majuscule que le beau-fils fait à sa 114

belle-mère pour sceller son cœur et sa confiance à l’égard du mariage. En d’autres termes, cette offre exceptionnelle est plus un grand merci marquant un cachet de reconnaissance qu’une simple récompense. Incontestablement, le bouc revient à la mère de la fille ; le père est tenu à l’écart. L’accès à la fille semble un chemin de croix pour le prétendant sans ce bouc qui sort de l’ordinaire. Il doit être châtré et du genre qui, vu de loin, est pris pour un veau et pourquoi pas pour un taureau. Ne pas donner ce bouc, c’est aller à contre-courant de cette parole proverbiale tupuri : « On ne dépouille pas un caïman par le dos ». À ce sujet, un paysan s’est confié à nous il y a des années : Djakréo Sioui du village Barlang, disparu en 1993. Le vieil homme nous rappela en décembre 1990 les moments de ses premières noces qui se déroulèrent en juillet 1939. Durant l’entretien, cet octogénaire nous informa qu’il avait balancé une génisse en échange d’un bouc qu’il traîna à sa belle-mère lorsqu’il épousait la femme de sa jeunesse : « Il n’est pas un bouc ordinaire mon fils, mais, c’est un bouc-bœuf », conclut-il. Tarder à remettre bloo toklon, c’est vivre les mésaventures de l’allogène consignées dans ce proverbe tupuri : « L’étranger boit de l’eau dans le nez de l’hippopotame ». Quittant le bouc-bœuf, nous parlons maintenant de la volaille qui fait aussi partie de horog-wayn. 4.1.4. Bloo kake « coq » Il y a deux situations qui commandent le coq dans le processus de la dot. 4.1.4.1.

Le premier coq

Le premier coq est utilisé le jour de la réception de la future épouse. Il s’agit de bagè-wayn « attraper la 115

femme ». Attention ! Ce n’est pas encore le mariage. Il se célébrera quelque temps plus tard. Ceux qui accompagnent la fille à son fiancé ne rentrent pas les mains vides. Le gendre leur fait cadeau d’un coq spécial en guise de fraywayn « expression de joie pour sa femme ». Toutefois, ce coq dont il est question est offert aux deux garçons qui ont escorté la fille et ils s’en servent à leur façon : l’élever ou l’occire, selon leur volonté. Dans la plupart des cas, les enfants choisissent la seconde possibilité. Les parents ne sauraient s’immiscer dans la gestion de cette volaille car, dit un proverbe tupuri : « On ne va pas à la danse avec la peau (le cache-sexe) d’un enfant ». 4.1.4.2.

Le second coq

Le second coq est indispensable à l’occasion de la première visite de la nouvelle mariée à ses parents après l’escorte. Ce jour, elle emporte ce coq et dès son arrivée chez les siens, ceux-ci égorgent l’oiseau en guise de sacrifice de porgè « purification ». Purification parce que la fille est supposée connaître déjà l'homme, et il faut un sacrifice de ce genre pour l’intégrer à nouveau dans la famille parentale. C’est le mbogè-liin « réintroduction à la maison ». L’acte sexuel est yoo « une souillure » corporelle, morale et sociale qu’on doit à tout prix purifier d’une manière ou d’une autre. À défaut du coq, la jeune femme ne saurait rendre visite à ses parents quelle que soit l’ampleur de malheurs qui frappent ces derniers. Comme on est dans les volailles, terminons-en avec la poule, l’objet du point suivant. 4.1.5. Man-kake « la poule-mère » L'équipe d’hommes qui composent le cortège de la jeune mariée rebrousse chemin le même jour avec, sous le bras, un coq. Deux ou trois jours après, la fillette leur 116

emboîte le pas avec, cette fois-ci, une poule sous l’aisselle. Tout comme le premier coq appartient aux enfants euxmêmes, la petite fille a elle aussi mainmise sur sa poule. Une fois la maison retrouvée, elle dépouille son oiseau ou le garde vivant ; elle a le pouvoir de décision sur sa cocotte. Cette poule est, pour la gamine, sa part de gâteau du mariage de sa sœur aînée. Il est vrai que ses parents ne s’intéressent pas à ce gâteau particulier, mais cela ne signifie pas pour autant qu’ils ne reconnaissent pas sa raison d’être ; tant s’en faut. Si la petite fille rejoint la maison sans une poule, c’est le comble de l’humiliation à hauts risques. Le retour bredouille de la fillette se paierait cher, compromettrait immanquablement le cours du mariage. « Le margouillat fait des selles en laissant le blanc dessus », dit un proverbe tupuri. Il ne faut sousestimer âme qui vive dans cette affaire. Elle est petite, l’enfant, on gagnerait tout de même à lui rendre dûment satisfaction : le fameux gâteau. Sinon, tout s’écroule. « Plus géant qu’on soit », écrivait Jean de la FONTAINE, « on a toujours besoin du plus petit que soi »1. 4.1.6. Fiirii « le caprin/ovin » La chèvre et le mouton fonctionnent de la même manière. Ils remplissent presque la même fonction. C’est la raison pour laquelle, chaque fois que mention sera faite de la chèvre, elle l’est en même temps du mouton si bien que les deux termes ne sont séparés que par une barre oblique. On constate que fiiri vient en sixième position suivant l’ordre de classement. Cette dernière place qu’occupe la chèvre/le mouton n’enseigne nullement que l’animal est 1

. Les fables.

117

sous-évalué dans la dot ; loin de là. Tout ce qu’on a dit à propos du bovin plus haut vaut également pour la chèvre/le mouton. Tout de même que les jumeaux n’ont pas les mêmes empreintes digitales, de petites dissemblances ne manquent pas quant à l’utilisation du bœuf et de la chèvre/le mouton. Au même titre que le bœuf, la chèvre/le mouton est une race bestiale propre aux sacrifices. C’est un indice que ce ruminant a une valeur aux yeux de la tribu. Comme l’indiquent leurs noms, la chèvre serait chère et le mouton meilleur. La chèvre/le mouton s’avère l’animal qui suit le bœuf dans l’ordre de valeurs. Une situation qui ne peut se décanter à l’aide d’une chèvre/un mouton fait directement appel à un bœuf parce qu’entre les deux ruminants, il n’existe pas un mammifère domestique intermédiaire. L’ensemble des moutons/chèvres est placé sous les expressions fii-faagè « la chèvre du berceau », fiirii mann maï « les chèvres de la mère de la fille ». Faagè est un mot qui désigne la peau d'une chèvre/un mouton bien tannée au moyen de laquelle la mère attache son bébé au dos. Le troupeau est destiné à ce faagè. En tout cas, c’est une manière subtile d’offrir une fois de plus des biens à la belle-mère. D’ailleurs ne dit-on pas que : « La dot d’une femme ne finit jamais ». 4.1.6.1.

Le nombre de chèvres/moutons

Au rebours du nombre des bœufs, le nombre reste endeçà de douze. En sus de la série des biens énumérés cidessus, il faut le coup de grâce avec sept chèvres/moutons. Quelle est la composition du troupeau ? Sans entrer dans des considérations d’ordre exceptionnel, on dira que les bêtes ne sont pas 100 % mouton ni 100 % chèvre : cinq moutons et deux chèvres, quatre moutons et trois chèvres, trois moutons et quatre chèvres, deux moutons et cinq chèvres, ... Voilà autant des fractions idéales qui peuvent 118

être saluées par une belle-mère. Mais donner uniquement la priorité à une seule race bestiale, c’est aller à l’encontre de la raison cartésienne : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée »1. 4.1.6.2.

L’état de l’animal

À l’instar des bovins, il n’y a pas expressément des lois formulées autour de la qualité du troupeau de chèvres/moutons. Pour le choix des bêtes, certains s’expriment en termes de liberté, d’autres par contre parlent d’une loi tacite inscrite dans la conscience collective. Une source d’information de la bourgade de Saohoyomo apporta une certaine lumière sur ce non-dit. Laoussou, un nonagénaire passé de vie à trépas il y a vingt-deux ans, nous rassura en août 1994 qu'un troupeau de sept chèvres/moutons pour la dot d’une femme doit être hétérogène. Il n’est pas seulement constitué des agnelets ou des chevreaux, des béliers ou des brebis mais aussi des boucs et des chèvres... « Que personne ne te trompe mon fils en te prêchant autre chose », insista-t-il. Pour tout dire, le troupeau doit former un corps bestial qui attire tout bon éleveur ou un chevrier de profession. On parlera de fiiriiworé « chèvres belles ». Dans le cas contraire, ce serait comme dit un proverbe tupuri : « Une course sur l’auvent », c’est-à-dire que les palabres n’auront pas de suite. 4.1.6.3. La remise du troupeau Semblable à ce qui est dit du bovidé, les sept bêtes transitent par jè-taogi avant d’arriver dans la belle-famille. Le séjour des bestiaux chez le témoin n’a pas une durée standard. Mais, il ne saurait aller au-delà d’une semaine. Deux ou trois jours suffisent pour se résoudre à les 1.

Discours de la méthode.

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transférer à qui de droit. Certains témoins les acheminent d’ailleurs le même jour. La période accordée au beau-père pour la possibilité de saisir le gendre en cas d’incident survenu dans le troupeau s’étend sur un an après le mariage. Hors de ce tronçon temporel, l’entière responsabilité des bovidés repose sur son nouveau propriétaire. Par ailleurs, le processus ne se limite pas seulement à cette demi-douzaine d’éléments. Il continue. On est maintenant remmené à décrypter trois autres paramètres qui s’additionnent aux bestiaux. Encore une fois par souci d’ordre, ces éléments seront présentés les uns après les autres. 4.1.7. Les besognes L’accent sera mis dans cette section sur les travaux effectués par le beau-fils pour le compte de la bellefamille. Ils sont d’horizons divers et se font chacun à son temps. Il y a deux types de boulot. 4.1.7.1.

Torla « travaux d’équipe »

Les torla ont lieu soit avant, soit aux lendemains des noces. Le gendre doit aller au secours des beaux-parents. De routine, il fait appel à une centaine de compagnons bien charpentés afin d’aller trimer fougueusement dans le klar « champ de sorgho de la saison sèche » de la bellefamille. Eu égard au nombre important des participants, une grande superficie est souvent nettoyée en un temps record. Quelquefois, les travailleurs achèvent trop vite la portion indiquée et se déversent dans les champs limitrophes. Un jour, Tchinbélé Kolaï, mon père à moi, se rafraîchissait la mémoire d’une petite anecdote en rapport à l’invitation d’un compère. La surface désherbée et évaluée en fin de matinée s’élevait à onze hectares, œuvre 120

de cent quatre-vingt-dix-huit jeunes gens. « Le nombre remporte le combat », note un proverbe tupuri. Ravie de cet exploit fantastique, la belle-famille terrassa deux taureaux plus six boucs châtrés pour recevoir ses hôtes. Après la prise du repas, le goumou « lutte traditionnelle » s’ensuivit. Vers dix-huit heures, le beau-fils, devant ses invités, reprit gaîment le chemin du retour. Mission terminée. 4.1.7.2.

Les corvées

Le genre est face à une kyrielle sollicitations dont il fait l’objet dans la belle-famille avant, pendant et après le mariage. Tresser des nattes, habiller des greniers, battre du mil, etc. ; les moindres occasions ne manquent pas pour l’éprouver. Oui, l’âne déclare : « Nous naissons pour souffrir ». Le beau-père l’envoie, par exemple, avec un taureau ou un bouc pour telle ou telle destination ; il peut la foutre à une réunion quelque part pour le représenter. La belle-mère de son côté, ordonne qu’il lui fabrique un mortier, un canari, un secco... C’est ce qu’on appelle jonré-wayn « travail pour la femme ». Les infimes services si ennuyeux soient-ils, sont rendus dans la stricte civilité. Le volume des exigences varie en fonction des beauxparents selon qu'ils soient acariâtres, tatillons, cyniques ou modérés. 4.1.8. Les visites de courtoisie Un adage populaire qui dit : « Rien n’est pour rien ». Oui, les visites de courtoisie, aussi superfétatoires que paraissent-elles, ne doivent pas pour cela être négligées. Elles consistent, pour le futur époux, à fouler deux à trois fois par semaine le sol de la belle-famille. Ces va-et-vient amènent le postulant à se familiariser avec ses beaux121

parents. Les fréquentations régulières intéressent moins le beau-père que la belle-mère avec qui le gendre « cause ». Le verbiage, puisqu’il s’agit de lui, n’a pas un fond propre. On ne sait à propos de quoi on cause précisément, mais on bavarde quand même. On parle de tout et de rien. Le bla-bla-bla, puisqu’il faut l’appeler par son nom, porte tantôt sur un proverbe, un conte ; tantôt il se rapporte à un oiseau, une souris, aux funérailles, aux danses... C’est un foisonnement complet des sujets pêle-mêle, mélange confus où la règle du jeu est d’aller de coq-à-l’âne. Pourtant l’hyène rappelle : « Le beau parleur n’a pas de graisse ». D’habitude, des gens moins loquaces, taciturnes se confrontent à une sécheresse d’imagination, s’exposent à un silence ennuyant devant la belle-mère qui, de temps en temps, leur demande de causer. Au sujet de quoi doiton causer ? On est parfois tenté de se poser la question. Peu importe la nature du sujet ; l’essentiel est de perdre du temps ensemble. C’est le ndalgè mann-né « causerie de la belle-mère ». Décrivant le mariage, Pierre HINIMBIO TAÏDA (2020 : 70, 71) souligne également des pratiques semblables dans la communauté mussey : Le processus peut être entériné par des visites plus ou moins régulières du prétendant dans la belle-famille, parfois avec des appuis significatifs dans les activités agricoles en compagnie de ses amis. Ce qui permet d’ailleurs à la belle-famille de voir si leur gendre est brave et capable de bien nourrir leur fille. À l’issue de ces fréquentations apparemment futiles, le gendre investit des moyens pécuniaires aux achats de tous les chaagè-yii « jarres de bil-bil » que la belle-mère prépare abondamment au fil des semaines. Pendant ce laps de temps de poire juteuse pour les Gorgui

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Maïssa 1 , le gendre est en permanence entouré d’une cargaison d’individus lorsqu’il va en direction de sa bellefamille. « Les asticots remuent la bouche à l’arrivée de l’étranger », dit un proverbe tupuri pour déplorer le comportement des opportunistes. Néanmoins, le prétendant ne saurait manger en présence de sa belle-mère. Il doit seulement se limiter à la bière ou aux liqueurs comme l’indique si bien Pierre HINIMBIO TAÏDA (2020 : 71) : Dès lors que la fille a donné son accord, le jeune homme ne doit en aucun cas manger en présence de sa belle-mère, de ses sœurs et de ses coépouses et vice-versa. Celui ou celle qui enfreint à ce principe doit se racheter en offrant par exemple une chèvre. 4.1.9. Chuugï « tabac rustique » Le tabac dont il est question ne se donne pas à tout le monde, il est conditionnellement distribué et réservé à des personnes prédéterminées. Ceux qui bénéficient de ce cadeau sont en effet parmi les proches de la future dame. Le cadeau se partage après les noces. Le nouveau marié désormais orienté par ses beaux-parents, visite qui un oncle et qui une tante, qui un grand-père et qui une grandmère... Voilà ceux à qui le beau-fils fait présent de morceaux de chuugï « tabac rustique ». À travers ces boulettes de tabac se faufile une idée, un message. À dire vrai, la loi contraint ainsi le beau-fils, par le truchement du tabac, à découvrir les principaux parents de la grande famille de sa femme. Pour n’avoir pas eu son morceau, une tante peut prononcer des paroles de malédiction qui rendent la jeune mariée stérile. Croyez1.

Personnage escroc D’OUSMANE SEMBENE, Le mandat.

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vous qu’à cause d’une bouchée de tabac noir, une mère commet de tel crime ? Pas du tout. Mais la tante se perçoit à travers la bribe du tabac manqué comme une laisséepour-compte et sa dignité en est affectée. Le mal sciemment causé par la tante - la stérilité - imposera au gendre, tôt ou tard, une visite musclée à celle-ci auprès de qui il se confondra en excuses. Plus qu’un présent habituel, le tabac semble un prétexte choisi par la bellefamille pour faire connaître ses membres à son gendre. Tout au plus, le choix du tabac dans ce contexte se justifiet-il à plus d’un titre. Il est l’élément omniprésent lors des holocaustes, des grandes prières et cultes rendus aux aïeux. Même si ce présent semble étrange ou anodin, il est sage de se laisser plier à cette exigence coutumière : « Si tu trouves des gens qui marchent avec la tête en bas, marche aussi avec la tête en bas », conseille une sagesse tupuri. Conclusion Au terme de cette analyse consacrée à la dot traditionnelle, on doit faire preuve de relativité dans la description qui ne se veut point titanesque encore moins exhaustive. Nous ne prétendons pas avoir tout dit de l’intérêt que suscitent la bête, la lance et les travaux champêtres dans le mariage en pays tupuri. Quant au classement des neuf facteurs qui rentrent dans la composition de la dot, on ne se frotte guère les mains d’avoir réussi un ordonnancement sur lequel personne n’aura rien à dire. Un proverbe tupuri souligne : « On danse sur les pas des autres » mais tout en apportant sa touche particulière. Néanmoins, on peut à juste titre affirmer que les neuf composantes s’équivalent. La preuve en est que l’absence d’un man-kake peut aussi faire écran au mariage tout comme le manque d’un day « bœuf », 124

d’un bloo-kake « coq », d’un fii « chèvre », d’un torla « corvée » ou d’un petit morceau de tabac rustique. Quelque pertinemment qu’on montre les preuves d’équivalence, plus d’un informateur a véhémentement haussé le ton et pointé l’index sur l’élément N°2 qu’est la lance. Elle est l’assise de la dot, son point de mire. En raison des penchants réguliers sur mangè-jao « prise de la lance », il n’est pas tout à fait faux d’affirmer qu’en pays tupuri la prise de la lance se passe pour le nœud du mariage. Elle est irremplaçable ; on ne saurait substituer jao par un autre élément. « On ne boit pas la sève de la ciboulette pour la rate d’un autre », confirme un proverbe tupuri.

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Chapitre 5 LA DOT TRADITIONNELLE PARTICULIÈRE : CARACTÉRISATIONS DES CAS DE FIGURE Introduction Comme il n’y a point de règle sans exception, nous nous planchons ici sur les cas irréguliers de la dot traditionnelle, c’est-à-dire ceux qui se réalisent à tort ou à raison aux prix de certaines modalités. Le parangon de la dot a montré ses limites. Toutes les dots ne sont pas en conformité avec le prototype décrit dans le chapitre précédent. En fait, des critères entrent en ligne de compte, rendent la dot coûteuse pour certains et à bon marché pour d’autres ; les circonstances sont considérables. Celles-ci changent d’une noce à une autre, d’un mariage à un autre suivant les conjonctures qui favorisent ou défavorisent les tenants et les aboutissants du projet. 5.1. Le cas d’une fille mbramga « laide » : Laadaygo « bœufs perdus » De manière concrète, MAÏWALE « fille sale », une jeune fille tupuri à l’âge de se marier. Attribuons-lui les qualificatifs injurieux ci-après : Maïwalé est une fille abominable, affreuse, atroce, dégoûtante, déplaisante, désagréable, disgracieuse, effrayante, effroyable, hideuse, horrible, ignoble, inesthétique, informe, moche, monstrueuse, repoussante, vilaine... Aussi paraît-elle déshonnête, immorale, malhonnête, malséante, mauvaise, obscène, répugnante, sale, vile... ; Cette créature est défigurée, déformée, difforme, disgraciée, enlaidie, inélégante, ingrate, mal bâtie, mal faite, mal fichue, mal foutue, blèche, dégueulasse, ringarde, tarte, tartignole, tatouillarde, tocarde,...en bref, Maïwalé est une souillon, 127

un laideron tant au plan physique que moral. Il s’agit de mbramga-maïtikli « jeune fille vilaine ». Que peut-on désirer d’une telle peste dans la société ? Un proverbe tupuri dit : « On reconnaît une femme par la fumée du feu de la cuisine ». Mais, on ne sera point surpris d’apprendre que les amis de Maïwalé se comptent sur les doigts. À l’abri des jeunes gens, elle est une denrée de moindre calibre. Il va sans dire qu’elle accusera un retard de mariage par rapport à sa génération. Personne ne la convoite, aucun garçon ne l’aime et encore moins ne tombe amoureux d’elle. Si Maïwalé, fortuitement reçoit en tapinois une visite perdue d’un éventuel candidat, celui-ci sera le bienvenu du seul fait qu’elle souffre d’une carence, d’un marasme sentimental. Par conséquent, le seul postulant égaré aura tous les atouts pour l’avoir à vil prix. Quoi qu’il en soit, les palabres autour de la dot ne tireront pas de long en large ; un terrain d’entente sera fort probable : huit bœufs, trois chèvres, un coq, un tour au champ de sorgho sont largement suffisants pour faire de la pauvre demoiselle une femme. Les parents et elle-même sont conscients de la médiocrité du produit mis sur le marché. Son mari la surnommera mblak-daygo « bovin gaspillé » ou Laa-daygo « bœufs perdus » comme pour marquer sa grande déception. Cet exemple se rapproche d’une anecdote racontée par Tchégalna, un monsieur d’une soixantaine d’années originaire du village de Pàdé à deux pas de Djiglao. Le sexagénaire nous fit sourire un soir en août 1983 à Pàdé puis en mars 1996 à Lagdo-Garoua en commentant la dot squelettique du mariage de son frère puîné Mbarou : Mbarou épousa une triste créature en 1948 dont la dot représentait le tiers de celle dite référentielle : au total, les dépenses revenaient à une demi-lance, cinq bœufs, quatre 128

cabris, un coq, une visite de courtoisie et on préfère se taire sur les services accessoires. On comprend qu’une mbramga-maïtikli n’a pas d'estime aux yeux des Tupuri et subséquemment, sa dot tourne par-dessous la barre. Par contre une fille des bonnes manières influe sur le contenu de la dot. Une demoiselle porteuse des meilleures qualités physiques et morales est précieuse en milieu traditionnel. 5.2. Le cas maïblooro « belle fille » Soit MAÏBLAMDAÏ (« fille-couloir bétail »). C’est une maïtikli anti-Maïwalé, à fleur de l’âge distillant sur son passage l’envie et le désir. Maïblamdaï, une fille pas comme les autres. Admirable, adorable, aimable, angélique, charmante, coquette, décorative, délicate, distinguée, éblouissante, éclatante, élégante. En sus, c'est une créature fameuse, gentille, glorieuse, gracieuse, incomparable, jolie, majestueuse, noble, non pareille, ornementale, plaisante, parfaite, radieuse, ravissante, remarquable, resplendissante, séduisante, splendide, sublime, superbe, exquise, géniale, magistrale, magnifique, poétique, vertueuse, sereine, souriante, et unique en son genre.... Somme toute, ces attributs relèvent de ce qu'on a coutume d’appeler belle créature et que les esprits hypocoristiques qualifieraient de poulette, d’abeille, de gazelle ou d'une créature hors pair. Les expressions suivantes sont utilisées pour qualifier ce genre de fille : Din maï tuu « c’est une fille vraiment », dinmannday « c’est une vache », din-blooro « c’est une grande vache », din-soyaa « grande race bovine », mannkom « première femme d’un foyer ». Dans cet éclat irrésistible, Maïblamdaï n’est pas loin d'un phare, une sorte de glace dans laquelle le monde féminin se regarde. Une telle fille est pour le peuple 129

ancien ce qu’est le téléphone Androïde pour nos contemporains. Tout le monde s’intéresse à elle, la dévore des yeux. Ainsi sera-t-elle incontestablement le lieu d’un théâtre, d’une affluence de prétendants. La sagesse proverbiale tupuri atteste : « On n’apprécie pas la sauce à partir de sa couleur ». Toutefois, chacun chercherait, tel un gamète mâle autour de l’ovule, à se tailler une place dans le cœur de Maïblamdaï. Comme disent les économistes, le marché sera géré suivant la loi de l’offre et de la demande. Plus les requêtes sont nombreuses, plus les palabres se compliquent, car la dot d’une créature lorgnée par tant d’yeux virils enflammés et pleins de fornication est un vrai pactole. Vu l’allure des concurrents qui se bousculent fougueusement autour de l’objet, on procède logiquement par élimination à telle enseigne que la proie sera basculée à la fin au plus offrant. Les candidats malheureux sortent de la compétition dès les premières épreuves. Maïblamdaï sera surestimée en fonction du nombre de personnes à entrer en lice. Le gagnant aura rempli, par exemple, les conditions suivantes : vingt bovins bien engraissés, une lance forgée spécialement pour la circonstance, quinze caprins de bonne race, un bouc-bœuf, dix coqs bien nourris, neuf visites musclées rendues par semaine à la belle-mère, des variétés de toutes sortes de présents aux parents, amis et connaissances de la gazelle ; une suite infinie de services rendus et à la maison et dans les champs de sorgho ; n’osons pas flirter avec la forêt de péripéties que le vainqueur traverse avant d’aborder la belle-famille. Toutefois, un proverbe tupuri met en garde : « Le beau cheval mange la corde ». 1997. Alors que nous étions en congé pascal au village, Tchinbélé Kolaï - le septuagénaire déjà cité, nous gava goulûment d’un océan d’informations en rapport avec la tradition. En quête de connaissances dans le domaine 130

matrimonial, Poyaola et moi l’avions amené à nous éclaircir sur le mariage traditionnel, un thème récurrent dans nos conversations à cette époque. Obéissant à cette orientation, mon père, puis qu’il s’agit de lui, évoqua l’histoire des noces de sa mère, c'est-à-dire ma grandmère. Elle serait épousée vers 1915 à Nenbakré dans les entrailles de Pohri par Sangamla Sawourï, mon grandpère. L’informateur vanta de façon ostentatoire la noblesse et les vertus de ma grand-mère et surtout ce qu’elle avait valu. Il fallut que le père de mon père donnât dix-huit bœufs et dix-sept chèvres/moutons pour ne rappeler que ceux-là. En principe, la qualité du produit compte ici. Cela cesse d’être une surprise quand on s’aperçoit que des pagnesCICAM et des pagnes-WAX-nigérians ne valent pas un super-WAX ni un WAX-hollandais. Ainsi y a-t- il des filles wax-nigérian, des filles-CICAM et des demoiselles super-WAX ou WAX-hollandais. Selon les qualités ou les défauts physiques et moraux, les filles sont classées par ordre de mérite. « Il ne faut pas porter les chaussures qui sont plus larges que tes pieds », dit un proverbe tupuri. 5.3. Le cas mangè « enlèvement » ou de grossesse avant les noces Parlant de la communauté mussey, Pierre HINIMBIO TAÏDA (2020 : 72, 73) fait les observations ci-dessous : Si la procédure d’accompagnement ou l’attente paraît longue pour le prétendant, il envoie ses amis ou ses frères organiser un rapt ou un enlèvement (piida), parfois avec la complicité de sa belle-mère. Il brûle ainsi les étapes en tendant une sorte d’embuscade à sa fiancée à l’occasion d’une balade, d’un marché hebdomadaire, d’un deuil ou d’une fête de kodomma. Elle est alors ramenée sans son consentement ni celui de ses parents au domicile conjugal. 131

Si les conditions fondamentales des fiançailles ont été respectées, les beaux-parents informés le même jour ou le lendemain du rapt, par les parents du garçon, bien qu’agacés, mettent en valises les affaires de leur fille qui lui sont envoyées dans les meilleurs délais. Un mariage qui n’a pas l’accord des parents a un traitement à part. Par exemple, si un prétendant fait un rapt en vue d’obtenir une femme lors d’une commémoration des funérailles dans un village, ce comportement déplacé du libertin aura sûrement un impact sur la dot. Celle-ci lui coûtera cher. Outre le bouc et le coq qu’on réclame pour le vieillard relique de la famille du beau-père dans les cas ordinaires, un taureau sera donné en surplus. En matière de la dot modèle, un cop et un bouc sont remis à l’homme le plus âgé de la famille du beau-père. Avec ces deux bêtes, il fait des sacrifices aux ancêtres tout en bénissant le foyer naissant. Il est question de mbogè-lïn « faire entrer à la maison ». S’il y a enlèvement, un autre taureau est ajouté et sacrifié aux mêmes ancêtres. C’est une manière de les implorer, de les invoquer à absoudre le péché du beau-fils qui a usé de violence à l’endroit de la belle-famille. Si la fille conçoit avant la célébration du mariage qui a lieu un mois après le contact des deux fiancés, un taureau supplémentaire sera exigé les beauxparents ; ceux-ci vont l’offrir en holocauste pour purifier la grossesse de leur fille. C’est ce qu’on appelle porgèmbili « purification de la grossesse ». 5.4. Le cas bloo-balé « mâle-éléphant » Tout ce qu’on a dit au sujet du sexe féminin est presque valable pour l’autre sexe ; il s’applique mêmement au prétendant et détermine la dot. En un mot, les mérites de l’amant importent ; ils sont plus que recherchés. Le 132

paraître, les prestations et la conduite du soupirant influent presque toujours sur le contenu de la dot. WOWÉ « beau-alors », un bel homme de vingt-et-cinq ans ayant les privilèges ci-après : audace, bravoure, dynamisme, énergie, fermeté, hardiesse, héroïsme, résolution, impétuosité, noblesse, zèle, persévérance...il est surtout un danseur de gurna, vaillant, costaud et élancé. Ces qualités font de Wowé un candidat favori dans toute compétition matrimoniale. La belle-famille se réjouit d'avoir attiré l'attention d’un superman ; son entrée solennelle dans la famille est un honneur pour ses beauxparents. Tout le village sait que Wowé est un grand homme qui suscite l’admiration du public. Quelques drastiques mesures que les beaux-parents prennent, Wowé, sans coup férir, obtiendra gain de cause ; « qu’on monte ou qu'on descende », il aura sa fiancée. Pour Wowé, onze bœufs, cinq chèvres, une dizaine de visites de civilité peuvent donner lieu à l’union. Ce léger décalage, cet allègement de la dot standard est compris comme une reconnaissance, une gratitude exprimée à l’égard du beaufils pour lui dire que les beaux-parents sont conscients de sa personnalité. Wowé sera qualifié des mots aimables ciaprès : bloo « mâle », bloo-day « gros taureau », twar « viril », jak-de-cii « bouche avec le sang », fooga « pas n’importe qui », etc. La personnalité de l’amant occupe par-dessus tout, une place de choix dans le mariage. Les beaux-parents souhaitent avoir un gendre élégant, sérieux et respecté dans le village. Par exemple, s’il y a un jour de malheur dans la belle-famille, le gendre « atterrit » à chaudes larmes, fait, sous l’admiration de l’assistance, dix tours de la maison du défunt avec ses pas géants et sa masse de 150 kg. Et les gens d’approuver en disant : « Voilà un gendre,... voilà un homme digne... voilà un beau-fils de 133

bon aloi ». On parlera en termes de bloo-balè « mâle d’éléphant », bloo-pirï « mâle du cheval », wel-binnï « fils de noblesse », wel-wayn « fils de la femme », etc. Ces louanges font la joie des beaux-parents. Ils se voient honorés en cette illustre personnalité admirée qui fait corps avec leur fille. 5.5. Le cas mbramga : un soupirant lamda Si la situation s’inverse, on assistera bien évidemment à d’autres résultats. Considérons GAÏRA (« fatigue-les », un mbramga, un nabot, un homme de moindre importance dans la société. Gaïra se veut fiancé mais ayant un tempérament qui laisse à désirer : il est mince, minuscule, trapu, abattu, affaibli, chétif, faiblard, épuisé, malingre, pâle... ; il est en plus indécis, lâche, laxiste, mou, incertain et rabougri ; c'est un bon à rien. Une âme pareille est d'office mal vue dans sa belle-famille. D’une manière ou d’une autre, ses concurrents lui dameront le pion. Pour réussir, il faut que Gaïra soit endurant, inlassable longanime et persévérant. Or, c’est ce qu’il n'est pas. Donc, l’échec de Gaïra est prévisible du fait qu’outre les biens officiellement recommandés, les beaux-parents exigeront de ce bout d’homme un ou deux bœufs, deux ou trois chèvres... supplémentaires pour combler le déficit notoire dont il fait montre. On parle de day-de-baywore « bœuf de la laideur ». Ce genre de prétendant doit être mûrement préparé avant de demander la main d’une fille. Selon une parole de sagesse tupuri, le singe dit : « Si tu as les yeux creux, tu dois commencer à pleurer avant les autres ». Plus grave encore se compliquera la dot si notre nain porte son choix sur une blooro « génisse de race, fille de marque ». Il endurera les peines et souffrances du genre : des durs labeurs, des travaux champêtres les moins faciles 134

à effectuer, les commissions les plus embêtantes... le beaupère peut l’envoyer pour aller remettre une brebis orpheline à un cousin qui habite là-bas de l’autre côté de la montagne où il faut parcourir une distance de plus de 100 km ; la belle-mère, quant à elle, a besoin d’un djigalè « grande case » extraordinaire ou d’un mortier d'un bois précieux et distingué, etc. L’attitude austère des beaux-parents est une façon muette d’aider le nabot à démordre, une façon déguisée de le pousser dans un abîme de désespoir. Malgré les embûches qui jonchent son chemin, si le mbramga brave toutes les péripéties et parvient au bout du tunnel, tant mieux. Sinon, advienne que pourra. La belle-famille, à bon escient, s’en fout, s’en fiche et dira « tant pis ». En cas de deuil dans la belle-famille, le mbramga, le fameux bout d’homme se pointerait, tout timide, ferait le tour de la case du défunt avec sa taille approximative, ses pas d’enfant et son poids de feuille, la foule courberait la tête et susurrerait en ces termes : « Quel gendre ! Quel bonhomme ! Comment avions-nous enterré notre chère enfant chez un demi-homme comme ça ». Que de regrets ! Que de remords ! La désapprobation. Le beau-fils criblé d’injures couvre non seulement les beaux-parents de honte, mais aussi leur fille sera aux abois et éprouvera le complexe d’infériorité en compagnie de ses homologues. Une pluie de sobriquets dépréciatifs pourra jaillir de toutes les bouches : kréssé « petit et sec », lodmoo « rendre fou », gressé « n’a pas grandi », bakbi « mouillé d’eau », etc. 5.6. Le cas wang-joo « des artistes de renom » : mariage sans dot Comme il n’y a point de poison, ni de fétiche sans le contrepoison ou l’anti-fétiche, il existait jadis pour un mbramga une manière de se soustraire aux écueils et 135

d’accéder aisément à sa femme quoique trahi par son gabarit peu flatteur. L’homme de peu doit se faire distinguer dans une des filières culturelles en vogue : grand danseur ou chanteur, compositeur ou lutteur de renom, joueur de flûte de marque ou batteur de tam-tam de référence. Jouir d’une notoriété qui arrache l’enthousiasme et les ovations de l’entourage. Une fois que vous avez la confiance du peuple, des milliers de personnes frapperont à votre porte pour vous proposer leur fille en mariage bien que le mari reste, comme le fait remarquer une femme, un cailcédrat avec son goût très amer. Il suffit pour s’en convaincre, d’avoir une idée de la seconde noce de Ngnakréo-Mana Djiglao. En effet, Ngnakréo est un guitariste populaire en pays tupuri. Il reçut sa quatrième épouse sous forme d’offrande volontaire de la main de son père quand il donnait un concert au cours d’une commémoration des funérailles. La guitare bien jouée, toucha le cœur d’un chef de famille qui maria tout à trac sa fille à ce musicien de renom. L’autre cas est celui de Yinwé, encore célèbre guitariste à Mbang-Mbarhayn-Doubané. Pas un seul franc déboursé, mais cela n’a pas empêché qu’il soit bigame. C’est la force de sa guitare qui lui a fait contracter deux mariages. On ne saurait manquer de citer Ndang, Tinglin et Dargalé, compositeurs hors pair des chants de gurna dans le département du Mont Illi en territoire tchadien. Si l’on explique comment ces noms ont profité de leur notoriété pour se faire fortune auprès des were gurna « jeunes danseurs de gurna » d’aucuns se mettront de l’éponge à l’oreille pour ne pas suivre les anecdotes jusqu’au bout. Oui, la réputation d’un homme fait de lui un amant sans égal tant dans la société de nos ancêtres que dans celle où nous vivons actuellement. 136

Conclusion Au total, le sexe dit faible était considéré essentiellement comme un bien matériel. Pour un père de trois filles par exemple, il y avait de quoi s’attendre à l’opulence, à la prospérité. Cette idée encouragea toute la communauté tupuri de l’époque à manifester une certaine prédilection marquée pour le sexe féminin. Chaque couple rêvait d’avoir plus de filles que de garçons qui sont, selon l’opinion publique, des consommateurs stériles. « Le taureau est l’avarice », dit un proverbe tupuri. À l’ère où le souci de « pondre » des femelles battait son record, les couples qui ne donnaient naissance qu'aux mâles étaient damnés à l’indigence. On se demandait comment leurs enfants se marieraient. Que feront-ils ? Iront-ils voler ? Deviendront-ils des bandits, des highwaymen, des coupeurs de route ? Sur quoi s’appuieront-ils pour bâtir leur foyer ? Où trouveront-ils des bœufs, des moutons, des chèvres, des coqs ? C’est l’appréhension qui planait sur des foyers pleins à craquer de sexes masculins. Lorsqu’il y avait dans une famille autant de fillettes que de garçonnets, le couple était aux anges car la charge des parents s’allégeait un peu ; chaque garçon se servirait des biens dotaux de sa sœur. La richesse reçue de l’époux de la petite sœur aiderait le frère à doter sa moitié à lui et à mettre sur pied son propre foyer. Il s’agit d’un échange perpétuel, d’une éternelle compensation. On prend de la main gauche pour renvoyer aussitôt par la main droite. Le jeu consistait, d’après Léopold Sédar SENGHOR, à placer l’homme au carrefour « du donner et du recevoir »1. 1

1. SEDAR SENGHOR Leopold, Oeuvre poétique, paris, Seuil, 1945.

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Chapitre 6 LES PAROLES DE BUSGI1 : LES TERMES DE RÉFÉRENCE Introduction Laconiquement, le divorce se définit comme une rupture légale du mariage. C’est la séparation définitive du mari d’avec sa femme. Le couple s’éclate, l’époux prend une direction et l’épouse prend une autre diamétralement opposée. Il s’agit de busgi « renoncement », « changement d’avis ». Il appert que la pratique existe d’un bout à l’autre du monde. Le divorce se ferait partout où le mariage est présent. En pratique depuis des millénaires, le divorce n’est pas une pratique récente dans l’histoire de l’humanité. Dans la Bible, Jésus Christ en a fait allusion en termes de répudiation de la femme autorisée dans la Loi de Moïse longtemps avant l’ère chrétienne. Si l’on s’amuse à faire l’inventaire des couples divorcés dans deux ou trois ethnies triées sur le volet, nous serons tout ahuris à cause des chiffres effarants qu’on aura obtenus. Les pourcentages varieraient d’une tribu à une autre ; le phénomène pourrait être dominant au sein d’une ethnie et récessif dans une autre. 6.1. Les causes du divorce Sur cent couples tupuri choisis au hasard, on assisterait peut-être à cinq cas de divorce. C’est dire que les couples vivent bel et bien le phénomène de divorce, mais pas à une vitesse supersonique. S’il y a divorce, on se penche aussi bien sur la cause que sur le dossier de la dot. Qu’est ce qui est à l’origine du divorce ? La réponse à cette question 1

Divorce.

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permettra de traiter la question dotale. Dans une famille, si l’un des conjoints est taxé de sorcellerie, le couple est mis en quarantaine dès que la nouvelle est rendue publique et le divorce peut s’ensuivre. 6.1.1. Le krein ou le saah Si la femme est accusée de krein « anthropophagie », comme c’est souvent le cas, on dira selon les formules cryptées : « Elle a quatre yeux », « elle a de mauvais yeux », « elle n’a pas de beaux yeux », « elle intimide les enfants »,… Dans le cas où l’accusation est fondée, le mari peut demander le divorce ; les beaux-parents, eux, ne mettront pas long feu sans restituer les biens à qui de droit. Il en va de même pour le mari qui est parfois accusé de saah : « voleur d’âmes », « sorcier », « celui qui arrête les gens ». On dira qu’il « y a de rumeurs sur lui » ou encore « il y a de doigt sur lui ». Alors, sa femme peut envisager le divorce et les biens dotaux sont restitués aussitôt audit sorcier. Dans la même veine, les biens sont également récupérés en cas d’une maladie redoutable survenue dans le foyer et que l’un des conjoints - la femme par exemple en est victime. La pratique est discriminatoire et favorable à la gent masculine. 6.1.2. Une femme voleuse Le vol s’ajoute comme l’un des facteurs responsables des troubles familiaux. Une compagne cleptomane fait la honte de son mari. Dans le jargon populaire, on dira qu’elle « touche les choses », et elle devient ainsi insupportable. Peu importe l’objet qu’elle dérobe ; qu’il s’agisse de l’or ou de la pacotille, la sanction est toujours la même. « Le voleur n’aime pas des remerciements », dit un proverbe tupuri. Mais, il y a une bonne façon de remercier la femme voleuse : le renvoi ou le divorce. Une 140

femme peut être répudiée pour avoir pris un peu de farine de gara « mil rouge » chez une voisine à son absence ; une autre renvoyée à cause du bois de chauffe qu’elle a ramassé dans le champ d’autrui sans son accord.... Le gendre a le droit de tendre la main à ses beaux-parents pour réclamer ses bovidés, lesquels lui seraient restitués dans la mesure où le mossowang (« la chose qui fait querelle » « la dame redevenue demoiselle ») se remarierait. Le nouvel époux endossera la charge de restituer les bœufs du premier mari. Entre les deux gendres, le beau-père jouera le rôle d’arbitre. En cas de non remariage, aucune restitution des biens n’est envisagée. 6.1.3. Le mari insupportable Suite à un ensemble des faits conjugués, il peut arriver qu’une dame trouve son homme grincheux, d’humeur maussade et revêche. Elle n’a la possibilité de prendre congé de lui que pour regagner la famille de son père. Elle peut y rester pendant des années et le gendre n’a pas le droit de formuler une requête civile à l’encontre des beaux-parents. Il doit s’armer de patience jusqu’au remariage de son ex-épouse afin de réclamer ses biens dotaux. S’il fait pression sur son beau-père avant le temps, celui-ci pointera l’index sur sa femme, comme pour lui dire : « Voilà ta personne, tu n’as qu’à la reprendre ». Il n’y est pour rien ; il n’est pas responsable de la séparation : « Le serpent ne mord pas la brindille », dit une parole tupuri pour établir la part des responsabilités dans le traitement des affaires matrimoniales.

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6.1.4. Le cas de fenn sooré « la chose honteuse Le mari lui-même décide parfois d’entreprendre le divorce pour une raison ou une autre. Pour un cas d’adultère par exemple, il est permis à l’époux de congédier sa partenaire. En contrepartie, il est alors interdit au beau-fils de se plaindre ni de harceler ou d’arnaquer ses beaux-parents pour le remboursement de la dot. Quant aux enfants, s’il y en a déjà, ils appartiennent à leur père. Certains d’entre eux grandissent chez leur mère (cas rarissime) et rejoignent plus tard le père au début de l’âge d’adolescence. « L’enfant d’autrui ne se perd jamais », souligne un proverbe tupuri. Décembre 1992. Au Lycée de Doukoula. Un cas extraordinaire s’est produit, confirmant la véracité d’un proverbe tupuri : « Le coq n’a pas de poussin ». Pour la petite histoire, il s’agit d’un enseignant vacataire nommé Ndarsala. Le monsieur écoula toute sa jeunesse dans une famille auprès de sa mère croyant naturellement qu’il était fils légitime du mari de celle-ci. Un matin, sa mère lui cracha qu’elle l’avait conçu d’un certain regretté Horsala du village Dikdim situé non loin de la frontière CamerounTchad. L’annonce de cette nouvelle à Doukoula fut prise au début pour un poisson d’avril ou un Fake News. « On prend parti pour les œufs et non pour les poussins », indique une autre parole de sagesse tupuri pour montrer que la femme est susceptible de cocufier son mari. La confirmation viendra de la famille du défunt don juan qui cueillit sans délai le fruit de son liquide séminal en état de maturité.

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6.1.5. Le divorce de par la volonté des parents de la femme L’origine du divorce tient quelquefois des beauxparents. Il n’est pas exclu qu’ils enlèvent leur fille de son ménage à cause d’une accusation de sorcellerie portée à l’endroit du beau-fils. S’il en est ainsi, les droits de l’accusé sont garantis par la loi. La belle-famille prend la responsabilité de rembourser au beau-fils tout ce qu’il avait dépensé auparavant pour le mariage. Par contre, si le beau-père arrache sa fille du seul fait que la dot est insuffisante, il a le pouvoir de la faire remarier et d’élever ses petites filles. S’agissant des petits-fils, il revient à leur père de s’en occuper. Le léopard en est très conscient quand il déclare : « On ne s’immerge pas dans l’eau avec l’enfant d’autrui ». Conclusion Les causes du divorce sont aussi nombreuses que variées : sorcellerie en termes de krein de l’un ou de saah de l’autre, le vol ou l’infidélité de l’épouse, l’irresponsabilité de l’époux,…Dans la plupart des cas, les beaux-parents sont tenus de rembourser sans délai la compensation matrimoniale à qui de droit.

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Chapitre 7 LES DISCOURS ARGUMENTATIFS SUR LA DOT Introduction Comme l’indique le titre, nous vivons présentement un débat houleux autour de la dot en pays tupuri. En ce moment, des gens sont très nombreux, envahissants à la table du débat pour discuter de la question dotale. Chacun y va de sa compréhension, sa philosophie. Hier encore, les règles du jeu étaient établies ; on se mariait suivant des paramètres bien connus et codifiés par les aïeux. De nos jours, cependant, la stabilité et l’ordre d’antan font place à un imbroglio, à un bordel sans précédent. On est engagé dans un cercle infernal où chacun se fait sa propre opinion du mariage. Le protoptère dit : « Une fois dans la nasse, on n’assiste pas ses semblables ». Le mariage qui était pourtant sacré aux temps de nos ancêtres a cédé le pas à un climat chaotique à l’ère de la liberté d’expression où le commun des mortels prend la parole avant tout le monde. C’est la loi d’« à qui mieux mieux » ; on n’écoute ni ne suit plus personne ; véritable cour du roi Pétaud. Tout le monde a la démangeaison langagière ; tout le monde souffre d’une diarrhée verbale et baragouine à la fois. C’est le douliyaa « modernité ». Bien évidemment, nous n’aboutissons qu’à une cacophonie, un tohu-bohu où s’esquissent les divergences d’opinion. Ces dernières accouchent naturellement des branches idéologiques. Il y a de la peine à identifier au cœur du débat, deux grandes tendances qui se dessinent et dominent la question dotale.

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7.1.

Le non-conformiste

Comme souligne l’appellation, le non-conformiste est une personne qui dit NON à la dot. On l’appelle jèdebaysooré, « celui qui n’a pas honte » ou jè-bononda « un méchant ». Il est traité de méchant ou d’éhonté parce qu’il manque de respect et de considération pour sa bellefamille. Il se dresse contre la dot traditionnelle, la refuse et ne croit plus à sa pérennité. Elle apparaît comme une barrière, un frein ou une des tares des us et coutumes. D’après l’iconoclaste, la dot est une des erreurs fondamentales de la tradition qu’il faut rapidement rectifier. Proscrire, supprimer la dot est un pas de géant vers le développement. Tous les partisans de cette tendance ne partagent pas totalement la même idéologie. Ils se subdivisent en deux sous-ensembles : les nonconformistes modérés et les non-conformistes extrémistes. 7.1.1. Le non-conformiste modéré Le non-conformiste modéré est celui-là qui opte pour la suppression de la dot au sein de la tribu. Son coût onéreux bloque des mariages, prive des amants de leurs amantes. C’est pourquoi il y a beaucoup de bidjigiri, « célibataires âgés ». Il faut l’annuler pour permettre au plus grand nombre de jeunes d’entrer en possession de leur fiancée sans grande difficulté. S’il y a crise des noces aujourd’hui et recrudescence inquiétante des gaolan, « putains » dans nos bidonvilles, cela est consécutif à la dot coûteuse, l’obstacle qui retient longtemps le démuni dans le célibat. La prolifération des prostituées dans les rues prouve que le processus de la dot est à revoir. D’où, des proverbes du genre : « La fille d’une femme gaolan transmet la syphilis ». Le non-conformiste modéré aiguise, rend plus fine la réflexion dans la mesure où il imprime en caractère gras la 146

valeur suprême de l’homme. L’être pensant est unique en son genre ; il ne saurait être soupesé tel un sac de riz dans une balance de précision. Comment ose-t-on mesurer la valeur d’une fille aux bœufs, aux chèvres, aux moutons, aux coqs, aux visites de courtoisie ou aux travaux effectués dans un champ de sorgho ? Passer de l’animal à la personne humaine ou de celle-ci à celui-là est ce qu'il y a de plus détraqué, déraisonnable à imaginer. Transformer des bovidés en êtres humains n’est pas fréquent dans des laboratoires normaux. En tout cas, la biologie n’est pas encore à ce stade de la recherche. Mais le Tupuri y est déjà arrivé depuis l’aube des temps. Devancer la science de la sorte semble saugrenu, burlesque et même histoires abracadabrantes. C’est ainsi que le Tupuri est perçu comme un subversif, un imposteur dans ce proverbe où, le vautour, carnivore par excellence émet des réserves quant il s’agit de la chair humaine : « Je ne veux pas manger la bouche d’un homme ». Beaucoup de croyants souscrivent à l’opinion modératrice sous l’angle biblique. Dans les Saintes Écritures, le Potier d'Adam et d'Ève a passé à ceux-ci une consigne : « Allez, multipliez-vous, remplissez la terre, soumettez-la... »1 . Il n’a pas dit : « allez, dotez-vous et échangez vos filles contre des bêtes ». Le mariage, tel qu’il est institué par Baa « Dieu », exclut la richesse, le matérialisme ; c’est dagué « l’amour » qui doit être mis en évidence. Horog « richesse » est une improvisation des hommes. Comme un brin de cheveu dans la soupe, la dot est intruse dans le mariage. Pour les modérés, elle est une escroquerie organisée à l’encontre de la volonté des Cieux ; preuve tangible de la désobéissance aux instructions de 1.

Genèse I : 28.

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l’auteur du mariage, Baa. De nombreux jar-jak-baa, « gens de la bouche de Dieu : chrétiens » se réfugient derrière cette thèse. D’autres partisans de la théorie non-conformiste modérée fondent leur raisonnement sur l’environnement. Si la tribu tupuri accuse un retard d’intégration dans le triangle national, c’est à cause de son attachement excessif aux traditions, lesquelles la condamnent à traîner la patte, ignorant qu’à deux pas de là les choses s’orientent dans le sens contraire. Les groupes ethniques qui côtoient les Tupuri se font borgnes devant leurs propres coutumes et éveillés face aux valeurs rampantes du modernisme : Guisiga, Mbum, Gbaya, Peul, Kotoko et consorts sont beaucoup plus décontractés, élastiques, flexibles en matière de dot. Ils n'exigent couramment pas grand-chose à l’égard de leurs gendres. Le sceptique Tupuri promènerait un regard curieux sur ses voisins, interrogerait une poignée d’individus originaires d’ethnies ci-dessus évoquées pour se rendre compte de son retard, son sommeil prolongé de la grâce matinée. Il se verrait vraiment solitaire ; peut-être se sentirait-il même la risée du monde qui l’entoure. Attention ! Cette position en marge de la page nationale ne se confondrait aucunement à une marque d’excellence. Elle est, encore une fois, synonyme d’un retard proche d’égarement. Faut-il se conformer à son environnement de peur d’être égaré ? Ou alors, demeurer en marge des autres groupes ethniques en maintenant son système dotal pesant ? En tout cas, le Tupuri considère les unions sans dot comme des couples gaolan ou, comme disent les Peul, des adjabadjo « prostituées » en mal d’une vie stable. On assimile la dot dispendieuse non pas à des gardefous, mais à un barrage contre l’exogamie. Il est rare de voir un allogène s’introduire dans la famille tupuri 148

moyennant un mariage. Un homme venant d’une autre ethnie n'est pas tenté de se marier d’une fille tupuri. On entend souvent dire : « Attention ! C’est une fille tupuri. Il faut du bétail ». Un jour, mon ami Taïbou et moi discutions dans ce sens ; mon compère m’a fait savoir qu’il avait l’intention de s’unir à une Tupuri. Nous lui avons ébauché les modalités dotales, et depuis notre entretien, nous avons constaté qu’il manifeste moins en moins d'intérêt pour les filles tupuri. Nous nous souvenons aussi d’un ami de la tribu bafia connu à l’École Normale Supérieure de Yaoundé. Il s’appelle Ndjo À Yakan Jeannot. Nous croyons l’avoir entendu une fois nous prendre pour un menteur lorsque nous lui avons donné quelques détails sur notre dot. Il a, au reste, fait remarquer qu’il n’avait guère entendu parler d’un truc pareil dans toute la partie méridionale du pays : « douze bœufs ! Entre nous, c’est un peu quand même trop, Balga », observa-t-il. Face à ces différentes appréhensions, le Tupuri penserait à ce proverbe : « Celui qui a un gros ventre n’aime pas sa parenté ». S’il est admis que le poids de la dot fait peur à l’allochtone, c’est dire que l’homme tupuri est flatté par l’extérieur ; il se trouve placé dans des conditions qui l’incitent à demander la main d’une fille d’autres ethnies où il y a beaucoup moins de complications. Les diseurs prévoient une exogamie prolifique d'ici l'an 2035. La tranche de la population cible de cette exogamie féconde en avenir est la jeunesse. Il n’est pas étrange d’écouter les doléances des jeunes gens dans les coins de rue : Les autres filles sont moins chères, pourquoi se casser la tête ici chez nous alors que là à côté, on est attendu à bras ouverts. Ah ! Des histoires à dormir debout. Ne nous laissons plus froisser ; on ne se laisse plus ruiner, ni escroquer par qui que ce soit. 149

Les modérés ambitionnent de mettre définitivement fin à la dot. Ils font leur cette pensée proverbiale du terroir : « La richesse provenant de la dot d’une fille n’enrichit personne ». Oui, les extrémistes vont plus loin dans leur entreprise révolutionnaire. 7.1.2. Le non-conformiste extrémiste Le non-conformiste extrémiste est aussi appelé le nonconformiste subversif. Cette tendance n’est pas loin de celle dite modérée. Les deux courants d’idées s’enchevêtrent et partagent presque la même conception ; Ils ont un lien de parenté, chevauchent ensemble sur le terrain de combat. Le modéré lutte uniquement pour la suppression de la dot, daa wayn de kod « se marier avec rien, gratuitement », sans aucun bovidé. Le nonconformiste subversif ne fait pas autrement ; il milite pour la même cause. C’est le principe fondamental commun aux deux tendances révolutionnaires. Mais la nuance se situe au niveau du volume des réclamations, à la quantité des objectifs que se propose d’atteindre chaque mouvement. Le non-conformiste extrémiste ne s’arrête pas seulement à l’abolition de la dot. Il juge insuffisant de s’y borner et, partant il faut aller plus loin dans la réforme en important la dot européenne. En sus de l’annulation du bétail, les deux parents doivent, à n’en pas douter, le meilleur d’eux-mêmes pour bâtir solidement les édifices de leurs enfants sur le roc. Au lieu d’appauvrir leur gendre, les beaux-parents ont plutôt le devoir de lui prodiguer leur fortune afin qu’il puisse enter le neuf foyer dans le courant de la vie sociale. Un beau-père paysan gratifierait son beau-fils de trois ou quatre bœufs, cinq chèvres, deux hectares de champ de gara ou de klar. On ferait le cadeau au prorata de ce qu’on a dans son grenier 150

et selon la bonne volonté de chacun. « L’éléphant mange les épines compte tenu de son anus », dit un proverbe tupuri. Toutefois, refuser catégoriquement de contribuer ou aider son beau-fils avec parcimonie est un signe frappant d’amour propre et d’irresponsabilité. On court le risque d’avoir les étiquettes suivantes : ndein « chiche », hram « cupide », konné-mbili « faim cruelle, cupidité ». Un beau-père nanti et responsable bazarderait au moins une de ses voitures au profit du gendre ; il lui additionnerait deux à quatre millions de FCFA, plus un des plus beaux appartements et sans oublier une cuisinière sophistiquée de dernières générations. Un beau-père misérable peut offrir à son gendre un mouton, une natte, une houe, un canari, un coq ou une poule. Dire à un radical Tupuri de donner outre sa fille, un troupeau de bœufs à son gendre, c’est lui demander sinon d’aller se pendre, du moins l'impossible. Il taxerait la personne de débilité mentale, pourquoi pas de folie tout court. La tendance subversive vise en droite ligne l’esprit dotal traditionnel contre lequel elle s’écrase lamentablement nonobstant la marée humaine qu’on retrouve dans ce mouvement. Placé à contre-courant du conservateur, l’extrémiste essaie, en contrecoup, de laver les cerveaux et de faire oublier les derniers vestiges des habitudes anciennes. Il s’agit donc de copier servilement la dot occidentale. C’est le suivisme moutonnier : « L’âne suit la trace du bœuf », conclut un proverbe. L’extrémiste croit qu’il est doublement indispensable d’offrir des biens à son beau-fils pour plusieurs raisons. Les nouveaux mariés sont un couple au début de sa vie familiale ; ils commencent à être un foyer, à être à la charge d’eux-mêmes. Ils passent du célibat au mariage. Ce sont des nouveaux venus dans le camp des mariés et il faut 151

les héberger, les aider à s’insérer confortablement dans le nouveau monde où les choses fonctionnent autrement. Comme tout voyageur doit avoir son viatique, une réserve de vivres dans son sac pour prévenir les éventualités, le jeune homme qui s’inscrit sur la liste de la vie conjugale est semblable à un pèlerin qui se déplace par dévotion pour un lieu lointain. Il sort d'une phase embryonnaire et entre dans une autre en état de maturité. Il incombe aux parents de soutenir le foyer débutant, de remplir son bolè, « grenier » de choorè, « céréales » afin qu'il soit à même de déjouer les accrocs de la vie conjugale. C’est dire que les beaux-parents, quitte à perdre totalement leurs ressources, dépensent moralement et matériellement pour asseoir solidement les foyers de leurs descendants. La contribution des siens permet au couple naissant de juguler les premières lacunes qui saluent tout nouveau foyer. Il peut se procurer une literie par exemple, s’acheter une maison, un salon etc. ; le couple peut, au moyen du trésor issu des parents, échafauder des projets quinquennaux ou septennaux ; de là il prend un élan coriace, un vol qui le dépose à une bonne distance dans l'avenir. C’est assurer la vie future comme l’indique ce proverbe tupuri : « on n’engraisse pas la poule domestique le jour du marché ». Que le gendre soit bougrement riche, qu'il ait tous les moyens nécessaires, qu’il dispose de toutes les ressources de l’humanité dans son magasin, cela ne servirait nullement de prétexte au beau-père pour se dérober à son devoir de procréateur, d’encadreur. Celui-ci ne se camouflerait ou ne se dissimulerait derrière l’alibi selon lequel yambi de kaa se mbe, « mon gendre est capable » pour voiler son égoïsme hurlant. Il se contenterait de ce qui lui revient à faire. Il fermerait les yeux sur le horog « l’opulence » du gendre et se prendrait pour un profane, 152

un aveugle en face de la montagne des biens du gendre. Ne guère tenir compte de ce que possède celui qui épouse votre fille. Qu’il soit un Lonmo, un Larwa, un Beswé, un Balé, un Failing, un Ayang ou un Dakolé Daïssala1, qu’à cela ne tienne. Si la belle-mère a réservé une houe ou une calebasse à son beau-fils Président de la République, qu’elle la lui offre sans honte, qu'elle fasse son geste avec entrain, fierté et euphorie. Si elle ne le fait pas, elle aura failli à son devoir. Nous savons qu’un proverbe tupuri dit : « L’homme ne défèque pas plus que son anus » ou encore, comme dit un proverbe français : « La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a ». Il est drôle de voir des beaux-parents se dispenser de leurs responsabilités, user de faux-fuyants, s’emparer du bétail de leur gendre tout en conservant soigneusement le leur. C’est, comme dit un autre proverbe : « Avoir le cœur avec les murs », c’est-à-dire être hypocrite à l’égard de son gendre. Le non-conformiste subversif a du mal à comprendre les parents lors des mariages de leurs enfants. Ceux de la fille confient une personne à autrui qui est chargé de s’occuper d’elle pour de bon. À tous les échos sur la terre, la morale recommande à quiconque d’assister son prochain quand il a des étrangers dans sa maison. Autrefois chez les peuples primitifs, tout le monde participait, d’une manière ou d’une autre aux accueils dans son terroir pour que ce dernier ait une bonne image ou un rayonnement parmi les villages environnants. Pour avoir bénéficié d'un accueil honorable quelque part, un passager, une fois rentré chez lui, déciderait de quitter définitivement les siens et retourner camper dans la localité hospitalière. Il a été démontré que le mariage est 1

Des hautes personnalités mythiques et politiques en pays tupuri.

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quasi-identique à la situation d’un voyageur. Les deux parties doivent investir industriellement pour la réception de la fiancée chez son fiancé. On sait, selon la sagesse du terroir, qu’« une seule main ne lie pas un fagot de bois ». Donner un coup de pouce au gendre, l'aider à installer commodément sa femme dans la maison où elle est appelée à demeurer tout de bon. Ainsi, maïwaaré, « la nouvelle mariée » oubliera tout à trac les douleurs de la séparation d’avec les siens. Or, le recul des parents, la distance qu’ils prennent vis-à-vis du mariage de leur fille fait croire à une haute trahison que le non-conformiste extrémiste considère comme une fuite en avant. Au demeurant, les beaux-parents préfèrent le nom composé beau-fils au lieu de gendre. La question est de connaître les devoirs d’un père à l’endroit de son fils ; que doit-il faire pour le bien-être de son enfant ? Le devoir du papa consiste-t-il à faire échouer le fils dans sa vie ou à le faire réussir ? Peu nombreux de nos contemporains sont ceux qui se méprennent sur les obligations des parents dans un foyer. Il revient au chef de famille d'inscrire l'enfant à l'école, lui acheter crayons, ardoises, cahiers, bref les fournitures scolaires ; il veille sur lui, le réprimande en temps opportun et le félicite aussi quelquefois. Grosso modo, le souci est de former dans l’avenir un homme capable de pérenniser l’espèce humaine et de prolonger l’œuvre paternelle. La mère, pour sa part, est sur la même longueur d’onde que le père. En effet, elle remplit d’arachides grillées, des pois de terre le sac scolaire de son fils pour peu qu’il prenne congé de la famille en fin des vacances. Aussi résout-elle quotidiennement, avec raison et justesse des besoins élémentaires de son fils en l’alimentant en sous de poche ou en plaidant sa cause auprès de son mari. 154

Au bout du compte, on voit ceci écrit noir sur blanc au tableau : Le père et la mère se battent pour le bonheur de l’enfant. Et par syllogisme, nous élargissons la réflexion en notant que le gendre baptisé beau-fils, soit réellement un fils légitime, qu’il soit non seulement beau, mais encore véritablement fils de ceux qui le nomment ainsi. En l’appelant beau-fils, en accordant que le gendre est un beau-fils en même temps, acceptons de faire à ce fils tout ce qu’un père ou une mère doit à son enfant. Ne pas seulement se limiter à l’appellation mon beau-fils, notre beau-fils pendant que l’esprit n’est malheureusement pas au niveau de ce que le mot composé réclame. Comme l’indique ce proverbe tupuri : « C’est mettre deux épis de maïs au feu à la fois » car, les beaux-parents se contentent uniquement de la nomination beau-fils sans se mettre au service de leur gendre. En effet, l’expression est vide ; elle est ronflante pour rien ; elle mérite d’être tue et supplantée d’office. Au cas où les beaux-parents désirent maintenir l’appellation beaufils, l’extrémiste souffle à leurs oreilles un son qui leur dit de se plier conformément aux devoirs que celui-ci exige d’eux. Sinon, il est préférable que les beaux-parents cessent instantanément de rabâcher le bla-bla, l’hypocrite appellation, beau-fils, où ils se soustraient à leurs obligations. Il est donc judas selon l’extrémiste, de nommer son gendre beau-fils et de ne pas donner à ce dernier ce qu’un fils espère avoir de son papa. À quoi profite-t-il à Waga de dire que Balga est son ami alors qu’aucun lien d’amitié n’est ressenti entre eux ; à quoi bon pour Djéhouli de crier qu’Adèle est son épouse si Robert et Adèle ne se considèrent pas comme des conjoints. Tel est mon ceci, telle est ma cela tandis qu’en réalité il n'en est rien. Il ne sert à rien de ressasser sans cesse, de faire du bruit avec des mots sans contenu comme un tonneau vide 155

emporté par le vent. Agir de cette façon c’est être imposteur et on court le risque de se faire rattraper par son imposture : « Le mensonge a poursuivi Gungo à Lessé », paroles proverbiales tupuri. Si le devoir des beaux-parents ne se réduit qu’à s'emparer des biens du beau-fils sous prétexte de dot, on constate à l’immédiat l’inversion des devoirs et des droits. Ce qui revenait au papa est fait par le fils et vice-versa. Dorénavant, il vaut mieux inverser aussi les noms, c’est-à-dire que le gendre appellerait le père de sa femme beau-fils, de même le beau-père nommerait le mari de sa fille beau-père si l’on s’obstine à inverser les responsabilités telles qu’elles fonctionnent présentement. Comme un chef de famille altéré, appauvri par ses enfants, la dot dépossède, spolie le beau-fils. Elle rend le gendre indigent, besogneux, nécessiteux. En 1993, j’ai passé le diplôme de baccalauréat au Centre d’examen du Lycée Classique et Moderne de Maroua. Après les manifestations joviales organisées en août au village suite à ce succès scolaire, mon père me tenta d’un mariage. Pour musser, dissimuler son vrai visage, il me proposa deux alternatives : l’école ou la femme. Dilemme. Il fallait soit se marier d’une fille, soit se marier du crayon, mais jamais les deux à la fois. Il y avait de quoi bégayer, barguigner, barboter, tergiverser, s’embarrasser. J’étais prêt à dire à mon père de me réaliser les deux projets simultanément. Secondé par un ami Manguissam et surtout étançonné et pistonné par mon frère aîné Matthieu Soulandi, j’ai orienté mon choix vers les études universitaires, l’alternative qui m'a permis de préparer une vie sociale responsable, totalement assumée aujourd’hui. Si j’avais fait un choix arbitraire ou, pour parler comme le fondateur de la psychanalyse Sigmund FREUD, un choix libidineux, je me serais fait engloutir 156

dans la gueule d'un loup-garou qui aurait avalé d’un trait et sans mâcher les deux bovidés qui m’ont largement soutenu durant mon séjour au quartier latin. On se souvient aussi d’un cas contraire au mien, celui de Manga, un compère d’enfance qui n’a pas su contourner le lac. Il se maria quand il finissait le second cycle du Secondaire au Lycée de Yagoua. Un an après son mariage, notre ami, déçu au baccalauréat, n’hésita pas à renvoyer ses études aux calendes grecques. Tout allait de mal en pis ; il était obligé de raccrocher, abandonner ses études. Dagé daa mbog gà, « on ne bénéficie pas de deux choses opposées à la fois ». Les beaux-parents, sans entrailles à son égard, l’avaient sucé jusqu’à la moelle. « Le rat est entré chez le serpent », dit un proverbe tupuri pour montrer l’opportunisme des beaux-parents. Tombé de son piédestal, il était, à coup sûr, aux abois. Complètement débranché et déconnecté, le jeune marié perdit totalement le nord. Il ne savait plus à quel saint se vouer. « Si tu aimes beaucoup une chose, ta mort en dépend », note un autre proverbe tupuri. En août 1994, j’ai passé une partie de mes vacances à Ngong puis à Lagdo chez un certain frère infirmier nommé Wanso. Mon séjour dans la vallée de la Bénoué m’amena un soir au milieu d’un essaim d’extrémistes. Je les ai coudoyés dans un boui-boui sis au centre de la petite ville industrielle. Les gens m’informèrent que le patron du cabaret s’appelle Balé, le nom autour duquel s’articulera tout le témoignage ci-dessous. Voici en entier ce qu'un quidam baptisé Djarsam assis en face de moi, débita ce jour dans l’atmosphère vespérale : Balé est l’homme de qualité dans la cuvette de la Bénoué. D’ailleurs, son nom qui signifie « éléphant » vous l’enseigne fort bien. On a fait croire que Balé vient après Failing de Ngong. Mais je ne veux pas soulever ce soir 157

l’éternelle discussion car, mon dessein n’est pas de classer les deux baobabs des affaires par ordre d’opulence. Je vous déclare tout simplement que j’aime beaucoup Balé. Vous aurez certainement à vous interroger sur l'objet de ma passion pour le patron de ces locaux-ci. Toutefois, je ne saurais vous décevoir en vous refusant des explications. En effet, Balé est une personnalité de doulnya « moderne » ; il y a le dagué mbili « ventre plein d’amour », le ndalgué « commerce des hommes ». Ceux qui saisissent le sens de ces mots ressentent toute la richesse qu'ils contiennent. Ils savent ce que c’est lorsqu’on traite quelqu’un en ces termes. Les mauvaises langues croassent que Balé est analphabète. Je ne le pense en aucune façon. Comment comprendre qu’un illettré puisse se comporter comme un intellectuel ? L’homme a une histoire truffée de bonnes actions. Pas un seul écrivain sur la terre, encore moins un griot ne peut oser retracer le millième des hauts faits du maître de ces lieux. Il venait de donner naguère sa fille aînée en mariage contre zéro bœuf, zéro chèvre, zéro mouton, zéro coq, zéro franc. À l’heure actuelle, Balé ravitaille gloutonnement son gendre en produits vivriers tout le temps. Si quelqu’un doute dans la salle, il n’a qu’à descendre de l’autre côté du barrage où habite le couple choyé. Que des applaudissements ! Que des félicitations ! Que des honneurs ! À la fin de ce discours dithyrambique, on voyait des goujats dodeliner de la tête en signe d’acquiescement. Les ivrognes qui avaient suivi le laudateur d’une oreille distraite, se proposaient d’ajouter d’autres cas similaires en vue d’accréditer l'image de cet homme de cœur. À l’instant même, nous découvrîmes une forêt de doigts qui s’agitèrent ; ils condamnèrent avec la dernière énergie la dot traditionnelle. Les deux tiers des gens qui étaient dans le débit des boissons déblatérèrent des injures à l’endroit 158

des aïeux qui, selon eux, vécurent une aberration d’une forme dotale la moins humaine qui soit pratiquée. Dans cette effervescence d’idées, nous ne mettions pas long feu avant de tourner le dos au haya-haya, le vrombissement, le frou-frou qui gagna le boui-boui. Oui, il fallait quitter cette mauvaise compagnie tout en tirant profit des paroles de sagesse tupuri : « Les gens réunis ont cassé la calebasse de Maïbouldou » ou encore : « La fin du marché accuse les gens ». Les extrémistes sont de plus en plus fréquents dans les centres urbains. Mbaryang Marcel et moi avions achoppé sur un autre à New-Bell-Kouloulou au cœur de la cité capitale Douala. C’était en juillet 1996. Monsieur Fulbert Bagamla Saïmane s’arrêta à la station d’essence dit Texaco à cause d’une panne sèche alors que nous y allions pour vérifier si le taximan de Marcel avait garé la voiture au parking d’à-côté à l’heure convenue. Mais, Bagamla nous interpella en ces termes : - Bonsoir petits frères, êtes-vous du Nord ? - Justement, nous sommes issus du Cameroun septentrion, répondis-je naïvement. - Précisément nous sommes nordiques, natifs du MayoKani et du Nord-est du Mayo-Danay, renchérit spontanément mon compère. Après la double intervention, la conversation tourna sur-le-champ en langue autochtone. Bagamla adopta un ton dur, nous accula sauvagement des questions ouvertes et fermées : - Comment t’appelles-tu ? Et toi ? Que faites-vous ici à Douala ? Pourquoi aviez-vous quitté vos villages ? Pour venir faire quoi ici ? La ville n’est pas faite pour vous les villageois, hé ! Mes amis. Il s’agit d’une véritable menace doublée d’une procédure d’enquête. Notre interrogatoire, puisqu'il faut 159

l’appeler par son nom, déborda une demi-heure. Au moment où notre juge d’instruction entra dans sa Mercedes pour faire démarrer son moteur, il entendit Marcel saluer son chauffeur de taxi et en même temps ses regards tombèrent de manière nette sur ma carte d’étudiant dans la poche de ma chemise transparente. D’un coup, il gara derechef, descendit une fois de plus de sa cabine. Nous lûmes dans ses yeux un air de remords. Le mépris qu’il affichait tout au début s’effondra, se transforma subitement en humilité, voire en confusion. L’entretien se relança mais cette fois, il prit la forme d’une causerie amicale : - Avant mon arrivée, il semble que vous étiez en train de débattre d’un sujet sérieux, un sujet peu commun quoi !..., nous adressa de nouveau l’homme de la Mercedes. - Sujet peu commun ! C’est peut-être trop qualifié relativement à ce que nous discutions, repartit Marcel. Nous parlions du mariage coutumier chez nous les Tupuri. Je ne trouve rien d’extraordinaire dans ce thème comme vous le croyez. Pas du tout. La réponse de Marcel vint donner une bouffée d'oxygène à notre illustre interlocuteur. Il poussa un ouf de soulagement pour avoir renoué avec nous. C’est pour lui l’occasion de lessiver l’arrogance qu’il manifesta à notre égard à la première partie du contact. Le Tupuri le sait très bien : « La bouche est une cicatrice, elle ne guérit pas », dit un proverbe pour souligner les blessures indélébiles causées par des propos malheureux tenus à l’endroit d’autrui. Mais, Saïmane profita de l'aubaine offerte pour nous délivrer un discours à triple dimension ; il est à la fois félicitations, conseils et enseignements. L’homme devint subito intarissable : Chers petits frères, je me suis infiniment réjoui tout à l’heure d’entendre que vous examiniez un sujet aussi 160

préoccupant que celui de la dot. Cela montre nettement combien vous êtes conscients des tares de nos frères du village, des tares sur lesquelles vous méditez profondément. Je vous encourage à faire ventiler davantage votre point de vue dans vos milieux estudiantins qui représentent le haut lieu du savoir. Vous bénéficiez des atouts d’intellectuels vous permettant de convaincre aisément et sûrement la masse populaire. Vous et moi sommes la levure du vin et comme telle, il nous faut à tout prix faire fermenter tout le contenu de la jarre. Plus que par le passé, il reste maintenant à organiser des tablesrondes, lancer des grandes rencontres culturelles afin de mettre à découvert la médiocrité de notre régime dotal. Plus qu’une campagne présidentielle, nous ne ménagerons aucun effort pour sensibiliser les esprits en état de dormance. L’heure sonne, et elle a déjà sonné pour que notre ethnie se réveille, comme un seul homme, se mette debout et se tourne rapidement vers une autre direction. Je m’interroge s’il existe encore de nos jours un long crayon qui ne comprenne toujours pas la bêtise de notre dot traditionnelle. C’est regrettable lorsqu’on imagine une élite de cette dimension en retard. Il n’y a qu’à s'en mordre les doigts à sa place ! La semaine dernière, je rendais visite à Doba Lamtoing, diplomate en poste au Ministère des Affaires Étrangères. Dans les années 1970, Doba fut une tête de proue au sein de l’intelligentsia tupuri de l’Université de Yaoundé. Sept ans en France, il revint au bercail en 1980 et fut nommé, dès son arrivée, sous-directeur au premier ministère, ensuite aux Affaires Étrangères où il demeure jusqu’à ce jour. Pendant le laps de temps que je passais en compagnie de Doba, nous effleurons un samedi soir le problème de la dot dans notre tribu. L'ancien étudiant me défia 161

désagréablement par ses idées caduques, obsolètes. Doba s’assied sans gêne au banc des aïeux et parie sa tête qu’il n’y a rien de mieux que notre dot de par le monde. Des pareils gens font tristement obstacle au développement ; leurs études ne les ont pas métamorphosés un peu. On dit qu'ils ont des mentalités rigides. Nous voulons marcher, trotter, galoper mais d'autres choisissent de piétiner, marquer les pas sur place ou de reculer d'un ou de plusieurs pas. Est-ce que la mentalité rigide constitue pour nous un manteau sous lequel nous baissons pavillon aux retardateurs ? Non, non et non. Combattons le beau combat. Une gamme de stratégies est à notre disposition. En ce qui me concerne, j’ai déjà ouvert une percée dans la forêt. J’ai initié un plan d’action qui m’a fait connaître un succès foudroyant. Comme la bonne charité bien ordonnée commence toujours par soi-même, toute ma philosophie se fonde sur les mariages de mes propres enfants. Mes deux filles actuellement mariées m’ont coûté trois millions de FCFA plus deux villas de marque. À l’époque où je construisais la paire d’immeubles, j’avais suspendu les desserts, les petits déjeuners et autres dépenses subsidiaires dans ma famille. En dépit des mesures économiques prises, je faillis vider mon compte de la BICIC en plus des quinze millions que je venais de percevoir à la BIAO. Mon château de Doukoula, proche de l’hôpital d’arrondissement, est sous l’œil de tout le monde ; l’autre de Guidiguis en face de l'Office Céréalier a toujours servi de maison de passage aux administrateurs civils lors de leurs tournées de prise de contact dans ce secteur. Mais à présent, les deux châteaux ne sont plus à moi ; ils appartiennent depuis un an à mes deux gendres et à leur suite. Je me félicite d’ores et déjà d’avoir accompli 162

mes devoirs de chef de famille et de procréateur. Ah ! Oui, c’est cela ; c’est ça la vie. Il paraît que Saïmane tendait ainsi vers la fin de sa plaidoirie. Il n’avait peut-être pas tout à fait fini. Il y avait un goût d’inachevé. Il se trouvait trahi par son imagination et farfouillait dans son esprit une péroraison qui tardait à venir. Cinq minutes de silence gênant. Blocage. Ni Marcel ni moi ne prenions la parole pour libérer l’éloquent orateur de son embarras. Pour nous, comme dit le proverbe de chez nous : « Le margouillat est mort sur le mil germé ». Il n’est pas question de l’assister ou de le relancer. Au bout du compte, Bagamla reprit la parole moins pour pérorer que pour clore son réquisitoire. - Herembi, je vous remercie éternellement pour votre patience et surtout pour le sens de la maîtrise de soi dont vous avez fait preuve. Je vous ai retenus trop longtemps. Je vous présente toutes mes excuses. Encore une fois, n’oublions pas qu’une lutte sans merci est engagée à l’encontre de nos adversaires antirévolutionnaires. À la prochaine fois. Faites bien. Au revoir. - Merci,... à nous revoir bientôt grand frère, ponctua Marcel. Saïmane parti depuis dix minutes, une foule d’interrogations bourdonnaient dans nos têtes. On avait peur que l’homme prêchât dans le désert, qu’il eût des pseudo-auditeurs. L’erreur du hâbleur fut de n’avoir pas sondé son auditoire auparavant. Trop enthousiaste et fat, Bagamla s’est fait trop facilement deux auditeurs extrémistes et se lança diligemment dans sa tartine pompeuse. D’une outrecuidance qui frise le narcissisme, les non-conformistes extrémistes pensent qu’il n’y a de meilleur que leurs élucubrations ; pour eux, il faut faire comme les Blancs, voire plus que ces derniers. Du copiercoller. Mais, le corbeau trouve cette attitude ridicule en 163

ces termes : « La sauce dépasse la viande ». Quoi de plus beau ! Quoi de plus rationnel ! Animés d’un esprit de fanatisme exubérant, ils ne font aucune restriction ; ils vont pieds joints en croyant fermement que tout est faux hormis leurs idées. La raison est patente, disent-ils, on n’a besoin ni d'un laboratoire ni d'un débat ouvert pour évaluer la pertinence des arguments. Sûrs d’eux-mêmes, les nonconformistes extrémistes comparent souvent leur idéologie à une grande colline touristique placée dans un village. Elle n’est point cachée ; elle reste sous les regards de tous les villageois et touristes du coin. On n’échappera pas de tomber dans le ridicule si l’on commet l’erreur de poser l’anodine question de savoir où se trouve la colline du village ? Alors là, quelqu’un se demanderait si la personne n’a pas perdu l’imagination pour ne pas dire qu’elle serait à ses débuts de folie. Les extrémistes sont pour la théorie de la table rase. Elle consiste à fermer hermétiquement les yeux sur les acquis millénaires ancestraux ; tout ce que les aïeux faisaient s’anéantit, comme par miracle. Les Tupuri ont l’impératif, non pas de passer au tamis mais de gommer toute teinture de culture traditionnelle afin de céder à jamais la place à la prestigieuse culture, celle de l’Occident. La dot tupuri est dévaluée depuis l’arrivée mouvementée et dévastatrice de la DOT. Les chiens aboient à gorge déployée, la caravane passe paisiblement et assassine tragiquement le régime dotal en place. De gré ou de force, coûte que coûte, vaille que vaille, qu’il neige ou qu’il pleuve, que l’on monte ou que l’on descende, le glas de notre dot a sonné. La dot d’Europe fait ses pas de géant de par le monde et particulièrement elle atteint de manière cancéreuse le terroir tupuri. Les vaines prouesses des radicaux ne font que retarder inutilement le processus. Elles n’ont fâcheusement pas d’effet. L’avis du Tupuri 164

n’est pas au rendez-vous ; la parole ne lui est pas donnée pour savoir s’il est pour ou contre la dot européenne. Le Tupuri est illico placé devant le fait accompli ; il ne lui reste qu’à recevoir pour de bon la dot de celui qui est mille fois plus fort que lui. « Si quelqu’un est plus fort que toi, il faut porter son sac », recommande une sagesse pratique tupuri. Malgré la peau noire et rugueuse, les cheveux crépus, les lèvres lippues, la grosse tête, la démarche nonchalante, le Tupuri est désormais appelé à être comme le Blanc. Malheur à ceux qui auraient l’esprit malin en imitant l'Européen à moitié. Il n’est pas dit de lui ressembler partiellement, mais entièrement, globalement ou pas du tout. Cela ordonne que le Tupuri qui dit non à la DOT doit, à l’instant qu’il tient ces propos de veto, commencer à se déshabiller, prendre la résolution d’effectuer tous ses déplacements à pieds ; le savon, sans doute hors de son usage ; il ne téléphonerait pas, n’écouterait pas non plus la radio encore moins il ne s’exprimerait en français. Les extrémistes prouvent que les bienfaits qui nous sont familiers et nécessaires tous les jours, sont apportés par le Blanc et tant qu’on en fait usage, aucune raison ne dédouanerait le pauvre Tupuri à rejeter la dot qui vient d’Outre-mer. Pour lui, on ne doit pas avoir honte de copier, tricher ou importer les pratiques culturelles étrangères. Oui, la souris dit qu’elle « élève ses enfants au milieu des dettes » pour montrer que la vie n’est pas en rose. L’extrémiste voit une cafardise mieux un baiser de judas dans l’attitude du Tupuri qui déprécie aigrement certaines réalités sociales importées d’Occident mais exploite suffisamment d’autres. Rapprochons ce comportement à celui d’un fermier généreux qui fit du don un matin, à un voisin à court d’ovin. L’éleveur entra en 165

effet dans sa ferme, choisit une vingtaine d’animaux, les conduisit au pauvre prochain. Ce dernier le secoua des remerciements et félicitations. Une fois ledit troupeau chez le misérable, celui-ci constata tout à trac qu’une brebis est déplorablement fondue. L’animal est effectivement émacié parmi les autres bovidés massifs. Le clochard s’occupa fragmentairement des dix-neuf bêtes potelées. Il retourna néanmoins le mammifère squelettique au fermier. Question : qu'en pensez-vous ? À qui donnez-vous la raison ? La brebis douteuse représente la dot européenne tandis que les autres sont prises comme l’ensemble de toutes les réalisations positives de l’homme blanc en terre tupuri. Dans la même veine, on relate le cas d’un homme sans un appelé à organiser une cérémonie festive dans sa famille. Il manqua naturellement de quoi accueillir ses invités. Le famélique se tapa le corps, s’arracha les cheveux parce qu’il ne sut quel miracle opérer pour la réussite de sa kermesse. Un homme d’affaire du coin suivit les échos piteux du gueux, se proposa volontairement de lui venir en aide. Le jour de la fête, le bon Samaritain dépêcha ses domestiques avec d’énormes marmites de nourriture destinée aux illustres convives. Après la prise du copieux repas, des miettes de nourriture restèrent dans les fonds des assiettes. Comme Jésus Christ, l’hôte prit soin de les récupérer systématiquement dans une petite calebasse avec laquelle il se rendit chez son fournisseur et lui tint ce langage : « Mes joyeux convives ont été honorablement servis ; ils ont mangé à satiété, sont repus et satisfaits. Je m’en réjouis. Néanmoins, tu dois pour le moment, reprendre le récipient-ci qui contient le reste de ta nourriture car personne n’en a plus besoin. Je n’ai que faire des miettes de nourriture dans ma maison ». Ensuite, le déshérité jeta 166

l’assiette au boyard et rebroussa chemin. Si vous étiez à la place du milord, quelle serait votre réaction ? Qu’auriezvous fait face à une pareille ingratitude ? Ou alors, si vous étiez le traîne-misère, qu’auriez-vous fait en récompense du geste d’hospitalité du nabab ? Le déni du Tupuri vis-à-vis de la dot occidentale est symétrique à la réaction du meurt-de-faim envers l’humaniste pécunieux. En effet, l’ethnie trouve bel et bien son compte dans l’œuvre du Blanc réalisée autour d’elle. Ce n’est plus à démontrer quand on sait que des immeubles on y habite, des voitures on en fait usage, l’écran téléviseur on en regarde, l’ordinateur est largement utilisé, etc. De tous ces bienfaits, le seul qu’on repousse et passe pour un bouc émissaire est la dot qu’on a symbolisée tant par la brebis rachitique renvoyée à son propriétaire que par les miettes de nourriture recueillies et rapportées à qui de droit. Dans ce rejet, on semble oublier le sens de ce proverbe tupuri : « La poule a dit que si ton pied se pose sur la merde rouge, mets aussi l’autre ». Le non-conformiste subversif conseille le Tupuri à imiter le Blanc jusqu’au bout. Il faut lui ressembler au maximum, le copier lâchement et naïvement sans avoir honte. Pour le Tupuri, l’homme blanc est l’aîné, le grand frère ; C’est son supérieur en toute chose. Si un contemporain s’affleure, se révèle sans égal, on ne doit pas le récuser ni le rabaisser par esprit de jalousie. « Quand quelqu’un te dépasse, il faut porter son sac », dit un proverbe de chez nous. On est un béni-oui-oui devant le Blanc en raison de son excellence. Ne guère se passer des propositions de l’être à la peau blanche tant que l’aspiration à l’évolution nous hante encore. Le Blanc est le maître et le Tupuri l’élève. Dans une salle de classe, le maître détient le savoir qu’il transmet à son élève. L’enseignant verse les connaissances à l’apprenant qui ne 167

fait qu’absorber en glouton. Tout l’effort de l’apprenant dans une classe se réduit essentiellement à digérer le savoir mis à sa disposition. L’hésitation ne se ferait aucunement sur la qualité des connaissances. Le Blanc est, à n’en pas douter, l’enseignant et le Tupuri est l’apprenant. Le premier passe au second son régime dotal parce que c’est lui qui gère le monde : « L’hippopotame a occupé la partie la plus profonde de la mer », note un proverbe tupuri. Jean de la FONTAINE dira : « La raison du plus fort est toujours la meilleure ». Les détracteurs de la présente tendance ont, à maintes reprises, jugé l’idéologie révolutionnaire partisane d’acculturation ; c’est la raison pour laquelle le mouvement est qualifié de non-conformiste. Car les postulants placent un gros non devant tout ce qui vient initialement du Tupuri et accrochent un gros oui sur tout ce qui a une coloration occidentale. Un cas vécu en mars 1995 au quartier MarzaNgaoundéré. Un groupe de jeunes filles jacassaient une nuit au clair de lune. Soudain il se forma deux camps diamétralement opposés. RACHOWA (« ne pleure pas la pauvreté »), une adolescente du camp acculturé harangua ses compères d’amers propos percutants. Elle rassura ses sœurs qu’elle ne se laisserait pas doter à la façon tupuri : Je ne suis pas un bouc qu’on met sur le marché. D’ailleurs le nom tupuri me gêne comme il n’est pas permis. Ça veut dire que nous tous dans l’ethnie nous sentons mauvais ! Tous pourris. C’est ça non ! J’ai vraiment de la peine à me reconnaître comme une fille tupuri. Quand je me présente souvent dans des réunions, je ne rate toujours pas de répéter que je suis soit musulmane, soit chrétienne. Je ne fais pas du tout allusion à notre tribu. C’est pour éviter rien que l’humiliation, la honte. 168

Sans commentaire. Mais, un proverbe tupuri souligne : « La parenté est une cicatrice, on ne peut pas l’effacer ». Sur ces paroles du maïtikli révolutionnaire dévoué et zélé, se ferme cette partie de l’analyse d’opinions. Nous ne perdons point de vue le fil du raisonnement en rappelant que nous sommes au terme de l’argumentaire de ceux qui jettent l’anathème sur le régime dotal tupuri. Nous les avions nommés les non-conformistes que nous répartissions dans deux groupes, à savoir les nonconformistes modérés qui prônent l’annulation du régime tout court et les non-conformistes extrémistes qui veulent non seulement la disparition de la dot tupuri mais ils invitent la tribu tout entière à fiancer et marier son enfant à la façon occidentale. On n’a pas de choix : « L’iguane sort son pénis à cause du feu », dit un proverbe tupuri pour montrer les rapports de force qui gèrent l’univers humain. Cela étant, la réflexion se poursuit avec la seconde tendance située aux antipodes de la présente. Puisqu’on parle des non-conformistes, il existe évidemment des conformistes. 7.2. Le conformiste Appelé encore anti-non-conformiste, le conformiste est un Tupuri qui ne s'élève pas contre la dot dite surannée ou anachronique. La dot ne se périme pas comme un produit pharmaceutique. Comme l’oriente le nom, le conformiste se conforme peu ou prou à la pensée antique. Il se met dans les rangs des ancêtres, est aux prises avec l’extrémiste ; Il s’inscrit en faux contre l’extrémiste, voit dans son attitude un adultère culturel non loin de l’aliénation. Tout peuple a ses réalités, son patrimoine à préserver contre vents et marées. Savoir tirer l’épingle du jeu revient à boucher carrément la voie du guet-apens de l’ethnocide. « On te piège en te déroulant la natte sur un 169

trou », dit un proverbe tupuri. C’est ce qu’a fait l’Occident. Protégeons délicatement un fond documentaire culturel, lequel doit être un dénominateur commun à tous les hommes du groupe ethnique. À l’imitation des non-conformistes, les conformistes se scindent eux aussi en deux petites écoles. Une branche s’intitule conformisme tempéré, l’autre conformisme radical. 7.2.1. Le conformiste radical Le radical est, pour ainsi dire, une personne qui s’attache radicalement à une théorie, une pratique donnée. Il se constitue un aveugle, se place une éponge à l’oreille quant à toute idée de dynamisme. Toute tentative de changement échoue mortellement à ses pieds. On dit qu’il est allergique aux nouveautés. Le conformiste radical tupuri s’aventure à réparer les conséquences de l’érosion culturelle qui perturbe l’ordre établi par ses ancêtres. On doit conserver la dot authentique telle qu’elle a été reçue des aïeux ; la retoucher c’est commettre un meurtre aussi grave qu’ôter la vie à un être humain ; la placer sous une dégradation est un geste qui lui ferait perdre son identité, sa substance. Il est question de contrecarrer énergiquement la prostitution culturelle, de chasser courageusement les éléments sociaux étrangers en séjour ou en exil en pays tupuri. Voilà les objectifs généraux des conformistes radicaux. Ils veulent assainir la dot ancestrale, souhaitent qu’elle soit purement elle-même, débarrassée systématiquement de tout corps étranger. Non aux mélanges des éléments culturels des groupes sociaux, non aux foisonnements des mœurs, des traditions. Cela fait entendre clairement que la tradition d’une nation donnée reste prisonnière de celle-ci pour laquelle elle est née. Pas d’échange, pas de communication inter-nations, pas de 170

mondialisation ou du village planétaire en culture. Que le Tupuri ne se fasse pas du tort de dévaluer sa coutume en croyant qu’elle est de moindre qualité ou qu'elle est périmée. « On ne dresse pas un cheval âgé de quinze ans », dit un proverbe tupuri. La manière de doter les femmes en pays tupuri se suffit à elle-même. Elle n’a pas besoin d’être complétée, ni d’être corrigée mais se veut aussi excellente que ce qu’on retrouve en Océanie, en Australie, en Asie, aux Amériques, aux Antilles et en Europe. S’accaparer des us et coutumes des autres est signe d’égarement, car le pélican dit que la flûte d’autrui fait mal aux lèvres. Les radicaux s’expriment en termes de tricherie culturelle. Le Tupuri qui s’arrange à dénigrer son régime dotal au profit d'une autre ethnie doit s’assurer qu’il est non seulement en situation d’escroquerie mais encore en pleine fraude. Le pélican rajoute d’ailleurs : « On ne joue pas la flûte étant assis sur le dos du cheval d’une autre personne ». S'il est admis que les mariages diffèrent d’une ethnie à une autre, d’une nation à une autre, d’un pays à un autre, d’un continent à un autre, il faut cependant noter le caractère autonome de chaque régime dotal. Le classement par ordre de mérite n’est pas possible. Un rapport d’hiérarchie ne saurait s’établir entre la dot tupuri et une autre dot. Car, l’institution ne se soumet pas à une quelconque étude dite comparée : « Ma dot est la première, la tienne la deuxième, la sienne occupe le troisième rang, la leur vient en dernière position ». Ces propos provenant d’un tribaliste témoignent d’une étroitesse d’esprit qui frise un narcissisme criant. Toutes les formes dotales de notre planète s’équivalent. Elles naissent pour répondre aux variables aspirations humaines inhérentes aux milieux différents. C’est pourquoi, on parle 171

du Relativisme culturel. D’ailleurs dit le milan : « La viande sèche différemment selon le village ». Une tête pensante n’aura pas la folie de se démunir sciemment de ce qu’elle a hérité légalement de ses parents. Trouver bon de remplacer une institution acquise traditionnellement par une autre venue de l’extérieur, c’est accepter de couper une partie de soi-même. Faire disparaître la dot tupuri revient à sectionner un membre du corps de chaque Tupuri, du moins le blesser grièvement ou le diminuer à petits feux. La diminution aboutira inévitablement à la disparition de l’ethnie au sein de la planète. Un peu de négligence envers leurs coutumes, tous les Tupuri seront inexorablement absents dans le monde d’ici quelque temps. Tous ne seront plus. Ils vont tous mourir d’un seul coup parce qu’on ne les considérerait plus comme une entité culturelle à part entière. Le public n’aura plus la possibilité d’identifier les ressortissants de la tribu ; ils s’effondreront à coup sûr dans la marée humaine de l’univers. Pas une seule marque d’originalité ne sera décelable. Donc, un suicide collectif en plein avenir. Désolé. L’opinion publique dit qu’un homme qui dépense 5 FCFA le dimanche dépensera 10 FCFA le lundi, 20 FCFA le mardi et ainsi de suite à telle enseigne qu’au bout d’une année personne ne s’étonnerait d’entendre la triste nouvelle selon laquelle le compte d’épargne de l’homme engagé dans la voie du gaspillage est déclaré sans provision. Avant-hier c’était le goni, hier c’est le tour du waïwa et du gurna qui s’éclipsent en donnant la main à la dot aujourd’hui, laquelle s’en va indubitablement. La poule domestique dit qu’elle « trouve beaucoup de richesses, mais il n’y a personne pour les gérer ». D’ici un siècle, quel sera le résultat ? Que pensez-vous de cette 172

élimination systématique des habitudes tupuri en faveur de celles d’ailleurs ? Enlever une de ses molaires pour la substituer par une autre factice chez un dentiste s’avère une grosse bêtise. La dent artificielle serait-elle solide au point de rompre un os non ramolli ? Soulagerait-elle son homme au même titre que la précédente ? Serait-elle aussi efficace que celle d’auparavant ? Il est dingue pour l’homme qui renie son régime dotal à lui dans l’espoir de combler le vide par un autre. La poule domestique ajoute cette autre vérité : « La chose de quelqu’un ne te fera pas déféquer un gros excrément ». Pas de vente, pas de négociation en culture, dit Ebénézer NJOH MOUELLE (1970 : 54) pour qui « rejeter telle ou telle valeur culturelle au nom de la modernité est pur snobisme». Se dessaisir de ses traditions et se ruer aveuglement sur celles d’autrui c’est se placer dans un bateau sans capitaine et naviguer à vue. Du reste, un proverbe tupuri stipule qu’ « on ne s’amuse pas avec la hernie (testicules) d’autrui ». Un autre rajoute : « On ne mange pas la nourriture du chef sans le feu ». En d’autres termes, il s’agit d’une course à l’aveuglette où les concurrents s’engagent sur une piste dont la destination est incertaine. Un saut dans l’inconnu. De nos jours, le taux des radicaux est en baisse ; toutefois on les retrouve encore nombreux tant dans les campagnes que dans les villes. En janvier 1975 dans le village de Podelao-Doubané, un fils nommé Toklom hérita à la mort de son père d’une richesse en quantité industrielle : six troupeaux de bovins, dix troupeaux de cabris et ovins, un chapelet de volailles, deux champs à perte de vue, que sais-je encore ? Toklom se mit à gérer ce cadeau providentiel, cette manne d’héritage à sa façon. On apprenait par la rumeur publique que l’exploitation était anarchique. Aux lendemains de l’inhumation de son père, l’héritier se changeait des 173

motocyclettes, des voitures et même des femmes. Il passait le plus clair de son temps dans les débits de boissons, vendait aux enchères dix à vingt bêtes par semaine. « La richesse du mort ne reste pas ». Ce proverbe tupri s’est vérifié dans le cas de Toklom. Un an après les obsèques du père, le fils se surprit mari de sept femmes alors qu’il n’en avait qu’une seule quand son père passa de vie à trépas. Chacun des sept mariages représentait tour à tour un gros coup dans l’héritage. Le successeur ne donnait jamais son avis pour une fille qui coûtait moins de cinquante bovidés. « L’éléphant mange les épines du mbaga, (arbre du désert à grosses épines) compte tenu de son anus », dit un proverbe tupuri. Quelqu’un rapportait un jour que solay-bii, « l’argent de l’eau » de Toklom tournait généralement autour de 300 000 FCFA. L’argent de l’eau est une rondelette somme d’argent oscillant couramment entre 100 000 et 200 000 FCFA. Elle est offerte à la belle-famille par le gendre en sus des bêtes et tout ce que l’on sait de la dot. Les uns commentent l’expression l’argent de l’eau en disant que cette somme est une récompense à la mère de la fille du seul fait qu’elle aurait porté tous les jours de l’eau dans une petite bouteille pour donner à l’enfant lorsqu’elle était encore bébé. Un proverbe tupuri reconnaît : « La mère est une peau de léopard » : elle est chère, rare. Les autres expliquent autrement l’appellation. Pour ces derniers, on fait ici mention de l’eau que la jeune femme puiserait une fois arrivée dans la maison de son mari. D’où le bienfondé de cette métaphore proverbiale en pays tupuri : « La femme est un âne », c’est-à-dire, infatigable et corvéable à souhait. Pour revenir au personnage Toklom introduit plus haut, on constate qu’il fut un radical hors pair, attaché aux 174

traditions ancestrales. « Je n’abandonne pas l’ancien habitat de mon père », dit le rat sauvage. Dans la même veine, les échos d'un autre radical retentirent à Houla-Ti-Mbasga au mois d’octobre de l’année 1985. Djorébélé. Il est l’un des fils du chef de terre Gounkagou Léo, un de nos informateurs. À l’époque, le prince était sergent bigame en service à la troisième légion militaire de Maroua-Salak. Il ressentait dans son portemonnaie le poids des noces de ses deux épouses. Nous apprîmes à Houla qu’il acheta d’un seul coup une douzaine de bovidés au marché de Djiglao et qu’il les conduisit immédiatement dans la seconde belle-famille basée à Glondéré-Doubané. C’était le fergé-day, « remboursement-bœufs » puisqu’il s’agissait d’une divorcée. Il fallait restituer les biens au premier mari appelé communément jak-waré « bouche-mari ». Les cas abondent et la liste est loin d’être exhaustive. En dernier ressort, le mariage de mon frère aîné : onze bœufs, huit chèvres, plus une somme de 45 000 FCFA furent offerts pour acquérir ma belle-sœur dans notre famille en 1982. Mais huit ans plus tôt, mon père lui aussi était gratifié de douze bœufs, neuf chèvres et 40 000 FCFA lors du mariage de ma sœur aînée. Mon beau-frère construisit une case hors pair à ma mère. On le voyait tous les jours ployer sous la tâche dans notre concession, tantôt dans le champ de gara tantôt dans le champ de klar, tantôt dans le champ d’arachide et pois de terre. Il avait compris la pertinence de cette parole tupuri : « Si tu n’es pas près de ta viande, elle se grillera avec la fumée ». Le radical évalue le sexe féminin en termes d’intérêt. Il le perçoit non pas comme une fin en soi mais comme un moyen-type pour accéder au gain. Plus un père a des filles dans sa maison, plus il caresse l’espoir de vivre dans la prospérité. Si un garçon se réduirait à un pas de géant vers 175

le paupérisme et la gueuserie, donner naissance à une fille rapprocherait plutôt les parents du pactole. Ils vivent dans la joie de faire fortune à tout moment. Est-ce aujourd’hui, demain, après-demain, dans une semaine, un mois, un an... que le colis tomberait ? Comme le retour du Fils de Dieu, personne ne connaît le jour encore moins l’heure. Tout le jeu se joue au niveau des éventuels prétendants ; c’est pourquoi, on dit en pays tupuri : « La fille est un manche de houe non taillé », ou bien : « La fille est une feuille de tige de mil ». Elle s’en va à tout moment. Le conservateur croit tout de même que la fille sauve les siens du pétrin, de la mouscaille. Il suffit de jeter des regards curieux autour de soi en prêtant l’oreille aux diverses conversations quotidiennes qui ont cours dans son entourage afin de se rendre compte que les traditionalistes se dénichent un peu partout dans les coins de rues. Nous avions eu à faire à l’un d’entre eux à Tchatibali. En août 1995. Le radical en question se prénomme Waïsso, un polygame père d’une ribambelle d’enfants. Mes amis Kader wélébélé, Bambé Simon et moi débouchâmes à Tchatibali le samedi 08/08/95 pour demander la main de MAÏDIKWA (« fille-plus de soucis »), une des filles du monsieur. Au moment que nous lui faisions part de l’objet de notre visite, le futur beau-père se comportait comme s’il n’avait pas la volonté de traiter notre dossier. Il reporta d’emblée l’entretien au samedi qui suivait. Il fallait s’armer de patience et d’endurance. Oui, « c’est avec difficultés qu’on grandit chez une tante », dit un proverbe tupuri. Aussitôt dit, aussitôt fait, nous nous retrouvâmes en aparté avec lui à la date promise. La bavette déclencha, mais s’acheva sans issue. Un rendez-vous appelait toujours un autre ; chaque fois, Waïsso repoussait les négociations à une date ultérieure, laquelle n’avait jamais 176

eu lieu : « Le dossier de la femme, mes chers fils, on ne le traite pas complètement en un seul jour ; ça dure. C’est la démarche traditionnelle du mariage chez nous les Tupuri ». Il était question de s’appliquer cette sagesse d’endurance du chien : « Je trouve ma nourriture avec mes yeux (en regardant) ». Vexés des paroles malencontreuses de cette relique de la tradition, mes compères et moi comprîmes très vite que nous avions devant nous un os dur à croquer. Sans état d’âme, Waïsso s’est montré pointilleux, difficultueux. Jobo de gaali, « homme compliqué ». À notre niveau, il n’était pas accessible. Soudain, un coup de désenchantement nous tapa dans l’œil suivi d’un désespoir qui obscurcit l’horizon. Conscients de l’état d’esprit de ce relique de la tradition, nous mobilisâmes nos parents un dimanche matin pour en finir avec lui. Mais le déblocage de la situation ne sera pas aussi simple comme on l’imaginait. Le traitement de la question totale ne fut pas chose facile pour les nôtres. Quand le sujet fut abordé, Waïsso fit, moyennant contes et proverbes ancestraux, promener les esprits dans l’air avant d’atterrir sur la question réellement posée. En fin de compte, il reprit la parole, durcit le ton sur onze bœufs, huit chèvres plus soixante-dix FCFA représentant le blé de l’eau, etc. Sourd à toute tentative de marchandage, Waïsso resta accroché à sa décision. Il n’entendit pas baisser pavillon tant que les conditions sine qua non n’étaient pas remplies. Les parents rebroussèrent chemin et nous rendirent compte des exigences tonitruantes du beau-père. Comme dit un proverbe tupuri : « Nous avons fait des excréments qui dépassent notre anus ». Démoralisation. Accablement. Consternation. Déception. Au terme d’un mois en état de déréliction, mes amis et moi trouvâmes soudainement un regain d’espoir. Au lieu 177

de tourner autour du gibier, nous choisîmes finalement d’abréger le trajet pour accéder à la proie. Le fœtus ne tarda pas à se constituer. Comme cela se dit : « On a lancé la fille avec la flèche ». Donc, Waïsso n’avait plus de raison de retenir Maïdikwa pendant très longtemps dans sa famille. Il était le meilleur bon perdant. « En voulant trop gagner on perd », dira quelqu’un. D’après un proverbe tupuri, « l’avidité a fini Bizili ». Tapga Tanyang et moi avions découvert un autre conservateur culturel dans un train en direction de Yaoundé. En mars 1993. Il se présenta à nous sous le patronyme de Nenbé et compléta qu’il est originaire de Guérérémé-Kar-hay. L’homme avait la soixantaine largement dépassée quoique son accoutrement et son langage fissent de lui un enfant. Nous étions assis face-àface dans le deuxième wagon. Comme le silence est parfois ennuyant, une conversation fut timidement amorcée entre Nenbé Jean-Marie, Tapga Tanyang et moi. À la manière des femmes qui jacassent au puits tard dans l’après-midi, nous sautions d’une idée à une autre sans nourrir des réflexions soutenues. Tantôt nous quittions de la vie sociale à la politique, de la récession économique à l’esprit matérialiste de l’heure ; tantôt nous parlions de la corruption dans les services publics pour aboutir au tribalisme. Tout sujet était le bienvenu. Dans cette conversation fourre-tout, Nenbé observa que le mariage se dégrade dangereusement de nos jours. Maïré maa-gonjoo « les filles sont dévalorisées ». L’affirmation retint l’attention et cela propulsa l’interlocuteur à se déplier de long en large. Le pélican dit de ne pas l’appeler grand car il devient du coup orgueilleux. Cette pensée s’est vérifiée dans le cas de Nenbé, auteur de cette tirade ci-dessous : Je venais de vous dire, petits frères, que je déplore amèrement la profanation du mariage actuel dans notre 178

monde. On lui a enlevé son caractère sacral et il a connu une désacralisation. Au regard de cette dépravation des mœurs, je continue toutefois à garder confiance en notre ethnie. Chez nous heureusement, la dot est encore une opération payante. Elle conserve fermement sa coloration ancienne et demeure juteuse. La dot soulage les parents de la fille ; elle les satisfait encore. Pour avoir donné sa fille en mariage, un père éponge ses dettes, se fait un abri... bravo à nos coutumes qui résistent à la course au snobisme moderne et à l’usure du temps. S’agissant de ma carrière, je souffle bientôt sur ma vingt-huitième bougie. Vingt-huit ans de service ne sont pas un jour. Durant tout ce temps de ma carrière mouvementée, je n’ai pas su faire preuve d’abnégation ; l’erreur dans laquelle nombre de mes confrères sont tombés n’a pas été esquivée. Aussi ai-je capitulé au doulnya. Cette cession m’a conduit aux regrets aujourd'hui. À l’heure où je suis, mes amis, je n’ai ni un gîte rural, ni un nid en milieu urbain. Je ne prétends pas le faire pendant les trois ans qui me séparent de la retraite. Néanmoins, les remords ne m’emportent pas tout à fait. Avoir mené une vie remplie d’aventures brûlantes n’est quand même pas totalement négatif. Pour le moment, mes cinq filles tiennent mon espoir. Leurs études me préoccupent moins que leurs mariages. Cinq départs pour des vies conjugales me feront voir le bout du tunnel. Chacun a sa chance de réussir dans la vie. Je ne savais pas que mon lot m’attendait au soir de ma carrière. Cinq dots bien discutées monteront trois immeubles de grand standing et le reste me permettra de revisiter les boui-bouis et me consolera dans mes derniers jours. « La bouche est plus forte que le bâton », dit un proverbe tupuri. On avait du plaisir à écouter cet homme parler de sa vie. À la suite de cet élogieux galimatias, 179

Nenbé s'était rasséréné de nous avoir ouvert une des plus belles pages de son histoire. Nous lisions du reste dans ses yeux un désir grondant de prolonger son récit ; mais le train arriva déjà à destination à la gare de Yaoundé. Hélas ! Les radicaux considèrent la dot comme une récompense. Elle est plus un geste de soutien moral exprimé auprès des beaux-parents qu’un achat ordinaire. Ceux-ci ont pris soin de l’enfant depuis sa prime jeunesse jusqu’à l’âge du mariage. C’est dire que la fille a été l’objet précieux pour tous ses parents. Son départ inévitable de sa famille parentale laisse, bien entendu, un gros trou à boucher. Comme on a encore besoin d’elle dans la famille, les larmes ne peuvent que pleuvoir sur ses pas. Les gens pleurent non pas de joie mais la séparation. La façon dont la fiancée quitte les siens pour s’adjoindre à son fiancé est, pour certains membres de sa famille, le petit frère de la mort. Ainsi convient-il d’amortir cette « perte humaine » par un lot de consolation. Si un mariage a lieu sans cette preuve de reconnaissance à l’égard de la belle-famille, il signifierait que la fille était intruse dans sa propre famille. Il est admis que les biens consacrés à la dot n’équivalent nullement à la valeur de la fille. Toutefois, ils permettent aux beaux-parents, aux frères et sœurs de la jeune femme de revoir cette dernière à travers ce qu’on a baptisé lot de consolation. On se souvient d’elle à travers ce bœuf, cette chèvre ; elle est rappelée dans ce mouton et revue dans ce coq etc... La famille pense à sa fille « perdue » en voyant le bovidé reçu du gendre. Il vaut mieux soutenir les beaux-parents avec sa richesse que de la perdre dans les futilités car, dit un proverbe tupuri : « La richesse est une femme d’héritage » : elle peut disparaître sans dire au-revoir. 180

Dans la mesure où zéro dot est perçu, c'est-à-dire que rien n’est offert à la belle-famille, l’image de la fille s’effacerait ra-pi-de-ment de la mémoire de sa famille. Elle serait hâtivement « oubliée ». Pour ce qui est de la quantité des biens jugée assez lourde, chère, très chère ; par rapport à quoi réfléchit-on ainsi ? Nous savons depuis Adam qu’un être humain ne se vend point. Alors, d’où vient l’idée de cher dans le contexte de la dot ? L’adjectif cher emporte l’idée d’évaluation faisant automatiquement appel à un prix. Un objet ou une chose est chère relativement au prix dont on l’a acquise. Si le montant d’écus investis est supérieur à la valeur de l’objet en question, celui-ci est qualifié de cher. Cette lampe coûte cinq mille FCFA, cette chemise six mille FCFA. On peut dire que la lampe ou la chemise est chère sachant que les deux articles devraient normalement être vendus moins des montants qu’ils ont coûtés. Dans le cadre de la dot cependant, il serait déplacé de s’exprimer en termes de prix. Car, la marchandise ici n’est pas mesurable ; la fille ne doit pas être évaluée ni à au troupeau de bêtes ni aux travaux effectués dans un champ de sorgho. L’être humain, en tant qu'une fin en soi, transcende tout prix. Les parents doivent s’occuper de leurs enfants et non les vendre comme des marchandises. La responsabilité et l’abnégation parentales valident ce proverbe tupuri : « La poule qui a des poussins ne prend pas du poids ». La logique se perçoit mieux sous l’angle de récompense. Il suffit pour le gendre d’être reconnaissant à l’endroit de ses beaux-parents qui se sont dépensés à éduquer sa femme pendant des années. En guise d’exemple instructif, Doumdi Pierre, un homme d’affaire du village de Werbagué-Taïbong. Il veut se rendre à Paris. Afin de prendre le vol à l’aéroport international de Douala 181

le lendemain, Doumdi quitte Djiglao à 7 heures du matin. Il arrive à la gare-voyageurs de Ngaoundéré à 16 heures 30 mn et partira par la couchette à 20 heures à destination de Yaoundé. Une fois descendu du car qui l’a transporté depuis Kaélé, Doumdi s’aperçoit qu’il n’a pas sa petite valise. Il l’aurait perdue au cours de son voyage sur le tronçon de l’axe lourd Garoua-Ngaoundéré. La perte de la petite valise menace de compromettre la pérégrination du fait qu’elle contient toutes les pièces essentielles du voyageur. On y trouve sa Carte Nationale d'Identité, son passeport, le visa, sa carte de séjour à Paris et ses parchemins. Complètement déphasé, le malheureux voyageur court à la station CRTV FM 98 Ngaoundéré. Il prend contact avec les journalistes qui ont vite fait un communiqué radio à ce sujet. Infatigable, Pierre rédige quatre demandes d’avis de perte et les dépose au Commissariat de la Sécurité Publique, au G.M.I puis au Commissariat Spécial avant de faire un tour au Service régional des Affaires Sociales. Après les va-et-vient de la ville, il retourne tout accablé, éreinté et pompé à la gare-voyageurs. À peine sorti du taxi, fut-il interpellé par une voix dans le lointain. Immédiatement, Doumdi se dirigea du côté d’où vint la voix. Subitement un bonhomme du nom de Dourga-Barlang surgit de la foule et lui tendit sa mallette regorgée d’effets. Dourga-Barlang révéla à Doumdi qu’il l’a poursuivi depuis le carrefour Magada-Kaélé où sa mallette était tombée du haut d’un autocar quand celui-ci roulait à tombeau ouvert : « J'ai senti la nécessité de t’emboîter le pas avec cette petite valise jusqu’ici parce qu’elle t’est chère ». Pour exprimer votre gratitude, que feriez-vous cher lecteur, si vous étiez à la place de Doumdi ? Quelle attitude auriez-vous adoptée vis-à-vis de Dourga qui vous 182

a pourchassé pour vous remettre votre sac ? Avec quoi auriez-vous récompensé cet enfant de bonne foi ? Limiteriez-vous seulement à une corbeille de mercis ? Sinon qu’est-ce que vous lui offririez concrètement en plus de la cuvette de remerciements ? S’agirait-il pour vous de faire une grande ou une petite récompense à ce bonhomme ? Cette anecdote de mallette perdue et retrouvée est comparable au mariage, disent les partisans du conservatisme. Le prétendant reçoit fiévreusement un de ces beaux jours une personne qui l’intéresse, une fille qui lui plaît puisque le mariage suppose amour entre les deux conjoints. Il ne sait dans quelles conditions la personne aimée a été élevée ; il ignore les peines et souffrances qu’ont endurées ses parents pour rendre la vie sauve à l’enfant depuis le bas âge jusqu’à l’heure du mariage. Peut-être avait-elle été atteinte d’une maladie incurable dont le traitement aurait gobé plus d’un million de francs ; peut-être avait-elle connu une fracture ouverte au niveau de la cheville dont la remise de l’os aurait fait parcourir plus d’un hôpital de référence dans la sous-région ; souffrait-elle de l’épilepsie dans sa prime jeunesse et les parents l’avaient-ils portée chez un tradi-praticien de renom du coin qui aurait pris pour sa main-d’œuvre toute une fortune ? Peut-être a-t-elle fait toutes ses études primaires et secondaires et universitaires dans des établissements privés et cela dessécha le compte d’épargne des parents d’Afriland First Bank ? Voilà autant d’interrogations qu’ignore notre cher prétendant qui espère prendre gratis la fille d’autrui. Tout ce qu’il sait, c’est d’avoir trouvé, aimé une belle fille un matin. À la manière du garçon honnête qui a ramené au voyageur sa mallette dégringolée depuis le carrefour Magada, tes beaux-parents se sont souciés de ta compagne 183

pour te la protéger, l’élever à l'état où tu l’as découverte. À la place de Doumdi, t’inquièterais-tu de faire une grande récompense à Dourga ? Si oui, tu dois mécaniquement, inévitablement être réticent à octroyer un paquet de consolation à tes beaux-parents. À ce niveau, les conformistes radicaux traitent de debaysooré « éhonté», d’ingrat, de méconnaissant, d’oublieux et d’égoïste un tel individu qui éprouve un manque cruel de bon sens. « Le don c’est la vache, l’avarice c’est le taureau », dit un proverbe tupuri qui encourage quiconque à faire des dons. En tout état de cause, les radicaux valident le processus traditionnel de la dot chez les Tupuri. Ils saluent de deux mains l’ancien régime dotal et n’y pêchent rien de critiquable. La dot pour eux, fait partie du patrimoine culturel qu’il faut préserver, garder jalousement contre toute âme velléitaire, suspecte d’érosion socioculturelle. Mo ma naa lay, « c’est aussi notre patrimoine », a-t-on coutume de rappeler sans cesse. À côté de l’esprit de conservatisme rigide, une autre tendance se taille également une place : le conformisme tempéré. 7.2.2. Le conformiste tempéré Tout d’abord, le conformiste tempéré est un conformiste, c’est-à-dire celui qui a choisi de promouvoir la dot coutumière. Comme précise l’adjectif, ce conformiste prend une position tempérée, pondérée entre le conservatisme des uns et l’extrémisme des autres. Pour lui, tout n’est pas mauvais dans le régime dotal tupuri ; tout n’est pas non plus en rose. Il y a aussi bien d’aspects à élaguer qu’à préserver. En guise d’exemple, on peut mentionner le cas d’un Tupuri à Douala qui veut obligatoirement recevoir de son gendre des troupeaux de bêtes avant de lui donner sa fille 184

en mariage. Comment mener une kyrielle de bœufs, chèvres, moutons, coqs et poules dans la métropole ? Au reste, traîner derrière soi un taureau, une brebis, une chèvre... en pleine rue à Douala n’est pas une moindre punition. Alors là, le beau-fils ne peut que remonter forcément dans les confins du septentrion. Il se rendrait soit au marché de Hogno, soit au marché de Doumbouri, Moulvouday soit à celui de Djiglao pour acheter du bétail. Day-wooré, « du bon bétail ». Une fois les tractations effectuées, où conduire les bovidés ? À Douala ou ailleurs ? De toutes les façons, le chat a raison de dire qu’il « ne se fâche pas contre celui qui possède la poule ». En 1990. Nous assistâmes aux cérémonies d’un mariage à Kadaa-Tchatibali à l’Extrême-Nord-Cameroun. Le nouveau marié se nommait Djonmo, un haut fonctionnaire exerçant dans la ville de Yaoundé. Les parents de sa fiancée, MAÏGLONDAÏ « fille-marigot de boeufs ») habitaient eux aussi à Tsinga, un des quartiers de la capitale politique camerounaise. Toutefois Djonmo n’avait pas réussi à convaincre Kaktoing Guissinmo, son beau-père, qui voulait impérativement que sa fille fût dotée à la façon du village. Le futur beau-fils était contraint d’anticiper son congé annuel. Il avait obéi aux injonctions de Guissinmo en rentrant à Sadjakbé dans son village natal situé à plus de 900 km de Yaoundé. De là, le projet fut apprécié à travers les formalités d’usage avec l’onction de tous les membres des deux familles concernées. Trois semaines après le mariage à Sadjakbé, Djonmo entreprend d’effectuer son dernier défilé sur les rails pour rejoindre son lieu de service. Oui, un proverbe tupuri l’a si bien dit : « Ta hernie ne te pèse pas » ou encore « Tes testicules ne sont jamais une charge pour toi ». 185

Le conformiste tempéré demande à l’homme tupuri d’être un peu flexible en matière de dot. Il n’est pas raisonnable pour les beaux-parents de s’accrocher indéfectiblement au bétail. Il s’agit de jeter des regards autour de soi et prendre, comme le caméléon, la couleur du milieu où l’on se trouve. On ne recommande pas au Tupuri vivant à Douala de se marier forcément d’une fille douala ni celui de Yaoundé à une Etone, Bulu ou Ewondo, ni celui de Bafoussam avec une fille bamiléké. Néanmoins, ce serait faire preuve du vivre-ensemble si le mariage interethnique pouvait être généralisé. Dans un grand centre urbain loin du terroir, un beaupère attentif devrait tenir plus aux moyens pécuniaires ou à tout autre bien facilement gérable et praticable dans une ville qu’aux troupeaux de bêtes. Celui qui est conscient solliciterait une maison, une moto, un magasin boutique ...; un autre rêverait d’un vieux véhicule ; un autre encore parlerait d’un terrain, d’une toiture ou d’un salon. Il pourrait s’agir pour un autre beau-père de demander simplement une certaine somme d’argent : 500 000, 700 0000, 800 000, 1 000 000 FCFA ? Ces chiffres peuvent varier en fonction du gendre. Un proverbe tupuri dit : « Le jugement n’attrape pas un endroit désert ». En d’autres termes, on ne peut rien attendre d’un indigent, un nécessiteux. Cependant, il faut généralement la présence de quelques bovidés qui feraient la spécificité de la dot en pays tupuri. Dans une campagne par contre, la dot reviendrait en grande partie au bétail, du moins aux richesses nécessaires à la vie de l’homme vivant dans l’arrière-pays. Des beauxparents responsables soulèveraient l’idée d’un champ de gara ou de sorgho, souhaiteraient avoir une charrue ou un verger. Un autre villageois consciencieux se porterait son choix sur un puits, un pousse-pousse, une égreneuse ou 186

une batteuse. Un autre paysan aimerait pour sa part des bêtes tout court. Dans un chapitre précédent, nous avions montré qu’autrefois, il y avait des lois qui régissaient le mariage. Mais aujourd’hui, ces lois ne sont plus respectées et font place à une anarchie où les beaux-parents jouissent d’une éléphantesque liberté, laquelle les autorise à fixer les modalités des dots de leurs filles à leur gré. Attention ! Ils en ont fait un libertinage ; la plupart des beaux-parents ne maîtrisent plus leur instinct d’avarice et de cupidité ambiante. Pour mettre fin à ce libertinage rampant, les conformistes tempérés souhaitent que tous les Tupuri, à la manière de leurs aïeux, accordent leurs violons. Ils sont pour un seul régime dotal raisonné. Pour celui qui préfère des bovidés, il faut que les nombres de bovins, chèvres, moutons, etc. soient raisonnables. Que la dot cesse d’être arbitraire, laissée à la merci du beau-père, qu’il soit cupide ou non. La dot est une institution traditionnelle et publique, comparée au pois de terre dans un proverbe tupuri : « Je suis le pois de terre, on ne me croque pas en cachette ». Ce n’est pas tout. On souhaiterait bien plus voir une certaine conformité dans la pratique générale de l’institution au sein de la communauté tupuri. De nombreuses confessions religieuses de la chrétienté ont opté pour le système dotal du chiffre 5 : 5 bovins, 5 caprins, plus l’argent de l'eau. Voilà ce qui tient globalement lieu du parangon de la dot. Quant aux travaux champêtres et autres services à rendre aux beaux-parents, ils sont laissés à l’appréciation des beaux-parents. Le beau-fils ne serait guère astreint à travailler dans les plantations de la belle-famille. Seulement s’efforcerait-il d’être attentionné à l’égard des parents de son épouse comme il l’est aussi à l’endroit de ses propres parents. 187

De nos jours, des milliers de pères et de mères sont favorables à cette nouvelle version de la dot soutenue par les hommes d’Église. La prédication de la Croix a contribué d’une façon significative au changement de mentalité de nombreux beaux-parents. Vers 1930, l'Évangile de Jésus Christ faisait ses premiers pas en terre tupuri. Il vint du côté de Yagoua, atteignit les habitants de Datchega-sud, ensuite ceux de Lalé-Fianga avant de se propager sur l’ensemble de l’ethnie. Deux décennies aux lendemains du passage de la Parole divine, les populations frappées par celle-ci ne tardèrent pas aussitôt à modérer la dot. Les fidèles envoyèrent leurs filles en mariage en échange de 5 bœufs, 5 chèvres et 25 000 FCFA représentant « l’argent de l’eau ». Catéchumènes, chrétiens, catéchistes, pasteurs et hommes de Dieu d’alors ont accordé leurs violons. Cette initiative des premiers disciples de Christ en pays tupuri eut un impact inimaginable sur toutes les frontières de la tribu : les pasteurs formés pour parachever l’œuvre de du Fils de Dieu sont issus principalement des villages de Datchega, Lalé et environs. Ils prolongèrent avec un empressement intempestif l’entreprise coloniale en prêchant la Bible à tout le reste de la tribu. Ces pasteurs zélés, bien qu’ils ne sussent pas grand-chose du vieux livre, entamèrent la publicité du nouveau Salut par les localités de Datchega et Lalé elles-mêmes jusqu’à Horlong en passant par Kar-hay et Taïbong. Lors des rassemblements, célébrations et grandes retraites spirituelles, les ouvriers du nouveau Dieu s’évertuaient, tant bien que mal, à montrer à coup sûr, l’utilité de la foi chrétienne tout en fustigeant le régime de la dot coutumière en pays tupuri. L’idée modératrice du processus dotal se véhicula ainsi par le vent triomphant de ce prosélytisme de la première heure au « Bec de 188

Canard »1. Si un croyant excédait le chiffre 5, le fanatique Berger chargé de la garde du troupeau rompit illico de le considérer comme un disciple de Christ et sa foi en était émoussée. Dans les paroisses, 99% des fidèles crurent naturellement que le chiffre 5 choisi aléatoirement par les prosélytes de l’époque figurait dans le récit biblique. Sur les ailes de la foi, ces crédules de la première heure pensaient que le Dieu d’Abraham, de David et de Salomon leur ordonnait de se limiter au chiffre 5 en matière de dot, lequel chiffre allait d’une bouche à une autre. Grosso modo, l’arrivée de Christ défricha rudement les broussailles aux éventuelles nouvelles réformes du système dotal en pays tupuri. Concernant le citadin qui vit dans une ville loin du village, il aurait à enclencher une démarche onéreuse lorsqu’il déciderait de se marier. Il est vrai qu’une panoplie de possibilités s’offre à lui : bêtes, argent, autres biens. Mais commodément parlant, comme on le signalait tantôt, le beau-père du centre urbain devrait préférer Mammon à la place du bétail. Alors, quel serait le montant de ce fric ? Combien d’argent faudrait-il ? Pendant qu’on tergiverse encore, les conformistes tempérés ne pataugent pas du tout. Ces gens audacieux n’ont pas peur de se jeter à l’eau lorsqu’ils proposent 1 500 000 FCFA. De son beau-fils, le citadin réclamerait ses droits constitués de cette rondelette somme avant de lui donner la main de sa fille. Hormis ledit montant, on y ajouterait quelques bovidés pour marquage de la dot dans cette ethnie située aux confins de l’Extrême-NordCameroun. Oui, c’est bien le bétail qui fait la singularité du système dotal en question. On ne saurait nullement le 1

Le terme désigne la localité où sont installés les Tupuri dans le département du Mayo-Danay.

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balayer d’un revers de main au profit du Mammon dans le contrat du mariage. Il est possible qu’un beau-père ne trouve pas son compte dans les écus ; il aurait la probabilité de porter son choix sur d’autres richesses à condition qu’elles soient aisément gérables dans une métropole et que la valeur de ces biens soit sensiblement égale aux fonds exigés. Il y a deux ans à Garoua, Wowé Dénis, un de nos amis nous a relaté une expérience sur un monsieur : Bindandi Souloukra. C’est un enseignant originaire du village de Zouaye au Lycée classique et moderne de Bafoussam. Souloukra maria WIWA « ne regrette pas », sa fille à Dikwé, greffier au tribunal civil de Bangangté. La dot revenait grosso modo à 1 500 000 FCFA plus deux petits bovidés. Lors de la cérémonie du mariage organisée à Bangangté, les gens cherchèrent vainement à endoctriner Souloukra en lui reprochant sa naïveté, ses largesses. Les conseils tombèrent malheureusement dans les oreilles des sourds. Le deuxième conformiste tempéré qui s’est fait entendre s’appelle Martin Wankréo Dibingué, autochtone du bourg de Lalépagué-Pohri. Cet humaniste eut la chance ou la malchance de mettre au monde plus d’enfants de sexe féminin que ceux de sexe masculin. Durant le séjour de Martin à Dola-Pitoa, la ville où il recevait une formation de catéchisme, le pauvre disciple de Christ profita de l’aubaine pour dégonfler sa famille en y laissant les deux tiers de ses filles en mariage. Après tout, on reconnaît la position pondérée de Dibingué qui, habituellement, gravite autour de 800 000 FCFA. Il n’était pas exigeant à l’endroit de ses gendres, car conscient de la sagesse proverbiale tupuri : « Si tu prépares la sauce du kapokier à quelqu’un, il te la préparera également ». 190

Dans un état d’esprit dynamique guidé par le vivreensemble, il est raisonnable d’envisager aujourd’hui un régime dotal amendé, moulé, métamorphosé sans pour autant se prêter aux non-conformistes qui semblent victimes de l’aliénation culturelle ou plutôt de l’acculturation. Pour aplanir les difficultés d’insertion dans le monde en général et dans la nation camerounaise en particulier, le peuple tupuri doit se débarrasser des pesanteurs de son régime dotal afin de retenir l'essentiel, la quintessence de son génie créateur en la matière. C’est justement l’objet du discours de François SENGAT KUO (1985 : 14) ministre de l’Information et de la Culture à l’ouverture du colloque sur la problématique de l’identité culturelle camerounaise organisé sous l’égide de ce ministère en mai 1985 à Yaoundé : Il n’est point de culture authentique qui ne puisse être quotidiennement expérimentée, c’est-à-dire qu’on ne puisse identifier par des actes et des comportements précis. Ce souci d’identification de nos faits de culture constitue le premier acte à poser pour l’élaboration de notre identité culturelle. Car toute culture qui ne germe pas du vécu concret du peuple, et qui de ce fait ne résiste pas à l’épreuve de la mode éphémère, cette culture n’est qu’un vernis de culture qui brille comme tous les vernis mais qui, comme tout vernis, s’écaille et ternit sous la première intempérie. Au Cameroun, la culture dont nous voudrions identifier les faits pour une identité culturelle fiable est le bouquet des fleurs mêmes qui décorent notre existence quotidienne, mais qui nous sont devenues si familières que nous tendons à les méconnaître alors qu'elles fondent notre vie : cette culture si riche et si diversifiée va de l’art culinaire au mode d’habitat, des habitudes alimentaires au port vestimentaire, de l’organisation sociale traditionnelle 191

à l’expression esthétique, toutes facettes qui rendent compte de notre vision du monde, et qui ont fondé l’existence communautaire au sein de nos ethnies dans leur totalité. [...] [...] Car, faut-il le rappeler, au Cameroun, il n’est pas d’ethnie ni de culture ethnique marginales. Chaque culture ethnique ayant nourri une pensée originale constitue un maillon nécessaire de notre complexe culturel collectif. Cette conviction fait donc obligation à chaque tribu de ce pays de descendre en elle-même, de creuser en elle-même, pour ne remonter qu’avec ce qui semble le plus représentatif de son génie, le plus à même d’exprimer sa tribalité. C’est de la tribalité ainsi définie comme quintessence culturelle de la tribu que partira la chaîne en rosace de nos universaux culturels, chaîne dont nous appelons la confection pour le combat national contre le tribalisme. [...] Si le Cameroun assume toutes ses tribus et exalte la tribalité, au Cameroun les tribalités contribuent à dépasser le tribalisme : la tribalité est une valeur d'ouverture et de fructueux échanges, le tribalisme une attitude de fermeture et de stérile protectionnisme. Conclusion Au terme de ce débat bien musclé, quelles sont vos impressions ? Comment avez-vous vécu ce débat houleux ? Quelle est, selon vous, la tendance qui l’a gagné ? Êtesvous adepte d’une des deux grandes tendances ? Êtes-vous un conformiste ou un non-conformiste ? Êtes-vous pour la pérennité de la dot ou pour sa suppression ? Si vous êtes conformiste, dans quelle idéologie inscrivez-vous précisément ? Êtes-vous un conformiste radical ou tempéré ? Au cas où vous êtes militant dans la doctrine non-conformiste, dans quelle orientation d’idées vous trouvez-vous notamment ? Êtes-vous un non-conformiste 192

modéré (ceux qui veulent la suppression de la dot tout court) ? Ou alors êtes-vous un non-conformiste extrémiste (ceux qui souhaitent remplacer la dot tupuri par une autre) ? Au lieu de penser à l’argent, pourquoi voulez-vous mieux doter avec du bétail ? Pourquoi exigez-vous 1 500 000 FCFA alors que d’autres se limitent à 400 000 FCFA ? En dépit des oppositions des uns et des autres, pourquoi tenez-vous à supprimer la dot ? Pourquoi … Pourquoi … Pourquoi ... pourquoi ... ?

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Chapitre 8 L’IMPORTANCE DE LA DOT Introduction 1988. Un jour sur le chemin de l’école. Un de mes compères de la classe de 4e A, Maurice Sékréo, était en compagnie de MAÏDAÏ (« fille-bœuf »), sa petite amie de la classe de 6e B. Les deux collégiens s’aimaient d’un amour ardent. Ils fréquentaient un même établissement, le C.E.S de Kalfou. Ayant un penchant prononcé pour Maïdaï, Sékréo avait conçu une idée dans sa tête au sujet d’elle ; il rêvassait de l’épouser au terme de l’année scolaire en cours. Cependant, il n’était pas prêt (matériellement surtout) en cette période, pour songer sitôt à un mariage. 8.1. La dot traditionnelle : impressions des jeunes générations ? Dans son invective contre la dot contraignante tupuri, l’élève plus haut introduit dit ceci à sa copine : - Ma chérie, il y a toute une cargaison de pratiques sociales sans objet dans notre monde aujourd’hui ; trop de futilités et d’encombrements qui rendent la vie invivable. Pour moi, la vie est une somme de contradictions, lesquelles sont créées par les hommes eux-mêmes. Tiens, à quoi sert la dot, par exemple ? Pourquoi nos aïeux l’ontils instituée ? C’est abracadabrant et bizarroïde. Quand nous nous aimons, après, vient le mariage ; c’est tout. Un point. Un trait. Mais donner ceci à la belle-famille, offrir cela. C’est vraiment navrant et énervant, hé ! Ces cérémonials, on en a assez. À travers ces propos amers, on s’aperçoit que le locuteur n’est pas conscient de cette sagesse proverbiale : 195

« On a mis la langue dans la bouche pour caler les paroles ». À la fin des critiques acerbes du pauvre collégien, sa copine qui l’avait suivi attentivement, ne pouvait pas s’empêcher de surenchérir : - Je n’y comprends absolument rien. C’est une histoire à dormir debout. Je me demande sans cesse si ceux qui ont inventé cette dot y saisissent quand même quelque chose de logique. Au profit du doute, je ne crois pas. Rien de décent, rien de cartésien. C’est déplorable. On est peutêtre obligés de se rabattre à ce complexe régime dotal que les nôtres ont institué. Nous l’accepterions malgré nous, nous nous plierions à contrecœur. Après la réplique prompte de Maïdaï, l’autre reprit l’invective pour gouailler, fulminer une fois de plus le régime dotal en question afin de retourner derechef la parole à sa fiancée. Et ainsi de suite. Le cycle recommençait, l’échange s’animait tout en demeurant dans la thématique à telle enseigne que les deux jeunes gens ont atteint l’établissement sans se rendre compte de la distance des quatre kilomètres qu’ils ont parcourue. En fait, les deux jeunes gens étaient décidés à transiger avec la tradition. Ils se constituent, comme dit un proverbe, « une flûte veuve » : ils se sont mis en marge de la communauté tout entière. En 1995. J’ai rencontré MAÏMILLION (« une fillemillion ») au marché du village de Nenbakré-Tiyow. C’est une de mes camarades d’enfance en compagnie de qui j’ai gardé les chèvres dans l’arrière-pays. Mariée depuis 1987 à un vulgaire forgeron dans un bourg voisin, Koffidé, elle était déjà mère de huit bambins. Dans la joie des retrouvailles, elle m’annonça étonnamment qu’elle fut décrochée de son foyer par son père il y a belle lurette faute d’une dot suffisante. Maïmillion attendait jusqu’à ce jour de notre coïncidence la réaction de son mari qui doit 196

compléter la dot, la seule condition qui rouvrirait à la « poule pondeuse » le chemin qui mène chez son fameux forgeron. Dans le cas contraire, Maïmillion demeurerait auprès de ses parents jusqu’à nouvel avis. Ce qui n’exclut pas l’éventualité d’autres aventures sentimentales. D’où la pertinence d’un proverbe tupuri : « On ne lave pas le poisson dans l’eau de sa mère (d’où il a été pêché) ». 8.2. Du fair play ou véritable concours de la dot ? Le cas le plus fatal se produisit à Bouzar près de Doukoula-Kar-hay. Maïsolay (« fille-argent »), une belle fille de ce village fut adulée, voire adorée par de nombreux jeunes gens des villages environnants. Chacun usa de ses astuces pour avoir accès à maïblooro. Alors que certains envisagèrent de simples relations sentimentales avec Maïsolay, d’autres bayaient aux corneilles et aspiraient à se coller à elle pour le meilleur et pour le pire. Eu égard aux positions sociales des uns et aux situations critiques des autres, maints furent des soupirants qui démordirent de la compétition, battirent en retraite, cédant ainsi la place à deux richards qui se sont affrontés jusqu’au bout du souffle. Comme partout en pays tupuri, la démarche est la même. On a, évidemment, procédé par élimination autour de la compensation matrimoniale. Un des deux candidats martiaux entrés en lice se rendit dans la belle-famille. D’un coup, il proposa au père de Maïsolay six bœufs, sept chèvres, plus une enveloppe de trente mille FCFA représentant le quibus de l’eau etc. Ces prouesses du premier soupirant ne représenteront rien du tout devant son concurrent. « Le chacal attrape les sauterelles devant le cheval », dit un proverbe tupuri. Le second prétendant entendit les échos de son rival. À l’aube du jour suivant, il ne tarda pas nuitamment 197

d’offusquer gravement l’ennemi auprès de la famille de Maïsolay. Il se fit fort de réussir avec des propositions supérieures à celles de la veille : huit bœufs, sept chèvres et quarante mille FCFA. Aussitôt mandé d’urgence par son témoin suite au passage du concurrent chez leur futur beau-père, le premier candidat retroussa ses manches, se dépêcha d’atterrir précipitamment dans la belle-famille où, décidément, il se résolut à en finir. Cette fois, l’homme multiplia sa chance en faisant étalage de ses richesses : quatorze bœufs, dix-sept chèvres plus un costaud pognon de quatre-vingts mille FCFA mis en jeu pour la galette de l’eau. À partir de ces offrandes astronomiques, la compétition atteignit une vitesse supersonique au grand dam de l’adversaire qui, de guerre lasse, lâcha honteusement les pédales ; il s’est dessaisi de la course et laissa triompher son concurrent. « Le jeune homme a dépassé son semblable », dit un adage populaire. Pierre HINIMBIO TAÏDA (2020 : 71) fait écho de la même pratique dans la société mussey : Très souvent, il arrive que la jeune fille soit sollicitée par plusieurs prétendants. Le prétendant qui se démarque parmi les autres est donc accepté par la belle-famille sur la base de ses qualités humaines. 8.3. La dot dite insuffisante : avis elles-mêmes

des femmes

Les problèmes autour de la question de la dot ne manquent pas au quotidien. Je me souviens d’une historiette piquante qui m’a été contée au C.E.S de Kalfou par Waga Martin, un de mes camarades de classe de 6e B. Le fait événementiel eut lieu à Késséwa dans le village natal de Martin où il était témoin oculaire et auriculaire. Une drôle histoire. MAÏDAWE (« fille trouvée »), une jeune femme mère abandonna momentanément un soir, et 198

son époux et ses six enfants. Soudainement à quatre heures, l’épouse plia bagage, quitta son foyer et rejoignit ses propres parents. Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui s’est passé ? se posa-t-on des questions sans réponse. Une fois rendue chez les siens, la femme fugitive ne fournit aucune explication consécutive à son abandon du foyer nonobstant les tentatives de renseignement entreprises par les membres de sa famille. Tout ce qu’on pouvait retenir d’elle se résumait au refrain suivant : « J’en ai marre, c’en est assez du mariage, je suis excédée ». Plus des jours passaient, davantage les parents s’enquérissaient petitement mais sûrement de ce brusque abandon du foyer conjugal. Au bout d’une semaine de renseignements, les premiers résultats d’enquête furent connus. La belle-mère parvint à détecter le germe du désaccord, de la désertion. Tout aurait emmanché dans les blagues la veille de sa fuite au puits avec les voisines. Pendant que Maïdawé puisait de l’eau, une de ses circonvoisines rinçait ses calebasses tout en l’amusant et Maïdawé riait à gorge déployée. Cette voisine aurait péché par ignorance dans sa plaisanterie : - « Maïdawé, pourquoi puises-tu de l’eau tous les jours ? Pourquoi tant de sacrifices pour ton mari » ? Tandis que Maïdawé réfléchissait sur les questions qu’elle trouvait étranges, la voisine renchérit en d'autres propos lancinants : « Comme on t’a dotée avec quatre bœufs, trois chèvres et vingt-cinq mille FCFA seulement, tu dois puiser moins d’eau par rapport à nous autres, n’est-ce pas ? Ce pseudo-badinage de la femme fit perdre à Maïdawé toute parole et la décontenança à jamais. Les larmes aux yeux, elle rentra immédiatement à la maison. Très tôt le lendemain, Maïdawé rejoignit ceux qui l’ont donnée en mariage. Elle aura l’embarras de leur faire part de ses 199

ennuis déclenchés par ses amies au puits : « La moquerie ne donne rien de bon à personne », dit un proverbe tupuri. Comme on le constate à travers les comportements cidessus décrits, la dot est un thème d’actualité en milieu tupuri. Au centre des discussions, le régime dotal alimente des altercations, des conflits, des contradictions et des débats de toutes sortes. La dot fait l’objet des différends, des disputes, des litiges, des querelles etc. On voit qui un jeune homme se plaindre à cause des moyens apodictiques congrus pour son mariage et qui un prétendant perdre son amante dans un challenge sur la dot ; on voit qui une épouse enlevée de son foyer conjugale faute d’une dot consistante et qui une ménagère geindre en raison d’une dot bon marché et j’en passe. Il y a donc lieu de penser que la vie conjugale est fortement dépendante de la dot et non de l’élégance de l’homme. Dans un proverbe tupuri, un riche éleveur du bétail déclare : « On ne juge pas la beauté d’un homme par ses vêtements ». Comme la dot nourrit tant l’actualité quotidienne, on peut, à coup sûr, affirmer qu’elle se passe pour le nœud du mariage en pays tupuri. Loin d’être anodine ou superfétatoire, la dot a sa raison d’être dans un couple même bien assorti. Dans une parole proverbiale tupuri, la tortue nous enjoint d’accepter la dot comme telle pour régler le problème de normes sociales : « Je me laisse prendre au piège à cause de la honte ». 8.4. Quelques régimes dotaux triés sur le volet Au moment où l’immense majorité des Tupuri s’accorde sur la nécessité de la dot dans le mariage, deux interrogations surgissent : faut-il doter sa femme cher ou plutôt moins cher ? Autrement dit, doit-on, pour se marier, donner des biens de qualité à ses beaux-parents ? Ou alors faut-il quelque chose d’insignifiant ? Voilà les deux 200

questions fondamentales dont les réponses viendraient d’une approche comparée de quelques régimes dotaux des groupes ethniques du Cameroun triés sur le volet. Parmi les ethnies du septentrion, nous décrirons schématiquement les processus dotaux chez les Dii de Mbérem, les Gbaya de Meiganga, les Mbum de Ngaoundéré, les Mundang de Kaélé et les Musgum de Maga. Aussi n’oubliera-t-on pas d’examiner un régime dotal de la partie méridionale du pays. Dans cette démarche qui se veut comparative et cartésienne, il ne s’agira aucunement, comme l’indique une parole tupuri, de faire comme un « lépreux qui se cache derrière un arbre pour insulter un autre lépreux ». 8.4.1. Dot en pays dii (Mberem, Ngaoundéré) La source d’information est de Saïdou Moussa (juin, 1996), un instituteur dii ressortissant du village de Mberem. Il a accepté volontiers de recueillir des informations fiables au sujet de la dot dans sa localité. Voici en entier le résultat de ses recherches : - Comme vous m'avez demandé l'autre jour, j’ai pris des contacts avec une demi-douzaine des vieux de mon village Mberem le week-end dernier. Ils m'ont livré d'immenses détails relatifs à l’évolution de la dot chez nous les Dii ou Duru, c’est la même chose. Pour ce qui est de la dot traditionnelle, commençons d’abord par la demande en mariage qui se fait depuis l'enfance de la fille. L’homme doit toujours apporter du bois de chauffage à la belle-famille et se mettre à effectuer certains petits services pour le compte de ce foyer. Une fois la fille en état de maturité, le prétendant fabrique une faucille qu’il couvre avec un morceau de tissu blanc appelé ngoudé. Ce ngoudé n’a que la valeur de trois cents FCFA, cinq-cents FCFA. Le ngoudé envoyé chez les 201

beaux-parents sera montré à toute la famille avant que la fille n’aille en mariage. Le fiancé prépare un terrain pour bâtir sa case et les beaux-parents partent construire cette maison pour le beau-fils. On fait du vin dans la bellefamille et on annonce au prochain mari que sa femme lui sera amenée tel jour. Le fiancé diffuse la nouvelle. Le jour venu, le vin sera partagé au moins dans cinquante petits canaris qui ont la valeur chacun de dix FCFA, quinze FCFA de nos jours. Après la cérémonie carnavalesque, l’union est supposée acquise ; l’époux prend sa femme. Parlant de la dot aujourd’hui en terre dii, le processus demeure presque le même. On ne réclame rien du prétendant. Celui-ci donne la dot volontiers. Il peut faire des cadeaux aux beaux-parents tout comme il peut ne pas le faire. Généralement, l’ensemble des biens consacrés à la dot tourne autour de quinze mille FCFA. Avec cet argent chez nous, vous avez votre compagne alors qu’on me dit que dans certaines parties du Cameroun ce n’est pas possible. Tel est le condensé de ce qui se passe chez nous les Dii à propos de la dot. 8.4.2. La dot en pays gbaya (Meiganga) L’informateur s’appelle Nicolas Iyaoua, infirmier adjoint au Centre de Santé Intégré de Dang-Ngaoundéré. Voici le témoignage qu’il m’a fait chez lui le dimanche du 11/05/97 à Dang : - Une fois que les deux familles concernées s’accordent sur la possibilité du mariage de leurs enfants, un des parents du fiancé prend une flèche, se rend dans la bellefamille où il la donne au père de la fille. Si la flèche n’est pas renvoyée au bout d’une semaine, cela veut dire que le projet est approuvé et cet instrument sera conservé soigneusement. Le choix de la flèche pour la circonstance se justifie par le fait qu’elle était l’outil des pêches et des 202

guerres intestines. Donner la flèche à la belle-famille symbolisait un pacte de non-agression entre les deux familles. S’agissant de la dot actuelle chez nous les Gbaya, on considère encore la flèche. Elle est accompagnée cette fois d’une pièce de cinquante FCFA qu’on remet au père de la fiancée. Celui-ci fera sa prière de bénédiction sur le mariage moyennant la flèche et la pièce de monnaie. Entre-temps les travaux champêtres ne vont pas manquer. En clair, la dot n’est pas un droit chez nous les Gbaya ; elle n’est pas réclamée. Tout dépend de la volonté du marié. Il peut décider d'offrir vingt mille FCFA à son beau-père et dix mille FCFA à sa belle-mère ou se résoudre à ne rien offrir. Toujours est-il que le mariage a lieu. 8.4.3. La dot en pays fang-béti (Ebolowa) Notre informatrice se nomme Philomène Menyomo (juillet, 1997) ; elle est étudiante en Faculté des Arts, Lettres et Sciences Humaines de l'Université de Ngaoundéré. Lisons sa contribution dans le cadre de ce travail : - Chez nous en terre ewondo, la dot se déroule de la manière suivante : après que la belle-famille répond favorablement à la demande du fiancé, celui-ci s’y rend tout en apportant du vin rouge, etc... À la suite de cette visite préliminaire, on peut passer aux entretiens relatifs à la dot véritablement. L’amant offre de coutume une chèvre et des boissons - du vin rouge par exemple - à son beaupère, alors que pour la belle-mère, la morue est exigée. À défaut de cette espèce de poisson, elle réclamerait un carton de poissons. Pratiquement, on donne 50 000 FCFA à la fiancée. Si elle remet ces derniers à son père, c'est un signe 203

d'acquiescement, d’assentiment en faveur du mariage. Dans le cas où les sous sont retournés au fiancé, le geste traduit un refus de la demande en mariage. D’une façon objective chez les Ewondo, la dot revient aux fonds de 50 000 FCFA. C'est tout pour le sommaire en matière de dot chez les Ewondo. 8.4.4. La dot en pays mbum (Ngaoundéré) Chez les Mbum de Ngaoundéré, l’accent est particulièrement placé sur un sac de manioc appelé gourga associé à la viande boucanée plus un coq. La belle-famille reçoit ce lot au moyen duquel elle organise la cérémonie du mariage le jour des noces. Quant à la dot proprement dite, elle dépend de la volonté du beau-fils qui peut la donner ou non. Dans la plupart des cas, la dot n’excède pas quinze mille FCFA. Au terme de la présentation sommaire des quatre régimes dotaux, il est donné à voir que le processus matrimonial n’est pas très complexe. Pour ainsi dire, la dot est, on ne peut plus moins chère dans de nombreux groupes ethniques. Elle est presque inexistante. Qu’on soit en milieu dii ou gbaya, aussi bien en milieu mbum que chez les Fang-béti, la dot ne fait pas l’appât du gain ; elle ne se réclame pas à corps et à cri. Le gendre l’offre volontiers et elle oscille entre quinze mille et cinquante mille FCFA. Comme chaque médaille a son revers, on constate malheureusement plus de désordre que de l’ordre au sein de certains couples des tribus où la dot est insignifiante. Un proverbe tupuri dit : « Si tu n’as pas souffert pour acquérir une chose, tu ne peux pas savoir la conserver ». Dans de nombreuses familles, on remarque moins de calme, de sécurité, de garantie et de respect mutuel. On note plutôt une forte tendance à l’inconduite, aux 204

scandales et scènes de ménage. Parfois, la femme mal dotée peut se permettre de s’enticher d’un homme qu’elle veut. Son mari ne jouit pas de son plein droit de protester ou de s’opposer énergiquement. La différence entre une mariée et une putain est, dans certaines circonstances, difficile à établir. Parce qu’elle a été réprimandée par son conjoint suite à une prise en flagrant délit d’adultère, une dame peu dotée peut, dit-on, bouder et mettre à sac le confort de la maison avant de se transformer en une belle-de-nuit dans les rues. Dans certaines mesures, elle s’en ficherait éperdument et avouerait ouvertement à son homme ses « quatre vérités » : porter atteinte à la pureté du lit conjugal parce qu’elle cherchait de quoi s’offrir une robe à la mode. Toutefois, une telle épouse aurait passé outre la sagesse de la termitière qui affirme : « Je ne partage pas ma chefferie avec une autre », dit un proverbe tupuri. Dans ce cas d’inconduite, la femme ne porte pas du tout la marque de maîtresse de famille de par ses agissements. Ce qui semble globalement toléré par nombre d’époux relevant de l’ethnie où la dot n’est pas exigée. Dans un tel groupe ethnique, un allogène peut être surpris ou choqué par certains comportements qu’il trouverait indécents ou peu orthodoxes. C’est pourquoi un proverbe tupuri l’exprime en termes de mise en garde : « La terre étrangère s’enfonce avec toi en saison sèche ». Une compagne non dotée peut se détacher du jour au lendemain de son mari et s’en aller sous d’autres cieux plus ou moins prometteurs. Elle le quitterait à cause d’un licenciement qui l’aurait frappé ou pour une question d’invalidité ou d’indisponibilité. Elle aurait, par ailleurs, le droit de cocufier son mari et d’avoir sa propriété à elle dans le foyer pour mieux attendre le jour où le divorce surviendrait ; elle emporterait aux siens tout ce qu’elle 205

possèderait afin de les rejoindre pour de bon. C’est pourquoi, on rencontre dans nombre de communautés, des couples hésitant pour le régime matrimonial « biens communs ». Certains optent, par prudence, pour le régime « biens partagés » parce qu’un doute plane sur le couple. C’est dire que le chef de famille n’agirait, en général, pas en monarque absolu au sein du couple. En effet, il me souvient une dame à Marza-Ngaoundéré. Elle s’appelle Dagué, l’épouse d’un instituteur, Dourum Luc-Alain qui a servi dans les services déconcentrés du MINESEC. Pour avoir vécu plus d’une décennie dans la zone de Meiganga, elle m’a amusé un soir en faisant revivre une causette faite avec une femme gbaya de Koundé. Celle-ci lui a servi un jour, en 1984, un morceau de sa vie qu’elle menait avec ses multiples maris parcourus. Elle débitait ses fadaises en riant ; elle disait que son premier mari la traitait comme ceci, le deuxième lui administrait tel soin, le troisième faisait comme cela, le quatrième... jusqu'au septième mari avec qui elle vivait à l’époque où elle tenait ces propos à l’épouse du directeur. Cette grincheuse femme serait à son quinzième soi-disant mari avant d’atteindre la ménopause. Elle aura finalement compris que, véritablement, « le mari est un caïlcédrat », très amer. Sans se perdre dans des commentaires sur l’appréhension qui plane sur certains couples où la dot est négligée, on revient, tel qu’il a été annoncé plus haut, au processus dotal à Maga et à Kaélé. 8.4.5. La dot musgum (Pouss-Maga) Notre source d'information tient de Saïbou Ousmane, un étudiant Musgum de Mourla-Pouss. Celui-ci s'est volontairement porté à recueillir un certain nombre de renseignements sur les coutumes ancestraux en vue de 206

contribuer à la réalisation du projet. Voici en substance, le résultat des fouilles qui ont été crayonnées à Dang 15/05/97 par l'étudiant lui-même : - Dans la société musgum, la dot représente l’assise validatrice, sinon la clé de voûte du mariage. Mais cette dot varie tantôt suivant des clans, tantôt suivant des époques. Pour cela, nous allons parler brièvement de cette pratique dans la société musgum d’autrefois et ensuite dans celle d’aujourd'hui. Jadis dans la société musgum, la dot était singulièrement assurée par des bœufs dont le nombre variait entre sept – minimum - et onze - maximum. Pour fixer la dot, on prenait en compte certains critères : la beauté de la fille symbolisée généralement par son teint clair ou sombre - sa chevelure, etc. ; du côté du prétendant, on s’appuyait de coutume sur sa descendance, son rang social, sa taille ... lorsque le garçon était jugé laid par rapport à la fille dont il demande la main, cette laideur était compensée par un surplus dans la dot - le chiffre initialement retenu est arrondi d’un ou de deux bœufs. En cas de rivalité entre les postulants, la dot devenait beaucoup plus lourde. La fille revenait alors au plus offrant. Et pour s'attirer la sympathie de la belle-famille, la dot était renforcée par d’autres activités telles que la visite de courtoisie, la confection des toits, l’assistance dans les travaux champêtres et la liste est loin d’être close. Une fois le prétendant choisi, la belle-mère se donnait le devoir d’éduquer sa fille dans le strict respect de son futur mari. Le jour du mariage, une délégation issue de la famille du gendre se déportait dans la belle-famille avec un gigantesque bélier qui était égorgé, préparé et distribué dans tout le village pour conjurer les mauvais esprits qui hanteraient la fille ou plutôt pour la protéger contre diverses malédictions possibles. En plus, des femmes 207

âgées du village organisaient dans la maison de la mère de la fille une cérémonie rituelle afin d'assister au mariage proprement dit. Le contenu de cette manifestation sacramentelle échappe malheureusement à notre maîtrise. De nos jours cependant, l’institution a légèrement changé en milieu musgum. Rares sont les familles qui acceptent des bœufs. D'ailleurs ceux qui s’y intéressent ont modifié le nombre des bovidés : quatre minimum et sept maximum. Actuellement, la dot en monnaie est à la mode. Celle-ci se situe entre 150 000 FCFA pour les familles modestes et 300 000 FCFA pour les foyers démunis ou assoiffés. Mais cette somme en question est ordinairement destinée à équiper la fille avant d'aller en mariage. 8.4.6. La dot en pays mundang (Kaélé) La source d’information est d’un autre homologue, Léopold Taïbou. Ce dernier s’est suffisamment investi dans des recherches fouillées sur l’institution dotale dans son milieu natal. Voici en intégralité le travail qu’il a rapporté le 22/05/97 de la manière suivante : − La dot traditionnelle : Une fois que les deux jeunes gens se sont aimés jusqu’à vouloir se marier, le garçon par l'entremise de son père se manifeste auprès de son futur beau-père par le vin des pourparlers : sept grosses jarres traditionnellement appelé yim sal zah bouoré « vin de l’ouverture de la bouche du beau-père ». Ce vin ne se boit pas tout seul. Il est de routine accompagné d’un poulet ou d’un bouc rôti. Quelque temps après, le fiancé envoie à son futur beau-père un gros bouc dénommé bouc de l'ouverture de la concession. Vient ensuite le temps de l’asservissement du futur gendre considéré comme le rejeton de ses beaux-parents ; il doit construire des maisons, réparer les toitures des maisons et 208

greniers, fabriquer l’échelle traditionnelle et un lit à sa belle-mère. Il effectuera aussi des travaux champêtres. Parallèlement, trois à six houes, trois morceaux de tabac à prise sont envoyés au beau-père. Un bouc qualifié de corde d’attache du ventre et un autre sont respectivement destinés à la belle-mère et à l’oncle maternel de la future épouse. Pour les bestiaux, ils peuvent être constitués des bœufs ou des chèvres selon les moyens du prétendant. Si jamais le choix se porte sur la race bovine, le minimum des têtes à offrir est trois et le maximum est huit. En cas de caprins, leur nombre s’élèvera à trente ou quarante. L’embonpoint de l'animal est recommandé. La variation du nombre de tête ne se justifie que par deux raisons : qualité morale de la future épouse et situation sociale du prétendant. Lorsque le moment où la fiancée va rejoindre le fiancé approche, celui-ci donne à la belle-famille une chèvre suivie du mil et du sésame. La chèvre servira aux cérémonies de bénédiction de la mariée. Cette chèvre prendra le nom de gui zouzah. Une autre chèvre sera encore prête pour l’entrée à la maison, gui dan'n yang. La dernière chèvre peut être emmenée avant ou après le mariage. − La dot dite moderne : Depuis que l’argent est devenu roi dans la société mundang, la dot a complètement perdu sa face ancienne. Tout ne se fait plus que par l'écu. Tout commence par ‘'argent de l’ouverture de la concession qui est de 40 000 FCFA. Pour le prix de la femme proprement dit, le gendre doit débourser entre 200 000 et 300 000 FCFA. Les chiffres que nous donnons ici ne sont pas codifiés quelque part. Tout dépend des localités et du niveau de vie de la population. Quand même, lorsqu’on parle de dot raisonnable, attendez-vous aux chiffres mentionnés ci-dessus. La mère et l’oncle 209

maternel ne seront jamais oubliés et doivent respectivement avoir 20 000 et 15 000 FCFA. Soucieux du mobilier de sa maison, le mari débloque 100 000 FCFA pour l’achat des ustensiles de sa femme. Malgré la dépravation des mœurs, certains éléments font l’uniformité de la dot entre les deux époques de l’histoire de la tribu. Il s’agit notamment des six houes, des trois morceaux de tabac à prise et de la chèvre de l'entrée de la maison. 8.5.

La dot dite onéreuse : union solide

Après les descriptions sommaires des processus dotaux chez les Musgum et les Mundang, il y a lieu de faires quelques observations. Contrairement à ce qui se passe ailleurs, on se rend compte que le régime dotal est de plus en plus complexe ; la dot semble hors de portée du premier venu au « Bec du canard ». La dot est au-dessus du va-nu-pieds et y accède non qui veut mais qui peut. « La médaille n’a pas que son revers », peut-on dire. Il est vrai que la dot est incontestablement dispendieuse, ruineuse chez les autochtones du Mayo-Danay et du Mayo-Kani, néanmoins une stabilité est généralement remarquable au sein des couples des groupes ethniques localisés dans cette partie du triangle national. Qu’est-cequi fait la force des couples ? À quoi attribuer leur engagement quasi-irréversible ? Comment expliquer la robustesse, la solidité de ces couples ? Comment comprendre leur tonicité, leur verdeur ? Comment comprendre la résistance dans le temps contre les mille et une tentations de séparation ? Comment expliquer enfin l’esprit de résilience qui anime, en général, la vie conjugale dans cette partie du pays ? Réfléchissant sur cette foule d’interrogations, certains estiment que la dot y joue un rôle déterminant. En effet, 210

l’enveloppe de la dot contribuerait à la stabilité des formations conjugales. Plus la dot est consistante, plus le couple est soudé, endurant, résilient. Sinon, comment démontrer que le couple est quasiment instable là où la dot est insignifiante et il est mieux solide presque partout où la dot est exigeante. Celle-ci fait des conjoints irréversiblement unis. « La femme est comme le foie et les jarrets du poulet du chef de famille : si une autre personne veut les manger, on le met hors d’état de nuire », dit un proverbe tupuri pour montrer la fidélité et le caractère sacré du mariage. Le 6 avril 1984. Un coup d’État manqué au Palais de l’Unité. Putsch orchestré, disait-on, par les partisans de l’ancien président AHMADOU AHIDJO, originaire du Nord-Cameroun. Conséquences : de nombreuses élites et des hommes de tenue purgèrent des condamnations des années d’incarcération. Au lieu de se livrer à des vies d’amazone, les femmes des victimes et des putschistes remontèrent languir patiemment jusqu’au bouddhisme dans les localités de leurs hommes pour un on ne sait combien d’années. En 1992 à Doukoula, une vingtaine de femmes furent douloureusement confondues, férues, frappées de stupeur d’apprendre par les rescapés de la prison de Kondengui que leurs conjoints n’étaient plus alors que la plupart d’entre elles les attendaient avec optimisme béat au village. 1979. Dans la ville de Kaélé. Danzabé, un jeune lycéen marié réussit avec brio au baccalauréat C. Avec succès, il obtint une bourse qui lui permit d’aller suivre une formation de vétérinaire à Dakar, au Sénégal. Sept ans au pays de SENGHOR, Danzabé revint au bercail. 1986, il retrouva sa femme avec leur premier enfant né avant son envol pour la terre étrangère. Un proverbe tupuri dit : « Le chevreau n’attend pas son semblable pour téter ». Mais 211

cette sagesse ne s’est pas vérifiée dans le cas de ce couple solide tout de bon. Pour avoir manqué une recette de cuisine, l’épouse d’un certain Zigla fut correctement matraquée au village de Mourla-Pouss. Les coups de matraque coûtèrent à la femme un séjour d’une semaine au Centre de Santé Intégré du coin. À la sortie du dispensaire, la victime a tranquillement rejoint son foyer sans broncher un seul instant. Janvier 1997. Un soir au village de Nenbakré-Touloum. Un polygame du nom de Gaosoumo Gassala chassa une de ses compagnes à cause d’un retard de dix minutes accusé avec le dîner. Il a fallu que Maïdatchega, la victime allât chez ses parents et revînt avec un gros coq sous l’aisselle afin de fouler encore la terre de son foyer conjugal. Le coq fut dépouillé à l’immédiat et préparé uniquement pour son époux bien courroucé. Une fois le repas pris, le foyer reprit son souffle, son train de vie ordinaire. « On ne s’interpose pas entre mari et femme », dit un proverbe tupuri pour indiquer le degré de complicité qui règne dans les foyers quoiqu’il y ait parfois des scènes de ménage. On remarque une sorte d’union sacrée, stable et solide au sein de certains couples dans les groupes ethniques où la dot fait l’objet d’attention particulière. Malgré les vicissitudes, les tribulations de la vie conjugale, les deux conjoints ont généralement tendance à se supporter « pour le meilleur et pour le pire ». La femme apparaît humble, et docile et soumise à son mari. Cette obéissance fortifie, blinde et scelle la confiance entre conjoints qui deviennent effectivement un « seul corps » selon l’expression biblique. Les deux partenaires ne sont généralement pas prêts ni pour la séparation ni pour le divorce. On se trouve bien ici dans la logique cartésienne dans la mesure où une chose chèrement acquise bénéficie 212

naturellement d’un entretien soutenu. Une chemise achetée à 400 FCFA à la friperie ne peut être portée aussi longtemps que celle qui a valu 4 000 FCFA ; une pièce de pagne CICAM reçue au prix de 4 500 FCFA ne sera point l’équivalent d’un Wax Hollandais ou un Coton Suisse acquis à 45 000 FCFA ; Une Toyota Yaris bradée en occasion à 300 000 FCFA ne saurait être comparée à une PRADO-Maison qui a avalé gloutonnement toute une liasse de 90 000 000 FCFA. De même, un couple qui s’est outrageusement échiné et qui a transpiré à grosses gouttes pour se constituer ne peut pas facilement envisager le divorce. Peut-être en cas d’extrême nécessité. Les deux partenaires sont conscients des lourds moyens mis en jeu pour bâtir leur foyer. Ils sont le résultat des sacrifices musclés de l’époux qu’il faut non pas gaspiller mais honorer jalousement. Pour 15 000 FCFA, le mariage est conclu ici tandis que pour 1 500 000 FCFA versé (estimations de la valeur du bétail), le prétendant peut être servi là-bas. Les deux opérations sont-elles égales ? Les deux couples constitués s’équivalent-ils ? Fonctionneront-ils de la même façon ? Non peut-être ! On peut caricaturer en prenant l’exemple d’une paire de chaussures « présidentielle » achetée à 200 000 FCFA. En raison du montant élevé des écus ingurgités par la paire, le propriétaire, comme de raison, prendrait des mesures pour la conserver soigneusement. Il la laverait et la cirerait toutes les fois que le besoin s’exprimerait, la porterait rarement lors des grandes cérémonies solennelles, l’apporterait au cordonnier si la nécessité s’impose... En bref, la paire bénéficiera des soins appropriés parce qu’elle a été acquise à un prix d’or. Par contre, il en sera autrement pour une paire de sandales qui vous a été offerte soit par un vendeur à la sauvette en passant devant votre maison, soit vous l’avez 213

achetée à 200 FCFA au bord d’un coin de rue. Certes, les deux sandales ne retiendraient pas beaucoup l’attention de son propriétaire. Tous les jours, elles sont portées pour être traînées dans la cour de la maison ; pour se rendre au champ ou à la toilette et même à la voirie, on les utilise. Elles sont passe-partout et peuvent être chaussées par n’importe qui dans la concession, voire un étranger de passage. On ne se préoccupe pas de l’entretien des sandales car elles sont facilement remplaçables. De même, il en est du mariage, lequel ressemble aux deux paires de chaussures. Dans certaines communautés ethniques, on peut décider du jour au lendemain et se fiancer, et se marier : tout se fait sur-le-champ. « En un temps deux mouvements », le mariage est conclu. 1er avril 1996. Dans un village nommé Dir aux environs de la ville de Meiganga. Monsieur Gabriel Béda. Il s’agit d’un de mes compères qui, un matin, le désir d’avoir une femme lui traversa l’esprit à 15 h 00. À 19 h 00, il me retrouva avec la déclaration suivante : « Je suis déjà marié depuis ce soir ». Comment cela s’est-il passé ? Je me posai la question. Il semble, selon ses explications, qu’à 16 h 00 du même jour, mon ami Gabriel fit un tour à la place du marché de Dir où il fut, par concours de circonstance, mis en présence d’une jeune femme avec qui il amorça un dialogue magique. Celui-ci tourna au détriment du partenaire absent. En quelques mots, Béda cribla son époux de critiques acerbes qui eurent raison d’elle : - Ton mari est un indigent, un pauvre, un traîne-misère, un irresponsable... je le sais. Cela se lit d’ailleurs sur ton visage et se fait remarquer davantage par ton accoutrement plus ou moins bizarre. À partir de ton apparence, même un aveugle déduit que tu n'es qu’une piètre ménagère. Oh la la ! Que c’est regrettable ! Si tu veux, je peux te sauver de 214

la main de ce fainéant qui fit flétrir ce phénix, cette illustre beauté aussi introuvable, exceptionnelle que toi ! Tels furent les propos ensorcelants du flatteur, lesquels eurent soudainement effet sur celle qui l’écoutait attentivement. La dame ne pataugea pas longtemps avant de s’enticher de ce « parfait inconnu ». On le sait depuis Jean de la FONTAINE : « Tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute ». Comme l’indique si bien un proverbe français : « À beau mentir qui vient de loin ». D’où, Kidnapping ? Mariage ? Remariage ? Concubinage ? Copinage ? Aventure ?... Comment apprécier un tel couple constitué à la suite d’une telle éventualité, un tel hasard, un tel incident sentimental ? S’agit-il d’une scène théâtrale ou d’un poisson d’avril ? Ce genre d’union apparaît enfantin, banal et simpliste pour résister à l’usure du temps. Les gens ne seraient pas du tout surpris lorsqu'ils apprendraient un mois après ce kidnapping qu’un nouveau kidnapping s’en est suivi. Les démarches écourtées et vulgaires ne sauraient être de nature sérieuse pour aboutir, comme dit l’homme de la rue, « à quelque chose de bon ». Oui, le mariage est une institution sociale mais on doit savoir s’y prendre : Un proverbe tupuri dit : « Dieu a donné des colliers aux Mbalaare [les Kanuri], mais ils ne savent où les mettre sur leur corps ». D’aucuns prétendent mettre seulement l’accent sur l’amour et perdre de vue la place de la dot dans le mariage. Le sentiment est, sans doute, indispensable entre époux-épouse, mais abandonné à lui seul, il ne suffit pas ; pas du tout. L’amour doit être doublé, secondé, renforcé par une « bonne dot », un gros lot de compensation matrimoniale aux beaux-parents. Ce geste chargé de signification rend d’abord le couple crédible aux yeux du public, puis permet aux conjoints eux-mêmes de s’estimer 215

dans leur union, d’avoir consenti de sacrifices pour fonder leur foyer ; enfin, la dot se pose comme empreintes indélébiles dans le contrat du mariage. Conclusion Au total, on est tenté de penser que la dot chétive fait généralement un couple chétif, éphémère, fragile et instable pendant que la dot costaude peut développer l’esprit de soumission, de patience et de résilience dans la vie conjugale. Telle est la tribalité, ou, selon la formule consacrée, la « vision du monde » des ethnies de la région dite « Bec de canard » au Nord-Cameroun. Dans ce combat pour l’identité nationale camerounaise, l’appel de Jacques FAME NDONGO (1985 : 17) lancé au cours de la semaine culturelle organisée du 14 au 20 mai 1985 au Palais des Congrès de Yaoundé reste et demeure d’actualité aujourd’hui : Maintenant que le Cameroun est à la recherche de son destin culturel, il serait souhaitable de transcender les micro-cultures ethniques actuelles pour accéder au stade suprême de la culture nationale, reflet authentique et quintessentiel de notre génie créateur, de notre imagination féconde, de l’originalité artistique de notre peuple. Celui-ci se doit en effet d'être non une juxtaposition d’ethnies mais une symbiose de diverses composantes culturelles et linguistiques de notre terroir pour l’éclosion d’une culture qui, tout en évitant d’étouffer les particularismes régionaux et le bilinguisme puisse permettre de dépasser la balkanisation culturelle qui ferait en sorte que chaque ethnie et chaque clan, chaque lignage se recroquevillent dans un splendide isolement ou dans un tour d’ivoire ; incapables de s’ouvrir aux autres, imperméables aux apports fécondants et vivifiants des autres aires culturelles. Le concept d’identité culturelle ne signifie donc pas unicité ou uniformisation culturelle, la variété étant une source de richesse. Le substantif identité n'est synonyme ni d’univocité, ni d’absorption. Il renvoie à l’idée de personnalité et de génie propre. L’identité culturelle est donc à inventer. Non pas ex nihilo, c’est-à-dire à partir de rien, en faisant table rase du passé, mais en tenant compte des

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acquis millénaires de notre peuple qu’il appartient aux artistes d'affiner, de polir et de moderniser tout en évitant d’en faire une culture à la chaîne, complètement standardisée et dépersonnalisée, à l’usage des touristes en mal d’exotisme. Il conviendrait que l'on décèle, à travers chaque objet d’art la marque de l’artiste, son génie et sa weltanschauung, sa vision du monde, pour utiliser un terme consacré.

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Le mariage est l’aboutissement d’un long processus. Il se déroule en termes de stéréotypes et de formalités dans le discours amoureux, avec l’usage du lexique commun entre l’homme, la femme et l’animal, avec le recours à une terminologie adéquate au cours des négociations de la « dot »… Ce livre étudie le mariage dans la communauté tupuri au Sud-est du Tchad et au Nord-est du Cameroun, là où un accent particulier est mis sur la « dot » appelée, par ailleurs, « compensation matrimoniale ».

Titulaire d’une HDR en sciences du langage à l’Université de Picardie Jules Verne, maître de conférences, chercheur en linguistique culturelle de développement, chef de département de Langue et Littérature Françaises de la FALSH de l’Université de Maroua (Cameroun), Jean Paul Balga est auteur d’articles, d’un roman et de quatre ouvrages.

Etudes africaines

Jean Paul Balga

Modalités et décryptage du vocabulaire consacré au Tchad et au Cameroun

Le sens de la dot en pays tupuri

Le sens de la dot en pays tupuri

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Jean Paul Balga

Le sens de la dot en pays tupuri Modalités et décryptage du vocabulaire consacré au Tchad et au Cameroun

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Préface d’Henry Tourneux

ISBN : 978-2-343-25373-2

22,50 €