Le sauveur et les viscères de l'être: sur le gnosticisme et Michel Henry
 9782747568258, 2747568253

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TABLE DES MA TIERES
CHAPITRE I
CHAPITRE II

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LE SAUVEUR ET LES VISCÈRES DE L'ÊTRE Sur le gnosticisme et Michel Henry

THÉOLOGIE PLURIELLE Collection dirigée par Jad Hatem

Le pluralisme de la théologie chrétienne, ce fait irrécusable puisqu'il remonte au Nouveau Testament et procède de la richesse suréminente du Mystère christique, est aujourd'hui amplement reconnu, et de surcroît considéré comme un facteur décisif dans l'appropriation convergente de la vérité. Avec la montée en puissance des sciences humaines qui rivalisent avec la philosophie pour entrer en discussion féconde avec la Science sacrée, avec le recentrement de la théologie politique autour des thèmes de libération, de sécularisation et de critique, avec l'émergence des théologies du beau et de l'art et le renouvellement de l'hennéneutique, l'idée se fait jour que cette multiplicité commande toute approche nouvelle, notamment en matière de théologie des religions et de mystique comparée. C'est à ce dégagement des perspectives et au croisement des intentionnalités que cette collection entend faire droit. Dans la même collection J ad

HATEM, Extase cruciale et théophorie chez Thérèse d'Avila, 2002. Jad HATEM, La Gloire de l'Un. Philoxène de Mabboug et Laurent de la Résurrection, 2003. Bernard FORTHOMME, Sainte Dimpna et les fous de Geel, 2004

J ad Hatem

LE SAUVEUR ET LES VISCÈRES DE L'ÊTRE Sur le gnosticisme et Michel Henry

L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris FRANCE

L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRIE

L'Harmattan Italia Via Degli Artisti, 15 10124 Torino ITALIE

@ L'Harmattan, 2004 ISBN: 2-7475-6825-3 EAN: 9782747568258

"La pesanteur fuit devant la lumière et se cache honteuse, mais pénétrée par la lumière, elle en conçoit et enfante des formes magnifiques, et puis s'élance vers elle en de chaudes effusions d'amour". Schelling

A Etienne Ganty et Jean-Michel Longneaux

AVANT-PROPOS

Le présent livre porte sur le désir et la chair constamment rapportés à la gnose. La question de savoir si l'âme est naturellement gnostique prédispose un terrain que la théologie, la philosophie, la psychologie et l'art sont appelés à occuper simultanément ou dans la succession. Ces quatre disciplines sont ici convoquées, par-delà le labeur de l'érudition historique et philologique, pour l'examen du rapport entre mal, connaissance et salut tels que les articulent la gnose, particulièrement celle qui s'inspire de Valentin, et la pensée de Michel Henry à travers ses écrits christologiques et son premier roman, Le Jeune Officier. Nonobstant les convergences entre le gnosticisme et la psychologie complexe de Jung!, j'ai privilégié ici la psychanalyse freudienne qui est plus à même de pénétrer les arcanes de l'éros Il n'est pas certain que toute personne ressente le besoin d'être sauvée ou sache qu'elle le doive ou puisse. La première science est conscience de la chute, révocation de l'oubli qui induit une dramaturgie de l'éloignement et du retour. A quoi s'attache une deuxième science, à laquelle est assignée la tâche de développer un discours sur le sens de la manifestation. Ce qu'il en est de l'être, voici qui est demandé par toute quête, car il n'est pas de succès à espérer pour qui I

J'en ai fait état ailleurs. Voir J. Hatem, L'Echarde du mal dans la chair de Dieu, Paris, Cariscript, 1987; Hermann Hesse et la quête œ soi, Paris, Cariscript, 1988.

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ignore la nature du sol qu'il prétend révoquer. Qui aspire aux réalités supérieures s'attache d'abord à vaincre les inférieures qui le tiennent lié. Mais l'âme gnostique ne saurait se fier naïvement à un appel venu de l'outremonde. Elle requiert une triple révélation, au sujet d'elle-même, du monde et de l'au-delà. Sans la connaissance de la provenance de l'être et peut-être l'amère exploration de ses viscères, la bataille anticosmique aura peu de chance d'être couronnée par la victoire. Sans la certitude que l'essence de l'humain est de la nature même de la divinité, il n'y a pas assurance d'aller à un salut tramé dans la parfaite autonomie. Il est toutefois une gnose non théologique qui donne d'emblée le paradis. Henry qui l'a aperçue chez Kafka, lui fit un sort marquant dans L'Essence de la manifestation. Et il Y a un oubli qui est le fait d'un athéisme noble repéré par ce même ouvrage dans sa lecture de Niels Lyhne de Jens Peter Jacobsen.

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CHAPITRE I

SCENE PRIMITIVE ET CREATION EN GNOSE VALENTINIENNE "La folie vient en avant comme un signe effrayant de ce qu'est la volonté dans sa séparation d'avec Dieu ". Schelling, Stuttgart.

Conférences

de

I. LA FASCINATION

Il est peu probable que René Char évoquant" la Sagesse aux yeux pleins de larmes", songe à une faute qui l'aurait précipitée elle-même dans les affres de la déréliction. Je lui emprunte la figure pour emblématiser l'aventure de Sophia, trentième des éons célestes, dans un mythe gnostique du deuxième siècle, celui du système de Valentin, tel qu'il a été réélaboré par son disciple Ptolémée, car il propose du péché qui a conduit à l'expulsion du Paradis une variante particulièrement intéressante d'un point de vue analytique. Le gnosticisme porte sur notre monde un regard réprobateur, car il est l'effet d'une chute originelle hors de la réalité spirituelle. Quelques textes prêtent à l'Arne une

Il

fascination pour la matière qui a provoqué sa descenteI. Le mythe dont je propose une analyse (et qui se base essentiellement sur l'exposé qu'en fit Irénée de Lyon2) cherche, à l'opposé, le motif de la chute dans une préalable aspiration à découvrir le secret le plus intime de la génération. On ne tourne le regard vers le chaos que pour avoir été incapable de supporter la vue du rayonnement absolu3. Le désir de connaître le Père abyssal, autrement dit de "voir le Principe émetteur de sa semence" , pousse Sophia, à sortir de son rang et à s'élever vers lui. Elle est empêchée de l'atteindre par l'obstacle, appelé Limite, reconduite à sa place et obligée de déposer son Désir (Evev~llaLç)qui est expulsé du Plérôme. C'est à ce Désir qu'il appartint de créer le monde à partir de son angoisse (consternatio et anopLa) et de sa crainte (origine de la matière), de sa conversion vers la Lumière (origine des âmes) et de sa substance (origine des esprits). Guide mon interprétation l'hypothèse que la pulsion scopique à laquelle Sophia a succombé impliquait la scène primitive, puisque les trente éons vont par couple. Contredisant la lettre du texte, je m'efforce de montrer qu'il y a vraiment eu vision de l'étreinte du Père et de sa conjointe en m'appuyant sur le fait que Limite, par cela qu'elle était également appelé Croix, faisait office de souvenir-écran. La création du monde qui suit la chute peut dès lors être expliquée comme somatisation et sublimation (celle-ci au sens de Jung).

1 Cf. Hans Jonas, La Religion gnostique, tr. L. Evrard, Paris, Flammarion, 1978, p.90. 2 Contre les hérésies, tr. A. Rousseau, Paris, Cerf, 2001. 3 Traité tripartite, Nag Hammadi (NH) I, 5, p. 77, 17-18.

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II. LA PULSION SCOPIQUE

Le Père garde le droit de contrôle du regard. Voir sans être vu n'est peut-être pas seulement son affaire, mais cela même qui constitue sa nature. Selon le Traité tripartite, il s'interdit d'apparaître aux éons, autrement dit à sa progéniture, car ils en mourraient sur le champ (NH I, 5, p. 64). Seul l'arrogant Logos transgresse l'interdit. Aveuglé par la Lumière, il est la proie du doute (Ibid., p. 77). Dans la version de Ptolémée, Sophia s'oriente vers le couple originaire dans un mouvement de régression pour la raison qu'elle n'est pas suffisamment affermie en ellemême et par rapport aux autres. On le déduit de la suite de la présentation, car voici que deux nouveaux éons sont émis par le premier-né du couple originaire (Abîme et Silence) Intellect (uni à Vérité), ce sont Christ et Esprit Saint lesquels vont s'efforcer de consolider chacun des éons afin qu'il ne subisse pas la passion de Sophia. Le Christ va leur révéler que le Père est incompréhensible et insaisissable, tandis qu'Esprit les introduit dans le vrai repos, si bien que les voici" établis dans l'égalité de forme et de pensée" (I, 2, 5-6). Qu'est-ce à dire? La présomptueuse ignorait donc ses limites, et par là l'extension de son être, sa solidarité avec les autres éons, faite de distinction et de dépendance. Les questions: qui suis-je?, et que dois-je faire? font refluer son attention vers le mystère de l'origine, la sienne, mais aussi, par la puissance du raisonnement régressif, vers le mystère de l'origine de l'origine, au sujet duquel on apprendra, par le Traité tripartite, que le Père s'engendre lui-même (NH I, 5, p. 56). On peut certes envisager que la faiblesse de Sophia lui vient de son plus grand éloignement du Père, elle le trentième et dernier éon. Il ne faut pas négliger le fait que, par sa position, elle se trouve condamnée à ne pas produire, avec son conjoint Thélétos (Désiré!), un nouveau couple

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d'éons1 . Son étreinteest donc stérilesi bien qu'à la pulsion qui anime presque tous les éons, "de voir le Principe émetteur de leur semence et explorer la Racine sans principe" (I, 2, 1), il faut ajouter le besoin de ravir la formule procréatrice. Une autre version du système valentinien, rapportée par Hippolyte, ne donne pas de conjointe au Père primordial si bien qu'il engendre de luimême seul2. Dès lors, c'est parce que Sophia s'efforce de l'imiter qu'elle s'arrache à l'étreinte de son époux et commet le péché de démesure3. La version d'Irénée me paraît plus complexe. La situation se présente d'emblée comme privation non du paradis de la dyade enfant-mère, mais du pouvoir de contempler le Père. Par cela que Sophia désire le surprendre en tant qu'émetteur de la semence, c'est évidemment l'étreinte des (premiers) parents qu'elle entend observer. Freud remarque que les enfants se complaisent à observer les organes génitaux et sont animés de la pulsion de pénétrer le mystère de la procréation, à quoi correspond l'énigme du sphinx4. "Je suis le désir du regard ", proclame la Brontè (NH VI, 2, p. 19), autre personnage du gnosticisme. A supposer que Sophia ait dépassé cette phase, il lui reste à apprendre comment les parents fructifient. Mais rien n'interdit de lui supposer un degré de conscience supérieur, et la décision, à l'instar de la jeune fille soignée par Freud, d'empêcher le coït parental en

1 Cela se laisse déduire de l'exposé d'Irénée. Il convient de préciser que dans l'Exposé valentinien (NH XI, 2, p.34), Sophia déchue déclare qu'au Plérôme elle engendrait des éons avec son parèdre. 2 Réfutation de toutes les hérésies, VI, 29, 2. 3 Ibid., VI, 30, 6. 4 Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Idées/Gallimard, 1962, pp. 88-90. La Vie sexuelle, Paris, PUP, 1977, pp. 16-17.

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raison de son attirance pour le père!. Avec Tertullien qui parle explicitement de " dilection pour le Père "2, on peut diagnostiquer un désir incestueux de Sophia (consistant en l'accaparement de la semence paternelle) dont l'équivalent biblique est à chercher dans la tentation d'Eve par le serpent, phallus comme symbole de la force génératrice, qui peut être interprétée comme une scène de séduction. Le désir du Père vient à la fùle, selon Freud, de la substitution de l'enfant à l'envie du pénis auquel elle renonce3. La superposition des deux hypothèses: scène primitive et inceste paternel autorise à envisager la phase intermédiaire que reconnaîtrait Mélanie Klein: l'arrachement du pénis paternel à la mère qui l'a incorporé. En cet échec, la Limite (éon d'ailleurs émis par le seul Père) apparaît comme une réactivation du sentiment de castration. Il est à noter que si l'Abîme est Père des éons, il ne peut évidemment pas avoir émis Sigè, sa parèdre, par syzygie. Elle a dû être engendrée comme Athéna par Zeus. J'en déduis que leur relation est elle-même incestueuse. La faute de Sophia prend lors une coloration spéciale qui rappelle ce que Rank a imaginé du péché d'Adam: avoir couché avec la terre mère, cette Eve, fille et épouse du Père céleste, afm d'en extraire une nouvelle race4. De l'inceste dont elle est issue, Sophia ne sait rien. Et c'est sans doute pour cela qu'elle est incapable de renaître à elle-même d'un inceste. On pourrait croire Sophia mise hors de danger par l'expulsion de son désir et la consolidation des éons. Ce serait oublier qu'elle se trouve dédoublée et posée en spectatrice des tribulations de son désir. Je ne suis donc 1 Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, 1971, pp. 249-251. 2 Tertullien (Contre les Valentiniens, 9,3). 3 La Vie sexuelle, pp. 122, 130, 143. 4 Psychoanalytische Beitriige zür Mythenforschnung, LeipzigVienne, 1919, p. 120.

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pas d'accord avec Jung qui, ne considérant qu'une Sophia Achamoth, la tient pour la représentation de l'anima séparée

du conscientmasculin1. Par cela que Sophia demeure dans le Plérôme, la scission, quoique toujours immanente, prend une autre signification. Il est dommage que Jung n'ait pas perçu la pulsion scopique de Sophia, laquelle désormais devra juguler ses passions. III. LA CROIX

La Limite fait obstacle à la tendance incestueuse régressive qui n'est pas sans rappeler les kéroubim que Dieu poste au seuil de l'Eden afm d'en interdire l'accès au couple qui vient d'en être exclu. Deux paradis perdus. Qui ne voit pourtant la différence? La Limite prévient le crime, tandis que les kéroubim infligent un châtiment. A moins que le désir lui-même soit déjà faute! Bien que l'on insiste à dire que Sophia n'a rien saisi du Père, ce pour quoi son désir est resté informe, l'hypothèse ne peut être entièrement écartée d'un accès à la scène primitive. Je m'appuie sur l'indice suivant. Parmi les titres qui sont conférés à la Limite, certains comme Délimitateur et Guide ne font pas problème, ceux de Rédempteur et d'Emancipateur trouvent leur explication dans l'œuvre de purification et de consolidation à laquelle Sophia est soumise. En d'autres tennes, pour pouvoir retrouver sa place au sein du Plérôme, Sophia est dissociée de son désir. Et enfm, le titre qui m'intéresse, Croix. Son sens propre est rabattable sur les premiers, car le texte dit que le Désir fut" crucifié" (1, 2, 4). Mais outre qu'il J Les Racines d£ la conscience, Paris, Buchet/Chastel, 1971, p. 442. Jung privilégie ce qu'il appelle le roman d'amour de Sophia et du Sauveur (à savoir Christ). Bythos lui paraît représenter le père comme esprit (cf. Métamorphoses de l'âme et ses symboles, Genève, Georg, 1954, p. 712).

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conforte l'axe névrotique, le thème de la contradiction du désir révèle quelque chose du traumatisme initial. D'entre tous les titres de la Limite, Croix est le seul qui se donne en image, et qui, à cet égard, est à même de porter trace du vu. Limite reçoit le nom de Croix parce qu'elle crucifie le Désir, c'est entendu. Mais c'est la même Limite qui s'est dressée comme une palissade (autre sens de maupoç) entre le Père et Sophia afin d'empêcher toute vision. Je dis donc: Sophia a vu Limite en guise de Croix. Si cette déduction est correcte, il s'ensuit que Limite tient deux rôles. On connaît le premier: obstacle mis à la curiosité de Sophia, c'est une puissance qui sépare le Père de l'éon et le confIrme dans sa condition d'être dérivé. Le deuxième se découvre maintenant à nous: Limite est un souvenir-écran. Sophia a perçu quelque chose, ce croisement du Père et de sa parèdre, cette traversée de l'horizontale par la verticale, que schématise la croix. La sentinelle n'est donc pas entièrement mobilisée par l'instance refoulante. Elle a passé compromis avec le refoulé, lequel, dans ce cas, ne se borne pas à la seule pulsion scopique, mais suppose son remplissement partiel. Et c'est alors que la pulsion se renverse et reflue. On voit que le souvenir-écran révèle ce qu'il entend rendre inaccessible. L'escamoté n'est pourtant pas échangé, par simple déplacement, par du banal, ainsi que l'enseigne

Freud1, mais ici par du schématisé et ailleurs, par du dramatisé, et que Freud n'a su découvrir dans L 'Homme au sable, raison pour laquelle il lui a échappé que la trace mnésique de Nathanaël concernait la scène primitive transposée en opération alchimique et qui est d'autant mieux transsubstantiée dans le souvenir-écran qu'elle se trouve amalgamée à l'interdit et mise à son service. Il est maintenant possible de reconsidérer la crucifixion du Désir. Si la croix ne se contente pas d'empêcher la vision, mais témoigne de son fulgurant 1 Névrose, psychose et perversion, p. 117

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événement, alors l'interprète est porté à considérer la crucifIXion comme une intériorisation du coït parental1 dont on sait que l'expression fantasmatique n'exclut pas la violence, soit que la mère paraisse subir assaut2, soit que le père semble perdre son pénis dans l'aventure. Sans cette intériorisation, Achamoth se trouve dans l'incapacité de produire le monde. IV. L'ANGOISSE

Examinons à présent ce que le Traité tripartite appelle les maladies de l'éon déchu (NH I, 5, p. 77, p. 28). Tristesse, angoisse et désespoir, sont, depuis la chute, l'âme même, dit Bernanos en son Journal d'un curé de campagne. "Toute douleur vient de la peur ", dit le Tolstoï des Récits populaires. Précipitée hors du Plérôme, Achamoth se retrouve dans le vide la proie de l'angoisse. Freud disait que l'angoisse, chez l'enfant, est provoquée par l'absence de la personne aimée: "Sa libido se change en angoisse dès qu'elle ne peut atteindre à une satisfaction "3. Sur ce point encore, le mythe valentinien a fort bien vu, puisque Achamoth n'est autre que la libido de Sophia ayant reçu le stigmate du manque. D'entre les diverses théories freudiennes de l'angoisse, c'est la première, celle des Trois essais, qu'il faut privilégier pour le cas de Sophia: elle procède de la transformation de la libido insatisfaite faute d'exutoire

I

Cf. M. Klein, La Psychanalyse des enfants, Paris, PUF, 1959, p. 273. 2 Cf. Freud, La Vie sexuelle, p. 23 sur l'interprétation sadique du coït par le petit voyeur. 3 Trois essais sur la théorie de la sexualité, p. 135.

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(précisément l'aporie), car dans sa situation présente, elle ne court aucun danger de perdre l'objet! ou son intégrité2. V. LA MELANCOLIE

L'angoisse de la ségrégation, d'avoir perdu le contact avec la société (les éons) et soi (Sophia) et de se retrouver dans une solitude radicale jette Achamoth dans une apathie dépressive. Le fantasme de la scène primitive distribue ses effets autant dans la psychose que dans la névrose. Le sort d'Achamoth n'est pas sans rappeler le mécanisme de la mélancolie qui clive le moi, une partie renfermant le fantasme de l'objet perdu, l'autre devenant la partie critique. Sa culpabilité, comme seul un dépressif sait l'éprouver, se ramène à l'acte même d'exister. Car Achamoth se sent injustifiée. En vérité, l'injustification est son être même. C'est ce qui l'amène à s'adapter aux exigences de l'Autre, du Christ, qui, par l'information de sa nature, lui ouvre la voie de la création. C'est d'un même mouvement qu'on lui confère le droit d'agir et lui prescrit le devoir de se convertir au Principe. Par cela qu'il l'oblige à prendre conscience de sa faute, il l'empêche de s'en décharger sur autrui. VI. LA CREATION

Achamoth ne produit que le monde, une entité, douteuse dont il lui faut récupérer en soi les aspects subtils afin de remonter dans le Plérôme. Ordre du fantasmatique produit par parthénogenèse mentale et déjection pathologique.

1 Freud, Inhibition, symptôme et angoisse. 2 Freud, Abrégé de psychanalyse.

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Il se produit un morcellement, de type schizophrénique (effet de la division en Sophia et Achamoth), mais qui loin d'être irrémédiable, constitue l'étape obligée de la ressaisie, toutes choses devant s'ajointer selon leur identité substantielle respective par l'intermédiaire de l'élévation à la conscience. Cela est certes dû à la persistance du bon objet externe (l'éon Christ qui forme) et se fait reconnaître au moment décisif par son émissaire. C'est en effet l'envoi dans le monde de l'éon Jésus qui met un tenne à l'identification projective (on se prend pour corps, alors qu'on est âme ou esprit) et entame le processus d'intégration et de réconciliation moyennant la connalssance. L'âme et la matière naissent de la détresse d'Achamoth. La création est l'effet d'une somatisation au sens absolu: Le Désir déchu est Mater parce qu'il se fait materia. Il se dote d'un corps qui ne peut être dit sien, corps de la multiplicité immense où se décide la guérison qui est rapatriement. Ce qui naît alors et s'organise est l'exact analogon de la production artistique. Mais d'abord, il faut que se constitue le Moi comme identifié. Je fais allusion à la formation par Achamoth du Démiurge, lequel est issu de la substance psychique (elle-même émanée de la conversion d'Achamoth, ce retour de soi sur soi et à soi, comme dit PuechI). C'est à lui que revient la tâche de séparer les substances psychiques et hyliques et de produire les êtres. Le remarquable est qu'il forme ainsi le monde dans l'ignorance totale de la source des éléments dont il se trouve disposer et donc de la sienne propre, car il ne sait rien de sa génitrice. "Toutes ces créations, le Démiurge s'imagina qu'il les produisait de lui-même, mais en réalité il ne faisait que réaliser les productions d'Achamoth (H.). Il ignora jusqu'à la Mère: il s'imagina être tout à lui seul" (I, 5, 3). I Henri -Charles Puech, En quête de la Gnose, Paris, Gallimard, 1978, I, p. XVIII.

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Avec ce genre de considérations, il était dans l'intention des gnostiques de dégrader le statut du Dieu vétéro-testamentaire. Le remarquable, pour nous, tient au fait que tout à fait conscient de ses pouvoirs, seigneur des créatures qui sont sorties de ses mains, tant de celles qui lui sont consubstantielles, à savoir les êtres psychiques, ce pour quoi il mérite d'être appelé leur Père, que de celles qui ne lui sont pas consubstantielles, les entités matérielles, émanées de la crainte, de la tristesse et de l'angoissel d'Achamoth, ce pour quoi il est appelé Démiurge, le Roi de toute la création est parfaitement inconscient de ce qui se trame dans le Réel. Effet, il se prend pour la cause de soi. Et même de ses productions il n'est pas le véritable maItre: "Toutes ces créations, le Démiurge s'imagina qu'il les produisait de lui-même, mais en réalité il ne faisait que réaliser les productions d'Achamoth" (1, 5, 3). Traduisons: le désir brimé est la cause à la fois matérielle et efficiente de la production fantasmatique ou artistique. Il s'adjoint les services du Moi dans les phases supérieures de l'opus dès lors que sont requises la mise en forme et l'ordonnance dramatique, c'est-à-dire la temporalité. Le Moi œuvre consciemment pour sa seule satisfaction, quand il ne fait qu'obéir, sans le savoir, à l'injonction réparatrice. Qu'on se rappelle qu'il est de la substance même de la Conversion d'Achamoth. Autrement dit, il est constitutivement aspiration au retour au Paradis. Parce qu'il est laissé dans l'ignorance des entités et des événements plérômatiques et achamothique, ce qu'il est et le sens de son agir lui demeurent inéclaircis si bien qu'il en peut encore moins pénétrer la nécessité! Certes, il est de bout en bout conscience, mais entièrement adonnée à la gestion de l'émané. Il ne saurait donc s'égaler à la conscience de sa fondation dont il est la proie tout en lui obéissant. Il est 1 Les

Extraits de Théodote (48, 3) de Clément d'Alexandrie précisent: de la tristesse naissent les esprits du mal, de la crainte les animaux, de la stupeur et de l'angoisse les éléments.

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remarquable que l'œuvre au noir ne se produit pas ici dans les altitudes de l'inconscient qui est effectivement source de vie (lequel est resté scellé en lui-même), mais, à l'autre bout, dans" les lieux de l'ombre et du vide", moyennant l'amplification du purement affectif. Bannie du Plérôme, la libido n'est pas pour autant refoulée, dans un sens analytique. Bien au contraire, elle est appelée à s'élever à la conscience d'elle-même, dans la différence temporalisée de soi à soi, moyennant la création qui n'a rien ici d'une orgie de fantasmes, mais qui sait dissocier, former et organiser au bénéfice de la cure. Le devenir monde du désir n'est pas sans évoquer la sublimation, d'autant qu'au dire de Freud, le Moi y tient un rôle primordial car il lui appartient de transformer la libido objectale en libido narcissique avant de lui assigner un autre butl. "Lorsque l'on n'a vraiment rien à créer, dit Jung, on se crée peut-être soi-même"2. J'en déduis que la dispersion d'Achamoth n'est pas que l'effet ironique de la volonté sophianique de fusion avec le Père, car elle initie l'élucidation. Achamoth fixe l'image d'ellemême en sa complexité totalisante, étagée, fixation qui est en devenir. Que le monde soit uniformément présenté par les gnostiques comme l'issue fatale d'une catastrophe qui n'aurait pas dû avoir lieu et qu'on doit s'empresser d'abolir comme si ce n'était qu'un pur et simple délire pathogène, voici qui risque de nous faire négliger le fait que seule la passion d'Achamoth est créatrice et que c'est seulement par la production contrôlée, puis élucidée, que la remédiation a lieu, notamment par la libération des étincelles tenues captives dans le monde soumis à l'inflexible Nécessité, reconduisant la libido dans les parages de la conjugalité 1 Le Moi et le ça, in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1951, pp. 196-197. 2 Psychologie et orientalisme, tr. P. Kessler, J. Rigal, R. Rochlitz, Paris, Albin Michel, 1985, p. 217.

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(son époux sera l'éon Jésus), mais purifiée de ses excès et de ses scories, puisque l'élément purement hylique sera anéanti. Le retour est repos, professe l'Evangile de vérité (NH I, 3, pp.40-41). La sublimation qu'opère Achamoth sur sa personne en ses produits consonne parfaitement avec le concept jungien: " transformation pour laquelle le feu et la matière première noire sont nécessaires "1. J'aurais voulu citer ces vers de Heine que Freud prisait et où il est question de la maladie qui provoque la création et de la création qui est cause de la guérison2. Conclusion édifiante, à laquelle je préfère substituer une sentence de René Char : " L'âge d'or n'était qu'un crime différé ".

1 Lettre à Hesse du 18 septembre 1934. 2 Cf. Freud, La Vie sexuelle, p. 91.

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CHAPITRE II

LE DEVENIR HOMME DU LION. LE LOGION 7 DE L'EVANGILESELON THOMAS "Les choses qui s'opposent le plus sont justement les plus rapprochées" . Schelling, Clara. I. LE DEVENIR LION DE L'HOMME

La lecture du logion 7 de l'Evangile selon Thomas: " Bienheureux est le lion que l'homme mangera, et le lion deviendra homme; et maudit est l'homme que le lion mangera, et le lion deviendra homme" , présente la particularité de suggérer spontanément une correction, car on s'attend à une autre chute, de sens inverse et respectueuse du parallélisme: "et l'homme deviendra lion". Doresse, Kasser et Puech y inclinent. Ménard va même, dans sa traduction, jusqu'à la substitution sans autre forme de procès 1. De fait, on ne voit pas immédiatement pourquoi le félin deviendra homme qu'il le mange ou qu'il soit mangé par lui. Comme on ne connaît pas au logion de correspondant dans les Evangiles canoniques, l'interprète est acculé à des recoupements avec les documents gnostiques. Or la métaphore du lion y désigne le 1 L'Evangile selon Thomas, Leiden, Brill, 1975, p. 56.

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démiurge! ou les passions corporelles, tandis qu'homme signifie la dimension spirituelle. Les deux sont en conflit, chacun s'efforçant d'absorber autrui. La deuxième absorption rejoint le logion 60 : " cherchez une place de repos pour que vous ne deveniez pas un cadavre et qu'on vous mange", et une sentence de l'Evangile selon Philippe: " Ne crains pas la chair et ne l'aime pas. Si tu la crains, elle te dominera. Si tu l'aimes elle te dévorera" (NH II, 3, p. 64, 4-6). Il est à noter que les archontes sont qualifiés, dans L'Authentikos Logos, de mangeurs d'hommes (NH VI, 3, p.29, 18). La première absorption conforte une idée du logion Il : " Ceux qui sont morts ne vivent pas, et ceux qui sont vivants ne mourront pas. Les jours où vous mangiez ce qui est mort, vous en faisiez du vivant ". Le spirituel recueille en lui-même les pépites de vie dispersées dans la matière et leur redonne circulation vitale à l'instar du métabolisme de la digestion qui ressuscite la chair. Voici ce qu'en dit l'Evangile de vérité: "Dans l'unité chacun se reprendra; par la connaissance il se purifiera de la Pluralité en vue d'une Unité, en engloutissant la matière en lui, comme une flamme, l'Obscurité par la Lumière, la Mort par la Vie" (NH, I, 3, p.25, 10-19)2. En bref, si l'homme ne métamorphose pas le monde, il lui sera soumis. A la sentence paulinienne concernant le mortel englouti par la Vie (II Cor 5:4), l'Evangile selon Thomas, qui a identifié le mortel à la matière (ou le monde à un cadavre, comme au logion 56), fait un sort particulier puisqu'il admet une métamorphose du mortel. Comme dans le système valentinien, la matière n'est qu'effet de la 1 Cf. Hypostase des archontes, NH II, 4, p. 94, 17; Pistis Sophia, I, ch. 31; Origène, Contre Celse, VI, 31 & 37. Cf. Ps 17:12; 22:22 et I P 5:8. 2 Il est à noter que, selon l'Ecrit sans titre, la Mort est créée par le démiurge lion en réaction au don que fait Sophia de sa fille la Vie (Zoè) à Sabaoth (NH II, 5, p. 106, 23-24).

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déchéance de Sophia, elle est elle-même appelée à être apaisée dans le néant après que toutes les étincelles pneumatiques en auront été libérées et reconduites à leur principe. Tel est donc le lion qui deviendra homme, telle est sa béatitude, toute relative d'ailleurs. "Le Sauveur a englouti la mort", souligne le Traité sur la Résurrection (NH 1,4, p. 45, 14-15). Il est dans ces conditions logique que soit maudit l'homme que le lion mangerait, dans la mesure où l'asservissement de l'individu à la matière le réduirait à sa masse obscure, asservissant la vie en lui et renforçant le fauve. La conjecture: "et l'homme deviendra lion", se trouve par là justifiée. II. L'ASSERVISSEMENT DE LA LUMIERE PAR LES TENEBRES

Gianotto justifie pourtant le texte reçu: "Cette parole de Jésus veut simplement souligner l'impossibilité, dans un contexte gnostique, d'une totale absorption de l'élément spirituel par l'élément matériel et passionnel "1. Est-ce suffisant pour que le lion devienne homme? De surcroît, rien ne vient plus appuyer la malédiction qui frappe l'homme puisqu'il sortirait de l'épreuve inaltéré en son principe et même opérateur d'une transformation du fauve. En outre, les attaques du lion n'augurent pas d'une victoire aussi évidente et élémentaire, car le félin qui engloutit la puissance lumineuse de la Pistis Sofia diminue ses capacités de résistance au mal2. L'Evangile recommande plutôt (au logion 60) de tâcher de ne pas devenir cadavre pour n'être pas consommé. Le texte me paraît devoir être maintenu pour une autre raison. Le parlait, autrement dit le vivant, ne saurait être 1 Ecrits apocryphes chrétiens, I, Paris, Pléiade, 1997, p. 34. 2 Pistis Sofia, 17, 22; 28, 13-20.

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assimilé par la matière, seulement par la Vérité comme l'enseigne l'Evangile selon Philippe (NH II, 3, p.73, 2122). L'homme mangé mérite donc d'être maudit d'abord parce qu'il succombe aux séductions de la matière qui le souille, ensuite parce qu'il lui confère l'inestimable opportunité d'une anthropofication. Issu de la lumière (selon le logion 50), l'homme se trouve désormais plus qu'asservi au fauve, et plus même que léonifié (comme dans bien des morales le tyran et l'irascible1), car il donne pouvoir à la matière de s'approprier la lumière de l'intelligence pour en faire usage, et par là de la pervertir. Au thème gnostique de la chute de l'esprit dans l'immonde et à son corollaire, la nécessité de purifier le premier de toute infection par le second, s'adjoint la conscience du péril extrême que fait miroiter l'usurpation de la lumière par les ténèbres (thème qui donnera ses fruits les plus éclatants dans le manichéisme), en dépit de la négation d'une telle saisie par le Prologue johannique (ln 1:5). L'Ecrit sans titre connaît une pneumatisation de Crainte qui permet à cette dernière de se transtyper en archonte (de forme léonine d'ailleurs, et doué de parole!) en vue de dominer la matière2, mais ne lui revient-il pas aussi d'aspirer à exercer un pouvoir sur l'esprit? Là où l'interprète hésite entre la version manuscrite: " ... maudit est l'homme que le lion mangera, et le lion deviendra homme" et l'option correctrice: "... maudit est l'homme que le lion mangera, et l'homme deviendra lion", tout se passe comme si Dante n'avait pas eu à choisir. En effet, un des supplices du huitième cercle de l'Enfer met, pour ainsi dire, en diptyque les deux lectures: un serpent mord un homme et voici que leurs fonnes s'échangent (et I Pour ne donner qu'un seul exemple, où se trouve évoquée l'âme léonine, cf. J. Hatem, Yahyâ ibn 'Adî wa tahdhîb al-akhlâq, Beyrouth, Dar el-Machreq, 1985, p. 51; Id., Ethique chrétienne et révélation, Paris, Cariscript, 1987, p. 37. 2 NH II, 5, p. 99, 33-34 - p. 100, 1-7.

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peut-être aussi, suggère Schelling, leur matière!) : l'homme devient serpent, le serpent homme2. La hylè usurpe la pensée et l'imago Dei dans la mesure même où l'homme s'en trouve dessaisi3.

1 Dante dans la perspective philosophique, SW V, p. 161. 2 Inferno, XXV. 3 Cf. J. Hatem, Mal et transfiguration, Paris, Cariscript, 1987, pp. 10-13.

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CHAPITRE III

ETINCELLE CHRISTIQUE ET GNOSE REMANENTE "Seul ce qui est personnel peut guérir ce qui est personnel, et Dieu doit nécessairement devenir homme, afin que l'homme fasse retour à Dieu" (Schelling, Recherches sur la liberté humaine). I. LES ECLATS DU SAUVEUR

A l'union par l'amour où culmine l'expérience du mystique chrétien, la gnose préfère une identité originaire. " Je suis toi et tu es Moi. Où que tu sois, J'y suis. Je suis disséminé en toutes choses. D'où que tu le veuilles, tu Me rassembles. Et en Me rassemblant, c'est toi-même que tu rassembles". Le premier verset de l'Evangile d'Eve pouvait encore être entendu par le mystique chrétien, mais guère la suite, et donc il n'aurait pu assumer le sens que le contexte confère au premier verset. Le Christ johannique pourrait ouïr le Père prononcer sur sa tête les deux premiers versets, mais le reste n'a plus de sens pour lui. Et de fait, la recomposition du divin reçoit sa signification de la théorie gnostique du Sauveur immergé dans le monde qui l'a diffracté. Il est consubstantiel1 à l'âme qu'il entend I

O!-!OO'UOLOÇ se lit dans la Lettre à Flora de Ptolémée lorsqu'est mentionné l'engendrement par le Bien d'êtres semblables à lui (SC 24, p. 72).

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sauver (Je suis toi) et réciproquement cette âme est fragment de Lui-même (tu es Moi), ce qui explique qu'en se recueillant (retour en Adam) ce soit Lui qu'elle réunit à Lui-Même (restauration de l'androgynéité d'Adam)! . La distance immédiatement perceptible entre le Christ des Evangiles canoniques et le Sauveur gnostique n'a pas empêché de les identifier, sans que ce soit toujours pour des raisons d'opportunité, voire de dissimulation. Lorsque les tendances gnostiques issues de l'hellénisme égyptianisant et surtout des sensibilités religieuses iraniennes croisèrent l'événement de JésusChrist, elles s'emparèrent de la figure inouïe et interprétèrent pour leur compte son message non sans se laisser profondément infléchir par l'idée du Sauveur divin advenant dans le monde2. Les péripéties ultérieures du gnosticisme portent diversement la marque de cette imprégnation si bien que dans celles qui accordent au Christ une position centrale, les influences peuvent être dites réciproques, l'un offrant la matière et l'autre une forme. J'entreprends un voyage périlleux dans le corpus du gnosticisme classique3 dont il ne saurait être question ici l

Sur le retour d'Eve en Adam, cf. L'Evangile selon Philippe, NH II,

3, p. 68, 25-26. 2

Influences qui ne sont pas de pure forme. On sait depuis les recherches de C. Colpe (Die religionsgeschichtliche Schule, Dartstellung und Kritik ihres Bildes vom gnostischen Erlosermythos, Gôttingen, 1961) que n'existait pas, lors de la rédaction des Evangiles, de mythe du Rédempteur gnostique descendant dans le monde, présupposé par Bultmann, qu'il aurait suffi d'appliquer à Jésus. Au contraire, c'est de l'intelligence progressive du fait christique que se forme le dogme chrétien. 3 A distinguer de la gnose, tentation à l'œuvre dans toutes les religions (et les mentalités en général, à l'exemple de la psychologie de Jung ou des romans de Hesse) et qui peut avoir avec le gnosticisme des relations d'affiliation et de reconnaissance. Avec Christian Jambet, je distingue le gnosticisme comme phénomène historique bien délimité (ll°-illo siècles) et la gnose comme méta-

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d'honorer toute la richesse. Je me tournerai ensuite vers ses résurgences contemporaines pour examiner la reprise de ses thèmes fondamentaux par l'hindouisme. II. DISPOSITIF

CONCEPTUEL

Bien loin d'apparaître comme une excentricité sans valeur humaine, le gnosticisme représente, outre son extraordinaire élaboration imaginative et même son exploration de l'âme en une sorte de psychanalyse sauvage, une façon originale de concevoir la rédemption. Admis que le salut est envisageable soit comme une opération du Même dans le Même, soit comme une opération du Tout Autre dans le Même, le gnosticisme m'apparaît comme l'une des deux sous-sections de la voie d'immanence. La modalité du transcendant se caractérise par l'incapacité foncière, pour l'homme, de se sauver par soimême. Cette impuissance requiert l'intervention d'un Dieu qui n'est ni du monde ni même de l'âme puisqu'il serait aussi impuissant qu'elle. Cet état de choses n'exclut pas qu'il puisse y avoir entre Dieu et l'homme une relation d'analogie, l'un pouvant être créateur de l'autre (mais non émanateur ce qui reconduit, en ultime instance, au cadre de l'immanence). Il n'est toutefois pas nécessaire, dans ce schéma, que le Sauveur soit le créateur du candidat au salut. La détermination qui importe ici est négative. Dieu se présente comme le vraiment Autre, la création de l'homme à l'image de Dieu ne venant pas interrompre cette altérité radicale au plan de l'être (traduisible sous la forme: rien de l'homme n'est consubstantiel à Dieu 1), mais seulement l'atténuer au plan de la conformation et du dialogue (ce qui historique, forme transcendantale(La Logique des Orientaux,

Paris,

Seuil, 1983, p. 172). Il Y a lieu de penser si l'âme n'est pas naturellement gnostique. 1Sur la création ex nihilo chez Irénée, cf. Contre les hérésies, II, 10,4; II, 34, 2.

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laisse à penser que quelque chose de l'homme est susceptible du divin). On obtient donc un dégradé d'un extrême de la transcendance divine à une transcendance déjà relative car impliquant une relation avec la créature. Dans la sphère chrétienne, le marcionisme illustre la première forme de la modalité du Transcendant, le catholicisme (autrement dit la Grande Eglise) la

deuxième1.

La voie d'immanence comporte également un dégradé, soit que l'âme se sauve par la réminiscence (cas du platonisme), soit qu'un être extérieur au monde, mais non à l'âme, car lui étant connaturel, contribue à lui faire prendre conscience de son essence divine (cas du gnosticisme). Cette contribution peut prendre la forme d'une descente dans le monde de l'entité supra-mondaine qui, dans le valentinisme et le manichéisme, se voit attribuer le nom de Jésus. III. JESUS DANS LE GNOSTICISME CLASSIQUE

Pour saisir la réalité du Christ gnostique, le mieux est de circonscrire son point d'ancrage, là même où le Sauveur n'est pas toujours identifié à Jésus. La place qu'il vient partager dans le tableau gnostique est celui de l'éon envoyé dans le monde pour révéler les âmes à elles-mêmes, voire repêcher sa propre image comme dans Le Chant de la Perle. Mais comme les âmes sont des étincelles divines chues de la Terra lucida (ou même volées à Dieu par le

1 Marcion voyait en Jésus l'émissaire d'un Dieu d'amour venu sauver les créatures d'un autre Dieu, celui du monde, Dieu juste à qui il fallut payer tribut de sang pour le rachat. Mon classement exclut le marcionisme du gnosticisme car son dualisme et son anti-cosmisme relèvent d'un hyper-christianisme et ne s'appuient pas sur une quelconque allogénéité de l'homme par rapport au monde.

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diable selon le mythe bogomilel), la substance du Sauveur n'est pas foncièrement différente de celle des âmes (les pneumatiques à tout le moins qui contiennent une parcelle du Père2), et partant, le processus se présente, sans besoin de le tirer vers un psychologisme réducteur, comme une sorte d'auto-révélation (d'où le plan d'immanence) qui coïncide avec la reconnaissance de l'appartenance ontologique au Père (d'où derechef le plan d'immanence en dépit de la transcendance), appartenance qui rend a priori possible qu'on puisse, comme dit L'Evangile de la vérité (NH I, 3, p. 42, 11-38), reposer dans l'Un et écouter sa racine, à savoir le Père. " Je suis une image de l'Etant, dit le Sauveur dans la Première Apocalypse de Jacques. Or j'ai amené au dehors son image afm que les fils de l'Etant sachent quelles choses leur sont propres et quelles leur sont étrangères" (NH V, 3, p.25, 1-5). Révélant ce que les âmes ont de propre, il les révèle à elles-mêmes. Le Livre de Thomas l'Athlète ne fait pas dire autre chose au Sauveur: "Je vais t'apprendre ce que tu as pensé en ton cœur" (NH II, 7, p. 138, 6-7). Tel est le sillon originaire sur lequel s'aligneront tous les autres: que l'âme, sinon parfois le monde même, soit une manifestation inversée de l'essence pure. Pour marquer la consubstantialité du Sauveur et de l'âme, le gnosticisme use également de la métaphore de leur fraternité comme dans L'Exégèse de l'Arne (NH II, 6, p. 132, 6, p. 133, 3) ou carrément de leur gémellité. C'est la raison pour laquelle se sont transmis sous le nom de l'apôtre Thomas (nom qui signifie Jumeau) des textes gnostiques de première importance, un Evangile, des Actes et Le Livre de Thomas l'Athlète qui débute par cette déclaration de Jésus: "Puisqu'on dit que tu es mon 1

Cf. Jordan Ivanov, Livres et légendes des Bogomiles, Paris, Maisoneuve et Larose, 1976, p. 56. 2 Irénée, Contre les hérésies, II, 19, 3. Pour le Jésus de la Pistis Sophia les âmes de ses disciples émanent du Réel lumineux supramondain.

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jumeau et mon véritable compagnon, examine-toi et comprends qui tu es et comment tu es ou ce que tu deviendras" (NH II, 7, p. 138,7-10). Pour la même raison, le gnosticisme fait usage, en concurrence de la gémellité du Christ, du symbole de sa conjugalité avec Marie-Madeleine. La place privilégiée qu'en maint texte elle occupe n'a aucune signification biographique de l'aveu implicite des gnostiques euxmêmes. Le symbolisme autorise des métaphores charnelles. C'est ainsi que l'Evangile selon Philippe présente la Magdaléenne comme la compagne de Jésus (NH II, 3, p. 59, 9) à qui souvent il donne un baiser sur la bouche, et qu'il préfère à tous ses disciples (Ibid., p. 63, 34-36), la rendant dépositaire de secrets ignorés de Pierre comme il est dit à la fm de l'Evangile selon Marie. Le sens du baiser et de la préférence est pour ainsi dire simplement pédagogique puisque le texte est précédé de la mention de la Sophia stérile, mère des anges, et d'un même souffle, de celle Marie-Madeleine, la compagne du Fils (Ibid., p.59, 30-33). Ceci revient à identifier la Magdaléenne à Sophia, l'éon déchu (ou dégradé) et qui, s'aidant des anges émanés d'elle, a produit le monde matériel. Or la salvation de Sophia a lieu moyennant son union au Soter! (à savoir le Sauveur, en tant que Christ céleste, éon émané de l'ensemble du Plérôme aux desseins d'une mission auprès de la disjointe). Madeleine est donc l'analogon terrestre de Sophia, comme le Jésus humain, sur qui est descendu Soter, l'est de ce dernier qui l'a investi2. Mais le décisif est

I Cf. Irénée, Contre les hérésies, I, 7, 1. 2 On aura compris qu'il y a trois Christs dans le système valentinien: celui, compagnon de l'Esprit-Saint, qui reste dans le plérôme où il a restauré l'harmonie, le Sauveur qui en sort pour s'apparier à la Sophia inférieure (appelée dès lors Achamoth) et qui, expulsée et vagissante a besoin d'être formée, et enfin le Jésus œ l'économie qui se revêt d'un corps psychique pour apparaître aux hommes (cf. Irénée, Contre les hérésies, III, 16,1). Des trois Christs

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que cette analogation est elle-même le symbole de l'identification de soi, autrement dit, de l'union de l'Arne et de l'Esprit exprimée dans le valentinisme par la métaphore du mariage de l'image et de l'ange (Ibid., p. 58, 11-14; p. 65, 11-25)1. La personne retournée en elle-même n'est plus alors un chrétien, "mais un Christ" (Ibid., p. 67, 27). Ce qui, sans minimiser le rôle du Sauveur, en fait un accessoire puisque le principe et la réalité du salut se trouvent dans l'individu lui-même et sa puissance de gnose. Ainsi: " Tu as vu l'Esprit, tu es devenu Esprit. Tu as vu le Christ, tu es devenu Christ" (Ibid. p.61, 29-31). Autrement dit, dès lors que l'homme devient son esprit, l'Esprit du Plérôme s'unit à lui (Ibid., p.78, 33-34). On préférera la formule lapidaire de l'Evangile selon Thomas (~ 106) : " Quand vous ferez de deux un, vous deviendrez fils de l'homme ". Les deux sont l'esprit et l'âme; fils de l'homme signifie le Christ. En conclusion, gémellité et conjugalité ne renvoient pas, en profondeur, au statut privilégié de deux confidents, statut qui authentifie les Evangiles thomasien et marial, mais au caractère essentiel de toute âme et à sa renaissance. Ces motifs se retrouvent dans l'aire iranienne. Jésus, dans le manichéisme, est l'Intellect (le Noûs) qui réveille l'âme, manière de dire que celle-ci, consubstantielle à Dieu, se sauve elle-même. Alexandre de Lycopolis résume lapidairement tout l'apport de Jésus: "Le Christ est intellect. Venu du lieu d'en haut, il a délivré la plus grande partie de la puissance pour la restituer à Dieu et fmalement, par sa crucifIXion,il a fait connaître que c'est de la même façon que la puissance divine est chevillée ou, pour mieux dire, crucifiée à la matière,,2 . Cet apport se réduit manifestement à l'illumination, la crucifIXion n'ayant par se distingue encore l'éon Logos que les Valentiniens identifient à l'Intellect (Ibid., I, 8, 5). 1 Cf. Irénée, Contre les hérésies, I, 21,3. 2 Contre la doctrine de Mani, VII, 14-19 (tr. A. Villey, Paris, Cerf, 1985, p. 61).

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elle-même aucune efficace puisque son rôle est de simple symbolisation du drame cosmique de l'absorption de la Lumière par la Ténèbre. En outre, la descente ne saurait passer pour une incarnation. Le Jésus manichéen ne peut être un homme parfait puisque la matière est le mal (" Je n'ai pas fait naître mon Seigneur dans une matrice immonde ", clame le Psaume manichéenl). Il se contente de prendre apparence d'homme, car disent les textes, il est venu en un "corps spirituel" ou encore, autre formule attestée et qui revient fmalement au même, "sans corps". Le docétisme en rejaillit donc sur la crucifIXion qui, outre son efficace, perd sa réalité, à l'encontre de la doctrine de la Grande Eglise2. Et pour cause, le Christ manichéen, à quelque étape que ce soit de son intervention en faveur des particules divines immergées dans l'immonde, ne fait que les révéler à elles-mêmes. Le saIut réside dans la gnose qui initie le grand retour. Le Jésus valentinien est généralement exempté de la substance hylique, car elle n'est guère apte au saIut4. De l'examen de la nature de Jésus-Christ dans le gnosticisme et de son rôle salvateur, il appert que son geste se borne à éveiller les âmes à elles-mêmes et, par des rites appropriés, notamment la vêture de son Nom, leur faire traverser le cosmos qui gît sous la domination hostile des archontes. Le docétisme gnostique retentit sur la Crucifixion ramenée à un simulacre. On rapporte une 1

Psaumes des errants. Ecrits manichéens du Fayyûm,

176, 16

(Paris, Cerf, 1994, p. 127). 2

Cf. Tertullien, De resurrectione carnis, VII, 2. 3 Le thème du retour n'est proprement gnostique que s'il est couplé à la connaissance de Soi. Quant au docétisme récurrent dans le gnosticisme, il prend plusieurs aspects, notamment celui de la remplacement. La Paraphrase de Sem fournit même le nom du substitué au Sauveur: Soldas (NH VII, 1, p. 39, 30-31). Selon Irénée, on proposa également le nom de Simon de Cyrène (Contre les hérésies, I, 24, 4). 4 Irénée, Contre les hérésies, I, 6, 1.

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rencontre avec un Jésus dédoublé ou même superposé: d'un côté il est conduit au supplice, de l'autre il rit audessus de la croix ou converse calmement expliquant l'illusion1. C'est que l'âme possède en soi le germe et la condition du salut de par son éternité et sa divinité à tel point que Monomoimus recommandait l'abandon de la quête du Dieu transcendant afm de trouver le Dieu immanent: " Apprenez qui est celui en dedans de vous qui

fait siennes toutes choses et dit:

If

Mon Dieu, mon esprit,

ma pensée, mon âme, mon corps" ,,2. L'Evangile selon Thomas (9 19) fait dire à Jésus: " Heureux celui qui était avant d'exister", sous-entendu, par sa semence pneumatique. Or cela même que Jésus dans l'Evangile johannique le disait de lui-même: " .. .avant qu'Abraham fût, je suis" (Jn 8:58), s'avère pour le gnosticisme, dicible par tous. L'Evangile selon Philippe, qui reprend la formulation de l'Evangile selon Thomas, précise: " ... car celui qui est était et sera" (p. 64, 11-12). C'est la caractéristique de Dieu même. L'âme est divine, donc incorruptible en son essence. De là cette sentence de l'Evangile selon Philippe: " Jetée dans la boue, la perle n'a pas moins de valeur; ointe de baume elle n'en acquerra pas davantage, mais elle garde sa valeur pour son propriétaire. Ainsi en est-il des fils de Dieu: où qu'ils soient, ils gardent leur valeur pour leur Père" (p. 64, p. 17-26). Il était fatal que le gnosticisme et le catholicisme finissent par se croiser pour la raison que tous deux, de part et d'autre de la ligne de démarcation qui sépare le transcendant et l'immanent, envisagent leur approximation: pour le gnosticisme, en dépit de l'immanence le salut vient d'en haut; pour le catholicisme, en dépit de la transcendance un lien avec le créé préexiste et survit à la catastrophe sans parler de la coopération de l'humain au salut. Croisement qui se résout par l'expulsion réciproque. 1

L'Apocalypse de Pierre, NH VII, 3, pp. 81-82.

2

Cité par Hippolyte,Réfutationde toutes les hérésies, 8-15.1-2. 39

L'Eglise catholique doit se défendre contre la tentation gnostique avec Irénée, Hippolyte et Tertullien. Les gnostiques à leur tour fulminent contre ceux qui, ayant reçu le message sans le comprendre, se rabaissent à un

degré inférieurà celuides païens1.

IV. JESUS DANS LE NEO-GNOSTICISME

Le concours de plusieurs facteurs a permis au XXo siècle la résurgence d'un Jésus gnostique. D'abord, l'irruption de la pensée indienne en Occident, notamment du Védânta, ensuite la découverte inestimable des manuscrits de Nag Hammadi, enfin l'échéance du nouvel âge astrologique qui échauffe les esprits. Parmi tous les mouvements contemporains qui gnosticisent la figure de Jésus, mention particulière doit être faite de l'Association Métanoïa, fondée en 1974 en vue d'approfondir et de promouvoir l'Evangile selon Thomas, exhumé trente ans plus tôt. Les membres, dont le plus prolifique reste Emile Gillabert, partagent l'idée que ledit Evangile mérite seul le label d'authenticité, les canoniques ayant été altérés. Sur le plan scientifique, leur position théorique inverse la thèse communément admise, celle d'une modification par des rédacteurs gnostiques d'un fonds ancien judéo-chrétien2. Le projet de Métanoïa conjoint deux démarches, scientifique et doctrinale. La première table sur la philologie et l'histoire, la deuxième centre le message de I

Le Traité d'autorité, NH VI, 34, 10-20. Exception doit être faite de l'Evangile johannique qui, comme a tenté de le montrer Bultmann, subi partiellement l'influence gnostique (cf. Rudolf Bultmann, Le Christianisme primitif dans le cadredes religions primitives, Paris, Payot, 1969, p.217). Avec le film Stigmata une nouvelle péripétie dans le regain gnosticisant œ l'intérêt pour l'Evangile selon Thomas, les contre-vérités s'amoncellent et la querelle s'envenime contre l'Eglise. 2

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Jésus sur la connaissance de soi. Cette jonction va à contre courant de la méthode de l'exégèse moderne qui les dissocie de plus en plus, par cela que l'infiltration du préjugé doctrinal dans le point de vue scientifique est de nature à infléchir le jugement. Le centrement du message de Jésus sur la connaissance de soi opère un déplacement par rapport au christianisme, car l'Eglise avait dégagé deux autres noyaux, le message propre de Jésus centré sur l'avènement du Royaume, et le kéryme des Apôtres fondé sur la personne du Seigneur ressuscité. La tension de ces deux noyaux ne mettait pas en péril l'Annonce dans la mesure où le deuxième livrait le sens du premier en fournissant la clef qui permît l'accès au Royaume et que dans l'un et l'autre cas la transcendance de Dieu par rapport aux hommes n'était pas mise en cause. Certes, la connaissance de soi ne suffit pas à circonscrire le champ du gnosticisme, car outre que le socratisme ne conduit pas nécessairement à l'unité essentielle des êtres, un socratisme chrétien répond aux vœux de la meilleure tradition mystique chrétienne comme l'atteste avec éloquence Le Château intérieur de Thérèse d'Avila. Caractérise le néo-gnosticisme de Métanoïa, l'idée que la connaissance de soi débouche sur le non-dualisme. Voici à titre d'exemple une exégèse de Gillabert. Le logion Il énonce: "Jésus a dit: Ce ciel passera et celui qui est au-dessus de lui passera, et ceux qui sont morts ne vivent pas, et les vivants ne mourront pas. Les jours où vous mangiez ce qui est mort, vous en faisiez du vivant. Quand vous serez dans la lumière, que ferez-vous! Au temps où vous étiez Un, vous avez fait le deux; mais alors, étant deux, que ferez-vous?". Commentaire: "Le présent logion

-

comme du reste la plupart des logia de l'Evangile

selon Thomas - est incompréhensible dans le contexte religieux judéo-chrétien. La question répétée Que ferezvous? met en cause le dualisme dans lequel s'est enlisé le christianisme et rend l'homme pleinement responsable de 41

son destin. Le logion s'éclaire par contre à la lumière d'autres textes gnostiques qui prolongent une tradition devenue étrangère à l'Eglise chrétienne et combattue par elle. Nous devons retourner à l'Un d'où nous venons, et toute la création avec nous. Et par création, il faut entendre non seulement le monde phénoménal comme notre ciel, mais également le monde des anges qui émane aussi de l'Un: Ce Ciel passera, et celui qui est au-dessus de lui passera. Ceux qui ont rejoint l'Un durant leur vie telTestre, c'est-à-dire retrouvé leur condition originelle, ceux-là ne meurent pas. Nous lisons dans l'Evangile selon Philippe: Pendant que nous sommes en ce monde, il nous convient d'acquérir la résurrection (retour de la mort à la vie et non réanimation du cadavre), afin que, si nous nous dépouillons de la chair, nous soyons trouvés dans le repos et que nous n'errions pas dans le milieu (la mort); plus loin, il est dit: La Vérité est un mangeur de Vie. C'est pourquoi personne de ceux qui se nourrissent de la Vie ne peut mourir. Jésus est venu de ce Lieu-là et en a apporté des nourritures, et à ceux qui veulent il a donné la Vie, afin qu'ils ne meurent pas (NH II.3 66. 16-20 et 73. 2224) ,,1. Tout le commentaire est orienté dans un sens nondualiste qui prend le contre-pied de la thèse d'un dualisme gnostique. Là où les hérésiologues constataient l'anticosmisme des gnostiques (dont L'Evangile selon Thomas garde plus d'une trace), leur mise en opposition, qui en est le corollaire, de l'âme et du corps-tombeau, et enfin leur distinction entre les pneumatiques, les psychiques et les hylétiques, les néo-gnostiques insistent sur la consubstantialité de l'esprit qui est dans l'homme I L'Evangile selon Thomas, présentation~ traduction et commentaires de Emile Gillabert~ Pierre Bourgeois~ Yves Haas~ Paris~ Dervy~ 1985~ p. 169. Gillabert convertit la résurrection des morts et l'avènement du Royaume en éveil spirituel, ou en réalisation! (Paroles d£ Jésus et pensée orientale, Marsanne, Ed. Métanoia, 1974, pp. 37, 43, 48, 94).

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avec l'esprit divin, et donc sur la continuité ontologique entre l'Un et le multiple, continuité qui autorise le rapatriement métaphysique. Quand donc Gillabert reproche son dualisme à l'Eglise chrétienne, il n'entend pas l'anti-cosmisme, mais la création ex-nihilo. L'examen des concepts était donc requis, des positions adverses pouvant passer pour dualistes selon la pierre de touche. Quand Le Deuxième Traité du Grand Seth fait dire au Christ qu'il faut oublier la dualité (NH VU, 2, p. 65, 23), cela recouvre un appel à la réduction de la personne au pneumatique. Si le Jésus terrestre est seulement l'occasion du saIut, sa fonction est interchangeable. Mieux, si chacun porte en soi la condition du salut, l'intervention d'un Sauveur céleste n'a plus qu'un aspect anecdotique, et son rôle peut être disqualifié an plan de l'ontologie. C'est pourquoi, les néognostiques sont empêtrés dans la contradiction de considérer Jésus comme l'origine du gnosticisme et d'en professer, non-seulement le caractère non-chrétien, mais également sa préexistence à Jésus!. Contradiction que résout la notion de non-dualisme dont la connotation indienne n'est pas absente. Gillabert pousse l'audace jusqu'à la conciliation entre le Védânta et l'Evangile selon Thomas: "Dans les Upanishads comme dans l'Evangile, le monde nous est présenté comme un aspect trompeur et changeant de la Réalité seule vraie et immuable". Dans ces conditions, l'Unité peut être explicitée en tennes d'identité du Soi (âtman) et de l'Absolu (Brahman)2, formule qui n'est pas plus vraie pour Jésus (énonçant: le Père et moi sommes un ») que pour chacun3. A cet égard, la sentence haIlâjienne " Anâ l-Haqq", quand enrôlée en faveur de la doctrine de l'Unicité de l'existence (wahdat al-

I

Voir d'Emile Gillabert, Jésus et la gnose, Paris, Dervy, 1981, p. 134. 2 Jésus et la gnose, p. 124. 3 Paroles de Jésus et pensée orientale, p. 64.

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wujûd)l, rejoint la thèse gnostique et instaure entre Jésus et Hallâj une isomorphie parfaite et telle que la condition ontologique du premier ne serait en rien supérieure à celle du deuxième. On donne alors au soufi davantage que sa propre revendication. Entre lui et le Créateur, il n'a jamais perçu de plus, sur le plan ontologique, qu'une affmité spirituelle tournée par l'amour en conformation. Et c'est sur la double base de cette affinité et de la transcendance divine inlassablement professée par lui, que l'union devient possible et même pensable, car ultimement, il n'y a pas d'union si préexiste l'identité, comme Çankara n'a pas manqué de l'établir . Que devient alors la signification de cette conjonction? Réponse: "De telles correspondances dans le temps et l'espace témoignent de constantes universelles dès lorsqu'il s'agit de la connaissance au sens gnostique du terme. Elles ne passent ni par les rituels, ni par les dogmes, ni par le moralisme, car elles ont trait à une Réalité ~ui est en même temps transphénoménale et intérieure". Ce discours tient sa pertinence du fait que le non-dualisme exprime une tendance de la pensée humaine et illustre accessoirement une version extrême de toute mystique. Ce n'est que par une pétition de principe, dont le bien-fondé est invérifiable et que la phénoménologie des religions bat en brèche, que l'on peut soutenir, avec René Guénon, que "la doctrine de l'Unité, c'est-à-dire l'affmnation que le Principe de toute existence est essentiellement Un, est un point fondamental commun à toutes les traditions orthodoxes ,,4. 1

Cf. Djamchid Mortazavi, L'Autre Face d£ la pensée musulmane, Monaco, Rocher, 1997, pp. 87-103. 2 Cf. J. Hatem, Introduction à la lecture d£ Çankara, Paris, Geuthner, 1999, p. 76. 3 Jésus et la gnose, p. 124. 4 Aperçus sur l'ésotérisme islamique et le Taoïsme, Paris, Gallimard, 1973, p. 37. La critique de Guénon ne contredit pas ma théorie de la rosace (cf. mon Suhrawardî et Gibran, prophètes d£ la

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La tentation est alors forte non seulement de comparer, mais aussi de ramener le message de Jésus à celui de tous les grands sages. Gillabert ne s'en prive d'ailleurs pas qui non content d'aligner Jésus sur le Bouddha, Ramana Maharshi, Eckhart et Ibn' Arabî (dans cet ordre, ou plutôt désordre, puisqu~ le temps ne joue aucun rôle dans l'affaire, chacun incarnant la tradition authentique puisqu'il la retrouverait en lui), choisit de conférer aux Védas le rôle incongru de critère essentiell. C'est avouer que l'Evangile selon Thomas ne suffit pas de soi à l'établissement de la métaphysique sur laquelle l'interprétation néo-gnostique l'étaie. L'inscription du prétendu enseignement de Jésus dans la tradition relève donc d'une pétition de principe: "Nous pouvons compenser les outrages du temps par le témoignage des sages, des éveillés qui ont incarné l'esprit de la tradition pour nous montrer celle-ci dans sa rectitude"2. Ce qui revient à dire qu'on ne contente pas de "corriger" le Nouveau Testament par une tradition qui lui est étrangère (et qui n'est même pas une tradition, mais une synthèse qui ne dit pas son nom, voire souvent l'informe produit d'un éclectisme sans aveu), mais qu'on s'efforce aussi de comprendre par elle l'Evangile selon Thomas lui-même! Ainsi cette proposition ahurissante: "La métaphysique, propre à l'Orient, que seul en Occident Maître Eckhart a approfondie, pennet une juste appréciation des paroles de Jésus ,,3. Sentence qui doit nous rappeler que Michel Henry comprend le Nouveau Testament par le biais des sermons du génial dominicain. terre astrale, Beyrouth, Albouraq, 2003, ch. IV), car on ne peut considérer que l'Inconditionné est l'Un-Tout ou le substrat unique ce l'être, sinon dans le cadre d'une doctrine particulière, c'est-à-dire du relatif. Car rien n'interdit que l'Inconditionné soit le Dieu créateur, ou même le Tout-Autre. I E. Gillabert, Paroles de Jésus et pensée orientale, pp. 56-58. 2

Paroles de Jésus et pensée orientale,p. 57.

3 Paroles de Jésus et pensée orientale, p. 68.

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Dans la partie avancée de leur doctrine, Gillabert et ses amis, doivent tenir pour négligeable, et paradoxalement rien qu'historique, l'apport personnel de Jésus, puisqu'en sa vérité retraçable ailleurs et en tout temps, ce qui n'était pas l'opinion des gnostiques chrétiens comme Valentin pour qui le caractère d'éveilleur dévolu à Jésus avait, à tout le moins, caractère d'unicité absolue. Je m'explique: pour autant que le non-dualisme transcende les confessions, peu importe tel ou tel éveilleur, tous n'étant au fond que des réalisations du Soi identique. L'éveilleur fmalement s'avèrera un simple support de la projection du seul maJ.tre qui vaille, le Soi même de l'adepte. Le gnosticisme d'inspiration chrétienne n'avait pas de Jésus une idée aussi désinvolte puisqu'en lui se résume le Plérôme divin. Les Leçons de Silvanos enseignent: "Le Christ est le Tout; qui ne possède pas le tout ne peut connaître le Christ" (NH VII, 4, p. 102, 5-7). Tout, est d'ailleurs l'un des noms du Christ, par cela qu'en lui l'ensemble des éons ont déposé la fleur d'eux-mêmes!. Du Christ seul il est dit qu'il est" Dieu et maître" (Ibid., p. 110, 17-18). Les" traces divines ", elles, sont dites" de la famille de Dieu" (Ibid., 115, 21-22). Il faut en prendre son parti: par sa dramaturgie, par sa christologie et même par son ontologie en dégradé, la matière par exemple émanant des affres de Sophia, le gnosticisme valentinien ne coïncide pas avec le nondualisme strict bien qu'il puisse y être réduit, mais ce serait alors en ultime instance rejoignant plutôt le non-dualisme cosmique du Rig- Véda et de la Chandogya Upanishad que le non-dualisme acosmique de la Brihadâranyaka Upanishad puisque le monde est issu d'une déflagration divine, non d'une illusion. La notion de non-duel véhiculée par Gillabert est imprécise (ce qui lui permet d'y jeter pêlemêle le soufisme, la Gîtâ, le Tao, le Tehan...) si bien

1

Cf. Irénée, Contre les hérésies, I, 2, 5; II, 14, 6.

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qu'elle ne reçoit son contenu que négativement: irréalité ultime de la matière et rejet de la création ex nihilo. Contre la méthode de Gillabert qui le conduit à critiquer le pisticisme chrétien, on peut faire valoir qu'elle n'est même pas fidèle au gnosticisme né dans l'aire de déploiement du christianisme. V. L'EVANGILE SELON THOMAS EN HINDOUISME

Examinons si l'enquête conduite d'un point de vue hindou aboutit au même résultat. Assez vite, et sans coup férir, bien des esprits en Inde conférèrent à Jésus la qualité de descente (avatar) divine, une parmi d'autres1 (et au détriment de la doctrine de l'humanité de Dieu bien comprise), ou, à tout le moins, la qualité déjà enviable d'homme illuminé. Ce statut rabaisse sa nature divine (au sens chrétien) au rang de substrat ontologique universel dans le même temps où l'essence des individus est élevée à ce même rang. Les avatars et les hommes, sans oublier les choses, participent du même Absolu. Osha Rajneesh l'a deviné pour qui le Christ est fils unique, autant que Krishna et Bouddha et même de tout un chacun!2 Une exégèse védântine des Evangiles canoniques n'est pas à l'aise dans l'atmosphère et l'anthropologie sémites qui présidèrent à leur composition. Un disciple de Râmakrishna, par exemple, qui n'hésite pas à faire de Jésus 1 Par exemple Swami Akhîlânanda, Hindu View of Christ, New York, Philosophical Library, 1949, p. 22. C'était aussi le sentiment de Râmakrishna dont le cas se distingue par le fait qu'il présenta sa conviction comme le fruit d'une expérience directe.

2

Osha Rajneesh, Viens, suis-moi. Entretiens sur Jésus, La Ferté

Alais, Ed. du Gange, 1995, I, p. 23. L'auteur démythologise notion d'avatar exprimant une incarnation de la conscience divine tant qu'éveil (Ibid., II, p. 33). Christ en devient un nom commun non plus le titre unique: "Chaque fois qu'un christ parle de divine nature... " (Ibid., II, p. 191).

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la en et la

un avatar, allègue, pour justifier la prétention émise par lui d'être l'unique voie, que le Je qui profère la parole n'est pas le personnage historique, mais Dieu même (argument qui servit jadis à tenter de " justifier" Hallâj), si bien que tous les avatars partagent le même statut. Ou la doctrine chrétienne de l'Incarnation lui échappe totalement (qui interdit de par l'anthropologie sémite la réduplication) ou il n'en a cure. D'ailleurs la portée sotérique de la Croix est effacée au profit d'une réalisation de "cette vérité que Dieu est toujours présent en nous ,,2. L'hindouisme me paraît personnifier l'excellence du paganisme, si bien que le Kévalâdavïta Védânta, loin de l'abolir l'accomplit, car ce que ce dernier élimine, ce n'est pas l'immanence (qui serait la mâyâ) au profit de la transcendance (qui serait l'Un sans second), c'est l'inverse, car c'est la transcendance qui est pour lui la mâyâ. La différence entre Dieu et l'homme échappe d'autant plus à l'hindouisme que le christianisme lui paraît y renoncer. Il est donc fatal que des penseurs indiens s'intéressent plutôt au Jésus du gnosticisme3, chose faite avec Osho Rajneesh et Swâmi Shraddehânanda Giri, auteurs de commentaires de l'Evangile selon Thomas. Osho (1931-1990), outre de libres variations sur les évangiles canoniques, donna des causeries en août et septembre 1974 à Poona en prenant pour canevas l'Evangile semi gnostique4. Je dis canevas parce que 1

Swami Prabhavananda, The Sermon on the Mount according to Vedanta, New York, Mentor, 1972, pp. 43-44. 2 Ibid., p.71. 3 Je ne partage pas l'hypothèse d'Edward Conze, invérifiée selon ses propres dires, d'une influence du Mahâyâna sur le gnosticisme (influence peut-être réciproque). Cf. sa contribution" Buddhism and Gnosis" in Le Origini dello Gnosticismo : Colloquio di Messina 1318 Aprile 1966, Leyde, Brill, 1967, p. 665. Parallélisme et affinité ne sont pas encore des preuves. 4 Il les publia en volume l'année qui suivit. La traduction française, due à N. Alexandre, parut en deux volumes à Gordes aux éditions du

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l'objectif n'est pas tant d'expliquer ledit Evangile que de s'en servir comme point d'appui. Il s'en faut de beaucoup que la doctrine d'Osho réponde aux critères du Védânta çankarien (il me paraît bien plus proche de celui de Vallabha1). Mais sur le point qui importe à cette étude, l'accord est grand: " L'ultime est en vous, et il ne peut être amélioré, il n'y a rien" au-delà" de lui, rien qui soit " mieux" que lui" (II, p. 119). C'est ainsi que le tenne d'" esprit vivant" chez Thomas (9 114) est compris comme âtman (II, p.210), signifiant ici un principe immanent d'auto-développement et de béatitude2. Compte tenu de cette immanence de la vérité, il n'est plus question de conférer à Jésus le moindre privilège ontologique. Son enseignement se ramène à des recommandations et des recettes pour accéder à la vie bienheureuse, mais rien d'absolument détenninant dans cette initiation. Les aspects gnostiques de l'Evangile conduisent Osho à faire professer par Jésus un plat panthéisme3. Le commentaire du logion Relié sous le titre L'Evangile de Thomas I : Le Grain de sénevé; II : La Résurrection et la vie. I Cf. J. Hatem, Introduction à la lecture de Çankara, pp. 32-33. En réalité, Osha qui se plaît à renvoyer à maints textes sacrés, les disqualifie tous qui lui paraissent lettres mortes, en considération du Maître vivant. " Je suis les Upanishads et vous m'interrogez au sujet de certaines Upanishads pourries? ", proteste-t-il (Bhagwan Shree Rajneesh, The Wisdom of the sands, II, Poona, Rajneesh Foundation, 1980, p. 343). Ceci revient à dire qu'il n'est pas hindou au sens religieux (ou jaïn) mais qu'il baigne plutôt dans l'atmosphère de l'hindouisme, peut-être plus qu'il ne le sait lui-même. 2 L'une des grandes formules du Védânta : "Tu es Cela" (à savoir l'Absolu) est comprise dans le rapport de la puissance à l'acte (Osha Rajneesh, Mon chemin, le chemin des nuages blancs, La Ferté Alais, Ed. du Gange, 1995, p. Il). 3 Il n'est pas seul, en Inde, à attribuer un impossible panthéisme à Jésus. Plus nuancé, Sen estimait par exemple que le panthéisme spirituel du Christ était plus parfait que celui de l'hindouisme, raison pour laquelle ce dernier devait l'accepter et l'intégrer (in M. C. Parrekh, Bramarshi Keshub Chunder Sen, Rajkot, 1931, p. 99).

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3 où Jésus dit que le Royaume est à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de soi lui inspire ceci de renversant: "Jésus dit: " Dieu est cet univers, cette existence dans sa globalité. Telle qu'elle est, elle est divine. Dieu s'est dissous dans sa création" " (II, p. 57; cf. 63, 75, 111). La proposition est d'autant plus aberrante qu'elle comporte un contresens sur l'Evangile et toute l'intention qui anime le gnosticisme. En porte à faux par rapport à ce que j'appelle le monothéisme créaturel (ou surnaturel)!, elle ne reçoit aucun éclairage de ce qu'elle commente si bien que le lecteur doit être ici renvoyé à d'autres textes plus explicites de l'auteur où Dieu est dit un " vécu", non une personne, le vécu de celui qui a évincé l'ego2, puisque Dieu est plus ~u'à l'intérieur de chacun, puisqu'il est cet intérieur même. Au lieu que la mystique soit l'expression d'une rencontre avec Dieu, elle devient Dieu même, simple mot pour dire l'accès à l'amour universel. Autant dire que selon les critères du monothéisme tant sémite qu'hindou (celui de la Bhagavad Gîtâ à tout le moins), le Dieu d'Osho est une coquille vide, ce dont il conviendrait d'ailleurs4. Pour ce qui est de Jésus, le mmrre indien ne voit donc en lui rien que d'humain (contre la lettre même de l'Evangile qu'il commente)5, mais porté à l'incandescence I Distinction qui permet de faire le départ avec des monothéismes païens (ou naturels, si l'on préfère), comme l'élaboration d'Akhenaton et le vishnouïsme et de penser des formes bâtardes comme l'ismaélisme et le bahâisme. 2 Osho Rajneesh, Méditation, La voie de la perfection, éd. Le Voyage intérieur, p. 76. L'éviction de l'ego ne se ramène évidemment pas, chez Osho, à l'ascèse et à ce qu'il appelle le suicide psychique (The Wisdom of the sands, II, p. 67), Dieu étant devenu en chacun le corps (Ibid., p. 103). . 3 The Wisdom of the sands, II, p. 345. 4 Voir Osho, God is dead, now Zen is the only living truth, Portland, The Rebel, s.d. et L'Harmonie invisible, Ed. du Gange, La Ferté Alais, 1996, p. 130. 5 Si humain qu'Osho se déclare peu gêné qu'il fût né d'un amour extraconjugal, lequel, à l'en croire, produit des êtres plus profonds

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de l'éveil et au sommet de la béatitude à faire passer de l'ignorance (due au mental) à la manifestation: " Nous sommes ignorants de notre état bienheureux" , disait GillabertI. Jésus, pour le mmIre indien, est devenu fils de Dieu, c'est-à-dire un être réalisé (1, p.312), illuminé (TI, p. 22). Il est demandé de le devenir (1,p. 127), c'est-à-dire d'expérimenter à son tour l'éveil, chose possible à condition qu'on l'entreprenne hors du cadre ecclésial contre lequel Osha n'a pas de mots assez durs, car l'Eglise ne s'intéresse qu'à la morale, au faire, tandis que Jésus ne prendrait en compte que l'être, le Soi (1, p. 131). Le " gnosticisme" d'Osho réclame de chacun la découverte de sa nature au lieu de s'efforcer d'agir (II, p. 118). Ceci chez lui n'enveloppe aucune connaissance d'ordre supramondain. Etre divin (TI,p. 119), ce n'est rien d'autre qu'être puisque ceci revient à participer de l'univers, et donc être déjà libre (II, p. 120). En bref, Jésus n'est pas le fils unique (TI, p. 68). Osho ne tire pas du logion 13 l'idée de la nature exceptionnellement divine de Jésus (TI, pp. 7-42). Il convient, dit-il, de devenir des Christs (comme l'enseignait l'Evangile selon Marie), et précisément pas des chrétiens (II, p. 302). Bien qu'il passe tout à fait à côté du caractère surnaturel de Jésus tel que le confesse Thomas, Osho rejoint la tonalité fondamentale de ce dernier sur le point qui l'intéresse: la multiplicité des fils de Dieu (cf. ~ 3), mais ~u'il comprend comme des rejetons de l'univers (TI, p. 63) . En outre, il interprète maint passage en faveur de sa morale sexuelle en négligeant toute la part ascétique et antimondaine de l'Evangile, voire son encratisme (cf. ~~ 27, 42, 105). On accordera néanmoins que la théorie thomasienne d'une unité qui dépasse le clivage des genres (The Wisdom of the sands, II, pp. 78-79). Ajoutons que l'auteur nie la réalité de tous les miracles, ceux de Jésus y compris (Ibid., p. 77). 1 Paroles de Jésus et pensée orientale, p. 131. 2

C'est le point de vue de Tagore sur la paternité universelle du Père

(Le Christ, Paris, Brépols, 1996, pp. 54-55).

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est conséquente au tantrisme d'Osho bien que les moyens pour y remédier divergent1. Il s'en faut de beaucoup que l'Evangile se plie aux libres variations de l'auteur qui d'ailleurs omet de commenter nombre de versets. Shraddehânanda Girl publie en 1998 L'Evangile selon Thomas. La connaissance dans les paroles de JéSUS2.Né à Calcutta en 1928, le Swâmi appartient à l'Ordre de Çankaracharya, ce qui suffit à entourer son projet de toutes les garanties védântines3. Tout d'abord, il ne s'embarrasse pas d'enrégimenter Jésus panni les avatars car, en ultime instance, le nondualisme çankarien en fait l'économie. Jésus apparaît ici comme un éveillé (p. 19), en raison de quoi il peut être dit divin. Par exemple, commentant le logion 91 où Jésus reproche à ses disciples de n'avoir pas été reconnu par eux comme celui qu'il est: "Faute d'intuition, l'homme ignorant n'est pas en mesure de reconnaître la Conscience Pure en un être. Jésus, un être divin, était pourtant en face des gens, mais ils ne pouvaient pas le reconnaître par manque d'évolution spirituelle. L'homme reconnaît ce qu'il 1 Sur la polarité homme et femme cf. Mon chemin, le chemin des nuages blancs, p. 75; sur l'énergie sexuelle et sa transformation en amour, cf. Ibid., p. 104. Bien qu'on ne puisse guère ramener à un dénominateur commun les enseignements gnostiques sur la sexualité, il reste qu'y domine l'encratisme. Il ne faut donc pas se méprendre sur leurs métaphores conjugales. Dans l'Exégèse de l'âme, par exemple, l'âme s'unit chastement à son Sauveur, l'Esprit, pour s'enfanter ellemême (NH II,6, pp. 131-134). 2 Paris, Les Deux Océans.

3

On peut seulement lui reprocherde mal choisir ses termes. Par

exemple, il prend cosmique au sens d'absolu: "L'individu est une entité cosmique par son essence (...). C'est à cause de la Mâyâ que l'homme apparaît comme un individu non cosmique" (p. 27). En toute rigueur il vaut mieux réserver le mot au champ de la mâyâ, dont l'autre nom, dans le non-dualisme çankarien, est: nature! Quelques expressions malheureuses: la Conscience susceptible œ s'identifier à la mâyâ (p. 49), chose évidemment impossible. Il faudrait: l'ignorance surimposée à la Conscience.. .

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est lui-même. Un ignorant reconnaît un autre ignorant et un sage reconnaît un autre sage" (p. 76). Conscience pure traduit un concept-clef du Védânta: cit, l'un des trois caractères de l'Absolu, les autres étant l'être (sat) et la béatitude (ananda). En raison du thème, le Swâmi insiste plus particulièrement sur cit, la luminescence immanente à tous car elle est le lieu de la gnose. Ceci revient à dire que la conscience est en chacun, l'ignorance étant un voile adventice qu'il suffit de lever. Comme la conscience est la même pour tous et ressortit à l'absolu même, découvrir la Conscience pure en autrui, voilà qui revient à lui reconnaître la divinité. Nul besoin d'attribuer alors à Jésus un caractère d'unicité. Le caractère d'exemplarité suffit: en effet, Jésus devait être reconnu, pense le Swâmi, non parce qu'il aurait été un Dieu incarné s'imposant à tous de la masse de ses pouvoirs hors du commun, mais parce qu'homme éveillé, il n'avait pas d'ego. La suite s'explique par là. Pour reconnaître véritablement la Conscience pure en autrui, il faut l'avoir découverte en soi. Autrement dit, seul l'éveillé identifie l'éveillé puisqu'il faut que l'on ait réalisé l'absolu pour le considérer en autrui. C'est là un des beaux paradoxes du Védânta qui frappe d'inanité la quête du maître et rend même aléatoire la maîtrise spirituelle pour autant que le maître n'est pas le Soi lui-même. Le Swâmi est explicite par ailleurs, lors du commentaire du logion 108 : " Le fait de boire de la bouche de Jésus signifie faire la même expérience que lui, se trouver dans le même état de Conscience que lui. Il n'y a pas de différence entre les êtres sur le plan de la Conscience Pure" (p. 83). L'application d'un strict non-dualisme à l'Evangile selon Thomas, dont le caractère gnostico-dramatique est pourtant fortement atténué par rapport à l'Evangile selon Philippe, ne laisse pas d'aplatir le sens. Je ne lui fais pas ici reproche de n'avoir pas envisagé l'arrière-plan historique et intellectuel des logia, d'avoir fait fi de la philologie et des précieux instruments du comparatisme, car son point de vue l'autorise à s'en passer à condition que les textes euxmêmes, et l'expérience qui les fonde, transcendent leur site 53

originaire. La question de l'authenticité de l'Evangile est évacuée avec une désinvolture qui ne manque pas d'intérêt: "Bien qu'on ait observé, dans certains milieux, des réserves quant à l'authenticité de ce texte évangélique, il s'agit, à mon avis, de propos superflus, car le contenu de cet ouvrage révèle un enseignement spirituel de haute valeur sur fond de métaphysique" (p. 9). Cette proposition étonnante qui garantit la véracité par la valeur du document, néglige le ressort de ce qu'on est convenu d'appeler authenticité en ce domaine, et qui est de savoir si le Jésus historique a bien prononcé ces paroles ou encore, si cet Evangile précède ceux que l'Eglise a retenus. Mais cette désinvolture n'en est plus une dès lors que n'importe guère que ce soit Jésus qui ait proféré ces paroles. Leur valeur tient en elles-mêmes qui émargent au non-dualisme. Le Jésus historique est inutile puisque tout un chacun a le potentiel d'être un autre Jésus, un être illuminé. Mais la protestation vient des textes eux-mêmes qui, en raison de la distorsion à laquelle ils sont parfois soumis, en appellent aux vieilles méthodes éprouvées. Soit le logion 3 : " Quand vous vous connaîtrez, alors vous serez connus, et vous saurez que vous êtes les fils du Père vivant ". Manifestement, la notion de fils ne cadre pas avec la doctrine çankarienne qui exclut toute temporalité de l'absolu et avec elle toute génération (cf. p.44). Pour l'Evangile selon Thomas, la découverte du divin en soi n'exclut pas, d'une part, une hiérarchie et, d'autre part, une véritable sortie suivie d'une véritable rentrée dans le Plérôme. Or Shraddhânanda Oiri fait des fils les reflets du Père: " Ce n'est pas une chose née à partir d'une autre, en tant que transfonnation, à l'instar du lait qui se transforme en fromage. Nous ne sommes pas une transformation du Père. Nous sommes en réalité les reflets du Divin dans une entité matérielle cosmique (Mâyâ, l'eau dans l'Evangile), à l'instar du soleil reflété dans plusieurs miroirs (.. .). Nous ne sommes pas les fils du Père divin en tant que fractions" (p. 28). Dans le Védânta même, l'auteur a opéré un choix en privilégiant, fidèle en cela à Çankara, la théorie 54

de l'inessentialité de l'effet (vivartavâda), qu'illustre la métaphore du reflet, aux dépens de la théorie de la préexistence de l'effet dans sa cause (satkâryavâda) dont l'exemple-type reste la fragmentation de l'argile en cruches1. Il en résulte que la notion forte et positive de fils est comprise dans un sens faible et négatif. La filiation implique l'autonomie des fils que le non-dualisme çankarien ne concède pas. Et comme il obtempère à la voix de son maItre, le Swâmi tourne au singulier le pluriel dans le logion 84: "lorsque vous verrez vos modèles" (ou plutôt images) qui au commencement étaient en vous (plus exactement: qui étaient avant vous). Il commente en effet: " Ce modèle (la Conscience pure) était au commencement. (. . .) Etant une réalité unique, elle se reflète dans l'ego d'innombrables individus et prend ainsi l'apparence de multiples visages (vos modèles... étaient en vous)" (p. 74). L'Evangile pose la multiplicité déjà dans le principe de chacun si bien que l'aspirant rejoindra son archétype (et pas celui de son voisin), son propre Soi essentiel et impérissable. L'auteur juge cette doctrine aberrante, à moins qu'en raison de sa grille d'interprétation, il ne l'ait même pas soupçonnée. S'il avait mené une enquête complémentaire dans le champ du gnosticisme classique, il eût dû admettre que la chute y est décrite en tennes de fragmentation et il eût dû alors se rabattre sur une démythologisation, comme Çankara le faisait d'ailleurs avec les formulations de la Chandogya Upanishad qui contredisaient sa philosophie. Mais pourquoi mentionner des problèmes qu'il aurait pu et parfois dû affronter s'il avait pris la peine d'explorer les autres trésors de Nag Hammadi, puisqu'il esquive ceux de l'Evangile selon Thomas, objet de son étude? C'est ainsi qu'il saute par-dessus nombre de logia qu'il ne gratifie même pas d'une allusion. En règle générale, ceux dont la l'insistance kérygmatique l'emporte sur la tonalité 1

Cf. J. Hatem, Introduction à la lecture de Çankara, pp. 57, 73.

55

gnostique, ceux aussi qui démarquent les Evangiles canoniques, mais aussi ceux qui eussent embarrassé, comme le logion 100 où Jésus demande de rendre à César ce qui est à César, à Dieu ce qui est à Dieu et à lui-même ce qui est sien! Autrement dit, Jésus se distingue ici du Père. Or le Swâmi avait déjà identifié Jésus et le Père avec la Conscience pure (p. 67). La différence entre le Père et Jésus est la suivante, à tout le moins dans le valentinisme: Jésus possède en lui toute la puissance du Plérôme à titre de résultante - ou de fils et fruit comme dit le Traité tripartite (NH I, 5, p. 86, 25-29) -, et ne peut donc pas être identifié purement et simplement avec l'Abîme, l'Alpha absolu. La différence ne tient donc pas à l'Incarnation puisque même dans la chair, Jésus peut énoncer être le Tout et se doter du pouvoir d'ubiquité (logion 67). Ailleurs, c'est la lecture des Evangiles canoniques qui eût dû être sollicitée. Soit le logion 104: "Il lui dirent: Viens, prions aujourd'hui et jeûnons. Jésus dit: Quelle est donc la faute que j'ai commise ou en quoi m'a-t-on vaincu? Mais quand le marié sort de la chambre nuptiale, alors que l'on jeûne et prie! " Le Swâmi croit qu'il est question ici de jeunes couples auxquels il convient de recommander, parallèlement à la vie familiale, la pratique des disciplines spirituelles (p. 82). La signification du logion lui échappe tout à fait car il n'est pas au fait de la symbolique nuptiale véhiculée par le gnosticisme. Aussi passe-t-il sous silence le logion 75 où il est dit que les solitaires entreront dans le lieu du mariage. Pourtant le texte des synoptiques, dont s'inspire directement (pour le logion 104) l'Evangile selon Thomas, aurait dû le mettre sur la voie. Aux disciples de Jean-Baptiste qui lui font reproche de ne pas inciter ses disciples à jeûner comme eux et les pharisiens, Jésus répond: "Les amis de l'époux peuvent-ils être dans la tristesse tant que l'époux est avec eux? Mais viendront des jours où l'époux leur sera enlevé, et alors ils observeront le jeûne" (Mt 9: 15). Le tenne désigne donc le Christ Iuimême! Il s'agit manifestement de la même scène chez Thomas bien que l'invitation s'adresse maintenant à Jésus 56

qui réplique par l'argument de sa maîtrise du péché laquelle rend la pénitence inutile. Quant à la sortie de la chambre nuptiale, elle ne désigne pas ici le départ du Christ, source d'affliction pour ses amis, mais l'éventuelle désunion d'avec soi qui est désunion d'avec l'Un! VI. UNE REDUCTION GNOSTICISANTE DES EVANGILES CANONIQUES

L'Evangile selon Thomas témoigne contre ses commentateurs. Saura-t-il inspirer une position intermédiaire entre le néo-gnostisme et l'hindouisme? On la trouvera dans la tentative de Jean-Pierre Sara, auteur récent de Jésus avant l'Eglise ou l'Evangile du [[[0 millénaire1, lequel ne tombe pas dans le travers de mêler toutes les doctrines d'extrême-orient, et se contente de confesser un non-dualisme upanishadique tout en s'attachant avec force à la divinité singulière du Christ. La théorie des avatars présente cet avantage de proposer une conciliation entre l'incarnation du Christ et la métaphysique hindoue sans priver qui le désire de se dire chrétien. En quoi Sara ne se trompe nullement (et la qualification qu'il revendique pour lui-même2 ne peut lui être disputée), mais seulement dans la mesure où il est chrétien comme d'autres sont krishnaïtes sans pour autant voir en Krishna l'unique descente divine. Double est le projet de Sara, sous-tendu par un nondit, quoique suggéré. Présenter, d'une part, sur base des Evangiles canoniques, un texte unifié et épuré de tout ce qui aurait été indigne de Jésus. Etayer, d'autre part, ce partipris par la présentation d'une métaphysique appropriée. Le non-dit, c'est que, pour opérer ce coup de force, il faut deux clefs herméneutiques dont le Nouveau Testament ne 1 2

Paris, L'Harmattan, 1999. Dans la formule" ...nous,

Chrétiens,..."

nostrité qui détonne.

57

(p. 19),

c'est la

fournit qu'une, l'autre étant aux mains de l'Evangile selon Thomas, en quoi Sara détecte un point d'ancrage de l'hindouisme. La première clef est l'amour qui animait Jésus, la profonde compassion de Dieu. Avec ce fil rouge, Sara trace une ligne de démarcation entre paroles et actes jugés conformes à cette disposition et ceux qu'il estime la contredire. Son Diatessaron ne se contente donc pas d'éliminer la plupart des retouches manifestes et des strates rédactionnelles, procédure scientifique mais où déjà opère un choix subjectifl , il fait intervenir les ciseaux même là où la science n'a pas tranché ou s'est décidée en sens opposé. Tout comme Marcion, et pour des raisons voisines, mais non identiques, son rejet de l'Ancien Testament est total, à quoi il ajoute celui du Nouveau Testament en tant que tel, à savoir en tant que production de l'Eglise: " Ces Testaments peuvent-ils vraiment avoir Dieu pour auteur? " (p. 19). Bien qu'il s'entoure d'un semblant de précautions exégétiques, mentionnant en passant Bultmann (p. 10), pas plus que le propos, la méthode de Sara ne s'accorde avec la science à qui il revient d'envisager la leçon la plus difficile en cas d'incongruité. Par exemple, Bultmann ne récuse pas, comme le fait inconsidérément Sara, la parabole de l'intendant malhonnête même s'il admet une mise en fonne lucanienne. En sens inverse, Sara est enclin à accorder une présomption d'authenticité à des paroles forgées par les soufis musulmans, rien que parce qu'elles sonneraient juste! Le Jésus de notre auteur n'est pas celui de l'histoire, mais un Jésus plus idéalisé que Jésus, celui qu'imaginent ou expérimentent les mystiques de tous les temps afin de garder intacte, dans l'écrin d'une conscience épurée, l'image qu'ils se font de la sainteté. D'ailleurs, le titre de l'ouvrage manque de précision. Ce n'est pas Jésus avant l'Eglise que Sara a en vue, mais 1

Il décide par exemple de retenir l'Annonciation et le Magnificat

pour des raisons

esthétiques.

..

58

bien Jésus sans l'Eglise (ou sans attache!), voire (déjà) contre elle puisque l'auteur, à l'instar d'Osho2, mêle aux invectives de Jésus à l'endroit de la classe sacerdotale les siennes propres qui visent l'Eglise institutionnelle, négligeant le fait qu'elle se fonde, en son esprit, sur le Christ, les apôtres (Eph 2:20) et les martyrs (Ap 3: 12). Il n'est pas malaisé de percer les intentions qui ont présidé à la composition de l'ouvrage. En excluant l'Ancien Testament, Sara pensait remiser un discours de violence (p. 18), ou restituer galamment aux israélites leurs Ecritures (p. 19). Il faisait croire que suffisait à l'audace " l'amendement" des Evangiles canoniques. En réalité, la véritable révolution copernicienne, qui seule permettait l'intrusion ou l'usage de l'autre clef, réside, d'une part, dans le renoncement à la théorie biblique de la création et à l'anthropologie qui en découle (présente essentiellement au début du Livre de la Genèse) et, d'autre part, à désolidariser Jésus de l'Histoire sainte. Il en va de même avec le Michel Henry de C'est Moi la Vérité qui ne peut étendre à tous les hommes la formule du Credo: " engendré non pas créé" qu'en raison même de la disqualification de l'Ancien Testament. Que n'écoute-t-on pas la mise en garde de Schelling qui tenait pour préjudiciable à la compréhension de la nature divine l'injuste mésestime et la négligence qui frappent le vénérable document?3 En effet, s'il n'y a pas création ex nihilo, on tombe dans une forme de théomonisme appelant sa gnose. Or c'est précisément le panthéisme que Sara déduit du logion 77 de l'Evangile selon Thomas: "Le monothéisme réel est panthéisme, tant il est vrai que si Dieu seul existe, il est sûrement dans le bois que l'on fend et dans la pierre que I Cf. S. J. Samartha, The Hindu Response to the Unbound Christ, Madras, Christian Literature Society, 1974. 2 L'Indien ne dissimule pas sa haine de la classe sacerdotale comme telle. L'Eglise chrétienne lui paraît l'antéchrist (Viens, suis-moi, I, p. 9) qui a assassiné Jésus une deuxième fois (Ibid., II, p. 203).

3

SW VIII, pp. 271-272. 59

l'on soulève" (p. 294). De même dans un commentaire d'une sentence de l'Evangile selon Barthélémy: "Si la création tout entière en " sortant" de Dieu n'ôte rien à sa plénitude... " (p. 310). Il est indiqué plus bas qu'il n'y a pas contradiction entre le monothéisme et le panthéisme ainsi que l'attesterait l'Advaïta Védânta (p. 346). Or comme les Evangiles canoniques ne retiennent pas cette conception, Sara précise que" Jésus partageait cette vision métaphysique du " Tout" et l'a transmise dans son propre enseignement", et de renvoyer alors au logion 77 de l'Evangile selon Thomas (p. 215). Ce qui n'est pas dit est la chose suivante: Jésus n'est susceptible d'adhérer à cette doctrine qu'au mépris du Livre de la Genèse! On comprend donc qu'il ait impérativement fallu évincer l'Ancien Testament et s'appuyer sur un Evangile gnostique qui, sans mêler ses versets au nouveau Diatessaron, en supporte l'édifice et justifie certaines de ses préférences. La théologie s'en ressent évidemment, car l'auteur opte pour le modalisme (pp. 24, 239), récusant ainsi la doctrine de la Trinité (p. 23). Ayant identifié le monothéisme au non-dualisme, il accuse le judaïsme, le christianisme et l'Islam d'être au fond dualistes pour deux raisons: ils admettent l'altérité de Dieu et lui opposent un principe mauvais de force égale à Lui (pp. 28-29). Tout d'abord, il est erroné de qualifier d'" éternel" le diable, comme le fait l'auteur (p. 29), puisque créature. Ensuite, Sara lui concède trop de puissance. Quant au monothéisme, il faut s'entendre sur le contenu du concept. Certains sont monothéistes comme étaient démocrates les pays satellites de l'Union soviétique. A l'origine, le concept de monothéisme s'oppose à celui de polythéisme. Il implique de soi l'unicité de Dieu, non celle de l'être (exprimant l'une des formes de panthéisme). De plus, au concept pris restrictivement (auquel j'adjoins l'adjectif

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sémiteI)

s'attachent deux nuances complémentaires,celle

de la création ex nihilo et celle de la personnalité de Dieu, qui ne se retrouvent unies que dans les trois religions susnommées. C'est en raison de sa perspective panthéistique que Sara y perçoit un dualisme du bien et du mal. En effet, l'identification de Dieu et du Tout élimine non seulement la substantialité du mal (ce que lesdites trois religions font), mais aussi sa réalité efficace comme esprit de la rébellion. Pour le gnosticisme et le Védânta le mal n'est qu'ignorance, déficience de lumière, précise Sara désireux de faire endosser l'idée à Jésus (p. 306). Il faut toutefois prendre conscience du fait que ladite identification ne fait pas qu'éliminer le mal, elle énerve la morale elle-même2, sans parler de la liberté humaine. Pour sa part, l'anthropologie biblique est tout à fait en porte à faux par rapport à la conception que Sara se fait des rapports du corps et de l'âme et qui le conduit à admettre la réincarnation (pp. 86, 110) et la théorie du karma (pp. 228, 231, 240). Comme pour le gnosticisme, la Rédemption cruciale perd toute signification si bien que le salut est ramené à l'aptitude personnelle d'éveiller en soi le Royaume. Pur fantasme que d'atteindre le vrai Jésus et qui, étonnement, se paie par l'invention d'un Jésus anhistorique,

I

Parmi les erreurs grossières d'un esprit raffiné, ce qu'imagine Radhakrishnan dans Eastern Religions and Western Thought (Londres, Allen and Unwin, 1939, p. 304): un arrière-plan oriental du christianisme lequel trop tôt marié à la culture gréco-romaine pourrait renaître aujourd'hui en Inde. Or il y a bien plus d'affmités entre la Grèce et l'Inde qu'entre Jérusalem et Bénarès! 2

"Le Védântaest amoral" dit Osho (L'Evangile de Thomas, II,

p. 118). Pour une fois, le maître Indien caractérise correctement l'Advaïta çankarien. Lui aussi d'ailleurs voit dans le christianisme un dualisme de Dieu et du diable qui fermente dans le mental (Mon chemin, le chemin des nuages blancs, p. 258).

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apatride au point de perdre toute véritable attache terrestre1 et même sa véritable conscience filiale. Soit la sentence du Martyre de Pierre: " Vous êtes le Tout, et le Tout est vous. Vous êtes l'Etre. Et rien n'existe en dehors de vous". Et en voici le premier commentaire: " Identité de l'Atman et du Brahman. La première fois que Jésus énonce si clairement la Vérité métaphysique" (p. 316). Si on peut accorder le premier point moyennant force explications, que dire du second? N'est-ce pas avouer involontairement que les Evangiles canoniques ne se prêtent pas à ce genre d'amalgame et qu'il a fallu y pratiquer des ablations en série (la plus importante de toutes, véritable lobotomie, étant la mise hors circuit de leur indissociable substrat vétéro-testamentaire) pour leur faire dire ce qu'elles ne disent pas? Un deuxième commentaire est proposé qui, après avoir exprimé l'identité de l'Atman et du Brahman, en termes de "monisme absolu" (fonnule qu'on doit saluer car plus correcte, en ce contexte, que monothéisme), ajoute ceci de stupéfiant: "Ce qui est extraordinaire dans cette parole de Jésus, c'est qu'il proclame lui-même l'identité de l'âme et du Tout. Personnellement, je ne vois aucune raison de mettre en doute ce logion, parce qu'il est tout à fait étranger à la pensée juive, et même à la pensée occidentale ultérieure. Il est donc bien de Jésus" (p. 326). Traduisons: cette parole serait bien de Jésus parce qu'indienne! Il n'est pas besoin de préciser qu'aucun exégète sérieux ne saurait l'attribuer au Jésus historique! D'abord elle n'a pu être prononcée par lui parce qu'elle contredit ou rend inutile et son être et sa mission et son enseignement. Ensuite, par malchance pour l'auteur, le Martyre de Pierre (9 10) la 1 Osho vend la mèche: "J ésus essaya de se maintenir dans la communauté juive, mais ce fut peine perdue. Il n'était plus du monde de la tradition, mais de "l'autre monde", celui de la vérité. Quand sa conscience christique s'éveille, l'homme n'a plus besoin de textes spirituels. Il comprend que tout ce qui y est dit sur la vérité est absurde" (Viens, suis-moi, I, p. 50).

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place dans la bouche de l'apôtre crucifié qui l'adresse à Jésus - non l'inverse! Le sens reçoit un éclairage en contexte gnostique et hermétique: Jésus unit en soi le Plérôme. Mais, je le rappelle, son statut n'est pas celui du commun en dépit de la continuité ontologique!. J'ai tenu, dans l'appréciation de ce livre, à aller à l'essentiel pour en dégager l'intention et examiner les moyens explicites et implicites mis en œuvre. Il y aurait à discuter nombre de points secondaires. Je dirais un mot sur la thèse de l'essénisme de Jésus que l'auteur n'est pas seul à soutenir - mais à laquelle il tient pour imaginer à Jésus des mœurs culinaires de végétarien, et peut-être lui trouver une ascendance indienne puisqu'il suggère l'influence du bouddhisme sur la secte (p. 272), manière de se consoler d'avoir dû renoncer à la thèse par trop fantaisiste d'un voyage de Jésus en Inde durant ses années de formation (pp.264-269), fantasme qu'Osho reprend à son compte sans la moindre hésitation2. Certains passages que Sara allègue ne sont pas, comme il le croit, dus à des Esséniens. Par exemple, dans Le Testament des douze Patriarches, les mots que je souligne dans le verset (cité p. 274) : " .. .l'Agneau de Dieu qui effacera les péchés du monde", n'appartiennent pas à l'original et proviennent d'une interpolation chrétienne (ils ne sont en effet rapportés que par un seul manuscrit). Les Odes de Salomon mentionnées comme texte essénien (p. 274) relèvent de l'Eglise judéo-chrétienne. En outre, le florilège de sentences esséniennes censé établir une filière entre Qumran et Jésus fait fi de nombreux développements et même de l'esprit de la secte par trop rigoureux (dans son I

La traduction doit être modifiée: " Tu es le tout (-tOnav) et le tout est en toi, et tu es l'Etant (-tOov), et il n'y a rien d'autre qui soit, sinon toi seul". 2

L'Evangile de Thomas, II, p. 103. L'auteur estime dans la même page que l'essénisme est du pur Védânta. On se demande s'il a la moindre idée des textes esséniens. Quant à savoir ce qu'est le pur V édânta. . .

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exode même hors du monde) qui sont en flagrante contradiction avec le Jésus idéalisé de l'Evangile du mo millénaire, et même le Jésus non idéalisé du Nouveau Testament!! Certains passages mis en parallèle (sur la substitution vicaire) n'induisent aucune influence car ils procèdent d'une origine commune, vétéro-testamentaire, la passion du Serviteur de Yahwé. Reste que si d'autres, cités par Sara, notamment celui du Testament de Siméon annonçant une apparition de Dieu sous forme humaine en vue de sauver l'humanité, et celui du Testament de Benjamin rapportant l'élévation du Prophète unique sur le bois (sans doute crucifIXion comme chez Jn 12:32-33, mais peut-être empalement comme l'atteste le Testament de Lévi 4:4), sont mieux attestés dans la tradition manuscrite et résistent mieux à l'imputation d'un remaniement chrétien, ils rendent paradoxalement encore plus problématique une dépendance de Jésus. En effet, si Jésus avait été essénien, il eût tout au plus été l'apôtre et le propagateur (le saint Paul si l'on veut) de la doctrine et des malheurs du Maître de Justice qui vécut au siècle précédent et auquel sans doute les passages susmentionnés sont appliqués. Or rien de tel. Jésus parle par sa propre autorité! C'est lui qu'il proclame Fils de Dieu, non un autre. VII. GNOSE ET SOTERIOLOGIE IMMANENTE

Les tentatives néo-gnostiques n'ont aucune valeur démonstrative au plan de l'exégèse car elles prennent leur départ dans un coup de force, devant lequel on reste perplexe, consistant à subvertir l'histoire en admettant l'antériorité historique du geste gnostique, notamment de l'Evangile selon Thomas, par rapport aux Evangiles canoniques. Leurs diverses analyses ne sont guère 1

Jésus apparaît même comme l'homme de l'opposition radicale à l'éthique qumranienne selon Ethelbert Stauffer (Jésus, Gestalt und Geschichte, Berne, 1957; Die Botschaft Jesu, Berne, 1959).

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concluantes par cela qu'elles manquent l'essentiel et l'irréductible. Leur pertinence est ailleurs, dans la valorisation de textes anciens par la mise en relief d'une couche secrète de l'âme, par la voix donnée et redonnée à un jaillissement des profondeurs proclamant que la vérité et le salut sourdent des profondeurs de l'être immanent, source mêlée aux viscères de l'être ou jaillie d'une origine sous-jacente. La psychologie complexe de Jung (à quoi un pan entier de l'enseignement d'Osho peut être ramené1), et certains romans de Hesse (songeons à Demian, Klein et Wagner, Siddhartha, au Voyage en Orienr), proposent l'exemplification mentale et l'illustration littéraire d'un état d'esprit en correspondance déclarée avec le gnosticisme éternel (comme il y a une philosophia perennis), véhiculant une même et récurrente tentation qui doit, en dépit d'un risque certain d'auto-suffisance et d'orgueil diffus, nous rassurer à tout le moins sur un point: qu'à tout moment, une disposition à sauver peut se dresser chez l'homme pardessus l'appel au secours, et qu'il suffit d'un rien (faut-il à ce rien la grâce divine?) pour que le désir de salvation d'autrui l'emporte sur celui de se l'accorder à soi-même, et par là, en ce déséquilibre, pour que l'humble sacrifice de soi prenne le pas sur la prétention gnostique.

1

Je pense en particulier à l'injonction de devenir entier (L'Evangile de Thomas, II, p. 214). 2 Cf. J. Hatem, Hermann Hesse et la quête de soi, Paris, Cariscript, 1998.

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CHAPITRE IV

LE CHANT DE LA PERLE ET C'EST MOI LA VERITE " Lui seul, gardant son entendement pur et à l'abri de tout obscurcissement, dû à la méchanceté, conçoit grâce au Dieu qui est en lui le Dieu hors de lui". Schelling, Recherches sur la liberté humaine. I. DUALITE

Par la mise en rapport du Chant de la perle1, joyau de la littérature gnostique, avec C'est Moi la Vérite/2 de Michel Henry, le moyen s'offre de vérifier l'actualité de l'un3 et de souligner la connivence de l'autre avec la gnose 1

Les 99 et la traduction sont ceux de l'édition procurée par Jacques

Ménard, Le Chant de la perle, Paris, Cariscript,

1991.

2

Paris, Seuil, 1996.

3

L'actualité d'un texte gnostique comme Le Chant de la perle peut

ressortir à l'histoire des textes ou des mentalités. Ce n'est toutefois pas de l'éclairage qu'il jette sur tels événements du passé que ce magnifique poème tire son actualité, mais à titre de document ce

l'âme - non certes que l'âme soit naturellement gnostique, mais la gnose dramatise originalement l'une de ses complexions qui est d'aspirer au salut dans l'homogénéité avec le Principe.

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conçue comme auto-expérience de l'âme se convertissant à l'Origine. Le propos affiché de C'est Moi la Vérité, l'exposé de la conception chrétienne de la vérité et, par ricochet, de son éthique, recouvre un autre projet, l'interprétation du christianisme dans les termes de la philosophie de l'auteur. Le gnosticisme n'a pas que des idées se recoupant avec d'autres qui relèvent de tout autres registres intellectuels. Il implique une dramaturgie qu'il convient de ressaisir dans la solidarité de ses éléments. A titre d'exemple, une notion comme l'oubli est éminemment dramatique, et du côté d'Henry, convoque le roman qui porte le titre de Fils du Roi. La philosophie d'Henry présente d'emblée un cadre notionnel favorisant une comparaison avec le merveilleux poème syriaque. Son concept de vérité ne se veut pas une pièce rapportée, mais l'expression de la révélation à soi de l'âme avant toute représentation. Henry appelle monisme ontologique la théorie qui extrapose la subjectivité. Comme il identifie, pour sa part, cette dernière à la vie comme auto-affection, il opte pour un dualisme ontologique: d'une part, la vie immanente au vivant, manifeste dans l'épreuve de soi; d'autre part, l'extériorité, sans soi ni affectivité. C'est ce même dualisme qui, fortement imprégné de johannisme, se déploie dans C'est Moi la Vérité, opposant la vérité de la vie à la vérité du monde. La vérité de la vie est révélation vivante, c'est-à-dire engendrement d'un vivant. Jamais et nulle part le monde n'engendre. On ne naît que dans la vie. Plus précisément, le vivant est engendré dans l'auto-engendrement de la Vie, l'un et l'autre continuels. Plus que des parents, moi empiriques, le Soi est fils de la Vie, autrement dit de Dieu, comme l'illustre la naissance virginale de Jésus. La condition de fils correspond dans le Chant de la perle à la filiation divine du prince. D'être consubstantiel au Roi le fait admettre dans son Royaume et instituer son héritier. Or de quoi hérite-t-il sinon de la vraie vie dont le monarque est porteur et diffuseur? La filialité 68

transcendantale implique une continuité phénoménologique entre la Vie et le vivant. C'est la même vie qui s'affecte en Dieu et en l'homme suivant les deux modalités distinctes de l'absolu et du relatif, de la vie qui se donne à soi dans son auto-engendrement et de celle qui n'est donnée à elle-même que dans l'auto-engendrement de la vie absolue (MY, pp. 131, 208). Dans son langage propre, le gnosticisme enseigne qu'en tout homme brille obscurément une étincelle divine qui attend d'être reconnue, ainsi que le fait d'être généré par et dans le Père, afin que salut soit assuré. Ajoutons que le gnosticisme épaulerait volontiers plusieurs conceptions de C'est Moi la Vérité intéressant mon propos. Fondamentale est chez Henry l'idée que la généalogie du Christ témoigne qu'il n'est de fils que de Dieu. Etendant ainsi la filiation divine à tout homme, il fait de tous les hommes les frères de ce qu'il appelle l'ArchiFils éternellement engendré!. Or la deuxième Apocalypse de Jacques fait du fameux frère de Jésus non seulement un simple frère de lait (guère donc utérin, un frère selon la matière, chose déjà en soi impossible pour Henry), mais bien un fils du Père unique2. 1

Ma conviction est qu'il n'y a pas à proprement parler de Trinité dans la pensée d'Henry. C'est Moi la Vérité a établi qu'en tant que premier vivant, l'Archi-Fils est le Soi de la Vie, ce qui revient à dire (en termes théologiques) que le Père n'est pas doté d'une hypostase propre. Il importe de souligner que le Fils, pièce essentielle de l'autoconstitution de Dieu, n'est pas plus engendré au profit de la création qu'il n'exprime un aspect de Dieu dans un processus apparitionnel soumis aux flexions de l'histoire (comme dans le simple modalisme). Le monothéisme générationnel d'Henry repose sur une nécessaire d'essence qui régit la vie par cela qu'elle ne peut être que vie d'un vivant. 2 NH V, 4, p. 46, 6-10; p. 50, 11-51. A noter qu'on trouve dans le manichéisme un écho au Christ henryen Soi des soi, avec la formule: Jésus" Moi dans le Moi-lumière de tout vivant" (Ernst Waldschmidt & Wolfgang Lentz, "Die Stellung Jesu im

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La dualité de la Vie et du Monde entraînant deux types d'apparaître fait dire à Henry que dans le christianisme tout est double (MY, p. 244). De même, la mission du prince en Egypte, région qui symbolise ici le mal, s'encadre dans un système de dédoublements. Le prince a un frère resté auprès du roi et qui héritera conjointement du royaume. Le double est également métaphorisé par le vêtement splendide, emblème de sa dignité transcendantale, dont il se dépouille pour mener à bien sa mission et qu'il revêt à son retour. Autre double, la perle elle-même figurant la chute de l'âme dans la matière. Un fil rattache donc le moi descendu en terre étrangère et bientôt la proie de l'oubli, c'est-à-dire de l'ignorance, au moi transcendant, immarcessibleI. Il en va de même dans le gnosticisme mandéen où chaque individu a sa contrepartie céleste avec lequel des communications ont lieu et dont il revêt, au moment de la mort, le corps subtil. La réduction des divers doubles requis par la narration forcément représentative reconduit le multiple à l'identité laissant face à face, ou plutôt l'un dans l'autre, le Père et le fIls2. Manichaismus ", in Abhandlungen der Preussischen Akademie der Wissenschaften, 1926/4, p. 77.) 1 L'oubli est second par rapport à la descente. C'est l'inverse dans l'un des livres sacrés du bouddhisme du Petit Véhicule: "Les dieux tombent du ciel lorsque la mémoire leur fait défaut, ou lorsqu'elle s'embrouille. Inversement, ceux qui n'oublient pas sont immuables, éternels, et d'une nature qui ne connaît pas le changement" (Dighanikâya 1:19). Il en va de même, au fond, dans Le Chant de la perle si la perle désigne le prince. .. 2 Une des raisons qui ont rendu possible l'interpolation du Chant œ la perle dans les Actes de Thomas (~~ 108-112) tient au fait que la figure de l'Apôtre est surdéterminée par la catégorie du double. Jumeau (Didyme) de Jésus même (déjà dans Jn Il: 16). Rappelons la parole énigmatique qui ouvre le Livre de Thomas l'Athlète (NH II, 7, p. 138)"et qui est peut-être sarcastique/adressée par Jésus à Thomas:

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Pour Henry, le Je empirique, objectivation du moi transcendantal, est susceptible d'ignorer sa propre origine, à savoir sa filiation, pour se croire une réalité autonome (MY pp. 170-190), à l'instar des hyliques du valentinisme1. Et comme pour le Chant de la perle, le moi plongé dans le monde garde toujours la possibilité de renaître à la vie absolue, portant toujours en soi le principe qui ne cesse de l'engendrer (MY, pp. 192-215). Le frère resté dans le royaume typifie la permanence de la condition de fils sans laquelle il n'est pas de renaissance. Dans son interprétation de la parabole des deux fils (Le 15:11-32), Henry n'affmne pas que l'un est le double de l'autre. On peut toutefois le déduire de son analyse puisque ce qui rend possible le salut, c'est" l'immanence de la Vie absolue dans la vie propre et singulière de l'ego" (MY, p. 208) qu'exemplifie le fils aîné. II. L'OUBLI ET L'INSCRIPTION

A l'Egypte du Chant de la perle correspond chez Henry le monde auquel la vie est étrangère. On s'y perd en ne se souciant que des choses et de soi (MY, p. 181), avec comme corollaire l'oubli de la condition originelle: " Le concept de Fils se dédouble, selon que, oublieux de sa condition précisément, déchu de sa splendeur originelle, dé-généré, se jetant dans le monde et fasciné par lui, le fils perdu ne se soucie plus que de ce monde et de tout ce qui se montre en lui. Dans cette déchéance, son rapport à soi s'est modifié de fond en comble: ce n'est plus son rapport à soi dans la Vie, l'épreuve qu'il faisait, en s'éprouvant soimême de l'épreuve de soi de la vie absolue en lui. Cette " toi qu'on dit être mon jumeau". Dans une parole que les Actes œ Thomas (~ Il) attribuent à Jésus et au Serpent (~31), Thomas subit une passion qui conforte son identification à son frère. 1 Traité tripartite, NH I, 5, p. 79, 12-16; p. 84, 3-6.

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épreuve de soi dont il tient constamment sa condition de vivant, il se l'attribue à lui-même. Ainsi s'enferme-t-il en lui-même. L'épreuve qu'il fait de la Vie en lui est devenue l'épreuve de sa propre vie, de sa vie à lui, purement et simplement. De Fils il est devenu un ego, cet ego qui se prend pour le fondement de lui-même et de tout ce qu'il fait" (MV, p. 319). L'oubli est d'abord celui de la vie et de la filiation. Le prince s'est mis au service du roi du monde, c'est-à-dire la matière, principe étranger à sa nature véritable, source de passions et d'ignorance. Cette dernière, chez Henry, est due à l'illusion transcendantale qui fait croire qu'on est son propre fondement, attitude qui conduit à l'égoïsme. Le salut consiste, pour Henry, dans la réminiscence de la condition de Fils, permettant de rejoindre la vie absolue, salut par la reconduction du pouvoir de l'ego à l'hyper-pouvoir de la vie absolue (MY, p. 213). Il en va de même dans le Chant de la perle. Reste à se demander ce qui correspond, chez Henry, au message du Roi qui fait la mémoire revenir au prince. A cette question plusieurs réponses sont possibles: l'Ecriture sainte, l'Esprit divin. Mais avant de les aborder, il convient de préciser que ce message qui paraît transcendant est en vérité déjà inscrit dans le cœur du prince: "Ils conclurent avec moi une entente et l'écrivirent dans mon cœur pour que je ne l'oublie pas " (~ Il). Le cœur, à savoir l'affect (je dis bien affect quand bien même le cœur désignerait l'intellect, car la fonction de l'intellect alors enveloppe celle du cœur), est censé ne pas oublier puisque principe permanent de révélation. Et pourtant il oublie! mais sans oublier puisque le cœur veille quand bien même l'esprit sommeille. Preuve en est qu'il suffit que l'esprit se penche sur le cœur pour que la mémoire lui revienne. Ainsi lisant le message transmis par l'aigle, le prince s'exclame: "Tout comme c'était gravé dans mon cœur, étaient écrites les paroles de ma lettre " (~ 55). Cette proposition fait écho, au fond, à une révélation intérieure dont la meilleure explication me paraît ce passage de C'est Moi la Vérité: "Le savoir par 72

lequel un jour la vie sait ce que depuis toujours elle savait sans le savoir, n'est pas d'un autre ordre que le savoir de la vie elle-même: c'est un bouleversement pathétique en lequel la vie éprouve son auto-affection comme l'autoaffection de la vie absolue. Cette possibilité toujours ouverte dans la vie pour qu'elle éprouve soudain son autoaffection comme celle de la Vie absolue, c'est ce qui fait d'elle un Devenir. Mais quand donc ce bouleversement émotionnel qui ouvre le vivant à sa propre essence se produit-il et pourquoi? Nul ne le sait. L'ouverture émotionnelle du vivant à sa propre essence ne peut naître que du vouloir de la vie elle-même, comme cette renaissance qui lui donne d'éprouver soudain sa naissance éternelle. L'Esprit souffle où il veut" (MY, p. 291). Voilà pour ce qui est de l'Esprit saint. Quant à la Bible, Henry en subordonne et l'efficience et la véracité à la Parole de la Vie - qui justement s'est exprimée dans le passage précédent comme bouleversement. Il n'en demeure pas moins que la Bible, parole qui use du langage du monde, langage de la représentation et de l'idéation, renvoie à la vie comme à l'essentiel. En effet, de même que le message de l'aigle, la Bible se contente de rappeler la condition de Fils: "Les Ecritures disent mais ne peuvent prouver que nous sommes les Fils de Dieu. Mais ce référent qui leur est extérieur et qu'elles ne peuvent pas poser dans l'existence, c'est là ce que nous sommes, nous les vivants, - vivants dans la Vie, générés dans l'auto-génération de cette Vie absolue, dans la Parole de Dieu" (MY, p. 287). En d'autres tennes, pareille au message de l'aigle, la Bible est simple occasion extérieure et viatique, et ce dont elle parle est déjà proféré dans le Fils en tant que tel, en tant qu'œuvre en lui l'Archè. Voici maintenant ce que dit Valentin: "On découvre que de nombreuses idées consignées dans les livres [ou bibles] populaires se trouvent écrites dans l'Eglise de Dieu; car ces points communs ce sont les paroles qui viennent du cœur, la loi écrite dans le cœur". Clément d'Alexandrie, qui rapporte ce propos, émet l'hypothèse que ces livres désignent des 73

ouvrages de philosophie (on sait combien Valentin est inspiré de Platon) ou les Ecritures juives! . L'aigle par quoi prend figure la lettre voyagère signifie un appel à s'éprouver comme vie de la Vie absolue. L'appel ne requiert donc pas de réponse, car "il nous a déjà fait vivre au moment où nous l'entendons, son écoute n'est autre que le bruit de la vie, son bruissement en nous, l'étreinte en laquelle elle se donne à elle-même et nous donne à nous dans une seule et même donation "2. Il requiert seulement l'écoute essentielle de la parole qui s'exprime dans l'appel. Qu'est-ce alors la perle au fond des mers sinon l'âme oublieuse et en proie au chaos? D'abord, rien de plus normal qu'une perle qui chute puisque l'Antiquité la tenait pour le fruit de la foudre faisant effraction dans l'huître. En dessinant le chaos sous les traits d'un serpent, le Chant de la perle désigne évidemment un autre ennemi que celui contre lequel Henry philosophe a l'habitude de briser ses lances: la science galiléenne, l'idéologie et la technique, même s'il reprend à son compte la thématique apocalyptique de la Bête, puisqu'il en fait l'équivalent de l'automate (MY, p. 335). Toutefois, l'éjection dans le bas monde, si la perle symbolise vraiment l'âme, tombe sous le coup de la critique henryenne de l'extraposition de la subjectivité. La pennanence du double au ciel s'explique alors par le fait que jamais le Soi ne s'abandonne quand bien même, réflexivement, il paraît sortir de son site pour aller à la rencontre de soi. On se guérit de l'illusion, mais on est depuis toujours déjà sauvé. Il est indéniable que le serpent (tant par le symbole que par son étymologie sémite) connote la vie, mais laquelle? Une vie affolée, tournant autour de soi telle dragon tellurique Ouroboros 1 Stromates, VI, VI, 52. 2 M. Henry," Quatre principes de la phénoménologie", in Revue de métaphysique et tk morale, 1991/1, p.25. Cf. MV, pp. 284285.

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qui signifie la nature ou entoure le monde entier, et dont on observe les ravages dans l'œuvre romanesque, singulièrement Le jeune Officier et L'Amour les yeux fermés. Renaître, c'est rejoindre la vie absolue de Dieu, et ne pas mourir (MY, p. 190). Et pour autant que la perle peut également signifier les autres âmes, le prince, figure christique, se charge de sauver ceux qui, dirait Henry, ont oublié le Père. Le thème du Chant de la perle qui ne trouve pas de résonance dans C'est Moi la Vérité, c'est celui du Sauveur à sauver. En quoi Le Fils du roi s'autorise d'une incursion loin des sentiers de l'œuvre philosophique.

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CHAPITRE V

CHRIST HENRYEN ET GNOSE VALENTINIENNE "Dans le Christ toute la religion cosmique est morte". Schelling, Philosophie de la Révélation. I. VERS L'ARCHI-GNOSE

Henry revendique une gnose, qui est la révélation de l'auto-affectivité, qu'il qualifie même d'archi-gnose prenant soin, dans Incarnation de distinguer de celle, "au nom menteur", des hérétiques seule justiciable de la critique d'Irénée (Il, p. 372). A la gnose coupable de s'adonner à la contemplation des intelligibles il oppose celle qui implique une venue en elle de la Vie avant toute pensée, soit une auto-révélation de la Vie (I, p. 125). Il est probable que par gnose soit ici visée particulièrement celle du gnosticisme. Que l'archi-gnose soit dite par ses soins, gnose des simples (1, p. 374), ne va pas d'ailleurs sans intention polémique à l'endroit des Valentiniens qui précisément privent les simples de toute gnose puisqu'ils se la réservent au titre de pneumatiques. Est-ce à dire qu'il n'y a pas de points de contacts entre la pensée de notre philosophe et le 1 Incarnation,

Paris, Seuil, 2000.

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gnosticisme, en dépit de la valeur éminente accordée par le premier à l'engendrement des vivants? Je reformule la question: Henry a trouvé entre sa philosophie et le christianisme plusieurs points communs. N'aurait-il pas pu ou dû en trouver avec le gnosticisme? Le climat gnostique de C'est Moi la Vérité est si frappant qu'il a appelé une comparaison avec le Le Chant de la perle qui, pour n'être pas de facture valentinienne, participe du même fond sur lequel se détachent les tribulations de Sophia. Mon sentiment s'est renforcé d'une proximité étroite de la pensée d'Henry avec les principaux thèmes gnostiques, notamment autour du noyau de la continuité ontologique de Dieu et de l'homme que je pourrais également exprimer sous le concept de la noncréation. Pour se défendre de gnosticiser, le philosophe a procédé dans Incarnation à une réfutation des conceptions docètes dont Irénée et Tertullien incriminent les hérétiques. En vertu d'une définition tronquée du gnosticisme, il croit sincèrement se distancier de la doctrine supposée adverse et lui porter un coup en prenant la défense de la réalité plénière de l'Incarnation du Verbe. Je vais tenter de montrer qu'il est en plus grande consonance qu'il ne croit avec les théories qu'il a prises pour cible. II. LA GNOSE COMME IDENTITE DE LA VIE ET DU VIVANT

Lorsqu'il réinterprète la notion de transcendance divine, Henry laisse à penser qu'il s'inscrit dans la lignée d'Irénée fulminant contre les gnostiques coupables d'avoir conçu un Dieu lointain et inconnu par-dessus le démiurge. Certes pour Henry comme pour Irénée, Dieu est cette Vie absolue qui a insufflé en nous son souffle. Mais jamais Irénée, et avec lui le christianisme, ne vont jusqu'à nier la transcendance (dont chacun pourra apprécier et nuancer la radicalité) au point de révoquer la création pour lui

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substituer la causalité immanente1. Michel Henry n'est, à même d'étendre à tous les hommes le lemme du Credo engendré non pas créé qu'en raison même de la disqualification de l'Ancien Testament. Ce qu'il lui échappe, c'est que le gnosticisme luimême, en son émanatisme particulier, s'allierait volontiers avec lui, touchant le problème de l'immanence. Je prends à nouveau comme témoin la gnose valentinienne. On est assuré qu'Henry a lu le prodigieux récit, tant chez l'évêque de Lyon que chez Tertullien. Je dois pourtant justifier mon choix en ce que j'écarte de mon propos l'élaboration marcionite qui est susceptible d'invalider mon analyse bien que Henry lui-même ne dissocie pas Valentin de Marcion puisqu'il a porté toute son attention sur le problème du docétisme. Ma réponse est que la doctrine de Marcion ne relève pas du gnosticisme au sens strict. On sait que Sophia, le trentième éon du Plérôme, conçut la passion de contempler la grandeur du Père en tant qu'émetteur de la semence des éons. Interdite d'accès au sanctuaire, elle fut refoulée à sa place par Limite, nouvel éon émis par le Père, et se scinda de son Désir qui fut expulsé du Plérôme. Jetée dans le vide, accablée par sa solitude, la Sophia inférieure se tourna vers la Lumière I "Ce qu'il convient d'entendre dans le christianisme sous le terme œ Transcendance se place alors sous notre regard. Non pas, à la manière de la phénoménologie contemporaine, la venue au dehors du monde ou de ce qui se montre en lui, le corrélat objectif vers lequel" se dépasse" l'intentionnalité. Pas davantage le Dieu de la tradition philosophique ou l'Architecte de l'univers. Pas même le Créateur qui aurait jeté hors de soi sa création et nous avec elle, pour autant que nous en ferions partie, nous laissant tout au plus le soin de déchiffrer la trace qu'il aurait bien voulu inscrire sur son œuvre. En un sens radical et le seul acceptable s'il s'agit en effet de l'absolu Transcendance désigne l'immanence de la Vie en chaque vivant" (I, p. 176). Sur l'application par Henry de la notion de causalité immanente au christianisme, voir mon avant-propos au Bonheur œ Spinoza (Beyrouth, USJ, 1997, p. 6).

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sans pouvoir la saisir. Des dispositions dans lesquelles elle se trouva naquit la matière: de ses larmes est issu l'élément aquatique, de sa crainte, de sa tristesse et de son angoisse dérivèrent les autres éléments. Mais le monde où nous sommes est également composé d'autres substances, la psychique et la pneumatique. La première provient de la conversion d'Achamoth vers la lumière, la deuxième est engendrée de sa propre nature. C'est avec ces trois sortes de substances que le Démiurge, lequel est constitué par Achamoth à partir de la substance psychique, produisit le monde 1. Le remarquable, pour nous, est qu'il n'est pas question de création ex nihilo. En termes spinozistes, Achamoth est seule la cause immanente de tout l'univers. Ceci est évidemment valable pour l'homme. Par l'esprit, il est consusbtantiel à Achamoth2, et par l'âme il est de la nature de sa conversion (disons de sa réflexivité). Quant à son corps, il est formé à partir des passions de la libido déchue. Selon le système de Valentin chaque être retourne à ce qui lui est consubstantiel (et donc les pneumatiques au Plérôme3). Irénée rapporte les termes d'un rite valentinien de la rédemption où le mourant est tenu de dire: "Je suis un fils issu du Père, du Père préexistant, et un fils dans le Préexistant

"4 .

Or il est fondamental pour l'économie de C'est Moi la Vérité que Dieu ne crée pas les hommes, mais leur donne sa propre essence en les engendrant (MY, p. 130; I, p. 327-328), si bien qu'ils partagent, avec le Christ, cette même essence (MY, p. 127). L'identité foncière de l'homme et de l'Archi-Fils est reconnue par Henry qui se pose cette question époustouflante: " Si l'homme porte en 1 Irénée, Contre les hérésies, I, 4, 2; 5, 1 2 eiusdem substantiae ei erat (Ibid., I, 5, 1). " " 3 Irénée, Contre les hérésies, II, 14, 4. 4 Irénée, Contre les hérésies, I, 21, 5.

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lui l'essence divine de la Vie, n'est-il pas Dieu lui-même ou le Christ?" (MY, p. 132). D'où la nécessité de les distinguer par la qualité de l'auto-affection, forte ou faible. Je dis bien qualité et non quantité car la forte est formellement différente de la faible au sens où par la première la vie produit elle-même le contenu de son affection tandis que dans la seconde le vivant ne s'est pas apporté lui-même dans la condition de l'auto-épreuve. Or c'est par et dans l'auto-affection de la vie absolue que s'auto-affecte le vivant. Celui-ci est passif non seulement vis-à-vis de soi-même mais également de celle-là. (cf. MV, pp. 135-136). Toutefois, cette différence fonnelle n'induit pas une différence essentielle puisque c'est la même vie qui circule ici et là en deux modalités. Ce n'est donc pas la distinction, qui n'est pas spécieuse, d'un concept fort et d'un concept faible de l'autoaffection, et la multiplicité réelle des ipséités, qui changeront quoi que ce soit à l'affaire, car l'explication de la dépendance du Soi humain ne se contente pas de souligner la continuité ontologique entre Dieu et l'homme - étant faits de la "même étoffe" (1, p. 327) -, elle ramène la vie humaine à une modalité de la vie divine, la seule qui existe (MV, pp. 128, 208) : " Le Soi ne s'autoaffecte que pour autant que s'auto-affecte en lui la Vie absolue" (MV, p. 136; cf. I, p. 245). Ce que j'ai appelé la multiplicité réelle des ipséités permet de comprendre comment la vie divine devient celle du vivant, mais elle ne va pas jusqu'à faire des vivants les initiateurs de leur vie. En effet, la vie qui devient la leur, n'est pas la leur (cf. I, p. 175). on voit déjà par là ce qui va distinguer le vivant henryen du vivant gnostique. Tous deux fils de la vie éternelle, seul le second est immortel dès le principe et saint par naturel.

1 Voir la citation de Valentin par Clément d'Alexandrie (Stromates IV, XIII, 89).

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Henry récuse le panthéisme (1,p. 256) et sans doute l'imputation qui pourrait lui en être faite. En cela il n'a que partiellement raison. C'est qu'il prend la notion dans un sens trop étroit, à savoir comme cette doctrine qui énerve les vivants, en en faisant les simples modes de l'unique substance qu'est Dieu. Mais le fait indéniable, et même premier, que les ipséités sont irréductibles chez Henry ne le sauve pas d'un panthéisme qui maintiendrait l'identité de nature de la vie divine et de la vie humaine, homoousie que Clément d'Alexandrie avait reprochée aux gnostiques!. On sait que pour Henry, il n'y a qu'une seule autoaffection, comme il n'y a qu'une seule vie (MY, pp. 49, 72, 128), celle de Dieu (MY, p. 263). Bien qu'il s'éprouve luimême, le moi tient sa substance phénoménologique de Dieu, absolument autre par rapport à lui (MY, p. 263). Le verbe tenir de manque de précision et pourrait laisser croire à une création, c'est-à-dire à une donation qui ne serait pas une auto-donation. Ce qui dans l'homme n'est pas divin, c'est l'ego, ce rien (MY, p.263), dit Henry qui s'empresse de préciser: non pas du néant, mais de la mort selon le concept non-grec du christianisme (MY, p. 264). III. ENTRE CHAIR ASTRALE ET CHAIR AFFECTIVE

Henry fait montre d'audace (ou, si l'on préfère, de retenue) par son choix de ne pas partir de l'Evangile selon Thomas, très rarement cité. Il est à noter qu'il ne tombe pas dans l'erreur de l'antidater quelle que soit la sympathie qu'on lui soupçonne pour cet inestimable recueil de logias retouchés. Son évangile de prédilection est celui de Jean. TI n'ignore pas l'incompatibilité de son interprétation avec nombre de dogmes de l'Eglise, notamment celui de 1 Stromates,

II, XVI, 74.

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Chalcédoine, nommément pris à partie dans C'est Moi la Vérité. Pourtant, Henry ne semble pas soupçonner les convergences de sa christologie avec celle du valentinisme là même où il croit qu'elles s'opposent. Ne brise-t-il pourtant pas de nombreuses lances contre l'hérésie en épousant les thèses de Tertullien et d'Irénée? Je ne suis pas certain que la cible ait été bien choisie. C'est toujours avec le docétisme qu'Henry identifie le gnosticisme lequel professe pour Jésus une chair apparente ou astrale ou psychique (cf. I, p. 17). Pour Henry, la chair désigne le sentir et plus précisément le se sentir, tandis que le corps n'éprouve rien de tel, chose inerte qui n'a pas conscience d'elle-même ni des choses. Est donc incarné celui qui ressent. "C'est seulement parce qu'elle appartient à une chair, parce qu'elle porte en elle cette auto-impressionalité pathétique et vivante, que toute impression concevable peut être ce qu'elle est, une" impression", cette matière impressionnelle souffrante et jouissante en laquelle elle s'auto-impressionne elle-même" (I, p. 90). Chacun sait d'un savoir absolu ce qu'est sa chair (I, p. 9). Elle est révélation (I, p. 24). Et d'insister sur le fait que le Prologue de Jean professe le devenir chair du Verbe et non son devenir corps, sans s'aviser que sarx, dans cette séquence, signifie seulement l'humanité dans sa condition de faiblesse. D'après Henry, Jean définit l'homme par la chair d'une manière littérale et non métonymique. Il n'aurait pas voulu dire que le Verbe s'est fait homme, la chair en étant un aspect parmi d'autres de l'humanité. C'est en se faisant chair que le Verbe se serait fait homme et qu'il se serait révélé aux hommes. Mais si le Verbe est déjà révélation, celle-ci ne fait que se continuer et s'accentuer dans l'Incarnation proprement dite. D'ailleurs, Henry a choisi de suivre l'Evangile johannique dont est absente la péripétie de la naissance humaine de Jésus afin de pouvoir soutenir que la chair du Verbe ne provient pas du limon de la terre (dont on ne peut tirer qu'un corps), mais du Verbe même 83

(I, pp. 22, 27, 331; P, p. 55), ce qui explique qu'elle puisse être dotée, comme toute chair, de l'ipséité. Thèse qui est plus proche du gnosticisme qu'Henry ne le pense et qui ne s'accorde guère, au moins dans la formulation, avec la profession de la Grande Eglise sur l'extraction de la chair christique à partir de Marie. Les Valentiniens enseignent que Jésus est passé par Marie (Ôta Maptaç), comme l'eau par un tube sans y prendre une matière1, puisque celle-ci n'est pas susceptible de salut2. Notons qu'Irénée tient pour docètes ceux qui affmnent que le Sauveur est inengendré3 autrement dit qu'il n'aurait rien reçu de la Vierge4. Le Christ d'Henry échappe-t-il au docétisme? Certes sa chair est réelle, mais comme la notion de chair a été distinguée de celle de corps, laquelle est rapportée à l'irréalité du monde, non seulement est avéré un docétisme du corps, mais de surcroît il paraît extensible à tous les humains! Comme Henry est mal à l'aise dans la description qu'Irénée et Tertullien font de la chair du Christ tirée du limon et de la boue, il leur suppose un changement de cap aussitôt qu'ils défendent l'idée de la souffrance de cette chair. Mais force lui est de reconnaître qu'ils n'ont aucune conscience de la dissociation entre chair et corps dont il leur attribue la découverte. Voici que Tertullien serait passé brutalement des descriptions du corps à la phénoménologie de chair (qui tient sa réalité de la souffrance), juxtaposant celle-ci à celle-là (1, pp. 186-187). De deux choses l'une, ou Tertullien est confus ou Henry surdétermine le concept néotestamentaire de chair.

1 Irénée, 2 Irénée, 3 Irénée, 4 Irénée,

Contre les hérésies, I, 7, 2; III, Il, 3. Contre les hérésies, I, 6, 1. Contre les hérésies, I, 24, 2. Contre les hérésies, III, 22, 1-2; V, 1, 2. En réalité, c'est la chair incorruptible qui transite, le corps de Jésus, semblable au nôtre en sa passibilité, est formé dans la matrice virginale.

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Notre philosophe défmit la chair comme ce qui s'éprouve, se souffre et jouit de soi selon des impressions toujours renaissantes (I, pp. 8-9), sans se demander si c'est bien cette notion que Jean avait en vue lorsqu'il traça le mot sarx dans le fameux verset du Prologue qui est à la base d'Incarnation. Henry imagine même qu'il y a une façon hébraïque, répondant à sa propre défmition, opposée à la grecque, de concevoir l'homme comme chair (I, p. 181). Voyons en quel sens cela peut être confmné par l'exégèse. Cette dernière considère que sarx désigne ici l'homme dans sa condition de faiblesse qui comprend évidemment sa corporéité comme ce qui est toujours sollicité par le vocable. Lorsque, dans la Septante, sarx traduit l'hébreu basar dont l'extension enveloppe, dans le cas de l'animal, la viande à consommer et, pour l'homme, sa corpulence, sa chair susceptible d'être dévorée et sa fragilité, nombre d'occurrences qualifient l'aspect physique de l'individu, peau ou corps, d'autres, notamment dans l'expression pas a sarx dans le sens de créature. Il n'est plus étonnant que jamais le terme de sarx (ou de basar) ne s'applique à Dieu. Pour conclure, le sens de chair propre à Henry ne dépend pas de la pensée johannique et ne lui rend pas justice. Elle emprunte sa nuance aux traductions françaises de Husserl qui ont rendu nécessaire de distinguer Leib (chair) de Korper (corps). Il s'ensuit que l'insistance d'Henry sur le fait que Jean ne dit pas que le Verbe s'est fait corps, mais qu'il s'est fait chair (I, p. 26) porte à faux car ce que voulait dire Jean, c'est que le Verbe est devenu homme, à savoir très exactement un corps animé. Cette erreur (ou si l'on préfère, cet excès) de lecture autorise à penser qu'il n'est pas impossible qu'Henry soit, même concernant le problème de la chair, plus proche des gnostiques qu'il ne le pense. On se rappelle que, selon la spéculation valentinienne, qui est moniste en comparaison du manichéisme, le corps est formé à partir des passions d'Achamoth. Je reproduis deux passages caractéristiques: " C'est ainsi que s'expliquent l'origine et l'essence de la matière dont est formé ce monde: de la conversion est 85

issue toute l'âme du monde et du Démiurge, tandis que de la crainte et de la tristesse est dérivé tout le reste. En effet, des larmes d'Achamoth provient toute l'humide substance; de son rire, la substance lumineuse; de sa tristesse et de son saisissement, les éléments corporels du monde. Tantôt, en effet, elle pleurait et s'attristait, comme ils disent, de ce qu'elle avait été abandonnée, seule, dans les ténèbres et le vide; tantôt, au souvenir de la Lumière qui l'avait abandonnée, elle se détendait et riait; tantôt encore, elle était prise de crainte; tantôt enfm, elle éprouvait angoisse et égarement "1. "La substance hylique est donc issue de trois passions: crainte, tristesse et angoisse. En premier lieu, de la crainte et de la conversion sont issus les êtres psychiques: de la conversion, prétendent-ils, le Démiurge tire son origine, tandis que de la crainte provient le reste de la substance psychique, à savoir les âmes des animaux sans raison, des bêtes fauves et des hommes. C'est pour ce motif que le Démiurge, trop faible pour connaître ce qui est pneumatique, se crut seul Dieu et dit par la bouche des prophètes: " C'est moi qui suis Dieu, et en dehors de moi il n'en est point d'autre". En deuxième lieu, de la tristesse sont issus les" esprits du mal " : c'est d'elle que tirent leur origine le Diable, qu'ils appellent aussi Maître du monde, les démons et toute la substance pneumatique du mal. Mais, disent-ils, tandis que le Démiurge est le fils psychique de leur Mère, le Maître du monde est la créature du Démiurge; néanmoins ce Mattre du monde connaît ce qui est au-dessus de lui, parce qu'il est un " esprit" du mal, tandis que le Démiurge l'ignore, étant de nature psychique. Leur Mère réside dans le lieu supra-céleste, c'est-à-dire dans l'Intermédiaire; le Démiurge réside dans le lieu céleste, c'est-à-dire dans l'Hebdomade; quant au Maître du monde, il habite dans notre monde. En troisième lieu, du saisissement et de l'angoisse sont issus, comme de ce qu'il y avait de plus pesant, les éléments corporels du 1 Irénée, Contre les hérésies, I, 4, 2.

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monde, ainsi que nous l'avons déjà dit: la f1XÎté du saisissement a donné la terre; le mouvement de la crainte a donné l'eau; la coagulation de la tristesse a donné l'air; quant au feu, il est implanté dans tous ces éléments comme leur mort et leur corruption, de même que l'ignorance, enseignent-ils, se trouvait cachée dans les trois

passions

"1.

Voilà qui ne consonne pas vraiment avec ce

que Henry dit de la conception grecque des corps, à laquelle il ramène malencontreusement celle des gnostiques, et selon laquelle, dans le monde, le corps n'est que corps (VG, p. 29). Il convient plutôt de dire, et ceci est

à prendre cum granD salis, que l'idée valentiniennedes corps est plus proche du concept henryen de chair que du concept grec de corps. De fait, le corps valentinien peut nous apparaître comme un pur pathos, ce qui n'est pas de nature à le rendre plus acceptable. IV. CHRISTOLOGIE

Par cela que la christologie de C'est Moi la Vérité ne distingue pas le Verbe préexistant et le Christ comme Verbe incarné, elle refuse de faire intervenir la nature humaine dans la constitution du Christ comme tel: " c'est là l'aporie: prétendre expliquer le Christ à partir d'une nature humaine qui n'existait pas lorsque le Christ a été engendré dans l'auto-engendrement de la Vie, de telle façon que son essence était accomplie en sa totale indépendance à l'égard de cette prétendue nature humaine et bien avant qu'ai vu le jour quelque chose comme un homme" (MY, p. 126). Cela n'empêche pas Henry d'agréer, du bout des lèvres, une double nature puisque, " venu en ce monde, le Christ a revêtu la forme humaine" (MY, p. 127). Cette dualité de nature ne tient rien de Chalcédoine, car si le Christ est déjà constitué comme tel I

Ibid., I, 5, 4.

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dès avant sa venue dans le monde, la forme humaine n'est qu'une enveloppe. Henry reprend souvent la métaphore de l'habit, trop faible pour une christologie orthodoxe, alors qu'elle convient parfaitement au gnosticisme. Exemple, tiré de l'école orientale du valentinisme: Sagesse donne au Sauveur la semence pneumatique comme un vêtement «(J'toÀLaa~Evoç) pour descendre sur la terre1. Si maintenant nous traduisons le terme henryen de chair dans une catégorie qui nous est plus familière, nous obtenons âme, et nullement corps, sinon au titre de leur identité transcendantale (VG, p. 27)2. Or, le valentinisme enseigne, selon son école italique, que le corps de Jésus est psychique, et selon son école orientale, qu'il est pneumatique3. Pour le dire avec Tertullien, les valentiniens "affirment que la chair du Christ est faite d'âme "4. Qu'Henry veuille que le Sauveur ait été également doté d'un corps matériel, libre à lui et tant mieux, mais que le gnosticisme n'ait pas été capable de concevoir l'incarnation au sens d'Henry, voilà ce que la critique ne saurait accorder, ceci d'ailleurs indépendamment de la question de savoir si le Jésus de l'économie possédait ou non, au sentiment des divers valentiniens, également un corps pareil au nôtres. 1 Clément d'Alexandrie, Extraits de Théodote, I, 1. 2 Henry, "La Vérité de la Gnose", in Natalie Depraz & JeanFrançois Marquet, La Gnose, une question philosophique, Paris, Cerf, 2002. Voir aussi, Henry, Philosophie et phénoménologie du corps, p. 187 où l'âme est l'équivalent du corps subjectif. 3 Hippolyte, Réfutation, VI, 35. Voir aussi Tertullien, Contre les Valentiniens, 26, 2. 4 Tertullien, La Chair du Christ, X, 1. 5 Cf. Michel Tardieu, « "Comme à travers un tuyau". Quelques remarques sur le mythe valentinien de la chair céleste du Christ», in Bernard Bare (éd.), Colloque intgernational sur les textes de Nag Hammadi (Québec 22-25 août 1978), Québec-Louvain, 1981, pp. 151-177.

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C'est Moi la Vérité est resté pudique sur la CrucifIXion et la modalité de la Rédemption. Incarnation ne se montre pas à ce sujet plus disert. L'ouvrage de l'an 2000 reconnaît la chose sans l'articuler au système (cf. I, p. 334). Henry doterait-il la CrucifIxion d'une efficace transcendante? Ou se contenterait-il de la revêtir d'une puissance de gnose? Je crois cette dernière option plus conforme à l'esprit de la christologie de C'est Moi la Vérité. De fait, la Croix vise la destruction de la chair devenue pécheresse et mortelle afm qu' " émerge le Verbe et avec lui notre génération en lui" (I, p. 334). Tonalité bien évidemment eckhartienne et qui n'est pas sans rappeler qu'il anive à la mystique de courir le risque d'envisager un salut taillé à sa mesure, sans considération de la Rédemption cruciale et de la médiation ecclésiale. V. LES DEUX INCARNATIONS DU CHRIST

Il n'est pas de vie sans chair, et pas de chair sans vie (I, p. 174). Est-ce à dire que Dieu a une chair, étant luimême un Je peux? On peut le supposer car il existe quelque chose comme une Archi-chair de la vie sans laquelle aucune chair n'advient à elle-même (I, p. 244; cf. p. 333), si bien que toute chair présuppose l'Archi-chair (I, p. 338). "Naître signifie venir dans une chair, là où toute chair vient en soi, dans l'Archi-Chair de la Vie" (I, p. 1 79). Cela implique, me semble-t-il, que l'Archi-Fils possède constitutionnellement une chair qui n'est pas celle d'un homme, disons celle de Jésus né sous Auguste. Il est donc incarné depuis toujours. Dira-t-on alors que ce que les chrétiens appellent incarnation revient à une incorporation?, à savoir qu'à tel moment de l'histoire, l'Archi-Chair s'est dotée d'un corps? Oui et non. Oui, car c'est à ce moment que le Christ assume un corps. Non, car ce corps revêt une chair humaine qui vient d'être générée, semblable à la nôtre (I, p. 18). Henry évoque, dans Paroles du Christ, "la chair dont la vie est finie" (P, p. 7). 89

On peut déduire qu'existe une chair dont la vie est infmie, celle du Verbe. Je dirai donc que l'ambiguïté que je détecte dans la pensée d'Henry oblige à concevoir, pour la comprendre, deux Incarnations, l'une éternelle, l'autre qui intervient dans l'histoire. Si mon interprétation est correcte, la fonnule suivante: "l'Incarnation du Verbe en notre chair finie" (I, p. 330), n'interdit pas de concevoir une Incarnation éternelle du Verbe en une chair infmie (et se passant évidemment d'une incorporation) qui est condition nécessaire de toute autre incarnation. Par là s'explique que selon Henry, le "Verbe s'est fait chair" concerne le rapport entre l'Archi-chair et la chair (I, p. 179). Par là prend sens l'une des dernières phrases du livre jubilaire: "De chair il n'yen a que par l'effet de sa venue en soi, dans une in-carnation, dans l'Incarnation du Verbe en l'Archi-passibilité de la Vie absolue" (I, p. 374). Cette Incarnation du Verbe ne peut en aucun cas être celle qui a assumé une chair fmie à tel moment de l'histoire, car c'est à elle que doivent d'avoir été des vivants tous ceux qui ont précédé cet instant de l'histoire et tous ceux qui l'ont suivi. Encore: " C'est dans la chair de ce Premier Soi que j'ai pris chair, que je suis venu dans la condition d'un homme" (VG, p. 25). Je ne vois dans le texte d'Henry aucune référence explicite à une double Incarnation et, de fait, elle pose plus de problèmes qu'elle n'en résout. VI. LA VERITE DE LA GNOSE

C'est à un article rédigé dans la foulée d'Incarnation, que l'on doit demander à Henry une appréciation relativement positive du gnosticisme. Il porte le titre de La Vérité de la gnose1 qui n'est pas anodin lorsqu'on sait que 1

ln Natalie Depraz & Jean-François

Marquet, La Gnose, une question

philosophique, Paris, Cerf, 2002, pp. 19-29.

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C'est Moi la Vérité devait être publié sous celui de La Vérité du Christianisme. Est-ce à dire que ces deux vérités soient incompatibles en tout et qu'Henry doive se ranger sous la bannière d'une seule? En une de ces formules lapidaires et péremptoires dont il a le secret, Henry inaugure son texte en statuant que" la vérité de la gnose c'est que le rapport de l'homme à Dieu ne passe pas par le monde, il n'est pas médiatisé par celui-ci". Notons l'ambivalence: vérité de la gnose signifie à la fois celle qu'elle recèle (auquel cas, le philosophe serait tenu de lui manifester son accord), et cela qu'elle considère comme la vérité, c'est ainsi qu'Henry explique vérité du christianisme (MY, p.7). Ce qui est d'emblée intéressant dans cette caractérisation de la gnose, c'est qu'elle semble reléguer à la périphérie le problème du docétisme, j'entends au titre d'un effet qui n'est pas essentiel à la vérité de la gnose. Comme dans Incarnation, les flèches visaient essentiellement la notion de chair astrale, Henry peut se permettre ici de reconnaître à la gnose sa pertinence phénoménologique au sens même d'Henry. En outre, il constate, suivant en cela Puech, que des gnostiques déclarent, à l'instar du Christ johannique, n'être pas de ce monde. Henry interprète le christianisme à partir de l'Evangile de Jean et de Maître Eckhart. Or, le premier exhibe un fond gnostique, notamment par son dualisme relatif (ce pour quoi les Valentiniens s'en servent très particulièrement), et il est peu probable qu'il reproduise" à l'évidence les paroles du Christ" (I, p. 338) les ipsissima verba (VG, p. 20) comme veut se le faire accroire Henry, tandis que le second n'est considéré que par quelques sentences extraordinaires de ses sermons allemands, et donc sans les nécessaires tempérance et explicitation procurées par les écrits latins

1

.

I Pour ne donner qu'un exemple, le Commentaire sur Jean (g 106) distingue une filiation par nature, celle du Verbe, et une filiation par adoption offerte aux hommes.

91

En conclusion, on peut accorder à Henry une certaine convergence entre le quatrième évangile et la gnose, sans que cela autorise à ramener la vérité de la gnose à celle du christianisme. C'est ce à quoi d'ailleurs il s'emploie lui-même dans la suite de l'article où il revient sur le docétisme qui est de nature à produire un anticosmisme parce qu'il a maintenu la connexion entre incarnation et venue au monde (cf. VG, p.23), au lieu qu'Henry s'attache à montrer que l'incarnation, qui est bien une venue dans la vie, ne peut avoir lieu que dans la vie! Les gnostiques ne sont pas assez acosmiques au gré de notre philosophe... Il Y a un acte théologique chez Henry, non pas l'apparition du thème du Premier Soi (lequel est obtenu par déduction), mais la décision de le nommer Christ. Un henryen qui évoluerait dans l'aire religieuse indienne (disons, pour être plus précis, celle de la Bhagavad-Gîtâ, aurait naturellement identifié le Premier Soi à la nature supérieure de Vishnou). Henry s'est surpris à détecter une connivence secrète entre sa philosophie et le christianisme, profitable d'ailleurs pour porter l'une à son achèvement (notamment grâce à la catégorie nouvelle d'Archi-Fils) et l'autre à une plus grande intelligence de son riche contenu. Rien n'interdit a priori (ou méthodologiquement) qu'on puisse mettre au jour une autre connivence, avec le gnosticisme, qui, davantage même que le christianisme, est en droit d'émettre des prétention à exprimer une structure éternelle de l'humain. Qu'Henry ait voulu contracter alliance avec celui-ci plutôt qu'avec celuilà, n'empêche pas que le johannisme eckhartien, tel qu'il le comprend, soit mal immunisé contre une forte imprégnation de gnose en ce qu'il s'avère peu porté à concevoir de manière significative la différence entre le Créateur et sa créature. Qu'on se rappelle la formule de la Théologie athée de Rosenzweig: "La différence entre Dieu et l'homme, ce scandale redoutable pour tout paganisme"

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CHAPITRE VI

L'ESPRIT DANS L'IMMONDE: LE JEUNE OFFICIER DE MICHEL HENRY "Ce qui se combat doit pouvoir se trouver, et ce qui peut se trouver doit bien d'une façon ou d'une autre s'entreappartenir" . Schelling, Les Ages du monde. I. PRELUDE

Que la philosophie ne puisse, comme le pense Schelling, trouver le chemin du Ciel qu'en passant par l'Enfer, la littérature l'a toujours su, mais avec cette conscience accrue que pèse sur elle le risque de s'adonner indéfiniment à l'abîme. L'intérêt des œuvres littéraires des grands philosophes se mesure habituellement à l'illustration de leur pensée qu'on se croit en droit d'y détecter. Qu'elles se portent en avant d'elle qui en rejoint, par une pénible reptation, l'inspiration féconde, ou qu'elles se signalent par l'épaisseur existentielle dont elles revêtent des idées exsangues ou frileuses, elles ont de la peine à sauvegarder leur autonomie. Il ne faut rien moins que le génie éclatant pour faire pâlir toute prétention à les interpréter suivant un principe extérieur.

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Le Jeune Officier offre le cas rare d'un règlement de compte avec la tradition philosophique au moment où son auteur s'apprête à jeter les fondations de sa propre et exceptionnelle contribution à la pensée. Se démarquer pour se situer, cette manœuvre certes est commune, voire généralisée. Programme à la réalisation duquel Michel Henry consacre la première section de L'Essence de la manifestation, où il ne se risque pas à une philosophie narrative comme celle qu'annonce Schelling à l'orée des Ages du monde. Mais autre l'antagonisme, autre ce que Marx appelle" l'examen de conscience philosophique" conduisant à "la bonne intelligence de soi" que représenta la rédaction de L'Idéologie allemandel. Récit emblématique où les divers niveaux se soutiennent réciproquement, Le Jeune Officier exhibe le noyau de la nouvelle philosophie, noyau encore méconnaissable car entr'aperçu par les yeux de son adversaire. Il marque également une prégnance de la structure messianique qui allait se préciser, de roman en roman, avant d'aborder le rivage de la christologie philosophique. Un jeune officier vient d'embarquer sur un navire de guerre. Il est chargé par le commandant de trouver le moyen de procéder à une dératisation totale, entreprise depuis toujours vouée à l'échec. Dans sa solitaire méditation il met au point un plan dont l'exécution s'avère concluante. Toutefois les rats trouveront le moyen de revenir2.

1 Ce sont les termes de Marx dans l'avant-propos de sa Contribution à la Critique de l'économie politique (Marx, Œuvres, I, Paris, Pléiade, 1969, p. 274). 2 Le Jeune Officier, Paris, Gallimard, 1954. Le roman porte comme date d'achèvement mars 1948, l'une des années du Rat selon le zodiaque chinois.

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II. LA CRISE

Dans son explication du verset: "Dieu envoya dans le monde son Fils unique" (I ln 4:9), Eckhart fait du monde le cœur pur, " mundum ayant entre autres le sens de pur (.. .). Pur est ce qui est détaché et séparé de toutes les créatures, car toutes les créatures souillent puisqu'elles sont néant, car le néant est une déficience et souille l'âme "1 . L'immonde a fait irruption dans le monde, comme par magie car sans effraction, et s'y est établi à demeure. Telle se présente la crise originelle. Aussitôt s'organise la résistance manichéenne visant la dissociation des deux principes par l'élimination de l'intrus. Survient alors la deuxième crise où commence le roman: l'immonde s'avère irréductible en son noyau. Plutôt que de s'en accommoder, ordre est donné d'y trouver remède. L'une et l'autre crise mettent à mal l'idéalisme, la première dans sa tonalité moniste panoptique, l'autre dans sa variante dualiste résistante. La solution adoptée par le jeune officier enveloppe la prise en considération de la vérité propre au réel, l'idéalisme restant sauf en son noyau. La variante moniste est représentée par son moment rationaliste caractérisé par l'omnipénétration du réel par la logique: "L'essence si cryptique de l'univers n'a pas la force de résister au courage du connaître; celui-ci l'oblige à se dévoiler, à lui révéler ses richesses et ses profondeurs et à l'en faire jouir", énonce Hegel dans le Discours inaugural de son cours de Berlin. Hegel écrit en conclusion de La Science de la Logique que la méthode, cette" force infinie à laquelle rien ne résiste ", obéit à " la tendance de la raison à se reconnaître elle-même en toutes choses". Le doute surgit sur l'efficacité de cette souveraine élucidation qui laisse inchangée la réalité nommée et qui tient l'irrationnel pour sa limite 1 Sermons, I, tr. J. Ancelet-Hustache, Paris, Seuil, 1974, p. 71.

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accidentelle1. On donnera ici raison à Heine: "On ne prend pas les rats avec des syllogismes". C'est le Commandant même qui, dans une sorte d'auto-critique, congédie la pertinence du total encadrement conceptuel du réel lorsque, au moment de charger le jeune officier de sa mission, il lui remet une brochure, comportant une liste impressionnante de procédés de dératisation, publiée par la Direction Centrale du Service de Santé du Ministère de la Marine tout en lui recommandant de ne pas la lire. Sa lecture" procure assurément à l'esprit un certain plaisir par la cohérence et la logique de ses développements. Pauvres rats, penserez-vous alors, comme votre existence tient à peu de chose! Elle est entièrement à notre merci et le moindre de nos caprices pourrait avoir pour effet la destruction totale et défmitive de toute la population murine du globe. Malheureusement il ne s'agit pas ici de satisfaire l'intelligence, mais bien de supprimer les rats et si vous envisagez ce second aspect de la question, qui est quand même le principal, vous ne pourrez que vous étonner, après un tel exposé de nos capacités de dératisation, de voir sur nos bâtiments tant de rongeurs et qui se portent si bien. C'est que voyez-vous, la logique ne peut rien contre l'obstination de ces animaux qui s'entêtent à vivre et à proliférer" (pp. 16-17). L'inefficacité d'un logos qui serait principe ordonnateur régissant les modalités de l'être par la représentation, est le juste effet de son ignorance de l'ensoi et de la singularisation du réel. L'entêtement des rats signifie ici celui des faits: sous la persévération dans l'existence la compacité de l'être résiste à la luminescence

1 Franz Rosenzweig précise: " Voilà que s'éclaire le sens ultime œ l'idéalisme: la Raison a vaincu, la fin retourne au commencement, l'objet suprême de la pensée, c'est la pensée elle-même; rien n'est inaccessible pour la Raison; le non-rationnel n'est que sa limite, et non pas un au-delà" (L'Etoile de la rédemption, tr. A. Derczanski et J.-L. Schlegel, Paris, Seuil, 1982, p. 174).

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de l'universalité qui prétend le construire logiquement!. Au fond, l'erreur de l'universalité du logos vient de ce qu'il fait dériver de lui la vérité non-univers able du concret. De là vient l'apparente contradiction dans le propos du Commandant qui incrimine la logique comme si ses tenants n'avaient jamais songé à agir. Mais voilà, agir dans le logos, c'est ne pas agir. L'unité de la volonté et de l'entendement sous le chef de la représentation ne suffit pas à juguler la prolifération du réel. Mais il y a pire, aux yeux de cette unité, qu'une multiplicité chaotique. La simple sensibilité ne saurait moralement humilier l'homme (puisque, dit Kant, l'homme ne peut être tenu responsable des inclinations naturelles en tant que telles). Pour autant que la volonté admet les maximes de la raison pratique, le mal survient à la faveur de l'inversion de la hiérarchie des motifs éthiques, perversion qui subordonne l'amour de soi (ému par la sensibilité) à la loi morale2. Dans les tennes du Commandant: " Devrons-nous accepter la honte d'un pacte avec eux et tolérer leur existence, que dis-je, la reconnaître et nous incliner devant elle?" (p. 57) - où, s'incliner signifie la néfaste reconnaissance de la souveraineté de ce qui devrait rester sous-jacent. Avant de proposer sa stratégie, le jeune officier expose, avec élargissement d'angle, l'aporie dans laquelle est pris son maître: " Nous sommes les prisonniers de quelque chose qui n'existe pas, nous devons nous abaisser devant ce qui est plus bas que nous!" (p. 97) - où l'inexistence renvoie à la thèse du mal comme privation de bien et donc 1 Henry évoque, lors de l'examen de la critique par Marx du majorat, " .. .le sourd entêtementde l'élément obscur, la brutalité du fait, et pour ainsi dire la dureté du sol lui-même ", (Marx, I, Paris, Gallimard, 1976, p. 69). C'est également l'entêtement des faits qui disqualifie l'idéalisme abstrait du marxisme soviétique et emporte le régime qui s'en réclame. 2 La Religion dans les limites de la simple raison, in Gesammelte Schriften, Berlin, 1902 sq., VI, pp. 35-36.

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insubstantiel (cas de la perversion en tant que telle), mal pourtant efficace, qui ne peut être tenu pour nul. Mais si dératisation, dans l'esprit du Commandant, équivaut donc à éradication, n'y a-t-il pas quelque inconséquence à penser venir à bout d'un mal radical? Nullement si l'on distingue, comme le Commandant ne semble pas d'ailleurs le faire, entre la sensibilité et la perversion (qui pourrait vouloir en imposer au monde entier). Pour être naturel, le penchant au mal nrest pas pour autant insurmontable (sans quoi l'homme serait diabolique alors qu'il nrest que faillible, sans quoi le mal nreût pas eu la liberté elle-même comme site). On pourrait dire à la décharge du Commandant qu'il vise, dans son entreprise de dératisation, moins le mal que la source du mal, à savoir la sensibilité - toutefois non sans soupçonner la parfaite incohérence de sa démarche (incohérence qui ne peut se résoudre que dans le platonisme) puisque, au fond, se priver de la sensibilité revient à se couper de la vie. Il le reconnaît sous couvert d'un trait d'esprit: "Remarquez d'ailleurs, ajouta-t-il en plaisantant, que les rats ne quittent le navire que lorsque celui-ci va sombrer et, mon Dieu, tant qu'ils demeurent à bord, on se sent en quelque sorte sur la terre ferme! " (p. 56)1. Inséparables sont les penchants naturels et la vie (si le navire est une métaphore du corps). Mais comment supposer à l'âme une existence désincarnée? La crise laisse face à face, en termes hégéliens, la conscience stoïque" sans nul remplissement de vie" et incapable d'une négation achevée du différent, d'une part, et la conscience servile dont la liberté se complaît dans un I Encore faut-il que les matelots sachent interpréter le signe! Ceux de Judée, dans Jeunesse de Conrad, se moquent des rats qui ont déserté en masse le navire retapé alors qu'ils lui étaient restés fidèles quand sa vieille constitution laissait à désirer (Œuvres, II, Paris, Pléiade, 1985, p. 20). Or, il coulera durant la traversée, du fait d'une combustion spontanée de la cargaison de charbon qui va provoquer un incendie.

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" entêtement qui se fIXeà une singularité"l d'autre part, ou, en termes sartriens, le pour-soi spirituel et l'en-soi visqueux et éternel qui menace de l'absorber2. A l'entêtement vital des rats correspond, chez l'auteur de La Nausée, celui des existants qui prolifèrent3. L'être est poisseux, obscène, chancrelleux. La chair, l'être, grouillent4. La langue se mue en mille-pattes qu'il faudra arracher de sois. Sartre enregistre l'échec de la prétention impériale de la logique: l'existant est tout à la fois indéductible et contingent6, soit" absurde" et " irréductible" et rejette dans sa sphère propre" le monde des explications et des raisons"7. Roquentin souhaite retrouver la pureté de la non-vie, et pour cela "chasser l'existence hors de (soi), vider les instants de leur graisse, les tordre, les assécher, (se) purifier, (se) durcir, pour rendre enfin le son net et précis d'une note de saxophone

"8 .

Au tour du Devoir, non ici de la création artistique9, d'entrer en scène sous la forme de l'impératif catégorique. Le Commandant exemplifie la raison pure pratique qui, I Hegel, Phénoménologie de l'esprit, Paris, Aubier, I, pp. 166, 169-170. 2 Hegel jugerait cette contraposition en termes d'idéalisme unilatéral (Ibid., p.199). 3 ln Œuvres romanesques, Paris, Pléiade, 1981, pp. 148,153. 4 Ibid., pp. 121,157. 5 Ibid., p. 188. 6 Ibid., p. 155. 7 Ibid., p. 153. 8 Ibid., p. 206. Cf. p. 33. 9 Le Commandant peut également symboliser l'écrivain en tant que tel. Le jeune officier l'imagine veillant sur sa table de travail une plume à la main, supputant les chances de succès de la mission confiée à un autre! (p. 77).

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bien qu'ayant admis la persistance de la chose en soi qui échappe, en son efficace, à toute représentation, se résout à maintenir la transcendance en dépit de la facticité; ou encore, la liberté qui s'affiche dans le devoir apparaît, dirait Sartre, comme" échappement à la contingence"l et engagement dans ses propres intentions. De prime abord, l'impératif semble hypothétique puisque la dératisation est, d'évidence, intéressée (et elle l'est certainement pour les marins qui en font commerce). Mais outre que tout le monde n'en voit ni l'intérêt ni la priorité, le Commandant y associe une nécessité dont le ressort échappe au sens commun, manière de fixer dans le suprasensible la racine de l'impératif car seul un point de vue transcendant est à même de mesurer le véritable péril que représentent les rats (p. 15). C'est si vrai que le Moi, le jeune officier, d'abord incrédule, tient l'ordre pour une plaisanterie (pp. 23, 27), avant de s'y soumettre de bonne grâce quoique dans un acte de foi, avec l'espoir, suite à une conversion intérieure, d'accorder la conviction du devoir aux motifs d'une Raison encore obscure: "Il Y avait là sujet à des méditations infinies et je craignais de me perdre en elles sans pouvoir trouver ni tenne ni commencement" (p. 23). La raison tient son obscurité de la transcendance du Commandant, figure hiératique, Dieu-Père aux décrets insondables2. Mais les ratiocinations sont d'un autre âge. Agir et se transformer s'offrent au Moi, l'un dans la nudité de l'instant 1 L'être et le néant, Gallimard, Paris, 1943, p. 559. 2 " Parce qu'il porte en lui le secret de son invraisemblable décision, elle lui paraît peut-être sensée, et c'est cette confiance que je n'ai pas le droit de trahir" (p. 77). "Lorsque je sentais ainsi le regard du Commandant se poser sur moi et sur mon obscur labeur, il me semblait que parvenait jusqu'à moi le rayonnement d'une immense bonté et bien qu'il fût impossible de discerner dans le noir les traits de son visage, je savais mieux que si je l'apercevais dans la lumière du plein midi, qu'il reflétait une approbation muette et souveraine" (p. 156).

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à quoi doit se réduire la délibération (p. 30), l'autre dans le recueillement qui met le Moi en contact avec l'étincelle de l'âme. Instant de la décision conduisant à la descente dans l'immonde, incarnation si l'on veut, dans laquelle précisément ne s'engage pas le Commandant-Pèrel. Recueillement qui préserve le Moi au milieu des périls et notamment, lors de la mise à exécution, de l'oubli de sa mission (ainsi qu'il advint au prince du Chant de la perle). La réflexion du jeune officier le conduit à justifier, dans une certaine mesure, la politique de l'Ancien Règlement. La prise d'un rat donnerait l'impression fantasmatique au marin (plus précisément au Pour-Soi sartrien pris dans les rets de la haine2) qu'elle équivaudrait à l'extinction de la race: " Qu'est-ce qu'un rat mort quand il y en a des milliers qui vivent et prospèrent à bord! Là est précisément la ruse de l'Ancien Règlement, et je la vois dans le fait qu'il nous abuse au point de nous faire confondre l'unité avec le chiffre infmi qui la contient un nombre incalculable de fois; mais il fallait nous rendre confiance, nous redonner ce sentiment de supériorité que des animaux stupides et bornés avaient bafoué" (p. 105). Qu'est-ce que cet Ancien Règlement sinon l'équivalent du code moral de l'Ancien Testament qui trahit, aux yeux d'un nouveau saint Paul, son inefficacité ultime? Cette" ruse" de l'Ancien Règlement visait à contrer le désespoir. En multipliant les préceptes, on croit, par le respect de l'un d'entre eux, s'être soumis à toute la Loi ou, à tout le moins, 1 Semblable en ceci au Capitaine Allistoun qui, "maître de ce monde en miniature, descendait rarement des cimes olympiennes œ sa dunette. Sous lui - à ses pieds, pour ainsi dire - les mortels du commun menaient une vie affairée et insignifiante" (Conrad, Le Nègre du " Narcisse", in Œuvres, I, Paris, Pléiade, 1982, p. 523). 2 L'être et le néant, p. 483 : "L'autre que je hais représente en fait les autres. Et mon projet de le supprimer est projet de supprimer autrui en général, c'est-à-dire de reconquérir ma liberté nonsubstantielle de pour-soi".

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l'avoir prise en compte. Erreur, car une vertu ne saurait passer pour la sommation de toutes. La pratique de l'Ancien Règlement tourne à la déconfiture de la morale quand il voulait donner l'illusion d'un pouvoir. Pour qui sait, l'introduction de la Loi n'a donc réussi qu'à provoquer la prolifération de la faute (comme dirait l'Epître de saint Paul aux Romains 5:20) - sans parler de l'orgueil idéaliste de se croire la source de ses pouvoirs. On est loin du contentement affiché par Rousseau dans le Virelai où il annonce à Mme de Warens sa prise: "Quatre rats n'est

pas bagatelle" 1 . C'est sur fond de ce discrédit que le jeune officier, encore pénétré de la vérité de l'idéalisme, entreprend de trouver une issue à son dilemme. Or, il est remarquable que le Commandant - "dolent de voir, dirait Charles d'Orléans, qu'encore est vive la souris" - se soit trouvé impuissant en raison de sa néantisation abstraite, sartrienne, du réel dont il paie le prix par un haut-le-cœur, la conscience d'activité s'étant retournée en conscience de passivité2. La volonté est indigente dès qu'importe le succès car le coefficient d'adversité n'est pas ultimement posé par le Moi3. Le tranchant du devoir coupe le vide. Au ciel étoilé au-dessus de soi (p.76) comment trouver le pendant d'une loi morale par elle-même efficace? Telle est la limite de la gnose valentinienne qui a placé tous ses espoirs de libération dans la connaissance. L'Evangile de vérité aura beau clamer que l'inscience se dissout d'elleJ Œuvres complètes, II, Paris, Pléiade, 1961, p. 1122. 2 Comme la philosophie de Henry se déploie à une plus grande profondeur que celle de Sartre, c'est le désespoir que la passivité à l'égard de soi entraîne (L'Essence d£ la manifestation, Paris, PUF, 1963, 9 70.) 3 C'est pourquoi l'Amiral en reste encore à une version idéaliste quand il prend la pseudo-victoire pour l'effet d'une volonté souveraine: "Partout où vous irez, rappelez-vous ce qui est possible, quand on le veut" (p. 191).

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même dès qu'on aura atteint la science tout de même que les tenèbres se dissipent quand surgit la lumière (NH I, 3, pp.25-26), il lui faudra admettre que ce qu'il appelle ténèbres est capable d'une ténacité et d'une opacité qui l'invitent à entrevoir un système concurrent, celui du manichéisme. Notre héros découvre que les rats n'opposent pas une simple résistance offerte à la liberté - thème tichtéen qui tolère" une lutte sans cesse reprise" (p. 137) ou même, à en croire Rosenzweig, présupposition de tout idéalisme, parfois impensée, jamais élaborée1. Ils lui apparaissent moins comme l'obstacle majeur que comme vie propre, et donc exclusive de tout ce qui n'est pas elle, vie dont la réalité doit être prise en considération pour espérer, à défaut de l'éradiquer, en détourner la nocivité. Incoercible est cette réalité, irréductible tant à l'analyse catégoriale que par la conscience et même la liberté, car elle est volonté2. Un poème de Theodor Fontane l'atteste: " Ils fauchent et moissonnent d'est en ouest Les cavaliers d'apocalypse Mais famine, guerre ou peste Ça grouille et ça fourmille encore". Il ne suffit pas d'être un nouveau saint Paul critique de l'Ancien Règlement. Si l'on admet ici que le navire ne symbolise pas le seul monde, mais tout l'être (ce qui permet de fIXerle Commandant dans le Plérôme), le Jeune officier suit le mouvement christique de la descente dans le réel de la soute et sous l'Equateur (la Limite!) Il s'incarne en quelque sorte (lui qui se veut pur esprit) afin de prendre toute la mesure du problème et, à tout le moins, de nier en soi (nouvelle tentation au désert) le mal. Altruiste (p. 134), 1 Cf. L'Etoile

2 Schelling

de la rédemption, pp. 166, 174.

a établi la cocrespondance entre la volonté et la résistance dans sa Philosophie de la révélation, SW, XIII, p. 206.

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il projette le salut de tous, y compris de ceux qui ne se savent pas commis avec le mal ou, pire, ne l'identifient pas, voire le cultivent! Son entreprise espère eschatologiquement un état paradisiaque, non seulement un pouvoir doté d'omniscience, tel en ces pays où, dirait Marx, "le moindre rat est administré policièrement"l, mais encore débarrassé de la vermine qui l'infeste, et mieux devenu en sa pureté inexpugnable (p. 140) tel un saint dont la victoire décisive désespère toute nouvelle tentation. Sans danger pour les autres, le navire pourra accoster au lieu de mouiller en pleine rade" comme si nous étions les descendants d'un de ces corsaires maudits qui furent condamnés, dit-on, à errer éternellement sur les mers" (p. 140). Référence, par delà l'allusion au vaisseau fantôme, au Juif errant, qui trouvera donc la paix de l'âme et du corps. La mise en contraste de deux phrases permet d'évaluer le progrès de l'attitude du jeune officier par rapport à celle du Commandant: "N ous errons à la poursuite de solutions qui se révèlent toutes inefficaces parce qu'elles ne viennent pas de nous, et la possession d'un véritable moyen de dératisation nous est refusée. Il me semble que c'est là quelque chose qu'il faudrait trouver soimême: ce sera votre tâche" (p. 20); "Tel est, dans ses grandes lignes, Messieurs, le plan que j'ai conçu et je crois pouvoir dire, sans faire preuve d'une vanité excessive, qu'il a pour lui de ne faire appel à aucun moyen extravagant ou artificiel dont je ne sais quelle propriété magique aurait le pouvoir de détruire tous les rats d'un seul coup. Il n'y a que dans les contes de fées qu'un coup de baguette peut arrêter net une invasion de cette ampleur. Je n'ai voulu, pour ma part, que m'appuyer sur la nature même des choses; je n'ai pas tant cherché à la combattre qu'à l'utiliser, et c'est en jouant avec les lois mêmes qui commandent l'existence des rats que j'ai espéré la détruire ou, tout au moins, la rendre I Le Capital, in Œuvres, I, p. 809.

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impossible sur ce navire" (pp. 129-130). Ce que suggérait le Commandant à son officier, c'était de prendre la mesure réciproque de la situation et de la motivation à partir de l'égoïté. En d'autres termes, il lui recommandait de trouver le point d'application efficace de la néantisation capable de pulvériser l'obstacle qui n'est tel que par la fin posée. La proposition du jeune officier en apporte la réfutation: c'est cette néantisation qu'il qualifie de coup de baguette magique qui n'opère que dans les contes de fées de l'idéalisme novalisien, avec pour effet, la surprolifération des rats dont, à juste titre, on rend responsable notre héros (p. 80) non encore dégagé de la gangue d'impuissance fantasmatique sartrienne, un excès entraînant l'autre car le réel, l'irréfutable, exige réparation. " La nature, disait Marx,

se venge sur Hegel du mépris qu'il lui a témoigné "1. Or, de quoi s'agit-il? De la légitimation du principe de l'hérédité dans l'exercice du pouvoir politique, la zoologie2 surclassant la noologie! L'idéalisme se condamne à la pure évanescence sans une alliance avec le réalisme - consistant ici dans l'écoute du réel afm d'en avoir raison selon ses déterminismes propres. La nature vainc la nature, énonce l'axiome alchimique3. Sartre a entendu la leçon de Spinoza4 et de Kierkegaard: "Il ne suffit pas de connaître une passion par sa cause pour la supprimer, il faut la vivre, y opposer

I Œuvres, III, Paris, Pléiade, 1982, p. 990. 2 " Le secret de la noblesse, c'est la zoologie" (Ibid., p. 991). 3 Ce n'est là qu'un aspect de l'axiome du pseudo-Démocrite. Le jeune officier est loin de pouvoir admettre, comme le fera Henry, que" la nature se réjouit de la nature" (où cette dernière signifie vie et psyché). 4 Un affect ne peut être surmonté sinon par un autre qui lui est contraire (Ethique, IV, 7).

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d'autres passions, la combattre avec ténacité, bref, se travailler "1 .

Cette alliance on n'espère pas la trouver dans l'idéaIréalisme de Fichte parvenu à la relation réciproque du Moi et du Non-Moi. C'est que, d'une part, le choc du NonMoi restant fondé sur le Moi garde un sens étroitement transcendantal: la déterminité du Moi2, et que, d'autre part, l'être y reste assujetti aux manœuvres conquérantes du devoir. Une autre forme d'idéaIréalisme devra être mise à contribution, celle du Schelling de la philosophie de la nature qui reconnaît enfin au ci-devant Non-Moi une spontanéité3 et au fondement obscur sa fonction et son l Critique de la raison dialectique, précédé de Questions de méthode, I, Paris, Gallimard, 1960, p. 20. 2 Les Principes de la Doctrine de la science (1794-1795), Siimmtliche Werke, Berlin,1845-1846, I, pp.211-212. Cf. I, pp.489-490. Est étroitement transcendantal un sens qui prend son départ dans le Moi plutôt que dans l'être du Moi. 3 "L'être n'est pas statique, il est spontanéité" lance le jeune Henry dans son premier essai philosophique antérieur même à la rédaction de son roman (" Le bonheur chez Spinoza", in Revue d'histoire de la philosophie et d'histoire générale de la civilisation, n° 39-40, Juillet-Décembre 1944, p. 214.) A noter que la spontanéité ce la substance rejaillit sur la corporéité (Ibid., n° 41, Janvier-Mars 1946, p. 70). Henry définit dans les termes suivants ce qu'il appelle le réalisme idéaliste de Spinoza: "Il pose à la fois qu'il existe un Etre absolu et que nous pouvons le connaître sans le défonner par une appréhension subjective, tel qu'il est en soi" (Ibid., p. 73). Sur la spontanéité du monde Rosenzweig dit l'essentiel en sa critique ce l'idéalisme (L'Etoile de la rédemption, p. 61). A noter que même là où Hegel reconnaît une certaine spontanéité à la nature, il l'expose comme l'effet d'une chute de l'Idée (La Première Philosophie et! l'Esprit, Paris, PUF, 1969, p. 52; Encyclopédie des Sciences philosophiques en abrégé, 1830, ~~247-248; tr. fro Paris, Gallimard, 1970, pp. 238-239). Spontanéité qui est donc émancipation du concept donnant lieu à un jeu irrationnel! (Phénoménologie de l'esprit, I, p. 230).

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iITéductibilitéI,voire sa lumière propre. Encore faut-il que ce fond comporte la faculté d'auto-négation que précisément Schelling attribue à la nature. Un excès d'idéalisme peut d'abord conduire à un excès de réalisme. Le Commissaire, échaudé par les multiples revers dans la lutte contre les rongeurs, abandonne à l'épuisement le soin de réguler l'invincible: "Nous pouvons seulement nous borner à constater - et c'est là le seul fondement de notre

salut -

que les grands cataclysmes s'arrêtent d'eux-

mêmes" (p. 51). Par la régulation est simplement prévenue l'invasion qui expulserait les hommes. L'idéalisme doit donc persister pour assurer à l'alliance avec le réel une visée éradicante. Le jeune officier reprend l'intuition du Commissaire en ajoutant la contribution de l'homme: "Nous savons que les rats se reproduisent à une vitesse invraisemblable et que leur nombre devrait aller en suivant une progression géométrique dont la courbe représentative serait propre à nous donner le vertige. Et ne voyons-nous pas, cependant, que ce nombre est en fait relativement constant, étant bien entendu que nos prétendus moyens de dératisation ne sont strictement pour rien dans cet équilibre à moitié rassurant. J'en déduis que d'autres forces sont à l'œuvre et travaillent pour nous bien que nous les ignorions, et qu'elle sont infmiment plus efficaces que ces moyens de combat bâtard que nous forgeons nousmêmes. Le bon sens le plus élémentaire ne commande-t-il pas, dès lors, de chercher à mieux connaître cet allié qui nous préserve d'une invasion catastrophique, afin de lui I La base du réel est un résidu absolument irréductible (Recherches sur la liberté humaine, in Schelling, SW VII, p. 360); "toujours il subsiste un fond obscur" (Conférences de Stuttgart, SW, VII, p. 433). La philosophie de la nature réhabilite l'expérience pour ne pas passer pour une fiction spéculative (Introduction à la Première esquisse d'une système de la philosophie de la nature, SW, III, p. 278). Les Ages du monde définissent l'idéalisme par la négation du principe positivement opposé à la pensée et lui résistant (Die Weltalter, Münich, 1946, p. 51).

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venir en aide à notre tour, de favoriser son action et d'être peut-être à même, dans ces conditions, de forcer la victoire? Cette puissance favorable qui tient en échec l'ennemi qui nous menace et n'est pas différente de cet ennemi lui-même et c'est dans le sein de ce dernier, dans la contradiction interne qu'il porte en lui, qu'il nous faut la trouver" (pp. 117-118). Ce qui est préservé de Fichte, c'est la nécessité de l'action, mais privée de son orgueil. L'action doit apprendre à s'humilier devant une autre spontanéité. Ne rend l'équilibre seulement qu'à moitié rassurant le fait que l'auto-régulation de la prolifération échappe au contrôle de l'homme et peut se renverser en agressivité multiple visant l'investissement de tout le navire et l'expulsion de l'équipagel. Une proposition des Idées pour une philosophie de la nature de Schelling assure à la stratégie du jeune officier son fondement théorique: "Le pur exercice de la légitime domination sur la matière morte qui fut octroyée à l'homme avec la raison et la liberté consiste en ce qu'il agit spontanément sur elle et la détermine selon la fin et le dessein, la laisse agir sous ses yeux, comme s'il l'épiait à l'œuvre. Mais que l'exercice de cette domination soit possible, il le doit derechef à la nature qu'il s'efforcerait en vain de dominer s'il ne parvenait pas à la mettre en conflit avec elle-même et lui opposer ses propres forces [à elle] ". Auto-négation qui ne va pas jusqu'à l'intégrale autosuppression. Le jeune officier entend dominer la nature par l'expulsion par elle d'une des forces dont elle se compose. Plus tard, Henry se moquera des prétentions du rationalisme s'imaginant pouvoir modifier la vie humaine par une prise de conscience ou un progrès de la connaissance. Sa précision rejoint le propos de son 1 Thème d'un roman de Robert Paris, Le Grand Rat. Un couple y est éliminé par un rat qui désire prendre possession de leur demeure. Mais, objecteraient Deleuze et Guattari, le devenir-animal implique une meute (Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 292).

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personnage romanesque: "U n changement de la réalité ne peut se produire que là où cette réalité déploie son essence, dans la vie, en elle et par elle"l. Schelling poursuit: "Si le secret de la nature consiste en ce qu'elle maintient en équilibre des forces opposées ou dans un conflit permanent et sans issue, alors ces mêmes forces, aussitôt que l'une d'entre elles obtient une prédominance permanente, doivent détruire ce qu'elles avaient maintenu dans l'état précédent "2. La prédominance de la volonté associée à l'esprit ménage ainsi la possibilité de l'éviction du désir. Comment prétendre expulser le désir s'il est base3, et guère seulement la malencontreuse excroissance du sophianique éon? Autant vivre comme ne vivant pas, esprit purissime, dans un corps glorieux ou sinon déjà péri, autrement dit, dans un corps sans avenir. N'est-ce pas là la véritable signification du conte des frères Grimm? La ville de Rameln découvre que le charmeur de rats, non content I M. Henry, Vie et révélation, Beyrouth, USJ, 1996, p. 14. 2 SW, II, p. 74. L'introduction des Idées a parfois une tonalité henryenne: critique de la représentation qui dissocie le règne ce l'immanence, primauté du pratique, reconduction à l'identité (SW II, p. 13). 3 Il s'agit bien de la basis dans l'allusion aux" doubles-fonds" qui devront être nettoyés de toute vie murine (p. 140). Sus aussi à l'" ombre"! (pp. 109, 140). Schelling et Jung ont montré que le fond et l'ombre n'étaient pas maléfiques en eux-mêmes. Que le phonème ra puisse évoquer le ça, on le peut supposer d'une indication du Commandant qui reconnaît que les rongeurs sont devenus, pour les marins, "un sujet plaisant ou une source de jeux de mots" (p. Il). Jeux de mots qui peuvent également viser les anti-ça que sont les idéalistes devenus rats de bibliothèques! Impossible d'échapper à la base, dit la métaphore. Mais ombre est aussi le principe dont la décision s'entoure de ténèbres. Comment son effet n'apparaîtrait-il comme une ombre dans la Caverne platonicienne? En effet, la silhouette du Commandant passe comme une" ombre parmi les ombres" (p. 156).

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de la débarrasser des siens, lui ravit ses enfants! Ainsi s'explique un aspect de la faillite fmale de l'entreprise - dont l'enregistrement inaugure la philosophie d'Henry en son volet anti-valentinien. L'autre aspect revient à la persistance de l'idéalisme dans l'idéaIréalisme, car au fond la capacité d'autonégation de l'être reflète celle de la conscience! Mal anné contre ses adversaires, notre jeune athlète doit faire sur soi l'épreuve de la mortification et de la négativité dans les hauteurs de l'esprit, quelque dommage qu'il doive en résulter, avant toute observation de l'autonégation de l'être. Nous n'avons pas fini pour autant avec la majestueuse parabole d'Henry qui prend sa source dans l'ébranlement par l'être nu. Stupéfaction et vide sont le tohu bohu, commente Rachi. Schelling inaugure ses Aphorismes sur la philosophie de la nature avec cette révélation: " A quiconque le considérerait abstraction faite de son espèce et de sa fonne, le simple être-là devrait apparaître comme un miracle, et remplir l'âme d'étonnement: tout de même que c'est indéniablement cette expérience du pur être-là qui, dans les pressentiments les plus anciens, saisit les âmes d'effroi et d'une sorte de

terreur sacrée "1. Terreur redoublée devant l'être nu de l'espèce, grouillement d'individus qui ne réalisent pas la possession d'eux-mêmes en tant que personnes. III. OBSESSION DE LA PURETE

Avant de déterminer d'une manière plus précise la nature du symbole des rats dans le roman d'Henry, il convient d'examiner la personnalité du Commandant, initiateur du projet. Il apparaît d'emblée que son obsession lui est personnelle puisque les autres capitaines ne partagent pas son point de vue (p. 13). Il estime, pour sa part, que" les rats doivent être l'objet constant de nos I SW, VII, p. 198.

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pensées, aussi longtemps du moins que nous ne sommes pas parvenus à nous en débarrasser" (p. 13). Cette obsession s'inscrit dans une disposition d'esprit qu'on pourrait, dans un premier moment, qualifier d'hyperhygiénique: la chambre du Commandant, d'une blancheur immaculée (p. 10), où s'est incompréhensiblement et scandaleusement introduit un rat qui lui dévore sa chemise, se signale comme" un endroit d'une propreté méticuleuse qui était nettoyé tous les jours et même plusieurs fois par jour par une équipe spécialement affectée à ce travail" (p. 81). Crainte de contracter une maladie? Les rats font, pense-t-il, planer sur le navire la menace de terribles fléaux comme le typhus et la peste (p. 15) - maux tangibles auxquels se superpose maintenant l'indicible, car le commandant ajoute que le jeune officier à qui il vient de confier sa mission n'est pas " actllellement en mesure d'apprécier toute l'étendue d'un péril dont toute défmition est déjà une atténuation et un travestissement; c'est là quelque chose que chacun doit apprendre par lui-même, au prix d'un long effort et d'une douloureuse expérience" (p. 15). Cette phrase précieuse ne dit, au fond, rien d'autre que ceci: les rats sont dans un certain rapport avec le Soi. Il suffITait d'ailleurs, pour atteindre le même résultat, de superposer, au lieu de les mettre en contraste, les deux phrases portant sur la nécessité de trouver la solution, l'une, en soi, et l'autre, dans les rats. Le mal que les porteurs du miasme véhiculent n'est donc pas en son fond exogène ou même simplement physiologique. Il est d'essence morale, voire métaphysique, et dans les deux cas, affecte et sollicite la subjectivité. L'étranger est intime! D'une intimité double et complémentaire, ayant statut de réalité et de fantasme (" des rats qui me déchirent et que mes yeux multiplient" disait Kafkal). Le rapport est subjectivation dans la culpabilité selon un dire qui semble tout droit venir de la 1 Journal,

16 mars 1922.

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conception kierkegaardienne du péché qui, pour être originel n'en est pas moins répété. Le jeune officier admet "une responsabilité personnelle" dans la présence des rats: "N'était-il pas évident, en effet, que si des rats s'étaient introduits autrefois à l'intérieur de ce navire, et avaient pu s'y développer sans rencontrer d'opposition sérieuse, les mêmes phénomènes se reproduisaient tous les jours. Ce que d'autres avaient laissé se faire, nous le tolérons à notre tour et chacun apprend par lui-même comment les rats viennent à bord" (pp. 83-84). Kierkegaard: "Tout homme comprend par lui-même et uniquement par lui-même comment le péché est entré dans

le monde "1 . En première approximation, les rats configurent donc le mal, mais un mal modalisé comme souillure avec laquelle on ne saurait transiger. Certains passages semblent couler de la plume qui composa le Lévitique: d'autant plus épouvantables, souillures souilleuses, ces rongeurs qu'ils mangent tout y compris les cadavres de leurs congénères (p. 45). L'horreur que suscite le contact de ces créatures répugnantes est mainte fois soulignée. Qu'est-ce que l'idéalisme? demande Oetinger: "Une peur panique du matérialisme", le regain moderne du docétisme. J'ajoute que cette peur panique s'exprime par la haine du fruit d'un croisement entre espèces hétérogènes. La souillure, c'est l'hybridation, naître, comme chez Lovecraft, d'une femme et d'un monstre2, ou de l'infâme étreinte de la Lumière par les Ténèbres. "Toute communauté, soutient l'Evangile selon Philippe, qui est né de choses dissemblables l'une à l'autres est un adultère" (NH II, 3, p. 61, 10-12). Reste à savoir, argument de poids, s'il y a unanimité en ces sentiments extrêmes. On a déjà vu que tous ses 1 Le Concept d'angoisse, OC 7, tr. H. Tisseau, Paris, Orante, 1973, p. 152. 2 Cf. J. Hatem, Mal et transfiguration, Introduction.

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collègues ne partageaient pas l'idée fIXe du Commandant. Même le médecin, pourtant concerné au premier chef par l'hygiène, trouve parfaitement tolérable la présence de ces prétendus ennemis irréductibles. En outre, les matelots n'entreprenaient la chasse aux rats qu'en vue de recevoir la prime promise pour leur capture, une rasade de vin! Certains mêmes poussèrent l'astuce au point de se livrer à un élevage lucratif des rongeurs, ce qui entraîna la suppression de la politique (pp. 40-41). J'en déduis que le maléfice que représentent les rats est fonction de l'état d'esprit du seul Commandant dont les convictions n'ont d'autre force que celles prêtées par l'adhésion qu'il leur concède. Cela étant, une piste s'ouvre devant l'interprétation qui examinerait, d'un point de vue psychiatrique, la complexion obsessionnelle du Commandant. Cette lecture partielle ne pourra rendre compte de la totalité de la Parabole et encore moins de la part que prend le jeune officier dans la geste de la dératisation à moins de s'appuyer sur une autre exploration, celle de la détennination spirituelle. A cet effet, il convient, avant de mettre au jour de manière plus spécifique ce que les rats symbolisent, d'examiner cette détennination. Les rats désignent le mal comme souillure contagieuse, et quelle souillure ne l'est pas (cf. Platon, Lois, 871a)? Or le navire qui les porte dans son flanc se divise en trois secteurs superposés octroyant à la pureté l'empire du haut: "Celui qui est venu sur le pont supérieur afin d'oublier [le bruit des rats] comprend alors combien sa tentative a été vaine, elle lui apparaît pitoyable et presque puérile, car même là-haut l'image des rats ne le quitte pas, ni la certitude qu'au moment même où il respire à pleins poumons et dilate les narines comme un pur sang qui frémit, les affreux rongeurs poursuivent dans les soutes et les doubles-fonds leur œuvre souterraine de destruction. TI apprend que la solitude ne lui a été donnée pour qu'il l'éprouve comme une jouissance personnelle, qu'elle est seulement pour lui un moyen de penser plus librement, 113

d'accomplir la tâche qu'il a reçue en partage et de trouver, s'il est possible, le procédé qui lui permettra de se débarrasser, lui et le navire tout entier, de la présence dégradante des rats" (pp.76-77). Peut-être réussit-on dans ses hauteurs immaculées à être si bien transformé par la vérité descendante qu'un pouvoir d'efficacité immédiate en aura été acquis, à l'instar du chat illuminé qui, selon Le Congrès d'arts martiaux des chats, expulse les rats par sa seule présence

1

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Pour qui se recueille dans la pensée pure, le réel se mue en objet représenté. Il est donc normal que nul bruit ne gagne ces altitudes. Mais comme la geste du jeune officier suit la crise idéaliste, il n'en sait pas moins que hors sa représentation, le réel s'agite de sa propre vie, sourde et têtue, tout de même que les élans du corps infestent l'imagination. A qui reconnaît la persistance de la matière comme un scandale inadmissible advient le souci des victimes de l'inférieur. Dans une conception platonicienne du double mouvement d'ascension et de descente, la montée est cathartique selon une dialectique expulsive du bas, lustrant l'âme commise avec la matière, s'ordonnant au principe spirituel sans mélange, Dieu étant l'absolument simple (République, 382e). Seul le simple (République, 36tb), le pur, le philosophe, l'amoureux du savoir, sera admis à l'espèce des dieux (à savoir les idées, les simples en soi), clame le Phédon (82b), dialogue par excellence de la ségrégation de l'âme. La catharsis est donc simplification (l'haplosis chère à Plotin (Ennéades, VI, 9, Il) et à la tradition monastique: "Une purification n'estce pas en fait justement ce que dit l'antique tradition [orphique], mettre le plus possible l'âme à part du corps, l'habituer à se ramasser, se concentrer sur elle-même en partant de chacun des points du corps, à vivre autant qu'elle peut, dans les circonstances actuelles aussi bien que dans I Cf. Taisen Deishimaru, Zen et arts martiaux, Paris, Albin Michel, 2000, p. 79.

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celles qui suivront, isolée et par elle-même, entièrement détachée du corps comme si elle l'était de ses liens" (Phédon, 67c), à quoi la mort met le sceau puisqu'elle pennet de rejoindre le Pur, la Pensée (Phédon, 68a). L'immersion dans la pensée pure a pour corrélat la contemplation et la béatitude. Sous l'œil bienveillant du Commandant, dans sa séparation d'avec tous les autres (p. 62), par sa conquête de la solitude (tenne récurrent, supportant d'évidence la référence à l'existence monacale, voire érémétique1), le jeune officier s'élève au-dessus de lui-même et conquiert le lieu de l'extase (autre mot platini en). " Extase maritime" (p. 73) à verser au dossier de la purification, mais avec cette coloration particulière d'une conscience d'immortalité (p. 71) en raison même de l'éviction du corps et de l'effusion de l'esprit: "Le vent vous entourait, un vent salé, tout plein d'une saveur inouïe, et c'était comme si vous respiriez pour la première fois! " (p. 71). " Sois absolument identique à toi-même ", intime l'impératif catégorique du jeune Schelling2 désireux, par la culture, de repousser indéfiniment la frontière du Non-Moi limitant le Moi. Conscience de suprahumanité comportant le danger de s'abîmer dans la lumière sans fonne, car voici notre jeune officier" suspendu entre le ciel et l'eau" avec tout autour de lui" un espace sans bornes, sans limites, sans objets pour le dissimuler, sans fonne, sans personne! " (p. 71). Ce qui remédie au risque d'une perte de soi dans une étendue n'offrant pas de résistance ou une nuit sublime où se pulvérise l'existence individuelle (p. 79), c'est le double appel du bas et des autres car, d'une part, la lutte contre l'impur doit sans cesse être reprise comme le reconnaît le jeune officier (p. 136), et d'autre part, claque au vent l'impératif catégorique de s'occuper de ceux qui 1

Cf. J. Hatem, Recherches sur les christologies maronites, Paris, Geuthner, 2002, ch. I; Id., La Gloire de l'Un. Philoxène de Mabboug et Laurent de la Résurrection, Paris, L'Harmattan, 2003. 2 Du Moi comme principe de la philosophie, SW I, p. 199.

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cultivent l'impureté. Le Sage, fort de sa science du simple et du mixte, doit redescendre dans la Caverne où grouillent les rats afin d'éclairer les autres dont il a pitié! , voire de les diriger, car la fin du sage enveloppe le bonheur de la cité lequel est fondé sur la justice. Voilà pourquoi, du sein de son envolée théorique, le jeune officier est rappelé à son devoir, contrairement à ces matelots qu'il croise sur le pont supérieur et qui, perdus dans leur contemplation, ayant atteint la quiétude parfaite, le cœur gorgé d'infmi, ne songent plus aux rats (p. 70) maintenant, dirait Hugo von Hofmannsthal, qu'" ils connaissent le vol d'oiseau et le paysage des étoiles ". Est-ce à dire qu'ils n'auraient guère besoin de mener ce combat? Pas moins que le jeune officier qui n'accède momentanément aux hauteurs que par l'étincelle de son âme. Son désir de débarrasser le navire des rats n'est pas moins besoin de s'en délivrer pour luimême (p. 76). Entre le pont supérieur et les soutes, également inhospitalières, se découvre l'intermonde des passavants, lieu de passage des marins. Y trouve-t-on refuge, on est "de nouveau plus ou moins mêlé à la vie du bord" (p. 79), vie de l'humanité et lieu du souci pour autrui, car il y est question de la prolifération des rats dont le jeune officier est rendu incompréhensiblement responsable (p. 80), encore qu'il finisse par assumer son implication (p. 83) - simple application de la loi de la compensation: un excès dans un sens provoque un excès en sens inverse, qui veut faire l'ange, etc. Et c'est à ce moment qu'est énoncée la sentence kierkegaardienne dont on sait qu'elle enveloppe la problématique sexuelle et la constitution de la synthèse humaine du corps et de l'âme dans le péché originel. 1

République, 516c. D'où le soupir dans les Lois ( 803b):

" Assurément les affaires humaines ne valent pas qu'on les prenne au grand sérieux; cependant nous sommes forcés de les prendre au sérieux, et c'est là notre infortune".

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IV. LUXURE ET GUERRE

L'ascèse comme arrachement à la souillure s'appuie sur le rapport de l'impureté au Soi. Mais de quelle nature ce rapport quand la souillure est présentée comme parfaitement exogène? "Nul vivant, constatait Marx, ne croit que les vices de son existence soient inhérents au principe de sa vie, à l'essence de sa vie; il les trouve au contraire fondées dans des circonstances extérieures à sa vie. Le suicide est contre nature "1. Les rats ne sont-ils pas des intrus qu'il suffirait d'expulser? Illusion platonicienne et prétention idéaliste qui se fondent sur la convergence de deux lignes: simplification et phobie de l'Autre. En effet, la visée de la simplification s'accomplit, en tant que réduction à l'essence, comme expulsion de l'Autre sis dans le Même, à savoir en Dieu, dans la société et dans l'individu précisément divisible. En Dieu, par la confession du monothéisme pur trempant son glaive dans le sang des prêtres de Baal, polythéistes et naturalistes, afm de purifier la divinité de toute immixtion. Dans la société, par la xénophobie (" race maudite" échappe des lèvres du jeune officier, p. 131), avec l'effet pervers de l'Apartheid, de la guerre à outrance - d'ailleurs sans effet puisqu'on n'y trucide que les mâles, les femelles assurant une rapide relève (p. 101) -, ou pire du génocide, le tout sur fond de nationalisme (on décharge les rats dans le port nonfrançais d'une ville cosmopolite (p. 133), coupable donc d'impur mélange) et d'impérialisme (le navire est colonial pp. 12, 187). Dans l'individu, par la neutralisation ou même l'abolition de tout ce qui leste l'âme qu'il faudra distiller par la mortification, par la non-reproduction comme chez les Cathares, les purs, relayés par Roquentin2, ou par la mort qui aura pour effet, comme chez Evagre, d'abolir à jamais le I Œuvres, III, p. 409. 2 "Ils ont l'extrême sottise p. 187).

de faire des enfants"

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(La Nausée,

corps. En un mot, l'ontologie partagée par le Commandant et le jeune officier (encore que, pour ce dernier, avec le soupçon de son errement) déclare adventice la détennination par la matière: la laideur de l'âme lui vient par l'addition d'un élément étranger, énoncent Platon et Plotin (Ennéades, I, 6, 5), ou encore elle est introduite dans un principe différent d'elle (Ennéades, ill, 1, 8). En dérive le sentiment de l'abominable possession démoniaque où l'Autre devient l'ennemi par excellence, d'autant plus nocif qu'il a investi la place tel un ténia. Comment ne pas se sentir double, voire triple, ou pire multiplié si son nom est légion, car il est question d'une légion (p. 110) de rats! Et quelle épouvante est pire que le passage du corps d'un rat sur" notre figure, j'allais dire sur notre esprit" (p. 53), précise le Commissaire (personnage mis en déroute dans la guerre contre l'ennemi de l'intérieur). Epreuve majeure que le contact des hétérogènes: esprit et corps (du rat...) quand le second domine le premier, l'avilit au rang d'un animall , ou pire, suscite en la conscience l'épouvante d'un engluement dans l'en-soi2. C'est que la nausée révèle le corps à la conscience3 ou l'être nu4 et l'horreur de l'il y a, au sens de Lévinas, signale une menace contre la personnalité5. Mais ces heureuses révulsions, témoignant que l'âme n'a pas été dénaturée puisqu'elle ne sympathise pas avec l'intrus, expliquent la honte qui se saisit de ceux qui, d'aventure, sont vaincus par l'inférieur (p. 97). Dans l "Si tu te regardes trop longtemps dans la glace, tu y verras un singe" disait-on au jeune Roquentin. Comme il prolonge l'examen de son visage, il descend" au-dessous du singe, à la lisière du monde végétal, au niveau des polypes" (La Nausée, p. 23). 2 L'être et le néant, p. 461. La conscience s'empâte (p. 457). "Il est horrible en soi de devenir visqueuse pour une conscience" (p. 702). 3 L'être et le néant, p. 404. 4 Lévinas, De l'évasion, Montpellier, Fata Morgana, 1982, p. 90. S De l'existence à l'existant, Paris, Vrin, 1984, pp. 95,100.

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l'exposé de sa stratégie aux officiers (en langage platonicien: aux aristocrates), le jeune officier prononce cette phrase essentielle: " S'il est vrai que je mesure notre perfection au degré même de cette horreur [qui préside à chacune de nos rencontres avec les rats], je ne vois que trop à quoi tend celle-ci, j'ai entendu depuis longtemps l'appel pathétique qui monte d'elle, je sais le refus qu'elle prescrit" (pp. 138-139). Ainsi, moins d'horreur, plus de compromission et même de conversion. Inversement, le refus doit être total: guerre à outrance, et donc solution finale. La suite du passage comporte une reprise partiellement ironique: " Et c'est pourquoi (...) mon plan n'est pas fait de pensée consolantes, mais de coups de marteau, il ne vise pas à minimiser l'importance d'une

éventuelleréapparitionde quelquesrongeurs - qui bientôt seront légion - mais bel et bien à la rendre impossible" (p. 139). L'ironie tient au réemploi de la formule bien connue de Nietzsche (philosopher à coups de marteau) pour l'asséner à l'anti-platonisme. Mais là où le jeune officier rejoint le philosophe de la Volonté de puissance, c'est dans son aristocratisme, comme dans sa hargne euthanasistel et en général dans l'inspiration qu'a pu, à tort ou à raison, y trouver le nazisme. Nombre d'éléments rappellent d'ailleurs Auschwitz, comme le "grand moyen" (p. 41) consistant dans l'asphyxie de tous les rats pratiquée sur d'autres navires: gaz sans fours crématoires puisque la décomposition des cadavres qui rend l'atmosphère irrespirable oblige à l'embarquement de nouveaux rats, charognards chargés de nettoyer la place. " Les rats sont bien pires morts que vivants" (p. 44). De tous les avatars malheureux de l'idéalisme, le nationalisme (qui prend pour des réalités ultimes des abstractions telles que nation, peuple, etc.), pour être le plus inconséquent, n'est pas le moins virulent. Je disais: illusion platonicienne. Celle de croire qu'on n'est pas son corps 1

Cf. L'Antéchrist,

9 2.

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dont le correspondant théologique est le docétisme (loin de Dieu qu'il ait un corps!) A ce niveau d'analyse les rats ne représentent rien d'autre que les impulsions du corps - boulimiques d'abord et surtout sexuelles, ni passagers ni clandestins - habitants qui sont de la chair de chacun, car au fond rien n'est plus familier qu'un rat!l. Mais de paraître rats, elles le doivent au regard platonicienspiritualiste posé sur elles. Leur rapport au Soi est donc surdéterminé par une évaluation discriminante, et donc une surévaluation2, en raison de quoi, la guerre intestine dont l'homme est le théâtre ne se reconnaît telle qu'à l'échelle du navire, corps qu'on voudrait métallique, purgé de vie3. Le moment est venu d'examiner la détermination physique du symbole des rats. Sur les pièces de monnaies Vénus était représentée en compagnie de souris. Il est souvent question, dans le roman, de la puissance de reproduction des muridés et on a même l'impression que le fantasme s'en mêle comme chez le Commissaire: " Ces l

"Le matelot qui au milieu de son travail entend tout à coup un

rat, se sent alors chez lui, dans un monde qui lui appartient et dont il perçoit la vie secrète; les dangers mêmes que ce monde renferme ne sauraient l'atteindre, car il les connaît. Je pense que l'ouvrier qui entend le ronflement régulier du moteur qu'il surveille éprouve un sentiment de sécurité assez semblable, et de même celui qui, une fois franchi le col, redescend lentement la vallée qui se creuse vers son village, l'esprit plein du bruit familier du torrent" (p. 55). Le platonisme a fait place à son avatar l'idéalisme: ce que je connais est mien si bien que le représenté ne saurait m'inquiéter (cf. Schelling, Lettres sur le dogmatisme et le criticisme, SW, I, p. 195). 2 "Un rat / Rien qu'un rat / Moins qu'un rien / Juste un rat / Poussait devant lui / Un sexe / Rien qu'un sexe / Moins qu'un rat" (Joyce Mansour, Prose et poésie. Œuvre complète, Le Méjan, 1991, pp. 363-364). 3 Même dans La Nausée où pourtant l'entêtement des choses n'est pas qu'entêtement de la vie, il y a comme un refuge possible dans le non-vivant, les minéraux étant" les moins effrayants des existants " (op. cit., p. 184).

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affreux animaux vivent en effet dans un état d'effervescence sexuelle permanent et les mâles ne cessent de parcourir le navire en tous sens à la recherche d'aventures génitales qui doivent être fort nombreuses au cours de la même journée" (p. 50). De même, le jeune officier imagine que son Commandant ne fait pas confiance à l'apparente paix de la nuit: " Il réfléchit. Il sait qu'au fond des cales les rats sont toujours là qui s'apprêtent à profiter du sommeil des hommes pour se livrer à leurs hideux instincts et à leurs débauches effrénées" (p. 78). Outre qu'on sait qu'il n'y a de débauches qu'humaines, quel besoin ont ces rats du sommeil des hommes, comme s'ils ne disposaient pas déjà d'alcôves, comme s'ils n'étaient pas les résidents mêmes de ce sommeil, de celui du Commandant plus précisément auquel il n'ose se livrer par crainte de donner libre cours à son imagination ainsi que l'intempérant rêveur dans la République (571cd), impie, incestueux, omnisexuel et meurtrier! . De là vient la domination nocturne des rats qui envahissent les étages supérieurs (traduire: qui infectent l'esprit moyennant l'imagination) et qui, s'ils venaient à frôler (se rappeler le frôlement de l'il y a, chez Lévinas et la terrible insomnie qui l'accompagne)2 un homme, le réveilleraient en sursaut et le priveraient de sommeil (p. 110) (traduire: le désir nocturne

-

car le démon de la

fornication attaque le moine surtout de nuit 1

Cf. J. Hatem,L'Echardedu mal dans la chairde Dieu, ch. I.

et les

2 De l'existence à l'existant, p. 98. La nuit de l'érotique longe, selon Lévinas, celle de l'il y a (Totalité et infini, La Haye, Nijhoff, 1961, p.236). Notons que le protagoniste du récit de Kafka, Souvenir du chemin de fer de Kalda, qui prend plaisir à embrocher les rats, ne tolère pas, lorsqu'il se trouve en état de veille, de les entendre la nuit attaquer sa hutte (Œuvres complètes, Paris, Pléiade, II, 1980, pp. 300-301). A l'arrière-plan, comme souvent chez le Pragois, la collusion de l'érotique et de la culpabilité: il lit, en feuilleton!, un roman intitulé La Vengeance du Commandeur.

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pensées lascives tiennent éveillés les matelots, ces moines-

soldats1 voués au spiritualisme et les humilie enfin puisque, comme l'écrit Jean Climaque (XV, 29), la luxure corporelle est possible sans le concours d'autrui. C'est pourquoi, cet autre combattant, le Capétan Michel, affaibli par la fascination qu'exerce sur lui la Circassienne Eminé, est torturé dans son sommeil par un "rêve indécent", sans qu'à ce stade il n'en accuse la femme qu'il [mira par assassiner. Le rêve, dit Kazantzaki, "poussait des tentacules, collait à lui comme une femme et ne voulait pas le quitter "2. Inversion qui est une manière de reconnaître l'immanence. La luxure humilie dans leurs rêves les athlètes de la vertu. La nuit, " toute distance est abolie" (p. 110) - et d'abord l'artificielle qui met à part le désir -, "notre faculté de ruse et de dissimulation a perdu son pouvoir" (p. 110) - et surtout la sublimante. En cette passivité totale, d'avant la liberté, la maîtrise est perdue sur le corps. Mais comme l'impureté demeure une réalité objective, même une pollution nocturne3, involontaire par la force des choses, appelle, selon le Lévitique (15: 16) un rite de purification. Le passage du rat sur le visage de l'endonni associe à la chute une montée et, partant, une inversion qui n'est pas sans rappeler le projet des archontes gnostiques rapporté par l'Ecrit sans titre: " Saisissons-là et sur elle jetons notre sperme afm que, souillée, elle ne puisse 1 Qu'on se souvienne que" rien ne ressemble plus à un moine qu'un soldat" (Barbey d'Aurevilly, Le Rideau cramoisi). 2 La Liberté ou la mort, tr. G. Prassinos & P. Fridas, Paris, Livre de poche, 1969, p. 59. 3 Elle est évidemment l'objet de commentaires et de recettes monastiques comme d'affaiblir le corps par les travaux de l'abstinence et même de lutter contre le sommeil (cf. Philoxène de Mabboug, Homélies, Paris, Cen, 1956, p. 511). Parmi les causes répertoriées de la spennatorrhée la goinfrerie n'est pas la moindre, sans parler œ l'ivresse: ex crapula et ebrietate.

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s'élever vers la lumière, mais que ceux qu'elle engendrera nous soient soumis" (NH TI,5, p. 116, 15-19). Il Y a là matière à soupçonner comme un désir, chez le rat, de prendre visage humain 1.

La thématique de la sexualité recouvre une réalité dérégulée, fluide (les ténèbres et l'indétennination - p. 110), échappant par là à tout contrôle de la fonne, y compris celle de la répétition par l'engendrement. La nuit donc met en contact la raison assoupie avec les pulsions inconscientes (" les rongeurs ne sont que des animaux imbéciles et bornés qui obéissent aveuglément à un système d'instincts et de forces obscures dont ils sont les jouets et qu'ils ignorent absolument" - p.94). Non seulement le suprême inconvénient de basculer dans l'infect, mais même un tendre baiser appelle sur lui la méfiance2. Le bruit des rats" s'évanouit au contact de la lumière" (p. 110) dit le jeune officier en une phrase incompréhensible si lumière ne signifie pas celle de la raison. S'explique, selon la modalité de la tentation extérieure, la responsabilité de qui apprend par soi comment les rats viennent à bord: l'homme donne pouvoir au diable en sortant de l'impassibilité. On se rappelle que, pour la gnose valentinienne, l'esprit méchant est issu de la douleur du Désir! Celui qui persiste dans l'impassibilité reste à l'abri de ses attaques même durant le sommeil: "Certains disent que, durant le sommeil, les démons touchent les parties génitales du corps et poussent à la passion de prostitution. Puis, par son mouvement même, la passion suscite dans l'intelligence, par la mémoire, la forme de la femme. D'autres disent que les démons apparaissent à l'intelligence sous forme de femme, touchant les parties génitales du corps, provoquant le désir, et qu'ainsi viennent 1

Voir supra le chapitreII.

2 On lit chez Georges Bataille: "les plus tendres baisers ont un arrière-goût de rat" (L'Impossible, in Œuvres complètes, III, Paris, Gallimard, 1971, p. 156).

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les imaginations. D'autres disent encore que la passion qui domine le démon, lorsqu'il nous approche, excite notre propre passion, et qu'ainsi l'âme s'attache aux pensées, en suscitant les formes par la mémoire. Il en va de même des autres imaginations passionnées: les uns disent qu'elles viennent ainsi, les autres, qu'elles viennent autrement. Cependant, en aucun des modes dont nous venons de parler, les démons n'ont le pouvoir de susciter une passion, quelle qu'elle soit, si demeurent dans l'âme l'amour et la tempérance, que le corps veille ou qu'il dorme "1. La pensée suggère, comme nous l'avons vu, une intrusion: le navire en tant que tel ne produit pas de rats. Il faut donc qu'ils s'y soient introduits. Et le Capitan Michel: "J e maudis le sommeil! C'est lui qui ouvre la porte aux démons "2. Seul remède de fortune: la vigilance: " Dans la crainte de s'endormir et d'être assailli de nouveau par les rêves honteux, il gardait les yeux grands ouverts "3. Le rapport au soi des rats se découvre d'abord dans une conscience doublée, refusant de reconnaître l'unité du haut et du bas tout en la soupçonnant, ainsi que dans l'ambivalence d'expressions comme" la lutte intérieure" (p. 144) ou "les rats ne signifient rien d'autre, en réalité, que notre misère et notre impuissance" (p. 98), à l'instar des avortons que l'âme déchue enfante4. Mais l'entêtement de l'inessentiel oblige à réviser une stratégie d'aveuglement (les" faux-fuyants" consistant à ne pas voir et à ne pas entendre les rats (pp. 109-110), exemple de mauvaise foi sartrienne). Dans la conscience ascétique, la chose inessentielle prend paradoxalement une importance J Maxime le Confesseur, Centuries sur l'amour, II, 85, tr. J. Touraille. 2 La Liberté ou la mort, p. 59. Cf. p. 175 où le Diable profite d'un léger sommeil pour venir le tenter avec un nuage qui se configure en la femme désirée. 3 La Liberté ou la mort, p. 231. 4 L'Exégèse de l'âme, NH II,6, p. 128,24-26.

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démesurée. C'est que l'enlisement nauséabond de la conscience se détermine comme possession par un principe maléfique et non plus simplement opaque. L'enlisement se retourne en possession. Les fonctions naturelles, insignifiantes (p. 96) par défmition, se chargent d'essentialité en tant que champ de manœuvre du démon. Pour le dire, Jean Climaque use d'une image comme inspirée par le roman: " Le chat surveille sa souris; l'esprit de l'hésychaste guette la souris spirituelle. Ne traite pas cet exemple de futile; ou alors, c'est que tu n'as pas encore connu l'hésychia"l . L'analyse par Hegel de la mortification ascétique s'applique au propos du roman: "Ces fonctions ne sont plus accomplies naïvement comme choses nulles en soi et pour soi, et comme ce qui pour l'esprit ne peut obtenir aucune importance et essentialité; mais en étant le lieu où l'ennemi se manifeste sous sa figure la plus caractéristique, elles sont l'objet d'une attention sérieuse et deviennent précisément la préoccupation la plus importante. Mais puisque cet ennemi s'engendre dans sa défaite, la conscience lorsqu'elle le fIXe devant soi, au lieu d'en être libérée, reste toujours en contact avec lui, et se voit toujours elle-même comme souillée; et parce qu'en même temps cet objet de son zèle n'est pas quelque chose d'essentiel, mais la chose la plus basse, n'est pas quelque chose d'universel, mais la chose la plus singulière, alors nous trouvons seulement là une personnalité repliée sur soi et s'affligeant de son opération insignifiante, une personnalité aussi malheureuse qu'elle est pauvre "2. 1 L'Echelle sainte, XXVII, 7 (tr. fro P. Deseille, Bégrolles-enMauges, 1978). Les textes abondent sur la vigilance (nepsis) œ l'hésychaste, âme sentinelle. Voir, L'Echelle sainte, XXVII, 18 qui cite le Cantique des cantiques (5:2): "Je dors, mais mon cœur veille" . 2 Phénoménologie de l'esprit, I, p. 189. On lit chez Jean Climaque (XV,33): "Notre ennemi inhumain, maître de la luxure, nous dit

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L'échec de la solution d'extennination, dû au fait que la luxure est un ver qui ne meurt jamais, pour emprunter sa forte image à Isaïe (66:24), conduit le jeune officier, nouveau champion du jeûne, à opter pour une nouvelle stratégie. Puisque inliquidables sont les rats, il faudra provoquer leur exode en leur rendant la vie impossible par la famine et la contradiction interne conduisant à la guerre fratricide, autrement dit en modifiant l'affect sexuel en affect d'angoisse, comme si l'idéal ascétique d'anesthésie devait admettre la médiation d'un combat sans merci. De quoi rappeler une vieille tactique de la spiritualité monastique qui consiste dans le déplacement du lieu du combat: de la luxure à son principe, la gourmandise qui déclare dans la prosopopée du quinzième degré de L'Echelle du paradis de Jean Climaque avoir pour fils aîné le serviteur de la fornication (comparée à un chien et à un loup), et pour engeance quasiment tous les vices puisque d'elle procède" un abîme d'impuretés insoupçonnées et

innommables "1 . N'est-cepas parce qu'il s'astreignaità un jeûne permanent et à une drastique chasteté, même du regard, que saint Charbel réussit à faire refluer une invasion de rats par le moyen d'une aspersion d'eau bénite?2 Jean Climaque précise que la continence doit s'accompagner d'humilité pour être efficace contre la luxure (XV, 12, 39), et encore, car si ce serpent est expulsé que Dieu est ami des hommes et qu'il pardonne très facilement cette passion, parce qu'elle est conforme à la nature. Mais si nous prêtons attention à la fourberie des démons, nous remarquerons que, une fois le péché commis, ils nous disent que Dieu est juste et inexorable juge. Ils mentent d'abord pour nous inciter au péché, et ensuite pour nous plonger dans le désespoir". I Il est remarquable qu'Evagre a trouvé contre la gourmandise et la fornication le même remède: la diète (Traité pratique, ch. 16-17.) 2 Cf. Lîbâwûs Dâgher, Kashf al-ghafâ' 'an mahâbis Lubnân walhubasâ " Kaslik, 1988, p. 126.

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du cœur (XV, 79), voici qu'il trouve refuge dans le corps " comme une sorte de ver et s'efforce de nous souiller" (XV, 78)1. Deuxième point important de la stratégie: mettre un terme à la circulation des rats. Pour cela, Jean Climaque a trouvé un remède efficace même pendant le sommeil, heure de tous les dangers: dormir et se lever avec la pensée de la mort et le nom de Jésus (XV, 52). La pensée de la mort ne sert pas seulement à monter en épingle la vanité de tout désir humain de l'humain (soi ou autrui); elle agit proprement comme une contre-pensée opposant vie spirituelle salvatrice à vie biologique mortifère2. Dernier point: porter l'auto-limitation par la guerre fratricide au point que la fuite paraîtra préférable. Or devant le pullulement des vices l'équilibre se peut atteindre, rapporte Cassien au nom de l'Abbé Daniel, moyennant leur neutralisation réciproque comme lors de la babélisation des ennemis de Dieu3. Evagre enseigne qu'il convient de dresser les démons les uns contre les autres4. I

C'est sans compter avec la serpentificationdu membre viril (in

mutatione virgarum in serpentes) qu'évoque la casuistique occidentale. 2 A comparer avec la méthode antirrhétique d'Evagre qui oppose à chaque type de sollicitation démoniaque une citation de l'Ecriture correspondante. 3 Conférences, IV, 12. 4 Traité pratique, ch. 45. Par exemple il convient d'opposer au démon de la vaine gloire celui de la fornication et inversement, car ils se contredisent, l'un promettant les honneurs, l'autre conduisant au déshonneur! " Si l'un des deux s'approche et te serre de près, façonne alors en toi les pensées du démon adverse et si tu as pu, comme on chasse un clou par l'autre, sache que tu es proche des frontières ce l'impassibilité". Par ce moyen, le mal est combattu par des pensées humaines. Plus grande est l'impassibilité de celui qui repousse les pensées de vice par des pensées de vertu: il revient à l'humilité ce chasser la tentation de la vaine gloire, et à la continence celle de la fornication (Ibid., ch. 58). On peut donc dire le jeune officier aux frontières de l'impassibilité.

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Ce qui semble manquer à ce dispositif, c'est l'irruption des vertus en lieu et place des vices. C'est que le jeune officier fait d'un côté la part trop belle à la décision (résolution de l'effort monastique en idéalisme fichtéen), et de l'autre, cherche un allié dans l'extériorité, dans ce qu'il appelle" la nature même des choses" (p. 130), comme si cette nature ne dépendait pas de la Nature, de la Vie qui se veut ellemême et dont les rats avaient été présentés, doués qu'ils sont d'" un odieux instinct de vie" (p. 52), comme ses serviteurs têtus (p. 17). En d'autres tennes, le spiritualisme chrétien concéderait encore une valeur au corps, ce qui plongeait Grégoire de Nazianze dans la stupeur, l'ennemi intime étant aussi promis à la gloire!. C'est ainsi que notre héros cherche moins à reconquérir ce qui lui appartiendrait qu'à vouloir méconnaître ce qui est sien. Or ce qui est sien par-dessus tout, c'est sa vie, ce grouillement infatigable, ce renouvellement sans lassitude de cellules et leur autorégulation qui sont autant de moyens de résister à la mort, cette sève en désir de communication, mais aussi cette intrigue de la procréation et de l'entredévoration2. Le christianisme a su résister au channe nihiliste de l'encratisme qui fleurit chez certains gnostiques3. Pour le rigorisme du Commandant, assainir le corps revient à 1

Cf. J. Hatem, La Gloire de l'Un, ch. I.

2 Cf. Andrzej Zaniewski, Mémoires d'un rat, tr. fro Paris, Belfond, 1994. 3 Un Tatien en rupture avec l'Eglise charge la matière de tous les maux au point de faire des démons ses reflets (Discours aux Grecs, XVII). D'une mère de trente enfants à qui on avait érigé une statue à Rome, il pense qu'elle avait atteint le comble de l'incontinence et ne pouvait être estimée davantage que l'animal le plus méprisable (Ibid., XXXIX). Même l'union conjugale lui paraît corruptrice (cité in Clément d'Alexandrie, Stromates, III, XII, 81). Les Actes d£ Jean prônent la chasteté absolue, le mariage paraissant une abomination à ces contempteurs du corps. Pour les Cathares aussi le mariage est débauche.

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éradiquer la vie, l'homme n'étant à ses yeux que pensée pure. Comme pour Sartre, la sexualité provoque la nausée en tant qu'elle menace la liberté du pour-soi. Toute défaillance est péché contre l'esprit. Mais le risque est grand de ne se dissocier de la luxure que pour se jeter dans les bras de l'orgueil. Tel mystique musulman vit son âme charnelle (nais par opposition à l'esprit, rûh) sous la forme d'une souris. Il lui demanda qui elle était. Réponse: " Je suis la destruction des insouciants car je les incite au mal, et le salut de ceux qui aiment Dieu, car si je n'étais pas avec eux dans toute ma corruption, ils seraient enflés de fierté en leur pureté "1. Par-delà le signe de la misère et de l'impuissance humaines (p. 98) monté en épingle par le jeune officier, il est donc possible de détecter une prévenante humiliation, le cran d'arrêt à toute tentation d'angélisme. Quelle connaissance a le jeune homme de la sexualité et des femmes? Sans doute aussi mince que celle de Parsifal triomphant des avances de Kundry ou d'Hippolyte qui sacrifie à Artémis et dont le mépris où il tient Aphrodite lui coûtera la vie2. Ignorance due à une tournure d'esprit théorique: "Qu'est-ce qu'un philosophe peut savoir des femmes?" demande, dubitatif, un personnage de Melville3. Ou encore, qui tient à une trop forte destination religieuse: " Vous savez que je ne connais rien I

Cité par Hujwirî, Somme spirituelle, tr. Dj. Mortazavi, Paris, Sindbad, 1988, p. 246. 2 On sait que sa pureté native sera horrifiée par le sentiment œ Phèdre. D'habitude Aphrodite se venge d'une manière moins retorse puisqu'elle suscite la passion du dédaigneux même - comme, chez Chrétien de Troyes il advient, dans Cligès, à Soredamor: "A présent Amour la fera dolente / Et se veut bien venger / Du grand orgueil et du refus / qu'elle lui a toujours montré. / Amour a visé juste / De sa flèche, HI'a frappée au cœur". 3 Mardi, ch. XXXV.

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aux femmes", avoue Mesa au début du Partage de midi. Quant à notre jeune officier: " Je craignais fort en vérité que le Commandant m'ait pris pour un de ces élèves studieux et quelque peu naïfs qui, parce qu'ils ont obtenu certains diplômes, s'imaginent être en possession de connaissances considérables alors qu'ils ignorent tout de la vie et ne savent peut-être même pas comment les femmes sont faites" (p. 26). Ce peut-être n'est pas l'indice d'une hésitation relevant du théorique car le désir supplée l'ignorance et dessine les contours du désiré - de même que, s'il faut en croire Paul Bourget, la jalousie peut précéder l'amour1. Sans cette connaissance minimale, connaissance déjà dans l'acception biblique, le jeune officier n'eût pas rougi lorsque le médecin, confesseur des corps, qu'il était venu interroger sur les rats lui demanda, voyant son air ennuyé (pour ne pas dire penaud), s'il n'avait pas fait quelque bêtise à terre avant d'embarquer (p. 33). Bêtise non seulement souillante, mais laissant sa marque infamante, châtiant par là où l'on a péché. Non, se récrie le jeune officier, qui ne trouve pas d'autre entrée en matière qu'une prétendue sollicitude pour le matelot qui, la veille, a

eu le nez mordu par un rat (p. 33) - piètre tentativepour changer de sujet, comme si cette morsure n'était pas du genre syphilitique2 exhibant l'incongru effet de l'automorsure d'une conscience torturée!3 Du désir vénérien I Le Disciple, préface. 2 Dans son analyse de l'Homme aux rats, Freud relève la symbolique syphilitique du rat entraînant son association à l'organe sexuel (Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1975, p. 238). Autre convergence: le patient de Freud a été sous-lieutenant et fils d'officier. Notons la pratique de la masturbation (Ibid., p. 230-233). Sur le rapport entre la syphiliphobie et le complexe de castration, cf. Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1971, p. 118. 3 Le rapport du rat, comme sexe dissocié, à la castration est suggérée par Gombrowicz dans sa nouvelle Le Rat. On ne saurait passer sous silence le châtiment promis à l'adultère chez les Hurons: mutilation

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notre jeune officier connaît la soif et il ne faut rien de moins, pour espérer briser le pouvoir d'Aphrodite, que la perpétuelle vigilance de l'esprit couplée à la batailleuse détennination. Il éprouve la soif inextinguible à partir de cette répulsion en présence du visqueux que Sartre

reconnaît à l'enfant! -

mais non sans que la déesse

menace, dans le fantasme, de son coup de pied, à savoir l'infection qui porte son nom. D'ailleurs, entre la pollution nocturne et la blennorragie le point commun de l'écoulement urétral fit donner à la maladie le nom de Gonorrhée (à savoir: écoulement de semence), si bien que la frontière est poreuse qui sépare l'attaque démoniaque de la maligne affection. Mais il est une vérité que le jeune officier conquiert, lui qui, en bon idéaliste, promeut la vérification au rang de principe (p. 109), c'est qu'" on ne peut aller à l'encontre d'une force réelle sans se heurter, un jour ou l'autre, aux pires catastrophes" (p. 117). Dans la notion de réalité survient la reconnaissance que le mal n'est pas simple manque d'être, une privatio boni parasitaire. L'idéalisme ne persiste pas moins dans la réduction des rats à une force, c'est-à-dire à une opposition quantifiable, une sorte de grandeur négative qui, pour n'être pas neutralisable, est susceptible d'être détournée: "Ce qui nous est demandé, c'est bien plutôt de modifier sa direction et de l'amener à jouer dans un sens qui nous est favorable" (p. 117). du nez. Chateaubriand explique: "On voulait que la faute restât gravée sur le visage" (Voyage en Amérique, in Œuvres romanesques et voyages, Paris, Pléiade, 1969, I, 757). De quoi participe la mésaventure de Kovaliov, le personnage du Nez de Gogol. La disparition du nez s'explique par la phobie de l'impuissance due à la masturbation (on aboutit à cette conclusion en superposant à Kovaliov son barbier Ivan). 1 L'être et le néant, p. 696. Répulsion qui n'est précisément pas innocence comme si l'enfant ignorait le visqueux (Ibid., p. 704). Noter le museau de rat de la petite fille fascinée par l'exhibitionniste (La Nausée, p. 95).

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C'est pourtant cette même réalité non plus prise comme obstacle et alors en tant que non quantifiable, dont il convient à présent de décliner la véritable identité. On lui a déjà donné les noms de matière, être, corps, sexualité. Au fond, elle est Vie - insistante, indétoumable. Le grouillement de l'il y a était celui de la vie en son épidémie de se vouloir indéfmiment, en sa pureté, en son inhumanité tout à la fois sous-jacente à l'humanité et la foudroyant. Vie d'autant plus inquiétante qu'elle ne semble pas monadique, les rats, comme dit Pierre Emmanuel, "proliférant / les uns dans les autres "1 . v. INHUMANITE

DE LA PURETE ANTICORPORELLE

L'inhumanité est le prix à payer à toute pureté, à l'esprit sans vie aussi bien qu'à la vie sans esprit, car il n'y a d'impureté que dans le rapport, notamment dans le rapport à soi de l'être mitoyen de qui n'est ni ange ni bête. Mais dès lors que la pureté de la vie infeste la pureté de l'esprit, c'est-à-dire la plie à sa prolifération, rompt les digues qui séparent les niveaux et inverse la flèche de la hiérarchie, surgit l'impureté embourbeuse affectée d'un indice d'égoïsme et d'entredévoration (cf. p. 49), voire d'atavisme antédiluvien (ou d'irréfléchi cryptique) comme chez Lovecraft, auteur des Rats dans les murs. Et inversement, il suffit que la pureté de l'esprit investisse la pureté de la vie, c'est-à-dire la force à son élucidation aciéreuse par toutes sortes d'idéologies pour que s'éveille l'impureté mortifère. Il a été donné au jeune officier d'éprouver le danger que représente le purisme spiritualiste. Lors de son extase sur le pont supérieur, il est surpris par le hurlement intempestif de la sirène (p. 71). Avertissement qu'il prend à son compte étant donné qu'aucune manœuvre du navire ne l'a justifié (p. 73). Or que déchire ce cri? L'espace d'abord, I Tu, Paris, Seuil,

1978, p. 363.

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certes, mais aussi et surtout l'homme: " La sirène déchirait brusquement l'air,- que dis-je l'air! - c'était de vousmême qu'il s'agissait; son cri inhumain vous transperçait" (pp.71-72). En d'autres termes, c'est au moment où le spiritualisme menace de cliver la personne, au lieu de simplement l'émonder, que le prix de la vie incarnée s'avère infini. En effet, l'exécrable hurlement menace d'" emporter" (p. 72) l'individu mal amarré à son COrpSl, à l'inverse d'Ulysse2. Au lieu de mettre cette nouvelle conscience au service de la recherche d'une voie médiane, le jeune officier la transporte dans l'univers de l'autre inhumain. L'abnégation se déterminant comme auto-négation de la conscience s'estime capable d'éviscérer l'être à condition qu'il s'y prête en tant que porteur d'une semblable auto-négation. Que pourtant cette dernière reste en ultime instance idéale, c'est ce que le donne à comprendre l'impossibilité d'une autonégation volontaire de l'être - avec pour effet la persistance (ou le retour, dans le roman) de l'être aussi peu réfléchi qu'incongédiable3. I

Il y a une correspondanceavec un passage de Philosophie et

phénoménologie du corps (Paris, PUF, 1965, p. 44): "Le milieu liquide signifie pour moi la fin du règne de la solidité, l'absence d'un sol et de tout point fixe. Le plaisir de la contemplation de la mer ne va pas sans angoisse secrète". 2 Rappelons que les sirènes de l'Odyssée sont des créatures aériennes, typifiant donc la pureté de l'esprit, mais perçu comme létal. Elles prétendaient posséder le don de prophétie, manière de nier l'humaine temporalité. Il est remarquable qu'une des légendes rattache leur condition à un châtiment d'Aphrodite qui les priva de leur beauté parce qu'elles méprisaient les plaisirs de l'amour. Notons également que c'est l'avertissement de Circé, magicienne de l'éros, qui sauve Ulysse de la dévoration par les chanteuses. 3 Plus de fatalisme encore dans la Peste de Camus où l'on attend que le mal régresse de lui-même, encore que l'extinction du bacille soit impossible. Camus cherche à tenir ensemble la vie et la mort, ou, dans les termes du roman: peste et rats sont tous deux et

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VI. LA MEDIOCRITE

Inhumains les deux extrêmes de la pureté!. Mais alors, seul le mixte serait-il vivable, et partant digne de considération? Les praticiens du mixte, matelots qui se sont accommodés de la présence des rats, trouvent en la personne du médecin un théoricien convaincu. Sa physionomie paraît tout à fait repoussante. Et il suffirait de peu pour que le jeune officier le compare à un gros rat adipeux. Il ne se présente donc pas comme l'ascète qui acère l'âme et le sacerdotal séparateur du pur et de l'impur (cf. Lévitique, 10:10-11), mais comme le connaisseur des affaires du corps et qui, à l'ivresse extatique de l'air pur, préfère celle des douteux spiritueux (p. 33). Si la vérité est dans le vin, ce ne sera que la vérité du vin, laquelle pennet au médecin de soupçonner chez le jeune officier, comme on l'a vu, l'effet malsain d'une incartade sexuelle2. Une nouvelle allusion aux maladies vénériennes suivra où le médecin s'adjuge le rôle de confesseur des corps: " Je vous en prie, videz donc votre verre et n'hésitez pas à venir me voir et à vous confier à moi si vous avez quelques petits ennuis; maintenant que les escales d'Asie approchent, je pense que j'aurai bientôt à nouveau l'honneur de votre visite" (p. 35). Or ce qu'encadre cette double mention, c'est la défense des rats! Le médecin, en naturaliste plutôt qu'en contradictoirement des expressions de la vie. C'est ainsi que le retour du remue-ménage des rats dans la ville assiégée est accueilli avec bonheur (Camus, Théâtre, récits, nouvelles, Paris, Pléiade, 1962, pp. 1435-1436), signe du recul de l'infection. Mais plus loin, il est dit que la peste, c'est la vie (p. 1472). 1 En poursuivant la ligne odysséenne on les pourra identifier à la menace des sirènes et à celle, opposée, de Circé qui métamorphose en porc. 2 A signaler que, selon Alfred Adler (Connaissance de l'homme, tr. fr., Paris, Payot, 1968, p. 51), les hallucinations d'origine alcoolique montrent des souris.

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chasseur, dirait Marx!, ne comprend pas ce qu'il appelle "l'étrange lubie" du Commandant: "Je me demande d'où a pu lui venir son acharnement contre ces channantes petites bêtes qui n'ont jamais fait de mal à personne, si l'on excepte cette délicieuse plaisanterie qu'elles se sont permise récemment à l'égard de l'un de nos marins. Voyezvous, il ne faut pas aller contre la volonté de la nature; les rats constituent une espèce qui existe sur notre globe au même titre que celle des singes ou des hommes, et il n'y a aucune raison de vouloir la supprimer; d'ailleurs, quand bien même ce serait là notre désir, nous ne saurions parvenir à le réaliser. Le mieux est donc de vivre en bonne intelligence avec ces animaux, de leur laisser grignoter leur petit prélèvement sur nos vivres, de nous habituer à leur compagnie et peut-être de l'aimer, plutôt que de chercher en vain à la fuir ou à l'oublier" (pp. 34-35). La mixité se décline, chez le médecin, en termes de transaction à l'amiable et de cohabitation, toutefois, aussi peu forcée que possible, amusée même. Les rats font horreur aux aristocrates de l'esprit quand d'autres les trouvent inoffensifs. Ne manque plus sur cette échelle que l'autre pôle, qui fait du rongeur un hochet pour enfant, ainsi que dans Le Joujou du pauvre de Baudelaire. Pour le médecin, la syphilis en devient un accident de parcours, une péripétie de la santé, une plaisanterie de l'être. Propreté, non pureté, est la valeur, ou encore: la fragilité de l'homme, réticence devant les maximes morales, ne présente pas de danger puisqu'est exclue la méchanceté qui est perversion du cœur. L'accident ne doit pas dissimuler la substance; tel est le dernier mot du médecin qui, joueur de bridge (c'est sa deuxième passion avec la

l

" Il fait de la loi un chasseur de rats qui veut détruire la vermine, car n'étant pas naturaliste, il ne voit dans les rats que vermine" (Les Débats sur la loi relative aux vols d£ bois, in Marx, Œuvres, III, p. 249).

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boisson (p. 33), les femmes n'étant pas admises à bordI), pourrait dire qu'on ne peut faire l'impasse sur les besoins du corps. Rien de plus dégradant que ces besoins pour l'esprit incarné comme malgré lui, et plus particulièrement, pour celui qui les satisfait dans la dissociation de l'inclination amoureuse et de la compulsion simplement physique (aliénant la vie dans les rapports tarifiés). "Bannis donc ton Moi en toi-même Accepte ton sort et sois serein; Qu'importe ta chance et toi-même? Ça grouille et ça fourmille encore". L'horreur du jeune officier à l'endroit des rats est reportée sur leur avocat: "J'éprouvais à son égard une sorte de répulsion et il me semblait que le simple fait de parler avec lui et d'entrer dans ses vues constituerait pour moi un danger grave. Il me faudrait partager l'espèce de philosophie médiocre qui se dégageait de sa personne, ce mélange de bonhomie souriante et de scepticisme auquel s'ajoutait encore ce genre bon vivant et joyeux compagnon dont j'avais horreur" (p. 36).Loin de pouvoir lui venir en aide, il pourrait pervertir son intransigeante pureté! C'est ainsi qu'on voit défiler à tour de rôle la contamination de l'impureté, l'impureté comme moyen terme et mixité, et enfin la douteuse innocence du besoin satisfait. 1 On sait que, selon Freud, le jeu peut être une métaphore de la masturbation laquelle est un substitut de l'absence de la femme, voire de la mère comme dans les Vingt-quatre heures de la vie d'une femme de Zweig, récit auquel Freud a consacré une rapide analyse qui va dans ce sens en fin de son étude sur Dostoïevski et le parricide. En outre, la littérature ascétique tient l'alcool pour un excitant à la concupiscence par le déchaînement de l'imagination. Radical, Evagre estime que se priver d'eau favorise la continence (Traité pratique, ch. 17). Rappelons que les anachorètes fuyaient au désert pour la bonne raison qu'il n'y a guère de femmes! (Apophtegma Patrum, PO 65, 392 CD).

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Au risque encouru par le jeune officier s'ajoute un autre, qui menace l'interprète (non le lecteur naïf lequel communie sans distance au mépris dans lequel le jeune officier tient la sagesse du médecin), celui de prendre la médiocrité dorée, l'entre-deux humainement viable, pour l'harmonieuse résolution de l'opposition. En réalité, l'entredeux n'est que l'envers de la pureté désincarnée, aussi étonnant que cela puisse paraître. Dans une page de sa philosophie du corps, particulièrement éclairante sur ce point, Henry examine les présuppositions du naturalisme regardant la sexualité. Les besoins y apparaissent comme tout naturels de par leur participation à "l'être général de la nature, c'est-à-dire comme des processus objectifs et impersonnels. Ce sont des" fonctions" anonymes qu'il convient de laisser jouer selon leur rythme propre" . L'éthique naturaliste rejette toute intrusion visant à modifier leur accomplissement. Et c'est bien la position du médecin face à l'ascétisme et au monachisme du Commandant, mais c'est au prix d'une division: " Du même coup, l'ego récuse toute responsabilité à l'égard de sa vie corporelle et de ses diverses manifestations. L'âme peut rester pure quand le corps est souillé. Cette distinction qui implique l'objectivation des besoins, c'est-à-dire leur dissociation rigoureuse d'avec ce qui constitue l'être-essentiel et propre de l'ego et de la subjectivité est le principe d'une mauvaise foi qui se manifeste de façon éclatante chez Rousseau". Etonnante rencontre avec le chantre de la belle âme! C'est que la conception du "naturaliste qui exalte les besoins objectifs de son corps est partagée en fait par le moraliste qui méprise ceux-ci et prétend que l'âme ne soit pas atteinte dans sa pureté sereine par le trouble qu'ils lui

communiquent "1. Le naturalisme empirique dérive de 1 Philosophie et phénoménologie du corps, pp. 304-306. Bien que publié après l'Essence de la manifestation, cet ouvrage en précède la rédaction, ce qui déjà autorise un rapprochement avec le premier roman du philosophe. Henry y évoque l'ascèse comme effort

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l'idéalisme et y reconduit. Ce n'est pas un hasard que le grenier dans lequel les rats prennent leurs aises est qualifié d'" idéal" (p. 133), grenier que le jeune et platonicien officier voudrait transformer en prison (p. 132). La gnose valentinienne n'aurait pas fort embarrassée pour fournir une explication de l'attrait de certains matelots pour la culture des rats et la complaisance du médecin. Elle distingue trois classes d'hommes, les pneumatiques (qui possèdent la semence venue d'Achamoth), les psychiques (émanant du Démiurge) et les hyliques (tirés du limon matériel). Les familiers des rats appartiendraient manifestement à cette dernière catégorie. Le médecin serait de nature psychique et, partant, soumis à une double sollicitation: " L'élément psychique, s'il choisit le meilleur, aura son repos dans le lieu de l'Intermédiaire; mais s'il choisit le pire, il ira retrouver, lui aussi, ce à quoi il se sera

rendu semblable "1 . Si c'est tout le navirequi est comparé au monde, la tripartition exige de placer le Commandant parmi les pneumatiques et de maintenir son officier chez les psychiques, car ce dernier est susceptible, en sa liberté foncière, de perfection, de médiocrité et de souillure. Qu'est-ce qui ramène les rats sur le navire? La convergence de la médiocrité et de l'entêtement de la vie surmontant la négation de soi. Une médiocrité transfigurée, celle qu'encourage une personne aussi rigide qu'un saint Paul interrogé sur l'opportunité du mariage: il convient de rester célibataire, mais si on ne peut vivre dans la continence, mieux vaut se marier que brûler (I Cor 7:8-9). Cette médiocrité transfigurée est représentée par l'Amiral. Assertion qui peut étonner tant il est satisfait de la réussite de la dératisation, tant il est horrifié par la découverte des ratons qui font retour au navire dans le sac de farine (p. 195) et tant il communie à la pureté (p. 195) du froment d'allègement de l'âme (p. 289) tout en faisant justice de la haine chJ corps dont le christianisme se serait rendu coupable (pp. 286-289). 1 Irénée, Contre les hérésies, I, 7, 5.

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qu'il a tenu à inspecter. Néanmoins cet Amiral vit lui-même dans l'entre-deux. Il a renoncé à la vie monacale des bâtiments de guerre pour" passer presque tout son temps" auprès de son épouse, "la plus jolie fille de la colonie" (p. 188-189). Ses assiduités, bien que fort légitimes, suscitent l'hilarité des marins (p. 189) comme l'expression d'une revanche de l'humiliation sur la dépendance. La fête de la chair se prévaut d'une religiosité qui est de tout temps. Retour en force du réalisme avec la philosophie de la nature que célèbre Schelling en sa Confession de foi épicurienne de Heinz Widerpost. : " Mon unique religion c'est D'aimer un charmant genou, Un sein généreux, une taille mince, Avec des fleurs aux doux parfums". La conjugalité est annoncée, en sa signification profonde, par la croyance, prêtée par le jeune officier à tout " jeune amant", d'imaginer" posséder toutes les femmes du monde, et ce monde lui-même, à travers le corps de sa maîtresse" (p. 104). La dialectique de l'un et du multiple s'accomplit dans le mariage qui fait apparaître l'épouse comme l'universel singulier. Or cette dialectique sert de point de comparaison à celle, évoquée plus haut, de la mise à mort d'un rat au lieu de tous. On croit fantasmatiquement, par la résolution unitaire, embrasser l'infmi. Semble d'abord simplement formelle l'analogie entre tuer un rat et posséder une femme. Le rapport entre les rats et la lascivité (ou de manière plus précise: entre souris et femme!, l

" C'est Francillon. Elle est drôlement roulée sa souris, et elle n'a pas dix-huit ans ", dit Boris, personnage de La Mort dans l'âme ce Sartre. Ici l'une ne remplace pas la totalité des autres que pour servir à une transaction, car Boris poursuit: "Eh bien, il m'a dit: Si tu veux, je fais un échange tout de suite" (Œuvres romanesques, p. 1325). Il est vrai que dans ce système, il n'y a plus de femme

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notamment celle qu'on qualifie de rongeuse!, ou carrément entre souris et vagin) invite à découvrir le contenu interactif des tennes de l'analogie. Entreprise qui paraît désespérée car les deux mouvements ont valeur inverse: tuer un rat ce doit plutôt être renoncer à une femme plutôt que de la posséder! C'est qu'il convient de prendre les termes dans leur tension entre l'unité et la multiplicité (lieu d'une concrétude qui paraît chaos). Une femme pour toutes, tel est l'accomplissement. Cela convient si bien à une conception esthétique de l'existence que par elle s'exprime, aux antipodes de la geste désespérante d'un Don Juan, l'une de ses possibilités. Cordélia est, pour Johannès le séducteur, "son unique désir". "T'aimer, n'est-ce pas

aimer un monde? "1. Que disait le personnage d'Henry? A travers le corps d'une femme posséder le monde! Il Y a certes une différence entre un monde et le monde. Johannès, plus réfléchi qu'un jeune amant, ne les confond guère car chaque femme lui paraît un monde digne de patiente conquête (l'unique désir n'exclut pas d'autres uniques désirs! d'où l'indétennination dans laquelle demeure plongé même le plus réfléchi des esthètes.. .). Reste que dans les deux cas, une totalité est saisie à travers une personne: " Une rose seule, c'est toutes les roses "2. unique, mais lui reste attachée la vertu de totalité comme la nostalgie de la communication d'un universel. 1 Kierkegaard, L'Alternative, OC 3, Paris, Orante, 1970, p. 371. 2 Rilke, Les Roses, VI. Il vaut la preine de noter que, selon Lou Andréas-Salomé (Eros, Paris, Minuit, 1984, p. 33), la gent féminine se soumet mieux que l'homme à la généralité, si bien que se vérifie en profondeur la parole: " Quand on en connaît une, on les connaît toutes". Même réflexion, mais désabusée, chez un jouisseur comme Maupassant: " Nous autres, nous adorons la femme, et quand nous en choisissons une passagèrement, c'est un hommage rendu à leur race entière. (...) Chaque femme conquise nous prouve une fois cE

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L'accomplissement devient, moyennant le mariage, vertu dans le renoncement à toutes les autres! Cette mise en continuité de la possession d'une femme et du mariage implique un transport de l'esprit de l'esthétique dans la forme de l'éthique, car l'accent est davantage mis sur le négatif du renoncement que sur le positif du choix. S'opère une synthèse entre deux mouvements: renoncement à toutes sauf une, d'une part, possession de toutes par une, de l'autre. L'élection, encore désespérée, se fait par défaut et advient par une glissade quasi involontaire dans l'éthique au lieu de survenir moyennant le saut. Ne tuer qu'un rat, c'est comme ne posséder qu'une femme, l'illusion de croire qu'une négation partielle peut tenir lieu de positivité. Si le Commandant figure le devoir, l'Amiral incarne la paternité (" L'Amiral se rappela alors qu'il était en somme le père d'une vaste famille dont il devait prendre soin... " p. 193) qui, au fond, rejoint celle de la patrie (dont la magnificence est, dit-il, rehaussée par l'exploit de " tels fils" - p. 191). Pourquoi alors ce mouvement de recul devant les ratons et cette persistante fascination devant la pureté? On pourrait alléguer la régulation des naissances dans le pays. Ce serait plaquer une explication de l'extérieur. Un indice nous met sur la bonne voie: l'Amiral ne se sépare de sa femme que" quelques jours par mois", si bien qu'un simple calcul, tenant compte des jours écoulés depuis sa dernière visite à un navire, permettrait de prévoir le moment de celle qu'il rendra à l'aviso dératisé (p. 189). Les faits conflfffieront la théorie et c'est bien au jour prédit par l'équipage que l'Amiral fait son apparition. Qu'est-ce à dire sinon que l'Amiral déserte l'alcôve conjugale au moment des règles de sa femme? Il a en quelque sorte adopté son cycle de telle manière qu'il se porte absent à l'époque où, à croire le Lévitique, l'impureté de la femme indisposée contamine pour sept jours plus, que toutes sont à peu près pareilles entre nos bras" (Préface à Celles qui osent de René Maizeroy).

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l'homme qui a commerce avec elle (Lév 15:19, 24), au risque, d'après le Talmud, de trépasserl. Or le Lévitique (11:29) tient la souris pour un animal impropre à la consommation comme s'il mettait en équation l'animal qui pullule avec le tabou menstruel. Le mariage qui police le désir charnel et réglemente la reproduction de l'espèce n'exorciserait la souillure de la sexualité qu'à condition d'obéir aux prescriptions de la sainteté par le respect de la périodicité qui met la vie à distance d'elle-même. Dieu poursuit de sa haine les idolâtres (parmi lesquels on peut ranger les incontinents adorateurs de la chair) assimilés aux mangeurs de souris (Is 66: 17)2. En résumé, la 1 Cf. BabU, Chabbat,

13a.

2 Que puissent s'associer dans l'esprit les flux séminal et menstruel et de proche en proche tout liquide véhiculant la vie, y compris la vie malade et l'écriture torrentielle, une page d'un ouvrage de Miller cité par Henry (dans sa Philosophie et phénoménologie du corps, p. 298) le souligne que je cite parce qu'elle exprime aussi un jugement opposé à celui des ennemis de la vie: "J'aime tout ce qui coule: les fleuves, les égouts, la lave, le sperme, le sang, la bile, les mots, les phrases. J'aime le liquide amniotique, quand la poche se crève, j'aime le rein avec ses calculs douloureux, sa gravelle et je ne sais quoi; j'aime l'urine qui jaillit brûlante, et j'aime la blennorragie qui s'écoule indéfiniment; j'aime les mots des hystériques et les phrases qui coulent comme la dysenterie et reflètent toutes les images des maladies de l'âme (.. .), même le flux menstruel qui emporte les œufs non fécondés. J'aime les écritures qui coulent, qu'elles soient hiératiques, ésotériques, perverses, polymorphes ou unilatérales. J'aime tout ce qui coule, tout ce qui porte en soi le temps et le devenir, tout ce qui nous ramène au commencement où ne se trouve point de fin: la violence des prophètes, l'obscénité qui est extase, la sagesse des fanatiques, le prêtre avec sa litanie gommeuse, les mots ignobles de la putain, la salive qui s'écoule dans le ruisseau de la rue, le lait du sein et le miel amer qui coule de la matrice, tout ce qui est fluide, tout ce qui se fond, tout ce qui est dissous et dissolvant, tout le pus et la saleté qui en coulant se purifient, tout ce qui perd le sens de son origine, tout ce qui parcourt le grand circuit vers la mort et la dissolution. Le grand désir incestueux est de continuer à couler, ne

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souillure vient au navire des périodes d'oubli par l'AnUral de sa paternité dans les bras d'une Calypso qui le retient loin de son pays car, comme le nom de la nymphe l'indique, elle signifie le voilement1. Le plaisir et les douceurs, dit l'Authentikos Logos trompent l'âme si bien qu'ayant renoncé à la connaissance, elle" tombe dans l'animalité" (NH VI, 3, p. 24, 19-22). C'est dire que l'oubli est le germe du devenir rat. Quant à l'entêtement de la vie surmontant sa propre négation, on peut le repérer dans la part allouée aux indigènes dans l'embarquement de la farine et des rats. Déjà associés dans l'esprit des colonisateurs à la gent grouillante et remuante, les indigènes (païens qui se défmissent par la vie: gènes!) semblent déjà au courant de la présence des ratons dans le sac de farine, puisqu'ils refusent de l'ouvrir et n'obtempèrent qu'à la menace (p. 194). Par ailleurs, ils ne s'étonnent que de l'étonnement des marins découvrant les ratons (p. 195) comme si ceux qui s'étaient rendu coupables d'impudicité ne devaient trouver autre chose que la vie renaissant d'elle-même inépuisablement, immaculée, comme si entre la nourriture et la reproduction le lien pouvait être unilatéralement rompu et enfm, comme si la volupté liturgique (dans la coupe formée de ses mains l'Anllral porte la farine à la hauteur de ses yeux et la presse voluptueusement -

faire qu'un avec le temps, et fondre ensemble la grande image de l'audelà avec "ici et maintenant". Désir infatué, désir de suicide, constipé par les mots et paralysé par la pensée" (Tropique du Cancer, Paris, Folio, 1975, tr. H. Fluchère, pp. 357-358). En sens inverse, sang et sperme, chez Sartre provoquent la répulsion (La Nausée, p. 168). Sur l'assimilation de la sexualité au péché, n'oublions pas la thèse extrême suivant laquelle qu'avec le péché d'Adam la loi du péché a trouvé à se loger dans les organes de la reproduction (post peccatum lex peccati in genitalia descendit). 1 C'est L'Exégèse de l'âme (NH II, 6, p. 136, 30) qui mentionne les tromperies de Calypso.

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pp. 194-195) ne reposait pas sur la volupté d'être (coupe que, sans rite, la vie porte à ses lèvres, pierre empsychée!) VII. MATIERE ET SALVATION

Il y a dans le purisme des officiers supérieurs (du Plérôme...) une tonalité plus que platonicienne. Le dualisme de l'Académie est tempéré par une démythologisation de la matière qui ne la fait pas passer pour un mal luciférien ou même ahrimanique au sens fort. Un autre dualisme, plus dynamique, virulent même, doit donc être évoqué celui du manichéisme. Une autre raison milite en faveur de cette comparaison. L'influence chrétienne sur le manichéisme place au cœur du théodrame la descente du divin dans la matière, sous une première modalité pour lui tendre un piège au risque d'un engluement, sous la deuxième, pour délivrer la connaissance salvatrice. Mani voyait dans la matière une démesure active et non l'extériorité inorganique d'un simple chaos. "Il Y eut un temps où la matière était mue par un mouvement désordonné. Elle engendrait et croissait, continuant à émettre des puissances. Ce faisant, elle s'avançait, ignorant l'existence du bien "1. C'est son ébullition interne (faite de désirs inassouvissables et éruptifs, de guerre intestine) qui la pousse à déborder ses frontières. Voici que découvrant la lumière elle s'élève, fascinée et grosse de convoitise. De quoi nous rappeler l'éternel remue ménage des rats, désordre absolu, et leur propension vers les parties supérieures du navire, comme cherchant une lumière qu'ils craignent. Notons que le manichéisme attribue aux animaux une nature substantiellement maléfique, celle de la matière. De plus, il ne reconnaît au mouvement désordonné I Titus de Bostra, Contra Manichaeos, 1,12 (PG 18, 1084 D - 1085 A).

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de celle-ci que la stupidité de l'entêtement cherchant sa satisfaction immédiate. Pas plus que les rats, elle ne voit loin car privée d'intelligence. A la suite de l'assimilation d'une substance lumineuse par l'obscurité, le mal se joue dans la mixité à quoi on reconnaîtra la morale du médecin (et de plusieurs matelots) à qui cette mixité ne paraît guère abominable. Avis que ne partage pas le Commandant confiant au jeune officier la mission de séparer le noble de l'ignoble, l'inséparation répondant au vœu des ténèbres. En effet, la reproduction sexuelle a pour but de préparer de nouveaux corps carcéraux aux âmes des défunts susceptibles, sans cela, de rejoindre leur principe lumineux et d'échapper au cycle immonde des engendrements. L'encratisme manichéen cherchera précisément à mettre un terme au pullulement de la vermine de l'existence. L'ascèse dépend d'une gnose, car l'expérience ne fournit pas l'équation universelle du mal et de la sexualité. Mani imagine qu'un Appel est lancé par Dieu qui retire de sa fange l'Homme primordial englué. Il reste à sauver ses émanations (son armure, ou son âme, ou ses fils) en séparant les arbres, celui de la Vie et celui de la Mort. L'entreprise est de longue haleine et prend des formes cosmiques. A tel moment, l'Intellect divin (Jésus) est envoyé dans le monde sous apparence humaine afin que sa mort révèle le sort de la lumière crucifiée sur le monde (comparé d'ailleurs à un arbre). Or si le Commandant demeure sur les hauteurs, quitte parfois à subir une incursion du mal dans sa cabine, le jeune officier doit impérativement descendre dans les entrailles du navire. Rien que d'anodin semble-t-il. Déjà on constate que ce n'est pas, comme dans le poème de Jean Follain intitulé Le Chant du dragon, une romance entonnée qui fera" sous le large ciel vert / trembler les rats dans leur royaume". On doit inspecter la Terra pestlfera pour décider de la stratégie. Mais outre qu'un coup d'œil dans l'abîme donne le vertige absolu, l'exploration ne sert de rien si elle ne s'accompagne pas d'un contact. Penser 145

aux rats a déjà quelque chose de souillant pour une conscience probe. Que serait-ce les combattre! Et de fait, notre personnage doit subir, comme tous les" bleus" lors de leur premier passage de l'Equateur, les brimades du bizutage, comme l'âme gnostique perd sa virginité lorsqu'elle tombe aux mains des brigands!. Il est poussé dans un baquet plein de boue et de cambouis placé derrière lui de telle manière qu'il se trouve assis dans la souillure (p. 88). Si la symbolique de l'impureté (du physique au moral et retour) ne suffit pas à l'établissement de la comparaison, que l'on se rappelle, dans le cas étudié par Freud, le supplice impliquant des rats placés dans un pot au contact du fondement de la victime2. La clôture des sens exigée par le manichéisme connaît ici son exception, à moins que précisément, le caractère ludique ne se suffit pas de recouvrir le sens moral, mais fasse signe vers la christologie docétiste du valentinisme. Le "c'est pour rire" serait alors en correspondance avec le "c'est une apparence de corps". Que si la lutte contre le mal nécessite une contamination réelle (et non supposée de celui qui s'est fait péché pour nous), c'est la secte gnostique des carpocratiens qui vient à l'esprit et, dans le cadre du messianisme juif, on pensera au sabbatianisme. En tout état de cause, l'atmosphère gnostique de la descente dans l'immonde appelle comme son complément la théorie du Salvator salvandus que répercute même la gnose valentinienne pour qui le Rédempteur, pour autant qu'il s'est soumis à l'éloignement, doit d'abord délivrer sa propre âme3. Il y a également une part de ruse dans l'assomption du mal. Une homélie de Valentin en témoigne: "Dès l'origine, vous êtes immortels, vous êtes fils de la vie 1 L'Exégèse de l'Arne, NH II, 6, pp. 127-128. 2 Freud, Cinq psychanalyses, p. 207. 3 L'Evangile selon Philippe,. NH II, 3, pp. 53, 71; Le Traité tripartite, NH I, 3, pp. 124-125.

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éternelle, et vous vouliez partager la mort pour la dépenser et l'épuiser qu'elle meure en vous et par vous. Car, quand vous désagrégez le monde sans être désagrégés vousmêmes, vous avez la maîtrise sur toute la création et sur

toute la corruption "1 . L'officier, le plus jeune du bord! (p. 10), se soumet de bonne grâce à l'épreuve, ce qui a l'effet de le rapprocher des hommes en le tirant de sa solitude (p. 89). Initiation sexuelle ou rite de la puberté, la ligne de l'Equateur désignant la hanche, qui rendent d'autant plus urgente la dératisation. C'est le soir même que, fort désormais de sa science de l'immonde, le jeune officier expose son plan d'attaque, car le voici transgresseur à l'instar du navire coleridgien: "How a Ship having passed the Line was driven by storms to the cold Coutry towards the South Pole "2. L'Equateur comme symbole d'égalisation (aequare) entre le haut et le bas est doté de "jambes aux plumes rouges" et chargé de connotations érotiques chez Miller où la terre est comparée à une femme3. Réciproquement, l'étreinte de la femme s'exprime en tennes géographiques: "Je me mouvais sous l'Equateur... "4. Remarquable, dans le même ordre d'idée, l'idéal d'inhumanité prôné par MillerS. Mais qu'en sera-t-il au moment de doubler le cap?

1

Cité par Clément d'Alexandrie, Stromates, IV, XIII, 89 (SC 463,

tr. CI. Mondésert, Paris, Cerf, 2001). 2 Argument du Rime of the Ancient Mariner. 3 Tropique du Cancer, 347. 4 Ibid., p. 349. 5 Ibid., pp. 352-353.

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VIII. LA VOLUPTE: DE LA VIE A LA MORT

Après l'exode généralisé des rats on pose des collets pour s'assurer du succès de l'entreprise. Un animal est pris. Tous n'auraient donc pas décampé? On est soulagé d'apprendre que, cardiaque, il a succombé naturellement, sans doute lorsqu'il s'est surpris à ne plus pouvoir avancer (p. 184). Destin de la volupté qui reproduit l'espèce, mais qui, au sein même de la jouissance abolit l'individu. " I I prenait la vie, mais ainsi il saisissait plutôt la mort", dirait Hegel!. qui ..cite le Faust de Gœthe pour caractériser la conSCIence JouIsseuse:

" Elle méprise l'entendement et la science, Les dons suprêmes des hommes; Elle s'est donnée au diable Et doit aller au gouffre". Aller au gouffre (proprement au fondement) c'est périr. Abandonné à lui-même, l'éros mêle vie et mort, confond les plaisirs, dévore ce dont il jouit, et pire, livre à la pure extériorité la personne réduite à l'état de cadavre. TI semble au jeune officier que la bête morte" voyait encore et si un nom pouvait convenir à ce regard vide qui considérait je ne sais quel néant atroce et impossible, je dirais qu'il n'exprimait pas l'effroi, ni même la terreur, mais quelque chose de plus affreux encore qu'aucun homme n'a jamais éprouvé sans quoi il serait tombé fou ou mort à l'instant même et que ce corps difforme et peut-être encore digérant, posé d'une façon ridicule sur le bureau d'un officier supérieur, avait peut-être pour mission de nous révéler" (p. 181). La suite ne dit pas quelle est cette chose superlativement horrible. On la peut assimiler au non-sens de la mort qui retentit sur la vie et, par ricochet, sur l'esprit lui-même, car nul à présent ne peut, devant la suprême 1 Phénoménologie

de l'esprit, I, p. 301.

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déroute du corps, négliger la contradiction par excellence: l'esprit s'avère à la fois éternel (" Là-haut, - pour quelques instants bien courts, hélas, - je devenais immortel" - p. 71) et mortel de par la mortalité de son support. L'impossible néant dans lequel est pourtant plongé le rat crevé rejoint l'ineffectivité de la mort que repère Hegel pour exiger de l'esprit qu'il n'en fuie pas la pensée. "Est-il vrai que je suis réel/Et que la mort réellement viendra?" demande Mandelstam pour ainsi dire en écho au cri de la sirène. C'est seulement par la reconnaissance de la puissance de la mort en tant qu'elle n'est pas le reflet de l'opération de l'entendement, mais événement unique qui affecte l'unique, qu'on peut espérer dépasser l'idéalisme1. Mouvement devant lequel recule le Commandant qui, trouvant refuge dans la pensée pure, obtient d'admettre la mort du rat dans la catégorie de l'accident2. l Telle est la position de Rosenzweig: "Seul l'individuel peut mourir, et tout ce qui est mortel est solitaire. Que la philosophie doive exclure du monde l'individuel, cette ex-clusion du "quelque chose" est aussi la raison pour laquelle elle ne peut être qu'idéaliste. Car l'idéalisme, avec sa négation de tout ce qui distingue l'individuel du Tout, est l'outil qui permet à la philosophie de façonner la matière rebelle jusqu'à ce qu'elle cesse d'opposer une résistance à la brume où l'enveloppe le Concept de l'Un et du Tout. Une fois toutes choses enveloppées dans cette brume, la mort serait à coup sûr engloutie, sinon dans la victoire éternelle, du moins dans la nuit une et universelle du néant. Et voici l'ultime conclusion de cette sagesse: la mort serait... néant. Mais en vérité, ce n'est point là une ultime conclusion, mais un premier début, et la mort n'est véritablement pas ce qu'elle paraît, non pas néant, mais un "quelque chose" impitoyable, impossible à exclure" (L'Etoile de la rédemption, pp. 12-13). 2 L'accidentalité atténue la vision de la mort, mais en contrepartie, renforce l'impureté du cadavre. En effet, selon le Lévitique (5:2), l'animal qui meurt de lui-même est impur. Le Commandant préfère encore cela à ceci.

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" Adieu, il m'est interdit de voir le trépas Et de souiller mon œil au souffle des mourants "1 dit Artémis à Hippolyte sur le point de périr. En sens inverse, la praxis du jeune officier qui a conçu et appliqué la stratégie d'expulsion s'est révélée négation idéale-réelle, et par là, le personnage se représente sa mort en tant que coextensive à sa puissance. "L'impossible néant" fait écho à "l'invraisemblable anéantissement" que représente la mort pour JeanPaul2. S'il y a là de quoi se réjouir ou s'affliger dépend évidemment de la nature du désir. Bien loin de pouvoir venir à bout de l'être, le néant qu'y fait éclore la conscience sartrienne est elle-même menacée de réabsorption3, menace extérieure si la mort n'appartient pas à l'être-poursoi4. Pour un résultat égal (l'incapacité de triompher de l'être), le Danton de Büchner, parti d'une ontogonie aux tennes inverses de ceux de Sartre, se lamente de ne pouvoir trouver le repos, même dans la mort, puisque l'être éternellement se perpétue, lui qui doit son apparition au suicide du néant!5. Est donc ambiguë la référence à l'impossibilité du néant selon que s'exprime l'esprit assuré de sa pérennité et interloqué par la reptation de son opposé (scandale pour lui que de dépendre de la vie du corps, chose abjecte et pourtant support de la vie individuelle) ou I Euripide, Hippolyte, v. 1437-1438. 2 Journal, 16 novembre 1790. 3 Outre le thème de la viscosité où l'en-soi boit le pour-soi, on se rappelle le fantasme de la Végétation (la majuscule est de Sartre) qui menace d'envahir la ville et de l'étouffer (la Nausée, p. 184). A signaler la représentation égyptienne de rats assiégeant une ville défendue par des chats (Karl Lepsius, Auswahl der wichtigsten Urkunden, pl. XXIII B.) 4 L'être et le néant, pp. 630-631. 5 Georg Büchner, Théâtre complet, Paris, 1953, p. 61.

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l'esprit soucieux de sa seule pureté, qui préfère encore désirer l'anéantissement dont précisément l'être le prive, et dans ce cas la pérennisation se range du côté de l'ennemi. Pour être tragique cette ambiguïté n'en révèle pas moins une subjectivité éprouvant la plénitude de la vie. C'est ainsi que le jeune officier accède au déchirement de l'esprit. Il lui reste, pour se concilier avec l'être, à nouer une alliance entre l'invisible et le visible, composant la nature contradictoire de l'homme, anticipant son essence unique dans l'accord mystérieux de tous ses pouvoirs. IX. DE BIOS A ZOE: L'INVISIBLE

L'instinct de mort est l'un des pouvoirs de la viele L'auto-négation apparaît comme l'un des moteurs de l'automouvement de la vie en laquelle tout se fait et se défait perpétuellement. La passivité vis-à-vis de la vie enveloppe l'instinct de mort. Mais qu'est-ce ultimement que la vie? La peut-on réduire à l'existence fébrile des rats? Ou encore se trahit-elle en cette forme? Et dans ce cas, dira-t-on d'elle ce que Luther annonce de Dieu, que dans l'Incarnation Il se cache sous son contraire (latet sub contrario)? En réalité, un symbole ne peut être tenu pour un contraire que s'il fIXe une réalité dans une représentation. Il s'agit ici d'une réduction eidétique opérée par une phénoménologie fondée sur l'extériorisation du corps: la vie apparaît alors dans toute son horreur amorale comme remue-ménage et opacité de l'être (autant d'objectivation autant de visibilité mais vision qui glisse sur la réalité spéculaire) et comme perpétuation forcenée de soi et de l'espèce (activité qui est au fond passivité, le transit manifestant le fait d'être reçu, autrement dit l'obligation envers la vie). Dès lors que la vie grouillante se découvre expérience de la passivité, les rats ne peuvent plus apparaître, ainsi I

M. Henry, Marx, I, p. 152.

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qu'en régimes platonicien et sartrien, comme la limite (surmontable ou devant l'être) qui s'impose extérieurement à la raison et à la liberté. Un autre regard en devient possible, non prévenu, regard surpris à ne pas procéder à l'extériorisation. C'était lors de ces journées chaudes des tropiques (le navire s'approchant de l'Equateur). Le jeune officier est menacé de ce mal bien connu des anachorètes, l'acédie. " J'étais parvenu au milieu de la coursive arrière lorsque l'événement me surprit. Avez-vous jamais vu passer quelque chose d'invisible? C'est pourtant ce qui se produisit. Il y eut au ras du sol un tremblement de l'air vous savez quand il fait très chaud l'air est plus dense, plus épais, il apparaît comme un être matériel, et il arrive qu'on puisse le voir ou du moins qu'on aperçoive ses vibrations ainsi que les courants qui le traversent - et ce tremblement s'étendit en quelques fractions de seconde d'un bout à l'autre du couloir, et puis ce fut tout. Je restai, sans pouvoir bouger, l'épaule appuyée à la cloison, haletant. Vous me direz qu'il n'y avait pas là de quoi s'émouvoir, qu'il s'agissait tout simplement d'un quelconque phénomène naturel qu'un physicien aurait parfaitement expliqué, à moins qu'il ne fût tout simplement question d'un éblouissement ou de quelque vision due au soleil vertical des latitudes où nous voguions. Ce qui ne relève pas d'une hallucination, voyez-vous, c'est le bruit qui accompagna ce frémissement de la lumière courant le long du sol: c'était un crissement aigu et sourd à la fois, un bruit de pattes et d'ongles griffant le plancher, et se dépêchant dans une sorte de frénésie faite d'audace et de peur. J'avais assisté au passage d'un rat. Jamais je n'avais supposé que quelque chose d'aussi inhumain pût exister, ni se manifester si près de nous, venant jusqu'à nous frôler" (pp. 84-85). En ce passage le rat se laisse deviner comme l'invisible, plus subtil que le subtil, mais d'une subtilité talismanique tel l'imperceptible battement d'une âme! Et alors comment appréhender la pigmentation de la vie en sa fulguration, vie qui met sa gloire à se manifester dans une vibration? Invisible est la vie comme affectivité, enseigne la 152

philosophie d'Henry!, pratiquant une réduction si radicale qu'elle laisse échapper le monde au lieu de simplement en neutraliser le contenu. Secrète paraissait la vie des étages inférieurs (p. 75). La révélation du secret ne le visibilise guère. Se lève ici une nouvelle lumière. Alors que celle de l'idéaIréalisme se contente d'exiger que soit reconnu le réel (p. 109), le frémissement de l'ondée lumineuse témoigne ici d'une révélation du fond. Distinct du langage du monde est le logos de la vie intraduisible: " Ah! s'il nous était donné d'entendre la langue du peuple d'en bas, quels étranges propos n'aurions-nous pas saisis dans ces conciliabules mystérieux qu'échangeaient à travers l'ombre des êtres condamnés et irrémédiablement perdus!" (pp. 152-153). Les rats parlent la langue de tous les vivants, celle de l'affectivité. Et nul ne les peut comprendre qui n'ait éprouvé la panique! Encore une fois, c'est à partir de ce point que prend son départ cette pensée comme si elle exorcisait, en la belle et émouvante figure du jeune officier, l'idéalisme qui a pu la fasciner. Quand le Commandant, tout en confiant à son officier la brochure de l'Ancien Code, lui conseillait de ne pas le lire (p. 18), que faisait-il d'autre sinon reconnaître la déficience du langage? Et n'est-ce pas parce qu'il avait soupçonné en lui un homme de la praxis, un homme qui s'éprouve donc comme monade dans l'épreuve de la vie, qu'il l'a choisi? Praxis qui est frayage: "Qui donc pourrait nous débarrasser des rongeurs, sinon un homme comme celui qui est seul là-bas et qui rêve à l'effort du navire contre la lame et contre la

mer? " (p. 18). Qu'en est-il alors des crissements? Invisible, l'affectivité, à n'en pas douter, est également inaudible puisqu'elle échappe à l'extériorité. Ils viennent conférer la consistance de la réalité au produit de l'objectivation de l'immanent, comme si à la distance phénoménologique

1 L'Essence de la manifestation, pp. 349-571.

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pensée par Henry! se superposait l'illusion par l'imagination au sens de Maïmon qui se représente comme réelles des fictions2. Par la distance phénoménologique la révélation de l'intériorité se défmit comme extraposition, selon le monisme ontologique que dénonce Henry. Reste à statuer sur son effet pervers dès lors que le processus de l'aliénation est privé de lumière. Maïrnon cherche à comprendre la représentation sans la chose en soi. Autant que leurs fonnes, la matière des intuitions (réduite en idées) lui paraît résider dans le Moi. Le sentiment de l'extériorité vient alors de ce qui dans la représentation est passivité3. C'est sa propre affectivité, passivité originaire, que le jeune officier vient d'entr'apercevoir moyennant l'illusion par l'imagination. Audace et peur de ce qui paraît hors de son site, l'immanence. Inhumanité de ce qui n'est pas reconnu sien. Et surtout crissement garantie de nonhallucination, mais cri qui se ment car livré à un autre logos, celui du choc en retour. En résumé, le rat invisible, c'est le Horla4 qu'un sursaut de la vacillante faculté de représentation donne à entendre afm de circonscrire in extremis l'infmité de l'invisible dans la [mité de l'audible. Violence, qui est au fond défense contre la vie, lui est faite puisqu'elle se dérobe par nature à l'objectivation. Zoé

I L'Essence

de la manifestation,

~ 9.

2 Versuch einer neuen Logik od£r Theorie des Denkens, Berlin, 1794, XXXVI. 3 Versuch über die Transzendentalphilosophie, Berlin, 1790, (tr. fro Paris, Vrin, 1989, p. 138). 4 C'est lui-même évidemment que le personnage de Maupassant voit négativement lors du passage du HarIa, lui-même hors-là, son Moi nié par la manifestation de la profondeur.

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advient, par delà toute biologie, comme vie transcendantale, psyché! qui ne réfléchit rien, qui s'apparaît. Il est à présent possible de mieux cerner la signification de l'épisode du rat mort qui, d'ailleurs, succède à celui de la vision de l'invisible. Il n'est plus d'intériorité dans la mort. Par elle l'étant est rendu visible. Et pour autant qu'il n'y a de mort véritable que du vivant, la mort est non pas visibilité, mais visibilisation, non d'ellemême et encore moins de l'intériorité comme lors d'une pesée des âmes nues. C'est l'étant en tant que tel qui est réduit à sa simple visibilité - réduction qui est le mouvement de la mort2. Encore faut-il tolérer la mort dans une pensée de la plénitude de la vie. I La souris symbolise l'âme dans la croyance populaire" à cause œ sa manière de se déplacer, à peine perceptible et fugitive, et qui rappelle la façon dont la vie quitte le corps humain" (Encyclopédie des symboles,Paris, Livre de poche, 1996, p. 649.) L'âme est aussi " un animal de l'âme" (Ibid., p. 570). 2 Il est peu question de la mort dans la philosophie d'Henry. C'est même l'objection qu'on oppose à une pensée de la plénitude de la vie qui, incapable d'envisager le terme de l'auto-affection puisque rien d'elle-même ne le requiert, pense l'ipséité dans la cadre de l'éternité, conquiert sa sagesse, comme Spinoza, dans une méditation de la vie, non de la mort. On ne voit pas que Henry a déjà affronté la pensée œ la mort dès avant de tracer le premier mot de son maître ouvrage, pensée qui s'épure et se transfigure dans le débat avec la tradition philosophique dont il cerne les contours avec le concept de monisme ontologique. Il reproche en effet à ce qu'on pourrait appeler, mais pour d'autres raisons et parfois inverses à celles que Rosenzweig met en avant, la confrérie d'Ionie à Iéna, c'est d'extraposer l'essence afin cE la saisir par idéation ou représentation. Or si mourir est une épreuve de la vie, qu'est-ce que la mort pour l'affectivité, sinon une idée? Le mourir lui-même ne saurait être anticipé que dans l'auto-affection présente, et cela à titre de représentation d'ailleurs imaginaire. A quoi il faut ajouter que la connaissance qu'a chacun de sa mortalité lui vient de l'extérieur comme on peut le constater avec Ivan Ilitch qu'aucune voix intérieure n'informe de son prochain trépas bien que sa conscience, mais non sa douleur même, la lui prédise inéluctable

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Un poème d'Emily Brontë, connu d'Henry! , clame: " Il n'y a pas de place pour la Mort Ni d'atome que sa puissance pourrait rendre vide Puisque tu es l'Être et le Souffle Et que ce que tu es ne pourra jamais être détruit". La Vie se serait-elle engagée à pérenniser le vivant? En dépit de leur exagération, les accents d'Emily Brontë rendent un son plus authentique que ceux de Lou AndréasSalomé dans la Prière à la vie, dont le contenu, en dépit de plusieurs traits véridiques, doit être retourné: " Je t'aime avec toute ta cruauté, Et si tu dois m'anéantir, Je m'arracherai de tes bras Comme on s'arrache au sein d'un ami. De toutes mes forces je t'étreins! Que tes flammes me dévorent, Dans le feu du combat permets-moi De sonder plus loin ton mystère".

(Tostoï, La Mort d'Ivan IUtch, VI). Une défaillance de l'organisme ne peut l'annoncer que sur fond d'une information préalable. " Quelqu'un qui ne saurait pas que l'on meurt en ce bas monde pourrait, des années durant, arpenter nos rues, nos places, nos routes, nos parcs et nos champs avant de découvrir que pareil phénomène a vraiment lieu" (Gombrowicz, Sur Dante, Paris, L'Herne, 1968, p. 45). La mort est encore plus discrète que le pense Gombrowicz puisque rien de la plénitude de la vie ne la prédit. "La mort n'est pas un événement de la vie", confirme Wittgenstein (Tractatus logicophilosophicus, 6.4311). l Cf. " Le bonheur chez Spinoza", art. cit., (II), p. 78. Il s'agit ce l'admirable poème dont l'incipit énonce: No coward soul is mine.

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Que l'on prenne la monstration des deux faces de la vie pour un signe de l'ambiguïté de la conscience ellemême ou que l'énigme de la vie, étreignante plutôt qu'étreinte, réponde de soi en affleurant à la peau de tout l'être, la subjectivité officie la liturgie de sa naissance et de l'Indestructible en son opiniâtre pureté qui n'est de nul monde. La conscience du jeune officier est passée à côté de la signification de la révélation. Il suffit qu'il ait soupçonné le fond commun de la sexualité et de l'affectivité: " Tout ce qui est indispensable aux rats nous est également essentiel, en sorte que si l'on voulait supprimer toutes les conditions nécessaires à leur subsistance, on mettrait du même coup notre propre existence en danger" (p. 125). Reste à élucider le problème de l'auto-négation. Notre personnage ne s'était pas trompé sur le fond puisque les rats prennent la fuite après qu'il leur a rendu la vie impossible sur le navire. C'est que la vie veut se réaliser. Son désir de soi ne souffre pas de délai. Contrariée, son énergie tolère d'être détournée. Que si toutes les issues sont bloquées, elle se prend en haine, s'empoisonne et retourne son dard contre elle-même1. Certes, le jeune officier a déjà reconnu le caractère inéliminable de la vie. Il se soucie seulement de dévier son cours. L'idéaliste mitigé qu'il est resté ne pense trouver son salut que dans l'anesthésie - comme on cherche à tuer le temps par ennui quand on est immortel2.

I On aura reconnu le thème de La Barbarie d'Henry. De la difficulté à se souffrir procède le mal moral (M. Henry, Vie et révélation, p. 85). 2 Cf. S. de Beauvoir, Tous les hommes sont mortels. L'ennui est l'une des sources de la tentation de luxure chez les moines selon Philoxène de Mabboug (La Lettre à un supérieur de monastère sur la vie monastique, 9 88).

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Qui sait si à force de s'intérioriser, le jeune officier ne découvrira en lui autre chose que la seule loi morale. Dirat-il alors avec André Frénaud? : "Les rats ne passaient plus dans mon cœur émerveillé" . Et à l'extérieur, ne verra-t-il autre chose que des hommes livrés au monde? Qui sait s'il n'illustrera pas un jour ce vers de Holderlin? : " Qui pense le plus profond aime le plus vivant". X. L'INVISIBLE

ET L'ELEMENTAIRE

Il suffit que surgisse de la mer le taureau (v. 1214), symbole du désir brut, pour qu'Hippolyte, vierge de corps et d'âme (v. 1003, 1006), entre en agonie. Le rat - si rapide qu'il est invisible, d'une mobilité donc divine frôle le jeune officier qui survit à la rupture d'avec son aimantation vers l'idéalisme, pour être à même de découvrir simultanément et l'insuccès de son entreprise et " délicatement posée sur la farine blanche et immaculée une superbe portée de rats" (p. 195) - unique mention positive des rongeurs (en ces derniers mots du roman!) mêlant à la pureté de l'être ouvragé et nourricier la splendeur originelle de la Vie (ce non-monde si par monde il faut entendre ce qui est soumis au régime de l'idéalité), Vie victorieuse encore une fois de " l'insensibilité de l'azur et des pierres", dirait Mallarmé, soit des deux inhumanités (l'inférieure s'associant désonnais à la mort en tant que destin d'inorganique). Entre deux ras (le rongeur et le dieu égyptien du soleil, autre jeu de mots possible

- cf.

p. Il), soit entre le grouillant être aveugle et le pur néantir omnivoyant, se passe la grâce de l'existence cordiale, l'exubérance d'être qui aurait obligé la nature à accorder de nouvelles possibilités à un Gœthe envisageant sa survie. 158

Mais pour être aveugle, l'être grouillant est-il pour autant visible? La facticité et la multiplicité du réel déborde toute pensée, la précède inconcevablement. La visibilité du rat mort révèle l'invisible, la non-pensée, donc paradoxalement, l'être en excès échappant à toute représentation. Tel est l'impossible néant pour Rosenzweig, impossibilité d'en fmir avec l'être. A fortiori, la portée de ratons par quoi l'excès se dit générosité! Rosenzweig appelle le niveau de l'être pré-réflexif commandant" les contenus élémentaires de l'expérience" : paganisme, défmi par l'invisibilité: "Le paganisme c'est ni plus ni moins que la vérité sous sa forme élémentaire, bien sûr, invisible

et non-révélée "1. Que l'élémentairesoit l'invisible,voilà qui permet d'opérer la synthèse de l'interprétation proposée du premier roman d'Henry. Les rats sont apparus comme le symbole de la vie, de la sexualité, et enfin de l'affectivité, niveaux apparemment inconciliables. Or vie et sexualité reposent sur l'affectivité. Vivre, se reproduire, et en général jouir de l'être, cela relève de l'invisible. On objectera que par paganisme Rosenzweig entend une autre réalité que, par exemple, celle que visera la philosophie d'Henry . Voire! Son texte poursuit: " L'expérience ne reconnaît en effet nullement des objets, elle se souvient, elle ressent, elle espère et elle craint. C'est tout au plus le contenu de l'expérience qu'on pourrait comprendre comme objet, mais il s'agirait alors précisément d'une compréhension et non du contenu luimême "2. Mais alors, en sens inverse, l'ontologie de l'affectivité doit également être mesurée à l'aune du paganisme. Le Moi qu'il identifie, baignant, comme dit Lévinas lecteur de Rosenzweig, dans l'élémental3 et sentant l "La pensée nouvelle", tr. M. de Launay, in Franz Rosenzweig, Les Cahiers de la nuit surveillée, I, 1982, p. 47. 2 Ibid., pp. 47 -48. 3 Totalité et infini, p. 104. Pour le paganisme, cf. p. 115.

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sans arrière-pensée!, compose l'équation de la jouissance et de la vie. "La vie est affectivité et sentiment", précise Lévinas2. Elémentalité d'immanence que symbolise la mer, séparée du ciel. Ici peut commencer le christianisme non-platonicien, le christianisme non-idéaliste, celui auquel Péguy, dans Ève, a prêté sa voix : " Le surnaturel est lui-même charnel Et l'arbre de la grâce est raciné profond Et plonge dans le sol et cherche jusqu'au fond Et l'arbre de la race est lui-même éternel. (...) Et l'arbre de la grâce et l'arbre de nature Se sont étreints tous deux comme deux lourdes lianes Par dessus les piliers et les temples profanes Ils ont articulé leur double ligature. " On sait que le docétisme de la plupart des gnostiques a pour motif qu'un Sauveur qui s'incarne serait corrompu par la matière. Notre jeune officier n'a pas notion d'une pureté contagieuse qui est à l'œuvre chez Jésus. XI. UNE CENE

"En homme qui voit l'invisible, Moïse tint ferme" (He Il :27). La déconvenue du jeune officier est inscrite dans l'élémentalité de l'invisible (sans besoin de mettre au jour le secret qui trame le fond de l'âme). Au banquet des officiers, où il expose son plan de campagne, que fait-il d'autre que se livrer corps et âme à ce qu'il prétend abolir? I

Ibid., p. 112.

2

Ibid., p. 87. Cf. B. Forthomme

et J. Hatem, Affectivité

selon Lévinas et Henry, Paris, Cariscript, 1996.

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et altérité

Le repas, la fraternité d'armes, l'existence cordiale et même la motivation du discours, tout cela s'accomplit dans le pathos invisible. L'officier n'est-il pas celui qui officie? A cette occasion, le Commandant évoque l''' esprit d'union et l'amitié chevaleresque" (p. 91) qui président à ces rencontres. Il n'est donc nul besoin d'aller en quête du Graal! La pierre chétive, philosophale, se trouve à vil prix au témoignage d'Arnaud de Villeneuve1. ln stercore invenitur, précisent les alchimistes. Vérité de l'autorévélation selon L'Essence de la manifestation et le Perceval de Chrétien de Troyes: " Quand elle fut entrée dans la pièce, Avec le Graal qu'elle tenait, Il se fit une si grande clarté Que les chandelles en perdirent Leur éclat comme les étoiles Quand le soleil luit ou la lune ".

1

Cité dans Ie Rosarium philosophorum, in Artis Auriferœ, Bâle, 1593, II, p. 210. Le même raisonnement vaut pour la praxis du jeune officier (la lutte contre les rats est un nouvel emploi dans sa " vie de matelot ") (p. 12) et de l'équipage suivant ses directives. 161

CHAPITRE VII

GNOSE ET PARADIS: KAFKA ET HENRY DANS LEGRAND THÉÂTRE D'OKLAHOMA "Les idées en philosophie et les dieux en art sont une seule et même chose, mais chacun est pour soi ce qu'il est, aucun n'est en vue de l'autre ou pour le signifier". Schelling, Philosophie de l'art. I. IMMANENCE

Kafka écrit dans son Journal en date du Il décembre 1917 : "Dans sa partie principale, l'expulsion du paradis est éternelle: ainsi, il est vrai que l'expulsion du paradis est défmitive, que la vie en ce monde, est inéluctable, mais l'éternité de l'événement (ou plutôt, en termes temporels: la répétition éternelle de l'événement) rend malgré tout possible que non seulement nous puissions continuellement rester au Paradis, mais que nous y soyons continuellement en fait, peu importe que nous le sachions ou non ici" . Voici qui explique les lamentables échecs des héros du Procès et du Château, et qui invite à modifier l'orientation de leur recherche vers une pensée de l'immanence. Il ne paraîtra donc pas étonnant que Kafka

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s'y trouve à l'aise, comme chez soi. Il y est d'ailleurs déjà accueilli et royalement. S'il y a un homme de lettres dont la présence hante L'Essence de la manifestation et en général l'œuvre philosophique de Michel Henry, c'est bien le Pragois (découvert, me confia le philosophe, en 1943 et 1944, avant Husserl donc) dont la pensée ne le cède qu'à Maître Eckhart dans l'anticipation et l'accompagnement de sa philosophie. Je tente l'exercice d'examiner les citations henryennes de Kafka sous la forme ordonnée d'une exposition de la philosophie d'Henry. La première mention de Kafka intervient au crucial ~ 37 intitulé La structure interne de l'immanence où sont établies la solitude et la passivité de l'essence. Dès lors que l'étant dans son ensemble est abandonné, la pensée même rend les armes car dans l'essence il n'y a rien qu'ellemême. En effet, l'essence exclut toute division interne, toute mise à distance d'elle-même comme dans la représentation. Elle ne désire rien et repose en elle, solitaire car riche uniquement d'elle-même, jouissant de soi, vivante. Son contenu étant elle-même, elle est auto-révélation, gnose permanente, Parousie. Dans ces conditions, l'essence est déjà tout ce qu'elle est. Pas plus qu'elle ne peut devenir autre chose, elle ne peut devenir elle-même. Elle n'a ni projet ni pouvoir. Elle n'est pas [mie pour autant car la plénitude lui revient comme son élément. La perte de l'extériorité, si lourde que, pour la dire, Henry use de l'expression, très chargée émotionnellement, d'au-delà (EM, p.361), est compensée par l'absoluité de l'immanence. Intervient la citation de Kafka qui marque d'une part l'irréductible immanence et d'autre part, l'intérêt qui s'y attache en dépit de la perte. " Chance que le sol sur lequel tu te tiens ne peut être plus large que les deux pieds qui le couvrent"l (cité in EM, p.361). Irréductible 1 Journal, 12 novembre 1917. (Je profite de cette étude pour indiquer les dates du Journal en suivant d'ailleurs l'édition complète plus correcte. Henry cite la traduction de P. Klossovski parue chez

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immanence car l'adéquation de soi à soi est totale autant que parfaite. Sol vaut pour fondement, pieds pour ego ou plus exactement, dès lors que l'essence se déclinera comme affectivité, pathos et soi du pathos. D'ailleurs la sentence sert, dans la Barbarie, à illustrer l'" existence prise dans l'adéquation parfaite à soi de son pathos "1. Paradoxal est quand même l'aphorisme de Kafka puisqu'en toute rigueur un sol dépasse les pieds ou qu'invivable serait un sol qui ne serait pas plus large qu'eux. Point de vue de l'extériorité. Dans l'intériorité, l'adhésion de soi à soi fait de l'expérience de soi un absolu. D'où la chance, qui est expérience de paradis. Jouir de soi, c'est à la fois se posséder, en tirer et profit et joie. Le rapport du Soi aux pieds défInit la circonscription de la monade. C'est d'ailleurs à ce titre qu'intervient la sentence de Kafka dans Phénoménologie matérielle: En ce qui concerne la structure interne de la vie - structure par l'effet de laquelle la vie est chaque fois un vivant - Kafka s'exprime ainsi: " Chance (...)"2. L'accent est légèrement déplacé. L'adéquation de soi à soi passe au deuxième plan. La sentence illustre à présent l'obligation pour la vie d'être partout et toujours singulière, vie de Dieu ou vie de cet homme, car il n'y a d'affectivité que dans une épreuve de soi. Laissée à elle-même, la vie nonmonadologique serait une simple notion, rien de réel, un éclatement à l'infIni qui est révocation de la possibilité d'être. Le réel du sol, ce sont les pieds. Et comme le contenu de l'épreuve de soi de la monade c'est le pathos même, l'inverse est également vrai: le réel des pieds, c'est le sol. De là vient la rechute sur l'adéquation de soi à soi qui est une détermination du réel par le réel. Grasset en 1945). Dans la traduction de Marthe Robert: " Comprendre cette chance: le sol sur lequel tu te tiens ne peut pas être plus grand que ce qu'en couvrent tes deux pieds". I Paris, Livre de Poche, 1988, p. 123. 2 Paris, PUF, 1990, p. 162.

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II. LA MONADE

L'immanence implique l'ipséité s'il n'est pas de vie qui ne soit celle d'un vivant, car le Soi est identité de l'affectant et de l'affecté (EM, p.581). "Une révélation immanente est une expérience interne, elle revêt nécessairement une forme monadique. C'est dans la structure eidétique de la vérité originaire que s'enracine l'ipséité de l'ego" (EM, p. 53). Henry sollicitera à ce propos, et à deux reprises, l'ultime chapitre du premier roman de Kafka. La première fois, dans une étude de 1966: " Dans le roman de Kafka, l'Amérique, le héros, Karl, après bien des tribulations au cours desquelles il a vainement tenté de trouver une place, une situation - moins inconfortable que celle par exemple de dormir sur un coin de balcon -, Karl donc, un jour, tombe en arrêt devant l'affiche d'un grand cirque. C'est une affiche d'embauche et tandis qu'il la lit, une phrase, nous dit Kafka, lui plaisait particulièrement. Cette phrase est la suivante: "Ici il y a une place pour chacun". Une telle proposition exprime à mes yeux la condition métaphysique de l'être. L'ontologie contemporaine rend compte facilement, en apparence, des premiers termes de cette proposition: "ici" , "il Y a", " une place". Mais que signifie le surgissement en fin de phrase de ce "chacun fI? L'ipséité est-elle une addition contingente à l'avènement inlassable, anonyme, impersonnel de l'être dans l'extériorité, une limitation accidentelle, une particularisation non fondée de son universalité? Ou bien ne désigne-t-elle pas plutôt la condition de l'être, son étreinte originelle avec soi dans une lumière qui n'est plus celle du monde, la donation première qui est justement l'ipséité elle-même? Car la structure de

l'être est monadique "1 . l "Le concept d'âme a-t-il un sens? ", in Revue philosophique œ Louvain, 1966, pp. 33-34.

166

La deuxième fois en 1996 : "C'est sa venue à luimême dans l'Ipséité générée dans l'auto-génération de la Vie qui fait de lui ce Soi singulier et incomparable. C'est parce que en son Ipséité d'avant monde la Vie a préparé cet " espace" pour des Individus irréductiblement singuliers et nouveaux qu'on peut lire, dans le Ici absolu ménagé par cette Ipséité de la Vie, ce que le héros désemparé de l'Amérique déchiffre fasciné sur l'affiche du Grand Théâtre d'Oklahoma: "Chacun est le bienvenu chez nous (...) Notre théâtre emploie tout le monde et met chacun à sa place". Chacune de ces places est marquée d'un caillou blanc, celui que l'Apocalypse destine au vainqueur, "un caillou sur lequel est inscrit un nom nouveau, que nul ne connaît, excepté celui qui le reçoit" (Ap 2: 17). Ici se tiennent ceux" dont les noms figurent sur le livre de la Vie" (PhiI4:3) " (MV, p. 165). On remarquera d'abord le glissement d'un vocabulaire de l'être (qui domine encore L'Essence de la manifestation) à un vocabulaire de la vie. Le noyau en est toutefois identique: la vie est monadique, ce qui revient à dire que l'affectivité de chacun, son principe d'individuation, est si absolument propre à l'ipséité qu'elle la constitue. L'interprétation d'Henry est d'autant plus remarquable qu'il arrive à l'exégèse kafkaïenne de voir dans le Grand Théâtre le lieu même de la mort, soit que Karl décède avant de pénétrer dans ces sortes de Champs Elysées, soit qu'il y trépasse. Clayton, la ville où se fait le recrutement, connoterait le retour à l'argile. Qui de plus oublié (titre véritable du roman) que le péri réduit en poussière? Mais l'oubli, pour Henry, a une signification positive. L'ego, défini par la détention des pouvoirs à lui conférés par la vie, éprouve sa liberté en les exerçant sans besoin de les penser. En raison même de l'immanence advient l'oubli de la Vie. Le premier texte témoigne d'ailleurs de cet oubli puisqu'il évoque l'étreinte originelle avec soi sans mention qu'elle n'a lieu que dans l'étreinte de soi de la Vie. Un deuxième oubli peut s'ensuivre, celui de 167

la condition de fils avec, comme corollaire, le seul souci de soi et l'égoïsme. La mise en parallèle du Théâtre avec l'Apocalypse de Jean ne donne pas de caution à la thèse de la mort de Karl, à moins que cette mort induise deuxième naissance. En tout état de cause, Henry envisage ici la seule naissance transcendantale qui est venue dans la vie. Il ne tient pas compte du fait que l'élu assume nom nouveau - à quoi, après tout, correspond dans le roman de Kafka le pseudonyme de Negro sous lequel Karl s'enrôle. Le deuxième texte caractérise d'une manière précise l'aire du Théâtre. Il ne désigne plus la vie en tant que telle, pas plus que le sol sur lequel reposent les pieds de Karl. Il symbolise la chair de l'Arcm-Fils, généré dans l'autogénération de la Vie, et par là comprenant tout vivant possible. Le Théâtre est le Christ même où prend pied et sol le vivant. Henry pourrait ajouter un chapitre à la Dramatique divine de Balthasar guère inspirée par Kafka. Le jeu des personnes dans le Christ n'ouvre d'autre scène que celle de l'être. Espace est mis entre guillemets parce que rien n'est spatial de la vie. Invisibilité du Royaume de Dieu (Lc 17:20-21). Il appartient à l'homme d'ouvrir la scène du Monde où précisément tout le monde n'a pas de place, où les perspectives multiplient les inégalités et les erreurs, où tout dit change d'aspect en sortant de la bouche1. C'est d'un faux paradis, identifié au monde, qu'est donc Karl plus d'une fois expulsé et l'on pourrait, au-delà de l'allusion d'Henry, qualifier de nouvelle naissance son enrôlement dans le Théâtre où nouvelle place est préparée (cf. Jn 14:2) car, ajoutera-t-on naïvement, si Karl vient de naître de quel sens est porteuse sa tribulation antérieure? Autrement dit: comment se fait-il que la naissance transcendantale ait une saveur sotériologique, voire eschatologique? 1 L'Amérique, p. 152.

in Kafka, Œuvres complètes,

168

I, Paris, Pléiade, 1976,

La réponse est dans un détail non relevé par Henry : la durée de l'embauche est restreinte à un seul jour: " Le grand théâtre d'Oklahoma ne vous appellera qu'aujourd'hui; c'est la première et la dernière fois"l. Cette coïncidence temporelle absolue met le sceau sur le jour à nul autre pareil de la naissance. L'appel auquel on répond est celui de la vie, la réponse ne pouvant être que la naissance elle-même, de plus, il n'est guère d'autre salut et d'autre fin, à moins de se séparer de la Vie qui chance a donné. Il appartient au roman d'imaginer la possibilité d'un refus préalable de la vie. III. LA PASSIVITE

A la vérité, une chance n'est pas un choix. Elle vous tombe dessus. Soi se dit de qui est chargé de soi à jamais (EM, pp. 590-591). Il Y a comme un recul devant l'usage niais du mot" chance" dans la suite du passage cité de Phénoménologie matérielle: "Qu'il s'agisse d'une " chance" ou de l'insupportable fardeau de la vie acculée à soi, en tout cas l'intériorité radicale de la vie, intériorité en laquelle elle est ajustée point par point à elle-même, la construit comme une épreuve qui est ce qu'elle est". Le philosophe trouvera chez Kafka la continuité entre chance et tragique. C'est dans la même foulée que L'Essence de la manifestation déclare tragique la vérité de l'immanence " car elle signifie l'irrémissible et le défmitif, l'instauration d'un monde absolu duquel rien ne peut être soustrait, auquel rien ne peut être ajouté, où, sans détour et sans mensonge, les choses sont ce qu'elles sont, l'être est ce qu'il est, dans cette adéquation parfaite qui est l'être luimême. C'est pourquoi, c'est le caractère de cette adéquation et ce qu'elle signifie en général pour la structure universelle de l'être que Kafka a exprimés encore quand il a parlé de 1

Ibid., p. 236.

169

ces flèches exactement ajustées aux plaies qu'elles ont faites" (EM, pp. 361-362)1. L'adéquation se découvre ici passivité, impossibilité de se détacher de soi et de prendre sens hors de soi2. Elle est non-liberté, et même vis-à-vis de sa corporéité, ce qui est de nature à engendrer l'angoisse où Henry voit le sens de La Métamorphose (1, p. 281). Si pour le dire, Kafka, dont on sait la difficulté d'être, use de la métaphore des flèches et de la blessure, cela tient à l'équation du vivre et du se-souffrir soutenue par Henry et par la référence au désespoir d'être rivé à soi (EM, p. 853) ou encore de s'assumer suivant des normes transcendantes. C'est pourquoi il importe de lire la phrase de Kafka dans son contexte: "J e ne pense pas, en somme, au fait d'avoir raison, la vie de par sa force de persuasion ne s'arrête pas au fait d'avoir tort ou raison. De même que tu n'as le temps, à l'heure désespérée de ta mort, de méditer sur le fait d'avoir tort ou raison, de même tu ne le saurais non plus dans la vie. Il suffit que les flèches s'ajustent exactement aux plaies qu'elles ont faites ". Que Kafka ait été tenté par l'anesthésie d'une objectivation corollaire du désir d'inaction, son Raban le révèle en termes transparents: "Je n'ai même pas besoin d'aller moi-même à la campagne, ce n'est pas nécessaire. J'y envoie mon corps habillé. S'il se dirige en vacillant vers la porte de ma chambre, ce vacillement n'indique pas sa peur, mais sa nullité "3.

1 Journal, 20 janvier 1922. 2 «Toute la nuit l'épée a connu la blessure / Qu'est-ce que ce tourment qui ne sait rien saisir?» (Yves Bonnefoy, Toute la nuit, dans Hier régnant désert.) 3 Préparatifs de noces à la campagne, in Œuvres complètes, II, Paris, Pléiade, 1980, p. 83.

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IV. LA SOUFFRANCE

La tonalité qui révèle la passivité est la souffrance. Douleur de ne pouvoir se changer ou s'anesthésier. «Dans la souffrance, énonce une formule capitale, se révèle ce qui la révèle: l'absolu» (EM, p. 839). L'absolu se révèle comme affectivité, dans la souffrance comme jointure de soi à soi. Mais cette même jointure, conférant l'être, est également joie dans la jouissance de soi (EM, p.831). Sur la base d'un même se-souffrir advient l'histoire, ce passage l'un dans l'autre de la peine et de la joie. Toute peine est résolbable dans la joie de la jouissance de soi. Et Henry de citer le Journal de Kafka (du 2 février 1918): "C'est seulement ici bas que la souffrance est la souffrance. Non pas que ceux qui souffrent dussent être élevés ailleurs, en raison de cette souffrance; mais parce que ce qui se nomme souffrance en ce monde-ci se retrouve inchangé et libéré de son contraire, qui est la béatitude" (in EM, pp. 842-843). C'est Henry qui souligne. Et il commente: " La béatitude est la jouissance de soi de l'être absolu, elle est le s'éprouver soi-même, présent dans la souffrance et qui subsiste tandis que celle-ci, s'éprouvant soi-même et devenant dans ce s'éprouver soi-même cette jouissance de soi, n'est plus rien d'autre que son être-devenu, que la jouissance et la joie de l'absolu" (EM, p. 843). Confonnément à l'intuition centrale de sa pensée, Henry téléscope l'ici-bas et l'au-delà, sur quoi Kafka n'est pas clair. Le transport à une réalité différente est refusé au sens qu'il ne suit pas la souffrance et comme sa récompense, ainsi que dans le dolorisme. Tout simplement, entre ce monde et l'autre, à venir, le fondement de la souffrance persiste identiquement pour ne perdre que son accident de douleur. Mais il y a une sorte d'au-delà, débordant le Soi, qu'Henry admet. Il n'y a pas dans la souffrance un effondrement en soi, mais la révélation de la fondation sur soi. Or la puissance conjoignante (la base et l'agent de la fondation) 171

se révèle dans ce qu'il accomplit, telle douleur particulière et monadique laquelle éprouve l'excès sur elle de la vie qui loin de la surplomber, gît en elle, " comme ce qu'il y a de permanent". Survient alors la citation: " Dans la douleur, je peux encore l'exprimer, "improviser sur ce thème, dit Kafka, simplement et antithétiquement ou avec des orchestrations entières d'associations", et cela, ajoute-t-il, n'est pas" mensonge" mais" excédent de forces" " (EM, p. 840). Et Henry de préciser que cet excédent est l'absolu dont on constate le mode de manifestation propre à la vie, non au concept. On devine que la sentence a été repérée en raison de la mise en équation de la douleur et de l'excédent. N'intéresse pas Henry que cet excédent serve chez Kafka à produire la littérature, œuvre, en somme, de la transcendance, donc de la vérité, puisque la transcendance ne fleurit que sur le terreau de l'immanence. Mais la difficulté même de l'œuvre de la transcendance est reconnue par Kafka dans l'ouverture du paragraphe dont Henry a cité la fin : " N'ai jamais pu comprendre qu'il fût possible, presque à quiconque peut écrire, d'objectiver la douleur dans la douleur, si bien que par exemple, dans le malheur, peut-être avec la tête encore toute brûlante de malheur, je puis m'asseoir pour communiquer à quelqu'un par écrit: je suis malheureux" (Journal, 19 septembre 1917). V. LA TRANSCENDANCE

S'attachant à montrer dans sa belle conférence Qu'est-ce que cela que nous appelons la vie? en quel sens les activités de l'existence quotidienne font la substance de la vie, Henry cite Kafka: "A vec chaque bouchée du visible, une invisible bouchée nous est tendue, avec chaque

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vêtement visible un invisible vêtement "1. La matière brute de l'expérience semble se dédoubler en visible et invisible ou, dans les termes du philosophe, en transcendant et immanent. Est visible l'acte, invisible le comment affectif qui le fonde et révèle. Or ce dédoublement recouvre une identité car, comme l'établit une des thèses fondamentales de L'Essence de la manifestation: "L'immanence est l'essence de la transcendance" (EM, p. 309), au sens où elle la rend possible et la révèle. En effet, sans réceptivité, il n'est point de manifestation et de manifestation telle plutôt que telle autre. Léon Bloy écrivait dans son Journal en date du 9 septembre 1897 : « Le visible est la trace des pas de l'Invisible ». Rien ne marque mieux la passivité sous-jacente à la praxis consistant à manger et à se vêtir que la voie passive utilisée par Kafka: nourriture et habit sont reçus! Non qu'il en irait autrement dans le cas du cuisinier et du couturier. Eux aussi reçoivent - de par l'immanence et la passivité de la vie. Toute affection par le monde suppose l'auto-affection de la vie: " Tout ce qui nous affecte dans le monde et nous touche, tout ce qui vient à nous ne peut le faire que pour autant que cette venue est d'abord la venue de la vie en soi-même, son expérience sans limite dans le

I

M. Henry, Vie et révélation, Beyrouth, USJ, 1996, p. 6. La phrase de Kafka trouve place dans une méditation sur le problème crucial pour lui de l'auto-justification: "Personne ici ne crée rien de plus que sa possibilité spirituelle de vivre; peu importe qu'il donne l'apparence de travailler pour se nourrir, pour se vêtir, etc.; avec chaque bouchée visible une invisible bouchée lui est tendue, avec chaque vêtement visible un invisible vêtement. C'est là la justification de chaque homme. Il semble fonder son existence par des justifications ultérieures, mais ce n'est là que l'image inversée qu'offre le miroir de la psychologie, en fait il érige sa vie sur ses justifications. Il est vrai que chaque homme doit pouvoir justifier sa vie (ou sa mort, ce qui revient au même), il ne peut se dérober à cette tâche".

173

sentiment. Voilà pourquoi rien de visible ne nous advient

qui ne soit aussi un invisible "1 . La même chose se dira du corps et de l'action. Ce n'est pas le nombre d'organes qui est l'essentiel, mais le pouvoir d'en user2. On cherche à l'action sa fmalité dans l'objet. Ou tout simplement on monte en épingle son intention. Or l'action ne veut essentiellement que le Soi. C'est ainsi que discutant du rapport de la subjectivité et de l'action chez Kierkegaard, Henry introduit la citation de Kafka qu'il commente en ces termes: "Il se peut, dit Kafka, que chacun ici bas donne l'impression de vivre et d'agir pour se nourrir et se vêtir, mais c'est une apparence. " Avec chaque bouchée, etc. " On peut donc accomplir une tâche détenninée, positive, utile, et ne vouloir rien d'autre cependant que, par exemple, l'être en soi et le développement en soi-même de la volonté de puissance. On peut faire ceci ou cela, mais on veut en fait se réaliser, être soi-même "3. La bouchée invisible ce n'est donc rien d'autre que d'être encore et toujours soi-même! Il n'est plus question ici de la venue en soi de la vie peut-être parce que Kierkegaard maintient la transcendance de Dieu en tant que tout autre. Enrôlée dans C'est Moi la Vérité, la sentence de Kafka prend, comme de juste, une coloration théologique: 1 Ibid.,

p. 15.

2 Songeons aux mille pattes du personnage métamorphosé (I, p. 322). 3 Ces lignes font partie d'une réaction improvisée de Michel Henry à la conférence de K. E. Lfl1gstrup prononcée dans le cadre du colloque Kierkegaard et la philosophie contemporaine qui s'est tenu à Copenhague les 8-15 septembre 1966. Textes et discussions furent publiés dans L'Annuaire danois de philosophie, 1971, vol. 8. La conférence de K. E. Lfl1gstrupet la discussion d'Henry ont été réédités sous le titre général de L'Ontologie de Kierkegaard dans les Annales de philosophie (de l'Université Saint-Joseph), 1996, vol. 17. Le passage cité se trouve à la p. 12.

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" Radicalement étrangère au monde, la vie n'en constitue pas moins le contenu réel de celui-ci. Ici-bas aussi, déjà, la vie étend son règne. Ses modalités concrètes sont la substance intemporelle de nos jours. Toute apparence visible se double d'une réalité invisible. Avec chaque bouchée du visible, comme dit Kafka, une invisible bouchée nous est donnée: sur la terre comme au ciel" (MY, p. 323). L'idée rejoint le contexte de L'Essence de la manifestation. Toutefois, avec le rappel implicite de l'axiome suivant lequel l'immanence est l'essence de la transcendance, s'assouplit, sans renoncer à sa radicalité, l'opposition de la vie et du monde dans laquelle le livre prenait son départ. Comme l'ouverture d'un horizon de visibilité est le fait de la transcendance dont l'essence est la vie, la vie ne se juxtapose pas au monde, mais le pénètre, puisque ce monde est vécu. Même le on, c'est soi-même comme le sujet finira par le découvrir, quitte à en être épouvanté 1 . La dernière occurrence de la sentence de Kafka se lit en conclusion de l'article La Vérité de la gnose où Henry s'efforce de distinguer sa conception de la réalité de celle des gnostiques: " Une phénoménologie de l'invisible n'est pas une fuite dans un monde illusoire si, comme dit Kafka, et comme peint Kandinsky, "avec chaque bouchée, etc". Le christianisme n'a pas à se soustraire au soupçon de gnosticisme si toute réalité, sur la terre comme au Ciel, est celle de la vie "2 .

Il est superflu de prier pour que s'étende le règne de la vie; sans elle rien ne serait - sur la terre comme au ciel. Un Notre Mère devrait se contenter de la louange et de l'acquiescement. Le déjà là signifie un depuis toujours là. L'intemporalité de l'essence est sous-jacente au monde. I Préparatifs de noces à la campagne, in Œuvres complètes, II, p.81. 2 ln Natalie Depraz & Jean-François Marquet, La Gnose, une question philosophique, Paris, Cerf, 2002, p. 29.

175

VI. L'IRREALITE DU TEMPS

"Dans un apologue intitulé" Le plus proche village ", Kafka raconte l'histoire d'un vieil homme assis sur le pas de sa porte et qui regarde passer les gens. S'ils savaient, pense-t-il, combien la vie est brève, ils ne partiraient pas même pour le plus proche village car ils comprendraient qu'ils n'ont pas le temps d'y aller. Ce texte nous signifie l'irréalité du temps. Si nous regardons en anière de nous notre vie passée, nous voyons bien que tout cela se réduit à rien, qu'il n'y a que cet instant que nous vivons. Et l'avenir, lui non plus, n'est rien. Si nous voulions nous retrouver dans ce temps, retourner, par exemple, malgré l'avertissement de Kafka, jusqu'au village de notre enfance, nous ne retrouverions rien, rien qui soit nous-mêmes et nous serions comme les croisés devant le tombeau vide d'un dieu. C'est que la vie est intériorité, et dans l'extériorité nul ne la trouvera jamais "1. Le texte de Kafka est assez court pour être cité en entier: " Mon grand-père avait coutume de dire: "La vie est étonnamment brève. Dans mon souvenir elle se ramasse aujourd'hui sur elle-même si serrée que je comprends à peine, par exemple, qu'un jeune homme puisse se décider à partir à cheval pour le plus proche village sans craindre que - tout accident écarté - une existence ordinaire et se déroulant sans heurts ne suffise pas, de bien loin, même pour cette promenade ""2. Constatons d'abord que si Henry résume manifestement de mémoire, l'essentiel est préservé. Nul doute que la formule de l'enroulement serré de la vie sur elle-même n'ait dû lui plaire. Le temps, selon Henry, ressortit à la fmitude transcendantale de l'horizon (EM, p.437) constitutif du monde, non de l'ipséité, œuvre de l'affectivité (EM, p. 583). I Vie et révélation, p. 18. Voir aussi Incarnation, p. 91. 2 Œuvres complètes, III, Paris, Pléiade, 1984, p. 439.

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"Temps et monde sont identiques" (MY, p.200). Or dans le temps il n'y a pas de présent, il n'yen a jamais eu et il n'yen aura jamais (MY, p. 29). Pour le dire avec Jivago : « Combats, disettes et soucis Cachaient à tout-venant Que le miracle de la vie Est l'œuvre de l'instant ». L'irréalité du temps contraste avec la réalité de la phénoménalité immanente. " L'ipséité de l'essence ne se réalise pas dans le temps" (EM, p. 583). La même chose se dira de l'irréalité de l'espace (ce milieu de l'extériorité) et Henry pourrait s'appuyer sur un autre micro-récit de Kafka: " Hélas! dit la souris, le monde devient plus étroit chaque jour. Il était si grand autrefois que j'ai pris peur, j'ai couru, j'ai couru et j'ai été contente de voir enfm, de chaque côté, des murs surgir à l'horizon, mais ces murs courent si vite à la rencontre l'un de l'autre que me voici déjà dans la dernière pièce, et j'aperçois là-bas dans le coin le piège dans lequel je vais tomber. "Tu n'as qu'à changer de

direction" dit le chat en la dévorant "1 . Plutôt que la croyance en la réalité du temps, les récits de Kafka mettent en relief la crise qui l'ébranle. On lit dans le Journal en date du 16 janvier 1922: "Les pendules ne sont pas d'accord, la pendule intérieure se livre à une poursuite diabolique ou démoniaque, inhumaine en tout cas, la pendule extérieure va au rythme hésitant de sa marche ordinaire. Que peut-il arriver, sinon que ces deux mondes différents se séparent, et ils se séparent ou tout au moins se tiraillent l'un l'autre d'une manière effroyable". Quelle meilleure illustration du dualisme ontologique auquel L'Essence de la manifestation octroie ses lettres de noblesse? Mais si les deux pendules se scindent absolument, il est vain d'arriver à l'heure où que ce soit, 1 Œuvres

complètes,

II, p. 608.

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comme en témoigne le micro-récit intitulé Un commentaire où la comparaison de la pendule (extériorité) avec la montre (intériorité) découvre au personnage, récemment établi dans la ville, un étranger donc, son retard pour arriver à temps à la gare. L'effroi le jette dans la perplexité. Il interroge l'agent de police sur le chemin à prendre. Ce dernier lui recommande d'abandonner en lui signifiant qu'il ne peut l'aider en rien1. Chacun est renvoyé à sa subjectivité et à l'impossibilité d'unifier la vie et le monde auquel on demeure essentiellement étranger. L'incongru dans les récits de Kafka procède de la noncongruence de l'être et de la connaissance objectivante. N'est-ce pas aussi en raison de l'ouverture de l'avenir que les bâtisseurs de la tour de Babel ajournent son édification et lui préfèrent l'organisation de l'existence horizontale?2 Par cela qu'il identifie le site du temps et de l'espace à l'extériorité, Henry peut reprendre à son compte la critique adressée par Hegel à l'esprit des croisades: on cherche le dieu vivant panni les morts (cf. EM, p. 509). Quant à la vie, elle va d'elle-même, comme l'enseigne Maître Eckhart: " Si quelqu'un devait se rendre dans une ville et se demandait comment faire le premier pas, il n'aboutirait à rien. C'est pourquoi il faut suivre le premier mouvement et marcher droit devant soi; on arrive alors où il faut, et c'est bien ainsi "3. VII. LA QUETE DU GRAAL

Tant pour Kafka que pour Henry, il est impossible d'atteindre l'absolu pour la bonne et simple raison qu'on y est déjà. Le paradis, dans une pensée de l'immanence, est I Œuvres complètes, II, p. 727. 2 Œuvres complètes, II, pp. 550-551. 3 Sermons, III, tr. J. Ancelet-Hustache, Paris, Seuil, 1979, p. 23.

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depuis toujours déjà là, comme le sarnsâra est nirvâna selon Nâgârjuna. La conscience chercheuse s'empêtre dans l'extériorité et tourne en vain dans l'excentricité arbitraire d'un cercle carré. L'iITéalité de l'espace et du temps implique que nous sommes déjà dans l'absolu à l'accès duquel le milieu d'objectivité où se meut la connaissance est interdit. De là procède l'échec de toute recherche. "Qui cherche ne trouve pas" lit Henry dans Kafka (EM, p. 506). Et comment trouverait-on l'essence si le mobile de la recherche est déjà inadéquation et si toute recherche multiplie les horizons de l'extériorité quand il faudrait les replier ou plus exactement les suspendre? La pensée aura beau chercher le sentiment dans le monde, elle ne l'y trouvera pas qui ne "s'y est jamais trouvé" (EM, pp. 680-681). Le tragique de l'errance consiste dans un dévalement loin du but quand on croit s'en rapprocher, comme il advient à K., le personnage du Château qui ne se présente pas comme arpenteur par hasard, puisque sa mesure est celle de la représentation. Henry illustre son propos avec diverses sentences de Kafka: "Toujours à

nouveau,je m'égare;c'est un chemin forestier "1. " La vie est un perpétuel détournement qui ne pennet pas même de se rendre compte de quoi il détourne". Ici Henry insère après vie: "en tant qu'elle est cette recherche", pour prévenir toute méprise en marquant que cette vie est vie pour la conscience. La vie véritable ne consiste pas dans la recherche puisqu'elle ne cesse pas d'être là. Nouvelle citation: " Nous avons été chassés du Paradis, mais le Paradis n'a pas été détruit pour cela" qu'on doit mettre en l "Toujours à nouveau je m'égare; c'est un chemin forestier, mais aisément reconnaissable, seule une bande de ciel au-dessude lui s'offre à la vue, tout à l'entour l'épaisse et sombre forêt. Et pourtant, ce perpétuel et désespéré égarement! Et ce qui pis est: m'écarté-je d'un pas du chemin, du coup je me retrouve à mille pas de là, au fond de la forêt, abandonné au point que je voudrais me laisser choir pour y demeurer à jamais" (Journal du 17 septembre 1920).

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correspondance avec l'affmnation qu'on est toujours au Paradis qu'il est étrange qu'Henry ne rapporte pas. Dernière citation dans ce contexte: "Qui s'efforce particulièrement d'y atteindre, est suspect de s'efforcer contre elle". Elle, c'est la connaissance. Henry omet le début de l'aphorisme de Kafka: "Nous avons la connaissance ", non parce qu'il le contredirait, mais du fait que le mot est susceptible ici de la double acception d'un savoir intellectuel (impliquant la mise en marche, une méthode du discursus) et d'une révélation immanente qui ne requiert aucune entreprise. "Suivre un chemin de telle manière que, croyant approcher du but, on ne cesse de s'en éloigner, c'est là proprement s'égarer" (EM, p. 507). N'est-ce pas le thème du Château, mais aussi des autres romans de Kafka? Henry l'affmne: "Toute l'œuvre de Kafka raconte avec infiniment d'humour et de drôlerie, les péripéties d'une telle recherche - qu'elle soit celle de la réflexion ou prenne au contraire la forme d'un comportement" réel" -, ses échecs, comment elle rebondit et, consciente de s'égarer, tente de se ressaisir, de s'assurer d'elle-même et, dans ce retour sur soi, s'écarte encore un peu plus de celui-ci, de ce soi qu'elle cherche, s'obstine dans son erreur et s'égare de plus belle. Ainsi s'explique, à partir de l'incompatibilité eidétique de l'être et de la connaissance, l'antinomie qui est au centre d'une telle œuvre; l'inversion qu'elle décrit, les contradictions qui en résultent. L'idée qu'il y a deux mondes, que tout ce qui se passe dans l'un est sans rapport avec la réalité, sans importance dans l'autre, que les moyens vont à l'encontre du but recherché, servent seulement à masquer celui-ci, c'est-à-dire aussi bien, dans la direction principielle où se perdent toute action et tonte pensée, son absence, l'absence de l'être et de la vie, le renversement des valeurs, l'inversion des perspectives, expriment et commentent cette incompatibilité. Celle-ci n'est pas seulement reconnue, elle est comprise dans son fondement, saisie dans sa structure. Que l'essence qui demeure en elle-même de la vie ne se laisse point 180

rencontrer dans le milieu vers lequel se dirige l'acte de la connaissance, dans la dimension ontologique de la division et de l'altérité, c'est ce qu'exprime explicitement Kafka: " la vérité est indivisible, elle ne saurait donc se connaître, celui-là doit être mensonge qui veut la connaître" (Journal intime, op. cit., 269, souligné par nous)" (EM, pp.707-508). Il suffIrait de se remettre en mémoire l'extraordinaire parabole du Procès qui met en scène le campagnard désireux de pénétrer dans l'édifice de la Loi et la sentinelle qui lui en interdit l'accès alors que cette entrée lui était réservée. Une Loi transcendante, voilà ce que l'homme cherche et qui ne le fera pas plus vivre que les préceptes du Démiurge ne sauveront les âmes dans la gnose valentinienne. Au fond, c'est comme s'il était déjà entré dans cette Loi, et d'une manière absolue, lui qui, posté à la porte qu'on lui interdit de franchir, énerve son existence en réduisant la vie à l'attente, extase d'impossible normation quand la Loi, en réalité, est immanente, ou en d'autres termes, quand est réelle la Loi immanente, celle de la vie (cf. MY, pp. 217-223). Henry poursuit: " Parce que l'acte de la connaissance qui divise et se donne dans l'altérité un objet irréel manque l'essence qui est, en lui d'abord, celle de l'être et de la vie, ce qu'il détermine ne porte pas le caractère de la réalité, ne manifeste pas la vérité de celle-ci. L'exposition dans le néant n'est pas celle de l'être et son langage n'est pas véridique, en celui-ci se dissimule plutôt ce qu'il prétend dire" (EM, p. 508). Nouveau et double recours à Kafka: 1/ " Aveu et mensonge sont identiques. Pour pouvoir avouer, on ment. Ce que l'on est, on ne peut pas l'exprimer, puisque justement on est cela; on ne peut communiquer que ce que l'on n'est pas, c'est-à-dire le mensonge "1; 2/ "La loi intérieure (...) n'est pas communicable parce qu'elle n'est pas saisissable et pour I Journal en date du 17 septembre 1920 (dans l'édition de la Pléiade, III, p. 508).

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cette raison, elle n'en aspire pas moins à se communiquer" (EM, p.508)1. Ces deux sentences qui ressortissent [malement à la critique du langage offrent une variation sur la proposition bien connue de Gorgias. L'être n'est pas communicable, le non-être l'est! Le monde relève de l'argumentation sophistique. La vie ne prend pas son parti d'être confondue avec le mensonge et une signification ne lui échoit pas. Elle est pleine révélation à soi dans l'affectivité. En quoi Kafka exprime à merveille l'essence de la foi religieuse telle que la définit Henry : " expérience interne de la vie et de son essence" (EM, p. 510). " Croire, dit Kafka cité par Henry (EM, p.510), signifie: libérer en soi l'indestructible, ou plus exactement, se libérer, ou plus exactement: être indestructible, ou plus

exactement: être "2 . VIII. LE VERBE DE L'ESSENCE

La seule réserve à l'encontre d'une sentence de Kafka, nous la lisons dans l'ultime ouvrage d'Henry qui cite: "Le ciel est muet, il n'est que l'écho du mutisme". En réalité, juge le philosophe, la Parole parle autrement qu'on ne le croit, ce pour quoi on ne l'entend pas3. La vanité d'une quête du Graal dans l'extériorité et la connaissance qui, s'y rapportant, en reçoit le cadre et la logique, n'empêche pas de concevoir une révélation immanente. En Kafka, "penseur religieux" , Henry observe ce retournement qui, aux antipodes de la connaissance, fonde sur l'essence l'accès à l'essence - à quoi répond la religiosité avec ses diverses pratiques. Ici Henry aurait pu alléguer d'innombrables textes du l Journal du 7 févrierl918. Il faut corriger inspirer qu'on trouve dans la citation d'Henry. 2 Journal, 30 novembre 1917. 3 Paroles du Christ, p. 133.

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le malencontreux

romancier, notamment ceux sur l'indestructible paradis. Il a préféré un passage qui lui permet de revenir au problème du langage: La vie est" répandue autour de chacun, dans sa plénitude, mais voilée dans la profondeur, invisible (...). Elle se trouve là-bas point hostile, point réfractaire ni sourde. L'invoque-t-on par le mot juste, par son nom véritable, alors elle vient. C'est le caractère de la magie qui ne crée pas mais qui invoque" (EM, p. 514)1. Il s'agit bien ici du langage et non du Verbe de vie qui engendre les vivants ou du Verbe qui est sentiment irréductible à la pensée (EM, p.690). L'enrôlement du langage dans le rituel n'a pas valeur représentative. Outre que dans la parole sacramentelle le dire est un faire, elle énonce la vérité car elle a pour contenu la Vie absolue et la participation du vivant à cette Vie. Ce qu'Henry, à mon regret, n'a pas consenti à la poésie, d'être affectivité et non simple langage du monde, volontiers il l'accorde à la prière. Invoquée, la Vie vient, elle est toujours déjà venue, elle vient comme sentiment de la participation du vivant à la Vie absolue, comme" Me voici" christique (He 10:7). Une prière sur le monde ne dit rien du monde. Elle convoque la Vie. Le mot magique qui, s'il était trouvé, ferait, selon Eichendorff, chanter le monde, y réussit seulement parce que la puissance magique lui vient de la vie. Kafka écrivain dirait avec le Louis Lambert de Balzac: la Chair se fera le Verbe.

I Journal intime, p. Il. Il est remarquable que les points œ suspension remplacent une expression, "fort loin", qu'Henry a sans doute jugée malencontreuse puisqu'elle met à mal la théorie œ l'immanence. Il y a dans cette censure comme une reconnaissance que l'hospitalité accordée à Kafka ne va pas toujours de soi et appelle un modus vivendi.

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IX. L'ALTERITE

L'être en commun se dispense si bien des lois de la perception qu'avec Kierkegaard, on pourra dire que deux mille ans plus tard la contemporanéité avec le Christ est plus assurée que pour ceux qui le virent. Henry reprend à ce propos la formule des Miettes philosophiques qui signale cette situation: "étrange acoustique du monde spirituel". D'après lui, elle" définit notre relation concrète à l'autre". Et d'ajouter que toute l'œuvre de Kafka repose sur elle1. Ainsi s'expliqueraient la rencontre de Joseph K. avec un juge inconnu des autres car " l'acoustique spirituelle défie les lois de la perception "2. Ce qui est éloigné dans l'espace, l'ami ou l'ennemi, ou qui n'y trouve pas place, comme la culpabilité, cela s'enracine dans le pathos originaire. Cette allusion à Kierkegaard nous rappelle qu'Henry tenait Kafka pour celui qui avait recueilli son enseignement sur l'angoisse et le désespoir lorsqu'il disait: "Le fait qu'il n'existe qu'un monde spirituel est ce qui nous ôte l'espoir et nous donne la certitude "3 . X. EN GUISE DE CONCLUSION

" Ce que nous avons à comprendre, dit Henry, c'est ce que veut nous dire Kafka quand il écrit: " Avec chaque bouchée" ( ...) "4. Comme si toute compréhension conjointe de la vie et du monde se résolvait dans celle de cette simple phrase. Mais ce comprendre vise à rendre, comme dit Henry, une vie malade au bonheur de vivre. Et 1 Phénoménologie matérielle, p. 154. 2 Ibid. 3 K. E. Logstrup, M. Henry, L'Ontologie Annales de philosophie, 17, 1996, p. 13. 4 Vie et révélation, p. 6.

184

de Kierkegaard, in

de citer, en l'infléchissant vers la pure immanence, la formule de Kafka déjà rencontrée: "La vie est là, point

hostile

"1 .

Il y aurait une autre étude à entreprendre, intitulée: Michel Henry chez Kafka qui se servirait de la philosophie de l'un pour interpréter la fiction de l'autre. Elle pourrait s'appuyer sur le fait que, par exemple, dans Le Château il apparaisse que tout compte fait tout le monde est du château.

I

M. Henry, De la phénoménologie, Paris, PUP, 2003, p. 156. La

vie est là, et non plus là-bas...

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CHAPITRE

VITI

JACOBSEN ET HENRY: ATHEISME ET OUBLI "Qui veut conserver Dieu, le perdra, et qui y renonce, le trouvera ". Schelling, Leçons d'Erlangen. I. ENTRE VIE ET REVE, LA MORT AU BOUT

Les hommes sont orphelins. La gnose a pour tâche de leur révéler en quel sens ils ne le sont guère. Tout de même qu'il y a deux formes d'oubli, deux formes se partagent la sphère de l'athéisme: l'une se contente de nier la transcendance absolue de Dieu au bénéfice de l'immanence, l'autre sombre dans le nihilisme. Au roman de Jacobsen, Niels Lyhne, qui relève du premier type, Henry fait référence dans L'Essence de la manifestation. Le personnage se débat" entre la vie et le rêve" (soustitre du roman) car il a hérité de ses parents une complexion déséquilibrante. De sa mère, le rêve et la poésie: "La vie n'avait de valeur que ce que lui en prêtaient les rêves" (N, p. 17)1. Du père, le sens du réel. Tout en subissant les fantasmes d'héroïsme de sa mère, le petit Niels sait faire la part des choses, non sans que ne I Jens Peter Jacobsen, Niels Lyhne, tr. R. Rémusat, Paris, Stock, 1928.

187

s'insinue en lui la vocation de dépasser la mesure

humaine: " Il était méprisablede vouloirêtre comme tout le monde, et il était tout disposé à subir la dure destinée d'un héros" (N, p. 19). Chose plus facile à désirer qu'à réaliser, car le voilà renvoyé aux petitesses et aux banalités de l'existence (N, p. 20). Autre figure tutélaire, M. Bigum, le précepteur qui, se prenant pour un géant de la pensée, incarne la tentation intellectuelle. Pour être caricatural, son portrait ne signale pas moins l'inefficacité foncière de la raison qui rumine dans les hauteurs, passant sans coup férir d'un opposé à l'autre (N, pp.61-62). L'apparition d'Edel, la tante de Niels, opère une double mutation. Le maître et le disciple en tombent amoureux, l'un pour être rejeté de son Olympe de l'esprit, l'autre pour transiter de l'enfance à l'adolescence. Les reproches qu'Edel adresse à Bigum le montrent soumis au rêve: " Vous avez fait ce que font beaucoup d'autres: ils ne veulent pas voir la réalité, ils ne veulent pas entendre le non qu'elle oppose aux désirs de leur objet... On veut vivre son rêve. Mais la vie ne tient pas compte des rêves, il n'y a pas un seul obstacle réel dont ils puissent triompher" (N, p. 50). Niels, témoin de la scène, comprend alors que" lorsque la vie condamne une créature à souffrir, ce n'est ni un jeu ni une plaisanterie, et que la créature doit subir le supplice, qu'il ne se présente pas au dernier moment un sauveur comme dans les contes, et qu'on ne se réveille pas, rassuré, après un mauvais rêve" (N, p. 52). Ceci vaut également pour Edel qui meurt sans que les prières de Niels suscitent de la part de Dieu un miracle. De ce jour datent l'athéisme du jeune homme et son épreuve de l'esseulement: " Il renonçait à la protection divine, l'ange gardien ne devait plus s'asseoir à son chevet; seul et sans soutien, il entrait dans la nuit inquiétante; la solitude augmentait autour de lui, de sa couche elle s'étendait au loin, mais il ne priait pas, bien qu'il en eût regret jusqu'à pleurer" (N, p. 60). Plus tard, il n'aura de même rien à attendre de " là-haut" qu'un " écœurant silence" (N, p. 160).

188

L'humaine carrière de Niels se poursuit entre illusion et désillusion, incarnation d'idéal et déception, les femmes repoussant les fantasmes chimériques qu'il projette sur elles (N, pp. 103, 107), jusqu'au moment de son propre départ auquel n'est pas non plus présent un quelconque ange gardien, car il lui faut subir et seul" la difficile mort" (N, p. 326). II. LE SENS NOBLE DE L'ATHEISME

La première allusion que fait Henry au roman de Jacobsen intervient dans le ~ 46 de L'Essence de la manifestation portant un titre conjugué: La critique de la connaissance. L'essence de la religion. A la critique kantienne de la connaissance fondée sur la finitude et l'objectivation du réel qui rend à la fois nécessaire et vaine sa quête, comme de chercher le Vivant panni les morts (EM, p.509), Henry oppose l'inaccessibilité de la vie à l'intellect (EM, p. 504). Dans un deuxième moment, il tient pour une intuition centrale de la religion la mise en valeur de l'opposition structurelle de l'être et de la connaissance alors que la religion souligne" la conscience immédiate de l'être" (EM, p. 509). Ce dont on vit échappe au regard théorique. Telle est d'ailleurs la raison de l'athéisme. Henry distingue alors un concept vulgaire et un concept noble de l'athéisme. Le premier est un effet du positivisme qui veut s'en tenir au visible et tangible au prix d'une illusion de suffisance. Le deuxième refuse de voir en eux, autre chose que ce qu'ils sont, à savoir des détenninations du monde. Du même coup, cet athéisme" devenu conscient de soi" préserve, hors du monde, " l'essence originelle de l'être et de la vie" (EM, p. 509). Henry crédite cet athéisme du rejet conséquent d'un absolu transcendant, c'est-à-dire étranger à la vie, et des représentations qui en découlent, rejet dont le corollaire est le retour à la vie. C'est alors qu'intervient la référence au romancier danois: "Ainsi voit-on, dans Niels Lyhne, Jacobsen comprendre 189

explicitement et décrire l'athéisme comme le refus de substituer à la réalité immanente de la vie un monde du rêve ou de l'espoir dont le seul effet est de nous détourner de celle-ci et de nous empêcher de la vivre dans sa splendeur. Ce n'est point la réalité de la vie ni son absoluité, c'est la prétention de la trouver dans l'irréalité de la représentation qui se trouve mise en cause par l'athéisme" (EM, p. 510). Sous cette dernière proposition gît l'équation de la vie et de Dieu. Paradoxalement, cet athéisme aide à purifier la religion de ses parasites. Contredistinguée du savoir, la foi est bien cette" expérience interne de la vie et de son essence" (EM, p. 510) qui pennet, dans l'immanence, de réaliser, à l'instar de Jésus, dans l'expérience intérieure de Dieu la vérité de l'existence (EM, pp.513-514). Or l'essence se reconnaît à sa pudeur (EM, p. 480) et, partant, Dieu à son abscondité (EM, p.481). L'oubli de l'essence recèle un sens positif car il est le fait même de la vie immémoriale qui adhère sans faille à elle-même par quoi elle s'absente de la pensée (EM, pp. 482-483). Le roman de Jacobsen comporte une discussion entre Niels et Hjerrild. Occasion de comparer les deux formes d'athéisme. Celui de Niels se veut violent dans son affrontement du Christianisme (N, p. 175). Hjerrild trouve ses vociférations prématurées et craint, comme son contemporain Nietzsche, que la désillusion qui s'abattra sur l'humanité ne disqualifie, outre la croyance en Dieu, le bonheur de vivre. Il y a également du Nietzsche dans la réponse de Niels: «Ne concevez-vous pas que le jour où une humanité affranchie pourra proclamer qu'il n'y a pas de Dieu, ce jour-là, comme par enchantement, un ciel nouveau et une terre nouvelle seront créés? Alors seulement la terre nous appartiendra et nous lui appartiendrons, quand l'obscure notion du salut et des peines éternelles sera anéantie comme une bulle d'air. La terre deviendra notre vraie patrie, le refuge de nos cœurs, et nous n'y serons plus des hôtes de passage, nous l'habiterons pour notre durée entière. Quelle intensité la vie 190

acquerra, du moment où tout sera compris en elle, où hors d'elle rien n'existera! L'immense tribut d'amour qui monte actuellement vers le Dieu auquel l'humanité croit se répandra, lorsque le ciel sera vide, sur la teITe,et restituera à l'homme les belles et humaines vertus dont nous avons paré la divinité pour la rendre digne de notre adoration: bonté, justice, sagesse, qui pourrait les nommer toutes? Ne concevez-vous pas à quel point l'humanité sera ennoblie quand elle pourra vivre et mourir sans peur de l'enfer, sans espoir du paradis, ne craignant que soi et mettant tout son espoir en soi? La conscience grandira; et quelle sécurité naîtra de la conviction que le repentir et l'humanité ne peuvent plus rien racheter, et qu'il n'y a d'autre expiation possible que de réparer par le bien le mal qu'on a fait" (N, pp. 179-180). Henry a parfaitement saisi l'esprit de l'athéisme de Niels: le refus du rêve et de l'illusion se fait au profit d'une intensification de la vie. Immanence est le mot approprié pour désigner l'immersion de la vie en elle-même. Henry ne reprend pas la diatribe contre le Christianisme, pas plus que la tonalitéprogressiste du propos, si typique du XIXO siècle. Il entre certes de l'ironie dans la caractérisation que Hjerrild propose de la conception de Niels: "athéisme dévot" (N, p. 181), toutefois sa dimension mystique est indéniable qui confère au vivant pouvoir de s'éprouver dans l'identité avec la vie, laquelle n'est pas un poème rêvé au lieu d'être vécu (N, p. 96). La poésie va d'ailleurs servir Niels dans la constitution de sa singularité qui est celle même de la vie, certes unifiée en lui, mais également riche de toutes ses nuances (N, p. 119), qui sont celles du réel plutôt que du songe. La mère de Niels meurt désenchantée précisément parce qu'elle" avait rêvé de couleurs que la vie ne produit pas, et d'une beauté que la terre n'a jamais portée" (N, p. 139). La poésie vers laquelle se tourne Niels ne cherche plus son inspiration dans la mythologie scandinave dès lors qu'il lui suffit d'interroger" sa nature intime" (N, p. 165).

191

Il ne peut se contenter de retrouver la terre à la jointure de soi. Encore faut-il sur terre bâtir demeure maintenant que le ciel est vidé (N, p.294). Et comment trouver habitat sans la femme? Rien ne vient à bout de l'insoutenable solitude de Niels, juste pendant de la monadologie de L'Essence de la manifestation. La solitude de l'athée (N, pp. 305, 307), c'est également une vérité ontologique: "L'homme est toujours seul. La fusion des âmes n'était que mensonge; jamais aucun être ne se donnait entièrement à vous, ni la mère qui vous faisait asseoir sur ses genoux, ni l'ami sur qui vous comptiez, ni la femme qui dormait sur votre cœur... " (N, p. 324). Dans des moments de crise, Niels sacrifiera encore au Dieu transcendant, non sans que le torture une conscience d'échec (N, pp. 319-320). Mais n'est-ce pas par amour de la vie? Certes, mais un amour qui néglige les rudes lois de l'aimée! "Il n'avait pas été assez fort pour accepter la vie dans sa réalité" (N, p. 320). A fait défaut l'amor tati, ou, en termes henryens, la transformation de la souffrance en joie (EM, p. 843). Si "la vie n'a plus de sens pour lui" parce qu'" il a perdu la confiance en soimême, la foi dans le pouvoir de l'homme de vivre jusqu'au bout l'existence qu'il s'est choisie" (N, p. 319), cela tien au fait qu'il n'a pas considéré la passivité impliquée dans l'immanence. Privé du concept d'affectivité, Niels ne fait qu'annoncer l'immanence henryenne. Le philosophe se reconnaît un ancêtre en la personne d'Eckhart pour qui Dieu doit être saisi en l'homme. Athéisme du Maître? Certes, au sens qu'Henry emprunte à Jacobsen :" Que l'essence ne réside pas hors de nous mais dans notre propre vie, et cela parce qu'elle est l'essence même de cette vie qui est la nôtre (Eckhart: «Qu'est-ce que la vie? L'essence de Dieu est ma vie»), ce que Niels devait pressentir plus tard à sa manière, tout cela est dit ici et fondé. Le contenu philosophique de l'athéisme est présent chez Eckhart" (EM, p. 538). Par son athéisme de la mort du Roi, Lucile (figure du Fils du Roi) est proche de Niels. 192

Et comme lui déçue par l'impossibilité de sortir de soi dans l'union avec l'autre. L'athéisme de José (le héros christique du roman d'Henry) partage avec celui d'Eckhart - sur une sentence duquel il propose même des variations le souci de la transcendance dans l'immanence. A la question de savoir si elle croit en Dieu, Marie Grubbe, autre personnage de Jacobsen, répond par l'affmnative, car nous sommes au xvn° siècle. Foi sans conséquence transcendante puisqu'elle ne s'accompagne pas de la croyance corollaire dans le châtiment ou la rétribution éternelles. Marie précise: "Chacun vit sa propre vie et meurt sa propre mort "1. III. LA MORT DE DIEU ET SON AU-DELA

L'athéisme de Niels préfigure les théologies de la mort de Dieu. Les enfants, dit Jacobsen, croient au Dieu de l'Ancien Testament qui aime et corrige et parle par les miracles. "Plus tard, ils comprendront que sa voix a résonné pour la dernière fois dans le tremblement de terre qui souleva le Gologotha, et qu'aujourd'hui, où le voile du sanctuaire est déchiré, Jésus est le Dieu qui règne. Ils prieront alors autrement" (N, p. 59). L'athéisme de Niels apparaît dès lors comme l'effet du seul rejet de Dieu le Père. Ce qui dans Jésus sera pour lui rendu opaque, c'est le sens de sa divinité: "Il avait suivi docilement Jésus dans sa marche sur la terre; mais de le voir toujours s'incliner devant la volonté de son Père et souffrir humainement, cela l'avait empêché de comprendre sa divinité: il n'avait vu en Jésus que le fils de Dieu, non un Dieu, et c'est pourquoi il avait adressé sa prière à Dieu le Père. Or Dieu le Père l'avait abandonné dans sa détresse.

I Marie Grubbe, tr. T. Hammar, Toulouse, Ombres, 1986, p. 244.

193

Et du moment que Dieu se détournait de lui, il se détournait de Dieu" (N, pp. 59-60). Dieu le Père est au Dieu incarné ce que la transcendance est à l'immanence. Ce que ne voit pas encore l'athéisme révolté du jeune Niels, c'est que l'abandon du Fils par le Père constitue la rançon d'une immanence qui va plus loin que la proximité. Reste à savoir s'il convient, comme le pensait le Holderlin de Pain et vin, que règne sur la terre le deuil dès lors que" le Père a détourné des hommes son visage". Cet abandon peut même être modulé dans le cadre d'une théologie, celle du paradoxal athéisme chrétien de Thomas Altizer. Par son incarnation, Dieu, pris d'un accès d'hégélianisme!, serait totalement et de manière irrévocable passé dans l'immanence, car la kénose est celle de Dieu, non exclusivement du Fils. " Savoir que Dieu est Jésus, c'est savoir que Dieu lui-même est devenu chair; il n'existe plus comme Esprit transcendant ou Seigneur; maintenant il est

amour

"2.

On est par là fondé à parler de mort de Dieu

qui, à la suite de l'événement de la Croix, ne vit plus autrement que dans les créatures. D'immuable, il est en devenir, de transcendant, il est diffus dans l'immanence. Irréversible est la mort de Dieu dans le Christ3. Du même coup, la vie des vivants se trouve infmiment valorisée et Altizer emprunte, pour en chanter les mérites, à la théorie nietzschéenne de l'éternel retour ses accents exaltés. La vie paraît d'autant plus riche que l'homme est libéré d'un Dieu étranger et dominateur4. En termes hégéliens, la disparition du Christ pennet l'éclosion de l'esprit en tant 1 D'ailleurs partiel, car arrêté au moment de la négation. 2 The Gospel of Christian Atheism, Philadelphie, the Westminster Press, 1966, p. 67. 3 Ibid., p. 109. 4 Ibid., pp. 82-91. Dans le fond, les positions d'Altizer finissent par rejoindre, venues d'un autre continent, celles de L'Athéisme dans le christianisme d'Ernst Bloch.

194

que communion ou, pour le dire autrement, l'identité des hommes et de Dieu (cf. EM, p. 505). Ce que pareille théologie de la mort de Dieu égare, c'est la fonction médiatrice du Christ. S'il n'y a pas de transcendance, le moyen tenne perd sa raison d'être pour devenir, au Golgotha, conscience d'abandon. Autrement dit, ce qui reste de transcendance se concentre dans la distance réfléchie. Cela suffit à Dorothée Salle, autre théologienne de l'absence de Dieu, pour remplacer l'immédiateté de Dieu par sa mise en jeu dans la médiation humaine. Le Christ alors représente Dieu auprès des hommes comme on supplée un absent sans préjuger d'un retour possible. Mais pour représenter, encore faut-il enregistrer l'évanouissement du Transcendant dans l'horizon, comme s'en charge le Christ de Jean-Paul. Dans ses divers récits, Jacobsen varie les circonstances de la rupture de la médiation entre le Transcendant et l'immanence. Le Christ de Niels Lhyne reste du côté de l'immanence. Un autre est possible à qui il revient d'abandonner lui-même les hommes pour se retirer dans la transcendance. C'est ainsi que le moine illuminé de La Peste à Bergame montre le Crucifié qui change d'avis in extremis. Courroucé par les sarcasmes qui montent vers lui, il détache les clous et s'élance vers le ciel, de sorte que la Rédemption n'a pas lieu: "La croix demeura vide, et la grande œuvre d'expiation ne fut jamais accomplie. Il n'est pas d'intercesseur entre Dieu et nous; il n'est aucun Sauveur qui soit mort pour nous sur la croix "1. Soulevée par l'espérance du salut, l'immanence retombe sur ellemême. A moins qu'en ce jour l'humanité ne fut pas représentée par le Christ, mais par les blasphémateurs dédaigneux d'un salut qui les aurait arraché à l'immanence. Le blasphème rejoindrait la prière que dans Farvel, poème du recueil de jeunesse, Hervert Sperring, Jacobsen élève. 1 Jacobsen, p. 119.

Mogens

(et autres récits),

195

Toulouse,

Ombres,

1995,

De l'envoûtement onirique on passe à son exorcisme, car c'est un vampire. Le poète demande à Dieu, pour le sauver de l'étreinte abominable du rêve, de précipiter le ciel sur sa tête. L'incarnation du ciel vaut retour, implique la victoire du naïf sur le sentimental. Quel serait alors le destin de Dieu dont la partie liée avec la transcendance définissait les pouvoirs? Le poète formule une deuxième demande, celle de croire en un Dieu capable de faire rejaillir les vagues de la vie sur la poitrine de l'homme. "Les dieux se séparent des hommes: divorce déplorable", s'écriait Hermès Trismégiste!. Que dire des hommes qui glissent de l'œil de Dieu? A moins qu'il faille dissocier le Démiurge du gnosticisme de la Vie acosmique. A moins qu'on puisse recueillir ces deux mouvements dans l'immanence et le contentement d'une même déité: " Dieu ne veut pas qu'on croie tellement en lui, il veut qu'on l'oublie", clame un personnage de Robert Walser2.

I Asclépios,

9 25.

2 Les Enfants Tanner, Paris, Gallimard, 1984, p. 85. 196

TABLE DES MA TIERES

9

AVANT-PROPOS

CHAPITRE I : SCENE PRIMITIVE ET CREATION EN GNOSE VALENTINIENNE

Il

~ 1.La fascination. ~2. La pulsion scoplque. ~ 3. La

Croix.

~ 4. L'angoisse.

mélancolie. ~ 6. La création.

~ 5. La

CHAPITRE II LE DEVENIR HOMME DU LION. SUR LE LOGION 7 DE L'EVANGILE SELON THOMAS

25

~ 1. Le devenir lion de l'homme. ~ 2. L'asser-

vissementde la lumièrepar les ténèbres. CHAPITRE III ETINCELLE CHRISTIQUE ET GNOSE REMANENTE

~ 1. Les éclats du Sauveur. ~ 2. Dispositif conceptuel. ~ 3. Jésus dans le gnosticisme classique. ~ 4. Jésus dans le néo-gnosticisme. ~ 5. L'Evangile selon Thomas en hindouisme. ~ 6. Une réduction gnosticisante des Evangiles 197

31

canornques. immanente.

9 7. Gnose

et

sotériologie

CHAPITRE IV : LE CHANT DE LA PERLE ET C'EST MOI LA VERITE

67

9 1. Dualité. ~ 2. L'Oubli et l'inscription. CHAPITRE V CHRIST HENRY EN ET GNOSE VALENTINIENNE

77

9 1. Vers l'Archi-Gnose. 9 2. La Gnose comme identité de la vie et du vivant. ~ 3. Entre chair astrale et chair affective. 9 4. Christologie. ~ 5. Les deux incarnations du Christ. ~ 6. La

vérité de la gnose.

CHAPITRE VI L'ESPRIT DANS L'IMMONDE: LE JEUNE OFFICIER DE MICHEL HENRY

~ 1. Prélude. 9 2. La crise. ~ 3. Obsession de la pureté. ~4. Luxure et guerre. ~ 5. Inhumanité de la pureté anticorporelle. 9 6. La médiocrité. 9 7. Matière et salvation. ~ 8. La volupté: de la vie à la mort. 9 9. De Bios à Zoé: l'invisible. ~ 10. L'invisible

Cène.

et

l'élémentaire.

198

9 Il.

Une

93

CHAPITRE VII GNOSE ET PARADIS: KAFKA ET HENRY DANS LE GRAND THÉÂTRE D'OKLAHOMA

163

~ 1. Immanence. ~ 2. La monade. ~ 3. La passivité. ~ 4. La souffrance. ~ 5. La transcendance. ~ 6. L'irréalité du temps. ~ 7. La quête du Graal. ~ 8. Le verbe de l'essence. ~ 9. L'altérité. ~ 10. En guise de conclusion. CHAPITRE VIII JACOBSEN ET HENRY: ATHEISME ET OUBLI

~ 1. Entre vie et rêve, la mort au bout. ~ 2. Le sens noble de l' athéisme. ~ 3. La mort de Dieu et son au-delà

187